МИНИСТЕРСТВО ОБРАЗОВАНИЯ РОССИЙСКОЙ ФЕДЕРАЦИИ ОМСКИЙ ГОСУДАРСТВЕННЫЙ УНИВЕРСИТЕТ
Сборник текстов на французском языке (...
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МИНИСТЕРСТВО ОБРАЗОВАНИЯ РОССИЙСКОЙ ФЕДЕРАЦИИ ОМСКИЙ ГОСУДАРСТВЕННЫЙ УНИВЕРСИТЕТ
Сборник текстов на французском языке (для студентов факультета культуры и искусств) / Сост. В.М. Литвинова. – Омск: Омск. гос. ун-т, 2002. – 84 с. Сборник содержит 4 раздела текстов: 1) музыка; 2) хореография; 3) театр; 4) кино. Кроме текстов по французскому исскуству в сборник включены статьи о выдающихся деятелях русского исскуства С. Рахманинове, Г. Улановой, Е. Мравинском. Цель сборника – развитие у студентов навыков работы с текстами по специальности. Для студентов факультета культуры и исскуств.
СБОРНИК ТЕКСТОВ НА ФРАНЦУЗСКОМ ЯЗЫКЕ (для студентов факультета культуры и искусств)
Издание
Омск
ОмГУ
2002
© Омский госуниверситет, 2002
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L’avant-garde musicale française s’appuie sur les théories d’un individualisme militant, qui oppose un artiste libre à la société, qui ne tient pas compte de la vie politique contemporaine, du combat de l’humanité pour la justice sociale et la paix. L’école sérielle ou dodécaphonique considérée par la critique bourgeoise comme la pointe avancée du langage contemporain est en réalité le produit d’un climat donné à une époque donnée. Née entre les deux guerres à Vienne, envahie par l’inflation et la misére, cette musique exprimait l’angoisse et des sentiments pathologiques. Sa technique de composition est créée par A. Schönberg, compositeur autrichien (1874–1951): une égale valeur harmonique est conservée aux douze tons de la gamme chromatique; l’école viennoise dirigée par A. Schönberg et A. Webern trouvait ses adeptes en France. R. Leibowitz s’y chargea de sa propagande et il eut ses disciples parmi les élèves de Messiaen, alors professeur au Conservatoire de Paris. Les plus doués d’entre eux étaient P. Boulez, J.-L. Martinet et S. Nigg. Ils avaient en commun le goût de l’inédit, du rare, des explorations. Le premier, P. Boulez, devient vite le chef de file de cette nouvelle musique en France. Il s’attâche à adapter l’atonalisme viennois à l’esprit français en aspirant à une synthèse entre les techniques sérielles, les conquêtes rythmiques de C. Debussy, I. Stravinsky, A. Jolivet et O. Messiaen – et les découvertes dans l’organisation des timbres et des intensités. Depuis «le Marteau sans maître» (1954), son œuvre capitale, il soumet de plus en plus l’enseignement de A. Webern à l’esprit de la musique française incarnée par C. Debussy. Depuis 1954, P. Boulez entreprend la propagande de la musique sérielle en organisant le Domaine musical, centre de l’avant-garde française qui propose au public parisien des concerts de nouvelle musique, dirigés par G. Amy, compositeur et chef d’orchestre (de 1967 à 1974). En 1975, P. Boulez se met à la tête de l’IRCAM (Institut des Recherches et de la Coordination d’Acoustique Musicale) auprès du Centre G. Pompidou à Paris, tout en poursuivant ses activités du chef d’orchestre. Une révolte contre le conformisme d’avant-garde dans la musique française se trouve dans le manifeste de Jacques Bondon, publié en 1955 dans le Combat. Elève de D. Milhaud, ce musicien de talent, auteur d’œuvres dodécaphoniques, exprime dans les pages du Combat sa révolte contre la
surenchère sérielle, en réclamant, au nom des jeunes musiciens, le droit à la liberté, à l’imagination, à l’expression. Il dénonce la nature inhumaine de la théorie «une musique pour une élite», il critique en bon connaisseur la musique sérielle qui se place en dehors de l’expérience artistique vécue. La crise traversée par la musique contemporaine dans la France d’après-guerre est évidente à un bon nombre de musiciens français: ils sont préoccupés par la croissance des tendances à une musique déshumanisée. Deux noms prestigieux out marqué la musique française populaire d’aprèsguerre: Maurice Jarre (1928) et