Appartenances religieuses, Appartenance citoyenne Un équilibre en tension
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Appartenances religieuses, Appartenance citoyenne Un équilibre en tension
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Appartenances religieuses, Appartenance citoyenne Un équilibre en tension Sous la direction de
Paul Eid Pierre Bosset Micheline Milot Sébastien Lebel-Grenier
Les Presses de l’Université Laval 2009
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Mise en pages et conception de la couverture : Hélène Saillant
ISBN 978-2-7637-8818-0 © Les Presses de l’Université Laval 2009 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2009
Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack 2305, rue de l’Université, bureau 3103 Québec (Québec) G1V 0A6 CANADA www.pulaval.com
Table des matières
Préface....................................................................................... XVII Gaétan Cousineau Introduction........................................................................... 1 Paul Eid, Pierre Bosset, Micheline Milot et Sébastien Lebel-Grenier Section 1
La religion en quête de reconnaissance : un défi pour l’État Liberté, laïcité, diversité – La France multiculturelle..... 13 Jean Baubérot La « laïcité républicaine » et les débats sur « le foulard »....................... La réflexion sur « un multiculturalisme à la française »........................ Un « différencialisme compensatoire » lié à la laïcité............................ Les deux pôles de la laïcité française...................................................... Laïcité et reconnaissance de caractéristiques culturelles......................
15 18 20 22 23
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Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension
L’émergence de la notion de laïcité au Québec – Résistances, polysémie et instrumentalisation.................. 29 Micheline Milot Introduction............................................................................................. 29 1. Laïcité, principes politiques et juridiques....................................... 32 1.1 Une réalité d’abord politique................................................... 32 1.2 Les principes laïques et le droit québécois et canadien.......... 33 1.3 Le Préambule de la Constitution contredit-il toute prétention laïque de l’État ?...................................................... 36 2. La laïcité et le monde scolaire : lenteurs et résistances.................. 38 2.1 Le spectre de la laïcité française............................................... 38 2.2 Les avancées et les contradictions du Rapport Parent (1963)......................................................................................... 40 Neutralité, liberté et pluralisme................................................ 41 Une conclusion contradictoire................................................. 42 2.3 Les changements sociaux appelant une laïcité scolaire.......... 43 Le Mouvement laïque de langue française.............................. 43 Le Mouvement laïque québécois.............................................. 45 Résistances conceptuelles.......................................................... 46 3. Une conception de la laïcité comme condition d’ouverture au pluralisme..................................................................................... 47 3.1 La question scolaire encore au-devant de la scène.................. 48 3.2 Une laïcité affirmée... mais qu’il faut qualifier par son ouverture....................................................................... 49 3.3 La laïcité, une réalité institutionnelle avant d’être une réalité politique.................................................................. 51 4. Les tensions au sein des conceptions de la laïcité : la crise des accommodements raisonnables................................ 55 4.1 Comité consultatif sur l’intégration et l’accommodement raisonnable en milieu scolaire.................................................. 57 4.2 La Commission de consultation sur les pratiques ................... d’accommodement reliées aux différences culturelles............ 58 La consultation publique.......................................................... 60 Les mémoires présentés lors des audiences............................. 61 Les partis politiques................................................................... 62 Les organismes-conseils............................................................. 65
Table des matières
IX
4.3 « Pour un État laïque et ouvert » – Les recommandations du Rapport Bouchard-Taylor.................................................... 67 Conclusion............................................................................................... 71 Le port de signes religieux dans les établissements publics d’enseignement : comparaison des approches québécoise et française.......................................................... 75 Marianne Hardy-Dussault Introduction............................................................................................. 75 1. Le Québec et l’école différentialiste................................................ 79 2. La France et l’école universaliste..................................................... 92 2.1 Une liberté étroitement surveillée........................................... 93 2.2 Une interdiction de principe.................................................... 102 Conclusion............................................................................................... 119 La religion comme véhicule d’affirmation identitaire : un défi à la logique des droits fondamentaux................. 123 Sébastien Lebel-Grenier 1. Évolution des revendications juridiques de nature religieuse au Québec et au Canada.................................................................. 124 2. Le système de protection des droits et libertés et la liberté de religion......................................................................................... 127 3. Conformité des revendications de nature identitaires au système de protection des droits fondamentaux....................... 132 Conclusion............................................................................................... 138 La gestion de l’hétérogénéité normative par le droit étatique............................................................... 141 Anne Saris Introduction............................................................................................. 141 I. Quelle gestion étatique de l’hétérogénéité normative ? Quel type de pluralisme ?................................................................. 148 A. Le pluralisme objectif centré sur la compénétration d’ordres normatifs..................................................................... 150 1) Le pluralisme institutionnalisé/structurel........................ 150 2) Le pluralisme fragmenté créateur d’un régime de droit commun consensuel, témoin de la porosité des normes de l’ordre juridique........................................ 155
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Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension
B. Le pluralisme fragmenté subjectif centré sur l’individu......... 158 1) Les fondements du pluralisme centré sur l’individu........ 159 2) Un individu au centre d’un réseau de normes................. 162 II. Les modèles et méthodes de la compénétration entre les normativités étatiques et religieuses................................. 164 A. Les modèles de relations entre normativités religieuses et étatiques................................................................................. 165 1) Les modèles de relations dans le cadre du pluralisme fragmenté............................................................................ 165 2) Les processus propres à l’internormativité....................... 169 B. La texture ouverte du droit positif canadien, sas d’entrée aux normativités religieuses...................................................... 172 1) Les outils du dialogue internormatif : les normes juridiques à texture ouverte................................................................. 172 2) La qualification d’un fait religieux comme fait juridique.............................................................................. 174 Conclusion............................................................................................... 177 Section 2
La religion et les exigences de la vie en société Accommodement raisonnable et égalité des sexes : Tensions, contradictions et interdépendance................. 181 Pierre Bosset Au carrefour des théories féministes et antiracistes du droit............... 185 La critique du droit libéral............................................................... 186 La prise en compte de la diversité................................................... 188 Données juridiques de base.................................................................... 189 Tensions de valeurs et conflits de droits................................................. 194 La Charte québécoise et les conflits de droits....................................... 197 Existence ou inexistence d’un conflit ?........................................... 197 L’article 9.1 et la gestion des conflits de droits............................... 199 La contrainte excessive en tant que limite de l’accommodement................................................................ 202 Conclusion............................................................................................... 204
Table des matières
XI
Convictions religieuses individuelles versus égalité entre les sexes : ambiguïtés du droit québécois et canadien............................................................................... 207 Louis-Philippe Lampron 1. La portée de la protection canadienne et québécoise des droits en cause............................................................................ 211 1.1 La liberté de conscience et de religion.................................... 213 1.1.1 Portée générale de cette liberté................................... 213 1.1.2 Fardeau de preuve......................................................... 216 1.2 Les dispositions antidiscrimination.......................................... 219 1.2.1 Portée générale du droit............................................... 219 1.2.2 Fardeau de preuve......................................................... 222 1.3 Les dispositions interprétatives touchant la liberté de conscience et de religion et l’égalité entre les hommes et des femmes........................................................ 227 2. Quand les pratiques et croyances religieuses entrent en conflit avec l’égalité entre les sexes : quelles réponses sont offertes par le droit canadien ?...................................................................... 231 2.1 Les règles jurisprudentielles établies pour trancher un conflit entre deux droits et libertés fondamentaux........... 232 2.2 Comment concilier les croyances et convictions qui entrent en conflit avec le principe de l’égalité entre les sexes ?........... 234 2.2.1 Intégrité physique des individus................................... 238 2.2.2 En milieu de travail....................................................... 240 2.2.3 En milieu scolaire.......................................................... 243 2.2.4 En milieu familial.......................................................... 245 2.2.5 Auprès des institutions à vocation religieuse.................. 251 3. Évolution du droit canadien : l’éclairage du droit international ?................................................................................... 253 Conclusion............................................................................................... 258
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Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension
Modèles d’intégration sociale d’élèves fréquentant les écoles ethnoreligieuses au Québec........ 261 Pierre Sercia 1. Problématique................................................................................... 262 2. Méthodologie.................................................................................... 268 3. Analyse............................................................................................... 269 Conclusion............................................................................................... 276 Références................................................................................................ 277 Annexe..................................................................................................... 279 La ferveur religieuse et les demandes d’aCcommodement religieux. Une comparaison intergroupe.............................................................................. 283 Paul Eid Introduction............................................................................................. 283 1. Le rôle de la catégorisation dans le débat sur la place de la religion..................................................................................... 287 2. La ferveur religieuse : le « mal » des groupes minoritaires ?..................................................................................... 289 2.1 L’importance subjective accordée à la religion....................... 292 Les particularités du Québec.................................................... 295 2.2 La participation à des cérémonies de culte, à des activités ou à des réunions religieuses sur une base collective............... 296 Les particularités du Québec.................................................... 303 2.3 Les activités religieuses pratiquées sur une base individuelle................................................................................. 304 Les particularités du Québec.................................................... 308 2.4 L’indice global de religiosité : une comparaison intergroupe................................................................................ 308 3. Les demandes d’accommodements religieux déposées à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.................................................................................... 316 Conclusion............................................................................................... 319 Bibliographie............................................................................................ 321
Table des matières
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Section 3
La religion et l’exercice de la citoyenneté Convictions de conscience, responsabilité individuelle et équité : l’obligation d’accommodement est-elle équitable ?................................................................... 327 Jocelyn Maclure 1. L’obligation d’accommodement raisonnable fondée sur la liberté de religion................................................................... 329 2. Choix, circonstances et responsabilité individuelle........................ 332 3. Les convictions de conscience et les goûts dispendieux................ 336 3.1 Neutralité et discrimination indirecte...................................... 338 3.2 Les évaluations fortes et les préférences subjectives................ 340 3.3 Les convictions de conscience religieuses et séculières........... 342 4. L’approche libérale et subjectiviste et le problème de la boîte de Pandore..................................................................... 344 4.1 Le danger de la prolifération des demandes d’accommodement.................................................................... 344 4.2 Le danger de l’instrumentalisation de l’obligation d’accommodement.................................................................... 347 Conclusion............................................................................................... 349 Religion, démocratie et délibération.................................. 351 Marco Jean Introduction............................................................................................. 351 1. Libéralisme politique et délibération publique.............................. 354 1.1 La justification libérale des normes.......................................... 354 1.2 La raison publique..................................................................... 355 1.3. La légitimation libérale des normes......................................... 358 1.4. Les théories libérales conventionnelles versus l’approche délibérative................................................................................. 360 2. La démocratie délibérative............................................................... 362 2.1 Les deux versions de la démocratie délibérative..................... 362 2.2 Les faiblesses de la version forte de l’approche délibérative................................................................................. 364 2.3 Les faiblesses de la version modérée de l’approche délibérative................................................................................. 369
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Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension
3. L’approche républicaine.................................................................. 371 3.1 L’atteinte possible d’un consensus normatif........................... 371 3.2 L’atteinte parfois incertaine d’un consensus normatif........... 373 3.3 La délibération à la rescousse de la délibération..................... 376 3.4 Pourquoi accorder une place à la religion dans l’espace public politique ?........................................................................ 378 3.5 La stabilité des sociétés pluralistes............................................ 379 3.6 Le potentiel sémantique de la religion et les problèmes de notre temps........................................................................... 380 3.7 De la délibération publique à la délibération institutionnelle........................................................................... 382 3.8 L’acte coopératif de traduction................................................ 385 3.9 L’éthique reconstructive ferryenne comme modèle opératoire de l’acte coopératif de traduction habermassien............................................................................. 387 Conclusion............................................................................................... 390 Entre pluralisme religieux et appartenance citoyenne : Quel rôle pour l’école québécoise ?................ 393 Stéphanie Tremblay Introduction............................................................................................. 393 1. Les balises philosophiques du pluralisme religieux dans l’espace scolaire........................................................................ 395 1.1 Le libéralisme classique............................................................. 395 1.2 L’approche communautarienne............................................... 396 1.3 Le républicanisme..................................................................... 397 1.4 Le libéralisme renouvelé ou « l’indépendance morale des individus »............................................................................ 397 2. Les balises encadrant la résolution des conflits de normes dans l’espace scolaire........................................................................ 398 2.1 La laïcité ouverte, un cadre régulateur de la diversité............ 398 2.2 L’école publique : une institution partagée entre les parents, l’État et la société civile.......................................... 399 2.3 La laïcité ouverte dans l’école publique................................... 401 1) La reconnaissance des droits fondamentaux et la fonctionnalité des institutions.................................... 401
Table des matières
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2) La reconnaissance de la diversité....................................... 403 3) L’argument psychopédagogique....................................... 404 3. Diversité religieuse et missions de l’école publique....................... 405 3.1 La mission d’instruction............................................................ 405 3.2 Les missions d’intégration et de socialisation.......................... 407 1) La formation des citoyens au prisme de la démocratie délibérative.................................................. 407 2) Quelles finalités pour une éducation à la religion dans une matrice civique ?.................................................. 408 3.3 La mission de qualification....................................................... 411 4. Le débat sur « l’accommodement raisonnable » : reflet d’une tension dans notre rapport au pluralisme.................. 411 4.1 Un écart entre la raison publique et la raison juridique..................................................................................... 411 4.2 « L’accommodement raisonnable » religieux et les craintes de la population..................................................... 413 Conclusion............................................................................................... 414 Bibliographie............................................................................................ 416 Notes biographiques............................................................... 421
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PRÉFACE
Depuis une vingtaine d’années, la question de la place de la religion dans l’espace public revient de manière récurrente dans l’actualité québécoise. Les défis posés par la gestion du pluralisme religieux grandissant de la société sont l’un des facteurs, mais non le seul, ayant contribué à remettre à l’ordre du jour cette question que plusieurs, à tort, croyaient réglée. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse1 est intervenue à plusieurs reprises dans ce dossier. Qu’il s’agisse du port du foulard islamique à l’école, des cours d’enseignement religieux à l’école publique, de certaines pratiques et symboles religieux dans les institutions publiques, de la portée et des limites des accommodements raisonnables, ou encore de l’intervention d’instances religieuses en matière de droit familial, chaque fois, la Commission a contribué au débat à partir, bien sûr, de l’angle d’analyse qui est le sien, soit celui d’un organisme chargé de veiller au respect et à la promotion des principes contenus dans la Charte des droits et libertés de la personne. Les questions relatives à la prise en compte du fait religieux dans l’espace public constituent, au Québec, un sujet très sensible, qui parfois, on l’a vu récemment, divise la société en fonction de divers clivages idéologiques. C’est pourquoi, à la suite des controverses suscitées en mars 2006 par la décision de la Cour suprême dans l’affaire du kirpan et par sa propre recommandation dans l’affaire du 1. Ci-après « la Commission ».
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local de prière réclamé par des étudiants de l’École de technologie supérieure, la Commission a pris la décision d’animer une délibération publique structurée sur la place de la religion dans l’espace public québécois. Cette discussion publique a pris la forme de multiples rencontres et d’échanges sectoriels avec, notamment, des représentants de ministères et d’institutions publiques, des chefs d’entreprise, des représentants syndicaux et des leaders religieux. La discussion s’organisait autour de deux grands axes thématiques : les balises encadrant, d’une part, les manifestations de la foi dans l’espace public et, d’autre part, les rapports entre l’État et les religions. En outre, la Commission avait comme souci d’optimiser les retombées d’un tel exercice délibératif au moyen d’un travail soutenu d’éducation et de sensibilisation auprès des représentants d’institutions et d’organisations rencontrés. Elle avait également pour objectif de susciter et de mener des recherches visant à nourrir le débat au moyen d’analyses, de réflexions et de données qui permettraient de saisir le phénomène religieux en évitant et en dépassant les idées préconçues. Entre-temps, vers la fin de l’automne 2006, la « crise » des accommodements raisonnables éclatait, ce qui poussa le gouvernement à annoncer, le 8 février 2007, la création de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles2, dont le rapport final a été déposé en mai 2008. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a suivi de près et avec intérêt les travaux de la Commission Bouchard-Taylor, tout en poursuivant elle-même ses propres activités de réflexion, d’animation et de consultation sur la place de la religion dans l’espace public. En juin 2008, la Commission clôturait ses travaux avec la publication d’un document de réflexion intitulé « La Charte et la prise en compte de la religion dans l’espace public »3. Dans ce document, en plus d’offrir un compte-rendu de ses activités d’animation, de consultation et de recherche, la Commission fait le point sur les principes juridiques applicables en matière de gestion du pluralisme religieux. Elle en profite également pour faire avancer la réflexion sur certaines questions sur lesquelles le droit demeure encore peu loquace, mais qui n’en revêtent pas moins une importance sociétale fondamentale : le rapport entre le principe de laïcité et sa traduction juridique canadienne, la neutralité religieuse de l’État; les conflits de droits entre la 2. Ci-après « Commission Bouchard-Taylor ». 3. Commission des Droits de la Personne et des Droits de la Jeunesse, La Charte et la prise en compte de la religion dans l’espace public, juin 2008, cat. 2.113-2.11.
Préface
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liberté de religion et le principe d’égalité des sexes; l’adaptation des critères d’application de l’obligation d’accommodement raisonnable à la réalité des institutions publiques, ou encore les facteurs dont il faut tenir compte pour que, dans sa mise en œuvre, le cours d’éthique et culture religieuse soit conforme à la Charte. Que ce soit par l’entremise de ses propres analyses ou de la discussion publique qu’elle a animée, la Commission ne peut certes prétendre avoir vidé la question de la gestion du pluralisme religieux dans l’espace public. Elle espère cependant avoir contribué, à sa manière, à faire avancer le débat et la réflexion sur cette problématique. Mais s’il est un constat qu’elle peut tirer avec certitude de son expérience, c’est que la réflexion analytique, tout comme la confrontation d’idées dans le cadre d’un forum public, risquent de tourner à vide ou pire, de conduire à de fausses pistes, si elles ne sont pas alimentées par des travaux de recherche menés par des experts et des chercheurs. En outre, en vertu de la Charte, la Commission a la responsabilité de « diriger et (d’)encourager les recherches et publications sur les libertés et droits fondamentaux » (art. 71(5)). Elle s’est d’ailleurs toujours acquittée avec constance de cette responsabilité, convaincue que, sur toutes les questions relatives aux droits et libertés, l’apport des sciences sociales et juridiques, ainsi que de la philosophie, est indispensable. Ces disciplines doivent absolument être mises à contribution afin de fournir aux décideurs, ainsi qu’à l’ensemble des citoyens, les outils analytiques et les connaissances nécessaires à la compréhension approfondie du cadre historique, social et juridique dans lequel s’inscrit l’exercice des droits et libertés. Le présent ouvrage est né de cette conviction. L’histoire de ce livre remonte à l’automne 2006, lorsque la Commission, dans le cadre de son projet d’animer une réflexion et une discussion sur la place de la religion dans l’espace public, décide de lancer un concours de rédaction d’articles scientifiques sur ce thème. Ce concours visait à stimuler et à encourager la réflexion, dans les milieux scientifiques et intellectuels québécois, sur les enjeux liés à la prise en compte du fait religieux dans l’espace public. Il s’adressait principalement, mais pas exclusivement, aux chercheurs, aux professeurs, aux étudiants des cycles supérieurs et aux praticiens de différentes disciplines qui se penchent sur cette problématique sous toutes ses dimensions dans une perspective scientifique. Les disciplines concernées étaient notamment le droit, la sociologie, l’anthropologie, la science politique, l’histoire, les sciences de l’éducation, les
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Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension
r elations industrielles, la philosophie et les sciences religieuses. L’objectif du concours était de sélectionner les textes qui mériteraient d’être publiés dans le présent ouvrage et de choisir, parmi eux, le texte gagnant qui se verrait accorder une mention honorifique. Les manuscrits ont été évalués en fonction des critères suivants : l’importance sociale des questions soulevées; la contribution de l’article à l’avancement des connaissances; l’usage adéquat des écrits scientifiques à l’appui des idées; la rigueur scientifique de l’argumentation et de la démonstration; l’originalité des idées; la clarté de l’argumentation; la qualité de la langue. Les manuscrits soumis dans le cadre du concours ont d’abord fait l’objet d’une présélection par un comité scientifique interne composé de deux des codirecteurs du présent ouvrage, soit Me Pierre Bosset, alors directeur de la Direction de la recherche et de la planification de la Commission, et Monsieur Paul Eid, chercheur au sein de cette même Direction. À l’issue de cette présélection, les meilleurs textes ont été soumis de façon anonyme à un jury externe composé des deux autres codirecteurs du présent recueil, soit Monsieur Sébastien Lebel-Grenier, professeur de droit à l’Université de Sherbrooke, et Madame Micheline Milot, professeure de sociologie à l’Université du Québec à Montréal, tous deux spécialisés dans l’étude des questions relatives à la place de la religion dans l’espace public. Au terme de son évaluation, le jury d’expert a retenu cinq textes pour publication, dont deux ont été primé, ex aequo, à titre de textes gagnants. Les cinq textes retenus sont signés, en ordre d’apparition dans la table des matières, par Marianne Hardy-Dussault, LouisPhilippeLampron, Pierre Sercia, Marco Jean et Stéphanie Tremblay. Au nom de la Commission, je tiens à exprimer mes plus sincères félicitations à ces personnes. Par la qualité de leurs réflexions et de leurs analyses, elles ont contribué à faire avancer l’état des connaissances sur une problématique qui, non seulement revêt une importance capitale pour la Commission, mais soulève également des questions de société qui n’ont pas fini d’alimenter le débat public au Québec. Quant aux deux lauréats qui, sur décision du jury, ont remporté ex aequo les grands honneurs du concours, il s’agit de Madame Marianne Hardy-Dussault, pour son texte « Le port de signes religieux dans les établissements publics d’enseignement : Comparaison des approches québécoise et française », et de Monsieur Marco Jean, pour son texte « Religion, démocratie et délibération ». Par cette distinction, la Commission tient à souligner tant la richesse et l’originalité de leurs réflexions
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que la remarquable rigueur de la démonstration et de l’argumentation à l’appui de leurs analyses. Bravo à tous les deux ! Outre les cinq textes retenus pour publication dans le cadre du concours, cet ouvrage inclut également des articles signés par sept chercheurs chevronnés, issus de disciplines scientifiques variées et reconnus pour leur expertise dans l’étude de la gestion du pluralisme religieux. Chacun creuse, soit une dimension du problème non couverte par les articles du concours, soit une dimension déjà abordée par ces derniers, mais à partir d’un angle d’analyse différent ou complémentaire. Le dépôt du rapport de la Commission Bouchard-Taylor aura marqué la fin de ce bref mais non moins tumultueux épisode de l’histoire du Québec, qui demeurera connu sous le vocable de « crise des accommodements raisonnables». En bout de ligne, cette prétendue « crise » aura été révélée pour ce qu’elle fut, soit une série de demandes ou d’événements isolés qui, une fois filtrés par les médias et par effet d’accumulation, ont été érigés, à tort, en symptômes d’une crise profonde du modèle d’intégration québécois et des valeurs collectives. Mais aussi anecdotiques furent-ils, certains de ces événements et de ces demandes ont eu le mérite d’attirer l’attention sur des enjeux sociaux, non seulement légitimes, mais même incontournables. Il est maintenant temps de poursuivre la réflexion, dans un climat plus serein et dépassionné, sur les paramètres à prendre en considération pour garantir, au Québec, la protection de la liberté de religion et du droit à l’égalité religieuse dans le respect des valeurs communes, de l’intérêt public et des autres droits protégés par la Charte. Ce livre se veut une contribution à cette démarche de réflexion collective qui, il y a fort à parier, n’en est pas à son dernier acte. Gaétan Cousineau, Président, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse
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Introduction Paul Eid, Pierre Bosset, Micheline Milot et Sébastien Lebel-Grenier
Au cours des trois dernières années, en particulier durant la ériode qui a suivi la création de la Commission de consultation sur les p pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles en février 2007, la problématique de la place de la religion dans l’espace public a fait l’objet, au Québec, d’une couverture médiatique et de débats publics d’une ampleur inattendue. Bien que ce débat n’ait pas permis de dégager des consensus forts – comme en témoignent les réactions extrêmement divisées et polarisées qu’a suscitées le rapport Bouchard-Taylor –, il aura servi à nous rappeler que, au Québec, la question de la religion s’inscrit dans une zone encore sensible, voire tourmentée, de la conscience collective, une question dont la seule évocation suffit à raviver certaines plaies peut-être mal cautérisées. Qui plus est, bien vite, il est apparu que la question des accommodements religieux, ainsi que celle, connexe, d’un modèle de laïcité proprement québécois, allaient être en réalité les précurseurs, et même l’élément déclencheur, d’un débat de société beaucoup plus large. Ainsi, dès les premières demandes d’accommodement sur lesquelles les projecteurs médiatiques se sont braqués, on a vu rapidement se greffer au débat les thématiques de l’intégration des immigrants et des minorités au groupe majoritaire. Une telle évolution était prévisible puisque, dans l’imaginaire populaire, les
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« problèmes » suscités par les demandes d’accommodements religieux, non seulement émanaient presque exclusivement des mino rités ethnoculturelles, mais traduisaient, plus largement, une crise du modèle d’intégration québécois. On retrouve d’ailleurs, dans le décret gouvernemental annonçant et justifiant la création de la Commission Bouchard-Taylor, un « attendu » qui ne prête pas à équi voque : ATTENDU QUE certaines pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles pourraient remettre en cause le juste équilibre entre les droits de la majorité et les droits des minorités 1.
Cet attendu gouvernemental cristallisait l’impression, largement répandue dans le grand public, selon laquelle les pratiques d’accommodements religieux étaient, en quelque sorte, la pointe de l’iceberg, c’est-à-dire la partie visible d’une lame de fond qui menacerait le « juste équilibre entre les droits de la majorité et les droits des minorités », un équilibre qui risque, comprend-on, de basculer en faveur des droits des minorités si rien n’est fait2. Pourtant, au terme de ses travaux, la Commission BouchardTaylor en arrivait à une conclusion qui corroborait les observations et les analyses résultant des travaux menés antérieurement par le Comité consultatif sur l’intégration et l’accommodement raisonnable en milieu scolaire3, présidé par M. Bergman Fleury, ainsi que ceux menés par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse sur la place de la religion dans l’espace public. En effet, le rapport Bouchard-Taylor confirmait ce que ces deux autres instances avaient déjà constaté : la perception qu’une grave menace aurait pesé sur les fondements de la vie collective au Québec en raison d’une augmentation débridée de demandes d’accommodements religieux déraisonnables s’est révélée, après enquête auprès des praticiens sur le terrain, largement infondée. En outre, les travaux du Comité Fleury et ceux de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, en particulier, ont démontré que les demandes d’accommodement à caractère religieux dans l’espace public, non seulement sont peu nombreuses dans les faits, mais concernent autant, sinon 1. D.95-2007, G.O.Q. 2007.II.1372 (nos soulignés). 2. L’idée même qu’il existerait un hypothétique équilibre originel entre les « droits » de la majorité et les « droits » des minorités peut faire sourire, tant est grand, à la base, le déséquilibre politique, économique et culturel entre le groupe majoritaire et les minorités issues de l’immigration, ne serait-ce que parce que l’ordre juridique porte, dans ses moindres interstices, la marque de la culture majoritaire. 3. Ci-après « Comité Fleury ».
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plus, les membres de la majorité chrétienne que les membres des minorités ethnoreligieuses issues de l’immigration. Si, pour paraphraser Jean Baudrillard4, la crise des accommodements n’a pas eu lieu, il faut néanmoins reconnaître que les travaux de la Commission Bouchard-Taylor ont été l’occasion d’un riche débat d’idées qui a permis à la société québécoise de réfléchir sur les enjeux philosophiques, sociaux et juridiques entourant la prise en compte du religieux dans l’espace public et le processus d’incorporation citoyenne des minorités ethnoculturelles et religieuses. Cela dit, aussi bénéfique fut-il, l’exercice de délibération citoyenne de l’année 2007-2008 aura mis en évidence la nécessité de mettre davantage à contribution les sciences juridiques et sociales, ainsi que la philosophie, en vue d’appréhender la religion en tant qu’objet de connaissance scientifique. Le présent ouvrage part du constat suivant : la « crise des perceptions » qui a cristallisé, dans l’opinion publique, l’idée que le Québec vivait une « crise des accommodements » a été en grande partie alimentée par des visions tantôt simplifiées, tantôt tronquées, voire déformées, du cadre réel – symbolique, social, juridique et politique – dans lequel s’inscrit l’expression et la prise en compte du fait religieux dans l’espace public. Or, l’étude scientifique de l’expression socioculturelle du fait religieux, ainsi que sa codification par le droit, demeurent un champ de recherche relativement nouveau, du moins par comparaison avec d’autres champs désormais bien constitués tels que l’étude des relations interethniques, du racisme et de la discrimination. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que, tout au long du débat, plusieurs participants aient réalisé l’importance de disposer d’outils analytiques et de données fiables pour faire reposer leur réflexion sur des bases solides. Qu’il s’agisse du cadre juridique applicable en matière de gestion du pluralisme religieux, de la réalité des demandes d’accommodement sur le terrain, des principes de philosophie politique qui sous-tendent la prise en compte du religieux dans l’espace public, ou encore des différents modes de déclinaison du principe de laïcité, la « demande sociale » pour des données, des analyses et des recherches sérieuses sur ces questions a atteint un sommet durant la « crise » des accommodements raisonnables. Nombre de chercheurs et d’universitaires ont tenté, dans l’urgence, de répondre à cette
4. Voir : Baudrillard, Jean, La guerre du Golf n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991.
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emande soudaine, soit en faisant connaître leurs travaux passés ou d en cours, ou encore en lançant de nouveaux chantiers de recherche. Ces initiatives, bien que salutaires, ne signifient pas pour autant que le travail d’objectivation du fait religieux soit arrivé à sa fin, loin de là. Plusieurs questions demeurent en suspens, et le présent recueil d’articles a comme objectif de faire œuvre utile en ce sens. Réunissant des experts et des jeunes chercheurs s’exprimant à partir de prismes disciplinaires, analytiques et théoriques variés, le présent ouvrage offre un regard heuristique sur les multiples dimensions de cette complexe problématique qu’est la place de la religion dans l’espace public. L’ouvrage est divisé en trois sections. La première offre des ana lyses et des réflexions sur la gestion étatique du pluralisme religieux. Les articles qu’on y trouve abordent autant le hiatus entre les représentations sociales de la laïcité et l’organisation réelle des rapports entre l’État et les religions (Baubérot et Milot), le traitement réservé par l’État à la normativité (Saris) et à la pratique (Hardy-Dussault) religieuses, que les risques d’instrumentalisation de l’accommodement religieux à des fins politiques (Lebel-Grenier). Dans sa deuxième section, l’ouvrage aborde les rapports entre la religion et les exigences de la vie en société. Il s’intéresse alors aussi bien aux tensions susceptibles d’exister entre l’expression de la ferveur religieuse et certaines valeurs jugées socialement importantes, comme l’égalité des sexes (Bosset et Lampron), qu’aux modalités par lesquelles divers groupes expriment leur ferveur religieuse dans les sphères privées et publiques (Eid), ainsi qu’aux répercussions des choix ainsi faits sur l’intégration sociale des groupes concernés (Sercia). Enfin, la dernière section explore les conditions permettant à l’État d’appliquer et de justifier un modèle de citoyenneté souple, qui ménage une place à l’expression et la reconnaissance du pluralisme religieux (Tremblay) sans pour autant, nous expliquent Maclure et Jean, trahir les grands principes du libéralisme politique. Nous présenterons brièvement, dans les lignes qui suivent, le propos général de chacun des articles. Le fait que la première section s’ouvre sur un article portant sur le contexte français n’est pas fortuit. Au Québec, le modèle français de laïcité est souvent invoqué comme une source d’inspiration, voire comme une panacée, pour assurer une fois pour toutes l’établissement de relations neutres entre l’État et les religions. Or, à ceux, et ils sont nombreux, qui se représentent une (mythique) laïcité républicaine française exigeant du citoyen qu’il n’entre en rapport avec
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l’État que drapé d’une identité politique abstraite, marquée au sceau de l’universel, Jean Baubérot, grand spécialiste français de la laïcité, démontre que la réalité est beaucoup plus complexe. Retirant à la laïcité française ses habits d’apparats idéologiques, l’auteur démontre, moult exemples à l’appui, que depuis la Loi de séparation de 1905 jusqu’à aujourd’hui, l’État français n’a pas été aussi réfractaire à l’expression de particularismes religieux dans l’espace public que certains aiment à le croire, en France comme au Québec. Baubérot ébranle également les poncifs du discours républicain lorsqu’il soutient l’idée, encore embryonnaire et quasi subversive en France, selon laquelle l’idéal d’égalité qui anime le libéralisme n’a de sens que si l’État appréhende le citoyen en prenant en considération les ancrages socioculturels qui nourrissent ses appartenances identitaires multiples. Micheline Milot s’attache, quant à elle, à retracer la généalogie de la notion de laïcité et les logiques normatives qu’elle emprunte dans le discours public québécois. L’auteure met en lumière l’écart qui a pu séparer, au Québec, les usages politiques et idéologiques de la notion de laïcité des formes concrètes qu’a pris, historiquement, le mode d’organisation des rapports entre l’État et les religions. Cet article démontre notamment que, dans le cadre du débat sur les accommodements, la notion de laïcité s’est vue conférer une signification à géométrie variable, devenant tantôt « fermée » lorsque utilisée comme rempart contre l’expression d’identités religieuses minoritaires dans l’espace public, et tantôt « ouverte » lorsqu’il s’agissait d’en moduler la portée afin de préserver l’héritage culturel catholique dont sont porteurs les symboles patrimoniaux du groupe majoritaire. Le port de signes religieux dans les institutions publiques constitue un passage obligé du débat, en raison des questions que de telles pratiques suscitent eu égard à l’exigence de neutralité religieuse qui s’impose à l’État. Or, au Québec, le modèle français demeure encore une fois une référence incontournable en la matière, que ce soit pour s’en dissocier ou au contraire pour en réclamer la stricte application. Dans sa contribution, Marianne Hardy-Dussault décrit et contraste tour à tour les paradigmes différentialiste et universaliste dans lesquels s’inscrivent, respectivement, les approches québécoise et française en matière d’encadrement juridique du port de signes religieux à l’école publique. Elle accorde une attention particulière aux mécanismes discursifs ayant servi à justifier, en France, la loi du 15 mars 2004 qui interdit le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l’école publique. Elle examine en outre la confor-
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mité d’une telle loi avec le droit international, en particulier européen. Enfin, posant sur cette loi un regard critique, Hardy-Dussault en relève les implications actuelles et prévisibles pour les jeunes Françaises musulmanes en termes d’exercice de droits individuels et d’intégration citoyenne à la culture et aux institutions majoritaires. Dans son texte, Sébastien Lebel-Grenier soulève certaines limites propres au débat judiciaire, qui en font un forum souvent mal adapté pour traiter des revendications fondées sur des convictions religieuses visant une plus grande occupation de l’espace public. Il avance que ces limites tiennent essentiellement au fait que le droit ne sait et ne peut distinguer entre les revendications de nature politique et celles de nature plus proprement religieuses. Il souligne d’ailleurs l’enchevêtrement inévitable de ces deux versants de revendications fondées sur la liberté de religion et propose, par conséquent, l’adoption dans certains cas d’une attitude de retenue par les tribunaux. C’est sous l’angle de la normativité, à la fois personnelle, mais aussi communautaire et institutionnelle, qu’Anne Saris a choisi d’appréhender la question des rapports entre la religion et le droit étatique. En situation de conflit de puissance face aux ordres normatifs religieux, le droit positif a choisi différents modes de relations avec ces derniers. L’on trouve ainsi des situations où l’État reconnaît la capacité d’engendrement et d’application de normes à certains ordres normatifs religieux (États multiconfessionnels, par exemple, mais aussi États concordataires) mettant ainsi en œuvre un pluralisme institutionnalisé. D’autres États préfèrent recevoir au compte-gouttes la normativité religieuse, de façon ad hoc. La situation se complique quelque peu avec l’évolution du droit, et tout particulièrement du droit canadien, vers un pluralisme subjectif qui reçoit la norme telle qu’elle est définie et interprétée par le justiciable, en l’occurrence le croyant (affaire Amselem). Pour l’auteure, l’intérêt de ce pluralisme ad hoc permettant l’incorporation dans le droit positif de normes définies par le croyant ou par une autorité religieuse est de rendre possible l’élaboration d’un droit commun consensuel. Un tel processus témoignerait du potentiel de dialogue internormatif ouvert par la porosité des normes juridiques au Canada et au Québec. La deuxième section explore les rapports entre l’affirmation de la foi et les exigences de la vie en société, que ces dernières soient codifiées par le droit ou s’imposent au nom de la cohésion sociale. Les deux premières contributions traitent, à partir de perspectives distinctes, d’une question soulevant d’ordinaire les passions, soit
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celle des conflits de droits entre la liberté de religion et le droit des femmes à l’égalité. Pierre Bosset aborde les rapports de tension, de contradiction mais aussi d’interdépendance susceptibles d’exister entre certaines revendications d’accommodement raisonnable en matière religieuse et le principe juridique d’égalité des sexes. Comme le souligne Bosset, le regard du juriste sur l’égalité des sexes n’est jamais parfaitement neutre : ce regard s’insère dans une conception donnée des rapports entre le genre et la culture, en plus de s’inscrire dans une conception donnée du droit lui-même. Lorsque nous nous interrogeons sur les rapports entre l’égalité des sexes et les accommodements religieux, nous nous trouvons en réalité au carrefour des théories féministes et antiracistes du droit. Récusant l’idée suivant laquelle il serait possible d’établir une hiérarchie de principe au sein du corpus des droits fondamentaux, Bosset propose d’aborder les rapports entre l’égalité des sexes et les accommodements religieux sans dissocier le genre et la culture, le sexe et la religion pouvant s’incarner dans la même personne ; Bosset rappelle aussi le principe cardinal de la théorie moderne des droits et libertés qu’est l’inter dépendance des droits. Son analyse juridique tend à montrer que la Charte québécoise des droits et libertés comporte en elle-même les ressorts nécessaires à assurer, au quotidien, la difficile conciliation entre l’exercice de la liberté religieuse et le principe d’égalité des sexes. Dans le texte suivant, Louis-Philippe Lampron aborde la même problématique, en insistant toutefois sur ce que l’auteur appelle l’incohérence et l’imprévisibilité du droit québécois et canadien sur cette question. À l’exception des pratiques portant atteinte à l’intégrité physique des femmes, lesquelles ne jouissent d’aucune protection en vertu des chartes des droits, l’analyse de la protection individuelle qui a été accordée à chacun de ces droits ne permet pas, écrit Lampron, de déterminer avec certitude l’angle d’attaque à partir duquel un tribunal canadien aborderait un litige impliquant un tel conflit de droits. L’auteur propose de pallier cette incertitude, entre autres, par un recours interprétatif plus important aux principes qui se dégagent du droit international, principes qui pointeraient avec netteté dans le sens d’une primauté du droit à l’égalité des sexes sur l’exercice de la liberté de conscience et de religion. Les articles de Pierre Sercia et de Paul Eid contribuent à cartographier l’expression socioculturelle de la foi en société en accordant une attention particulière au rôle de la religion comme axe structurant
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de l’identité et des rapports sociaux. Sercia, au moyen d’un riche corpus de données quantitatives, explore l’impact de la fréquentation d’une école ethnoreligieuse sur le processus d‘intégration socioculturelle des groupes d’élèves juifs, musulmans et arméniens de quatrième et cinquième secondaire de la région montréalaise. Le concept d’intégration est mesuré au moyen d’indicateurs renvoyant chacun à une dimension différente de l’intégration, notamment le rapport au groupe d’origine et à la société d’accueil, ainsi que le degré d’ouverture au pluralisme culturel. Les résultats obtenus permettent de nuancer, et à certains égards de rectifier, certains présupposés relatifs à l’impact des écoles ethnoreligieuses en matière d’intégration sociale. Il semblerait notamment que les élèves juifs, musulmans et arméniens fréquentant des écoles ethnoreligieuses font preuve en moyenne d’un fort sentiment d’appartenance à la fois à leur groupe d’origine et à la société d’accueil, ne se distinguant pas sous ce rapport de leurs pairs de même origine fréquentant l’école publique. Toutefois, ces élèves démontrent un degré d’ouverture nettement inférieur à leurs pairs fréquentant des écoles publiques hétérogènes. Paul Eid, quant à lui, soumet à l’épreuve des faits certaines prémisses qui semblent avoir acquis la force de l’évidence dans le cadre du débat sur la place de la religion dans l’espace public. Selon la première de ces prémisses, les minorités non chrétiennes, dont l’incarnation par excellence est l’immigrant récent, seraient nécessairement plus dévotes et pratiquantes que la majorité chrétienne, qui elle, s’incarnerait dans la figure emblématique du Québécois « de souche » d’ascendance française ou anglaise, pétri de culture laïque. Une telle prémisse a pour corollaire que les demandes d’accommodements religieux émanent principalement, si ce n’est exclusivement, desdites minorités, en raison notamment de leur incapacité à cantonner l’expression de leur foi dans la sphère privée. Or, s’appuyant à la fois sur des données de Statistique Canada et des données institution nelles de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Eid démontre qu’il serait hasardeux de vouloir réduire la question religieuse au Québec à un « clash des civilisations » opposant une majorité judéo-chrétienne de vieille souche, définitivement sécularisée, à des minorités religieuses issues de l’immigration, incapables de cantonner leur foi dans la sphère privée. On a souvent entendu dire que la prise en compte de la religion dans l’espace public était incompatible avec un modèle de citoyenneté libéral. La section 3 de l’ouvrage donne une voix à des auteurs
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qui, chacun à leur manière, s’inscrivent en faux contre cette perspective. Jocelyn Maclure, tout d’abord, tente de réconcilier l’accommodement religieux avec les principes de justice sociale qui se trouvent au fondement des régimes politiques démocratiques et libéraux. En premier lieu, l’auteur présente l’obligation d’accommodement telle qu’elle a été définie par la Cour suprême du Canada et fait ressortir comment des arguments tirés de la philosophie politique peuvent justifier une telle obligation. Maclure analyse ensuite, non sans en montrer les faiblesses, l’argument suivant lequel l’État n’est pas soumis à une obligation d’accommodement religieux puisqu’il n’a pas à assumer les « coûts » du choix d’un croyant d’appliquer et d’interpréter sa religion de manière orthodoxe. L’auteur soutient que les « convictions de conscience » fortes, qu’elles aient un fondement religieux ou séculier, peuvent justifier, dans certaines circonstances, des mesures d’accommodement dans la mesure où elles engagent l’intégrité morale de l’individu. L’auteur met néanmoins en garde contre les effets potentiellement pervers de sa propre position, soit le risque d’ouvrir ainsi la porte à un trop grand nombre d’accommodements et à l’instrumentalisation de la liberté de conscience et de religion protégée par les chartes. Marco Jean, quant à lui, postule que non seulement les arguments fondés sur les convictions religieuses peuvent être incorporés au débat public politique, mais qu’ils doivent l’être, essentiellement afin d’assurer la pleine reconnaissance des tous les citoyens désireux de participer à la délibération citoyenne. Après avoir examiné les limites intrinsèques aux versions fortes et modérées de la théorie de la démocratie délibérative, il propose de transcender ces dernières par l’adoption de l’éthique reconstructive élaborée par Jean-Marc Ferry. Une telle éthique, axée sur la reconnaissance des personnes concernées par un débat, nonobstant la nature de leurs arguments, implique un processus collaboratif où les citoyens non religieusement motivés aideraient les croyants à traduire leur argumentation religieuse en termes séculiers. Elle rendrait ainsi possible l’incorporation de doctrines compréhensives de nature religieuse au débat public politique, tout en maintenant la possibilité d’atteintes de consensus. La section 3 se clôt sur l’article de Stéphanie Tremblay, qui examine les enjeux éducatifs et philosophiques posés par la prise en compte de la diversité religieuse dans l’institution scolaire québé coise. S’appuyant sur une analyse critique des divers courants théori-
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ques qui tentent d’articuler le pluralisme aux enjeux de la citoyenneté, elle propose des finalités éducatives inspirées des principes civiques de la délibération démocratique qui sont les plus susceptibles de favoriser chez les jeunes une ouverture à la diversité culturelle et religieuse. Son texte illustre à quel point les débats concernant l’aménagement du pluralisme religieux à l’école, à la fois par l’enseignement et par les accommodements raisonnables consentis en cadre scolaire, représentent un puissant révélateur de changements sociaux observables dans la société québécoise en matière de conception des droits fondamentaux et d’acceptation de la diversité dans un contexte d’immigration de plus en plus diversifiée.
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La religion en quête de r econnaissance : un défi pour l’État
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Liberté, laïcité, diversité – La France multiculturelle Jean Baubérot
Les Français ont l’habitude de désigner leur pays en parlant de « la République », comme si son régime politique constituait sa première caractéristique, comme si la France était, sinon la seule République au monde, du moins la République par excellence. Depuis le bicentenaire de la Révolution française (1989), un courant philo sophique qui se dit « républicain » insiste sur « l’universalisme abstrait » qui serait le signe distinctif d’un « modèle républicain » français, universaliste et laïque, opposé au « communautarisme anglo-saxon1 ». Un tel modèle ne nie nullement l’existence de différentes cultures (et notamment de plusieurs cultures religieuses) sur le sol français,
1. Il est intéressant de constater que la référence intellectuelle à « l’universalisme abstrait » qui serait un apport primordial de la Révolution française semble dater de la coïncidence temporelle entre le bicentenaire de cette Révolution et la première affaire de foulard. Notons, par exemple, que le volumineux Dictionnaire critique de la Révolution française de F. Furet et M. Ozouf (Paris, Flammarion, 1988), considéré comme l’instrument scienti fique de référence sur le sujet ne comporte aucune entrée de la famille sémantique du terme « universalisme ». Dans l’index lui-même, si l’on trouve « universalité de la loi », on ne trouve pas « universalisme ». En fait, il faut se référer à des entrées diverses, notamment l’entrée « Egalité » pour trouver certains des thèmes qui, ensuite, vont être considérés comme typiques de l’universalisme. Les aborder sous l’angle de l’« égalité » ou sur celui de l’« universalisme » ne conduit pas forcément au même regard.
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mais il n’admet leur déploiement que dans la sphère privée. La laïcité française, « laïcité républicaine » en serait le garant. L’intellectuelle qui en donne l’expression la plus formalisée est Catherine Kintzler. Elle estime que « trois composantes se conjuguent pour former le concept de laïcité ». La première s’applique à la société civile, « lieu de coexistence des libertés ». Cela suppose « la tolérance », « la liberté privée » d’adopter la religion de son choix ou de n’en avoir aucune, et un « droit commun » qui règle cette coexistence des libertés. C’est, selon elle, la « version faible » de la laïcité ». Une seconde composante relève de la puissance publique. Celle-ci, garante de la tolérance civile, ne peut jouir de la même liberté religieuse que les citoyens, car « si l’Etat et ses représentants avaient le droit de manifester une ou des croyances, ils feraient de cette ou de ces croyances une affaire publique ». La puissance publique est donc tenue à la « réserve » pour que les libertés puissent exister du côté de la société civile. Et il existe une troisième composante, propre à l’école, où le clivage entre fonctionnaires (soumis au devoir de réserve) et usagers (disposant de la liberté) ne peut pas jouer. D’abord l’école est « obligatoire », ensuite les élèves sont, pour la plupart, des « mineurs » et « leur jugement n’est pas formé ». L’école laïque doit donc, conclutelle, « exiger la même réserve de la part de tous ceux qui s’y trouvent », maîtres et élèves, car elle n’a pas pour tâche « d’ouvrir l’enfant à un monde qui ne l’entoure que trop », « d’adapter » et « d’épanouir », mais « d’émanciper » et d’offrir « à tout enfant le luxe d’une double vie : l’école à l’abri des parents, la maison à l’abri du maître2 ». Autre représentant important du même courant, Henri PenaRuiz met le « principe de laïcité » au fondement même de la démocratie, dans la mesure où « le pouvoir du demos s’enracine dans le respect du laos, entendu comme multitude humaine indivise, dont l’unité se fonde sur l’égalité de ses membres, reconnus comme majeurs et libres 3 ». L’indivision du laos est un élément commun à ces différents penseurs : elle suppose pour eux un principe d’indifférenciation dans la sphère publique : pour pouvoir délibérer ensemble, on met de côté ce qui particularise et, dans cette perspective, sépare, pour privilégier le commun. La laïcité est un exemple privilégié, une application du principe universaliste républicain où la collectivité nationale est 2. C. Kintzler, La république en question, Paris, Minerve, 1996, 83sq. 3. H. Pena-Ruiz, Dieu et Marianne, Paris, PUF, 1999.
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« considérée dans chacun des individus qui la composent et dans la totalité abstraite qu’elle constitue », ce qui signifie que les règles de droit doivent « s’appliquer à tous, sans distinction », que « tous les individus possèdent les mêmes droits et sont soumis aux mêmes obligations ; ils bénéficient d’un véritable droit à l’indifférence4 ».
La « laïcité républicaine » et les débats sur « le foulard » Les théories concernant la « laïcité républicaine » se sont développées depuis 1989, année de la célébration du bicentenaire de la Révolution française, de la chute du Mur de Berlin et de la première « affaire de foulards » dans une école publique française. À cette occasion, un autre philosophe « républicain », Régis Debray, invente l’expression de « laïcité, exception française ». Il met en contraste la République (française) et les démocraties (anglo-saxonnes, qu’elles soient monarchiques ou républicaines). « En République, chacun se définit comme citoyen […] En démocratie, chacun se définit par sa communauté. » Certes, Debray reconnaît les insuffisances françaises : « Il faut mettre plus de démocratie dans notre République. Lui enlever cette mauvaise graisse napoléonienne, autoritaire et verticale ; […] cet héritage monarchique, cette noblesse d’État qui l’empâtent. » La République française réelle ne serait donc pas assez démocratique. En revanche, sur le plan de « l’idée », ce serait l’inverse : « Comme l’Homo sapiens est un mammifère plus, la république est la démocratie plus. […] La République, c’est la liberté, plus la raison. L’État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières5. » Sur un plan plus théorique, Debray énonce que « la République garantit l’autogestion des différentes sacralités » (=religions) présentes dans la société. « Mais pour pouvoir faire respecter un « à chacun sa transcendance », il faut que l’agent protecteur soit lui-même reconnu comme transcendant à ces transcendances particulières6. » La République possède donc une sacralité supérieure aux transcendances religieuses. Cette opposition entre République et démocratie va être
4. O. Bui-Xuan, Le droit public français entre universalisme et différencialisme, Paris, Economica, 2004, 3. 5. Le Nouvel Observateur, 30/11/1989. 6. R. Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991, 356.
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vulgarisée et largement reprise jusqu’en 2005, année du centenaire de la loi de séparation française des Églises et de l’État. Cependant, dès 1989, la façon dite « républicaine » de considérer la République française et la laïcité est loin de faire consensus. De nombreux intellectuels français se sont opposés à ce discours7. Ainsi, lors de la première « affaire de foulards » le dissensus entre deux positions est net. Pour les partisans (« républicains ») de l’interdiction du port du foulard à l’école, celle-ci doit « rester ce qu’elle est – un lieu d’émancipation – les appartenances ne doivent pas faire la loi à l’école ». « Dans notre société, ajoutent-ils dans un manifeste, l’école est la seule institution qui soit dévolue à l’universel. C’est pourquoi les femmes et les hommes libres ne sont pas prêts à transiger sur son indépendance de principe, perpétuellement menacée par les pouvoirs de fait, économiques, idéologiques ou religieux8. » « L’émancipation » dont l’école est porteuse doit donc être globale mais, naturellement, le manifeste focalise son propos sur « l’école laïque » qui est l’objet du débat. Elle ne se construit pas « en réunissant dans le même lieu un petit catholique, un petit musulman, un petit juif », mais en installant « un espace où l’autorité se fonde sur la raison et sur l’expérience […] à ce titre, et parce qu’elle s’adresse à tous, l’école n’admet aucun signe distinctif marquant délibérément et a priori l’appartenance de ceux qu’elle accueille ». En revanche, un contre-manifeste dénonce, une telle position : « Exclure les adolescentes à foulard des écoles françaises, c’est déboucher sur un cul-de-sac dramatique en matière d’intégration. […] L’exclusion fait le lit de l’intégrisme. Et aussi celui du Front national9. » Ces auteurs défendent une autre conception, « plus ouverte » selon eux, « d’une école laïque et obligatoire10 au-dessus des particularismes, dans le respect de ceux-ci ». Cette école ne demanderait pas aux élèves de rompre « abruptement avec leurs familles, leurs ori 7. Mais sans constituer un courant structuré, comme le courant dit « républicain », dont le noyau dur est composé de philosophes qui se revendiquent comme des disciples de l’Inspecteur Général honoraire de Philosophie, Jacques Muglioni, pur produit de la « méritocratie républicaine » puisqu’il serait le fils d’un berger corse, et dont il répètent volontiers les formules (telle celle-ci : « il faut un maître pour se passer de maître »). 8. Le Nouvel Observateur, 2/11/1989 (manifeste de « cinq intellectuels »). 9. Parti politique d’extrême droite. 10. En fait, c’est l’instruction et non « l’école laïque » qui est obligatoire. La confusion faite est d’autant plus révélatrice que, contrairement au premier manifeste, les auteurs font allusion aux écoles privées.
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gines », car on ne réussit pas à « transplanter un arbre en lui coupant ses racines ». La laïcité, précisent-ils doit être « conquérante » en offrant « à chacun les conditions objectives d’un choix individuel à son rythme ». Les auteurs du contre-manifeste attirent l’attention sur le déséquilibre actuel de la laïcité française : il n’existe pas « de subventions pour les écoles privées islamiques11. […] Le contrat laïque État-religions n’existe pas avec les musulmans ». Enfin, parallèlement à cela, ces auteurs récusent une conception, à leurs yeux absolutisée, de la laïcité ; ils fustigent « quelques proviseurs qui font du zèle laïque », posent la question : « Faudra-t-il demain prêter serment à la laïcité » et terminent leur propos en affirmant « il faut défendre bec et ongle » la laïcité, mais aussi ne pas capituler « face à l’intégration en panne et face à l’échec scolaire de nos banlieues12. » D’autres intellectuels contestent, eux aussi, le bien-fondé scientifique de la représentation de la « laïcité républicaine ». Certains indiquent les erreurs historiques ou sociologiques d’une telle représentation13. D’autres proposent une représentation de la laïcité qui la déconnecte d’un vision identitaire française : la laïcité, écrit Edgar Morin, « est ce qui fait l’originalité même de la culture européenne telle qu’elle s’est développée à partir de la Renaissance […] et qui se définit non par telle ou telle vérité ou doctrine, mais par la relation antagoniste, complémentaire, active des idées opposées14. » (J’ai tenté pour ma part de lier ces deux aspects dans mes ouvrages15.) En 1989, la décision juridique et politique a plutôt été favorable aux adversaires du courant républicain puisque le port du foulard a été toléré à l’école laïque jusqu’à la loi du 15 mars 2004, alors que le résultat idéologique a été plus mêlé16. Cependant, avec cette loi, 11. Depuis la « loi Debré » (1959), les écoles privées (en général confessionnelles) peuvent passer un contrat avec l’État, après 5 ans d’exercice, et grâce à cela, recevoir des subventions de fonctionnement tout à fait substantielles. 12. Politis, 9/11/1989. 13. J. Le Goff, « Derrière le foulard, l’histoire », Le Débat, janvier-février 1990, 21-333, D. Julia, « La République, l’Église et l’immigration », ibid., 34-47, J. Baubérot, « Aux fondements de la laïcité scolaire », Les Temps modernes, n° 534, janvier 1991, p. 163-171. 14. E. Morin, « Le trou noir de la laïcité », Le Débat, janvier-février 1990, 40. Sur la « laïcité européenne », voir aussi. J-P. Willaime, Europe et religions, Paris, Fayard, 2004. 15. J. Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque, Paris, Seuil, 1990 ; Histoire de la laïcité en France, Paris, PUF, 2000 (4e édition, 2007) ; Laïcité 1905-2005, entre raison et passion, Paris Seuil, 2004 ; L’intégrisme républicain contre la laïcité, La Tour d’Aigues, l’Aube, 2006. 16. On peut dire que le courant « républicain », en se faisant qualifier ainsi, obtient une plus value symbolique sur ses détracteurs ; par ailleurs, formant un courant, il focalise le débat
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s urvenue deux ans et demi après le 11 septembre 2001, l’hégémonie d’une laïcité dite « républicaine » semble alors manifeste. Mais « les affaires de foulard », qui ont occupé le devant de la scène médiatique, sont peut-être l’arbre qui cache la forêt, car depuis les années 1980 la tendance à un certain multiculturalisme travaille la société française, du moins si l’on définit le multiculturalisme de façon large, par deux éléments structurels : • la prise en compte, explicite ou implicite des différences d’identité culturelle par les politiques publiques ; • la volonté de se préoccuper de l’inégalité entre citoyens qui résulte des différences d’appartenances culturelles et le souci de remédier à une telle inégalité. De plus, alors que dans son discours du 17 décembre 2003, Jacques Chirac avait en partie ratifié la conception dite « républi caine » de la laïcité, avec l’élection à la présidence de la République de Nicolas Sarkozy, malgré la présence à ses côtés de conseillers qui ont appartenu au courant dit « républicain », c’est une autre conception de la laïcité, que le nouveau président a qualifiée de « laïcité positive17 » qui semble l’emporter au sommet de l’État.
La réflexion sur « un multiculturalisme à la française » Lors de la seconde partie des années 1990, différents auteurs insistent sur la nécessité de dépasser le « modèle républicain » et de prendre en compte « les droits de l’individu à posséder et à développer, éventuellement en commun avec d’autres […] sa propre identité culturelle18 ». Un ouvrage collectif, publié en 1996, effectue une réflexion sur la société multiculturelle19. Selon Alain Touraine, socio logue fort connu en France, des changements sociaux, comme la culture de masse et la politisation des problèmes de la vie privée, autour de ses thèses ; enfin (et c’est peut-être le plus important à un niveau social) il bénéficie d’une dramaturgie iconographique et médiatique grâce aux couvertures récurrentes de magazines présentant des photographies de jeunes filles ou des femmes portant un foulard (qui ressemble souvent à un tchador) accompagnées de titres alarmistes. 17. Discours du 20 décembre 2007 à Saint Jean de Latran. 18. A. Renaut et S. Mesure, Alter Ego : les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Aubier, 1999, p. 261. Dans la lignée de W. Kymlicka, ces auteurs prônent la notion d’ « identité différenciée ». 19. M. Wieviorka (éd.), Une société fragmentée, le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1996. Voir aussi A. Touraine, Pourrions-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Paris, Fayard, 1997.
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brouillent les frontières du privé et du public, renforcent la nécessité pour les individus d’avoir (et de défendre) une identité culturelle. Il distingue la défense et la promotion de cette identité avec ce que l’on appelle (en France) le « communautarisme » qui n’est pas de nature culturelle, mais politique. Il associe la démocratie politique, fondée sur des principes universalistes, et la diversité culturelle qui s’oppose à la société multicommunautaire, mais aussi à la société monoculturelle. Dans une démocratie moderne, aucune majorité ne doit attribuer à sa manière de vivre une valeur universelle, car les droits de l’homme constituent un principe « qui ne se confond pas avec une forme particulière d’organisation sociale ». Ainsi, qu’une « communauté ethnique, nationale ou religieuse s’organise de manière autonome et impose certaines règles à ses membres est acceptable » à deux conditions : que ces règles soient « librement acceptées » et qu’elles « ne soient pas reconnues par la majorité comme contraire aux libertés fondamentales20 ». François Dubet partage cette analyse en l’appliquant à l’école : on ne peut plus reconnaître l’égalité des élèves sans reconnaître les spécificités culturelles à partir desquelles ils construisent leur individualité. Il faut accomplir une affirmative action aussi volontariste qu’a pu l’être l’école républicaine à ses débuts21. Et Michel Wieviorka prolonge ces points de vue. Il rappelle que « les Juifs de France n’ont pas été laminés par le modèle républicain, et bénéficient d’institutions leur permettant de présenter leur point de vue jusqu’aux sommets de l’État » et demande « qu’on accepte de reconnaître, dans diverses affirmations identitaires, l’émergence d’acteurs contestataires ». Il récuse un « multiculturalisme » qui serait une reconstruction de l’espace public à partir « d’une institutionnalisation d’identités », mais refuse « le refoulement de la culture dans la vie privée 22 ». On perçoit, chez ces différents auteurs, le souci d’ouvrir des pistes entre ce qu’ils considèrent comme deux périls. S’ils combattent le courant « républicain », ils ne veulent pas s’y opposer. Cela parce qu’ils sont aussi soucieux que lui de promouvoir l’universalisme, tout en en ayant une conception plus concrète. Mais aussi parce 20. Cette seconde condition pose un problème : et si la majorité confond sa manière de vivre avec des principes universels ? 21. Une société…, ouv. cité, p. 109. L’analogie est faite avec le volontarisme de l’école laïque à ses débuts. Malgré l’ambiguïté de la phrase, cela ne signifie pas que celle-ci adoptait une optique d’affirmative action. 22. Ibid., 59s.
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que leur discours, pour être socialement légitime, doit, lui aussi, se réclamer d’une tradition républicaine remontant à la Révolution française. La promotion d’un « multiculturalisme à la française23 » s’effectue donc avec des contraintes socioidéologiques propres à la France et qui orientent en partie le discours.
Un « différencialisme compensatoire » lié à la laïcité Au même moment, d’autres auteurs analysent les transformations des politiques publiques comme relevant d’une autre logique que le « modèle républicain » où l’État est censé édicter des règles universalistes unitaires. Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig24 constatent un tournant avec les années 1980, et l’émergence d’un mode de gouvernement « pluraliste, ouvert et différencié, dont l’épicentre se situe autour du traitement territorialisé des problèmes ». L’action publique va changer d’espace social : aux scènes « que tracent les circonscriptions électorales et administratives » (ces dernières, les départements, étant typiques de l’universalisme abstrait) « se substituent des scènes spécialisées par types d’enjeux et par modes d’échange, chacun connaissant une composition spécifique d’acteurs ». La gauche instaure des politiques publiques selon « une logique de discrimination positive ». En effet, elles concernent « des populations particulières et des zones singulières de l’espace social et déploient à leur intention des stratégies spécifiques25. » Un des meilleurs exemples de cette logique est la politique volontariste des ZEP (Zones d’éducation prioritaire), où l’on pratique un « renforcement sélectif de l’action éducative ». Cela instaure, pour la première fois dans l’histoire de l’école en France, une stratégie inégalitaire dans un but d’équité. Des moyens supplémentaires sont donnés (plus d’enseignants, surcroît d’heures, effectifs de classe réduits). La désignation territoriale de « zone » ne se veut pas fondée sur les critères de cultures, de religions ou d’ethnicités minoritaires 23. J. Roman, « Un multiculturalisme à la française ? », Esprit, juin 1995, p. 145-159. Voir aussi du même auteur La démocratie des individus, Paris, Calmann-Lévy, 1998. 24. P. Duran et J.-C. Thoenig, « L’État et la gestion publique territoriale », Revue française de sciences politiques, août 1996, vol. 46/4, p. 580-623 ; M. Doytcheva, Une discrimination positive à la française ? Ethnicité et territoire dans les politiques de la ville, Paris, La Découverte, 2007. Selon l’auteure, la « dimension ethnique » n’est pas « reconnue » à un niveau théorique par les pouvoirs publics, mais se trouve néanmoins « prise en compte » de façon « accrue ». 25. R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995, p. 418.
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(encore que l’on trouve de 80 à 90 % de « musulmans » dans certaines écoles de ZEP). Mais, un des critères retenus pour définir les ZEP est le pourcentage d’enfants de parents étrangers (à côté de la catégorie sociale des familles et du taux de chômage), ce qui est une manière implicite de prendre en compte de tels critères. La première carte des ZEP, selon Alain Bourgarel26, a correspondu, en gros, à celle de l’immigration. D’ailleurs, dès 1975, année où s’est développé le regroupement familial de la population migrante, avaient été créés des CEFISEM, ou Centre de formation et d’information pour la scolarisation d’enfants de migrants, qui instauraient, de fait, une gestion ethnoculturelle de cette scolarisation. Certes, en 1990, les missions des CEFISEM se sont étendues à l’ensemble des élèves « en difficulté », mais d’autres dispositifs seront alors instaurés en faveur des enfants de migrants. Outre les ZEP, existent les Zones franches urbaines, les Zones urbaines sensibles (ZUS), les Zones de redynamisation urbaine (ZRU), les Territoires ruraux de développement prioritaires (TRDP)… Cela a conduit des parlementaires à dénoncer une « balka nisation », atteinte, selon eux, au « principe d’égalité ». Saisi en 1995, le Conseil Constitutionnel a affirmé qu’il n’était pas menacé. Les exemples pourraient être multipliés : nous trouvons, dans la France républicaine, tout un dispositif juridique et administratif de « différencialisme compensatoire » (selon l’expression d’Olivia Bui-Xuan) où des « actions ciblées sur des catégories de la population » visent à « compenser les inégalités entre les individus27 ». Or, ce différencialisme compensatoire qui, déjà, éloigne de fait les politiques publiques françaises de l’universalisme républicain, trouve sa légitimité… républicaine et son origine historique « dans la doctrine solidariste énoncée, dans les années 1890, par Léon Bourgeois28 » ; c’est-à-dire dans une doctrine essentielle de la morale laïque. En fait, vulgarisée par ce dirigeant radical-socialiste, la « doctrine de la solidarité » est déjà présente dès les premiers manuels de morale laïque, écrits lors de l’instauration de la laïcité de l’école
26. A. Bourgarel, « Immigration et ZEP », Cahiers pédagogiques, décembre 1992, n° 309. 27. O. Bui-Xuan, op. cit., p. 92. 28. Ibid., 57, Le solidarisme légitime à la fois un « État-providence destiné à tous » et des lois spécifiques (notamment en 1893 et en 1905) envers certaines catégories de population qui « constituent une rupture considérable par rapport à l’état du droit antérieur ».
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ublique. Elle se veut typique de la visée de la laïcité française29 qui, p au moment même de son établissement (fin XIXe – début XXe siècle), prend ses distances avec un individualisme libéral.
Les deux pôles de la laïcité française En fait, il existe historiquement deux pôles dans la laïcité française, le premier se situe dans l’optique d’un universalisme libéral, parfois autoritaire, qui tend à ne pas reconnaître de légitimité aux corps intermédiaires existant entre l’individu et l’État. L’existence de groupements collectifs n’est pas niée pour autant, mais ces groupements sont perçus comme un prolongement de la liberté individuelle, du droit du citoyen à s’associer en vue de certains objectifs30. La loi du 1er décembre 1901 sur la liberté d’association, qui comporte des mesures très restrictives à l’égard des congrégations religieuses, est la plus représentative de cette optique31. Celle-ci a été hégémonique de 1901 à 1904. Pendant cette période, environ 30 000 congréganistes, notamment des enseignants, ont quitté la France. Mais, significati vement alors, on a parlé de « laïcité intégrale », pour différencier une telle perspective de la laïcité tout court, instaurée au temps de Jules Ferry. Ses partisans32 souhaitaient notamment la disparition de tout enseignement confessionnel et le monopole de l’enseignement public et laïque auquel Jules Ferry, le maître d’œuvre de la laïcisation de l’école publique, qui était antijacobin, s’affirmait résolument opposé33. 29. J. Baubérot, La morale laïque contre l’ordre moral, Paris, Le Seuil, 1997, 255 sq. Plusieurs courants, qui allaient dans le sens de la laïcisation de la société, ont contribué à cette mise en avant de la solidarité, voir M.-Cl. Blais, La solidarité, histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007. 30. Ainsi, la première reconnaissance de la liberté de culte, en France l’effectue dans cette logique : la Constitution de 1791 garantit « la liberté à tout homme […] d’exercer le culte religieux auquel il est attaché », (sous-entendu : d’ exercer avec d’autres hommes auxquels la même liberté est reconnue). 31. La congrégation religieuse apparaissait alors typique du groupement existant de façon extérieure et préalable aux individus qui, à un moment donné, le composent. 32. Certains laïques (tels Ferdinand Buisson ou George Clémenceau) ont été, suivant les problèmes et la conjoncture, proches de l’un ou l’autre pôle de la laïcité française (voir note 34). 33. Pour deux raisons : la première est la possibilité pour des « établissements libres » de courir des « aventures », de « faire (des) expériences » que « l’État ne peut pas faire » ; la seconde est l’opposition « résolue » de Ferry à « tout système qui, ouvertement ou d’une façon déguisée, tendrait à imposer aux consciences une foi philosophique, […] des doctrines religieuses ou philosophiques imposées par l’État ». Voir J. Ferry, La République des citoyens, I (recueils de discours présentés par O. Rudelle), Paris, Imprimerie Nationale, 1996, p. 456-463.
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La loi de séparation des Églises et de l’État, en 1905, surtout avec son article 4, a également tourné le dos à cette laïcité-là et à l’optique de l’individualisme libéral (même non autoritaire34), après un débat très vif interne au camp laïque. La logique de cet article 4, significativement trouvé dans la législation anglo-saxonne35, n’a été alors que peu explicitée. Elle signifie pourtant que le collectif n’est pas un simple prolongement, mais une dimension de l’individu. En conséquence, même dans une situation de séparation, la République française cautionne le fait que des membres d’une Église doivent se « conform(er) aux règles générales d’exercice (de ce) culte36 ». Les catholiques doivent donc se conformer au principe d’organisation hiérarchique (« monarchique » disait-on alors) de l’Église catholique, alors que bien des laïques espéraient que la séparation allait favoriser le développement d’un « catholicisme républicain » fonctionnant de façon « démocratique ». Les socialistes (Aristide Briand, Jean Jaurès et Francis Pressensé), après avoir été, dans le contexte de l’affaire Dreyfus, plus ou moins partisans de la « laïcité intégrale », imposèrent l’article 4. Ils voulaient pouvoir réaliser une séparation des Églises et de l’État qui, autant que faire se peut, mette fin au long conflit des « deux France », ramène la « paix religieuse » et permette ainsi de mettre au premier plan la « question sociale ». Leur culture syndicaliste et socialiste les prédisposait à admettre le rôle du collectif dans l’épanouissement de l’individu. La nouveauté est l’acceptation de cette logique sur le plan religieux. C’est pourquoi leurs adversaires les traitèrent de « socialistes papalins37 ».
Laïcité et reconnaissance de caractéristiques culturelles La laïcité française, est cependant allée plus loin encore, non seulement à l’égard des colonies, où une logique impériale a fonctionné au détriment de la logique républicaine38, mais dans la France métropolitaine et républicaine elle-même. Le prouve le maintien 34. C’est pourquoi, Buisson et Clémenceau (voir note 31), adversaires du monopole de l’enseignement l’ont été également de l’article 4 de la loi de séparation. 35. Voir M. Larkin, Church and State after the Dreyfus Affair, The Separation Issue in France, London, Macmillan, 1974, p.175, p. 275, note 10. 36. Citation de l’article 4. L’enjeu, très concret, était l’attribution gracieuse et perpétuelle du parc immobilier cultuel, propriété publique. 37. J. Baubérot, L’intégrisme républicain…, op. cit., p. 150–154. 38. Ibid., p. 55-65.
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d’un régime de « cultes reconnus » antérieur à la séparation de 1905 et la non-application de la loi Ferry de 1882, laïcisant l’école publique, en Alsace-Moselle. Adoptée de façon dite « provisoire » quand les trois départements de l’Est sont redevenus français en 1919, cette mesure perdure. Il s’agit là, pour Olivia Bui-Xuan, d’un « différencialisme recognitif » qui a « non seulement reconnu l’existence de groupes infra-étatiques, mais encore admis un certain droit à la différence en leur faveur39 » autorisant « des aménagements juridiques » afin de « prendre en considération et de respecter certaines caractéristiques culturelles des populations vivant dans ces territoires40. » Certains auteurs, comme le théologien Guy Bedouelle et le juriste Jean-Paul Costa, estiment, en conséquence, « qu’on ne peut pas dire que le principe de laïcité s’applique en Alsace et en Moselle » et posent la question : « Dans quelle mesure le statut alsacien-mosellan des cultes […] est-il compatible avec la Constitution d’une Répu blique laïque, et indivisible41 ? » Ma propre perspective est plus nuancée : la laïcité de l’Alsace-Moselle est une laïcité qui correspond au premier seuil de laïcisation42. Quoi qu’il en soit ce « différencialisme recognitif » donne lieu à des silences embarrassés, il existe cependant. Autre cas de « différencialisme recognitif », la prise en compte actuelle de l’appartenance religieuse par le droit public. On peut citer, entre autres, l’aménagement, depuis 1975, de carrés musulmans dans les cimetières (alors que la loi de 1881 avait supprimé les espaces réservés), les assouplissements concernant l’abattage rituel dans les religions juive et musulmane, les repas sans porc dans les cantines des établissements d’enseignement, des prisons et des hôpitaux, la viande « hallal » pour les soldats musulmans à l’armée, des autorisations d’absence dans la fonction publique. Certes, ce « différencialisme recognitif » est « sélectif » et on constate, notamment, une méfiance des pouvoirs publics à l’encontre de cultes minoritaires qualifiés de « sectes ». Olivia Bui-Xuan peut, cependant, conclure : « Cette différence de régime n’invalide pas le constat d’une prise en compte croissante, par le droit public français, des identités collectives. Au rebours de l’universalisme traditionnel et de la conception transcen-
39. 40. 41. 42.
O. Bui-Xuan, op. cit., p. 396. Ibid, 392. G. Bedouelle et J.-P. Costa, Les laïcités à la française, Paris, PUF, 1998, p. 144, 147. Cf. J. Baubérot, Laïcité 1905-2005…, Histoire de la Laïcité…, op.cit.
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dante de la citoyenneté française, les appartenances identitaires sont désormais tolérées, voire valorisées dans la sphère publique43. » Si le différencialisme recognitif de l’Alsace-Moselle se maintient sans débat social explicite, il n’en est pas de même de la mise en cause de l’universalisme abstrait par une perspective de genre. Les rapports politiques de sexe ont constitué un domaine où cet universalisme s’est montré singulièrement particulariste : en fait, jusqu’en 1944-1946, le citoyen français n’était que masculin44. Devenue électrices, les femmes n’ont été que très peu représentées dans les assemblées élues. En 1982, députés et sénateurs, pour engager un processus qui remédie à cette situation, adoptent une modification du code électoral pour qu’aux élections municipales « les listes des candidats ne (puissent) comporter plus de 75 % de personnes du même sexe » dans les villes de plus de 3500 habitants. À l’époque, cela a été censuré par Conseil constitutionnel. Au nom de l’universalisme abstrait, la règle qui, « pour l’établissement des listes soumises aux électeurs, comporte une distinction entre candidats en raison de leur sexe » a été considérée comme contraire aux principes républicain. Le débat a rebondi dans la seconde moitié des années 1990 et le courant dit « républicain » a bataillé contre toute modification, en mettant en avant le danger de « communautarisme » et de constitution d’une « sinistre cohabitation de ghettos différents » si le « particularisme (intervenait) dans la définition du citoyen45. » Cependant, la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 a modifié la Constitution en lui ajoutant l’alinéa suivant : « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. » L’année suivante, le 6 juin 2000, une loi a imposé, sous peine d’amende, la parité homme-femme dans certaines élections, notamment les élections législatives. En partie à cause de la décision du Conseil Constitutionnel de 1982, qui a gêné la constitution d’un vivier de femmes exerçant des responsabilités politiques locales (souvent préalable à un mandat national), cette loi n’est que très progressivement appliquée. D’une manière générale, le Conseil constitutionnel semble être un des lieux de résistance du « républicanisme » au « différencialisme
43. O.Bui-Xuan, op. cit., p. 500. 44. Sur universalisme abstrait et genre, voir J. Baubérot, L’intégrisme républicain…, op. cit., p. 29-54. 45. E. Badinter, Le Nouvel -Observateur, 23/1/1997.
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recognitif46 ». Cependant, l’instauration d’un principe de parité constitue une prise de distance structurelle avec la représentation jusqu’alors dominante de l’universalisme républicain. Le gouvernement de gauche de Lionel Jospin, qui a fait adopter la loi sur la parité, a cependant refusé l’instauration d’une Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, demandée à ce moment-là par deux rapports officiels. Cette instance, la HALDE, a été créée après le retour de la droite au pouvoir, en 2005. Elle oblige à prendre conscience que des appartenances minoritaires (du handicap à la religion en passant par l’âge, le sexe et les choix sexuels) induisent des situations de discrimination. L’action de la HALDE va également à l’encontre d’une conception « républicaine » extensive de la loi du 15 mars 2004. Ainsi elle a jugé que les mères de familles qui accompagnent les élèves dans les sorties scolaires peuvent porter un foulard, même si elles collaborent à un service public47. On entend maintenant en France des propos, auparavant incongrus, affirmant que telle ou telle profession (les présentateurs de télévision, la police, etc) doit être « à l’image de la nation », autrement dit plus diversifiée ethniquement (si l’on prend bien le terme « ethnique » dans un sens non essentialiste, comme un construit social). Le terme de « diversité », utilisé dans un sens ethnique et culturel, se trouve de plus en plus employé48. Il montre que le principe d’indifférenciation dans la sphère publique est de plus en plus considéré comme un leurre, qui couvre d’un manteau de Noé des 46. Cela se marque par plusieurs décisions : refus de reconnaître un « peuple corse, composante du peuple français » (9 mai 1991), refus de reconnaître « des droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires » (15 juin 1999). 47. Logiquement, cette décision a été vivement critiquée par des laïques « républicains ». Voir (notamment) le texte de Nadia Amiri sur le site Internet de « Prochoix » (http ://www. prochoix.org), consulté le 24/12/2007 : « L’avis qui a été émis [par la HALDE] entre en contradiction avec les principes d’une république laïque et émancipatrice parce qu’il prend le risque de définir une norme culturelle ou cultuelle. Nous sommes nombreux (ses), citoyens français d’origine étrangère à refuser que nos enfants soient confrontés a cette tenue vestimentaire par des femmes qui, de fait, ont autorité avec fonction d’encadrement et de pédagogie. Il faut réaffirmer le droit qui ne peut, en aucun cas, être un droit inspiré par la charia. » On trouve là un exemple typique d’un certain discours « républicain » avec une confusion entre tolérance et « norme », l’idée que l’État républicain doit « émanciper » les individus qui composent la nation, et une équivalence mise entre port du foulard et application de la « charia ». 48. Aussi bien sur le plan d’initiatives privées (« Charte de la diversité dans l’entreprise » qui veut « refléter la diversité de la société française et notamment sa diversité culturelle et ethnique […] aux différents niveaux de qualification ») que dans le discours officiel (dans son allocution télévisée du 31 décembre 2008 où il a présenté ses vœux aux Françaises et Français, le président de la République N. Sarkozy a associé « intégration et diversité »).
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inégalités, des discriminations49. Cela, alors même que le « droit à l’indifférence » continue à être considéré comme un « principe républicain » précieux. Paradoxalement, le durcissement de la laïcité, par la loi du 15 mars 2004, a peut-être été une des conditions préalables à la prise de conscience, en France, que le modèle républicain de l’universalisme abstrait ne peut plus être la référence unique50 d’un pays désormais pluriculturel.
49. De façon plus précise, il montre que la contestation des aspects trompeurs de cette « indifférenciation », déjà présente depuis longtemps sur le plan économique et social, s’élargit au plan culturel au sens large (comportant de l’ethnique, du religieux,…). Voir sur ce sujet, D. Fassin et E. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale. Représenter la société française, Paris, La Découverte, 2006. 50. Il est clair qu’il reste, dans certains cas, une référence qui peut être presque consensuelle, par exemple quand il s’agit d’assurer la liberté de chaque individu face à toute tentative d’englobement par un groupe.
Page laissée blanche intentionnellement
L’émergence de la notion de laïcité au Québec – Résistances, polysémie et instrumentalisation1 Micheline Milot
La résultante fragile d’usures et d’affinements réciproques, un mixte de tolérances, de mœurs et de lois […]. Telle est ce qu’on pourrait appeler la culture : non pas la culture cultivée [...] Mais la civilité, la civilisation, l’art d’être ensemble, le respect réciproque, un horizon confusément éthique, qui rend possible de vivre ensemble. Danièle Sallenave Passages de l’Est. Carnets de voyage 1990-1991
Introduction Au cœur des questions relatives à l’aménagement de la religion dans la sphère publique, la référence à la laïcité a pris une place inédite depuis quelques années à peine. Pourtant, la notion de laïcité fut 1. Je tiens à remercier mon collègue Marcel Aubert, pour sa relecture de ce texte et ses remarques judicieuses, ainsi que Stéphanie Tremblay pour sa collaboration à la recherche documentaire.
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longtemps mal-aimée dans la société québécoise qui en a fait peu de cas pendant tout le processus historique d’affranchissement de l’État par rapport aux normativités religieuses. La laïcité connaît toutefois une popularité soudaine, à la faveur d’un usage social la constituant en une « valeur » patrimoniale du Québec. Que recèle cette appropriation récente et quels enjeux sociaux la sous-tendent ? Lorsqu’une notion émerge ainsi dans le cadre langagier usuel, on peut supposer qu’elle révèle des attentes, des inquiétudes ou des perceptions sociales nouvelles à l’égard des phénomènes qu’elle entend signifier. Même si le Québec a connu un réel processus de laïcisation « tranquille » pendant les deux derniers siècles, celui-ci s’est déroulé sans incorporation explicite dans le droit du principe de laïcité ou de séparation de l’État et des religions, comme ce fut le cas en France ou aux États-Unis. Les références à la laïcité et à la laïcisation ont surgi principalement en relation avec deux sphères de l’aménagement institutionnel : d’abord l’école, relativement au régime confessionnel, puis la sphère publique en général, où les expressions personnelles de l’appartenance religieuse se sont faites plus nombreuses et diversifiées. Afin de dégager les diverses interprétations de la laïcité qui ont graduellement émergé au Québec et de cerner en quoi elles nous informent au sujet de l’aménagement souhaité de la diversité religieuse, je définis dans un premier temps les principes constitutifs de la laïcité dans les démocraties, que le terme soit inscrit ou non dans le droit ou les constitutions. Cela me permettra de définir d’un point de vue idéal-typique la laïcité, en la dégageant d’une perspective strictement franco-française. Il n’apparaît pas inutile de mentionner ensuite brièvement quelques points d’ancrage historiques des principes de la laïcité et d’examiner comment ils se retrouvent dans la jurisprudence, notamment dans des jugements de la Cour Suprême, malgré le fait que le mot laïcité ne fasse pas partie du droit canadien. Ensuite, je tente de déterminer les diverses significations attribuées à la laïcité dans son usage social et les aspects normatifs que les unes et les autres comportent. Je m’intéresse aux principales publications gouvernementales depuis 1990, incluant les organes étatiques, les commissions d’étude ou de consultation et les organismes-conseils qui se font, en partie, l’écho des aspirations ou des résistances sociales. Les diverses conceptions de la laïcité qu’on y trouve renvoient à des logiques différentes dans la façon de concevoir le pluralisme moral et religieux et ses modalités d’expression dans les institutions publiques québécoises.
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Trois logiques normatives jalonnent l’émergence de la notion de laïcité. D’abord, on constate une forte résistance à l’utilisation même du terme, connoté d’anticléricalisme et de conflictualité associés à la laïcité française. Le mot « déconfessionnalisation », avec la connotation négative qu’il comporte (dé-confessionnaliser, c’est enlever quelque chose), se trouve utilisé, et ce, même par des associations civiles militant pour la laïcisation. Puis, se fait plus explicite une référence à la laïcité comme condition d’ouverture et d’inclusion de la pluralité religieuse de la part des organismes-conseils du gouvernement. Enfin, récemment, à la faveur d’une référence à la laïcité plus largement répandue dans la population, on décèle des attentes pour une action de l’État visant à définir officiellement une laïcité québécoise. Ces attentes révèlent une tension vive entre, d’une part, une laïcité justifiant une limitation plus stricte des formes diverses d’expression religieuse dans la sphère publique et, d’autre part, une laïcité plus accueillante aux manifestations publiques de l’appartenance religieuse. Ces polarités correspondent à des conceptions divergentes du mode d’intégration sociale, tantôt républicaine française, tantôt multiculturelle ou interculturelle. Avant les années 1990, les références explicites à la laïcité sont pratiquement inexistantes dans les rapports de commissions ou de groupes-conseils, comme on le remarque dans un document aussi notoire que le Rapport Parent – qui a été tout de même analysé compte tenu de son importance dans l’histoire de l’éducation. Ainsi, les documents étudiés (sans prétendre à une stricte exhaustivité) sont ceux publiés par le ministère de l’Éducation, puis le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, entre 1996 et 2005, portant sur des questions relatives à l’intégration, à la diversité sociale ou à l’école. Une dizaine de documents se sont avérés pertinents. Les publications du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles ont aussi été analysées, de 1990 à 2007. Les Avis et Rapports de comités consultatifs et d’organismes-conseils du gouvernement portant sur les mêmes thèmes, parus entre 1990 et 2006, ont été retenus, une dizaine encore une fois, parmi lesquels trois publications comportent le mot laïcité dans leur intitulé. Enfin, le rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (2008) et les positions exprimées lors de la consultation constituent un moment important dans la réflexion publique sur la question de la laïcité au Québec.
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1. Laïcité, principes politiques et juridiques Les principes de laïcité ne se trouvent pas uniquement dans les rarissimes États qui l’ont proclamée constitutionnellement au fondement de leur organisation politique. On peut affirmer que tous les États de droit sont laïques2, même si les aménagements politiques et juridiques varient d’un contexte national à un autre3. Depuis le xviiie siècle, l’idée laïque prend corps progressivement à travers trois processus sociopolitiques : la tolérance à l’égard des cultes, le déliement de l’appartenance citoyenne et de l’appartenance religieuse et enfin, le déplacement de la légitimité de l’État, des religions dominantes à la souveraineté du peuple4. Ces trois processus historiques qui ont mené à l’autonomisation du politique par rapport aux normes religieuses n’ont pas connu une évolution linéaire. Ils furent acquis le plus souvent au prix de résistances, d’avancées et de reculs et trop souvent, de conflits et de guerres. Ainsi, les modalités selon lesquelles la laïcité prend forme dans un pays se trouvent fortement marquées par l’histoire nationale.
1.1 Une réalité d’abord politique La laïcité peut être conçue comme un aménagement (jamais définitif) du politique en vertu duquel les libertés de conscience et de religion se trouvent garanties, conformément à une volonté d’égale justice pour tous, par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne qui coexistent dans la société5. Deux valeurs fondamentales, l’égalité et la liberté de conscience et de religion, appellent ainsi deux principes normatifs pour en garantir l’expression : la séparation des pouvoirs politique et religieux et la neutralité étatique. La séparation et la neutralité concernent directement la gouvernance politique. En vertu du principe de séparation, l’État ne tire plus sa légitimité d’une Église ou d’une transcendance religieuse et il est libre de définir des normes collectives dans l’intérêt général, sans qu’aucune religion ou conviction particulières domine ou contrôle le pouvoir politique et les institutions publiques. La neutralité constitue une 2. 3. 4. 5.
Haarscher, G. (1996), La laïcité, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? Baubérot, J. (2007), Les laïcités dans le monde, Paris, Presses universitaires de France. Milot, M. (2008), La laïcité, Ottawa, Novalis, p. 22-28. Milot, M. (2002), Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Turnhout, Brepols Publishers, p. 34.
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e xigence restrictive que l’État doit s’imposer afin de ne favoriser ni gêner, directement ou indirectement, aucune religion. En outre, pour être en mesure de représenter la totalité du peuple, l’État s’interdit de définir ou de juger ce qu’est une croyance acceptable ou son expression juste. La puissance politique doit se montrer impartiale à l’égard des différentes familles de pensée présentes dans la société civile. Elle a néanmoins le devoir de veiller à préserver l’ordre public et la liberté de chacun qui pourrait être compromise par la manifestation de certaines convictions religieuses. L’État n’est le représentant ni de l’une des parties de la société civile ni de majorités poli tiques ou circonstancielles, mais bien de l’ensemble de la société. Ainsi, la laïcité n’est pas une valeur à proprement parler, mais plutôt un mode d’aménagement politique ou un idéal régulateur qui vise à assurer la protection des valeurs fondamentales, au premier chef l’égalité et la liberté de conscience et de religion.
1.2 Les principes laïques et le droit québécois et canadien Le droit québécois et canadien ne contient pas de notion juridique de laïcité (ou sa traduction anglaise, secularism). Il n’y a en cela rien d’exceptionnel puisque peu de nations, je l’évoquais plus haut, ont recours au terme laïcité dans les législations ordinaires ou constitutionnelles. Néanmoins, les États de droit reconnaissent sous diverses formes ses principes constitutifs définis plus haut, comme le note le juriste José Woehrling à propos du Canada et du Québec : La laïcité, sous ce nom, n’est pas un principe traditionnellement reconnu en droit canadien et québécois. Par contre, un principe très similaire est reconnu en vertu des Chartes canadienne et québécoise ; c’est le principe de neutralité religieuse de l’État. Ce principe empêche l’État de privilégier ou de défavoriser une religion par rapport aux autres, ou encore de favoriser ou de défavoriser les convictions religieuses par rapport aux convictions non religieuses6.
Dans une optique similaire, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) affirmait, dans un communiqué émis lors de la création de la Commission sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, que les institutions étatiques étaient largement laïcisées depuis la Révolution 6. Woehrling, J., « Les fondements et les limites de l’accommodement raisonnable en milieu scolaire », dans L’école publique et la diversité religieuse. Normes et pratiques, M. McAndrew et autres (dir.), Montréal, Fides, 2008, p. 48-49.
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tranquille, mais que « paradoxalement, au Québec et au Canada, contrairement à la France, le rapport entre l’État et les religions ne repose pas sur une norme juridique de laïcité. L’État a néanmoins une obligation juridique de neutralité religieuse, qui découle de la liberté de conscience et de religion protégée par les Chartes7 ». L’exigence de neutralité se trouve affirmée depuis plusieurs décennies par la jurisprudence. À ce principe s’en ajoute un autre, tout aussi normatif dans les jugements de cour, soit la séparation des Églises et de l’État. Ainsi, en 1953, dans l’affaire Saumur c. Ville de Québec, la Cour suprême du Canada entendait la cause d’un Témoin de Jéhovah qui avait été appréhendé et condamné pour avoir distribué des brochures dans la ville de Québec sans avoir obtenu de permis à cet effet. Le jugement rendu, favorable au demandeur, rappelle clairement qu’il n’y a pas de religion d’État, situation fortement corrélée à la liberté de religion : « bien que nous n’ayons rien qui ressemble à une Église d’État, il est hors de doute que la possibilité d’affirmer sans contrainte sa croyance religieuse et de la propager, à titre personnel ou grâce à des institutions, demeure, du point de vue constitutionnel, de la plus grande importance pour tout le Dominion8 ». Dans le même ordre d’idée, dans l’arrêt Chaput c. Romain [1955]9, M. le Juge Taschereau déclare : « [d]ans notre pays, il n’existe pas de religion d’État ». Ces affirmations semblent aller à l’encontre d’une représentation sociale tenace, celle du pouvoir politique séculaire du catholicisme, qui a donné cours à des expressions telles que « régime de chrétienté » ou « chape de plomb de l’Église ». Pourtant, l’Église catholique n’a jamais été structurellement liée au pouvoir politique. Sa présence dans les instances étatiques s’est cantonnée dans la sphère de l’éducation, en rapport avec le régime confessionnel qui a été aboli en 2000. Indéniablement, l’Église catholique a toujours tenté d’infléchir les normes collectives, mais cette volonté d’influence de la hiérarchie catholique dans le jeu des forces sociales me paraît souvent confondue avec l’institutionnalisation d’une sphère politique relativement autonome, comme en témoignent les nombreuses décisions politiques et juridiques contredisant les prétentions de l’Église
7. CDPDJ, (2007), Une discussion publique sur la place de la religion dans l’espace public québécois, Montréal, février, p. 3. 8. M. le Juge Rand, dans Saumur c. Ville de Québec, [1953] 2 R.C.S. 9. Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834, 840.
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tout au long du xixe et du xxe siècle10. La proclamation constitutionnelle de la laïcité dans les quelques pays qui ont eu recours à cet instrument juridique, comme la France ou la Turquie, résulte d’une situation historique différente : lorsque des autorités religieuses ont exercé pendant longtemps un réel pouvoir politique, en étant liées organiquement à celui-ci, la séparation de l’État et des Églises ne pouvait se faire sans un geste à caractère symbolique et normatif fort. Au Canada, la Conquête anglaise de 1759 a cassé le modèle d’alliance du Trône et de l’Autel prévalant dans l’Ancien régime, même si certains membres de l’épiscopat catholique ont préféré se représenter une continuité en cette matière, confondant leur volonté d’influence avec une participation effective au pouvoir politique11. La séparation des pouvoirs politique et religieux, l’absence de religion d’État, la neutralité et la laïcité, expressions que l’on retrouve dans la jurisprudence canadienne, sont formulées comme des exigences s’imposant à l’État et aux institutions publiques. Elles ne figurent pas comme des principes constitutionnels qui détermineraient en surplomb la hiérarchie des valeurs. Les principes de neutralité et de séparation apparaissent en quelque sorte subordonnés à des droits reconnus comme fondamentaux par la Cour, soit la liberté de conscience et de religion et l’égalité. Il s’agit d’un aspect notoire de l’articulation des principes laïques dans la jurisprudence canadienne. Les valeurs démocratiques de tolérance et de diversité religieuse et culturelle imposent l’exigence de la neutralité étatique. En ce sens, dans le jugement Chamberlain, le juge en chef McLachlin (et la majorité de la Cour) lie ainsi l’exigence de laïcité à la reconnaissance et au respect de la diversité : L’exigence de laïcité fait en sorte que nul ne peut invoquer les convictions religieuses des uns pour écarter les valeurs des autres. [...] Les convictions religieuses qui interdisent la reconnaissance et le respect des membres d’un groupe minoritaire ne peuvent être invoquées pour exclure le point de vue minoritaire. Ce principe est juste envers les deux groupes, en ce qu’il garantit à chacun autant de reconnaissance 10. C’est la thèse que je défends dans mon ouvrage Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec, coll. Bibliothèque des Hautes Études / Sorbonne, Turhnout, Brepols Publishers, 2002. Notamment, des éléments nourrissant graduellement un processus de laïcisation ont pris place dans l’aménagement social dès le xviiie siècle, alors que la première constitution, l’Acte de Québec (1774), reconnaît la liberté de culte aux catholiques et abolit le serment du Test qu’ils devaient prêter pour l’accès aux fonctions publiques, déliant ainsi les conditions d’appartenance religieuse de l’appartenance politique. 11. L’anglicanisme, malgré son statut privilégié, n’a jamais joué un rôle politique majeur et tout privilège économique lui a été retiré par une loi en 1854.
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qu’il peut logiquement exiger tout en accordant aux autres la même reconnaissance 12.
À cet aspect normatif du respect des libertés et droits fondamentaux s’ajoute une interprétation de la croyance qui amène encore une fois la Cour Suprême à arguer la nécessaire neutralité de l’État : la conception personnelle et subjective de la croyance qui doit être évaluée selon la perspective de la sincérité du croyant. L’État doit s’imposer une stricte restriction à l’égard du contenu des croyances religieuses, basée sur une sorte d’incompétence en matière d’interprétation ou d’évaluation des contenus dogmatiques : L’État n’est pas en mesure d’agir comme arbitre des dogmes religieux, et il ne devrait pas le devenir [...] Une croyance sincère s’entend simplement d’une croyance honnête et le tribunal doit s’assurer que la croyance religieuse invoquée est avancée de bonne foi, qu’elle n’est ni fictive ni arbitraire et qu’elle ne constitue pas un artifice. L’appréciation de la sincérité est une question de fait qui repose sur des critères, notamment la crédibilité du témoignage13.
L’exigence de neutralité, équivalent fonctionnel de la laïcité sur le plan juridique canadien, renvoie donc à deux fondements normatifs : d’une part, l’État ne peut pas privilégier ou défavoriser une religion par rapport aux autres et d’autre part, il ne peut interpréter, évaluer ou arbitrer un dogme religieux ou la croyance d’un individu, lesquels sont considérés selon une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion.
1.3 Le Préambule de la Constitution contredit-il toute prétention laïque de l’État ? Un élément juridique semble s’inscrire en faux contre la laïcité de l’État. Il s’agit du Préambule de la Constitution canadienne (dans laquelle est enchâssée la Charte canadienne des droits de la personne) qui se lit comme suit : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit. » Les raisons qui ont présidé à l’introduction de cette référence restent assez vagues, outre le fait que l’on sache que des groupes protestants et des députés du parti conservateur y étaient favorables. 12. Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] CSC, paragraphe 19. Dans le jugement de la cour, le terme secularism, extrait du School Act de la Colombie-Britannique, est traduit en français par laïcité. 13. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] CSC 47, p. 3.
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Deux jugements rendus par la Cour fédérale ont fourni l’interprétation suivante de la la portée de cette référence : ce principe empêche le Canada de devenir un État athée, mais ne l’empêche pas d’être un État laïque, c’est-à-dire un État qui ne s’occupe pas de religion14. Notamment dans O’Sullivan c. M.R.N., le juge Muldoon exprime ce qui suit : En inscrivant la reconnaissance de la suprématie de Dieu dans la Constitution du Canada, a-t-on voulu faire du Canada une théocratie ? Certainement pas. Si cette expression avait été inscrite il y a un siècle ou plus, on aurait pu en conclure que le Canada était un État ou un royaume chrétien. […] la reconnaissance de la suprématie de Dieu signifie qu’à moins que la Constitution ne soit modifiée ou tant qu’elle ne l’aura pas été, le Canada ne peut devenir un État officiellement athée, comme l’était l’Union des républiques socialistes soviétiques. La Cour considère que le Canada en tant qu’État laïque ne s’occupe tout simplement pas de conscience et de religion, à une exception près, fondée sur la raison pure. Cette exception oblige l’État à intervenir pour empêcher que la mise en pratique ou l’expression de la conscience et de la religion fasse du tort à autrui physiquement ou mentalement, ou porte atteinte aux droits garantis à autrui par la Constitution. […] De fait, c’est l’inscription dans la Constitution de ces libertés très disparates qui établit le caractère intrinsèquement laïque de l’État canadien.
À ce jour, la première partie du Préambule n’a jamais été utilisée par la Cour suprême pour soutenir ses interprétations à l’occasion des jugements prononcés. D’un point de vue sociologique tout au moins, il paraît excessif d’affirmer que l’État ne peut être considéré comme laïque à cause de la référence à Dieu inscrite dans le Préambule de la Constitution. D’une part, parce que les droits fondamentaux et notamment l’égalité sont garantis à tous les citoyens et que les normes collectives se trouvent définies de manière indépendante des Églises. D’autre part, si la laïcité étatique était conditionnelle à l’absence de tout type de transaction politique ou symbolique avec le religieux, la France ne saurait être considérée comme laïque, avec son concordat en Alsace, l’entretien de la majorité des édifices cultuels aux frais de l’État ou le fait que le ministre de l’Intérieur soit également ministre des Cultes. On pense aussi aux États-Unis, où malgré la séparation des pouvoirs, un déisme institutionnel colore 14. O’Sullivan c. M.R.N., [1992] ; Baquial c. Canada (M.E.I.) [1995] 28 C.R.R. (2d) D-4 ; je souligne.
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toute la sphère publique, depuis les inscriptions sur les billets de banque jusqu’aux conclusions rituelles des discours officiels de tous les présidents15.
2. La laïcité et le monde scolaire : lenteurs et résistances Les deux jugements précités, Saumur et Chaput dans les années 1950, concernaient la liberté de religion, mais on constate toutefois que pendant un siècle, précisément de 1897 à 1997, les débats poli tiques qui abordent l’un ou l’autre des principes laïques concernent quasi exclusivement l’école. Les termes laïcité ou laïcisation semblent inéluctablement cloisonnés dans leur référence (négative le plus souvent) à la France. On le sait, la fin du xixe siècle consacre la laïcisation de l’école en France (1882), laquelle devenait, tel que voulu par Jules Ferry, « gratuite, laïque et obligatoire16 ». Comme l’explique l’historien Jean Baubérot, un lien étroit unit le caractère obligatoire de l’instruction et la laïcité : pour que la liberté de conscience de tous les élèves soit préservée dans un tel contexte obligé, celui-ci se devait de n’être soumis à aucune norme religieuse, d’où la nécessité du caractère laïque de l’école. Cette situation aura nécessairement des échos au Québec. La conséquence inévitable du fait d’aborder la laïcisation au Québec était bien la remise en question de l’autorité des Églises sur le système scolaire, mais cette brèche ouvrait un spectre plus large de questionnements à propos de réalités sociales et institutionnelles : l’égalité de traitement des groupes religieux, l’intégration des immigrants aux écoles franco-catholiques et la neutralité de l’État.
2.1 Le spectre de la laïcité française En 1897, le premier ministre libéral Félix-Gabriel Marchand arrive au pouvoir avec l’intention de réformer le système d’éducation qui lui apparaît trop confessionnel et peu efficace. Le Québec compte alors le plus haut taux d’illettrés au Canada, surtout dans la population francophone. Marchand présente un projet de loi qui renforce15. Voir, entre autres, E. Zoller (2005), « La laïcité aux États-Unis ou la séparation des Églises et de l’État dans la société pluraliste », La conception américaine de la laïcité, E. Zoller (dir.), Paris, Dalloz, p. 3-32. 16. Baubérot, J. (2007), Les laïcités dans le monde, op cit., p. 41.
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rait le pouvoir de l’État sur le monde scolaire17. La question du rôle accru de l’État en éducation soulevait directement celle de la laïcité, et ce, sous trois aspects. D’abord, la création d’une instance étatique et non confessionnelle pour gérer le monde scolaire (ministère de l’Éducation), ensuite l’obligation scolaire (adoptée en France à la même époque) et enfin, la demande de classes ou d’écoles séparées pour des groupes autres que chrétiens (selon le recensement de 1871, le Québec comptait déjà plus de 40 groupes religieux différents). Tout aménagement qui aurait privilégié une plus grande intervention de l’État, un accès obligatoire pour tous les enfants à l’école publique et un traitement égal des différentes confessions ne pouvait que remettre en question la légitimité du régime biconfessionnel (catholique et protestant) consacré en 1867 et, corollairement, ouvrir la voie à une laïcisation du système d’éducation comme ce fut le cas en France. Pour la hiérarchie catholique, la laïcité paraît alors un spectre lointain, mais pouvant rapidement, comme une épée de Damoclès, anéantir l’autorité de l’Église sur le système scolaire au Québec. Pour cette raison, l’épiscopat s’est opposé avec vigueur à toute réforme ou entente qui aurait permis à d’autres groupes religieux de revendiquer des droits particuliers en éducation, car elle craignait que l’État opte dans ce cas pour un aménagement dont le principe organisateur aurait été la neutralité scolaire. La prise en compte de la pluralité entraînerait l’obligation de neutralité étatique, amorçant ainsi le processus de laïcisation. L’obligation scolaire soulevait également le risque de la laïcité. En 1902, un groupe de citoyens fonde la Ligue de l’enseignement et demande l’instruction obligatoire. Ses opposants, Mgr Bruchési en tête, dénoncent cette ligue comme étant une organisation maçonnique qui fait précisément la promotion de l’école de Ferry, soit l’école « laïque, obligatoire et gratuite18 ». Le projet de Marchand fut adopté à l’Assemblée législative, mais il se trouva rejeté à 13 voix contre 9 par le Conseil législatif, où les conservateurs, alliés des évêques, étaient majoritaires. Il faudra attendre plus de soixante ans avant que le statu quo soit à nouveau remis en question.
17. Linteau, P.-A., R. Durocher et J.-C. Robert (1979), Histoire du Québec contemporain. De la Confédération à la crise (1867-1929), Montréal, Boréal Express, p. 526-528. 18. Idem, p. 531.
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2.2 Les avancées et les contradictions du Rapport Parent (1963) La Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, instituée par une loi en mars 1961, a représenté le plus grand chantier de réflexion sur l’école dans l’histoire québécoise. Le Rapport Parent (du nom de son président, Mgr AlphonseMarie Parent), publié en cinq volumes entre 1963 et 1966, a largement abordé la question de l’école confessionnelle. Dans le contexte de changement de la Révolution tranquille, on pourrait alors s’attendre à ce que la laïcité soit à l’ordre du jour des travaux de la Commission. Pourtant, le rapport n’évoque qu’à deux reprises les termes relatifs à la laïcisation. Il s’agit d’abord de lever une objection relative au présumé « danger de la laïcisation », ce qui indique déjà l’orientation idéologique du rapport : « On oublie qu’on ne pourra jamais laïciser l’école, dans un régime vraiment démocratique, tant que la majorité n’en aura pas décidé ainsi19. » Une crainte d’ingérence de l’État dans la problématique confessionnelle est manifeste dans le Rapport Parent, dans lequel la démocratie correspond strictement à la volonté de la majorité : La population majoritaire représente une garantie contre un gouvernement qui voudrait laïciser le système scolaire sans elle, cependant, que ceux qui s’appuient sur des outils juridiques ne s’illusionnent pas : le jour où la population voudra laïciser, l’État ne pourra plus nous protéger contre ce raz de marée.
La conception du processus de laïcisation s’ancre moins dans les droits à l’égalité et à la liberté de conscience que dans le pouvoir majoritaire, aspect démocratique qui amoindrit l’idéal laïque en tant que garantie du respect de la diversité. Ensuite, une brève allusion est faite au laïcisme : « L’enseignement non confessionnel ne doit pas être identifié au laïcisme militant du xixe siècle20 ». Cette parcimonie dans l’usage des mots relatifs à la laïcité contraste avec les principes sur lesquels prend appui le rapport et qui ont pourtant directement à voir avec trois éléments normatifs déterminants au regard de tout processus de laïcisation. Il s’agit de la question de la neutralité de l’État (déjà en vigueur dans d’autres domaines, mais non en éducation), de la liberté de conscience (assurée depuis la Loi sur la liberté 19. [Commission Parent] Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (1963). Rapport, Québec, Gouvernement du Québec, vol. 1, art. 127. 20. [Commission Parent] Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (1966). Rapport, Québec, Gouvernement du Québec, vol. 4, art. 133.
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des cultes de 1851, mais dont l’application restait problématique dans le système scolaire, exclusivement catholique et protestant) et du pluralisme de la société qui obligeait « à envisager la confessionnalité de l’enseignement public dans des perspectives nouvelles21 ». Qu’en estil de ces principes, abordés dans la seconde tranche du Rapport Parent ? Neutralité, liberté et pluralisme Les commissaires fondent leurs réflexions sur une philosophie politique qui s’ancre dans un principe laïque, soit la neutralité de l’État : Dans un pays de pluralisme religieux, l’État doit accorder un traitement égal à toutes les Églises et à toutes les religions en tant qu’institutions, aux croyants et aux incroyants en tant que citoyens libres, responsables et égaux. [...] il importe que la politique de l’État [...] soit fondée en principe et dans les faits sur la neutralité en matière religieuse22.
La liberté religieuse, parfois désignée comme la liberté de conscience et de religion dans le Rapport Parent (bien qu’il ne s’agisse pas exactement de la même réalité, puisque la liberté religieuse est puisée dans le vocabulaire de l’Église catholique et la liberté de conscience et de religion, dans la terminologie juridique), se trouve également incluse dans les considérations dont doit tenir compte la gouvernance politique. À ce propos, le Rapport considère que : « L’État et toute société doivent reconnaître à chaque personne le droit de rechercher librement et de façon responsable la vérité en matière religieuse, de faire ses propres options, de pratiquer une religion ou de n’en pratiquer aucune [...]. Dans cette démarche, personne ne doit être forcé d’une façon ou de l’autre d’aller contre sa conscience, ni empêché d’agir selon sa conscience23. » La diversité, déjà bien présente dans la société québécoise des années 1960, est souvent évoquée dans l’argumentaire du Rapport Parent. On y affirme qu’il faut tenir compte « du caractère pluraliste, au point de vue religieux, que prend maintenant le Québec [...] des parents ne partageant pas ou ne partageant plus la foi catholique ou la foi protestante ou n’appartenant à aucune religion demandent pour leurs enfants des établissements non confessionnels et l’exemp21. Idem, art. 59. 22. Idem, art. 51 ; je souligne. 23. Idem, art. 52 ; je souligne.
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tion de l’enseignement religieux24 [...] ». On peut y lire également que le « système scolaire tiendra compte de la diversité religieuse de la population dans l’organisation des écoles et dans l’enseignement. Il sera fondé sur l’acceptation franche et ouverte des différentes options religieuses et des répercussions qu’elles peuvent avoir dans l’éducation25 ». On évoque alors un aménagement d’une « confessionnalité large », apte à inclure la diversité et le Rapport recommande la mise en place d’un secteur non confessionnel (qui ne sera jamais qualifié de laïque) : Le pluralisme religieux de la société requiert de chacun, croyant ou incroyant, un respect des opinions d’autrui, fondé sur la reconnaissance de la liberté et de la dignité de la personne humaine. C’est en nous appuyant sur ces principes que nous recommandons d’organiser un enseignement non confessionnel chaque fois qu’un nombre suffisant de parents en feront la demande26.
Cette recommandation, malgré la cohérence de ses assises normatives, reste un principe vertueux tant l’aménagement paraît difficilement réalisable, achoppant au principe du « nombre suffisant », qui supposerait une concentration géographique impossible à atteindre dans une société vraiment pluraliste. Une conclusion contradictoire Dans les faits, toutes les conséquences, qui auraient ouvert la voie à la laïcisation, n’ont pas été tirées de ces principes normatifs, d’abord dans les recommandations mêmes du Rapport Parent, puis dans les lois adoptées afin de mettre en œuvre les recommandations. En fait, l’absence même de remise en question de la configuration confessionnelle du système scolaire contraste avec le caractère très novateur des principes devant présider à cet immense chantier scolaire que l’on a voulu moderne et adapté à la diversité, déjà admise comme une réalité sociale incontournable et dont il fallait tenir compte. Si des changements majeurs s’imposent dans le système scolaire, la continuité en matière confessionnelle pour les traditions catholique et protestante est paradoxalement justifiée par la « tradition centenaire » de l’enseignement confessionnel27 : 24. 25. 26. 27.
Idem, art. 100. Idem, art. 112 ; je souligne. Idem, art. 60 ; je souligne. La première version du bill 60 (8 juillet 1963), qui ne prévoyait pas une place importante aux instances religieuses catholiques et protestantes au sein de l’appareil étatique (malgré
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Le caractère confessionnel de l’enseignement s’appuie sur une tradition centenaire et nombre de mémoires nous ont recommandé de le maintenir [...]. Nous croyons cependant que le principe des droits égaux de tous les citoyens à l’éducation n’implique pas une atteinte aux bénéfices accordés actuellement aux catholiques et aux protestants. C’est ce qui nous amène à recommander le maintien d’un Comité catholique et d’un Comité protestant28.
Les principes laïques, soit la neutralité, la liberté de conscience et de religion et l’égalité de traitement en cette matière, apparaissent subordonnés aux volontés de la majorité et posent des limites importantes à la pleine gouvernance de l’État en éducation. Tout se passe comme si la laïcité demeurait de l’ordre du privilège qu’une majorité déciderait, quand bon lui semble, d’accorder à quelques minorités. La laïcité sera néanmoins promue auprès du gouvernement et de la commission, quoique vainement, par une association de la société civile, le Mouvement laïque de langue française29.
2.3 Les changements sociaux appelant une laïcité scolaire Le Mouvement laïque de langue française Au début des années 1960 se forme pour la première fois un groupe se donnant pour mission de promouvoir explicitement la laïcité : le Mouvement laïque de langue française (MLLF), fondé le 8 avril 1961, lors d’un congrès réunissant des individus « de toutes les familles spirituelles ». Ce groupe rassemblait principalement des intellectuels, le plus souvent acteurs dans le déploiement de la modernisation que connaît alors le Québec. Il comptera quelques
les recommandations du Rapport Parent), fut considérée par les opposants comme « antidémocratique ». Ces opposants (les évêques catholiques en tête) craignaient que la règle de la majorité ne fasse glisser le système scolaire vers la laïcisation. Cette majorité était pourtant, ironiquement, bel et bien catholique. Le nouveau bill 60, déposé par le gouvernement six mois plus tard, dessinait une configuration institutionnelle, préalablement approuvée par l’épiscopat. Voir à ce propos G. Dion (1967). Le bill 60 et la société québécoise, Montréal, Éditions Hurtubises HMH, chapitre 3. 28. Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (1963). Rapport, Québec, gouvernement du Québec, vol. 1, art. 196. 29. Je trouve pertinent d’aborder la position de ce mouvement, faisant ici une exception dans le corpus analysé, puisqu’il fut à l’époque le principal défenseur explicite des principes laïques.
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milliers de membres vers 196330. Le MLLF ne se présentait pas comme antireligieux ni comme anticlérical. Le MLLF affirmait : « La laïcité se fera avec les chrétiens ou elle ne se fera pas. » Il fallait « non pas se résigner à l’état laïque », mais y collaborer comme à « l’achèvement de la démocratie31 ». Les principes et les buts inscrits dans sa charte visaient le respect de toutes les idéologies, doctrines et opinions, excluant « formellement toute forme de discrimination ou d’intolérance » et « l’établissement de la laïcité, c’est-à-dire de la non-confessionnalité, dans les institutions politiques », notamment « d’un secteur scolaire laïque, c’est-à-dire non confessionnel, égal en droit et parallèle au secteur multiconfessionnel déjà existant32 ». C’était la seule avancée envisageable dans la rigidité structurelle du système confessionnel. Ce secteur ne verra jamais le jour. On remarque que l’utilisation des termes laïcité ou laïque nécessite une synonymie : « c’est-à-dire non confessionnel ». Le MLLF n’a pas créé un courant idéologique laïque à l’échelle sociale, mais s’est trouvé à donner une voix à ceux qui voulaient promouvoir les principes laïques. L’intérêt de son argumentation réside surtout dans le fait qu’elle donne un contenu à la laïcité, fondé sur une conception des droits, inspirée de la Déclaration canadienne des droits (1960), notamment en ce qui concerne la liberté de conscience et l’égalité des citoyens. La laïcité que préconise alors le MLLF comporte deux conceptions qui se superposent. La première définit la laïcité comme une famille « spirituelle » possédant des droits égaux aux confessions religieuses : ce groupe de pensée est donc en droit de réclamer un secteur d’éducation non confessionnel, parallèle au double système confessionnel en place33. La seconde acception caractérise la laïcité comme un cadre normatif rendant possible l’exercice plein et entier de la démocratie, ce qui exige que l’État puisse assurer l’égalité de tous les citoyens en matière de liberté de conscience et de religion. L’un des membres du Mouvement décrivait en ce sens cette conception plus normative de la laïcité : « [l]a laïcité, c’est tout simplement le consen30. Rochon, G. (1971), Le Mouvement laïque de langue française (M.L.F.) et la question scolaire : 1961-1969. Analyse d’un groupe de pression, mémoire de maîtrise en sciences sociales (sciences politiques), Montréal, Université de Montréal, p. 34. 31. Blain, M. (1961), « Situation de la laïcité », dans L’école laïque, Montréal, Éditions du Jour, p. 53. 32. Mackay, J. (1961), « Position du Mouvement laïque de langue française », dans L’école laïque, Montréal, Éditions du Jour, p. 20 ; je souligne. 33. Ibid.
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tement du citoyen, croyant et incroyant, à l’arbitrage garanti et institutionnalisé, par l’État, entre l’Église et la nation, de deux libertés indissociables, la liberté intérieure de l’acte de foi, et la liberté civile de religion34 ». Selon le MLLF, certains aspects du contexte social rendaient nécessaire la laïcité. Les minorités se retrouvaient alors massivement dans les écoles protestantes anglophones (plus séculières et accueillantes à la diversité que les écoles franco-catholiques), c’est-àdire qu’elles se joignaient à la minorité anglophone. Elles devaient plutôt se solidariser avec la majorité canadienne-française, mouvement auquel la confessionnalité scolaire catholique faisait obstacle. Des écoles « neutres » auraient, dans la perspective du MLLF, constitué des foyers d’intégration francophones. Il est clair que la question nationale croisait alors nettement la question de la laïcité : s’il y avait bien une prise en considération de la diversité, ce ne semble pas une valorisation du pluralisme qui soit première, mais bien un dessein d’intégration de cette diversité à la majorité francophone. Après une radicalisation plus laïciste, vers 1966, le MLLF a été dissous en 1968. Il semblait alors difficile de continuer le combat pour l’établissement d’une école laïque, alors que la récente réforme de l’éducation avait, en bonne partie, maintenu les garanties du système confessionnel et que les membres mêmes du Mouvement préféraient désormais se consacrer à des problèmes politiques liés plus précisément au nationalisme québécois. Le Mouvement laïque québécois Un autre mouvement, à tendance plus laïciste, voit le jour en 1981 : le Mouvement laïque québécois (MLQ). Ce mouvement est directement issu d’une association de parents qui s’était formée en 1976 afin de faire valoir le droit des enfants à l’exemption de l’enseignement religieux (Association québécoise pour l’application du droit à l’exemption de l’enseignement religieux). Le MLQ continue la lutte qui avait été entreprise par le MLLF pour que le système scolaire soit laïcisé, mais il élargit rapidement ses objectifs à d’autres domaines qui mettent en question les principes laïques, notamment la liberté de conscience. Le MLQ se présente comme un organisme « dont la raison d’être est la défense de la liberté de conscience, la séparation des Églises et de l’État et la laïcisation des institutions 34. Blain, M. (1961), op. cit, p. 52.
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ubliques ». Le MLQ prône à la fois une conception de la laïcité en p tant que garantie par l’État de la diversité des choix moraux des individus et une conception restrictive des manifestations du religieux dans la sphère publique (institutionnelle), mais aussi, jusque dans l’espace public (il s’est opposé vivement à l’installation d’un erouv dans le quartier des juifs orthodoxes d’Outremont). La stricte laïcisation de toutes les institutions (selon une conception radicale de la séparation de l’Église et de l’État), au premier chef l’école, devient l’une des principales batailles du mouvement, quoiqu’il soit intervenu sur différentes questions sociales concernant les principes constitutifs de la laïcité35. Résistances conceptuelles Ces deux mouvements n’ont pas réussi à diffuser leur conception de la laïcité dans la société québécoise, notamment dans les organes politiques ou les organismes de la société civile qui ne se réfèrent pas à leurs écrits et ne semblent pas voir dans la rhétorique de leur militance une voie d’aménagement de la diversité. Tout se passe comme si des mouvements militant pour la laïcité demeuraient, dans la perception sociale, trop étroitement associés au « laïcisme » français. C’est ainsi qu’en 1981, le Conseil supérieur de l’éducation publie, pour la première fois, un avis portant spécifiquement sur la confessionnalité scolaire36. Silence sur le terme laïcité, alors que le MLQ vient pourtant d’être créé et en appelle à la laïcité scolaire. Même le terme « déconfessionnalisation » est, selon le Conseil, perçu négativement : « [l]e mot « dé-confessionnalisation » et la réalité qu’il semble porter font peur à tout le monde. Chacun se demande ce qu’il va perdre avec ce « dé ». Les attentes de la population révèlent clairement que les gens ne veulent pas perdre des choses mais en gagner37 ». Néanmoins, la problématique de la « déconfessionnalisation » de l’enseignement et des structures scolaires se voit liée au respect du pluralisme et des droits et libertés de tous les citoyens. Dans ce document, le terme neutralité semble mobilisé comme un synonyme de la laïcité, mais dans son sens radical, c’est-à-dire une éviction complète 35. Voir le site www.mlq.qc.ca 36. Conseil supérieur de l’Éducation (1981), La confessionnalité scolaire. Recommandation au ministre de l’Éducation, Québec, gouvernement du Québec, 85 p. 37. Idem, p. 20.
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de la religion du curriculum et des structures scolaires : « [l]e comité connaissait l’éventail des positions qui oscillent entre deux extrêmes au Québec : le renforcement de la confessionnalité actuelle et la neutralité absolue38 ». Le Conseil ajoute que « [c]eux qui, pour le respect plénier de leurs droits, veulent une école publique, laïque ou neutre, n’attendent pas une telle solution dans un avenir rapproché39 ». Bref, en 1981, la laïcité demeure une notion qui n’a pas été promue par les organismes-conseils du gouvernement.
3. Une conception de la laïcité comme condition d’ouverture au pluralisme Il faut attendre les années 1990 pour que survienne un changement de cap et que la notion de laïcité fasse son apparition dans des documents publics émanant d’organismes-conseils du gouvernement. L’analyse des principaux documents qui ont influencé les politiques publiques depuis cette époque témoigne d’un aspect majeur : la laïcité ou la laïcisation apparaissent désormais comme des notions associées à des aménagements institutionnels nécessaires pour que la société québécoise soit ouverte à la diversité, respectueuse des droits fondamentaux et ainsi, plus inclusive de tous les citoyens d’appartenances culturelles ou religieuses diversifiées. Les fondements normatifs associés à la laïcité se déplacent donc de la seule opposition à la confessionnalité vers une conception faisant une part plus déterminante à une philosophie du pluralisme. Deux domaines de la nouvelle donne sociale viennent irriguer de manière plus déterminante cette conception de la laïcité et facilitent sans doute l’usage du terme lui-même : le champ des droits de la personne (les chartes québécoise et canadienne des droits de la personne ont été adoptées à ce moment) et la diversité religieuse et morale croissantes dans les institutions publiques. La première étude repérée qui recourt à la notion de laïcité dans une perspective politique est celle du Conseil des communautés culturelles et de l’immigration, en 1993. Malgré la frilosité qui réfrène l’utilisation générale de la notion de laïcité, le Conseil, dans une étude présentée à la ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration définit ainsi la laïcité : « [u]n troisième aspect de la modernité est la séparation des domaines du profane et du sacré. 38. Idem, p. 5. 39. Idem, p. 23.
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Dans la tradition politique moderne, ce principe de laïcité prend la forme de l’indépendance de l’État et des religions ; l’État est neutre en lui-même sur le plan religieux40 ». La séparation structurelle de l’État et des religions tout comme la neutralité se trouvent énoncées comme principes liés à la modernité politique, indépendants du calque du modèle français.
3.1 La question scolaire encore au-devant de la scène Le monde scolaire, remis à l’ordre du jour pendant cette ériode, devient la principale pierre de touche des véritables évolup tions dans l’usage du terme laïcité. D’abord, à l’occasion d’un nouveau chantier de réflexion sur l’éducation, la Commission des États généraux sur l’éducation, le mot laïcité est utilisé, bien qu’uniquement dans le diagnostic de la situation. Les commissaires identifient alors simplement une prise de position polarisée par rapport à celle qui valorise le maintien de la confessionnalité scolaire dans la société civile : « [p]our l’essentiel, le chapitre 9 rappelle les arguments entendus, au cours des audiences, en faveur du maintien de la confessionnalité scolaire ou de son remplacement par la laïcité ». La société qualifiée de laïque dans le rapport final remet en question le système scolaire confessionnel, mais la principale section concernant cette problématique (2.9) se voit intitulée « Poursuivre la déconfessionnalisation du système scolaire ». On y lit : Les dispositions et dispositifs actuels qui servent de garantie en matière de confessionnalité établissent que la règle commune est celle du choix majoritaire des parents. Mais ces mécanismes se heurtent de plus en plus à la réalité d’une société pluraliste et laïque de fait et au projet de construire une école qui accueillerait tous les élèves indépendamment de leurs croyances, de leur appartenance ethnique ou culturelle et de la religion de leurs parents. [...] Il faut poursuivre la déconfessionnalisation du système d’éducation, ou, en d’autres termes, achever la séparation de l’Église et de l’État41.