Michel Legrand (1932). Le premier, musicien attitré du TNP et du Festival d’Avignon dirigés par J. Vilar, sans écrire de musique pure, n’en est pas moins un authentique créateur: apportant à la musique de scène des dimensions nouvelles et un nouvel accent il fait une musique vraiment populaire sans concession aucune à la facilité. La gloire de M. Jarre est d’avoir lié son destin de créateur au destin du TNP: la musique qu’il projétait sur la scène avait la même fonction que les éclairages et les costumes, que le jeu des acteurs: elle était mise au service d’un spectacle, en faisait partie intégrante. Son langage mélodique d’une fermeté et d’une concision remarquables, sa rythmique audacieuse et significative portent toujours une marque personnelle; bien que soumis à l’action dramatique. Conçue pour les spectacles du TNP, liée à leur sort, la musique de M. Jarre a influencé la sensibilité musicale de toute une génération de jeunes spectateurs, et cette fonction socio-culturelle de sa musique en fait un phénomène marquant de la vie musicale française. Cette liaison avec son époque et ses problèmes, M. Jarre l’a exprimée en 1957: «Il est certain que la musique de scène est actuellement l’un des meilleurs moyens pour le jeune compositeur d’entrer en contact avec le public: c’est bien dans le manque de contact que réside le problème. Je pense qu’il faut assimiler son temps. Je souhaite émouvoir et toucher l’homme de 1957, un homme qui dans les ports, au théâtre et à l’usine, écoute, prête l’oreille aux bruits de la paix comme à ceux des sirènes. Il est impossible qu’un homme qui a connu la guerre moderne n’en ait pas été bouleversé, donc, modifié...» Après le départ de J. Vilar du TNP (1963), M. Jarre a composé des ballets pour Roland Petit les Chants de Maldoror (1962) et Notre-Dame de Paris (1965), de la musique pour le cinéma, pour la comédie musicale et des chansons. L’œuvre de M. Legrand témoigne aussi qu’il n’y a pas de bonne musique sans une liaison étroite avec son époque, ses contemporains. Sa musique, classique et légère, pour le cinéma, les ballets, les revues de music-hall, les chansons, tout en elle attire un grand public: caractère national, très accentué, sa
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MUSIQUE UN PEU D’HISTOIRE
forme inédite élégante et mélodieuse, son pouvoir évocateur qui réussit à exprimer toutes les nuances dans les sentiments humains. Le talent et la maîtrise professionnelle de M. Legrand (il a fait des études au Conservatoire dans la classe de la célèbre pédagogue et compositeur Nadia Boulanger) l’ont fait connaître à des millions de gens dans le monde entier après le célèbre film de Jacques Demy les Parapluies de Cherbourg (1964), dont il a écrit la musique. Musicien professionnel de talent, il vient à la chanson en collaborant à des orchestrations avec son père – Raymond Legrand, compositeur et chef d’orchestre de variétés. Il orchestre lui-même de nombreux accompagnements pour E. Piaf, C. Sauvage, J. Gréco, H. Salvador, J. François, etc. qui interprètent volontiers les chansons composées par M. Legrand. Il dirige des concerts de variétés et de musique classique populaire, tout en cherchant des effets orchestraux et sonores originaux. Ses mélodies de cinéma et ses meilleures chansons empreintes d’une rare invention mélodique et orchestrale résistent à tous les changements de mode, apportant une grande joie à tous les amateurs de musique française. On ne pourrait se faire une idée de la culture musicale de la France sans la chanson française qui en fait partie intégrante. A la base de la centralisation d’une vie musicale française à Paris, la chanson, musique de genre urbain par excellence, y a acquis une importance toute particulière. Depuis P.