La société serait laïque et l’école, à « déconfessionnaliser ». Les glissements sémantiques dans l’usage des notions sont notoires. Néan40. Conseil des communautés culturelles et de l’immigration (1993). Gérer la diversité dans un Québec francophone, démocratique et pluraliste. Principes de fond pour guider la recherche d’accommodements raisonnables, Étude complémentaire présentée à la ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration, Québec, décembre, p. 35. 41. Commission des États généraux sur l’éducation, Rénover notre système d’éducation : Exposé de la situation, Québec, ministère de l’Éducation, 1996, chapitre 9 ; je souligne. http ://www. mels.gouv.qc.ca/etat-gen/rapfinal/s2-9.htm#note50.
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moins, la laïcisation, quoique désignée par la déconfessionnalisation, représente l’aménagement institutionnel offrant le meilleur gage d’intégration du pluralisme et de partage des valeurs communes. C’est dire, encore une fois, à quel point le mot laïcité se voit, volontairement ou non, ignoré par des organismes qui délibèrent pourtant spécifiquement sur les principes qu’il implique.
3.2 Une laïcité affirmée... mais qu’il faut qualifier par son ouverture Nouvelle étape marquante au Québec dans le domaine de l’éducation : en 1997, le Groupe de travail sur la place de la religion à l’école42 est créé par la ministre de l’Éducation de l’époque, Mme Pauline Marois, dans le but d’examiner tous les aspects relatifs à la religion dans le monde scolaire. Ce groupe de travail a audacieusement intitulé son rapport final Laïcité et religions. Perspective nouvelle pour l’école québécoise43, et ce, malgré le fait que le terme paraissait encore lourdement connoté par ses opposants qui l’associaient volontiers à l’anticléricalisme français et malgré la frilosité manifeste des organismes militant pour la laïcisation44. Le terme « déconfessionnalisation » restait le terme le plus usuel dans les médias pendant tous les travaux du Groupe de travail. Toutefois, ce rapport a marqué un tournant majeur dans les débats publics et a sans aucun doute « autorisé » un usage moins circonspect du terme laïcité. Ce rapport a fourni un cadre terminologique, philosophique et juridique pour que se mette en place un véritable débat interprétatif sur les valeurs mises en cause par l’articulation entre la laïcité et les religions dans le monde scolaire. La laïcité, les droits fondamentaux, la neutralité de l’État et l’égalité des citoyens sont devenus les thèmes obligés du débat pour tous les acteurs, opposants comme sympathisants à la laïcité du système scolaire. Autrement dit, le rapport a vraiment imposé les thèmes d’un débat social qui mobilisait désormais une conception plus substantielle de la laïcité, en fournissant un argumentaire sur les droits et l’égalité, mais également sur les deux 42. J’ai été membre de ce groupe de travail. 43. Gouvernement du Québec, Laïcité et religions. Perspective nouvelle pour l’école québécoise, 1999, Québec. 44. La plus importante coalition militant pour la laïcisation du système scolaire que le Québec ait connu a pris soin de se désigner à l’époque « Coalition pour la déconfessionnalisation du système scolaire ». Elle réunissait tous les grands syndicats du Québec et des dizaines d’ONG, en plus des associations enseignantes et de directions d’établissement. La présidente de cette association était Mme Louise Laurin.
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autres principes constitutifs de la laïcité, la séparation des Églises et de l’État et la nécessaire neutralité45. Fait intéressant : le Groupe de travail, conscient de la connotation encore péjorative du terme, a jugé nécessaire d’accoler le qualificatif « ouverte46 » au mot laïcité pour définir le modèle d’aménagement recommandé. Pourtant, il en formulait une définition claire et simple, sans lien avec une quelconque idée de « fermeture ». Une prolepse fut même insérée au début du rapport : L’adjectif « laïque » désigne ce « qui est indépendant de toute confession religieuse » (Petit Robert). On constate donc que le mot « laïque » signifie exactement le contraire du mot « confessionnel ». C’est pourquoi nous utiliserons, tout au long de ce rapport, l’épithète « laïque » de préférence à celle de « non confessionnel ». Nous sommes conscients toutefois que la référence à la laïcité est souvent chargée de connotations idéologiques antireligieuses. Le lecteur comprendra que nous utilisons ce terme dans son acception commune sans y conférer aucune signification idéologique47.
Dans les débats et mémoires soumis lors de la commission parlementaire sur l’Éducation, laquelle a fait suite au dépôt du rapport, les citoyens et les associations de la société civile qui ont comparu se sont approprié le terme laïcité « ouverte » qu’avait énoncé le rapport, et ce, qu’ils y soient favorables ou non. Le rapport a accordé une grande importante aux droits et libertés fondamentales formulées dans les chartes de droits de la personne pour soutenir la conception de la laïcité scolaire que le Groupe mettait en avant. L’importance de la neutralité de l’État a également fait partie des arguments avancés pour recommander la laïcisation scolaire : La laïcité du système scolaire découle logiquement de l’application des droits fondamentaux garantis par les chartes : le droit à l’égalité, à la liberté de conscience et de religion et à la non-discrimination en fonction de ses opinions ou de ses options religieuses48 [...]. L’école laïque est conforme aux principes de la neutralité religieuse de l’État qui vise à garantir l’égalité fondamentale des citoyens49.
45. Milot, M. (2001), « La transformation des rapports entre l’État et l’Église au Québec », dans Éducation et francophonie, vol. XXIX, no 2, automne, p. 97. 46. Gouvernement du Québec, Laïcité et religions..., p. 145. 47. Idem, p. 17. 48. Idem, p. 142. 49. Idem, p. 196.
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Malgré cette formulation positive de la notion de laïcité, on peut s’étonner que le terme laïcisation n’apparaisse ni dans la loi 11850 qui a laïcisé toutes les structures scolaires ni dans l’énoncé politique qui en fit l’annonce. Pourtant, les initiatives tant parlementaires que gouvernementales s’inscrivaient manifestement dans la logique des recommandations du rapport Laïcité et religions. Il faut dire que la laïcisation signifiait, pour ses opposants, « sortir la religion des écoles » et que la question de l’enseignement religieux confessionnel demeurait non résolue. Sans doute le gouvernement a-t-il voulu ménager certaines susceptibilités.
3.3 La laïcité, une réalité institutionnelle avant d’être une réalité politique Après la loi 118 qui « déconfessionnalise » le système scolaire en 2000, marquant la dissolution des organes confessionnels au sein de l’État, les comités-conseils du gouvernement s’approprient aisément la notion de laïcité comme une composante de l’aménagement institutionnel. Leurs avis et recommandations au gouvernement témoignent d’une préoccupation de veiller à ce que la prise en compte de la diversité dans l’éducation et dans les institutions publiques soit cohérente avec la laïcité désormais reconnue comme principe d’aménagement, malgré le silence juridique et politique sur le terme lui-même. On trouve 114 occurrences du mot laïcité dans l’Avis du Comité sur les affaires religieuses (CAR)51 publié en 2003 et intitulé Rites et symboles religieux à l’école. Défis éducatifs et pistes d’avenir. Selon le Comité, si la laïcité n’est pas parvenue à une formulation politique et juridique explicite, « un processus de laïcisation à l’œuvre dans la société québécoise depuis fort longtemps52 ». Il invite à un effort de clarification de la notion qu’il définit par ses aspects fondamentaux : La mise en œuvre politique du double principe de neutralité : l’indépendance de l’État par rapport aux groupes de convictions et la liberté de ceux-ci par rapport au pouvoir politique. Deuxièmement se déploie la dimension des droits à l’égalité et à l’exercice de la liberté de
50. Loi modifiant diverses dispositions législatives dans le secteur de l’éducation concernant la confessionnalité, adoptée le 14 juin 2000 et entrée en vigueur le 1er juillet 2000. 51. Il s’agit d’un comité conseil rattaché au ministère de l’Éducation. 52. Comité sur les affaires religieuses (2003), Rites et symboles religieux à l’école. Défis éducatifs et pistes d’avenir, Avis au ministère de l’Éducation, Québec, Gouvernement du Québec, p. 16.
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conscience et de religion à l’intérieur de limites démocratiquement établies53.
L’année suivante, un autre comité-conseil du gouvernement, le Conseil des relations interculturelles (CRI), publie Laïcité et diversité religieuse : l’approche québécoise. Le Conseil articule étroitement la laïcité avec les exigences démocratiques, en insistant sur le fait que « [l]a notion de laïcité fait partie de la théorie de la démocratie, la laïcité de l’État et des institutions communes d’une société démocratique étant le garant du traitement pluraliste de la diversité religieuse (potentiellement vulnérable à la discrimination) en son sein54 ». Le CRI reconnaît la polémique entourant la notion de la laïcité, mais il en fournit une définition positive, liée aux exigences de neutralité de l’État : La laïcité décrit le résultat du processus de laïcisation. On peut la définir comme un aménagement progressif des institutions sociales et politiques concernant la diversité des préférences morales, religieuses et philosophiques des citoyens. Par cet aménagement, la liberté de conscience et de religion se trouve garantie par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne, et ce, sur la base de valeurs communes rendant possibles la rencontre et le dialogue55.
Le CRI souligne également que « la notion de laïcité fait partie de la théorie de la démocratie, la laïcité de l’État et des institutions communes d’une société démocratique étant le garant du traitement pluraliste de la diversité religieuse (potentiellement vulnérable à la discrimination) en son sein56 ». Puis le Comité sur les affaires religieuses recommande, dans un autre avis (2004), de tirer les conséquences nécessaires de la réalité laïque de l’école. Cet avis, étonnamment, ne fera aucune référence à la notion même de laïcité, se contentant de rappeler que l’école est désormais laïque, alors que l’avis de l’année précédente y recourait amplement : « Le Comité a déjà relevé ces lacunes et mentionné que de nouvelles orientations s’imposent [pour ces programmes] dans le contexte actuel de l’école laïque, commune et ouverte57. » 53. Idem, p. 22. 54. Conseil des relations interculturelles (2004), Laïcité et diversité religieuse : l’approche québécoise, Avis présenté à la ministre des Citoyens et de l’Immigration, Québec, 26 mars, p. 47. 55. Idem, p. 45. Le Conseil fait sien ici la définition de la laïcité que j’ai formulée par ailleurs (Milot, 2002, op cit, p. 34). 56. Idem, p. 47. 57. Comité sur les affaires religieuses (2004), Éduquer à la religion à l’école : enjeux actuels et pistes d’avenir, Avis au ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec, mars, p. 3-4.
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La Loi modifiant certaines dispositions législatives de nature confessionnelle dans le domaine de l’éducation (loi 95), adoptée le 15 juin 2005, annonce le remplacement des cours d’enseignement religieux confessionnel (catholique et protestant) par un cours obligatoire d’éthique et de culture religieuse à l’automne 2008. Aucune référence à la laïcité scolaire n’apparaît dans la loi ; on peut sans doute présumer que l’absence du terme dans le vocabulaire juridique incite à une certaine prudence. Plus étonnant, le document publié par le gouvernement du Québec pour expliquer la nouvelle orientation pédagogique, La mise en place d’un programme d’éthique et de culture religieuse. Une orientation d’avenir pour tous les jeunes du Québec, en 2005, ne comporte aucune mention des notions relatives à la laïcité scolaire. Pourtant, ce nouveau programme s’inscrit en cohérence avec les fondements normatifs justifiant la laïcisation récente de l’École. Tout au plus, une brève allusion est-elle faite à la « déconfessionnalisation58 ». Le Comité sur les affaires religieuses fait toutefois le point sur la nouvelle donne de la laïcité scolaire dans un document intitulé précisément La laïcité scolaire au Québec. Un nécessaire changement de culture institutionnelle (2006). Le terme n’est manifestement plus tabou et sert à décrire le sens du processus de laïcisation survenu de 2000 à 2005 dans le monde scolaire. On trouve 96 occurrences du mot laïcité au fil des 64 pages de l’Avis59. Principe d’aménagement nécessaire de la diversité dans une société pluraliste, la laïcité est même conçue comme une composante dans l’évolution de la société québécoise : Le Comité estime que le modèle de laïcité ouverte contribuera à faire de l’école publique un vecteur important dans la construction du Québec de demain. Ce modèle traduit, en effet, un socle de valeurs chères aux sociétés démocratiques : vivre-ensemble, équité, ouverture à l’égard de l’autre, inclusion, tolérance, solidarité, pluralisme, etc. Encore faut-il que ce modèle soit bien saisi par ceux et celles qui font l’école60.
58. Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (2005). La mise en place d’un programme d’éthique et de culture religieuse. Une orientation d’avenir pour tous les jeunes du Québec, Québec, Gouvernement du Québec, p. 6. 59. Comité sur les affaires religieuses (2006), La laïcité scolaire au Québec. Un nécessaire changement de culture institutionnelle, Avis au ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec, octobre, 64 p. 60. Idem, p. 47.
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Bref, plusieurs comités-conseils du gouvernement ont largement utilisé la notion de laïcité depuis 199961, mais il est remarquable qu’aucun document émanant directement du gouvernement ou du Parlement n’aura, jusqu’en 2007 inclusivement, fait mention des mots laïcité ou laïcisation, ni des principes opératoires comme la neutralité et la séparation. Une seule exception à ce silence terminologique : le document Apprendre le Québec, destiné aux seuls candidats à l’immigration, produit précisément par le ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles (MICC). Dans les nombreuses publications du MICC, qui abordent amplement la prise en compte de la diversité et énoncent plusieurs recommandations pour faciliter l’intégration des immigrants, on ne retrouve aucune mention de la laïcité. Par exemple, dans l’important document Au Québec, pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration, souvent qualifié de « contrat moral » du citoyen québécois, on ne trouve aucune référence à la laïcité ou à la laïcisation. On peut faire l’hypothèse que la laïcité étant absente du droit et de tout énoncé politique, les ministères affichent une certaine réserve à l’égard de l’utilisation du terme. Toutefois, dans cette tradition de réserve, on est surpris par une allusion à l’État laïque inscrite en 2007 dans le guide Apprendre le Québec, dans la section intitulée « Connaître les valeurs et les fondements de la société québécoise ». L’une des « valeurs » du Québec s’énonce précisément comme suit : « L’État est laïque. L’indépendance des pouvoirs politiques et religieux est une valeur fondamentale de la société québécoise62. » Dans ce document, le gouvernement, par la voie de l’un de ses ministères, se trouve donc à affirmer la laïcité étatique. Compte tenu de la nature du document, on a l’impression que cette affirmation fait plutôt fonction de mise en garde à l’intention des seuls candidats à l’immigration. La laïcité serait-elle une réalité pour les « autres » ?
61. Je n’ai pas retenu les Avis de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse qui s’est prononcée à maintes reprises sur la question de la diversité religieuse, car la laïcité ne faisant pas partie explicitement du droit, la Commission ne recourt pas à cette notion. 62. Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, Apprendre le Québec. Guide pour réussir mon intégration, Québec, gouvernement du Québec, p. 11 ; je souligne.
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4. Les tensions au sein des conceptions de la laïcité : la crise des accommodements raisonnables La laïcité devient un véritable sujet de débat public à l’occasion de quelques phénomènes survenus dans la sphère publique et qui seraient demeurés de l’ordre de fait divers s’ils n’avaient connu une inepte médiatisation. Des situations de nature diverse associées souvent erronément aux accommodements raisonnables ont fait la manchette quasi quotidiennement et ont nourri un imaginaire collectif, promptement soutenu par quelques politiciens. Pour ces derniers et une partie de la population, les membres de minorités religieuses abuseraient des droits fondamentaux pour imposer leurs valeurs rétrogrades à la société québécoise, menaçant ainsi ses acquis dits laïques. Rappelons quelques éléments qui ont alimenté le débat afin de mieux cerner les significations associées à la notion de laïcité. La controverse concernant la possibilité de régler des litiges familiaux par un tribunal islamique en Ontario (2004), en vertu de la loi ontarienne sur l’arbitrage privé, a soulevé les passions et a eu des échos jusqu’à l’Assemblée nationale du Québec, l’État québécois n’étant pourtant pas concerné par cette problématique63. Le jugement de la Cour suprême du Canada, confirmant que l’accommodement qui avait été accordé à un jeune sikh désirant porter de manière sécuritaire son kirpan à l’école était raisonnable et respectait sa liberté de religion64, a eu lieu parce que le procureur et ministre de la Justice du Québec, M. Paul Bégin, s’opposait à un tel accommodement. Quelques cas d’adaptation entre voisins ou dans les institutions publiques ont attisé l’attention des médias. Le directeur d’un centre sportif (YMCA) avait accepté que des juifs orthodoxes fréquentant la synagogue voisine assument les coûts pour faire givrer les fenêtres du centre afin de protéger les jeunes juifs de la vue de femmes en tenue sportive. Un centre de services sociaux (CLSC) organisait des rencontres prénatales exclusivement pour les femmes immigrantes dans le but de les mettre en confiance entre femmes alors qu’elles se trouvent relativement isolées, éloignées du cadre social et des habitudes de 63. À cette occasion, Mme Fatima Houda-Pépin, députée du Parti libéral du Québec, a fait adopter une motion par l’Assemblée nationale pour qu’aucun tribunal de la charia ne puisse être instauré au Québec. Cette motion faisait aisément fi du fait qu’au Québec le droit familial ne relève pas de l’arbitrage privé comme en Ontario, mais du code civil (le cas ontarien n’était donc pas transposable au Québec), en plus de viser uniquement les musulmans, ce qui choqua, avec raison, bon nombre parmi ceux-ci. 64. Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, 2006 CSC 6.
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soutien entre femmes lors de la maternité. Même si ces cours n’étaient pas destinés aux couples, l’interdiction faite à un homme d’y assister a fait pousser les hauts cris. On a préféré voir dans cette exclusivité un abus de droit basé sur des sensibilités religieuses jugées tatillonnes65. Ces cas et quelques autres ont fait dire à plusieurs concitoyens que la laïcité et l’égalité entre les femmes et les hommes se trouvaient désormais subordonnées aux requêtes religieuses des minorités. À ce moment, la laïcité a été mobilisée principalement par les détracteurs de demandes d’ajustements ou d’accommodements basées sur des motifs religieux. Le Québec « majoritaire » s’appropriait soudainement la laïcité comme outil limitatif à l’égard de l’expression religieuse des minorités, tout en la présentant au titre d’une « valeur » fondamentale du Québec. Il s’agit là d’un déplacement sémantique notable, puisque la laïcité, faut-il le rappeler, n’est pas une valeur, mais un principe d’aménagement visant à protéger les valeurs fondamentales que sont la liberté de conscience et de religion et l’égalité de tous. La laïcité entrait ainsi dans l’univers du slogan que l’on pouvait aisément brandir comme un axiome rationnel justifiant de restreindre les manifestations religieuses de minorités qui déclenchaient les passions. À quelques mois d’intervalle, le gouvernement a créé deux comités consultatifs relatifs aux « accommodements raisonnables », dont la définition et l’application juridiques sont pourtant très bien définies et délimitées par la Cour suprême et des juristes spécialisés66. Il s’agit du Comité consultatif sur l’intégration et l’accommodement raisonnable en milieu scolaire67, mis sur pied par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, en octobre 2006, et de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles68, créée par décret à la demande du premier ministre Jean Charest, en mars 2007. Qu’en est-il alors de l’usage de la notion de laïcité par ces comités dont le mandat consiste précisé65. Un autre politicien, soit le chef de l’ADQ, M. Mario Dumont, affirma alors que « ça n’a plus de bon sens », et que l’« on glisse complètement dans des abus de la Charte et cela commence à m’inquiéter ». Presse Canadienne, 17/11/2006. 66. Entre autres, José Woehrling (1998), « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », Revue de droit de McGill / McGill Law Journal, vol. 43, p. 325-401 et Pierre Bosset (2005). Réflexion sur la portée et les limites de la portée de l’accommodement raisonnable en matière religieuse, Québec, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. 67. Sous la présidence de M. Bergman Fleury. Ci-après, Comité Fleury. 68. Les deux commissaires responsables étaient MM. Gérard Bouchard et Charles Taylor.
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ment à analyser et à formuler des recommandations concernant l’aménagement de la diversité religieuse dans les institutions publiques, une problématique qui touche directement les principes fondamentaux de la laïcité ?
4.1 Comité consultatif sur l’intégration et l’accommodement raisonnable en milieu scolaire Le comité Fleury, dans son calendrier de travail et de fonctionnement, indique qu’il a tiré profit de l’expertise et de l’expérience de ses membres, « notamment sur l’origine et l’évolution du concept juridique d’accommodement raisonnable, sur la question de la laïcité [...] ». On trouve, parmi les cinq catégories présentées comme soulevant des questions auxquelles l’école québécoise doit répondre, « l’accommodement raisonnable et la laïcité ». L’énoncé du problème relatif à la laïcité est posé en des termes qui décrivent la polarisation déjà présente socialement concernant la laïcité : Bon nombre de personnes perçoivent certaines demandes d’accommodement raisonnable comme un retour du religieux à l’école qu’ils aimeraient voir réserver à l’espace privé. Alors que les structures scolaires n’ont plus de caractère confessionnel, on perçoit dans ces demandes ayant trait par exemple à des locaux de prière ou à des exemptions de cours pour croyances religieuses, une menace à une certaine conception de la laïcité de l’école, qui devrait être juridiquement reconnue. Dans cette perspective, le religieux n’aurait pas sa place dans le paysage scolaire qui se veut neutre, comme l’État. Des opinions contraires soulignent une conception ouverte de la laïcité des institutions publiques qui n’implique pas celle des clientèles. La dimension spirituelle ayant une place importante dans la vie des jeunes69.
Dans la section consacrée à l’état de la situation relative à l’accueil des demandes d’accommodement raisonnable en milieu scolaire, le comité Fleury note que cet accueil dépend, entre autres facteurs, d’une conception plus ou moins « ouverte » de la laïcité70. Enfin, on y signale que les préoccupations et les attentes exprimées par les directions reflètent les enjeux liés, entre autres, à la mission de l’école, à l’égalité des filles et des garçons et à la laïcité des établisse69. Comité consultatif sur l’intégration et l’accommodement raisonnable en milieu scolaire (2007), Une école québécoise inclusive : dialogue, valeurs et repères communs. Rapport présenté à Mme Michelle Courchesne, ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Québec, p. 14 ; je souligne. 70. Idem, p. 26.
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ments scolaires publics71. Là s’arrête toutefois le recours à la terminologie et à la problématique de la laïcité. La laïcisation du système scolaire sera désignée par le terme « déconfessionnalisation »72. Aucune définition ou implication normative de la laïcité n’apparaît dans ce rapport. Cela peut surprendre, alors que ce dernier se réfère aux organismes-conseils du gouvernement qui recourent à la notion de laïcité73 et que le comité Fleury évoque le rapport Stasi et notamment la Loi sur l’application du principe de laïcité en France, laquelle imposait des limitations importantes au port de signes religieux par les élèves dans les écoles publiques françaises. Compte tenu de la référence à la situation française bien connue au Québec, on aurait pu s’attendre à ce que le contenu de la laïcité ait pu être davantage précisé dans ses modalités d’application au monde scolaire, ne seraitce que dans le but de bien cerner la distance normative prise par le Comité par rapport au modèle français.
4.2 La Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles Dans le décret gouvernemental (95-2007) « concernant la constitution de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles74 », le premier « attendu » mentionne les valeurs auxquelles est attachée la société québécoise. La séparation de l’Église et de l’État apparaît tout de suite après l’égalité entre les femmes et les hommes. ATTENDU QUE la société québécoise est attachée à des valeurs fondamentales, telles que l’égalité entre les femmes et les hommes, la séparation de l’Église et de l’État, la primauté de la langue française, la protection des droits et des libertés, la justice et la primauté du droit, la protection des minorités et le rejet de la discrimination et du racisme.
Deux éléments retiennent l’attention dans cette énumération. D’abord, sauf erreur, le principe de séparation apparaît pour la première fois dans un décret ou un énoncé gouvernemental. Cette référence à la séparation, présente jusqu’à ce jour dans la jurisprudence et dans les avis d’organismes-conseils, n’avait jamais été faite sienne directement par le gouvernement. Ensuite, la séparation est associée à 71. Idem, p. 31. 72. Idem, note 2, page 4. 73. Le Comité des affaires religieuses et le Conseil des relations interculturelles dont j’ai présenté les positions plus haut. 74. Ci-après, Commission Bouchard-Taylor.
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une valeur, au même titre que l’égalité et la protection des minorités, ce qui ne manque pas de surprendre ; elle acquiert ainsi un statut normatif de type axiologique, plutôt que celui d’aménagement duquel découlerait un certain nombre d’exigences s’imposant à l’État. Quelques mois suivant ce décret, alors que les travaux de la Commission étaient en cours, le gouvernement libéral annonça promptement une nouvelle politique gouvernementale sans attendre les résultats de la consultation ni les recommandations des commissaires. Dans le document intitulé Pour que l’égalité de droit devienne une égalité de fait. Politique gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes, on mentionne que l’État est « laïc », un énoncé présenté encore une fois comme une « valeur », sans aucune définition précise. Le contexte social, rapporté d’ailleurs dans le texte de la politique, associe directement le pluralisme religieux croissant et le risque d’atteinte au principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Dans le contexte de la diversité croissante sur les plans culturel et religieux et d’un certain regain de la ferveur religieuse, on assiste à la multiplication des manifestations de valeurs ou pratiques religieuses dans l’espace public, dont quelques-unes peuvent être source de frictions avec l’exercice des droits des femmes. […] Par conséquent, de façon particulière, les valeurs et les principes suivants doivent être réaffirmés : l’État est laïc et la séparation des sphères politique et religieuse est une valeur fondamentale de la société québécoise. [...] Par ailleurs, l’accroissement de la diversité culturelle et religieuse fait en sorte que les perceptions à l’égard des valeurs d’égalité entre les femmes et les hommes peuvent être altérées75.
Cet empressement gouvernemental, à teneur hautement politique, visait sans doute à calmer les inquiétudes exprimées telles qu’elles étaient décrites dans la citation. Toutefois, il paraît hautement discutable que la laïcité soit ainsi énoncée (ou instrumenta lisée ?) comme une « valeur-rempart », directement mise en rapport avec l’affirmation publique de la religion des groupes minoritaires (puisqu’il est question de la diversité croissante). Cette conception normative de la laïcité ne fait pourtant l’objet d’aucune définition aux contours clairs. Le contexte de l’énoncé laisse toutefois transparaître une conception implicite de la laïcité comme instrument de contrôle et de délimitation du religieux perçu comme potentielle-
75. Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine (2007), Québec, p. 41-42 ; je souligne.
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ment menaçant des acquis de droit, et ce, sans aucune démonstration sociologique rigoureuse justifiant une telle mesure de protection. La consultation publique Si l’on revient à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, les commissaires Bouchard et Taylor affirment, dans l’interprétation de leur mandat, que le problème relatif aux accommodements en révélerait en fait un autre plus fondamental, soit le modèle d’intégration socioculturelle existant au Québec depuis les années 1970. Cela implique, selon eux, d’adopter une conception qualifiée de « large » de leur mandat, incluant de « revenir », entre autres, sur la « laïcité76 ». L’expression laisse présumer qu’un modèle explicite de laïcité existe déjà et qu’il convient de l’examiner de nouveau, sous les projecteurs des questions relatives à l’intégration de minorités. Dans le document de consultation de la Commission, la laïcité apparaît comme l’une des quatre dimensions des pratiques d’harmonisation. La notion de laïcité fait l’objet de 32 occurrences au long des 43 pages du document (incluant les annexes). Les Québécois sont invités à se prononcer sur le modèle souhaité de laïcité, ce qui constitue une première au Québec. Compte tenu de l’importance de la commission et de la perspective qu’elle adopte, il apparaît pertinent de citer au long la conception de la laïcité retenue pour fins de consultation par les commissaires : En résumé, on en vient, en matière de laïcité, aux quatre propositions suivantes : 1. L’État et la religion doivent pouvoir agir indépendamment l’un de l’autre, dans leur sphère respective. 2. L’État ne doit pas s’identifier à une religion ou à une vision du monde (raisons profondes) particulière, religieuse ou non, car il est l’État de tous les citoyens, lesquels ne souscrivent pas tous à la même religion ou à la même vision. Le principe qui nous guide ici, c’est celui de la neutralité découlant du respect égal de tous les citoyens. C’est là une exigence de justice qu’impose une société diversifiée non seulement du point de vue des religions, mais, plus généralement, du point de vue des visions du monde (et des raisons profondes). 3. À la règle de la neutralité et de l’égalité s’ajoute, pour l’État, le devoir de protéger les citoyens contre l’oppression que pourrait exercer un groupe religieux ou laïque sur certains de ses membres ou sur d’autres citoyens, tout 76. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (2008), Document de consultation, p. 3.
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c omme il le ferait pour réprimer les différentes formes d’oppression exercées par des citoyens à l’encontre d’autres citoyens pour quelque motif que ce soit. 4. En accord avec les dispositions des deux chartes (québécoise et canadienne) en matière de liberté de religion et de conscience, l’État doit défendre le droit de chaque citoyen de manifester, par sa conduite ou autrement, sa religion ou sa vision du monde, dans les limites prescrites par la loi et le respect des autres. Ces quatre propositions sont fondées, respectivement, sur les principes 1) de séparation (c’est l’essence même du rapport entre l’État et la religion), 2) de neutralité, 3) de protection des droits et, enfin, 4) de liberté de conscience et de religion77.
Une définition claire de la laïcité se dégage ici en tant que principe d’aménagement politique, fondé sur une philosophie du pluralisme. Avant de présenter les recommandations contenues dans le rapport final de la commission, examinons comment les organismesconseils et les partis politiques ont interprété les principes énoncés ci-dessus lors de la consultation78. Les mémoires présentés lors des audiences La tension entre tendances libérale et républicaine de l’intégration retient l’attention dans les mémoires présentés par les partis politiques et les organismes-conseils. Tous sont certes en faveur de la laïcité, mais cette position ferme n’est pas exempte d’ambiguïtés. En majorité, la laïcité est conçue comme une « valeur », voire un pilier de l’identité québécoise : cette association de la laïcité au patrimoine institutionnel du Québec, affirmée si péremptoirement, a de quoi surprendre. Cette perspective sous-tend une attitude ou une position restrictive à l’égard des manifestations de l’expression religieuse dans la sphère publique, lesquelles sont perçues comme menaçant les « acquis » de la modernité québécoise. A contrario, lorsque la laïcité se formule comme un principe d’aménagement pour garantir les droits et libertés, on constate alors une attitude moins défensive et plus conciliante envers ces manifestations du religieux qui ne sont pas présumées attentatoires aux valeurs québécoises.
77. Idem, p. 26. 78. De nombreuses associations de la société civile ont abordé la laïcité dans leur mémoire présenté à la Commission. La polarisation décrite par le Rapport Fleury y est manifeste.
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Les partis politiques Cinq partis politiques ont répondu à l’invitation de la Commission dans le cadre de ses consultations, le Bloc québécois, le Parti québécois, Québec solidaire, le Nouveau parti démocratique et le Parti libéral du Québec. L’origine historique attribuée à la laïcité varie selon les uns et les autres. Entre les attentes sociales et les hésitations des partis politiques, on en appelle à une laïcité « ouverte », mais le plus souvent balisée, pour ne pas dire restrictive dans certains cas. Pour le Bloc québécois, la laïcité serait un acquis de la Révolution tranquille. S’appuyant sur les organismes-conseils précédemment cités, le Bloc fonde sa conception de la laïcité sur la séparation des Églises et de l’État et la neutralité à l’égard des religions. Cette conception ne vise pas l’évincement des manifestations de l’appartenance religieuse de la sphère publique, ni de celle des enseignantes et enseignants, hormis le prosélytisme : L’impartialité de l’État vis-à-vis des croyances et des cultes n’implique aucunement le refus de l’expression religieuse sur la place publique. On ne peut pas et on ne doit pas l’interpréter comme une interdiction de manifester ses croyances religieuses (ou son absence de croyance) dans l’espace public ni même, dans une certaine mesure, au sein des institutions publiques. Ce ne serait pas conforme à la tradition québécoise de tolérance. Au contraire, les personnes ont le droit d’exercer leur liberté de conscience et de religion et de l’exprimer publiquement, ce que permet précisément la laïcité des institutions. C’est en ce sens que nous parlons de laïcité ouverte79.
La « crise » des accommodements raisonnables a fait resurgir une inquiétude que l’on croyait disparue : celle du maintien et même de l’affirmation du « patrimoine » religieux (essentiellement chrétien) comme élément identitaire central de la majorité québécoise d’origine canadienne-française. Le Bloc s’en fait, sans surprise, le porte-parole, rappelant au passage que la laïcité ne doit pas remettre en cause le patrimoine religieux du Québec. « Laïcité ouverte » et « patrimoine religieux » comme faisant partie de l’identité québé coise : cette association, apparemment respectueuse des minorités et de la majorité soulève la question de l’aménagement concret de deux normativités à l’égard de groupes dont les poids politiques sont éminemment inégaux.
79. Bloc québécois (2007), Bâtir le Québec ensemble, p. 31.
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Le mémoire du Parti québécois (PQ) formule un point de vue encore plus ambigu. La laïcité, entendue strictement comme la séparation des Églises et de l’État, ne daterait que de l’adoption de la Charte de droits et libertés de la personne, en 197580. Selon le PQ, des symboles religieux font non seulement partie de notre patrimoine québécois, mais constituent une part importante de notre « identité collective ». De cette prémisse découlent certains impératifs. Les expressions religieuses dans les lieux publics peuvent être tolérées, « tant que cette expression n’impose pas aux autres des comportements contraires aux valeurs communes des Québécoises et des Québécois81 ». Que faut-il comprendre par cette affirmation ? Le voile islamique sera-t-il perçu comme un comportement contraire à la conception de l’égalité entre les femmes et les hommes ? Et un prêtre ou un cardinal portant la robe cléricale ? Une interprétation de la laïcité, alliée à une conception républicaine de l’application de ce principe dans la sphère de la citoyenneté, semble le parti pris du PQ qui adopte la position de la France concernant les représentants des institutions publiques (qui incluent nécessairement les enseignantes et les enseignants) : « En choisissant d’exercer ces fonctions, ils doivent accepter d’incarner la neutralité de l’État82. » Pour le PQ, la laïcité des institutions serait « un pilier de notre identité collective83 », ce qui justifie qu’elle soit inscrite dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Il s’agit donc d’une conception limitative de l’expression religieuse qui se voit subordonnée aux « valeurs communes ». Elle ne doit pas entraver l’image de la neutralité de l’État, lequel se doit toutefois de voir « à la préservation de ses nombreuses églises », celles-ci ayant une valeur patrimoniale. Bref, la laïcité serait une balise limitative pour les groupes minoritaires et une garantie de sauvegarde du patrimoine religieux associé à l’identité québécoise. Le parti Québec solidaire (QS) considère que la société québécoise n’est pas encore entièrement laïque, sans préciser en quoi consiste cette incomplétude. Adoptant une position relativement ouverte, QS propose pour sa part un modèle de « laïcité interculturelle », assurant la neutralité des institutions « avec la liberté pour l’individu participant à ces institutions d’exprimer ses propres convic80. 81. 82. 83.
Parti québécois (2007), Mémoire, p. 10. Idem, p. 11. Idem, p. 11. Idem, p. 11.
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tions, dans un contexte favorisant l’échange et le dialogue84. » La laïcité apparaît ainsi un moyen d’intégration moins assimilateur que pour le Parti québécois. S’affirmant contre toute loi interdisant le port de signes religieux, même pour les fonctionnaires et les enseignants, QS en appelle toutefois au jugement des employés de l’État concernant « la perception qui peut être induite par le port d’un symbole religieux sur les citoyens avec qui ils interagissent85 ». Le devoir de réserve et l’éthique de la fonction sont au-dessus des croyances religieuses de même que le fait qu’aucune tenue vestimentaire ne doit empêcher l’exercice de la fonction. Un flou interprétatif demeure ainsi chez QS concernant le type de reconnaissance à accorder aux manifestations de l’appartenance religieuse. Le Nouveau parti démocratique aborde peu la laïcité dans son court mémoire, mais il s’agit du seul mémoire d’un parti politique qui affirme clairement que l’identité religieuse ne doit pas, au nom de la laïcité, être une entrave à la reconnaissance pleine et entière de l’identité citoyenne. La laïcité se doit d’être la moins limitative possible des manifestations de l’appartenance religieuse, comme l’illustre cette affirmation lapidaire et audacieuse : L’intégration réussie des immigrants ne va pas se faire avec un quelconque règlement de laïcisation de l’État ou des lois superflues et simplistes sur le port du niqab lors du scrutin ou sur la présence ou non d’une croix à l’Assemblée nationale. Arrêtons de réduire les femmes musulmanes à leur identité de genre et de religion. Elles sont d’abord et avant tout des citoyennes à part entière, des Québécoises86.
Dans son mémoire présenté à la commission, le Parti libéral du Québec (PLQ) aborde très peu la question de la laïcité et réaffirme ce qu’on trouvait dans le premier attendu du décret du gouvernement libéral constituant celle-ci, soit que l’État est laïc. Il ajoute cependant que la séparation entre l’Église et l’État est un acquis social d’importance pour les Québécois. Encore une fois, ce type d’affirmation, nouveau dans l’horizon politique, prend des allures patrimoniales voire identitaires. Le PLQ, ayant créé la commission, se garde de proposer un modèle de laïcité, reconnaissant qu’il existe plusieurs façons d’appliquer les principes de séparation et de neutralité. Le 84. Québec solidaire (2007), Mémoire présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, p. 9. 85. Idem, p. 12. 86. M. Thomas Mulcair (député d’Outremont), chef adjoint du NPD (2007), Pour un Québec égalitaire et ouvert Mémoire du Nouveau Parti démocratique devant la Commission Bouchard-Taylor sur la question des « accommodements raisonnables », p. 3.
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PLQ souligne qu’il entend consulter ses militants et la population québécoise sur la question de l’identité québécoise, afin de prendre une position plus nette sur l’une des principales questions sur laquelle se penche pourtant la Commission Bouchard-Taylor. Il s’agit d’évaluer « [c]omment le principe de la séparation entre l’Église et l’État devrait-il s’appliquer eu égard à la présence de symboles religieux, en faveur généralement de la religion de la majorité, au sein des institutions politiques (crucifix, prières, etc.)87 ». En résumé, l’association récente entre la laïcité et l’identité collective, affirmée par le PLQ et encore plus fermement par le PQ, laissent entrevoir un lien entre la laïcité et quelque chose qui n’est pas elle : une conception de la citoyenneté. On pressent le calque du modèle d’intégration français où la laïcité est souvent qualifiée de républicaine. On voit donc poindre au Québec une articulation étroite entre un principe politique d’aménagement des rapports entre l’État et les Églises et un idéal d’intégration citoyenne visé plus ou moins explicitement par cet étendard national que devient la laïcité pour une partie de la population. La laïcité se trouve ainsi instrumentalisée à d’autres fins que celles émanant d’une réelle philo sophie de la gouvernance politique. Les organismes-conseils Trois organismes-conseils ont présenté des mémoires, soit le Conseil des relations interculturelles, le Conseil du statut de la femme et le Conseil interprofessionnel du Québec auquel le Code des professions assigne un mandat d’organisme-conseil auprès de l’autorité publique. Ce dernier n’aborde pas les principes relatifs à la laïcité, concentrant son intervention sur l’accès à la formation d’appoint, la francisation en contexte de pratique professionnelle et le financement de la démarche d’intégration de la personne immigrante. Le Conseil des relations interculturelles (CRI) reprend globalement la conception de la laïcité qu’il avait énoncée dans son avis de 2004 intitulé Laïcité et diversité religieuse : l’approche québécoise et qui a été examinée plus haut. Le CRI reconnaît que ce qui avive le débat sur la laïcité, c’est bien « [l]a présence accrue de religions minoritaires et plus visibles88 ». Constatant que l’absence de déclaration, de motion 87. Parti libéral du Québec, Mémoire, 9 novembre 2007, p. 18. 88. Conseil des relations interculturelles (2007), De l’immigration à la diversité : le cheminement du Québec, p. 9.
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ou de loi clarifiant la position de l’État québécois à ce sujet contribue à la confusion et au sentiment d’insécurité exprimé par une partie de la population, le CRI considère qu’un Énoncé de politique s’avère nécessaire, dans un souci de « rappeler les éléments de base de la politique québécoise d’immigration et d’intégration, pour ensuite y articuler les modalités d’un vivre-ensemble harmonieux ». Les principes structurant cet Énoncé devraient servir à définir un modèle québécois de laïcité : Le vivre-ensemble harmonieux doit reposer sur l’affirmation et la promotion des valeurs communes de la société québécoise (valeurs démocratiques, égalité hommes/femmes, résolution pacifique des conflits, pluralisme, protection de l’intérêt de l’enfant), tout en évitant l’écueil des discours trop défensifs, potentiellement porteurs de fermeture89.
Pour le CRI, cet énoncé prend sens dans une perspective de r econnaissance de la richesse de la diversité et de l’apport de l’immigration. Il n’est fait aucune référence à l’usage de la laïcité comme instrument limitatif de l’expression de l’appartenance religieuse dans la sphère publique. Le mémoire du CRI présente certainement l’argumentaire le plus inclusif et le moins défensif à l’égard de la diversité religieuse et de son expression. Le Conseil du statut de la femme (CSF) se montre beaucoup plus inquiété par les manifestations de l’appartenance religieuse dans la sphère publique. D’entrée de jeu, il reprend à son compte, dans son avis, les trois valeurs énoncées par le premier ministre Charest lors de la création de la Commission Bouchard-Taylor, soit la séparation entre l’État et la religion, puis la primauté du fait français et l’égalité entre les femmes et les hommes. Le CSF considère que ce n’est qu’à l’automne 2008 que le Québec aura terminé le processus de séparation des pouvoirs religieux et politique, par l’abolition des cours d’enseignement religieux confessionnels à l’école. Selon le CSF, la laïcité représente une valeur commune du peuple québécois, nouvellement reconnue comme telle. S’il apparaît que la neutralité de l’État est la meilleure garantie du respect de la liberté de religion, l’interprétation faite par le CSF de l’étendue de cette liberté comporte des restrictions importantes. Ainsi, dans une section intitulée : Les normes internationales affirment la préséance du droit à l’égalité entre les sexes, le Conseil s’appuie sur une courte sélection d’arrêts juridiques internationaux, concernant tous le port du voile islamique où il se 89. Idem, p. 7.
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voit associé par le CSF à un symbole d’inégalité entre les femmes et les hommes. Selon le CSF, « [c]ette revue des normes internationales montre très clairement que la liberté de religion cède le pas à des considérations d’égalité entre les sexes, d’une part, et que plusieurs États subordonnent la liberté de religion au respect de la laïcité et des noncroyances90 ». C’est dans cette perspective que l’on doit interpréter la recommandation visant à ce que le gouvernement se dote d’une politique de gestion de la diversité religieuse dans les institutions de l’État et que cette politique intègre nettement et sans équivoque la dimension fondamentale de l’égalité entre les sexes.
4.3 « Pour un État laïque et ouvert » – Les recommandations du Rapport Bouchard-Taylor Dans leur rapport final, les commissaires développent amplement la question de la laïcité en demeurant dans la perspective philosophique adoptée dans leur document de consultation. Selon le rapport, une laïcisation implicite fait partie de l’aménagement historique de la gouvernance politique au Québec et ils recommandent au gouvernement la production d’un Livre blanc en matière de laïcité qui définirait la laïcité « en distinguant ses quatre principes, ce que nous avons appelé ses deux finalités et ses deux structures institutionnelles essentielles » et en qui défendrait « la conception ouverte de la laïcité » (p.154). Il contribuerait également à structurer un débat public sur les questions qui peuvent encore être soulevées à propos de l’application des principes de laïcité. Le rapport fait état des prises de position exprimées lors des auditions de la Commission ou dans les différents forums et oscillant entre deux figures passablement opposées de la laïcité. D’une part, une laïcité très restrictive à l’égard des manifestations de l’appartenance religieuse dans la sphère publique visant à bien marquer la séparation de l’État et des Églises et de l’autre, une laïcité plus axée sur le respect du principe de liberté de conscience et de religion. Les commissaires préconisent le second modèle de laïcité qualifié d’« ouverte », non sans lien avec la conception présentée dans le 90. Conseil du statut de la femme (2007), Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse. Résumé, Québec, Avis, p. 16 ; je souligne. Il est à noter qu’en 1995, le CSF publiait une Réflexion sur la question du port du voile à l’école, dans lequel la laïcité était abordée, mais dans un examen notamment du cas français dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire du foulard » ; la position du CSF était dans ce document plus ouverte au port du voile par les élèves à l’école, quoique la laïcité n’y était pas définie.
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apport Proulx sur la laïcisation de l’école et avec les avis d’organismesR conseils favorables à une laïcité moins stricte qu’en France au chapitre des libertés d’expression. Reflétant une approche libérale et inclusive, la laïcité ouverte reconnaît l’importance de la neutralité de l’État et de ses institutions, mais également, l’importance tout aussi grande de la liberté de conscience et de religion. Ainsi conçue, contrairement à l’approche républicaine, la laïcité ouverte, déjà en œuvre au Québec, « permet aux citoyens d’exprimer leurs convictions religieuses dans la mesure où cette expression n’entrave pas les droits et libertés d’autrui » (p.141). Dans cette veine, le port de signe religieux par les agents de l’État ou les enseignants n’entache pas la neutralité de l’État et permet une reconnaissance des libertés fondamentales inscrites dans les chartes de droits. En revanche, un devoir de réserve s’impose aux agents qui occupent des postes hautement symboliques de l’État (comme le président de l’Assemblée nationale) ou qui exercent un pouvoir de coercition (les juges, les policiers) compte tenu du fait qu’il s’agit de fonctionnaires qui se doivent d’incarner plus que tout autre la neutralité de l’État et l’impartialité de la justice aux yeux des citoyens (p. 150-151). La laïcité est aussi abordée en rapport avec les symboles culturels religieux. Au nom de la séparation entre l’État et les Églises et de l’exigence de neutralité, il est recommandé que le crucifix soit retiré de l’enceinte de l’Assemblée nationale (p. 260). Le crucifix n’y apparaît pas comme un symbole patrimonial, comme le serait une croix extérieure à l’instar de celle qui se trouve sur le MontRoyal. Dans le plus haut lieu symbolisant l’État de droit, le crucifix accroché au-dessus du fauteuil du président de l’AN « laisse entendre qu’une proximité toute spéciale existe entre le pouvoir et la religion de la majorité. Il paraît préférable que le lieu même où délibèrent et légifèrent les élus ne soit pas identifié à une religion particulière. L’Assemblée nationale est l’assemblée de toute la population du Québec » (p. 152-153). Ouverture tout en étant sensible à la culture chrétienne ayant marqué le Québec, respect des libertés dans des limites raisonnables, le Rapport Bouchard-Taylor propose l’argumentation la plus approfondie et équilibrée proposée à ce jour par un comité-conseil sur la question de la laïcité. La réception de cet important document par les partis poli tiques s’est effectuée selon des exégèses conduisant à plusieurs glissements sémantiques, qui vont certainement affecter la portée de la philosophie du pluralisme qui empreint toutes les recommandations.
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Deux mutations interprétatives des recommandations relatives à la laïcité « ouverte » retiennent l’attention. De libérale, la laïcité se fait patrimoniale relativement aux symboles religieux de la majorité chrétienne. D’ouverte à la pluralité des manifestations de la liberté de conscience, elle devient plutôt un instrument de préservation de l’identité de la majorité. Le 22 mai 2008, journée officielle du lancement du rapport final par les deux commissaires, le gouvernement reçoit le document à l’Assemblée nationale. Dans son allocution au président91, le premier ministre Jean Charest affirme que c’est à partir de la Révolution tranquille que « notre société est devenue laïque » et que l’État « doit affirmer la laïcité de nos institutions », fait marquant, puisque les chefs de l’État québécois n’ont jamais qualifié la société ou ses institutions par le vocabulaire de la laïcité. Pour donner suite au rapport, deux gestes de M. Charest portent à croire que la conception de la laïcité définie par la Commission Bouchard-Taylor connaît un infléchissement notable en entrant dans le Salon bleu de l’Assemblée nationale (AN). D’abord, M. Charest annonce que son gouvernement prévoit la mise sur pied d’un « mécanisme qui aidera les décideurs à traiter les questions d’accommodement dans le respect de la laïcité de nos institutions » et « une déclaration signée par laquelle les candidats à l’immigration s’engageront à adhérer aux valeurs communes [qui incluent la séparation de l’État et de la religion] de notre société ». Cette double affirmation, soit le respect de la laïcité et l’engagement des nouveaux arrivant à adhérer aux valeurs communes (on se croirait en pleine religion civile rousseauiste) résonne comme un avertissement selon lequel la laïcité se fait moins ouverture que balise du religieux de l’ « autre ». En effet, l’adhésion aux valeurs communes est ici présumée totale et effective chez les Québécois non issus de l’immigration. Cette interprétation se trouve renforcée par le fait que, dans le même souffle, le premier ministre, appuyé par les deux chefs de l’opposition (M. Dumont pour l’ADQ et Mme Marois pour le PQ), déroge à l’article 185 du Règlement de l’AN pour présenter une motion sans préavis qui rejette immédiatement la recommandation du rapport Bouchard-Taylor concernant le crucifix dans l’enceinte de l’AN : « Dès aujourd’hui, je demande aux 125 parlementaires de notre
91. SOURCE : procès-verbal des travaux parlementaires de l’Assemblée nationale du Québec, 38e législature, première session, 22 mai 2008, http ://www.assnat.qc.ca/fra/38legislature1/ Pv/PF20080522.pdf
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a ssemblée, qui sont directement concernés, d’adopter une motion par laquelle » : l’Assemblée nationale réitère sa volonté de promouvoir la langue, l’histoire, la culture et les valeurs de la nation québécoise, favorise l’intégration de chacun à notre nation dans un esprit d’ouverture et de réciprocité, et témoigne de son attachement à notre patrimoine religieux et historique représenté notamment par le crucifix de notre Salon bleu et nos armoiries ornant nos institutions92.
La motion est adoptée à l’unanimité par les 100 députés présents (sur 125 que compte l’AN). Cette précipitation étonne quelque peu, mais trouve sans doute une partie de son explication dans une préoccupation partisane du premier ministre : il s’agit probablement de bien afficher son attachement à l’ « identité québécoise » devant les critiques des partis d’opposition à l’égard du peu de cas que ferait, selon eux, le Rapport Bouchard-Taylor du « malaise identitaire » présumé de la majorité. Cependant, en rapport avec les deux annonces précédentes, ce geste modifie indéniablement la conception de la laïcité promue dans le rapport des deux commissaires. Bien qu’il ne s’agissait pas d’une recommandation parmi les plus fondamentales du rapport, elle était fortement symbolique. L’association laïcité ouverte/identité nationale, bien présente dans cette motion, l’est tout autant dans les déclarations des trois chefs de partis. On peut faire l’hypothèse qu’une philosophie libérale du pluralisme est difficilement contestable en soi, puisqu’elle s’inscrit dans la tradition d’intégration du Québec, mais qu’elle déclenche un processus sociopolitique immédiat de rééquilibrage. L’ouverture ne doit pas être perçue socialement comme impliquant quelque ponction que ce soit au fonds commun qui constituerait l’identité de la majorité. « Quand on choisit le Québec, on choisit aussi les Québécois et leurs valeurs », ainsi s’exprimait le premier ministre Charest dans une lettre diffusée par les grands quotidiens au lendemain du dépôt du Rapport Bouchard-Taylor. Il ajoutait : « Le Québec est une nation par 92. Je souligne. Il est à noter que le crucifix est un ajout tardif dans l’histoire de l’Assemblée nationale du Québec. C’est sous le gouvernement de Maurice Duplessis, en 1936, que celui-ci décida d’accrocher ce symbole religieux ; il se vantait, quelques années plus tard, que les évêques lui mangeaient dans la main. Comme symbole patrimonial, on pourrait trouver plus édifiant… d’autant plus que, depuis des décennies, les Québécois décrivent la période duplessiste comme étant, d’un point de vue politico-religieux, celle de la Grande noirceur, décriée jusqu’à plus soif. Quel détournement ironique que de faire soudainement du « crucifix de Duplessis » un symbole patrimonial auquel tous se doivent de montrer leur attachement.
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son histoire, sa langue, sa culture, son territoire et ses institutions. La nation du Québec a ses valeurs. L’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français et la séparation entre l’État et la religion font partie de ces valeurs fondamentales. Elles sont à prendre avec le Québec. » La laïcité, ici réduite à la séparation, est évoquée à l’égard des nouveaux arrivants, présumant encore une fois que tous les non-immigrants adhèrent sans conteste à cette « valeur » – ce qui ajoute à la confusion, la séparation des pouvoirs n’étant pas une valeur, mais un mode d’organisation de la gouvernance politique. Les chefs de l’ADQ et du PQ font de l’identité québécoise l’acte de mise en procès du Rapport, laissant entendre que la laïcité ouverte ne constitue aucune garantie pour assurer une identité nationale forte. « Il appartient aux élus de tracer la ligne, d’affirmer l’identité québécoise », selon M. Dumont93, alors que le Rapport passerait à côté de l’essentiel aux dires de Mme Marois94, en ne répondant pas « suffisamment au malaise identitaire » et que « donner une existence juridique à notre identité constituerait un signal clair, énergique et raisonnable ». Donner un signal à qui ? À ceux et à celles qui font des demandes d’accommodement sans doute, puisque selon Mme Marois, ce signal permettrait de « mieux baliser le principe d’accommodement ». C’est dire qu’elle ne partage pas la conclusion des commissaires, largement argumentée dans le Rapport, selon laquelle les balises d’accommodements existent déjà et sont efficacement mises en œuvre dans les institutions publiques. C’est là trop de laxisme, à la fois selon Mme Marois et selon M. Dumont qui fut l’un des principaux acteurs ayant mis le feu aux poudres de ce qu’il est convenu de désigner comme la crise des accommodements raisonnables.
Conclusion L’usage d’une notion n’est jamais fortuit, surtout lorsqu’il s’agit d’un terme qui recèle une portée normative pour l’aménagement du vivre-ensemble. Au Québec, la référence à la laïcité n’émane pas de la séparation organique de l’État et d’une Église dominante, comme ce fut le cas en France ou en Turquie. La laïcité apparaît dans les débats publics en lien direct avec l’aménagement des problématiques 93. M. Mario Dumont, Conférence de presse, le 22 mai 2008, « S’affirmer et s’unir pour faire route ensemble ». 94. Mme Pauline Marois, Conférence de presse, le 23 mai 2008, « Le malaise identitaire des Québécois est toujours bien réel ».
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ouvelles qui naissent de la diversité religieuse croissante et, surtout, n de son expression publique. En effet, ce sont principalement les manifestations de l’appartenance religieuse dans la sphère publique, par des personnes identifiées le plus souvent à des groupes minoritaires récemment issus de l’immigration, qui ont alimenté en grande partie la rhétorique laïque. On constate que les problématiques relatives à l’aménagement institutionnel de la diversité religieuse en font un révélateur privilégié des évolutions sociales concernant les perceptions de la place de la religion dans la sphère publique. Son émergence dans la langue usuelle n’est pas en soi un fait étonnant, puisque le changement social appelle les mots pour le dire, mais ce sont les circonstances dans lesquelles la référence à la laïcité connaît une soudaine notoriété qui contribuent à l’éclosion de perceptions qui s’entrecroisent et traduisent des conceptions fort différentes de ce qu’est ou devrait être la laïcité québécoise. Il est normal que diverses conceptions d’un tel aménagement cohabitent et se trouvent même en tension. Néanmoins, l’association fréquente de la laïcité à l’univers axiologique, érigeant celle-ci au statut de valeur identitaire collective, me semble hautement problématique. Les valeurs supposent une adhésion des citoyens et même une hiérarchie, ce qui est manifeste dans certains avis ou prises de position qui placent la liberté de religion comme subordonnée à la laïcité, valeur supérieure. Ce glissement sémantique détourne le sens de la laïcité, en mettant l’accent sur une normativité ou une orthopraxie comportementale calquée sur les habitus de la majorité, et en réduisant d’autant la portée du devoir primordial qui incombe à l’État dans la protection de la liberté de conscience et de religion et la garantie de non-discrimination pour tous les citoyens. Par ailleurs, associer la laïcité à la préservation du patrimoine chrétien (édifices religieux ou crucifix à l’Assemblée nationale) suppose une laïcité à géométrie variable, selon laquelle la neutralité de l’État peut rapidement se trouver mise à mal. Une autre tendance se fait plus libérale, selon laquelle la laïcité constitue une garantie par l’État de la liberté de conscience et de religion, de son expression et de l’égalité ; la mise en œuvre de la laïcité est corrélative à une conception interculturelle de l’intégration fondée sur la nécessité des échanges et des relations entre les citoyens de toutes origines et de toutes convictions. Les débats et les tensions entourant la conception de la laïcité et du type de reconnaissance à accorder à l’expression publique de l’appartenance religieuse représentent une occasion de fonder une réelle
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philosophie du pluralisme soutenant le modèle québécois de laïcité et d’intégration. Il importe d’éviter les risques de politisation des identités et les préoccupations électoralistes qui y sont associées. S’il paraît souhaitable que l’État rende plus claire sa position relativement à la mise en œuvre de la laïcité, une trop grande rigidité dans les instruments par lesquels il la fondrait, tels une loi ou un amendement à la Charte québécoise des droits et libertés par exemple, soulèverait la question de savoir « pour qui » cette législation est-elle véritablement formulée et que veut-on précisément protéger par un tel moyen ? Si l’on a recours au droit pour fonder la laïcité comme certaines nations établirent autrefois une religion, ou si l’on tient à réaffirmer l’identité québécoise par un tel instrument juridique, c’est peut-être oublier, pour emprunter les mots de Fabienne Rousso-Lenoir, que « [l]a fonction du droit n’est pas d’exprimer des valeurs mais d’en permettre l’expression ; non de dire l’identité mais de régler les rapports entre les identités95 ».
95. F. Rousso-Lenoir (1994), Minorités et droits de l’homme : l’Europe et son double, Bruxelles, Bruylant, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence.
Page laissée blanche intentionnellement
Le port de signes religieux dans les établissements publics d’enseignement : comparaison des approches québécoise et française Marianne Hardy-Dussault
Pourquoi devrais-je me dépouiller de tout ce qui fait ma personnalité pour bénéficier des faveurs de votre égale dignité ? [François Ost, Antigone voilée, p. 51]
Introduction Le différentialisme et l’universalisme peuvent tous deux être à la fois associés à une idéologie raciste et antiraciste. Dénoncé par l’école universaliste, le différentialisme raciste, qui s’est en partie « culturalisé », est fondé non pas sur de prétendues caractéristiques biologiques, mais sur des différences culturelles réelles ou présumées1. Sous le couvert d’un discours prêchant pour la reconnaissance d’un droit à la différence, les mesures qu’il inspire contribuent à légi1. Pierre-André Taguieff, La force du préjugé : essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1987, p. 14-18 ; Olivia Bui-Xuan, Le droit public français entre universalisme et différencialisme, Paris, Économica, 2004, p. 3.
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timer l’existence de traitements inégalitaires, rappelant la doctrine du separate but equal qui, aux États-Unis, permettait autrefois de justifier l’existence d’écoles séparées pour accueillir les Afro-Américains2. Cette forme de différentialisme refuse d’admettre que la minorité puisse représenter l’humanité3. Pour leur part, les tenants de la position différentialiste reprochent aux défenseurs du modèle universaliste d’imposer aux minorités religieuses ou culturelles une unicité qui exige de ces dernières qu’elles nient une partie de leur identité, du moins dans l’espace public4. En ne reconnaissant que ce qui est commun à tous les êtres humains, ils refusent d’admettre qu’un droit à la différence puisse exister5. Qualifié de raciste et d’assimilationniste par le courant différentialiste, cet universalisme fait des normes de la majorité celles de la totalité6. Le différentialisme et l’universalisme sont inextricablement liés à la manière dont le système juridique conçoit l’espace réservé à l’expression de nature religieuse et les limites pouvant lui être imposées. L’interculturalisme et le multiculturalisme, qui s’inscrivent dans la mouvance différentialiste, peuvent être considérés comme la contrepartie politique de la doctrine de l’accommodement raisonnable7. Ils représentent davantage que le simple aménagement des conditions d’intégration des nouveaux arrivants. Ces politiques véhiculent une conception de la nation qui, de concert avec la liberté de religion, rend possible l’expression d’identités multiples dans l’espace public. Elles exigent que, à l’instar de la majorité, la minorité puisse exercer ses droits, nonobstant ce qui la distingue sur le plan
2. Taguieff, ibid., p. 15 ; Brown c. Board of Education, 347 U.S. 483 (1954) ; Plessy v. Ferguson, 163 U.S. 537 (1896). 3. Jacques d’Adesky, Racismes et antiracismes au Brésil, Paris, L’Harmattan, 2001 à la p. 22 ; Taguieff, ibid., p. 164-165 ; Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p. 118-119. 4. Taguieff, ibid., p. 326, 383 ; D’Adesky, ibid., p. 22. 5. Bui-Xuan, supra note 1, p. 3 ; Taguieff, ibid., p. 37, 323-324. 6. Taguieff, ibid., p. 37, 323-324 ; Martin Hollis, « Is Universalism Ethnocentric ? », dans Christian Joppke et Steven Lukes (dir.), Multicultural Questions, Oxford University Press, 1999, p. 27. 7. Pierre Bosset et Paul Eid, « Droit et religion : de l’accommodement raisonnable à un dialogue internormatif ? », dans Acte de la XVIIe Conférence des juristes de l’État, Montréal, Yvon Blais, 2006, 63, p. 66 ; José Woehrling, « Les droits et libertés dans la construction de la citoyenneté, au Canada et au Québec », dans Michel Coutu, Pierre Bosset, Caroline Gendreau, Daniel Villeneuve (dir.), Droits fondamentaux et citoyenneté : Une citoyenneté fragmentée, limitée, illusoire ?, Montréal, Thémis, 2000, 268, p. 295-296 [Woehrling, « Les droits et libertés dans la construction de la citoyenneté »].
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religieux8. La France républicaine est quant à elle profondément attachée au lien unique qui lie le citoyen à la Nation. En raison de cette affiliation prépondérante et du caractère laïc et neutre de l’État, le fait d’accorder à un individu un traitement distinct fondé sur son appartenance religieuse est perçu comme une entorse au principe d’égalité. Malgré ces distinctions, la France et le Québec avaient jusqu’à tout récemment adopté une approche similaire en permettant aux élèves d’afficher leur croyance religieuse en revêtant un signe ou une tenue particulière dans les établissements publics d’enseignement9. Au Québec, la polémique liée à cette expression de nature religieuse a vu le jour au moment où sévissait en France le second épisode de « l’affaire des foulards ». En septembre 1994, une élève âgée de 12 ans fut expulsée d’une école publique montréalaise et contrainte de s’inscrire dans un autre établissement public où le port du foulard n’était pas interdit10. L’intervention du tribunal n’a pas été sollicitée, mais la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse s’est alors prononcée en faveur des jeunes voilées11. Alors qu’en 2004, la France a adopté une loi interdisant le port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les établissements publics d’enseignement, la Cour d’appel du Québec a estimé que, pour des raisons de sécurité, le port du kirpan pouvait être interdit dans une école publique montréalaise12. Lorsque ce jugement a été renversé par la Cour suprême en 2006, le regard de plusieurs était déjà tourné vers la France dont l’expérience avait su, en 1994, alimenter la réflexion du Québec en ce qui a trait à la place de la religion dans l’espace public.
8. Woehrling, ibid., p. 272-273. 9. Pour les fins de la présente étude, les termes école, établissement public d’enseignement ou institution publique d’enseignement seront employés de façon générique pour désigner les établissements publics de niveau primaire et secondaire québécois ainsi que les écoles, collèges et lycées du réseau public français. 10. François Berger, « Élève expulsée de son école parce qu’elle portait le foulard islamique », La Presse (9 septembre 1994) A1 ; François Berger, « L’élève au voile islamique ira dans une autre école », La Presse (10 septembre 1994) A3. 11. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Le pluralisme religieux au Québec : Un défi d’éthique sociale, par Monique Rochon et Me Pierre Bosset, Montréal, CDPDJ, 1995 [CDPDJ, Le pluralisme religieux au Québec]. 12. Loi no 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, J.O., 17 mars 2004, 5190 [Loi no 2004-228 du 15 mars 2004] ; Multani (tuteur de) c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2004] R.J.Q. 824 (C.A.).
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Comment expliquer que le port de signes religieux par les élèves des établissements publics d’enseignement ait créé une telle polé mique alors qu’il s’agit d’un « phénomène secondaire » par rapport aux maux qui lui sont associés13 ? Tant au Québec qu’en France, l’État s’est affranchi de l’Église en prenant le contrôle du système d’éducation. Bien que le fait religieux ne soit pas entièrement exclu des établissements d’enseignement, l’augmentation de sa visibilité est souvent perçue comme pouvant compromettre les acquis hérités de la Révolution française et ceux qui, au Québec, sont notamment issus de la Révolution tranquille. Au-delà de ces justifications historiques, d’autres éléments ont contribué à faire de la présence de signes liés à des religions minoritaires dans les écoles publiques, plus que dans toute autre institution, un important sujet de controverse. Qu’il puisse parfois être qualifié de pratique culturelle ou d’expression de nature politique, le port d’un signe à caractère religieux implique dans l’esprit de plusieurs un marquage identitaire suscep tible de créer, entre la majorité et la minorité, un clivage souvent jugé incompatible avec la mission dévolue aux établissements publics d’enseignement14. L’école publique est un lieu de socialisation et, plus important encore pour l’État, un lieu d’intégration qui lui permet d’assurer la cohésion sociale et de transmettre les valeurs qu’il considère comme fondamentales15. Cette intégration n’est pas seulement celle des nouveaux arrivants : elle est aussi celle de toute une génération qui n’avait jusqu’alors connu que la cellule familiale. L’accueil que le système public d’éducation réserve aux différences 13. Philippe Malaurie, « Laïcité, voile islamique et réforme législative : Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 », (2004) 14 La Semaine Juridique I 124 au paragr. 5 (Lexis) ; France, Assemblée nationale, Rapport fait au nom de la Mission d’information sur la question du port des signes religieux à l’école, par Jean-Louis Debré, Rapport no 1275 (4 décembre 2003), t. 1, 1re partie, p. 72-73, 78 [Rapport Debré]. 14. Georges Leroux, « Les signes de l’identité : le langage du voile et les exigences du pluralisme », dans Khadiyatoulah Fall et Laurier Turgeon (dir.), Champ multiculturel, transactions interculturelles : Des théories, des pratiques, des analyses, Paris, L’Harmattan, 1998, 181, p. 189190 ; Yolande Geadah, Femmes voilées, intégrismes démarqués, Montréal, VLB, 1996, p. 65, 206 ; Homa Hoodfar, « Le voile comme espace de négociation de l’identité et de la modernité : du Moyen-Orient au Canada », dans Cahiers des conférences et séminaires scientifiques no 7, Chaire Concordia-UQAM en études ethniques, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2001, p. 1-5. 15. Guy Bourgeault et Linda Pietrantonio, « L’école dans une société pluraliste et l’indé pendance morale des individus », dans France Gagnon, Marie McAndrew et Michel Pagé (dir.), Pluralisme, citoyenneté et éducation, Montréal, L’Harmattan, 1996, 231, p. 242-243 ; Lê Thành Khôi, L’Éducation : cultures et sociétés, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 291.
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religieuses en révèle davantage sur la politique d’intégration adoptée par l’État que l’examen de tout autre microcosme16. Or, cette politique a un impact déterminant sur la manière dont la sphère juridique accueille cette diversité.
1. Le Québec et l’école différentialiste Bien que le multiculturalisme et l’interculturalisme aient régulièrement été mis en opposition, ces politiques sont fondées sur la même prémisse selon laquelle l’être humain a besoin que les différentes affiliations qui lui confèrent son caractère unique soient reconnues. La reconnaissance n’est pas simplement une politesse que l’on fait aux gens : c’est un besoin vital. […] Non seulement le féminisme contemporain, mais aussi les relations de race et les discussions sur le multi culturalisme sont sous-tendues par l’idée que le déni de reconnaissance peut être une forme d’oppression17.
Cette reconnaissance, condition nécessaire au respect de la ignité des individus, implique que l’État admette que d’autres ordres d normatifs régissent la vie de ses citoyens18. Les politiques interculturelle et multiculturelle reconnaissent que l’identité des individus ne se construit pas en vase clos, mais plutôt en partie au contact des groupes auxquels ces derniers sont affiliés19. Le citoyen ne peut dès lors être appréhendé en tant qu’individu abstrait, sans origine culturelle, sans affiliation religieuse, sans sexe ou orientation sexuelle20. Contrairement au différentialisme raciste dénoncé par Taguieff, ces politiques ne reposent pas sur « l’affirmation absolue des différences » et n’attribuent pas à celles-ci un caractère déviant ou 16. La situation particulière des établissements privés d’enseignement ne sera donc pas abordée. Pour une analyse des questions qu’elle soulève, voir CDPDJ, Le pluralisme religieux au Québec, supra note 11, p. 26-30 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Réflexion sur la portée et les limites de l’obligation d’accommodement raisonnable en matière religieuse, par Me Pierre Bosset, Montréal, CDPDJ, 2005, p. 12-14. 17. Charles Taylor, Multiculturalisme : Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 1994, p. 55. 18. Hollis, supra note 6, p. 29 ; Québec, Ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration, Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration, Québec, Gouvernement du Québec, 1991, p. 84 [Énoncé de politique]. 19. Jeff Spinner, The Boundaries of Citizenship : Race, Ethnicity, and Nationality in the Liberal State, Baltimore, Maryland, Johns Hopkins University Press, 1994, p. 17 et 34 [Spinner, The Boundaries of Citizenship]. 20. Ibid., p. 17 et 39 ; Bosset et Eid, supra note 7, p. 75 ; Énoncé de politique, supra note 18, p. 1819 ; Woehrling, « Les droits et libertés dans la construction de la citoyenneté », supra note 7, p. 273.
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immuable21. Elles reconnaissent que les êtres humains sont égaux, mais que ce statut exige qu’en certaines circonstances un traitement distinct de celui réservé à la majorité soit accordé à ceux qui réclament que leurs particularités religieuses soient reconnues et considérées22. Au Québec, le port de signes à caractère religieux ne fait l’objet d’aucune législation spécifique. La juxtaposition de plusieurs textes de loi et la jurisprudence offrent cependant un encadrement relativement précis en la matière. Qu’elle soit envisagée sous l’angle de la liberté de religion ou du droit à l’égalité qui sont consacrés par la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne, l’expression religieuse des élèves ne peut être restreinte qu’en des circonstances exceptionnelles23. Avant de circonscrire les limites qui s’imposent, il convient d’examiner brièvement de quelle manière cette liberté et ce droit interviennent pour faire de l’expression religieuse une liberté de principe au sein des écoles publiques. La liberté de religion comporte deux dimensions, l’une positive et l’autre négative. Dans sa dimension positive, la liberté de religion désigne le droit de croire ou de ne pas croire, mais aussi au droit de professer et de manifester ses croyances24. Il est admis que le port de signes ou de tenues à caractère religieux, comme un couvre-chef, est une forme d’expression ou de manifestation religieuse qui mérite protection25. Il importe peu que cette expression soit liée à une religion établie ou qu’elle soit conforme aux dogmes que prônent ses représentants officiels ou la majorité de ses adeptes26. Il suffit que celui qui réclame protection croie sincèrement que la pratique qu’il 21. Taguieff, supra note 1, p. 31, 270 et 316 ; Iris Marion Young, « Polity and Group Difference : A Critique of the Ideal of Universal Citizenship », (1989) 99 Ethics 250, p. 270-271 [Young, « Polity and Group Difference »]. 22. Ayelet Shachar, « Religion, State, and the Problem of Gender : New Modes of Citizenship and Governance in Diverse Societies », (2005) 50 R.D. McGill 49, p. 56 [Shachar, « Religion, State, and the Problem of Gender »]. 23. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, art. 2(a) [Charte canadienne] ; Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, art. 3 [Charte québécoise]. 24. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295 aux p. 336-337 [Big M Drug Mart] ; José Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », (1998) 43 R.D. McGill 325, p. 370-371 [Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable »]. 25. Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256 [Multani] ; Grant c. Canada (P.G.), [1995] 1 C.F. 158, conf. paragr. 125 D.L.R. (4th) 556 (C.A.F.), requête pour permission d’en appeler à la Cour suprême rejetée ; Comité des droits de l’homme, Observation générale no 22 relative à l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, CCPR/C/21/Rev.1/Add.4 (20 juillet 1993) au paragr. 4. 26. Bosset et Eid, supra note 7, p. 69.
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entend exercer a un lien avec la religion à laquelle il adhère et que la contrainte dont il est l’objet entrave de façon non négligeable l’accomplissement de cette pratique ou le prive d’un autre droit garanti, tel que le droit à l’instruction publique27. Dans sa dimension négative, la liberté de religion se caractérise par l’absence de coercition28. Bien qu’au Canada les constituants n’aient pas prévu de stricte séparation entre l’Église et l’État, il n’existe pas de religion d’État et les institutions publiques doivent s’abstenir de privilégier une religion par rapport à une autre29. Cette obligation de neutralité n’est pas un principe juridique autonome, mais découle naturellement du droit à la liberté de religion et du droit à l’égalité30. L’étendue des obligations que cette neutralité implique est d’ailleurs largement tributaire de ce statut particulier. En tant que composante de la liberté de religion, elle se veut moins rigoureuse que la neutralité qui, sous le couvert de la laïcité, jouit en France d’une consécration constitutionnelle31. L’expression religieuse au sein des institutions publiques n’est pas incompatible avec la neutralité religieuse de l’État32. Tel que le reconnaissait récemment la Commission des droits de la personne, le caractère laïque d’une institution d’enseignement ne peut la dispenser d’offrir certains accommodements33. Cette distinction demeure cependant largement incomprise. Dans la foulée de l’arrêt Multani, le discours majoritairement tenu dans les médias consistait à déplorer le fait que l’école publique, affranchie de la religion depuis 1997, était contrainte d’accepter un retour du fait religieux34. Or, le simple 27. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, paragr. 46-49 et 58-59 [Amselem] ; Multani, supra note 25, paragr. 34-35 et 40 ; Charte québécoise, supra note 23, art. 40. 28. Big M Drug Mart, supra note 24, p. 336-337 ; Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable », supra note 24, p. 370-371. 29. Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834, p. 840 (juge Taschereau). 30. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable », supra note 24, p. 372-374. 31. Ibid., p. 374 ; Pierre Bosset, « Le droit et la régulation de la diversité religieuse en France et au Québec : une même problématique, deux approches », (2005) 13 Bulletin d’histoire politique 79, p. 86-87 [Bosset, « Le droit et la régulation de la diversité religieuse en France et au Québec »]. 32. Bosset et Eid, supra note 7, p. 64. 33. Voir conclusions de la Commission dans le cadre d’une demande d’enquête déposée par le Centre de recherche-action sur les relations raciales et École de technologie supérieure, MTL-014522 et MTL-014523, 3 février 2006, Résolution COM-510-5.2.1, p. 13. La Commission était saisie d’une plainte logée par des étudiants musulmans de l’École de techno logie supérieure qui souhaitaient obtenir un local de prière permanent. 34. José Woehrling, « Les principes régissant la place de la religion dans les écoles publiques du Québec », dans Myriam Jézéquel (dir.), Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ? Des outils pour tous, Cowansville, Yvon Blais, 2007, 215, p. 232 [Woehrling, « Les
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fait pour un élève d’arborer un signe religieux ne peut être perçu comme un geste coercitif susceptible de porter en lui-même atteinte à la neutralité de l’école ou à la liberté de religion des autres élèves. Seuls les signes religieux contraignants qui portent atteinte de façon « significative » à la liberté de religion des élèves peuvent être interdits35. Plusieurs estiment qu’en raison de la vulnérabilité des élèves et du caractère captif de cet auditoire, les écoles publiques devraient en principe retirer de leurs murs croix et crucifix36. Ces mêmes arguments ont été avancés par le Conseil des relations interculturelles pour affirmer que les enseignants ainsi que les autres personnes embauchées dans les établissements d’enseignement devraient s’abstenir d’afficher leur appartenance religieuse37. Plus récemment, le Conseil du statut de la femme a recommandé que « les fonctionnaires de l’État ne puissent arborer ni manifester des signes religieux ostentatoires dans le cadre de leur travail »38. Pourtant, l’État n’a jamais exigé de ses agents qu’ils s’abstiennent d’exprimer leurs croyances. Une institution aussi symbolique que la Gendarmerie Royale du Canada permet aux sikhs de substituer le turban au couvre-chef traditionnel39. Dans les écoles publi-
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principes régissant la place de la religion dans les écoles publiques du Québec »] ; José Woehrling, « À propos de certaines réactions au jugement sur le kirpan », Le Devoir (4 mars 2006) B-5. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Les symboles et rituels religieux dans les institutions publiques, Me Pierre Bosset, Québec, CDPDJ, 1999, p. 20-23. Pierre Bosset, « Pratiques et symboles religieux : quelles sont les responsabilités des institutions ? », dans Les 25 ans de la Charte québécoise, Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Cowansville, Yvon Blais, 2000, 39, p. 49-52 ; Québec, Comité sur les affaires religieuses, La place de la religion à l’école publique (Étude), par José Woehrling, Québec, MEQ, 2002, p. 61 [CAR, La place de la religion à l’école publique] ; Comité sur les affaires religieuses, Rites et symboles religieux à l’école. Défis éducatifs de la diversité, Québec, MEQ, 2003, p. 66 [CAR, Rites et symboles religieux à l’école]. Conseil des relations interculturelles, Laïcité et diversité religieuse : l’approche québécoise, Québec, Ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration, 2004, p. 58-59 [CRI, Laïcité et diversité religieuse]. Cette recommandation s’appuie apparemment sur l’obligation de neutralité qui s’impose à l’État ; voir Conseil du statut de la femme, Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse, Québec, CSF, 2007, p. 58. Grant, supra note 25, paragr. 84. Dans l’affaire Grant, la Cour fédérale a estimé qu’une telle mesure ne portait pas atteinte aux articles 2(a), 7 et 15 de la Charte canadienne. En ce qui concerne plus spécifiquement la dimension négative de la liberté de religion de ceux qui doivent interagir avec un policier qui porte un turban, la Cour a précisé que « [d]ans le cas des rapports entre un policier portant un turban et un membre de la population, je ne vois aucune contrainte ni coercition exercée sur ce dernier qui le forcerait à adopter ou à partager les croyances ou les pratiques religieuses du policier. La seule activité
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ques, la situation peut paraître plus problématique en raison de l’influence indue que des personnes en situation d’autorité peuvent avoir sur de jeunes consciences. Néanmoins, le législateur n’a pas jugé opportun d’imposer au personnel scolaire un devoir de réserve similaire à celui qui limite la liberté de religion de leurs collègues français40. Ne serions-nous pas d’ailleurs en plein paradoxe si le port de signes religieux devait être interdit aux enseignants alors qu’ils ont notamment le mandat de sensibiliser les élèves à la diversité et au respect de celle-ci 41 ? Afin que la dimension négative de la liberté de religion des élèves soit respectée, il devrait suffire qu’en fonction de l’âge des enfants, le personnel scolaire s’abstienne d’adopter un comportement ou un discours susceptible d’être perçu comme constitutif de pression ou de prosélytisme42. Lorsque la situation est envisagée sous l’angle du droit à l’égalité, il est admis qu’il y a discrimination, en vertu des Chartes canadienne et québécoise, lorsque l’objet d’une loi ou d’une mesure est en lui-même discriminatoire, mais aussi lorsque, dans la poursuite d’un objectif valide et séculier, la loi ou la mesure en question a des effets discriminatoires sur les individus dont les pratiques cadrent mal avec celles de la majorité43. Le Québec et le Canada conçoivent en fait que la neutralité de leurs lois, normes ou actions repose souvent sur une fiction44. Notamment soutenue par Taylor, Young et
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imposée à la personne qui traite avec un tel policier est de constater l’appartenance religieuse du policier. Je ne peux conclure qu’une telle constatation, même dans le contexte où le policier exerce ses pouvoirs relatifs à l’application de la loi, représente en soi une atteinte à la liberté de religion de la personne qui constate ». Pandori c. Peel Board of Education, (1990) C.H.R.R.D/364, conf. par [1991] 3 O.R. (3e) 531 (Div. Ct. Ont.) (Dans cette affaire, la Commission ontarienne des droits de la personne a donné raison à un enseignant sikh qui souhaitait porter un kirpan dans le cadre de ses fonctions, mais sans discuter de l’influence que cela pourrait avoir sur les élèves). Telle était d’ailleurs la réflexion faite par le Comité des droits de l’enfant en 2004 alors que certains Länder cherchaient à interdire le port du voile aux enseignantes des écoles publiques. Selon le Comité, cette prohibition était incompatible avec la mission des établissements d’enseignement qui doivent former des citoyens tolérants et conscients de l’importance que revêt la liberté de religion, voir Examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 44 de la Convention, Observations finales, Rapport de l’Allemagne, Doc. Off. CRC NU, 35e session, Doc. Nu C/15/Add. 226 (2004), paragr. 30-31 ; voir aussi R. c. M. (M.R.), [1998] 3 R.C.S. 393, paragr. 3. CAR, La place de la religion à l’école publique, supra note 36, p. 70-71 ; CAR, Rites et symboles religieux à l’école, supra note 36, p. 66. Charte canadienne, supra note 23, art. 15 ; Charte québécoise, supra note 23, art. 10 et 12 ; Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd, [1985] 2 R.C.S. 536 [Simpsons-Sears]. Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1990, p. 104 [Young, Justice and the Politics of Difference] ; Veit Bader, « Reli-
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Kymlicka, cette thèse est fondée sur le constat selon lequel les lois ou les normes mises en place dans les institutions publiques demeurent ancrées dans la culture majoritaire de telle sorte qu’une égalité de traitement signifie qu’en réalité chacun soit traité de la manière dont la majorité souhaite l’être45. Ainsi, il y a discrimination lorsque, en raison de la religion à laquelle il adhère, un individu se voit imposer un fardeau que d’autres n’ont pas à assumer ou lorsqu’il ne bénéficie pas de la même manière des services généralement offerts au public46. Transposés à la situation particulière des écoles publiques, ces principes ont conduit la Commission des droits de la personne à conclure que le port du foulard ne pouvait être interdit47. Qu’une école prohibe expressément le port d’un signe particulier, qu’elle interdise le port de signes religieux en général ou qu’un code vestimentaire ait indirectement cet effet, la liberté d’expression religieuse des élèves sera entravée et leur droit à l’égalité compromis48. Dans le premier cas, la règle poursuivrait un objectif en lui-même discriminatoire puisqu’elle ne s’appliquerait qu’aux élèves adeptes d’une religion particulière. Dans les deux derniers cas, bien que la règle puisse s’appliquer à tous, elle pourrait avoir un effet disproportionné sur certains individus. Contrairement aux élèves catholiques ou protestants qui peuvent porter une croix susceptible d’être aisément soustraite aux regards, les élèves de confession musulmane ou juive qui souhaiteraient exprimer leurs croyances ou respecter les préceptes de leur religion en portant un foulard ou une kippa ne pourraient faire de même. Il y aurait alors non seulement entrave à leur liberté de religion, mais aussi atteinte à leur droit à l’égalité puisque ces élèves se verraient dans l’obligation de renoncer au port de ce vêtement ou contraints à poursuivre leur scolarité dans le secteur privé ou dans une école publique autre que celle de leur choix. Or, la Charte québécoise garantit le droit à l’instruction publique gratuite et la Loi sur
45.
46. 47. 48.
gious Pluralism. Secularism or Priority for Democracy ? », (1999) 27 Political Theory 597, p. 605 ; Spinner, The Boundaries of Citizenship, supra note 19, p. 80-81. Young, ibid., p. 96-121 ; Taylor, supra note 17, p. 62-63 ; Will Kymlicka, Politics in the Vernacular : Nationalism, Multiculturalism and Citizenship, New York, Oxford University Press, 2001, p. 23-32 [Kymlicka, Politics in the Vernacular] ; Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités, Montréal, Boréal, 2003, p. 80-81 [Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle]. Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525 ; Eldridge c. ColombieBritanique (P.G.), [1997] 3 R.C.S. 624. CDPDJ, Le pluralisme religieux au Québec, supra note 11, p. 23-26. Ibid., p. 25-26.
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l’instruction publique prévoit que, sous certaines réserves, les parents peuvent choisir l’école où seront inscrits leurs enfants49. La position avantageuse de certains individus, tels que ceux qui sont d’héritage chrétien, est souvent « exogène à la sphère du droit »50. Elle découle en fait de pratiques historiques qui, à l’instar de l’adoption du calendrier chrétien par les établissements d’enseignement, sont généralement acceptables et nécessaires au fonctionnement des institutions publiques51. Bien que la réévaluation de la norme dominante représente l’une des formes les plus achevées de la prise en compte de la diversité, des règles de vie commune doivent être fixées. Lorsqu’une modification de ces règles ne peut être envisagée, plutôt qu’ils soient assujettis à une norme construite en fonction de la majorité, des accommodements ou exemptions ponctuelles sont accordés aux individus qui font partie d’une minorité religieuse52. En exemptant en partie certains élèves de l’application d’un code vestimentaire strict, les établissements d’enseignement ne leur accordent pas un privilège, mais leur offrent simplement la possibilité de jouir comme chacun de leur droit à l’instruction publique53. L’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne justifie en ces termes les limites qui peuvent être imposées à toute liberté : Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice.54
Que la situation soit envisagée uniquement sous l’angle de la liberté de religion, du droit à l’égalité et des clauses justificatives des 49. Charte québécoise, supra note 23, art. 40 ; Loi sur l’instruction publique, L.R.Q. c. I-13.3, art. 4 ; Pierre Bosset, « Le port du foulard islamique en milieu scolaire », Congrès annuel du Barreau du Québec, Service de la formation permanente, Montréal, 1995, 781, p. 792 ; Ghislain Otis et Christian Brunelle, « La Charte et la tenue vestimentaire à l’école publique », (1995) 36 C. de D. 599, p. 634. 50. Pierre-Henri Prélot, « Les religions et l’égalité en droit français », (1999) 40 C. de D. 849, p. 855. 51. Ibid., p. 855 ; Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, supra note 45, p. 158, 167-168 ; Will Kymlicka, La voie canadienne : repenser le multiculturalisme, Montréal, Boréal, 2003, p. 76-77 [Kymlicka, La voie canadienne]. 52. Young, Justice and the Politics of Difference, supra note 44, p. 158 ; CAR, La place de la religion à l’école publique, supra note 36, p. 17, 54 ; Woehrling, « Les principes régissant la place de la religion dans les écoles publiques du Québec », supra note 34, p. 233-234. 53. CAR, La place de la religion à l’école publique, ibid., p. 53 ; Woehrling, ibid., p. 232. 54. Charte québécoise, supra note 23, art. 9.1 ; La clause justificative de la Charte canadienne est au même effet, Charte canadienne, supra note 23, art. 1.
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Chartes canadienne et québécoise ou qu’elle soit étudiée de concert avec l’obligation d’accommodement raisonnable plus généralement associée au droit administratif et au droit du travail, une réflexion et un résultat similaires s’imposent55. En vertu des clauses justificatives, une loi, un règlement ou une décision prise par un agent de l’État peut être invalidé, assoupli ou annulé à moins que l’objet de la loi, du règlement ou de la décision contesté poursuive un objectif urgent et réel et que les moyens choisis pour l’atteindre soient raisonnables. Le moyen choisi pour atteindre l’objectif visé sera raisonnable si la loi, le règlement ou la décision contesté est rationnellement lié à l’objectif en question, qu’il porte le moins possible atteinte à la liberté de religion des personnes lésées et s’il y a proportionnalité entre ses effets bénéfiques et ses effets préjudiciables56. Les codes vestimentaires adoptés par les écoles publiques et les décisions individuelles prises sur la foi de ces règlements peuvent être assujettis à un tel examen57. Lorsque ces règles ne peuvent être modifiées, notamment en raison de difficultés logistiques, structu relles ou monétaires, des accommodements ou exemptions ponctuelles doivent être accordés aux individus qui font partie d’une minorité religieuse58. Une interdiction reposant sur l’hypothèse selon laquelle la formation de bons citoyens exige que l’école n’autorise aucune manifestation de particularismes religieux ou culturels ne saurait être justifiée. Il s’agit d’un objectif qui n’entretient aucun lien rationnel avec une interdiction générale et repose plutôt sur le préjugé selon lequel il convient de vider l’espace scolaire de toutes traces de particularismes afin de former des citoyens qui partagent des valeurs communes59. L’interculturalisme et le multiculturalisme nous encouragent à 55. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable », supra note 24, p. 360 et 364. Comme le souligne l’auteur, la liberté de religion et le droit à l’égalité sont souvent invoqués de concert. Plusieurs se réfèrent d’ailleurs à la notion d’accommodement raisonnable même lorsque seule la liberté de religion est invoquée ou qu’un texte de loi est contesté. En ce dernier cas, « l’obligation d’accommodement » qui s’impose au législateur ou au décideur découle des clauses limitatives des Chartes canadienne et québécoise ; voir également Multani, supra note 25, paragr. 53 (juge Charron). 56. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, notons que le test élaboré en vertu de l’article premier de la Charte canadienne s’applique à l’article 9.1 de la Charte québécoise, voir Ford c. Québec (P.G.), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 770-771. 57. Multani, supra note 25, paragr. 21-23. 58. Young, Justice and the Politics of Difference, supra note 44, p. 158 ; CAR, La place de la religion à l’école publique, supra note 36, p. 17 et 54. 59. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable », supra note 24, p. 343-344.
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renoncer à cette conception de la nation. Pour les fins de la discussion, nous pouvons cependant admettre que les règles internes adoptées par les établissements d’enseignement poursuivent généralement un objectif suffisamment important pour justifier l’imposition d’un certain conformisme vestimentaire60. Ces règlements prohibent la possession d’objets dangereux, les tenues indécentes, les couvrechefs et les vêtements sur lesquels sont imprimés des messages haineux ou violents. Que cela soit pour éviter qu’un élève ne soit marginalisé, pour des raisons liées à la sécurité, à l’hygiène, ou pour apaiser les tensions que peuvent provoquer certaines formes d’expression, ces règles visent à assurer aux élèves un environnement propice à l’accomplissement du mandat de l’école, lequel consiste à instruire, à transmettre les valeurs que la société considère comme fondamentales et à favoriser l’intégration sociale61. Pourtant, l’atteinte de ces objectifs ne justifiera que rarement l’application intégrale de la règle62. Ainsi, dans l’affaire Multani, le code vestimentaire prohibant le port d’armes et d’objets dangereux en vertu duquel le kirpan a été interdit n’a jamais été remis en question. Seule la décision du Conseil des commissaires fondée sur une application stricte de cette règle a été contestée63. Contrairement à l’égalité formelle qui est satisfaite lorsqu’un même traitement est réservé à tous, l’égalité réelle ou de fait, laquelle sous-tend l’article 15 de la Charte canadienne et l’article 10 de la Charte québécoise, est un concept qui reconnaît qu’en certaines circonstances, la véritable égalité doit se traduire par un traitement distinct64. Lorsqu’en vertu des clauses justificatives il sera possible de constater qu’un code vestimentaire est rationnellement lié à la poursuite d’un objectif valide et qu’il porte le moins possible atteinte aux droits des élèves, il y aura également lieu de conclure que tout effort supplémentaire de la part de l’établissement pour assouplir ce code ira au-delà de ce que l’obligation d’accommodement raisonnable 60. CDPDJ, Le pluralisme religieux au Québec, supra note 11, p. 23. 61. Otis et Brunelle, supra note 49, p. 601, 607-608 et 627-629 ; Bosset, « Le port du foulard islamique en milieu scolaire », supra note 49, p. 794 ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Code vestimentaire et uniforme dans les écoles publiques, Me Daniel Carpentier, Québec, CDPDJ, 2005, p. 10 ; Loi sur l’instruction publique, supra note 49, art. 36. 62. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable », supra note 24, p. 359-360. 63. Multani, supra note 25. 64. Big M Drug Mart, supra note 24, p. 347 ; Andrews c. Law society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 134, p. 164-171 ; Law c. Canada (ministre de L’Emploi et de l’Immigration, [1999] 1 R.C.S. 497, paragr. 69-71 ; CAR, La place de la religion à l’école publique, supra note 36, p. 53.
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exige65. Développée dans le domaine des relations de travail, cette notion admet qu’un employeur ou un agent de l’État a l’obligation d’adapter son entreprise ou sa réglementation interne pour notamment permettre à un individu d’exprimer ses convictions religieuses ou d’occuper son poste malgré un handicap, à moins que l’adaptation réclamée n’entraîne des coûts prohibitifs, qu’elle entrave l’exploitation de l’entreprise ou porte atteinte aux droits des autres employés66. Transposés à l’environnement scolaire, ces principes nous permettent de conclure de façon plus spécifique que la liberté de religion d’un élève pourra être restreinte si son expression compromet l’accomplissement des principaux mandats de l’école67, le maintien de l’ordre, de la sécurité et de l’efficacité du service ou si elle porte atteinte à un droit ou à une liberté concurrente de l’élève, de ses camarades ou du personnel68. Bien que la prohibition d’armes et d’objets dangereux ait un lien rationnel avec le maintien d’un environnement sécuritaire pour les élèves, la Cour suprême a reconnu que la décision de la commission scolaire d’interdire à un élève de porter un kirpan confiné dans un fourreau et fixé à ses vêtements ne se situait pas « à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables »69. Selon la Cour, les établissements d’enseignement chercheraient à atteindre un niveau de sécurité raisonnable, par opposition à un niveau de sécurité absolue70. Une relation particulière se développerait entre les élèves et le per65. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable », supra note 24, p. 360 ; Multani, supra note 25, paragr. 53 (juge Charron) ; La juge Charron a rédigé l’opinion majoritaire. Notons cependant que les juges Deschamps et Abella ont insisté sur l’importance de distinguer l’obligation d’accommodement raisonnable associée au droit administratif et l’évaluation exigée par le critère de l’atteinte minimale sous l’article 1 de la Charte canadienne puisque cette dernière « comporte des conséquences sociales plus importantes », voir Multani, ibid., paragr. 129-134. 66. Simpsons-Sears, supra note 43 ; Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970. 67. L’article 36 de la Loi sur l’instruction publique, supra note 49, prévoit que l’école « a pour mission, dans le respect du principe de l’égalité des chances, d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves, tout en les rendant aptes à entreprendre et à réussir un parcours scolaire ». 68. CDPDJ, Le pluralisme religieux au Québec, supra note 11, p. 11 ; Otis et Brunelle, supra note 49, p. 641 ; Bosset, « Le port du foulard islamique en milieu scolaire », supra note 49, p. 795-796 ; Jean-François Gaudreault-Desbiens, « Du crucifix au kirpan : quelques remarques sur l’exercice de la liberté de religion dans les établissements scolaires », dans Barreau du Québec, Développements récents en droit de l’éducation (2002), Cowansville, Yvon Blais, 89, p. 98. 69. Multani, supra note 25, paragr. 60. La Cour a notamment tenu compte du fait qu’aucun incident violent lié au port du kirpan dans les écoles canadiennes n’avait été rapporté et qu’il n’était pas contesté que le plaignant avait un comportement exemplaire. 70. Ibid., paragr. 45-47.
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sonnel, justifiant un traitement distinct de celui réservé aux individus momentanément présents dans un avion ou une salle d’audience, lieux où le port du kirpan a déjà été interdit71. Les écoles publiques peuvent cependant exercer un certain contrôle sur l’expression religieuse lorsqu’un groupe d’élèves appartenant à une confession particulière impose sa présence en portant atteinte aux droits et libertés des autres élèves et exerce des pressions de nature à rendre l’environnement peu propice à l’accomplissement du mandat de l’école72. Deux principaux cas de figure peuvent être envisagés. Il pourrait y avoir lieu de restreindre la liberté d’expression religieuse des élèves qui, individuellement ou collectivement, par le biais de pressions diverses, tenteraient d’imposer leurs croyances ou leurs pratiques aux élèves athées ou à ceux qui appartiennent à une autre confession religieuse. Il en serait de même d’un individu ou d’un groupe d’individus qui chercheraient à imposer certaines pratiques à ceux qui, tout en appartenant à la même confession religieuse que la leur, ne souhaitent pas exprimer leurs croyances de la même manière. Bien qu’au Québec aucun cas de cette nature n’ait été médiatisé, les pressions exercées sur les jeunes musulmanes par leurs coreligionnaires pour qu’elles revêtent le foulard est l’un des motifs qui, en France, a parfois justifié une intervention73. S’il n’est jamais apparu nécessaire d’interdire le foulard dans les écoles, certaines restrictions peuvent être imposées quant à la manière de le porter, notamment lors d’activités sportives ou de travaux de laboratoire74. Au Québec comme en France, ce n’est cependant pas cet aspect de la question qui a le plus monopolisé l’attention. Selon plusieurs auteurs, les femmes voilées seraient, consciemment ou non, les porte-étendards d’un islamisme radical et intolérant qui véhicule notamment l’idée que la femme n’est pas l’égale de l’homme75. Bien que les tribunaux puissent intervenir lorsque des pratiques portent atteinte à la dignité humaine ou à l’égalité, il ne revient ni aux auto71. Ibid., paragr. 63-66 ; voir Nijjar c. Lignes aériennes Canada 3000 Ltée, [1999] C.H.R.D. No 3, No. T.D. 3/99 ; R. c. Hothi, [1986] 3 W.W.R. 671 (C.A. Man.). 72. CAR, Rites et symboles religieux à l’école, supra note 36, p. 58. 73. CAR, La place de la religion à l’école publique, supra note 36, p. 67. 74. Bosset, « Le port du foulard islamique en milieu scolaire », supra note 49, p. 797-798 ; notons toutefois que, récemment, le port du foulard dans le sport organisé, tel que le soccer, a défrayé les manchettes, voir notamment Laura-Julie Perreault, « Soccer et hidjab font bon ménage, estime l’association nationale », La Presse (27 février 2007) A-1. 75. Pour une discussion de ces aspects, voir notamment Geadah, supra note 14 ; Elizabeth Altschull, Le voile contre l’école, Paris, Seuil, 1995 ; Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat, La République et l’Islam : entre crainte et aveuglement, Paris, Gallimard, 2002.
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rités scolaires ni aux juges québécois de se prononcer sur la signification que revêt un signe religieux76. Un État neutre ne peut ainsi s’immiscer dans ce qui relève du religieux et de la conviction personnelle. Partant de ce principe et prenant position en faveur de la liberté de religion des jeunes voilées, la Commission des droits de la personne avait indiqué dans son avis de 1994 que cela serait « faire injure aux jeunes filles et aux femmes qui portent le hidjab de présumer que leur choix n’est pas éclairé ou qu’elles le font par militantisme contre le droit à l’égalité »77. L’intervention de l’école pour appuyer les élèves qui portent le foulard contre leur gré serait toutefois légitime78. Inspiré de l’approche préconisée par le Conseil d’État français, cet examen au cas par cas a certes l’avantage de pouvoir refléter la diversité des situations, mais il ignore cependant que les élèves qui sont contraints à se conformer à certaines exigences religieuses hésitent à dénoncer cette situation79. L’obligation d’accommodement raisonnable ne répond que partiellement aux difficultés que soulève la présence d’individus vulnérables, sensibles aux pressions exercées par leur famille ou leur communauté80. La question est d’autant plus délicate que la liberté de religion permet à celui qui détient l’autorité parentale d’éduquer son enfant et de prendre des décisions pour lui en conformité avec ses croyances81. Cela étant dit, tel qu’il a été indiqué précédemment, un signe religieux n’a en soi rien de contraignant pour ceux qui côtoient celui 76. Amselem, supra note 27, paragr. 50 ; Jean-François Gaudreault-Desbiens, « Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable à la lumière de la question du port de signes religieux à l’école publique : réflexions en forme de points d’interrogation », dans Myriam Jézéquel (dir.), Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ? Des outils pour tous, Cowansville, Yvon Blais, 2007, 241, p. 265 [Gaudreault-Desbiens, « Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable »]. 77. CDPDJ, Le pluralisme religieux au Québec, supra note 11, p. 12-13. 78. Ibid., p. 25. 79. Otis et Brunelle, supra note 49, p. 633 ; Bosset, « Le port du foulard islamique en milieu scolaire », supra note 49, p. 800 ; Québec, Conseil du statut de la femme, Réflexion sur la question du port du foulard à l’école, par Marie Moisan, Québec, CSF, 1995, p. 40 [CSF, Réflexion sur la question du port du foulard à l’école]. 80. Bosset et Eid, supra note 7, p. 74. 81. Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609 au paragr. 171 ; Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710 aux p. 771-775 ; B.(R) c. Children’s Aid Society of Metropolitain Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, paragr. 223 ; R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284 aux paragr. 17-18 ; L’article 41 de la Charte québécoise, supra note 23, prévoit d’ailleurs que « [l]es parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs convictions, dans le respect des droits de leurs enfants et de l’intérêt de ceux-ci ».
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qui le porte. Ce n’est en fait que s’il sert de support à un comportement qui porte atteinte aux droits et libertés des autres élèves qu’il pourrait être interdit. Un établissement serait sans doute justifié de prohiber le port de signes utilisés dans le but de créer un clivage entre certains groupes, de faire naître des tensions, d’inciter à la discrimination et à la haine raciale ou qui dénigrent les croyances d’autrui82. Cela serait notamment le cas si, devant une recrudescence des violences au Proche-Orient, des élèves qui ne portaient jusqu’alors aucun signe religieux décidaient de revêtir foulard ou kippa. Par contre, les réactions hostiles que le simple port d’un signe religieux provoque ne peuvent à elles seules en justifier l’interdiction : « la mission de l’école n’est pas d’accommoder les préjugés de la majorité, mais de sensibiliser les élèves à l’importance des droits et libertés de la personne »83. Il est de la responsabilité des établissements d’enseignement de former des citoyens respectueux des droits et libertés d’autrui84. À ce titre, le personnel scolaire doit intervenir pour éviter que ceux qui arborent un signe religieux ne soient marginalisés, victimes de racisme ou perçus comme recevant un traitement privilégié lorsqu’ils bénéficient d’une exemption85. L’approche que le droit québécois a jusqu’alors inspirée ne répond que partiellement au questionnement que soulève la gestion du pluralisme religieux dans l’espace public. Le modèle québécois n’est surtout pas garant de l’acceptation, par la majorité, des accommodements consentis à ceux qui adhèrent à une religion minoritaire. Le Québec n’est pas à l’abri d’une évolution du climat social que pourraient provoquer une plus grande visibilité des religions minoritaires dans la sphère publique ou l’aggravation des conflits inter religieux qui affectent la scène internationale. Certains objectifs légitimes pourraient être avancés par l’État pour tenter de justifier une attitude plus restrictive dans l’octroi d’accommodements raisonnables. En 2004, la cohésion sociale, l’ordre public et la protection de ceux qui, plus vulnérables, souffrent de l’influence indue du groupe minoritaire auquel ils sont affiliés sont des considérations qui ont encouragé les autorités politiques françaises à rescinder la jurisprudence du Conseil d’État en empruntant la voie législative pour interdire 82. CDPDJ, Le pluralisme religieux au Québec, supra note 11, p. 25 ; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, paragr. 94. 83. Otis et Brunelle, supra note 49, p. 630. 84. Loi sur l’instruction publique, supra note 49, art. 22(3). 85. Bosset, « Le port du foulard islamique en milieu scolaire », supra note 49, p. 797 ; Multani, supra note 25 au paragr. 76 ; Spinner, The Boundaries of Citizenship, supra note 19, p. 83.
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le port de signes ou de tenues à caractère religieux dans les écoles publiques86.
2. La France et l’école universaliste La France conçoit que le lien qui unit l’individu à l’État ne doit souffrir de l’interférence d’aucune autre autorité morale ou normative87. L’État refuse que des croyances ou qu’une communauté religieuse s’immiscent dans la relation qu’il entretient avec le citoyen88. La nation se définit par son ambition de transcender par la citoyenneté des appartenances particulières, biologiques (telles du moins qu’elles sont perçues), historiques, économiques, sociales, religieuses ou culturelles, de définir le citoyen comme un individu abstrait, sans identification et sans qualifications particulières, en deçà et au-delà de toutes ses déterminations concrètes89.
Cette abstraction ou fiction universaliste est à la fois républicaine et libérale. Elle contribue à écarter de l’espace public les manifestations et revendications identitaires affiliées à une collectivité autre qu’étatique. Le caractère identitaire attribué à certains signes religieux et le rôle particulier que jouent les établissements d’enseignement dans la création du citoyen n’expliquent qu’en partie les raisons qui ont pu conduire à l’adoption d’une loi prohibant le port de signes religieux ostensibles dans les établissements publics d’enseignement90. Au-delà de la crainte que les identités religieuses ou culturelles ne supplantent l’affiliation politique, une conception particulière de la notion d’égalité a contribué à l’adoption d’une interdiction de principe. 86. Luc B. Tremblay, « Les signes religieux à l’école : Réflexion sur le rapport Stasi et les accommodements raisonnables », (2004) 48 Arch. Phil. Droit 169, p. 178. 87. Ayelet Shachar, Multicultural Jurisdiction : Cultural Differences and Women’s Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 21-22 ; Rogers Brubaker, Citizenship and Nationhood in France and Germany, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1992, p. 35-49. 88. James A. Cohen, « National Models of Citizenship : The U.S. and the French Cases », dans Carol C. Gould et Pasquale Pasquino (dir.), Cultural Identity and the Nation-State, Lanham, Maryland, 2001, 109, p. 114. Ibid., p. 114. 89. Dominique Schnapper, La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994, p. 49. 90. Sur le caractère identitaire, voir notamment Shachar, « Religion, State, and the Problem of Gender », supra note 22, p. 80 ; Circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, J.O., 22 mai 2004, 9033 [Circulaire du 18 mai 2004].
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2.1 Une liberté étroitement surveillée En 1989, la présence de quelques foulards semblait vouloir mettre en péril les valeurs républicaines héritées de la Révolution française dont on célébrait alors le bicentenaire. Depuis 1986, Samira, Fatima et Leila se présentaient au Collège Gustave-Havez de Creil en dissimulant leur chevelure sous un voile. Le Collège, qui accueillait à l’époque 855 élèves de 25 nationalités différentes, tolérait la présence de ce signe religieux dans l’enceinte de l’établissement, mais exigeait qu’il disparaisse sitôt la porte de la classe franchie. Lors de la rentrée scolaire de 1989, l’entente ne convenait plus à ces jeunes filles qui, alors âgées de 14 et 15 ans, se voyaient interdire l’accès à leur classe91. Certains se sont inquiétés de ce qui motivait la démarche des trois exclues, soupçonnées d’agir sous l’influence d’associations musulmanes92. Croyance sincère, solidarité ou pression, pour ces trois jeunes filles comme pour bien d’autres encore, la question demeura sans réponse. Confiée à la justice administrative, « l’affaire des foulards » connaîtra deux épisodes distincts. Le premier sera marqué par l’avis du Conseil d’État de 1989 alors que le second, signe précurseur d’un repositionnement législatif, naîtra de la circulaire Bayrou et de l’intransigeance de certains établissements d’enseignement. En droit interne français, la liberté de religion est reconnue par l’entremise d’autres libertés constitutionnellement consacrées, telles que la liberté de culte, de conscience, d’opinion et d’expression93. La liberté de conscience mentionnée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi qu’à l’article premier de la Loi concernant la séparation des Églises et de l’État n’est pas étrangère à l’environnement scolaire94. En 1959, la Loi Debré reconnaissait que l’école publique devait respecter toutes les croyances95. Adoptée peu avant la 91. « Trois jeunes musulmanes exclues d’un collège de Creil », Le Monde (6 octobre 1989) 15 ; Raphaëlle Rerolle, « Trois jeunes musulmanes élèves d’un collège de Creil. Trois foulards contre la sérénité laïque », Le Monde (7 octobre 1989) 13. 92. Kaltenbach et Tribalat, supra note 75, p. 190 ; Henri Tincq, « Affaire du port du foulard islamique à l’école. Le débat sur les foulards et la laïcité. Les boutefeux de l’islam », Le Monde (8 novembre 1989) 13. 93. Nicolas Guillet, Liberté de religion et mouvement à caractère sectaire, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2003, p. 34. 94. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, art. 10, en ligne : Legifrance.gouv. fr ; Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, art. 1, en ligne : Legifrance.gouv.fr [Loi du 9 décembre 1905]. 95. Loi n° 59-1557 du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés, J.O., 2 janvier 1960, 218, art. 1.
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rentrée scolaire de 1989, une nouvelle disposition insérée dans le Code de l’éducation est venue ajouter que, dans le respect de la neutralité du service, les élèves bénéficient de la liberté d’expression96. Le droit à l’éducation et son corollaire, le principe de non-discrimination dans l’accès aux services éducatifs organisés par l’État, sont consacrés tant en droit interne que par les conventions internationales auxquelles la France a souscrit97. L’article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoit quant à lui que la France est laïque, qu’elle assure l’égalité de droit de ses citoyens et respecte toutes les croyances98. Alors que, au Québec, la liberté de religion permet aux élèves de pratiquer leur religion tout en étant protégés contre d’éventuelles pressions étatiques par l’obligation de neutralité qui découle de cette liberté, ces notions s’expriment différemment en droit français puisqu’elles prennent avant tout naissance dans celle de laïcité. Cette dernière a investi l’école publique bien avant que ne soit constituée la IVe République sous le règne de laquelle elle fut pour la première fois érigée en norme constitutionnelle99. En 1882, l’instruction morale a remplacé l’instruction religieuse et, en 1886, une loi exigeait que les enseignants soient laïques100. La laïcité est un concept politique et juridique évolutif qui, sujet à de nombreux débats, ne peut être aisément défini. Plus de 200 ans d’histoire marquent son existence. Il serait hors de notre propos d’en exposer la genèse ou de le décrire dans toutes ses acceptions alors que d’autres ont récemment procédé à cet exercice101. Pour nos fins, il convient essentielle96. Code de l’éducation, art. 141-2 et 511-2. 97. Constitution de 1946, préambule, al. 13, en ligne : Legifrance.gouv.fr ; Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221, art. 9 [Convention européenne] ; Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 20 mars 1952, 213 R.T.N.U. 262, art. 2 ; Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, 1577 R.T.N.U. 3, R.T. Can. 1992 no 3, art. 28-29 ; Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement, 15 décembre 1960, 429 R.T.N.U. 93. 98. Constitution du 4 octobre 1958, art. 1, en ligne : Legifrance.gouv.fr . 99. Guy Bedouelle et Jean-Paul Costa, Les laïcités à la française, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 91-93 ; Jean Rivero, « La notion juridique de laïcité », (2004) 48 Arch. Phil. Droit 257. 100. Dominique Borne et Jean-Paul Delahaye, « La laïcité dans l’enseignement : problématique et enjeux », (2004) 298 Regards sur l’actualité 25 aux p. 26-27 ; Francis Messner, PierreHenri Prélot et Jean-Marie Woehrling, Traité de droit français des religions, Paris, Litec, 2003, p. 1117-1120. 101. Voir notamment René Sève (dir.), La Laïcité, Archives de philosophie du droit, Tome 48, Paris, Dalloz, 2005 ; Paul Airiau, 100 ans de laïcité française 1905-2005, Paris, Presses de la
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ment de s’attacher à l’interprétation qu’en a d’abord faite le Conseil d’État dans la foulée de « l’affaire des foulards » pour ensuite apprécier la position divergente qui sous-tend la Loi du 15 mars 2004102. Reprise par plusieurs, la définition proposée par Henri Capitant est au demeurant fort éclairante. Le juriste dépeint la laïcité comme « une conception politique impliquant la séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique »103. La Révolution de 1789 avait déjà éloigné ces deux institutions, mais cette séparation a été officialisée par la Loi du 9 décembre 1905 aux termes de laquelle la France s’est engagée à assurer la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, mais dans laquelle il est aussi prévu qu’elle ne reconnaît aucun culte104. Indépendante de l’Église, la République n’impose à ses citoyens aucune croyance religieuse ou vision athée du monde et de cette forme d’indifférence à l’égard de toutes les religions découle sa neutralité105. Malgré la coexistence de conceptions sociopolitiques ou philosophiques divergentes, sur le plan juridique, la laïcité de l’État exige que ses institutions respectent les principes de neutralité et d’éga lité106. L’État doit respecter les diverses croyances, s’abstenir de promouvoir ou d’imposer une idéologie particulière et réserver un même traitement à toutes les religions ainsi qu’à leurs adhérents107. En ce sens, bien qu’au Québec et au Canada la laïcité ne bénéficie d’aucune formalisation juridique, elle n’est pas entièrement étrangère au contexte législatif québécois où la liberté de religion impose à l’État d’être neutre108. Ce que la laïcité et la neutralité impliquent
Renaissance, 2005 ; Jean Baubérot, Laïcité 1905-2005. Entre passion et raison, Paris, Seuil 2004 ; Émile Poulat, Notre laïcité publique, Paris, Berg International, 2003. 102. Loi no 2004-228 du 15 mars 2004, supra note 12. 103. Maurice Barbier, La laïcité, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 81. 104. Loi du 9 décembre 1905, supra note 94, art. 1 et 2. 105. Barbier, supra note 103, p. 83-84. 106. Rivero, « La notion juridique de laïcité », supra note 99, p. 258 ; Gilles Lebreton, Libertés publiques et Droits de l’Homme, 6e éd., Paris, Armand Colin-Dalloz, 2003, p. 418 ; Malaurie, supra note 13, paragr. 4. 107. Barbier, supra note 103, p. 86 ; Rivero, « La notion juridique de laïcité », ibid., p. 258 ; Lebreton, ibid., p. 389 ; Guillet, supra note 93, p. 203. 108. Micheline Milot, Laïcité dans le nouveau monde : le cas du Québec, Turnhout (Belgique), Brepols, 2002, p. 19, 109-110. En 2004, le Conseil des relations interculturelles a d’ailleurs tenté de dégager un modèle qui, faisant appel à la notion de laïcité, serait adapté à la situation québécoise, voir CRI, Laïcité et diversité religieuse, supra note 37, p. 44-47, 77.
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demeure cependant largement tributaire du contexte politique, historique et social où elles s’inscrivent109. Contrairement à la neutralité de l’État québécois, celle qui découle de la laïcité française impose une obligation de neutralité aux agents de l’État dont l’expression religieuse est perçue comme pouvant porter atteinte à la liberté de religion des usagers110. Dans le cadre de leur fonction, les agents de l’État ne peuvent afficher leurs croyances111. Bien qu’à la fin des années 1930, le Conseil d’État ait pu tolérer qu’une enseignante porte une croix en partie dissimulée sous ses vêtements, il a subséquemment donné son aval à l’approche plus restrictive préconisée par le ministre Lionel Jospin qui, dans sa circulaire du 12 décembre 1989, retenait que le personnel scolaire devait s’abstenir d’afficher « toute marque distinctive de nature philosophique, religieuse ou politique »112. Suivant une certaine conception inspirée de son acception politique, le principe de laïcité permettrait aussi d’évacuer de la sphère publique les manifestations d’appartenance religieuse en imposant aux usagers des services publics une certaine forme de neutralité113. Les tenants de cette position considèrent que la laïcité autorise la création d’un espace commun où les différences peuvent non seulement être ignorées, mais aussi niées114. Cette idée de la laïcité est loin 109. Milot, ibid., p. 35-36. 110. Rémy Schwartz et Christine Maugüé, « Principe de laïcité et port de signes religieux dans les locaux scolaires », (1992) AJDA 790. 111. Guillet, supra note 93, p. 285. 112. Circulaire du 12 décembre 1989 du ministre d’État, ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, J.O., 15 décembre 1989, 15577 ; Conseil d’État, 28 avril 1938, Dlle Weiss, Rec. 1939. 379 ; Conseil d’État, 3 mai 2000, Marteaux, Rec. 2000. 169 (le Conseil d’État a maintenu le licenciement d’une surveillante qui portait un foulard dans l’enceinte de l’établissement d’enseignement où elle travaillait). Notons qu’un régime différent s’applique en milieu universitaire où les professeurs jouissent de la liberté d’expression, voir Lebreton, supra note 106, p. 424. De même, rien ne s’oppose à ce que les étudiants universitaires puissent porter des signes religieux, voir Conseil d’État, 26 juillet 1996, Université de Lille II, n° 170106 (Lexis). 113. Philippe Blondel, « Quelle jurisprudence pour la loi nouvelle sur les signes religieux ? », (2004) 48 Arch. Phil. Droit 197, p. 205. 114. Henri Pena-Ruiz, « Contre la révision de la loi de 1905 », (2004) 298 Regards sur l’actualité 57, p. 64-65 ; Borne et Delahaye, supra note 100, p. 30 ; Ludivine Delsenne, « De la difficile adaptation du principe républicain de laïcité à l’évolution socioculturelle française », (2005) 2 Revue du Droit Public 427 ; Alain Gérard, « Qu’est-ce que la laïcité ? », dans Alain B.L. Gérard (dir.), Permanence de la laïcité en France et dans le monde, Toulouse, Privat, 2001, 19 à la p. 25 ; Laurence Burgorgue-Larsen et Edouard Dubout, « Le port du voile à l’Université. Libres propos sur l’arrêt de la grande chambre Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005 », (2006) 66 Rev. Trim. Dr. H. 183 à la p. 211.
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de faire l’unanimité. Plusieurs juristes et autres penseurs considèrent que la laïcité permet à la liberté de conscience d’être vécue en public lorsque son expression ne porte pas atteinte aux libertés d’autrui ou au bon fonctionnement des services publics115. La distinction entre les sphères publique et privée permettrait de soustraire au contrôle de l’État ce qui relève de la religion et non pas d’exclure son expression des lieux publics116. Devant cette incertitude et à la suite des événements survenus à Creil, le gouvernement a décidé de s’en remettre à la plus haute juridiction administrative du pays afin qu’elle l’informe de la solution que l’état du droit lui inspirait. Dans son avis du 27 novembre 1989, le Conseil d’État a conclu que « le principe de laïcité implique nécessairement le respect de toutes les croyances »117. Loin d’être incompatible avec le port de symboles religieux, le principe de laïcité exigerait de l’État qu’il autorise ses citoyens à exprimer leurs croyances religieuses dans l’espace public. En somme, l’enseignement est laïque « non parce qu’il interdit d’extérioriser sa foi ou sa conviction religieuse, mais parce qu’il les tolère toutes »118. Les intervenants scolaires se sont toutefois plus généralement attardés aux nombreuses et imprécises limites imposées par le Conseil d’État qu’à la liberté de principe que ce dernier venait de consacrer. À l’instar des limites qu’imposent les clauses justificatives des Chartes canadienne et québécoise, l’atteinte des objectifs que poursuit l’école publique et le respect de droits ou de libertés concurrentes sont les deux principales considérations à l’origine des restrictions indiquées par le Conseil d’État : La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité. 115. Barbier, supra note 103, p. 79 ; Rivero, « La notion juridique de laïcité », supra note 99, p. 259 ; Joël Roman, « Le renouveau de la question laïque et les principaux courants laïques aujourd’hui », dans 1905-2005 : les enjeux de la laïcité, Paris, L’Harmattan, 37, p. 37. 116. Jacques Robert « La liberté de religion, de pensée et de croyance », dans Rémy Cabrillac, Marie-Anne Frison-Roche et Thierry Revet (dir.), Libertés et droits fondamentaux, 321, p. 322. 117. Conseil d’État, 27 novembre 1989, Le principe de laïcité et les signes d’appartenance à une communauté religieuse dans les écoles (Avis), (1991) 3 R.U.D.H. 152 [Conseil d’État, Le principe de laïcité]. 118. Dominique Le Tourneau, « La laïcité à l’épreuve de l’Islam en France », (1997) 28 R.G.D. 275, p. 290.
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Son exercice peut-être limité, dans la mesure où il ferait obstacle à l’accomplissement des missions dévolues par le législateur au service public de l’éducation, lequel doit notamment, outre permettre l’acquisition par l’enfant d’une culture et sa préparation à la vie professionnelle et à ses responsabilités d’homme et de citoyen, contribuer au développement de sa personnalité, lui inculquer le respect de l’individu, de ses origines et de ses différences, garantir et favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes. […] cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public119.
Comme au Québec, les élèves ne peuvent invoquer leurs croyances pour être dispensés de suivre certains cours et, incidemment, ils ne peuvent refuser de retirer tout objet susceptible de compromettre leur sécurité ou celle de leurs camarades120. La dimension négative de la liberté de religion des autres élèves et la protection de l’ordre public permettent aussi d’interdire les signes religieux qui sont portés de manière ostentatoire ou revendicative. Les termes employés par le Conseil d’État pouvaient cependant laisser entendre que certains signes étaient de par leur seule nature ostentatoires ou revendicatifs et donc constitutifs de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande121. Considérant la vulnérabilité des jeunes consciences, le prosélytisme idéologique ou religieux est depuis fort longtemps interdit dans 119. Conseil d’État, Le principe de laïcité, supra note 117. 120. Gilles J. Guglielmi et Geneviève Koubi, « Le port du foulard et le principe de sécurité », (2000) 19 La Semaine Juridique II 10306. Des autorisations d’absence ponctuelle peuvent toutefois être accordées afin de permettre aux élèves de participer à certaines fêtes religieuses, voir Conseil d’État, 14 avril 1995, Consistoire central des israélites de France et autres, Rec. 1995. 171 ; Van Tuong Nguyen « Comment concilier la liberté religieuse et l’obligation d’assiduité scolaire », (1995) 21 La Semaine Juridique II 22437. 121. Antoinette Ashworth, « Légalité de la circulaire Bayrou du 20 septembre 1994 relative au port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires », La Semaine Juridique n° 43 (25 octobre 1995) II 22519.