-J. Béranger, P. Dupont, jusqu’à M. Chevalier, Mistinguett, E. Piaf, G. Brassens, etc. la culture de la chanson de Paris a atteint un niveau artistique très élevé. Elle est entrée à titre d’égal dans la musique française et ses mélodies envoûtantes se retrouvent non seulement chez J. Offenbach, mais aussi chez D. Milhaud, G. Auric, A. Honegger, etc. La chanson restitue à la poésie une actualité qu’elle risquait de perdre. Enregistrée, radiodiffusée, mise en scène, dramatisée par la comédie musicale, la chanson aide un poète à redevenir un personnage présent, moderne, positif. La poésie vit là une de ses aventures modernes et exaltantes. Plus que toute autre œuvre d’art, la chanson appartient au peuple, ainsi que son auteur et son interprète qui gagnent une renommée vraiment nationale. Parmi les plus renommés, une place toute particulière est occupée par E. Piaf, cette reine de la chanson parisienne moderne, et G. Brassens, poète, compositeur et interprète, dont le talent a été couronné par le Grand Prix de Poésie de l’Académie française. G. Brassens reste un phénomène inimitable, très haut dans le ciel de la chanson française pourtant si riche en noms célèbres: M. Chevalier et Ch. Trénet, J. Brel et L. Ferré, G. Béart et Ch. Aznavour, qui sont devenus classiques. 5
THÉÂTRE LYRIQUE Dans la vie musicale de Paris, une place importante est toujours revenue à l’Opéra, «théâtre total», par exellence, réunissant la musique, le texte, les décors, le mouvement, le geste. Par sa nature même, cette forme artistique est propre à initier le grand public, les grandes masses populaires, à la musique. Cet art est présenté par deux théâtres à Paris – l’Opéra de Paris et l’OpéraComique – qui forment la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux, rattachée au ministère de la Culture, dotée de l’autonomie financière, subventionnée par l’Etat. L’Opéra de Paris (son titre officiel est Académie Nationale de Musique) occupe depuis 1875 le magnifique Palais Garnier, construit par Charles Garnier, place de l’Opéra. Le théâtre est servi par une grande compagnie d’acteurs d’opéra et de ballet, par un orchestre, un chœur, un corps de ballet excellents. L’Opéra de Paris qui remonte à 1671 a toujours été un théâtre de consécration, au répertoire composé essentiellement d’œuvres nationales et étrangères classiques d’époques passées. Toutes les tentatives de renouveau dans le répertoire courant, par de nouvelles créations scéniques d’après les œuvres musicales modernes, se heurtent à l’opposition du public bourgeois conservateur. Les goûts traditionnels de celui-ci le tiennent à l’écart de la nouvelle musique contemporaine dont le langage insolite et difficile lui est étranger. Le second Théâtre National d’Opéra – Opéra-Comique – datant de 1715 est installé depuis 1898 dans l’édifice dit Salle Favart. L’Opéra-Comique a un répertoire beaucoup plus riche et souple. Théâtre de création, de recherches, l’Opéra-Comique, considéré comme «moteur» du théâtre lyrique français offre sa scène aux grands compositeurs contemporains: F. Poulenc, D. Milhaud, G. Charpentier, A. Jolivet, M. Landowsky y ont vu créer leurs œuvres. ***** Sur le théâtre lyrique j’ai des idées très précises simplement parce que j’ai vécu pour lui. J’ai beaucoup écrit d’œuvres symphoniques mais j’ai tout de même vécu depuis un demi-siècle dans le théâtre lyrique et pour lui. J’ai connu tous ses publics. J’ai fait des conférences dans les Universités populaires, aux J. M. F., à la Radio. Les émissions que faisait Dominique Plessis m’ont donné des exemples, des leçons. Elle avait un public extraordinaire qui lui écrivait. Un pâtissier de Nice: moi, j’ai découvert la musique en entendant la Damnation de Faust. Un facteur de Roubaix: j’adore la musique depuis que j’ai entendu Carmina Burana. 6
On parle de théâtre total, c’est le théâtre lyrique, tout y est en jeu, du texte à la musique en passant par la décoration et le ballet, le mouvement, le geste. On parle d’art populaire, mais s’il y a un art populaire, c’est celui, là ! Car les gens venaient au théâtre lyrique pour ce qu’on y chantait, pour ce qu’on y retenait, et aussi pour l’histoire. C’est pour cela que je suis réservé quand on vante, sans aucune restriction, l’utilisation de la version originale. Le simple public, simple dans ses aspirations et son comportement, se trouve écarté d’une satisfaction à laquelle il irait volontiers s’il comprenait tout. Le théâtre lyrique a toujours un public qui l’aime pour lui-même. Il y a un danger, c’est le culte de la vedette: c’est une satisfaction; mais c’est un danger. Le théâtre lyrique vit surtout par des équipes qui travaillent ensemble. On apprenait des rôles nouveaux, on changeait le répetoire. Tandis que maintenant, on descend du train, on répète un ouvrage qu’on sait, on le chante et l’on s’en va. C’est brillant. Je ne suis pas sûr que ce soit la vie du théâtre lyrique. Comme presque toujours dans la vie, il est probable que la vérité est au milieu, c’est-àdire que pour certains rôles il faut une vedette, – les rôles pleins d’éclats, mais pour l’ensemble de l’ouvrage il faut une équipe. Il ne faut jamais oublier que le vrai moteur du théâtre lyrique français, c’était l’Opéra-Comique. D’abord, c’est là, qu’était le grand répertoire français. D’autre part, c’est là, que les jeunes compositeurs français faisaient leurs premières armes. Aujourd’hui, le compositeur qui a une œuvre sur les bras, qui veut la faire jouer, où va-t-il la porter ? Nulle part! L’Opéra est un théâtre de consécration, il l’a toujours été. L’Opéra-Comique était un théâtre de création. La situation d’aujourd’hui est tragique: vous n’avez pas de relève d’artistes lyriques, et vous n’aurez pas de relève de compositeurs si ça continue. Les théâtres régionaux font des efforts extraordinaires; j’ai été joué à Rouen, avec Antoine et Cléopâtre, dans des conditions magnifiques. Mais ces théâtres donnent deux représentations, au mieux. Je trouve très bien que des initiatives différentes ouvrent à la marche d’un théâtre des voies différentes. Ce que je ne comprends pas, c’est que des gens soient tout heureux de se transformer en voyageurs sans bagages. Car enfin, j’ai assisté à l’Opéra à la création de Jeanne au Bûcher, des Indes Galantes; à des reprises brillantes: la Tétralogie avec Knappertsbuch c’était éclatant; sous Auric: Don Carlos, Turandot dont on a déclaré à l’étranger que c’était la plus belle représentation qu’on en ait vue; Wozzek, admirablement dirigé par Boulez; Il Prigioniero, de Dallapiccola. Dans le domaine du ballet, pas besoin d’épiloguer, mais son apogée se place en 1955-1956. Il ne faut pas oublier que nous avons clôturé le Festival de
Salzburg avec un succès considérable. Et l’Orchestre de l’Opéra fut toujours accueilli triomphalement à l’étranger! J’ai dirigé l’Opéra-Comique pendant deux ans et demi. Après ma nomination en 1949, sous l’administration de Georges Hirsch, Jacques Jaujard, alors directeur général des Arts et Lettres, me dit: – Alors ? Cet Opéra-Comique ? Je lui ai répondu: – C’est un théâtre dont on dit beaucoup de mal et dont il faut penser beaucoup de bien. Les compositeurs qui ont illustré l’Opéra-Comique sont les plus nombreux et ils sont les plus grands. C’est dans ce théâtre-là qu’à cette époque on jouait Ibert, Poulenc, Milhaud. J’ai vu travailler côte à côte Massine et Derain, réglant des ballets, Gustave Charpentier et Utrillo pour le cinquantenaire de Louise. Je ne crois pas qu’il y ait un désintérêt pour le théâtre lyrique chez les jeunes compositeurs. Bien entendu, ce théâtre a ses règles, et l’on voit, dans la musique contemporaine, des orientations non-conformes à la pratique physique du chant. Mais il ne faut pas se laisser aller au sectarisme esthétique, ni contre le passé, ni contre le présent, ce qui compte, c’est qu’on produit. Et le drame lyrique est encore la meilleure forme artistique propre à amener le public le plus large à la musique; je souhaiterais que l’accès aux salles lyriques soit très largement ouvert au peuple tout entier. J’ai gardé une admiration énorme pour Albert Doyen dont j’ai connu les Fêtes du peuple. J’ai vu son apostolat, alors, pour moi, c’est ça la vie artistique, c’est l’enthousiasme populaire.