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les établissements d’enseignement122. Au lendemain de la publication de l’Avis du Conseil d’État, Jean Rivero retenait que si le tchador, aisément associé à la révolution iranienne, pouvait être considéré comme ostentatoire, il n’en était pas nécessairement de même du foulard arboré en terre française123. Le terme ostentation, qui a comme antonyme la discrétion ou la modestie, se réfère à la « mise en valeur excessive et indiscrète d’un avantage »124. Bien que nombre de femmes revêtent le foulard précisément par souci de modestie ou pour soustraire aux regards indiscrets leurs avantages, des établissements d’enseignement ont continué à le prohiber en maintenant que ce vêtement était intrinsèquement ostentatoire puisqu’à la différence d’une petite croix ou d’une main de Fatima, il ne peut être dissimulé. De nombreux auteurs se sont hasardés à avancer que le foulard devait être considéré comme un étalage de convictions politiques hostile à la France ou prosélyte par nature125. Bien qu’il n’appartienne pas aux autorités scolaires ou aux tribunaux de présumer du message qu’il véhicule, ces deux instances n’ont pas toujours su faire preuve de réserve. Le port du foulard a ainsi été considéré par certains établissements d’enseignement comme porteur d’un message incompatible avec la mission de l’école publique qui vise à inculquer aux élèves le respect de l’individu et à favoriser l’égalité des sexes126. Dans l’affaire Naderan, un tribunal administratif a conclu qu’en France le foulard n’était pas un simple objet à caractère religieux, mais qu’il était aussi un signe d’identification « marquant l’appartenance à une obédience religieuse extrémiste d’origine étrangère » qui aurait des visées internationales, encouragerait l’asservissement des femmes 122. En France, entre 1925 et 1936, des circulaires ministérielles sont venues interdire la propagande communiste et fasciste, le port d’insignes politiques et la distribution de tracts ; interdiction aussi applicable à la propagande confessionnelle, voir circulaires reproduites dans François Delafaye, Laïcité de combat, Laïcité de droit, Paris, Hachette, 1997, p. 86. Le prosélytisme est une activité protégée par la liberté de religion. Des limites peuvent toutefois être imposées lorsque le contexte dans lequel un individu cherche à convaincre autrui d’adhérer à une religion particulière implique l’exercice de pressions ou de contraintes, voir notamment Larissis et autres c. Grèce (1998), I Cour Eur. D.H. (Sér. A) 377 (Dans cette affaire, la Cour européenne a maintenu les pénalités imposées à des soldats de l’armée grecque qui avaient commis des actes de prosélytisme à l’endroit de subalternes). 123. Jean Rivero, « Laïcité scolaire et signes d’appartenance religieuse », (1990) Rev. fr. dr. admin. 1, p. 5. 124. Le Nouveau Petit Robert, 2007, s.v. « ostentation ». 125. Le Tourneau, supra note 118, p. 282 ; Geadah, supra note 14, p. 65 ; Fawzia Zouari, Le voile islamique. Histoire et actualité, du Coran à l’affaire du foulard, Paris, Favre, 2002, p. 86-87 ; Jacques Lagarrigue, L’école. Le retour des valeurs ?, Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 160-162. 126. Lebreton, supra note 106, p. 423.
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et chercherait à faire obstacle à l’intégration des musulmans en donnant préséance aux dictats religieux sur le droit et les institutions françaises127. Pourtant, à l’époque où il avait encore un droit de regard pour évaluer au cas par cas le bien-fondé des exclusions fondées sur les principes qu’il avait fixés en 1989, le Conseil d’État a toujours refusé d’attribuer une quelconque portée symbolique au foulard, se limitant à constater qu’il exprimait une adhésion religieuse individuelle128. L’ambiguïté des termes qu’il avait employés dans son avis de 1989 a cependant permis aux autorités scolaires de multiplier les exclusions, si bien que trois ans plus tard, le Conseil d’État a dû clarifier sa pensée dans les arrêts Kherouaa et Yilmaz. Dans ces deux affaires, le Conseil d’État, en annulant la réglementation interne des établissements qui interdisait les couvre-chefs ou le port de signes distinctifs d’ordre religieux, a confirmé que le foulard ne pouvait être considéré comme intrinsèquement ostentatoire ou prosélyte129. Changement de ministre de l’Éducation nationale oblige et opinion publique aidant, l’interprétation du Conseil d’État sera par la suite désavouée sur le plan politique dans une circulaire datée du 20 septembre 1994130. Dans cette circulaire, le ministre François Bayrou déclarait à mots couverts que le foulard islamique divisait l’école républicaine et, incidemment, la société française. En guise d’introduction à sa circulaire ministérielle, il notait que les établissements d’enseignement étaient depuis plusieurs années en proie à de nombreux incidents impliquant des « manifestations spectaculaires d’appartenance religieuse ou communautaire »131. Bien que le ministre Bayrou ne faisait alors pas expressément mention du foulard isla127. Décision inédite reproduite dans Claire Marliac et José Hamme, « Note sur l’affaire Naderan. Le foulard islamique à l’école primaire », (1995) 99 L.P.A. 15. Le Conseil d’État a confirmé ce jugement sans commenter ou corriger ces propos, voir Conseil d’État, 27 novembre 1996, M. et Mme Naderan et M. le recteur de l’Académie de Clermont-Ferrand, n° 170138 (Lexis). 128. Geneviève Koubi, « Principe de laïcité et port d’un signe religieux », (1996) AJDA 709, p. 712. 129. Conseil d’État, 2 novembre 1992, Kherouaa et autres, Rec. 1992. 389 ; Conseil d’État, 14 mars 1994, Yilmaz, Rec. 1994. 129 ; Jean-François Flauss, « Le port des signes religieux distinctifs à l’école : vers l’épilogue », (1995) 26 L.P.A. 23, p. 26 ; David Kessler, « Laïcité : du combat au droit », (1993) 77 Le Débat 95. 130. Circulaire no 1649 du 20 septembre 1994 relative au port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires, B.O.E.N. no 35, 29 septembre 1994, 2528 [Circulaire no 1649 du 20 septembre 1994]. 131. Ibid.
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mique, ses visées n’échappèrent à personne132. Le ministre invitait implicitement les autorités scolaires à conclure que le foulard était par nature ostentatoire et prosélyte. Rappelant que le projet républicain s’était développé d’après une idée précise de la citoyenneté qui, tout en étant respectueuse des croyances de chacun, ne saurait tolérer les dérives communautaires, le ministre proposait aux établissements d’insérer un article dans leur réglementation interne afin que soit interdit le port de « signes ostentatoires, qui constituent en eux- mêmes des éléments de prosélytisme ou de discrimination »133. Peu après la publication de la circulaire, des établissements d’enseignement ont choisi d’adopter la disposition suggérée par le ministre, convaincus que celle-ci leur permettait d’interdire « l’indiscret » foulard en toutes circonstances134. Le nombre d’élèves voilées était alors estimé à 3 000, mais 1 123 cas ont été qualifiés de problématiques135. Pour l’année scolaire 1994-1995, pas moins de 99 recours ont été logés devant les tribunaux136. Objet d’un important traitement médiatique, cette nouvelle polémique a d’ailleurs trouvé écho à l’étranger et tout particulièrement au Québec137. Devant le Conseil d’État, les exclusions uniquement fondées sur le caractère soi-disant indiscret ou prosélyte du foulard ont été 132. Rémy Schwartz, « Principe de laïcité et le port de signes religieux », (1995) AJDA 644 ; Lagarrigue, supra note 125, p. 156 ; Le Tourneau, supra note 118, p. 293 ; Zouari, supra note 125, p. 84 ; Kaltenbach et Tribalat, supra note 75, p. 221 ; Frédérique De La Morena, « La question du port de signes religieux par les élèves dans le service public de l’enseignement », (2000) AJDA 166 ; Barbier, supra note 103, p. 244. 133. Circulaire no 1649 du 20 septembre 1994, supra note 130. 134. Le Conseil d’État a refusé d’annuler la circulaire du ministre Bayrou en précisant qu’elle n’était pas directement opposable aux administrés et que la disposition réglementaire suggérée n’avait « ni pour objet ni pour effet d’interdire de manière générale et absolue le port de signes d’appartenance religieuse », voir Conseil d’État, 27 novembre 1996, Ligue islamique du nord et M. et Mme Chabou et autres, Rec. 1996. 461 [Chabou] ; Conseil d’État, 27 novembre 1996, M. et Mme Tlaouziti, n° 172685, inédit (Lexis) [Tlaouziti]. 135. France, ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Application de la Loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux ostensibles dans les établissements d’enseignement publics, par Hanifa Chérifi (juillet 2005), en ligne : Éducation.fr ftp ://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/rapport/rapport_cherifi.pdf, p. 31 [Rapport Chérifi] ; Rapport Debré, supra note 13, t. 2, 2e partie, Audition du 9 juillet 2003 de M. Yves Bertrand, directeur central des Renseignements généraux. Notons cependant que le nombre d’élèves voilées n’était pas systématiquement rapporté. 136. Rapport Chérifi, ibid., p. 36. 137. Le traitement médiatique français et québécois ont été d’une telle ampleur que certains en ont fait leur objet d’étude, voir Coryse Ciceri, Le foulard islamique à l’école publique : analyse comparée du débat dans la presse française et québécoise francophone (1994-1995), mémoire de maîtrise ès arts, Faculté des sciences de l’éducation, Université de Montréal, 1998 [non publié].
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a nnulées138. Les mesures prises contre les élèves qui avaient entravé le bon déroulement des activités en refusant de retirer leur foulard pendant les cours d’éducation physique ou celles destinées à sanctionner l’attitude revendicative d’élèves et de parents qui, ralliant des organisations islamiques locales, organisaient des manifestations devant l’établissement fréquenté par leurs enfants, ont quant à elles été confirmées139. Il en a été de même des exclusions prononcées contre ceux qui, par des pressions diverses, encourageaient leurs camarades à porter le foulard140. Afin que la liberté d’expression religieuse des élèves puisse être entravée, un élément supplémentaire était exigé, soit un comportement prosélyte ou de nature à compromettre l’accomplissement du mandat de l’école141. Insatisfaites de la réponse que les textes constitutionnels, législatifs et internationaux avaient inspirée au Conseil d’État, les autorités politiques n’ont pas tardé à envisager l’adoption d’une loi qui permettrait aux écoles publiques de se porter à la défense de « l’idéal républicain », principe que prétendait défendre le ministre de l’Éducation nationale près de dix ans auparavant142. Cet objectif exigeait que le contexte politique, économique et social de la France soit évoqué de concert avec le climat international pour que le port de signes d’appartenance religieuse soit interdit.
2.2 Une interdiction de principe Depuis septembre 2004, les signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse sont interdits dans les écoles, les collèges et les lycées publics. La laïcité qui avait permis au Conseil d’État de conclure que la liberté d’expression religieuse des élèves devait être protégée au même titre que la neutralité des établisse-
138. Conseil d’État, 27 novembre 1996, ministre de l’Éducation nationale c. Mlle Saglamer, n° 169522 (Lexis) ; Conseil d’État, 9 octobre 1996, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’insertion professionnelle c. Mlle Unal, n° 172725, Inédit (Lexis) ; Conseil d’État, 20 mai 1996, ministre de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche c. M. Ali, n° 170343 (Lexis) ; Conseil d’État, 27 novembre 1996, ministre de l’Éducation nationale c. M. Khalid et Mme Sefiani, n° 172787 (Lexis) ; Conseil d’État, 27 novembre 1996, M. et Mme Jeouit, n° 172686 (Lexis) ; T laouziti, supra note 134. 139. Chabou, supra note 134 ; Tlaouziti, ibid. 140. Conseil d’État, 2 avril 1997, ministre de l’Éducation nationale c. époux Mehila, n° 173103 (Lexis). 141. Rivero, «Laïcité scolaire et signes d’appartenance religieuse », supra note 123, p. 4. ; Messner, Prélot et Woehrling, supra note 100 à la p. 1137. 142. Circulaire no 1649 du 20 septembre 1994, supra note 130.
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ments d’enseignement a fait place à une « laïcité de combat »143. En interdisant le port de signes religieux dans les écoles publiques, la France a favorisé une conception plus active de la laïcité144. Elle lui permet de limiter l’expression religieuse au sein d’un service public dont la mission a été jugée peu compatible avec les revendications identitaires et compromise par les tensions que le port de signes religieux provoquait depuis plusieurs années145. Selon l’État, il était désormais nécessaire d’interférer avec le fait religieux afin de rétablir l’ordre dans la sphère publique146. Avant d’élaborer leur projet de loi, le premier ministre et le ministre de l’Éducation nationale ont bénéficié de l’éclairage offert par les rapports Debré et Stasi. Le premier rapport suggérait que soit interdit le port « visible » de signes religieux et politiques dans les écoles publiques147. Il s’inscrit en faux contre la jurisprudence du Conseil d’État en maintenant que le principe de laïcité permet d’exiger des élèves une neutralité similaire à celle qui s’imposait déjà aux enseignants148. La Commission Stasi a quant à elle reçu du président de la République un mandat plus large que celui attribué à la Mission d’information Debré. Considérant que l’application du principe de laïcité faisait l’objet d’interrogations dans l’ensemble des services publics ainsi que dans le monde du travail, la Commission Stasi devait fournir une vue d’ensemble des problèmes observés. Les difficultés d’intégration, l’inégalité des sexes, le racisme et l’utilisation de signes religieux à des fins politiques étaient de ce nombre149. De façon quasi unanime, les membres de la Commission Stasi se sont prononcés en faveur de l’adoption d’une loi interdisant le port de tenues 143. André Viola, « Laïcité et école publique : la nécessaire clarification », (2004) 75 L.P.A. 3, p. 7. 144. Sebastian Poulter, « Muslim Headscarves in School : Constrasting Legal Approaches in England », (1997) 17 Oxford J. Legal Stud. 43, p. 50. 145. Marie McAndrew, « Diversité culturelle et religieuse : divergences des rhétoriques, convergences des pratiques ? », dans France Gagnon, Marie McAndrew et Michel Pagé (dir.), Pluralisme, citoyenneté et éducation, Montréal, L’Harmattan, 1996, p. 297 [McAndrew, « Diversité culturelle et religieuse ] ; France, Sénat, Rapport fait au nom de la Commission des Affaires culturelles sur le projet de loi adopté par l’Assemblée nationale, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, no 219, (25 février 2004), p. 12 et 30 [Rapport Valade] ; France, Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la république, Rapport au président de la République (11 décembre 2003), p. 58 [Rapport Stasi]. 146. Poulter, supra note 144, p. 50. 147. Rapport Debré, supra note 13, t. 1, 2e partie, p. 62-63. 148. Ibid., Tome I, 2e partie, p. 30-31. 149. Tremblay, supra note 86, p. 170.
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et de signes religieux ou politiques dans les écoles, collèges et lycées publics français150. Plusieurs motifs ont été avancés pour justifier une intervention législative. Sur le plan pratique, la jurisprudence du Conseil d’État, souvent mal reçue et mal comprise, était jugée insatisfaisante par les enseignants et les chefs d’établissement151. Contrairement à la logique d’inspiration casuistique qui sous-tend l’approche québécoise, la possibilité que le résultat d’un litige puisse varier d’après les circonstances et les parties en présence était considérée par plusieurs juristes comme une atteinte aux principes de sécurité, de prévisibilité et d’égalité devant la loi152. Certains déploraient en outre le fait que le Conseil d’État ne puisse se prononcer sur la symbolique discriminatoire qu’ils associaient au foulard et l’impuissance des autorités scolaires relativement aux pressions exercées sur certaines élèves pour qu’elles revêtent ce signe religieux153. Sur le plan politique, les conflits internationaux parfois transposés dans les écoles françaises, la recrudescence de l’intégrisme religieux et la promotion de valeurs culturelles ou religieuses contraires aux idéaux républicains, la protection de la liberté de conscience des élèves et, plus généralement, la défense de l’ordre public et l’émancipation des jeunes consciences sont à l’origine de ce repositionnement législatif154. Quant au respect de la liberté de conscience et de reli150. Rapport Stasi, supra note 145, p. 69. Tous les membres de la Commission se sont prononcés en faveur de la prohibition étudiée et seul Jean Baubérot s’est abstenu de voter. 151. Claude Durand-Prinborgne, « La Loi sur la laïcité, une volonté politique au centre de débats de société », (2004) 13 AJDA 704, p. 706. 152. Rapport Debré, supra note 13, t. 1, 2e partie, p. 28-30 ; France, Assemblée nationale, Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, Rapport sur le projet de loi (no 1378) relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics, par Pascal Clément, Rapport no 1381 (28 janvier 2004) à la p. 15 [Rapport Clément] ; Durand-Prinborgne, ibid., p. 707 ; Véronique Fabre-Alibert, « La Loi française du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collègues et lycées publics : vers un pacte social laïque ? », (2005) 59 Rev. Trim. Dr. H. 575, p. 583-584. 153. Rapport Stasi, supra note 145, p. 31 et 57-58 ; Alain Werner, « Le Conseil d’État et l’école : démocrate ou républicain ? », (1997) 99 L.P.A. 9, p. 12 ; Blondel, supra note 113, p. 204. 154. France, Projet de Loi relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées, 2004, exposé des motifs, en ligne : Assemblée-nationale.fr [Projet de loi relatif à l’application du principe de laïcité] ; Rapport Debré, supra note 13, t. 1, 2e partie, aux p. 40-42 et 72-82 ; Rapport Stasi, supra note 145, aux p. 6-7, 14-15, 45-47 et 56-58 ; Françoise Lorcerie, « La politisation du voile islamique en 2003-2004 », dans Françoise Lorcerie (dir.), La politisation du voile en France, en Europe et dans le monde arabe, Paris, L’Harmattan, 2005, 11, p. 29 ; France, Haut Conseil à l’intégration, L’Islam dans la République, Rapport au premier ministre, Paris, La Documentation française, 2001, p. 53.
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gion des élèves qui souhaitent porter un signe religieux, celui-ci n’a été que trop brièvement abordé dans les rapports Stasi et Debré155. La Rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction du Comité économique et social des Nations Unies, qui a reconnu que la loi pouvait se justifier puisqu’elle cherche à assurer l’intérêt supérieur de l’enfant, a néanmoins exhorté la France à veiller à ce que l’interdiction soit appliquée avec suffisamment de souplesse pour qu’elle n’ait pas pour effet de priver de leur liberté de religion ceux qui estiment que le port d’un signe ou d’un vêtement caractéristique « fait partie intégrante de leur foi »156. Ces questions s’inscrivent dans le cadre plus général d’un État où certains individus sont victimes de racisme, de discrimination et où l’on remarque une régression de la condition féminine dans certaines écoles ou certains quartiers et une ghettoïsation qui s’impose en réaction à la pauvreté et à l’exclusion sociale157. En suggérant d’interdire le port de signes religieux dans les écoles publiques, les rapports Stasi et Debré ne semblent donc être concernés que par un « phénomène secondaire »158. Cependant, la Mission d’information Debré a entre autres invité le gouvernement à déployer les efforts nécessaires afin que l’image de l’islam cesse d’être ternie et que davantage de lieux de culte soient construits159. La Commission Stasi a quant à elle réclamé la création d’une autorité indépendante destinée à lutter contre les discriminations, laquelle a en effet vu le jour en 2004160. Elle a aussi recommandé que le Yom Kippour et l’Aïd-El- Kébir soient inscrits comme jours fériés dans le calendrier scolaire et que, au même titre que les religions catholique, luthérienne, calvi155. T. Jeremy Gunn, « Religious Freedom and Laïcité : A Comparison of the United States and France », (2004) B.Y.U.L. Rev. 410, p. 470-471. 156. Rapport présenté par Asma Jahangir, Rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction, Doc. Off. CES NU, 62e session, Doc. NU. E/CN.4/2006/5/Add.4 aux paragr. 39 [Rapport Jahangir]. 157. France, ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Inspection générale de l’éducation nationale, Groupes établissements et vie scolaire, Les signes et manifestation d’appartenance religieuse dans les établissements scolaire, Rapport au ministre de l’Éducation Nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, par Jean-Pierre Obin, (juin 2004), en ligne : Éducation.fr ftp ://trf.education.gouv.fr/pub/ edutel/syst/igen/rapports/rapport_obin.pdf, p. 6-8, 10-12 ; Rapport Stasi, supra note 145, p. 45-49, 52-55 ; Rapport Debré, supra note 13, t. 1, 1re partie, p. 69-72 ; voir aussi Bosset, « Le droit et la régulation de la diversité religieuse en France et au Québec », supra note 31, p. 84-85. 158. Rapport Debré, ibid., t. 1, 1re partie, p. 72-73 et 78 ; Malaurie, supra note 13. 159. Rapport Debré, ibid., t. 1, 2e partie, p. 63. 160. Loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, J.O., 31 décembre 2004, 22567.
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niste et israélite, l’islam puisse être enseigné dans les établissements publics de l’Alsace-Moselle161. Ces dernières recommandations n’ont toutefois pas été suivies par le gouvernement162. Adoptée en 2004, la Loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics pose désormais une interdiction de principe : Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève163.
Nous avons vu que, selon le Conseil d’État, aucun signe religieux ne pouvait être considéré comme ostentatoire par nature. Seul son port pouvait être prohibé lorsqu’il était accompagné d’un comportement constitutif de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande. En ayant recours à l’adverbe ostensiblement, lequel renvoie à ce qui est fait ouvertement164, le législateur permet désormais aux établissements d’enseignement d’interdire le port de certains signes religieux sans qu’un comportement répréhensible l’accompagne165. Le terme ostensible se réfère à ce qui est « porté pour être vu » ou, dans un sens plus littéraire, simplement à ce « qui est fait sans se cacher ou avec l’intention d’être remarqué »166. Malgré une nouvelle terminologie qui devait en principe relever le personnel scolaire de l’obligation de se prononcer sur le caractère revendicatif
161. Rapport Stasi, supra note 145, p. 67 et 69 ; pour des raisons historiques, l’État doit assurer un enseignement religieux catholique, luthérien, calviniste et judaïque dans trois départements de l’Alsace-Moselle, voir Bernard Toulemonde, « L’enseignement religieux obligatoire en Alsace-Moselle ne méconnaît ni les principes constitutionnels ni la Convention européenne des droits de l’homme », (2002) 1 AJDA 63. 162. Patrick Weil, « Lever le voile », (2005) 311 Esprit 45, p. 52-53. L’auteur déplore le fait que des 26 recommandations faites par la Commission Stasi dont il était membre, seule celle portant sur les signes religieux a été suivie par le gouvernement. 163. Loi no 2004-228 du 15 mars 2004, supra note 12, art. 1 ; en ce qui concerne la procédure requise, les principes qui guidaient les autorités scolaires avant l’entrée en vigueur de la loi demeurent applicables. Un dialogue est requis, il s’agit d’un processus de persuasion et non pas d’une négociation, voir Circulaire du 18 mai 2004, supra note 90. Aucune gradation des sanctions n’est prévue. L’expulsion est apparemment la seule mesure envisagée, voir Durand-Prinborgne, supra note 151, p. 709. 164. Le Nouveau Petit Robert, 2007, s.v. « ostensiblement ». 165. Fabre-Alibert, supra note 152, p. 590 ; Rapport Valade, supra note 145, p. 46. 166. Le Nouveau Petit Robert, 2007, s.v. « ostensible ».
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associé au port de signes religieux, certaines situations appellent encore une évaluation largement arbitraire. Les rapports Stasi et Debré ainsi que les travaux préparatoires de la Loi du 15 mars 2004 révèlent que le foulard islamique, la kippa et la croix surdimensionnée sont directement visés, et ce, sans qu’il soit nécessaire de s’interroger sur les motivations des élèves qui les portent167. Dans une circulaire rédigée en 2004 par le ministre François Fillon, il est d’ailleurs indiqué expressément que ces trois signes sont interdits, mais que les signes discrets sont quant à eux autorisés168. La Loi du 15 mars 2004 ne fait pas cette distinction, mais les travaux préparatoires nous révèlent que, en principe, la petite croix, l’étoile de David, la main de Fatima ou le petit Coran sont des signes dont le port ne devrait pas être prohibé169. L’article premier de la Loi du 15 mars 2004 a en outre été rédigé de façon à éviter que l’interdiction soit contournée par la substitution, à des signes « intrinsèquement religieux », de signes qui acquièrent ce caractère par destination170. Ainsi, les élèves ne peuvent délaisser le port d’un signe ou d’une tenue qui est « intrinsèquement religieux » pour porter un autre signe ou une autre tenue qui, sans être généralement reconnu pour son caractère religieux, se voit accorder une telle portée par l’élève. Les petits foulards, les bandeaux ou les bandanas que certaines élèves portent en lieu et place du foulard « islamique » peuvent donc être interdits lorsque ces coiffes se voient attribuer une dimension religieuse par celles qui les portent171. Ainsi, selon les consignes transmises par le ministère de l’Éducation nationale avant la rentrée scolaire de 2004, s’il est porté tous les jours sans interruption et de façon à dissimuler toute la chevelure, un bandana pourra être qualifié de signe à caractère religieux172. 167. Projet de Loi relatif à l’application du principe de laïcité (exposé des motifs), supra note 154 ; Rapport Clément, supra note 152, p. 21 et 31 ; Rapport Stasi, supra note 145, p. 58-59. 168. Circulaire du 18 mai 2004, supra note 90. 169. Rapport Clément, supra note 152, p. 17, 19 et 21 ; France, Assemblée nationale, Commission des affaires culturelles, familiales et sociales, Avis sur le projet de loi (no 1378) relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics, par JeanMichel Dubernard, Rapport no 1382 (30 janvier 2004), p. 12 [Avis Dubernard] ; Rapport Stasi, supra note 145, p. 58-59. 170. Olivier Dord, « Laïcité à l’école : l’obscure clarté de la circulaire Fillon du 18 mai 2004 », (2004) AJDA 28 1523, p. 1529. 171. Projet de Loi relatif à l’application du principe de laïcité (exposé des motifs), supra note 154 ; Rapport Clément, supra note 152, p. 30. 172. Martine Laronche, « Trois autres lycéennes exclues pour non-respect de la loi sur la laïcité à Mulhouse et dans l’Orne », Le Monde (22 octobre 2004) 12.
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S’il est vrai que, depuis 2004, les foulards ont disparu des établissements d’enseignement, les exclusions fondées sur les motivations présumées de celles qui arborent un bandana en soutenant qu’il relève de considérations purement esthétiques ont parfois été contestées. Depuis, le Conseil d’État et les juridictions administratives inférieures ont confirmé que les élèves ne pouvaient remplacer le voile qu’elles portaient la veille par un bandana ou un bonnet noir173. Pourtant, la circulaire rédigée par le ministre Fillon avait rappelé aux autorités scolaires qu’elles ne pouvaient se prononcer sur la signification d’un signe ou d’une tenue particulière. Or, les chefs d’établissements et les enseignants le feront indirectement lorsqu’ils auront à s’interroger sur la signification qu’il revêt pour l’élève qui l’affiche174. Cette malheureuse recherche d’intention pourrait encourager une certaine forme de profilage racial. Les élèves musulmanes qui portent un bandana pour des raisons esthétiques seront plus aisément soupçonnées de manifester leur appartenance religieuse alors qu’il est peu probable que les motivations d’une « Française de souche », qu’elle soit ou non convertie à l’islam, puissent être sujettes à ce même questionnement175. L’incertitude demeure quant à savoir comment les autorités scolaires pourront gérer cette nouvelle interdiction. Selon la circulaire du ministre Fillon, les accessoires ou tenues qui sont portés « communément » et sans signification religieuse ne sont pas interdits par la loi nouvelle176. Par exemple, environ 90 % de la population de l’île de Mayotte est de confession musulmane, mais les jeunes filles portent le kishall et la salouva, coiffes africaines traditionnelles qui ne possèdent pas de réelle connotation religieuse. Lors des travaux préparatoires, les deux commissions qui ont étudié le projet de loi ont toutes deux suggéré que la Loi du 15 mars 2004 s’applique avec sou-
173. Conseil d’État, 8 octobre 2004, El Hussein c. Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, n° 272926, Inédit (Lexis) ; Trib. admin. Caen, 7 juin 2005, Mlle Belgin D. et M. et Mme Sedrettin D, n° S 0500334-0500343 (Lexis) ; Cour admin. d’appel, Nancy, 24 mai 2006, Boufrioua c. Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, n° 05NC01281 et n° 05NC01282, Inédit (Lexis) ; Cour admin. d’appel, 24 mai 2006, Ghazal c. Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, n° 05NC01336, inédit (Lexis) ; Cour admin. d’appel, Nancy, 24 mai 2006, Aktas c. Lycée Laurent Lavoisier, n° 05NC01283, inédit (Lexis). 174. Circulaire du 18 mai 2004, supra note 90 ; Dord, supra note 170, p. 1524-1525, 1528 ; Durand-Prinborgne, supra note 151, p. 708. 175. Dord, ibid., p. 1524-1525. 176. Circulaire du 18 mai 2004, supra note 90 ; Dord, supra note 170, p. 1524.
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plesse dans cette région afin que soit départagé ce qui relève du religieux et ce qui appartient à la tradition177. Notons cependant que, selon l’interprétation retenue en 2004 par le ministre de l’Éducation nationale, un signe ostensible est celui qui « conduit à se faire reconnaître immédiatement par son appartenance religieuse »178. La loi permettrait donc aux établissements d’enseignement d’interdire les signes ou tenues qui, sans avoir de véritable connotation religieuse, sont néanmoins susceptibles de révéler l’appartenance religieuse des élèves. Est-ce à dire que le regard de « l’Autre » servira de mesure pour distinguer le signe d’appartenance ostensible du signe discret ou exempt de connotation religieuse179 ? Alors que le droit antérieur exigeait du personnel scolaire qu’il évalue si le comportement d’un élève était inapproprié, il les autorise désormais à juger si un signe, qu’il soit ou non intrinsèquement religieux, manifeste ou extériorise ostensiblement une appartenance religieuse. Jusqu’à présent, les tribunaux ont retenu qu’une tenue sans véritable connotation religieuse pouvait être interdite lorsqu’elle permettait d’identifier l’appartenance confessionnelle d’un élève, et ce, même s’il n’avait pas l’intention d’exprimer ses croyances180. Par exemple, bien que certains élèves sikhs aient avancé que le turban était un vêtement traditionnel dépourvu de connotation religieuse, les établissements d’enseignement ont estimé qu’il devait être interdit181. Considérant qu’il est de nature à révéler l’appartenance religieuse de celui qui le porte, la Cour administrative d’appel de Paris a confirmé ces décisions et précisé que le sous-turban, quoique moins apparent que le turban lui-même, n’était pas suffisamment discret 177. Rapport Clément, supra note 152, p. 28 et 32 ; Avis Dubernard, supra note 169, p. 22. 178. Circulaire du 18 mai 2004, supra note 90 ; Projet de Loi relatif à l’application du principe de laïcité (exposé des motifs), supra note 154 ; Rapport Clément, ibid., p. 21. 179. Blondel, supra note 113, p. 210. Comme l’a souligné le professeur Gaudreault-Desbiens : « L’expression est, par définition, dialogique puisqu’elle sous-tend la présence d’auteurs et d’auditeurs ou de spectateurs. L’auteur peut bien sûr entendre donner telle ou telle signification à son expression mais rarement sera-t-il en mesure de prévoir, encore moins de contrôler, comment elle sera reçue selon les individus et les circonstances. En d’autres termes, le sens étant un construit plutôt qu’un donné, il risque d’y avoir autant de construits qu’il y a d’auditeurs ou de spectateurs », voir Gaudreault-Desbiens, « Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable », supra note 76, p. 257. 180. Blandine Chélini-Pont et Emmanuel Tawil, « Le turban des sikhs et la loi sur les signes religieux à l’école », (2005) 47 La Semaine Juridique, Administrations et Collectivités territoriales 1357. 181. Ibid. ; Blondel, supra note 113, p. 211.
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pour être permis182. Pour éviter d’avoir à s’interroger sur l’intention des élèves qui affichent un signe particulier ou d’en faire une question de perception, les établissements d’enseignement pourraient à la rigueur interdire le port de tout couvre-chef à l’intérieur des bâtiments183. L’interprétation de la Loi du 15 mars 2004 n’est pas la seule source de difficultés ; sa validité a soulevé certaines interrogations184. Le Conseil d’État avait donné son aval au projet de loi en le jugeant compatible avec le droit interne et international185. En octobre 2004, il s’est de nouveau prononcé sur la question, cette fois indirectement, alors qu’il était saisi de deux requêtes déposées à l’encontre de la circulaire du ministre Fillon186. Après avoir constaté que la circulaire était fidèle à la nouvelle loi, le Conseil s’est dit d’avis que l’interprétation ministérielle permettait d’assurer le respect du principe de laïcité dans les écoles publiques et ne portait pas atteinte à la liberté de religion de manière excessive187. Quant au Conseil constitutionnel, son avis n’a pas été sollicité avant que la loi ne soit adoptée. Pour les lois ordinaires, ce contrôle de constitutionnalité est facultatif et ne peut être réclamé lorsque le texte est déjà promulgué188. Si un tel contrôle avait eu lieu avant que la Loi du 15 mars 2004 ne soit adoptée, certains éléments nous indiquent qu’elle aurait sans doute été
182. Cour admin. d’Appel, Paris, 19 juillet 2005, M. Chain X c. Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, n° 05PA01831 (Lexis) ; Cour admin. d’appel, Paris, 19 juillet 2005, M. Bikramjit Singh c. Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, n° 05PA01833, Inédit (Lexis). Pour des raisons similaires, le port de la barbe a fait l’objet de discussions devant la Mission d’information Debré, voir Rapport Debré, supra note 13, t. 2, 1re partie, p. 36, 54-55, 126-127. 183. Françoise Lorcerie, « Les professionnels de l’école et l’affaire du voile. Des personnels très partagées sur l’incrimination du voile », dans Françoise Lorcerie (dir.), La politisation du voile en France, en Europe et dans le monde arabe, Paris, L’Harmattan, 2005, 73 à la p. 76. 184. Loi no 2004-228 du 15 mars 2004, supra note 12 ; Convention européenne, supra note 97. 185. L’avis du Conseil d’État n’a pas été rendu public, mais les médias ont rapporté certaines de ses conclusions, voir Philippe Bernard « Le Conseil d’État juge le projet de loi sur la laïcité conforme à la Constitution », Le Monde (27 janvier 2004) 10. 186. Circulaire du 18 mai 2004, supra note 90 ; Frédéric Rolin, « Le Conseil d’État abandonne la doctrine de l’avis de 1989 sur la laïcité », (2005) 1 AJDA 43. 187. Conseil d’État, 8 octobre 2004, Union française pour la cohésion nationale, n° 269077 et n° 269704 (Lexis). 188. Traditionnellement, le républicanisme français s’opposait à ce que la loi, qui exprime la volonté générale, soit soumise à un contrôle de constitutionnalité, voir Frédéric Monera, L’idée de République et la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2004, p. 43 ; Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux, Droit constitutionnel, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 591-596.
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considérée comme valide, tant au regard de la Constitution qu’en vertu des engagements internationaux contractés par la France. Lorsqu’il s’est prononcé sur la compatibilité de la Charte des droits fondamentaux de l’union avec le droit interne, le Conseil constitutionnel a indiqué que la protection que souhaitait accorder l’Union européenne à la liberté d’exprimer en public ses croyances avait la même portée que celle conférée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme189. Or, la Cour européenne des droits de l’homme laisse aux États une importante marge d’appréciation pour concilier liberté de religion et laïcité190. Le Conseil constitutionnel en a déduit que la Charte des droits fondamentaux de l’union n’allait pas à l’encontre de l’article premier de la Constitution de 1958, disposition qui consacre le caractère laïque de la République et, selon les termes employés par le Conseil, qui interdit aux citoyens d’invoquer leurs croyances pour « s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers »191. Par ailleurs, pour justifier sa décision, le Conseil constitutionnel s’est appuyé sur l’affaire Sahin c. Turquie, récemment confirmée par la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme192. Appliquant un test similaire à celui requis par l’article 1 de la Charte canadienne et l’article 9.1 de la Charte québécoise, la Cour européenne avait alors statué que les universités turques pouvaient interdire aux élèves de porter le voile193. Les buts légitimes qui ont permis à la Cour de parvenir à cette conclusion sont liés à la sauvegarde des principes de laïcité et d’égalité. Le maintien de l’ordre public, le respect des droits et libertés d’autrui et, plus particulièrement, la protection des femmes, sont les motifs qui ont été invoqués par la Cour en soutien de sa décision194. Selon cette dernière, ces objectifs peu-
189. Cons. constitutionnel, 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Rec. 2004. 173, 2004-505 DC, paragr. 18 ; Convention européenne, supra note 97, art. 9 ; CE, Charte des droits fondamentaux de l’union européenne, [2000] J.O. L. 364/3, art. 10. Notons que contrairement à la Charte, la Convention prévoit de façon explicite que la liberté de religion est protégée, mais que celle-ci peut être limitée afin de protéger la sécurité publique, l’ordre, la santé, la morale publique et le respect des droits et libertés d’autrui. 190. Cons. constitutionnel, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, ibid. 191. Ibid. ; Jean-Pierre Camby, « Le principe de laïcité : l’apaisement par le droit ? », (2005) 1, Revue du Droit Public 3. 192. Sahin c. Turquie (2005), 41 Cour Eur. D.H. 8 (GC). 193. Ibid. 194. Ibid., paragr. 114 ; Burgorgue-Larsen et Dubout, supra note 114, p. 194.
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vent justifier l’adoption de mesures plus ou moins soutenues selon la situation nationale195. La Cour européenne accorde une large discrétion aux juridictions nationales pour toutes les questions touchant à la gestion et la cohabitation des croyances196. La France ayant opté pour une application stricte du principe de laïcité, la loi serait plus facilement justifiable aux yeux de la Cour européenne pour qui « l’application nationale du principe de laïcité […] justifie la limitation conventionnelle des droits protégés »197. La France pourrait soutenir qu’une intervention législative relativement agressive était nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des établissements d’enseignement et la protection des élèves vulnérables dans un service public où, depuis les vingt dernières années, les revendications communautaires et les comportements xénophobes se multiplient198. Dans l’examen du facteur de proportionnalité, le fait que la Loi du 15 mars 2004 permet le port de signes discrets et qu’elle ne s’applique pas aux écoles privées ou aux établissements d’enseignement supérieur pourrait jouer en sa faveur199. Une intervention de l’instance européenne fondée sur une interprétation ou une application trop stricte de la loi demeure cependant possible200. La Loi du 15 mars 2004 s’applique sans distinction à l’ensemble des élèves, mais elle n’affecte que les élèves musulmans, juifs et sikhs qui souhaitent porter un foulard, une kippa ou un turban201. Or, en droit interne français, il n’est pas pour autant considéré que cela porte atteinte à l’égalité des individus. Les effets discriminatoires entraînés par l’application d’une norme d’apparence neutre n’ont pas 195. Sahin, supra note 192, paragr. 106. 196. Anne Debet, « Signes religieux et jurisprudence européenne », (2004) 48 Arch. Phil. Droit 221, p. 231 ; Avant l’affaire Sahin, la Cour européenne avait déjà donné son aval à la Suisse qui, dans Dahlab c. Suisse (déc.), n° 42393/98, 15 février 2001, soutenait l’interdiction faite à une enseignante de niveau primaire de porter un voile. La Commission européenne des droits de l’homme avait fait de même à l’égard de la Turquie alors que dans Karaduman c. Turquie (no 16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993, DR 74, p. 93, une université refusait d’émettre le diplôme d’une étudiante à moins qu’elle n’accepte d’apparaître sans son voile sur une photographie faite pour fin d’identification. 197. Burgorgue-Larsen et Dubout, supra note 114, p. 210. 198. Debet, supra note 196, p. 236-239 ; Fabre-Alibert, supra note 152, p. 604. 199. Fabre-Alibert, ibid., p. 603 ; Burgorgue-Larsen et Dubout, supra note 114, p. 213. 200. Gérard Gonzalez, « L’interdiction du port du foulard islamique dans les universités turques est compatible avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme », (2006) 6 AJDA 315, p. 319-320 ; Martine Lombard, « La CEDH et le port de signes religieux », (2004) 10 Droit administratif 33. 201. Shachar, « Religion, State, and the Problem of Gender », supra note 22, p. 80-81.
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à être corrigés par le législateur ou les autorités scolaires. Le législateur français n’a pas l’obligation de réduire les inégalités de fait, qu’elles soient ou non préexistantes à la loi ; il n’a que la faculté d’y remédier202. La recherche d’une égalité de fait ou dite réelle exige plutôt des États québécois et canadien qu’ils offrent à certains individus un traitement distinct, en fonction de leur appartenance religieuse, afin qu’ils bénéficient d’un accès identique aux institutions publiques. À l’instar du républicanisme, mais selon une justification qui lui est propre, le libéralisme qui sous-tend la politique et le droit public français confère plutôt aux individus un « droit à l’indifférence »203. Une différenciation fondée sur l’origine ethnique ou religieuse est a priori considérée comme incompatible avec la notion même d’égalité. Pareille approche s’est notamment imposée en réaction aux excès de l’Ancien Régime sous le règne duquel la noblesse et le clergé béné ficiaient des largesses que la loi leur accordait, mais qu’elle refusait au Tiers État204. L’égalité devant la loi, aussi qualifiée d’égalité formelle, était un rempart contre l’arbitraire puisqu’elle exige que la loi soit la même pour tous205. Selon une perspective plus contemporaine, la France considère que seul un État neutre qui reconnaît à chacun les mêmes droits est en mesure de contrer le fractionnement de la s ociété206. La part libérale de la France républicaine lui permet en plus de distinguer la sphère publique de la sphère privée207. La première est l’espace réservé à l’universel alors que la seconde est celle consacrée aux particularismes208. Dans l’espace public, les citoyens sont considérés comme identiques, se voient reconnaître les mêmes droits civils et politiques et reçoivent un même traitement209. Les identités religieuses ou culturelles, qui ne peuvent être prises en compte par l’État, sont reléguées à la sphère privée dans laquelle chacun se voit reconnaître la possibilité de poursuivre ses propres aspirations210. Selon 202. Bui-Xuan, supra note 1, p. 41 ; Jacques Fialaire et Éric Mondielli, Droits fondamentaux et libertés publiques, Paris, Ellipses, 2005, p. 26 ; Lebreton, supra note 106, p. 172-175. 203. Bui-Xuan, supra note 1, p. 3. 204. Lebreton, supra note 106, p. 159. 205. Bui-Xuan, supra note 1, p. 39 ; Fialaire et Mondielli, supra note 202, p. 26. 206. Habermas J. et Rawls, Débat sur la justice politique, trad. Audard et Rochlitz, Paris, Cerf, 1997, p. 148. 207. Spinner, The Boundaries of Citizenship, supra note 19, p. 5 ; Diane LeBéguec, « Les Républicains entre ordre et liberté », dans Paul Baquiast (dir.), Deux siècles de débats républicains (1792-2004), Paris, L’Harmattan, 2004, 83, p. 87-88. 208. Bui-Xuan, supra note 1, p. 378. 209. Young, « Polity and Group Difference », supra note 21, p. 255. 210. Ibid.
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la perspective libérale, cette division assure la cohésion sociale puisqu’elle permet à des individus différents d’interagir dans la sphère publique211. Elle seule serait véritablement en mesure de garantir l’existence d’un cadre institutionnel neutre, propice au dialogue ainsi qu’à la participation civique212. L’attribution d’accommodements individuels est admise afin de pallier le « christianocentrisme » de certaines lois ou pratiques, telles que l’utilisation du calendrier chrétien213. En présence d’une différence de situation ou pour des motifs d’intérêt général, la loi ellemême peut faire des distinctions lorsque celles-ci ont un lien avec l’objectif poursuivi et qu’elles sont proportionnelles à ce dernier214. Le droit public français permet ainsi que soient faites des distinctions en des domaines qui ne concernent pas des éléments aussi fondamentaux que le système électoral ou pénal et qui ne sont pas fondées sur des motifs qui, comme le sexe ou la religion, sont expressément énoncés dans la Constitution215. Cette approche se distingue de celle qui, purement universaliste, n’autoriserait aucune différenciation destinée à corriger les inégalités économiques ou sociales préexistantes à la loi216. En matière de religion, ces mesures demeurent cependant largement étrangères à la tradition française puisque l’État « ne reconnaît aucun culte »217. La laïcité de l’État et la neutralité qui en découle lui permettent de considérer que les religions sont égales entre elles et qu’un même traitement doit leur être administré218. L’égalité formelle n’est pas celle que préconisent nombre d’organismes ou d’instances internationales. Le Comité des droits de l’enfant, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale et la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction ont d’ailleurs exhorté la France à s’assurer que la Loi du 15 mars 2004 n’ait pas d’effets discriminatoires tels que celui
211. Shachar, « Religion, State, and the Problem of Gender », supra note 22, p. 78-79 ; Brian M. Barry, Culture and Equality : An Egalitarian Critique of Multiculturalism, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2001, p. 24-32. 212. Ibid. 213. Prélot, supra note 50, p. 853, 858 et 869. 214. Ibid., p. 852 ; Louis Favoreu, Droit constitutionnel, 4e éd., Paris, Dalloz, 2001, p. 821-824 ; Lebreton, supra note 106 à la p. 173 ; Mathieu et Verpeaux, supra note 188, p. 286 ; Fialaire et Mondielli, supra note 202, p. 27. 215. Favoreu, ibid. p. 285-286. 216. Lebreton, supra note 106, p. 174 ; Fialaire et Mondielli, supra note 202, p. 33. 217. Loi du 9 décembre 1905, supra note 94, art. 2. 218. Prélot, supra note 50, p. 850.
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de compromettre le droit à l’éducation des élèves touchés219. Par ailleurs, selon la Cour européenne, l’égalité n’est pas respectée lorsqu’un État traite de manière identique des personnes qui se trouvent dans des situations « sensiblement différentes »220. Il est toutefois peu probable qu’elle intervienne sur la base de la norme antidiscrimination de la Convention européenne des droits de l’homme ou de l’article 2 du Protocole (relatif au droit à l’instruction publique)221. Sa mise en œuvre est en quelque sorte « prédéterminée » par le résultat inspiré par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme qui protège la liberté de conscience et de religion222. Or, tel que nous l’avons observé précédemment, la Cour européenne laisse aux États une importante marge d’appréciation lorsqu’ils doivent concilier liberté de religion et laïcité223. Plusieurs craignaient que la Loi du 15 mars 2004 n’accentue l’état de vulnérabilité des élèves contraints par leur famille ou leur communauté à porter un signe religieux en les incitant à abandonner leurs études, à poursuivre leur scolarité dans un établissement privé confessionnel ou à la maison224. L’interdiction du foulard dans les écoles et les universités turques avait d’ailleurs suscité des appréhensions similaires auprès du Comité pour l’élimination de la discrimi nation à l’égard des femmes, qui s’était dit préoccupé par les réper cussions que pourrait avoir une telle mesure alors que le taux d’analphabétisme chez les femmes était déjà élevé225. Avant que la Loi 219. La validité de la loi au regard de la Déclaration universelle des droits de l’homme, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de la Convention relative aux droits de l’enfant et de la Déclaration sur l’élimination de toutes formes d’intolérance fondées sur la religion ou la conviction n’a pas été directement étudiée, mais les différents comités qui veillent à leur application sont peu enclins à avaliser semblable restriction, voir notamment Rapport Jahangir, supra note 156, paragr. 61-72 ; Examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 44 de la Convention relative aux droits de l’enfant, Doc. Off. CRC NU, 36e session, Doc. NU C/15/ Add.240 (2004), paragr. 25-26 ; Examen des rapports présentés par les États parties conformément à l’article 9 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, Doc. Off. CERD NU, 66e session, Doc. NU C/FRA/CO/16 (2005) au paragr. 18. 220. Mathieu et Verpeaux, supra note 188, p. 286 ; Thlimmenos c. Grèce (2000), IV Cour Eur. D.H. (GC). 221. Convention européenne, supra note 97. 222. Burgorgue-Larsen et Dubout, supra note 114, p. 206-207 ; Debet, supra note 196, p. 225226. 223. Cons. constitutionnel, Traité établissant une Constitution pour l’Europe, supra note 201, paragr. 18. 224. Examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 44 de la Convention relative aux droits de l’enfant, supra note 368, paragr. 25-26 ; Malaurie, supra note 13 au paragr. 4. 225. Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Observations finales (Turquie), Doc. Off. CEDAW NU, 32e session, Doc. Nu C/TUR/CC/4-5 (2005), paragr. 33-34.
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du 15 mars 2004 ne soit adoptée, les élèves qui étaient exclus ou sanctionnés ne retiraient pas systématiquement le signe ou le vêtement que les établissements d’enseignement cherchaient à interdire. Certains se sont inscrits dans un autre établissement qui tolérait le port du voile, souvent privé et catholique, alors que d’autres encore ont dû poursuivre leur scolarité par l’entremise du Centre national d’enseignement à distance226. Exclues des écoles publiques lors de l’entrée en vigueur de la Loi du 15 mars 2004 et toujours sujettes au contrôle de leur entourage, celles qui se voyaient imposer le port du foulard seront désormais davantage isolées en plus d’être privées d’un milieu de socialisation pouvant favoriser leur autonomie et leur émancipation. La prohibition mise en place par le législateur français affecte en réalité les jeunes musulmanes de manière « disproportionnée »227. Non seulement empêche-t-elle certaines jeunes filles de poursuivre leur scolarité dans le réseau public, mais en plus elle les pénalise pour un comportement qui, selon l’hypothèse à l’origine même de l’interdiction, leur serait généralement imposé par des hommes. Conscient des conséquences pouvant découler de cette interdiction, le Conseil québécois du statut de la femme n’a pas manqué de relever cette contradiction : L’exclusion de l’école des filles qui portent le foulard a des conséquences néfastes pour leur intégration actuelle et future à la société. De plus, l’interdiction du voile pénalise uniquement les filles : les garçons intégristes, ou ceux qui ont des attitudes ou des comportements sexistes, ne sont jamais inquiétés. On parle encore moins de les exclure de l’école228.
Interdire le port de signes religieux ne protège donc que temporairement les élèves qui poursuivent leur scolarité dans une école publique alors que cette mesure soustrait au contrôle régulier de 226. Rapport Stasi, supra note 145, p. 41 ; Riva Kastoryano, « Le retour du foulard islamique », Le Monde (16 décembre 1996) 14 ; Michel Delberghe et Beatrice Gurrey, « M. Bayrou n’exclut pas une loi sur le port du foulard à l’école », Le Monde (4 décembre 1996) 30 ; Christine Garin, « La circulaire Bayrou à propos du foulard islamique : les exclusions alimentent le malaise dans les établissements », Le Monde (20 décembre 1994) 14. Plusieurs établissements privés catholiques accueillent les musulmanes qui souhaitent porter le voile, voir Jean Yves Vif, « À Moulins (Allier) une jeune fille voilée acceptée dans un collège privé », Le Monde (19 octobre 1994) 13 ; Henri Tincq, « Selon son nouveau secrétaire général l’enseignement catholique ne s’estime pas concerné par l’application de la circulaire sur les signes religieux », Le Monde (7 novembre 1994) 8. 227. Rapport Jahangir, supra note 156, paragr. 63. 228. CSF, Réflexion sur la question du port du foulard à l’école, supra note 79, p. 39 ; voir aussi Québec, Conseil du statut de la femme, Droit des femmes et diversité (Avis), par Marie Moisan, Québec, CSF, 1997, p. 42-43 [CSF, Droit des femmes et diversité].
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l’État ceux qui, issus des familles qui observent de manière stricte les préceptes que dicte leur religion, seront éduqués à la maison ou parfois dans des écoles clandestines qui, depuis quelque temps, seraient plus nombreuses en France229. D’autre part, il est important de reconnaître que les religions minoritaires ne sont pas nécessairement une source d’oppression pour les femmes, que nombre d’inégalités subsistent au sein du christianisme et que des comportements sexistes et discriminatoires sont adoptés par des individus qui n’adhèrent à aucune religion. Il ne s’agit pas d’avaliser ces comportements au nom de la liberté de religion, mais plutôt d’admettre qu’ils ne sont pas l’apanage des religions minoritaires et qu’il convient d’autant plus d’y accorder notre attention qu’ils sont moins visibles que les signes qui leurs sont parfois associés, mais souvent plus oppressifs pour ceux qui en sont victimes230. D’après les statistiques du ministère de l’Éducation nationale, l’hécatombe redoutée ne s’est cependant pas encore produite. Pour l’année scolaire 2003-2004, de 10 à 12 millions d’élèves étaient inscrits dans le réseau public et 1 256 cas d’élèves voilées ont alors été répertoriés, dont 20 cas difficiles et 4 exclusions prononcées231. Devant ces chiffres, l’intervention législative survenue l’année suivante paraît nettement disproportionnée. Notons cependant que le nombre d’élèves portant un signe religieux et les conflits parfois associés à cette pratique n’étaient pas systématiquement déclarés par les établissements d’enseignement232. Avant de faire ses recommandations, la Commission Stasi aurait été mieux avisée de procéder à une véritable enquête en vue de comptabiliser le nombre d’élèves qui revêtaient alors un tel signe et de chercher à départager ceux qui étaient contraints de le faire par leur entourage de ceux qui, par choix
229. Cécilia Gabizon, « Les RG sur la piste des écoles musulmanes clandestines », Le Figaro (29 août 2006) 11 ; Bénévent Tosseri, « Le lycée musulman Al-Kindi s’apprête à ouvrir près de Lyon », La Croix (28 février 2007) 4 ; Christian Lecomte, « Un deuxième lycée musulman a ouvert ses portes en France », Le Temps (6 mars 2007). 230. CSF, Droit des femmes et diversité, supra note 228, p. 59. 231. Rapport Debré, supra note 13, t. 1, 1re partie, p. 50 ; Rapport Chérifi, supra note 135, p. 35 ; ces chiffres ont été avancés devant la Mission d’information Debré par Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur de l’époque, voir Philippe Bernard, « Foulard à l’école : la réalité cachée derrière les chiffres officiels », Le Monde (11 décembre 2003) 11. 232. Rapport Chérifi, supra note 135, p. 26, 35, n. 37 ; Rapport Debré, supra note 13, t. 1, 1re partie, p. 50-52 ; Philippe Bernard, « Foulard à l’école : la réalité cachée derrière les chiffres officiels », ibid.
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ersonnel, souhaitaient plutôt respecter et exprimer ainsi leurs p croyances233. Chargée de dresser un bilan l’année suivant l’entrée en vigueur de la Loi du 15 mars 2004, Mme Hanita Chérifi rapportait que, pour l’année scolaire 2004-2005, le nombre de signes religieux portés par les élèves avait diminué de moitié par rapport à l’année précédente234. Au 20 décembre 2004, des 639 cas recensés depuis le début de l’année scolaire, 626 étaient relatifs au foulard, onze visaient le turban sikh et deux concernaient le port de grandes croix235. Comme par le passé, les académies de Strasbourg, de Lille, de Créteil, de Montpellier, de Versailles et de Lyon étaient les plus touchées, avec 82 % des cas répertoriés236. On rapporte que des 639 cas recensés en 2004, 496 élèves ont accepté de retirer le signe ou la tenue visé par l’interdiction, 71 élèves ont choisi de s’inscrire au Centre national d’éducation à distance alors que 72 élèves ont mis un terme à leurs études ou se sont inscrits dans un établissement privé en France ou à l’étranger237. Lors de la rentrée scolaire de septembre 2005, on ne dénombrait que douze cas problématiques sur l’ensemble du territoire et, l’année suivante, seuls 5 cas litigieux étaient rapportés238. Ce bilan ignore toutefois qu’un nombre indéterminé d’élèves ont quitté le réseau public sans avoir été officiellement exclus de leur établissement d’enseignement. Considérant cette lacune, les chiffres officiels présentés dans le Rapport Chérifi ont été remis en question, notamment par la Rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction des Nations Unies 239. En l’absence de données plus précises et d’une évaluation à long terme des répercussions que peut avoir une telle interdiction, on ne peut écarter la possibilité que celle-ci accentue la position de vulnérabilité de certains élèves. 233. Voir à cet égard la critique des travaux de la Commission Stasi faite par Gunn, supra note 155, p. 469-470. 234. Rapport Chérifi, supra note 135, p. 35. 235. Ibid., p. 35-36. Comme le note l’auteur, ces chiffres demeurent contestés. 236. Ibid., p. 34 et 41-42. 237. Ibid., p. 45. 238. Catherine Rollet, « Signes religieux à l’école : le pari d’une loi », Le Monde (13 mars 2007) SPA7. 239. Rapport Jahangir, supra note 156, paragr. 61-62 ; Le collectif une école pour tous conteste le bilan positif de Mme Chérifi et estime que le nombre d’élèves ayant « volontairement » quitté le réseau public oscille entre 200 et 900, voir Luc Bronner et Xavier Ternisien, « Les signes religieux ostensibles ont pratiquement disparu des écoles », Le Monde (30 septembre 2005) 5. Des organisations musulmanes contestent aussi ces chiffres, voir Xavier Ternisien, « Un an après la loi sur le voile, les difficultés des élèves exclues. Des organisations musulmanes évoquent 806 victimes », Le Monde (15 mars 2005) 9.
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Après avoir laissé pendant près de 15 ans au Conseil d’État le soin de concilier liberté d’expression religieuse et laïcité, les autorités politiques ont adopté une loi qui ne s’attaque qu’à la part visible de ce qui est craint, soit l’émergence de communautés régies par des valeurs différentes de celles qui fondent le pacte social républicain. Si tel était le but recherché, le Rapport Chérifi nous indique qu’il est satisfait. Plutôt que de provoquer une levée de boucliers, les signes religieux ont disparu des écoles publiques et, par effet de la loi ou en raison d’un contrôle accru des autorités scolaires, les autres revendications de type communautaire sont en baisse240. L’adoption de la Loi du 15 mars a pu être vécue comme une « libération » pour les élèves victimes de pressions de la part de leur famille ou de leur communauté puisqu’ils peuvent désormais invoquer l’intervention de la loi pour justifier leur refus de porter un signe religieux, du moins dans l’enceinte de l’école241. Lorsque, pour protéger la liberté de conscience des uns, il apparaît nécessaire d’entraver ainsi celle des autres, un constat d’échec s’impose néanmoins.
Conclusion Alors que le Québec adapte l’école aux besoins particuliers des minorités, la France fait de cette institution un outil de création du citoyen universel242. Selon la perspective différentialiste, cet universalisme masque une forme de racisme qui se manifeste par la « négation absolue de la différence » au bénéfice de la majorité243. Selon l’approche universaliste, la neutralité de l’espace public est au contraire un gage d’égalité et permet de distinguer les nations civiques des nations ethniques244. Au-delà des considérations liées au respect de la liberté de religion et du droit à l’égalité, selon la perspective québécoise et canadienne, adapter les institutions publiques ainsi que les normes en vigueur au sein de celles-ci favorise l’intégration des minorités religieuses et, par conséquent, la cohésion sociale245. 240. Par exemple, l’émission de certificats médicaux de complaisance pour éviter les sorties à la piscine, le refus de participer à certains cours et le rejet de la mixité sont en baisse, Rapport Chérifi, supra note 135, p. 38 241. Rapport Chérifi, ibid., p. 37 ; Weil, supra note 162, p. 51. 242. McAndrew, « Diversité culturelle et religieuse », supra note 145, p. 297. 243. Taguieff, supra note 1, p. 29. 244. Kymlicka, Politics in the Vernacular, supra note 45, p. 24. 245. Conseil des relations interculturelles, Gérer la diversité dans un Québec francophone, Québec, 1993, p. 13 ; Énoncé de politique, supra note 18, p. 16-19 ; Linda Pietrantonio, Danielle Juteau et Marie McAndrew, « Multiculturalisme ou intégration : un faux débat », dans
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À l’instar de la participation des minorités aux débats politiques, le partage d’institutions communes facilite la discussion et la transformation tant de la majorité que de la minorité246. La minorité intègre les normes et valeurs que la majorité considère comme fondamentales tout en ayant la possibilité de façonner les nouvelles orientations de la société afin qu’elle reflète davantage ses aspirations247. Une règle ayant pour effet de prohiber le port de signes religieux dans les écoles publiques irait à l’encontre de cet objectif. Pareille interdiction aurait plutôt tendance à engendrer la crispation identitaire de certaines minorités religieuses qui, se sentant exclues ou craignant d’être assimilées, auraient davantage tendance à adopter une position fondamentaliste ou à créer des institutions séparées, minant ainsi, dans certains cas, leurs chances d’intégration248. En ces circonstances, ce ne serait pas tant les pratiques d’une minorité qui diviseraient la société que la volonté de l’État d’uniformiser l’espace public en fonction de la norme majoritaire249. Alors que dans l’opinion publique les accommodements accordés aux minorités religieuses étaient l’objet de nombreuses critiques, le Khadiyatoulah Fall, Ratiba Hadj-Moussa et Daniel Simeoni (dir.), Les convergences culturelles dans les société pluriethniques, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1996, p. 147, 154-155 ; François Rocher et Guy Rocher, « La culture québécoise en devenir : les défis du pluralisme », dans Fernand Ouellet et Michel Pagé (dir.), Pluriethnicité, éducation et société. Construire un espace commun, Québec, Institut Québécois de recherche sur la culture, 1991, p. 43, 65 et 70 ; Bosset et Eid, supra note 7, p. 77 ; Woehrling, « Les droits et libertés dans la construction de la citoyenneté », supra note 7, p. 289-290 ; François Houle, « Citoyenneté, espace public et multiculturalisme : la politique canadienne de multiculturalisme », Sociologie et société, vol XXXI, no 2, p. 101, 120. 246. Spinner, The Boundaries of Citizenship, supra note 19, p. 54 et 74. 247. CRI, Gérer la diversité dans un Québec francophone, supra note 217, p. 13. 248. Kymlicka, Politics in the Vernacular, supra note 45, p. 165 ; CAR, La place de la religion à l’école publique, supra note 36, p. 18 ; Spinner, The Boundaries of Citizenship, supra note 19, p. 132 ; Spinner-Halev, « Cultural Pluralism and Partial Citizenship », dans Christian Joppke et Steven Lukes (dir.), Multicultural Questions, Oxford University Press, 1999, 65, p. 80-83. Des écoles juives, grecques, arméniennes et musulmanes se sont implantées au Québec alors que le système public, biconfessionnel, ne tenait pas suffisamment compte de leur spécificité ou les reléguait dans des établissements particuliers. Certes, en ce qui a trait aux matières enseignées, ces écoles doivent essentiellement suivre le même régime pédagogique que celui applicable dans le secteur public. Contrairement aux établissements d’enseignement fondés sur une base ethnoreligieuse, le système public favoriserait davantage l’émergence d’un lien social ainsi que le développement d’un sentiment d’appartenance à une société diversifiée plutôt qu’une allégeance principale ou unique à une communauté religieuse, voir M. McAndrew, Immigration et diversité à l’école : le débat québécois dans une perspective comparative, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2001, p. 179-195 ; CRI, Laïcité et diversité religieuse, supra note 37, p. 26 ; Kymlicka, Politics in the Vernacular, supra note 45, p. 304. 249. Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, supra note 45, p. 88.
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Québec a mis en place une Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Coprésidée par MM. Charles Taylor et Gérard Bouchard, cette Commission doit se pencher sur les accommodements présentement accordés et, après avoir effectué une consultation publique sur le sujet, faire ses recommandations au gouvernement. Certains craignent en fait que les accommodements conduisent l’État à accepter des pratiques qui vont à l’encontre des valeurs que la société considère comme fondamentales, qui sont contraires à l’intérêt des enfants confiés aux établissements d’enseignement ou à permettre que soit « nié[e] à la majorité sa propre culture » d’origine judéo-chrétienne250. Or, comme nous l’avons observé, la prise en compte de la diversité est limitée par les mêmes textes qui ont permis à la notion d’accommodement raisonnable d’émerger. Cette approche se démarque ainsi de celle qui, purement différentialiste, n’imposerait aucune limite à la prise en compte de la diversité. Tel que le souligne Kymlicka, l’intégration de la minorité ne doit cependant pas provoquer chez la majorité un sentiment d’exclusion251. Ce sentiment d’exclusion peut d’ailleurs susciter chez la majorité un repli identitaire susceptible de se traduire par une réaffirmation stricte de la culture majoritaire ou par des manifestations de xénophobie, de racisme ou d’antisémitisme252. En plus de rendre l’environnement hostile aux minorités religieuses, ce repli identitaire de la majorité peut entraîner un mécanisme de protection similaire chez la minorité253. Pour peu qu’il n’ait le bon goût d’abdiquer totalement son identité culturelle, il suscitera un redoublement de méfiance et polarisera sur lui toute l’agressivité du groupe. D’autant que, par l’effet Pygmalion bien connu, il finira par se considérer lui-même avec les yeux de celui qui le condamne. Il se forme alors à son tour une personnalité de rebelle décidée à en découdre avec le Grand Satan de la civilisation occidentale254.
La France qui avait jusqu’alors toléré l’approche imposée par le Conseil d’État a tenté de pallier ces difficultés et a cédé aux pressions 250. Guy Durand, Le Québec et la laïcité : avancées et dérives, Montréal, Éditions Varia, 2004, p. 27 et 29 ; Kymlicka, ibid. à la p. 88. 251. Kymlicka, ibid., p. 88-89 ; McAndrew, « Diversité culturelle et religieuse », supra note 145, p. 298. 252. Bui-Xuan, supra note 1, p. 495 ; Shachar, « Religion, State, and the Problem of Gender », supra note 22, p. 84. 253. Kymlicka, La voie canadienne, supra note 51, p. 73. 254. François Ost, Antigone voilée, Paris, Larcier, 2004, p. 37.
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des électeurs qui étaient largement réfractaires au port de signes religieux dans les écoles. Avec l’ordre public, la laïcité engage désormais l’État à apaiser les tensions qui affectent l’environnement scolaire255. La cohésion sociale et la protection des individus vulnérables aux pressions de leur famille ou de leur communauté ne sont pas pour autant assurées. Les individus évincés depuis l’adoption de la Loi du 15 mars 2004, quoique apparemment peu nombreux, sont néanmoins privés d’une éducation dispensée dans un lieu privilégié de socialisation et d’émancipation alors que l’école républicaine renonce quant à elle à intégrer ceux qu’elle considère comme des étrangers256. Les jeunes croyants qui choisissent de rester dans le réseau public d’enseignement doivent nier une partie de leur identité religieuse ou culturelle, celle-là même qui demeure présente dans le regard de « l’Autre » et participe tout de même à leur exclusion sociale. De part et d’autre, le pari est donc risqué. Tant sous l’égide du modèle différentialiste adopté par le Québec qu’en vertu de l’approche universaliste préconisée par la France, le maintien d’un lien social, le respect de la liberté de religion et la protection des minorités vulnérables aux pressions exercées par leur famille ou leur communauté sont des objectifs qui, lorsqu’ils sont poursuivis de concert, semblent souvent difficilement conciliables. La recherche constante d’un équilibre possède cependant davantage de vertus que la renonciation à l’une de ces fins257. Le fait que les limites pouvant être imposées à la prise en compte de la diversité ne puissent faire l’objet d’une liste exhaustive, que les principes qui sont à l’origine des accommodements offerts par les institutions ou imposés par les tribunaux soient méconnus et que ces mesures soient parfois mal reçues contribue certes au mécontentement de la majorité et peut être source de conflits258. Mais si, dans l’immédiat, l’absence de visibilité des individus minoritaires pouvait rassurer une certaine partie de la majorité, à terme, le repli identitaire que le refus de toute forme d’accommodement raisonnable serait susceptible de provoquer chez la minorité ne pourrait qu’accentuer le fractionnement de la société259. 255. Rapport Stasi, supra note 145, p. 56-58 ; Tremblay, supra note 86, p. 172-173. 256. Loi no 2004-228 du 15 mars 2004, supra note 12 ; Rapport Stasi, ibid., p. 56. 257. « Il est aussi noble de tendre à l’équilibre qu’à la perfection ; car c’est une perfection que de garder l’équilibre », Jean Grenier, Lexique, Paris, Fata Morgana, 1981, p. 73. 258. Kymlicka, La voie canadienne, supra note 51 aux p. 42-43, 88 ; Bui-Xuan, supra note 1, p. 495. 259. Kymlicka, La voie canadienne, ibid., p. 88.
La religion comme véhicule d’affirmation identitaire : un défi à la logique des droits fondamentaux1 Sébastien Lebel-Grenier2
Au Québec et au Canada, comme un peu partout ailleurs du reste, des revendications de nature religieuse qui auraient emprunté des voies politiques en d’autres temps sont maintenant plus souvent avancées par la voie des recours judiciaires et de revendications fondées sur le droit. Cela représente une transformation assez importante des modes de négociation de l’occupation de l’espace public dans les sociétés modernes, mais, surtout, cela reflète la prise en charge par le judiciaire et par le droit d’un rôle qui apparaît à bien des égards incompatible avec leur fonction. 1. Ce texte découle d’un conférence prononcée dans le cadre des 2e rencontres juridiques Sherbrooke-Montpellier tenues à la Faculté de droit de l’Université Montpellier 1, les 24 et 25 juin 2007. Une première version en a été publiée dans Rencontres juridiques Montpellier- Sherbrooke – Le droit à l’épreuve des changements de paradigmes, V. Fortier et S. Lebel-Grenier, dir., Montpellier, Monéditeur.com, 2008, à la p. 37. L’auteur tient à remercier Paul Eid et Micheline Milot pour leurs commentaires sur une version antérieure de ce texte. 2. Professeur, vice-doyen à la recherche et aux études supérieures et directeur du groupe de recherche SoDRUS (Société, Droit et Religion de l’Université de Sherbrooke), Faculté de droit, Université de Sherbrooke.
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Dans le présent article, nous aborderons cette question d’un point de vue québécois et canadien, par l’entremise d’une analyse de la montée de la culture des droits fondamentaux afin d’aborder à la fois les causes du développement du phénomène et ses conséquences concrètes et pratiques sur les rapports entre droit et politique. Bien que le présent article ne vise pas à explorer le développement du phénomène dans les contextes français et européen3, il apparaît assez clairement que des parallèles se dessinent, qui justifieraient une analyse plus poussée que ce que peut le permettre ce texte exploratoire. 1.
Évolution des revendications juridiques de nature religieuse au Québec et au Canada
Premièrement, il faut rappeler que la prise en compte de la religion par le droit n’est pas, au Canada, un phénomène nouveau. En effet, rapidement après la conquête anglaise de 1760, des concessions ont dû être consenties aux francophones catholiques afin d’assurer une stabilité politique propice au maintien du régime anglais. De fait, l’un des objets principaux de l’Acte de Québec4 est de réhabiliter la religion catholique, du moins dans les affaires privées. Il n’en demeure pas moins que dans ce contexte les institutions relevant du clergé, telles que les écoles et les hospices, ont pu se rapproprier un espace public dont elles avaient été largement évincées lors de la conquête. Ces mesures préfigurent et annoncent des développements ultérieurs qui viennent stabiliser et formaliser les rapports entre les communautés catholique et protestante. En effet, par l’Acte de l’Amérique du nord britannique5, le gouvernement anglais vient reconnaître des sphères d’autonomie élargies à chacune de ces communautés, tout en introduisant des mesures qui visent à limiter les pouvoirs qui sont attribués aux unes et aux autres afin de maintenir la possibilité d’une coexistence pacifique en préservant leurs intérêts respectifs. 3. Pour un traitement de développements parallèles dans le contexte français, Vincente Fortier « Les incertitudes juridiques de l’identité religieuse », dans V. Fortier et S. LebelGrenier, dir., Rencontres juridiques Montpellier-Sherbrooke – Le droit à l’épreuve des changements de paradigmes, Monéditeur.com, 2008, 17 et Alexandre Viala « Des croyances religieuses aux revendications identitaires : examen d’une mutation », ibid, p. 53. 4. Acte de Québec de 1774 (R.-U.), 14 Geo. III, c. 83, reproduit dans L.R.C. 1985, app. II, no 2. Voir en particulier les articles 5, 7 et 8. 5. Ci-après la Loi constitutionnelle de 1867, (R.U.), 30 et 31 Vict., c.3, reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5.
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Il faut rappeler ici que le fait religieux suivait assez largement des contours linguistiques, les anglophones étant largement protestants et les francophones catholiques6. De même, les anglophones, des descendants des colons anglais, évoluaient dans l’univers juridique de la common law alors que les francophones avaient maintenu une tradition juridique issue de la coutume de Paris et plus largement une tradition qu’on peut qualifier de civiliste. Rappelons enfin que les francophones étaient majoritaires sur le territoire de ce qui allait devenir le Québec moderne alors que les anglophones étaient généralement majoritaires sur les autres territoires de ce qui allait devenir le Canada. La Loi constitutionnelle de 1867 crée premièrement au sein du Canada la province de Québec dominée par une majorité franco phone et catholique et munie d’une assemblée législative aux larges compétences7. En se voyant conférer la compétence sur la propriété et le droit civil8, cette dernière acquiert de vastes pouvoirs qui pourront être utilisés au profit du clergé catholique en lui accordant par exemple d’importantes responsabilités en matière scolaire et socio-sanitaire et en facilitant le prélèvement de la dîme. Par ailleurs, la Loi constitutionnelle de 1867 vient protéger les minorités religieuses catholique et protestante en accordant une protection constitutionnelle au Québec et en Ontario aux commission scolaires confessionnelles séparées9 et, quant au Canada, en préservant en faveur du Parlement fédéral (où les anglophones détenaient la majorité) la compétence sur l’établissement des conditions de validité du mariage et du divorce10. Bien entendu, cet enchâssement indirect dans la constitution de 1867 de compétences relatives à la religion11 représente, par le fait 6. Les Irlandais catholiques représentaient l’anomalie dans ce tableau bien qu’à plusieurs égards ils partageaient des caractéristiques propres aux francophones, généralement pauvres, peu éduqués et issus de la ruralité. 7. Ceci est particulièrement significatif au regard de la fusion en 1841 des provinces du HautCanada et du Bas-Canada par l’Acte d’Union, 3 et 4 Vict., c. 35 (U.K.), reproduit dans L.R.C. 1985, app. 2, no 4. Les francophones catholiques, concentrés au Bas-Canada, voyaient ainsi leur influence largement diluée. 8. Supra, note 5, paragr. 92(13). 9. Ibid, article 93. 10. Ibid, paragr. 91 (26). Cela reflète essentiellement un compromis politique qui visait à préserver en faveur de la minorité anglophone du Québec le droit au divorce, qui aurait pu autrement être aboli par l’assemblée législative du Québec dominée par les catholiques dont la compétence en matière de droit civil englobait le statut personnel. 11. La Loi constitutionnelle de 1867 n’attribue pas de compétence directe sur la religion ou les affaires religieuses. De manière significative, il a été jugé que la compétence en matière de morale et de bonnes murs, ce qui implique l’intégration par le droit de valeurs essentielle-
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même, une appréhension par le droit du fait religieux. Par conséquent, il implique une certaine intégration de revendications de nature religieuse dans le discours juridique. Bien entendu, ces mesures représentaient des compromis et traçaient des frontières à vocation de permanence qui protégeraient les minorités catholiques et protestantes12. Et, sans surprise, ces dispositions ont été au cœur de conflits, entre autres quant au congé dominical13. Certains ont vu dans ces débats judiciaires une « déclaration implicite des droits » protégeant notamment la liberté de religion14. Cela semblait particulièrement ressortir d’une série d’arrêts qui, à travers une argumentation fondée sur le partage des compétences ainsi que le droit administratif, ont protégé des citoyens professant des religions minoritaires, notamment les témoins de Jéhovah, contre des mesures législatives et administratives les ciblant particulièrement15. Nous assistons donc à travers ce courant jurisprudentiel à un glissement d’une protection visant particulièrement les minorités catholique et protestante vers une protection plus générale des minorités religieuses. Toutefois, que ce soit à travers des mesures constitutionnelles ou les arrêts qui offrirent une protection contre des actes affectant la liberté de religion de membres de groupes minoritaires, la protection offerte visait essentiellement à protéger ces personnes contre des abus de la majorité à travers les pouvoirs dévolus à l’État. En d’autres termes, cette protection indirecte de la liberté de religion
12. 13.
14.
15.
ment religieuse, relevait du droit criminel, une compétence attribuée au pallier fédéral : paragr. 91(27), voir entre autres Procureur général de l’Ontario c. Hamilton Street Railway Company, [1903] A.C. 524. Les grands oubliés de l’époque étant bien entendu les premières nations. En somme, les uns avançaient que les provinces pouvaient légiférer en la matière par l’entremise de leur compétence relative au droit civil alors que les autres prétendaient que cette compétence étaient réservée au pallier fédéral à travers sa compétence en matière de droit criminel. Ces conflits sont résumés dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. Voir Peter W. Hogg, Constitutionnal law of Canada, édition à feuilles mobiles, Scarsborough, Carswell, chapitre 31.4(c). En somme, il était soutenu que la Cour suprême du Canada avait recours au partage des compétences comme faire valoir d’un objectif sous-jacent d’affirmation d’une liberté de la religion implicite à la constitution et opposable aux deux ordres de gouvernement. Voir entre autres Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285, Saumur c. City of Quebec, [1953] R.C.S. 299, Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834 et Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121 où le premier ministre Duplessis fut personnellement condamné pour une utilisation de la police à des fins de répression des témoins de Jéhovah.
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était un bouclier qui protégeait les membres des minorités contre les abus de l’État16. Cela allait éventuellement évoluer, particulièrement avec l’enchâssement de la liberté de religion par l’entremise de l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés17. L’affirmation de cette liberté allait favoriser le recours à la liberté de religion comme épée, comme outil de revendication d’une plus grande occupation de l’espace public. 2.
Le système de protection des droits et libertés et la liberté de religion
L’enchâssement de la Charte canadienne représente un moment charnière en droit canadien. Premièrement, parce qu’il s’agit de la première constitutionnalisation de droits et libertés fondamentaux18, dont la liberté de religion, mais surtout pour la conséquence directe de cette constitutionnalisation, soit l’obligation ainsi imposée à l’appareil judiciaire de mesurer la validité de lois et actes de l’État au regard de valeurs au contenu fluide et évanescent. En effet, cette obligation cadre difficilement avec la tradition de retenue ayant caractérisé les rapports du judiciaire avec l’exécutif et le législatif, tradition qui prohibait une appréciation judiciaire de l’opportunité de mesures législatives, ces dernières ne pouvant légitimement être scrutées qu’au regard de critères formels de validité19. Mais ce nouveau rôle était clairement mandaté par la Constitution et les tribunaux n’ont eu d’autre choix, au fil des différentes affaires où ils furent invoqués, que de tenter de donner un sens à ces droits et libertés qui, dorénavant, s’imposaient manifestement à l’État.
16. Cette métaphore du bouclier et de l’épée est reprise par le juge Binnie dans sa dissidence dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, au paragraphe 185. 17. Partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11. 18. Des chartes quasi constitutionnelles, documents adoptés sous forme de simples lois qui néanmoins conditionnaient en principe la validité des autres mesures législatives furent adoptées au niveau provincial des 1947 et, au niveau fédéral, dès 1960. Toutefois, avant l’enchâssement de la Charte canadienne, ces documents reçurent un accueil mitigé par le judiciaire, déchiré entre la nécessité perçue de respect du principe de séparation des pouvoirs et le respect des injonctions fortes portées par ces documents. Voir Hogg, supra note 14, chapitre 31.3 ss. 19. C’est d’ailleurs pourquoi la théorie de la « charte implicite des droits » a été généralement reçue avec grand scepticisme.
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La Charte canadienne vise de manière générale la protection de la dignité inhérente à chaque être humain20. En somme, on reconnaît cette égale dignité de chaque être humain en protégeant toutes les personnes présentes sur le territoire canadien21 contre l’imposition directe ou indirecte, par l’État, de limites à leur capacité d’auto- détermination. En d’autres termes, chacun devrait être libre de toute menace d’ingérence étatique dans sa détermination de la vie bonne, au sens philosophique, soit la détermination de ses choix de vie fondamentaux. Cette capacité, qui ne peut être restreinte que dans la mesure où l’atteinte est conforme aux idéaux d’une société « libre et démocratique22 », est déclinée à travers des droits et libertés spécifiques, dont la liberté de religion. Cette caractérisation de l’objet des droits est fondamentale. En effet, ces derniers s’inscrivent dans une perspective moderne individualiste qui rompt avec une tradition qui se concentrait sur l’aménagement des frontières de l’occupation de l’espace public par les groupes. L’autonomie décisionnelle qu’implique la reconnaissance de la dignité individuelle crée un espace de liberté au profit de l’individu. Cela implique toutefois qu’il ne peut en principe être porté de jugement moral ou plus largement axiologique sur les choix individuels. Dans le contexte de la liberté de religion, cela signifie à la fois qu’un jugement externe ne peut être porté sur le contenu des croyances religieuses et que le croyant doit posséder à tout le moins des moyens (un espace de liberté) adéquats afin qu’il puisse donner corps à ses croyances. C’est cette logique qui a éventuellement abouti à une définition subjective de la liberté de religion par la Cour suprême du Canada23. Au Canada, dans l’état actuel, un demandeur n’a qu’à démonter une croyance religieuse sincère afin de bénéficier de la protection qu’offre la liberté de religion. Il n’importe aucunement que cette croyance soit ou non conforme au dogme établi ou encore à des pratiques qui 20. Voir, parmi d’autres, Law c. Canada, [1999] 1 R.C.S. 497. 21. La majorité des droits sont accordés à « tous » ou à « chacun », ce qui a été interprété comme excluant la conditionnalité de citoyenneté. 22. Voir l’article 1 de la Charte canadienne : « [Les droits ] ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification puisse se démonter dans le cadre d’une société libre et démocratique. » 23. Syndicat Northcrest c. Amselem, supra, note 16. La définition de l’objet de la liberté de religion s’est élaborée progressivement dans le cadre d’un assez long développement jurisprudentiel dont les principaux jalons sont : R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, B. (R.) c. Children’’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315.
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soient partagées au sein d’une communauté. La religion devient une affaire purement privatisée qui concerne uniquement la relation de l’individu avec l’au-delà, à l’exclusion des liens sociaux qui lui ont de tout temps donné son sens24. Bien entendu, cette approche a été fortement décriée, surtout en raison des difficultés techniques qu’elle entraîne. Comment, en effet, contrôler la sincérité d’une conviction ? A priori, n’importe quelle conviction loufoque ou encore scabreuse devrait se voir reconnaître une égale considération par les tribunaux, du moment que le plaignant puisse faire la démonstration qu’elle découle d’une croyance sincère et profonde25. De manière plus directe, il devient difficile pour les autorités d’adopter une attitude prévoyante à l’égard des revendications de nature religieuse auxquelles elles pourraient être confrontées puisque la nature de celles-ci devient imprévisible. Les institutions doivent alors adopter une attitude réactive, ce qui ne saurait être la meilleure approche pour qui veut promouvoir la liberté de religion. Il semble apparent que les difficultés pratiques et le décentrage de la liberté de religion qu’a entraîné cette subjectivation du fait religieux seront appelés à perdurer tant que la Cour suprême ne reviendra pas à une définition plus restrictive de la religion26. Par ailleurs, la liberté de religion est en principe, au Canada, un droit négatif. Par conséquent, il ne fait que limiter la capacité de l’État à influencer les choix de vie de ceux qui sont sur son territoire ou encore sa capacité de nuire à l’expression de leurs convictions 24. Il faut toutefois reconnaître que la solution adoptée par la Cour suprême du Canada permet au judiciaire, branche de l’État, d’éviter de reconnaître l’autorité de pouvoirs intermédiaires, les religions établies. L’État s’inscrit ainsi comme seule source d’autorité légitime et autonome sur le citoyen. 25. Bien entendu, la sincérité de telles croyances serait difficile à démontrer. Il demeure que les tribunaux maintiennent une très grande ouverture aux convictions religieuses et évitent ainsi, par exemple, de distinguer entre « religions » et « sectes » et accordent un statut égal à des pratiques marginales au sein de religions établies. 26. L’arrêt Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54 (14 décembre 2007), semble annoncer une ouverture de la Cour à revoir ainsi la définition de la religion : « Toutefois, le droit à la protection des différences ne signifie pas que ces différences restent toujours prépondérantes. Celles-ci ne sont pas toutes compatibles avec les valeurs canadiennes fondamentales et, par conséquent, les obstacles à leur expression ne sont pas tous arbitraires. Déterminer les circonstances dans lesquelles l’affirmation d’un droit fondé sur une différence doit céder le pas à un intérêt public plus pressant constitue un exercice complexe, nuancé, tributaire des faits propres à chaque espèce qu’il serait illusoire d’encadrer nettement. Mais, cette tâche est également une délicate nécessité, requise afin de protéger l’intégrité évolutive du multiculturalisme et de l’assurance du public quant à son importance.
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r eligieuses. Il n’impose à l’État aucune obligation positive de favoriser l’épanouissement des pratiques religieuses, qu’elles soient individuelles ou collectives. Par conséquent, la liberté de religion n’a pas été conçue au Canada comme un outil aux fins de l’affirmation d’un droit à la différence. Néanmoins, dans les faits, certaines obligations positives peuvent découler de la liberté de religion. Les atteintes à ce droit peuvent être directes ou indirectes. Si l’État tente de nuire directement à une pratique religieuse, la mesure pourra être contestée et invalidée en raison du caractère illicite de son objectif. Par ailleurs, des mesures étatiques formellement neutres peuvent avoir un effet délétère indirect sur la capacité de pratiquer sa foi. De telles atteintes non intentionnelles peuvent ainsi être contraires à la liberté de religion. Cela pourrait être le cas, par exemple, de mesures visant à assurer une uniformité esthétique à un ensemble immobilier27 ou encore visant à assurer la sécurité d’enfants fréquentant l’école28. Dans ce cas, l’invalidation pure et simple de la mesure est souvent une réponse inappropriée puisqu’elle impliquerait une incapacité d’action par rapport à un objectif autrement valide. Il a donc fallu élaborer une réponse plus ciblée qui permette de protéger la liberté de religion tout en maintenant la capacité d’action des autorités compétentes eu égard aux fins qu’elles peuvent légitimement poursuivre. Une des techniques qui ont été établies à cette fin est l’accommodement raisonnable. L’accommodement raisonnable est un mécanisme qui implique pour le juge la recherche d’un compromis qui permette le maintien de la capacité générale d’action des autorités compétentes tout en protégeant la liberté de religion du plaignant29. L’accommodement ainsi trouvé ne doit pas constituer une contrainte 27. L’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem, supra, note 16, portait sur la contestation par un copropriétaire au nom de liberté de religion de la convention de copropriété à laquelle il avait acquiescé par acte notarié et qui prévoyait l’interdiction d’ériger des constructions sur les balcons. Cette interdiction rendait impossible l’érection d’un souccah sur le balcon de l’appartement du plaignant. 28. Dans l’affaire Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256, le conseil d’établissement désirait interdire le port du kirpan à l’école sous prétexte du danger qu’il présenterait pour les autres élèves. 29. La solution qui avait été trouvée dans l’arrêt Multani, ibid, à l’échelle de la commission scolaire, soit d’imposer à l’élève de mettre son kirpan dans une boîte en bois elle-même cousue dans un sac de tissus très résistant et de porter l’ensemble en tout temps sous ses vêtements représentait un accommodement raisonnable puisqu’elle préservait l’utilité religieuse de l’objet tout en lui retirant son caractère potentiellement dangereux pour les autres élèves.
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excessive pour celui qui s’en trouve le débiteur. La contrainte devient excessive lorsqu’elle impose un fardeau financier trop lourd, lorsqu’elle a un impact organisationnel trop significatif ou lorsqu’elle porte atteinte de manière disproportionnée à d’autres droits ou valeurs essentiels. Fondamentalement, l’accommodement raisonnable apparaît ainsi comme l’affirmation du caractère non absolu de la liberté de religion. Il n’en demeure pas moins que les atteintes à la liberté de religion ne peuvent en soi être considérées comme banales et qu’un effort réel doit être démontré pour modifier les pratiques contestées afin de protéger l’exercice de la religion. De manière générale, et en particulier eu égard au mécanisme des accommodements raisonnables, la liberté de religion vise, comme la plupart des autres droits fondamentaux, à effectuer une certaine mise à niveau en garantissant l’égalité des chances pour tous, c’est-àdire en l’espèce l’existence de conditions de pratique des convictions religieuses qui ne sont pas plus désavantageuses pour un groupe que pour un autre. Cette mise à niveau reflète par conséquent l’application pratique du principe d’égale dignité de chaque personne. Bien que n’imposant en principe pas d’obligation pour l’État30 d’adopter des mesures positives favorisant l’épanouissement religieux, la liberté de religion lui impose toutefois de revoir ses pratiques afin d’éviter de créer des conditions désavantageuses. On peut ainsi considérer que la liberté de religion implique des obligations qui dépassent dans les faits celle de ne pas nuire et qui, lorsqu’elles sont imposées à la suite de revendications qui comportent une dimension politique, posent des difficultés concrètes. La liberté de religion se prête particulièrement bien à des revendications politiques en raison de ses caractéristiques. Elle protège les deux versants de la religion, soit le versant introspectif, la liberté de croire ou de ne pas croire, et son extériorisation, soit la capacité de vivre sa religion par l’entremise de pratiques religieuses. Lorsque combinée à la définition subjective de la religion à laquelle nous faisions allusion plus haut, cette protection de la liberté de religion pose des difficultés en raison surtout de l’absence de frontière claire entre ses aspects public et privé. Par exemple, la liberté de religion ne donne pas en principe le droit d’imposer ses croyances à autrui, mais
30. Rappelons que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (L.R.Q., c. C-12) étend cette obligation de respect des droits fondamentaux à toute personne sur le territoire du Québec.
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elle protège dans une certaine mesure le droit au prosélytisme31 et dans une mesure plus importante le droit d’afficher ces croyances dans l’espace public32. En fait, les difficultés d’application de la liberté de religion proviennent probablement en partie du fait que les droits individuels ont entre autres été développés sur le fondement naïf de la privatisation inexorable du fait religieux et de son évacuation progressive de l’espace public.
3. Conformité des revendications de nature identitaires au système de protection des droits fondamentaux Ces dernières années ont vu une augmentation de revendications de nature identitaire ou, plus largement, politiques à travers un discours axé sur la liberté de religion. C’est entre autres le cas au Canada et au Québec. Un premier exemple en est l’affaire des tribunaux islamiques. En 2003, un particulier demande l’autorisation au gouvernement ontarien de créer un tribunal arbitral appliquant la charia en matière civile et familiale33. La loi ontarienne, contrairement au code civil québécois34, n’interdisait pas de manière spécifique l’arbitrage en matière familiale. Plusieurs tribunaux appliquant des normes religieuses juives ou chrétiennes existaient déjà bien qu’ils étaient largement méconnus hors des communautés visées. Le promoteur de ce tribunal n’avait donc pas à demander d’autorisation gouvernementale afin de créer le tribunal en question. Il apparaît assez clairement que cette demande, dont la justification était présentée comme fondée sur la liberté de religion, était avant tout politiquement motivée. En effet, par l’obtention d’une telle autorisation gouvernementale, la création d’un tribunal fondé sur la charia au Canada trouverait une légitimation politique. Dans le très houleux et international débat qui s’en est suivi, plusieurs ont avancé que le promoteur du projet 31. Une municipalité ne peut par exemple interdire le porte-à-porte à des fins de distribution d’information sur une religion en vue du recrutement de nouveaux adeptes : Beauchemin c. Blainville, (2003) R.J.Q. 2398 (C.A.) 32. Par exemple à travers le port de symboles religieux : Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, op. cit., note 28. 33. Le rapport commandé par le gouvernement de l’Ontario à la suite de la controverse ayant été soulevée par cette demande est disponible au http ://www.attorneygeneral.jus.gov.on. ca/english/about/pubs/boyd/. Ce rapport contient un rappel détaillé des faits. 34. Article 2639 C.c.Q.
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cherchait cette légitimation politique canadienne en vue d’avancer la nécessité de reconnaissance de l’autorité de tribunaux islamiques dans les autres pays occidentaux35. Un autre exemple récent, qui relève plus du domaine des perceptions que de celui des revendications, est celui du débat ayant entouré les mécanismes d’accommodements raisonnables au Québec depuis novembre 2006. En effet, à cette date, un politicien leader d’un tiers parti a avancé, dans le cadre d’une campagne électorale provinciale, que les mécanismes de protection des droits et libertés des minorités donnent lieu à des revendications abusives qui s’effectuent au détriment de la majorité. Plusieurs cas d’accommodements consentis par des organisations à l’extérieur du cadre juridique propre aux mécanismes d’accommodement raisonnables furent ensuite avancés par les médias comme autant d’exemples d’abus de la part de communautés minoritaires36. Dans la foulée, une commission a été créée par le gouvernement au pouvoir37. Cette commission, dont les conclusions ont été rendues publiques le 22 mai 2008, a suscité un débat d’une rare intensité et émotivité. Ce dernier exemple reflète une préoccupation populaire quant à la place des minorités, particulièrement religieuses, dans l’espace public. Sous-tendant cette préoccupation, qui se traduit pour certains par une peur de la dissolution des repères identitaires de la majorité, une perception que les droits et libertés fondamentaux, et particulièrement la liberté de religion, vont trop loin et favorisent des demandes abusives et insensibles à la culture majoritaire de la part des minorités. Bien que cette perception soit très éloignée de la réalité et
35. En définitive, la réponse du gouvernement ontarien fut de mieux encadrer les tribunaux arbitraux qui appliquent des normes religieuses en se gardant de les interdire et d’ainsi revenir sur une pratique depuis longtemps établie : Loi modifiant la Loi de 1991 sur l’arbitrage, la Loi sur les services à l’enfance et à la famille et la Loi sur le droit de la famille en ce qui concerne l’arbitrage familial et des questions connexes et modifiant la Loi portant réforme du droit de l’enfance en ce qui concerne les questions que doit prendre en considération le tribunal qui traite des requêtes en vue d’’obtenir la garde et le droit de visite, L.O. 2006, ch. 1. 36. Un exemple ayant fait beaucoup de bruit fut la réponse positive donnée par un YMCA à une offre de la part d’une congrégation juive hassidim de payer le coût du remplacement du vitrage d’une salle d’exercices par du vitrage givré, la vue offerte de personnes légèrement vêtues dans cette salle étant considérée comme moralement répréhensible. Ce cas n’avait jamais fait l’objet d’une demande formellement liée aux mécanismes d’accommodement raisonnable et aurait été rejetée en vertu de l’interprétation juridique qui leur est présentement réservée. 37. Voir : http ://www.accommodements.qc.ca/
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qu’elle soit le plus souvent fondée sur des préjugés38, il est vrai que les revendications fondées sur les droits peuvent mener à des abus. En effet, la nature et la portée des droits fondamentaux, du moins tels qu’ils ont été établis et interprétés au Canada, ouvre la possibilité d’un recours à ces derniers non pas pour protéger les individus contre des abus de l’État, mais bien pour revendiquer, à travers des recours individuels, une plus grande occupation de l’espace public pour des communautés minoritaires. En effet, tel que nous l’avons expliqué ci-dessus, l’interprétation actuellement donnée des droits fondamentaux implique plus qu’une simple obligation de ne pas nuire ; il en découle souvent une obligation de modifier des pratiques en apparence neutre qui pourraient avoir un impact délétère sur la capacité des membres d’un groupe de pratiquer leur religion. Par conséquent, au delà d’avoir le pouvoir d’exiger que cessent des pratiques qui visent directement à nuire à leur pratique religieuse, des membres de minorités peuvent demander un aménagement de pratiques qui n’ont pas cet objectif. Par ailleurs, lorsque la religion devient une forme d’affirmation identitaire collective, elle est vécue comme la revendication d’un espace public39 : je possède une identité qui me différencie et l’État ou la société doit par conséquent me faire une plus grande place dans l’espace public. Ce type de revendication identitaire est dans son essence une revendication politique – le rapport du groupe à la cité – et non une revendication religieuse – le rapport de l’individu à l’au-delà. La religion devient un acte politique par opposition à un acte de foi. En principe, les droits fondamentaux, et la liberté de religion en particulier, ne sont pas un outil politique de revendication collective mais un outil de protection individuelle. Cela est illustré par l’analogie de l’épée et du bouclier. Ils sont généralement bien adaptés pour régler des litiges impliquant la protection d’individus contre 38. Des statistiques que la Commission des droit de la personne et des droits de la jeunesse a rendues publiques récemment démontrent que très peu de demandes d’accommodement fondées sur la liberté de religion sont présentées au Québec chaque année et que de celles-ci la majorités sont le fait de membres de religions chrétiennes. Voir : http ://www. cdpdj.qc.ca/fr/publications/docs/ferveur_religieuse_etude.pdf 39. Un exemple serait la mise à disposition à l’université de lieux de prière pour des étudiants musulmans. Ce type de revendication peut par ailleurs se justifier en droit pour deux raisons : par mesure d’égalité dans la mesure où un tel espace est disponible pour les étudiants d’autres confessions (liberté de religion), ou encore si l’absence de lieux de prière restreint de manière inacceptable la capacité d’étudiants religieux d’accéder à l’université (liberté de religion).
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la « tyrannie de la majorité ». Tout le paradoxe réside dans le fait que les droits fondamentaux visent à protéger la capacité de poser des actes de foi, au nom de l’égale dignité de tous, mais que, ce faisant, ils ouvrent la porte à des revendications de nature politique. Indirectement donc, le droit peut devenir un outil de marchandage politique ou, plus fortement encore, un moyen de délimitation de l’espace public. Ce droit à la reconnaissance d’une égale dignité devient un droit à la différence40. Bien entendu, cette transfiguration d’un outil juridique en un outil politique n’est pas une nouveauté. De tout temps le droit ou les droits ont été des outils de marchandage qui, parmi d’autres, sont utilisés pour influer sur le dénouement de négociations individuelles, collectives ou sociales. En fait, la bataille juridique est une des façons par lesquelles les groupes minoritaires réclament et obtiennent des acquis que la majorité refuse de leur conférer par la voie politique41. C’est un des outils délibératifs dans les sociétés modernes. La question qui demeure est l’adéquation de cet outil dans le contexte de la liberté de religion, son utilisation étant un détournement de la finalité qui anime cette dernière. La difficulté est accrue du fait que les tribunaux ne peuvent ou ne savent effectuer un contrôle des motivations des parties à un litige : le respect de leur dignité individuelle ou l’affirmation de revendications politiques. De toute façon, ces deux types de motivations peuvent légitimement s’entremêler, le choix d’entreprendre une contestation juridique étant le fruit d’un processus décisionnel complexe. Qui plus est, la mise en place de l’édifice contemporain de protection des droits fondamentaux implique nécessairement ce chevauchement entre politique et juridique en raison de l’objet même de ces droits qui sous-entendent à travers des concepts de liberté et d’égalité la définition des valeurs fondamentales animant notre société. Un mandat explicite a été donné aux tribunaux d’investir ce domaine autre40. Ce droit à la différence est par ailleurs lui-même susceptible de plusieurs lectures. Par exemple, dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Centre à la petite enfance Gros Bec, 2008 QCTDP 14 (CanLII), un père demandait qu’un centre de la petite enfance ne serve pas de viande à son enfant afin d’éviter qu’il ne consomme de la viande non halal. Il refusait l’offre qui lui était faite de mettre son enfant en garde en milieu familial musulman puisqu’il désirait éviter le « piège de la ghettoïsation ». Le droit à la différence relevait en fait ici d’un droit à l’intégration. 41. Les négociations territoriales avec les autochtones au Canada en étant le cas d’école : l’invocation de droits ancestraux devant les tribunaux fait partie d’une stratégie globale qui inclut un appel à l’appui d’organisations nationales et internationales et la mobilisation de l’opinion publique.
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fois exclusivement réservé à la politique. Aussi, les répercussions sur l’espace public de la protection des droits et libertés fondamentaux sont inévitables. On peut d’ailleurs avancer que ces répercussions sont nécessairement l’un des objectifs associés à la formalisation des droits fondamentaux puisqu’un impact symbolique est désiré de ces derniers, soit la transformation des mentalités pour nous amener vers une société plus tolérante et inclusive. Il est par conséquent normal que des groupes et individus investissent le juridique à des fins politiques. Cela dit, l’instrumentalisation de la liberté de religion à des fins politiques, c’est-à-dire l’invocation de la liberté de religion à des fins d’affirmation identitaire, comme toute instrumentalisation de droits fondamentaux, pose au moins cinq difficultés graves qui menacent le bon fonctionnement de l’espace politique. Premièrement, et il s’agit de la plus mineure des difficultés que nous identifierons, cette façon de procéder intervertit les rapports entre droit et politique. En clair, le droit, ou la norme juridique, a traditionnellement été vécu comme un mode de transcription et de pérennisation de la volonté des parties en présence. Sur le plan politique ces dernières négocient un cadre pour leurs rapports que le droit transcrit et protège. Par opposition, lorsque la liberté de religion est instrumentalisée à des fins politiques, c’est à travers le droit qu’est négocié ce cadre qui déterminera les rapports politiques entre les parties. En deuxième lieu, l’instrumentalisation de la liberté de religion à des fins politiques implique un changement d’interlocuteur. Au lieu de négociations entre acteurs sociaux, il y a détermination du droit par le juge. Le juge devient l’interlocuteur privilégié, par opposition au gouvernement ou à d’autres acteurs sociaux. Dans notre système de justice, le juge joue un rôle très encadré qui le place bien en retrait de la chose politique. Il est un interprète du droit qui doit trancher les litiges. Il ne peut donc jouer le rôle de facilitateur dans des négociations, et encore moins celui de partie à ces dernières. Il se substitue donc aux parties qui devraient convenir entre elles de leurs rapports. En troisième lieu, la formulation de revendications politiques en termes de droits fondamentaux implique une dynamique qui rend difficile la médiation d’intérêts opposés, particulièrement lorsque le
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conflit est judiciarisé42. En effet, les droits fondamentaux impliquent des idéaux formulés en termes d’absolus. Les droits ne devraient faire l’objet de compromis, les compromis en cette matière relevant de la compromission. Par conséquent, les parties qui invoquent un droit ont tendance à présenter ce dernier comme non négociable, ce qui mène à un certain absolutisme dans les revendications, mais aussi, ce qui est plus grave, à un plus fort ressentiment lorsque le demandeur perd devant les tribunaux ou à l’augmentation de son intransigeance lorsqu’il gagne. Cela alimente donc un cercle vicieux qui peut être particulièrement divisif socialement. En quatrième lieu, et nous arrivons ici aux conséquences les plus graves de l’instrumentalisation de la liberté de religion à des fins politiques, les solutions déterminées par les décisions judiciaires ont un caractère relativement permanent et immuable. En effet, les tribunaux n’acceptent de revoir une question qu’ils ont déjà tranchée qu’à la lumière de faits nouveaux importants. Lorsqu’elles redéfinissent les frontières de l’espace public, les décisions judiciaires déterminent par conséquent des solutions qui ne sont pas, en principe, susceptibles de révision, peu importe leur impact concret. Pour les groupes concernés et la situation visée, la décision judiciaire règle donc, en principe, un litige de manière définitive, ce qui fige nécessairement les rapports sociaux. Enfin, dans le système juridique canadien, la valeur de précédent d’une décision judiciaire est importante. Le précédent que constitue la décision rendue dans un contexte particulier est appelé à s’étendre aux autres situations qui lui sont assimilables. Par conséquent, une décision relative à une revendication identitaire particulière a vocation de s’étendre à d’autres situations assimilables. Le principe de cohérence que cela représente ne serait pas en soi dommageable, et c’est d’ailleurs une des transpositions du principe d’égalité, si ce n’était du fait que cela représente la démultiplication des difficultés détaillées ci-dessus. En somme, il nous apparaît que le processus judiciaire est mal adapté pour trancher dans les cas de revendications identitaire, malgré que ces dernières soient formulées dans le langage des droits fondamentaux. Et d’ailleurs, cette inadaptation vaut aussi bien pour les 42. Voir Sébastien Lebel-Grenier, The Charter and Legitimization of Judicial Activism, dans Judicial Power and Canadian Democracy, sous la direction de Paul Howe et Peter H. Russell, Montréal, McGill-Queens University Press, 2001.
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cas où les tribunaux accueillent ces revendications que dans les cas où ils les rejettent. L’outil judiciaire ne peut se saisir avec suffisamment de finesse des enjeux sous-jacents et ne saurait par conséquent pallier les insuffisances du système politique.
Conclusion La transformation des revendications religieuses en revendications identitaires pose un défi important à l’appareil de protection des droits fondamentaux et, de manière plus large, à l’appareil judiciaire et au droit. Le droit a démontré qu’il pouvait et peut toujours intervenir de manière assez compétente pour donner suite aux compromis politiques intervenus entre groupes religieux au sein des sociétés québécoise et canadienne ou encore afin de sanctionner ou de prévenir des attitudes abusives d’un État qui désirerait nuire à certaines religions ou pratiques religieuses. Il apparaît toutefois fort mal outillé pour traiter des revendications qui lui demandent de redéfinir des modalités de l’occupation de l’espace public par les religions. Il n’y a malheureusement pas de solutions miracle à ce défi. La redéfinition des droits fondamentaux au Canada au cours des cinquante dernières années semble mener inexorablement vers un plus grand enchevêtrement du politique et du juridique. Les tribunaux sont appelés à statuer sur des valeurs et à s’assurer que ces dernières soient retranscrites dans la société canadienne. Par ailleurs, cela découle des transformations majeures que connaissent nos sociétés, et à certains égards les préfigure. Ces dernières sont certes plus pluralistes et plus égalitaires, mais également plus individualistes et par conséquent constituées d’individus qui cherchent souvent une plus grande affirmation de leur identité. Cette dynamique est à la fois un fondement et une conséquence des transformations que connaît actuellement le droit. Outre une conscience générale de cette dynamique, des éléments doivent néanmoins être pris en considération afin d’en limiter les conséquences néfastes. Premièrement, il apparaît assez clairement que la Cour suprême du Canada a ouvert une boîte de Pandore lorsqu’elle a accepté de manière non qualifiée le principe d’une définition subjective de la religion aux fins de l’application des chartes des droits43. Bien que l’objectif puisse être louable, il importe de res43. Arrêt Amselem, op. cit., note 16.
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serrer les critères de définition de la religion afin de limiter ce qui peut être considéré comme une invitation à des demandes abusives. Ensuite, et cela apparaît beaucoup plus complexe, il faudra que les tribunaux se permettent de discriminer entre les revendications politiques et celles qui sont proprement religieuses, par une meilleure définition des critères applicables à la liberté de religion. Bien entendu, en la matière, il n’existe pas de frontières claires, ce qui est proprement religieux pour l’un relevant de l’affirmation identitaire pour l’autre. Une piste méritant toutefois d’être explorée est celle de l’adoption d’une attitude de retenue judiciaire à l’égard des demandes qui impliquent la revendication d’une plus grande occupation de l’espace public. À tout le moins, le principe de neutralité de l’État quant à la religion devrait intervenir plus explicitement dans le processus adjudicatif dans ce type de contexte. En guise de conclusion, j’aimerais souligner que malgré les difficultés soulevées ci-dessus, le débat demeure relativement serein au Québec et au Canada et que nous ne faisons pas face à un envahissement de l’espace public par des religions, qu’elles soient majoritaires ou minoritaires. Nous ne vivons qu’un épisode parmi d’autres du processus continu de définition du vivre-ensemble, c’est-à-dire du processus de détermination des valeurs fondamentales qui nous unissent comme société et de la place qui revient à chacun au sein de celle-ci. Dans ce contexte, il apparaît néanmoins essentiel de nous interroger sur le rôle du droit au sein de ce processus.
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La gestion de l’hétérogénéité normative par le droit étatique Anne Saris
Introduction Le confrontation du droit étatique aux autres phénomènes normatifs c’est-à-dire, pour notre propos, des phénomènes ayant un impact sur la conduite des personnes de par leur impérativité et la définition de prescriptions de comportements1 ancrés dans une communauté, produit des rapports d’internomativité au sens large2.
1. Voir S. Gaudet, « La règle de droit au sens de l’article premier » (1990) 20 R.D.U.S. 447. « La notion de « Règle de droit » ne peut concerner, parmi toutes les normes possibles que les normes juridiques, c’est-à-dire les prescriptions de comportement qui procèderont du droit. 2. Les définitions de l’internormativité varient. Ainsi, selon André-Jean Arnaud et Maria José Farinas Dulce, « les phénomènes d’internormativité sont constitués par les rapports qui se nouent et se dénouent entre deux catégories, ordres ou systèmes de normes » (André-Jean Arnaud et Maria José Farinas Dulce, Introduction à l’analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 291). Alors que selon Jean Carbonnier, il s’agit là de « phénomènes de psychologie sociale, résultant de la pluralité des systèmes normatifs au sein d’une société » qui se déclinent de deux façons « les uns se » produisant « dans l’espace social », « les autres, projection des premiers », ayant « leur siège dans la conscience de chacun ». Voir Jean Carbonnier, « Essai sur les lois », Paris, Répertoire Du Notariat Defrénois, 2e éd, 1995, p. 291.
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En effet, dans le contexte de l’hétérogénéité normative qui c aractérise nos sociétés, plusieurs normativités peuvent prétendre à s’appliquer à un rapport de droit donné que nouent des personnes relevant respectivement d’ordres normatifs différents ou se rattachant à plusieurs d’entre eux à la fois. En outre, ces normativités peuvent avoir une ou plusieurs dimensions : éthique (norme intérieure, tirant sa source du for intérieur de l’individu), communautaire (produit d’une communauté culturelle religieuse) et institutionnelle (une norme propre aux institutions de l’ordre normatif religieux). Cette dimension plurielle des normativités religieuses nous conduit à adopter, dans le cadre de cet essai, la définition par Gad Barzilai de la religion soit un « ensemble de lignes directrices épistémologiques sur la façon de voir le monde et un système de pratiques culturelles trouvant leur source dans des croyances en des forces sacrées transcendantales3 ». La gestion de cette situation d’hétérogénéité normative et la définition de la géométrie variable de l’internormativité reposent à la fois sur les individus et sur les ordres normatifs. En effet, même si chaque ordonnancement juridique peut prétendre former un système autonome, seul maître de sa validité interne, à savoir des règles posant la validité de ses normes4, il pourra difficilement refuser d’entretenir d’une manière ou d’une autre (explicite ou implicite) certains rapports avec les autres ordres normatifs présents5. Faire autrement, serait courir le risque d’entraîner des dénis de justice ou encore d’affaiblir l’efficacité ou le bon fonctionnement de son propre droit6. C’est en fait le souci de légitimité, notion poreuse proche de celle du sentiment de justice7, qui explique alors, selon nous, l’ouver3. Notre traduction de : « A set of epistemological guidance to view the world and as a system of cultural practices driven by beliefs in transcendental sacred forces. » Gad Barzilai, « Legal categorizations and Religion, On politics of Modernity, Practices, Faith, and Power », p. 3. disponible sur Internet http ://faculty.washington.edu/gbarzil/pubs/18_ Legal %20Categorizations %20and %20Religion_prepub.pdf. et publié dans Austin Sarat, (éd.), The Blackwell Companion to Law and Society, Malden, Mass., Oxford, Blackwell Publishing, 2004. 4. Voir Riccardo Guastini, « Invalidity » (1994) 7 Ratio juris 212. Voir aussi, Ross Hart, The concept of law, Clarendon, Oxford, 1961. 5. François Rigaux, « La notion de fait en science juridique », (1988) 48 Annales de Droit de Louvain 5. 6. Voir sur ce point, Jean Déprez, « Pratique juridique et pratique sociale dans la genèse et le fonctionnement de la norme juridique », (1997) 3 Rev. de la recherche juridique 799, p. 801 et 826 7. Le sentiment de justice comporte, selon A.T. Von Mehren, trois éléments : le principe d’égalité de traitement dans des situations similaires (cela suppose à la fois l’égalité des lois internes et étrangères et l’égalité des institutions qu’elles contiennent), le principe de
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ture des ordres normatifs. En effet, être confronté à la présence d’incohérences dans un système normatif non étatique, suscitées par le fait, par exemple, de devoir se mettre en porte-à-faux avec les normes d’une autre communauté (voir le cas du célébrant religieux qui serait tenu par le droit étatique d’unir deux personnes homosexuelles alors que les règles de sa religion prohiberaient une telle union8) ou être victime d’une situation boiteuse9 peuvent être vécus par le sujet de droit comme constitutifs d’une injustice et alors venir remettre en cause la légitimité du système juridique étatique10. Entre ces normes, propres aux individus, et celles propres aux ordres normatifs existe un entre-deux, un régime où se mêlent le for de l’individu11, l’ordre juridique étatique (par l’entremise notamment de l’autonomie de la volonté comme source de droit), et les normes communautaires ou institutionnelles propres aux ordres prévisibilité des conséquences légales des actes, et le principe de promotion des valeurs de la communauté. À cette fin, il est essentiel que l’unité légale coïncide avec l’unité socio économique, p. 27-28. En supposant que les valeurs d’une communauté ne soient que socioéconomiques ; elles pourraient en effet être aussi éthiques. A.T. Von Mehren, « Choice of law and the problem of justice » (1977) 41 Law and Contemp. Probs, 27. 8. Voir à cet effet, l’article 367 C.c.Q. « Aucun ministre du culte ne peut être contraint à célébrer un mariage contre lequel il existe quelque empêchement selon sa religion et la discipline de la société religieuse à laquelle il appartient. » Il est intéressant de noter l’usage de la conjonction de coordination « et », qui indique que la normativité éthique de la personne ainsi que la normativité institutionnelle sont prises en considération ici. Pour un autre exemple, voir le cas du gynécologue catholique confronté à la question de l’interruption volontaire de grossesse et qui est alors pris en porte-à-faux entre les obligations contenues dans son contrat de travail et celles de son ordre normatif religieux. 9. En droit international privé, elle consiste dans le fait qu’une institution connue et reconnue par le droit d’un État ne l’est pas dans un autre. Très souvent, la situation boiteuse est révélatrice d’un fossé entre les cultures. Voir à ce propos, Hélène Gaudemet-Tallon, « La désunion du couple en droit international privé » (1991) 226 Rec. cours acad. dr. internat. 9, à la p. 201. Dans le cadre du rapport entre l’ordre juridique étatique et l’ordre normatif religieux, le fait que le divorce civil ne soit pas reconnu dans l’ordre normatif religieux (par exemple certaines écoles d’interprétation du droit religieux musulman et du droit judaïque refusent une telle reconnaissance au divorce civil) fait en sorte que les femmes doivent obtenir le divorce religieux pour se remarier. À défaut de quoi, elles seront considérées comme divorcées d’un côté, toujours mariées de l’autre. 10. Voir Jürgen Habermas, Communication and the Evolution of Society, trans. T. McCarthy, Polity Press, Cambridge, 1984, p. 178. « Legitimacy means a political order’s worthiness to be recognized ». 11. La notion de for a été utilisée par Dominique Laszlo-Fenouillet, La conscience, Paris, Librairie générale de droit et jurisprudence, 1993. La notion de conscience renvoie à un espace, le for intérieur, dans lequel le sujet pose des jugements de valeurs. Si la volonté ou plutôt le libre arbitre reste présent dans le processus du « choix en conscience », la raison ne saurait en être le seul outil, la seule interface avec le réel. En effet, « choisir en conscience » équivaut à poser des actes (opérer des choix) selon des valeurs, des idéaux vers lesquels tendre, dans le domaine de la morale.
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ormatifs religieux. L’individu devient ainsi un passeur des normes de n sa ou de ses communautés de référence qui font sens en réseau et non pas dans une logique de hiérarchie. Le tout met en œuvre la complexité normative à l’intérieur de chaque ordre normatif mobilisé12. L’intérêt de ces normes métissées (au sens large) est qu’en termes de validité, puisqu’elles appartiennent partiellement à plusieurs ordres juridiques, a priori, elles pourraient avoir leurs effets parmi eux. Pourtant, la présence dans l’élaboration de ce régime de droit commun consensuel d’un rapport de force inégal entre les ordres normatifs peut expliquer un résultat inverse13. En effet, il peut résulter de ce rapport de force inégalitaire l’imposition par l’État et ses acteurs d’une dénaturation des normes des autres ordres normatifs14. La théorie positiviste du droit15 illustre bien la mise en œuvre de ce rapport de force inégalitaire. En effet, cette théorie part bien sou12. Voir Roderick A. MacDonald, « Les vieilles gardes. Hypothèses sur l’émergence des normes, l’internormativité et le désordre à travers une typologie des institutions norma tives », dans Jean-Guy Belley, dir., Le droit soluble, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence (coll. Droit et société), 1996, p. 233 à la p. 258. L’auteur y appelle à un élargissement du cadre intellectuel du pluralisme juridique pour aller vers l’hétérogénéité et écrit « le pluralisme ne doit pas se limiter à la constatation de plusieurs ordres normatifs dans un même espace social, mais doit révéler également la complexité normative à l’intérieur de chacun des divers ordres normatifs ». 13. Pour une illustration de ce rapport de force inégalitaire dans un autre domaine de l’élaboration d’un droit commun entre deux ordres normatifs (le droit étatique et les droits autochtones), voir la question des droits ancestraux. Jeremy Webber, « Relations of force and relations of justice : the emergence of normative community between colonists and aboriginal peoples » (1995) 33 Osgoode Law Journal 623, ou sa version française : Jeremy Webber, « Rapports de force, rapports de justice : la génèse d’une communauté normative entre colonisateurs et colonisés », dans Jean-Guy Belley, dir., Le droit soluble, 113. 14. Voir G. Teubner, « Altera pars audiatur : le droit dans la collision des discours » (1997) 35 Dr. et soc, 99, p. 114. « En raison de la clôture opérationnelle, les opérations juridiques cessent par définition de pouvoir atteindre le domaine du non juridique. Il ne reste alors plus qu’à reconstruire l’environnement du droit de manière interne, par des opérations autoréférentielles. Cette reconstruction interne du monde extérieur n’est cependant jamais identique à ce qui s’y déroule. Par exemple, les arguments moraux perdent leur référence au critère d’universalité et au cadre moral lorsqu’ils sont reconstruits par le droit. » (p. 114). 15. À ce propos, Noberto Bobbio distingue trois aspects du positivisme juridique qui se seraient présentés historiquement à savoir : 1) un mode d’approche de l’étude du droit, 2) une théorie/conception du droit et 3) une idéologie. Ces trois éléments sont distincts l’un de l’autres. D’après lui, « le juriste, qui se qualifie positiviste, ne nie pas en général qu’il existe un droit idéal, naturel ou rationnel ; il nie simplement qu’il s’agisse d’un droit à la même mesure que le droit positif, droit défini ainsi « droit en vigueur dans une société déterminée, [à savoir l’] ensemble de règles fixées selon des procédures établies, qui sont habituellement suivies par les citoyens et appliquées par le juge », p. 26. Noberto Bobbio estime que la théorie du droit positif pose la méthode suivante du travail du juge « 1) toute décision judiciaire présuppose toujours une règle préexistante, 2) Cette règle
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vent du postulat de la vocation totalitaire et totalisante, voire exclusive16 de son droit à laquelle prétend l’État, en vertu de sa souveraineté17. Ce postulat suppose que c’est l’État qui pose unilatéralement les conditions auxquelles l’existence, le contenu ou l’efficacité des normes d’un ordre normatif autre que celui de l’État, seront prises en compte18 (monisme juridique). Parmi, ces conditions figurent, notamment, les principes, postulats normatifs et valeurs, dont celles, toutes culturelles, définissant « la vie bonne19 ». La qualité de totalisant de son droit, varie, quant à elle, selon les États et s’illustre par la part plus ou moins grande laissée au non-droit20, à savoir un espace
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préexistante est toujours posée par l’État, 3) l’ensemble des règles posées par l’État constitue une unité », p. 26-27. Noberto Bobbio, Essais de théorie du droit, traduit par Michel Guéret avec la collaboration de Christophe Agostini, Paris, Bruylant, Librairie générale de droit et jurisprudence, (coll. La pensée Juridique), 1998. Voir notamment Roberto Ago. Selon cet auteur, l’ordre juridique est exclusif dans le sens qu’il exclut le caractère juridique de ce qui ne rentre pas en lui-même. Ceci entraîne le fait qu’en droit international privé, la loi étrangère n’a aucun caractère juridique au regard du système du for. Elle est un fait pour le juge statuant au nom de la loi locale, mais elle est du droit pour les juges de l’État qui l’a édictée, personne n’en doute, la réalité de l’ordre juridique étranger doit être reconnue ; Ago propose alors de distinguer entre les éléments rationnels du droit étranger (qui peuvent être reconnus) et l’élément volontaire (imperium ; loi étrangère est du fait). R. Ago, (1936) IV Rec. des cours, Académie de droit international la Haye, p. 302. Certains parlent même de sa vocation totalitaire. Voir Jacques Vanderlinden, « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique » (1993) 2 Rev. de la recherche juridique 573. Il estime que le droit est un système totalitaire en ce sens qu’il organise tous les éléments qui l’entourent en référence à lui-même. Voir ici la notion de relevance de Santi Romano, p.106, au paragr. 34, « Ramassant notre pensée en une formule brève, nous dirons que pour qu’il y ait relevance juridique, il faut que l’existence, le contenu ou l’efficacité d’un ordre soit conforme aux conditions mises par un autre ordre : cet ordre ne vaut pour cet ordre juridique qu’à un titre défini par ce dernier ». Santi Romano, L’ordre juridique, Paris, Dalloz, réédition présentée par Pierre Mayer, 2002. Dans cet essai nous utiliserons le terme de pertinent pour référer à cette idée de relevance. Benjamin Berger, « The Cultural Limits of Legal Tolerance » (2008) Canadian Journal of Law and Jurisprudence. Cela est confirmé par P. Bosset et P. Eid, « L’approche suggérée ici exigerait des magistrats que, au lieu de refouler les normes religieuses à la porte des tribunaux au nom de la laïcité – un argument peu convaincant, au demeurant, en droit canadien –, ils s’assurent plutôt que lesdites normes soient conformes aux principes qui soustendent les cadres législatif et constitutionnel ». P. Bosset et P. Eid, « droit et religion : de l’accommodement raisonnable à un dialogue internormatif, Actes de la XIIe Conférence des juristes de l’État, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2006, p. 63-95 ; texte aussi disponible sur http ://www.cdpdj.qc.ca/fr/publications/docs/droit_religion_dialogue_internormatif. pdf, p. 20. Le non-droit pour Jean Carbonnier est le droit qui n’a pas sa place dans le système juridique. Il déduit cette définition de celle de non-sujet de droit. En effet, selon lui « le nonsujet de droit n’est pas un sujet de non-droit, il a sa place dans le système juridique ». Jean Carbonnier, « sur les traces du non-sujet de droit » Jean Carbonnier, « Sur les traces du non-sujet de droit », (1989) 34 Archives de Philosophie du Droit 197.
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duquel se retire le droit étatique. Notons ici que la promotion des valeurs sous-jacentes à la vie bonne telle qu’elle est définie par l’État, ainsi que le libéralisme politique sous-jacent, justifieront des incursions dans ce non-droit. L’affaire Marcovitz en est un bel exemple au Canada21. Le droit de l’État, se veut donc dans la théorie positiviste, être un « espace clos, enserré dans des limites précises qu’énoncent, par exemple, les principes de validité et de légitimité22 ». En effet, d’une certaine manière, « l’ordre juridique [étatique] est nécessairement exclusif au sens où il exclut le caractère juridique de tout ce qu’il ne réintègre pas en lui-même23 ». Nous sommes ici dans le cadre de l’autopoïèse24 qui permet à l’ordre normatif étatique de conserver sa cohérence et, par là-même, une certaine sécurité et permanence juridique25. L’ouverture aux normativités étrangères présupposera alors l’élaboration d’un langage commun à partir des outils du droit étatique, en l’occurrence les règles de droit, dont la texture poreuse, permettra l’ouverture de leurs présupposés26 à la prise en considération desdites normativités, normes formelles ou normes implicites telles que les principes. La dynamique de cette ouverture met l’accent sur
21. Bruker c. Marcovitz 2007 CSC 54. Voir nos développements dans la section II sur ce point. 22. A-J. Arnaud et M. J. Farinas Dulce, supra note 2, p. 167. Il est à noter en effet que le droit autochtone n’est reçu qu’une fois perçu par l’instrument du droit étatique. Peu importe sa source, c’est son mode d’effectuation (i.e. de rendre effectif) dans l’ordre juridique étatique qui nous intéresse et ce dernier passe le plus souvent par des règles étatiques qui en valide ainsi l’entrée. 23. R. Ago, supra note 16, p. 302. Il s’agit là d’une conception constructiviste du droit des conflits. Poursuivant sur cette idée, Günter Teubner, « Altera pars audiatur : le droit dans la collision des discours » (1997) 35 Dr. et Soc. 99, dresse le parallèle entre la juridiction nationale qui n’applique pas authentiquement le droit étranger en droit international privé et le discours juridique qui utilisant des arguments non juridiques n’agit pas pour autant de manière authentiquement morale, éthique, scientifique ou politique. « Dans les deux cas, s’opère une reconstruction radicale du matériau sémantique étranger. Dans les cas présentant un élément d’extranéité, le droit national des conflits construit depuis la perspective du for propre un mélange de règles nationales et étrangères, c’est-à-dire un corps hybride de type national, se distinguant significativement du corps de règles qu’appliquerait la juridiction étrangère. » 24. Ibid. 25. Voir A.T. Von Mehren, supra note 7. 26. Toute règle de droit comporte les deux éléments suivants : une hypothèse (partie encore appelée présupposition qui décrit le type de situation à laquelle la règle s’applique) et un effet juridique (encore appelé le dispositif, cette partie de la règle énumère les conséquences attachées à l’hypothèse).
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une tradition discursive27, fondée sur une épistémologie constructiviste28 qui permet de repousser les limites d’une analyse purement systémique29. En résulte, un droit commun consensuel informel30, un droit avant tout processuel, bref un droit non essentialiste31. Pour appréhender ces différents points nous procéderons en deux étapes, après avoir présenté les différentes configurations de la gestion de l’hétérogénéité normative possibles dans le cadre du droit étatique en insistant sur la place prééminente au Canada de l’autonomie de l’individu dans l’une de ces configurations (I), nous nous pencherons sur les modalités propres au système de droit canadien en décrivant, d’une part, le type de relations que le droit positif peut entretenir avec d’autres normativités, et les méthodes et outils mobilisés à cet effet, d’autre part (II).
27. Plus que de simples normes, ce sont aussi des discours de cohésion, porteurs de structure de plausibilité et de validation qui s’entrechoquent ici, d’où la nécessité d’appréhender l’étude de la sphère normative par l’angle du discours. 28. Alors que, comme l’écrivent, si bien, André-Jean Arnaud et Maria José Farinas Dulce, l’épistémologie positiviste postule ontologiquement la dualité entre le sujet et l’objet, le réel et la réalité et entraîne l’application d’un certain nombre de principes tels la subsomption, l’exclusion, la dérogation et la non-contradiction, l’épistémologie constructiviste, elle, permet de mettre en lumière la multiplicité des rationalités. Existant en raison de la pluralité des ordres juridiques, cette multiplicité de rationalités, d’unités de référence, de structures de plausibilité et de validation, sera mobilisée tour à tour ou de façon enchevêtrée, par les individus ; chaque système, quant à lui, disposant de sa propre rationalité. Voir J.-L. Le Moigne, La théorie du système en général. Théorie de la modélisation, Paris, Presses universitaires de France, 4e éd., 1994 et La modélisation des systèmes complexes, Paris, Dunod, 1990, p. 22, puis aux p.153-154 tel qu’il est cité par A-J. Arnaud et M. J. Farinas Dulce, supra note 2, p. 173, note 64. 29. P. Bosset et P. Eid, supra note 19. « Les théories systémiques du droit sont par contre inadaptées pour bien saisir les mécanismes symboliques qui permettent de jeter des ponts internormatifs entre le droit étatique et les autres ordres normatifs de la société. Plus précisément, les théories systémiques tendent à réduire la norme juridique à une forme discursive vide, c’est-à-dire désubstantialisée et fondée sur une rationalité purement formelle. Or, la norme juridique n’est pas que cela. » Voir aussi sur ce point les notions de surdétermination de la norme par G. Timsit et la possibilité pour le juge dans certain cas de codéterminer la norme juridique. 30. Nous nous sommes inspirée entres autres des modèles normatifs différents tels que définis selon le caractère formel ou informel, explicite ou inférentiel de la règle par Roderick A. Macdonald. Voir R.A. Macdonald, « Pour la reconnaissance d’une normativité juridique implicite et « inférentielle » (1986) 18 Sociologie et Sociétés 47 à la p. 53. Selon lui, il existe ainsi les normes formulées et explicites (lois et règlements), les normes formulées et implicites (coutumes et usages), les normes inférentielles et explicites (décisions judiciaires) et les normes inférentielles et implicites (concepts flous du droit mais aussi « présupposés tacites qui servent d’assises aux communautés et aux sous-groupes sociaux. » 31. Voir, Brian Z. Tamahana, « A non-essentialist version of legal pluralism » (2000) 27 J.L. & Soc’y 296.
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I.
Section 1 • La religion en quête de reconnaissance : un défi pour l’État
Quelle gestion étatique de l’hétérogénéité normative ? Quel type de pluralisme ?
La gestion de l’hétérogénéité normative par le droit étatique prend différentes formes en fonction du statut de l’ordre ou des ordres normatifs religieux qui sera reconnu par le droit étatique, de la définition des points d’articulation entre les normativités et de leur nature. En effet, au fondement de l’ouverture des droits étatiques aux normativités religieuses est le principe de l’ « égale dignité de principe des titres à application des droits intéressés », c’est-à-dire la reconnaissance par le droit de l’État en question de l’aptitude du droit étranger, en l’occurrence de l’ordre normatif religieux, de réaliser la justice au même titre que son propre droit32. Or, cette égale dignité des titres à s’appliquer des droits religieux intéressés, n’est pas acceptée pour tous les ordres normatifs. Dans le cadre des ordres juridiques étatiques, un certain nombre de conditions pourront être posées démontrant un rapport de force inégal. Deux modalités de compénétration des ordres normatifs étatiques et religieux sont alors possibles. D’une part, l’ordre juridique étatique peut reconnaître à l’ordre normatif religieux la possibilité de réaliser la justice, sa capacité d’engendrement des normes et de leur application étant alors clairement reconnue. Selon nous, cela donne lieu à un pluralisme institutionnalisé, que l’on pourrait encore dénommer pluralisme structurel (A.1). D’autre part, l’ordre juridique étatique peut se refuser à reconnaître ce titre de l’ordre normatif religieux à réaliser la justice et préférer prendre en considération au compte-gouttes, de façon ad hoc, certaines normativités provenant dudit ordre normatif, mettant en place un pluralisme fragmenté (A.2). Dans ce dernier cas de figure, la normativité peut être interprétée par l’individu, qui se fait alors passeur de normes par les soins de l’individu et dont le juge se fera l’écho (Pluralisme ad hoc subjectif) (B). Bien évidemment, le fait que les normativités étrangères puissent être définies par le juge par renvoi à l’interprétation qu’en donnent les institutions de leur ordre normatif existe aussi dans le cadre du 32. A. Kessmat Elgeddawy, relations entre système confessionnel et système laïque en droit international privé, thèse, Université de Paris, Faculté de droit et des sciences économiques, 1969, p. 29 § 26.
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pluralisme fragmenté. Ce processus de définition des normativités étant alors très similaire à celui opérant dans le cadre du pluralisme institutionnalisé, nous avons décidé de ne pas lui consacrer de développements. Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, pluralisme institutionnalisé (qui ne peut être qu’objectif), pluralisme ad hoc objectif (dans lequel ce sont les normes telles que définies par les institutions d’ordres normatifs religieux qui sont prises en considération) ou encore pluralisme ad hoc subjectif (les normes y sont définies par les individus), le résultat sera un régime33 issu du métissage34 entre les ordres normatifs en question. Précisons ici que l’objet de notre attention est le pluralisme normatif existant au sein de l’ordre juridique étatique. En tant que juriste et non anthropologue du droit, nous portons en effet un regard interne au droit étatique, axé sur sa méthodologie35.
33. Maurice Bertrand, Rapport pour le Corps commun d’inspection des nations unies, contribution à une réflexion sur la réforme des nations unies, Genève, 1985 (JIU/RÉP/85/9. Le Régime international est un « ensemble de principes implicites ou explicites, de normes, de règles et de procédures de prise de décisions considérés comme valables par les acteurs dans un domaine particulier de la scène internationale. 34. Voir en ce sens, Santi Romano, L’ordre juridique, supra note 18 au paragr. 29 p. 87-88 : « L’ordre de l’Église et celui de chaque État pour les matières ecclésiastiques sont deux ordres distincts et différents dont chacun a sa sphère, ses sources, son organisation et ses sanctions propres. Ils ne forment pas ensemble une unité véritable. C’est donc improprement qu’on parle d’un droit ecclésiastique résultant de ce que ces deux ordres juridiques concurrents entrent de quelque manière en composition l’un avec l’autre. Il y a plusieurs droits ecclésiastiques, celui de l’Église, celui des différents États. Entre l’un et les autres peuvent se présenter des coïncidences, comme d’ailleurs des antinomies. Chacun peut soutenir l’autre, le présupposer, le reconnaître, mais aussi le contredire, et l’ignorer. Cela n’a des conséquences sinon identiques, du moins analogues à celles qu’entraînent des relations semblables entre les ordres des différents États ou entre ceux-ci et l’ordre international. » 35. Sur les questions méthodologiques auxquelles peuvent se trouver confrontés les juristes qui ne sont ni sociologues ni anthropologues, ni philosophes ni politologues de formation et qui se sentent à l’étroit dans leur discipline et surtout dans la théorie positiviste du droit, voir P. Noreau, « Voyage épistémologique et conceptuel dans l’étude interdisciplinaire du droit », dans Pierre Noreau (dir.). Dans le regard de l’autre/In the Eye of the Beholder, Montréal, Les Éditions Thémis, 2007, 165.
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A. Le pluralisme objectif centré sur la compénétration36 d’ordres normatifs 1) Le pluralisme institutionnalisé/structurel Dans le cadre du pluralisme institutionnalisé, l’État reconnaît par principe l’existence de plusieurs centres d’édiction des normes, dont certains ordres normatifs religieux, et accepte l’application desdites normes en son sein. Cette application peut résulter de l’action des organes étatiques qui les appliqueront intégralement ou partiellement37, le point important ici étant que leur interprétation pourra s’alimenter auprès des autorités religieuses, et/ou de l’action des autorités de l’ordre normatif religieux dont les décisions se verront reconnaître des effets civils automatiquement, comme au Liban par exemple, ou à certaines conditions38. La reconnaissance des décisions des autorités religieuses est fondée sur la reconnaissance en leur faveur d’une compétence juridictionnelle d’attribution et non territoriale, leur compétence étant fondée sur des éléments personnels à savoir la confession des parties. Point de place ici au pluralisme subjectif. Non seulement les normes seront définies selon les autorités des ordres normatifs religieux mais, qui plus est, la personne sera soumise à ces normativités peut importe sa volonté. Ainsi, dans les systèmes de droit musulman, certaines « institutions juridiques portaient une empreinte religieuse si nette qu’on les a rattachées à la religion en leur assignant le même statut », statut qualifié de statut personnel39. « Ces institutions rattachées à la religion devenaient par cela même inapplicables aux non-musulmans, ceux-ci étant à cet égard autorisés, comme en matière de culte et de 36. Voir Henri Batiffol, « Réflexions sur la coordination des systèmes nationaux » (1967) 120 Rec. des Cours. Ac. La Haye 167, p. 182 n°15. 37. C’est le cas de certains pays confessionnels dans lesquels le droit familial produit d’une codification du droit religieux dans le droit étatique peut être invoqué devant les cours de justice étatique et y pourra y être interprété en se référant à certaines autorités religieuses. 38. Ainsi, dans des États multiconfessionnels comme le Liban, en matière de statut personnel, certaines autorités religieuses ont préservé leur autonomie dans l’État et leurs décisions sont reconnues de plano par ce dernier. Dans le système des concordats, une telle sphère d’autonomie avec une reconnaissance de plano ou avec exequatur existe aussi. 39. La notion de statut personnel est un terme juridique récent en arabe et a été défini notamment par un arrêt de la Cour de cassation égyptienne en 1934. Voir Jamal Nasir The Islamic law of personal status, The Hague, Kluwer, 1997, p. 34-35.
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foi, à observer leur systèmes confessionnels40. » En fait, rattacher ladite institution juridique à la religion équivalait à l’assimiler selon Hassan Boghdadi à la croyance qui « à raison de son caractère essentiellement personnel, ne saurait lier d’autres personnes que celles qui la professent41 ». Dans ces cas, c’est bien souvent au niveau de la constitution que cette compétence des ordres normatifs religieux est reconnue, en se fondant sur le droit des communautés de voir respecter la place de leur statut personnel et sur la garantie de la liberté de croyance. De plus, un lien est souvent clairement posé entre la compétence législative et la compétence juridictionnelle : les autorités religieuses étant compétentes pour les matières de statut personnel alors que42 les matières ne faisant pas partie du statut personnel sont du ressort des tribunaux civils, tribunaux de droit commun.43 L’exemple de l’État d’Israël illustre bien ces différents modes. Dans cet État, le principe du statu quo prévaut et explique la présence de tribunaux religieux en matière personnelle44. La loi religieuse s’applique de deux façons : par renvoi du système civil d’inspiration juive45 à la loi religieuse comme étant la loi du statut personnel, (il s’ensuit que toute juridiction civile a l’obligation d’appliquer ladite loi), ou par renvoi aux tribunaux religieux. C’est la loi de l’État qui régit ce renvoi de compétence, ce qui fait que, parfois, les juridictions religieuses ont compétence exclusive, parfois non. Qui plus est, une option de 40. Pierre Gannagé, « Observations sur les liens de la compétence législative et de la compétence judiciaire dans un système multiconfessionnel (à propos de l’évolution du droit libanais) », dans Mélanges dédiés à Jean Vincent, Dalloz, Paris, 1981, 93, p. 98. 41. Hassan Boghdadi, Origine et technique de la distinction des statuts personnel et réel en Egypte, étude de droit comparé, thèse Le Caire, 1937, p. 87 et 91 et suiv., cité par A. Kessmat Elgeddawy, supra note 32, p. 21. 42. A. Kessmat Elgeddawy, supra note 32, p. 27, § 24. 43. Ibid., p. 37, § 32. 44. Voir sur ce point, Brigitte Ullmo-Bliah, « Un État juif et démocratique » Gaz. Pal.1998. Doctr.6. 45. Jusqu’au 30 juillet 1980, la référence au droit juif par les tribunaux n’avait pas de fondement juridique puisque le droit israélien avait repris l’article 46 des Ordonnances royales prévoyant la suprématie de la jurisprudence britannique. Ce n’est en fait qu’à cette date, que la Knessett substitua ledit article par une loi dite « des fondements du droit » qui stipule qu’en cas de lacune juridique, le tribunal statuera « d’après les les principes de liberté, de justice, d’équité, et de paix de la tradition d’Israël ». La loi juive n’a en fait force de loi obligatoire que parce que la référence au droit juif résulte « de la loi positive votée par la Knesset », sans cela, précise Pléa Albeck, « la loi juive n’aurait aucune force de loi obligatoire en Israël au delà de ce qu’elle était dans le cadre du statu quo antérieur à la création de l’État ». Voir : Plea Albeck, « Introduction générale au droit israélien » Gaz. Pal.1998.518, p. 519. Voir aussi Res. A.G. 181 (II) Doc.off. AG NU (29 novembre 1947).
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juridiction est souvent laissée au demandeur qui pourra ainsi choisir la juridiction de son choix46 sauf en cas de compétence exclusive des tribunaux étatiques en certaines matières telles que les aliments47. Toujours dans le sens d’une primauté de l’ordre juridique étatique sur les autres ordres normatifs, l’on peut noter, dans certains cas, que les tribunaux religieux seront tenus d’appliquer certaines dispositions du droit civil dites d’application territoriale obligatoire. Ainsi, en matière de garde d’enfant « les juridictions religieuses ont l’obligation de respecter les injonctions du législateur selon lesquelles il faut rechercher l’intérêt de l’enfant même si cela a pour effet de soumettre l’enfant à un mode de vie non conforme aux prescriptions religieuses48 ». Une autre possibilité de pluralisme institutionnalisé, plus limitée cette fois-ci, est représentée par la passation de traités49, appelés concordats50 entre l’institution religieuse du Saint-Siège51 et les États. Ces traités peuvent avoir deux fonctions : soit ils répartissent les compétences entre les deux ordres normatifs étatique et religieux et ils s’assurent de leur coordination permettant alors la reconnaissance de plano (automatique52) ou conditionnelle des décisions de l’ordre normatif religieux dans l’ordre juridique étatique, soit ils créent des institutions mixtes (cas de l’Italie depuis 1984). De nos jours, le domaine d’application des concordats a été réduit à la question du lien matrimonial et de sa dissolution. Par le fait de passer de tels accords, les États reconnaissant le pouvoir législatif voire juridictionnel de l’ordre normatif religieux sur leur territoire. Plus précisément, la répartition des compétences varie de la sorte : soit l’accord reconnaît 46. Voir sur la question, Israël Gilat, « Peut-on parler de conflit de compétence entre les juridictions religieuse et civile en matière de statut personnel ? » Gaz. Pal.1998.Doctr.534, 29. 47. Plea Albeck, « Introduction générale au droit israélien » Gaz. Pal.1998.518, p. 519. 48. Israël Gilat, supra note 46, p. 30. 49. La qualification de traité des concordats peut sembler audacieuse pour certains si l’on prend en compte les débats doctrinaux sur de tels accords : contrat, cession de privilège. Toutefois les deux parties étant considérées comme, d’une part, un État et, d’autre part, une entité approchant un État, cette qualification nous semble justifiée. 50. Une relation par laquelle un ordre aura une influence sur le contenu d’ordres inférieurs, ces derniers pouvant être indépendants : l’État et l’Eglise dans un système concordataire. Voir Santi Romano, L’ordre juridique, § 39, p. 123. 51. La Cité du Vatican constitue un petit État souverain, l’appellation Saint-Siège concerne plus particulièrement l’entité juridique, internationalement reconnue, qui incarne le pouvoir spirituel du chef de l’Église catholique 52. En poussant un peu on peut dire que le phénomène de la reconnaissance de plano est un exemple d’application de ce système de coordination qui a pour but l’harmonie internationale des solutions. Ainsi, en matière de reconnaissance de plano, il y a aussi reconnaissance totale de l’application du système étranger à l’espèce et c’est la situation de droit qui en résulte qui est intégrée dans l’ordre du for.
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aux tribunaux ecclésiastiques une compétence exclusive pour prononcer l’annulation des mariages catholiques (c’est le cas de l’accord qui lie le Portugal au Saint-Siège53) et permet la reconnaissance de ces décisions de plano sans exequatur préalable54, soit il ne reconnaît aux tribunaux ecclésiastiques qu’une compétence concurrente et non exclusive avec les tribunaux civils (l’Espagne et l’Italie). Dans ces derniers cas, les décisions ecclésiastiques ne sont porteuses d’effets civils que si elles sont exequaturées ou plus précisément homologuées/approuvées55 (Espagne56), le contrôle en Italie semblant particulièrement poussé (compétence du juge ecclésiastique, respect des droits de la défense...57). De ce dernier régime mis en place
53. Miguel Teixeira De Sousa, « Le mariage religieux et son efficacité civile : le cas portugais » dans European Consortium for Church-State Research / Consortium européen pour l’étude des relations Églises-État Marriage and Religion in Europe – Les effets civils du mariage religieux en Europe, Actes du colloque, Augsburg, 28-29 novembre 1991, Dott. A. Giuffrè Editore, Milan, 1993, 61, p. 64. 54. Miguel Teixeira de Sousa, supra note 53, p. 64. 55. Au sens d’approbation emportant force exécutoire. Voir Ambroise Colin et Henri Capitant, Traité de droit civil, Paris, Dalloz, 1953, tome I, 685. Voir aussi : Anne-Françoise Zatara, L’homologation en droit privé, (2004) 1 R.R.J. 85, p. 86. 56. L’article 6 de l’accord sur les affaires juridiques signé le 3 janvier 1979 entre le Saint-Siège et le Royaume d’Espagne prévoit la reconnaissance des effets civils d’une décision de déclaration de nullité prononcée par les tribunaux de l’Église catholique : « Les conjoints, en vertu des dispositions du Droit canonique, pourront se présenter aux tribunaux ecclésiastiques en sollicitant une déclaration de nullité[…]. Sur sollicitation de n’importe laquelle des parties, lesdites résolutions ecclésiastiques auront une efficacité dans l’ordre civil, si elles sont déclarées conformes au droit de l’État par une résolution du tribunal civil compétent. » Cette compétence appartient, en vertu des dispositions du droit commun, aux tribunaux de la famille ou à ceux de première instance. Rafael Navarro-Valls, « Le mariage religieux et son efficacité civile dans le droit espagnol » dans Miguel Teixeira de Sousa, supra note 53, p. 45. Auparavant, en effet, dans le système du concordat de 1953 et de la loi de 1958, « la juridiction canonique était pratiquement insérée dans le système judiciaire espagnol, en constituant une juridiction spéciale […]. Les jugements de nullité rendus par les tribunaux ecclésiastiques étaient exécutés civilement sans aucun contrôle de la part de la juridiction civile. Il suffisait de la présentation du jugement canonique exécutif pour que l’on lui concède l’efficacité civile, en l’inscrivant automatiquement dans le Registre et en produisant tous les effets ». 57. Cette compétence de la Cour d’appel a été précisée par les accords de révision du concordat. Elle doit, lorsqu’elle est saisie d’une requête tendant à donner des effets civils à une décision des tribunaux de l’Église, se prononcer par une sentence. La Cour d’appel ne peut pas réexaminer l’affaire au fond, mais elle est compétente pour contrôler : 1) la compétence de la juridiction canonique ; 2) le respect des droits de la défense ; 3) le respect de l’ordre public italien ; 4) le respect de la chose jugée par le juge italien ; 5) l’absence de cause pendante devant le juge italien pour le même objet, entre les mêmes parties. Voir Enrico Vitali, « Le mariage religieux et son efficacité civile dans le système juridique italien », dans Les effets civils du mariage religieux en Europe, Milan, éd. Giuffré, 1993, 91, p. 103-104.
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en 1984,58 Raffaele Botta déduit une évolution radicale des relations Église–État qui n’apparaissent plus comme en opposition revendiquant des sphères de compétence exclusives, mais comme les parties d’un rapport complexe dans lequel elles collaborent afin de « satisfaire les besoins du citoyen qui ont trait au sentiment religieux, reconnu comme l’une des valeurs premières de l’expérience individuelle59 ». Un tel pluralisme institutionnalisé est impossible dans les États qui prônent une séparation nette entre l’Église et l’État, le fait pour un juge d’appliquer directement une loi religieuse y entraînant la cassation de sa décision. La cause américaine Werner en est une bonne illustration. Dans cette affaire, Mme Werner demandait une pension alimentaire pour son enfant adopté, à son mari. Celui-ci lui opposait le fait qu’il n’avait pas accepté ladite adoption et ne pouvait être considéré comme le père de l’enfant. Or, les juges de première instance, pour imposer l’obligation alimentaire, avaient recouru à titre subsidiaire au droit juif qui régissait leur relation en raison de leur contrat de mariage juif, un droit qui allait dans le sens de l’obligation de soutien alimentaire60. Cette motivation fut renversée par la Cour d’appel de New York en 1970 qui posa que « Although the trial court correctly held the plaintiff liable for the child’s support, its reliance upon Jewish law as an alternative ground of decision was erroneous. The court looked to Jewish law only when it assumed, arguendo, that the plaintiff had never agreed to adopt the child […]. Its choice of such law was dictated by the fact that the parties were Jewish and had entered into a « ketuba », or Jewish marriage contract. However, New York cannot apply one law to its Jewish residents and another law to all others. If our law does not require a husband to support a child whom he has never agreed to adopt, the court cannot refuse to apply such law because the tenets of the parties’ religion dictate otherwise 61. »
58. En Italie, l’accord de Villa Madama est venu remplacer en 1984 les accords de Latran signés en 1929. Cet accord entre la République italienne et le Saint-Siège, signé le 18 février 1984, a été ratifié par le parlement italien le 25 mars 1985. (1985) 24 I.L.M. 1589 ©The American Society of International Law. 59. Raffaele Botta, « Le droit religieux et son application par les juridictions civiles et religieuses : coexistence, interrelations, influences réciproques. Le cas italien. » dans Ernest Caparros et Louis-Léon Christians (dir.), La religion en droit comparé à l’aube du 21e siècle, XVe Congrès International de droit comparé, Bristol, 1998, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 190. 60. Supreme Court of New York, Special term, Kings County, 10 juin 1969. 61. N.Y. App. Div. LEXIS 4059 Supreme Court of New York, Appellate Division, Second Department, July 13, 1970, 15 N. Y. Law Forum 973.
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2) Le pluralisme fragmenté créateur d’un régime de droit commun consensuel, témoin de la porosité des normes de l’ordre juridique Ce type de pluralisme consiste en la prise en compte par l’ordre juridique étatique des normativités (normes, institutions et valeurs) des ordres normatifs religieux. Cette prise en compte révèle que les normativités religieuses sont pertinentes pour l’État, mais qu’il ne saurait reconnaitre aux ordres normatifs à leur origine, une légitimité à rendre justice, ce domaine étant de la compétence exclusive de l’État, dans les domaines qu’il s’est assigné. Ce pluralisme, du coup fragmenté, indique une volonté de l’État de conserver un monopole sur un droit qu’il veut « unifié » tout en prenant « plus ou moins » en considération la situation d’hétérogénéité normative existant sur son territoire. De ce fait, il s’agit d’un pluralisme qui se manifeste au cas par cas, de façon ad hoc. La prise en considération de la normativité religieuse dans ce cas, se fait essentiellement par l’entremise de l’internormativité au sens strict, c’est-à-dire l’emprunt par un ordre juridique du contenu normatif de la norme provenant d’un autre ordre normatif62. Ce phénomène témoigne de la porosité du système juridique étatique63 et de sa vocation à être complété au besoin par des normativités étrangères. Comme nous l’avons précisé précédemment, l’intérêt de la règle de droit internormative est que, en termes de validité, elle peut renvoyer à plusieurs ordres normatifs et a priori pourrait avoir des effets parmi tous ces derniers. Ce pluralisme fragmenté se décline essentiellement en deux grandes techniques : la technique du renvoi/réception et celle de la direc tive d’adaptation/interprétation (multiculturalisme par exemple). La technique de la réception de la normativité religieuse peut elle-même s’opérer de deux façons : elle peut être explicite à savoir que le droit étatique reçoit la norme ou l’institution religieuse en l’identifiant clairement ; ou implicite, la norme ou l’institution n’étant visée qu’indirectement. 62. Jean Carbonnier, « Internormativité » dans André-Jean Arnaud, Dictionnaire encyclopédique. Guy Rocher, « Les phénomènes d’internormativité : faits et obstacles » dans Jean-Guy Belley, Le droit soluble, contributions québécoises à l’étude d’internormativité, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1996, 25, p. 28. 63. François Ost, « Jupiter, Hercule, Hermès : trois modèles du juge », dans Pierre Bouretz (dir.), La force du droit, panorama des débats contemporains, Paris, éd. Esprit, 1991, 241, p. 262. Il présente le droit comme « liquide, interstitiel et informel ».
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La réception explicite d’une normativité religieuse est en général formelle c’est-à-dire que la norme est reçue avec son bagage de normativité (mais sans son impérativité pour éviter tout conflit de puissance)64. De fait, l’existence et la pertinence de l’ordre normatif religieux à titre de lieu d’engendrement de normes sont reconnues. En effet, l’existence d’un renvoi formel indique que l’ordre juridique étatique limite sa compétence. Qui plus est, la normativité religieuse garde son autonomie quant à son existence et à son évolution, étant une « source subsidiaire de droit » pour le droit étatique, et n’est pas figée, cristallisée par son incorporation dans ce dernier. Pour illustrer ce type de réception de la normativité religieuse par le droit, l’on peut faire mention de la technique de renvoi à des définitions provenant des ordres normatifs religieux65 comme l’illustre l’article 366 al. 2 C.c.Q. qui énonce que « [s]ont des célébrants compétents pour célébrer les mariages, […] les ministres du culte habilités à le faire par la société religieuse à laquelle ils appartiennent… » Dans ce cas, il est en effet évident que les règles d’habilitation des ministres du culte visées sont celles posées par des ordres normatifs religieux, règles qui pourraient évoluer si ces ordres venaient à les modifier. Dans le cadre de la réception implicite, les normativités étrangères sont implicitement contenues ou diluées dans le texte législatif. Cette modalité de réception couvre le cas où la normativité religieuse
64. Cette réception est à distinguer des emprunts de normes à des ordres normatifs religieux, tels que le fait de ne pas travailler certains jours par exemple, normes qui ne sont reçues que dans leur matière (d’où la qualification de réception matérielle), en l’occurrence sécularisées et détachées de leur ordre normatif d’origine. Pour un exemple de ce type d’emprunt, voir la réception de la normativité religieuse par l’entremise de l’article 127 de l’ancien Code civil québécois qui a vu s’affronter les tribunaux sur le fait de savoir s’il s’agissait d’une réception formelle, certaines Cours décidant alors de surseoir à statuer en faveur de la cour ecclésiastique, le fond et le for étant pour eux irréductiblement liés alors que d’autres opérèrent une réception matérielle. L’article en question précisait : « § 1 ; les autres empêchements, admis d’après les différentes croyances religieuses, comme résultant de la parenté ou de l’affinité et d’autres causes, restent soumis aux règles religieuses suivies jusqu’ici dans les diverses églises et sociétés religieuses ; § 2 ; il en est de même quant au droit de dispenser de ces empêchements, lequel appartiendra tel que ci-devant, à ceux qui en ont joui dans le passé. » 65. Ainsi, de nombreuses dispositions législatives renvoient aux normes canoniques que ce soit celles contenues dans la Loi sur les inhumations et les exhumations, L.R.Q., 1964, c-I-11 5.–(article 5 « Il appartient à l’autorité catholique romaine seule de désigner dans le cimetière la place où chaque personne de cette croyance doit être inhumée ; et, si cette personne ne peut être inhumée d’après les règles et les lois canoniques, selon les jugements de l’ordinaire, dans la terre consacrée par les prières liturgiques de cette religion, elle reçoit la sépulture dans un terrain réservé à cette fin et attenant au cimetière. »
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est intégrée dans le présupposé66 de la norme étatique. Cette réception sera façonnée par le juge qui, confronté à des situations d’hétérogénéité normative conduisant potentiellement à une internormativité67, sera amené à élaborer un droit commun consensuel68 à partir des normativités religieuses présentées par les parties et de son droit69. En ce sens le juge codéterminera la norme étatique70. Ce dialogue, selon nous, va au-delà de la norme formelle71, et touche plutôt un régime de normes inférentielles et tacites, les postulats normatifs72,
66. Voir Henri Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, Paris, Dalloz, 1991. 67. Jean Carbonnier, supra note 2, p 258. 68. Cette idée nous a été inspirée par Étienne Le Roy, 1993, « De la norme à la pratique du droit, construire le droit », Bulletin de Liaison du LAJP (Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris), juin, p. 64-67. « Il faut sortir de l’équation : droit égal loi, égal État. […] En insistant sur les valeurs et la symbolique comme sources du droit, le monopole étatique en matière d’élaboration de normes pourrait être remis en question. Le droit pourrait donc s’annoncer comme le résultat d’une négociation sociale. […] Ce qui est important aujourd’hui, c’est de multiplier les forums pour dégager des consensus, non de vouloir dégager à tout prix des normes juridiques abstraites et impersonnelles censées asseoir l’uniformité. Nous sommes interpellés par la construction d’un nouveau lien social entre cultures ; nous ne pouvons plus faire de la raison l’unique critère de l’homme créateur. Cela nous oblige à interpréter la modernité, qui ne pourra plus se déclarer moderne au sens de la « Philosophie des Lumières ». 69. Bien souvent lequel droit commun étatique sera adapté et le droit religieux morcelé. 70. Gérard Timsit a dégagé trois mécanismes d’accession de la norme à sa signification c’està-dire sa juridicité. Il s’agit de là de la pré-, de la co- et de la surdétermination, selon la part plus ou moins active que le juge joue dépendamment de la texture ouverte ou fermée de la norme. Il précise, par ailleurs, que dans la transdiction (dialogue), la norme sera préderminée par le législateur et codéterminée par le juge qui pourra avoir recours au code culture Gérard Timsit, Les figures du jugement, coll. Les voies du droit, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p 281. 71. Voir sur ce point P. Bosset et P. Eid, supra note 19. 72. Nous nous référons ici à la troisième dichotomie analysée par Masaji Chilba dans l’étude de la notion de culture juridique. Voir Masaji Chiba, « Ce qui est remis en question dans la culture juridique non occidentale », dans Wanda Capeller et Takanori Kitamura (dir.), Une introduction aux cultures non occidentales, autour de Masaji Chiba, Bruxelles, Bruylant, coll. « Bibliothèque de l’Académie européenne de théorie du droit », 1998, p. 235. Selon lui, la culture juridique d’une entité sociojuridique est en effet « l’ensemble des caractéristiques comparables dans la structure opérationnelle globale du droit, qui est composée de trois sous-structures « dichotomiques » distinctes sous la houlette du postulat d’identité ». Les trois dichotomies sont les combinaisons du « droit officiel » avec le « droit non officiel », du « droit indigène » avec le « droit transplanté » et des « règles juridiques » avec des « postulats juridiques ». Cette dichotomie entre règle de droit et postulat juridique permet de classer les précédentes selon leur mode d’expression : expression formelle en forme de règle juridiques, ou postulats juridiques à savoir « du point de vue du fondement des valeurs et des idéaux. » (p. 264). Ces postulats selon nous peuvent être exprimés dans l’ordre normatif en cause au moyen de principes.
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de processus, de croyances et de compréhensions partagées73. L’on peut ici retrouver les repères éthiques, balises de l’ajustement concerté, mentionnés par les commissaires Bouchard et Taylor dans leur rapport74. Il s’agit là d’un phénomène qu’a étudié Boenventura de Sousa Santos qui constatait l’existence d’« une conception de différents espaces superposés, combinés et mélangés dans nos esprits et dans nos actions ». En effet, d’après lui, « nous vivons un temps de légalité poreuse ou de porosité juridique, où de multiples réseaux d’ordres juridiques nous forcent constamment à des transitions ou à des empiétements. Notre vie juridique se caractérise par le croisement de différents ordres juridiques, c’est-à-dire l’inter-légalité75 ». Il qualifiait plus précisément ces régimes, dans lesquels les frontières entre ordres normatifs sont poreuses, de régimes hybrides76.
B. Le pluralisme fragmenté subjectif centré sur l’individu Nous le mentionnions précédemment, un élément clef de ce dialogue internormatif77 dont le juge est un acteur important, est le
73. Boaventura de Sousa Santos, « The Heterogeneous State and Legal Pluralism in Mozambique », (2006) 40 Law and Society Review, 39, http ://www.ces.uc.pt/bss/documentos/ Heterogeneous_State_and_Legal_Pluralism.pdf, fait spécialement référence à un code éthique du pouvoir moderne qui serait fondé sur la distinction privé/public et sur la primauté des intérêts communs sur les intérêts sectoriels (p. 61). Voir aussi Roderick A. Macdonald qui fait référence aux concepts flous du droit mais aussi aux « présupposés tacites qui servent d’assises aux communautés et aux sous-groupes sociaux. », supra note 30, p. 53. Voir encore Peter M. Haas, « Introduction : Epistemic Communities and international policy coordination » (1992) 46 International Organization 1. Dans le domaine des relations internationales, il évoque ces concepts en ce qui concerne la création de communautés épistémiques dans le cadre de régime. Il parle notamment de « shared belief or faith in the verity and the applicability of particular forms of knowledge or specific truths ». (p. 3). 74. G. Bouchard et C. Taylor, Fonder l’avenir Le temps de la conciliation, p. 67, rapport abrégé en ligne http ://www.accommodements.qc.ca/documentation/rapports/rapport-finalabrege-fr.pdf. Ils citent parmi ces repères « l’ouverture à l’autre, la réciprocité, le respect mutuel, la capacité d’écoute, la bonne foi, la capacité à faire des compromis, la volonté de s’en remettre à la discussion pour dénouer les impasses ». 75. Boaventura de Sousa Santos, Towards a New Legal Common Sense, London, Butterworths, 2002. 76. Boaventura de Sousa Santos, supra note 73, p. 46 où il écrit « The boundaries between the different legal orders become more porous and each one loses its « pure », « autonomous » identity and can only be defined in relation to the legal constellation of which it is a part. Out of this porosity and interpenetration evolve what I call legal hybrids, that is legal entities or phenomena that mix different and often contradictory legal orders or cultures, giving rise to new forms of legal meaning and action. 77. L’expression « dialogue internomatif » vient de P. Bosset et P. Eid, supra note 19.
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justiciable. C’est lui qui va invoquer de façon explicite ou implicite sa normativité religieuse face au juge. 1) Les fondements du pluralisme centré sur l’individu C’est en effet l’individu, de par sa conduite, qui introduit un élément de flexibilité dans le système juridique de l’État, « totalitaire78 », car il est à même de choisir entre les différentes normes qui lui sont soumises voire de les harmoniser les unes aux autres. De fait, selon Jacques Vanderlinden, le droit peut alors être conçu, comme le point de rencontre de multiples systèmes normatifs en compétition constante dont le « point d’articulation dans le monde […] ne peut se situer qu’au niveau de l’individu » ; ces personnes opérant un certain « magasinage de droit79 », magasinage qui renvoie à la fois à la notion de forum shopping et à celle de « bricolage » entre les normativités80. Cette activité est acceptée en droit étatique au nom de la nécessité de prendre en considération le sentiment d’identité du sujet de droit dans un souci d’assurer le plein épanouissement de l’individu dans ses multiples identités ou plutôt, selon nous, dans le respect de son sentiment d’identité81. Cette notion dynamique renvoie au 78. Voir dans ce sens Christian Atias qui estime que le droit ne peut être de nature pluraliste, car il ne peut poser la règle de droit autrement que moyennant un jugement de valeur préalable sur les comportements à régir. Christian Atias, « Eléments pour une mythologie juridique de notre temps – le mythe du pluralisme civil en législation » (1982) 2 Rev. de la recherche juridique 244, p. 248. 79. Jacques Vanderlinden, « Dialogue d’un ingénu et d’un promeneur solitaire en guise de synthèse générale d’un colloque de théorie générale du droit », dans A. Lajoie, R. A. Macdonald, R. Janda et G. Rocher, dir., Théories et émergence du droit : pluralisme, surdétermination et effectivité, Montréal-Bruxelles, éditions Thémis-Bruylant, 1998, p. 219-220. 80. G. Koubi, « Le concept de « bricolage religieux », un outil pour repenser le rapport entre règles juridiques et croyances religieuses » (2005) 1 Rev. de la recherche juridique 435. L’expression bricolage nous vient de Claude Levi-Strauss. Cet anthropologue appliquait ce concept à la pensée mythique, « La pensée mythique dispose d’un trésor d’images accumulées par l’observation du monde naturel : animaux, plantes avec leurs habitats, leurs caractères distinctifs, leurs emplois dans une culture déterminée. Elle combine ces éléments pour construire un sens, comme le bricoleur, confronté à une tâche, utilise les matériaux pour leur donner une autre signification, si je puis dire, que celle qu’ils tenaient de leur première destination. », Levi-Strauss, La pensée Sauvage, Paris, Plon, 1962, à la p.25 81. Nous avons choisi d’utiliser l’expression sentiment d’identité, plutôt qu’identité, voire multiples identités, convaincue par l’argumentaire en ce sens de Daniel Gutman qui, s’inspirant de Hume (qui déniait toute réalité à l’identité tout en reconnaissant l’existence du sentiment d’identité) et de Paul Ricœur (qui avait proposé le concept d’identité narrative), expose notamment ses doutes ontologiques face au concept d’identité et lui préfère donc celui de sentiment d’identité qui rend au mieux selon lui la dynamique propre à la personne et à son entendement d’elle-même : avoir le sentiment de demeurer le même
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concept d’identité pratique selon Christine Korsgaard82. Or, comme cette philosophe le met en exergue, ces conceptions de soi, ce sentiment d’identité, entraînent la définition par l’individu d’un certain nombre d’obligations inviolables sous peine de perte d’intégrité. Elle écrit ainsi : « It is the conceptions of ourselves that are most important to us that give rise to unconditional obligations. For to violate them is to lose your integrity and so your identity, and to no longer be who you are. That is, it is to no longer be able to think of yourself under the description under which you value yourself and find your life to be worth living and your actions to be worth undertaking83. » Dans la détermination des paramètres du jeu du sentiment d’identité, il s’agit donc de s’intéresser au point de vue interne, et de mieux comprendre le phénomène de soumission des personnes à des règles, ce qui implique une intériorisation de la règle dans leur for intérieur, par ses destinataires qui adhèrent (croyance), ainsi, à son discours de légitimation tout en pouvant parfois le revi siter84. Dans certains cas, l’interprétation du précepte invoquée par l’individu sera considérablement différente de celle posée par les autorités présentes ou passées de l’ordre normatif religieux. Cette mise en avant de la personne « concrète » est bien éloignée de la personne « abstraite » propre aux pays de traditions civilistes européens et à la modernité. En effet, jusqu’à une époque récente, trouver son identité en Europe occidentale était l’aboutissement d’une libération, d’où la construction civiliste française du sujet de droit en personne abstraite85. Cette construction avait des origines politiques bien particulières. En effet, deux raisons ont principalement présidé à la vision du sujet de droit en tant que personne désin-
82.
83. 84. 85.
(i.e. avoir un sentiment d’identité) c’est tout à la fois être soi-même et se ressembler. Daniel Gutman, Le sentiment d’identité. Etude de droit des personnes et de la famille, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2000 à la p. 9. Christine Korsgaard, The Sources of Normativity, ed. Onara O’Neill, Cambridge University Press, Cambridge, 1996, p. 101 : « Practical identity is a complex matter and for the average person there will be a jumble of such conceptions. You are a human being, a woman or a man, an adherent of a certain religion, a member of an ethnic group, a member of a certain profession, someone’s lover or friend and so on. And all of these identities give rise to reasons and obligations. Your reasons express your identity, your nature ; your obligations spring from what that identity forbids ». Ibid., p. 102 (nos soulignés). Nicos Poulantzas, Nature des choses et droit. Essai sur la dialectique du fait et de la valeur, Paris, 1965, p. 256 et suiv. ; Csaba Varga, « Quelques questions méthodologiques de la formation des concepts en sciences juridiques », (1973) Archives de philosophie du droit 238. Christophe Grzegorczyk, « Le sujet de droit : trois hypostases » (1981) Archives de philosophie du droit 9, et Michel Virally, La pensée juridique, Paris, Libraire générale de droit et jurisprudence, 1960, p. 21.
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carnée : la peur des émotions de l’homme86 et l’idéal universel. Cette vision consiste à éluder les références aux appartenances biologiques, sociales, ethniques ou religieuses de l’individu et à apposer sur sa physionomie agitée et tumultueuse un masque immobile87. En effet, par le truchement de la personnalité juridique, l’individu bien réel se voit affublé d’un masque qui permet au juge de rationaliser et de figer la personne, bien humaine et volatile, qui se trouve derrière lui88. C’est à la suite du post-modernisme que cette manière de poser le sujet de droit a évolué, influencée en cela par la volonté du droit de mieux saisir l’individu et de lui permettre d’accéder au bien-être et au respect de sa dignité89. La dignité devenait ainsi le vecteur de la possibilité pour l’individu de se voir respecté dans sa singularité et au besoin de pouvoir affirmer une identité qui s’est construite à partir d’une culture partagée par un groupe. C’est donc ce mandat implicite donné par la loi au juge de favoriser l’épanouissement personnel du sujet de droit90 qui a permis à ce dernier, devant les prétentions des parties, de saisir la personne dans son épaisseur subjective afin de façonner le masque du sujet de droit à son image. L’on assiste donc à la reconnaissance, ancrée dans l’ère postmoderne, de l’individu dans la concrétude de ses « appartenances », passeur des normes de sa ou de ses communautés de référence, ainsi qu’à la négociation avec l’ordre juridique étatique d’un ordre
86. Voir sur ce point, R. Martin « Personne et sujet de droit » (1991) R.T.D. civ., p. 117. 87. Voir Maurice Hauriou, Leçon sur le mouvement social, Paris, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 1899, p.148-149. 88. Voir les développements de Jacques Ellul sur la persona dans son article « Sur l’artificialité du droit et le droit d’exception » (1982), Archives de philosophie du droit 21, p. 24. 89. Selon Charles Taylor, avec la politique de la différence, c’est l’identité unique de cet individu ce qui les distingue de tous les autres qui est reconnue. La dignité serait ainsi le vecteur de la possibilité pour l’individu de se voir respecté dans sa singularité et au besoin de pouvoir affirmer une identité qui s’est construite à partir d’une culture partagée par un groupe. Charles Taylor, « La politique de la reconnaissance » dans Multiculturalisme – différence et démocratie, Paris, Aubier 1994, p.57 et Charles Taylor, Pourquoi les nations doivent-elles se transformer en États ? Rapprocher les solitudes : écrits sur le fédéralisme et le nationalisme au Canada / Charles Taylor ; textes rassemblés et présentés par Guy Laforest, Sainte-Foy, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1992. Il y écrit : « Afin de découvrir en lui ce en quoi consiste son humanité, chaque homme a besoin d’un horizon de signification qui ne peut lui être fourni que par une forme quelconque d’allégeance, d’appartenance à un groupe, de tradition culturelle. » 90. Ainsi, le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec reprend la référence à « l’être humain » de l’article 1 du Code civil du Québec : « [c]onsidérant que tout être humain possède des droits et libertés intrinsèques, destinés à assurer sa protection et son épanouissement ».
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juridique métissé dans lequel se compénètrent les ordres juridiques étatique et religieux. Au Québec, cette reconnaissance de la part centrale du justi ciable en matière de compénétration des normativités religieuses et étatiques est évidente. En effet, non seulement la liberté de religion a-t-elle été codifiée dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec mais, qui plus est, cette liberté peut être qualifiée de droit subjectif puisque le préambule du Code civil précise que ses dispositions doivent se lire en harmonie avec celles de la Charte. Ainsi un individu peut-il opposer sa liberté de religion dans ses relations avec l’État mais aussi avec un particulier. 2) Un individu au centre d’un réseau de normes Du point de vue de la normativité religieuse, il est très important de noter que, dans le cadre de la liberté de religion, c’est l’autonomie de la volonté de l’individu qui est la source de l’impérativité de normativité religieuse. Cela permet ainsi de réconcilier le projet du libéralisme et la vision constitutionnelle de la liberté de religion91. De plus, ce sera l’interprétation du croyant de la normativité religieuse et plus particulièrement des contours de son caractère obligatoire qui sera reçue par les juges. Nous sommes donc dans le cadre d’un pluralisme subjectif fragmenté. C’est dans Syndicat Northcrest c. Amselem92, que la Cour suprême du Canada a clairement posé cette vision subjective de la liberté de religion. En effet, selon les juges « [l]a liberté de religion garantie par la Charte québécoise (et la Charte canadienne) s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, […] indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux93. » De plus, selon ces mêmes juges, « [c]omme l’examen ne porte pas sur la perception qu’ont les autres des obligations religieuses du demandeur, mais sur ce que ce dernier considère subjectivement comme étant ces « obligations » religieuses, il ne convient pas d’exiger qu’il produise 91. Sur la notion libérale de liberté de religion voir Gad Barzilai, supra note 3. 92. Syndicat northcrest c. Amselem, [1998] R.J.Q. 1892, R.D.I. 489 (C.S. Qué), J.E. 1527. 93. Voir R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284 § 20 : « Un tribunal n’est pas en mesure de mettre en question la validité d’une croyance religieuse, même si peu de gens partagent cette croyance. »
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des opinions d’expert ». En l’occurrence, pour apprécier le caractère non négligeable de l’atteinte à la liberté de religion par le règlement de copropriété qui interdisait toute décoration sur les balcons y compris en l’occurrence les souccah, les juges s’étaient demandé s’il était obligatoire que ces cabanes rituelles soient montées à cet endroit ou si le croyant juif pouvait respecter ses préceptes religieux en les édifiant à un autre endroit. À ce titre, des témoignages contradictoires d’autorités de l’ordre normatif judaïque avaient été entendus. Alors que les juges québécois firent prévaloir un « pluralisme objectif », appréhendant la norme religieuse par l’entremise de sa lecture par les autorités de son ordre normatif, la Cour suprême du Canada, à une courte majorité (5 voix contre 4), refusa de faire prévaloir un tel pluralisme. Sur le plan de l’interprétation des normes religieuses en question, elle choisit, ainsi, de faire prévaloir la version des croyants, leur reconnaissant ainsi une liberté de conscience dans leur religion et affirmant sa faveur pour la version subjective de la liberté de religion et par-là même du pluralisme. Cette lecture subjective de la liberté de religion a été critiquée. Pourtant, selon les commissaires Bouchard et Taylor, les avantages de cette conception subjective sont nombreux : a) la cour n’a pas à se transformer en tribunal religieux, à être l’arbitre de désaccords théologiques entre diverses traditions ou écoles ; b) la conception subjective évite le danger qui consisterait à accréditer l’opinion majoritaire au sein d’une communauté religieuse aux dépens des voix minoritaires qui seraient ainsi marginalisées ; c) la conception subjective reflète l’évolution en cours du rapport à la religion, lequel se traduit souvent, à notre époque, par une individualisation de la croyance (un nombre grandissant de croyants façonnent leur vision du monde en s’inspirant de diverses traditions religieuses, spirituelles et séculières) ; et d) la conception subjective permet de contourner le problème virtuellement insoluble qui consiste à essayer de définir ce qu’est ou ce que n’est pas une religion94. Il demeure, tout de même, une question : si l’individu est maître de l’impérativité de la normativité religieuse et de son interprétation, peut-il, pour autant, créer une norme religieuse qui n’aurait aucun rapport avec les normes de sa communauté religieuse d’appartenance ? Selon nous, ce n’est point le cas, et ce, en raison du fait que l’État 94. G. Bouchard et C. Taylor, Fonder l’avenir Le temps de la conciliation, p. 60, rapport abrégé en ligne http ://www.accommodements.qc.ca/documentation/rapports/rapport-finalabrege-fr.pdf
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limite les normativités religieuses invocables dans le cadre de la liberté de religion aux normativités pérennes, c’est-à-dire qui existent depuis une certaine période et de façon continue95, telles que celles concernant les jours fériés ou les interdits alimentaires, par exemple. Dans le dialogue menant à la création du droit commun consensuel, se trouvent donc les acteurs du droit étatique et ceux des normativités religieuses, le croyant et parfois les autorités religieuses, puisque, rappelons-le, si le croyant peut interpréter à sa guise une norme religieuse, il ne saurait pour autant en créer une de toute pièces. Rappelons enfin que le pluralisme subjectif ne peut avoir lieu que dans le cadre du pluralisme intégré, puisque, comme nous l’avons vu précédemment, le pluralisme institutionnalisé renvoie à une version objective, déterminée par les autorités religieuses des normativités religieuses.
II. Les modèles et méthodes de la compénétration entre les normativités étatiques et religieuses Dans le cadre du pluralisme fragmenté qui reçoit donc au c ompte-gouttes certaines normativités religieuses définies par les autorités religieuses (normativités institutionnelles et/ou communautaires religieuses) et/ou par l’individu (normativité éthique religieuse), différents modes de relations se mettent en place (A.1) mettant en œuvre divers processus de rencontre des normes (A.2). Parmi ces normes, figurent, rappelons-le, les normes de droit étatique dont la porosité, la texture ouverte, a parfois été le fruit de négociations avec les groupes religieux, d’autres étant tout simplement dans leur nature intrinsèque internormative (B. 1). Pour autant, la réception des normativités religieuses ne se fait pas toujours de façon aussi ciblée. Elle peut aussi avoir lieu, bien plus largement, par l’entremise de la qualification des faits religieux (normes, institutions ou valeurs) par le juge en faits juridiques. Cela peut se faire de façon explicite (qualification de la dot musulmane, la mahr, de donation 95. Voir notamment l’usage de l’adjectif « permanent » dans le cadre de la célébration du mariage par des religieux, l’article 366 al 2 C.c.Q : « l’existence, les rites et les cérémonies de leur confession aient un caractère permanent ». Implicitement cette idée de la permanence revient dans la description que les juges font des mouvements religieux. Voir Anne Saris, « La compénétration des ordres normatifs – Étude des rapports entre les ordres normatifs religieux et étatiques en France et au Québec, thèse de doctorat en droit soutenue avec succès à la Faculté de droit de l’Université de Mcgill en 2005.
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par exemple) ou de façon totalement implicite (homologation d’ententes négociées avec l’aide d’’autorités religieuses, mais sans mention exprès des normes religieuses). Nous choisissons ici de nous focaliser sur le travail du juge, car la nécessité pour ce dernier de motiver ses décisions et la portée symbolique de ses motifs nous semblent constituer une bonne porte d’entrée pour analyser le droit étatique. Il est en effet bien plus difficile de retracer les contours des raisonnements d’autres acteurs du droit tels que les gestionnaires de services publics, par exemple.
A. Les modèles de relations entre normativités religieuses et étatiques 1) Les modèles de relations dans le cadre du pluralisme fragmenté Confronté à l’hétérogénéité normative, le droit étatique peut recourir à différents modèles de relations avec les normativités religieuses. Le premier consiste en une relation de coexistence, consciente de l’existence de normativités religieuses mais estimées non pertinentes et donc reléguées au statut de non-droit96. Le second est une relation de complémentarité, produisant soit une règle uniformisée, soit une harmonisation des champs d’application des normes concurrentes (le processus de l’accommodement raisonnable en est un bon exemple), soit une coordination de leurs effets. Le troisième, peut être qualifié de relation d’ingérence, dans laquelle le droit étatique vient soit interdire certaines activités normatives (l’on pensera ici à la motion votée à l’unanimité par les membres de l’Assemblée nationale québécoise « s’opposant à l’implantation des tribunaux dits islamiques au Québec et au Canada97 ») soit pous96. Rappelons que l’hypothèse du non-droit a été élaborée par Jean Carbonnier pour rendre compte de l’espace dans lequel le droit étatique a choisi de se retirer pour que d’autres normes puissent s’y installer pour organiser les rapports entre individus. 97. Motion en date du 26 mai 2005. Voir les débats : http ://www.assnat.qc.ca/ fra/37legislature1/Debats/journal/ch/050526.htm. Selon nous cette motion est sans effet juridique. Par contre, elle est porteuse d’un fort message symbolique. Sur ce point, Anne Saris, « Les femmes face aux tribunaux religieux : quel rôle pour l’État ? » dans M.-B. Tahon (dir.), Des frontalières, Actes du 4e Congrès international des recherches féministes dans la francophonie plurielle » Tome 1, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2005, p. 153.
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ser à la modification de certaines normes ou pratiques religieuses en raison de leur qualification de normes attentoires « à la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui98 ». Dans ce dernier cas, l’on peut supposer que le refus constant par la jurisprudence canadienne de considérer comme sérieux les motifs religieux invoqués par le mari pour justifier son refus de donner le guet 99 est un indice de cette volonté de modifier les pratiques des croyants juifs en ce qui concerne une institution intrinsèquement religieuse, le guet. Pour être plus précis, il s’agit là d’une ingérence à double titre, d’une part le droit étatique se prévaut de la possibilité de pousser un individu à poser un acte purement religieux, en l’occurrence donner la lettre de divorce judaïque ce qui, d’autre part, pourrait avoir pour incidence de changer les normes religieuses portant sur cet acte. Le quatrième et dernier modèle de relation est une coexistence, située, avertie dans laquelle l’acteur du droit démontre sa connaissance des normativités religieuses, et ce, en vue d’assurer une meilleure efficacité de sa décision100. De nombreux auteurs, tels que François Rigaux, par exemple, ont prôné le mode de la coexistence. Ainsi selon le juriste belge : « Les ordres juridiques non étatiques appartiennent à la société civile et occupent l’espace de liberté que l’État doit respecter, s’il veut rester démocratique. La liberté religieuse, […], la faculté d’instituer une justice privée, sont les conditions d’émergence et de consolidation de tels ordonnancements101. » Il s’agit bien, d’après lui, de coexistence et non de complémentarité en ce que « les ordonnancements non étatiques 98. R. c. Big M.Drug Mart Ltd, [1985] R.C.S. 295, p. 336 et 337. « L’un des objectifs importants de la Charte est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte. [...] La liberté signifie que, sous réserve des restrictions nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience. » Voir aussi les articles 1 pour la Charte canadienne et 9.1 pour la Charte québécoise. L’Article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés pose que « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. » L’article 9.1 quant à lui pose que : « Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. » 99. Nous n’avons trouvé aucune jurisprudence qui ait accepté comme sincères, les motifs religieux invoqués par les maris juifs pour refuser de donner le guet. 100. Voir Jean Déprez, supra note 6. 101. François Rigaux, La loi des juges, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 27.
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n’ont pas besoin du bras séculier pour déployer leurs effets, car ils bénéficient du double attribut de circularité et de clôture qui appartient à tout ordre juridique ». Pour lui, « les phénomènes de réception qui se laissent observer du côté de ce droit sont marginaux102 ». Pour autant, nous le verrons avec encore plus de précision dans la deuxième section de cette partie, le régime de la complémentarité n’est peut-être plus aussi marginal. Qui plus est, la clôture des ordres normatifs religieux n’est peut être pas aussi nette que cela103. L’exemple le plus connu au Canada de cette complémentarité est sans doute l’article 21.1(2)(d) de la Loi fédérale sur le divorce de 1985104. La réception de la normativité religieuse s’y fait par le renvoi aux ordres normatifs religieux de la définition du terme d’obstacle « au remariage de l’autre époux au sein de sa religion105 ». Cet article fut inséré en 1990 par le législateur fédéral après avoir consulté une cinquantaine de groupes religieux. Il fait suite à l’amendement de la Loi ontarienne sur le droit de la famille106, qui eut lieu sous la pression des groupes de pression juifs qui demandaient à ce que l’injustice auxquelles étaient confrontées les agunah107, les femmes juives qui n’avaient pas obtenu la lettre de divorce juif, le guet, et de ce fait, ne pouvaient se remarier religieusement, soit prise en considération par le législateur108. Le jeu de l’article 21.1 est simple : si le juge estime que le mari n’a pas levé les obstacles religieux (en l’occurrence donné 102. Ibid., p. 28. 103. Voir par exemple, l’adoption, le 9 février 1807, par un organe juif (le grand sanhédrin) mis sur pied par Napoléon 1er, de dispositions interdisant la polygamie pour tous les juifs, prévoyant que les mariages israélites et chrétiens civils n’entraîneraient pas l’anathème et que les rabbins ne devraient pas prêter leur ministère à l’acte religieux du mariage si les futurs conjoints n’étaient pas mariés civilement et que le guet ne pourrait être donné qu’après le divorce civil. Voir sur ce point, Gabrielle Atlan, Les juifs et le divorce, droit, histoire et sociologie du divorce religieux, Bern Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wein, Peter Lang, 1980, p. 107. 104. Article 21.1(2) (d). Loi fédérale sur le divorce, L.R.C. 1985, c. 3 (2e suppl.) 105. Ibid. 106. Désireux de remédier au chantage que le mari faisait à la femme en se prévalant de son pouvoir discrétionnaire de donner le guet pour négocier à son avantage garde et pension alimentaire, le législateur ontarien a, en 1986, à la demande de l’avocat John Syrtash et de la Cour rabbinique orthodoxe de Toronto (Va’ad Ha-Rabonim), l’organisation B’nai Brith amendé le droit de la famille ontarien. 107. La femme agunah n’avait pas le droit de se remarier religieusement. Qui plus est, si la agunah décidait de se remarier civilement, ses enfants seraient des Mamzer, des bâtards et ne pourraient se marier qu’avec leurs semblables 108. Voir sur ce point les analyses de P. Eid et P. Bosset, supra note 19, et surtout l’excellente analyse de Fishbayn, L. « Gender, Multiculturalism and Dialogue : The Case of Jewish Divorce », (2008), 21, Canadian Journal of Law and Jurisprudence. 71.
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le guet) alors que sa femme le lui avait expressément demandé et qu’il n’a pas de motifs religieux sincères à opposer à l’octroi du guet (il était en effet hors de question de limiter la liberté de religion109), le juge peut de façon discrétionaire rejeter tout affidavit110, demande ou acte de procédure déposé par cet époux, rééquilibrant ainsi le jeu des pouvoirs entre les conjoints et donc leur capacité à négocier à « égalité » sur les conséquences de la dissolution de leur union conjugale. Quant à la relation de coexistence située, elle se caractérise par la prise en considération par le juge de l’univers normatif religieux dans lequel évoluent les parties, non pas dans l’application de ses règles de droit mais de façon incidente, généralement afin de s’assurer que les normes ou les valeurs véhiculées par le jugement se réalisent pleinement. Cette prise en considération de l’univers normatif religieux dans lequel évoluent de façon concomitante les parties, peut être illustrée par un jugement québécois touchant le guet, la cause R.O. c. P.A. de 2002111. Il faut savoir à ce sujet que la critique adressée l’article 21.1 de la Loi fédérale sur le divorce consistait à soutenir que les dispositions de cet article aboutissaient en bout de course à forcer le mari à donner le guet, ce qui était problématique, puisqu’un guet forcé n’avait aucune validité juridique selon les normes judaïques. Devant cette critique, certains experts avaient avancé que la Loi sur le divorce précise que le retrait « d’une barrière au remariage » est le fait d’un acte volontaire du mari et que le guet ne pouvait donc être forcé. Cet argument a été repris implicitement par la juge Anne-Marie Trahan dans cette cause où elle précise qu’elle a donné « acte au consentement, librement donné par les parties de procéder, dans les meilleurs délais, 109. Voir sur la polémique qu’avait suscité l’ajout de cet article et la question de la liberté de religion John Syrtash, Religion and Culture in Canadian Family Law, Toronto, Butterworths, 1992, chapter 3. Par ailleurs dans l’affaire Bruker c. Marcovitz, la Cour suprême du Canada a posé que les normes judaïques en matière de guet contrevenaient à l’égalité, à la liberté de religion et à la liberté de choix en matière de mariage et de divorce (§ 80) pour conclure que : « L’intérêt que porte le public à la protection des droits à l’égalité et de la dignité des femmes juives dans l’exercice indépendant de leur capacité de divorcer et se remarier conformément à leurs croyances, tout comme l’avantage pour le public d’assurer le respect des obligations contractuelles valides et exécutoires, comptent parmi les inconvénients et les valeurs qui l’emportent sur la prétention de M. Marcovitz selon laquelle l’exécution de l’engagement pris au par. 12 de l’entente pourrait restreindre sa liberté de religion. » (§ 92) 110. Art. 4. C.p.c. : Dans le présent code, les expressions et termes suivants désignent : a) « affidavit » : une déclaration écrite appuyée du serment du déclarant, reçue et attestée par toute personne autorisée à cette fin par la loi. 111. R.O. c. P.A. (13 mai 2002), Québec 500-12-247821-998 (C.S. Qué.).
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à l’obtention du divorce religieux (GHET) devant les autorités juives compétentes », démontrant ainsi sa sensibilité à l’impact de son jugement dans l’ordre normatif judaïque. Une autre façon d’aborder cette question est d’utiliser la transcription d’un jugement comme preuve de l’intention du mari de consentir au divorce religieux, preuve qui pourrait se révéler utile, non plus devant les tribunaux canadiens mais devant des tribunaux étrangers ou des institutions religieuses. Il semblerait que c’est avec cette idée en tête que la juge Jeannine M. Rousseau, dans une affaire de droit de la famille, a clairement mentionné le fait que le talâq (divorce unilatéral islamique) avait été donné par le mari durant l’audience112. 2) Les processus propres à l’internormativité Deux processus d’internormativité peuvent être mis en évidence au Québec : 1) l’uniformisation, et 2) l’harmonisation (les normes en présence s’harmonisant en adaptant leur champ d’application de façon à se rendre compatibles l’une à l’autre113). Le premier processus, l’uniformisation, renvoie aux modalités de réceptions explicites ou implicites des normativités religieuses. Qu’il s’agisse des règles poreuses de droit civil ou des dispositions juridiques de lois spéciales114 112. S.I. c. E.E., Cour supérieure (C.S.), Laval, 540-12-006295-992, SOQUIJ AZ-50331796, 6 septembre 2005. Les extraits pertinents sont les suivants : « [65] Ms. I. was also asking the Court to order Mr. E. to undertake, immediately after the civil judgment of divorce, to do whatever was necessary so that Ms. I. also be divorced according to their faith. On the last day of the trial, the subject came up and Mr. E. undertook to go to the Country A Consulate in Montreal and give his wife a religious divorce within seven days of a final judgment in the present case. It was clear that for Mr. E., the granting or not of a religious divorce was an important bargaining tool : he knew a religious divorce was important for Ms. I. not only for religious reasons, but also for civil reasons, as it would affect her civil status in Country A, where all her family lives, i.e. father, siblings, cousins, etc., whom she had not seen for many years. [66] At first, Mr. E. remained steadfast in his refusal to grant it immediately, as stated above. During the mid-morning break however, he changed his mind, and agreed to grant Ms. I. the religious divorce immediately, as a sign of good faith. He then pronounced the required phrase three times : « Enti Taleq» in front of two Muslim witnesses, i.e. Ms. I. and her lawyer, Mtre Elmaraghi, and that was it. He also undertook to carry out the necessary paperwork at the Country A Consulate. [67] All this was recorded and registered on the procès-verbal and signed by the parties and Mtre Elmaraghi. It shall be reproduced in the conclusions of the present judgment. » 113. Bien souvent les processus de coordination des effets des normativités religieuses et des normativités étatiques vont s’opérer en même temps que les processus d’harmonisation. Aux fins de rendre possible la coexistence des deux normativités, le champ d’application, des normativités va être harmonisé, mais de plus, leurs effets vont être aménagés. 114. Voir les exemples mentionnés à la note 64.
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dont l’article 21.1 de la Loi fédérale sur le divorce, toutes ces normes intègrent dans leur présupposition la normativité religieuse, empruntant ainsi le contenu d’une norme étrangère pour se compléter, et pour produire, en bout de course, une norme unique. Dans le cadre du deuxième processus, l’on se trouve, non pas devant la fusion de deux normativités par l’entremise de la réception par la norme étatique de la norme religieuse, mais plutôt devant la création d’un régime ad hoc de normes par l’harmonisation de normativités potentiellement conflictuelles115. Cette stratégie d’évitement du conflit se retrouve dans bon nombre d’arrêts de la Cour suprême du Canada. À cet égard, l’affaire Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers permet de tracer les contours de son raisonnement. La Cour suprême a ainsi énoncé qu’ « À notre avis, nous sommes en présence d’une situation dans laquelle il y a lieu de régler tout conflit éventuel en délimitant correctement les droits et valeurs en cause. Essentiellement, une bonne délimitation de la portée des droits permet d’éviter un conflit en l’espèce. Ni la liberté de religion ni la protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ne sont absolues116. » La Cour semble donc partir d’un principe implicite selon lequel l’édifice des droits et libertés fondamentaux est un tout et que ces droits sont indivisibles et interdépendants117. Ce processus d’harmonisation trouve son illustration dans l’obligation d’accommodement raisonnable. Cette obligation prend ses racines dans la dimension positive de la liberté de religion et la dimension matérielle de l’égalité, toutes deux renvoyant à des principes consacrés en droit canadien. En effet, c’est ce principe d’égalité associé avec celui de non-discrimination qui entraîne pour l’État une obligation d’accommodement raisonnable, soit une obligation de lever les entraves au libre exercice de leur religion par les particuliers. Cette obligation d’accommodement raisonnable, qui pèse avant tout sur la partie dont les normes sont directement ou indirectement discriminatoires 115. Le souci d’éviter un conflit de droits fondamentaux est particulièrement patent dans l’affaire de la souccah. En effet dans cette affaire, les juges se sont bien gardés de noter une antinomie entre les droits fondamentaux de la propriété et ceux de la liberté de religion. 116. Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers [2001] 1 R.C.S. 772, § 29. 117. Il faut ici reconnaître à Pierre Bosset, l’idée de trouver une solution à de possibles conflits de valeurs dans cette notion d’interdépendance des droits fondamentaux. Allocution à l’UQAM dans le cadre d’une conférence organisée par la Ligue des droits et libertés du Québec le 30 avril 2007
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à l’égard d’une personne, est considérée comme constituant « [u]n inconvénient minime »118. Selon le juge Dickson, elle « est le prix à payer pour la liberté de religion dans une société multiculturelle119 ». En effet, cette obligation trouve aussi son fondement dans le principe d’interprétation qu’est le multiculturalisme120. Elle donne lieu à une solution ad hoc façonnée par le juge dans une logique de pondération et visant à harmoniser les champs d’application respectifs de normes potentiellement antinomiques, disposition juridique problématique d’un côté, liberté de religion porteuse de normativités religieuses121 de l’autre, pour les ajuster l’une à l’autre, et évinçant la disposition juridique problématique en cas d’antinomie insoluble.
118. Voir R. c. Big M. Drug Mart [1985] 1 R.C.S. 295. 119. Ibid. 120. Voir la Loi sur le multiculturalisme canadien de 1988, et l’article 27 de la Charte canadienne qui stipule que son interprétation doit tenir compte du patrimoine multiculturel canadien. Cette directive d’interprétation, qui ne crée pas de droit autonome, a été ainsi utilisée par la Cour suprême du Canada dans le cadre de son interprétation de la liberté de religion. Voir : R c. Big M. Drug Mart Ltd, p. 337-338 : « Je suis d’accord avec l’argument de l’intimée qui porte que reconnaître au Parlement le droit d’imposer l’observance universelle du jour de repos préféré par une religion ne concorde guère avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. Cela est donc contraire aux dispositions expresses de l’article 27. » 121. Il faut noter la grande différence qui existe entre le concept de liberté de religion au Canada et celui qui a cours en Europe. En effet, en Europe, la définition de la liberté de religion est certes libérale, mais beaucoup plus classique que la définition canadienne. Ainsi, elle ne couvre que les actes religieux en soi et pose que les normes touchant au domaine des droits civils (par exemple les normes régissant les relations familiales) ne sont pas incluses dans le domaine protégé par la liberté de religion. Voir sur ce point l’arrêt Refah Partisi et a. c. Turquie de la Grande Chambre de la Cour européenne, et en date du 13 février 2003, dans lequel elle a posé très clairement que la liberté de religion ne saurait permettre à un groupe de revendiquer l’application d’un statut personnel en précisant « que la liberté de religion, y inclus la liberté de la manifester par le culte et l’accomplissement des rites, relève d’abord du for intérieur » et en soulignant que « le domaine du for intérieur est tout à fait différent de celui du droit privé, ce dernier concernant l’organisation et le fonctionnement de la société toute entière » Affaire Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie n°41340/98 ;41342/98 ;41343/98 ;41344/ 98 (2003) II Cour Eur. D.H paragr. 128. Voir aussi pour une lecture restreinte de la liberté de religion, Peter W. Edge. « La liberté de religion vise avant tout à consacrer l’absence d’intrusion du droit dans le domaine métaphysique (protection des déclarations concernant la réalité métaphysique) et à protéger les pratiques et croyances résultant de ces principes métaphysiques ». Peter W. Edge, Legal reponses to religious difference, The Hague/ London/New York, Kluwer Law International, 2002, p. 12. (nos soulignés).
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B. La texture ouverte du droit positif canadien, sas d’entrée aux normativités religieuses 1) Les outils du dialogue internormatif : les normes juridiques à texture ouverte Nous l’avons précisé à plusieurs reprises, les normativités religieuses peuvent être reçues dans le droit positif de façon explicite, et ce, en général au moyen de dispositions juridiques de lois spéciales122 ou encore de façon implicite. Dans ce dernier cas, trois types de normes juridiques sont principalement mobilisées par le droit étatique pour réceptionner la normativité religieuse. Elle rentrera ainsi dans le droit positif canadien : • Par l’entremise des droits de la personne. Il en est ainsi de la liberté de religion qui, en tant que droit subjectif, semble constituer, au Québec, l’instrument privilégié de réception de la normativité religieuse et de ses effets dans l’ordre juridique étatique ; • Comme élément constitutif de la présupposition d’une règle de droit privé, c’est-à-dire la partie qui décrit le type de situation à laquelle la règle s’applique, nous l’avons vu l’article 21.1(2) (d) de la Loi fédérale sur le divorce en est l’exemple le plus important123. Cet exemple illustre une situation d’internormativité124 stricto sensu dans laquelle coexistent au sein de la règle de droit une norme de droit étatique et un concept qui renvoie pour sa 122. Supra note 65. 123. Le mécanisme est très similaire à la clause d’exceptionnelle dureté qui encore récemment était utilisée en France pour refuser un divorce qui pourrait avoir un effet dévastateur sur une personne en raison, notamment de l’ostracisation qui pouvait en découler par sa communauté. Ainsi, l’ancien article 240 du Code civil français, depuis amendé en 2004, précisait que dans le cadre d’une demande de divorce pour rupture de vie commune « si l’autre époux établit que le divorce aurait, soit pour lui, compte tenu de son âge et de la durée du mariage, soit pour les enfants, des conséquences matérielles ou morales d’une exceptionnelle dureté, le juge rejette la demande ». 124. Voir l’internormativité de Carbonnier. Selon lui la norme morale et la norme juridique peuvent se retrouver dans une règle juridique dite internormative, car une partie sera gérée par la morale et une autre par le juridique. Il donne ainsi l’exemple de l’article 1235 du Code civil français qui pose que : « La répétition n’est pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées. » Selon lui, le juridique régit l’action en paiement de la dette, alors que le moral s’occupe de l’action en restitution de l’indu. Jean Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 318. Il reprend ainsi l’idée de la sphère publique soumise au juridique et de la sphère privée soumise à la morale.
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compréhension à l’ordre normatif étranger (réception formelle) ou à certains de ses éléments (réception matérielle) ; • Par l’entremise de droits pluriels, les standards, qui permettent d’intégrer des postulats normatifs125, principes implicites ou valeurs en provenance des ordres normatifs religieux. Norme sous-déterminée126, latente127, le standard est en effet un droit pluriel par excellence puisqu’il fait « référence à une normalité extra-juridique » permettant ainsi une rencontre des valeurs métajuridiques du for, et de l’ordre normatif étranger, autre système de référence128. Outre l’intérêt légitime, l’on peut en trouver une illustration dans les expressions suivantes : l’intérêt de l’enfant129, les bonnes mœurs130, la bonne foi131 ou encore le motif sérieux132. Ainsi le juge peut-il qualifier de sérieux le motif
125. Voir Wroblewski, « Les standards juridiques : problèmes théoriques de la législation et de l’application du droit » (1988) 4, Rev. de la recherche juridique 847, p. 848 et suiv. 126. Voir M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994, p. 117 à 119. 127. Selon R. A. Macdonald, supra note 30, p. 250 128. Certains estiment ainsi que dans l’appréciation du standard, le juge renvoie aux évaluations objectivement valides qui existent dans un groupe. 129. Voir sur ce point, Christelle Landheer-Cieslak et Anne Saris, « La réception de la norme religieuse par les juges de droit civil français et québécois : étude du contentieux concernant le choix de la religion, l’éducation et de la pratique religieuse des enfants. » (2003) 48 McGill L.J. 671. 130. Jean Carbonnier remarque ainsi que les bonnes mœurs se rattachent à des codes très nombreux et en déduit que les règles de droit prennent en charge le contenu des autres normes (Jean Carbonnier, supra note 2, p. 258). 131. Pour une application de ce standard en matière de convictions religieuses, voir, dans l’affaire Digicode, l’arrêt de la Cour d’appel qui avait estimé que les conventions devant être exécutées de bonne foi, la pose d’une serrure supplémentaire et la confection de clés par la bailleresse à la demande de locataires juifs qui ne pouvaient en raison de leur normes religieuses user du digicode pendant le sabbat n’altérait pas l’équilibre du contrat. La cour de cassation, dans un arrêt de la troisième chambre civile du 18 décembre 2002, elle, n’a pas suivi ce raisonnement d’équité qui conduisait à « un forçage du contrat » et a estimé que « les pratiques dictées par les convictions religieuses des preneurs n’entre pas, sauf convention expresse, dans le champ contractuel du bail » et cassé l’arrêt qui selon elle violait l’article 1134 du code civil ainsi que l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. D.2004.12 Som.com.844. La doctrine a avalisé cette position estimant que la cour de cassation avait ainsi su éviter « cette conception utopiste, presque naïve : ce qui aurait pu être accordé aux locataires d’une autre confession juive aurait dû l’être également aux locataires d’une autre confession, sous peine de discrimination. Les difficultés seraient alors inextricables s’il fallait concilier au jour le jour dans un immeuble collectif des convictions religieuses. » p. 844. Voir en sens inverse le Canada et l’affaire de la souccah, Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S 551. 132. Voir l’article 58 C.c.Q. « Le directeur de l’état civil a compétence pour autoriser le changement de nom pour un motif sérieux dans tous les cas qui ne ressortissent pas à la compétence du tribunal. »
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consistant à changer son prénom en un prénom musulman afin de pouvoir accomplir un pèlerinage à La Mecque. Une autre façon bien plus informelle et implicite et qui visera tant à l’intégration de normes formelles que de valeurs et principes se fait, elle, au moyen de la qualification par le juge d’un fait religieux en fait juridique. 2) La qualification d’un fait religieux comme fait juridique Nous l’avons vu, la part du juge dans l’élaboration d’un droit commun consensuel, terreau où peuvent se rencontrer le droit étatique et les normativités religieuses, qu’elles soient éthiques (individuelles) et/ou communautaires et/ou institutionnelles, est très importante. Lors de cette rencontre la normativité religieuse peut être présentée comme telle (dot musulmane, contrat de mariage juif) ou non. L’on peut ainsi penser aux ententes sur les mesures accessoires au divorce, négociées par les parties avec l’aide d’autorités religieuses, et ensuite traduites en langage juridique par leurs avocats133 pour être présentées aux tribunaux à titre de transactions juridiques pour homologation. Ces ententes, certes, ne mentionneront pas expressément les normes religieuses, mais en véhiculeront les postulats normatifs, principes et valeurs. On se souviendra d’ailleurs à cet égard des propos de M. Kormos lors des débats en 2005 sur l’amendement de la Loi ontarienne sur l’arbitrage et visant à faire en sorte de ne soumettre cet arbitrage qu’aux lois provinciales et canadiennes. En effet, il précisait que les religieux, une fois accrédités comme arbitres, pourraient fort bien continuer leur office, appliquant certes expressément les lois fédérale et provinciales canadiennes, mais s’assurant du respect de leurs principes religieux134. 133. Pour une liste des dispositions juridiques provinciales concernant les possibilités de ce type d’accord en droit de la famille voir http ://www.nji.ca/cciawj/papers/new/ 52_Bunting_memo.pdf – Survey of Treatment of Separation Agreements, Mediation and Arbitration under Canadian Family Law and Arbitration Acts. 134. « Will there still be religious arbitration ? You bet your boots. We have public judges who are impartial, neutral in every respect, who don’t bring ethnic biases and religious biases into the courtroom. Mark my words : There will be rabbis, there may well be pastors of any number of Christian faiths, there could be priests from the Catholic faith or the Anglican church, religious leaders from Sikh communities and imams from Muslim communities who will do what’s required to register as arbitrators and who will be conducting arbitrations, who will be purporting to enforce and apply the law of Ontario but will be doing it with the inherent bias of their faith. » http ://hansardindex.ontla.on.ca/ hansardeissue/38-2/l024.htm
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Dans le cadre de la réception d’institutions explicitement religieuses telles que la dot musulmane ou le contrat de mariage juif c’est, à nouveau, la question du statut juridique des ordres normatifs religieux qui se pose. Plus précisément, la question se pose de savoir quels sont les critères mis en œuvre par le droit étatique pour que la normativité religieuse soit pertinente passant ainsi du stade de fait social au fait juridique135, c’est-à-dire un fait (un élément extérieur au droit étatique, élément qui peut être normatif) qui peut entrer dans une catégorie juridique (la dot musulmane, la mahr, peut être ainsi qualifiée de donation). À ce propos, Henri Motulsky écrivait « la traduction juridique du fait social [qui devient au contact du droit le fait juridique]136 s’opère au moyen d’une qualification, c’est-à-dire par l’application au phénomène concret d’un terme représentant son équivalent juridique. Or, ce terme, on ne voit pas ce qu’il pourrait être sinon la dénomination d’un groupe de règles de droit [qui ont été groupées au préalable dans une catégorie, cette dernière impliquant l’utilisation de concepts et de construction idéales]. […] La qualification rattache le phénomène social à une institution juridique, le soumettant ainsi à un véritable statut137. » Notons ici que l’opération de qualification, selon nous, ressemble bien moins à la subsomption mécanique telle qu’elle est présentée par Henri Motulsky et bien plus à l’opération dialectique caractérisée, selon Alain Papaux, par son caractère d’abduction138. Comme nous l’avons vu précédemment dans la partie I. B. 2., jouent, ici, bien plus que les normes formelles, les épistèmes139, 135. Henri Motulsky, supra note 66. 136. Ibid., p. 16. 137. Ibid., p. 24. 138. Alain Papaux, Essai philosophique sur la qualification juridique : De la subsomption à l’abduction – L’exemple du droit international privé, Bruxelles, Bruylant, Libraire générale de jurisprudence et de droit, Schulthess, coll. Études, 2003, p. 490. Dans le cadre de la qualification par le juge d’une institution inconnue telle que la mahr, il est possible de penser que dépendra alors de ce « sentiment du droit » qu’Alain Papaux attribue à une « subjectivité à l’œuvre mais inscrite dans une culture », « une herméneutique partagée qui seule explique la cohérence générale du système malgré la multiplicité des interprètes et acteurs et la part propre de chacun dans l’application du droit ». La commensurabilité est établie a posteriori. 139. L’analogie qui peut entraîner un dialogue pour créer des croyances partagées : voir par exemple le travail de Stephen D. Krasner, Structural conflict, Berkeley, University of California Press, 1985. (Dans ce livre, il s’étend sur la question des croyances partagées dans son explication de la dynamique de coopération du Groupe des 77 et le rôle des compréhensions partagées dans la création de régime notamment à la p. 9.) Voir aussi du même auteur « Regimes and the Limits of Realism : Regimes as Autonomous Variables » dans Stephen D. Krasner, dir., International regimes, NY, Ithaca, Cornell Univer-
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ostulats normatifs, compréhensions, valeurs. Ce sont ces derniers p qui permettront de comprendre le succès ou l’insuccès de la réception dans l’ordre juridique étatique des normes religieuses. La jurisprudence canadienne attenante à la mahr, la dot musulmane en est une illustration percutante. Ainsi, dans la cause ontarienne Hammoud v. Kaddoura140, le juge, après avoir étudié le « droit étranger » (en l’occurrence musulman a estimé qu’il ne pouvait recevoir l’institution étrangère (la mahr) en raison de son défaut d’analogie avec les institutions du for et qui tenaient à son caractère religieux. En effet, il ne voulait pas se trouver confronté à une situation où il pourrait avoir à appliquer le droit religieux et donc à l’interpréter. C’est la source religieuse et non volontaire de l’obligation de paiement qui a fait que le juge refusa de l’entériner. À l’inverse, selon la jurisprudence constante de la Colombie-Britannique141 la mahr est exécutoire à titre de contrat de mariage passé entre deux époux de rite musulman chiite ismaélien, et ce, notamment en raison de la nécessité de respecter la diversité culturelle et religieuse142. Sans doute le fait que le droit ismaélien semble très sécularisé aura joué ici. Notons que le fait pour le juge de refuser de prendre acte de ces institutions relisity Press, 1983, à la p 368 et Robert O. Keohane After hegemony, Princeton Nj Princeton University Press 1984, aux pp. 131-132. 140. Voir en ce sens Kaddoura v. Hammoud, [1998] O.J. No. 5054 (Q.L.) au paragr. 25 : « The Mahr and the extent to which it obligates a husband to make payment to his wife is essentially and fundamentally an Islamic religious matter. Because Mahr is a religious matter, the resolution of any dispute relating to it or the consequences of failing to honour the obligation are also religious in their content and context… They are derived from and are dependent upon doctrine and faith. They bind the conscience as a matter of religious principle but not necessarily as a matter of enforceable civil law. » Le raisonnement employé pour qualifier la mahr est typique du droit international privé. Pour une analyse de ce jugement, voir P. Fournier, « The Erasure of Islamic Difference in Canadian and American Family Law Adjudication », (2001), 10 Journal of Law and Policy, 51, et aussi P. Fournier, « The Adjudication of Otherness in Constitutional Liberal States : A Critique of the (Multi)Cultual Encounter in the Enforcement of Mahr », Paper presented at the annual meeting of the The Law and Society Association, TBA, Berlin, Germany . 2008-08-20 from http ://www.allacademic.com/meta/p181779_index.html. 141. N.M.M. v. N.S.M [2004] B.C.J. No. 642 (S.C.) (Q.L.]. Notons que dans le document prévoyant la mahr, le mari s’engageait à payer le montant de la mahr « in addition and without prejudice to and not in substitution of all my obligations provided for by the laws of the land. Voir aussi Nathoo v. Nathoo [1996] B.C.J. No. 2720 (S.C.)[ (Q.L.].) et Amlani v. Hirani [2000] B.C.J. No. 2357 (S.C.) (Q.L.). 142. Nathoo précité au §25, « Our law continues to evolve in a manner which acknowledges cultural diversity. Attempts are made to be respectful of traditions which define various groups who live in a multi-cultural community. Nothing in the evidence before me satisfies me that it would be unfair to uphold provisions of an agreement entered into by these parties in contemplation of their marriage, which agreement specifically provides that it does not oust the provisions of the applicable law. »
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gieuses, toutes traduisibles en droit privé, revient à renvoyer les croyants aux instances religieuses. Cet exemple illustre la portée, comme postulat implicite encadrant le régime de droit commun consensuel, de la directive d’interprétation est l’article 27 de la Charte canadienne qui énonce que : « Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des canadiens143. » Selon nous, ce postulat normatif d’ouverture est à dire vrai la clef de voûte de la porosité du droit positif canadien144.
Conclusion Nous avons décrit ici les tenants et aboutissants de la gestion de l’hétérogénéité normative par le droit étatique, gestion rendue avant tout possible par la texture ouverte de certaines normes de droit étatique et entraînant l’élaboration d’un droit commun consensuel, produit d’un dialogue internormatif entre les croyants, les acteurs du droit positif et parfois aussi les autorités religieuses. Il nous semble intéressant, à ce stade, de mentionner que ce dialogue ou à tout le moins cette conscience d’évoluer non pas dans un système de normes clos mais ouvert à d’autres ordres normatifs, peut aussi avoir lieu dans les communautés religieuses. Ainsi, à titre illustratif, nous avons mené une recherche qualitative145 au moyen 143. Pour la génèse de cet article, voir Joseph Eliot Magnet, « Multiculturalism and collective rights : approaches to section 27 » dans Gérald-A. Beaudouin et Errol Mendes (dir.), Charte canadienne des droits et libertés, 3e éd., Montréal, Wilson et Lafleur, 1996, 1029. 144. Voir Jean-François Gaudreault-DesBiens, « The Limits of Private Justice : The Problems of the State Recognition of Arbitral Awards in Family and Personal Status Disputes in Ontario » (2005) 16(1) World Arbitration and Mediation Reports 18, p. 29, qui met de l’avant la texture ouverte des normes juridiques étatiques comme outil pour accommoder les minorités religieuses : « by interpreting open-textured positive norms in a manner that is both beneficial to the collective interests of that religious group and not detrimental to the fundamental norms applicable to the State », repris par Natasha Bakht, « Religious Arbitration in Canada : Protecting Women by Protecting Them from Religion » (2007) 19 Canadian Journal of Women and the Law, 113, p. 143 qui y voit là la possibilité de créer un troisième espace de négociation : « This approach may also propel internal change from within the minority group, which may legitimately create a « third space » for Muslim women between the patriarchy they may encounter within the minority group and the racism they may encounter outside of it ». 145. Étude de cas auprès de Canadiennes musulmanes et d’intervenants civils et religieux en résolution de conflits familiaux – une recherche exploratoire menée de 2005 à 2007 à Montréal. Chercheurs associés : Anne Saris, direction scientifique du projet ; Jean-Mathieu Potvin, chercheur ; Naïma Bendriss, chercheuse ; Wendy Ayotte, gestion du projet ; Samia Amor, chercheuse, et avec la collaboration du Collectif des femmes immigrantes du
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d’entrevues et qui visait à examiner les ressources et les modes alternatifs de résolution des conflits, sollicités par les Canadiennes musulmanes. L’objectif de la recherche était de mieux comprendre les motifs qui poussaient ces femmes vers tel ou tel choix de ressource pour résoudre leurs conflits familiaux, le déroulement des processus de résolution et le degré de collaboration entre les différents acteurs (religieux et séculiers). Nous avons alors pu constater que, dans certains cas, des conseillers se référaient de manière explicite au droit québécois : ainsi, deux sur treize calculaient des pensions alimentaires à l’épouse en s’inspirant des directives québécoises et, deux autres permettaient aux parties de négocier le partage de leurs biens en fonction des dispositions du droit québécois146. Comment qualifier cette évolution des normativités musulmanes ? Selon nous, loin de démontrer une acculturation au droit occidental entraînant une certaine sécularisation147, cette évolution se rapprocherait plutôt d’une hybridité148 qui trouverait son fondement dans la tradition discursive propre au droit musulman149. Mais, cela constitue une autre piste de réflexion.
uébec. Financée par Patrimoine Canada, Condition Féminine Canada, Justice Canada Q et Immigration et Métropoles avec l’appui de Droits et Démocratie. Disponible en ligne : http ://www.er.uqam.ca/nobel/juris/IMG/pdf/conflits_fam_canadiennes_musul.pdf 146. Les causes et les implications de cette diversité des lectures du fiqh dans le contexte en question feront l’objet d’une analyse plus approfondie dans un article à paraître prochainement. 147. Voir J. Cesari, When Islam and Democracy Meet : Muslims in Europe and in the United States, New York, Hampshire, England, Palgrave MacMillan, 2006. 148. Voir Pearl et Menski, Muslim Family Law, 3e éd, London : Sweet et Maxwell, 1998. 149. Sur la tradition discursive appliquée à l’Islam voir Talal Asad, The Idea of an Anthropology of Islam, Washington, D.C., Center for Contemporary Arab Studies, Georgetown University, 1986. Voir Anne Saris et Jean-Mathieu Potvin, « Sharia in Canada Family Dispute Resolution among Muslim Minorities in the West : Analysis of a Case Study of Muslim Women, Religious counselors and Civil Actors in Montreal », texte non publié mais qui sera prochainement mis sur le site de Metropolis.
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La religion et les exigences de la vie en société
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Accommodement raisonnable et égalité des sexes : Tensions, contradictions et interdépendance Pierre Bosset1
L’accommodement raisonnable est-il conciliable avec l’égalité des sexes ? Le débat qui a cours dans la société québécoise sur la place de la religion dans l’espace public est marqué, entre autres, par cette interrogation lancinante. Depuis la toute première « affaire de foulard », survenue au Québec au milieu des années 1990, le caractère inégalitaire de la place généralement réservée aux femmes au sein des religions apparaît comme l’un des éléments qui sous-tendent l’opposition aux pratiques d’accommodement2. Tout récemment 1. Professeur, Département des sciences juridiques, Université du Québec à Montréal (UQAM). Les sections 2 à 4 du présent texte sont extraites et adaptées d’un document de réflexion intitulé La place de la religion dans l’espace public, préparé conjointement avec le sociologue Paul Eid pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. La présente version développe davantage certains points, notamment sous l’angle des théories critiques du droit (section 1). 2. C’est le port du foulard islamique qui, en dépit de son caractère polysémique noté par de nombreuses études sociologiques, paraît cristalliser cette opposition. « L’idée que la symbolique associée au foulard islamique puisse aller à l’encontre des valeurs d’égalité entre les hommes et les femmes est âprement discutée », signalait ainsi la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, dès 1995, dans son avis fréquemment cité sur
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e ncore, une préoccupation pour l’égalité des sexes figurait explicitement dans le mandat de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (CCPARDC, mieux connue sous le nom de « Commission BouchardTaylor »), mise sur pied par le gouvernement québécois. Dans les attendus du décret créant cette commission, l’égalité des sexes était énumérée au sein d’une courte liste de « valeurs fondamentales » de la société québécoise3. La CCPARDC a alors reçu le mandat de formuler des recommandations visant à s’assurer que les pratiques d’accommodement soient « conformes » à ces valeurs, ce qui laissait sous- entendre l’existence d’une incompatibilité à tout le moins potentielle entre pratiques d’accommodement et égalité des sexes. Dans son rapport, rendu public le 22 mai 2008, la Commission a jugé « compréhensibles » les inquiétudes soulevées par l’exercice de la liberté religieuse, mais elle a aussi souligné que, à son avis, il existait déjà des critères permettant de refuser les demandes d’accommodement portant atteinte à l’égalité des sexes4. Quelques mois plus tôt, le gouvernement avait déposé un projet de loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne de façon à prévoir que les droits et libertés qui y sont énoncés soient garantis également aux femmes et aux hommes5. En déposant ce projet de loi, le gouvernement s’était défendu de vouloir court-circuiter les travaux de la CCPARDC, de sorte qu’il était impossible de relier directement ce geste à la controverse entourant les pratiques d’accommodement raisonnable. Néanmoins, on peut penser que ce geste s’inscrivait dans le contexte plus large d’une préoccupation pour les répercussions que l’exercice des libertés religieuses peut avoir sur les droits des femmes.
le pluralisme religieux : Le pluralisme religieux au Québec, un défi d’éthique sociale ; Montréal, La Commission, 1995, p. 12. En France, l’opposition aux pratiques d’accommodement dans la sphère publique se fonde sur la notion de laïcité, qui fut récemment réinterprétée dans le Rapport Stasi comme impliquant l’égalité des sexes : Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport (2003). 3. Décret n° 95-2007, G.O. (ptie II) 2007, p. 1372. Les autres « valeurs fondamentales » dont il était fait état dans ce décret étaient la séparation de l’Église et de l’État, la primauté de la langue française, la protection des droits et libertés, la justice et la primauté du droit, la protection des minorités et le rejet de la discrimination et du racisme. 4. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Fonder l’avenir – Le temps de la conciliation – Rapport, mai 2008, p. 175. 5. Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12 [ci-après « la Charte »]. Voir : Assemblée nationale (Québec), 1re session, 38e législature, Projet de loi no 63 – Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne (2007), art. 2 [ci-après « Projet de loi n° 63 »]. Ce projet de loi a été sanctionné le 12 juin 2008 (L.Q. 2008, c. 15).
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Le débat sur les « pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles » s’inscrit dans un contexte intellectuel où l’opposition entre féminisme et multiculturalisme est parfois présentée comme allant de soi. Sirma Bilge a qualifié cette opposition de « doxique », dans la mesure où elle tend à se présenter et à s’imposer comme un point de vue universel6. A priori, cette opposition repose sur une dissociation entre le genre et la culture. Dans une telle perspective, les revendications d’accommodement raisonnable qui sont fondées sur des facteurs culturels comme la religion peuvent bien souvent apparaître antithétiques par rapport aux droits des femmes. D’où une préoccupation, omniprésente dans les débats actuels, pour l’ordonnancement juridique des rapports entre liberté religieuse et égalité des sexes7. Durant la récente « crise » des accommodements raisonnables, un enjeu juridique a paru ici cristalliser les débats, celui de la hiérarchisation des droits que pourrait ou non induire le projet de loi dont il a été fait mention plus haut. En commission parlementaire, l’idée d’une préséance de l’égalité hommes-femmes en cas de conflit paraissait à certains intervenants refléter l’ordonnancement approprié des rapports entre l’égalité des sexes et les autres droits ou libertés, tel que cet ordonnancement ressortirait en particulier des instruments juridiques internationaux8. En revanche, chez d’autres intervenants, notamment ceux comptant dans leurs rangs de nombreuses femmes appartenant à des groupes ethnoculturels minoritaires, l’idée de consacrer de cette façon l’égalité hommes-femmes dans
6. Sirma Bilge, « Le dilemme genre/culture, ou comment penser la citoyenneté des femmes minoritaires au-delà de la doxa féminisme/multiculturalisme ? », Actes du colloque Diversité de foi, égalité de droits, tenu les 23 et 24 mars 2006, Québec, Conseil du statut de la femme, 2006, p. 89. 7. La publication en septembre 2007 d’un avis du Conseil du statut de la femme favorable à une « préséance » de l’égalité des sexes en cas de conflit a alimenté ce débat. Voir : Conseil du statut de la femme, Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse – Avis, Le Conseil, 2007. Pour un aperçu des réactions immédiatement suscitées dans la presse par cette proposition : Herbert Bauch, « Other rights could be affected : experts », The Gazette (Montréal), 11 octobre 2007 ; Pierre Bosset, « Égalité des sexes, religion et chartes des droits : la prudence s’impose », Le Devoir (Montréal), 10 octobre 2007 ; Pearl Eliadis, « Quebec Status of Women’s position is an attack on minority rights », The Gazette, 4 octobre 2007 ; Gérard Lévesque, « Égalité des sexes et neutralité de l’État », Le Devoir, 15 octobre 2007 ; « Neither reasonable nor accommodating », The Gazette, 28 septembre 2007 (éditorial) ; « Québec met sa jupe », Le Devoir, 11 octobre 2007 (éditorial). 8. Voir en ce sens le mémoire présenté par la professeure Louise Langevin lors de l’examen du Projet de loi n° 63 [en ligne : http ://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/01/ mono/2008/02/961177.pdf], p. 15 et 16.
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la Charte entraînait un « malaise9 », car cette consécration risquait, selon ces intervenants, de se traduire par une remise en question de l’équilibre entre le droit des femmes à l’égalité et leur liberté de croyance ou de religion : on craignait alors pour l’interdépendance des droits et pour l’identité plurielle des femmes (lesquelles peuvent être à la fois femmes et croyantes). Faisant écho à ces débats, nous aborderons ici les rapports de tension, de contradiction et d’interdépendance susceptibles d’exister entre le principe d’égalité des sexes et les pratiques d’accommodement raisonnable en matière religieuse10. Précisons d’emblée que nous ne faisons pas nôtre l’idée selon laquelle il serait possible de départager rigoureusement ici le genre et la culture, ni celle qui tendrait à établir une hiérarchie de principe au sein du corpus des droits et libertés fondamentaux. Selon nous, les rapports entre la liberté religieuse et l’égalité des sexes peuvent relever tantôt de la coexistence pacifique, et ne pas poser alors de problème particulier ; tantôt de l’ordre des tensions, et alors exiger dialogue et vigilance ; tantôt enfin de l’ordre des conflits, et requérir alors la médiation du droit. Lorsqu’il y a véritablement conflit, les rapports entre la liberté religieuse et l’égalité des sexes doivent être abordés en gardant à l’esprit un principe cardinal de la théorie moderne des droits et libertés, celui de l’interdépendance des droits. Sur le plan normatif, cette approche peut conduire à des résultats différents de ceux auxquels conduirait une approche faisant appel à une hiérarchie de valeurs entre l’égalité des sexes et les autres éléments du corpus des droits fondamentaux. Toutes ces questions se rapportent, on le verra, à des perspectives critiques sur le droit, perspectives qui sous-tendent l’analyse des rapports de tension et de contradictions qui font l’objet du présent texte. Nous ferons d’abord état de ces approches, lesquelles suggèrent qu’on se trouve ici à l’entrecroisement des théories féministes et antiracistes du droit (I). Nous rappellerons ensuite un certain nombre de données juridiques de base, destinées à faciliter l’appréhension de la problématique des conflits entre l’accommodement raisonnable et l’égalité des sexes dans le contexte de la Charte québécoise 9. Mémoire présenté par la Fédération des femmes du Québec lors de l’examen du Projet de loi n° 63 [en ligne : http ://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/01/mono/2008/02/961170. pdf], à la p. 5. 10. Pour une analyse analogue mais adoptant une approche différente, voir le texte du professeur Louis-Philippe Lampron, plus loin dans le présent ouvrage.
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des droits et libertés. Comme on le verra, la Charte garantit l’égalité des sexes autant que la liberté religieuse ; cette dernière est reconnue aux femmes autant qu’aux hommes ; et le droit à l’égalité ne peut être envisagé en faisant abstraction des autres droits et libertés mentionnés dans la Charte (II). On peut ensuite distinguer les conflits de valeurs des véritables conflits de droits, cette distinction étant cruciale pour la suite de l’analyse (III). Alors seulement devient-il possible d’envisager, sur le plan juridique, la gestion des véritables conflits de droits, et ce, d’une manière qui respecte l’interdépendance des droits ainsi que la lettre et l’économie de la Charte québécoise (IV).
Au carrefour des théories féministes et antiracistes du droit Le regard du droit sur l’égalité des sexes n’est jamais parfaitement neutre. Pourrait-il en être autrement ? En tant que juriste, on peut aborder cette problématique aussi bien d’un point de vue postulant l’unicité fondamentale de la catégorie femmes que dans une perspective « pluraliste », fondée sur la multitude d’expériences, d’appartenances ou de provenances des femmes. De même, l’analyse peut faire appel, soit à une conception « libérale » du droit, soucieuse de la sphère d’autonomie de l’individu, soit à une conception « sociale », attentive aux déséquilibres socioéconomiques entre les citoyens11. En réalité, le discours juridique qui entoure l’égalité hommes-femmes, dans la Charte québécoise des droits et libertés, reflète nécessairement une conception donnée des rapports entre le genre et la culture ; également, ce discours témoigne de l’existence de conceptions différentes du droit chez les intervenants sociaux, y compris lorsque ces intervenants appartiennent, en principe, à la même communauté des juristes12. C’est pourquoi le discours juridique qui 11. Dans une perspective libérale, « le droit est vu comme largement autonome par rapport à l’État, qui lui-même consacre l’autonomie de la sphère économique et s’abstenant généralement de toute intervention marquée dans ce domaine ». Dans une perspective sociale, en revanche, l’intervention juridique de l’État « vise à une modernisation, notamment économique, de la société […] et à une réduction, par diverses mesures, des écarts socio économiques entre les groupes d’individus » : François Fournier et Michel Coutu, « Le Québec et le monde 1975-2000 : mutations et enjeux », Après 25 ans, la Charte québécoise des droits et libertés – Études (P. Bosset, dir.) ; Montréal, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2003, p. 45-46. 12. Contraster, par exemple, l’approche « sociale » du Barreau du Québec avec l’approche « libérale » du Forum des femmes juristes de l’Association du Barreau canadien (section Québec) lors de l’examen du Projet de loi n° 63 en commission parlementaire [en ligne :
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entoure la problématique des rapports entre l’égalité des sexes et l’accommodement des pratiques « reliées aux différences culturelles » illustre la complexité de toute entreprise qui vise à appréhender l’égalité des sexes au moyen des théories critiques du droit. La critique du droit libéral Aux yeux des théories critiques d’inspiration féministe, le droit est d’abord l’outil d’une oppression. « In the liberal state, the rule of law […] institutionalizes the power of men over women », écrit Catherine MacKinnon13. Selon elle, la légalité libérale rend la domination masculine invisible et légitime. Dans une série de formules lapidaires, elle décrit ce rôle mystificateur du droit : Dominance reified becomes difference. Coercion legitimated becomes consent. Reality objectified becomes ideas ; ideas objectified become reality. Politics neutralized and naturalized becomes morality. Discrimination in society becomes nondiscrimination in law14.
Chez MacKinnon, le droit est vu comme l’un des moyens par lesquels la race et le genre finissent par être vécus non comme une épistémologie, mais comme une ontologie15. Même le droit officiel de la non-discrimination n’échappe pas aux critiques féministes, comme on le voit. Mais MacKinnon adresse ses reproches au droit libéral, et à lui seul16. Selon elle, il y a bel et bien place pour le droit de la non-discrimination dans une lecture féministe du droit. Celui-ci est alors pris au sérieux pour son potentiel subversif. Toutefois, cela suppose que le droit s’émancipe de la perspective libérale, au profit d’une perspective sociale, attentive aux déséquilibres de toutes natures existant entre hommes et femmes, et ce, dans l’ensemble des champs sociaux. De la même façon, la perspective antiraciste (ou postcolonialiste) met en lumière le rôle joué par le discours juridique officiel dans
13. 14. 15. 16.
http ://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/01/mono/2008/02/961986.pdf et http ://www. bibliotheque.assnat.qc.ca/01/mono/2008/02/961174.pdf]. Catherine A. MacKinnon, Toward a Feminist Theory of the State, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1989, p. 238. Ibid., p. 238. MacKinnon, op. cit., p. 237. « Law, in liberal jurisprudence, objectifies social life », MacKinnon, op. cit., p. 248. En fait, MacKinnon renvoie dos à dos aussi bien une approche libérale qu’une approche de gauche, faussement critique, qui se borne à déplorer que le droit reflète les rapports sociaux. Le reproche qu’elle adresse à cette dernière approche n’est pas celui de la mystification, mais celui de l’inutilité : MacKinnon, op. cit, p. 241.
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la construction, la reproduction et le renforcement du racisme17. La critique du droit libéral est également omniprésente ici : les formules de MacKinnon évoquées plus haut décriraient sans doute tout aussi bien les fondements de la critique antiraciste du droit libéral. Le droit est-il vu, pour autant, uniquement comme un outil de mystification ? Dans la perspective antiraciste, le rapport au droit reste ambigu. Derrick Bell, par exemple, se montre foncièrement pessimiste quant à la possibilité de remettre en question le racisme à travers la médiation du droit. À ses yeux, les Noirs américains, par exemple, ne tireraient bénéfice des lois antidiscrimination que lorsque le résultat sert aussi les intérêts des Blancs ou, du moins, lorsque les intérêts des Blancs ne s’en trouvent pas sérieusement menacés ; c’est ce qu’il appelle charitablement la thèse de la « convergence des intérêts18 ». D’autres courants critiques se montrent moins sceptiques face à la possibilité que le droit puisse être aussi un levier de changement social. Ainsi, la Critical Race Theory cherche à s’affirmer contre le scepticisme radical dont les Critical Legal Studies, par exemple, ont pu faire preuve à l’égard du droit. De manière peut-être paradoxale, ses tenants veulent à la fois « extirper le racisme du droit étatique et se servir de celui-ci pour combattre le racisme dans la société19 ». Chez eux, une perspective émancipatrice (doublée de visées concrètes assez modestement réformatrices20) se combine à une critique affirmée du droit libéral. On le voit, les critiques du droit aussi bien féministes qu’antiracistes semblent trouver un terrain d’entente dans une conception fondamentalement sociale du droit, laquelle paraît s’opposer à une conception libérale. En revanche, un deuxième axe oblige à distin17. « Law provides one of the discourses in which racism is constructed, reproduced and reinforced », Marlee Kline, « The Colour of Law : Ideological Representations of First Nations in Legal Discourse », Social & Legal Studies, vol. 3 (1994) 451, p. 452. Pour des exposés classiques de la Critical Race Theory, voir Richard E. Delgado, Critical Race Theory : The Cutting Edge, Temple University Press, 1995 ; Kimberlé W. Crenshaw, Critical Race Theory, New York, New Press, 1995. 18. Derrick Bell, « Brown v. Board of Education and the Interest-Convergence Dilemma », (1980) 93 Harvard L.R. 518. La thèse de la convergence des interest a été formulée ainsi par Bell : « [ E]ven civil rights laws and decisions favoring blacks occur only when the interests of whites will be furthered – or at least not seriously threatened – thereby. », D. Bell, Race, Racism and American Law, 1re éd., Boston, Little Brown, 1973, p. 83. 19. Jean-François Gaudreault-DesBiens, « La Critical Race Theory ou le droit étatique comme outil utile, mais imparfait, de changement social », (2001) 48 Droit et Société, p. 581. 20. Sur l’écart entre la perspective émancipatrice et les visées concrètes de la Critical Race Theory : Gaudreault-DesBiens, op. cit., particulièrement p. 600-611. L’auteur souligne à cet égard le contraste existant entre la Critical Race Theory et le féminisme radical de MacKinnon (p. 611).
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guer nettement, sur le plan analytique, l’approche antiraciste de l’approche féministe. La prise en compte de la diversité Pour les fins d’une critique du droit, les femmes doivent-elles être considérées en tenant compte non seulement de leur condition commune, mais aussi de leur diversité ? Assurément, une expérience partagée de la discrimination fondée sur le sexe se trouve à la base des critiques féministes du droit. « Inequalities on the basis of sex, women share », pour prendre à nouveau une formule typiquement mackinnienne21. Mais, toutes les femmes vivent-elles toutes les inégalités de la même façon ? Certaines vivent-elles des inégalités qui leur sont propres ? En somme, peut-on présumer d’un « essentialisme féminin » auquel seraient réductibles les clivages raciaux, sociaux, culturels, religieux ? Des auteures qu’on ne saurait soupçonner d’antiféminisme, comme Angela Harris et Carol Smart, ont dénoncé un tel essentialisme, qui pourrait tenir d’une stratégie d’exclusion22. Selon elles, considérer lesdits clivages comme de simples facteurs aggravants, se superposant en quelque sorte au clivage « premier » que serait l’opposition masculin/féminin, ne ferait qu’occulter la complexité du phénomène de la discrimination, en ignorant la différence des contextes dans lesquels femmes noires et femmes blanches vivent respectivement le sexisme23. On discerne ici l’influence des critiques antiracistes et postcolonialistes du droit, lesquelles sont forcément attentives aux dimensions culturelles et raciales de l’oppression24. 21. MacKinnon, op. cit., p. 241. 22. Angela P. Harris, « Race and Essentialism in Feminist Legal Theory », (1990) 42 Stanford Law Review 571. Carol Smart, « The Woman of Legal Discourse », (1992) 1 Social & Legal Studies 29, p. 30 : « [T]o invoke an unproblematic category of Woman, while presuming that this represents all women, is an exclusionary strategy. » 23. « Such an analysis distorts Black women’s experiences of oppression by failing to note important differences between the contexts in which Black women and white women experience sexism. The additive analysis also suggests that a woman’s racial identity can be « substracted » from her combined sexual and racial identity : “ We are all women ” », Elizabeth Spelman, Inessential Woman ; Boston, Beacon Press, 1988, p. 125 ; cité dans : Smart, op. cit., p. 33. 24. Précisons que de telles critiques pourraient également être adressées – de l’intérieur, cette fois ! – aux théories antiracistes et postcolonialistes, dans lesquelles la spécificité de l’expérience des femmes est souvent niée. Voir : Kimberlé W. Crenshaw, « Race, Reform and Retrenchment : Transformation and Legitimation in Antidiscrimination Law », (1988) 101 Harvard Law Review 1331. Également : Harris, op. cit.
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On entrevoit donc la possibilité de situer les divers discours juridiques sur un deuxième axe, perpendiculaire à l’axe libéral/ social. Pour situer un discours juridique donné sur ce deuxième axe, qu’on pourrait qualifier d’ « unitaire/pluraliste », la prise en compte ou non de la diversité (raciale, culturelle, religieuse, sociale, etc.) des personnes formant la catégorie « femmes » peut servir de marqueur utile. Comme on le constatera dans les prochaines sections, ces diverses perspectives théoriques sur le droit lui-même, ainsi que sur les rapports entre le genre et la culture, permettent d’appréhender les concepts qui forment la trame du droit positif en matière de discrimination.
Données juridiques de base En ces temps où il est devenu banal et même convenu d’opposer l’accommodement raisonnable à l’égalité des sexes, il importe de rappeler d’entrée de jeu que l’égalité hommes-femmes et l’accommodement raisonnable découlent tous deux d’un seul et même droit, reconnu par l’article 10 de la Charte québécoise : le droit « à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne », ce droit devant pouvoir s’exercer sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur un motif de discrimination interdit25. Les motifs « sexe » et « religion » sont expressément énumérés parmi les motifs interdits. Quant à l’accommodement raisonnable, il est considéré depuis plus de deux décennies comme une « conséquence naturelle26 » de ce droit à l’égalité (d’où son application potentielle à l’ensemble des motifs de discrimination interdits, ce qui inclut la religion, mais aussi, on a parfois tendance à l’oublier, le sexe et la grossesse27). 25. L’article 10 de la Charte a souvent été vu comme la pierre angulaire de celle-ci. Voir : Commission des droits de la personne c. CS Saint-Jean-sur-Richelieu, [1991] R.J.Q. 3003 (T.D.P.Q.), p. 3036 : l’article 10 est « une modalité de particularisation » des droits et libertés. Madeleine Caron, « Le droit à l’égalité, pierre d’angle de la Charte », Formation permanente du Barreau, n° 58 (1980-81), p. 47-98. 26. Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, à la p. 554. 27. Sexe : Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 ; Commission scolaire des Rives-du-Saguenay c. Rondeau, J.E. 2002-2147, REJB 200235373 (C.S.) ; grossesse : Commission des écoles catholiques de Québec c. Gobeil, [1999] R.J.Q. 1883 (C.A.) ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Société de l’assurance-automobile du Québec, [2003] R.J.Q. 1737 (T.D.P.) ; Commission des droits de la personne c. Lingerie Roxana, [1995] R.J.Q. 1289 (T.D.P).
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À la base, nous sommes donc en présence d’une tension à l’intérieur même du droit à l’égalité. Nous en tenant pour le moment à ce seul cadre, on notera qu’a priori, rien dans l’article 10 de la Charte ne permet de distinguer de manière substantielle entre les deux motifs de discrimination interdits que sont le sexe et la religion, et encore moins d’établir une hiérarchie entre ces deux motifs : Article 10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur […] le sexe [ou] la religion. Dans les faits, le sexe et la religion peuvent d’ailleurs très bien s’incarner dans les mêmes personnes. Le cas des « femmes voilées » en est l’archétype. La réalité rejoint alors les préoccupations théoriques évoquées plus haut. Comment rendre compte de la situation particulière de ces personnes ? C’est sans peine qu’on conviendra que l’expérience de la discrimination vécue par les femmes qui appartiennent à une minorité (religieuse ou autre) n’est pas tout à fait la même que celle des femmes en général ; et qu’elle n’est pas non plus celle des hommes appartenant à la même minorité28. Comme le rappelait Mme la juge L’Heureux-Dubé, de la Cour suprême du Canada : « Classer ce genre de discrimination comme étant principalement fondée sur la race ou le sexe, c’est mal concevoir la réalité des actes discriminatoires tels qu’ils sont perçus par les victimes29. » La théorie moderne des droits et libertés commence aujourd’hui à appréhender cette réalité particulière, sous l’angle de ce qu’on peut appeler la confluence (ou l’entrecroisement) des motifs de discrimination30. Par confluence de motifs, on entend le fait que plus d’un motif de discrimination peut s’incarner dans une même personne, produisant alors un effet de discrimination cumulatif et unique. La prise en compte de la confluence des motifs représente un défi pour les institutions concernées (tribunaux, commissions des droits de la personne31). Cette prise en 28. Colleen Sheppard, « Grounds of Discrimination : Towards An Inclusive and Contextual Approach », dans Les 25 ans de la Charte québécoise, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2000, p. 112-116. 29. Dans Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, 645-646. 30. Le concept d’intersectionality est employé au Canada anglais pour désigner la confluence ou l’entrecroisement des motifs de discrimination. Voir : Ontario Human Rights Commission, An Intersectional Approach to Discrimination : Addressing Multiple Grounds in Discrimination Claims ; Toronto, La Commission, 2001. 31. Au Québec, le thème de la confluence est d’apparition récente et son appropriation reste embryonnaire : Pierre Bosset, « Les mesures législatives de lutte contre la discrimination
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compte du phénomène des « identités multiples » nous paraît essentielle : selon nous, en cas de confluence, il est artificiel de poser en principe la préséance d’un motif sur l’autre et même risqué de le faire, car une telle hiérarchisation tend à nier la faculté de la personne concernée de faire, en toute autonomie, des choix qu’elle juge être d’une importance fondamentale pour la conduite de sa vie personnelle32. Tension interne au droit à l’égalité, la tension entre l’accommodement raisonnable en matière religieuse et l’égalité hommes-femmes est néanmoins propre au domaine des droits et libertés dans son ensemble. L’interrelation et même la symbiose qui existent entre toutes les composantes de la Charte nous obligent en effet à considérer le droit à l’égalité dans ses rapports avec les autres éléments du corpus des droits et libertés. Comment aborder, par exemple, le cas d’une élève voilée à qui la fréquentation d’une école publique serait interdite au nom de l’égalité des sexes, sans aussi tenir compte du droit de cette élève à l’instruction publique gratuite, un droit qui lui est spécifiquement reconnu par la Charte33 et dont l’exercice – pour reprendre les termes de l’article 10 – doit se faire « en pleine égalité » sans discrimination fondée sur le sexe ou sur la religion ? À travers la mécanique particulière de l’article 10 de la Charte (lequel ne prend son sens qu’en étant lu avec les autres dispositions de la Charte), on trouve ici une illustration d’un principe cardinal de la théorie moderne des droits et libertés, celui de l’interdépendance des droits. L’ensemble des droits et libertés reconnus dans la Charte constitue à cet égard un tout cohérent : la Charte doit être interprétée de façon à assurer la reconnaissance des droits et libertés de chacun, ce qui implique l’absence de hiérarchie entre eux. Le Tribunal des droits de la personne du Québec formulait cette idée ainsi, dans l’affaireVilla Plaisance :
raciale au Québec : un bilan institutionnel », Nouvelles pratiques sociales, vol. 17 (2005), no 2, p. 24. 32. On peut recourir au concept d’ « agentivité » pour aborder cette problématique de l’autonomie du sujet. Voir Sirma Bilge, « Penser l’agentivité des « femmes musulmanes » : quels enjeux épistémologiques et politiques ? », Colloque Relations ethniques, rapports de genre et diversité religieuse : problématiques et réflexions théoriques, CEETUM, Pôle intersectionnalité et Pôle ethnicité et religion, 29-30 mars 2006. 33. Voir l’art. 40, au chapitre des droits économiques et sociaux.
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[I]l est erroné de concevoir la Charte comme un instrument qui aurait créé une hiérarchie entre les droits. Rappelons à cet effet le quatrième considérant du Préambule : « Considérant que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général ». Le Tribunal doit plutôt chercher à atteindre un équilibre entre des droits qui coexistent. Cette approche est d’ailleurs conforme à celle que retient la Cour suprême dans l’arrêt Dagenais : Il faut se garder d’adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à certains droits au détriment d’autres droits, [...] dans l’interprétation de la Charte [...]. Lorsque les droits de deux individus sont en conflit, [...] les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l’importance des deux catégories de droits34.
Cette absence de toute hiérarchie entre les droits se trouve aujourd’hui au cœur de la théorie moderne des droits de la personne. En 1993, la Conférence mondiale sur les droits de l’homme, sorte d’ « États généraux mondiaux » des droits, adopta une déclaration finale et un programme d’action qui constituent toujours la pierre d’assise de l’action internationale dans ce domaine, quinze ans plus tard35. Le Programme d’action n’ignore pas les tensions susceptibles d’exister entre certaines pratiques religieuses et l’égalité des sexes. Il appelle « à venir à bout des contradictions qui peuvent exister entre les droits des femmes et les effets nuisibles […] de l’extrémisme religieux36 ». La Déclaration finale n’est pas en reste, soulignant que les droits fondamentaux des femmes et des fillettes font « inaliénablement, intégralement et indissociablement37 » partie des droits universels de la personne. Mais dans l’esprit de la Déclaration de Vienne, cette indissociabilité est inhérente au corpus des droits dans son ensemble. C’est pourquoi, dans un énoncé majeur qui précède ceux dont il vient d’être fait état, la Déclaration rappelle d’entrée de jeu la nécessité de traiter tous les
34. C.D.P. c. Centre d’accueil Villa Plaisance, T.D.P.Q. Gaspé, 1995 CanLII 2814 (QC T.D.P.) (j. Rivet), citant la Cour suprême du Canada dans Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, 877 (j. Lamer). 35. Déclaration finale et Programme d’action de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme (Vienne, 1993), Doc. N.U., A/conf.157/323, paragr. 5. La conférence de Vienne réunissait 171 États, 248 ONG dotées du statut consultatif auprès du Conseil économique et social et 593 autres organisations non gouvernementales (dont plusieurs représentaient les femmes). Au total, plus de 7 000 femmes furent accréditées pour y participer. 36. Programme d’action, paragr. 38. 37. Déclaration finale, paragr. 18.
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droits sur un pied d’égalité, et ce, en raison de l’interdépendance qui existe entre eux : Tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance. S’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des États, quel qu’en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales38.
En somme, plutôt que de recourir à une approche binaire ou dialectique postulant la « suprématie », la « primauté » ou encore la « préséance » d’un droit sur l’autre39, il faut soigneusement prendre en considération tous les droits reconnus également aux hommes et aux femmes en vertu du principe de l’égalité des sexes. En l’occurrence, cela inclut le droit d’exercer sa liberté religieuse, liberté qu’il faudra autant que possible chercher à concilier avec les autres droits et libertés énoncés dans la Charte40. Ainsi conçue, la problématique des tensions entre l’accommodement raisonnable en matière religieuse et l’égalité hommes-femmes peut alors être proprement décrite comme celle de l’équilibre, de la conciliation et, si cela est nécessaire, de l’arbitrage entre des droits qui coexistent sans hiérarchie, mais qui
38. Déclaration finale, paragr. 5. 39. Quitte pour cela à ériger en pseudo-absolus religieux des « exigences » dont les déterminants culturels sont pourtant manifestes... Comme le soulignait l’ancien Rapporteur des Nations Unies sur la liberté religieuse, M. Abdelfattah Amor, « il n’y a pas de religion à l’état pur » : toutes sont influencées par l’action humaine, ainsi que par les expériences historiques et culturelles des sociétés. Il ajoute ceci : « La dynamique émancipatrice de la femme semble moins liée au contenu des textes sacrés ou des religions en général qu’à l’évolution sociale et économique de la femme, ou qu’au caractère plus ou moins patriarcal, plus ou moins oppressif et plus ou moins développé des sociétés considérées. » Étude sur la liberté de religion ou de conviction et la condition de la femme au regard de la religion et des traditions, 5 avril 2002, Doc. N.U. e/cn.4/2002/73/Add.2, par. 18. En diabolisant la religion, nous tromperions-nous de cible ? 40. Dans son rapport de 2006, la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la liberté de religion et de conviction, Mme Asma Jahangir, aborde les conflits de droits en insistant sur l’importance « de concilier les droits de l’homme opposés ». Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la liberté de religion ou de conviction, 9 janvier 2006, Doc. N.U. e/cn.4/2006/5, par. 60. Citant un passage de l’opinion dissidente de Mme la juge Tulkens, de la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire Sahin c. Turquie, la Rapporteuse rappelle qu’ « encore et toujours, […] ce sont les droits de l’homme qui sont les meilleurs moyens de prévenir et de combattre le fanatisme et l’extrémisme ». On ne pourrait trouver meilleure façon de souligner l’interdépendance des droits.