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LA JEUNE FRANCE Le manifeste de la Jeune France, groupe de création formé en 1936 par quatre jeunes compositeurs français, se donne pour une tâche urgente le renouveau de la musique moderne, c’est-à-dire sa haute vocation humaine, sa grande valeur éthique, son contenu essentiellement humaniste, en un mot, la musique au service des hommes. Y. Baudrier, O. Messiaen, D. Lesur et A. Jolivet ont fait la tentative d’une «réhumanisation» de la musique, d’une continuité de l’esthétique de Debussy. Une place de choix dans la musique française contemporaine est occupée par O. Messiaen (1908) dont le prestige n’est pas dû seulement à ses compositions mais aussi à son talent d’organiste, d’improvisateur d’orgue, ainsi qu’à ses activités pédagogiques au Conservatoire de Paris. Son œuvre magistrale – Turangalîla – Symphonie (1948) créée pour l’orchestre de Boston
fut accueillie avec enthousiasme comme hymne d’amour et de joie exprimé avec un brio et une richesse orchestrale sans pareille. Son immense érudition musicale lui a fait découvrir des domaines musicaux les plus divers qui inspiraient ses créations: ainsi, son art de composition est enrichi par les ressources rythmiques et morales de la musique indienne, des chants choraux, du folklore, des chants d’oiseaux. Tous ces éléments disparates ont fait dans son œuvre un alliage très personnel où les chants d’oiseaux forment une source d’inspiration où il puise par excellence. Le mérite essentiel d’André Jolivet (1905-1974) c’est d’avoir su réunir les recherches les plus hardies et le souci de l’humain. Compositeur, chef d’orchestre, pédagogue, écrivain, Jolivet tâche à sa manière de résoudre la crise de la musique contemporaine: il met au centre de sa création le problème de l’homme et non du langage musical. Il cherche à rattacher le vrai renouveau à la redécouverte de l’homme et cet aspect humaniste, il en redonne à toutes ses compositions d’avant et d’après-guerre. Après la Libération de la France, il a signé plusieurs œuvres qui témoignent d’une rare richesse de genres et d’un éventail très large de sujets: 11 concertos pour orchestre (1947-1967), Première symphonie (1953), oratorio consacré à Jeanne d’Arc – Vérité de Jeanne (1956), musique pour 13 spectacles de la Comédie-Française, dont il a été directeur de la musique (1945-1959). Il lui revient à bon droit une des premières places parmi les compositeurs français de la deuxième moitié du XXe siècle. A l’inverse de Messiaen et de Jolivet, les deux autres compositeurs ayant fait partie, dès 1936, du groupe de création la Jeune France – Y. Baudrier (1906) et D. Lesur (1908) ont toujours manifesté un rejet instinctif et conscient des recherches théoriques. Ils trouvent en l’humanisme de la musique un fondement suffisant à l’art musical. Le problème du langage n’existe pas pour eux. Selon D. Lesur, la musique repose sur la résonance naturelle et le chant humain, aussi n’est-il jamais tenté par les possibilités de l’atonalisme. Le chant grégorien et le folklore l’ont orienté vers son but principal – la souple tonalité et la beauté de l’expression musicale. Les œuvres de Lesur portent l’empreinte d’un lyrisme profond, d’une vraie chaleur humaine sans perdre l’écriture très individuelle du compositeur.
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LA CHANSON FRANÇAISE En France on aime la chanson. C’est sûr, la chanson tient une grande place dans ce pays. N’a-t-on pas dit: En France tout commence et finit par des chansons? Les jeunes aiment acheter les nouveaux disques, certains jouent de la guitare ou «montent» des orchestres pour jouer et chanter les chansons de leurs chanteurs préférés. Ils achètent aussi des journaux qui parlent de la vie des chanteurs. Il y a beaucoup de chanteurs connus dans le monde entier: Edith Piaf, Charles Trenet, Maurice Chevalier, Yves Montand, Francis Lemarque, Charles Aznavour, Juliette Gréco, Jean Ferrat, Georges Brassens. Les jeunes, comme Enrico Macias, Dalida, Adamo, Mireille Mathieu – voilà des exemples de succès populaire. Tous les jeunes chanteurs espèrent passer un jour dans un grand musichall. Lorsque les chanteurs vont dans d’autres villes de France, ils chantent souvent dans des théâtres ou des cinémas, quelquefois même, l’été, sur une scène en plein air. Les Français connaissent surtout la chanson par la radio, le disque et la télévision. Et connaître la chanson d’un pays, la comprendre, c’est connaître et mieux comprendre ce pays, l’âme du peuple.