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sont cependant susceptibles d’entrer en conflit dans des circonstances concrètes.
Tensions de valeurs et conflits de droits Formuler la problématique comme nous venons de le faire, c’est aborder une distinction importante pour la suite des choses, celle qui existe entre les conflits de valeurs et les conflits de droits. La notion de valeurs n’est pas étrangère à la Charte. On la retrouve, notamment, à l’article 9.1, selon lequel les libertés et droits fondamentaux s’exercent « dans le respect des valeurs démocratiques 41 ». Dans l’arrêt R. c. Oakes, la Cour suprême souligne que, pour les fins de la disposition limitative de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, les « valeurs et principes » d’une société démocratique comprennent au moins « le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société 42 ». La doctrine québécoise s’est parfois montrée critique quant à l’application intégrale des critères de cet arrêt Oakes à l’article 9.1 de la Charte québécoise, application intégrale qui semble avoir été entérinée par la jurisprudence sans toujours tenir compte des différences de formulation qui existent entre cet article et l’article premier de la Charte canadienne43. Néanmoins, personne ne semble avoir remis en question le fait que les valeurs de dignité, d’égalité et de solidarité qui sous-tendent l’énoncé de la Cour suprême
41. Le mot valeur est également employé dans le 3e considérant du préambule de la Charte, qui rappelle que « tous les êtres humains sont égaux en valeur ». On devine cependant qu’il s’agit ici d’une autre acception du mot que celle qui nous intéresse ici. 42. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 (paragr. 64). 43. Voir : Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791 et Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712. Pour une critique de cette orientation jurisprudentielle : Jean-François Gaudreault-DesBiens et Charles-Maxime Panaccio, « The Asymmetrical Distinctness of the Charter of Human Rights and Freedoms in the post-Chaoulli Era », Revue du Barreau, numéro spécial (2007), p. 217, p. 239-253. Pour des critiques plus anciennes, mais toujours axées sur l’autonomie de la Charte québécoise : André Morel, « La coexistence des chartes canadienne et québécoise : problèmes d’interaction », (1986) 17 R.D.U.S. 47 ; et, du même auteur : « L’originalité de la Charte québécoise en péril », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit administratif (1993), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1993, p. 65. Pour une analyse peut-être plus bienveillante : François Chevrette, « La disposition limitative de la Charte des droits et libertés de la personne : le dit et le non-dit », (1987) 21 R.J.T. 461, p. 470-473).
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evaient être considérées comme protégées par l’article 9.1 égaled ment. Notons cependant que l’article 9.1 n’entre en jeu (pour reprendre les termes mêmes de cet article) que si le « respect » des valeurs démocratiques est compromis par « l’exercice » d’une liberté ou d’un droit fondamental. Nous touchons ici un point important, soit l’objet même d’une charte des droits en général et d’une disposition limitative comme l’article 9.1 en particulier. Pour le dire sans ménagement, « le droit n’est pas un exercice philosophique, ni un positionnement politique 44 » : plus modeste, son objet est d’aménager concrètement l’exercice des droits et libertés, de façon à éviter que d’autres droits ou libertés soient enfreints. Dans un texte où il aborde la question de « l’offense aux valeurs » comme motif susceptible d’être invoqué pour justifier l’interdiction de certains signes religieux, le juriste Jean-François GaudreaultDesBiens exprime bien cette distinction cruciale45. L’argument de l’offense aux valeurs consiste à soutenir que certains signes associés à l’inégalité des sexes devraient être interdits parce qu’ils sont « intrinsèquement » offensants46. Gaudreault-Desbiens montre que cet argument est problématique à plus d’un titre. D’abord, l’argument méconnaît le caractère polysémique du signe religieux qu’il a choisi pour illustrer son propos (le hidjab, dont la multiplicité des significations possibles a déjà été évoquée47) ; ensuite, l’ « offense » dépend de celui qui reçoit ou 44. Pierre Bosset, « Limites de l’accommodement : le droit a-t-il tout dit ? », Éthique publique, vol. 8, n° 3 (avril 2007), p. 167. 45. J.-F. Gaudreault-DesBiens, « Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable à la lumière de la question du port de signes religieux à l’école publique : réflexions en forme de points d’interrogation », dans Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ? – Des outils pour tous (M. Jézéquel, dir.), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 241-286. 46. Gaudreault-DesBiens distingue deux versions de cet argument. Une première version tendrait à proscrire tel signe religieux parce qu’il offense une valeur sociale importante. Une deuxième justifierait la proscription non seulement au nom de l’importance de la valeur sociale en cause, mais aussi parce que ladite valeur est consacrée dans la Constitution (ou dans un instrument quasi constitutionnel, comme la Charte québécoise). 47. V. plus haut (note 2). Si le hidjab peut incontestablement être le signe sinon le véhicule d’un asservissement des femmes, il peut aussi être chez certaines femmes un moyen d’expression de l’identité personnelle et culturelle, une marque de piété, voire une contestation de l’assujettissement de la femme comme objet sexuel dans les sociétés modernes. Cette polysémie du hidjab est manifeste dès que la parole des principales intéressées est prise en compte. Par exemple : Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, Le foulard et la République (Paris, La Découverte, 1995) ou, plus récemment : Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, Les filles voilées parlent (Paris, La Fabrique, 2008). Selon Homa Hoodfar, l’image d’un hidjab intrinsèquement incompatible avec l’égalité des sexes s’expliquerait par une vision stéréotypée de la femme musulmane : H. Hoodfar, « The Veil in
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perçoit le signe en question, et en ce sens, elle présente un caractère éminemment subjectif ; enfin, l’argument de l’offense risque de se retourner contre ceux-là même qui l’invoquent pour justifier l’interdiction d’un signe religieux, car le même argument pourra un jour être utilisé par ceux qu’offenserait l’expression d’un point de vue subjectivement ressenti comme portant atteinte à leurs valeurs religieuses48. Problématique, l’argument de « l’offense aux valeurs » l’est aussi parce qu’il demande au droit de trancher des controverses à la manière des philosophes ou des éthiciens. Or, dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, la Cour suprême rappelait l’importance du contexte factuel pour la solution des problématiques de droits et libertés. Essayer de trancher de telles controverses dans un vide factuel, rappelait alors la Cour, « banaliserait la Charte [canadienne des droits et libertés] et produirait inévitablement des opinions mal motivées49 ». Cette mise en garde peut aisément être transposée dans le contexte de la Charte québécoise. Elle mène alors à conclure ce qui suit (pour citer une fois encore Gaudreault-DesBiens) : Dans une société qui se veut (encore) libérale, l’offense seule saurait difficilement constituer une raison forte pour interdire une forme d’expression particulière. Ce n’est que lorsque s’adjoint à l’ « offense » alléguée une dénégation de l’égale dignité d’une partie de l’auditoire, par exemple par le truchement d’un symbole comportant discrimination, ou par une atteinte individualisée à la réputation de l’auditeur, bref lorsque ce à quoi on a affaire tient plus d’un abus que d’une offense, qu’une censure [serait] peut-être acceptable50.
En somme, on ne peut parler de conflits de droits qu’en présence de droits dont l’exercice concret les conduit à s’entrechoquer dans des circonstances précises. Nous sommes ici renvoyés à la nature même du droit, ainsi qu’à ses limites ; et, a contrario, à la nécessité de laisser à d’autres disciplines normatives le soin de gérer les délicates situations de tension où des valeurs s’opposent, sans pour autant se traduire par des atteintes à des droits.
Their Minds and On Our Heads : The Persistence of Colonial Images of Muslim Women », Resources for Feminist Research (hiver 1993), p. 3-10. 48. J.-F. Gaudreault-DesBiens, op. cit., p. 253-260. 49. Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, [2004] 3 R.C.S. 698 (paragr. 51), citant : Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, 361. 50. J.-F. Gaudreault-DesBiens, op. cit., p. 257.
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La Charte québécoise et les conflits de droits Dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, la Cour suprême décrit la démarche analytique à suivre dans une situation de tension potentielle entre deux droits fondamentaux. On retrouve ici la nécessité de distinguer les conflits réels des tensions hypothétiques, distinction que nous respecterons ici : La collision entre plusieurs droits doit être envisagée dans le contexte factuel de conflits réels. Il faut d’abord déterminer si les droits censément en conflit peuvent être conciliés. Lorsque les droits en cause sont inconciliables, il y a véritablement conflit. En pareil cas, la Cour conclura à l’existence d’une limite à la liberté de religion et soupèsera les intérêts en cause en application de l’article premier de la Charte 51.
Existence ou inexistence d’un conflit ? On trouve un exemple « paradigmatique52 » de conciliation de droits en apparence opposés dans l’affaire Université Trinity Western53. La liberté religieuse et le droit de ne pas être victime de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle étaient potentiellement en conflit dans cette affaire, qui portait sur le refus d’agréer une université dont les programmes reflétaient une vision chrétienne du monde et qui, pour ce faire, exigeait des étudiants se destinant à l’enseignement qu’ils signent un document énonçant des « normes communautaires » défavorables aux activités homosexuelles. L’agrément de l’État avait été refusé à cette université, pour le motif qu’il était contraire à l’intérêt public d’approuver un programme de formation des enseignants offert par un établissement privé qui paraissait se livrer à des pratiques discriminatoires. En menant à bien l’exercice de conciliation, la Cour suprême utilise à la fois des principes et des arguments pragmatiques54. Elle souligne d’abord qu’un conflit potentiel entre des droits opposés peut se régler en délimitant correctement la portée respective de ces droits. Cela est nécessaire parce qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les droits fondamentaux : « Nous sommes en présence d’une situation dans laquelle il y a lieu de régler tout conflit éventuel en délimitant correctement les droits et valeurs en cause. Essentiellement, une bonne délimitation de la portée des droits permet d’éviter un conflit en l’espèce. Ni la 51. Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, op. cit., paragr. 50 (références omises). 52. Ontario Human Rights Commission, Balancing Conflicting Rights – Towards An Analytical Framework ; Toronto, La Commission, 2005, p. 16. 53. Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772. 54. Ontario Human Rights Commission, Balancing Conflicting Rights, op. cit., p. 16-17.
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liberté de religion ni la protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ne sont absolues55. » La Cour suprême ajoutera deux considérations pragmatiques, soit la nécessité d’une preuve concrète de comportements discriminatoires à l’endroit des personnes homosexuelles de la part des enseignants formés à l’université en question, ainsi que la nature privée de cette même université56. Dans certains cas, l’approche suivie dans l’affaire Trinity Western permettra d’éviter d’avoir recours aux dispositions limitatives des chartes des droits : les droits en présence seront tout simplement considérés ne pas entrer en conflit57. L’insistance mise sur le contexte factuel dans cette approche nous semble particulièrement importante, vu ce qui a été dit plus haut sur le rôle et la nature du droit comme instrument de résolution des conflits. Lorsqu’on aborde une situation où deux droits semblent être en conflit, l’analyse du contexte factuel – l’exercice d’un droit par une personne porte-t-il atteinte à l’exercice d’un autre droit par une autre personne ? – doit être la première question à se poser. En ce qui concerne la problématique qui nous intéresse, la question est, en somme, de savoir si l’exercice de la liberté religieuse porte réellement atteinte à un autre droit protégé par la Charte québécoise, ce droit pouvant relever de la catégorie des libertés et droits fondamentaux58, du droit à l’égalité59, des droits politiques60, des droits judiciaires61 ou encore, des droits économiques et sociaux62. L’absence d’une telle atteinte fera conclure à
55. Affaire Trinity Western, précitée (par. 29). En l’espèce, selon la Cour, la « bonne délimitation » de la liberté religieuse consistait à distinguer entre croyances et conduite : « La liberté de croyance est plus large que la liberté d’agir sur la foi d’une croyance » (par. 36). Ainsi, tant et aussi longtemps qu’une croyance discriminatoire ne se traduit pas par une conduite discriminatoire, les particuliers et les institutions auraient le droit d’affirmer ces croyances. 56. « La prise en considération des valeurs relatives aux droits de la personne dans ces circonstances comprend celle de la place des établissements privés dans notre société » : Trinity Western (par. 34). C’est pourquoi on peut douter que la politique discriminatoire de l’Université Trinity Western aurait eu droit à la même déférence, si elle avait été instaurée par une université publique. 57. Cette approche semble avoir été suivie par la Cour suprême dans Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, où la Cour s’est refusée à opposer la liberté de religion et le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition des biens, puisque les incidences sur ce dernier étaient jugées « tout au plus minimes ». 58. Partie I, chapitre I (articles 1 à 9.1). 59. Partie I, chapitre I.1 (articles 10 à 20.1). 60. Partie I, chapitre II (articles 21 et 22). 61. Partie I, chapitre III (articles 23 à 38). 62. Partie I, chapitre IV (articles 39 à 48).
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une situation de simple tension où la médiation du droit n’est pas requise. L’article 9.1 et la gestion des conflits de droits Pour aborder les véritables conflits de droits, le recours aux dispositions limitatives telles que l’article premier de la Charte canadienne ou l’article 9.1 de la Charte québécoise reste néanmoins un outil privilégié. Dans l’arrêt Multani, la Cour suprême souligne « les avantages qu’il y a à concilier les droits opposés dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier63 ». Ces avantages avaient été décrits quelques années plus tôt, dans l’affaire Ross : Cette méthode est préférable sur le plan analytique parce qu’elle donne au contrôle judiciaire en vertu de la Charte la plus large portée possible et fournit une méthode plus complète d’évaluation des valeurs opposées pertinentes […]. Ce point de vue me semble s’imposer dans le présent pourvoi où l’intimé allègue une atteinte grave à ses droits à la liberté d’expression et de religion dans des circonstances nécessitant une analyse contextuelle détaillée. Dans ces circonstances, il ne fait aucun doute que la méthode analytique détaillée que notre Cour a établie sous le régime de l’article premier constitue un mécanisme plus pratique et complet qui comporte l’examen de toute une gamme de facteurs aux fins de l’appréciation d’intérêts opposés […]64.
En matière de conflits entre le droit à l’égalité et la liberté religieuse, la pertinence de l’article 9.1 de la Charte québécoise est affirmée et bien mise en lumière dans l’affaire Bruker, une décision récente de la Cour suprême65. La Cour était alors saisie d’une action en dommages-intérêts intentée par une épouse à la suite du non- respect d’une entente contractuelle dans laquelle l’époux s’était engagé à lui accorder le divorce religieux juif ou guet. Dans le droit juif, le refus d’accorder le guet a pour conséquence d’empêcher le remariage religieux de l’épouse, qui demeure ainsi mariée aux yeux de la religion, bien qu’elle ait pu obtenir le divorce civil par ailleurs. L’époux prétendait que l’obligation de payer des dommages-intérêts 63. Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256 (paragr. 26). 64. Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825 (par. 7475). Était en cause dans cette affaire le droit, pour un enseignant, d’exprimer des convictions antisémites qui compromettaient le droit des élèves à un milieu d’apprentissage exempt de discrimination. 65. Bruker c. Marcovitz, 2007 CSC 54 (14 décembre 2007).
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aurait pour effet de brimer sa liberté de religion. Selon la Cour suprême, ce type d’argument devait s’apprécier à la lumière de l’article 9.1 de la Charte. « L’art. 9.1 confirme le principe selon lequel la revendication du droit à la liberté de religion doit être conciliée avec les droits, les valeurs et le préjudice opposés66. » La Cour procédera donc à un exercice « complexe67 », consistant à voir si la revendication religieuse de l’époux pouvait être conciliée avec ces derniers. Elle mettra d’abord en doute la sincérité des scrupules religieux de l’époux, qui lui étaient apparemment venus après coup, et visaient à lui permettre de se soustraire à son engagement. Mais d’abord et avant tout, ce sont les conséquences du refus d’accorder le guet sur la capacité de la femme de se remarier dans sa religion qui seront déterminantes, aux yeux de la Cour, comme en témoigne l’extrait suivant : Ce qui joue le plus contre [l’époux], ce sont les atteintes importantes que la violation de ses obligations juridiques porte à nos engagements – précisés dans la Constitution et les lois – envers l’égalité, la liberté de religion et la liberté de choix en matière de mariage et de divorce. [L]e refus d’accorder le get constitue à l’égard des femmes juives une indignité injustifiée que, dans la mesure du possible, le système juridique canadien ne devrait pas accepter. Nous reconnaissons également aux Canadiens le droit de décider euxmêmes si leur mariage est irrémédiablement brisé et nous tentons de leur permettre – et non de les empêcher – de continuer leurs vies, y compris avec de nouvelles familles. De plus, en droit canadien, le mariage et le divorce sont ouverts tant aux hommes qu’aux femmes. Par contre, selon la loi juive, le get ne peut être accordé que par l’époux. Pour la femme juive empêchée par ses principes religieux d’envisager le remariage à moins qu’il soit conforme à la loi juive, le refus du guet la prive du droit de se remarier. […] Le refus de l’époux d’accorder le get à son épouse la prive donc arbitrairement de l’accès à un recours qu’elle possède de façon indépendante en droit canadien, et il lui enlève la possibilité de se remarier et de refaire sa vie conformément à ses croyances religieuses68.
L’arrêt Bruker démontre que, dans le cadre de l’article 9.1 de la Charte québécoise, il est possible de sanctionner – y compris dans le 66. Bruker, précitée (paragr.77). 67. Id. (paragr. 78). 68. Id. (paragr. 80 à 82). Un jugement subséquent de la Cour supérieure va dans ce sens également. Voir : Abadi c. Hadid, C.S. Montréal 500-12-236288-977, 6 mars 2008 (j. Anne-Marie Trahan).
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contexte de rapports purement privés, soulignons-le69 – les atteintes au droit des femmes de ne subir aucune discrimination, que ce soit dans l’exercice de leur liberté religieuse, de leur liberté de choix en matière de mariage70 ou dans l’exercice de tout autre droit ou liberté garantis par la Charte. S’agit-il ici de l’égalité sans discrimination fondée sur le sexe de l’épouse, ou de l’égalité sans discrimination fondée sur sa religion ? Comme s’il lui répugnait de « choisir » entre les deux motifs, la Cour n’est jamais explicite sur ce point. En fait, l’arrêt Bruker constitue peut-être une première application (il est vrai implicite…) par la Cour du concept de l’entrecroisement des motifs de discrimination. Entre-temps, dans l’affaire Hôpital général juif 71, le Tribunal des droits de la personne du Québec a rappelé la pertinence de l’article 9.1 pour l’analyse d’une situation de conflit entre deux droits reconnus au même titre par la Charte, tout particulièrement lorsqu’un de ces deux droits est celui de ne pas être victime de discrimination sur la base du sexe. Dans cette affaire où l’Hôpital, pour préserver la dignité, l’intégrité et la vie privée des patients ainsi que leur liberté de religion, avait adopté une politique de « sexualisation » des postes, nettement défavorable aux femmes, le Tribunal cite l’article 9.1 et rappelle que les droits des patients, n’étant pas absolus, doivent tenir compte du droit des employés à des conditions de travail exemptes de discrimination, ainsi qu’à la sauvegarde de leur propre dignité. En l’espèce, le Tribunal a estimé que la politique institutionnelle de sexualisation péchait par excès de généralité, en ce que l’Hôpital n’avait pas démontré en quoi le respect des droits des patients exigeait une sexualisation générale des postes ne tenant pas compte des besoins particuliers de certaines unités ou de certains services. Non sans une certaine ironie, le Tribunal a laissé entendre que c’était le personnel féminin qui était ici en droit de s’attendre à des mesures 69. La Cour applique en effet le premier alinéa de l’article 9.1 comme une véritable disposition limitative, sans mentionner le fait que la jurisprudence antérieure semblait confiner cet alinéa à un rôle purement interprétatif : Ford c. Québec, précité (note 43). 70. La liberté du mariage peut être considérée comme implicitement protégée par les chartes des droits, que ce soit sous l’article 1 de la Charte québécoise ou l’article 7 de la Charte canadienne. En effet, elle se rattache à la « sphère irréductible d’autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées » dont parle l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, à la p. 893. Le droit de se marier et de fonder une famille est explicitement prévu à l’art. 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par le Canada ((1976) 993 R.T.N.U. 187). 71. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis, TDPQ Montréal 500-53-000182-020, 2007 QCTDP 29 (CanLII).
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d’accommodement, car il revenait à l’Hôpital de démontrer qu’il lui était impossible de composer avec les demandes de ce personnel sans subir de contrainte excessive72. La contrainte excessive en tant que limite de l’accommodement L’article 9.1, dont il vient d’être question à titre de limite potentielle à l’exercice de la liberté religieuse, ne s’applique qu’à ce titre. En effet, l’article 9.1 ne vise que l’exercice des libertés et droits fondamentaux au sens strict, soit ceux qui sont énumérés aux neuf premiers articles de la Charte et dont fait partie la liberté de religion. Il ne s’applique pas au droit à l’égalité proprement dit73. Or, c’est de ce dernier droit que l’obligation d’accommodement raisonnable tire sa source. Sans perdre de vue le caractère quelque peu artificiel de la distinction qui nous devons faire sur ce point (et sur laquelle nous reviendrons avant de conclure), il nous faut donc considérer une notion propre à l’accommodement raisonnable, celle de la « contrainte excessive74 ». Dans une contribution antérieure, nous avons souligné que les critères actuels de la contrainte excessive, qui furent élaborés d’abord et avant tout dans le contexte de rapports privés entre employeurs et salariés, ne tenaient pas suffisamment compte de la réalité particulière des institutions publiques, lesquelles ont des responsabilités envers l’ensemble de la collectivité75. Comme on le sait, les critères jurisprudentiels actuels76 tendent à traduire prioritairement des considérations d’ordre matériel, organisationnel et financier. Il reste que la prise en compte de l’impact d’un accommodement sur l’éga72. Hôpital général juif, précitée (par. 227 à 246). 73. Ford c. Québec, précité (note 43). Le droit à l’égalité possède ses propres limites (voir les articles 19(3), 20 et 20.1). 74. Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, p. 555. La contrainte excessive et la notion de raisonnabilité sont deux façons différentes d’exprimer le même concept : Central Okanagan School District No 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, p. 984. 75. Pierre Bosset, « Le foulard islamique et l’égalité des sexes : réflexion sur le discours juridique institutionnel en France et au Québec », dans Citoyenneté et droits fondamentaux. Une citoyenneté limitée, fragmentée, illusoire ?, (M. Coutu, P. P. Bosset, C. Gendreau et D. Villeneuve, (dir.), Montréal, Éditions Thémis, 2000, p. p. 303-321. (V. aussi : P. Bosset, « Pratiques et symboles religieux : quelles sont les responsabilités des institutions ? », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Les 25 ans de la Charte québécoise (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2000, p. 61). 76. Pour une liste détaillée des critères employés dans la jurisprudence, voir Christian Brunelle, Discrimination et obligation d’accommodement raisonnable en milieu de travail syndiqué, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2001, p. 248-251.
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lité des sexes est tout à fait possible à l’intérieur des critères actuels de la contrainte excessive. Parmi les critères dont il y a lieu de tenir compte dans l’appréciation de la « raisonnabilité » d’un accommodement, figure déjà l’atteinte aux droits d’autrui77 : assurément, un critère aussi large permet de considérer comme déraisonnable un accommodement qui porterait atteinte au droit à l’égalité sans discrimination fondée sur le sexe78. Cette prise en compte des droits d’autrui est, du reste, conforme à l’esprit du préambule de la Charte, selon lequel « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui79 ». Il nous semble tout à fait possible, par ailleurs, de subsumer les responsabilités particulières que la loi peut assigner à certaines institutions publiques à l’égard de l’égalité des sexes80 sous le critère du bon fonctionnement de l’institution, critère déjà reconnu par la jurisprudence comme devant présider à l’appréciation de ce qui constitue ou non un accommodement raisonnable81. En ces matières, les limites de l’obligation d’accommodement tiennent donc peut-être moins au concept apparemment abstrait de la contrainte excessive qu’à l’ingéniosité et à la créativité des plaideurs82. En terminant, il nous faut revenir sur le caractère artificiel de la distinction que nous avons dû faire entre l’article 9.1 de la Charte 77. Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489 ; Renaud c. Central Okanagan School District No 23, [1992] 2 R.C.S. 970. 78. Telle était déjà la conclusion à laquelle en arrivait la CDPDJ, en 1995 : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Le pluralisme religieux au Québec, un défi d’éthique sociale (1995), p. 23. Plus récemment, voir, dans le même sens, l’avis du Conseil du statut de la femme, Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse, précité (note 7), p. 95 à 100. 79. Charte, préambule (4e considérant). Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Centre de la petite enfance Gros-Bec, le Tribunal des droits de la personne souligne que l’appréciation de ce qui constitue un accommodement raisonnable sans contrainte excessive doit « tenir compte du fait que les droits et libertés protégés sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général, comme nous l’indique le quatrième alinéa du préambule de la Charte » : TDP Montréal (n° 500-53-000256-071), 29 mai 2008 (Mme la juge Rivet), p. 32. 80. Par exemple, la Loi sur l’instruction publique énonce que l’école a pour mission « d’instruire, de socialiser et de qualifier » les élèves. Elle impose explicitement à l’enseignant l’obligation de prendre les moyens nécessaires pour développer chez ses élèves le respect des droits de la personne, ce qui inclut de toute évidence l’égalité des sexes : L.R.Q., c. I-13.3, art. 22 et 36. 81. Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears, précitée (note 74). 82. P. Bosset, « Limites de l’accommodement : le droit a-t-il tout dit ? », op. cit. (V. aussi : P. Bosset, « Les fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodement raisonnable », op. cit., p. 27).
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comme limite à l’exercice de la liberté religieuse et la limite de l’obligation d’accommodement que constitue la contrainte excessive. Comme le souligne C. Brunelle, cette artificialité s’explique par la structure même de la Charte québécoise, qui recourt à pas moins de trois procédés distincts pour limiter la portée des droits et libertés qui y sont reconnus, soit : l’article 9.1 pour les libertés et droits fondamentaux au sens strict ; les articles 19(3), 20 et 20.1 pour le droit à l’égalité ; et les limitations dites « intrinsèques » propres à certains droits83. La distinction entre l’article 9.1 et la contrainte excessive pourra-t-elle tenir encore longtemps ? En pratique, la liberté religieuse et le droit à l’égalité sans discrimination fondée sur la religion ne sont-ils pas quasi interchangeables, pour reprendre la formule de J. Woehrling84 ? Si l’on remonte jusqu’aux sources historiques de l’obligation d’accommodement raisonnable en droit canadien, on constatera qu’une intime parenté existe entre l’accommodement raisonnable en matière religieuse et le libre exercice de la religion85. Dans cette mesure, on peut faire l’hypothèse que le jour viendra où les facteurs mentionnés à l’article 9.1 (ordre public, valeurs démocratiques et bien-être général) seront explicitement reconnus comme des facteurs à prendre en considération dans l’identification des limites de l’obligation d’accommodement raisonnable.
Conclusion « [L]e droit à la protection des différences ne signifie pas que ces différences restent toujours prépondérantes. Celles-ci ne sont pas toutes compatibles avec les valeurs canadiennes fondamentales et par conséquent, les obstacles à leur expression ne sont pas tous arbitraires. Déterminer les circonstances dans lesquelles l’affirmation d’un droit fondé sur une différence doit céder le pas à un intérêt public plus pressant constitue un exercice complexe, nuancé, tributaire des faits 83. Christian Brunelle, « La sécurité et l’égalité en conflit : la structure de la Charte québécoise comme contrainte excessive ? », dans La Charte des droits et libertés de la personne : pour qui et jusqu’où ?, textes des conférences d’un colloque tenu les 28-29 septembre 2005 sous les auspices du Tribunal des droits de la personne et du Barreau du Québec (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005), p. 343-377. 84. José Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société canadienne à la diversité religieuse », (1998) 43 R.D. McGill 325, p. 364. 85. La Cour suprême s’est explicitement référée à la liberté religieuse au moment de consacrer l’obligation d’accommodement raisonnable en droit canadien. Voir : O’Malley c. Simpsons-Sears, précitée (note 74), p. 553-554 : « La question [de l’accommodement] n’est pas exempte de difficultés. […] Le problème se pose lorsqu’on se demande jusqu’où peut aller une personne dans l’exercice de sa liberté religieuse ? »
6 • Accommodements raisonnable et égalité des sexes. Tensions, contradictions
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propres à chaque espèce qu’il serait illusoire d’encadrer nettement86. »
Bien que l’accommodement raisonnable repose sur l’une des valeurs qui sous-tendent les chartes des droits – l’égalité –, les limites de l’obligation d’accommodement raisonnable ont rarement été définies en se référant de façon explicite au droit à l’égalité d’autrui, du moins jusqu’à maintenant. C’est sur cette base que la légitimité des solutions juridiques fondées sur l’accommodement raisonnable en matière religieuse est parfois remise en question. Cette problématique se pose tout particulièrement en matière religieuse, où une perspective communautaire (plutôt que « libérale » ou « sociale ») est souvent présente87. Un enjeu important et sous-jacent à notre réflexion consiste donc à intégrer de manière plus explicite les valeurs fondamentales protégées par la Charte québécoise dans le raisonnement permettant de déterminer les limites de la liberté religieuse et celles de l’accommodement raisonnable. Or, faut-il rappeler que, si la Charte québécoise se montre tout aussi ouverte à la diversité religieuse et culturelle que les lois antidiscrimination du reste du Canada, « elle n’accorde pas de primauté de principe à la liberté religieuse lorsque celle-ci entre en conflit avec d’autres droits fondamentaux, tels que […] le droit à l’égalité 88 » ? Comme le laisse entendre le passage cité plus haut, la gestion de tels conflits fait appel au sens de l’équilibre et de la nuance. Nous croyons avoir ici démontré que la Charte québécoise comportait en elle-même les ressorts nécessaires à assurer la difficile conciliation entre l’exercice de la liberté religieuse et le principe d’égalité des sexes. Mais nous avons aussi voulu montrer que les conflits de ce type devaient être abordés sur la base de l’interdépendance des droits de la personne et de la non- hiérarchie existant entre eux, ainsi qu’en tenant compte du fait que les motifs de discrimination que sont la religion et le sexe ne sont pas des concepts abstraits mais des réalités concrètes, pouvant s’incarner dans une seule et même personne. Ici, la thématique de la 86. Arrêt Bruker, précité (paragr. 2). 87. Sur l’émergence de la perspective communautaire dans la sphère du droit, voir Andrée Lajoie, Jugements de valeurs, coll. « Les voies du droit », Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 61-63. L’auteure décrit la perspective communautaire comme « un courant de pensée distinct et assez éloigné du libéralisme, notamment par sa valorisation d’une certaine solidarité sociale d’abord à vocation universaliste, évoluant ensuite vers la réparation d’injustices sécuaires subies par certains groupes ». 88. M. Coutu, « Les libertés et droits fondamentaux, entre individu et société », dans P. Bosset (dir.), La Charte québécoise des droits et libertés après 25 ans, op. cit., vol. 2, p. 190.
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« confluence » des motifs de discrimination, de plus en plus présente non seulement dans la théorie moderne des droits et libertés, mais aussi dans la pratique des instances administratives et judiciaires responsables de la mise en œuvre du droit à l’égalité, permet d’entrevoir des façons renouvelées de saisir la dynamique discriminatoire. Nous aimons y voir une preuve de la fécondité et de l’intérêt pratique des critiques dites « théoriques » du droit, et surtout de leur confrontation.
Convictions religieuses individuelles versus égalité entre les sexes : ambiguïtés du droit québécois et canadien Louis-Philippe Lampron* ,** « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » Charles de Montesquieu, 17481
* Professeur de droit public à la Faculté de droit de l’Université Laval depuis 2007, l’auteur termine actuellement la rédaction d’une thèse de doctorat en cotutelle au sein de l’Université Laval et de l’Université d’Avignon et des pays de Vaucluse dont le titre préliminaire est : Droits fondamentaux et convictions religieuses en milieu de travail : hiérarchie ou parité ? ** Le présent article constitue une légère adaptation d’un rapport remis par l’auteur au Conseil du statut de la femme (Québec) dans le cadre des consultations préalables à la mise à jour d’un avis publié en décembre 1997 par ce même Conseil (CSF, Droits des femmes et diversité : Avis du Conseil du statut de la femme, Québec, CSF, 1997), mise à jour qui a mené à la publication d’un nouvel avis : CSF, Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse, Québec, Conseil du statut de la femme, 2007, lequel a d’ailleurs été présenté sous forme de résumé devant la Commission Bouchard-Taylor (voir infra, note 13) : CSF, Droit à l’égalité entre les femmes et les hommes et liberté religieuse : résumé de l’Avis du Conseil du statut de la femme, Québec, CSF, 2007, [en ligne : http ://www.accommodements.qc.ca/ documentation/memoires/A-N-Montreal/conseil-du-statut-de-la-femme.pdf], (page consultée le 1er avril 2008). À cet égard, l’auteur tient à remercier la professeure Louise Langevin, titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes, pour l’occasion offerte de participer à ces consultations et les nombreuses discussions portant sur la thématique de l’article. 1. Charles de MONTESQUIEU, « Livre XI, chapitre III : ce que c’est que la liberté », dans Denis A. CANAL et Michel CLÉMENT, Montesquieu, de l’esprit des lois : textes choisis, Paris, Larousse, 1995, p. 99.
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Toute personne ayant à s’intéresser au thème de la religion au XXIe siècle sera inévitablement confrontée à un fascinant paradoxe. En effet, de nos jours, deux tendances aussi fortes qu’opposées se dégagent : alors que, d’un côté, de plus en plus d’individus s’affirment – ou s’affichent – comme athées, agnostiques, « non pratiquants » ou pratiquant une forme de « religion à la carte2 », de l’autre émergent une radicalisation des pratiques religieuses traditionnelles3 et plusieurs « nouveaux mouvements religieux » qui gagnent de plus en plus en popularité4. Au Canada, comme au sein de la plupart des autres pays dits « occidentaux », cette dichotomie se trouve renforcée par un éclatement de plus en plus marqué des affiliations religieuses et culturelles. À titre illustratif, le recensement de la population canadienne effectué en 2001 a permis de constater que, bien que les individus affirmant appartenir aux différents mouvements chrétiens soient toujours fortement majoritaires5, les religions non occidentales ont connu une croissance assez impressionnante en moins de dix ans6. En droit québécois, les deux principaux instruments visant à protéger les droits fondamentaux de la personne, la Charte canadienne 2. Selon l’auteur Jean Delumeau, professeur au Collège de France : « On constate aujourd’hui, en Occident surtout, une mise en cause de la religion traditionnelle, mais aussi un nouveau ferment religieux, un réveil de la spiritualité caractérisé par la juxtaposition d’éléments venus parfois de traditions hétérogènes. On parle alors de « bricolage », de « religion à la carte », de « syncrétisme » à partir d’éléments achetés dans des « super marchés spirituels » : Jean DELUMEAU, Des religions et des hommes, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 460. Pour des statistiques concernant la baisse de la pratique religieuse au Canada, voir : Warren CLARK, « Religion – évolution de la pratique religieuse au Canada », (2003) 68 Tendances sociales canadiennes 2. 3. On peut penser par exemple aux intégristes musulmans, ultra-orthodoxes juifs ou aux mouvements chrétiens fondamentalistes comme le mouvement Born Again Christians. 4. Quelques exemples de « nouveaux mouvements religieux » ou, d’une manière plus péjorative, « sectes » : les témoins de Jéhovah, l’Église de Scientologie, et les mouvements raëlien et krishna. 5. CENTRE CANADIEN DE LA STATISTIQUE JURIDIQUE, Les groupes religieux au Canada, Ottawa, Industrie Canada, 2001, p. 4 ; COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, Portrait religieux du Québec en quelques tableaux, décembre 2006, [en ligne : http ://www.cdpdj.qc.ca/fr/placedelareligion/docs/religion-Quebecstatistiques.pdf], (page consultée le 24 mars 2008), p. 2. 6. Par exemple, entre 1991 et 2001, le nombre d’individus de religion musulmane a plus que doublé au Canada (passant de 253 300 à 579 600) tandis que le nombre d’individus s’affirmant être de religion sikh et hindoue a augmenté de 89 % (pour atteindre, respectivement, le nombre de 278 400 et de 297 200) : STATISTIQUE CANADA, Recensement de 2001, série « analyses » : les religions au Canada, Ottawa, Industrie Canada, 2003, p. 8. Voir aussi : COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, id., p. 8-9.
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des droits et libertés7 (ci-après la Charte canadienne) et la Charte des droits et libertés de la personne8 (ci-après la Charte québécoise), consacrent, à l’instar du droit international, le droit de tout individu à la liberté de conscience et de religion9. Or, ces instruments juridiques protègent également d’autres droits fondamentaux, tels les droits à la sécurité ou à la dignité de sa personne, à la vie privée et, plus spécifiquement dans le cadre de la présente étude, à l’égalité entre les hommes et les femmes. Au cours des derniers mois, l’actualité québécoise a mis en lumière un certain nombre de situations où des revendications à caractère culturel ou religieux ont créé un malaise au sein de la population québécoise10. Or, qu’il s’agisse du cas des juifs hassidim qui ont demandé – et temporairement obtenu – que les vitres d’un YMCA voisin d’une synagogue soient givrées afin que soient soustraites de leur vue les femmes qui s’entraînaient en tenue sportive11 ou de celui des « pseudo-directives12 » internes émises par la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ) et le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) à l’intention de leurs employées de sexe féminin et qui leur suggérait de céder leur place à des collègues de sexe mascu7. Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982), R.-U., c. 11)]. 8. L.R.Q., c. C-12. 9. Charte canadienne : art. 2a) ; Charte québécoise : art. 3. 10. Myriam JÉZÉQUEL, « Vent de colère et accommodements : quand trop... c’est trop ? », (février 2007) 39 Journal du Barreau 1 ; Giuseppe SCIORTINO, « Débat autour de l’accommodement raisonnable : quand on craint pour sa quiétude », Journal Le Devoir, 18 janvier 2007, p. A-7 ; Marc-André DOWD, « L’accommodement raisonnable : éviter les dérapages », Journal Le Devoir, 21 novembre 2006, p. A-7 ; Alexandre SHIELDS, « Tempête identitaire au Québec : Charest affirme que les Québécois ne sont pas racistes ; Dumont rejette le vieux réflexe minoritaire », Journal Le Devoir, 16 janvier 2007, p. A-1. 11. Sylvie ST-JACQUES, « YMCA de l’avenue du Parc : cachez ce short qu’on ne saurait voir », Journal La Presse, 7 novembre 2006, [en ligne : http ://www.cyberpresse.ca/ article/20061107/CPACTUALITES/611070632&SearchID=7326501430720], (page consultée le 28 mars 2008). À noter que le YMCA de l’avenue du Parc est récemment revenu sur sa décision et a finalement fait dégivrer les fenêtres en question, pour les équiper de stores : Rollande PARENT, « Les fenêtres du YMCA du Parc seront transparentes », Presse canadienne, 19 mars 2007, [en ligne : http ://www.cyberpresse.ca/article/20070319/CPACTUALITES/70319128/1019/CPACTUALITES], (page consultée le 28 mars 2008). 12. L’expression est tirée du rapport de la Commission Bouchard-Taylor (voir infranote 14) dans le cadre duquel elle était destinée à résumer les importantes nuances apportées quant aux faits qui avaient été publiés dans les différents journaux eu égard aux controverses entourant la SAAQ et le SPVM (voir infra note 13). Voir à cet égard : Gérard BOUCHARD et Charles TAYLOR, Fonder l’avenir : le temps de la conciliation, rapport final de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, Québec, gouvernement du Q uébec, 2008, p. 54, 56, et 70-71.
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lin lorsque se présentaient des individus à qui leur religion ne permettait pas de traiter avec des femmes13, la plupart de ces revendications mettaient en cause ce principe fondamental de l’égalité entre les hommes et les femmes14. Considérant l’historique des principaux mouvements religieux et le rôle inégalitaire que ces derniers réservaient – et réservent d’ailleurs toujours – aux femmes dans la société15, force est de constater que ces deux droits fondamentaux impliquent un très fort poten13. SAAQ : Tommy CHOUINARD, « Accommodement à la SAAQ : la question soulève un tollé », Journal La Presse, 2 février 2007, [en ligne : http ://www.cyberpresse.ca/ article/20070202/CPACTUALITES/702020655/5358/CPPRESSE], (page consultée le 28 mars 2008) ; SPVM : Gabriel BÉLAND, « Accommodement raisonnable : les policières invitées à s’effacer devant des hassidim », Journal La Presse, 15 novembre 2006, [en ligne : http ://www.cyberpresse.ca/article/20061115/CPACTUALITES/611150650/5032/ CPACTUALITES], (page consultée le 28 mars 2008). On peut également penser aux revendications de communautés religieuses qui ont demandé – et dans certains cas obtenu – des heures de bain « sexualisées » (au cours desquelles seuls des hommes, puis des femmes pouvaient se baigner) : Anick GERMAIN et Francine DANSEREAU (dir.), Les pratiques municipales de gestion de la diversité à Montréal, Montréal, Institut national de la recherche scientifique, 2003, p. 23 et 33, [en ligne : http ://im.metropolis.net/GESTION_ DIVERSIT__MONTR_AL_FINAL-030616.pdf], (page consultée le 28 mars 2008). 14. L’effervescence médiatique et politique ayant entouré ces différents événements a d’ailleurs été à l’origine de la mise sur pied, le 8 février 2007, de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (souvent appelée : « Commission Bouchard-Taylor », du nom de ses coprésidents, le philosophe politique Charles Taylor et le sociologue Gérard Bouchard) et dont le mandat était principalement de « mener une vaste consultation sur le sujet des accommodements raisonnables [des accommodements raisonnables accordés en raison de différences culturelles] et de formuler des recommandations au gouvernement pour que ces pratiques d’accommodement soient conformes aux valeurs de la société québécoise en tant que société pluraliste, démocratique et égalitaire. » : COMMISSION DE CONSULTATION SUR LES PRATIQUES D’ACCOMMODEMENT RELIÉES AUX DIFFÉRENCES CULTURELLES, Mandat [en ligne : https ://www.accommodements.qc.ca/commission/mandat.html], (page consultée le 25 mars 2008). Les travaux de la Commission ont débouché sur un volumineux rapport qui a été rendu public le 22 mai 2008 : G. BOUCHARD et C. TAYLOR, op. cit., note 12. 15. « Le droit fondamental avec lequel les demandes d’accommodement fondées sur la religion risquent le plus d’entrer en conflit est celui de l’égalité des femmes. En effet, de nombreuses religions contiennent des principes concernant par exemple la vie familiale, les successions, le statut des personnes ou le code vestimentaire qui sont incompatibles avec l’égalité des sexes dans la mesure où ils confinent la femme à un statut subordonné. » : José WOEHRLING, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », (1998) 43 Revue de droit de McGill 325, 353. Voir aussi : Paul EID, Les accommodements raisonnables en matière religieuse et les droits des femmes : la cohabitation est-elle possible ?, Montréal, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2006, p. 6 ainsi que LOBBY EUROPÉEN DES FEMMES, La religion et les droits humains des femmes la position du Lobby européen des femmes, mai 2006, [en ligne : http ://www. womenlobby.org/SiteResources/data/MediaArchive/policies/Women_%20Diversity/ rwh_06_fr.pdf], (page consultée le 18 mars 2008).
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tiel conflictuel et soulèvent, par leur simple lecture, une question primordiale : quelle est la limite au-delà de laquelle les revendications fondées sur les convictions religieuses qui entrent en contradiction avec le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes ne peuvent plus être acceptées au sein d’une société libre et démocratique ? Conséquence probable de l’infinie complexité des litiges touchant à la conscience des individus, il apparaît que le droit québécois et canadien est loin d’être cohérent et/ou prévisible sur plusieurs aspects de cette question. L’existence de ce flou juridique ne peut être démontrée que par la présentation d’un tour d’horizon, le plus complet possible, de l’état actuel du droit québécois et canadien concernant le traitement juridique qui est – ou pourrait être – accordé aux litiges impliquant un conflit entre la liberté de conscience et de religion de certains indi vidus et le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes. Pour ce faire, nous procéderons d’abord à une analyse documentaire de la jurisprudence et doctrine portant sur les principales dispositions protégeant, tant au Canada qu’au Québec, la liberté de conscience et de religion et l’égalité entre les sexes, avant de nous livrer à un exercice prospectif nous permettant de cerner les principaux secteurs où l’indétermination du droit québécois et canadien est susceptible de poser problème. Nous risquerons finalement une succincte analyse critique de cet état du droit à la lumière des principes pertinents émanant du droit international.
1. La portée de la protection canadienne et québécoise des droits en cause À l’instar des principaux instruments internationaux que nous analyserons en deuxième partie, les lois concernant les droits fondamentaux de la personne applicables au Canada et au Québec protègent, grosso modo, le même ensemble de droits et libertés fondamentaux. Des différents instruments juridiques applicables au Québec, tels que la Déclaration canadienne des droits de la personne16 [ci-après la DCDP] et la Loi canadienne sur les droits de la personne17 [ci-après la LCDP], nous avons choisi de limiter notre analyse aux Chartes canadienne et québécoise principalement parce que : (1) ces deux textes de loi sont les plus souvent utilisés en matière de litiges fondés sur les 16. L.R.C. (1985), app. III. 17. L.R.C. (1985), ch. H-6.
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droits de la personne18 ; et (2) les droits et libertés protégés par les autres textes visant à protéger les droits de la personne le sont d’une manière soit similaire, soit moins généreuse19 qu’en vertu des deux chartes. Ainsi, les deux chartes protègent un ensemble de droits – impliquant un aspect « actif » pour les individus qui en sont bénéficiaires : il faut faire valoir ses droits20 – et de libertés – impliquant un aspect « passif » tant pour la personne qui en est bénéficiaire que pour l’État qui ne doit pas les brimer : « possibilité, pouvoir d’agir sans contrainte21 », lesquels se trouvent inextricablement liés les uns aux autres. Illustrant l’intimité de la relation devant exister entre les droits et libertés fondamentaux, la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart en 1986, offre un passage très éclairant où elle met sur un pied d’égalité la protection des libertés fondamentales (d’expression, d’association et de conscience et de religion) et celle du droit à l’égalité : Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. Une société libre vise à assurer à tous l’égalité quant à la jouissance des libertés fondamentales et cela peut être dit sans s’appuyer sur l’article 15 de la Charte. La liberté doit sûrement reposer sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l’être humain [...] La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience22. [nos soulignés] 18. Pour s’en convaincre, un lecteur n’aura qu’à consulter l’ouvrage du professeur Henri BRUN et Fannie LAFONTAINE, Charte des droits de la personne : législation, jurisprudence et doctrine, coll. Alter ego, 21e éd., Montréal, Wilson et Lafleur, 2008, et constater de visu la disproportion existant entre le volume de jurisprudence analysée en vertu des chartes canadienne et québécoise par rapport aux autres textes protégeant les droits et libertés fondamentaux. 19. En effet, la LCDP vise exclusivement la protection contres les actes de discrimination et ne s’applique qu’aux organismes sous juridiction fédérale (art. 2) et, quant à la DCDP, il est manifeste que les tribunaux lui conférèrent une portée excessivement restrictive. Voir à ce propos : Henri BRUN, « Feu la D.C.D : L’arrêt Miller et la peine de mort », (1977) 18 Cahiers de droit 567. 20. Josette REY-DEBOVE et Alain REY (dir.), « Droit », dans REY-DEBOVE, Josette et Alain REY (dir.), Le Nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, 2007, p. 788. 21. Id., p. 1451. 22. R. c. Big M Drug Mart, [1985] 1 R.C.S. 295, parag. 94-95.
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Nous fondant sur cet extrait de la Cour suprême du Canada, et pour reprendre une expression consacrée, il est donc valable d’affirmer que l’exercice des droits et libertés des uns ne peut empiéter sur les droits et libertés des autres. Toutefois, avant de nous attarder à l’analyse du processus juridique sous-jacent au traitement d’un conflit entre le droit à la liberté de conscience et de religion et le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, la portée individuelle qui a été accordée par les tribunaux canadiens à ces deux droits fondamentaux de la personne doit être clairement définie. En effet, les droits et libertés fondamentaux étant, par nature, formulés d’une manière large et générale23, la véritable portée de ces droits ne peut être décelée qu’en analysant l’interprétation qu’en ont faite les tribunaux, et plus spécifiquement, les juges de la Cour suprême du Canada24. C’est pourquoi l’analyse de la jurisprudence pertinente sera au cœur de cette première partie.
1.1 La liberté de conscience et de religion 1.1.1 Portée générale de cette liberté Tant la Charte canadienne que la Charte québécoise protègent la liberté de conscience et de religion : Charte canadienne des droits et libertés : Art. 2 Chacun a les libertés fondamentales suivantes : a) liberté de conscience et de religion. [nos soulignés]
23. En droit constitutionnel américain, Laurence Tribe écrivait à juste titre que : « The Constitution is an intentionally incomplete, often deliberately indeterminate structure for the participatory evolution of political ideals and governmental practices ». Sidney Peck, pour sa part, expliquait qu’un texte juridique comme la Charte laisse beaucoup de place au rôle créateur du juge : “ Judges do not discover meaning from the words ; they assign meaning to the words“ » : Stéphane BEAULAC, « L’interprétation de la Charte : Reconsidération de l’approche téléologique et réévaluation du rôle du droit international », dans Gérald-A. BEAUDOIN et Errol MENDES (dir.), Charte canadienne des droits et libertés, 4e édition, Markham, Lexis Nexis Butterworths, 2005, p. 27, aux pages 43-44. 24. La Cour suprême du Canada, en vertu de sa position hiérarchique au sein du système judiciaire canadien, est en effet la seule instance dont les jugements doivent impérativement être respectés par toutes les autres instances judiciaires du Canada. Voir à ce sujet : Joel BAKAN et al. (dir.), Canadian Constitutional Law, 3e édition, Toronto, Montgomery, 2003, pp. 469 et ss.
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Charte des droits et libertés de la personne : Art. 3 Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association. [nos soulignés] Concrètement, cette liberté fondamentale impose à l’État (ainsi qu’aux institutions privées non liées à la réalisation d’objectifs religieux25 en vertu de la Charte québécoise26) une « obligation de neutralité à l’égard de l’ensemble des religions27 », ce qu’on peut définir, a contrario, comme une obligation de justifier raisonnablement toute contrainte imposée à l’exercice des libertés religieuses : [La liberté de conscience et de religion] conserve un caractère essentiellement négatif. En règle générale, l’État s’abstient d’agir sur le plan religieux. Il lui appartient tout au plus de mettre en place un cadre social et juridique où les consciences seront respectées... [...] La municipalité, tenue de faire preuve de neutralité religieuse, doit veiller à aménager sa réglementation afin d’éviter d’imposer des obstacles inutiles à l’exercice des libertés religieuses. Elle n’a cependant pas à fournir une assistance quelconque aux différents groupes religieux ni à les aider activement à régler toutes les difficultés qu’ils peuvent éprouver dans leurs négociations avec des tiers pour implanter un lieu de culte28.
En ce qui concerne la portée de la protection accordée à cette liberté fondamentale, il est important de souligner d’entrée de jeu que les croyances religieuses en tant que telles ne sont pas les seules à être couvertes. En effet, dans l’arrêt Edwards Books, la Cour suprême définit la liberté de conscience et de religion en ces termes : 25. Les activités de telles institutions (liées à la réalisation d’objectifs religieux), comme les établissements d’enseignement confessionnels ou les organisations religieuses, sont en effet soumises à un régime différencié qui les soustrait de l’application de plusieurs règles du droit étatique. Voir à cet égard, et sans s’y limiter, les articles 20 de la Charte québécoise et 93 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., R.-U., c. 3. 26. La Charte québécoise est également applicable au domaine privé : « En effet, [la Charte québécoise] [...] entend manifestement protéger les droits et libertés de la personne « contre toute violation », qu’elle ait cours dans la sphère privée ou publique » : Christian BRUNELLE, Discrimination et obligation d’accommodement en milieu de travail syndiqué, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 2001, p. 114-115. 27. Précisons cependant que, en ce qui concerne les institutions privées, cette « obligation de neutralité » à l’égard des religions ne s’applique qu’à travers les (et en autant qu’existent des) relations établies avec les adeptes de ces mêmes religions. 28. Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] 2 R.C.S. 650, paragr. 68 et 71.
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L’alinéa 2a) a pour objet d’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nation et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques29. On constate donc que le rapport de la croyance invoquée au divin (et donc au religieux si l’on en croit la définition du dictionnaire Robert30) ne constitue pas un élément fondamental pour qu’un individu puisse bénéficier de la protection des articles 2a) de la Charte canadienne ou 3 de la Charte québécoise. Conséquence importante de cette définition très large de la liberté de conscience et de religion, des convictions personnelles qui témoignent d’un certain degré de « sérieux » et de « constance », mais qui n’ont aucun lien direct avec une question « spirituelle » ou « religieuse » pourront être couvertes par ces deux articles. À titre d’exemple, les tribunaux ont, jusqu’ici, reconnu que de solides convictions végétariennes31 ou encore une « objection de conscience » à la décision d’un syndicat de déclencher une grève32 pouvaient bénéficier de la protection de la liberté de conscience et de religion. S’agissant du volet de cette liberté fondamentale le plus fréquemment invoqué, à savoir celui de la liberté de religion, les enseignements de la Cour suprême du Canada nous permettent d’affirmer son caractère divisible en deux aspects principaux, à savoir : (1) la croyance, qui doit être en rapport avec la « foi spirituelle33 » et (2) « le droit de manifester cette croyance » par la parole ou la réalisation de rites. L’arrêt de principe Big M Drug Mart est limpide à ce sujet :
29. R. c. Edwards Books and Art Ltd, [1986] 2 R.C.S.713, parag. 97. 30. « Religieux [...] Qui concerne les rapports entre l’être humain et un pouvoir surnaturel ; qui présente le caractère réservé et obligatoire d’une religion » : J. REY-DEBOVE et A. REY (dir.), « Religieux », dans J. REY-DEBOVE et A. REY (dir.), op. cit., note 20, p. 788. 31. Maurice c. Canada (Attorney General), (2002) 210 D.L.R. (4th) 186 (C.F.). 32. West Island Teachers’ Association c. Nantel, (1988) R.J.Q. 1569 (C.A.). 33. « Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle. [Nos soulignés] » : Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, paragr. 39.
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Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme [1] le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, [et 2] le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et leur propagation34.
1.1.2 Fardeau de preuve Pour qu’un individu puisse invoquer la violation de sa liberté de religion, il doit faire la preuve de deux choses : 1) qu’il croit sincèrement devoir accomplir l’acte, le rite ou la pratique religieuse sur lequel il fonde sa revendication et 2) que l’atteinte à sa liberté est plus que « minime ou insignifiante ». S’agissant d’abord du critère de la « croyance sincère », la Cour suprême a établi les balises suivantes, qui nous sont rapportées par le professeur Henri Brun : La liberté de religion garantie par les Chartes québécoise et canadienne a pour objet les croyances et les pratiques qui sincèrement, ont pour but la communication avec une entité divine ou encore entrent dans le cadre de la foi spirituelle, et cela indépendamment de l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif. C’est le caractère religieux ou spirituel de l’acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme t elle. [...] Une croyance sincère est une croyance honnête. [...] Enfin, l’examen de la sincérité doit viser la croyance au moment de l’atteinte à la liberté ; aussi ne convient-il pas que le tribunal analyse rigoureusement les pratiques antérieures du demandeur35. [nos soulignés].
Ainsi, la Cour suprême du Canada a établi un critère purement subjectif36, élargi à un point tel qu’il en rend l’évaluation extrême34. R. c. Big M Drug Mart, précitée, note 22, paragr. 94. 35. Henri BRUN, Charte des droits de la personne : législation, jurisprudence et doctrine, Coll. Alter ego, 19e éd., Montréal, Wilson et Lafleur, 2006, note 18, p. 95 en résumé des arrêts Syndicat Northcrest c. Amselem, précitée, note 33 ; Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S 256 et Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825. 36. Mais pouvait-elle faire autrement ? Par analogie au critère le plus fréquemment utilisé, soit celui de la personne raisonnable utilisé entre autres pour déterminer si une mesure donnée porte atteinte à la dignité humaine (voir : infra note 52), la protection de la liberté de conscience et de religion implique un caractère particulier qui souffre difficilement les comparaisons avec d’autres libertés fondamentales. En effet, la croyance en une divinité
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ment difficile pour les tribunaux qui en sont responsables. En effet, l’interprétation de ces balises nous démontre clairement que les juges (1) ne peuvent tenter de sonder la croyance religieuse invoquée en ayant recours à un « expert religieux » dans le but de vérifier si, oui ou non, cette croyance a un fondement dogmatique quelconque, puisque l’évaluation de la croyance doit se faire « indépendamment de l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif » ; et (2) ne peuvent exiger la preuve d’une pratique constante au cours des années qui ont précédé la requête, puisque l’évaluation de la croyance doit être faite « au moment de l’atteinte à la liberté37 ». Ainsi, il suffit qu’un individu fasse la démonstration qu’il croit sincèrement que sa foi spirituelle l’oblige38 à réaliser (ou à s’abstenir de réaliser) certains rites ou actions. En ce qui concerne le second critère qui doit être démontré, à savoir celui de l’atteinte minimale, la Cour suprême a très clairement établi que la liberté de conscience ou de religion ne couvrait pas les atteintes qu’on pouvait considérer comme « négligeables » ou « insignifiantes » : L’alinéa 2a) n’oblige pas le législateur à n’entraver d’aucune manière la pratique religieuse. L’action législative ou administrative dont l’effet sur la religion est négligeable, voire insignifiant, ne constitue pas une violation de la liberté de religion. Je crois que cette conclusion découle obligatoirement de l’adoption d’une analyse de la Charte en fonction des effets. [...] Dire que toute loi qui a un effet sur la religion, si mini-
ou un « être supérieur » se rapproche énormément de la superstition, donc du non démontrable et donc, en bout de ligne, du « déraisonnable ». Les personnes « raisonnables » ne devraient-elles pas admettre, à tout le moins, la possibilité qu’aucune divinité ou vie après la mort n’existe ? 37. Ce qui est d’ailleurs conforme aux prescriptions du droit international qui prévoient que la liberté de conscience et de religion doit également protéger la liberté de changer de croyance ou de religion. Voir à ce sujet l’alinéa 9 (1) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales telle qu’elle a été amendée par le Protocole n° 11, [en ligne : [en ligne : http ://conventions.coe.int/Treaty/FR/Treaties/Html/005.htm], (page consultée le 12 mars 2008) [ci-après « Convention européenne des droits de l’homme »], qui prévoit expressément que : « Art. 9 (1) Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ... » [nos soulignés]. 38. S’agissant du caractère obligatoire de la croyance invoquée, il est intéressant de souligner une décision de la Cour du Québec, confirmée en Cour supérieure (H. BRUN, op. cit., note 35, p. 102), qui opère une distinction entre ce qu’une personne croit être obligée de respecter en vertu de sa religion (protégé) et ce qu’elle croit être « autorisée » à faire (non protégé) : Québec (Procureur général) c. Église de scientologie de Québec, (1995) R.J.Q. 2526 (C.Q.).
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me soit-il, viole la garantie conférée à la religion « limiterait radicalement la latitude opérationnelle du législateur39 ». [nos soulignés]
Une fois ces étapes respectées par le requérant, tant en vertu de la Charte canadienne que de la Charte québécoise, il se produit un renversement du fardeau de preuve et le défendeur40 doit tenter de démontrer le caractère justifiable de la mesure contestée dans une « société libre et démocratique » en vertu des articles 1 de la Charte canadienne41 ou 9.1 de la Charte québécoise42. Ce faisant, le défendeur doit respecter les étapes suivantes, qui furent établies, en 1986, dans l’arrêt R. c. Oakes : Pour établir qu’une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamentaux. En premier lieu, l’objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être « suffisamment important pour justifier la suppression d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution ». En deuxième lieu, dès qu’il est reconnu qu’un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l’article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l’application d’ « une sorte de critère de proportionnalité » : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la page 352. Même si la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu’il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter « le moins possible » atteinte au droit 39. Jones c. R., [1986] 2 R.C.S. 284, parag. 67-68. Voir également les arrêts : Syndicat Northcrest c. Amselem, précitée, note 33 et Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, précitée, note 35. 40. Soit l’auteur ou le responsable de la norme (ou mesure) concernée par le litige. 41. « Art. 1 La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. » 42. « Art. 9.1 (1) Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.(2) La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. »
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ou à la liberté en question : R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la page 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l’objectif reconnu comme « suffisamment important43 ». [nos soulignés]
Ainsi, les articles 2 a) de la Charte canadienne et 3 de la Charte québécoise confèrent une très large portée aux différentes convictions et croyances « sincères » des individus. À cette protection vient s’ajouter celle prévue par les dispositions visant à promouvoir l’égalité entre individus, lesquelles interdisent, outre la discrimination fondée sur le sexe, la discrimination fondée sur les convictions religieuses.
1.2 Les dispositions antidiscrimination 1.2.1 Portée générale du droit Tant la Charte canadienne que la Charte québécoise contiennent des dispositions qui visent à promouvoir l’égalité entre les individus en interdisant la discrimination fondée, entre autres motifs44, sur la religion et le sexe : Charte canadienne des droits et libertés: Art. 15 (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. (2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques » [nos soulignés] 43. R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, parag. 69-70. En ce qui concerne l’applicabilité du test de l’arrêt Oakes à l’article 9.1 de la Charte québécoise, voir : « L’article 9.1 est une disposition justificative qui correspond à l’article 1 de la Charte canadienne et son application est soumise à un semblable critère de proportionnalité et de lien rationnel » : H. BRUN, op. cit., note 35, p. 855, à propos de l’arrêt Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712. 44. Lesquels devant tous être interprétés d’une manière large et libérale : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143.
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Charte des droits et libertés de la personne : Art. 10 Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit. [nos soulignés] Malgré le libellé très large de ces deux dispositions, la jurisprudence a clairement établi que celles-ci n’énonçaient pas une « garantie générale d’égalité45 », en ce sens qu’elles ne créent pas, en soi, d’obligation positive pour les acteurs devant respecter cette disposition : entre autres, l’article 15 n’impose pas aux législateurs l’obligation de légiférer pour assurer que, par exemple, l’égalité entre les hommes et les femmes soit mieux respectée46. En fait, la seule chose qui est prescrite par ces deux articles est la suivante : dans les cas où un acte est posé (ou une loi adoptée), celui-ci doit l’avoir été d’une manière non discriminatoire47.
45. À propos de l’article 15 de la Charte canadienne : « Il ne s’agit pas d’une garantie générale d’égalité ; la disposition ne prescrit pas l’égalité entre les individus ou les groupes d’une société dans un sens général ou abstrait, pas plus qu’elle n’impose à ceux-ci l’obligation de traiter les autres également. Elle porte sur l’application de la loi. » : Andrews c. Law Society of British Columbia, id., 163-164. L’interprétation qui a été faite de l’article 10 de la Charte québécoise va même encore plus loin dans « l’affaiblissement » de la force devant être conférée au droit à l’égalité en vertu de la Charte québécoise, ne considérant l’article 10 que comme une « modalité » d’application des autres droits et libertés protégés : « Je crois utile de rappeler que la Charte québécoise ne fait pas de l’égalité un droit fondamental. Il n’existe pas de droit à l’égalité en soi sous notre charte provinciale. » : Québec (Ville de) c. C.D.P., (1989) R.J.Q. 831 (C.A.). 46. R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254 ; Ferrell c. Ontario (Attorney General), (1997) 149 D.L.R. (4th) 335 (Div. Gen. Ont.) : dans cette affaire, il fut décidé que « ... la législature de l’Ontario peut abroger une loi sur l’équité en emploi adoptée sous le précédent gouvernement et qui impose des quotas à l’embauche » sans que l’article 15 de la Charte canadienne ne soit violé : H. BRUN, op. cit., note 35, p. p. 524. 47. « Le droit à l’égalité de 15 (1) s’applique ainsi aux interventions de l’État, mais non aux décisions de l’État de ne pas intervenir ou de cesser d’intervenir. Il n’impose pas au gouvernement une obligation d’intervenir afin de favoriser l’égalité » [nos soulignés] : Henri
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S’agissant du type d’égalité qui doit être protégé par ces deux articles, la Cour suprême, après maintes tergiversations qui remontent à l’époque de la Déclaration canadienne des droits de la personne, a clairement établi que ces deux dispositions visent à protéger « l’égalité réelle » (ou égalité « dans la loi ») au détriment de la simple « égalité formelle » (ou égalité « devant la loi »)48. Conséquence principale de cet élargissement du concept d’égalité, l’analyse qui doit être faite par les tribunaux lorsqu’ils ont à déterminer si une mesure donnée comporte un aspect discriminatoire ne doit plus porter exclusivement sur l’intention à la base de la mesure contestée, mais doit être étendue aux effets de la mesure (et même focalisée sur eux). À titre illustratif, cet extrait suivant de l’arrêt Weatherall, dans lequel la Cour suprême conclut qu’une différence de traitement entre les hommes et les femmes est nécessaire pour promouvoir l’égalité réelle entre les sexes, est extrêmement intéressant : La jurisprudence de notre Cour est claire : l’égalité n’implique pas nécessairement un traitement identique et, en fait, un traitement différent peut s’avérer nécessaire dans certains cas pour promouvoir l’égalité. [...] Biologiquement, la fouille par palpation ou la vérification de la poitrine d’un homme par un gardien du sexe féminin ne soulève pas les mêmes préoccupations que la même fouille effectuée par un gardien du sexe masculin sur une détenue. En outre, dans la société, les femmes sont généralement défavorisées par rapport aux hommes. Dans ce contexte, il devient évident que la fouille effectuée par une personne du sexe opposé n’a pas le même effet pour les hommes que pour les femmes et représente une plus grande menace pour ces dernières49.
Ainsi, tant les gestes de discrimination directe (fondés sur une intention discriminatoire) qu’indirecte (causant des effets discrimi-
BRUN et Guy TREMBLAY, Droit constitutionnel, 4e édition, Cowansville, Yvon Blais, 2002, p. 1098. 48. « Pour s’approcher de l’idéal d’une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi – et dans les affaires humaines une approche est tout ce à quoi on peut s’attendre – la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné. [...] Il est clair que l’art. 15 a pour objet de garantir l’égalité dans la formulation et l’application de la loi. Favoriser l’égalité emporte favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect... » [nos soulignés] : Andrews c. Law Society of British Columbia, précitée, note 43, 165 et 171. 49. Weatherall c. Canada (Procureur général), [1993] 2 R.C.S. 872, 877. Dans le même sens, voir : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Sûreté du Québec, J.E. 2000-1322 (T.D.P.) et C. BRUNELLE, op. cit., note 26, p. 73.
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natoires50) sont interdits par les articles 15 de la Charte canadienne et 10 de la Charte québécoise. 1.2.2 Fardeau de preuve S’agissant des différentes étapes qui devront être respectées par un individu qui entend démontrer avoir été victime de discrimination en vertu d’une de ces deux dispositions, les articles 15 de la Charte canadienne et 10 de la Charte québécoise présentent plusieurs similarités, mais comportent également certaines distinctions majeures qui justifient une présentation disjointe. Ainsi, en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne, le requérant devra respecter les étapes suivantes, qui nous sont rapportées par le professeur Henri Brun : L’application de l’article 15 (1) repose sur trois questions : (1) la loi en cause a-t-elle pour objet ou pour effet une différence de traitement réelle entre deux groupes ; (2) cette différence est-elle fondée sur un ou plusieurs motifs énumérés ou analogues à ceux énumérés à 15 (1) ; (3) cette différence est-elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage, d’une manière qui dénote une vision stéréotypée des caractéristiques personnelles du groupe auquel il appartient ou encore d’une manière qui perpétue ou promeut l’opinion que l’individu touché est moins capable ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou encore en tant que membre de la société canadienne méritant le même respect et la même considération que les autres. Mais il demeure que l’objet de 15 (1) est d’empêcher qu’il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles. Il doit y avoir conflit entre cet objet et celui de la loi contestée ou son effet pour qu’il y ait atteinte à 15 (1)51. [nos soulignés] 50. Ce qui inclut la discrimination dite systémique, telle qu’elle a été définie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Action Travail des femmes : « En d’autres termes, la discrimination systémique [...] c’est la discrimination qui résulte simplement de l’application des méthodes établies de recrutement, d’embauche et de promotion, dont ni l’une ni l’autre n’a été nécessairement conçue pour promouvoir la discrimination. La discrimination est alors renforcée par l’exclusion même du groupe désavantagé, du fait que l’exclusion favorise la conviction, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe, qu’elle résulte de forces « naturelles », par exemple que les femmes « ne peuvent tout simplement pas faire le travail » : Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, 1139. 51. H. BRUN, op. cit., note 35, p. 508, à propos de l’arrêt : Law c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. Notons que l’intensité de la preuve qui sera requise de la part du demandeur sera une preuve prima facie : Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, paragr. 28.
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En plus de la preuve que la décision gouvernementale qu’il attaque instaure, directement ou indirectement, une distinction entre lui et un autre groupe d’individus sur la base d’un motif énuméré ou analogue, un individu qui entend démontrer que cette mesure implique un aspect discriminatoire devra donc, en vertu de l’article 15 de la Charte canadienne, établir la preuve que cette mesure avait pour effet de porter atteinte à sa dignité humaine, atteinte qui sera évaluée par les tribunaux selon le critère de la « personne raisonnable52 ». Dans l’arrêt Law, la Cour suprême du Canada fournit quelques précieux indices permettant de définir le principe de la dignité humaine : En quoi consiste la dignité humaine ? [...] La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous-jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d’égalité, la dignité humaine n’a rien à voir avec le statut ou la position d’une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu’une personne se sente face à une loi donnée53. [Nos soulignés]
La principale différence qui distingue les articles 15 de la Charte canadienne et 10 de la Charte québécoise tient en l’exigence que l’article 10 ne soit pas invoqué seul. En effet, s’agissant du fardeau de preuve exigé pour bénéficier de la protection de l’article 10 de la Charte
52. « Il va sans dire que les facteurs de Law ne doivent pas être appliqués de manière trop mécanique. Il ne faut jamais perdre de vue la question primordiale, qui est de savoir si la loi perpétue l’opinion que les non-citoyens sont moins capables ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne... [...] Cette perception subjective doit être examinée dans son contexte, c’est-à-dire afin d’établir si elle a un fondement rationnel. [...] En l’espèce, les appelantes font valoir qu’une personne raisonnable vivant une situation semblable penserait que la possibilité réduite de travailler dans la fonction publique fédérale ne tient pas compte de leurs capacités personnelles et implique en outre qu’elles sont moins loyales et moins dignes de confiance. L’existence d’une atteinte au paragr. 15(1) dépend de la validité de cette prétention. » : Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, paragr. 46-47. 53. Law c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), précitée note 51, paragr. 53.
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q uébécoise, la Cour suprême du Canada, se fondant sur la structure même de l’article, a établi ce test en trois étapes : La Cour a conclu qu’un demandeur doit établir l’existence des trois éléments suivants pour qu’il y ait discrimination : 1) qu’il existe une « distinction, exclusion ou préférence » ; 2) que cette « distinction, exclusion ou préférence » est fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa de l’art. 10 de la Charte québécoise ; 3) que la « distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre » le « droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne54. En vertu de ce test en trois étapes, un plaignant qui espère obtenir la protection de l’article 10 de la Charte québécoise ne pourra se borner à présenter uniquement une preuve de discrimination fondée sur un motif énuméré55 : il devra également démontrer que cet acte discriminatoire l’a été dans un contexte violant un autre droit ou liberté protégé par la Charte québécoise. Toutefois, malgré cette distinction importante entre les deux articles, force est de constater que le concept d’atteinte à la dignité est central dans l’analyse du caractère discriminatoire, ou non, de la norme ou de l’acte concerné par le litige. En effet, non seulement la possibilité d’invoquer conjointement les articles 10 et 4 (qui protègent le droit de toute personne « à la sauvegarde de sa dignité ») de la Charte québécoise existe-t-elle, mais, en 2002, la Cour d’appel du Québec a démontré une ouverture marquée à l’inclusion du critère de « l’atteinte à la dignité » dans le test nécessaire pour établir l’existence d’un acte discriminatoire : Destruction ou compromission du droit à la pleine égalité dans la reconnaissance d’un droit C’est l’élément le plus déterminant. Il implique deux notions : le préjudice subi et l’atteinte à la dignité humaine. [...] La preuve d’une 54. Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, paragr. 13, rappelant les conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Forget c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 90, 98. 55. Le professeur Henri Brun nous fournit quelques exemples de décisions dans le cadre desquelles des recours en discrimination fondés sur l’article 10 de la Charte québécoise ont été refusés puisque les actes (ou dispositions) attaqués ne concernaient pas d’autres droits ou libertés protégés par la Charte québécoise : H. BRUN, op. cit., note 35, p. 858-859, à propos des décisions : Compagnie d’assurances Guardian du Canada c. Leblanc, (1999) R.R.A. 670 (C.S.) et Côté c. Dakin, (1988) R.J.Q. 1924 (C.S.).
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a tteinte à la dignité humaine nécessite de démontrer que la loi repose sur des stéréotypes ou qu’elle a pour effet de les renforcer à l’endroit de certains individus ou groupes de personnes56.
Une fois ces étapes respectées par le requérant, le tribunal saisi du litige effectuera, comme dans le cas de la violation de la liberté de conscience et de religion57, un renversement du fardeau de preuve et le défendeur devra tenter de démontrer que l’acte discriminatoire qui lui est reproché est justifiable en vertu des articles 1 de la Charte canadienne ou 9.1 de la Charte québécoise 58. Le test que le défendeur devra respecter pour justifier un acte discriminatoire, quoiqu’en majeure partie similaire, comporte une distinction majeure avec celui qui a été établi par l’arrêt R. c. Oakes59, à savoir : « l’obligation d’accommodement raisonnable ». Ainsi, le défendeur devra respecter les étapes suivantes : Dès que le demandeur établit que la norme est discriminatoire à première vue, il incombe alors au défendeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que cette norme discriminatoire est une [exigence professionnelle justifiée] ou a une justification réelle et raisonnable. Pour établir cette justification, le défendeur doit prouver : 1) qu’il a adopté la norme dans un but ou objectif rationnellement lié aux fonctions exercées ; 2) qu’il a adopté la norme de bonne foi, en croyant qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but ou cet objectif ; 3) que la norme est raisonnablement nécessaire à la réalisation de son but ou objectif, en ce sens que le défendeur ne peut pas composer avec les personnes qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que cela lui impose une contrainte excessive60. [nos soulignés]
56. Québec (Procureur général), c. Lambert, (2002) R.J.Q. 599 (C.A.), parag. 79 et 84. 57. Voir, supra, p. 218. 58. Notons toutefois que l’article 20 de la Charte québécoise est la disposition limitative qui sera applicable lorsque le litige concerne une exigence adoptée dans le cadre d’une relation de travail privée, ou de certains rapports avec « les institutions sans but lucratif ou [...] vouée[s] exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique ». 59. Précitée, note 43. Pour un rappel des critères de ce test établi pour déterminer si une restriction à un droit fondamental peut être justifiée en vertu des articles 1 de la Charte canadienne ou 9.1 de la Charte québécoise, voir : supra, p. 218-219. 60. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, parag. 20.
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C’est donc lors de la troisième étape du test que surgit l’obligation d’accommodement raisonnable. Dans l’arrêt Simpsons-Sears, rendu en 1985, la Cour suprême du Canada en avait donné une définition intéressante : L’obligation [d’accommodement raisonnable] dans le cas de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, fondée sur la religion ou la croyance, consiste à prendre des mesures raisonnables pour s’entendre avec le plaignant, à moins que cela ne cause une contrainte excessive : en d’autres mots, il s’agit de prendre les mesures qui peuvent être raisonnables pour s’entendre sans que cela n’entrave indûment l’exploitation de l’entreprise de l’employeur et ne lui impose des frais excessifs61.
On constate donc que, pour qu’il puisse justifier sa norme ou son acte, le défendeur devra faire la preuve qu’il a fait des efforts raisonnables en vue d’accommoder le plaignant sans que cela ne lui impose de contrainte excessive. Pour respecter cette obligation d’accommodement, le défendeur ne pourra se contenter de recevoir et d’évaluer les propositions d’accommodement du plaignant : il devra faire la preuve d’ « efforts significatifs, sérieux et sincères pour tenter d’accommoder le plaignant62 ». Il doit toutefois être clair que le caractère raisonnable ou non d’un accommodement ne peut être déterminé qu’en vertu d’une analyse au cas par cas et souffre mal toute forme de généralisation quant à l’applicabilité du précédent qui en découle. Pour paraphraser le professeur Henri Brun : « La limite raisonnable d’un accommodement dépend de facteurs nombreux qu’il faut appliquer de façon souple, en fonction des faits de chaque cas63. » S’agissant des différents critères qui seront pris en considération par les tribunaux lors de la détermination de ce qui peut représenter ou non une « contrainte excessive », le professeur Christian Brunelle nous offre un intéressant résumé qu’il divise en trois grandes catégories, à savoir : (1) les limites aux ressources financières des institutions ; (2) le respect des droits de la victime de discrimination, de son entourage immédiat et du public en général ; et (3) le bon fonctionnement de l’institution de qui l’on requiert l’accommodement64.
61. Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, précité, note 51, paragr. 23. 62. C. BRUNELLE, op. cit., note 26, p. 246. 63. H. BRUN, op. cit., note 35, p. 864, à propos de l’arrêt : Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, précitée, note 54. 64. C. BRUNELLE, op. cit., note 26, p. 248.
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1.3 Les dispositions interprétatives touchant la liberté de conscience et de religion et l’égalité entre les hommes et des femmes En plus des dispositions substantives précédemment analysées, deux dispositions de la Charte canadienne doivent également être prises en considération lorsqu’on traite de la protection devant être accordée à la liberté de conscience et de religion et à l’égalité entre les hommes et les femmes : Charte canadienne des droits et libertés : Art. 27 – Maintien du patrimoine culturel Toute interprétation de la présente Charte doit concorder avec l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. Art. 28 – Égalité de garantie des droits pour les deux sexes Indépendamment des autres dispositions de la présente Charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. Quel poids les tribunaux canadiens ont-ils choisi d’accorder à ces deux dispositions ? Il semble que, jusqu’ici et sous réserve des questions soulevées par un obiter formulé par la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz65, ils aient accordé une valeur principalement interprétative, tant pour l’article 27 que pour l’article 2866.
65. 2007 CSC 54. Au premier paragraphe de la décision, la juge Abella, rédigeant pour la majorité, affirme que : « Au fil des ans, l’acceptation du multiculturalisme n’a cessé de croître et l’on reconnaît que les différences ethniques, religieuses ou culturelles seront acceptées et respectées. Confirmé dans des textes de loi, que ce soit par des mesures de protection figurant dans les codes des droits de la personne ou par son inscription dans la Charte canadienne des droits et libertés, le droit de chacun de s’intégrer dans la société canadienne avec ses différences – et malgré celles-ci – est devenu un élément déterminant de notre caractère national. » [nos soulignés]. La terminologie utilisée par la majorité de la Cour suprême laisse pour le moins perplexe. Doit-on désormais considérer que l’article 27 de la Charte canadienne protège un « droit positif », à savoir : « le droit de chacun de s’intégrer dans la société canadienne avec ses différences – et malgré celles-ci » ? Indépendamment de la réponse qui sera donnée à cette question, il est indéniable que les implications découlant de la force de cet obiter devront être analysées de manière plus approfondie. 66. Article 27 : H. BRUN, op. cit., note 35, à propos de la décision Roach c. Canada (ministre d’État au Multiculturalisme et à la Citoyenneté), (1994) 2 C.F. 406 (C.A.) ; Article 28 : Beverley BAINES, « Section 28 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms : A Purposive Interpretation », (2005) 17 Revue Femmes et Droit 45.
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S’agissant de l’article 27 de la Charte canadienne, aucune décision jurisprudentielle ne s’est directement attardée à donner une définition claire de ce qui est identifié comme le « patrimoine multiculturel des Canadiens67 ». Malgré tout, il est assez clair que cette disposition appuie (ou est à la source de) l’obligation qu’ont les tribunaux de prendre en considération, autant que faire se peut, les différences culturelles qui métissent la société canadienne lorsque vient le temps d’analyser un litige fondé sur la légitimité d’une mesure en fonction des droits et libertés fondamentaux68. Souvent invoquée à l’appui de recours fondés sur la liberté de conscience et de religion, cette disposition a d’ailleurs servi de fondement à la Cour suprême du Canada pour justifier la très large protection accordée aux convictions religieuses des individus : La première question est de savoir si les entraves indirectes à la pratique religieuse sont prohibées en vertu de la liberté de religion garantie par la Constitution. À mon avis, la coercition indirecte par l’État fait partie des maux contre lesquels l’alinéa 2a) peut accorder une protection. La Cour est allée jusque là dans l’arrêt Big M Drug Mart Ltd. et toute interprétation plus restrictive serait, à mon avis, incompatible avec l’obligation qui incombe à la Cour, en vertu de l’art. 27, de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens69. [nos soulignés]
67. Entre autres en ce qui concerne le lien qui existe entre cette expression et le « relativisme culturel », courant de pensée voulant que toute culture étant égale à une autre, les jugements de valeurs, pour être valables, ne puissent être faits qu’en prenant en considération l’ensemble de la culture étudiée : un individu ne peut légitimement juger un autre individu que s’il fait partie de la même « culture ». Ce faisant, il devient extrêmement difficile (voire impossible) d’interdire des pratiques culturelles qui ont un impact sur les droits et libertés fondamentaux. À ce propos, voir : Brian BARRY, Culture and Equality : An Egalitarian Critique of Multiculturalism, Cambridge, Harvard University Press, 2001, p. 264-271. 68. « Because the goals of section 27 so obviously require special measures to preserve multicultural heritage against the force of assimilation, the section supports the approach that the Supreme Court of Canada has taken in recognizing the accommodation of differences. It also supports the idea that section 15 [of the Canadian Charter] is not purely individualistic provision and requires consideration of the interests of groups as well as individuals » : William BLACK et Lynn SMITH, « The Equality Rights », dans Gérald-A. BEAUDOIN et Errol MENDES (dir.), Charte canadienne des droits et libertés, 4e édition, Markham, Lexis Nexis Butterworths, 2005, p. 927, à la page 1012. Cette analyse se trouve d’ailleurs confirmée par l’obiter formulé par la majorité dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz, précité, note 65. 69. R. c. Edwards Books, précitée, note 29, paragr. 97. Voir également : « C’est au stade de la limitation des droits en vertu de l’article 1 qu’il convient de tenir compte de l’article 27, et non au stade antérieur de la définition intrinsèque des droits » : H. BRUN, op. cit., note 35, p. 636, à propos de l’arrêt R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697.
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En ce qui concerne la portée de l’article 28, les positions doctrinales et jurisprudentielles n’ont pas encore permis d’en définir distinctement les frontières. Une chose est toutefois claire : la lecture conjointe des articles 2, 15 et de l’article 28 de la Charte canadienne ne garantit « aucun mode précis d’expression et n’impos[e] au gouvernement aucune obligation positive de financer ou de consulter quiconque [comme par exemple, une association vouée à la défense des femmes]70 ». En peu de mots comme en cent, la grande question qui subsiste est : est-ce que l’article 28 de la Charte canadienne doit être compris d’une manière à conférer une primauté au droit à l’égalité entre les sexes sur les autres droits et libertés protégés ? Malgré les prétentions de différents auteurs de doctrine à ce sujet71, la jurisprudence actuelle ne nous permet pas de fournir une réponse définitive à cette question72 et, en conséquence, nous ne pouvons que nous rabattre sur les quelques indices qu’elle a semés au fil des années. Ainsi, certaines décisions permettent de croire que la balance pourrait pencher en faveur d’une certaine primauté du droit à l’égalité entre les sexes sur les autres droits et libertés protégés par la Charte canadienne. Selon une décision de la Cour d’appel de la NouvelleÉcosse rendue en 1985, l’application de l’article 28 de la Charte canadienne empêcherait les différents paliers législatifs canadiens d’utiliser la clause dérogatoire73 pour soustraire une mesure particulière de la protection que confère l’article 15 contre la discrimination fondée sur le sexe74. En 2004, dans une décision très intéressante, la juge Carole Julien de la Cour supérieure du Québec s’est interrogée sur les impacts de cette interprétation conciliatrice des articles 15, 28 et 33 et a conclu, par extension, que cela appuyait la théorie de la
70. H. BRUN, id., p. 503, à propos de l’arrêt : Association des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627. 71. « L’article 28 vient donner à l’égalité des sexes une primauté sur les autres droits de la Charte, tels que ceux-ci découlent de l’ensemble des dispositions qui contribuent à les énoncer. » : H. BRUN et G. TREMBLAY, op. cit., note 47, p. 935. Voir également : B. BAINES, loc. cit., note 66. 72. Et ne nous le permettra pas tant que la Cour suprême du Canada ne se sera pas prononcée clairement sur cette question. 73. Charte canadienne, art. 33 (1) : « Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte. » 74. Boudreau c. Lynch (1985) 16 D.L.R. (4th) 610 (C.A. N.-É.).
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primauté du (ou à tout le moins du très grand poids devant être accordé au) droit à l’égalité entre les sexes : Cet aspect est intéressant. Si le législateur ne peut, même expressément par le recours à l’article 33, écarter par une loi le principe du droit à l’égalité entre les sexes, encore moins peut-il le faire indirectement et implicitement par l’effet d’une loi. Ce sera particulièrement le cas lorsque cette loi vise expressément le contraire, c’est-à-dire la mise en œuvre du droit à l’égalité entre les sexes. Ainsi, devant la nécessité d’interpréter la portée du droit à l’égalité entre les sexes prévu à l’article 15, le Tribunal sera particulièrement prudent afin de résoudre tout doute soulevé par les faits ou la Loi dans le sens de la protection de ce droit. L’article 28, s’il le fallait, n’offre aucune autre solution à moins de tenter une justification en vertu de l’article 1. Une telle justification serait controversée en raison de l’article 28, mais de toute façon aucun des intimés ou mis en cause ne s’y essaie. L’article 28 renforce la garantie de l’égalité entre les sexes et marque l’interprétation de l’article 15. Dans l’étude d’une allégation de discrimination fondée sur le sexe, le Tribunal doit accorder une plus grande importance au droit à l’égalité entre les sexes qu’aux coûts économiques associés à la réalisation de l’équité salariale pour les employeurs ayant entrepris des efforts en ce sens avant l’adoption de la Loi75. [nos soulignés]
Cependant, même si elle affirme que « l’article 28 renforce la garantie d’égalité entre les sexes », la juge affaiblit grandement son propos en appuyant – ou en illustrant – son assertion par une lapalissade selon laquelle les tribunaux doivent accorder la priorité au droit à l’égalité des sexes par rapport « aux coûts économiques associés à la réalisation de l’équité salariale ». Cette décision québécoise illustre bien l’actuel flou jurisprudentiel entourant la portée de l’article 28 par rapport aux autres droits et libertés protégés par la Charte canadienne, flou qui ne nous permet pas de définir le rôle que cet article devrait jouer lors d’un conflit entre le droit à l’égalité des sexes et un autre droit ou liberté fondamental comme la liberté de conscience et de religion76. 75. Syndicat de la fonction publique c. Procureur général du Québec, [2004] J.Q. no 21, Quicklaw (C.S.), paragr. 1429 à 1432. 76. Il est à ce propos intéressant de souligner que l’actuel flou jurisprudentiel entourant la portée accordée à l’article 28 de la Charte canadienne dans le débat relatif à l’intensité de la protection accordée au droit à l’égalité entre les hommes et les femmes par rapport aux autres droits et libertés protégés par la Charte canadienne ne semble pas avoir été pris en
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Cela conclut donc l’analyse individuelle des différentes dispositions qui joueront un rôle dans un litige visant les convictions religieuses d’un individu ou le droit de ne pas être victime de discrimination fondée sur le sexe d’un autre. La prochaine partie nous permettra de plonger au cœur de la problématique sous-tendant la présente étude et d’analyser l’état du droit canadien actuel lorsque l’exercice des convictions religieuses d’un individu a pour effet d’entrer en contradiction avec le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes.
2. Quand les pratiques et croyances religieuses entrent en conflit avec l’égalité entre les sexes : quelles réponses sont offertes par le droit canadien ? D’entrée de jeu, il importe de souligner qu’aucune décision de la Cour suprême du Canada traitant directement d’un conflit entre une revendication fondée sur la liberté de conscience et de religion d’un ou de plusieurs individu(s) et le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes n’a pu être répertoriée77. Conséquemment, la présente considération par les membres du gouvernement québécois dans leur proposition d’insertion d’une clause interprétative à la Charte québécoise visant à assurer – du moins si l’on se fie aux propos exprimés avant que ne soit déposé le projet de loi : Denis LESSARD, « Charest amendera la Charte », Journal la Presse, 10 octobre 2007 [en ligne : http ://www.cyberpresse.ca/article/20071010/CPACTUALITES/71009197/1019/ CPACTUALITES], (page consultée le 24 mars 2008) – une certaine primauté du droit à l’égalité entre les sexes. En effet la formule retenue par le gouvernement est terminologiquement beaucoup « plus faible » que celle de l’article 28 de la Charte canadienne, la disposition principale se contentant de reprendre la même formule mais en y retranchant l’expression : « Indépendamment des autres dispositions de la présente Charte. » Abstraction faite d’une légère modification au préambule, le texte de la nouvelle disposition proposée par le gouvernement québécois est le suivant : « Art. 49.2 Les droits et libertés énoncés dans la présente Charte sont garantis également aux femmes et aux hommes. » : Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne, Projet de loi 63 (présenté le 12 décembre 2007), 1re session, 38e législature (Québec), (adoptée le 10 juin 2008 : L.Q. 2008, c. 15). 77. La Cour suprême du Canada a récemment eu l’occasion – qu’elle n’a pas saisie – de traiter directement un tel conflit de droits fondamentaux dans l’arrêt Bruker c. Marcovitz, précité, note 65, qui opposait deux ex-époux de religion juive sur la question du guet, divorce religieux que seuls les hommes peuvent accorder ou refuser et dont dépend la possibilité de remariage religieux pour les adeptes de la religion juive. Au paragraphe 4 de la décision, la Cour suprême résume les règles religieuses relatives au guet en ces termes : « L’époux doit accorder volontairement le get, et l’épouse doit accepter de le recevoir. Si le premier ne l’accorde pas, la seconde est sans recours religieux ; elle conserve le statut d’épouse et ne peut se remarier jusqu’à ce que l’époux décide, à son entière discrétion, de divorcer. Elle est considérée comme une agunah – une « –femme enchaînée ». Tout enfant né d’un remariage civil serait considéré comme « illégitime » selon la loi juive. » Dans le cas en l’espèce,
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partie devra être considérée comme prospective en ce qu’elle nous permettra de déterminer (et d’analyser) les principales tendances jurisprudentielles qui devraient jouer lorsqu’un tel conflit devra être tranché par une juridiction canadienne. Pour ce faire, nous procéderons en deux étapes, consacrant la première partie aux grands principes d’interprétation devant gouverner les différentes juridictions lorsqu’elles doivent trancher un conflit entre deux droits et libertés fondamentaux avant de passer, en seconde partie, à l’analyse de la jurisprudence pertinente au traitement des conflits entre la liberté de conscience et de religion et le droit à l’égalité entre les sexes.
2.1 Les règles jurisprudentielles établies pour trancher un conflit entre deux droits et libertés fondamentaux La première question qui vient en tête lorsqu’on s’interroge sur la conciliation entre deux droits opposés est : existe-t-il une hiérarchie au sein des droits et libertés fondamentaux protégés par une même charte ? Une réponse positive à cette question simplifierait énormément l’exercice de conciliation en ce que, à l’instar des « lois ordinaires78 » qui entrent en contradiction avec la Charte canadienne, un droit hiérarchiquement supérieur devrait primer sur un autre en cas de conflit. Or, la Cour suprême du Canada a très clairement établi qu’il ne devait exister aucune hiérarchie entre les droits et libertés protégés par les chartes canadiennes et québécoise : Il faut se garder d’adopter une conception hiérarchique qui donne préséance à certains droits au détriment d’autres droits, tant dans l’interprétation de la Charte que dans l’élaboration de la common law. Lorsque les droits de deux individus sont en conflit, comme cela peut se M. Marcovitz, après s’être engagé à remettre le guet à son épouse, a refusé de s’exécuter pendant plus de quinze ans. Mme Bruker (l’ex-épouse) le poursuit en dommages-intérêts pour violation de contrat et obtient gain de cause dans une décision partagée à sept contre deux. Bien que les juges de la majorité aient fondé une partie importante de leur décision sur la question de l’égalité entre les hommes et les femmes (nous y reviendrons d’ailleurs plus loin, voir infra, notes 152-156) on ne peut considérer que l’arrêt Bruker traite directement le conflit entre les convictions religieuses et le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes puisque, malgré la forte connotation discriminatoire de celle-ci, tant les juges de la majorité que ceux de la minorité s’accordent pour ne pas étudier la « validité » de la conviction religieuse invoquée par Monsieur Marcovitz (l’attribuation ou le refus d’attribution du guet dépend entièrement de la volonté de l’homme) par rapport au droit à l’égalité entre les hommes et les femmes. La Cour suprême aborde plutôt ce litige comme un conflit entre deux individus croyants (convictions religieuses vs convictions religieuses) et s’intéresse à la mesure dans laquelle le droit étatique (ici, les règles de la responsabilité contractuelle) peut intervenir au sein d’un litige « religieux ». 78. Ou : « n’ayant pas de statut constitutionnel ».
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produire dans le cas d’une interdiction de publication, les principes de la Charte commandent un équilibre qui respecte pleinement l’importance des deux catégories de droits79. [nos soulignés]
S’il n’existe pas de hiérarchie entre les droits fondamentaux, si tous les droits sont égaux entre eux, comment est-il possible de concilier deux droits ou libertés fondamentaux qui ont des effets opposés ? Dans l’arrêt Hunter c. Southam, rendu en 1984, la Cour suprême du Canada a jeté les bases de la méthode devant guider toute juridiction ayant à interpréter les dispositions de la Charte : la méthode d’interprétation téléologique80. Pour reprendre la définition qui en a été donnée par le constitutionnaliste Luc B. Tremblay, cette méthode « est une forme de raisonnement par lequel le sens d’un texte juridique (par exemple, une règle, un principe ou autres normes) est déterminé en fonction de son but, son objet ou sa finalité81 ». Conséquence de cette méthode d’interprétation, une liberté ou un droit fondamental qui se trouve protégé par un texte comme la Charte canadienne ou la Charte québécoise ne peut être interprété indépendamment du contexte général dans lequel ce même texte a été adopté (ici, la protection des droits et libertés fondamentaux des individus) et surtout, des autres droits et libertés qui y sont prévus. Comme l’a clairement affirmé la Cour suprême du Canada : À mon avis, il faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle-même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte82. [nos soulignés]
Le choix de la méthode d’interprétation téléologique établit donc clairement, comme nous le prétendions en début d’étude83, 79. Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, paragr. 72. Voir aussi : S. BEAULAC, loc. cit., note 23, à la p. 37. 80. Hunter c. Southam, [1984] 2 R.C.S. 145. 81. Luc B. TREMBLAY, « L’interprétation téléologique des droits constitutionnels », (1995) 29 R.J.T., 460, 462 (passage cité dans S. BEAULAC, loc. cit., note 23, à la p. 33). 82. R. c. Big M Drug Mart Ltd, précitée, note 22, paragr. 117. Voir aussi S. BEAULAC, loc. cit., note 23, à la p. 49 : « Selon les dires mêmes de Driedger, il faut se référer au « grammatical and ordinary sense » des mots utilisés, en prenant en considération « their entire context », ce qui doit se faire « harmoniously with the scheme of the Act, the object of the Act ». Texte, contexte, objet – les trois pierres angulaires de l’interprétation juridique, et ce, tant pour la Charte que pour les textes de loi ordinaires ». 83. Voir, supra, p. 212-213.
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que la protection accordée à une liberté ou à un droit fondamental ne peut être définie d’une manière telle qu’elle empiéterait sur un autre droit ou liberté fondamental. Cet état de fait trouve d’ailleurs une résonance claire dans le quatrième considérant du préambule de la Charte québécoise qui prévoit que « les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général84 ». En ce qui concerne plus spécifiquement le cadre de la présente étude, la Cour suprême a clairement établi que, ni le droit à l’égalité, ni la liberté de conscience et de religion ne devaient être considérés comme des « droits absolus », étant nécessairement limités par les autres droits et libertés fondamentaux85. Mais, ces clairs énoncés de principe des plus hauts magistrats du Canada ne trouveront pas nécessairement une expression aussi manifeste dans la réalité, spécialement en ce qui concerne les conflits potentiels entre l’exercice de la liberté de conscience et de religion et le droit à l’égalité entre les sexes.
2.2 Comment concilier les croyances et convictions qui entrent en conflit avec le principe de l’égalité entre les sexes ? Comme nous l’avons vu en première partie, il est clair que les litiges concernant des revendications fondées sur la liberté de conscience et de religion au sens large obligent les tribunaux qui sont 84. Ce considérant du préambule de la Charte québécoise avait d’ailleurs été interprété d’une manière très intéressante par le juge Jules Blanchet de la Cour supérieure du Québec en 1982 : « On voit que le Préambule ne donne qu’une limite « aux droits et libertés de la personne humaine en déclarant qu’ils sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général ». C’est donc une cohésion complète de la personne humaine au sein de la société : tout doit se réaliser implicitement en vue du bien commun. » : Commission des droits de la personne du Québec c. Montréal (Ville de), (1983) 4 C.H.R.R. D/1444 (C.S.), 4e page du jugement. 85. Liberté de conscience et de religion : « L’examen des différentes composantes du concept de la liberté de religion pourrait laisser croire que les droits protégés par l’al. 2a) de la Charte sont absolus, mais tel n’est pas le cas. En effet, cette liberté est limitée par les droits et libertés des autres. La diversité des opinions et des convictions exige la tolérance mutuelle et le respect d’autrui. » [nos soulignés] : Congrégation des témoins de Jéhovah de SaintJérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), précitée, note 28, paragr. 69. Voir également : Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S 256, précitée, note 35, paragr. 26 / Droit à l’égalité : « Comme notre Cour l’a affirmé à de nombreuses occasions, il n’existe aucune hiérarchie des dispositions constitutionnelles, et les garanties d’égalité ne peuvent donc pas servir à invalider d’autres droits conférés expressément par la Constitution. Toutes les parties de la Constitution doivent être interprétées globalement. » : Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 238, paragr. 2.
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responsables de leurs analyses à faire preuve d’une très importante réserve quant à la détermination des croyances qui méritent, ou ne méritent pas, la protection de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise86. Cet état de fait a eu une conséquence directe en ce qui concerne les litiges impliquant une opposition entre une revendication fondée sur les convictions religieuses d’un individu et un autre (ou plusieurs) droit ou liberté fondamental : ainsi, alors que les enseignements de la Cour suprême du Canada sur la méthode d’interprétation téléologique exigeraient que les tribunaux imposent des « limites intrinsèques87 » à la liberté de conscience et de religion88, la Cour suprême du Canada s’est montrée extrêmement réticente à s’engager dans cette voie89, préférant procéder à un arbitrage en vertu des « dispositions justificatives90 » des deux chartes91. En réalité, notre Cour a confirmé que la liberté de religion garantit que chacun est libre d’embrasser et de professer, sans ingérence de l’État, les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience. Cette liberté n’est toutefois pas absolue, étant [...] soumise aux restrictions nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre, la santé ou la moralité publics, ainsi que les libertés et droits fondamentaux d’autrui. Cela dit, on privilégie une interprétation large du droit en cause, les droits opposés devant être conciliés dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. [...] Ce point de vue a été adopté par la Cour à la majorité dans l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan
86. Voir la section 1.1.2 concernant le critère de la « croyance sincère » : supra, p. 215-217. 87. À savoir une limite qui permet à un juge de déterminer que, par exemple, une pratique religieuse portant atteinte à l’intégrité physique des femmes ne peut, en raison de sa nature même, bénéficier de la protection de la liberté de conscience et de religion. 88. Ce qui semble d’ailleurs être confirmé par cet énoncé de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Syndicat Northcrest c. Amselem, précité, note 33, paragr. 62 : « Toutefois, notre jurisprudence n’autorise pas les gens à accomplir n’importe quel acte [au nom de la liberté de religion]. Par exemple, même si une personne démontre qu’elle croit sincèrement au caractère religieux d’un acte ou qu’une pratique donnée crée subjectivement un lien véritable avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi, et même si elle parvient à prouver l’existence d’une entrave non négligeable à cette pratique, elle doit en outre tenir compte de l’incidence de l’exercice de son droit sur ceux d’autrui. Une conduite susceptible de causer préjudice aux droits d’autrui ou d’entraver l’exercice de ces droits n’est pas automatiquement protégée. La protection ultime accordée par un droit garanti par la Charte doit être mesurée par rapport aux autres droits et au regard du contexte sous-jacent dans lequel s’inscrit le conflit apparent. » [Nos soulignés]. 89. Brad A. ELBERG et Mark C. POWER, « Freedom of Conscience and Religion », dans Gérald-A. BEAUDOIN et Errol MENDES (dir.), Charte canadienne des droits et libertés, 4e édition, Markham, Lexis Nexis Butterworths, 2005, p. 219, aux p. 226-229. 90. À savoir les articles 1 de la Charte canadienne et 9.1 et 20 de la Charte québécoise. 91. Voir, supra, p. 218-219 et 223-226.
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oronto, [1995] 1 R.C.S. 315, où l’on a refusé d’établir des limites interT nes à la portée de la liberté de religion92. [nos soulignés]
Ainsi, que le litige en question soit fondé sur l’interprétation des dispositions protégeant la liberté de conscience et de religion en tant que telle ou interdisant la discrimination fondée sur les convictions religieuses, les tribunaux respecteront une approche en trois étapes qui peut, avec les adaptations nécessaires, se résumer ainsi : (1) vérifier le caractère « sincère » de la croyance religieuse invoquée par le plaignant ; (2) vérifier si l’individu subit, prima facie, un acte discriminatoire (direct ou indirect) ou une entrave plus qu’insignifiante relatif à l’exercice de ses convictions religieuses, et finalement (3) opérer un renversement du fardeau de preuve et exiger du défendeur qu’il justifie le caractère raisonnable de l’atteinte apparente à la liberté de conscience et de religion du plaignant. Ce n’est qu’à cette dernière étape que l’arbitrage entre les droits opposés sera effectué, ce qui est susceptible d’avoir des conséquences importantes en cas d’opposition entre un droit fondamental tel le droit à l’égalité entre les sexes et la liberté de conscience et de religion. En effet, à la différence de l’interprétation conciliatrice en vertu de laquelle on examine les deux droits opposés sur un pied d’égalité, l’arbitrage qui s’effectue en vertu des dispositions justificatives a pour effet de reléguer le droit opposé à la liberté de conscience et de religion au rang de « valeur démocratique » devant être considérée, parmi d’autres facteurs, afin de déterminer si la restriction à l’exercice des croyances religieuses du plaignant est justifiable au sein d’une société « libre et démocratique93 ». Cet état de fait est d’ailleurs fort 92. Ross c. Conseil scolaire du district no. 15 du Nouveau-Brunswick, précitée, note 35, paragr. 7273. 93. Par analogie, il est intéressant de mentionner cet extrait tiré de l’arrêt R. c. Mills traitant d’un conflit entre les droits fondamentaux à l’égalité entre hommes et femmes, à la vie privée et à l’obtention d’un procès juste et équitable : « Comme nous l’avons vu, le droit à une défense pleine et entière n’inclut pas le droit d’obtenir des renseignements qui ne feraient que fausser l’objectif de recherche de la vérité du processus judiciaire. Dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, aux p. 669, 670, le juge Cory a affirmé, au nom de la majorité, sur cette question : « Même si elles ne sont pas déterminantes, les dispositions des art. 15 et 28 de la Charte qui garantissent l’égalité des hommes et des femmes devraient être prises en considération lorsqu’il s’agit d’établir les limites raisonnables à apporter au contre-interrogatoire d’un plaignant. Il va de soi qu’on applique des limites raisonnables à un tel contre-interrogatoire. Le plaignant ne devrait pas être indûment tourmenté et mis au pilori au point de le transformer en victime d’un système judiciaire insensible. » » : R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 688, paragr. 96. S’agissant de l’application de la Charte québécoise, voir : Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Martin, (1997) J.-E. 97-1476 (T.D.P.).
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bien illustré par le professeur José Woehrling dans son énumération des différents facteurs qui devraient être pris en considération dans un potentiel litige opposant liberté de conscience et de religion et droit à l’égalité entre les sexes : [...] de nombreuses religions contiennent des principes concernant par exemple la vie familiale, les successions, le statut des personnes ou le code vestimentaire qui sont incompatibles avec l’égalité des sexes dans la mesure où ils confinent la femme à un statut subordonné. Lorsqu’une collectivité religieuse exige des adaptations à la législation civile ou aux politiques d’organismes privés ou publics pour faire respecter ces pratiques et représentations discriminatoires, l’accommodement recherché entrera en conflit avec le droit à l’égalité des femmes. La solution à ce conflit de droits dépendra de différents facteurs dont l’importance accordée à la pratique religieuse en cause, la gravité de la violation au droit à l’égalité et aux autres droits éventuellement atteints, l’existence d’un consentement éclairé de la part des personnes dont les droits sont mis en cause et, enfin, l’effet de la solution adoptée sur la société dans son ensemble94. [nos soulignés]
Considérant le carcan casuistique qui a été imposé aux litiges impliquant une obligation d’accommodement raisonnable95 et le fait que la Cour suprême ne s’est jamais prononcée directement sur un conflit entre le droit à l’égalité entre les sexes et la liberté de conscience et de religion96, il est donc extrêmement difficile d’évaluer avec précision l’orientation que donneront les tribunaux au droit canadien en ce qui concerne les conflits entre ces deux droits fondamentaux97. Toutefois, l’analyse de la jurisprudence pertinente en matière de revendications fondées sur l’exercice de la liberté de conscience et de religion nous permettra de mettre au jour certains indices importants qui nous aideront à mieux cerner et évaluer les différents sentiers qui pourraient être empruntés, pour le pire ou le meilleur, par la jurisprudence canadienne et québécoise. Nous diviserons donc 94. 95. 96. 97.
José WOEHRLING, loc. cit., note 15, p. 353. Supra, p. 224-226. Voir notre explication à ce propos à la note 77. Ce sentiment nous semble partagé par le sociologue Paul Eid, de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, qui, dans un article portant sur la conciliation entre les droits des femmes et la protection des convictions religieuses, ne se risque pas à poser un diagnostic précis : « Donc, en théorie, toute demande d’accommodement religieux qui serait reconnue comme potentiellement discriminatoire à l’endroit des femmes devrait être rejetée par les tribunaux parce que contraire à l’ordre public. Je dis en théorie parce que là où les choses se compliquent, c’est lorsqu’il s’agit de faire la preuve qu’une mesure d’accommodement en matière religieuse pourrait menacer le droit des femmes. » : P. EID, op. cit., note 15, p. 6.
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otre analyse en cinq sous-sections, nous attardant tour à tour aux n arrêts et décisions concernant les revendications touchant (1) l’intégrité physique des individus ; (2) le milieu de travail ; (3) le milieu scolaire ; (4) le milieu familial et finalement (5) les institutions à vocation religieuse. 2.2.1 Intégrité physique des individus Malgré les difficultés liées au choix de la Cour suprême du Canada de reléguer l’arbitrage des conflits entre droits fondamentaux à l’étape des dispositions justificatives lorsque ces derniers concernent la liberté de conscience et de religion, il semble clair que toute forme d’atteinte à l’intégrité physique d’un individu sera jugée comme violant les chartes canadienne et québécoise, et ce, indépendamment du fait qu’elle résulte de l’exercice d’une conviction culturelle ou religieuse. Ce critère d’atteinte à l’intégrité physique des individus a d’ailleurs bien failli être considéré comme une limite intrinsèque à la liberté de conscience et de religion. En effet, dans l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid, rendu en 1995, quatre juges dissidents (sur les neuf de la Cour suprême du Canada qui rendirent la décision) en vinrent à la conclusion que : Bien que l’article premier puisse convenir pour évaluer les intérêts de l’État en fonction de la violation des droits de l’individu lésé, cette évaluation n’est pas nécessaire en l’espèce. Le nœud de l’évaluation se situe entre le droit de Sheena à la vie et à la sécurité de sa personne et le droit de ses parents à la liberté de religion. Nous ne sommes pas convaincus que l’article premier devrait être le seul instrument d’évaluation des libertés positives et négatives de deux individus. [...] nous concluons par analogie que ni l’al. 2a) ni le droit à la liberté garanti par l’art. 7 n’autorisent les parents à mettre en danger la vie de leurs enfants. En toute déférence, étendre les garanties de droits substantiels à une telle activité les dénuerait de tout sens en raison de l’absence de définition98. [nos soulignés]
Les juges de la majorité, bien qu’ayant suivi une construction argumentative différente, en vinrent malgré tout à la conclusion que l’atteinte à la vie et à la sécurité d’un individu ne pouvait être justifiée par une quelconque prétention fondée sur la liberté de conscience et 98. B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, parag. 233-234. Cette dissidence extrêmement forte avait d’ailleurs été précédée, au Québec, d’une décision portant sur des faits similaires et allant dans le même sens : Protection de la jeunesse 224, (1986) R.J.Q. 2711 (T.J.). Voir à ce propos : H. BRUN, op. cit., note 35, p. 779.
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de religion99. Cet arrêt de principe est tout à fait conforme à la jurisprudence dominante et constante100 sur la question101 ainsi qu’à la position traditionnelle de la Cour suprême du Canada qui s’est toujours montrée très peu encline à accorder la protection des dispositions des chartes canadienne ou québécoise aux gestes de violence physique, allant même jusqu’à en faire la seule limite intrinsèque à la liberté d’expression protégée par l’article 2 b) de la Charte canadienne et 3 de la Charte québécoise102. Ainsi, indépendamment du fait que les tribunaux se fonderaient davantage sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne103 plutôt que sur le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes, l’analyse de la jurisprudence pertinente tend à éliminer tout questionnement quant à la potentielle « constitutionnalité » des pratiques culturelles ou religieuses impliquant une atteinte à l’intégrité physique des femmes. En conséquence, des pratiques telles que 99. B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, id., paragagr. 112-113. 100. Sauf pour de petits accidents de parcours comme le fut la décision R. c. A.N., C.Q. Montréal (Chambre criminelle), no 500-01-003139-927, 13 janvier 1994, j. Verreault. Dans cette affaire, la juge Raymonde Verreault de la Cour du Québec devait décider du sort d’un homme ayant abusé sexuellement de sa belle-fille pendant une période de deux ans, alors qu’elle avait entre 9 et 11 ans. Il fut mis en preuve que l’accusé avait, au cours de cette période, sodomisé sa jeune victime au moins vingt fois et que, tant la victime que l’agresseur étaient adeptes de l’islam. Justifiant une sentence réduite de 23 mois de réclusion, la juge affirma que : « Les facteurs atténuants sont l’absence… pardon, le fait que l’accusé n’ait pas eu de relations sexuelles normales et complètes avec la victime, c’est-àdire des relations sexuelles vaginales, pour être plus précis, de sorte que celle-ci puisse préserver sa virginité, ce qui semble être une valeur très importante dans leurs religions respectives. » 101. La Cour d’appel de l’Ontario a établi, en 1988, que l’exercice de la liberté de conscience et de religion était soumis aux dispositions du Code criminel : R. c. Church of Scientology of Toronto, (1988) 30 C.R.R. 238 (C.A. Ont.). Les arguments fondés sur la culture ont été considérés comme irrecevables en tant que facteurs atténuants dans des cas de meurtre : R. c. Ly, (1987) 33 C.C.C. (3d) 31 (B.C.C.A.) et d’agression sexuelle : R. c. A.N., [1994] J.Q. no. 522 (Quicklaw) (C.A.). 102. « Le contenu de l’expression peut être transmis par une variété infinie de formes d’expressions : par exemple, l’écrit et le discours, les arts et même les gestes et les actes. Quoique la garantie de la liberté d’expression protège tout contenu d’une expression, il est évident que la violence comme forme d’expression ne reçoit pas cette protection. Il n’est pas nécessaire en l’espèce de définir précisément dans quel cas ou pour quelle raison une forme d’expression choisie pour transmettre un message sort du champ de la garantie. Toutefois il est parfaitement clair que, par exemple, l’auteur d’un meurtre ou d’un viol ne peut invoquer la liberté d’expression pour justifier le mode d’expression qu’il a choisi. » : Irwin Toy Ltd c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, 969-970. 103. Charte canadienne : art. 7 : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale » / Charte québécoise : art. 1 : « Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne. ».
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l’excision104, l’infibulation105, le sati106 ou encore les cas de violence conjugale « autorisés » par des règles religieuses ou des traditions culturelles ne pourraient être justifiées en vertu de la protection de la liberté de conscience et de religion107. 2.2.2 En milieu de travail Le milieu de travail, en tant que principal lieu de « cohabitation forcée » entre adultes (qu’ils travaillent au sein de la même entreprise ou soient en relation d’affaires) implique, de plus en plus, la rencontre de différentes valeurs et croyances religieuses. Or, plusieurs situations problématiques ayant trait à l’égalité entre les sexes sont susceptibles de se produire108 : pensons simplement au cas récemment documenté de la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ) qui aurait émis une directive selon laquelle ses employées de sexe féminin devaient se retirer au profit d’un collègue masculin lorsqu’un juif hassidim se présentait pour passer le test nécessaire à l’obtention d’un permis de conduire. Comment les tribunaux canadiens aborderaient-ils une telle situation ? Gardons comme exemple le cas de la SAAQ et prétendons que cet organisme n’a pas émis de directive et fait l’objet d’une plainte d’un individu pratiquant une forme orthodoxe du judaïsme pour discrimination fondée sur ses convictions religieuses. Advenant le cas où ce même individu réussirait à faire la preuve que sa croyance sincère lui commande d’éviter tout contact avec des femmes et que l’obligation de passer le test avec un employé dont il ne peut choisir le sexe 104. « Excision [...] Ablation rituelle du [...] clitoris (clitoridectomie) et parfois des petites lèvres dans certaines sociétés. Rites d’excision » : J. REY-DEBOVE et A. REY, op. cit., note 20, p. 968. 105. « Infibulation [...] Mutilation sexuelle féminine qui consiste à coudre les grandes lèvres dans le but d’empêcher les relations sexuelles. » : id, p. 1325. 106. « Sati [...] Veuve qui s’immolait rituellement sur le bûcher funéraire de son mari, en Inde. [...] 2. n.m. Le rite lui-même » : id., p. 2311. 107. Cet état de fait se trouve d’ailleurs confirmé par la lecture de la décision Director of Child Welfare (P.E.I.) c. S.P.I. and H.I., (2003) 653 A.P.R. 197 (C.S. Î.P.E.) dans laquelle la cour en est venue à la conclusion que : « La Charte ne confère pas primauté absolue à des pratiques religieuses qui ont un impact sur les droits fondamentaux des autres. Des parents ne peuvent donc justifier par 2a) leur utilisation fréquente d’une verge de bois pour corriger leurs enfants » : résumé en français tiré de H. BRUN, op. cit., note 35, p. 96. 108. Voir supra, p. 209-210. On peut également penser à la délicate question du port du voile islamique en entreprise, de situations où des employés de sexe masculin refuseraient, pour des raisons religieuses, de suivre les directives provenant d’une femme en situation d’autorité, ou de cas où des employé(e)s refuseraient de traiter directement avec des individus du sexe opposé.
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lui cause un effet discriminatoire, le tribunal devrait effectuer un renversement du fardeau de preuve et analyser la justification de la SAAQ de ne pas accéder à sa demande. Il semble clair que les deux premières étapes du test établi pour déterminer le caractère « justifiable » d’un acte a priori discriminatoire seraient facilement respectées par la SAAQ109 et que le cœur de l’analyse se déroulerait à la troisième étape du test, à savoir lorsque le tribunal devrait se demander si : « la norme est raisonnablement nécessaire à la réalisation de son but ou objectif, en ce sens que le défendeur ne peut pas composer avec les personnes qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que cela lui impose une contrainte excessive ». Le fait de demander à une employée de sexe féminin de se retirer au profit d’un collègue de sexe masculin afin de respecter les croyances religieuses d’un « client110 » pourrait-il être considéré comme un acte de discrimination fondée sur le sexe ? Il nous semble que oui. En effet, dans un contexte de travail n’impliquant aucun rapport avec l’intimité des individus impliqués111, il nous apparaît clair qu’une 109. Voir supra, p. 223-225. 110. Ce qui constitue d’ailleurs, en soi, une exception au principe général selon lequel on ne peut se fonder sur les seules préférences de la clientèle pour « sexualiser » un poste : Commission des droits de la personne c. Picard, D.T.E. 95T-637 (T.D.P.), cité dans H. BRUN, op. cit., note 35, p. 869. 111. En effet, il a été admis par les tribunaux que, lorsque des personnes doivent recevoir des « soins intimes » (i.e. des soins qui, largement définis, impliquent la région pubienne et/ ou anale ainsi que, dans le cas des femmes, la poitrine), les demandes de traiter avec des personnes du même sexe devaient être considérées différemment, et ce, indépendamment des convictions qui se trouvent à la base de la demande. Récemment saisi d’un litige impliquant une politique de sexualisation des postes de préposés aux bénéficiaires de l’Hôpital général juif dans le but de permettre aux bénéficiaires susceptibles d’avoir besoin de soins intimes d’être traités par des préposés du même sexe qu’eux, le Tribunal des droits de la personne du Québec résume bien la jurisprudence pertinente à ce sujet lorsqu’il affirme que : « D’emblée, un premier énoncé de principe se doit d’être établi : le respect du choix des bénéficiaires pour leurs soins intimes s’impose, peu importe le motif invoqué, qu’il soit religieux, culturel, thérapeutique ou autres. Il importe de traiter les bénéficiaires avec respect et dignité, ce qui ne pourra se faire qu’en tenant compte, dans toute la mesure possible, de leurs préférences quant au sexe de la personne qui est appelée à leur prodiguer les soins intimes. Toutefois, ce droit fondamental des bénéficiaires ne doit pas pour autant avoir pour effet de nier, sans qu’aucune mesure d’accommodement raisonnable ne soit envisagée, le droit des préposés aux bénéficiaires d’être traités en toute égalité, sans discrimination eu égard à leur sexe. » [nos soulignés] : Tribunal des droits de la personne : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis, D.T.E. 2007T-947 (TDPQ) (requête pour permission d’appeler accueillie (C.A., 2007-12-14), 500-09-018203-075, 2007 QCCA 1844). En l’espèce, le tribunal a jugé que, compte tenu du contexte propre au milieu de travail visé, la politique de l’Hôpital général juif était discriminatoire à l’égard des femmes et ne pouvait être justifiée en vertu de l’article 9.1 de la Charte québécoise : Commission des droits de
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telle mesure, peu importe que le tribunal examine la situation des seules employées de la SAAQ ou les répercussions que cette décision pourrait avoir sur les femmes en général, est de nature à violer le droit à la dignité des femmes, défini selon les termes de l’arrêt Law : La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi. Elle relève de l’intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelle qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne112.
Toutefois, une fois qu’il aura conclu au caractère discriminatoire de l’acte, le tribunal devra déterminer si cela est suffisant pour permettre à la SAAQ d’alléguer une « contrainte excessive » et du même coup justifier sa décision de ne pas accommoder les convictions religieuses de l’individu en question ? Compte tenu du fait que le conflit avec un droit fondamental tel le droit à l’égalité représente un facteur parmi d’autres à être pris en considération par le tribunal lors de la troisième étape du test pertinent113 – et indépendamment de tous les arguments qui nous semblent militer en faveur de la préservation du droit à l’égalité entre les sexes dans une telle situation114 – il est plutôt difficile de prédire la tangente qu’adopterait un tribunal canadien saisi d’un tel litige. Ces difficultés de prédiction se trouvent d’ailleurs confortées par l’analyse d’une décision pour le moins surprenante, rendue en 2002 par la Cour supérieure de l’Ontario. Dans cette affaire, un imprimeur contestait une décision d’une commission d’enquête instaurée sous l’égide du Code des droits de la personne ontarien, laquelle l’avait reconnu coupable de discrimination fondée sur l’orientation la personne et des droits de la jeunesse c. Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis, précitée, paragr. 247-254. À propos du statut particulier accordé aux demandes sexualisées relatives à la dispense de soins intimes, voir aussi : Commission des droits de la personne c. Villa Plaisance, (1996) R.J.Q. 511 (T.D.P.Q.) et Dufour c. Centre hospitalier Saint-Joseph-de-La- Malbaie, [1992] R.J.Q. 825, (T.D.P.Q.). 112. Law c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), précité, note 51. Peu importe que le tribunal examine la situation des seules employées de la SAAQ ou l’impact que cette décision pourrait avoir sur les femmes en général, il nous semble clair qu’une telle mesure est de nature à violer le droit à la dignité des femmes, défini selon les termes de l’arrêt Law. 113. Voir supra, p. 222-227 et 238-239. 114. Le principal argument militant en faveur de cette interprétation nous semble relever de l’interprétation conciliatrice des principales dispositions du droit international sur la question : voir infra, section 2.3.
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sexuelle pour avoir refusé d’imprimer des documents (lettres à en-tête, enveloppes et cartes d’affaires115) pour une organisation vouée à la promotion des droits des homosexuels. Renversant la décision de la commission d’enquête, la Cour supérieure de l’Ontario en vint à la conclusion suivante, habilement résumée en français par le professeur Henri Brun : La liberté de religion peut justifier le refus d’un commerçant d’imprimer de la publicité d’organismes voués à l’acceptation d’un mode de vie homosexuel. Le forcer à aller contre ses croyances religieuses par le moyen d’une ordonnance quasi judiciaire fondée sur le droit à l’égalité des personnes homosexuelles restreindrait sa liberté de façon non raisonnable116. [nos soulignés].
Cette situation laisse pour le moins perplexe : s’il est possible de donner la priorité aux convictions religieuses individuelles d’un imprimeur sur l’obligation qu’il a de fournir les services qu’il rend à la population sans discrimination fondée, entre autres, sur l’orientation sexuelle, comment est-il possible de garantir qu’un même traitement ne sera pas réservé au droit à l’égalité entre les sexes117 ? Il s’agit clairement, à notre avis, d’une situation qui devra être clarifiée par les législateurs fédéral ou québécois118 – ou, par défaut, par la Cour suprême du Canada – au cours des prochaines années. 2.2.3 En milieu scolaire Si le milieu de travail est le principal lieu de « cohabitation f orcée » entre adultes, les écoles, quant à elles, constituent le lieu par excellence pour la cohabitation d’enfants provenant de différents milieux. L’importance sociale du milieu scolaire est d’autant plus grande qu’il a pour mission principale l’éducation et la formation des futurs citoyens canadiens et québécois et donc, la transmission 115. Ontario (Human Rights Commission) c. Brockie, (2003) 222 D.L.R. (4th) 174 (C.S. Ont.), parag. 6. 116. H. BRUN, op. cit., note 35, p. 103, à propos de la décision Ontario (Human Rights Commission) c. Brockie, id. 117. À cet égard, il est intéressant de rappeler que la décision Commission des droits de la personne du Québec c. Emergency Car Rental Inc., (1980) C.P. 121 avait confirmé qu’une entreprise de location de camions ne pouvait refuser de louer un camion à une femme qui lui apportait la preuve qu’elle avait la compétence pour le conduire. Un juge pourrait-il en venir à une conclusion différente advenant que le propriétaire de l’entreprise de location invoque sa liberté de conscience et de religion pour justifier sa décision ? 118. Le législateur québécois a d’ailleurs récemment entrepris un intéressant débat à ce sujet, ayant mené à l’adoption d’un projet de loi visant à modifier la Charte québécoise. Voir à ce propos la note 76.
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des principales valeurs sur lesquelles repose le tissu social de la société canadienne. Au sein des institutions scolaires non confessionnelles119, la principale manifestation potentielle du conflit entre égalité entre les sexes et liberté de conscience et de religion en milieu scolaire tient en l’expression (ou en l’enseignement) de valeurs discriminatoires à l’égard des femmes. À cet égard, la très délicate problématique du port du voile islamique à l’école, qui aurait d’ailleurs été le symbole principalement visé par l’adoption de la loi française interdisant le port de « symboles religieux ostensibles120 » au sein des établissements scolaires publics, repose principalement sur les différentes interprétations qui peuvent être données à sa symbolique propre : une jeune fille ou une femme qui porte le foulard islamique s’exclut-elle « elle-même du système fondamental d’égalité entre hommes et femmes121 » ou ne fait-elle que manifester son appartenance à la religion de son choix122 ? Le voile (ou certains types de voiles123) peut-il, en soi, contribuer à la transmission de valeurs selon lesquelles les femmes seraient considérées comme inférieures (ou soumises) aux hommes ? Tant que le débat sur la potentielle signification discriminatoire des différents voiles islamiques ne fera pas l’objet d’un plus large consensus au sein de la communauté d’experts qui s’intéresse à cette question124, il est
119. Nous examinerons plus en détail le cas particulier des établissements confessionnels au point 2.2.5. 120. Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, J.O n° 65 du 17 mars 2004, p. 5190. 121. C’est du moins la prétention de l’auteur Patrick Banon dans son ouvrage : Dieu et l’entreprise : comprendre et gérer les cultures religieuses, Paris, Éditions D’Organisation, 2006, p. 58. À ce sujet, voir aussi : Marie MOISAN, Réflexion sur la question du port du voile à l’école, Québec, Conseil du statut de la femme, 1995. 122. Sajida ALVI, Homa HOODFAR, et Sheila MCDONOUGH, The Muslim Veil in North America : Issues and Debates, Toronto, Women’s Press, 2003. 123. Il existe en effet une grande pluralité de voiles islamiques, du hidjab (qui doit couvrir la tête et les cheveux de la femme) en passant par le tchador (qui recouvre le corps entier, ne laissant que le visage découvert), jusqu’au niqab (qui ne permet de voir que les yeux de la femme qui le porte) ou à la burqa (qui recouvre la femme en totalité, ne lui permettant de voir qu’à travers une grille de tissu). 124. Même la Cour suprême du Canada a fourni des indices que le port du tchador pouvait constituer une obligation religieuse pouvant bénéficier de la protection des chartes : « Assimiler une obligation religieuse telle que le port du tchador au désir qu’éprouvent certains élèves de porter une casquette témoigne d’un regard réducteur sur la liberté de religion, attitude qui n’est pas compatible avec la Charte canadienne. » : Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S 256, précitée, note 35, paragr. 74.
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difficile d’imaginer comment les tribunaux canadiens pourraient intervenir pour sanctionner ou interdire une telle pratique125. Il est malgré tout possible d’affirmer que, à partir du moment où il serait avéré qu’un enseignant ou une enseignante véhicule, par ses propos ou le port d’un symbole religieux ayant une signification claire, des valeurs discriminatoires à l’égard des femmes auprès des étudiants, une école serait justifiée de prendre les mesures nécessaires pour l’empêcher de diffuser de telles valeurs, et ce, indépendamment du lien existant entre les valeurs exprimées et les convictions religieuses de l’enseignant ou de l’enseignante. Cette affirmation nous semble découler clairement de l’analyse – et l’interprétation par analogie – de l’arrêt Ross c. Conseil scolaire du district no. 15 du N.-B., rendu en 1996, dans le cadre duquel la Cour suprême du Canada a validé la décision d’un conseil scolaire qui avait retiré ses tâches d’enseignement à un individu qui, en vertu de ses convictions religieuses, avait tenu des propos antisémites dans le cadre de plusieurs « activités publiques126 », qui n’étaient pas en lien direct avec son poste d’enseignant127. 2.2.4 En milieu familial Les religions et les différentes valeurs qu’elles véhiculent sont évidemment extrêmement présentes dans l’organisation et le fonctionnement des différentes familles qui les pratiquent. Or, la sphère familiale relève, pour la majeure partie, de la portion la plus intimement privée des individus, portion au sein de laquelle le droit étatique se trouve privé d’une section assez importante de sa portée légitime. En effet, les simples valeurs gouvernant le fonctionnement d’une famille, fussent-elles discriminatoires à l’égard des femmes, ne sont malheureusement pas du ressort de l’État128. Cette plus faible portée du droit étatique au sein de la sphère privée se trouve d’ailleurs 125. Surtout dans les litiges où le port du voile sera revendiqué au nom de leur liberté de conscience et de religion, par des femmes n’y voyant qu’un signe d’expression de leur foi religieuse. 126. Selon les faits qui furent rapportés par la Cour suprême du Canada, l’enseignant : « avait fait des déclarations racistes et discriminatoires dans des écrits qu’il avait publiés et lors d’émissions de télévision publique auxquelles il avait participé » : Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, précitée, note 35, paragr. 3. 127. Id., paragr. 111-112. Voir aussi : H. BRUN, op. cit., note 35, p. 98. 128. Comme l’affirmait l’ex premier-ministre du Canada Pierre-Elliott Trudeau : « L’État n’a rien à faire dans la chambre à coucher des gens. » : RADIO-CANADA, « Les Canadiens remarquables : Pierre-Elliott Trudeau », [en ligne : http ://www.cbc.ca/grandscanadiens/ top_ten/nominee/trudeau-pierre.html], (page consultée le 27 mars 2008).
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très bien illustrée par la décision Gabriel c. Directeur de l’état civil, rendue en 2005, dans laquelle la Cour supérieure du Québec a permis qu’une femme se soustraie, au nom de ses convictions religieuses, à l’application d’une norme juridique visant un domaine intimement rattaché au domaine privé, à savoir le choix de son patronyme129. Prenant acte du fait que le législateur avait adopté l’article 393 du Code civil du Québec130, qui empêche désormais la mise en application de la coutume enjoignant aux femmes d’adopter le patronyme de leur époux après le mariage, dans le but de promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, le juge n’en vient pas moins à la conclusion que la liberté de conscience et de religion de la plaignante doit prévaloir : Le 19 décembre 1980, le législateur sanctionne la Loi instituant un nouveau Code civil et portant réforme du droit de la famille. Parmi d’autres, il y poursuit deux objectifs : promouvoir l’égalité des époux ; [...] La requérante présente une demande fondée sur ses convictions religieuses et sa conscience. Elle invoque sa liberté fondamentale de « liberté de religion ». [...] Aussi cruciaux qu’aient été et que demeurent les objectifs poursuivis par le législateur lors de l’adoption de la Loi instituant un nouveau Code civil et portant réforme du droit de la famille ils ne sauraient avoir pour effet d’empêcher la requérante de rechercher l’autorisation de changement de nom de l’article 58 C.c.Q. en l’absence de toute preuve que cela aurait pour effet de léser autrui ou ses droits131.
Toutefois, cette « ineffectivité relative » du droit étatique au sein des « affaires familiales et privées » est loin d’être complète. En effet, l’État s’est arrogé le droit d’intervenir à l’intérieur des foyers en plusieurs circonstances dont : (1) dans les cas où l’intégrité physique ou psychologique d’un membre de la famille est atteinte ou menacée ; (2) pour interdire certains types d’unions conjugales ou (3) dans les cas où les époux décident de mettre fin à leur union conjugale. Il est donc intéressant de vérifier de quelle manière les conflits entre liberté de conscience et de religion et égalité entre hommes et femmes peuvent être arbitrés dans ces trois différents domaines. D’abord, en ce qui concerne la protection des membres de la famille contre les actes de violence physique, notons qu’elle concerne autant les adultes (interdiction de violence conjugale ou de mutila129. En application des articles 57 et 58 du Code civil du Québec, L.Q 1991, c. 64, qui autorisent le Directeur de l’état civil à accepter, si elles sont fondées sur des « motifs sérieux », les demandes faites par des personnes qui désirent changer leur nom. 130. Id. : « art. 393 Chacun des époux conserve, en mariage, son nom ; il exerce ses droits civils sous ce nom ». 131. Gabriel c. Directeur de l’état civil, (2005) R.J.Q. 470 (C.S.), parag. 32-33, 48 et 54.
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tions sexuelles132) que les enfants133. Toutefois, la protection accordée aux enfants s’étend plus largement : il est depuis longtemps reconnu que les tribunaux qui doivent intervenir dans un litige qui concerne un individu d’âge mineur doivent trancher en fonction du critère subjectif du « meilleur intérêt de l’enfant134 ». L’interprétation de ce critère était d’ailleurs au cœur de l’arrêt Young, rendu en 1993, dans le cadre duquel la Cour suprême du Canada dut déterminer si elle devait accéder à la demande d’une mère, titulaire de la garde de trois jeunes fillettes et adepte de « l’Église unie », qui voulait interdire au père, Témoin de Jéhovah, de poursuivre l’enseignement religieux de ses enfants selon les préceptes de sa foi. Dans une décision partagée pour différents motifs, les juges de la Cour suprême du Canada affirmèrent malgré tout que l’interdiction faite à l’un des deux parents de partager sa foi religieuse avec ses enfants ne pouvait l’être que si l’expression de cette même foi religieuse pouvait comporter un « risque de préjudice135 » à l’enfant ou si l’enfant manifestait clairement son désir de ne pas y être soumis136. Bien que le critère du « risque de 132. Interdictions qui, comme nous l’avons vu, ne pourront être justifiées par les convictions religieuses d’un individu : voir supra, section 2.2.1. 133. Sous réserve de l’article 43 du Code criminel, L.R.C. (1985), c. C-46, qui permet aux père ou mère [...] [d’] employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances », la violence physique abusive contre les enfants est interdite, indépendamment des convictions religieuses des individus. Voir à cet égard : supra, note 107. 134. Les professeurs Castelli et Goubau nous renseignent sur les contours très difficilement saisissables de ce concept juridique : « Quel est donc l’intérêt de l’enfant ? Il est impossible d’encadrer cette notion dans des termes fixes applicables à tous les cas. Il s’agit plutôt d’une question de fait qui sera déterminée chaque fois qu’un cas se présentera devant le tribunal » : Mireille D.-CASTELLI et Dominique GOUBAU, Le droit de la famille au Québec, 5e éd., Québec, P.U.L., 2005, p. 257. 135. L’opinion de la juge McLachlin est particulièrement pertinente pour expliquer en quoi le critère du « risque de préjudice » devait être interprété de manière prépondérante dans un tel « conflit de droits » entre les deux parents : « Pour déterminer ce qui est dans l’intérêt de l’enfant, le juge doit prendre en considération tous les facteurs pertinents, l’un d’eux étant toujours l’intention du législateur de maximiser le contact avec chacun des parents dans la mesure où cela est compatible avec l’intérêt de l’enfant. Bien que le risque de préjudice ne soit pas le critère juridique ultime, il peut aussi s’agir d’un facteur à considérer. Cela est particulièrement vrai lorsque le litige porte sur la qualité de l’accès -– ce que le parent peut faire avec l’enfant ou lui dire. » [nos soulignés] : Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, paragr. 211. 136. « Toute intervention étatique en faveur de la religion d’un parent, à l’encontre de l’autre parent, porte atteinte à la liberté de religion de ce dernier. Aussi, un juge ne peut-il interdire à un parent de partager ses vues religieuses avec ses enfants, à moins qu’il n’y ait preuve que cela porte préjudice au bien-être des enfants ou à moins que les enfants expriment leur volonté d’être soustraits à cette influence » [nos soulignés] : H. BRUN, op. cit., note 35, p. 96.
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préjudice causé à l’enfant137 » semble limiter les chances de succès d’un tel argument, la question reste ouverte de savoir si l’enseignement de valeurs religieuses discriminatoires à l’égard des femmes pourrait être considéré comme justifiant une restriction au droit du parent ou des parents de partager ses valeurs religieuses avec ses enfants et de les en imprégner138. S’agissant des types d’unions conjugales actuellement interdits par le Code criminel139, à savoir les différentes formes de polygamie140, plusieurs communautés religieuses les autorisent formellement141 et ces formes d’unions conjugales seraient actuellement assez peu nombreuses au Canada142. Dans la foulée de la récente redéfinition du concept de « mariage », qui a été étendue aux conjoints de même 137. L’opinion du juge Sopinka à ce sujet est très révélatrice quant à la portée que la Cour entend donner à cette expression dans l’arrêt Young : « Le terme « préjudice », dans le contexte, sous-entend un effet néfaste sur la manière d’élever l’enfant qui est plus que transitoire. Il faut démontrer que l’activité contestée exercée par le parent ayant le droit d’accès entraîne un risque important que le bien-être physique, psychologique ou moral de l’enfant subisse un effet néfaste. [...] Par conséquent, j’irais plus loin que ma collègue le juge McLachlin et j’estime que ce qui est dans l’intérêt de l’enfant est généralement le critère applicable, mais lorsqu’on l’applique pour restreindre l’expression religieuse, le risque de préjudice grave est non seulement un facteur important, mais il faut aussi démontrer qu’il existe. » : Young c. Young, précitée, note135, paragr. 181-182. 138. Surtout que la Cour suprême a consacré que la liberté de conscience et de religion incluait : « le droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs croyances religieuses », H. BRUN, op. cit., note 35, p. 96, à propos de l’arrêt B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, précitée, note 98, et a renchéri en établissant une présomption selon laquelle, lorsque les parents éduquent leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, ils sont présumés agir d’une manière conforme à leurs meilleurs intérêts : B. ELBERG et M. C. POWER, loc. cit., note 89, à la page 239, à propos de l’arrêt Chamberlain c. Surrey School District No 36, [2002] 4 R.C.S. 710. 139. Code criminel, précité, note 133, art. 293. 140. « Polygamie [...] Situation d’une personne polygame » ; « Polygame [...] Homme uni à plusieurs femmes [...] à la fois, en vertu de liens légitimes » : J. REY-DEBOVE et A. REY, op. cit., note 20, p. 1956. 141. Qu’on pense simplement aux églises mormones (car la doctrine « officielle » du mormonisme aurait interdit la polygamie à la fin du XIXe siècle : ÉGLISE DE JÉSUS-CHRIST DES SAINTS DES DERNIERS JOURS, Questions fréquemment posées : quelle est la position de l’Église sur la polygamie ?, [en ligne : http ://www.mormon.org/question/faq/category/ answer/0,9777,1601-6-114-1,00.html], (page consultée le 28 mars 2008) ) ou à l’islam : « Se marier est un devoir. Le Coran autorise un maximum de quatre femmes... [...] Par ailleurs, ce chiffre n’est valable qu’à condition que l’homme soit en mesure de subvenir à leurs besoins et qu’il soit juste envers chacune d’elles... » : Anne-Marie DELCAMBRE, L’islam, Paris, Éd. La Découverte, 1999, p. 20. 142. Un document publié en 2005 par Condition féminine Canada : Martha BAILEY et autres, La polygamie au Canada : conséquences juridiques et sociales pour les femmes et les enfants – Recueil de rapports de recherche en matière de politiques, [en ligne : http ://www.cfc-swc.gc.ca/ cgi-bin/printview.pl ?file=/pubs/pubspr/0662420683/200511_0662420683-2_6_f.html], (page consultée le 24 mars 2008), évalue le nombre d’individus vivant au sein de familles
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sexe143, il ne s’agirait d’ailleurs que d’une question de temps avant qu’un membre d’une communauté religieuse qui autorise de telles unions n’attaque les dispositions pertinentes du Code criminel en vertu de sa liberté de conscience et de religion. Encore une fois, à l’instar du débat concernant le port du voile islamique144, le sort du débat reposera clairement sur la démonstration du caractère discriminatoire145 des différentes formes d’unions polygames à l’égard des femmes, ce qui, malgré tous les arguments qui convergent en faveur de cette thèse146, ne peut être considéré comme un acquis147. Finalement, concernant les règles qui régissent la dissolution des unions conjugales au Canada (lesquelles ont comme objectif principal la répartition la plus équitable possible des biens et des ressources accumulés pendant la durée de l’union148), il est actuellement clair qu’en droit canadien, à moins qu’une législation particulière permette des régimes d’arbitrage privé149, les règles de droit étatique olygames entre 30 000 et 210 000 en Amérique du Nord, comparativement à 1 000 au p Canada. 143. Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, [2004] 3 R.C.S. 698. 144. Voir, supra, p. 244. 145. Et donc, en vertu des critères de l’arrêt Law c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), précitée note 51, attentatoire à la dignité des femmes qui vivent de telles unions : voir, supra, note 53. 146. Arguments qui se trouvent d’ailleurs très habilement répertoriés et résumés dans le rapport rédigé par les auteures Rebecca J. COOK et Lisa M. KELLY, La polygynie et les obligations du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne, septembre 2006, dans JUSTICE CANADA [en ligne : http ://www.justice.gc.ca/fr/dept/pub/ poly/index.html#toc], (page consultée le 26 mars 2008). 147. Un collectif de professeurs de droit canadiens en vient d’ailleurs à la conclusion que l’article 293 du Code criminel pourrait potentiellement être considéré comme incompatible avec l’article 2 a) de la Charte canadienne : Martha BAILEY et autres, « L’interdiction de la polygamie viole-t-elle un droit reconnu par la Charte ? », dans M. BAILEY et autres, op. cit., note 142. 148. Kirsten DOUGLAS, L’application des dispositions de la Loi sur le divorce aux pensions alimentaires : une nouvelle orientation, 1991, [en ligne : http ://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/Collection-R/ LoPBdP/BP/bp259-f.htm], (page consultée le 28 mars 2008). 149. Par exemple : la Loi de 1991 sur l’arbitrage, L.O. 1991, ch. 17 permettant l’arbitrage privé en matière de différends familiaux dont l’interprétation a récemment provoqué une intense controverse en admettant que l’arbitrage privé soit fait en vertu des prescriptions de la charia. Voir à ce propos le rapport qui avait été déposé par Marion BOYD, Résolution des différends en droit de la famille : pour protéger le choix, pour promouvoir l’inclusion, Toronto, ministère du Procureur général, 2004, [en ligne : http ://www.attorneygeneral.jus.gov. on.ca/french/about/pubs/boyd/], (page consultée le 25 mars 2008). À noter que cette interprétation a été officiellement rejetée : Loi modifiant la Loi de 1991 sur l’arbitrage, la Loi sur les services à l’enfance et à la famille et la Loi sur le droit de la famille en ce qui concerne l’arbitrage familial et des questions connexes et modifiant la Loi portant réforme du droit de l’enfance en ce qui concerne les questions que doit prendre en considération le tribunal qui traite des requêtes en vue d’obtenir la garde et le droit de visite, L.O. 2006, ch. 1, art. 1.
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doivent actuellement prévaloir sur les règles émanant des différents droits religieux : ... au Québec et en Ontario, les juges tendent à ne reconnaître aucune valeur légale à des obligations contractuelles religieuses inscrites dans des ententes de séparation ou des contrats de mariage. Notons d’emblée que ce courant non interventionniste a été fortement conforté par la Cour suprême du Canada qui prescrivait récemment [dans l’arrêt Amselem] aux tribunaux de ne pas se poser en interprète, en encore moins en arbitre, des normes religieuses150.
Cette prééminence des normes juridiques étatiques sur le droit religieux se trouve consacrée au Québec par l’entremise de l’article 2639 du Code civil du Québec151 qui interdit formellement toute forme d’arbitrage privé en matières familiales152. Finalement, mentionnons que la Cour suprême du Canada a récemment étendu la portée du droit étatique en matière familiale en ouvrant un « champ » supplémentaire permettant aux institutions judiciaires de s’ingérer dans des rapports religieux, généralement hors de portée. L’arrêt Bruker c. Marcovitz153, rendu en 2007, a consacré la compétence des juridictions étatiques quant au pouvoir de sanctionner civilement des bris d’entente portant sur certains « objets » religieux, dont le guet – ou divorce religieux – juif154. Bien que s’affirmant impuissante pour imposer l’exécution forcée de « l’acte religieux » faisant l’objet du contrat155, la Cour suprême a clairement établi que les juridictions étatiques pourront, dans les cas où un individu a donné et manqué à sa parole d’accomplir un acte religieux et que le non-respect de cette parole entraîne un préjudice important (indépendamment que ce même préjudice soit religieux ou non) pour le « cocontractant156 », sanctionner le cocontractant 150. Paul EID et Karina MONTMINY, L’intervention d’instances religieuses en matière de droit familial, Montréal, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2006, p. 30-31. Les auteurs affirment également que la jurisprudence ne reconnaît pas de caractère « légalement contraignant » aux décisions rendues de manière informelle par des instances ou des « médiateurs religieux », tant au Québec qu’en Ontario depuis la modification, en 2006, de la loi de 1991 sur l’arbitrage : voir les p. 7 à 11. 151. « Art. 2639 (1) Ne peut être soumis à l’arbitrage, le différend portant sur l’état et la capacité des personnes, sur les matières familiales ou sur les autres questions qui intéressent l’ordre public. » 152. P. EID et K. MONTMINY, op. cit., note 150, p. 10. 153. Précité, note 77. 154. Nous expliquons les règles religieuses concernant le guet juif à la note 77. 155. Bruker c. Marcovitz, précité, note 77, parag. 39-47. 156. L’évaluation de l’importance du préjudice subi par l’ex-épouse a été étendu à des considérations communautaires et sociales par la Cour suprême du Canada qui a fondé sa
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fautif en le condamnant, par exemple, au versement de dommagesintérêts en réparation du préjudice subi157. 2.2.5 Auprès des institutions à vocation religieuse En terminant, il était essentiel de souligner le caractère particulier que les chartes confèrent aux différentes institutions à caractère religieux. Ainsi, qu’il s’agisse d’écoles confessionnelles158, de congrégations religieuses au sens large ou encore d’organismes sans but lucratif voués à la défense ou à la promotion des intérêts d’un groupe religieux159, les tribunaux n’hésiteront pas à accorder une importance prioritaire aux différentes valeurs protégées par le dogme religieux, qui se trouvent au cœur des activités de ce type d’institutions, indépendamment du fait que ces valeurs soient contraires à d’autres droits ou libertés fondamentaux, comme le droit à l’égalité entre les sexes. Par exemple, dans le Renvoi relatif au mariage entre personne du même sexe, rendu en 2004, la Cour suprême a très clairement établi que, indépendamment des lois civiles adoptées en ce sens, les tribunaux ne pouvaient pas forcer les institutions religieuses à effectuer décision de sanctionner le « changement d’avis » de l’ex-époux concernant l’attribution du guet sur (1 : considérations communautaires) une preuve étayée selon laquelle l’attribution du guet par l’époux à l’épouse est, règle générale en 2007, une formalité qui coïncide avec le moment du divorce civil au sein des différentes communautés juives localisées à travers le monde (voir id., paragr. 81, 84 et 89-90) et (2 : considérations sociales) l’existence d’une disproportion extrêmement importante entre l’exercice de la conviction religieuse individuelle de l’ex-époux (qui comprenait, selon lui, le « droit de changer d’idée » quant à l’attribution du guet) et les inconvénients quant à « la possibilité pour Mme Bruker de vivre pleinement sa vie comme femme juive au Canada » : id., parag. 93. Il est à cet égard intéressant de constater que l’importance sociale accordée par la société canadienne à l’égalité entre les hommes et les femmes a joué un rôle crucial dans l’évaluation du degré de disproportion entre les intérêts des ex-époux : « L’intérêt que porte le public à la protection des droits à l’égalité et de la dignité des femmes juives dans l’exercice indépendant de leur capacité de divorcer et de se remarier conformément à leurs croyances, tout comme l’avantage pour le public d’assurer le respect des obligations contractuelles valides et exécutoires, comptent parmi les inconvénients et les valeurs qui l’emportent sur la prétention de M. Marcovitz selon laquelle l’exécution de l’engagement […] pourrait restreindre sa liberté de religion. » [nos soulignés] : id., paragr. 92. 157. Id., paragr. 94-99. 158. Visées par l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867, précité, note 25. 159. Se trouvant, entre autres, visés par l’article 20 de la Charte québécoise : « Art. 20 Une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi, ou justifiée par le caractère charitable, philanthropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif ou qui est vouée exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique est réputée non discriminatoire. »
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une action contraire à la croyance religieuse défendue, dans le présent cas procéder au mariage religieux de deux individus de même sexe : [...] la Cour est d’avis que, en l’absence de circonstances particulières que nous ne nous aventurerons pas à imaginer, le droit à la liberté de religion garanti par l’al. 2a) de la Charte a une portée assez étendue pour protéger les autorités religieuses contre la possibilité que l’État les contraigne à marier civilement ou religieusement deux personnes du même sexe contrairement à leurs croyances religieuses160.
Il est intéressant de noter que ce « régime particulier » concernant la prééminence de la liberté de conscience et de religion sur le droit à l’égalité se décline en une forme de « spectre d’intensité » qui trouverait, à son niveau maximal : les congrégations religieuses, les églises et autres institutions à vocation purement spirituelle161 et à un niveau moins élevé : les institutions rattachées à un mouvement spirituel en particulier, telles que les écoles confessionnelles ou l’Armée du Salut162. S’agissant des institutions similaires aux écoles confessionnelles, il semble clair que la prééminence de la liberté de conscience et de religion ne s’étend pas à l’ensemble des activités. Dans l’arrêt University Trinity Western, rendu en 2001, la Cour suprême devait décider si elle pouvait permettre au British Columbia College of Teachers d’empêcher l’Université Trinity Western, une université privée chrétienne, de concevoir et de diffuser un « code de vie » comportant des affirmations discriminatoires à l’égard, entre autres, des personnes homosexuelles163. Rendant son verdict, la Cour suprême établit une distinc160. Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, précitée, note 143, paragr. 60. 161. Ce qui rendrait particulièrement difficile la contestation judiciaire, par exemple, du régime catholique interdisant aux femmes l’accès à la prêtrise en vertu des articles 15 de la Charte canadienne ou 10 de la Charte québécoise. 162. ARMÉE DU SALUT, Historique de l’Armée du Salut au Canada, [en ligne : http :// www.armeedusalut.ca/historique], (page consultée le 25 mars 2008). 163. « Le document des « normes communautaires », que les étudiants fréquentant l’UTW doivent signer, comporte le paragraphe suivant qui est à l’origine de la présente controverse : [TRADUCTION] S’ABSTENIR DE SE LIVRER À DES PRATIQUES QUE LA BIBLE CONDAMNE. Sont notamment visés l’ivresse (Éph. 5 :18), les jurons ou les blasphèmes (Éph. 4 :29, 5 :4 ; Jacq. 3 :1-12), le harcèlement (Jean 13 :34-35 ; Rom. 12 :9-21 ; Éph. 4 :31), toute forme de malhonnêteté, dont la tricherie et le vol (Prov. 12 :22 ; Col. 3 :9 ; Éph. 4 :28), l’avortement (Ex. 20 :13 ; Ps. 139 :13-16), toute activité liée à l’occultisme (Act. 19 :19 ; Gal. 5 :19) et les péchés sexuels, y compris les relations sexuelles avant le mariage, l’adultère, le comportement homosexuel et le visionnement de matériel pornographique (I Cor. 6 :12-20 ; Éph. 4 :17-24 ; 1 Thess. 4 :3-8 ; Rom. 2 :26-27 ; I Tim. 1 :9-10). En outre, les membres mariés de la communauté acceptent de préserver le caractère sacré du mariage
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tion entre les affirmations et enseignements discriminatoires prescrits par le dogme religieux auquel était rattachée l’Université (permis) et les actes discriminatoires qui auraient pu être causés en vertu de cette même croyance discriminatoire (interdits)164. Les conclusions de la Cour suprême du Canada dans cet arrêt soulèvent une question en particulier : est-ce à dire qu’une école confessionnelle pourrait promouvoir des valeurs contraires au principe de l’égalité entre les sexes (par exemple, que les femmes doivent demeurer à la maison, être soumises au bon vouloir de leurs maris, etc.) ? Il semble que, dans la mesure où les prises de position ne sont pas suivies d’actes discriminatoires directs à l’égard des femmes165, l’interprétation de l’arrêt Trinity Western nous laisse, à cet égard, bien peu de portes de sorties.
3. Évolution du droit canadien : l’éclairage du droit international ? En 2006, le ministère québécois de la Famille, des Aînés et de la Condition féminine publiait une Politique officielle pour l’égalité entre les femmes et les hommes. À la page 42 du document, on trouve la recommandation suivante : Dans le contexte d’un pluralisme culturel et religieux croissant, le gouvernement entend s’assurer que la réponse des institutions publiques, notamment sous la forme d’accommodements raisonnables aménagés au nom de cette diversité, garantisse les droits des femmes et l’égalité des sexes. Pour ce faire, il est essentiel que les organisations compétentes conçoivent des outils permettant aux institutions et aux personnes
et de prendre toutes les mesures concrètes possibles pour éviter le divorce. » : University Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, [2001] 1 R.C.S. 772, paragr. 4. 164. Tel que le résume habilement le professeur Henri Brun : « Un établissement religieux d’enseignement, voué à la formation d’enseignants ne peut en principe se voir refuser la reconnaissance de l’État parce qu’il condamne chez ses professeurs et étudiants le comportement homosexuel. Il eût fallu, pour justifier le refus, la preuve que cette position religieuse entraînait des comportements discriminatoires de la part des enseignants issus de l’établissement » : H. BRUN, op. cit., note 35, p. 98-99, à propos de l’arrêt University Trinity Western c. British Columbia College of Teachers, id.. 165. Il serait à cet égard intéressant de se demander si l’enseignement en classe de valeurs discriminatoires pourrait être assimilable aux « normes communautaires » de l’arrêt University Trinity Western, id., ou plutôt comme un « comportement discriminatoire » à l’égard des individus discriminés, que le motif soit l’égalité des sexes ou l’orientation sexuelle.
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qui les fréquentent une compréhension réciproque de leurs droits et de leurs responsabilités166. [nos soulignés].
Cet énoncé au sein de la politique d’égalité entre les femmes et les hommes du gouvernement québécois nous semble clairement refléter le « flou juridique » qui entoure actuellement la problématique des potentiels litiges entre la liberté de conscience et de religion et le droit à l’égalité des sexes en droit canadien. Sans doute alimentée par le caractère casuistique que la Cour suprême a imposé aux différents litiges portant sur une obligation d’accommodement raisonnable167, l’absence de points de repères clairs rend actuellement extrêmement difficile de prévoir la réaction des différentes instances décisionnelles (qu’elles soient administratives ou judiciaires) responsables de l’analyse d’un litige impliquant un conflit entre ces deux droits fondamentaux. Ces balises pourraient pourtant être aisément trouvées en se tournant vers le droit international, plusieurs conventions et déclarations semblant très claires quant aux solutions qui doivent être données à de tels litiges. D’abord, outre la place primordiale que l’égalité entre les hommes et les femmes trouve au cœur du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme168 et du Pacte relatif aux droits civils et politiques169, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes170 [ci-après la CEDEF], 166. MINISTÈRE DE LA FAMILLE, DES AÎNÉS ET DE LA CONDITION FÉMININE, Pour que l’égalité de droit devienne une égalité de fait : politique gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes, Québec, gouvernement du Québec, 2006, p. 42. 167. Caractère qui, selon le sociologue Paul Eid, risque de devenir contre-productif s’il n’est encadré par aucune balise générale : « En terminant, soulignons que le modèle de l’accommodement raisonnable comme outil de gestion de la diversité religieuse risque de devenir contre-productif – notamment pour les femmes – s’il est fondé exclusivement sur une approche « au cas par cas » [casuistique]. En effet, il importe que l’évaluation de toute mesure d’accommodement soit nourrie par des principes directeurs destinés à baliser le difficile exercice de conciliation entre la liberté religieuse et les droits des femmes » : P. EID, op. cit., note 15, p. 9. 168. [En ligne : http ://www.unhchr.ch/udhr/lang/frn.htm], (page consultée le 19 mars 2008) : « Préambule [...] Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande » [nos soulignés]. 169. [En ligne : http ://www.unhchr.ch/french/html/menu3/b/a_ccpr_fr.htm], (page consultée le 28 mars 2008) : « Art. 3 Les États parties au présent Pacte s’engagent à assurer le droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits civils et politiques énoncés dans le présent Pacte. » 170. [En ligne : http ://www.un.org/womenwatch/daw/cedaw/text/fconvention.htm], (page consultée le 19 mars 2008).
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r atifiée par le Canada le 10 décembre 1981171, prévoit les obligations suivantes : Art. 2 Les États parties condamnent la discrimination à l’égard des femmes sous toutes ses formes, conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes et, à cette fin, s’engagent à : [...] f) Prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes. Art. 5 Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour : a) Modifier les schémas et modèles de comportement socio- culturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes172. [nos soulignés] La lecture même de ces deux dispositions de la CEDEF témoigne clairement de l’importance capitale que cette convention accorde au principe de l’égalité entre les hommes et les femmes. Pour certains auteurs, comme la professeure Natasha Bakht, cette importance va même jusqu’à conférer une primauté hiérarchique au droit à l’égalité entre les hommes et les femmes sur les dispositions qui 171. GOUVERNEMENT DU CANADA, Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes : Cinquième rapport du Canada, 2002, avant-propos, [en ligne : http ://www.patrimoinecanadien.gc.ca/progs/pdp-hrp/docs/cedaw5/cedaw5part1_f. pdf], (page consultée le 28 mars 2008). 172. Il est également intéressant de noter que l’ONU a également adopté, dans le même sens, l’article 4 de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, [en ligne : http ://www.unhchr.ch/huridocda/huridoca.nsf/(Symbol)/A.RES.48.104.Fr ?Open document], (page consultée le 19 mars 2008) qui prévoit que : « « Art. 4 Les États devraient condamner la violence à l’égard des femmes et ne pas invoquer de considérations de coutume, de tradition ou de religion pour se soustraire à l’obligation de l’éliminer. Les États devraient mettre en œuvre sans retard, par tous les moyens appropriés, une politique visant à éliminer la violence à l’égard des femmes... » [nos soulignés].
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protègent les convictions religieuses173. Cette même hiérarchie semble avoir été privilégiée/affirmée par le Conseil de l’Europe qui, en 2005, a adopté la très intéressante Résolution 1464 : Femmes et religions en Europe174 relative aux potentiels conflits de droit entre la liberté de conscience et de religion et le droit à l’égalité entre les sexes. Cette résolution prévoit entre autres que : 5. Toutes les femmes vivant dans des États membres du Conseil de l’Europe ont droit à l’égalité et à la dignité dans tous les domaines de la vie. La liberté de religion ne peut pas être acceptée comme un prétexte pour justifier les violations des droits des femmes, qu’elles soient flagrantes ou subtiles, légales ou illégales, pratiquées avec ou sans le consentement théorique des victimes – les femmes175.
Et pendant que différents outils de droit international prévoient explicitement l’importance fondamentale du principe de l’égalité entre les hommes et les femmes au sein du groupe des « droits et libertés fondamentaux » – sinon sa primauté sur d’autres dispositions telles celles qui protègent les convictions religieuses – ce même droit international reconnaît clairement que la portée de la protection de la liberté de conscience et de religion ne peut être étendue d’une manière telle qu’elle porte atteinte aux « droits et libertés d’autrui ». Par exemple, la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction176, principal instrument international en ce qui concerne la protection des différents rites et croyances religieux, prévoit explicitement que : Art. 1 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté d’avoir une religion ou n’importe quelle conviction de son choix, ainsi que la liberté de 173. « Il est clair que la CEDEF accorde à l’égalité entre les sexes un poids supérieur à celui des pratiques et coutumes culturelles, y compris les normes religieuses, et établit de ce fait une indéniable hiérarchie de valeurs. » : Natasha BAKHT, Arbitrage, religion et droit de la famille : la privatisation du droit au détriment des femmes, Ottawa, Association nationale Femmes et Droit, 2005, p. 55. Voir aussi : P. EID et K. MONTMINY, op. cit., note 150, p. 16-17 ainsi que Frances RADAY, « Culture, religion and gender », (2003) 4 International Journal of Constitutional Law 663, 678. 174. [En ligne : http ://assembly.coe.int/Mainf.asp ?link= /Documents/AdoptedText/ta05/ FRES1464.htm], (page consultée le 19 mars 2008). 175. À propos de la mise en application de cette résolution au sein des États du Conseil de l’Europe, voir : LOBBY EUROPÉEN DES FEMMES, op. cit., note 15, p. 4-5. 176. [En ligne : http ://www.unhchr.ch/french/html/menu3/b/d_intole_fr.htm], (page consultée le 19 mars 2008).
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manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement. 2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir une religion ou une conviction de son choix. 3. La liberté de manifester sa religion ou sa conviction ne peut faire l’objet que des seules restrictions qui sont prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité publique, de l’ordre public, de la santé ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui177. [nos soulignés] Ainsi, une lecture « conciliatrice » de ces deux grands groupes de dispositions du droit international tend à démontrer que, lors d’un conflit entre la liberté de conscience et de religion et le principe de l’égalité entre les sexes, le droit international accorderait une certaine primauté au principe de l’égalité entre les hommes et les femmes. Toutefois, ce constat sur la position du droit international sur cette question ne peut avoir de portée contraignante sur le droit canadien et québécois. En effet, il est depuis longtemps reconnu que, pour produire des effets concrets sur le territoire canadien, une convention ou un traité international ratifiés par le Canada doivent nécessairement avoir été intégrés au droit interne canadien178. Ainsi, comme l’écrit le professeur Stéphane Beaulac, le droit international pertinent ne pourra produire qu’un effet interprétatif lorsqu’un litige opposant directement les droit à l’égalité entre les 177. Dans le même sens voir l’alinéa 18 (3) du Pacte relatif aux droits civils et politiques, précité, note 169 : « Art. 18 [...] 3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui. » [nos soulignés] ainsi que l’article 9 (2) de Convention européenne des droits de l’homme, précitée, note 37 : « Art. 9 – Liberté de pensée, de conscience et de religion [...] (2) La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » 178. « Ainsi, alors que la conclusion des traités internationaux est traditionnellement une question de prérogative royale, qui relève de la compétence exclusive du pouvoir exécutif, l’application des traités par les tribunaux canadiens est sujette à leur incorporation à l’ordre juridique interne par voie législative ou réglementaire [...]. Les parties à un litige ne peuvent invoquer les dispositions d’un traité qu’à travers sa loi introductive. » : Claude EMMANUELLI, Droit international public : contribution à l’étude du droit international selon une perspective canadienne, Montréal, Wilson et Lafleur, 1999, p. 90 et 94.
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sexes et la liberté de conscience et de religion sera présenté devant un tribunal canadien : [...] ces normes juridiques internationales (non contraignantes) peuvent, et devraient, dans la mesure du possible, avoir un effet persuasif en interprétation juridique au Canada. En définitive, tant en matière de Charte que pour tout texte législatif ordinaire, le droit international issu de traités constitue, le cas échéant, un élément de contexte dans l’exercice d’interprétation, dont le poids variera selon les circonstances179.
Conclusion Ainsi, la présente étude nous a permis de constater que l’état du droit canadien n’était pas encore clairement fixé concernant les potentiels conflits de droit entre la liberté de conscience et de religion des uns et le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes. Exception faite des pratiques culturelles qui impliquent une atteinte à l’intégrité physique des femmes, lesquelles ne pourront être protégées par les charte canadienne et québécoise, l’analyse de la protection individuelle accordée à chacun de ces droits fondamentaux ne nous a pas permis de déterminer avec certitude l’angle d’attaque avec lequel un tribunal canadien pourrait aborder un litige impliquant un tel conflit de droit. Toutefois, considérant la constance du droit international sur la question, et la récente adhésion du Conseil de l’Europe à la position défendue par la CEDEF (à savoir la primauté du droit à l’égalité entre les sexes sur l’exercice de prérogatives culturelles telles que celles qui sont protégées par la liberté de conscience et de religion), il nous semble évident que les tribunaux canadiens et québécois gagneraient à accorder un impact interprétatif beaucoup plus important au droit international au fil des prochaines années. En ce sens, et malgré la « faiblesse terminologique » des dispositions qui ont été insérées180, il sera intéressant d’analyser les conséquences jurisprudentielles qui découleront de la récente adoption du projet de loi québécois n° 63 qui avait pour objectif de modifier la Charte québécoise de manière à affermir la protection accordée à l’égalité entre les hommes et les femmes181. 179. S. BEAULAC, loc. cit., note 23, p. 69. 180. Voir notre commentaire à la note 76. 181. Ibid.
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Contrairement au mot de Montesquieu cité en exergue du présent article, la liberté des individus devrait être définie, en son sens large, comme tout ce que le droit n’interdit pas. Mais en ce qui concerne les libertés fondamentales prévues dans les deux chartes qui trouvent application au Québec, il nous semble essentiel de revenir à Montesquieu et d’en restreindre la portée en fonction de ce que les autres droits fondamentaux, dont le droit à l’égalité entre les hommes et les femmes, permettent...
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Modèles d’intégration sociale d’élèves fréquentant les écoles ethnoreligieuses au Québec Pierre Sercia
En premier lieu, les analyses démontrent qu’il existe certaines différences significatives entre les élèves arméniens, juifs et musulmans fréquentant ces écoles, notamment en ce qui concerne le rapport au groupe d’origine et la participation à la culture de la société d’accueil. En second lieu, l’étude compare ces élèves avec un groupe de référence formé d’élèves arméniens, juifs et musulmans fréquentant des écoles secondaires publiques. Ce groupe de comparaison provient de la banque de données de l’équipe du Groupe de recherche sur l’ethnicité et l’adaptation au pluralisme en éducation (GREAPE). Les résultats révèlent certaines différences significatives, notamment en ce qui concerne le rapport au groupe d’origine, l’ouverture aux autres groupes culturels, la participation à la culture de la société d’accueil, l’implication scolaire et la qualité des relations inter ethniques.
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1. Problématique Au cours des années 1990, le Québec a accueilli en moyenne 28 000 immigrants annuellement. On constate aussi que le taux de croissance de la population immigrante est plus de trois fois supérieur au taux de croissance de la population née au Canada durant cette même période (Statistique Canada, 1997). Ces volumes ont légèrement augmenté au début des années 2000 et, de nos jours, le Québec continue de recevoir une population immigrante toujours très diversifiée en ce qui a trait à l’origine ethnique et linguistique (MICC, 2006). Nous pouvons nous interroger sur les répercussions de cette immigration. À cet effet, rappelons que le Québec a adopté, en 1990, une politique en matière d’intégration des immigrants qui encourage la pleine participation de tous à l’ensemble de la vie collective de la société d’accueil, ainsi que le développement d’un sentiment d’appartenance à un projet de société où tous sont appelés à contribuer (MCCI, 1990). Fondé principalement sur le respect de la culture publique commune afin de favoriser la réussite de cette intégration, ce « contrat moral » est basé sur trois grands principes : 1) Le Québec est une société dont le français est la langue commune de la vie publique. 2) Le Québec est une société démocratique où la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées. 3) Le Québec est une société pluraliste ouverte aux apports multiples dans les limites qu’imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l’échange intercommunautaire. L’adaptation à la société québécoise implique aussi différents acteurs. L’école, où les jeunes apprennent les rudiments de la culture, les données nécessaires à l’accomplissement d’un travail et les règles du jeu qui permettent de vivre dans la société est l’un de ceuxci. Bien que l’école ne soit pas la seule institution qui puisse contribuer à l’atteinte de ces objectifs, elle est cependant la seule qui soit en mesure de le faire de manière aussi intensive et universelle, compte tenu de l’obligation de fréquentation scolaire qui touche une génération entière d’enfants et d’adolescents. L’école a donc un rôle prépondérant à jouer dans l’avenir du Québec et, de ce fait, la scolarisation des enfants issus de l’immigration représente un pôle d’intérêt majeur.
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À cet effet, rappelons que le ministère de l’Éducation du Québec a adopté, en 1998, une politique en matière d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (MEQ, 1998). Elle contient huit orientations regroupées en deux volets : l’intégration scolaire et l’éducation interculturelle. Les trois premières orientations, reliées au premier volet, portent sur la question de la responsabilité collective de l’intégration, l’urgence d’agir sur la scolarisation des nouveaux arrivants en difficulté d’intégration et sur les liens étroits à établir entre les écoles, la famille et la communauté. Les cinq autres orientations touchent le deuxième volet : l’éducation interculturelle. Les trois premières ont trait à la maîtrise du français, à sa valorisation comme véhicule de la culture québécoise, ainsi qu’à la participation active des élèves de toutes origines à l’enrichissement du patrimoine collectif. Les deux dernières orientations s’adressent davantage aux éducateurs et suggèrent, d’une part, une révision dans leur formation afin que celle-ci soit mieux adaptée à la multiethnicité, ainsi que, d’autre part, une plus grande représentation de la diversité ethnoculturelle parmi le personnel enseignant. Cela dit, qu’en est-il de la situation actuelle de l’école québécoise en matière d’intégration de la clientèle immigrante ? Pour faire ce bilan, nous nous inspirons des trois catégories proposées par Marie McAndrew (2001) quant aux mandats de l’école à l’égard de cette clientèle, soit : l’enseignement et la promotion d’une langue commune, le soutien à l’égalité des chances quant aux résultats scolaires et la préparation pour tous les élèves à vivre en harmonie au sein d’une société pluraliste. En premier lieu, nous devons donc nous interroger sur l’état de la connaissance et de l’usage de la langue française chez les élèves allophones. Leurs compétences linguistiques leur permettent-elles de s’intégrer adéquatement à l’école et à la société québécoise ? À ce sujet, rappelons que, déjà en 1987, Hensler et Beauchesne étaient d’avis que la question de la francisation de la clientèle scolaire était en pratique réglée, car un bilan positif se dégageait, du moins en termes quantitatifs. Plus récemment, une étude de McAndrew et autres (1999) semble corroborer ces conclusions. En effet, dans les contextes où le français est en compétition avec la langue maternelle des élèves, le fait d’être récemment arrivé au Québec est associé à une aptitude au français plus faible en ce qui concerne la langue d’usage privé. Par contre, dans plusieurs autres contextes où le français est en compétition avec l’anglais, notamment à l’école, on observe une
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t endance opposée, c’est-à-dire que l’arrivée récente serait associée à une plus forte aptitude au français. Pour les auteurs, ce fait tend à démontrer une dynamique de francisation des élèves d’origine immigrante globalement positive. Deuxièmement, nous pouvons nous interroger sur l’égalité des chances en éducation. Le niveau de performance scolaire des enfants issus des minorités ethniques témoigne-t-il d’une réelle égalité des chances par rapport à l’ensemble de la clientèle scolaire québécoise ? Encore ici, plusieurs données semblent indiquer que globalement la performance des élèves allophones n’est nullement inférieure à celle des autres élèves (Anisef et autres, 2005). En effet, à ce jour, nous pouvons constater, tout comme McAndrew l’affirmait en 2001, que « le portrait d’ensemble est celui d’allophones ayant un rendement scolaire et une mobilité éducationnelle équivalents, sinon supérieurs dans certains cas ». Finalement, qu’en est-il de la préparation de ces enfants à vivre une intégration réussie à au sein de la société québécoise, ce qui constitue un des mandats de l’éducation interculturelle ? Car bien que les moyens soient en place pour que la francisation par l’école et l’égalité des chances s’accomplissent, il n’est pas certain que les enfants issus de l’immigration soient en mesure de s’intégrer harmonieusement à leur nouvelle société. En matière d’intégration sociale, les travaux de l’équipe du GREAPE représentent une source incontournable. Parmi ces recherches, soulignons particulièrement celle portant sur le vécu scolaire et social des élèves scolarisés dans les écoles secondaires de langue française de l’Île de Montréal (1995), menée auprès de quelque 2 800 élèves de cinquième secondaire. De cette importante recherche découlèrent une série d’études. Parmi celles-ci, nous retiendrons celle de Pagé et autres (1998) visant à déterminer le style d’acculturation d’adolescents d’origine immigrante fréquentant les écoles publiques francophones de Montréal. Issues de la banque de données de 1995, les réponses de 1 513 adolescents ont permis, entre autres, de cerner, dans une perspective orthogonale1, les rapports existant entre le sentiment d’appartenance à la société d’accueil et le sentiment d’appartenance au groupe d’origine. 1. À l’inverse d’un modèle linéaire qui interprète deux dimensions en opposition, le modèle orthogonal considère une dimension selon un axe vertical et l’autre selon un axe horizontal permettant plusieurs types d’interprétations.
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À cet effet, soulignons que le modèle orthogonal permet d’étudier les dimensions identitaires (sentiment d’appartenance à la société d’accueil et sentiment d’appartenance au groupe d’origine) en termes de processus indépendants. Il suppose aussi quatre configurations possibles : 1) marginalisme, individualisme ou transculturalisme, lorsqu’il existe chez l’individu un faible sentiment d’appartenance à la société d’accueil et un faible sentiment d’appartenance au groupe d’origine ; 2) ethnocentrisme, lorsqu’il existe chez l’individu un faible sentiment d’appartenance à la société d’accueil et un fort sentiment d’appartenance au groupe d’origine ; 3) assimilationisme, lorsqu’il existe chez un individu un fort sentiment d’appartenance à la société d’accueil et un faible sentiment d’appartenance au groupe d’origine ; 4) intégrationisme, lorsqu’il existe chez un individu un fort sentiment d’appartenance à la société d’accueil et un fort sentiment d’appartenance au groupe d’origine. En s’attardant aux moyennes obtenues par l’étude du GREAPE, sur une échelle allant de 0 à 10, on observe, chez les élèves d’origine immigrante, un score de 6,86 concernant la mesure globale du sentiment d’appartenance à la société d’accueil et de 6,48 en ce qui a trait à la mesure globale du sentiment d’appartenance au groupe d’origine. Selon le modèle orthogonal, ces résultats situent les élèves dans une configuration intégrationiste, modèle préconisé par la politique interculturelle du Québec. Le portait global semble donc indiquer que la préparation des enfants d’origine immigrante à vivre harmonieusement leur intégration serait adéquate. Toutefois, nous pouvons nous demander si les données obtenues différeraient si la clientèle d’une école était de même origine ethnique, à l’image de ce qu’on observe dans les écoles ethnoreligieuses québécoises. De plus, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de ces écoles au Québec au regard du modèle pluraliste d’intégration. Dans quelle mesure les écoles ethnoreligieuses échappent-elles à cette mission d’intégration qui incombe aux écoles publiques ? Longtemps financées par les communautés elles-mêmes, ces écoles privées sont généralement subventionnées par l’État depuis
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19682. Selon le répertoire des établissements d’enseignements privés pour l’année scolaire 2003-2004 (MEQ, 2004), on dénombre 67 écoles ethnoreligieuses au Québec, toutes situées sur le territoire montréalais. De celles-ci, 47 dispensent l’enseignement primaire et 20 l’enseignement secondaire. Les écoles de la communauté juive sont les plus nombreuses (32 écoles primaires et 15 écoles secondaires). Elles sont suivies par les écoles musulmanes (6 écoles primaires et 2 écoles secondaires), les écoles grecques (5 écoles primaires), les écoles arméniennes (3 écoles primaires et 2 écoles secondaires) et les écoles allemandes (une école primaire et une école secondaire). Sur le plan de l’effectif, près de 15 000 élèves fréquentent ces écoles. Parallèlement à l’enseignement du programme officiel, toutes ces écoles consacrent un certain nombre d’heures par semaine à l’enseignement de la langue, de la culture et, dans certains cas, de la religion d’origine. En général, le temps consacré à l’enseignement du programme officiel se rapproche de ce qui est prévu au régime pédagogique, soit environ 80 % du temps (CCEP, 1993). C’est en partie grâce à cet écart d’environ 20 %, et par l’allongement du temps de présence à l’école, que ces établissements peuvent donner un enseignement additionnel. La situation des écoles ethnoreligieuses au Québec peut être saisie à travers deux cas de figure. À une première extrémité, on trouve ce que l’on pourrait appeler des « écoles religieuses », qui sont ouvertes aux enfants dont les parents adhèrent à une confession religieuse particulière, quelle que soit leur origine ethnique et leur identité culturelle. L’islam, par exemple, est multiculturel, multiracial et multilingue. La composition de la clientèle des écoles musulmanes serait donc susceptible d’être plus multiethnique que celle du quartier si celui-ci est composé d’une clientèle plutôt homogène. À une autre extrémité, il y a ce que l’on pourrait appeler des « écoles ethno spécifiques », qui sont des établissements transmettant aussi une identité culturelle particulière. Ces écoles diffèrent cependant du premier groupe par le fait qu’on y transmet surtout l’héritage d’une langue, d’une histoire et d’une culture propre à un groupe. Les écoles arméniennes, où l’on trouve des élèves de confessions diverses (catholique, musulmane et protestante), mais réunis autour d’un héritage culturel commun, sont le cas le plus patent à cet égard. 2. La première école ethnique a été fondée à Montréal en 1896 ; il s’agit de l’école juive Talmud Torah.
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Le cas des écoles juives est plus complexe et se situe entre les deux extrêmes : celles-ci sont associées à un héritage culturel commun, mais aussi à une religion particulière. L’importance accordée à cette religion peut cependant différer d’une école à l’autre et des élèves d’origines nationales et culturelles diverses les fréquentent (Maghreb, Europe de l’Est, etc...). Bien que les juifs puissent provenir de divers pays, ils partagent jusqu’à un certain point des éléments d’héritages culturels distincts, mais limités à deux traditions (séfa rade et ashkénase). En outre, ils disposent également d’un foyer national commun (Israël) depuis une soixantaine d’années, ce qui contribue à alimenter et à renforcer leur patrimoine culturel collectif moderne. A priori, du point de vue de l’intégration sociale, nous pourrions penser que la scolarisation au sein des écoles ethnoreligieuses pourrait être moins efficace ou acceptable que la scolarisation au sein des écoles publiques. Toutefois, sur le plan des résultats, cette assertion n’a pas été vérifiée. Certes, dans les faits, les écoles ethnoreligieuses peuvent être susceptibles d’encourager une certaine forme d’ethnocentrisme chez les élèves. Cependant, jusqu’à quel point l’intégration sociale exige-t-elle nécessairement la fréquentation d’établissements communs ? À la lumière des résultats de recherche existants, il nous semble impossible de trancher clairement cette question. Nous pouvons cependant supposer que ceux qui croient que l’intégration sociale exige la fréquentation d’établissements communs font valoir que le programme officiel (inspiré d’un modèle de gestion pluraliste de la société) ne suffit pas et qu’il n’est pas souhaitable que les élèves des groupes ethniques minoritaires se retrouvent concentrés à de très fortes proportions. En éliminant de fait les élèves du groupe majoritaire, on réduit les occasions d’interactions pouvant contribuer à construire un univers social et culturel québécois (McAndrew, 2001 ; Pagé, 1997). Donc, dans cette perspective, le fait d’avoir des amis et des contacts avec les enfants de la société d’accueil est une fonction non négligeable de la socialisation des élèves issus des minorités ethnoculturelles et donc, si les enfants ne grandissent pas ensemble, ils n’auront pas de sentiment d’appartenance commune. À l’inverse, ceux qui croient que l’intégration sociale n’exige pas nécessairement la fréquentation d’établissements communs soutiennent que, tant que les identités particulières sont fortes aux deux ordres d’enseignement, le primaire et le secondaire, et que l’ensei-
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gnement reçu par les élèves issus des minorités ethnoculturelles n’est pas antidémocratique, cette intégration peut se faire, dans certains cas peut-être mieux, même si les enfants sont ségrégués. Cette affirmation est principalement fondée sur le fait que les jeunes sont ainsi à l’abri d’une certaine forme de discrimination potentielle et que, de toute façon, cette socialisation avec les pairs de la société d’accueil se fera plus tard, notamment par l’entremise du marché du travail. Dans un cas comme dans l’autre cependant, aucune position ne semble concluante, principalement à cause de la grande rareté des études longitudinales effectuées jusqu’ici. Les résultats de recherches présentés dans le présent texte visent à apporter des éléments de réponse à ces questions. Plus précisément, dans quelle mesure les enfants issus de l’immigration, qui ont fréquenté les écoles ethnoreligieuses, sont-ils différents à la fin de leur scolarité au regard de leur profil d’intégration sociale, de ceux qui fréquentent les écoles publiques ?
2. Méthodologie La mesure multidimensionnelle de l’intégration sociale faisant l’objet de notre étude s’appuie sur les travaux de l’équipe du GREAPE. Dans une perspective d’interprétation orthogonale du concept, les auteurs ont mesuré le rapport à la société d’accueil et le rapport au groupe ethnique d’origine sous plusieurs dimensions à l’aide d’un questionnaire (Vécu scolaire et social des élèves scolarisés dans les écoles secondaires de l’île de Montréal, 1995). Nous avons utilisé ce même questionnaire après y avoir apporté de légères modifications. Le questionnaire a été soumis à notre échantillon, composé d’un peu plus de 200 élèves issus de l’immigration, fréquentant quatre écoles ethnoreligieuses, entre la mi-janvier 2003 et la mi-mars 2003. Pour fin d’inclusion, ces élèves devaient entre autre répondre à l’une des exigences suivantes concernant la définition du terme « issus de l’immigration », soit premièrement une langue maternelle autre que le français ou l’anglais et deuxièmement un lieu de naissance hors du Canada pour le répondant lui-même ou un de ses parents. De plus, ils devaient avoir fait la totalité de leur scolarité secondaire dans le même établissement. Ces établissements sont tous situés sur l’île de Montréal mais constituent en fait la totalité des écoles ethnoreligieuses francophones dispensant l’enseignement de quatrième et de cinquième secondaire au Québec. On y trouve l’École arménienne Sourp Hagop,
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l’École musulmane de Montréal ainsi que deux écoles juives Maïmonides. Le groupe de référence utilisé est composé de 160 élèves musulmans, arméniens et juifs extraits de la banque de données du GREAPE. Ces élèves sont considérés eux aussi comme issus de l’immigration. Sur le plan statistique, ce groupe se distribue normalement sur chacun des facteurs et des sous-facteurs de l’intégration sociale3 qui sont : 1) le rapport au groupe d’origine ; 2) l’ouverture aux autres groupes culturels ; 3) le rapport à la société d’accueil ; 3.1) la participation à la société d’accueil ; 3.2) l’attitude positive face à la société d’accueil ; 4) l’implication au niveau scolaire et parascolaire ; 5) la qualité des relations interethniques. Nous avons conscience qu’une limite d’interprétation des résultats obtenus tient dans les huit années qui séparent les données du groupe de comparaison (1995) des groupes d’élèves fréquentant des écoles ethnoreligieuses (2003). Durant cette période, certains événements auraient pu influencer les répondants de 1995 et modifier leurs réponses en 2003. Bien que nous considérions que le portrait puisse être similaire pour les Arméniens malgré ces années d’écart, la situation n’est pas aussi claire pour les musulmans et les juifs, compte tenu des conflits nationaux et internationaux qui ont secoué le Proche-Orient durant cette période (Guerre du Golfe, conflit israélopalestinien, 2e Intifada, septembre 2001, guerre en Afghanistan sous l’égide de l’OTAN, occupation de l’Irak par les États-Unis, etc.).
3. Analyse Nous présentons tout d’abord les moyennes obtenues pour chacun des groupes d’élèves fréquentant des écoles ethnoreligieuses aux 7 facteurs ou sous-facteurs4. Ces facteurs peuvent être interprétés 3. La structure factorielle a été confirmée au moyen du logiciel SPSS. Nous avons appliqué une rotation de type Varimax avec normalisation de Kaiser. 4. Les moyennes obtenues ont été rapportées sur une échelle allant de 0 à 10, afin de les rendre comparables les unes aux autres. Les réponses ont été codées afin qu’un résultat élevé signifie un niveau élevé du concept qu’elles mesurent. Le détail statistique des résultats est disponible dans Sercia (2004).
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comme les 3 principaux de notre étude relatifs à l’intégration sociale (F1, F2 et F3) auxquels nous avons ajouté les 2 sous-facteurs associés à F3 (rapport à la société d’accueil) soit S-f 3.1 et S-f 3.2 ainsi que 2 facteurs complémentaires à notre étude (F4 et F5). Pour déterminer si les groupes que nous voulions comparer différaient significativement sur le plan des variables de l’intégration sociale, des tests de comparaison de moyennes ont été exécutés. Les comparaisons ont été effectuées à l’aide de l’analyse de variance (ANOVA) classique5. Compte tenu du fait que, en premier lieu, plus d’un groupe a été testé par l’ANOVA, un premier niveau d’analyse, soit le test F, a été effectué afin de révéler les différences potentielles de moyennes entre ces groupes. Le cas échéant, des tests post-hoc (Bonferroni) ont été effectués. En second lieu, le test t de Student a été employé pour comparer le groupe de référence (GR) à notre échantillon. Soulignons de plus que le nombre inégal de participants dans les groupes a été corrigé statistiquement par un procédé de pondération et que le critère de rejet de l’hypothèse nulle retenu a été le seuil alpha .05 considérant la taille de nos groupes. Les résultats obtenus nous permettent de compléter les conclusions des recherches québécoises portant sur l’intégration sociale des enfants issus des minorités ethniques et de dresser un premier bilan de l’intégration sociale de ces enfants lorsqu’ils fréquentent des écoles ethnoreligieuses au Québec. Premièrement, nos résultats démontrent que les élèves fréquentant les écoles ethnoreligieuses se situent dans le modèle intégrationniste, tel qu’il est préconisé par le Québec. En d’autres mots, ces élèves démontrent à la fois un sentiment d’appartenance à la société d’accueil élevé et un sentiment d’appartenance à leur groupe d’origine élevé. La présence d’élèves représentant la société d’accueil ne semble donc pas, à première vue, une condition essentielle à l’intégration sociale des élèves issus des communautés culturelles. Cependant, contrairement aux résultats d’une étude antérieure situant clairement les enfants issus de ces communautés dans le modèle intégrationniste (McAndrew et autres, 1999), nos propres résultats donnent à croire que la situation de ces enfants, lorsqu’ils fréquentent des écoles ethnoreligieuses, n’est pas aussi claire. En effet, bien que leur profil tienne davantage du modèle intégrationniste, certains 5. L’ANOVA est une technique statistique utilisée par le chercheur afin de révéler la présence ou non de différences significatives de moyennes sur certains critères entre plus de 2 groupes. Le détail statistique des résultats est disponible dans Sercia (2004).
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résultats se rapprochent d’une configuration ethnocentriste, c’est-àdire un rapport au groupe d’origine plus fort et un rapport à la société d’accueil plus faible que leurs pairs. Est-ce que cette tendance tient effectivement à ces types d’établissements ou plutôt à la spécificité de la clientèle ? Nous ne pouvons trancher clairement cette question, étant donné qu’il n’existe actuellement que trois communautés culturelles qui possèdent des écoles ethnoreligieuses du secondaire, soit celles que nous avons étudiées. Afin de répondre à cette question il aurait été intéressant, mais impossible actuellement, d’élargir notre échantillon à des écoles ethnoreligieuses d’autres communautés. Dans les limites de notre étude, nous pouvons néanmoins affirmer que les élèves fréquentant les écoles ethnoreligieuses démontrent globalement, tout comme leurs pairs fréquentant les écoles publiques, un sentiment d’appartenance à la société d’accueil élevé. Cependant, il existe des différences significatives au sein d’un des deux sous-facteurs de cette dernière dimension, relatif à la participation à la société d’accueil, ainsi qu’au niveau des facteurs « ouverture aux autres groupes culturels », « qualité des relations interethniques », « implication scolaire » et « sentiment d’appartenance au pays d’origine ». Ce dernier facteur constitue une des deux dimensions du modèle intégrationniste et sera discuté plus longuement. Nous remarquons tout d’abord que les élèves fréquentant les écoles ethnoreligieuses sont moins ouverts aux autres groupes culturels. Concernant les différences relevées, nous pouvons nous interroger sur quelques indicateurs déterminants, notamment ceux ayant trait aux modes de vie des élèves à l’extérieur de l’école. À cet effet, soulignons que tout près de ces écoles ethnoreligieuses, on trouve les centres communautaires desservant chacune des communautés représentées dans l’échantillon. C’est dans ces centres que les élèves qui fréquentent ces écoles se rassemblent généralement après les heures de classe, étant donné que les écoles ethnoreligieuses ne sont pas des écoles de quartier et que plusieurs élèves habitent loin de celles-ci. C’est aussi dans ces centres que les jeunes participent à des activités de loisir et de sport et qu’ils rencontrent leurs amis. L’homogénéité à l’école se reflète donc à l’extérieur de celle-ci. En comparaison, leurs pairs qui fréquentent les écoles publiques n’ont pas toujours la possibilité de fréquenter de tels centres communautaires après l’école. Ils se rencontrent donc dans d’autres types de lieux plus hétérogènes ou ont souvent la possibilité de se rendre directement à la maison, ce qui favorise l’ouverture aux autres groupes culturels.
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Nous constatons ensuite que les élèves fréquentant les écoles ethnoreligieuses s’impliquent davantage dans les activités scolaires et parascolaires. Il convient de souligner qu’il y a relativement peu d’effectifs dans les écoles ethnoreligieuses en comparaison avec le secteur public, ce qui peut faire une différence en ce qui concerne l’implication scolaire et parascolaire. Ainsi, le fait pour une école de n’avoir qu’une ou deux classes par niveau, chacune composée d’une vingtaine d’élèves, permet tant au personnel enseignant que non enseignant de mieux connaître et d’encadrer les jeunes individuellement. Comme les écoles ethnoreligieuses ont souvent les mêmes types d’activités et de comités que les écoles publiques, mais qu’elles hébergent des populations étudiantes réduites, il y a potentiellement plus de chances qu’un élève qui fréquente une école ethnoreligieuse soit appelé à participer à l’un ou l’autre de ces activités ou comités. De plus, nous observons que les élèves fréquentant des écoles ethnoreligieuses ont des relations de moins bonne qualité avec les autres groupes ethniques. En ce qui concerne ce facteur, nous sommes d’avis que certains événements associés par les médias à une communauté culturelle ou à une religion particulière peuvent créer des tensions au sein de la population en général et que ces tensions peuvent se refléter à l’intérieur d’une école hétérogène. Sans que ces événements soient nécessairement l’unique cause, ni même la principale, du choix de fréquentation d’une école ethnoreligieuse, nous pouvons émettre l’hypothèse que l’impact négatif d’un climat social défavorable à certains groupes ethniques est passablement réduit pour les élèves de ces groupes qui font partie d’un environnement scolaire plus homogène tel qu’une école ethnoreligieuse. Par exemple, à la suite des événements du 11 septembre 2001, de la situation en Afghanistan à la fin des années 1990 et de la Guerre du Golfe au début des années 1990, nous pouvons supposer que les élèves musulmans ont ressenti moins de tensions interethniques au sein de l’École musulmane de Montréal qu’à l’intérieur des écoles publiques. Notons aussi que la participation à la société d’accueil est plus élevée chez les élèves fréquentant des écoles ethnoreligieuses que chez leurs pairs fréquentant des écoles culturellement hétérogènes. On peut expliquer en partie cet écart par le type d’indicateurs utilisés pour mesurer le niveau de participation à la société d’accueil. Ces indicateurs tels que la visite de régions du Québec (Gaspésie, Estrie, Charlevoix, etc…) la visite d’institutions culturelles de Montréal (Musée des Beaux-Arts, Planétarium, Biodôme, Jardin Botanique,
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etc.) et le fait d’assister à des spectacles tenus dans le cadre d’évènements culturels populaires au Québec (Festival de jazz, Festival juste pour rire, Festival des montgolfières, etc.), supposent des ressources socioéconomiques suffisantes. Or, à l’intérieur de notre groupe de comparaison, plusieurs familles immigrantes n’ont peut-être pas les moyens de visiter d’autres régions géographiques, car cela implique des frais d’hébergement, de transport et de restauration. Il en est de même au sujet des coûts reliés aux billets de spectacles ou à la visite d’institutions culturelles. Au contraire, les écoles ethnoreligieuses sont privées et ne sont subventionnées qu’en partie par l’État, entraînant de ce fait des frais de scolarité que les familles les mieux nanties au sein de ces communautés sont davantage susceptibles d’assumer. Finalement, les différences obtenues concernant le facteur « sentiment d’appartenance au pays d’origine » nous semble un des éléments-clés de notre réflexion. En effet, étant donné l’allégeance des écoles ethnoreligieuses à un projet éducatif particulier fondé essentiellement sur un héritage culturel ou religieux, nous pouvions nous attendre à ce que les élèves qui les fréquentent obtiennent des scores plus élevés relativement à la force de leur sentiment d’appartenance au pays d’origine. Cette hypothèse s’est révélée vraie, en partie, pour les élèves arméniens et musulmans. Cependant, il n’en fut pas de même pour le groupe d’élèves juifs. Comment expliquer ces variations en ce qui concerne le sentiment d’appartenance au pays d’origine ? Il est clair que la mission des écoles musulmanes et arméniennes n’est pas la même que celle de l’école juive sur le plan de la connaissance du pays d’origine, de sa langue et de ses traditions. Par exemple, le pays d’origine de la clientèle des écoles juives n’est en général pas Israël. Chez les Sépharades, il s’agit plutôt du Maroc, qui par ailleurs ne suscite guère de sentiment d’appartenance chez ces communautés. Dans le cas des familles ashkénazes, la question du pays d’origine ne se pose même plus puisqu’elles sont souvent établies au Canada depuis plus de trois générations. Cependant, il faut rappeler que, chez les juifs de la diaspora, ce n’est pas tant le pays d’origine que l’identité juive qui est dominante (l’histoire, la religion, la culture) et qui unit cette communauté sur le plan identitaire. En ce sens, les résultats plus faibles obtenus par les élèves juifs aux indicateurs correspondant à cette variable ne sont guère surprenants. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse selon laquelle le type d’établissement influencerait les facteurs de l’intégration sociale semble
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a ppuyée, tout au moins pour les groupes arméniens et musulmans fréquentant les écoles ethnoreligieuses et concernant le sentiment d’appartenance au pays d’origine plus élevé que leurs pairs. Cette hypothèse serait toutefois limitée par le fait que la clientèle de ces écoles est autosélectionnée. Est-ce que le rapport au groupe d’origine des élèves issus de l’immigration peut être influencé par l’ancienneté de l’implantation de leur communauté culturelle respective ? Plus précisément, le sentiment d’appartenance au groupe d’origine est-il plus fort chez les élèves issus de communautés plus anciennement établies ? Le modèle intégrationniste suppose traditionnellement un processus continu et linéaire selon lequel l’immigrant transforme peu à peu sa culture en y intégrant des éléments de celle de la société d’accueil et en transmettant à cette dernière une partie de la sienne. Cependant, si l’unité d’analyse est, non plus l’individu, mais plutôt le groupe, l’intégration ne saurait être considérée comme pleinement achevée au terme d’une vie. L’ancienneté de l’implantation aurait donc un impact majeur sur le processus de transformation culturelle de l’immigrant à un moment donné de l’histoire de sa communauté. Notons qu’un tel processus n’implique pas nécessairement une diminution du sentiment d’appartenance à son groupe d’origine au profit d’une augmentation du sentiment d’appartenance à la société d’accueil. À cet égard, seule une étude longitudinale portant sur des cohortes d’élèves issus de communautés culturelles récemment implantées au Québec saurait nous éclairer. Par ailleurs, certains opposants aux écoles ethnoreligieuses remettent en question la pertinence de reconnaître aux groupes d’immigrants le droit d’obtenir des subventions pour financer leurs écoles à vocation ethnospécifique. Un des arguments invoqués à l’appui de cette opposition est que de telles écoles risquent d’alimenter la ghettoïsation et l’isolement des élèves concernés en coupant les contacts avec les enfants représentant la société d’accueil. Le peu de contacts interculturels pourrait aussi, de leur avis, entraîner des préjugés et favoriser les stéréotypes tant à l’endroit du groupe majoritaire que des autres groupes ethnoculturels minoritaires. Ces affirmations constituent cependant des jugements a priori, car aucune recherche ayant pour étude les impacts de la fréquentation de ce type d’établissement scolaire sur les composantes de l’intégration sociale n’avait été effectuée. À la lecture de nos résultats que peut-on en conclure vraiment ?
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Tout d’abord, comme nous l’avons mentionné auparavant, nos données suggèrent que la fréquentation d’écoles ethnoreligieuses ne nuit pas à l’intégration des jeunes à la société québécoise dans la mesure où ces derniers s’inscrivent dans le modèle intégrationniste. Ce modèle d’intégration, en termes de configuration d’un modèle orthogonal d’acculturation possible, ne tient cependant compte que de deux facteurs : un score élevé sur le plan du sentiment d’appartenance au groupe d’origine et un sentiment d’appartenance élevé au groupe d’accueil. Si on considère un troisième facteur, l’ouverture aux autres groupes culturels, on remarque que, tant les élèves arméniens que les élèves musulmans ou juifs fréquentant les écoles ethnoreligieuses démontrent un degré d’ouverture nettement inférieur à leurs pairs fréquentant des écoles publiques hétérogènes. À l’opposé, l’étude de McAndrew et autres (1999) démontre que la densité ethnique6, c’est-à-dire le pourcentage d’élèves issus de l’immigration récente à l’intérieur d’une école, semble favoriser l’ouverture aux autres groupes ethniques. Peut-on en conclure que ce sont effectivement les écoles ethnoreligieuses qui sont en cause ? Ne serait-ce pas, une fois de plus, l’effet de la spécificité des groupes culturels à l’étude ? Afin de répondre à cette question, il est utile d’effectuer une comparaison avec notre groupe de référence, composé des élèves d’origine arménienne, juive et musulmane qui fréquentent des écoles publiques à vocation universelle. S’il est clair que les groupes d’élèves fréquentant des écoles ethnoreligieuses manifestent un degré moindre d’ouverture aux autres groupes culturels, il en va tout autrement pour le groupe de référence composé des élèves des mêmes groupes culturels. Nos résultats démontrent que ces derniers ont un degré d’ouverture pratiquement similaire à l’échantillon de l’étude du GREAPE, composé d’élèves issues de l’immigration d’origines diverses. Par ailleurs, les résultats de cette étude avaient démontré que la concentration ethnique, si elle semblait favoriser l’ouverture aux autres groupes ethniques, paraissait nuire très légèrement à l’attitude face à la société d’accueil. Ce ne serait donc pas la spécificité ethnoculturelle des enfants issus de l’immigration qui serait la cause du plus faible degré d’ouverture constaté, mais bien le type d’établissement scolaire à l’intérieur duquel la problématique de la concentration ethnique ne devrait pas 6. Cette densité est qualifiée de très forte (75 % et plus), de forte (50 % et plus), de moyenne (25 % et plus) et faible (moins de 25 %).
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être interprétée de la même façon que dans les écoles publiques. En d’autres mots, la concentration ethnique en milieu scolaire, lorsqu’elle se traduit par une homogénéité ethnoculturelle totale de la clientèle étudiante, comme c’est le cas dans les écoles ethnoreligieuses, semble créer un milieu moins propice au développement d’attitudes favorables au pluralisme culturel, contrairement à ce que l’on observe dans les écoles qui, telles les écoles publiques, affichent une concentration ethnique plus hétérogène.
Conclusion En conclusion, est-ce que l’intégration sociale exige nécessairement la fréquentation d’établissements communs ? Même si un volet de nos résultats démontre que les enfants fréquentant les écoles ethnoreligieuses sont moins ouverts aux autres groupes culturels que leurs pairs, globalement, au regard des deux dimensions du modèle intégrationniste, nos données indiquent que le curriculum officiel québécois peut être suffisant. Ainsi, bien que les élèves qui fréquentent des écoles ethnoreligieuses soient en quelque sorte ségrégués, ils semblent néanmoins en mesure de se construire un univers social et culturel québécois satisfaisant. Est-ce donc affirmer que le fait de fréquenter des enfants de la société d’accueil est une fonction négligeable de la socialisation des élèves issus des minorités ethniques ? La réponse tient à l’interprétation de cette question. En effet, même si elle ne se fait pas aux deux ordres d’enseignement que sont le primaire et le secondaire, la socialisation et les interactions avec des représentants d’autres communautés se feront de toute façon aux autres ordres d’enseignement, soit l’enseignement collégial et l’enseignement universitaire, car il n’existe à ce jour aucun de ces établissements qui est ethnoreligieux. C’est en partie pour cela que ces écoles se doivent de transmettre le plus efficacement possible leur projet éducatif spécifique aux plus jeunes, car après leurs études secondaires, les enfants n’auront plus ce même encadrement de la communauté. En terminant, nous aimerions énoncer quelques pistes de recherches futures concernant notre sujet d’étude. Tout d’abord, comme le décalage entre les deux périodes de cueillette des données a pu représenter une limite à notre approche comparative, il serait intéressant d’effectuer une recherche utilisant un groupe de référence et des groupes cibles ayant été constitués simultanément. Deuxième-
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ment, une recherche plus large utilisant un plus grand nombre d’élèves fréquentant des écoles publiques pourrait élargir le nombre potentiel de répondants arméniens et juifs. Le cas échéant, des analyses statistiques pourraient être effectuées concernant les comparaisons pairées. Troisièmement, il serait selon nous pertinent de reprendre le devis de cette étude dans un autre contexte que celui du Québec (par exemple, la région de Toronto) afin de connaître l’influence des particularités culturo-linguistiques québécoises sur les facteurs d’intégration sociale. Finalement, une étude longitudinale soumettant le même questionnaire aux mêmes répondants, trois ou cinq ans plus tard, pourrait nous en apprendre un peu plus sur l’évolution dans le temps du processus d’intégration sociale des élèves fréquentant des écoles ethnoreligieuses.
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ANNEXE EXEMPLES D’ITEMS EXTRAITS DU QUESTIONNAIRE Facteur 1 : Rapport au groupe d’origine
Question 16. Dans quelle mesure connais-tu l’histoire, la langue, les traditions culturelles, la religion du (des) pays d’origine de ta famille ? 16a4. Aimerais-tu connaître davantage ce pays ? 16a6. Aimerais-tu vivre dans ce pays ? Question 18. Si tu as des enfants un jour, as-tu l’intention de leur enseigner l’histoire et la langue du pays d’origine auquel tu es le plus attaché et de leur transmettre les traditions culturelles et la religion ? Question 19a. Participes-tu à des événements ou fêtes identifiés à ta religion ou ton pays d’origine ?
Facteur 2 : Ouverture aux autres groupes culturels
Question 26. Les copains (copines) avec qui tu te tiens régulièrement sont-ils de même origine (religieuse ou ethnique) que la tienne ou de diverses origines ? Q.26a. À l’école Q.26b. En dehors de l’école Question 32. Lorsque tu choisis les personnes avec lesquelles tu es en contact, quelle est l’importance pour toi de la similarité d’origine (religieuse ou ethnique) ? Q32a. Coéquipiers à l’école Q32b. Partenaires de sport Q32c. Copains, copines Question 33. Dans chacune des situations suivantes, préfères-tu généralement que les personnes avec lesquelles tu es en relation soient de même origine (religieuse ou ethnique) que la tienne ou est-ce que leur origine n’a pas d’importance pour toi ? Q33a. Tu vas chez le dentiste. Q33b. Tu t’inscris à une activité du centre de loisirs Q33c. Tu déménages dans un nouveau quartier
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Facteur 3.1 : Participation à la société d’accueil
Question 38. Le Québec comprend plusieurs régions géographiques. As-tu déjà visité certaines régions du Québec situées à l’extérieur de Montréal (avec ta famille, seul ou avec des amis) ? Question 39. Il y a plusieurs institutions culturelles à Montréal. As-tu déjà visité certaines de ces institutions culturelles (avec ta famille, seul ou avec des amis) ? Question 40. Plusieurs événements culturels populaires sont tenus annuellement à Montréal et dans les environs. As-tu déjà assisté à des spectacles présentés dans le cadre de ces événements (avec ta famille, seul ou avec des amis) ?
Facteur 3.2 : Attitude positive face à la société d’accueil Question 34. De façon générale, aimes-tu vivre au Québec ? Question 36. Dans quelle mesure es-tu en accord avec chacun des énoncés suivants ? Q36a. Je m’identifie aux athlètes ou artistes du Québec qui sont reconnus au plan international. Q36b. Je suis fier du succès d’affaires des entreprises québécoises au Québec et dans les autres pays. Q36h. Il est important que les Québécois de toutes origines connaissent l’histoire du Québec.
Facteur 4 : Implication au niveau scolaire et parascolaire Question 30. Participes-tu ou as-tu déjà participé aux activités scolaires suivantes ? Q30a. Activités culturelles ou de loisir Q30b. Activités interculturelles ou multiculturelles Q30c. Activités sportives Q30d. Comité interculturel ou multiculturel Q30e. Conseil étudiant Q30f. Conseil d’orientation de l’école Q30g. Journal de l’école
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Question 31. Participes-tu ou as-tu déjà participé à des activités sociales, culturelles, sportives ou autres en dehors de l’école ? Q31a. Comme participant Q31b. Comme organisateur Q31c. Comme bénévole
Facteur 5 : Qualité des relations interethniques Question 23. Te sens-tu accepté et respecté dans ton identité par les personnes suivantes ? Q23g. Les élèves et les professeurs de ton école Q23h. Les gens de ton quartier Question 24. En général, dirais-tu qu’il est facile ou difficile de se faire des amis ? Q24a. À l’école Q24b. En dehors de l’école
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La ferveur religieuse et les demandes d’aCcommodement religieux. Une comparaison intergroupe1 Paul Eid
Introduction Depuis l’automne 2006, on le sait, le débat et les controverses autour de l’accommodement raisonnable occupent régulièrement le devant de la scène médiatique québécoise. Un tel débat a été ravivé chaque fois que les médias rapportaient le cas d’individus ou de groupes qui, pour des motifs religieux, demandaient à pouvoir déroger à une norme publique ou à être exemptés de pratiques institutionnelles d’application universelle. Ce débat a favorisé, jusqu’à présent, l’expression d’une gamme riche et variée de positions – dont nous ne ferons pas ici l’inventaire – sur la légitimité sociale ou juridique des diverses demandes mises au jour par les médias, demandes qui, au
1. Ce texte est une version légèrement abrégée et adaptée d’une étude du même titre publiée pour le compte de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en décembre 2007. no cat. 2.120-4.21.
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demeurant, ne relèvent pas toujours de l’accommodement raisonnable au sens juridique du terme2. En outre, la discussion publique, et c’est heureux, déborde bien souvent le cas particulier d’accommodement religieux sur lequel les projecteurs sont temporairement braqués afin d’embrasser les questions de société plus larges auxquelles se rattachent les demandes ponctuelles qui défraient successivement les manchettes. C’est ainsi que, tant les journalistes, l’intelligentsia et la classe politique que le grand public, contribuent, chacun à leur manière, à une réflexion plus large sur la place qui devrait être réservée à la religion dans une société telle que le Québec, dont le cadre étatique a été, de facto, largement laïcisé, et dont les institutions sociales et culturelles ont fait l’objet d’une sécularisation marquée3. Un des thèmes récurrents, dans le cadre de ce débat de société, concerne les mérites et les inconvénients de l’accommodement raisonnable en tant qu’outil de gestion de la diversité culturelle. En effet, on a vu progressivement poindre, en arrière-plan du débat, les thématiques du rapport entre majorité et minorités, ainsi que celle, connexe, de l’intégration des immigrants. À telle enseigne qu’en février 2007, à la suite de l’accumulation de controverses médiatisées autour de l’accommodement raisonnable, le gouvernement annonçait par communiqué de presse la création d’une Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, présidée par Gérard Bouchard et Charles Taylor. Étonnamment, bien que toutes les demandes controversées ayant incité le gouvernement à créer cette commission étaient motivées par des besoins religieux, ni la question des accommodements proprement religieux ni la place de la religion dans l’espace public ne figurent dans le libellé du mandat confié aux commissaires. L’objet même de la Commission Bouchard-Taylor, les « accommodements reliés aux différences culturelles », ne laisse planer aucun doute sur l’identité des groupes perçus comme étant au cœur du problème : 2. Pour un exposé bref et éclairant sur les différences entre la notion d’accommodement raisonnable en tant qu’obligation juridique et l’arrangement volontaire afin de prendre en considération un particularisme culturel ou identitaire, voir Bosset (2007). 3. Rappelons que la laïcisation renvoie au processus par lequel l’État et ses institutions en viennent à entretenir des rapports neutres avec les religions et les institutions religieuses, et à s’assurer que ces dernières, en revanche, n’interviennent pas dans l’exercice du pouvoir étatique. La sécularisation désigne, plus largement, le processus par lequel la religion perd progressivement l’influence prépondérante qu’elle exerçait sur le plan social, culturel, idéologique et politique. Voir à ce sujet Milot (2002).
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les minorités ethnoculturelles. D’ailleurs avant même le début des travaux de la commission qu’il copréside, Gérard Bouchard déclarait déjà dans une interview que « le Québec devra réévaluer son modèle d’intégration des immigrés, faire des « choix de société » afin de « rétablir l’équilibre dans les rapports entre les communautés ethniques », équilibre qui, selon lui, est en train « de se rompre4 ». Le problème des accommodements religieux a donc été construit, dès la création de la Commission Bouchard-Taylor, comme un problème lié essentiellement à l’intégration des immigrants et à la gestion du pluralisme culturel. Bien que, dans leur rapport final, les commissaires se soient évertués à dissiper cette idée, force est d’admettre que les nombreuses interventions de citoyens et citoyennes dans le cadre des audiences publiques ont contribué, elles, à la renforcer. Il faut dire que la question des accommodements religieux n’aurait jamais pu être réduite aussi aisément au rang d’épiphénomène des questions migratoires et d’intégration si l’équation n’allait pas déjà de soi dans l’opinion publique. En effet, dans l’imaginaire populaire, les problèmes suscités par les accommodements en matière religieuse sont presque exclusivement liés aux minorités issues de l’immigration. Un tel a priori n’est bien sûr viable que parce qu’il est nourri, de manière sous-jacente, par un autre présupposé : seule la culture de l’Autre, imperméable à la sécularisation, continue à s’organiser étroitement autour de la religion et est susceptible, par conséquent, d’engendrer l’orthodoxie religieuse et les obligations astreignantes qui en découlent dans l’espace public. Ces postulats ont bien sûr pour corollaire qu’à l’inverse, la culture des groupes majoritaires d’ascendance française et britannique au Québec a cessé d’être façonnée par le religieux et que les individus issus de ces cultures, mis à part quelques exceptions considérées d’ailleurs comme telles dans le discours dominant, entretiennent un rapport « privatisé5 » avec le divin, quand ils n’ont pas cessé carrément de croire en Dieu. Mais, en réalité, on dispose de très peu de données empiriques permettant de mettre à l’épreuve des faits ces catégorisations figées qui tendent à irriguer le débat public sur les accommodements religieux au Québec. 4. Tommy Chouinard, « Québec devra revoir son modèle d’intégration », Cyberpresse. 11 février 2007. [En ligne]. http ://www.cyberpresse.ca/article/20070211/ CPACTUALITES/70210137/1019/ (page consultée le 1er août 2007). 5. Pour une problématisation exhaustive du concept de « religion privatisée », voir le numéro spécial intitulé « The Secularization Debate », Sociology of Religion, vol. 60, no 3, automne.
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Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
Nous avons précisément tenté d’en évaluer la pertinence sociologique à l’aide d’une recherche de type quantitatif. En premier lieu, nous mettrons au jour les mécanismes de catégorisation sociale qui structurent le débat sur les accommodements religieux au Québec, contribuant ainsi à renforcer des frontières étanches entre « Nous » et « Eux ». Deuxièmement, en nous appuyant sur des données de Statistique Canada, nous comparerons l’importance que revêt la religion, tant sur le plan subjectif que comportemental, au sein des principales communautés religieuses à l’échelle canadienne et, lorsque les données le permettent, québécoise. L’analyse reposera sur une série d’indicateurs mesurant chacun une dimension différente de ce que l’on désignera, de manière interchangeable dans le texte, sous le vocable de ferveur religieuse, de religiosité, de dévotion ou de piété. Les données seront systématiquement ventilées, non seulement selon l’appartenance religieuse, mais également selon le statut d’immigrant ou de non-immigrant6. Dans la troisième partie, nous analyserons, pour une période donnée, un corpus exhaustif de plaintes de discrimination déposées sous le motif religion à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse7. Il s’agira d’isoler, parmi les plaintes répertoriées, celles qui comportent une demande d’accommodement religieux afin, le cas échéant, de déterminer s’il existe des différences entre les groupes religieux quant à la fréquence et au poids relatif de ces demandes8.
6. Dans le cadre du présent texte, le terme immigrant renvoie aux personnes nées à l’extérieur du Canada alors que le terme non-immigrant, ou natif, renvoie aux personnes nées au Canada. 7. Ci-après « Commission ». 8. Bien entendu, il importe de garder à l’esprit que les demandes analysées ont toutes été adressées à un même organisme, la Commission, qui ne traite qu’une infime proportion de l’ensemble des demandes d’accommodement religieux formulées dans les institutions publiques. Les résultats obtenus ne sont donc pas généralisables à l’ensemble de la société. En revanche, un tel corpus offre l’avantage de réunir des demandes issues autant du secteur privé que public, ainsi que d’une gamme variée de milieux institutionnels, tels que les écoles, le réseau de santé, ou encore les organismes communautaires et à but non lucratif.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
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1. Le rôle de la catégorisation dans le débat sur la place de la religion Il est entendu ici par catégorisation l’activation de schèmes c ognitifs préétablis à travers lesquels les membres d’un groupe social décodent et se représentent les différences, réelles ou supposées, des membres d’un autre groupe (Tajfel, 1972 ; McGarty, 1999). À la base de toute catégorisation, on trouve, dans le langage de la psychologie sociale, un processus par lequel l’endogroupe9, qu’il soit national, ethnique, sexuel ou autre, fonde sa distinction identitaire par opposition à l’exogroupe10 (Turner, 1987 ; Moscovici, 1989). Le matériau auquel carburent les schèmes catégorisants sont les stéréotypes, qui ont pour fonction première de réduire la complexité identitaire de l’Autre afin de rendre sa « différence » plus intelligible. De plus, pour les membres de l’endogroupe, les images stéréotypées de l’Autre tendent à former système, se reproduisant en quelque sorte par renforcement mutuel et de manière quasi autoréférentielle (Said, 1979), c’est-à-dire sans égards pour les définitions identitaires du groupe catégorisé, qui elles sont beaucoup plus complexes et nuancées (Guillaumin, 1972). Il importe de préciser que tous les groupes, qu’ils soient majoritaires ou minoritaires, recourent à la catégorisation et aux stéréotypes pour se représenter l’Autre. Mais si la catégorisation constitue un moteur essentiel des relations intergroupes, force est de constater qu’elle a un impact plus marqué sur les groupes minoritaires et minorisés, tels que les femmes, les minorités ethnoculturelles, les gais et lesbiennes et les handicapés. Ces groupes y sont en effet plus vulné rables en raison de rapports de pouvoirs inégaux qui les maintiennent dans une position subalterne au sein de la structure sociale (Guillaumin, 1972, Jenkins, 1997). Cela dit, la catégorisation dont font l’objet les groupes minorisés ne débouche pas nécessairement sur des préjugés négatifs et de la discrimination. Cependant, tout rapport majoritaire/minoritaire comporte, à la base, une violence symbolique induite par la catégorisation. Cette violence s’exerce d’abord à travers la négation des multiples modes d’être auxquels peut se conjuguer empiriquement l’humanité des individus minoritaires. Ces derniers deviennent alors le substrat de leur groupe, qu’ils sont désormais condamnés à « actua9. Traduit de l’anglais « ingroup », soit le groupe d’appartenance. 10. Traduit de l’anglais « outgroup », ou le groupe posé comme « autre ».
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Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
liser hors de toute particularité personnelle11 », enfermés qu’ils sont dans une différence essentialisée. En d’autres termes, le regard catégorisant du majoritaire tend à cantonner les minoritaires dans une altérité irréductible qui s’épuise dans une marque, souvent stigmatisante, érigée en principe absolu à la base de tout leur être (Guillaumin, 1972 ; Jenkins, 1997). La catégorisation aboutit donc à un étrange paradoxe : en même temps qu’elle souligne à grands traits la différence collective du groupe catégorisé par rapport à la norme majo ritaire, elle annule du même coup les multiples différences individuelles qui caractérisent chaque membre du groupe, amenuisant ainsi le champ de ses possibles identitaires. Les médias jouent bien sûr un rôle essentiel, mais non unique, dans la production et la reproduction de ces catégories préfabriquées qui occultent la diversité des modes de déclinaison de l’altérité. Le débat sur les accommodements raisonnables constitue un terrain particulièrement propice à l’activation de schèmes catégorisants, puisqu’il contribue à renforcer les frontières ethnoculturelles existantes entre un « Nous » majoritaire, associé aux Franco-Québécois catholiques dits de « vieille souche », et un « Eux » minoritaire, associé aux groupes ethnoreligieux issus de l’immigration. Selon un tel schéma, le demandeur d’accommodement religieux s’incarne nécessairement dans la figure de l’immigrant de culture autre que judéo-chrétienne, dont l’identité et les pratiques sont fortement conditionnées par la religion et des traditions potentiellement hostiles aux droits individuels. Une telle figure ne trouve bien sûr son sens que par opposition à son double inversé, celle du Québécois d’ori gine canadienne-française ou anglaise, moderne, laïc, réfractaire à l’orthodoxie religieuse, et fortement imprégné du discours des droits de la personne. Les « normes de vie » adoptées à l’intention des immigrants par le Conseil municipal de la localité d’Hérouxville illustrent de manière éloquente ce type de catégorisation binaire. Une telle grille dichotomique tend à occulter la diversité des formes que peut prendre le rapport à la religion, tant chez les minorités issues de l’immigration qu’au sein de la majorité judéo- chrétienne. Il est rare, par exemple, que les médias rapportent le cas d’individus ou de groupes chrétiens formulant des demandes d’accommodement ou d’aménagement institutionnels pour des motifs religieux, mis à part certains cas extrêmes, tels que celui des écoles 11. Colette Guillaumin, L’idéologie raciste : génèse et langage actuel, Paris, Mouton, 1972, p.118.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
289
clandestines administrées par la Mission de l’Esprit-Saint. Mais ces quelques cas d’exception ne risquent pas d’être considérés, dans l’esprit du public, comme un étalon représentatif de l’ensemble des chrétiens du Québec. À l’inverse, lorsqu’elles sont formulées par des minorités non chrétiennes, particulièrement musulmanes, les demandes d’accommodement religieux pouvant paraître déraisonnables au regard du droit ou des valeurs communes sont considérées comme un baromètre des demandes de toute la communauté. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que, sous la plume de certains chroniqueurs, les musulmans dits « modérés » soient assimilés à une « minorité silencieuse » sommée de faire connaître publiquement ses positions afin de faire contrepoids à leurs coreligionnaires orthodoxes et radicaux12. La prémisse qui sous-tend ce type d’injonction est que les musulmans sont coupables d’intégrisme religieux jusqu’à preuve du contraire, une preuve que la présumée minorité de musulmans « modérés » se trouve alors sommée de fournir sur la place publique. Un silence de leur part risque de se retourner contre eux puisqu’il accréditera, faute de contradicteurs, le postulat selon lequel les musulmans fondamentalistes et radicaux parlent au nom de toute leur communauté. Ainsi que nous l’annoncions en introduction, la section suivante met à l’épreuve des faits les deux prémisses sur lesquelles repose le système de catégorisation à travers lequel est filtrée la question des accommodements religieux dans l’imaginaire populaire. Selon la première de ces prémisses, les minorités de foi non chrétienne au Québec, en particulier celles issues de l’immigration récente, sont plus susceptibles d’afficher des taux élevés de religiosité. La deuxième prémisse, qui découle de la première, est que les membres de minorités de foi non chrétienne, étant plus dévots et pratiquants, auront tendance à réclamer davantage que la moyenne des accommodements religieux dans l’espace public, mus notamment par une lecture orthodoxe du dogme religieux.
2. La ferveur religieuse : le « mal » des groupes minoritaires ? Les sociologues des religions ont attiré notre attention sur un changement majeur survenu dans le paysage des croyances religieu12. Voir par exemple l’éditorial « Les minorités silencieuses », signé par Denise Bombardier dans les pages du Devoir des 25 et 26 novembre 2006.
290
Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
ses en Occident au cours des cinquante dernières années. Bien que la grande majorité des gens continuent de s’identifier à la religion « héritée » de leurs parents13, leur rapport aux croyances et aux pratiques religieuses a profondément changé. En effet, aujourd’hui, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, sous l’impulsion d’un mouvement d’individuation propre à la modernité, les croyants tendent à être de plus en plus rebutés par les dogmes religieux rigides imposés d’en haut, préférant plutôt bricoler eux-mêmes leur système de croyance « à la carte ». Ces croyants bricoleurs préfèrent alors sélectionner, parmi les croyances et les prescriptions religieuses offertes sur le « marché du croire », celles qui conviennent le mieux à leurs besoins spirituels, quitte à revisiter certaines d’entre elles afin de les rendre propres à la consommation religieuse et spirituelle, notamment en éliminant ou en modifiant celles qui entreraient trop violemment en conflit avec leurs libertés individuelles ou leur système de valeurs (Bibby, 2004 ; Swatos Jr. et Christiano, 1999 : 216). En somme, on assiste en Occident à une libéralisation des croyances religieuses, qui débouche sur la relativisation de toute prétention à la vérité religieuse, y compris celles émanant des autorités religieuses reconnues. Or, si les croyances religieuses sont relativisées, les prescriptions qui s’y rattachent tendent, du coup, à perdre leur caractère sacré, nécessaire et obligatoire (Bramadat, 2005 : 4 ; Dobbelaere, 1999 : 239 ; Voyé, 1999 : 275 ; Hervieux-Léger, 1999 : 43-48). Mais ce rapport individualisé aux croyances religieuses en Occident est-il limité aux groupes chrétiens majoritaires ? Au Québec, mis à part les juifs, la grande majorité des individus de religion non chrétienne sont des immigrants14, dont plusieurs proviennent de sociétés où l’influence de la religion sur les consciences individuelles est plus prégnante et où, de surcroît, les écarts par rapport aux interprétations doctrinales dominantes sont moins socialement tolérés. Cela dit, il importe de rappeler « qu’en vertu de la politique sélective d’immigration qui prévaut au Québec, [les personnes qui professent des 13. Par exemple, d’après Statistique Canada, il semblerait que 93,1 % des Québécois nés au Canada de parents catholiques, et 84,5 % des Québécois nés au Canada de parents protestants, continuent à s’identifier, au moins nominalement, à la communauté religieuse à laquelle s’identifient leurs parents. Données tirées de Statistique Canada, Enquête sur la diversité ethnique, 2002. 14. À titre d’exemple, on trouve une majorité d’immigrants chez les Québécois de confession musulmane (69,3 %), sikhe (64,7 %), hindoue (67,2 %) et bouddhiste (71,5 %) ». Le judaïsme constitue au Québec la seule grande religion non chrétienne à laquelle adhère en majorité (67 %) des non-immigrants. Statistique Canada, en ligne : www.statcan.ca, Recensement 2001, tableaux thématiques « Religions au Canada », cat. : 97F0022XCB2001004.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
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r eligions non chrétiennes] ont généralement été choisies dans les couches les plus occidentalisées des pays en émergence ou en voie de développement, quand elles n’ont pas carrément quitté leur société d’origine à cause précisément du fondamentalisme qui y prévalait15 ». Il est donc possible que les immigrants vivant au Canada, et notamment au Québec, ne calquent pas mécaniquement leur rapport au religieux et au sacré sur le modèle qui prédomine dans leur société d’origine. Dans tous les cas, on peut difficilement tenir pour acquis, sans la soumettre à l’épreuve des faits, l’idée selon laquelle les membres des minorités non chrétiennes, en particulier ceux issus de l’immigration, seraient nécessairement plus susceptibles que les membres de la majorité chrétienne, en particulier ceux nés au Canada, de faire preuve de ferveur religieuse. Pour répondre à cette question, il serait utile de pouvoir examiner le niveau moyen de religiosité au sein des principaux groupes religieux ventilés selon le statut d’immigration. L’Enquête sur la diversité ethnique (ci-après EDE) de Statistique Canada permet une telle comparaison. Dans les lignes qui suivent, nous comparerons la religiosité des chrétiens et des non-chrétiens, natifs du Canada et immigrants, telle qu’elle est mesurée dans l’EDE par l’importance subjective accordée à la religion (2.1) et par la fréquence des activités à caractère religieux pratiquées sur une base individuelle (2.2) et collective (2.3). Nous comparerons ensuite le niveau global de dévotion de chaque groupe en nous appuyant sur un indice de religiosité créé à partir des trois indicateurs qui auront été analysés préalablement (2.4). Avant de poursuivre, une mise en garde s’impose. Il nous a été impossible, pour les fins de l’analyse, d’utiliser uniquement les données de l’EDE relatives au Québec. Ces dernières se sont révélées trop souvent inutilisables en raison d’un nombre trop élevé de fréquences qui, selon Statistique Canada, ne pouvaient être publiées, soit parce qu’elles sont confidentielles en vertu de la Loi sur la statistique, soit en raison de leur trop faible degré de fiabilité statistique. Il nous a donc fallu nous rabattre sur les données de l’EDE couvrant l’ensemble du Canada, et ce, afin de ne pas fausser la comparaison intergroupe. Donc, sauf indications contraires, les données de l’EDE présentées et analysées dans le cadre de cette étude concerneront, par défaut, l’ensemble du Canada. Cependant, les données disponibles pour le Québec seront également reproduites et évoquées chaque 15. Marie McAndrew, « Pour un débat inclusif sur l’accommodement raisonnable », (printemps 2007) 9 (1) Éthique publique, p. 152-158, à la page 153.
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Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
fois qu’elles suggéreront l’existence de différences notables entre les chiffres relatifs à l’ensemble canadien et ceux relatifs à la seule population québécoise.
2.1 L’importance subjective accordée à la religion Dans le cadre de l’EDE, on a demandé aux répondants de jauger l’importance que revêtait la religion pour eux sur une échelle de 1 à 516. Les résultats sont présentés dans le tableau 1 ci-dessous. Notons d’emblée que, au sein de chaque groupe religieux, les individus pour qui la religion est, soit importante, soit très importante, sont toujours plus nombreux que ceux pour qui elle l’est peu ou ne l’est pas. Les résultats varient néanmoins selon l’appartenance religieuse. Il est frappant de constater que, parmi les natifs, les catholiques et les protestants attachent beaucoup moins d’importance à la religion que les croyants des autres confessions. Ainsi, chez les non-immigrants, alors que 45,9 % des catholiques, et 47,6 % des protestants, déclarent que la religion est soit « importante » ou « très importante » dans leur vie, chez les autres groupes religieux, ces proportions varient plutôt entre 57 % chez les natifs bouddhistes, 60,6 % chez les natifs chrétiens orthodoxes, 64, 4 % chez les natifs hindous, 67,9 % chez les natifs juifs, 70 % chez les natifs musulmans et, enfin, 76, 8 % chez les natifs sikhs. Chez les immigrants canadiens, la comparaison intergroupe donne des résultats en partie différents. Les immigrants les plus enclins à considérer que la religion est importante ou très importante dans leur vie demeurent les sikhs (84,1 %), suivis cette fois des immigrants hindous (78,9 %) et musulmans (75,2 %). À l’inverse, les immigrants bouddhistes (60,2 %), chrétiens orthodoxes (61,8 %), protestants (62,9 %), juifs (66,1 %) et catholiques (66,4 %) sont les moins enclins à considérer que la religion est, à divers degrés, importante 16. Dans le questionnaire, 1= sans importance et 5 = très important. Nous avons ensuite attribué aux valeurs 2, 3, 4 les labels suivants : « peu important », « plus ou moins important » et « important ». Il est à noter que, dans cette section, à moins d’une spécification contraire, les réponses « importante » et « très importante » ont été regroupées pour les fins de l’analyse.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
Tableau 1 Importance accordée à la religion par les Canadiens selon l’appartenance religieuse, chez les natifs du Canada (C) et les immigrants (I)1
(E) = Fréquence à utiliser avec prudence X = Fréquence confidentielle en vertu des dispositions de la Loi sur la statistique F = Fréquence trop peu fiable pour être publiée
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1. Ce tableau exclut les répondants sans religion, de religions orientales, de religion chrétienne non incluse ailleurs, ou appartenant à d’autres religions non incluses ailleurs.
Religion Importance
Peu important Plus ou moins important Important Très important Non déclaré/ réponse invalide ou refus de répondre
C 100 14,6
I 100 8,1 (E)
14,4
10,3
29,7
19,4
15,5
15,3
25,3
44,8
0,5 (E)
F
Chrétienne orthodoxe C I 100 100
Protestante
X
X
X
X
17,2 (E) 18,9 (E) 50,7 (E)
19,9 (E) 18,6 (E)
C 100 8,5 (E) 15,8 (E) 24,8 (E) 14,1 (E)
I 100 16 (E) 9,9 (E) 8,4 (E) 14,4 (E)
47,2
36,8
51,2
X
X
X
X
Juive
Musulmane
Bouddhiste
Hindouiste
Sikhe
C 100
I 100
C 100
I 100
C 100
I 100
C 100
I 100
C 100
I 100
X
X
X
X
F
X
F
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
F
X
X
X
X
14,4 (E) 27,7 (E) 51,7 (E)
X
X
X
X
X
X
X
X
X
68,4 (E)
X
55,5
X
33,6 (E)
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
(E) = Fréquence à utiliser avec prudence X = Fréquence confidentielle en vertu des dispositions de la Loi sur la statistique F = Fréquence trop peu fiable pour être publiée 1. Ce tableau exclut les répondants sans religion, de religions orientales non incluses ailleurs ou appartenant à d’autres religions non incluses ailleurs.
Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
Total Sans importance
Catholique
294
Tableau 1a Importance accordée à la religion par les Québécois selon l’appartenance religieuse, chez les natifs du Canada (C) et les immigrants (I)1
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
295
dans leur vie. Notons que la division tranchée qui, chez les natifs du Canada, existait entre les groupes religieux majoritaires (protestants et catholiques) et les autres, n’est plus aussi nette dans le cas des immigrants. En effet, les immigrants catholiques et protestants ne se distinguent plus autant du lot, puisque leurs membres estiment la religion importante ou très importante dans des proportions similaires à 3 autres groupes religieux (des proportions variant entre 60 % et 66 %). À une exception près, au sein de chaque groupe religieux, les immigrants sont plus portés que les natifs à considérer que la religion occupe une place importante ou très importante dans leur vie. Seuls les natifs juifs sont légèrement plus enclins que leurs coreligionnaires migrants à considérer la religion comme importante ou très importante, mais il s’agit d’un écart infime d’un peu moins de 2 % (67,9 % contre 66,1 %). Les particularités du Québec Les données disponibles pour le Québec (tableau 1a) révèlent quelques différences avec l’ensemble du Canada. D’une part, les nonimmigrants catholiques du Québec accordent légèrement moins d’importance à la religion que leurs coreligionnaires non immigrants à l’échelle du Canada. De même, les immigrants catholiques du Québec attachent légèrement moins d’importance à la religion que leurs homologues canadiens. Inversement, les protestants du Québec accordent un peu plus d’importance à la religion que les protestants du Canada, et ce, que la comparaison porte sur les natifs ou les immigrants. Notons également que la religion revêt une plus grande importance pour les juifs et les bouddhistes non immigrants à l’échelle québécoise qu’à l’échelle canadienne. Dans le cas des juifs, l’écart est notable : alors qu’au Canada, 67,9 % des juifs non immigrants considèrent la religion comme importante ou très importante, 79,4 % des natifs juifs du Québec pensent de même. En ce qui concerne les juifs nés à l’étranger, qu’il suffise de mentionner qu’au Québec, 68,4 % d’entre eux considèrent la religion comme « très importante », contre seulement 51,2 % dans l’ensemble du Canada. Les juifs québécois, qu’ils soient nés au Canada ou à l’étranger, semblent donc accorder davantage d’importance à la religion que leurs coreligionnaires du reste du pays. Soulignons enfin que 63,9 % des immigrants musulmans à l’échelle canadienne ont déclaré que la religion était pour
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Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
eux « très importante », alors que ce pourcentage n’est que de 55,5 % chez les immigrants musulmans du Québec.
2.2 La participation à des cérémonies de culte, à des activités ou à des réunions religieuses sur une base collective Tel qu’il a été évoqué plus haut, dans plusieurs sociétés occidentales, dont le Canada, le rapport des croyants à la religion et au divin tend à prendre une forme de plus en plus individualisée et, corrélativement, les pratiques religieuses s’inscrivent de plus en plus rarement dans un cadre institutionnel organisé. Ainsi, quelle que soit leur religion, les croyants tendent à déserter de plus en plus l’église, la synagogue, la mosquée ou le temple, bien qu’ils continuent à solliciter occasionnellement les services de leurs autorités ecclésiastiques ou de leurs leaders spirituels consacrés au moment des grands « rites de passage » ponctuant le cours de leur vie (ex. : naissance, mariage, funérailles, entrée dans la puberté, etc.) (Hervieux-Léger, 1999 ; Stark, 1999). En d’autres termes, non seulement les croyances sont construites sur une base libre et individuelle, mais l’observance des rites religieux prend une forme de plus en plus privatisée, se soustrayant du même coup au regard normatif et normalisateur des institutions religieuses établies (Swatos Jr. et Christiano, 1999 ; Bibby, 2004). Un tel constat, bien étayé dans le cas des sociétés occidentales, ne se transpose peut-être pas si aisément aux sociétés non occidentales, où il n’est pas rare que la religion constitue encore un axe structurant des rapports sociaux, et où la manifestation des croyances et des pratiques religieuses font encore largement l’objet d’un encadrement institutionnel sous l’autorité des responsables attitrés du culte. Il est donc permis de se demander si les minorités non chrétiennes, et en particulier celles issues de l’immigration, sont davantage portées que les natifs de foi judéo-chrétienne à exprimer leur foi à travers des pratiques et des rites structurés sur une base collective. Les données de l’EDE nous permettent de vérifier cette hypothèse. Les répondants de l’EDE se sont vu demander à quelle fréquence ils assistent ou participent à des activités, à des services ou à des réunions à caractère religieux. Pour simplifier l’analyse et faciliter la compréhension des données, dans le tableau 2 ci-après, les réponses « au moins une fois par semaine » et « au moins une fois par mois », ont été regroupées au sein d’une même catégorie rebaptisée « fré-
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
297
quemment ». Pour les mêmes raisons, les réponses « au moins trois fois par année » et « une ou deux fois par année » ont été amalgamées pour former la catégorie « occasionnellement ». Seule la catégorie « jamais » sera traitée comme une catégorie à part dans l’analyse. Parmi les natifs du Canada, on constate qu’au sein de la plupart des groupes religieux une majorité absolue de croyants participe, soit occasionnellement, soit jamais, à une cérémonie de culte ou à une activité religieuse collective. Seuls les natifs sikhs (62,5 %) et musulmans (57,1 %) comptent une majorité absolue d’individus qui participent fréquemment à ce type de cérémonies ou d’activités, suivis ensuite par les natifs hindous (48,7 %). Les natifs les moins portés à participer fréquemment à des activités religieuses collectives sont les catholiques (37,9 %), suivis des orthodoxes chrétiens (38 %), des juifs (41,1 %) et des protestants (41,6 %)17. Il est à noter que les natifs juifs constituent le seul groupe religieux au sein duquel les participants occasionnels (de une à trois fois par année) forment une (courte) majorité, et ce, au Canada comme au Québec (voir le tableau 2a). On peut en déduire que les juifs nés ici tendent surtout à fréquenter la synagogue pour les grandes fêtes religieuses. En ce qui concerne les proportions de natifs déclarant ne jamais assister à des activités religieuses collectives, les bouddhistes (32, 8 %), les catholiques (26,7 %), les protestants (28,3 %) et, dans une moindre mesure, les chrétiens orthodoxes (19 %), sont les moins pratiquants sous ce rapport. Les hindous (6,3 %) et les juifs (9,1 %) nés au Canada, quant à eux, affichent les proportions les plus basses d’individus ne participant jamais à des événements religieux à caractère collectif18. Donc, de manière générale, chez les natifs, un clivage entre groupes chrétiens (protestants, catholiques et orthodoxes chrétiens) et non chrétiens (musulmans, sikhs et hindous) semble se dessiner, les premiers étant beaucoup moins portés que les seconds à participer à des activités religieuses collectives. Les seuls groupes qui contredisent un tel schéma sont les bouddhistes et, dans une moindre mesure les juifs, qui sont surtout des pratiquants occasionnels de rites religieux collectifs, mais qui comptent quand même une importante proportion de participants réguliers en leur sein. 17. Le nombre de répondants bouddhistes nés au Canada ayant répondu « au moins une fois par mois » ou « ou au moins une fois par 3 mois » est non publiable parce que trop peu fiable. 18. Les données relatives au nombre de sikhs et de musulmans nés au Canada qui ont répondu « jamais » ne sont pas publiables parce que trop peu fiables.
1. À l’exception des événements comme les mariages et les funérailles. 2. Ce tableau exclut les répondants sans religion, de religions orientales, de religion chrétienne non incluse ailleurs, ou appartenant à d’autres religions non incluses ailleurs.
Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
(E) = Fréquence à utiliser avec prudence X = Fréquence confidentielle en vertu des dispositions de la Loi sur la statistique F = Fréquence trop peu fiable pour être publiée
298
Tableau 2 Fréquence à laquelle les Canadiens assistent ou participent à des activités, des services ou des réunions à caractère religieux avec d’autres personnes selon l’appartenance religieuse, chez les natifs du Canada (C) et les immigrants (I) 1, 2
(E) = Fréquence à utiliser avec prudence X = Fréquence confidentielle en vertu des dispositions de la Loi sur la statistique F = Fréquence trop peu fiable pour être publiée
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1. À l’exception des événements comme les mariages et les funérailles. 2. Ce tableau exclut les répondants sans religion, de religions orientales non incluses ailleurs, ou appartenant à d’autres religions non incluses ailleurs.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
Tableau 2a Fréquence à laquelle les Québécois assistent ou participent à des activités, des services ou des réunions à caractère religieux avec d’autres personnes selon l’appartenance religieuse, chez les natifs du Canada (C) et les immigrants (I) 1, 2
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Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
En ce qui concerne les seuls immigrants, le clivage entre groupes judéo-chrétiens et non chrétiens n’est, encore une fois, plus aussi tranché. Ainsi, parmi les groupes qui participent le plus fréquemment à des activités religieuses collectives, on trouve les immigrants sikhs (77,2 %), hindous (60,6 %), catholiques (60,1 %) et protestants (54,8 %), alors que parmi les groupes les moins pratiquants sous ce rapport, on trouve les immigrants bouddhistes (29,2 %), juifs (40,1 %), musulmans (43,5 %) et orthodoxes chrétiens (43,9 %). Il apparaît donc que, parmi les immigrants, la participation religieuse fréquente est aussi probable chez les groupes judéo-chrétiens que non chrétiens. Ainsi, contrairement à la tendance observée chez les natifs, une majorité d’immigrants catholiques et protestants19 participent fréquemment à des activités ou à des cérémonies de culte à caractère collectif, bien que ces majorités ne soient pas aussi confortables que celles observées chez les hindous et, surtout, chez les sikhs. Enfin, la donnée la plus surprenante du tableau 2 est sans aucun doute la très forte proportion d’immigrants musulmans (36 %) qui déclare ne jamais observer de rites religieux en groupe. En fait, la proportion de réponses tombant dans la catégorie « jamais » est plus forte chez les immigrants musulmans que chez tout autre groupe religieux, et ce, tant par comparaison avec les immigrants qu’avec les natifs. Nous reviendrons sur cette exception que constituent les immigrants musulmans lorsque nous discuterons, plus bas, des particularités propres au Québec. Il importe de souligner une tendance qui, bien que prévisible, souffre néanmoins deux exceptions dignes d’intérêt. En général, au sein de chaque groupe religieux, les immigrants s’adonnent plus fréquemment à des activités ou à des rites collectifs que leurs coreligionnaires nés au Canada, à l’exception des juifs et surtout des musulmans, chez qui on observe la tendance inverse. Les lignes qui suivent explorent et interprètent plus à fond ces deux exceptions. Les juifs nés au Canada participent fréquemment à des activités religieuses en groupe à 41,1 %, contre 40,1 % chez les immigrants juifs. Si l’écart entre natifs et immigrants juifs sur ce chapitre n’est que de 1 %, il se creuse significativement en ce qui a trait à la nonparticipation, puisqu’un immigrant juif a deux fois plus de chances qu’un juif né au Canada de ne « jamais » participer à une cérémonie 19. Notons toutefois qu’en comparaison avec les autres groupes religieux les protestants comptent une importante minorité de croyants (24,5 %) – la deuxième plus grosse – qui ne participe jamais à des activités religieuses sur une base collective.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
301
de culte ou à une activité religieuse collective (19,9 % contre 9,1 %). Le penchant plus marqué des juifs nés au Canada pour les pratiques religieuses collectives par rapport à leurs coreligionnaires migrants doit-il être nécessairement interprété comme le signe d’une plus grande piété et dévotion ? Peut-être, mais pas sans nuances. De nombreuses recherches démontrent que les juifs canadiens – qui comptent une majorité de non-immigrants (68 %20) –, maintiennent leur culture et leur identité juive avec beaucoup de succès par rapport aux autres groupes ethnoculturels minoritaires21. Mais, ces mêmes recherches signalent que, pour de nombreux juifs canadiens, la dimension socio-communautaire du judaïsme tend à prendre le pas sur la dimension proprement religieuse. Ainsi, bien que la moitié des juifs torontois, et les deux tiers des juifs montréalais, soient membres d’une synagogue, la majorité des juifs qui fréquentent cette dernière s’y rend seulement pour les grandes fêtes religieuses ou pour des occasions spéciales telles que la bar mitzvah (Schoenfeld, 2001 : 179). En d’autres termes, les synagogues sont fréquentées autant, sinon plus, pour le rôle de centre social et communautaire qu’elles assument que pour les services religieux qu’elles offrent à leurs fidèles (Weinfeld, 2001 : 290). Certains auteurs ont qualifié ce type de religiosité de « symbolique » dans la mesure où elle se caractérise davantage par l’affirmation d’une appartenance collective distincte que par une ferveur religieuse au sens strict (Gans, 1994). Dans cette perspective, la plus forte propension des juifs nés au Canada à participer à des activités religieuses collectives, par comparaison avec leurs coreligionnaires migrants, pourrait être interprétée comme le signe d’une rétention efficace du judaïsme entendu davantage comme une identité ethnique que comme un credo strictement religieux. Chez les musulmans, l’écart entre les natifs et les immigrants sur ce chapitre est encore plus spectaculaire. Ainsi, alors que 43,5 % des immigrants musulmans participent fréquemment à des activités religieuses collectives, cette proportion grimpe à 57,1 % chez les musulmans nés au Canada, un écart de 13.6 points22. Il peut être bénéfique 20. Statistique Canada, op. cit., note 14. 21. De tous les groupes « ethniques », les juifs canadiens obtiennent les scores les plus élevés sur chacun des indicateurs communément utilisés en sciences sociales pour mesurer la rétention de l’ethnicité, soit le sentiment d’identification à la communauté, les taux d’amitié et de mariage endogames, le pouvoir d’attraction des institutions communautaires, ainsi que le taux de ségrégation résidentielle (Breton et autres, 1990 ; Weinfeld, 2001). 22. Il est à noter que la comparaison avec les natifs musulmans et sikhs est impossible en raison de données trop peu fiables pour être publiées.
302
Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
de se tourner vers les recherches antérieures pour interpréter ces résultats. Certaines études suggèrent que les musulmans nés en Amérique du Nord et en Europe, contrairement à leurs parents immigrants, fréquentent la mosquée ou participent à des activités religieuses collectives pour les mêmes raisons qui poussent de nombreux juifs nés au Canada à se rendre à la synagogue ou à se joindre à des associations juives : satisfaire leur besoin d’appartenance communautaire. En d’autres termes, ces jeunes musulmans natifs du Canada tendent à utiliser la religion comme marqueur d’une identité « ethnoreligieuse » distincte, par opposition à leurs parents migrants, dont la participation à des activités religieuses collectives, telles que la fréquentation de la mosquée, exprime davantage un strict acte de dévotion religieuse. Cela ne veut pas dire pour autant que l’identité religieuse des jeunes musulmans issus de l’immigration soit dénuée de tout sentiment de piété, mais que l’affirmation de leur « islamité » tend davantage à nourrir la production de frontières identitaires à caractère ethnique (Begag 1990 ; Haddad, 1994 ; Leveau, 1997 ; Eid, 2003, 2007). En outre, d’autres études ont démontré que, en Europe comme en Amérique du Nord, la deuxième génération de musulmans issus de l’immigration tend à déconstruire les normes et les prescriptions religieuses préconisées par les parents ou les autorités religieuses reconnues comme compétentes. En effet, ces jeunes réinterprètent et adaptent librement ces normes et prescriptions de manière à les harmoniser avec leurs valeurs et leurs pratiques nettement plus libérales et « occidentalisées ». De plus, contrairement à leurs parents, ils puisent sur un mode consumériste dans l’univers de croyances et de références religieuses à leur disposition afin de ne retenir que celles qui sont compatibles avec leur propre code éthique et normatif, hybride et largement sécularisé (Barazangi, 1989 ; Begag, 1990 ; Leveau, 1997, Cesari, 2002 ; Eid, 2003, 2007). On peut donc poser l’hypothèse que les musulmans nés au Canada qui participent fréquemment à des activités religieuses collectives, bien que majoritaires (57,1 % selon nos données), pratiquent et embrassent néanmoins un islam réfractaire aux interprétations par trop traditionnelles et conservatrices sur le plan normatif. Une telle hypothèse ne s’appuie bien sûr pas sur les données de l’EDE, mais plutôt sur les résultats qualitatifs de recherches antérieures évoquées plus haut.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
303
Les particularités du Québec Les données disponibles pour le Québec (tableau 2a) mettent au jour des différences déjà relevées dans la section 2.1. Ainsi, tant au sein des natifs que des immigrants, les catholiques québécois participent moins à des activités religieuses collectives que les catholiques de l’ensemble du Canada et, inversement, les protestants du Québec semblent légèrement plus portés à s’adonner à ce type d’activités que leurs coreligionnaires canadiens. À cet égard, il se pourrait bien que la religion tende en particulier à revêtir un rôle de renforcement communautaire chez les groupes qui, tels que les protestants du Québec, et les catholiques du Canada, constituent des minorités politiques, ou du moins se perçoivent comme telles. Il ne s’agit que d’une hypothèse dont la validité devrait être davantage éprouvée dans des recherches futures. Mais, encore une fois, ce sont les données concernant les immigrants musulmans du Québec qui retiennent le plus l’attention (tableau 2a). On l’a évoqué plus haut, à l’échelle canadienne, les musulmans nés à l’étranger constituent le groupe qui, proportionnellement, est le plus enclin à ne jamais participer à des activités religieuses collectives (36 %), dépassant même à ce chapitre les natifs catholiques (26,7 %) et protestants (28,3 %). Au Québec, la proportion d’immigrants musulmans ne participant jamais à des activités religieuses à caractère collectif atteint des sommets, soit 62,1 %. À titre comparatif, au Québec, seuls 33,3 % des natifs catholiques et 24,5 % des natifs protestants déclarent ne jamais participer à des activités religieuses avec d’autres personnes, les autres, majoritaires, fréquentant probablement l’église au minimum quelques fois par année, à l’occasion par exemple des grandes fêtes religieuses telles que Pâques et Noël. Donc, contrairement à certaines idées préconçues, les immigrants musulmans québécois tendent plus que tout autre groupe religieux au pays, qu’il s’agisse de natifs ou d’immigrants, à exprimer leur foi en dehors des cadres institutionnalisés de leur religion, telles que les mosquées et les associations religieuses. Peut-être en est-il ainsi puisque bon nombre d’immigrants musulmans ont précisément émigré en raison de l’influence sociopolitique croissante de l’islam politique dans leur pays d’origine ? Encore une fois, les données de l’EDE ne nous permettent pas de vérifier cette hypothèse explicative, qui appellerait une enquête davantage qualitative.