VOYAGE À TRAVERS LA CHANSON Les plus anciennes chansons françaises connues aujourd’hui datent du Moyen Age, c’est-à-dire entre 1000 et 1500 ans après notre ère. Les trouvères et les troubadours (ce sont les noms qu’on donnait alors aux chanteurs) allaient de ville en ville, de château en château, pour dire leurs poèmes et chanter leurs chansons. Les troubadours chantaient pour les gens qui avaient de l’argent, pour les riches. On les nourrissait et les payait. Les gens du peuple, les pauvres avaient aussi leurs chansons, mais nous ne savons pas grand-chose sur ces couplets chantés sur les places ou au coin des rues, car ils n’étaient pas écrits. Mais petit à petit, les chansons deviennent populaires: le peuple se sert de la chanson comme d’une arme pour raconter les moments difficiles de la vie, pour se moquer du roi, du gouvernement. En 1792 Rouget de Lisle compose la Marseillaise qui dit tous les espoirs des Français: Allons enfants de la Patrie, Le jour de gloire est arrivé. 10
Contre nous de la tyrannie L’éntendard sanglant est levé... La Marseillaise est devenue l’hymne national de la France en 1879. On chante alors dans les rues dans les fêtes, il n’y a pas encore d’endroit où l’on va écouter des chanteurs. C’est en 1734 que naît ce qu’on appelle le caveau, un endroit où les amis se retrouvent pour entendre quelques chansons. Puis le caveau est remplacé par le cabaret. C’est un endroit plus grand, où tout le monde peut venir. Ces cabarets se trouvent à Paris dans le quartier de Montmartre. Les cabarets ont beaucoup de succès et ils deviennent très vite trop petits pour recevoir tous ceux qui veulent écouter les chansons. On construit alors des salles de spectacle, des music-halls, beaucoup plus grands, comme Bobino (1880), l’Olympia (1893) à Paris. Les gens viennent en famille pour rire, s’amuser et écouter les chanteurs le samedi soir après le travail ou le dimanche après-midi. Mais le disque arrive (1906), puis la radio et la télévision, les choses vont changer. Les gens n’ont plus besoin d’aller au music-hall pour écouter les chanteurs. Les salles de spectacle comme Bobino, l’Olympia existent toujours, bien sûr, mais le music-hall a perdu beaucoup de son importance, au moment où la chanson, elle, prend une place de plus en plus grande dans la vie des jeunes.
LA CHANSON POÉTIQUE – LA CHANSON «RIVE GAUCHE» C’est un genre tout particulier, à l’audience populaire, large et permanente. Dans l’unité du texte, de la musique et de l’interprétation c’est le texte qui est au centre. La chanson contemporaine est l’héritière d’une longue tradition, qu’on peut suivre à travers toute l’histoire de la France: les poèmes des trouvères au Moyen Age, les «mazarinades», chansons-pamphlets contre le cardinal Mazarin, la Marseillaise, la Carmagnole, les chansons de la Révolution et de la Commune de Paris, l’Internationale et les chansons patriotiques de la Résistance – la chanson servait toujours de miroir qui reflétait les événements marquants de l’histoire française. La chanson française a toujours eu une résonance énorme dans le cœur du peuple. Toujours originale malgré les influences étrangères, la chanson française reste un produit national de la culture française. Son succès est dû pour une bonne part à des auteurs11
compositeurs-interprètes, dont l’œuvre a un grand prestige. Leurs créations sont souvent d’une haute qualité artistique ce qui fait leur renommée mondiale. On comprendra le rôle de la chanson en France si l’on tient compte de l’amour traditionnel des Français pour ce genre de musique, et du développement prodigieux des moyens de masse qui crée de nouvelles conditions pour la diffusion de la chanson contemporaine. La chanson bénéficie d’une audience très importante surtout auprès des jeunes. Objet de consommation dans la société de consommation, la chanson est soumise aux impératifs du commerce et de l’industrie, ainsi qu’aux influences