304
Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
2.3 Les activités religieuses pratiquées sur une base individuelle Étant rebuté par toute forme de prise en charge institutionnelle de sa foi, le croyant moderne – postmoderne diront certains –préfère en général s’adonner à des rites qui s’accomplissent aisément en solitaire, tels que la prière, la méditation ou le recueillement, plutôt que de participer à des activités ou à des cérémonies religieuses collectives formellement organisées, dont le caractère « normé » et normalisateur est ressenti comme un carcan contraignant (Hervieux-Léger, 1999 ; Stark, 1999 ; Swatos Jr. et Christiano, 1999 ; Bramadat, 2005 : 4). Dans la présente section, nous verrons si l’appartenance religieuse et le fait d’être né au Canada ont un impact sur la fréquence à laquelle les répondants de l’EDE s’adonnent à des « activités religieuses pratiquées sur une base individuelle »23. On se rappellera qu’il est apparu, dans la section précédente que, parmi les natifs du Canada, une majorité absolue au sein de presque tous les groupes religieux – à l’exception des sikhs et des musulmans – ne participe jamais, ou de rares fois par année, à des activités religieuses collectives. Or, en ce qui concerne les activités religieuses pratiquées sur une base individuelle (tableau 3), la tendance est complètement inversée : une majorité absolue au sein de tous les groupes religieux nés au Canada – à l’exception des natifs juifs – s’y adonne « fréquemment », c’est-à-dire sur une base soit quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle. Soulignons tout de même que les natifs protestants (59,7 %) et catholiques (61,4 %) sont moins susceptibles de s’adonner « fréquemment » à des activités religieuses individuelles que les natifs des autres groupes religieux, à l’exception notable des natifs juifs (47,3 %). Mais, le cas des juifs mis à part, il ne s’agit pas d’écarts intergroupes très significatifs. On notera également que les proportions de croyants non immigrants qui pratiquent en solo au moins une fois par semaine sont plutôt élevées malgré certaines variations intergroupes, les natifs juifs (32,5 %), protestants (46 %) et catholiques (47,7 %) affichant les taux de pratique hebdomadaire les plus bas, et les natifs hindous (52,2 %) 23. Comme dans la section précédente, pour simplifier l’analyse et pour faciliter la compréhension des données, les réponses « au moins une fois par semaine » et « au moins une fois par mois » ont été regroupées au sein d’une même catégorie renommée « fréquemment ». Pour les mêmes raisons, les réponses « au moins trois fois par année » et « une ou deux fois par année » ont été amalgamées pour former la catégorie « occasionnellement ». Seule la catégorie « jamais » sera traitée comme une catégorie à part dans l’analyse.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
305
et musulmans (61,2 %) les plus élevés. L’analyse de la distribution des réponses « jamais » fait ressortir un clivage similaire entre groupes majoritaires et minoritaires, les protestants (24,8 %) et les catholiques (23,2 %) affichant des taux d’inactivité religieuse plus élevés en moyenne que les chrétiens orthodoxes (17,5 %), les musulmans (14 %), les sikhs (14,1 %) et les hindous (9,5 %). Les natifs juifs constituent encore une fois l’exception qui confirme la règle, étant le seul groupe de natifs à compter un taux de non-pratiquants (27,1 %) plus élevé que chez les protestants et les catholiques. À quelques exceptions près, les immigrants sont en général plus portés que leurs coreligionnaires nés au Canada à s’adonner fréquemment à des activités religieuses individuelles, c’est-à-dire sur une base minimalement hebdomadaire ou mensuelle. On notera toutefois que les immigrants juifs, musulmans et chrétiens orthodoxes se distinguent de leurs coreligionnaires nés au Canada par leur plus grande propension à ne « jamais » pratiquer d’activités religieuses sur une base individuelle. Enfin, lorsque l’on compare entre eux les groupes d’immigrants ventilés selon l’appartenance religieuse, ce sont les immigrants sikhs (82 %) qui comptent le pourcentage le plus élevé de croyants s’investissant fréquemment dans des activités religieuses en solitaire, suivis des immigrants hindous (81,2 %) catholiques (74 %) musulmans (73,1 %) et protestants (69,3 %). Les groupes les moins susceptibles de pratiquer fréquemment leur religion sur une base individuelle, sont, dans l’ordre, les immigrants juifs (52,4 %), bouddhistes (55 %) et orthodoxes chrétiens (54,3 %). Il semble donc, encore une fois, que le clivage constaté plus haut parmi les natifs entre, d’une part, les protestants et les catholiques et, d’autre part, les groupes religieux minoritaires, ne tient plus la route dans le cas des personnes nées à l’étranger. En fait, les immigrants protestants et catholiques figurent même, aux côtés des immigrants sikhs, hindous et musulmans, parmi les groupes les plus portés à s’adonner sur une base hebdomadaire ou mensuelle à des pratiques religieuses individuelles.
1. Ce tableau exclut les répondants sans religion, de religions orientales, de religion chrétienne non incluse ailleurs, ou appartenant à d’autres religions non incluses ailleurs.
Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
(E) = Fréquence à utiliser avec prudence X = Fréquence confidentielle en vertu des dispositions de la Loi sur la statistique F = Fréquence trop peu fiable pour être publiée
306
Tableau 3 Fréquence à laquelle les Canadiens pratiquent des activités religieuses individuelles selon l’appartenance religieuse, chez les natifs du Canada (C) et les immigrants (I)1
Religion Fréquentation Total Au moins une fois par semaine Au moins une fois par mois Au moins trois fois par année Une ou deux fois par année Pas du tout Non déclaré ou invalide/ refus de répondre
Catholique C 100
I 100
Chrétienne Orthodoxe C I 100 100 47,3 38 (E) (E) 15,1 F (E)
45,1
56,2
12,4
8,6
6,4
5,6
X
9,1
8
26,3 0,7 (E)
Protestante
Juive
C 100
C 100 43 (E) 15,8 (E) 17,2 (E)
I 100
Musulmane
Bouddhiste
Hindouiste
Sikhe
I 100 50,9 (E)
C 100
C 100
C 100
I 100
C 100
I 100
X
59,2
F
I 100 33,5 (E)
F
F
X
X
X
X
X
F
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
I 100
51,7
66,6
10,1 (E)
X
X
F
X
X
X
F
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
20,5
15,4 (E)
22 (E)
25,4 (E)
21,3
19,2 (E)
19,2 (E)
X
26,5
X
27,9 (E)
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
Tableau 3a Fréquence à laquelle les Québécois pratiquent des activités religieuses individuelles selon l’appartenance religieuse, chez les natifs du Canada (C) et les immigrants (I)1
(E) = Fréquence à utiliser avec prudence X = Fréquence confidentielle en vertu des dispositions de la Loi sur la statistique F = Fréquence trop peu fiable pour être publiée
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1. Ce tableau exclut les répondants sans religion, de religions orientales non incluses ailleurs ou appartenant à d’autres religions non incluses ailleurs.
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Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
Les particularités du Québec L’analyse des données disponibles pour le Québec (voir le tableau 3a) révèle des différences similaires à celles observées dans les tableaux précédents. Les catholiques s’adonnent légèrement moins souvent à une pratique religieuse solitaire au Québec que dans l’ensemble du Canada, et ce, que la comparaison porte sur les natifs ou les immigrants. Les protestants du Québec, quant à eux, observent plus fréquemment leur religion sur une base individuelle que leurs coreligionnaires du Canada, tant chez les natifs que chez les immigrants. En outre, il semble à nouveau que les juifs soient plus pratiquants en solo au Québec qu’au Canada, tant chez les natifs que chez les immigrants. Malgré des données manquantes nous forçant à la prudence, il ressort que les immigrants musulmans du Québec font preuve d’une moins grande ferveur sous ce rapport que les musulmans dans l’ensemble canadien, tant chez les immigrants que chez les natifs.
2.4 L’indice global de religiosité : une comparaison intergroupe Les paramètres analysés dans les sections 2.1, 2.2 et 2.3 sont autant d’indicateurs de la religiosité du croyant, chacun mesurant une dimension différente de la dévotion religieuse. Afin d’obtenir un portrait comparatif plus synthétique, un indice global de religiosité a été calculé à partir des résultats obtenus par chaque répondant24 pour les indicateurs « importance accordée à la religion », « pratiques religieuses collectives » et « pratiques religieuses individuelles ». Pour chacun de ces indicateurs, les répondants se sont vu attribuer un score variant de 1 à 4, qui correspond à leur choix de réponse dans l’échelle d’attitude ou de fréquence25. L’indice global de religiosité a ensuite été créé en additionnant les scores du répondant pour cha24. Il est à noter que les répondants n’ayant déclaré aucune appartenance religieuse ont été exclus de l’analyse. 25. Les valeurs accordées à chacun des 4 choix de réponse associés à ces indicateurs sont les suivantes : Importance subjective de la religion : Sans importance (0 point), Peu important (1 point), Plus ou moins important (2 points), Important (3 points), Très important (4 points). Pratiques religieuses collectives : Pas du tout (0 point), Une ou deux fois par année (1 point), Au moins trois fois par année (2 points), Au moins une fois par mois (3 points), Au moins une fois par semaine (4 points). Pratiques religieuses individuelles : « Pas du tout (0 point), Une ou deux fois par année (1 point), Au moins trois fois par année (2 points), Au moins une fois par mois (3 points), Au moins une fois par semaine (4 points).
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
309
que indicateur, puis en divisant la somme obtenue par 12, soit le pointage maximum pouvant être atteint sur l’échelle de religiosité26. Un indice de 0 renvoie donc au niveau le plus bas de religiosité, et un indice de 1 au niveau le plus élevé. Pour simplifier l’analyse, les répondants ont ensuite été regroupés en trois grandes catégories selon leur indice de religiosité : faible (de 0 à 0,35), moyen (de 0,45 à 0,75) et élevé (de 0,8 à 1). Les tableaux 4 (Canada) et 4a (Québec) ci-dessous indiquent, au sein de chaque groupe religieux, la distribution des répondants dans les catégories de religiosité « faible », « moyen » et « élevée ». Les données y sont présentées, comme dans les sections précédentes, de manière à différencier entre immigrants et non- immigrants. Il est clair, à la lecture des tableaux 4 et 4a, que chaque groupe présente une grande diversité dans la manière dont ses membres se distribuent entre les niveaux de religiosité « faible », « moyen » et « élevé ». Si nous tentons de comparer entre eux les niveaux globaux de religiosité de chaque groupe, il nous faut tenir compte de cette diversité. Or, il nous semble que deux facteurs doivent être pris en considération à cette fin : d’une part, la proportion des membres de chaque groupe qui présentent un indice de religiosité « élevé » et, d’autre part, la proportion de ceux dont l’indice de religiosité est « faible ». Le tableau 5 ci-dessous permet de comparer sous ces deux rapports les groupes religieux du Québec et de l’ensemble du Canada, ventilés selon leur statut d’immigrant ou de natif. Ainsi, dans la partie gauche du tableau 5, les proportions d’adhérents dont l’indice de religiosité est « élevé » au sein de chaque groupe ont été classées en ordre décroissant tandis que, dans la partie droite, les proportions d’adhérents dont la religiosité est « faible » au sein de ces mêmes groupes ont été classées en ordre croissant27. Il s’ensuit que, dans chacun des 2 classements, le premier rang équivaut au degré le plus élevé de religiosité, et le dernier rang au degré le plus faible. 26. À titre illustratif, un répondant dont la participation religieuse collective serait d’au moins une fois par semaine (4 points), qui pratiquerait des activités religieuses individuelles au moins une fois par semaine (4 points), et pour qui la religion serait très importante (4 points), obtiendrait l’indice maximal de religiosité, soit 1 ((4+4+4)/12=12). 27. Ces proportions proviennent des tableaux 4 et 4a. Il importe de mentionner que lorsque la proportion de répondants affichant une religiosité élevée ou faible au sein d’un groupe est inconnue (les cellules avec un F ou un X), elle a été inférée en soustrayant de 100 % les proportions cumulées de répondants tombant dans les deux autres niveaux de religiosité. Bien entendu, nous avons pu procéder à ce type d’inférence uniquement dans les cas où les proportions de répondants étaient connues pour au moins 2 des 3 niveaux de religiosité.
1. Ce tableau exclut les répondants sans religion, de religions orientales, de religion chrétienne non incluse ailleurs, ou appartenant à d’autres religions non incluses ailleurs. Il exclut également les répondants ayant refusé de répondre, n’ayant rien déclaré ou ayant donné une réponse invalide.
Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
(E) = Fréquence à utiliser avec prudence X = Fréquence confidentielle en vertu des dispositions de la Loi sur la statistique F = Fréquence trop peu fiable pour être publiée. * = Ce pourcentage a été inféré en soustrayant de 100 % les proportions cumulées de répondants tombant dans les deux autres niveaux de religiosité.
310
Tableau 4 Indice de religiosité des Canadiens selon l’appartenance religieuse, chez les natifs du Canada (C) et les immigrants1
(E) = Fréquence à utiliser avec prudence X = Fréquence confidentielle en vertu des dispositions de la Loi sur la statistique F = Fréquence trop peu fiable pour être publiée. * = Ce pourcentage a été inféré en soustrayant de 100 % les proportions cumulées de répondants tombant dans les deux autres niveaux de religiosité.
311
1. Ce tableau exclut les répondants sans religion, de religions orientales non incluses ailleurs ou appartenant à d’autres religions non incluses ailleurs. Il exclut également les répondants ayant refusé de répondre, n’ayant rien déclaré ou ayant donné une réponse invalide.
9 • La ferveur religieuse et les demandes d’accommodement religieux
Tableau 4a Indice de religiosité des Québécois selon l’appartenance religieuse, chez les natifs du Canada (C) et les immigrants 1
Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
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Tableau 5 Classements des groupes selon leur proportions de croyants dont la religiosité est forte Groupes
Sikhs-immigrants-Canada Hindous-immigrants-Canada Orthodoxes-natifs-Québec Sikhs-natifs-Canada Hindous-natifs-Canada Juifs-immigrants-Québec Musulmans natifs-Canada Juifs-natifs-Québec Orthodoxes-natifs-Canada Catholiques-immigrants-Canada Orthodoxes-immigrants-Canada Orthodoxes-immigrants-Québec Protestants-immigrants-Québec Juifs-natifs-Canada Catholiques-immigrants-Québec Juifs-immigrants-Canada Protestants-immigrants-Canada Musulmans-immigrants-Canada Bouddhistes-immigrants-Canada Bouddhistes-natifs-Canada Catholiques-natifs-Canada Protestants-natifs-Québec Protestants-natifs-Canada Catholiques-natifs-Québec Bouddhistes-immigrants-Québec Musulmans-immigrants-Québec
% de croyants dont la religiosité est forte 66 63 58 56,9 51,7 50,2 49,3 46,2 43,6 40,8 37 36,4 36,4 35,6 34,8 33,4 32,6 30,9 28,8 28,7 27,8 25,9 25,4 23 16,2 13,1
Rang
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25
Groupes
Sikhs-immigrants-Canada Hindous-immigrants-Canada Sikhs-natifs-Canada Juifs-natifs-Québec Orthodoxes-natifs-Québec Hindous-natifs-Canada Juifs-natifs-Canada Catholiques-immigrants-Canada Juifs-immigrants-Québec Orthodoxes-immigrants-Québec Bouddhistes-immigrants-Canada Orthodoxes-natifs-Canada Musulmans-immigrants-Canada Orthodoxes-immigrants-Canada Catholiques-immigrants-Québec Bouddhistes-natifs-Canada Juifs-immigrants-Canada Musulmans-immigrants-Québec Musulmans natifs-Canada Protestants-natifs-Québec Catholiques-natifs-Canada Protestants-natifs-Canada Bouddhistes-immigrants-Québec Protestants-immigrants-Canada Catholiques-natifs-Québec Protestants-immigrants-Québec
% de croyants dont la religiosité est faible 4,1 6,4 8,3 10 12,6 13,5 15,1 16,4 16,6 16,8 17,3 17,7 18,9 20,7 21,1 21,3 22,6 22,9 24,2 26 27 29,3 29,9 30,7 31,2 38,8
Rang
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26
Afin d’obtenir un portrait plus synthétique de la religiosité relative de chaque groupe, le tableau 6 (ci-dessous) a été créé à partir du tableau 5. Pour ce faire, un « score » de religiosité a été calculé pour chaque groupe en additionnant les rangs obtenus dans chacun des deux classements figurant dans le tableau 528. Plus le score d’un groupe est faible, plus son niveau global de religiosité est fort. À l’inverse, plus le score du groupe est élevé, plus son niveau global de dévotion religieuse est faible. Comme on peut le voir dans le tableau 6, les scores ont été classés en ordre décroissant, de façon à obtenir un classement global dont le premier rang renvoie au niveau le plus élevé de dévotion religieuse, et le dernier rang au niveau le plus bas. 28. À titre d’exemple, les immigrants protestants du Canada arrivent au 16e rang des groupes ayant la plus forte proportion d’adhérents dont la religiosité est « élevée » (32,6 %), et au 24e rang des groupes ayant la plus forte proportion d’adhérents dont la religiosité est faible (30,7 %), pour un score total de 40 (16 + 24).
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Tableau 6 Classement global de la religiosité relative de chaque groupe (créé à partir du tableau 5)
*
Les données relatives à la seule province de Québec ont été mises en gras afin de les différencier des données couvrant l’ensemble du Canada
L’analyse des variations intergroupes sur l’échelle de religiosité relative a mis au jour une réalité tout en nuances. Les sikhs et les hindous, qu’ils soient natifs ou immigrants, sont indéniablement des groupes pour lesquels la religion joue un rôle extrêmement structurant sur le plan des pratiques et des croyances. Plus encore, ils constituent, à une exception près, les groupes affichant les niveaux les plus élevés de religiosité au pays. Ainsi, les immigrants sikhs et hindous du Canada occupent les 1er et 2e rangs du classement, suivis de près par les natifs sikhs (3e rang) et hindous (5e rang). Il est à noter que les immigrants sikhs et hindous font preuve d’une ferveur religieuse légèrement plus prononcée que leurs coreligionnaires nés au Canada. Notons que les données concernant uniquement les sikhs et les hindous du Québec ne sont pas disponibles.
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Section 2 • La religion et les exigences de la vie en société
À l’échelle québécoise comme canadienne, les natifs protestants et catholiques font preuve d’une dévotion religieuse extrêmement limitée par rapport à la grande majorité des natifs et des immigrants issus des minorités religieuses. Le titre de groupe le moins dévot au pays revient sans conteste au natifs catholiques québécois (24e rang), qui, soit dit en passant, sont un peu moins religieux que les natifs catholiques de l’ensemble canadien (20e rang). À cet égard, il convient bien davantage d’interpréter la récente exhumation de l’héritage catholique du Québec, dans le cadre du débat sur les accommodements raisonnables, comme un acte d’affirmation identitaire et culturel que comme le signe d’un authentique regain de ferveur religieuse chez les membres du groupe majoritaire. Les immigrants bouddhistes québécois29 constituent le deuxième groupe le moins fervent au pays, (23e rang), tout juste derrière les natifs catholiques du Québec (24e rang). Il s’agit clairement là d’une exception québécoise dans la mesure où les bouddhistes canadiens d’origine étrangère font preuve d’un zèle religieux qui, bien que modéré (14e rang), n’en demeure pas moins beaucoup plus prononcé que celui manifesté par leurs coreligionnaires immigrants du Québec. Les données concernant les natifs bouddhistes du Québec ne sont pas disponibles. La plus grande surprise provient des immigrants québécois de foi musulmane. Ces derniers occupent le 21e rang (sur 24) au classement de religiosité relative, figurant ainsi au palmarès des 5 groupes les moins religieux au pays, et faisant même preuve d’une ferveur religieuse plus modérée que celle des Québécois protestants, qu’ils soient nés au Canada ou à l’étranger. Fait intéressant, les musulmans d’origine étrangère sont beaucoup moins dévots au Québec que dans l’ensemble canadien, où ils occupent le 15e rang au classement de religiosité relative. Le niveau global de religiosité exceptionnellement faible des Québécois musulmans nés à l’étranger s’explique notamment par leur forte tendance à pratiquer leur religion en dehors des structures communautaires collectives. Ainsi, les musulmans québécois d’origine étrangère déclarent à 62,1 % ne « jamais » assister à des réunions ou participer à des activités religieuses « avec d’autres personnes ». À titre comparatif, au Québec, seuls 33,3 % des natifs catholiques, et 24,5 % 29. Les données relatives à l’indice de religiosité des bouddhistes québécois non immigrants ne sont pas disponibles.
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des natifs protestants, déclarent ne jamais participer à des activités religieuses avec d’autres personnes, les autres, majoritaires, fréquentant probablement l’église au minimum quelques fois par année, à l’occasion par exemple des grandes fêtes religieuses telles que Pâques et Noël. Cela ne veut pas dire pour autant que les immigrants musulmans ne s’adonnent à aucune forme de pratique religieuse. Seulement, ils privilégient les activités religieuses pratiquées sur une base individuelle, telles que la méditation ou la prière. Ainsi, 59,2 % des Québécois musulmans nés à l’étranger pratiquent leur culte en solitaire au moins une fois par semaine, une proportion supérieure à celle des natifs Québécois catholiques (45 %), mais avoisinant celle des Québécois catholiques nés à l’étranger (56,2 %). Les immigrants musulmans du Québec manifestent donc majoritairement leur foi, non pas dans le cadre d’un islam encadré par les imams et les mosquées, mais plutôt sur une base privée et individuelle. De tels résultats mettent certes à mal l’image stéréotypée que les médias et l’opinion publique ont l’habitude, au Québec, d’associer aux immigrants musulmans. Les immigrants québécois catholiques et protestants, bien qu’appartenant à la catégorie des groupes « peu dévots », font néanmoins preuve d’une religiosité plus forte que leurs coreligionnaires non immigrants, tant à l’échelle canadienne que québécoise. Les immigrants chrétiens orthodoxes du Québec tombent, quant à eux, dans la catégorie des groupes « plutôt dévots », tandis que leurs coreligionnaires québécois non immigrants font partie des groupes les plus dévots au pays. Enfin, la communauté juive québécoise, qu’il s’agisse de sa frange immigrante ou native, figure elle aussi parmi les groupes les plus pieux au pays, n’étant devancée sur ce chapitre que par les natifs chrétiens orthodoxes du Québec, ainsi que par les hindous et les sikhs du Canada. S’il est une tendance particulièrement singulière qui s’est dégagée de l’analyse, c’est que les natifs de religion juive, musulmane et chrétienne orthodoxe font preuve d’une ferveur religieuse en moyenne plus forte que leurs coreligionnaires nés à l’étranger30. Serait-on en présence d’une résurgence du fait religieux chez les natifs du Canada au sein de ces communautés ? Certaines études sem30. Il s’agit d’une tendance qui, à l’échelle canadienne, a été observée au sein de ces 3 groupes mais qui, à l’échelle québécoise, n’a pu être confirmée que dans le cas des juifs et des chrétiens orthodoxes, les données relatives aux natifs musulmans québécois n’étant pas accessibles.
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blent accréditer une telle hypothèse, tout en démontrant par ailleurs que ces jeunes, et parfois moins jeunes dans le cas des juifs31, tendent à faire de la religion le véhicule de leur identité ethnique, non sans avoir au préalable réadapté librement le dogme de manière à l’harmoniser avec les valeurs libérales dont ils sont imprégnés.
3. Les demandes d’accommodements religieux déposées à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse Dans l’imaginaire populaire, on l’a évoqué, les minorités ethnoreligieuses seraient « par nature » plus réfractaires à la privatisation de leurs pratiques religieuses, et donc plus susceptibles de revendiquer une reconnaissance institutionnelle de leurs particularismes religieux dans l’espace public. La validité empirique de ce présupposé a été également mise à l’épreuve des faits au moyen d’une analyse des demandes d’accommodement religieux ayant fait l’objet d’une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Il s’agit donc d’un type de demandes qui, bien que peu représentatif à l’échelle sociétale, constitue néanmoins, plus modestement, un baromètre intéressant des demandes ayant fait l’objet d’une régulation à caractère juridique en raison de l’inca pacité des parties de trouver un terrain d’entente. Le corpus retenu pour l’analyse se compose de l’ensemble des 94 dossiers d’enquête fermés32 entre 2000 et 2006 relativement à une 31. La communauté juive étant d’implantation relativement ancienne au Québec, il est normal de trouver parmi ses non-immigrants des adultes de tous les âges et des aînés. En fait, la communauté juive forme de loin le groupe religieux le plus vieillissant au Québec. Ainsi, alors qu’en moyenne, au Québec, la proportion d’individus âgés de 65 ans et plus est de 12,3 %, cette part grimpe à 22 % parmi les seuls juifs. Statistique Canada, op. cit., note 14. 32. Un dossier de plainte peut avoir été fermé à l’étape de l’enquête pour 4 types de raison. 1) Il peut avoir été fermé sur décision du comité des plaintes. En ce cas, les motifs de fermeture incluent : inutilité de poursuivre la recherche des éléments de preuve ; preuve insuffisante ; non-opportunité de saisir le Tribunal des droits de la personne ; double recours ou autre motif prévu à l’article 77 de la Charte ; cas ne relevant pas de la Charte. 2) Il peut avoir été fermé après règlement du litige entre les parties. En ce cas, les motifs de fermetures incluent : compensation monétaire ; entente entre les parties ; accomplissement d’un acte ; règlement obtenu devant une autre instance ; plaignant est satisfait des démarches ; cessation de l’acte reproché. 3) Il peut avoir été fermé à la suite d’un désistement par la personne qui a porté plainte. 4) Il peut avoir été fermé après avoir fait l’objet d’un transfert à la Direction du contentieux de la Commission afin que des propositions de mesures de redressement soient émises et, le cas échéant, que des procédures judiciai-
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plainte de discrimination fondée sur la religion déposée à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Nous avons ensuite isolé, parmi les 94 plaintes identifiées, celles qui comportaient une demande d’accommodement pour des motifs religieux. Il est entendu par demande d’accommodement toute demande visant à obtenir, pour des raisons religieuses, l’aménagement d’une norme ou d’une pratique normalement appliquée à tous sans distinctions. L’aménagement demandé peut prendre la forme d’une dérogation, d’une exemption, ou encore d’un service adapté à des besoins religieux spécifiques. ll est à noter, et c’est essentiel, que rien n’indique que les plaintes identifiées ici comme des demandes d’accommodement religieux se traduiraient juridiquement par une obligation d’accommodement raisonnable pour l’institution mise en cause. Pour ce faire, il faudrait au minimum que le plaignant arrive à prouver que, faute de bénéficier du traitement différencié demandé, il risquerait effectivement d’être pénalisé de manière discriminatoire par la norme contestée. Sur les 94 plaintes de discrimination religieuse répertoriées, seules 32 comportaient une demande d’accommodement religieux. En d’autres termes, seules 34 % de ces plaintes comportaient une demande, pour des motifs religieux, de service adapté ou encore de dérogation à une norme ou d’exemption d’une pratique normalement appliquée à tous au sein d’une entreprise, d’une organisation ou d’une institution. Les 62 autres plaintes (soit 66 %) relèvent de l’allégation plus « classique » de discrimination directe, entendue ici comme une exclusion ou un traitement différencié pénalisant un individu sur la base de sa religion. Qu’on pense par exemple à un individu qui allègue s’être vu refuser un logement, un emploi ou une entrevue d’embauche sur la base de son appartenance religieuse. Il importe donc de ne pas exagérer l’importance numérique des demandes d’accommodement religieux et de garder à l’esprit que ces demandes sont beaucoup moins nombreuses que les plaintes d’individus qui estiment avoir été pénalisés par une exclusion, une distinction ou une préférence fondée sur leur appartenance ou leurs convictions religieuses. Par ailleurs, bien souvent, les allégations de discrimination directe et indirecte se chevauchent, voire se nourrissent. Ainsi, une fois sur deux, le demandeur d’accommodement religieux qui saisit la res soient entreprises. Pour plus de détails, voir Commission des Droits de la Personne et des Droits de la Jeunesse, Rapport d’activités et de gestion 2005-2006, 2006, p. 74-75.
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Commission soutient que sa demande, non seulement a été refusée par la partie mise en cause, mais s’est également soldée par une expulsion de l’entreprise, de l’institution ou de l’organisme mis en cause. Il semble donc, si l’on se fie à ces allégations, que les demandes d’accommodement religieux, indépendamment de leur caractère juridiquement raisonnable ou socialement légitime, peuvent potentiellement alimenter la discrimination directe. Une telle situation serait alors forcément préoccupante. Autrement dit, il y aurait lieu de s’inquiéter si les demandes d’accommodement religieux favorisaient effectivement le « passage à l’acte discriminatoire » chez certaines personnes entretenant des préjugés à l’endroit de l’Autre, en raison d’une différence réelle ou supposée. Il est également apparu que les plus nombreux à avoir fait une demande d’accommodement religieux auprès de la Commission sont des protestants affiliés à des églises conservatrices dites « évangéliques », dont 5 adventistes, 2 pentecôtistes, 2 de l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours (Mormons) et 1 de l’Église de Dieu Haïtienne. Si l’on ajoute à ces 10 plaintes celles de 5 Témoins de Jéhovah et de 1 catholique, il appert que, durant la période étudiée, la moitié des 32 demandes d’accommodement religieux répertoriées sont attribuables à un plaignant chrétien. L’autre moitié des demandes est attribuable à des plaignants musulmans (9) et juifs (7). Il semble donc que les chrétiens, toutes confessions ou églises confondues, sont aussi nombreux que les musulmans et les juifs réunis à saisir la Commission en vue d’obtenir un accommodement religieux. Enfin, notons que sur les 26 demandeurs d’accommodement dont le lieu de naissance est indiqué au dossier, la moitié est née au Canada, et deux autres sont nés en Europe. En résumé, l’analyse du profil des plaignants qui recourent à la Commission pour réclamer un accommodement religieux signale qu’il s’agit d’un phénomène qui est loin d’être associé exclusivement aux religions minoritaires et à l’immigration. La portée de ces résultats doit toutefois faire l’objet d’une importante réserve. On s’en doute, la grande majorité des demandes d’accommodement religieux dans l’espace public ne donne lieu ni à un recours devant la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, ni à aucune autre forme de régulation à caractère juridique. En réalité, les informations préliminaires colligées jusqu’à présent sur le terrain par des ministères, des universitaires, des syndicats et d’autres organismes, suggèrent plutôt que ces
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emandes, au demeurant très rares, se soldent le plus souvent par un d arrangement négocié à l’amiable entre les parties. Il s’avère donc opportun de poursuivre les investigations empiriques sur les demandes d’accommodement religieux émergeant au sein même des institutions publiques (ex. : hôpitaux, écoles), en amont de leur éventuelle régulation juridique, afin de déterminer si la comparaison intergroupe effectuée ici donnerait des résultats différents.
Conclusion La présente étude nous oblige à sérieusement nuancer la croyance populaire selon laquelle le fait d’appartenir à un groupe religieux minoritaire, ou encore d’être né à l’étranger, constitue systématiquement le signe d’une plus grande dévotion religieuse. Il est apparu que de telles grilles binaires fondées sur des oppositions dichotomiques de type Nous-Eux, comportaient plusieurs limites lorsque soumises à l’épreuve des faits. En outre, il ne semble pas y avoir de lien de cause à effet entre le degré de religiosité des membres d’une même communauté religieuse et la tendance de ces derniers à formuler des demandes d’accommodement à caractère religieux auprès de la Commission. En effet, nos données indiquent que les groupes affichant les taux les plus élevés de religiosité au Canada et au Québec ne sont pas nécessairement ceux qui s’adressent le plus souvent à la Commission pour obtenir un accommodement religieux, et vice-versa. Il est plus prudent de présumer que la ferveur religieuse constitue une condition essentielle, mais non suffisante, pour que des individus en viennent à réclamer des accommodements religieux auprès de la Commission. Une question se pose alors : existe-t-il un profil type qui distinguerait le demandeur d’accommodement des autres fervents pratiquants ? Nous soumettrons un élément de réponse à cette question sous la forme d’une hypothèse exploratoire ouverte à la discussion. On peut raisonnablement penser que, quelle que soit leur confession, les demandeurs d’accommodement forment une minorité d’orthodoxes, même parmi les plus dévots au sein de leur communauté religieuse. Une telle hypothèse est d’ailleurs confirmée avec éloquence dans le cas des demandeurs chrétiens ayant saisi la Commission au cours des dernières années. En effet, à une exception près, ces derniers sont tous affiliés à des églises ou à des mouvements religieux minoritaires clairement identifiés comme fondamentalistes
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au sein du christianisme (les églises protestantes évangélistes, les Mormons et les Témoins de Jéhovah). Par-delà leurs différentes affiliations religieuses, les croyants orthodoxes ont en commun d’adhérer à une doctrine religieuse non seulement « compréhensive », c’est-à-dire définissant ce qui fait la valeur de la vie humaine dans toutes ses dimensions (Rawls, 1995), mais qui, de surcroît, s’impose au croyant comme un impératif moral transcendantal, au sens kantien du terme. En outre, ils embrassent très souvent le courant exégétique auquel se rattachent les prescriptions religieuses les plus contraignantes sur le plan comportemental. Dans cette perspective, les règles de fonctionnement des institutions publiques peuvent devenir des obstacles à contourner dès lors qu’elles empêchent le croyant orthodoxe de se conformer à ses convictions religieuses profondes. Cela dit, tel qu’il a été mentionné, tout porte à croire que les orthodoxes qui cherchent à obtenir un accommodement religieux, notamment au moyen d’une plainte à la Commission, forment une minorité atypique parmi les plus fervents pratiquants de leur communauté. Soulignons, pour conclure, qu’il est permis de penser, à la lumière de nos résultats, que le débat sur les accommodement religieux, tout comme celui, plus large, de la place de la religion dans l’espace public, a toutes les chances de mener à la création d’alliances « objectives » entre des individus de cultures et de religion très variées, minoritaires comme majoritaires, d’implantation ancienne comme récente. Une telle tendance a d’ailleurs pu être clairement observée au cours des audiences de la Commission Bouchard-Taylor. C’est ainsi que les interventions de plusieurs musulmans d’origine étrangère ayant fait l’éloge d’un modèle de laïcité ferme, voire inflexible, ou encore celles de Québécois dits « de souche » ayant exprimé leur nostalgie d’un État ménageant une place privilégiée à la religion, de préférence majoritaire, sont autant de signes indiquant qu’on ne peut réduire le débat à une lutte idéologique opposant la majorité ethnoreligieuse du Québec à ses minorités. Notre recherche aura contribué, nous l’espérons, à envoyer un signal similaire, mais sur la base de données sociologiques colligées de manière plus systématique. Il reste à souhaiter que les catégories figées qui nourrissent le débat sur la place de la religion dans la sphère publique soient un tant soit peu ébranlées au contact de la complexité du réel.
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Section 3
La religion et l’exercice de la citoyenneté
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Convictions de conscience, responsabilité individuelle et équité : l’obligation d’accommodement est-elle équitable1 ? Jocelyn Maclure
Plusieurs considèrent que l’obligation juridique d’accommoder, dans certaines circonstances, des croyances ou des pratiques religieuses minoritaires est en porte-à-faux avec les principes de justice sociale qui se trouvent au fondement des régimes politiques démocratiques et libéraux. Il est facile d’oublier qu’il est parfaitement possible de contester la légitimité des mesures d’accommodement des pratiques religieuses minoritaires sans verser pour autant dans l’intolérance ou la xénophobie. Il est possible, même si cela ne se révèle pas, à mon avis, convaincant, de mobiliser des principes de justice qui font l’objet d’un large consensus dans les démocraties libérales contemporaines 1. Une version antérieure de ce texte a été présentée à Faculté de droit de l’Université Columbia et à la conférence Autour de Philippe van Parijs tenue à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Je remercie les participants pour leurs commentaires et suggestions. Je remercie aussi François Côté-Vaillancourt pour son travail sur le texte. J’ai aussi bénéficié grandement de nombreuses discussions portant sur la liberté de conscience et de religion avec Charles Taylor, Daniel Weinstock et Micheline Milot, que je remercie.
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Section 3 • La religion et l’exercice de la citoyenneté
pour s’opposer à l’obligation d’accommodement fondée sur la liberté de religion. L’une des critiques les plus fortes de l’obligation d’accommodement pour motifs religieux se fonde sur le principe selon lequel les normes et les institutions publiques doivent traiter l’ensemble des citoyens de façon équitable2. Les normes et les institutions publiques sont équitables lorsqu’elles répartissent de façon moralement acceptable les avantages et les inconvénients dérivés de la coopération sociale : les citoyens doivent recevoir leur juste part des bénéfices de la vie collective tout en assumant, réciproquement, leur juste part des charges qui lui sont immanentes3. Une société guidée par un idéal de justice sociale cherchera constamment à réévaluer ses normes, institutions et politiques publiques afin de faire en sorte qu’elles contribuent le mieux possible à la mise en place d’un système de coopération sociale équitable. Un débat de fond a cours depuis un certain temps au Québec et ailleurs au sujet de la légitimité des accommodements religieux. D’un côté, certains soutiennent que l’obligation d’accommodement est dérivée de principes de justice plus généraux comme le droit à l’égalité et la liberté de conscience et de religion. De l’autre, certains croient que les accommodements religieux s’apparentent plutôt à des traitements de faveur et créent de ce fait des iniquités entre les citoyens. Ces deux positions, comme nous le verrons, sont défendues à la fois par des citoyens dans la sphère publique et par des théoriciens dans les débats contemporains en philosophie politique. Dans le présent texte, j’examine la position qui soutient que l’obligation d’accommodement est incompatible avec l’idéal d’équité décrit plus haut. Je vais d’abord présenter brièvement l’obligation d’accommodement telle qu’elle a été définie par la Cour suprême du Canada et faire ressortir comment des arguments tirés de la philo sophie politique peuvent aussi justifier une telle obligation. Dans la deuxième partie, j’exposerai et analyserai l’argument peut-être le plus sérieux contre les accommodements religieux : les croyances religieuses relèvent des choix personnels de l’individu et chaque individu doit assumer les coûts de ses choix personnels. Un système de 2. J’ai abordé un éventail de ces critiques dans Jocelyn Maclure, « Le malaise relatif aux pratiques d’accommodement de la diversité religieuse. Une thèse interprétative », L’accommodement raisonnable et la diversité religieuse à l’école publique. Normes et pratiques, M. McAndrew, M. Milot, J-S. Imbeault et P. Eid (dir.), Montreal, Fides, 2008, p. 215-242. 3. John Rawls, A Theory of Justice, Belknap Press, Cambridge (Mass), 1971, p. 4.
10 • Convictions de conscience, responsabilité individuelle et équité
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coopération sociale équitable cherchera à compenser les citoyens qui sont touchés de façon négative par le hasard ou les circonstances, mais il laissera aux individus la responsabilité d’assumer les conséquences de ce qui relève de leur propre volonté. Nous retrouvons ici la distinction entre « choix » et « circonstances » qui se trouve au cœur d’une des philosophies politiques égalitaristes les plus influentes aujourd’hui, à savoir l’ « égalité de fortune » (luck egalitarianism). Dans la troisième partie, je soutiendrai que la question cruciale n’est pas de savoir si une croyance donnée relève des choix de la personne ou des circonstances qui s’imposent à elle, mais plutôt d’évaluer le rôle que joue la croyance dans la vie morale de l’individu. Je défendrai la position selon laquelle les « évaluations fortes » ou les « convictions de conscience » peuvent justifier, dans certaines circonstances, des mesures d’accommodement ou d’adaptation. Cette position présuppose que l’on accepte deux prémisses : (1) une distinction normativement significative doit être établie entre les convictions de conscience et les préférences personnelles ; (2) aucune distinction normativement significative ne doit être établie entre les croyances religieuses et les croyances profondes séculières. J’aborderai en terminant une des conséquences potentiellement négatives de la position libérale et subjectiviste défendue dans ce texte, à savoir qu’elle ouvre la porte à un trop grand nombre d’accommodements ainsi qu’à l’instrumentalisation de la liberté de conscience et de religion protégée par les chartes.
1. L’obligation d’accommodement raisonnable fondée sur la liberté de religion L’obligation d’accommoder des croyances ou des pratiques religieuses minoritaires est une modalité particulière d’une obligation juridique plus large visant à mieux assurer l’exercice du droit à l’égalité chez les individus appartenant à certaines catégories de citoyens, le plus souvent des minorités. Elle provient de la constatation que des normes d’application générale légitimes peuvent, dans certaines circonstances, se révéler discriminatoires à l’endroit de personnes possédant des caractéristiques physiques ou culturelles particulières (dont l’état physique, l’âge, l’ethnicité, la langue et la religion). Les lois et les normes sont généralement pensées en fonction de la majorité ou en fonction des situations d’application les plus courantes. Il est normal, par exemple, que les règles dans un milieu de travail
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onné soient conçues en fonction de la majorité des travailleurs pour d lesquels la condition physique et les croyances personnelles ne génèrent pas de contraintes particulières. Toutefois, il se peut, ce faisant, que la femme enceinte, la personne vivant avec un handicap physique ou celle dont la foi est source d’obligations spécifiques (en termes de culte, d’habillement ou d’alimentation) ne puisse continuer à exercer sa profession si son horaire, son espace ou ses conditions de travail ne sont pas aménagées en fonction de ses caractéristiques particulières. De même, on peut facilement comprendre qu’une école adopte un règlement interdisant aux élèves d’apporter des seringues à l’école, mais personne ne songerait à s’opposer à ce qu’un jeune élève diabétique soit exempté de l’application de ce règlement légitime. C’est ainsi que l’équité exige parfois que des mesures d’accommodement (exemptions, ajustements) soient accordées même lorsque la norme visée n’est pas à sa face même discriminatoire. C’est pour contrer ce genre de discrimination, le plus souvent indirecte, que les tribunaux canadiens ont jugé que le principe d’accommodement devait être conçu comme un obligation juridique découlant de droits plus généraux enchâssés dans les chartes des droits et libertés, à savoir le droit à l’égalité et à la non-discrimination ou, dans certains cas, la liberté de conscience et de religion. Appartenant au domaine des droits fondamentaux, les demandes d’accommodement pour motifs religieux ne peuvent être ainsi évaluées exclusivement en fonction de considérations de politiques publiques ou de gestion4. Si l’on passe du droit à la philosophie politique, la justification en faveur de la norme d’accommodement raisonnable n’est pas sans rappeler celle qui se trouve au cœur du multiculturalisme libéral ou de ce qui est souvent appelé la « politique de reconnaissance5 ». En effet, l’un des arguments centraux en faveur du multiculturalisme en 4. Comme le résume bien Pierre Bosset, la norme d’accommodement raisonnable est « une obligation juridique, applicable dans une situation de discrimination, et consistant à aménager une norme ou une pratique de portée universelle dans les limites du raisonnable, en accordant un traitement différentiel à une personne qui, autrement, serait pénalisée par l’application d’une telle norme ». Pierre Bosset, « Les fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodement raisonnable », dans Myriam Jézéquiel (dir.), Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ? : des outils pour tous, Cowansville, Québec, Yvon Blais, 2007, p. 10. 5. Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités, Montréal, Boréal, 2001 ; Charles Taylor, « The Politics of Recognition », dans Amy Gutman, Multi culturalism, Princeton, Princeton University Press, 1994 ; trad., Multiculturalisme, Paris, Flammarion, 1999 ; James Tully, Strange Multiplicity : constitutionalism in an age of diversity,
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tant que principe normatif et politique publique s’appuie sur le fait que certaines normes publiques s’appliquant à tous les citoyens ne sont pas neutres ou impartiales d’un point de vue culturel ou religieux. Par exemple, la cohésion sociale et la coordination des actions des citoyens exigent que la vie d’une collectivité soit rythmée par un calendrier officiel commun. Or, étant donné l’influence historique des religions et le fait que ces dernières contiennent généralement une morale prescrivant une série d’actes que les coreligionnaires doivent poser au moment opportun, les calendriers sont le plus souvent issus des traditions religieuses. C’est ainsi que les jours de travail et de repos et plusieurs jours fériés sont, même dans les États laïques et dans les sociétés sécularisées, tirés de la religion de la majorité. L’ancienne Loi sur le dimanche qui interdisait l’ouverture des commerces le dimanche était un exemple d’une traduction directe d’une norme chrétienne dans le droit positif. Encore aujourd’hui, les commerces ferment à Noël et à Pâques, mais ils n’ont aucune obligation de le faire lors des fêtes juives ou musulmanes importantes ou du Nouvel An chinois. Cela est normal et légitime. Les normes d’une société ne sont pas déterminées qu’en fonction de principes abstraits de justice, mais aussi en fonction de son inscription dans un contexte culturel propre (sa démographie, son historicité, etc.). Une société ne peut, dans le monde d’aujourd’hui, inscrire cinquante jours fériés à son calendrier et il est normal que certaines normes publiques s’enracinent dans les attributs et intérêts de la majorité. Certaines normes ne peuvent tout simplement pas être culturellement neutres (en plus du calendrier, pensons aussi à la langue publique commune). Ces normes ne sont pas illégitimes pour autant, mais le fait qu’elles favorisent indirectement la majorité fait en sorte que des mesures d’accommodement doivent parfois être accordées afin de rétablir l’équité dans les termes de la coopération sociale6. C’est pourquoi plusieurs philoCambridge University Press, 1995 ; Bhikhu Parekh, Rethinking multiculturalism : cultural diversity and political theory, Cambridge, Harvard University Press, 2000. 6. Ainsi, dans l’affaire Edward Books, la Cour suprême a validé une loi ontarienne interdisant l’ouverture des commerces le dimanche. Alors que l’ancienne Loi sur le dimanche visait, selon la Cour, à encourager le culte, l’objet de la Loi sur les jours fériés dans les commerces de détail était séculier, c’est-à-dire « d’accorder des jours de congé uniformes aux salariés du commerce de détail » (R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713). La Cour reconnait cependant que le choix du dimanche favorise les personnes qui doivent s’abstenir de travailler le dimanche pour des raisons religieuses. Sa position est donc acceptable uniquement si elle est accompagnée d’une exemption déjà prévue dans la loi (comme c’était le cas dans la loi contestée par les appelants) ou d’une obligation d’accommodement pour les personnes qui doivent chômer un autre jour que le dimanche pour des raisons religieuses.
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sophes politiques considèrent – rejoignant ainsi la jurisprudence – que la reconnaissance et l’accommodement de la diversité religieuse et culturelle sont maintenant une question de justice sociale7. Le multiculturalisme plonge ici ses racines dans le libéralisme politique et non, comme ses critiques le prétendent trop souvent paresseusement, dans le relativisme moral ou culturel, et il ne nie pas, comme nous venons de le voir, les droits des majorités démocratiques.
2. Choix, circonstances et responsabilité individuelle Plusieurs contestent toutefois qu’il soit possible de justifier l’obligation d’accommodement en matière de pratiques religieuses au nom de l’équité et du respect égal que l’État doit à tous les citoyens. Les mesures d’accommodement sont vues au contraire comme des traitements de faveur qui favorisent ceux dont la pratique religieuse est plus intégrale, et ce, au détriment des athées, des agnostiques et des croyants dont la pratique religieuse prend place dans les confins de la sphère privée et dans la vie associative. L’idée que les accommodements religieux puissent être justifiés au nom de la justice sociale est contre-intuitive, car elle semble en tension avec une conception très répandue de l’égalité entre les citoyens et de la responsabilité des individus. Dans les démocraties libérales contemporaines, qui ont rejeté à la fois l’idée d’une économie de marché s’autorégulant et d’une socialisation complète des richesses, le principe selon lequel l’État doit promouvoir l’égalité des chances et non l’égalité des conditions est largement accepté. La morale politique qui sous-tend ce type de régime politique ménage une place à la fois à l’égalité des chances entre les individus et à la responsabilité individuelle. Les individus doivent jouir de chances égales de se réaliser, mais ils doivent assumer la responsabilité des conséquences de leurs décisions. Les institutions et les politiques publiques doivent être guidées par l’idéal d’une société dans laquelle tous les individus ont une chance égale de choisir leur plan de vie et de le mettre en œuvre. Des facteurs comme la classe sociale, le genre, l’orientation sexuelle, l’ethnicité et la religion ne devraient pas, en principe, diminuer les chances d’auto-réalisation des personnes. En 7. Maclure, Jocelyn, « Une défense du multiculturalisme comme principe de morale politique », dans Myriam Jézéquiel (dir.), La justice à l’épreuve de la diversité culturelle, Cowansville, Yvon Blais, 2007.
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contrepartie, une personne qui accumule moins de richesses, car elle choisit une carrière moins lucrative ou un style de vie moins axé sur la réussite professionnelle ne peut exiger que l’État intervienne pour que ses conditions de vie soient identiques à celle qui aurait fait des choix personnels et professionnels différents. L’individu est tenu responsable de ce qui relève de sa volonté et de ses capacités délibé ratives. C’est cette intuition morale qui se trouve au fondement de la théorie normative qu’est l’ « égalitarisme de la fortune » (luck egalitarianism), défendue de différentes façons par des auteurs comme Ronald Dworkin, G.A. Cohen et Richard Arneson8. Il ne semble pas trop controversé d’affirmer que, dans le contexte moral des démocraties libérales contemporaines, toute conception adéquate de la justice sociale doit ménager une place à la fois à l’égalité des chances et à la responsabilité individuelle. La valeur morale égale reconnue aux individus fait en sorte que tous devraient, au départ, avoir une chance égale de choisir et de réaliser leur conception de ce qu’est une vie réussie. Mais, comme nous l’avons vu, l’État n’a pas à compenser ou à dédommager les individus qui ont des « goûts dispendieux », c’est-à-dire des préférences personnelles coûteuses ou limitatives. Si ma conception de l’épanouissement humain exige que je voyage à travers le monde six mois par année, il me revient de me trouver un emploi assez lucratif et flexible me permettant de mettre mon plan de vie à exécution. Si je n’arrive pas à me trouver un tel emploi, il m’incombe de réviser mes plans en fonction des ressources dont je dispose. Je ne peux légitimement m’attendre à ce que mes concitoyens cotisent davantage au trésor public afin que des fonds publics me soient alloués pour que je puisse satisfaire mon style de vie dispendieux. On attribue ainsi aux agents la responsabilité d’adapter, jusqu’à un certain point, leurs préférences au champ de possibilités et de contraintes qui structure leur contexte de vie. Toutefois, affirmer que la distinction entre « choix » et « circonstances » doive jouer un rôle dans toute conception adéquate de la justice ne revient pas à affirmer qu’elle doive être considérée comme le principe moral déterminant en matière de justice distributive. Comme l’ont soutenu de façon convaincante Elizabeth Anderson et Samuel Scheffler, la distinction choix-circonstances est normative8. Ronald Dworkin, Sovereign Virtue : the theory and practice of equality, Cambridge, Harvard University Press, 2000 ; G. A Cohen, « On the Currency of Egalitarian Justice », Ethics, 99, 1989, p. 906-944 ; Richard Arneson, « Equality and Equal Opportunity for Welfare », Philosophical Studies, 56, 1989, p. 77-93.
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ment significative dans certaines classes de cas et elle ne l’est pas dans d’autres9. Elle est entre autres significative dans les cas similaires à celui de la personne qui doit voyager six mois par année pour avoir le sentiment qu’elle s’accomplit. Elle ne le sera toutefois pas dans le cas de la personne qui souffre d’une maladie cardio-vasculaire causée par une mauvaise alimentation. En effet, même si cette dernière peut vraisemblablement être tenue au moins partiellement responsable de son sort, doit-on pour autant lui demander de s’acquitter des coûts très élevés de ses traitements (pontages coronariens, médicaments, etc.) ?10 Et que dire de la personne qui contracte le virus du SIDA après avoir eu des relations sexuelles non protégées ? La solidarité, dans une société qui ferait payer le coût des traitements à ces deux personnes, serait pour le moins minimale. De même, il n’est pas certain que l’idée que nos normes et institutions publiques doivent se donner l’idéal régulateur d’éliminer complètement les effets du hasard sur les possibilités d’autoréalisation des individus résiste à l’analyse. Si un individu peut développer ses habiletés, il ne peut être tenu responsable de ses talents naturels. Dans l’hypothèse où il serait possible de séparer les effets du talent naturel (fortune) de ceux des efforts consacrés (choix), devrait-on chercher à faire en sorte que le joueur de hockey ou le pianiste ne puisse nullement récolter les fruits de son talent naturel ? Un régime fiscal cherchant à neutraliser complètement l’effet des talents naturels ne serait-il pas démesurément autoritaire et intrusif ?11 Ces considérations laissent entendre que la distinction choixcirconstances est d’une utilité moins grande que celle que lui attribuent les défenseurs de l’égalité dans la répartition de la fortune. Le but d’une conception de la justice, rappelons-le, est d’établir des termes de coopération sociale équitables entre les citoyens, ce que ne parvient pas à faire, laissée à elle-même, la distinction choix- circonstances. Il n’est pas inutile de rappeler ici que cette distinction 9. Elizabeth Anderson, « What is the Point of Equality ? », Ethics, 109, 2, 1999, p. 287-337 ; Samuel Scheffler, « What is Egalitarianism ? », Philosophy & Public Affairs, 31, 1, 2003, p. 5-39. 10. Cela exigerait que l’on soit capable de départager ce qui, dans les problèmes de santé, est causé par les choix des individus et par l’infortune. Les frais médicaux entraînés par les problèmes de santé causés par la malchance seraient assumés par le public alors que ceux reliés aux choix de vie devraient être assumés par les individus. 11. Pour Anderson, le but d’une conception de la justice doit être d’éliminer l’oppression sociale et non les inégalités dérivées de la disparité des talents naturels. Voir Anderson, op. cit., p. 288-289.
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joue un rôle limité dans la théorie de la justice défendue par Rawls. La « justice comme équité » soutient que, si les individus doivent dans plusieurs circonstances assumer les conséquences de leurs décisions (incluant les coûts de leurs goûts dispendieux), les droits et libertés de base de tous les individus devraient être protégés et la redistribution de la richesse devrait être pensée en fonction de l’amélioration de la situation des personnes se trouvant dans la situation la moins favo rable, peu importe si celles-ci se retrouvent dans cette position en raison de leurs choix ou de l’infortune12. Ce qui importe, pour Rawls, est que l’institutionnalisation des principes de justice assure à tous les citoyens un accès aux « biens sociaux premiers » dont tous les individus ont minimalement besoin pour se réaliser. C’est une position de ce type que je souhaite défendre dans ce texte : un système de justice distributive doit chercher à égaliser l’accès aux biens sociaux premiers (qui incluent des libertés fondamentales comme la liberté de conscience et de religion) et à faire en sorte, ce faisant, que les individus aient des chances raisonnablement égales de réaliser leur plan de vie. Nous pouvons donc conclure, pour l’instant, que la distinction entre choix et circonstances qui est invoquée par de nombreux citoyens et qui est la pierre d’assise de l’égalitarisme de la fortune est une intuition morale comportant une certaine validité, mais qui ne peut pour autant être considérée comme un principe général de justice sociale. Les difficultés rattachées à cette intuition morale sont (au moins) de deux ordres. D’une part, sa validité dépend de celle d’une position métaphysique controversée sur le rapport entre le déterminisme, le libre-arbitre et la responsabilité morale. La distinction entre « choix » et « circonstances » présuppose l’existence d’une catégorie de comportements causés par le libre-arbitre et non par l’enchaînement de causes et d’effets extérieurs à l’agent. Contrairement à la position métaphysique dite « incompatibiliste », l’égalitarisme de la fortune considère que l’on peut reconnaître à la fois l’existence de la liberté et du déterminisme. Toutefois, à l’instar de la position « incompatibiliste », l’égalitarisme de la fortune semble présupposer que déterminisme et liberté appartiennent à deux catégories métaphysiques distinctes et, surtout, mutuellement exclusives. 12. Qui plus est, Rawls ne croyait pas que l’État devait chercher directement à niveler les effets des dispositions naturelles inégales des individus. Voir A Theory of Justice, p. 179. Cela étant, le principe de différence, qui stipule que les seules inégalités acceptables sont celles qui contribuent à l’amélioration des conditions de vie des moins bien nantis, atténue les effets de la disparité des dispositions naturelles.
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Une position « compatibiliste », de son côté, soutient que l’on peut reconnaître l’existence à la fois du déterminisme et du libre-arbitre tout en admettant, dans ses versions plus nuancées, qu’il est peut-être impossible en pratique de les départager complètement. Sans entrer dans les arcanes de ce débat, il est suffisant ici de noter que l’égalitarisme de la fortune semble prendre appui sur une métaphysique hybride postulant que (1) le libre-arbitre existe bel et bien (sans lequel l’imputation de la responsabilité morale est incohérente) et (2) qu’il est possible de distinguer et d’isoler ce qui relève de la raison pratique des agents de ce qui relève de forces extérieures à l’agent13. Cela semble pourtant peu plausible. Quelle est, en effet, la part du succès de Roger Federer qui est redevable à son talent naturel brut et celle qui est redevable à ses choix (entraînement, stratégie, étude de ses adversaires) ? Décanter ce qui relève des circonstances dans le sort d’un individu semble, dans plusieurs cas, impossible. On voit mal comment l’élimination du hasard peut être vue comme l’objectif d’une conception de la justice et des institutions publiques. Par ailleurs, l’égalitarisme de la fortune se heurte aussi, comme nous l’avons vu, à une difficulté d’ordre moral : l’élimination complète de l’impact de la contingence sur le sort des individus ne peut agir comme principe de justice général. Si cette visée s’avère juste dans certaines circonstances, elle ne l’est pas dans d’autres. Les personnes, en effet, en viennent souvent à s’identifier à leurs traits et talents naturels14 et un État qui chercherait à neutraliser complètement leur impact risquerait d’intervenir de façon fort abusive dans la vie privée des individus et de freiner la créativité et l’innovation.
3. Les convictions de conscience et les goûts dispendieux La simple invocation de la distinction « choix-circonstances » ne peut donc suffire à établir le caractère inéquitable des accommodements religieux. Cela étant, une personne doutant de l’acceptabilité 13. Si Scheffler a raison de dire que la position métaphysique implicite des égalitaristes de la fortune sur la nature de la liberté et du déterminisme (et des rapports entre eux) est problématique, je ne crois pas que ceux-ci endossent clairement une position « incompatibiliste ». Les « incompatibilistes » soutiennent généralement que le libre arbitre est une illusion et sont plus hésitants à imputer aux agents la responsabilité morale de leurs actes. Voir Samuel Scheffler, « Choice, Circumstance, and the Value of Equality », Politics, Philosophy, and Economics, 4, 1, 2005. 14. Scheffler, « What is Egalitarianism », op. cit., p. 19.
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des accommodements religieux pourrait reconnaître que la critique fondée sur la distinction entre choix et circonstances doit être spécifiée et que ce qui pose problème avec les croyances religieuses est qu’elles s’apparentent à des goûts dispendieux. Les accommodements religieux devraient être considérés comme injustes, non pas car ils relèvent des choix personnels et non des circonstances qui s’imposent aux individus, mais plus précisément parce que les croyants ont la capacité d’adapter leurs croyances et leur plan de vie aux conditions et aux contraintes avec lesquelles ils doivent composer. Comme la personne qui ressent le besoin de voyager six mois par année peut se résoudre à ne voyager que pendant ses vacances estivales, le dévot peut réinterpréter ses croyances pour qu’elles s’harmonisent plus facilement avec ses conditions de travail ou avec les exigences de la vie en société. Les religions, on le sait, sont des systèmes de croyance évolutifs, capables de s’adapter aux réalités propres à chaque époque. C’est même cette fluidité et cette plasticité relatives qui permettent aux religions historiques de s’actualiser et de demeurer pertinentes aux yeux de leurs adeptes. Comme les religions ne sont pas des systèmes de croyances immuables, il ne semble pas a priori déraisonnable de demander à la personne religieuse d’adapter ses croyances aux règles de la vie commune ou d’assumer les conséquences de sa façon de vivre sa foi. Les croyances religieuses sont, selon ce point de vue, un type de préférences subjectives parmi d’autres ; elles ne justifient un traitement différencié ni favorable ni défavorable15. Pour Brian Barry, par exemple, l’équité exige que tous les citoyens soient traités de façon identique – c’est-à-dire que le même éventail d’options ou de possibilités leur soit offert – et qu’ils aient les ressources et les capacités de s’en prévaloir. C’est ensuite aux individus de décider quel ensemble de possibilités ils souhaitent réaliser en pratique. Dans ce cadre général, si un individu décide d’endosser des croyances qui lui restreignent l’accès à certaines possibilités, il ne peut se tourner vers l’État pour être dédommagé ou pour que des règles différentes s’appliquent à lui16. Cette position est à plusieurs égards correcte, mais elle néglige deux des prémisses sur lesquelles reposent l’obligation d’accommodement raisonnable : (1) les règles qui font l’objet de demandes d’accommodement sont parfois indirectement discriminatoires à l’en15. Brian Barry, Culture & Equality. An Egalitarian Critique of Multiculturalism, Cambridge, Harvard University Press, 2001, p. 35. 16. Ibid., p. 37.
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droit de membres de certains groupes religieux ; (2) les convictions de conscience, qui incluent les croyances religieuses, forment un type de croyances ou de préférences subjectives particulier qui appellent une protection juridique spéciale. Comme nous le verrons, ces deux prémisses, une fois conjuguées, justifient l’obligation d’accommodement raisonnable.
3.1 Neutralité et discrimination indirecte Pour que les individus aient véritablement accès au même é ventail d’options, les règles qui délimitent leur contexte de choix ne doivent favoriser ou défavoriser aucune catégorie de citoyens. Or, comme nous l’avons vu plus haut, c’est parce que certaines lois ou règles ne sont pas neutres que les accommodements sont parfois justifiés. Comment nier, par exemple, que notre calendrier d’origine chrétienne pose des défis aux juifs et aux musulmans pratiquants qu’il ne pose pas aux chrétiens pratiquants ? N’est-il pas juste de dire qu’il est de façon générale plus facile pour les chrétiens pratiquants d’avoir l’option de travailler et de remplir leurs obligations religieuses qu’il ne l’est pour les membres des religions non chrétiennes ? C’est précisément pour rétablir l’équité que des exemptions ou des ajustements sont parfois nécessaires (aménagement de l’horaire et de l’espace de travail, congé pour les fêtes religieuses non chrétiennes, permission de porter des signes religieux visibles, etc.). De même, les normes usuelles en ce qui concerne les menus offerts dans les hôpitaux, les écoles, les prisons ou dans les vols aériens sont conçus en fonction de la majorité, ce qui peut faire en sorte qu’il sera difficile pour les végétariens ou pour les juifs et musulmans qui mangent respectivement kasher et halal de respecter les diktats de leur conscience, si la composition des menus est laissée strictement aux aléas de l’offre et de la demande. La notion d’accommodement raisonnable a d’abord été conçue par les tribunaux canadiens comme un moyen permettant de corriger la discrimination indirecte. Une norme, comme nous l’avons vu, peut être neutre ou impartiale à sa face même tout en entraînant des effets préjudiciables, dans son application, envers les membres d’un groupe donné. On ne trouve, par exemple, aucune trace de discrimination explicite dans un règlement scolaire qui proscrit le port de couvre-chefs. Cette règle ne cible aucun type de couvre-chef et aucune catégorie de personnes. Dans les faits, elle impose toutefois une contrainte à ceux dont la foi exige le port d’un couvre-chef, alors que
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ceux qui ne sont pas confrontés à une telle obligation peuvent respecter leurs convictions de conscience (religieuses ou séculières) tout en étudiant, sans être ennuyés17. En guise de réponse, Barry soutient qu’il est absurde de penser que les lois et autres normes doivent être neutres dans leurs effets. Le but d’une loi est de réaliser un bien donné, ce qui exige souvent de baliser l’espace de liberté des individus en interdisant certains comportements. La loi ne cherche pas à être neutre, mais à réaliser une finalité jugée souhaitable par le législateur. Une loi interdisant les actes pédophiles, comme le rappelle Barry, ne sera pas neutre à l’endroit des pédophiles. Le but de la loi est précisément de restreindre leur liberté18. Barry, ici, fait diversion. Les normes et les lois affectent évidemment les individus de différentes façons. Une surtaxe sur l’achat des véhicules utilitaires sports ne m’affectera pas de la même façon que celui qui tire une grande satisfaction de la conduite de tels véhicules. La surtaxe peut néanmoins être justifiée si elle vise à faire payer aux utilisateurs les externalités négatives engendrées par la conduite récréative d’un VUS. Le législateur pourra toutefois consentir à des exemptions (ou les prévoir dans la loi) afin de permettre un certain nombre d’usages des VUS qu’il ne cherche pas à cibler, dont les usages professionnels des VUS. De la même façon, un règlement scolaire interdisant le port des couvre-chefs en classe pourrait viser à instaurer un certain protocole et à créer un environnement favorisant l’apprentissage, et non à empêcher les élèves de respecter ce qu’ils perçoivent comme leurs obligations religieuses. Le règlement affectera négativement ceux qui souhaiteraient porter des casquettes, bandanas et autres couvre-chefs en classe, sans pour autant chercher 17. La Cour suprême a depuis abandonné la distinction entre discrimination directe et indirecte en faveur d’un concept unifié de discrimination. En plus d’épargner à la Cour d’avoir à statuer sur la nature de la discrimination, le critère unifié oblige les décideurs à se pencher sur les effets potentiellement discriminatoires de toutes les règles et, surtout, d’incorporer des mesures d’accommodement à la règle même lorsque celle-ci entraîne des effets préjudiciables à l’endroit des membres d’un groupe, plutôt que de « maintenir des normes discriminatoires complétées par des mesures d’accommodement pour ceux qui ne peuvent pas y satisfaire ». Voir Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, ainsi que Pierre Bosset, « Limites de l’accommodement : le droit a-t-il tout dit », Éthique publique, 9, 1, printemps 2007, p. 165-168. Le raisonnement de la Cour ne m’apparaît pas limpide mais, comme l’abandon du concept de discrimination indirecte n’affecte pas l’argumentation présentée ici, je ne m’y arrête pas dans ce texte. 18. Barry, p. 34.
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à interdire le port de signes religieux visibles. C’est dans ce genre de situations que les accommodements sont nécessaires. Ainsi, la réplique de Barry – les lois et les règlements ne sont jamais neutres dans leurs effets – ne constitue pas une réponse adéquate aux problèmes que visent à corriger les accommodements, mais elle rappelle aux défenseurs des accommodements que l’argument fondé sur la nonneutralité de certaines normes publiques doit être précisé.
3.2 Les évaluations fortes et les préférences subjectives Une partie du débat sur le rapport entre l’équité et les accommodements religieux réside donc dans l’existence ou non de la discrimination indirecte fondée sur la religion. Un opposant aux pratiques d’accommodement pourrait soutenir que, dans les cas clairs d’inégalité de traitement – pensons à la Loi sur le dimanche qui a été abrogée à la suite de la décision Big M Drug Mart – la norme ou la loi doit simplement être réécrite ou abrogée. Dans les autres cas, le croyant doit toutefois assumer les coûts de ses convictions. Pour les opposants aux accommodements, nous l’avons vu, les croyances religieuses ne sont pas différentes des autres croyances et préférences endossées par les individus et ne jouissent pas par conséquent d’un statut moral et légal particulier19. À l’inverse, toute position soutenant que la recherche d’accommodement de la diversité religieuse est dans certaines circonstances une obligation de justice devra nécessairement faire la démonstration que les croyances religieuses appartiennent à un type de croyances distinct qui appelle une protection juridique plus grande. Une autre partie du débat porte donc sur le statut des croyances religieuses et, par extension, de la liberté de religion. En effet, l’argument qui repose sur l’existence de discrimination indirecte fonctionne en conjonction avec un argument, distinct, fondé sur le statut particulier de ce que l’on peut appeler les « convictions de conscience » ou, suivant Charles Taylor, les « évaluations fortes20 ». Selon cette perspective, les convictions de conscience, incluant les croyances religieuses, doivent être distinguées des autres croyances et préférences personnelles en fonction du rôle qu’elles jouent dans la vie morale des individus. Plus une croyance est liée au sentiment d’intégrité morale d’une personne ou est une condition au 19. Barry, op. cit., p. 35-36. 20. Charles Taylor, « What is human agency », Human Agency and Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 19.
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respect qu’elle a pour elle-même, plus la protection juridique dont elle doit bénéficier doit être forte. Les évaluations fortes permettent aux individus de structurer leur identité morale et d’exercer leur faculté de juger dans un monde dans lequel les valeurs et les plans de vie potentiels sont multiples et entrent souvent en concurrence21. L’intégrité morale, dans le sens où j’utilise ce terme ici, dépend du degré d’adéquation entre, d’une part, ce que la personne perçoit comme ses devoirs et ses engagements axiologiques prépondérants et, d’autre part, ses actions. Une personne dont les actes ne correspondent pas de façon satisfaisante à ce qu’elle considère être ses obligations et ses valeurs les plus fondamentales risque de voir son sentiment d’intégrité morale atteint. Ce ne sont donc pas toutes les croyances et préférences qui peuvent fonder les demandes d’accommodement. Les croyances et préférences qui ne contribuent pas à donner un sens et une direction à ma vie et dont je ne peux vraisemblablement prétendre qu’elles constituent des conditions au respect que j’ai pour moi-même ne peuvent générer une obligation d’accommodement. Le directeur de mon département peut décider d’accéder à ma demande de ne pas enseigner le lundi matin, car il considère que je serai ainsi un meilleur enseignant, mais sa décision sera fondée sur des considérations de gestion et d’efficacité et non de justice. Ma demande ne peut être mise sur le même pied d’égalité que celle de mon collègue musulman qui ne veut pas enseigner à 18 h 30 pendant le Ramadan. Bref, les croyances qui engagent ma conscience et les valeurs auxquelles je m’identifie le plus et qui me permettent de m’orienter dans un espace moral pluriel et fragmenté doivent être distinguées de mes désirs, de mes goûts et de mes autres préférences personnelles, c’est-à-dire toutes choses qui sont susceptibles de contribuer à mon bien-être, mais que je pourrais mettre de côté sans avoir l’impression de me trahir ou de m’égarer du chemin que j’ai choisi. La non-satisfaction d’un désir peut m’indisposer, mais elle n’atteint généralement pas le socle de valeurs et de croyances qui me définissent de la façon la plus fondamentale ; elle ne m’inflige pas un tort moral 22. 21. Sur la multiplicité et l’irréductibilité des valeurs, voir Thomas Nagel, « La fragmentation de la valeur », Questions mortelles, Paris, PUF, 1985. 22. Cette hiérarchie entre les convictions de conscience et les préférences personnelles se reflètent d’ailleurs dans les chartes des droits et libertés. Les clauses antidiscriminatoires énoncent généralement une série de motifs qui peuvent être sources de discrimination reconnue par le droit. Ma préférence, par exemple, pour un mode de vie nomadique ne correspond à aucun des 13 motifs de discrimination reconnus par la Charte des droits et
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3.3 Les convictions de conscience religieuses et séculières Une critique fréquemment formulée à l’endroit de l’obligation d’accommodement raisonnable est qu’elle favorise les conceptions religieuses de la vie bonne par rapport aux conceptions séculières. Pourquoi, par exemple, devrait-on aménager l’horaire de travail d’une employée adventiste afin que celle-ci n’ait jamais à travailler le samedi (le jour du sabbat), alors que son collègue qui, lui, voudrait par exemple suivre une formation professionnelle ou un cours de piano qui ne se donne que les samedis, ou encore tenir compagnie à sa vieille mère, doit pour sa part travailler le samedi, sous peine de perdre son emploi ? Cela ne revient-il pas à favoriser les conceptions religieuses de la vie bonne au détriment des conceptions séculières (centrées, par exemple, sur l’épanouissement professionnel, l’expression artistique ou la solidarité familiale) ? Les accommodements religieux sont-ils compatibles avec la neutralité à l’égard des conceptions du bien dont doit faire preuve l’État libéral ? Il importe de souligner que ce ne sont pas les convictions religieuses en soi qui doivent jouir (et, de jure, jouissent) d’un statut particulier, mais bien l’ensemble des croyances profondes ou des convictions de conscience qui permettent aux individus de structurer leur identité morale. Pensons, par exemple, à l’exemption du service mili taire ou du port des armes en vertu de l’objection de conscience. Un pacifiste pour qui le refus de recourir à la violence est intiment lié à son autocompréhension en tant qu’agent moral pourra, en période de conscription, se prévaloir du statut d’objecteur de conscience et être ainsi dispensé du port des armes23. La liberté de religion, on le perd trop souvent de vue, est une sous-catégorie de la liberté de conscience, l’une des libertés fondamentales que les régimes libéraux cherchent justement à protéger24. Comme l’a écrit l’ancien juge en chef de la Cour suprême dans l’arrêt Edward Books : libertés de la personne du Québec. Par ailleurs, pour des développements sur la notion de « tort moral », voir Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation. Rapport final, gouvernement du Québec, 2008, chapitre 7. Pour une défense distincte de l’obligation d’accommodement fondée sur la liberté de religion reposant aussi sur la notion d’ « intégrité morale », voir Paul Bou-Habib, « A Theory of Religious Accommodation », Journal of Applied Philosophy, 23, 1, 2006, p. 109-126. 23. Kent Greenawalt, Religion and the Constitution. Volume 1 : Free Exercice and Fairness, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2006, chapitre 4. 24. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, op. cit., p. 144. L’idée, comme nous le verrons plus loin, n’est pas de soutenir
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[L]’alinéa 2a) a pour objet d’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques25.
Comme l’a reconnu la Cour suprême, les croyances religieuses ne sont pas les seules susceptibles de jouer le rôle de points de repère et de critères de jugement dans la vie d’un individu. Les convictions de conscience séculières peuvent tout aussi bien, comme dans le cas du pacifiste, permettre à l’agent de donner une direction à sa vie et d’exercer sa faculté de juger lorsqu’il est confronté à des conflits de valeurs. Ce qui relie ces croyances, c’est qu’elles engagent la conscience de la personne, qui ne saurait en faire abstraction ou les transgresser sans voir son sentiment d’intégrité morale atteint. Ainsi, une personne qui a choisi d’être végétarienne pour une question de principe a le droit d’exiger, dans un environnement clos comme la prison ou l’avion, qu’on lui offre un menu exempt de viande. On ne voit en effet aucune bonne raison d’établir une hiérarchie, sur le plan des droits, entre une personne dont le végétarisme tire son origine d’une religion (l’hindouisme) ou d’une philosophie morale séculière (les animaux ont aussi des droits). Dans les deux cas, demander à quelqu’un d’abandonner ses croyances équivaut à lui infliger un tort excessif. Cela reviendrait à interpréter sa demande comme une simple préférence qu’elle peut facilement oublier ou remplacer. La distinction pertinente n’est donc pas entre les évaluations fortes de nature religieuse et celles de nature séculières, mais bien, comme nous l’avons vu, entre, d’un côté, les évaluations fortes et, de l’autre, les préférences personnelles qui ne sont pas intimement liées à la compréhension que j’ai de moi-même en tant qu’agent moral26. Si l’argumentation qui précède est juste, le critique de l’obligation d’accommodement fondée sur la liberté de conscience doit démontrer que des règles prima facie neutres ne génèrent pas de discrimination indirecte et qu’aucune distinction normativement signique les croyances religieuses ne se distinguent en rien, d’un point de vue sémantique, des convictions de conscience séculières, mais bien qu’elles appartiennent à la même catégorie normative. Voir Kent Greenawalt, op. cit., chapitre 8. Pour une position opposée à la mienne sur laquelle je ne peux m’arrêter ici, voir Thimothy Macklem, « Faith as a Secular Value », McGill Law Journal, 45, 1, 2000. 25. R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 759 26. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, op. cit., p. 134.
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ficative ne doit être établie entre les convictions de conscience et les préférences personnelles, ce qui apparait difficile.
4. L’approche libérale et subjectiviste et le problème de la boîte de Pandore Même si les critiques exposées jusqu’ici ne me sont pas apparues décisives, la position défendue dans le présent texte fait elle aussi face à sa part de problèmes. Un certain nombre de ces difficultés sont en fait des variations autour du thème du problème de la boîte de Pandore. Je voudrais aborder ici deux des problèmes soulevés par la position libérale et subjectiviste, à savoir la possibilité qu’elle ouvre la porte, d’une part, à un trop grand nombre d’accommodements et, d’autre part, à l’instrumentalisation de l’obligation juridique d’accommodement.
4.1 Le danger de la prolifération des demandes d’accommodement Le cœur du problème de la prolifération potentielle des demandes d’accommodement réside dans la difficulté à circonscrire précisément la notion de conviction de conscience ou d’évaluation forte. Comme nous l’avons vu, ce qui définit une conviction de conscience ou une évaluation forte est le rôle qu’elle joue dans la vie morale d’une personne. Les convictions de conscience aident l’individu à prendre des décisions importantes et à résoudre des conflits de valeur, à se donner un plan de vie, à attribuer un sens à ses actions, bref, à mener une « bonne » vie. Cette position suppose donc que l’on puisse tracer une ligne de démarcation entre les évaluations fortes et les préférences person nelles, soit toutes ces choses que l’on souhaite pour nous-mêmes, mais qui ne sont pas intimement liées à notre intégrité morale. Le pluralisme raisonnable des valeurs et des conceptions du bien et les limites de la raison pratique font en sorte que l’on ne peut simplement se rapporter à une liste objective des croyances et des valeurs qui sont de l’ordre des convictions de conscience et de celles qui tombent du côté des préférences plus périphériques à l’intégrité morale de l’agent27. 27. Je m’inspire ici des développements de Rawls sur le pluralisme raisonnable des conceptions du bien et sur les difficultés du jugement pratique (burdens of judgement). Voir John Rawls, Political Liberalism, New-York, Columbia University Press, 2005, p. 54-58.
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Le principe selon lequel il revient à l’individu d’établir ce qui est central et périphérique à son identité morale est sans doute la raison la plus forte justifiant la reconnaissance et la protection de la souveraineté de l’agent quant à ses choix de conscience28. Une conviction de conscience comporte une dimension subjective irréductible ; un agent doit attribuer à une croyance donnée une importance spéciale pour qu’elle compte comme une conviction de conscience29. Où, donc, tracer la ligne ? On sait que de forcer le végétarien à manger de la viande est lui imposer un tort moral important, alors que de m’obliger à enseigner le lundi matin à 8 h 30 plutôt que le lundi après-midi 15 h 30 comme je l’ai demandé peut m’être désagréable, mais cela ne m’impose pas de bifurquer du chemin que m’indique ma conscience. Plusieurs croyances et valeurs se situent toutefois entre ces deux pôles et il est difficile d’établir, dans l’abstrait, où passe la frontière entre les préférences subjectives et les évaluations fortes. S’il n’est pas trop controversé de classer les croyances découlant de doctrines philosophiques, spirituelles ou religieuses établies du côté des convictions de conscience, qu’en est-il du champ plus fluide et éclaté des valeurs ? La personne qui tient au plus haut point à se consacrer à l’accompagnement d’un proche en phase terminale doit-elle être rangée du même côté que la personne végétarienne ou musulmane qui tient à honorer ses obligations morales ? Si l’on croit que l’État doit chercher à être neutre à l’endroit des concep-
28. John Locke, Lettre sur la tolérance, Paris, Quadrige/PUF, 2006. 29. C’est pour la même raison que les tribunaux en sont venus à endosser une conception « personnelle et subjective » de la liberté de religion. Dans les termes de la majorité dans l’arrêt Amselem, « La liberté de religion garantie par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (et la Charte canadienne des droits et libertés) s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux. Cette interprétation est compatible avec une conception personnelle ou subjective de la liberté de religion. Par conséquent, le demandeur qui invoque cette liberté n’est pas tenu de prouver l’existence de quelque obligation, exigence ou précepte religieux objectif. C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle. L’État n’est pas en mesure d’agir comme arbitre des dogmes religieux, et il ne devrait pas le devenir » (Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551). Voir aussi J. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », R.D. McGill, 43, 1998, p. 385.
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tions raisonnables du bien30, il faut vraisemblablement répondre par la positive à cette question. On voit mal, en effet, pourquoi une hiérarchie devrait être établie entre les convictions issues de doctrines séculières ou religieuses établies et les valeurs qui ne découlent pas d’un système de pensée « officiel ». Une conviction doit-elle être issue d’une doctrine pouvant compter sur des textes exégétiques et apologétiques pour être « profonde » ? Cette interrogation est d’autant plus importante qu’une large part de contemporains ne se rapporte pas à ce que Rawls appelle une doctrine « générale » et « compréhensive » pour mener leur vie. Pour Rawls : A moral conception is general if it applies to a wide range of subjects … It is comprehensive when it includes conceptions of what is of value in human life, and ideals of personal character, as well as ideals of friendship and of familial and associational relationships, and much else that is to inform our conduct… A conception is fully comprehensive if it covers all recognized values and virtues within one rather precisely articulated system ; whereas a conception is only partially comprehensive when it comprises a number of, but by no means all, nonpolitical values and virtues and is rather loosely articulated. Many religious and philosophical doctrines aspire to be both general and comprehensive31.
Les individus endossent une conception morale partiellement e nglobante lorsqu’ils tentent d’établir une certaine cohérence entre leurs valeurs, sans pour autant chercher à les regrouper au sein d’un schème de pensée complet32. Enfin, plusieurs personnes – la majorité ? – se réfèrent à un ensemble fluide et éclectique de valeurs qui sont plus ou moins bien explicitées et reliées entre elles. Des valeurs sont bel et bien mobilisées dans les prises de décision importantes, mais l’arbitrage entre les valeurs en concurrence se fait de façon plus ad hoc ou ponctuelle. La cohérence entre les décisions ne sera pas nécessairement elle-même une valeur prépondérante. Les personnes qui se rapportent à une doctrine partiellement compréhensive ou à un ensemble de valeurs plus fluide et éclectique sont moins susceptibles de voir leurs valeurs comme autant d’obliga30. Je fais abstraction ici du fait qu’en cherchant à attribuer un respect égal à tous les citoyens et en protégeant l’autonomie morale des individus, l’État libéral endosse une conception « mince » du bien ou un perfectionnisme « faible ». 31. Rawls, op. cit., p. 13. 32. Ibid.
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tions, de règles d’action inconditionnelles. L’arbitrage entre des valeurs qu’ils ne peuvent toutes réaliser de façon à la fois maximale et simultanée – la réussite professionnelle, la vie familiale et l’engagement social par exemple – étant une réalité structurelle et permanente de leur vie, ils bénéficient d’une marge de manœuvre beaucoup plus grande dans le respect de leurs convictions que ceux qui s’en remettent à une doctrine compréhensive (que ce soit la deep ecology ou une religion monothéiste). Par conséquent, ces personnes pourront, de façon générale, adapter plus facilement leurs croyances et valeurs aux circonstances qui s’imposent à eux et sont ainsi moins susceptibles de revendiquer des mesures d’accommodement. La fonction des valeurs, dans plusieurs cas, relève davantage de l’invitation et de l’incitation que de l’obligation. Ceci étant, une circonstance particulière – comme la maladie d’un proche par exemple – peut modifier les priorités de cette personne et l’inciter à revendiquer un accommodement ou un dédommagement qui lui permettra de s’acquitter de son nouveau rôle de proche-aidant tout en conservant son emploi. Bien qu’elle soit à mon avis inévitable, l’inclusion des valeurs au sein de la catégorie des convictions de conscience « traditionnelles » – c’est-à-dire issues de doctrines philosophiques ou religieuses – ne fait rien pour aider à distinguer les convictions de conscience des préférences personnelles. Les valeurs, en tant que raisons qui me guident dans l’action, viennent généralement avec une intensité ou un degré d’identification et d’allégeance. La protection de l’environnement peut être une valeur importante pour moi, mais cela ne signifie pas qu’elle sera une raison suffisante pour que je renonce complètement à prendre l’avion. La place d’une valeur dans l’identité morale d’un individu doit donc être évaluée de façon contextuelle et relationnelle. Les croyances, valeurs et préférences des individus peuvent ainsi généralement être placées sur un continuum allant des simples désirs auxquels ils peuvent facilement renoncer jusqu’aux convictions les plus profondes.
4.2 Le danger de l’instrumentalisation de l’obligation d’accommodement Un autre problème, distinct quoique lui aussi inhérent à la position libérale, est celui de l’instrumentalisation des convictions de conscience et de l’obligation juridique d’accommodement. Un employé pourrait par exemple invoquer stratégiquement la liberté de conscience afin d’obtenir un horaire de travail qui sied mieux à ses
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préférences ou des congés payés supplémentaires. L’effritement de la distinction entre liberté de conscience et liberté de religion, ainsi que la conception subjective de la liberté de religion endossée par les tribunaux, facilitent la tâche de celui qui voudrait faussement prétendre être animé par des convictions profondes et peuvent inciter une personne sincèrement animée par une croyance à la radicaliser33. Un croyant qui n’a à démontrer ni l’existence objective d’une croyance ni que la majorité de ses coreligionnaires l’endossent pourrait être encouragé à prétendre qu’il ne dispose d’aucune marge de manœuvre dans l’interprétation de sa croyance et que tout compromis qui lui serait imposé restreindrait sa liberté de conscience de façon excessive. Un juif hassidique, par exemple, qui croit sincèrement qu’il doit prendre ses repas dans une souccah pendant la fête du souccoth pourrait prendre appui sur la conception subjective de la liberté de religion pour prétendre qu’il croit sincèrement qu’il doit avoir accès à sa propre souccah plutôt qu’à une souccah34. La conception subjective de la liberté de religion fait en sorte que les tribunaux ne peuvent, en dernière analyse, statuer sur ce qui constitue l’interprétation vraie d’une croyance religieuse donnée et arbitrer ainsi les inévitables conflits d’interprétation qui traversent toutes les communautés religieuses. Les tribunaux peuvent toutefois évaluer la sincérité des prétentions de la personne qui invoque la liberté de religion. Ce test de sincérité ne doit pas être trop intrusif et ne doit pas interpréter les inflexions dans la pratique religieuse de l’individu comme une preuve indubitable d’insincérité. La liberté de conscience inclut la liberté de réviser ses choix de conscience. Même si l’évaluation de la sincérité est faillible, elle constitue une part intégrante du travail normal des tribunaux dans tous les champs du droit et elle repose sur un ensemble de critères, dont la crédibilité du témoignage de celui qui invoque la liberté de religion35.
33. Voir note infrapaginale 28. Pour une réflexion complémentaire, voir Jean-François Gaudreault-Desbiens, « Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable à la lumière de la question du port de signes religieux à l’école publique : réflexions en forme de points d’interrogation », dans Myriam Jézéquel, Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ?, Cowansville, Québec, Y. Blais, 2007. 34. Dans l’arrêt Amselem, le juge Bastarache n’a pas cru que les appelants croyaient sincèrement qu’ils avaient l’obligation d’avoir leur propre souccah sur leur balcon. Il a soutenu, dans son opinion minoritaire, que si la liberté de conscience protège la pratique consistant à célébrer dans une souccah, elle ne confère pas nécessairement le droit de posséder sa propre souccah individuelle. Voir paragraphe 123. 35. Arrêt Amselem, parag. 51 à 55.
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Bref, l’élargissement de la catégorie des « convictions de conscience » pour y intégrer les valeurs qui ne sont pas dérivées d’un système philosophique ou religieux complet peut sembler ouvrir la porte à un nombre potentiellement trop grand d’accommodements et à leur instrumentalisation. Cependant, le fait de s’en remettre à la souveraineté de l’agent quant à ses choix de conscience, comme le fait l’approche libérale et subjectiviste, ne signifie pas qu’il soit impossible de baliser les demandes d’accommodement. En plus de la sincérité de la croyance, les tribunaux peuvent évaluer les effets de l’accommodement demandé sur les droits d’autrui et sur la capacité de l’institution concernée à réaliser ses finalités. Nous entrons ici sur le terrain déjà bien balisé de la « contrainte excessive36 ». Les droits et libertés individuels fondamentaux, faut-il le rappeler, ne sont pas conçus par la tradition libérale comme absolus. L’exercice d’un droit peut légitimement être restreint afin de protéger les droits d’autrui ou de permettre au pouvoir public de légiférer en fonction de l’intérêt général37.
Conclusion En plus d’avoir cherché à démontrer que la distinction « choixcirconstances » ne peut, laissée à elle-même, justifier l’opposition à l’obligation d’accommodement raisonnable, j’ai soutenu que les croyances religieuses ne doivent pas être conçues comme des « goûts dispendieux ». Je me suis arrêté sur deux prémisses justifiant l’obligation d’accommodement fondée sur la liberté de conscience et de religion. D’une part, les accommodements sont justifiés dans les contextes de discrimination à l’endroit de personnes endossant des croyances religieuses ou séculières profondes. D’autre part, toute argumentation en faveur de l’obligation d’accommodement repose sur la proposition selon laquelle les convictions de conscience doivent jouir d’un statut normatif (moral et juridique) particulier. L’État, selon ce point de vue, n’a pas seulement l’obligation négative de ne pas créer d’obstacles illégitimes à l’exercice de la liberté de conscience et de religion des citoyens, mais il doit, dans certaines circonstances, favoriser l’exercice de cette liberté. L’objectif, ici, est de permettre 36. Pour une réflexion plus soutenue sur les balises extrinsèques aux demandes d’accommodement, voir Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, op. cit., p. 162-166, ainsi que Bosset, « Limites de l’accommodement : le droit a-t-il tout dit » , op. cit., p. 165-168. 37. John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Gallimard, 1990.
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aux individus de vivre, dans les limites du raisonnable, leurs convictions les plus intimes sans les forcer pour autant à choisir entre le respect de leurs croyances et l’exercice d’autres droits fondamentaux comme l’accès à l’éducation, aux services de santé ou au marché du travail. Il ne fait toutefois pas face à une telle obligation positive en ce qui concerne les préférences subjectives qui n’appartiennent pas à la catégorie des évaluations fortes des personnes. La position libérale et subjectiviste que j’ai cherché à défendre dans ce texte se veut à mon avis l’approfondissement logique de l’approche que l’on trouve dans la jurisprudence canadienne en matière de liberté de conscience et de religion. Malgré les indéniables vulnérabilités de cette position –le problème de la boîte de Pandore –, le respect du pluralisme moral qui caractérise les démocraties libérales contemporaines exige que les convictions de conscience séculières et religieuses soient mises sur un même pied d’égalité et que les évaluations fortes qui ne sont pas rattachées à un système de pensée totalisant soient aussi susceptibles de générer une obligation juridique d’accommodement. La conception subjective de la liberté de religion, l’érosion de la frontière (normative) entre la liberté de conscience et de religion et l’extension de la liberté de conscience sont toutes corrélatives à l’exigence de neutralité de l’État eu égard aux conceptions raisonnables du bien endossées par les citoyens. Cette position, qui confère un statut normatif privilégié aux convictions de conscience, mais qui n’établit aucune hiérarchie a priori entre les types de convictions de conscience, m’apparaît comme la plus susceptible de contribuer à un aménagement à la fois juste et stable de la diversité morale qui caractérise les démocraties libérales contemporaines.
Religion, démocratie et délibération Marco Jean1
Introduction Les citoyens des sociétés occidentales sont de nos jours obligés de réfléchir aux rapports qu’entretiennent l’État et, plus généralement, les institutions publiques, avec la religion2. Ils sont également forcés de penser la place de la religion dans l’espace public, donc 1. Ce travail a bénéficié de l’appui du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada dans le cadre d’un projet sur l’articulation de la religion et de la raison publique dirigé par le professeur Jean-Marc Larouche du département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. L’auteur remercie également André Duhamel de l’avoir mis sur la piste de la démocratie délibérative il y a déjà quelque temps. 2. Nous entendons par « religion » un système de croyances et de pratiques. Ces croyances sont profondes et déterminent la vision que le croyant a de lui-même et du monde. Elles lui permettent ainsi de se définir et revêtent par le fait même une portée existentielle. Elles gravitent autour d’une croyance fondamentale en une puissance supérieure, celle-ci pouvant se présenter sous différentes formes : divine, surnaturelle, surhumaine, dominante ou universelle. Les croyances religieuses s’accompagnent généralement de valeurs qui procurent une orientation éthique particulière au croyant. Enfin, les composantes d’une religion sont habituellement partagées par un ensemble d’individus formant une communauté. C’est au sein de cette communauté que ces pratiques, valeurs et croyances sont vécues, transmises et actualisées.
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dans leurs interactions communicationnelles logées dans la société civile3. La question de la place et du rôle de la religion dans les sociétés d’Occident semblait pourtant réglée. Le sens commun avait intégré le discours selon lequel tout ce qui concerne la religion était ou devait rester de l’ordre de la vie privée. Tout ce qui était public, et à plus forte raison politique, ne devait plus être influencé par la religion. L’appartenance sociale et politique détachée de l’appartenance religieuse a fait croire que la coupure entre la religion et la vie politique était consommée. Dans le présent texte, nous tenterons d’approfondir la réflexion sur la place de la religion dans l’« espace public politique4 » en nous penchant sur le paradigme de recherche en philosophie politique qu’est la « démocratie délibérative ». Nous essaierons de voir de quelle manière les citoyens peuvent utiliser les contenus religieux qui sont les leurs dans les discussions portant sur des problèmes d’une société « sortie de la religion », pour reprendre la célèbre expression de Marcel Gauchet. Leurs délibérations étant menées, bien sûr, avec
3. Nous distinguons la sphère institutionnelle, c’est-à-dire l’État et les institutions qui en dépendent, de l’espace public, lequel correspond à l’espace de liberté communicationnelle dans lequel évoluent les individus de la société civile. À l’instar de Pierre Lucier, nous considérons que « [la vie] des institutions et des services publics proprement dits, de même que celle de l’espace public où se déploient l’activité de la cité et la vie en société [ne doivent] pas être confondues ». (P. LUCIER. Aménager la place de la religion dans notre vie collective, Mémoire présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Québec, septembre 2007, p. 2.) 4. Nous utilisons ici un concept habermassien. L’« espace public politique » est la portion de l’espace public dans laquelle sont discutés les problèmes touchant l’ensemble de la société et exigeant, en principe, un traitement de la part de l’État démocratique. Habermas le définit ainsi : « Cet espace public politique a été décrit comme une caisse de résonance apte à répercuter les problèmes qui, ne trouvant de solution nulle part ailleurs, doivent être traités par le système politique. En ce sens, l’espace public est un système d’alerte doté d’antennes peu spécifiques, mais sensibles à l’échelle de la société dans son ensemble. Du point de vue de la théorie de la démocratie, l’espace public doit, en outre, renforcer la pression qu’exercent les problèmes eux-mêmes, autrement dit non seulement percevoir et identifier, mais encore formuler les problèmes de façon convaincante et influente, les appuyer par des contributions et les dramatiser de telle façon qu’ils puissent être repris et traités par l’ensemble des organismes parlementaires. Un travail de problématisation efficace doit donc s’ajouter à la fonction signalétique de l’espace public. Sa capacité restreinte à traiter lui-même les problèmes auxquels il est confronté doit par ailleurs être mise à profit pour contrôler le traitement ultérieur du problème, dans le cadre du système politique. » (J. HABERMAS, « Le rôle de la société civile et de l’espace public politique » dans Droit et démocratie : entre faits et normes, coll. « NRF essais », trad. de l’allemand de R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997, p. 387.)
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l’idée que ces enjeux nécessiteront, ultimement, une réponse poli tique engageant l’ensemble des individus. Pour ce faire, nous examinerons plus spécifiquement les deux versions de la démocratie délibérative : la première dite « forte » et l’autre « modérée ». Signalons que ces deux versions se trouvent autant chez les auteurs du courant continental que chez ceux du courant anglo-américain de la philosophie politique. Du côté angloaméricain, nous nous pencherons principalement sur les critiques formulées par Daniel Weinstock à l’endroit de la version « forte », dont Amy Gutmann et Dennis Thompson sont d’importants représentants. Du côté européen, nous nous attarderons sur deux auteurs appartenant au républicanisme : Jürgen Habermas et Jean-Marc Ferry5. Bien que partagés entre ces deux courants, les auteurs de la démocratie délibérative considèrent tous que la délibération citoyenne a une fonction normative cruciale à jouer dans la vie démocratique. Comme André Duhamel et Daniel Weinstock le font remarquer, ces deux voies philosophiques semblent même se rapprocher de plus en plus : « Le débat Rawls-Habermas qui a eu lieu en 1995 dans les pages du prestigieux Journal of Philosophy a contribué à réduire l’écart entre les perspectives anglo-américaines [sic] et continentales [sic]. Et de jeunes auteurs comme Chambers et Bohman s’abreuvent indifféremment aux deux traditions6. » Ajoutons que nous examinerons nous-même, dans ce texte, des idées issues des deux familles philo sophiques. Dans les pages qui suivent, (1) nous verrons en premier lieu comment la démocratie délibérative cherche à corriger une importante lacune du libéralisme politique traditionnel. En deuxième lieu, (2) nous différencierons les deux versions de l’approche délibérative, pour ensuite en expliciter les faiblesses respectives. Cela nous permettra de voir laquelle des deux versions se montre la meilleure réponse à la question de l’utilisation des contenus religieux dans la délibération démocratique. Nous tenterons, enfin, (3) d’approfondir cette version particulière afin de mieux en connaître les forces et les
5. J.-M. FERRY, Valeurs et normes. La question de l’éthique, coll. « Philosophie et société », Éditions de l’Université de Bruxelles, 2002, p. 15. 6. A. DUHAMEL et D. WEINSTOCK, « Pourquoi la démocratie délibérative » dans A. DUHAMEL et autres (dir.), La démocratie délibérative en philosophie et en droit : enjeux et perspectives, Montréal, Éditions Thémis, 2001, p. xx.
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promesses en ce qui regarde le rôle de la religion dans l’espace public politique de nos sociétés.
1. Libéralisme politique et délibération publique 1.1 La justification libérale des normes Les sociétés occidentales contemporaines sont, pour la plupart, des démocraties libérales. Ce sont des sociétés où règne un régime démocratique et dans lesquelles les libertés et les droits fondamentaux des individus sont protégés par une loi fondamentale : une Constitution ou une Charte de droits7. La pensée politique dominante dans ces démocraties est, pour l’essentiel, d’inspiration libérale depuis quelques décennies. Le penseur américain John Rawls est à l’origine de cette influence. C’est, en quelque sorte, en réponse à son ouvrage de 1971, A Theory of Justice8, que s’est élaborée la philosophie politique dans les sociétés démocratiques depuis près de 40 ans. Dans le libéralisme politique conventionnel, comme c’est le cas chez Rawls, le seul fait qu’une décision politique soit prise de façon démocratique ne suffit pas pour justifier cette décision. La pratique démocratique doit en effet respecter des principes libéraux de justice. Ainsi, toute décision politique, donc tout décret, toute loi ou toute norme, ne peut entrer en contradiction avec le contenu de ces principes. Cela revient à dire que les normes de la société doivent au contraire être déduites des principes de justice. Se situant dans la tradition contractualiste, Rawls imagine que l’ensemble des citoyens, à certaines conditions épistémiques9, s’en7. Cela est bien le cas au Québec, puisque les libertés et droits fondamentaux des gens sont protégés par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et par la Charte canadienne des droits et libertés, laquelle est enchâssée dans la Constitution du Canada de 1982. 8. J. Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, Mass., Belknap Press of Harvard University Press, 1971, 607 p. 9. Rawls se sert d’une situation hypothétique, la « position originelle », pour expliquer le processus par lequel des personnes libres et égales s’entendraient sur la sélection de certains principes de justice. La position originelle se caractérise par le fait que les individus sont placés sous un « voile d’ignorance » qui les empêche de connaître leurs caractéristiques réelles, telles que leur position dans l’échelle socioéconomique, leur niveau d’instruction, leurs talents, leur sexe, leur appartenance religieuse, leurs faiblesses, leurs goûts, leurs finalités dans la vie, etc. Sous le voile d’ignorance, les individus savent tout de même que certains biens premiers, comme la liberté et un minimum de richesse, sont essentiels pour mener une bonne vie. La position originelle et le voile d’ignorance représentent donc le point de vue à partir duquel un accord équitable sur des principes substantiels de justice peut être conclu.
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tendraient sur un certain nombre de principes de justice sociale. Cette entente serait du coup équitable vu les conditions épistémiques particulières imposées aux contractants. Autrement dit, à certaines conditions, tous les citoyens d’une société finiraient par en arriver à un accord sur certains éléments qui leur seraient communs et qui serviraient de fondements normatifs aux institutions de leur société. La démarche du philosophe consiste donc à découvrir ces principes de justice. Les individus doivent cependant pouvoir justifier eux-mêmes ces principes, ainsi que les normes qui en dérivent. Ces normes sont à comprendre comme les réponses du pouvoir politique aux questions politiques fondamentales, c’est-à-dire « celles qui portent sur des questions constitutionnelles essentielles et des problèmes de justice fondamentale10 ». Ainsi, dans le processus informel (situé dans l’espace public politique) et officiel (situé dans le domaine parlementaire) conduisant à l’adoption d’une norme par l’État dans le but de solutionner une question politique fondamentale, les citoyens et leurs représentants sont amenés à justifier leurs choix politiques.
1.2 La raison publique Dans le libéralisme politique rawlsien, la voie par laquelle les citoyens justifient leurs positions sur des lois ou des projets de société doit prendre une forme bien précise. Ils doivent utiliser les ressources de la « raison publique » pour se justifier devant autrui lorsqu’ils traitent de questions politiques fondamentales : Les limites imposées par la raison publique ne s’appliquent pas à toutes les questions politiques ; elles s’appliquent seulement à celles qui impliquent ce que nous avons appelé des questions constitutionnelles essentielles (constitutional essentials) et des questions de justice fondamentale. Cela veut dire que seules les valeurs politiques doivent régler des questions aussi fondamentales que celles de savoir qui a le droit de vote, quelles sont les religions qu’il faut tolérer, à qui faut-il 10. J. RAWLS, Libéralisme politique, coll. « Quadrige – Grands Textes », 2e édition, trad. de l’américain de C. Audard, Paris, Presses Universitaires de France, 2006 (1re édition, 1995), p. 290. Rawls définit ainsi les questions constitutionnelles essentielles : « Celles-ci [les questions constitutionnelles essentielles] sont de deux sortes : a / les principes fondamentaux qui définissent la structure générale de gouvernement et le processus politique c’est-à-dire les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, les limites du gouvernement de la majorité (majority rule) et b / les droits et les libertés de base de la citoyenneté que les majorités parlemen taires doivent respecter comme le droit de vote et de participation politique, la liberté de conscience, de pensée et d’association ainsi que les protections de l’État de droit (rule of law). » (J. RAWLS. Libéralisme politique, p. 276.)
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garantir une égalité équitable des chances ou la propriété. Ces questions et d’autres du même genre sont l’objet particulier de la raison publique11.
La raison publique ne contient donc que des éléments publics. Ceux-ci sont des valeurs politiques, des principes et des idéaux présents dans la culture politique d’une société démocratique. En fait, la raison publique contient des contenus propositionnels qui sont accessibles à tout citoyen raisonnable12. De plus, cela leur sert de base commune pour justifier des options, des préférences et des décisions relatives à des questions politiques fondamentales : La raison publique est caractéristique d’un peuple démocratique. C’est la raison de ses citoyens, de ceux qui partagent le statut de la citoyenneté égale. L’objet de leur raison est le bien du public, c’est-àdire ce que la conception politique de la justice exige de la structure de base des institutions de la société, des objectifs et des fins qu’elles doivent servir. La raison publique est alors publique en trois sens : a / c’est la raison des citoyens en tant que tels, la raison du public ; b / son objet est le bien du public et les questions de justice fondamentale ; c / sa nature et son contenu sont publics ; ils sont fournis par les idéaux et les principes exprimés par la conception de la justice politique de la société, et ils sont visibles sur cette base13.
Rawls considère que le recours à la raison publique pour justifier les positions citoyennes s’applique autant aux discussions ayant lieu dans la sphère institutionnelle qu’à celles plus informelles de l’espace public politique. Les exigences de la raison publique s’appliquent, en fait, à tous les citoyens. Quiconque aborde des questions politiques fondamentales se doit de justifier sa position ou son opinion dans les termes de la raison publique. Et cela, afin de se faire comprendre des autres citoyens : Certains diront que les limites de la raison publique s’appliquent seulement dans les forums officiels, donc seulement aux législateurs, par exemple, quand ils s’expriment au Parlement, ou au pouvoir exécutif et au pouvoir judiciaire uniquement dans leurs actes et décisions publics. Si ces derniers respectent la raison publique, les citoyens obtiennent alors des raisons publiques pour justifier les lois auxquelles 11. J. RAWLS, Libéralisme politique, p. 261. 12. Le terme « raisonnable » est pris dans son sens rawlsien. En gros, le raisonnable renvoie à la capacité d’un individu (ou de sa doctrine compréhensive) à cohabiter avec les autres individus (ou doctrines compréhensives) présents dans une société pluraliste, et cela, sans que des violences non justifiables découlent de cette cohabitation. 13. J. RAWLS, Libéralisme politique, p. 259-260.
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ils doivent se conformer et les programmes que la société réalise. Mais cela ne suffit pas. La démocratie implique, comme je l’ai dit, une relation politique entre citoyens dans le cadre de la structure de base de la société où ils sont nés et dans le cadre de laquelle ils passent normalement toute leur vie ; elle implique en outre que les citoyens participent de manière égale au pouvoir politique coercitif qu’ils exercent les uns sur les autres en votant et autrement. Étant donné qu’ils sont raisonnables et rationnels et savent qu’ils adhèrent à une diversité de doctrines raisonnables, philosophiques et religieuses, ils devraient pouvoir justifier mutuellement leurs actions dans des termes dont chacun pourrait raisonnablement espérer que les autres y souscrivent, car ils s’accordent avec leur liberté et leur égalité. L’une des tâches impliquées par cet idéal de politique démocratique, c’est d’essayer de remplir cette condition14.
Les débats se déroulant dans l’espace public politique sont donc soumis eux aussi à ces limites. Étant égaux et détenteurs d’un pouvoir politique parce qu’ayant le droit de vote, les citoyens doivent idéalement expliquer et justifier leurs positions en se référant à des valeurs politiques que tout citoyen raisonnable est susceptible de comprendre et d’accepter. C’est, disons, une responsabilité politique qui incombe à tout être sensé et capable d’agir politiquement. Rawls parle même d’un devoir moral, celui « de civilité » : Et puisque l’exercice du pouvoir politique lui-même doit être légitime, l’idéal de la citoyenneté impose le devoir moral, non légal – le devoir de civilité –, d’expliquer aux autres comment, sur ces questions fondamentales, les principes et les programmes qu’ils défendent et pour lesquels ils votent peuvent être fondés sur les valeurs politiques de la raison publique. Ce devoir implique également d’être prêt à écouter les autres et de décider de manière impartiale quand il est raisonnable de faire des concessions à leur position15.
Ce recours obligé aux éléments de la raison publique pour débattre de questions politiques fondamentales est rendu nécessaire aux yeux des libéraux par le pluralisme des sociétés démocratiques modernes. Rawls part du fait que ces sociétés sont pluralistes16 sur le 14. J. RAWLS, Libéralisme politique, p. 265. 15. J. RAWLS, Libéralisme politique, p. 264. 16. Rawls distingue entre le pluralisme raisonnable et le simple pluralisme. À la différence du simple pluralisme, le pluralisme raisonnable renvoie à la présence dans la société de doctrines compréhensives raisonnables, bien que différentes et parfois opposées. En termes simplifiés, le pluralisme raisonnable est synonyme de tolérance au sein d’une société pluraliste. (J. RAWLS. Libéralisme politique, p. 88-96.)
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plan axiologique. Toute société démocratique est pour lui marquée par une diversité de doctrines compréhensives opposées et irréconciliables, celles-ci étant soit philosophiques, morales ou religieuses17. Le libéralisme politique qu’il défend « considère que les conflits les plus insolubles sont ceux qui portent sur les questions les plus élevées, comme la religion, les visions philosophiques du monde, les différentes conceptions du bien moral18. C’est pourquoi il faut éviter l’utilisation des ressources normatives (valeurs, croyances, normes, conceptions du bien) issues de doctrines compréhensives, dont celles religieuses, pour justifier publiquement les principes de justice et les normes de la vie sociale. Sans cela, les gens seraient condamnés à des désaccords insurmontables et ne pourraient s’entendre sur les principes devant régir leur vie en commun. Nous voyons ainsi clairement que le libéralisme politique, dans sa version de base, n’accepte aucunement les contenus propositionnels de nature religieuse dans les délibérations de l’espace public politique.
1.3. La légitimation libérale des normes Ce point nous amène à parler de la distinction libérale entre la « justification » et la « légitimation » des normes. Comme nous venons de le voir, les normes ne peuvent être justifiées publiquement par des éléments normatifs tirés de doctrines compréhensives. Elles doivent cependant être compatibles avec ces doctrines, donc être légitimées aux yeux de ceux qui font leurs ces dernières. Pour qu’une société démocratique et libérale puisse conserver sa stabilité, ses normes et ses principes fondamentaux doivent en effet recevoir l’appui de la majeure partie des individus qui y vivent. Étant donné que les doctrines compréhensives déterminent la vision que les personnes ont de leur monde en général, notamment leur vision d’eux-mêmes, de leur conduite en ce monde et de l’organisation réelle et souhaitée de la vie en commun, ces doctrines ont en conséquence un rôle de légi timation à remplir :
17. Pour Rawls, les doctrines compréhensives sont liées à des conceptions morales compréhensives. Une conception morale « est compréhensive quand elle inclut les conceptions de ce qui fait la valeur de la vie humaine, les idéaux du caractère personnel comme ceux de l’amitié ou des relations familiales ou associatives, enfin tout ce qui donne forme à notre conduite et, à la limite, à notre vie dans son ensemble. » (J. RAWLS. Libéralisme politique, p. 38.) 18. J. RAWLS, Libéralisme politique, p. 28.
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Un régime démocratique durable et sûr, qui ne soit pas divisé par des conflits entre des doctrines rivales et des classes sociales hostiles, doit être soutenu volontairement et librement par une majorité considérable de ses citoyens politiquement actifs. Considéré avec le premier fait général [c’est-à-dire le fait qu’il y ait une diversité de doctrines compréhensives raisonnables dans les sociétés démocratiques modernes et que cela soit une situation permanente], cela veut dire que, pour servir de base publique de justification dans un régime constitutionnel, une conception politique doit pouvoir être adoptée par des doctrines compréhensives très différentes et même opposées, bien que raisonnables19.
Les composantes normatives des doctrines religieuses sont ainsi appelées à légitimer les normes de la vie sociale et les principes de justice d’une société libérale et démocratique. Rawls parle à cet égard d’un « consensus par recoupement ». Comme le note Ferry : Qu’une norme doive pouvoir se couler dans un système de valeurs, afin d’être acceptée, c’est là le présupposé du concept rawlsien de « consensus par recoupement ». Mais ce n’est pas pour autant que la norme pourra être dite valide ou non valide. Entre les valeurs préalablement données en chacun de nous et les normes candidates à l’adoption, la compatibilité sémantique ne fait qu’expliquer l’acceptation possible de ces dernières. Mais elle ne fonde en aucune manière leur validité possible20.
À la suite de cette explication, nous voyons que Rawls reconnaît qu’il est impensable que les fondements normatifs d’une société, avec les normes et les manières d’organiser la vie collective, ne soient point soutenus par la presque totalité des individus. Cela implique donc que les croyances et valeurs religieuses des gens ne soient pas (trop) incompatibles avec les normes sociales qui régissent la vie collective. Chaque citoyen doit donc pouvoir accepter ces dernières tout en conservant ses croyances et valeurs profondes, lesquelles sont encore pour plusieurs de nature religieuse. On lui demande seulement de ne pas s’en servir pour valider ses prises de position dans l’espace public politique. La légitimation des normes publiques apportée par les croyances et valeurs religieuses des individus s’opère ainsi dans la sphère privée de la vie des gens.
19. J. RAWLS, Libéralisme politique, p. 64. 20. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 80.
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1.4. Les théories libérales conventionnelles versus l’approche délibérative Selon nous, ce qui pose problème avec le libéralisme politique tel qu’il est exposé par Rawls, c’est que le pluralisme axiologique des sociétés démocratiques apparaît comme un obstacle à l’utilisation d’une base commune de réflexion et de justification des normes publiques. L’idée d’une rationalité morale commune ou celle d’une culture politique commune formée de valeurs politiques fournissant une base partagée pour la justification des normes de la société semblent difficiles à soutenir21. Nous n’avons qu’à penser à certains groupes religieux pour qui une valeur politique telle l’égalité fondamentale entre les individus ne va pas de soi22. C’est un peu comme si Rawls allait trop loin en postulant une entente sur des idéaux et des valeurs politiques sans auparavant avoir vu les citoyens débattre et parvenir à un accord. Cette faiblesse du libéralisme politique conventionnel a mené au développement de l’approche délibérative. Les défenseurs de cette dernière estiment qu’un accord sur des questions politiques fondamentales ne peut être réel que s’il résulte d’une véritable délibération entre des citoyens aux conceptions morales divergentes. Il ne s’agit donc pas de postuler ou de prétendre découvrir une base commune de valeurs et d’idéaux justifiant les principes et normes de la société, mais de créer les conditions d’une entente réelle. Pour Duhamel et Weinstock, la théorie de la démocratie délibérative est une démarche visant à corriger cette lacune des théories libérales classiques : C’est ici qu’intervient la théorie de la démocratie délibérative. Elle prend comme point de départ l’incapacité des théories libérales traditionnelles à justifier ces principes fondateurs dans un contexte de pluralisme axiologique. En effet, si le pluralisme est aussi profond que le prétend Rawls, cela implique que l’on ne saurait identifier de conception commune de la rationalité morale, ou d’ensemble de valeurs partagées, susceptibles de fonder le projet de justification contractualiste caractéristique du libéralisme. Dans une société réellement divisée sur des questions axiologiques fondamentales, tout accord devra émerger non pas du travail solitaire du philosophe, mais de la confrontation réelle des points de vue moraux divergents dans le contexte de délibérations démocratiques. Le consensus et le compromis sur des ques21. A. DUHAMEL et D. WEINSTOCK, « Pourquoi la démocratie délibérative », p. xvi. 22. Nous faisons bien sûr ici référence à l’égalité entre les hommes et les femmes.
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tions de justice ne pourra être le fait que de réelles discussions dans lesquelles des citoyens et leurs représentants tenteront de créer des ponts entre leurs conceptions forts diverses du bien vivre23.
Du côté du républicanisme24, nous trouvons la même idée d’un rôle crucial accordé à la délibération dans la fondation des normes devant s’appliquer à tous. Dans le passage qui suit, Ferry rejette la démarche libérale qui consiste en une déduction par le philosophe des normes à partir de valeurs politiques considérées comme partagées par l’ensemble de la société : « Dans tous les cas, les obligations morales, c’est-à-dire les normes de la raison pratique, ne peuvent être acquises que discursivement, et non pas déductivement. C’est pourquoi aussi on ne peut produire théoriquement des contenus prescriptifs de la raison pratique. Nul théoricien, nul philosophe n’a un accès privilégié au jugement moral fournisseur d’obligations25. » C’est une procédure discursive, donc une délibération publique, qui doit servir de lieu à l’établissement des normes. En somme, l’approche délibérative est une tentative pour combler une lacune importante du libéralisme politique conventionnel. Un espoir est placé dans la délibération démocratique afin d’arriver à des normes justifiées par un véritable accord des citoyens sur des questions politiques fondamentales. L’approche délibérative a néanmoins son lot de difficultés. Le principal problème vient du fait que toute délibération ne peut aboutir à des normes justifiées. En effet : « Les théoriciens de la démocratie délibérative prétendent que ce n’est que si les débats et les processus politiques sont organisés d’une certaine manière qu’ils pourront donner lieu à des résultats justifiés26. » Il s’agit alors de déterminer les règles qui doivent encadrer la discussion entre citoyens aux opinions, convictions et valeurs différentes afin que cet échange résulte en un 23. A. DUHAMEL et D. WEINSTOCK, « Pourquoi la démocratie délibérative », p. xvi-xvii. 24. Dans Valeurs et normes, Jean-Marc Ferry qualifie le républicanisme dont se réclame Habermas de « kantien ». Pour Ferry, le républicanisme kantien est l’une des trois positions en philosophie politique contemporaine, les deux autres étant le communautarisme et le libéralisme politique. (J.-M. FERRY. Valeurs et normes […], p.14-16.) À la différence du libéralisme politique qui a comme centre de gravité la liberté négative des individus, c’est l’autonomie positive des citoyens, c’est-à-dire leur capacité à se donner eux-mêmes leurs propres normes, qui est au cœur du républicanisme défendu par Habermas. (J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 65-71.) 25. J.-M. FERRY, Les puissances de l’expérience. Essai sur l’identité contemporaine, coll. « Passages », tome II, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 148. Nul doute qu’il s’agit ici d’un rejet de l’approche défendue par Rawls. 26. A. DUHAMEL et D. WEINSTOCK, « Pourquoi la démocratie délibérative », p. xvii.
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accord justifié sur les normes devant régir leur vivre-ensemble. Par exemple, un accord obtenu par la contrainte ou la menace ne saurait être valide. C’est donc sur la manière d’encadrer et d’organiser la discussion que porte l’essentiel du débat chez les théoriciens de la démocratie délibérative. Les débats théoriques sur la place que peut occuper la religion dans l’espace public politique font justement partie intégrante du problème global décrit à l’instant. Déterminer la forme que doit prendre la délibération citoyenne pour déboucher sur des décisions justifiées implique de savoir quelle utilisation peut être faite des propositions fondées sur des doctrines compréhensives, notamment religieuses. Peuvent-elles être employées telles quelles ? Ou doit-on les bannir de tout débat public ? Ou encore doit-on les transformer pour les rendre utilisables dans l’espace public politique ? Voilà autant de questions abordées par les penseurs de la démocratie délibérative. Passons maintenant à l’analyse des différentes voies proposées pour résoudre ce problème. Cet examen nous permettra de déterminer, par la suite, l’approche qui répond le mieux à cette interrogation.
2. La démocratie délibérative 2.1 Les deux versions de la démocratie délibérative La démocratie délibérative se divise en deux grandes familles : la version « forte » et la version « modérée ». La première version se caractérise par un accent mis sur le contenu propositionnel des positions formulées dans une délibération. Cela signifie qu’une contrainte est imposée à la formulation même des propositions des participants. Cette contrainte prend plus spécifiquement la forme d’une norme de « réciprocité ». Celle-ci est ainsi formulée par Amy Gutmann et Dennis Thompson : « Reciprocity asks us to appeal to reasons that are shared or could come to be shared by our fellow citizens27. » Suivant cela, des croyants s’exprimant dans un débat public portant sur la légitimité d’une norme quelconque doivent s’en tenir à un « ensemble de notions politiques et morales qui représente en 27. A. GUTMANN and D. THOMPSON, Democracy and Disagreement, Cambridge, Mass. ; London, Belknap Press of Harvard University Press, 1996, p. 14.
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quelque sorte la lingua franca de toute société politique pluraliste28 », c’est-à-dire à la raison publique. La version forte de la démocratie délibérative se rapproche ainsi de la théorie libérale conventionnelle. Elle oblige les délibérants à employer un langage ne comprenant aucune référence explicite à des doctrines compréhensives. Les individus religieusement motivés ne peuvent donc se référer à leurs croyances et à leurs valeurs religieuses pour étayer leur point de vue dans l’espace public politique. La version modérée de la démocratie délibérative, contrairement à la précédente, ne porte pas tant sur le contenu propositionnel des arguments formulés que sur la forme de la délibération : « Elle [la conception modérée de la démocratie délibérative] n’imposerait en somme que des contraintes procédurales aux participants, visant à maximiser les chances que la force du meilleur argument l’emporte, et s’abstient de toute contrainte substantielle portant sur les contenus29. » Elle touche donc seulement la procédure à suivre pour débattre du caractère fondé d’une norme. C’est pourquoi les théories qui la constituent sont appelées « procédurales », alors que les théories formant la version forte sont dites « substantielles »30. Les défenseurs de la version modérée ne rejettent pas les références aux doctrines compréhensives, dont les doctrines religieuses, dans les discussions publiques. Ferry écrit à ce propos : L’éthique procédurale de l’argumentation, éthique laïque s’il en est, accueille toutefois dans le processus de discussion des convictions et arguments qui ne sont nullement réservés aux seuls convictions et arguments « laïques » ; car, dans ce milieu, toute raison, y compris celle de la religion, a droit de cité ; à la condition, il est vrai, de ne pas faire prévaloir la considération privée sur la raison publique pour normer les comportements sociaux. Dans l’esprit de la discussion, la raison de la religion, tout autant que celle des sciences ou de la philosophie, mérite d’être entendue et prise en charge par un espace public. Par là même, la conviction religieuse, jusqu’alors privatisée, devient raison31.
La version modérée ne limite donc pas les délibérants à la seule raison publique dans leurs échanges. Les croyants peuvent ainsi 28. A. DUHAMEL et D. WEINSTOCK, « Pourquoi la démocratie délibérative », p. xviii. 29. A. DUHAMEL et D. WEINSTOCK, « Pourquoi la démocratie délibérative », p. xx. 30. D. M. WEINSTOCK, « Religion, raison publique et éducation à la citoyenneté : vers un compromis » dans A. DUHAMEL et F. JUTRAS (dir.), Enseigner et éduquer à la citoyenneté, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 231. 31. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 17.