étrangères surtout anglo-américaines. Elle connaît des phénomènes d’une ampleur et d’une rapidité de diffusion énormes: les styles différents qui se succèdent («yéyé», «disco», «folksong»), le système des «idoles» suscitant une presse, des films, des supports publicitaires. La chanson française est le reflet des énormes richesses, des grandes diversités linguistiques, culturelles, sociales voire politiques, de la France. Elle offre un moyen aussi efficace qu’agréable – ou efficace parce qu’agréable – de faire connaissance avec la France, les Français et la langue française. Et là, je parle en connaissance de cause, j’ai commencé mon propre apprentissage du français non par les thèmes et versions, les dictées et compositions d’une classe de français, mais par les chansons que m’apprenait une amie parisienne lorsque j’étais étudiant à Munich. C’étaient des chansons d’enfants, des chansons de feu de camps, des chansons populaires, puis celles de Béart (I’Eau vive), de Brassens (les Sabots d’Hélène) et bien d’autres encore. C’était, chaque fois, un contact vivant, renouvelé, vécu, avec une langue, un peuple. Ceci est le témoignage d’un Américain, Brian Thompson, extrait de la revue Chanson. Cette vertu pédagogique et culturelle de la chanson nous a conduits à demander à Luc Bérimont, l’un des meilleurs spécialistes de la question, une étude sur la Chanson poétique française encore appelée chanson littéraire ou chanson de texte, ou chanson «rive gauche» par le fait qu’elle a pris naissance dans les cabarets de la rive gauche de la Seine. Avant l’invention de Gutenberg, la poésie circulait librement de bouche à oreille. Les générations et les siécles se la transmettaient comme un secret, qui était aussi un trésor. Sans être systématiquement chantée, comme telle strophe de Ronsard courant les rues sur la ville, la poésie était souvent scandée sur un tambour ou sur un instrument. L’âge d’or de la chanson française est, curieusement aussi, celui de la poésie. La chanson s’est toujours souterrainement souvenue de la poésie perdue en chemin, sous-jacente pendant trois siècles, et qui resurgit un matin alors 12
qu’on ne l’attendait plus. Certes, l’attelage poésie-chanson ne s’est pas arrêté trois cents ans. Les pamphlétaires de tavernes eurent beau saccager le tronc commun en rimant des libellés, en «chansonnant» à qui mieux-mieux, on continuait de reprendre en chœur, aux veillées, ces chefs-d’œuvre anonymes (et par conséquent «du folklore») que sont la Blanche Biche, le Roi Renaud, A la Claire Fontaine, Aux Marches du Palais, et aux pires époques du «caf’conc’», Bruant, Pierre Dupont, Delmet, Yvette Guilbert sauvaient l’honneur. On a pour habitude de dater le sauvetage de la chanson de l’apparition de Trenet. Trenet salue ainsi ses devanciers: «Je n’ai fait qu’apporter ma modeste contribution lyrico-champêtre au genre créé par Miraille et Jean Nohain...» Belle honnêteté de vrai riche. Par la suite, il y eut la guerre. Nous eûmes les chansons que Thiriet écrivit pour les Visiteurs du Soir. Thiriet, c’était déjà Prévert. Prévert, c’était déjà Kosma. Il y eut Gréco, Mouloudji, Jacques Douai, les Frères Jacques. Saint-Germain-des-Près, où flotte l’esprit nouveau, invente «la chanson rive gauche». Sartre, Queneau, Fombeure se mettent à écrire des paroles tout exprès. On s’aperçoit que Mac Orlan, Giraudoux, Mauriac, Genêt, Genevoix, Desnos, Audiberti, Aragon et vingt autres sont aimés de la musique, que les mots de leurs poèmes flottent avec une aisance admirable au gré des mélodies, qu’ils en reçoivent une espèce de force fluide, obsédante, chaleureuse. Léo Ferré applique la formule à Baudelaire, avant de l’essayer sur Aragon, puis Verlaine et Rimbaud. Un soir, au Théâtre des 3 Baudets, à Montmartre, un poète du Canada entre seul en scène avec sa guitare et parle de ses neiges, de ses forêts, de ses lacs, de ses voyages. Il se nomme Félix Leclerc. Il est