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e xprimer des éléments, c’est-à-dire des valeurs, des idéaux et des intuitions morales, issus de leurs conceptions religieuses dans le but de défendre publiquement une position normative.
2.2 Les faiblesses de la version forte de l’approche délibérative Weinstock et Habermas décèlent quatre reproches importants que l’on peut adresser à la version forte de la démocratie délibérative. La première objection est d’ordre moral. Elle consiste à dire que les théories substantielles sont peu compatibles avec les normes de transparence et de sincérité qu’on s’attend à trouver dans les débats démocratiques. Les théories substantielles obligeraient en effet les intervenants à dissimuler les raisons qui les poussent à adopter telle position dans le débat public. Weinstock donne l’exemple d’une discussion portant sur des lois limitant la liberté d’expression sexuelle. Dans ce cas, une personne religieuse voulant défendre une loi limitant ou interdisant la pornographie serait obligée de prétexter le droit des femmes à être traitées et représentées comme les égales des hommes. La valeur politique qui serait mise en avant serait l’égalité entre homme et femme. Cela ne poserait pas problème puisque cette valeur est admise dans la raison publique. Cependant, la personne utilisant cette valeur comme argument peut très bien ne pas la faire sienne. Ses croyances religieuses peuvent faire en sorte qu’elle ne croit aucunement dans l’égalité des sexes et que son opposition à la pornographie est due au fait que, selon sa religion, les rapports sexuels ne doivent avoir lieu que dans le cadre du mariage et en vue de procréer. On se retrouve alors avec une personne obligée de mentir pour intervenir dans la discussion publique : « Le prix d’une participation aux débats publics qui serait conforme aux exigences de la vision substantielle de la délibération serait une forme de duplicité, de manque de transparence32. » L’idéal de sincérité et de transparence placé au centre de la vie démocratique est donc mis à mal dans la version forte de l’approche délibérative. La seconde objection est plutôt d’ordre épistémologique. Les théories substantielles supposent « qu’il est possible de séparer logiquement une position normative sur un débat d’éthique sociale des
32. D. M. WEINSTOCK, « Religion, raison publique […] », p. 232.
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raisons qui la motivent33 ». Pour Weinstock, c’est une grave erreur de croire que des citoyens obligés de s’en tenir à la raison publique défendent toujours la même position qu’ils défendraient s’ils faisaient référence aux véritables motifs de leur prise de position normative, ces derniers pouvant être de nature religieuse. L’exemple du groupe religieux et du groupe féministe s’opposant à la pornographie le montre bien, puisque le premier s’oppose à la pornographie en général tandis que le second peut ne s’opposer qu’à un type particulier de pornographie. Et ce, même si les deux groupes argumentent de la même façon lorsqu’ils se soumettent à la norme de réciprocité : Pour reprendre l’exemple du groupe religieux ultra-conservateur et sa préférence pour une réglementation sévère de la pornographie, on suppose que c’est la même position qui est défendue, indépendamment des raisons qui sont invoquées pour la défendre. Mais, il est permis d’en douter. Ce que certaines féministes reprochent à la pornographie, ce n’est pas tant qu’elle représente de manière explicite des relations sexuelles, ou qu’elle vise à stimuler l’intérêt érotique de ses spectateurs, mais plutôt que, dans les faits, elle a massivement tendance à représenter les femmes dans des positions dégradantes et avilissantes. Mais il n’est pour elles pas impensable que des représentations explicites de rapports sexuels ne portent pas atteinte à l’intégrité et à l’égalité des femmes. Leur opposition à la pornographie est donc contingente plutôt que nécessaire. Cependant, ceux qui s’opposent à la pornographie pour des motifs de morale religieuse s’y opposent justement parce qu’il s’agit d’une représentation explicite de la sexualité visant à stimuler l’intérêt érotique des spectateurs. La représentation dégradante ou avilissante de la femme n’est pour eux que secondaire. Leur opposition à la pornographie persisterait même si elle ne présentait pas une telle vision de la femme. Elle est donc, par opposition à la position des féministes, nécessaire plutôt que contingente34.
La troisième objection est d’ordre pragmatique ou motivationnel. Elle concerne une conséquence possible de la mise en application des théories substantielles : « L’impossibilité pour les individus dont les conceptions de la vie bonne cadrent difficilement avec les contraintes de la raison publique d’exprimer au grand jour leurs convictions les plus profondes pourrait avoir comme résultat d’aliéner les adeptes de telles conceptions de la sphère publique35. » Cette 33. D. M. WEINSTOCK, « Démocratie et délibération », Archives de philosophie, tome 63, cahier 3, juillet-septembre 2000, p. 418. 34. D. M. WEINSTOCK, « Démocratie et délibération », p. 418. 35. D. M. WEINSTOCK, « Religion, raison publique […] », p. 233.
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objection souligne le fait que bien des croyants ne seraient pas tentés de participer à la délibération collective si on les forçait à ne pas se référer aux convictions et valeurs ancrées en eux, de même qu’à s’exprimer uniquement dans les termes de la raison publique. À ce sujet, Habermas écrit : The churches’ commitment to civil society would, however, wither away, so the argument goes, if each time they had to distinguish between religious and political values in keeping with the yardstick set by Rawls’ ‘proviso’ – in other words if they were obliged to find an equivalent in a universally accessible language for every religious statement they pronounce. Therefore, if only for functional reasons, the liberal state must refrain from obliging churches and religious communities to comply to such standards of self-censorship36.
Les personnes ne pouvant prendre position sur une question d’intérêt commun en exprimant leurs profondes convictions ne trouveraient donc aucun intérêt à participer aux débats publics, ce qui aurait alors un impact négatif sur la vie citoyenne. La quatrième objection adressée à la version forte de l’approche délibérative tient à une contradiction découlant de l’application de la norme de réciprocité à des citoyens d’une démocratie libérale. En gros, la contradiction réside dans le fait qu’un État libéral, qui a pour mission première de protéger les libertés et les droits fondamentaux des individus, dont la liberté de conscience et de religion, ne peut en même temps imposer à ses citoyens une manière de se comporter dans l’espace public politique qui irait à l’encontre de leurs convictions profondes. Habermas décrit très bien cette contradiction37. La démarche de Habermas consiste dans ce cas-ci à analyser les conditions qui, sous la perspective libérale, doivent être satisfaites pour que l’État garantisse la liberté de religion à tous ses citoyens. Son analyse lui fournit alors deux critères : « In the liberal view, the state guarantees citizens freedom of religion only on the condition that religious communities, each from the perspective of its own doctrinal tradition, accept not only the separation of church and state, but also the restrictive definition of the public use of reason38. » 36. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », European Journal of Philosophy, vol. 14, no 1, April 2006, p. 7. 37. Bien que Habermas explique cette contradiction en s’appuyant sur Rawls, nous pouvons sans problème considérer que sa critique vaut tout autant pour la version forte de l’approche délibérative. Et cela parce que la norme de réciprocité se retrouve autant dans les théories libérales conventionnelles que dans les théories substantielles de la délibération. 38. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 6.
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Le premier critère, celui de la séparation entre l’Église et l’État, oblige les gens ayant des fonctions officielles dans les institutions publiques à justifier leurs décisions en des termes accessibles à tous, donc grâce aux ressources de la raison publique. Les institutions publiques ne peuvent qu’être absolument neutres vis-à-vis les diverses visions du monde présentes dans la société. Cela leur permet de garder intacts le droit à l’égalité et la liberté de religion de tous. Notons que Habermas ne remet pas en question cette condition. L’utilité de la neutralité religieuse de l’État dans les sociétés pluralistes n’est plus à démontrer. C’est surtout le second critère qui nous importe, puisqu’il concerne, non pas la sphère institutionnelle de la société, mais l’espace public politique. Ce secteur, contrairement aux institutions publiques, laisse les individus plus libres de justifier leurs positions politiques comme ils l’entendent. Toutefois, cette liberté n’est pas sans limites pour les libéraux, parce que les citoyens et les regroupements qui emploient des arguments à connotation religieuse doivent, en bout de ligne, justifier leurs positions en usant uniquement des valeurs, conceptions et idéaux de la raison publique, donc indépendamment du cadre religieux d’où ils sont issus. C’est ce que Habermas explique ici en se référant à Rawls : The principle of separation of state and church obliges politicians and officials within political institutions to formulate and justify laws, court rulings, decrees and measures only in a language which is equally accessible to all citizens. Yet the proviso to which citizens, political parties and their candidates, social organizations, churches and other religious associations are subject is not quite so strict in the political public sphere. Rawls writes : ‘The first is that reasonable comprehensive doctrines, religious or non-religious, may be introduced in public political discussion at any time, provided that in due course proper political reasons – and not reasons given solely by comprehensive doctrines – are presented that are sufficient to support whatever the comprehensive doctrines are said to support’. This means that political reasons may not simply be put forward as a pretext, but must ‘count’ irrespective of the religious context in which they are embedded39.
Autrement dit, les raisons religieuses ont, au final, un poids normatif qui n’est pas significatif. Elles peuvent, à la rigueur, être présentes dans un débat public, mais elles ne comptent pas lorsque l’on clôt la discussion. Ce sont seulement les raisons politiques indépendantes 39. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 5-6.
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des doctrines religieuses, des raisons qui ne sont pas des « marion nettes manipulées subrepticement par des doctrines compréhensives40 », qui valent au moment de conclure le débat. Cela oblige les croyants à trouver des formulations conformes à la raison publique, afin que leurs propositions soient prises au sérieux et leurs arguments retenus. C’est d’ailleurs de ce critère que surgit la contradiction précédemment mentionnée. La critique habermassienne repose sur la contradiction entre l’un des buts fondamentaux de l’État libéral et l’application de la norme de réciprocité. Plus précisément, l’État qui doit garantir la liberté d’expression religieuse à tous ses citoyens ne peut en même temps leur imposer des obligations qui entravent la poursuite d’une vie fervente, donc religieusement structurée à leurs yeux : « Irrespective of how the interests are weighted in the relationship between the state and religious organizations, a state cannot encumber its citizens, whom it guarantees freedom of religious expression, with duties that are incompatible with pursuing a devout life – it cannot expect something impossible of them41. » Mais en quoi la nécessité d’user de raisons dépourvues de connotation religieuse des théories libérales (et substantielles) entret-elle en conflit avec la poursuite d’une vie fervente et qui soit, pourrions-nous dire, religieusement réussie ? C’est en signalant les deux sens rattachés aux croyances religieuses que Habermas entend éclairer ce point. Une croyance religieuse dite vraie pour le croyant a effectivement deux sens : un sens que nous nommons « propositionnel » et un sens que nous qualifions de « performatif ». Le premier est relié au contenu de la croyance ; le second se rattache aux conséquences de la croyance dans la vie du fidèle. Le sens performatif est, en d’autres termes, la signification vivante de la croyance : « True belief is not only a doctrine believed content, but a source of energy that the person who has a faith taps performatively and thus nurtures his or her entire life42. » Le sens performatif de la croyance religieuse lui donne ainsi un aspect totalisant. Pour certains croyants, les convictions religieuses 40. J. RAWLS, « The Idea of Public Reason Revisited », The University of Chicago Law Review, 64, p. 777 cité dans J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 21, note 18 (notre traduction). 41. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 7. 42. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 8.
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forment le centre de leur existence. Tous les aspects de leur vie sont donc influencés, voire informés, par ces croyances. Selon cette perspective, un individu doit concevoir son existence comme un tout cohérent. Le croyant ne peut conséquemment mettre à part l’ensemble de ses convictions et actions relatives à sa vie sociale et politique. Son être social, de même que son être politique, sont des éléments de son être entier, lequel est religieusement structuré. S’il est amené à justifier une prise de position politique, il doit le faire en utilisant les raisons religieuses sous-jacentes à cette dernière. La distinction entre les raisons de nature religieuse et les raisons relevant de la raison publique est ainsi une tâche inconcevable pour certains citoyens. Cela a pour conséquence politique l’impossibilité pour l’État libéral, étant donné sa fonction protectrice à l’égard de la liberté de croyance et de pratique religieuses, d’exiger des citoyens de fournir des justifications indépendantes de leurs convictions religieuses : The liberal state, which expressly protects such forms of life [a devout life] in terms of a basic right, cannot at the same time expect of all citizens that they also justify their political statements independently of their religious convictions or world views. This strict demand can only be laid at the door of politicians, who within state institutions are subject to the obligation to remain neutral in the face of competing world views ; in other words it can only be made of anyone who holds a public office or is a candidate for such43.
En somme, l’objection habermassienne faite à la conception libérale du rôle de la religion dans l’espace public politique consiste à refuser l’obligation pour tous les citoyens de s’y exprimer en termes dépourvus de connotation religieuse. Cette exigence ne s’appliquerait qu’aux seuls détenteurs de fonctions officielles, et cela dans le but de respecter la séparation entre l’Église et l’État. Nous considérons que ce reproche s’applique également à la version forte de l’approche délibérative, puisque la norme de réciprocité est aussi présente dans les théories substantielles de la délibération.
2.3 Les faiblesses de la version modérée de l’approche délibérative Pour leur part, les théories procédurales qui forment la version modérée de l’approche délibérative évitent les problèmes auxquels
43. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 8-9.
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se heurtent les théories substantielles. Elles ne sont toutefois pas exemptes de difficultés. Leur principal problème est la difficulté à atteindre un consensus normatif. En tenant pour acquis que la justification d’une norme passe par l’accord des citoyens participant à la délibération, il est aisé de constater que des citoyens aux univers axiologiques différents peuvent difficilement se mettre d’accord sur les normes à adopter. Comme l’affirment Duhamel et Weinstock, l’atteinte d’un consensus est difficile à atteindre : Comme le reconnaissent ses principaux défenseurs tels que Simone Chambers et James Bohman, le fait de pouvoir recourir dans l’argumentation aux horizons axiologiques divers des participants fait que le consensus risque d’être inaccessible. La vie démocratique prendrait la forme d’une longue délibération ponctuée à l’occasion par des votes qui trancheraient à la majorité les différends occasionnés par cette diversité irréductible de points de vue moraux. Mais la délibération aurait peu de chances, dans de telles conditions, de donner lieu au type de « fusion d’horizons » qui pourrait engendrer des consensus44.
Il s’agit donc ici de la possibilité que la délibération se transforme en dialogue de sourds. C’est-à-dire que les individus formulant des arguments issus de visions du monde différentes ne seraient pas en mesure de s’entendre. Cette objection est très certainement le reproche le plus important formulé à l’égard des théories procédu rales. À la suite de cette comparaison des deux versions de l’approche délibérative et de leurs lacunes respectives, nous considérons que les faiblesses de la version forte sont trop nombreuses et, surtout, trop importantes pour qu’elle soit retenue comme solution au problème de la place et du rôle de la religion dans l’espace public politique. Cela ne signifie pourtant pas que nous sous-estimons l’important problème de la version modérée, tout juste abordé. L’examen de l’approche républicaine nous amène néanmoins à croire qu’il est possible de le surmonter. La philosophie morale et politique de JeanMarc Ferry nous semble offrir des éléments intéressants qui nous permettent de croire au dépassement de cet écueil. Elle nous procure en outre des éléments nous donnant l’occasion de pousser plus loin la réflexion sur le rôle de la religion dans l’espace public politique. C’est principalement sur ces éléments, de même que sur des idées 44. A. DUHAMEL et D. WEINSTOCK, « Pourquoi la démocratie délibérative », p. xx.
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avancées par Habermas, que nous nous pencherons dans la prochaine section.
3. L’approche républicaine 3.1 L’atteinte possible d’un consensus normatif Peut-on envisager que des individus aux conceptions compréhensives différentes, notamment religieuses, puissent parvenir à une entente sur des normes publiques ? Cela apparaît à première vue difficile à réaliser. Il n’en reste pas moins que certaines procédures pourraient, grâce aux exigences communicationnelles qui leurs sont inhérentes, permettre aux délibérants d’atteindre cet objectif. L’éthique de la discussion habermassienne, reprise par Ferry, semble receler ce potentiel. Selon l’approche de ces deux philosophes, une procédure communicationnelle basée sur les exigences de la raison pratique, c’est-àdire l’autonomie et l’universalité, rendrait possible la justification des normes. En gros, cette procédure consiste d’abord à donner la parole à toute personne concernée par l’élaboration et la justification d’une norme x. Ensuite, les délibérants se soumettent à la loi de l’argument meilleur. Cela signifie que l’argument qui doit recevoir l’appui de tous est celui qui s’avérera le meilleur dans le contexte de la discussion. Il s’agit de « l’argument le meilleur », et non du « meilleur argument » parce qu’il n’est pas le meilleur en soi. Sa portée demeure relative, « car on assume une relativité générale de la force argumentative, par quoi il n’existe pas en ce monde un argument absolument définitif45 ». C’est donc la procédure suivie qui est garante de la validité des normes, et non le fait que celles-ci soient déduites d’un principe du bien ou du juste indépendant de l’interaction communicationnelle des participants : Mais il demeure qu’un corpus de normes peut prétendre à être juste (right), si le sens attaché à la procédure dans laquelle il aura été adopté permet de fonder sa présomption de validité au regard des exigences propres de la raison pratique – classiquement, l’autonomie et l’universalité – que nous traduisons ainsi : pour qu’un système normatif soit valablement opposable aux sociétaires, il faut et il suffit que la procé45. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 96.
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dure dans laquelle il a été adopté accrédite la possibilité effective pour les citoyens de le rejeter ou de l’amender sur la base de raisons publiquement discutées, en se tenant sous la loi de l’argument meilleur. Ainsi en va-t-il des procédures, quel que soit le nom qu’on leur donne, qui s’alignent sur un principe dialectique de publicité. Ce n’est pas, en effet, n’importe quelle procédure qui confère à une norme une validité possible indépendamment de son contenu46.
C’est après avoir décrit la procédure discursive logée au cœur du républicanisme que nous comprenons pourquoi la formulation de propositions issues de la religion ne pose pas un problème indépassable pour la justification publique des normes. Tel qu’il a été mentionné précédemment, l’éthique procédurale de l’argumentation est ouverte aux croyances et arguments dérivant de doctrines compréhensives, dont celles qui sont religieuses. Autrement dit, cette éthique ne force pas une privatisation des convictions éthico- religieuses. Certes, celles-ci sont multiples et divergent dans une société pluraliste. Cela ne constitue toutefois pas un obstacle infranchissable à l’atteinte d’un accord normatif. Les participants à un débat public seront en effet amenés à formuler des arguments pouvant recevoir l’aval de tous les concernés s’ils souhaitent vraiment que leur position soit adoptée. Conséquemment, les arguments formulés devront d’abord être compris par tous. Cela signifie que chacun sera petit à petit conduit à exprimer des propositions détachées de contenu religieux ou métaphysique non accepté par autrui. Ensuite, les valeurs sur lesquelles reposeront les arguments émis devront être partagées par l’ensemble des concernés. Il s’agira alors de valeurs décentrées : Contre cela [le besoin, selon les libéraux, de privatiser les convictions morales et de limiter la raison publique pour prévenir les risques d’imposition sectaire], le républicanisme pourra, cependant, déjà faire valoir que la recherche coopérative de principes de vie en société est elle-même le filtre qui décante de leurs charges métaphysiques les valeurs invoquées dans les argumentations relatives à l’adoption de normes ; que cette épuration a toutes les chances de se réaliser d’ellemême sur la voie discursive, dès lors que l’on cherche à s’accorder sur des normes de vie commune, car les valeurs susceptibles de soutenir l’assentiment à ces normes doivent être partagées, et cela suppose 46. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 76. Notons que, pour Ferry, le principe de publicité correspond au regroupement des principes d’universalisation et de discussion tels qu’ils sont formulés par Habermas. (J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 66.)
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quelque chose comme une sélection, où ne sont retenues que les moins particulières d’entre elles, et partant, les plus formelles […]47
Il s’avère ainsi qu’un accord sur des normes, lequel leur procurant la justification nécessaire pour s’appliquer, est possible malgré l’utilisation de propositions à connotation religieuse dans le débat public. Cela s’explique par le fait que le processus discursif élague lui-même les contenus qui ne peuvent recevoir l’approbation de tous les concernés. Une contribution de nature religieuse sera ainsi délestée des éléments ne faisant pas l’objet d’une acceptation universelle, ce qui, par le fait même, sauvera sa signification et la rendra accessible et acceptable pour autrui48. Malgré un coût en temps, en complexité et en incertitude quant au dénouement du processus, l’éthique de la discussion est, aux yeux de Ferry, l’approche normative qui se défend le mieux. Il voit dans cette procédure un gain en justice, en durabilité et même en efficacité : « Cela implique certes un plus long délai de préparation des mesures, une lourdeur procédurale accrue, ainsi que de nombreux risques d’échec et d’impasse. Mais en ayant franchi le pas de la Publicité politique, on fait du public l’instance qui neutralise la pression des groupes, de sorte que la décision sera au bout du compte moins autoritaire et moins arbitraire, à la fois plus juste et plus efficace, mieux assurée et plus durable49. » Les décisions qui seraient prises dans une discussion publique auraient ainsi moins tendance à susciter l’incompréhension et le mécontentement de la population. En outre, l’éthique de la discussion apparaît comme la procédure décisionnelle la plus conforme à l’idéal démocratique, puisque c’est aux individus de prendre part aux débats publics pour y défendre leurs idées politiques. L’entente entre eux qui débouche sur la justification et l’application d’une norme serait le signe d’un véritable pouvoir émanant du peuple.
3.2 L’atteinte parfois incertaine d’un consensus normatif Nous devons tout de même admettre, bien qu’elle se défende, que cette position n’est pas sans laisser planer un doute quant à la possibilité que les différents croyants et les non-croyants parviennent 47. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 69. 48. Ce processus de traduction sémantique des ressources normatives de la religion sera examiné un peu plus loin dans le texte. 49. J.-M. FERRY, Les puissances de l’expérience […], tome II, p. 176.
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toujours à une entente. La prétention des religions à fonder une vérité absolue et transcendante peut effectivement, dans certains cas, constituer un obstacle au véritable dialogue et à l’obtention d’un consensus. Certaines personnes n’admettront aucune déviation normative par rapport à leurs convictions et valeurs religieuses, les empêchant ainsi de se ranger derrière la proposition qui reçoit le consentement des autres partenaires de la discussion. Nous pouvons même imaginer que certains individus refuseront dès le départ de discuter avec autrui, leurs croyances rendant inconcevable à leurs yeux la recherche coopérative de principes de vie en société avec des gens partageant des convictions autres que les leurs. Notre réflexe, à la suite de cette remarque, est de nous demander si la quantité de croyants de cette catégorie est suffisamment élevée pour que la version modérée de l’approche délibérative soit sérieusement remise en question. Il s’agit, par conséquent, de voir si la plupart des doctrines religieuses rendent les croyants capables de dialogues et d’ententes. L’observation que fait Habermas de l’évolution de la religion dans la modernité nous indique que les doctrines religieuses n’ont pas été isolées des changements sociaux, politiques et intellectuels qu’ont connus les sociétés occidentales. L’avènement de la morale des droits de l’homme, le développement de la démocratie, la pluralisation des sociétés et les progrès de la science ont exercé une influence sur elles. Ces caractéristiques de la vie moderne ont provoqué la modernisation de la foi. Habermas définit cette dernière comme étant une transformation réflexive des doctrines religieuses. Cette transformation a pour principale caractéristique de rendre les religions « conscientes » de leur position non exclusive dans le monde actuel, les amenant à tenir compte d’autres sources de vérité et d’autres prétentions à la vérité religieuse50. Ce processus leur permet de cohabiter avec d’autres croyances et de collaborer avec elles pour trouver les règles de leur coexistence. Habermas ajoute que la modernisation des traditions religieuses n’implique pas la relativisation des croyances fondamentales situées au fondement de chacune d’elles : Voilà pourquoi la foi moderne est devenue réflexive. Elle ne peut en effet se stabiliser que dans la conscience autocritique d’une position 50. L’acceptation des droits de l’homme et la réhabilitation de Galilée par l’Église catholique sont des exemples éloquents de cette influence des conditions modernes de vie sur la religion.
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non exclusive, adoptée dans le cadre d’un univers de discussion limité par le savoir profane et partagé avec les autres religions. Cette capacité à relativiser le lieu d’où elle parle, qui est en même temps capacité à se décentrer grâce à la conscience qu’elle a de son arrière-plan – ce qui ne doit nullement entraîner qu’elle doive du même coup relativiser ses vérités de foi –, voilà ce qui caractérise la forme moderne de la foi religieuse51.
Habermas reprend d’ailleurs le concept rawlsien de « doctrines compréhensives raisonnables » pour décrire ces doctrines religieuses devenues réflexives : Comme le christianisme depuis le schisme, toutes les visions du monde traditionnelles se transforment, sous la pression des conditions modernes de vie qui incitent à la réflexion, en « doctrines compréhensives raisonnables . C’est le nom que Rawls donne à une conception éthique du monde et de soi-même devenue réflexive, et qui laisse place aux dissensions avec d’autres croyances, auxquelles on peut raisonnablement s’attendre, mais avec lesquelles une entente sur les règles d’une coexistence à droits égaux est possible52.
Partant de cette analyse habermassienne, nous pensons que le nombre de personnes incapables de parvenir à une entente normative du fait de leurs croyances religieuses est insuffisamment élevé pour rendre inopérante la version modérée de l’approche délibérative. Nonobstant cela, nous devons néanmoins reconnaître la persistance de certaines doctrines religieuses non compatibles avec les autres visions du monde. Nous retrouvons aussi, au sein des grandes traditions religieuses, certaines interprétations fermées aux autres sources de vérité, qu’elle soit religieuse, morale ou scientifique. Ainsi, même dans les sociétés démocratiques et pluralistes, il faut s’attendre à ce que des personnes ne veulent ou ne peuvent collaborer avec leurs concitoyens pour se donner les règles de leur vivre-ensemble53. À ceux qui verraient là un argument de poids pour rejeter la version modérée de l’approche délibérative, nous répliquons que ce type de croyants auraient davantage de réticences à collaborer à l’élaboration et à la justifications des normes publiques, si c’était la version 51. J. HABERMAS, Une époque de transitions. Écrits politiques (1998-2003), trad. de l’allemand et de l’anglais de C. Bouchindhomme, [Paris], Fayard, 2005, p. 323. 52. J. HABERMAS, L’intégration républicaine […], p. 255. 53. Ce point mériterait d’être approfondi, notamment en abordant la question des exemptions et des droits collectifs revendiqués par certains groupes religieux, mais nous ne pouvons le faire dans le cadre du présent texte.
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forte qui s’appliquait. Et cela, vu qu’ils ne pourraient à aucun moment exposer les raisons religieuses déterminant leurs positions poli tiques.
3.3 La délibération à la rescousse de la délibération Malgré la bonne volonté des participants, l’échec d’une discussion devant servir à la justification de normes demeure malheureusement un risque qu’il ne faut pas ignorer. Que faire, alors, en cas d’impasse à l’occasion d’une délibération ? Ferry est conscient de ce risque. Et il fait preuve de prudence et de réalisme en proposant de s’en remettre à la liberté négative lorsque la discussion publique ne débouche pas sur la validation d’une norme : […] de mettre en évidence le rôle important que joue chez nous la catégorie de la liberté négative dans l’aménagement de cet indécidable, dès lors que le test du principe D n’est pas positif ; dès lors, autrement dit, qu’une norme ne peut recevoir l’assentiment de tous les intéressés en tant que participants d’une discussion pratique. Dans ce cas, le dispositif libéral qui protège l’autonomie des décisions de conscience individuelle ainsi que l’intégrité physique et morale des personnes […] devient indispensable54.
Nous constatons ici que Ferry, tout en se faisant le promoteur d’une procédure délibérative de justification normative, ne remet pas en question les libertés et droits fondamentaux garantis par les Constitutions et les Chartes des démocraties libérales. Dans l’optique des théories procédurales de la délibération, cela se comprend très bien. En effet, pour ceux qui se rattachent à ces théories, les droits fondamentaux sont inhérents à toute procédure discursive juste : « Les droits fondamentaux comme la libre expression doivent être considérés comme autant de conditions nécessaires à la délibération publique elle-même. En d’autres termes, il n’est nul besoin d’une justification indépendante de ces principes, puisque la procédure leur assure un fondement suffisant par la mise en évidence de ses propres conditions de possibilité55. » Les libertés et droits de base garantis aux individus par les théories libérales et l’État de droit le sont donc également par les théories procédurales de la délibération
54. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 103. 55. D. LEYDET. « Introduction », Philosophiques, vol. 29, no 2, automne 2002, p. 179.
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démocratique. C’est pourquoi Ferry affirme que l’on peut y recourir sans problème si le test du principe « D56 » n’est pas concluant. Sur ce point, certains peuvent objecter que le recours à la catégorie de la liberté négative dans les situations où l’entente entre délibérants s’avère impossible ne va pas toujours de soi. La mise en œuvre des libertés et droits fondamentaux pose en effet problème à l’occasion. C’est ce qui arrive lorsque deux libertés ou droits fondamentaux entrent en conflit. L’un des exemples les plus pertinents pour notre propos est bien sûr la tension entre la liberté de religion et l’égalité des sexes. Que faire lorsque ces éléments entrent en conflit dans une situation donnée ? Nous pensons que la délibération publique constitue, encore ici, l’approche à adopter pour aborder ce type de difficulté. Le lien qu’établit Habermas entre l’autonomie publique (ou civique) et l’autonomie privée des personnes nous permet de bien comprendre l’à-propos de l’approche délibérative pour ce genre de situations. D’après Habermas, la première forme d’autonomie constitue une condition de la seconde. Autrement dit, la capacité et la possibilité pour les individus de prendre publiquement la parole afin de décrire leur situation, d’exprimer leurs besoins et de définir eux-mêmes les solutions qu’ils jugent adaptées à leur cas représentent la meilleure manière de mettre en œuvre les droits individuels fondamentaux. Afin d’illustrer cette idée, Habermas se sert du cas des femmes qui ont combattu et qui continuent leur lutte pour leur pleine autonomie : « Les droits subjectifs, qui sont censés garantir aux femmes une vie privée autonome, ne peuvent pas être formulés de façon adéquate si les personnes concernées n’ont pas préalablement articulé et justifié, dans le cadre de débats publics, les aspects chaque fois significatifs pour l’égalité ou l’inégalité de traitement des cas typiques. L’autonomie privée des citoyens égaux en droits ne peut être assurée qu’en activant leur autonomie civique57. » Pour revenir au conflit possible entre la liberté de religion et l’égalité des sexes, nous pensons que l’exposition publique, par les 56. Il s’agit du principe de discussion élaboré par Habermas : « Seules peuvent prétendre à la validité les normes qui pourraient trouver l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique. » (J. HABERMAS. De l’éthique de la discussion, coll. « Champs Flammarion », no 421, trad. de l’allemand de M. Hunyadi, Paris, Les Éditions du Cerf, 1992, p. 17.) 57. J. HABERMAS, L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, trad. de l’allemand de R. Rochlitz, Paris, Fayard, 1998, p. 213.
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individus, de leur compréhension des droits fondamentaux et de leur situation particulière permettra de résoudre, ou du moins d’atténuer, les difficultés liées à la mise en application de ces droits. Par exemple, lorsque le port d’un symbole religieux par certaines femmes soulève la question de l’égalité des sexes, plusieurs voyant dans ledit vêtement un signe d’infériorité de la femme par rapport à l’homme, il serait approprié que ces croyantes communiquent leurs raisons de porter ce symbole et leur vision d’elles-mêmes par rapport aux hommes. Dans certains cas, plusieurs pourraient être surpris d’apprendre que le port d’un symbole religieux ne représente pas aux yeux de la plupart des concernées un acte de soumission aux hommes. C’est ainsi que la procédure discursive logée au centre du républicanisme peut se révéler d’une grande utilité pour aborder les problèmes d’interprétation et de mise en œuvre des libertés et des droits fondamentaux garantis par le dispositif libéral.
3.4 Pourquoi accorder une place à la religion dans l’espace public politique ? Nous venons de voir qu’il apparaît possible que des citoyens aux convictions religieuses et aux valeurs différentes puissent déterminer conjointement des normes publiques. L’entente normative est à la portée de quiconque désire participer à une discussion publique en mettant les efforts nécessaires au bon déroulement de celle-ci. Il serait pourtant intéressant de voir pour quelles raisons il vaut la peine de s’efforcer d’admettre les contributions de nature religieuse dans les débats de l’espace public politique. S’il n’y avait aucune raison motivant cette admission, l’entreprise des penseurs rattachés au courant républicain paraîtrait relativement futile. Examinons alors les motifs expliquant leur défense d’un rôle de la religion dans la délibération citoyenne. Selon eux, deux raisons nous empêchent de nous contenter d’une simple privatisation des convictions et valeurs religieuses. La première est d’ordre fonctionnel. Elle consiste à donner une voix à la religion afin de minimiser les risques de repli identitaire de la part de diverses communautés religieuses. Cela revient à dire qu’il faut assurer la stabilité des sociétés pluralistes d’aujourd’hui. La seconde raison est d’ordre moral. Elle est relative au fait que la religion a encore quelque chose à nous apprendre dans le monde séculier
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d’aujourd’hui, son potentiel sémantique n’étant pas encore épuisé. De plus, les éléments normatifs tirés de la religion ne seront pas de trop dans notre quête de solutions à des problèmes moraux et politiques majeurs de notre temps58.
3.5 La stabilité des sociétés pluralistes Le premier motif justifiant une parole accordée à la religion dans l’espace public politique est ce que Ferry nomme le « retour du refoulé », c’est-à-dire un durcissement identitaire de la part de certains croyants. L’attitude laïciste prompte à écarter des débats publics les propositions émanant des croyants risque d’amener bien des individus à se replier dans leurs communautés. Elle peut, en outre, les pousser à refuser de participer à la vie de la Cité en adoptant une attitude désintéressée, voire méprisante, à l’égard des fondements et institutions de la société libérale et démocratique. L’ouverture de la raison publique aux raisons émanant de la religion serait une sorte de baume venant apaiser les sensibilités religieuses en quête de reconnaissance : À l’heure où les évidences quasiment officielles du politiquement correct risquent de faire déchoir la raison publique dans la « pensée unique » relayée par une « pensée dure » et fière de l’être, peut-être même courons-nous paradoxalement un danger en voulant maintenir l’excommunication politique sur les potentiels sémantiques de la pensée religieuse, tandis que viennent frapper à nos portes les réclamations identitaires. […] Lorsque, comme à présent, on sent venir le retour du refoulé, il devient paradoxalement urgent de mettre un terme à l’excommunication politique de la raison religieuse, si l’on veut en prévenir l’agitation. Dans l’espace européen, l’inclusion de cet « autre » que représentent les intellections fondamentales des religions devient un recours contre le risque réel de la rigidité ; et si l’on y soupçonne encore quelque danger pour notre laïcité, ce n’est là que l’effet d’une illusion rétrospective59.
En permettant aux individus d’exposer et d’utiliser des raisons issues de leur religion, Ferry fait le pari de tuer dans l’œuf les tentatives de revendications identitaires non raisonnables, voire agressives. Il se veut ici surtout pragmatique en cherchant à stabiliser l’ordre social afin que le pluralisme demeure raisonnable au sens de Rawls. Permettre aux citoyens religieusement motivés d’user, dans les débats 58. Nous n’accordons pas d’importance à l’ordre de présentation de ces raisons. 59. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 111.
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publics, des richesses compréhensives que recèlent leurs traditions religieuses leur procurerait ainsi une excellente raison de s’attacher aux principes de base d’une société libérale et démocratique.
3.6 Le potentiel sémantique de la religion et les problèmes de notre temps Les problèmes essentiels de société comme le clonage humain, la mise en péril de la vie de militaires au nom de la solidarité internationale, la frontière entre la liberté de religion et les autres libertés et droits fondamentaux de la personne60, etc., ne peuvent recevoir de solution substantielle, donc moralement satisfaisante, si l’on s’en tient au principe libéral de la liberté négative. Ce sont des questions fondamentales qui concernent le sens profond de l’existence et du vivre-ensemble, et qui demandent plus qu’un simple traitement juridique où le seul critère est celui de la liberté formelle des individus. Ces derniers ont besoin de notions morales, comme des idéaux, des intuitions et des vertus, pour discuter de ces problèmes et pour parvenir à une solution : Si donc le débat politique devait limiter ses ressources argumentatives au seul potentiel de la raison juridique, alors notre raison publique ne serait pas capable de traiter substantiellement certains problèmes essentiels de société tels que l’eugénisme, le clonage humain, l’euthanasie, le prolongement artificiel de la vie, la contraception, l’IVG, la peine de mort, le droit au suicide, etc., car aucun de ces problèmes de société ne peut recevoir de solution politiquement satisfaisante suivant le seul principe libéral de la liberté négative (le droit pour l’individu de faire tout ce qui ne porte pas atteinte à la liberté formelle d’autrui)61.
Or, pour Ferry, un traitement politique substantiel des grands problèmes de société passe par une ouverture aux raisons contenues dans la religion : « Pour un traitement politique substantiel des grands problèmes de société, notre « raison publique » doit s’ouvrir aux raisons issues de la religion62. » L’utilité des raisons de la religion provient de son potentiel sémantique. C’est-à-dire que la religion renferme des propositions sur l’existence humaine qui font sens pour les contemporains, comme 60. Ce problème se pose avec acuité en ce moment au Québec avec la question des limites à apporter aux accommodements raisonnables. 61. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 108. 62. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 107.
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elles ont été significatives pour les gens des autres époques. C’est de ce « sens » dont parlent Ferry et Habermas. Selon eux, la religion a quelque chose à nous dire qui pourrait éclairer les citoyens dans leurs décisions morales et politiques. Se couper de cette richesse sémantique serait ni plus ni moins que passer à côté de ressources morales significatives et potentiellement utiles. Cela nous permet de comprendre pourquoi Habermas souhaite que l’État libéral moderne laisse les citoyens qui le souhaitent s’exprimer sur des sujets publics à partir de leurs convictions religieuses : It [the liberal state] must not discourage religious persons and communities from also expressing themselves politically as such, for it cannot know whether secular society would not otherwise cut itself off from key resources for the creation of meaning and identity. Secular citizens or those of other religious persuasions can under certain circumstances learn something from religious contributions ; this is, for example, the case if they recognize in the normative truth content of a religious utterance hidden intuitions of their own63.
Dans ce passage, Habermas ouvre la porte à un dialogue entre croyants de diverses confessions, de même qu’entre croyants et noncroyants. Ce dialogue ne peut être rendu possible que si chacun a le loisir d’afficher ses positions dans un débat public sans dissimuler les raisons profondes qui motivent son choix. Une fois exposées, les raisons morales émanant d’une tradition religieuse bien précise pourront être comprises, et même assimilées à des raisons issues d’autres corpus de croyances, qu’elles soient religieuses ou séculières. Une entente normative, du moins une compréhension commune, sera alors possible. Afin que la plupart des gens puissent reconnaître des éléments significatifs pour eux dans le langage des différentes religions présentes dans la société, il va sans dire qu’une traduction est rendue nécessaire. À ce propos, Guy Jobin parle d’une « traduction salvatrice » pour désigner la « modalité de mobilisation du potentiel sémantique religieux à l’ère d’une société plurielle et d’un État de droit démocratique64 » discutée par Habermas. Si la traduction est salvatrice, c’est qu’elle « sauve » les intuitions et sentiments moraux archivés dans les traditions religieuses. C’est-à-dire que leur signification est préservée, mais que leur formulation ne dépend plus de vérités métaphysiques 63. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 10. 64. G. JOBIN, « La traduction salvatrice ? Penser les communautés de foi dans l’espace public avec Habermas », Revue d’éthique et de théologie morale, no 238, mars 2006, p. 85.
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rattachées aux dogmes d’une religion. C’est ce que Jobin exprime en écrivant : Traduire ne signifie pas d’abord mobiliser des arguments religieux pour justifier une norme morale universalisable. Il s’agit plutôt de dégager une intuition, archivée dans les traditions religieuses, qui manifeste une dimension morale non encore disponible dans un langage dédouané de ces traditions religieuses. En d’autres mots, la traduction s’impose du fait même que la culture contemporaine sécularisée n’a pas les mots pour exprimer des intuitions morales qui, jusqu’à maintenant, ne trouvent d’expression que dans le langage religieux65.
Le monde chrétien offre l’exemple d’une traduction du genre avec la notion de dignité inconditionnelle de chaque être humain. En effet, la traduction d’une notion religieuse (celle de la ressemblance de l’homme avec son Créateur) a permis d’en arriver à une idée similaire, mais non religieuse : celle de la valeur illimitée de chaque personne. À ce propos, Habermas écrit : « Tirer de la ressemblance de l’homme avec Dieu la dignité égale, à respecter de manière inconditionnée, de tous les hommes constitue l’une de ces traductions salvatrices. Elle ouvre le contenu des concepts bibliques au-delà des frontières d’une communauté religieuse, à tout le public de ceux qui croient autrement et des incroyants66. » D’une notion située dans une tradition religieuse bien précise, on en est arrivé à une idée universelle et séculière qui a eu des conséquences importantes pour l’organisation des sociétés occidentales modernes, principalement avec l’établissement de droits individuels fondamentaux.
3.7 De la délibération publique à la délibération institutionnelle L’utilité de la traduction salvatrice se laisse par ailleurs clairement percevoir lorsque nous envisageons le passage des discussions de l’espace public politique à la sphère institutionnelle. En effet, les discussions ayant lieu dans l’espace public politique, même si les raisons issues de la religion y sont admises, doivent tôt ou tard débou65. G. JOBIN, « La traduction salvatrice ? […] », p. 90 (nos soulignés). Même si Jobin affirme que la traduction salvatrice n’est pas « d’abord » le procédé permettant à des arguments religieux de servir à la justification de normes publiques, il n’en demeure pas moins qu’une fois traduits en termes accessibles à tous, les intuitions, idéaux et sentiments moraux tirés de la religion constitueront des éléments pouvant entrer dans le processus d’élaboration et de justification d’une norme publique ou d’une orientation sociale. 66. J. HABERMAS, « Pluralisme et morale » dans J. HABERMAS et J. RATZINGER, « Les fondements prépolitiques de l’État démocratique », Esprit, no 306, juillet 2004, p. 16.
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cher sur des raisons dont le contenu est accessible à tous. Et cela, pour deux raisons. D’abord, si un croyant désire gagner la faveur de la majorité de ces concitoyens dans une discussion publique, il devra formuler ses arguments de telle sorte qu’ils soient acceptés par eux. C’est ce que nous avons vu un peu plus tôt. Ensuite, la recherche de l’entente normative dans l’espace public politique a pour but ultime la concrétisation, sous la forme d’une norme ou d’une action politique réelle, du résultat de la délibération. On s’attend donc à ce que le personnel politique autorisé puisse reprendre les discussions des citoyens sur le plan institutionnel, et s’en servir pour mener le processus législatif d’adoption d’une norme à terme. Or, à ce niveau, seules les raisons détachées de contextes religieux particuliers peuvent être formulées. Cette situation est due au fait que la neutralité religieuse des institutions publiques doit être maintenue dans une société pluraliste. Comme nous l’avons vu à la section précédente, la neutralité de l’État est la condition de base de la paix sociale et du respect de l’autonomie des individus. En d’autres termes, la norme de réciprocité qui n’a pas à s’appliquer aux individus dans l’espace public politique doit toutefois s’appliquer à ceux qui occupent des fonctions dans les institutions publiques (députés, ministres, chefs d’État, juges et fonctionnaires), ou qui aspirent à occuper ces postes (candidats)67. 67. L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Chamberlain c. Surrey School District no. 36 comporte des affinités avec la position républicaine quant au rôle et à la place des croyances et valeurs religieuses dans la délibération publique. Il s’agit plus précisément d’un jugement dans lequel la Cour donna raison à un enseignant du primaire qui poursuivait le conseil scolaire auquel il était rattaché. Notons que la School Act de la ColombieBritannique, laquelle insiste sur l’obligation de laïcité, permet aux conseils scolaires d’approuver des ressources documentaires éducatives complémentaires à celles adoptées par le ministre. L’élément ayant déclenché cette affaire est le refus par le conseil d’approuver des manuels suggérés par l’enseignant et qui devaient servir de ressources pour l’enseignement du programme Éducation à la vie familiale. Les manuels en question illustraient des familles homoparentales. La décision du conseil était principalement motivée par le fait que des élèves seraient exposés à des idées entrant en conflit avec les croyances et valeurs religieuses de leurs parents, ce qui provoquerait une controverse, ceux-ci considérant immorales les unions homosexuelles. Le lien que nous établissons ici avec l’approche républicaine repose sur le fait que l’arrêt reconnaît une place aux considérations religieuses dans des débats portant sur un enjeu public (dans ce cas-ci, le contenu des manuels utilisés dans des écoles publiques) tout en maintenant l’obligation de neutralité religieuse pour les institutions publiques que sont les conseils scolaires. Les juges de la majorité ont ainsi conclu que « [l]e fait que la School Act insiste sur la stricte laïcité ne signifie pas que les considérations religieuses n’ont aucune place dans les débats et les décisions du conseil scolaire. […] La religion est un aspect fondamental de la vie des gens, et le conseil scolaire ne peut en faire abstraction dans ses délibérations. Toutefois, l’exigence de laïcité fait en
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Pour ce faire, la traduction sémantique doit s’opérer dans l’aire préinstitutionnelle afin que les contenus de vérité puissent être repris dans le domaine parlementaire. Habermas écrit à ce propos : « The truth content of religious contributions can only enter into the institutionalized practice of deliberation and decision-making if the necessary translation already occurs in the pre-parliamentarian domain, i.e., in the political public sphere itself68. » Les institutions publiques ne pouvant qu’être absolument neutres vis-à-vis les diverses visions du monde présentes dans la société, cela les contraint à ne pas justifier leurs décisions en mettant de l’avant des raisons acceptables uniquement pour une catégorie de fidèles. Cela reviendrait à privilégier un groupe au détriment des autres citoyens. Les croyants de la société civile peuvent donc défendre dans l’espace public leur option politique en s’appuyant sur leurs valeurs et croyances religieuses. Toutefois, leurs arguments ne peuvent passer le seuil séparant la société civile et les institutions politiques que si leurs propositions sont suffisamment décentrées par rapport à ces convictions. D’aucuns peuvent voir dans l’impossibilité pour les propositions de nature religieuse de pénétrer dans les processus institutionnalisés de la délibération parlementaire et de la prise de décision (administrative, juridique ou gouvernementale) l’absence d’une véritable différence entre la version forte et la version modérée de l’approche délibérative. Nous croyons cependant que soutenir cette idée, c’est faire un pas de trop. Cela pour deux raisons. Premièrement, il y a une énorme différence entre le fait pour un citoyen de défendre publiquement ses positions politiques en utilisant ses convictions et valeurs profondes et le fait de devoir taire ces dernières. La vie politique d’une société démocratique dépasse largement le cadre des activités institutionnelles. Une partie importante de cette vie se déroule dans les réseaux plus ou moins informels de l’espace public politique. Du coup, même si dans la version modérée seules les propositions dites séculières peuvent pénétrer dans la sphère institutionnelle, il n’emsorte que nul ne peut invoquer les convictions religieuses des uns pour écarter les valeurs des autres. Bien que le conseil scolaire puisse tenir compte des préoccupations religieuses des parents, l’exigence de laïcité l’oblige à accorder une même reconnaissance et un même respect aux autres membres de la collectivité. […] » (Chamberlain c. Surrey School District No. 36, [2002] 4 R.C.S. 710, 2002 CSC 86, http ://csc.lexum.umontreal.ca/ fr/2002/2002csc86/2002csc86.html consultée le 08/03/18.) Les extraits cités sont tirés du paragraphe 19 du jugement. 68. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 10.
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pêche que les propositions à connotation religieuse ont droit de cité, et peuvent alors enrichir le débat démocratique. Deuxièmement, rappelons que les citoyens religieusement motivés ne sont, contrairement à ce qu’on retrouve dans la version forte de l’approche délibérative, nullement obligés de traduire leurs énoncés lorsqu’ils débattent. Certes, s’ils souhaitent gagner l’assentiment de leurs concitoyens, ils seront amenés à opérer cette traduction. Cependant, s’ils refusent absolument de se prêter à ce jeu, personne ne pourra les contraindre à s’exprimer autrement69. D’une certaine façon, nous pourrions résumer cette idée en disant que dans la version modérée de l’approche délibérative, la contrainte de la traduction sémantique est impersonnelle puisque dérivant du processus discursif lui-même ; tandis que dans la version forte, l’obligation de traduction est personnelle parce qu’imposée par une majorité de citoyens ou encore par les détenteurs d’une autorité qui permet à ces derniers d’exercer un contrôle sur les propositions formulées par les citoyens70. Ainsi, avec la version modérée, aucune majorité de citoyens ni aucune autorité publique ne peut être taxée de laïcisme, d’intolérance, voire de mépris à l’endroit de la religion. L’application de la version modérée peut de cette façon contribuer à atténuer les tensions au sein d’une société démocratique marquée par la pluralité des doctrines compréhensives.
3.8 L’acte coopératif de traduction Nous devons nous demander à présent si les croyants qui n’opèrent pas la traduction attendue d’eux ne peuvent espérer que leurs points de vue soient entendus par l’État et, même, matérialisés sous forme de normes. Si tel est le cas, alors ceux qui ne désirent ou ne peuvent pas traduire leurs propositions ne seront pas enclins à prendre part aux discussions publiques. Qui plus est, l’État libéral ne peut les obliger à effectuer cette traduction, comme nous l’avons précé-
69. Nous verrons dans ce qui suit que la traduction escomptée pourra même être effectuée par les individus non religieusement motivés. 70. Pour illustrer ce cas de figure, nous pouvons imaginer que les commissaires Bouchard et Taylor aient exigé des participants aux forums de discussion de ne faire aucune mention de leurs convictions et valeurs religieuses dans l’exposition de leurs points de vue lors des audiences publiques de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles.
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demment vu. C’est ici que le concept habermassien de « processus coopératif71 » de traduction prend tout son sens. En considérant que les instances officielles doivent rester neutres par rapport aux différentes visions du monde et que les citoyens qui souhaitent participer aux débats publics en justifiant leurs positions en termes religieux peuvent le faire, Habermas est conduit à reconnaître qu’un dialogue entre les citoyens religieusement motivés et ceux qui ne le sont pas doit nécessairement avoir lieu. Ce dialogue prend la forme d’un acte coopératif de traduction. Cela signifie que ceux qui expriment leurs positions uniquement en termes religieux doivent s’en remettre aux autres citoyens afin qu’ils puissent trouver la formulation qui pourra ensuite pénétrer dans la sphère étatique : « Given that they [les croyants] may only express themselves in a religious idiom under the condition that they recognize the institutional translation proviso, they can, trusting that their fellow citizens will cooperate for accomplishing a translation, grasp themselves as participants in the legislative process, although only secular reasons count therein72. » Ici apparaît une charge à la fois épistémique et motivationnelle pour les citoyens non religieusement motivés. Comme vu précédemment, ces citoyens sont appelés à se mettre à l’écoute de leurs concitoyens religieusement motivés et même à offrir leurs services à ceux qui ne veulent ou ne peuvent traduire en termes séculiers des contenus présents dans leurs traditions religieuses. Habermas est conscient que cette tâche à laquelle la société séculière n’a pas habitué les individus est une nouveauté qui exigera une grande adaptation pour plusieurs : Under the normative premises of the constitutional state, the admission of religious statements to the political public sphere only makes sense if all citizens can be expected not to deny from the outset any possible cognitive substance to these contributions – while at the same time respecting the precedence of secular reasons and the institutional translation requirement. This is what the religious citizens assume anyway. Yet on the part of the secular citizens such an attitude presupposes a mentality that is anything but a matter of course in the secularized societies of the West73. 71. J. HABERMAS, « Foi et savoir » dans L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?, coll. « NRF essais », trad. de l’allemand de C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002, p. 157-161 cité dans G. JOBIN, « La traduction salvatrice ? […] », p. 93. 72. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 10. 73. J. HABERMAS, « Religion in the public sphere », p. 15.
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Les citoyens non religieusement motivés sont ainsi conviés à e ffectuer une tâche délicate : celle de traduire en termes séculiers des contenus propositionnels, en l’occurrence des contenus à connotation religieuse, avec lesquels ils sont peu familiers. Nous sommes alors poussés à nous questionner sur la voie à suivre pour effectuer cette traduction. Cela est d’autant plus vrai qu’Habermas ne nous indique pas vraiment comment il entrevoit les modalités de cette traduction coopérative. Certes, les citoyens religieusement motivés et ceux qui ne le sont pas doivent s’entendre sur la différence entre raisons religieuses et raisons non religieuses dans une discussion portant sur un thème précis. Il n’est cependant pas évident de savoir comment les deux types de citoyens peuvent entrer en dialogue en vue de traduire conjointement des contenus religieux. À ce propos, Jobin écrit : « […] Habermas ouvre aussi la porte à un travail de traduction sémantique, tant pour les citoyens croyants que pour les non-croyants, mais rien n’est dit sur les modalités de rencontre entre les deux groupes pour l’effectuer […] Tout ce que l’on peut dire, c’est que le travail de détermination de la frontière des raisons religieuses trace les limites où peuvent être invoqués des arguments religieux dans un débat74. » Dans l’objectif de trouver une ébauche de réponse à cette question, nous nous tournons à présent vers l’ « éthique reconstructive » élaborée par Ferry. Nous trouvons que cette éthique de la discussion ayant comme principe la reconstruction offre un exemple inspirant d’un procédé permettant une traduction conjointe de raisons tirées de la religion.
3.9 L’éthique reconstructive ferryenne comme modèle opératoire de l’acte coopératif de traduction habermassien Ferry tente de dépasser la procédure argumentative en plaçant, au cœur de l’éthique de la discussion, le principe reconstructif. En agissant de la sorte, il s’efforce d’être le plus conséquent avec sa définition de la morale. Rappelons que, pour lui, la communication est constitutive de l’action morale75. La catégorie mise ici au premier plan dans la reconstruction n’est plus la « validité » des arguments apportés, ce qui est le cas dans une éthique de la discussion argumen74. G. JOBIN, « La traduction salvatrice ? […] », p. 94. 75. J.-M. FERRY, Les puissances de l’expérience […], tome II, p. 145.
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tative. Au contraire, il s’agit désormais de la « reconnaissance » des personnes porteuses de ces arguments76. Le principe reconstructif fait ainsi de l’éthique de la communication ferryenne une éthique reconstructive. Est-ce à dire que l’argumentation n’a plus d’importance pour cette nouvelle éthique ? La réponse est bien entendu négative. Elle est plutôt une éthique qui dépasse celle de l’argumentation, ce qui signifie qu’elle la conserve mais en modifiant des éléments, dont principalement son but ultime. Contrairement à l’argumentation, l’objectif dernier de la reconstruction est la reconnaissance des personnes concernées par la discussion : « L’éthique du discours élargit ici son concept en incluant, outre l’argumentation, explicitement aussi la narration et l’interprétation, de sorte que l’on parlera, cette fois, non pas d’une éthique argumentative, mais d’une éthique reconstructive, dont le télos est la reconnaissance des personnes plutôt que la validation des propositions ou même l’entente entre les protagonistes d’un débat77. » En plus d’englober l’argumentation, la reconstruction comprend la narration et l’interprétation. La reconstruction n’est donc pas un registre du discours qui diffère des trois registres précédemment énumérés en s’y opposant. Elle s’y distingue plutôt en les regroupant. La réunion de la narration, de l’interprétation et de l’argumentation forme la reconstruction : « La reconstruction n’est intéressée ni proprement à dire ce qui s’est passé sur le mode du vécu (narration), ni à généraliser les leçons tirées des événements mis en récits (interprétation), ni à universaliser les maximes individuelles au regard d’une ‘‘ compossibilité ’’ générale (argumentation), mais spécifiquement à parcourir tout ce processus en sens inverse sur les traces de la reconnaissance éventuellement manquée78. » C’est cette ouverture de la discussion publique aux divers registres du discours qui nous permet de voir dans l’éthique reconstructive un procédé de traduction coopératif des raisons issues de la religion. Dans une discussion publique régie par le principe reconstructif, les citoyens non religieusement motivés se mettraient à l’écoute, non seulement des arguments dérivant directement des convictions religieuses des croyants, mais aussi de leurs récits de vie singuliers. Il est vrai que les arguments peuvent s’avérer difficilement traduisibles 76. J.-M. FERRY, L’éthique reconstructive, coll. « Humanités », Paris, Éditions du Cerf, 1996, p. 61. 77. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 18. 78. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 32-33.
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arce qu’étant exprimés dans les termes propres à une religion ou p encore parce qu’étant trop dépendants de croyances religieuses spécifiques, donc non partagées par tout un chacun. Par contre, les récits de vie sont pour leur part beaucoup plus accessibles à la compréhension commune. C’est justement en comprenant les récits des croyants que l’on arrive à voir comment des éléments moraux présents dans leur tradition religieuse sont pertinents dans leur vie. Cela permet, par le fait même, de constater que ces éléments peuvent s’avérer significatifs dans la vie d’autrui. Une traduction de raisons issues de la religion en termes non religieux, donc dépourvus de connotation dogmatique, devient alors possible. Ferry écrit à ce propos : « Ces raisons ne peuvent toutefois être dépouillées de leur connotation dogmatique qu’en trouvant une expression profane dans la communication de convictions authentifiées par les récits de vie des gens79. » Il ajoute un peu plus loin : Cependant, le modèle ne serait pas celui d’une représentation institutionnelle des sensibilités religieuses, mais celui d’une expression profane d’expériences inscrites dans le monde vécu des gens. Cette raison communicationnelle n’est ni spécialement laïque ni spécialement religieuse : elle est simplement « profane ». […] C’est en effet seulement en étant en quelque sorte authentifiés par des récits de vie singuliers, structurellement naïfs, que ces éléments éthiques peuvent être dépouillés de l’appareil dogmatique qui marque invariablement l’intervention attitrée des autorités religieuses dans les problèmes de société, et quelle que soit par ailleurs la valeur interne des argumentations déployées par ces autorités80.
Pour expliquer son idée, Ferry donne l’exemple d’une raison issue de la religion et qu’on utilise comme argument contre la norme permettant la peine de mort. Cette raison est toutefois exposée de deux manières différentes. D’un côté, elle est formulée par les autorités religieuses et est du type dogmatique, puisqu’elle renvoie au dogme x d’une religion donnée selon lequel la vie humaine a un caractère sacré. De l’autre côté, la raison est rendue publique grâce à un récit de vie singulier : Qu’un rescapé de la condamnation à mort raconte au public ce qu’il a vécu, ou que les témoins obligés d’une exécution, saisis par l’horreur de la chose, se sentent appelés à mobiliser l’opinion contre la peine de 79. J.-M. FERRY,Valeurs et normes […], p. 107. 80. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 108-109.
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mort sur la seule base du récit de ce qu’ils ont vu : voilà des expressions narratives qui vaudront plus que toutes les argumentations théoriques relatives à la valeur sacrée de la vie humaine, innocente ou non. C’est dans la présentation de l’expérience vécue profane, que les arguments « refoulés » des religions, ainsi dépouillés de leur appareil dogmatique, peuvent retrouver une actualité et une pertinence dans le débat public, proprement politique81.
Un élément éthique, une raison, une intuition ou un idéal moral, présents dans une religion peuvent ainsi trouver une expression profane, donc publiquement accessible, dans le récit d’une expérience de vie. Le processus coopératif de traduction dont parle Habermas pourrait alors s’effectuer au moyen de l’exposé de récits singuliers de vie par des croyants, lesquels seraient écoutés par les citoyens non religieusement motivés qui en retireraient des arguments éthiques « assouplis82 », donc disponibles pour une justification publique des normes et des orientations de société.
Conclusion Le but du présent texte était de déterminer la place et le rôle de la religion dans l’espace public politique d’une démocratie libérale. L’étude des théories substantielles et procédurales de la démocratie délibérative, autant celles issues de la philosophe anglo-américaine que de la pensée continentale, nous permet de conclure ceci : les citoyens religieusement motivés peuvent prendre position dans les débats politiques de l’espace public en utilisant des raisons tirées de leur religion. Cette place accordée à la religion dans l’espace public politique doit néanmoins être balisée. Les croyants, comme tous les autres citoyens, doivent en effet se soumettre aux règles inhérentes aux procédures communicationnelles lorsqu’il est question de la justification publique d’une norme. Ils doivent également accepter la séparation entre l’Église et l’État, ce qui implique que leurs arguments doivent être traduits en termes séculiers avant de pénétrer dans la sphère institutionnelle de la société. L’État libéral qui défend la liberté de religion ne peut cependant pas exiger des croyants une traduction de leurs propositions en termes séculiers, donc les forcer à s’exprimer dans un langage non 81. J.-M. FERRY, Valeurs et normes […], p. 110. 82. J.-M. FERRY. Valeurs et normes […], p. 111.
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religieux dans l’espace public. D’où le besoin d’une intervention des citoyens non religieusement motivés. Selon Habermas, ceux-ci sont appelés à aider les croyants à réaliser la traduction préparlementaire nécessaire au passage dans la sphère institutionnelle des propositions émises dans l’espace public. C’est ici que l’éthique reconstructive de Jean-Marc Ferry apparaît comme un modèle à suivre pour que ce processus coopératif de traduction soit rendu possible. En conclusion, le républicanisme défendu par Habermas et Ferry est une version de la démocratie délibérative qui, en plus de nous dire pourquoi la religion a encore sa place dans les débats publics à portée politique, nous informe sur la manière dont la religion peut jouer un rôle dans l’espace public politique de nos sociétés.
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Entre pluralisme religieux et appartenance citoyenne : Quel rôle pour l’école québécoise ? Stéphanie Tremblay
Introduction À l’instar des autres sociétés démocratiques contemporaines, le Québec est de plus en plus interpellé par l’exigence de prise en compte de la diversité culturelle et religieuse dans l’espace public. Bien que cet enjeu ne soit pas nouveau, il prend pourtant une tournure plus passionnée au cœur des débats nationaux depuis quelques décennies avec la diversification des flux migratoires (Nord-Sud) et l’érosion des représentations ethniques de l’identité nationale. Ces mutations profondes s’accompagnent d’une montée des demandes de reconnaissance identitaire (notamment relatives au port de symboles religieux) de la part de nombreux citoyens. En plus d’élargir l’étendue du paysage religieux et l’éventail des convictions individuelles, cette transformation pluraliste des sociétés démocratiques induit ainsi de nouveaux conflits de normes (Gutmann, 1987) et pose la question du degré de reconnaissance de l’altérité : « Doit-on se contenter d’une approche libérale individualiste (Rawls, 1993) ou républicaine du pluralisme (Schnapper, 2002) ou au contraire doit-
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on aménager des droits particuliers pour certains individus ou même certaines communautés (Kymlicka, 1995 ; Taylor, 1994) ? » Le cas échéant, comment fixer des limites à ces revendications ? On voit donc se profiler, en aval de la question du pluralisme, la nécessité de repenser les paramètres du vivre-ensemble dans une perspective plus inclusive, qui permette d’articuler l’affirmation de la diversité et le respect des normes démocratiques (Bourgeault et autres, 1995). Si le pluralisme constitue une variable incontournable dans l’analyse des rapports sociaux au sein des sociétés démocratiques, il soulève plus d’interrogations dans certaines institutions que dans d’autres. C’est principalement le cas de l’école publique qui représente un lieu des plus névralgiques en matière d’adaptation à la diversité. En effet, en raison de sa position charnière entre la sphère publique (responsabilité de l’État) et la sphère privée (droits des parents), l’institution scolaire est souvent remise en cause, tant par les parents que par les acteurs du monde scolaire. L’école publique assume en outre un certain nombre de fonctions civiques dans les sociétés contemporaines, auxquelles s’articulent les enjeux du pluralisme culturel et religieux : elle occupe certes un rôle central dans l’instruction et la qualification, mais également dans la socialisation à des valeurs communes, incluant le respect de la diversité. L’aménagement du pluralisme religieux à l’école constitue donc un révélateur intéressant de changements sociaux profonds qui se produisent au Québec, en matière de conception des droits fondamentaux et de l’acceptation de la diversité dans un contexte d’immigration de plus en plus diversifiée. Ces changements nous informent également quant à la conception du rôle de l’école publique et aux nouveaux mandats qui lui sont dévolus. Cette contribution abordera plus précisément, sous la forme d’une étude documentaire, le cadre normatif balisant l’expression du pluralisme religieux à l’école publique. Dans un premier temps, nous tenterons de brosser un portrait critique des diverses théories issues de la philosophie politique ayant proposé des avenues pour concilier citoyenneté et pluralisme dans les sociétés démocratiques. Une fois situés les rapports normatifs entre État et religion au Québec, nous circonscrirons le cadre juri dique du pluralisme en tenant compte de la conception québécoise de la laïcité (Conseil des relations interculturelles, 2004 ; Comité sur les affaires religieuses, 2004, 2006), de la responsabilité conjointe de l’école (entre les parents et l’État) et de l’importance prépondérante des droits de la personne dans les démocraties libérales. Nous analy-
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serons ensuite les fonctions d’instruction, de socialisation et de qualification de l’école à la lumière des enjeux de la diversité religieuse, puis nous terminerons par une réflexion critique sur le récent débat public autour des « accommodements raisonnables ».
1. Les balises philosophiques du pluralisme religieux dans l’espace scolaire Plusieurs grandes théories issues de la philosophie politique ont proposé des moyens d’articuler le pluralisme culturel et religieux et l’appartenance citoyenne dans l’espace public démocratique : le libéralisme classique (Rawls, 1993), l’approche communautarienne (Sandel, 1999 ; Taylor, 1994), en passant par le républicanisme (Schnapper, 2002) et le libéralisme renouvelé (Kymlicka, 1995). Chacun de ces courants de pensée recouvre une conception spécifique du rôle de l’État en matière d’aménagement de la diversité dans l’espace public et par prolongement logique, dans l’institution scolaire. Dans la présente section, nous proposons d’esquisser un panorama critique de ces différentes options philosophiques afin d’y situer l’approche québécoise. Bien qu’elles divergent entre elles, toutes ces approches ont au moins en commun deux principes fondamentaux à la base des démocraties libérales. D’une part, elles mettent toutes en avant le principe démocratique en vertu duquel seule la majorité des citoyens, par la voie du vote et de la délibération publique, est en mesure de trancher les débats de société. D’autre part, elles reconnaissent le principe libéral, selon lequel les décisions prises au terme du processus démocratique ne doivent pas entraver les droits individuels fondamentaux, sauf dans des circonstances exceptionnelles mettant en jeu la sécurité nationale (Groupe de travail sur la religion à l’école, 1999, p. 78).
1.1 Le libéralisme classique En premier lieu, la théorie libérale classique préconise le recours au concept de neutralité axiologique ou de neutralité d’abstention de l’État en réponse aux revendications culturelles et religieuses s’affichant dans l’espace public. Dans cette perspective, l’État est chargé de garantir un espace de liberté à chaque individu et s’interdit, sur cette base, d’intervenir de quelque manière que ce soit dans un domaine controversé ou litigieux, sous prétexte qu’aucune conception de la vie bonne n’est avalisée par tous les citoyens. Transposé dans l’univers
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scolaire, ce modèle idéal-typique laisserait donc aux parents, dans chaque communauté locale, le soin de décider du sort de la diversité religieuse sur une base démocratique. Cette conception de la neutralité semble a priori acceptable dans la mesure où toute intervention de l’État constituerait un parti pris en faveur de l’une ou l’autre des conceptions de la bonne vie présentes dans la société civile. Or, cette régulation de type marchande « par le jeu de l’offre et de la demande » est fortement critiquée, car sous son apparente impartialité, elle risque fort de conduire à une tyrannie de la majorité, qui entrerait en contradiction avec la prémisse démocratique de l’autonomie individuelle (Kymlicka, 1995 ; Taylor, 1994). Parallèlement, il y a fort à parier qu’un tel « laisser-faire culturel » consoliderait la domination politique et économique de la culture d’un groupe au détriment des autres (Bourgeault et autres, 1995, p. 83). La prise en compte de la différence apparaît dès lors comme une condition nécessaire à la liberté des citoyens qui ne partagent pas les valeurs du groupe dominant.
1.2 L’approche communautarienne Quant aux trois autres conceptions, elles se rattachent toutes à une neutralité égalitaire, mais en la déclinant de diverses manières. D’abord, l’école communautarienne plaide pour une reconnaissance des particularismes ethniques et religieux dans la sphère publique, car pour elle, c’est d’abord par l’entremise de la communauté (relais entre l’individu et l’État) que se tisse le lien social. Ce parti pris s’enracine dans une tradition philosophique remontant à Herder et à Hegel selon laquelle tout individu puise les ressources nécessaires à sa constitution comme sujet (dignité et estime de soi) dans une culture, qui forme le noyau de son identité personnelle (Kymlicka, 1995 ; Sandel, 1999 ; Taylor, 1994). L’école apparaît donc ici comme un espace de reproduction des lieux réels de citoyenneté en se modelant sur les diverses collectivités concrètes (ethniques, religieuses, linguistiques) qui forment la société civile de chaque communauté locale. Cette conception, souvent associée au modèle d’intégration anglosaxon (Self Government), présente toutefois l’inconvénient d’essentialiser les différences ethno-religieuses et entre en contradiction avec le concept d’identité multiple de plus en plus constaté en sciences sociales (Camilleri, 1990 ; Taboelda-Leonetti, 1990). Enfin, la conception communautarienne renferme, selon Touraine, le danger de cristallisation d’un pouvoir communautaire (antidémocratique) sus-
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ceptible d’oppresser les individus qui y appartiennent (Touraine, 1997). Dans le cadre scolaire, une telle conception risquerait d’entraver l’acquisition, par les élèves, d’une capacité de jugement critique et ainsi d’entrer en contradiction avec les droits individuels fondamentaux.
1.3 Le républicanisme En ce qui concerne la conception républicaine, que l’on associe généralement au modèle français, il s’appuie sur une vision abstraite de la citoyenneté en vertu de laquelle l’homme, conçu dans ses caractéristiques génériques, doit s’arracher à toute appartenance communautaire (ethnique, religieuse, linguistique, etc.) pour partager également la souveraineté de la République. Cet individualisme démocratique repose sur une stricte séparation de la sphère publique et de la sphère privée et implique par conséquent l’éradication du religieux de l’espace public. Dans l’institution scolaire, cette conception se traduit par un retrait des signes d’appartenance religieuse, tant de la part des élèves que du personnel scolaire, et par l’éviction de toute présence symbolique de la religion dans l’enceinte de l’école (Thériault, 1997, p. 20-24). Cette laïcité à la française, abordant la religion comme un domaine relevant uniquement de la conscience individuelle, est historiquement enclavée dans la matrice idéologique de la Révolution française, qui associait la religion à l’ignorance et à l’obscurantisme (Milot, 2002). Pour les tenants d’un libéralisme renouvelé, il va de soi que le modèle d’intégration républicaine apparaît obsolète pour gérer la diversité dans une démocratie pluraliste, car il ne prend pas acte de la dynamique des « identités » façonnant le corps social. C’est sur la base de ce paradigme multiculturel de la reconnaissance que Kymlicka, à l’instar d’autres penseurs de sa mouvance, critique la soi-disant neutralité de l’État, qui sous couvert d’impartialité, consacre en réalité la suprématie de la culture du groupe majoritaire (Kymlicka, 1995).
1.4 Le libéralisme renouvelé ou « l’indépendance morale des individus » Ainsi, à cheval entre la neutralité républicaine et le communautarisme, le libéralisme renouvelé ou « l’indépendance morale des individus » propose une approche nuancée de la prise en compte des différences religieuses balisée par deux principes fondamentaux : la
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protection de l’autonomie individuelle (par rapport à ses affiliations communautaires) et le respect des valeurs et du processus démocratiques (Bourgeault et autres, 1995 ; Kymlicka, 1995). En contexte scolaire, cette approche semble la plus apte à réconcilier la tension entre reconnaissance du pluralisme des valeurs et protection de la liberté individuelle. Elle forme d’ailleurs l’arrière-fond philosophique du concept opératoire de laïcité que Micheline Milot, définit comme suit : « Un aménagement du politique en vertu duquel la liberté de religion et la liberté de conscience se trouvent, conformément à une volonté d’égale justice pour tous, garanties par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne qui coexistent dans la société » (Milot, 2002, p. 34). C’est sur ce socle philosophique que se fonde la mise en œuvre de la laïcité dans le contexte québécois.
2. Les balises encadrant la résolution des conflits de normes dans l’espace scolaire 2.1 La laïcité ouverte, un cadre régulateur de la diversité Pour aborder la laïcité comme un principe régulateur de la diversité, il faut tout d’abord la désenclaver de sa genèse française, teintée du combat anticlérical mené au cours de la Révolution française, ayant culminé lors de la Loi de séparation de 1905. Au Québec, depuis le XVIIIe siècle, la liberté de conscience et de religion dans la sphère publique a plutôt contribué à juguler les tensions sociales entre Canadiens anglais et français. Dans la plupart des États occidentaux, plusieurs vecteurs de la modernité comme la diversification des flux migratoires, l’avancée des droits de la personne et la diffusion du libéralisme ont opéré une laïcisation du politique, indépendamment de l’ampleur des conflits entre la sphère politique et religieuse. Les formes d’aménagement des rapports entre Églises et États ont ainsi varié selon la trajectoire historique de ces divers contextes nationaux qui cherchaient pourtant tous un moyen de gérer la diversité des groupes de convictions dans un même cadre politique. Autrement dit, la laïcisation des structures politiques n’est pas en soi porteuse d’un regard défavorable à l’égard de la religion ; elle « a un lien évident avec la liberté religieuse, car elle lui permet d’exister et lui apporte même la garantie de l’État » (Barbier, 1995, p. 79). Conçu dans cette perspective, l’essor de la laïcité est étroitement lié à la nais-
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sance de tout État moderne qui protège les droits fondamentaux de tous les citoyens. La laïcité constitue donc un principe non seulement juridique, mais également social et culturel de reconnaissance de la diversité dans les institutions. Elle s’articule logiquement à un projet d’éducation à la citoyenneté dont la finalité consiste à consolider le lien social dans la pluralité des convictions individuelles. En somme, une définition opératoire de la laïcité s’appliquant aussi bien au Québec qu’à d’autres sociétés démocratiques comporte trois éléments : la mise en œuvre d’un double principe de neutralité entre l’État et les groupes de convictions ; la garantie des droits à l’égalité et à l’exercice des libertés de conscience et de religion à l’intérieur des limites démocratiques ; et le droit explicite en ce domaine, son application et l’interprétation qu’en font les instances judiciaires (Milot, 2002, p. 34). Cette conception d’inspiration libérale aborde donc la laïcité comme un cadre d’aménagement de la diversité et non comme un outil d’aseptisation religieuse de l’espace public. Malgré le silence politique et législatif autour de la laïcité au Québec et la déconfessionnalisation tardive des structures scolaires (qui s’est achevée en 2008), il n’en demeure pas moins que les assises fondamentales de la laïcité y furent rapidement instaurées. En effet, la dissociation du politique et du juridique par rapport au pouvoir religieux et la garantie des libertés religieuses furent non seulement mises en place très tôt au Québec, mais même en précédant, à certains égards, la France, les Étatsunis et même l’Angleterre (Milot, 2002 ; Mc Andrew, 2003). La laïcité, bien que présente dans les faits, s’est néanmoins longtemps retrouvée dans l’angle mort des représentations sociales québécoises (Milot, 2002).
2.2 L’école publique : une institution partagée entre les parents, l’État et la société civile Avant d’aborder plus en profondeur l’application de la laïcité dite ouverte dans l’institution scolaire, on ne peut contourner la question centrale de la responsabilité commune de l’école publique. La position charnière de l’école entre la sphère publique et la sphère privée représente en effet une source importante de dissension quant à ses visées éducatives et à ses orientations pédagogiques. La résolution de cette question est donc intimement liée à la recherche de repères dans les conflits de normes. Tout d’abord, l’école appartientelle aux parents ? Les parents bénéficient certes d’un droit de regard
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sur l’éducation de leurs enfants, autant sur le plan des curriculums que sur celui des règles de la vie scolaire. Ce droit trouve d’ailleurs écho dans plusieurs documents juridiques dont l’École québécoise. Énoncé de politique et plan d’action (1979), qui établit la famille comme « le premier lieu de l’éducation » (2.2.7) et la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 26.3), qui précise que « les parents ont, par priorité, le droit de choisir, le genre d’éducation à donner à leurs enfants ». Mais, ceux-ci ne détiennent pas le pouvoir d’infléchir tous les aspects de la vie scolaire, car dans une telle éventualité, le « produit » éducatif se réduirait au simple résultat du jeu de l’offre et de la demande, comme dans le modèle du libéralisme classique. Le droit des parents relève en effet d’une logique différente de celle des droits individuels reconnus dans les chartes, en ce sens que ces derniers ont avant tout comme fonction de « garantir à toute personne les moyens, autant institutionnels que matériels, pour tenter de mener à bien dans des conditions de liberté sa propre conception de la vie bonne » (Groupe de travail sur la religion à l’école, 1999, p. 84). Or, les droits des parents leur confèrent certes un pouvoir sur les enfants, mais ce dernier est balisé par les droits fondamentaux des enfants. De surcroît, sur le plan juridique, la Loi sur l’instruction publique (art. 1.13.3) stipule que l’école publique constitue un lieu complémentaire à la famille et financé par l’ensemble de la collectivité qui a fait le choix « d’assurer la transmission des connaissances et la socialisation à des valeurs plus larges, nécessaires à la poursuite de la vie en société » (cité par Mc Andrew, 1995, p. 7). Les droits des parents doivent donc s’harmoniser avec ceux liés à l’épanouissement des enfants (Bourgeault et autres, 1995 ; Groupe de travail sur la religion à l’école, 1999, p. 8386). Mais alors, l’école appartient-elle à la société civile ? De nombreux penseurs, notamment issus de la tradition communautarienne, se sont penchés sur le rôle des lieux concrets de la citoyenneté, c’està-dire les divers corps intermédiaires (syndicats, corporations professionnelles, Églises, associations de quartier, etc.) auxquels les individus s’attachent librement en fonction de leurs affinités avec ces groupes. Cette « société civile » entre l’État et les citoyens est généralement conçue comme un rempart contre la tyrannie de l’État (le droit d’association est d’ailleurs l’un des premiers droits abolis sous un régime totalitaire) et comme un lieu de participation directe à la citoyenneté par les citoyens. Par contre, dans l’espace scolaire, rien ne garantit que les associations de parents ou de citoyens pourraient,
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à eux seuls, assurer l’accès à tous les enfants à une éducation de qualité, et ce, en toute égalité des chances. (Groupe de travail sur la religion à l’école, 1999, p. 85-87). Il incombe donc à l’État de mettre en œuvre les conditions institutionnelles à la matérialisation de ce droit. L’école publique relève donc d’une responsabilité partagée entre, d’une part, le droit des parents, et par extension de la société civile et, d’autre part, celui de l’État, avec comme préoccupation commune l’épanouissement de l’enfant. Ce principe coïncide avec l’approche philosophique de l’indépendance morale des individus que nous avons définie plus tôt (Bourgeault et autres,1995).
2.3 La laïcité ouverte dans l’école publique 1) La reconnaissance des droits fondamentaux et la fonctionnalité des institutions En ce qui concerne le cadre d’expression de la religion à l’école, que ce soit sous la forme du savoir transmis en classe (curriculum) ou des pratiques individuelles des élèves (tenue vestimentaire, restrictions alimentaires, conflits d’horaires, etc.), les premiers principes structurants sont les droits et libertés énoncés dans les chartes canadienne et québécoise, ainsi que dans les pactes internationaux. L’importance prépondérante de ces balises juridiques a été maintes fois affirmée dans toutes les politiques gouvernementales récentes (MCCI, 1991 ; MEQ, 1998) et par une série d’avis provenant de divers organismes-conseils et organismes publics (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 1995 ; Conseil du statut de la femme, 1997 ; Comité sur les affaires religieuses, 2003, 2006 ; Conseil des relations interculturelles, 2004). En vertu de ces normes, en particulier les droits à l’égalité et la liberté de conscience et de religion, se déclinent diverses formes d’adaptation des normes de la vie scolaire dans un objectif de vivre-ensemble. Dans la majorité des cas, les établissements scolaires peuvent, et parfois doivent, procéder à des ajustements ponctuels pour réconcilier les attentes des parents avec les normes scolaires, selon l’ampleur des revendications et leurs répercussions sur l’enfant. Les écoles sont effectivement tenues, en vertu de la Loi sur l’instruction publique, de respecter la liberté de conscience et de religion des élèves et de leurs parents (art. 37) et d’adapter les objectifs et les contenus des programmes d’études ministériels de manière à tenir compte des besoins particuliers des élèves (art.85 et 96.15(1)). L’école est également tenue, conformé-
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ment à l’Énoncé de politique « l’École québécoise » (art. 1.49 à 1.54), de tenir compte de la réalité du milieu socioculturel des élèves et de leurs parents, de respecter la diversité comme valeur et de soutenir le maintien des cultures d’origine (Mc Andrew, 1995, p. 7). Dans tous les cas, les ajustements consentis aux uns devront s’harmoniser avec les droits d’autrui et avec le bien-être général, c’està-dire préserver un climat exempt de prosélytisme et en adéquation avec les règles de sécurité de l’école (par exemple respecter les règles vestimentaires dans un cours de chimie à des fins de sécurité). Selon la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), les ajustements à la diversité au sein des institutions scolaires (incluant les accommodements raisonnables) ne doivent pas outrepasser trois limites non négociables : l’obligation de fréquentation scolaire, le respect du nombre de jours d’école et le respect des contenus d’enseignement (CDPDJ, 1995). Au-delà des ajustements quotidiens qui ne suscitent pas trop de remous, il existe, en droit canadien, une obligation d’accommodement raisonnable découlant du droit à l’égalité : Nous la définirons comme étant une obligation juridique, applicable dans une situation de discrimination, et consistant à aménager une norme ou une pratique de portée universelle dans les limites du raisonnable, en accordant un traitement différentiel à une personne qui, autrement, serait pénalisée par l’application d’une telle norme (Bosset, 2007, p. 10).
En matière religieuse et dans l’espace scolaire, la discrimination indirecte peut résulter, par exemple, du fait que le calendrier scolaire comprend des jours fériés calqués sur les fêtes du groupe majoritaire, brimant par le fait même ceux qui appartiennent à d’autres religions que le christianisme. Il peut également y avoir une forme de discrimination indirecte à l’endroit des jeunes musulmanes portant le hijab quand les règles relatives à la tenue vestimentaire, par exemple pour un cours d’éducation physique, proscrivent tout couvre-chef. Cette liste pourrait encore s’étendre à de nombreux autres cas. Notons que, en vertu de la jurisprudence, l’institution soumise à une obligation d’accommodement raisonnable, qu’il s’agisse d’un établissement scolaire ou autre, est tenue de faire des efforts significatifs, sérieux et sincères en vue de trouver un accommodement (Bosset, 2007, p. 10). Par contre, une mesure d’accommodement devient déraisonnable dès lors qu’elle impose à l’auteur de la discrimination une contrainte excessive ou porte atteinte de façon importante aux droits d’autrui (CDPDJ, 1995).
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L’évolution de la jurisprudence canadienne en matière d’accommodement raisonnable constitue un intéressant révélateur des repères normatifs fondant la raison juridique. De manière générale, l’interprétation juridique de ce type de causes (dont la récente affaire Multani entendue en 2006) s’articule étroitement au respect des choix individuels en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, et accorde donc préséance au critère subjectif de la croyance (sincérité de la croyance subjective) par rapport au critère objectif (existence d’un dogme religieux). En ce sens, la jurisprudence protège l’individu contre la pression à la conformité (par rapport au groupe majoritaire ou à l’intérieur même des groupes communautaires) et adhère à une définition de l’intégration dans laquelle la diversité est considérée comme positive (Milot, 2007, p. 7). 2) La reconnaissance de la diversité Pour bien comprendre la spécificité de l’accommodement religieux dans son sens large, José Woehrling précise que : « Les accommodements reconnus en matière religieuse ne constituent pas des privilèges qui entraîneraient une rupture de l’égalité entre citoyens. L’accommodement est au contraire […] conçu comme le droit des minorités de maintenir leurs différences par rapport à la majorité […]. » (Woehrling, 2002, p. 89-90) Dans la même veine, le Conseil des relations interculturelles (CRI) désigne l’accommodement raisonnable comme « une obligation qui se traduit par une attitude de négociation où chaque partie se doit de reconnaître l’Autre dans sa spécificité au nom du vivre-ensemble ». (CRI, 2004, p. 76) Ces propos mettant l’accent sur le caractère réciproque de l’adaptation religieuse et l’objectif du vivre-ensemble nous renvoient à un autre principe fondamental, soit l’importance de prendre en compte la diversité (culturelle et religieuse) pour favoriser la participation civique. Enfin, pour bien comprendre les fonctions sociales des ajustements à la diversité religieuse (y compris les accommodements raisonnables qui en représentent le pendant juridique), il n’est pas inutile de les replacer dans le cadre philosophique du multiculturalisme canadien et de l’interculturalisme québécois. Sur le plan canadien, l’obligation d’accommodement raisonnable se fonde sur une conception « différenciée » de la citoyenneté compatible avec la reconnaissance des particularismes ethno-religieux façonnant la société. D’après Kymlicka, principal promoteur du multiculturalisme canadien, l’attribution de droits culturels particuliers peut contribuer à
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atténuer les pressions assimilatrices que les institutions du groupe majoritaire exercent sur les groupes minoritaires. L’aménagement d’un espace pluraliste à l’intérieur de la politique d’intégration canadienne repose sur la prémisse maintes fois affirmée par les penseurs communautariens selon laquelle la « culture publique commune » du groupe majoritaire n’est pas neutre (Kymlicka, 1995, p. 159-168). En effet, malgré la laïcisation des structures politiques et la bureaucratisation, elle continuerait d’irriguer les valeurs et la normativité sociale dominante (Bosset et Eid, 2006, p. 75-76). En vertu de ce postulat philosophique de la reconnaissance (Taylor, 1994), l’accommodement raisonnable devient dès lors un instrument « pour atténuer, dans un souci de justice sociale, le déséquilibre inévitable entre les cultures issues de l’immigration et la culture du groupe majoritaire » (Bosset et Eid, 2006, p. 76). La stratégie politique qui sous-tend l’accommodement raisonnable, et plus largement la prise en compte de la diversité, repose donc sur le pari d’une intégration plus équitable : si l’on ajuste les normes et les règles institutionnelles du groupe majoritaire au pluralisme ethno-religieux, l’intégration sociale des membres de groupes minoritaires aux institutions communes s’en trouvera favorisée. Malgré la volonté idéologique des tenants de l’interculturalisme québécois de dissocier ce dernier de la politique canadienne, la politique québécoise repose elle aussi sur un pari d’intégration citoyenne. Toutefois, elle se distingue par le fait d’amalgamer dans ses principes le républicanisme français et le multiculturalisme anglo-saxon et d’inclure la notion de « culture publique commune » dans son contrat moral à l’immigration. Malgré cela, à l’obligation d’apprendre le français, conçu comme un vecteur d’intégration, elle inscrit le respect du « pluralisme identitaire et culturel » dans ses principes fondamentaux (MCCI, 1991, p. 16-19). 3) L’argument psychopédagogique Une dernière balise des ajustements à la diversité, trop souvent ignorée dans les analyses sociologiques, a trait à l’importance de minimiser le hiatus entre les attentes des parents et de l’école aux yeux de l’enfant pour prévenir les situations d’anomie et de repli défensif. Comme le fait valoir Marie Mc Andrew, les rapports entre l’école et la famille peuvent avoir une incidence considérable sur la réussite scolaire et l’épanouissement de l’enfant. Les parents et l’école doivent donc s’efforcer de négocier des compromis qui respectent le rythme de développement de l’enfant, son équilibre psychologique,
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sa maturité et le code de conduite auquel il est accoutumé. Si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce que le jeune délaisse graduellement certaines convictions traditionnelles au profit d’autres valeurs puisées au sein de la société d’accueil, il ne faut pas hâter ce processus en lui imposant la culture institutionnelle de l’école (Mc Andrew, 1995). En outre, Mc Andrew ajoute qu’un consensus très large en psychologie développementale existe autour des liens étroits entre « l’histoire familiale d’une personne (notamment sa capacité à développer et à maintenir des liens d’attachement significatifs à ses parents) et sa capacité ultérieure à développer des sentiments d’empathie et d’altérité plus larges » (Mc Andrew, 1995, p. 9). En somme, selon la conception québécoise de la laïcité ouverte telle qu’elle est portée par les orientations ministérielles, les divers organismes consultatifs et plusieurs spécialistes de l’éducation, la neutralité des institutions n’implique pas la neutralité des usagers qui les fréquentent ; elle va plutôt de pair avec un respect des libertés religieuses individuelles. Ce présupposé se traduit dans quatre balises principales : le respect des droits fondamentaux (encadrés par l’obligation de fréquentation scolaire), la fonctionnalité de l’institution scolaire (éviter les contraintes excessives), la reconnaissance de la diversité et l’équilibre psychologique de l’enfant.
3. Diversité religieuse et missions de l’école publique 3.1 La mission d’instruction Tout d’abord, le mandat d’instruction de l’école qui consiste à dispenser « un savoir (relativement) objectif », comme le qualifie Mc Andrew pour rappeler le caractère perfectible des savoirs scientifiques en épistémologie contemporaine (« ce qui n’a pas encore été démontré faux »), est peu négociable au regard des demandes religieuses des parents. Comme le signale Mc Andrew, la majorité des intervenants s’opposent à ce que le politiquement correct vienne relativiser les contenus d’enseignement en faveur d’une meilleure représentativité ethno-religieuse des élèves issus de groupes minoritaires (Mc Andrew, 2003, p. 142). Dans le contexte américain, Denis Lacorne (1997) distingue « multiculturalisme critique » et « multiculturalisme civique » pour illustrer les dérives potentielles d’une surenchère ethno-religieuse dans les programmes scolaires. Dans la première
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perspective, il ne suffit pas d’intégrer le pluralisme culturel aux contenus d’enseignement, il faut transformer radicalement la pédagogie scolaire et la société entière en fonction des besoins exprimés par les groupes minoritaires. Une telle avenue éducative risque évidemment de cloisonner les différents groupes sur eux-mêmes et d’annihiler tout langage commun, dans la mesure où chacun parle en partant de sa propre condition sociale et n’est intéressé à participer qu’à un cursus qui aborde sa propre vision du monde. Selon Lacorne, le multiculturalisme critique « interdit donc de penser le lien social et met en jeu l’avenir même de l’Amérique, sa cohérence et le système politique qui constitue son originalité » (Lacorne, 1997, p. 250). Quant au multiculturalisme civique, il prend aussi acte de la nouvelle réalité démographique pluraliste au sein des écoles publiques, mais plutôt que de placer sur une ligne d’égalité toutes les cultures ethniques, il privilégie une articulation des divers points de vue minoritaires avec « les principes fondamentaux de la nation politique » (Lacorne, 1997, p. 250). Cette avenue plus nuancée s’ouvre à l’importance de mieux représenter la complexité du paysage ethno- religieux [américain] dans les manuels scolaires et fait également valoir la nécessité de décrire les interactions intergroupes, non seulement en termes de violence et de mésententes, mais également en abordant les possibilités de coopération et de métissage. Enfin, elle vise la formation de « liens communautaires, de valeurs communes qui transcendent les particularismes ethniques et rendent possible la vie commune dans une nation unitaire » (Lacorne, 1997, p. 251). L’idéal-type du multiculturalisme civique nous fournit des balises utiles pour harmoniser le pluralisme religieux et le mandat d’instruction de l’école par exemple en adaptant les situations d’apprentissage à la diversité religieuse du milieu (Halloween, Noël, Ramadan, etc.) sans empiéter sur le contenu des programmes. Mais, cette articulation entre la diversité culturelle et religieuse et les valeurs communes au sein des curriculums scolaires n’est pas chose aisée. Nous n’avons qu’à penser à la polysémie du concept de « citoyenneté » dans le programme québécois d’éducation à la citoyenneté (Mc Andrew, 2006, p. 90-96) ou aux difficultés à déterminer des contenus d’enseignement pour le nouveau programme d’éthique et de culture religieuse (Milot, 2007).
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3.2 Les missions d’intégration et de socialisation 1) La formation des citoyens au prisme de la démocratie .... délibérative Dans cette section, nous nous pencherons essentiellement sur la variable religieuse de l’éducation à la citoyenneté et sur la contribution d’une pratique de la délibération prenant en compte l’univers des convictions plurielles. Dans le prolongement de notre portrait critique des grandes conceptions de la citoyenneté (libérale, communautarienne, républicaine, etc.), nous poursuivrons la suite de notre analyse en nous référant essentiellement au courant délibératif (ou de l’éducation démocratique) qui permet un certain dépassement des oppositions. En effet, ce paradigme présente l’avantage de ne pas trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces conceptions de la citoyenneté, mais plutôt d’en transmettre la complexité en favorisant la délibération critique autour des diverses conceptions de la vie bonne. Car comme le souligne Pagé, chacune des conceptions de la citoyenneté est « légitime en regard de la norme fondamentale de l’égalité intégrale de tous les citoyens dans une société démocratique » (Pagé, 2001, p. 50). Référence incontournable dans le courant délibératif, Amy Gutmann fournit un point de vue fort intéressant de la formation civique dans des sociétés marquées par l’importance des conflits de normes, grâce à sa théorie de l’éducation démocratique. S’appuyant sur la prémisse d’une école partagée entre les parents (et leurs attachements communautaires), l’État (responsable de former des citoyens responsables) et les éducateurs professionnels, Gutmann estime que le projet scolaire doit viser « la reproduction sociale consciente dans sa forme la plus inclusive » (Gutmann, 1987, p. 42). Pour y parvenir, l’école doit préparer les futurs citoyens à s’impliquer collectivement dans la vie publique et faire en sorte qu’ils puissent jauger et comparer les différentes convictions sociales affichées dans les débats publics. C’est pourquoi dans la perspective de Gutmann, l’apprentissage de la délibération critique constitue la pierre angulaire de l’éducation démocratique : Cette forme d’entraînement didactique est désirable en démocratie, car elle rend les citoyens aptes à comprendre, à communiquer et, dans certains cas, à solutionner leurs désaccords. Sans cette sorte de compréhension mutuelle, on ne pourrait pas s’attendre [...] au respect des différentes façons de vivre (Gutmann, 1987, p. 50-51).
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Pour enseigner ces vertus démocratiques, Gutmann propose de créer des écoles communes et de mêler, dans les mêmes classes, des garçons et des filles, des élèves appartenant à des confessions religieuses et à des groupes ethniques différents afin de transformer la classe en un laboratoire de socialisation à la tolérance. Plutôt que de transmettre des valeurs particulières subsumées dans une « culture publique commune », Gutmann estime que l’école doit véhiculer une « culture civique » porteuse des dispositions que requiert la participation politique future du citoyen (Bourgeault et autres, 1995). En somme, la théorie de Gutmann fait valoir la nécessité d’aménager un espace de délibération démocratique dans l’école où peuvent se rencontrer tous les particularismes, pourvu qu’ils s’harmonisent avec les principes de non-répression et de non-discrimination. C’est seulement en préservant de cette manière la capacité individuelle de réviser ses propres croyances qu’une société peut réellement être qualifiée de démocratique selon Gutmann. Cette dernière ne précise pas si l’apprentissage des vertus démocratiques doit faire l’objet d’un programme particulier ou s’il peut être disséminé dans toutes les matières scolaires, mais elle spécifie qu’une telle formation doit viser non seulement la tolérance, mais la compréhension et le respect des autres modes de vie (Gutmann, 1995). Dans la même veine que Gutmann, François Galichet préconise une « pédagogie du conflit » comme mode d’enseignement des questions controversées. Cette philosophie pédagogique vise non seulement à éduquer au respect et à la reconnaissance de l’autre, mais également à « ébranler la suffisance identitaire et à s’intéresser à l’autre par-delà les divergences et les conflits de valeurs » (Galichet, 1998, p. 143-144). Ce type d’apprentissage constituerait, selon lui, un moyen privilégié pour gérer les conflits de normes (ou de légitimités) dans l’espace scolaire et ainsi favoriser ce que Michel Pagé appelle « l’acquisition d’un sens politique des rapports sociaux » (Pagé, 1996, p. 177). 2) Quelles finalités pour une éducation à la religion dans une matrice civique ? Ces diverses analyses convergeant quant aux vertus d’une pédagogie délibérative pour parvenir à un modus vivendi nous amènent à considérer la religion à l’école, aussi bien dans les curriculums que dans l’adaptation des normes de la vie scolaire, comme une occasion d’éducation civique (CAR, 2003). En effet, la différence religieuse
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interagit avec la citoyenneté : la participation à la délibération publique et la vie dans une société démocratique impliquent que les citoyens guident leur prise de position en fonction de valeurs diverses, religieuses ou philosophiques. Étant donné que la participation à la vie publique (et par extension dans l’école publique) ne se fait pas dans un vacuum convictionnel et que certaines visions du monde peuvent entrer en concurrence, il importe de favoriser l’échange pacifique, autour de cet univers, entre les élèves pour consolider le vivre-ensemble et mieux les préparer à la vie citoyenne. Dans ce contexte, l’éducation à la religion peut notamment permettre de mettre en relief ce qui est commun à des personnes d’affiliations religieuses différentes. Une meilleure connaissance des différentes visions du monde peut en outre contribuer à dissiper les préjugés et crée un climat propice à la « tolérance épistémique » de l’autre dans sa différence (Milot, 2005, p. 16-17). L’éducation à la religion vise donc à apprendre aux élèves à reconnaître la diversité et à s’y ouvrir. Dans l’esprit d’une éducation démocratique, la sociologue Micheline Milot (2005) cible quatre objectifs que devrait chercher à réaliser l’enseignement religieux en contexte pluraliste, qu’il fasse ou non l’objet d’un cours exclusif : la tolérance, la réciprocité, le civisme et la capacité de distance réflexive. Pour la première finalité, elle préconise la tolérance « épistémique », qu’elle prend bien soin de distinguer d’une tolérance au sens plus faible, laquelle rend certes possible une certaine paix sociale, mais pas nécessairement l’ouverture à l’autre et la capacité de délibérer avec lui dans l’espace public (Milot, 2005, p. 16). La tolérance épistémique, beaucoup plus exigeante, renvoie à une disposition cognitive nous permettant de comprendre que les croyances des autres, même si elles divergent des nôtres, peuvent être valables à leurs propres yeux. Pour développer cette vertu chez les élèves, Milot propose de les amener à connaître et à reconnaître en dépassant le stade d’un strict apprentissage factuel. En ce qui concerne la réciprocité, l’auteure précise qu’il s’agit d’une modalité de la discussion indispensable à son bon déroulement dans la mesure où elle permet aux partenaires d’une discussion de savoir à quoi s’attendre l’un de l’autre. La réciprocité signifie donc qu’il existe une manière démocratique et respectueuse d’exprimer une conviction religieuse dans l’espace public, même si le contenu de cette croyance n’est pas en soi démocratique (Milot, 2005, p. 19-21 ; Wheitman, 2002). Il apparaît donc impérativement nécessaire aux yeux de Milot de développer cette disposition dans l’espace scolaire.
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Quant au civisme, il suppose une certaine modération identitaire dans l’affirmation sociale de son identité. Dans l’espace de la classe, cette aptitude ne requiert pas de l’élève qu’il camoufle ses croyances derrière une façade de neutralité, mais plutôt qu’il s’habitue à exprimer son identité particulière sans compromettre l’harmonie de la classe ni le rapport social avec les autres. En d’autres mots, le programme d’éducation à la religion doit tenter d’établir un « code de vie publique » qui préserve un climat propice à la délibération critique dont parlaient Gutmann et Galichet. L’école, en tant qu’institution sociale inclusive, doit favoriser cet apprentissage civique, indispensable au maintien de relations harmonieuses dans l’espace public. Les enfants qui, par la socialisation, auraient développé une identité religieuse dogmatique, qui s’affirme comme une vérité absolue voire agressive, pourront la vivre dans leur famille et dans leur communauté religieuse, mais devront en limiter l’expression dans l’espace de l’école. Cela dit, cette vertu ne doit pas être seulement cultivée chez les groupes minoritaires, mais également chez les membres du groupe majoritaire, qui affichent souvent des attentes implicites, mais bien réelles à l’égard des minorités culturelles et religieuses en les incitant à s’assimiler aux valeurs communes de la majorité. Enfin, la capacité de distance réflexive renvoie à la capacité pour un élève de comprendre que les croyances, quelles qu’elles soient, sont toujours valables d’un point de vue particulier. Ainsi, si Jésus est ressuscité pour les Chrétiens, ils doivent aussi pouvoir concevoir que Mahomet est le prophète d’Allah pour les musulmans et que Yahvé a élu le peuple hébreu (Milot, 2005, p. 24). Bien que l’école n’ait certes pas le mandat de reproduire les particularismes religieux, elle ne doit pas non plus créer un hiatus avec les identités héritées des parents. C’est en centrant le balancier entre ces deux pôles qu’elle doit réaliser son mandat de qualification et de socialisation. Au fond, une approche civique de l’éducation à la religion sert la fonction d’intégration culturelle de l’école, car en prenant acte de la diversité des expériences religieuses façonnant la société québécoise, elle s’inscrit dans un cadre de références non confessionnelles et inclusives. Plutôt que de diviser les élèves sur la base de leurs appartenances religieuses concurrentes, elle cherche à les réunir en un espace civique commun, balisé par les principes de la délibération critique.
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3.3 La mission de qualification En ce qui concerne la mission de qualification de l’école publique, elle consiste essentiellement à assurer une égalité des chances aux personnes, indépendamment de leurs statuts sociologiques liés au genre, à la classe sociale ou à l’origine ethnique. Comme le précise Mc Andrew, l’école méritocratique des sociétés modernes vise à valoriser les « identités électives », c’est-à-dire celles que les élèves choisissent librement et sur lesquelles ils baseront leurs choix à venir (Mc Andrew, 2003, p. 134). Cependant, étant donné la position charnière de l’école entre la sphère privée et la sphère publique, telle qu’elle a été évoquée plus haut, les autorités scolaires ne peuvent faire la sourde oreille aux requêtes des parents. Ainsi, la question de savoir jusqu’à quel point l’école doit se modeler sur les réalités concrètes (ethniques, socioéconomiques, etc.) de son milieu pour favoriser la compréhension des élèves et, au contraire, à quel moment elle doit les transcender pour offrir une réelle égalité des chances ne se résout pas aisément. Cette tension entre reproduction et transformation sociale comprise dans tout projet éducatif n’est pas sans incidence sur le traitement des accommodements raisonnables (et des ajustements) de nature religieuse. En fait, dans son mandat d’égalisation des chances futures des élèves, l’école publique ne dispose pas d’une aussi grande latitude pour s’adapter à la diversité religieuse que dans sa mission de socialisation, aussi bien en raison de ses obligations juridiques1 que du peu de demandes qu’elle reçoit en cette matière (Mc Andrew, 2003, p. 143).
4. Le débat sur « l’accommodement raisonnable » : reflet d’une tension dans notre rapport au pluralisme 4.1 Un écart entre la raison publique et la raison juridique Le récent tumulte médiatique autour des « accommodements raisonnables » et de quelques ajustements liés à des sensibilités religieuses (fenêtres du YMCA, policiers de la SPVM, etc.) a fait couler 1. La plupart des intervenants s’entendent pour statuer que l’accès égal à l’éducation doit être préservé, même si les convictions des parents les inciteraient à retirer leurs enfants des établissements scolaires avant l’âge légal de 16 ans ou à privilégier une scolarisation non mixte (McAndrew, 2003).
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beaucoup d’encre et surtout, a entraîné une montée de représentations xénophobes chez une frange de la population québécoise. Comment interpréter un tel phénomène ? À défaut de pouvoir débusquer une cause précise expliquant les craintes du public, nous pouvons tenter d’esquisser les nœuds de tension entre la raison publique et la raison juridique, puis de voir à quels arguments s’articulent principalement les résistances à l’accommodement raisonnable. En examinant les arrêts marquants de la Cour suprême en matière d’accommodements religieux, tels que les arrêts Bergevin (1994), Amselem (2004) et Multani (2006), on voit d’abord se dégager quatre principales balises : le respect des choix et des droits individuels fondamentaux (dont la liberté de conscience et de religion), la protection contre la pression à la conformité (par la communauté d’appartenance et par la majorité), la reconnaissance positive de la diversité religieuse et par conséquent, la volonté d’éduquer à la tolérance (Milot, 2007). Par exemple, dans l’affaire Multani (2006), les tribunaux ont accordé le droit à un jeune Sikh de porter son kirpan à l’école sur la base de sa foi, à certaines conditions, et ce, même si plusieurs Sikhs ont fait valoir la possibilité d’euphémiser ce signe religieux par le port d’un pendentif symbolique. Dans cette décision, la Cour suprême a affirmé que le paradigme de la reconnaissance multiculturelle supposait un respect des symboles religieux d’autrui et que l’école devait assumer une fonction d’éducation à la tolérance. Ainsi, selon la Cour, « la prohibition totale de porter le kirpan à l’école dévalorise ce symbole religieux et envoie aux élèves le message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d’autres2. » Dans un autre passage du même arrêt, citant ses propres conclusions rendues dans une décision antérieure, la Cour suprême écrit : « Lieu d’échange d’idées, l’école doit reposer sur des principes de tolérance et d’impartialité de sorte que toutes les personnes qui se trouvent en milieu scolaire se sentent également libres de participer3. » On voit bien s’entrecroiser les trois fondements de la raison juridique dans ce cas de figure qui illustre parallèlement une interprétation largement libérale de la liberté religieuse.
2. Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys [2006], CSC, 6, au paragr. 79. 3. Id., au paragr. 78.
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4.2 « L’accommodement raisonnable » religieux et les craintes de la population Par contre, dans la population, plusieurs craintes ont émergé dans les tribunes téléphoniques et à travers la presse écrite, dont la crainte du communautarisme et surtout celle d’un retour du religieux dans la sphère publique, après un long combat mené pour la laïcité. En ce qui concerne la première, elle se fonde essentiellement sur la logique de « un œuf égale un bœuf » ou de ce que Maryse Potvin appelle le « catastrophisme », c’est-à-dire la peur qu’un droit accordé à un individu fasse « boule de neige » et engendre des conséquences incontrôlables pour la société. Quant à la seconde, elle révèle la construction d’une sorte de récit identitaire forgé autour du modèle français de laïcité. En effet, bien que la laïcité à la québécoise se soit historiquement traduite par une série de compromis entre l’État et les confessions catholiques et protestantes à des fins de relative harmonie, il semble qu’émerge une représentation fantasmée de la laïcité française qu’on applique au Québec. Or, les opposants à l’accommodement raisonnable qui invoquent l’argument de la laïcité pour évincer la religion de l’espace public semblent oublier que ce principe fondamental n’a jamais pris une forme aussi rigide au Canada et au Québec. Selon Milot (2007), l’invocation de la laïcité française comme repoussoir de la religion dans les replis du privé refléterait une peur plus profonde de l’altérité qui se cristalliserait dans les signes religieux, symboles par excellence de cette différence. De même, Jocelyn Maclure estime qu’il existe une alliance objective entre les défenseurs de la religion chrétienne (militants religieux, clergé, etc.) et les nationalistes de racines (ou ethniques) qui réclament de part et d’autre une continuité historique et une fidélité aux valeurs présumées communes de la société québécoise (Maclure, 2008). Cette affinité idéologique n’est pas sans rappeler l’opposition commune des tenants de la confessionnalité scolaire et de certains militants laïcs à un enseignement culturel des religions dans les années 2000 au Québec. D’autres arguments de résistance dirigés contre l’accommodement raisonnable invoquent la nécessité de limiter l’expression de l’appartenance religieuse grâce à une modération identitaire pour parvenir à vivre-ensemble en contexte pluraliste. Cet argument coïncide curieusement avec la convocation du modèle français en ce sens où il propose de « recentrer le balancier vers l’école émancipatrice et pro-
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ductrice d’identités communes » (Mc Andrew, 2003, p. 139). On pourrait rétorquer que si l’on endosse le principe de la modération identitaire dans l’expression publique de son affiliation philosophique ou religieuse, il convient de ne pas oublier qu’un tel principe s’adresse non seulement aux citoyens issus de minorités religieuses, mais également aux membres du groupe majoritaire, qui ont souvent des attentes implicites par rapport à la gamme des expressions identitaires acceptables (Milot, 2005, p. 25-26). Tant la mobilisation du référent français que l’argument de protection des valeurs communes (qui sont d’ailleurs difficiles à définir, même par ceux qui les invoquent) semblent révéler la persistance d’un certain imaginaire chrétien ou d’une sorte de noyau ethnique de l’identité collective, basé sur une histoire commune. Ces réticences identitaires à la diversité entraînent une normalisation implicite des comportements acceptables en matière religieuse, envoyant le message que certaines croyances ou certains signes religieux peuvent menacer plus que d’autres l’appartenance civique à la société québécoise. En guise d’hypothèses à ce malaise identitaire, on pourrait penser au contexte postcolonial dans lequel la nation québécoise francophone occupe toujours le statut de minorité nationale. Mais, nous pouvons également mettre en lien cette fragilité de l’identité collective avec l’arrière-fond de la modernité avancée qui exerce un effet dissolvant sur les certitudes, individuelles et collectives. Il se peut que dans ce contexte insécurisant ne permettant plus de reconnaître la direction de l’histoire, on éprouve une sorte de nostalgie collective par rapport à une certaine homogénéité sociale, que Durkheim appellerait le stade des sociétés mécaniques. Quelles que soient les raisons de ce malaise identitaire, la récente controverse sur l’accommodement raisonnable nous rappelle l’importance de la mission de socialisation et d’éducation à la tolérance de l’école publique dans la construction d’un vivre-ensemble plus inclusif.
Conclusion Nous avons cherché, à travers cette analyse, à mettre en relief la complexité des rapports entre diversité religieuse et institution scolaire. Sans prétendre à l’exhaustivité en cette matière, nous avons néanmoins tenté de dégager les principes fondamentaux de la reconnaissance religieuse en milieu scolaire. Au moyen des grandes théories issues du spectre de la philosophie politique, nous avons d’abord
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démêlé les divers modes d’aménagement du pluralisme ethno- religieux dans une société démocratique en faisant tour à tour ressortir les forces et les faiblesses de chacun des modèles. Une fois circonscrit notre cadre de régulation de la diversité articulant les droits individuels du libéralisme au paradigme taylorien de la reconnaissance, nous nous sommes penché sur le statut singulier de l’école publique, à mi-chemin entre la sphère publique et la sphère privée. Après avoir départagé les rôles respectifs des parents, de la société civile et de l’État dans l’orientation des normes scolaires, nous avons mis l’accent sur un critère essentiel dans la résolution des conflits de normes : l’épanouissement de l’enfant. Dans la partie suivante, nous avons conceptualisé la laïcité comme un idéal régulateur de la diversité, puis approfondi la définition des balises encadrant la prise en compte de la diversité religieuse à l’école, tant dans les disciplines d’enseignement que dans les normes scolaires (tenue vestimentaire, restrictions alimentaires, etc.). Trois paramètres principaux ont structuré notre analyse : la primauté des droits fondamentaux et le bon fonctionnement des institutions, la reconnaissance de la diversité et la préservation de l’équilibre psychopédagogique de l’enfant. Ce faisant, nous avons insisté à la fois sur les fonctions d’intégration sociale de l’accommodement raisonnable et avons précisé les paramètres qui limitent, ou devraient limiter, la portée de cette obligation juridique. La réflexion sur la portée et les limites de l’expression des identités religieuses en milieu scolaire, en particulier lorsque ces expressions se traduisent par une demande d’accommodement raisonnable, nous a permis d’établir un pont entre la diversité religieuse et les missions de l’école. En explorant les trois missions d’instruction, de socialisation et de qualification de l’école québécoise à travers le prisme des enjeux religieux, nous avons principalement relevé l’importance d’inclure le domaine des convictions religieuses et philosophiques à l’agenda scolaire dans une optique civique, comme contribution à la formation délibérative et démocratique. Enfin, notre bref retour sur le débat autour des accommodements raisonnables visait à montrer à quel point le marqueur religieux devient dans nos sociétés la cible de préjugés et le symbole par excellence d’une différence incommensurable entre Eux et Nous sur laquelle il faut s’interroger d’un point de vue sociologique. L’examen rapide des craintes de la population et des sources de la controverse visait ainsi à réitérer l’importance d’inclure une éducation à la religion parmi les piliers de la formation civique de l’école
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publique afin de favoriser l’ouverture à l’autre et le respect du pluralisme culturel et religieux. Les enjeux principaux que nous venons de soulever mettent au jour l’importance pour les États nations, comme le Québec, de réviser leur façon de construire la citoyenneté et de tisser le lien social dans une perspective davantage pluraliste. Toutefois, le malaise identitaire que dévoile le débat sur l’accommodement raisonnable n’est qu’une des manifestations des réticences collectives à transformer l’État nation, traditionnellement fondé sur une relative homogénéité sociale, du moins du point de vue de l’histoire et de la langue. Ce récent tollé médiatique nous convie, non seulement au Québec, mais dans la plupart des sociétés d’immigration, à repenser la cohésion sociale dans une relative fragmentation des convictions individuelles. Au fond, ce défi consiste à amalgamer les représentations d’une nation culturelle, forgée par l’histoire, à celles d’une nation civique, fondée sur des normes communes.
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Notes biographiques
Jean Baubérot est Président d’honneur de l’École Pratique des Hautes Études en Sorbonne et professeur émérite EPHE, chaire « Histoire et sociologie des laïcités ». Il s’intéresse à l’histoire et à la sociologie de la laïcité, en France et dans le monde. Il est fondateur, ancien directeur et membre du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (Unité mixte CNRS-EPHE). Il a été membre de la Commission pour l’application du principe de laïcité dans la République (dite « Commission Stasi ») (2003). Il a été fait Chevalier de la Légion d’Honneur et Officier de l’Ordre du mérite, et a reçu la Médaille Gandhi de l’UNESCO. Il a publié de nombreux ouvrages sur le protestantisme et l’histoire des religions ainsi que de nombreux ouvrages et articles scientifiques, dont récemment L’intégrisme républicain contre la laïcité (L’Aube, 2006), Les laïcités dans le monde (PUF, coll. « Que sais-je ? », 2007 [2e édition 2009]), ainsi que Une laïcité interculturelle. Le Québec, avenir de la France ? (L’Aube, 2008). Me Pierre Bosset est professeur au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal. Ses principaux intérêts de recherche sont l’aménagement juridique de la diversité culturelle et religieuse et les droits économiques et sociaux. Plus récemment, il s’est intéressé à la thématique des droits culturels. Il est
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l’auteur de « Droits de la personne et accommodement raisonnable : le droit est-il mondialisé ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, juin 2009 (à paraître) ; « Être nulle part et partout à la fois : réflexion sur la place des droits culturels dans la Charte des droits et libertés de la personne », dans La Charte des droits et libertés de la personne : origine, enjeux et défis, numéro spécial de la Revue du Barreau (Éditions Yvon Blais, 2007) ; et codirecteur de Droits fondamentaux et citoyenneté : une citoyenneté fragmentée, limitée, illusoire? (Éditions Thémis, 2000, avec Michel Coutu, Caroline Gendreau et Daniel Villeneuve). Paul Eid est chercheur à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. Ses recherches et publications portent sur la prise en compte politique et juridique du pluralisme culturel et religieux, ainsi que sur les questions d’immigration, de rapports interethniques, de catégorisation et de discrimination à caractère raciste. Il a notamment publié le livre Being Arab : Ethnic and Religious Identity Building among Second-Generation Arab Youth in Montreal » (McGill-Queen’s University Press, 2007) et a codirigé avec M. Potvin et N. Venel, La deuxième génération issue de l’immigration : une comparaison France-Québec (Athéna Éditions, 2007). Dans le cadre de ses récents travaux à la Commission, il a rédigé plusieurs documents de réflexion, avis et études sur la place de la religion dans l’espace public dans une perspective sociojuridique. Me Marianne Hardy-Dussault est chargée de cours à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, d’où elle est diplômée, et assistante de recherche à l’INRS. Elle s’intéresse tout particulièrement aux droits de la personne et au droit constitutionnel. Synthèse de son mémoire de maîtrise rédigé à l’Université McGill sous la direction de la professeure Colleen Sheppard, la présente étude entend contribuer à la réflexion portant sur les défis que présente la gestion du pluralisme religieux dans l’espace public amorcée au Québec et en France ces dernières années. Elle a publié « Un Facteur contextuel sous influence ou les pièges de la pertinence », Canadian Foundation for Children Youth and the Law (2005-2006) 36 R.D.U.S. 327. Marco Jean est étudiant au doctorat en sciences des religions à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches actuelles portent sur les rapports entre citoyenneté démocratique et religion dans le républicanisme kantien, principalement dans la pensée de Jürgen Habermas. Il est titulaire d’un baccalauréat en philosophie avec une mineure en études politiques de l’Université de Sherbrooke, et d’une maîtrise en philosophie de la même université. Son mémoire de maî-
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trise portait sur la religion dans la pensée politique de Marcel Gauchet. Il a d’ailleurs fait paraître dans Le Devoir, en 2007, « Gauchet et le crucifix de l’Assemblée nationale ». Il a également collaboré aux travaux des professeurs Jean-Marc Larouche (UQÀM) et Guy Jobin (Université Laval) dans le cadre d’une recherche intitulée : « Articulation de la religion et de la raison publique : généalogie, critique, épreuve ». Me Louis-Philippe Lampron est professeur assistant en droit public à la Faculté de droit de l’Université Laval. Ses champs d’intérêts principaux en recherche englobent les différents aspects de la protection des droits et libertés fondamentaux, sur un plan tant interne que transnational. Il termine actuellement sa thèse de doctorat portant sur la thématique de la hiérarchie entre les droits et libertés fondamentaux au Canada. Très intéressé par ce qui touche la protection juridique des convictions religieuses, il est l’auteur des articles : « Pour que la tempête ne sorte jamais du verre d’eau : réflexions sur la protection des convictions religieuses au Canada » (à paraître en 2009) et « La résolution du conflit entre la liberté religieuse et l’égalité des hommes et des femmes : occasion manquée ou manœuvre d’évitement réussie? », dans Louise Langevin et al., « L’affaire Bruker c. Marcovitz » (2008) 49 C. de D. 521, aux pages 678-685. Me Sébastien Lebel-Grenier, LL.L (Université d’Ottawa), LL.B (Université d’Ottawa), D.E.A. théorie juridique (Université Aix-Marseille III), D.C.L. théorie juridique (Université McGill), est professeur agrégé de droit public, vice-doyen à la recherche et aux études supérieures et directeur du programme de common law et droit transnational à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Il enseigne en droit constitutionnel, en droits fondamentaux ainsi qu’en responsabilité civile (Torts). Il est directeur du groupe de recherche SoDRUS (Société, Droit et Religion de l’Université de Sherbrooke) qui mène présentement d’importantes recherches subventionnées sur l’impact de la culture et de la religion sur la compréhension et les représentations du droit. Il poursuit également des travaux de recherche sur les droits fondamentaux, le fédéralisme et le droit transnational. Il est membre du Barreau du Québec. Jocelyn Maclure est professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval, où il enseigne l’éthique, la philosophie politique et la philosophie du droit. Il a été, en 2007-2008, analyste-expert pour la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Ses travaux de recherche portent
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Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension
sur les conditions de justice sociale dans les sociétés marquées par la diversité morale, culturelle et religieuse. Il publiera en 2009, avec Charles Taylor, un ouvrage intitulé Laïcité et liberté de conscience (Boréal). Micheline Milot est professeure titulaire au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Ses thèmes de recherche portent sur le pluralisme religieux, la laïcité, l’éducation et la religion de même que sur les transformations des croyances. Elle est directrice de l’axe de recherche « Religions et ethnicité », au Centre d’études ethniques des Universités Montréalaises. Elle est membre du Groupe Sociétés, Religions et Laïcité à Paris (CNRS/EPHE) et a fait partie du Groupe de travail sur la place de la religion à l’école. Elle a publié de nombreux articles et livres sur la laïcité et la religion dans la sphère publique, entre autres, La laïcité (Montréal, Éditions Novalis, coll. 25 questions, 2008), Laïcité dans le Nouveau Monde. Le cas du Québec (Coll. École Pratique des Hautes-Études/Sorbonne, Turnhout, Brepols Publishers, 2002). Elle a dirigé le numéro spécial du Bulletin d’histoire politique intitulé « Laïcité au Québec et en France », 2005. Anne Saris est professeure en droit à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse à la compénétration des ordres normatifs religieux et étatiques, à la notion de réparation genrée et au phénomène de la retraditionnalisation des droits africains. Co-chercheure dans le projet dirigé par D. Helly (INRS) sur les valeurs dans le cadre de conflits familiaux impliquant des musulmans (Angleterre, Canada, Espagne) – CRSH, elle dirigea la recherche sur les Canadiennes musulmanes et les intervenants civils et religieux en résolution de conflits familiaux (2005-2007 Montréal). Elle a publié notamment « Les relations entre les tribunaux religieux et le droit étatique – du point de vue des ordres normatifs religieux et des ordres normatifs étatiques » (2005, 40, Thémis, 253) et « La résolution des conflits familiaux au sein des minorités musulmanes en Occident : une étude de cas à Montréal auprès de femmes musulmanes et de conseillers religieux et civils » (avec J.-M. Potvin, 2008, Diversité Urbaine). Pierre Sercia, Ph.D., est professeur au département de kinanthropologie de l’Université du Québec à Montréal, titulaire du secteur de l’intervention, et chercheur régulier au sein du Groupe de recherche Média-Santé. Il fut chargé de cours en matière de pédagogie des milieux urbains à l’Université de Montréal de 1995 à 2006. Durant cette période, il occupa aussi le poste de directeur général des
Notes biographiques
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Écoles musulmanes de Montréal (1997-2000). Titulaire d’un doctorat en éducation avec spécialisation en études comparées et d’une maîtrise en mesure et évaluation, il s’intéresse principalement à l’interculturel. Il a rédigé en 2004 une thèse qui porte sur l’intégration sociale des immigrants et a notamment publié en 2007 un article sur l’aptitude au français des élèves qui fréquentent des écoles ethnoreligieuses. Il s’intéresse actuellement à la santé des populations immigrantes. Stéphanie Tremblay est titulaire d’une maîtrise en sociologie de l’Université du Québec à Montréal et enseigne actuellement le nouveau programme scolaire d’éthique et culture religieuse dans une école secondaire de Montréal. Depuis plus de 5 ans, elle s’intéresse à l’articulation entre religions et éducation, à l’éducation à la citoyenneté et à l’intégration en contexte scolaire. Elle vient en outre d’amorcer un doctorat en sciences de l’éducation qui examine le « filtre » que peuvent avoir les enseignants dans la mise en œuvre des programmes scolaires intégrant des considérations relatives au vivre-ensemble et au pluralisme religieux.