le premier à oser venir défendre ainsi des images vues comme derriére la vitre embuée d’une enfance. Son succès ouvrira la voie à des gens qui s’appelleront Brassens, Béart, Brel, Ferrat, Gainsbourg; lesquels annonceront Barbara, Anne Sylvestre, etc. Tous ceux que je viens de nommer ne chantent pas systématiquement «des poèmes». Disons que la poésie passe à travers leurs tours de chant et que la poésie ne circule jamais mieux – actuellement – qu’en fraude. La qualité à laquelle ils s’astreignent certains d’entre eux dans une sorte de ghetto, les condamne aux «circuits parallèles» que sont les Maisons de jeunes, les petits éditeurs de disques, les derniers survivants des cabarets rive gauche. Les autres «font» des auditoires immenses qui, pour Maxime Le Forestier par exemple, représentent le Palais des Congrés ou le Cirque d’Hiver pendant un mois... A quoi tiennent ces différences? Au talent, bien sûr. Mais aussi, et principalement à l’impact de l’imprésario qui «vend» le spectacle et le nom. L’opération «chanson de qualité» a, certes, changé quelque chose dans le monde du
spectacle, en France. On dit que Louis Aragon, après la mise en musique de ses poèmes par Ferrat, Brassens, Ferré et quelques autres, a vu augmenter de un million en deux ans les lecteurs de sa poésie. Les acheteurs entraient chez le libraire, demandaient l’ouvrage contenant le poème chanté dont ils citaient les premiers vers. Le disque de chansons peut donc devenir véhicule de culture à l’autre bout de la chaîne.
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EDITH PIAF La plus grande chanteuse tragique de music-hall E. Piaf (1915-1963) tient une place à part dans le monde de la chanson française. Son nom a pris depuis longtemps la valeur d’un symbole – son image personnifie la chanson parisienne dans le monde entier. A elle seule, E. Piaf était un siècle de gloire dans l’histoire de ce genre, un phénomène unique. Ses chansons ont su traduire tout un monde de la France contemporaine, avec ses joies et ses drames, ses misères et ses chagrins. Pour réussir une telle perfection artistique, il fallait sa voix prodigieuse, son talent d’interprétation, mais aussi une vie tourmentée et dramatique, qui ne faisait qu’un avec son art. Tout comme M. Chevalier, E. Piaf a marqué toute l’histoire de la chanson française du XXe siècle. ***** Elle a connu la misère de la rue, qu’elle a chantée de toute son âme. Elle naquit sur un trottoir, devant le 72 de la rue de Belleville (l’ambulance était en retard). Ses parents étant séparés, elle est élevée par ses grands-mères et par une tante. Après une adolescence difficile (elle chantait notamment dans les casernes), alors qu’elle chantait un jour de 1935 au coin de la rue Troyon et de l’avenue Mac-Mahon Comme un moineau, un passant, frappé par sa voix, lui propose de passer en cabaret. C’était Louis Leplée, directeur du Gerny’s, 54, rue Pierre-Charron, où elle débute, baptisée «la Môme Piaf» par Leplée. Elle interprète des succès de Damia, T. Rossi et, bientôt, l’Etranger, qu’elle apprend en entendant A. Lajon répéter chez un éditeur. Un nouveau drame la marque profondément: L. Leplée est assassiné dans des conditions restées mystérieuses (1936). Elle chante en music-hall (ABC, 1937), rencontre R. Asso, dont elle interprète des chansons bientôt célèbres (le Fanion de la légion) puis ParisMéditerranée, C’est lui que mon cœur a choisi, le Petit Monsieur triste, etc. Par la suite, M. Emer (l’Accordéoniste, 1939), H. Contet (Y’a pas d’printemps) seront ses auteurs favoris, M. Monnot étant son compositeur préféré (C’était un jour de fête). E. Piaf poursuit une carrière bientôt triomphale en France et à
l’étranger. Le public populaire trouve dans ses chansons l’expression des espoirs et des souffrances de la vie quotidienne, sans faire de partage entre son répertoire et sa vie personnelle, marquée par les succès et les drames. En 1945, elle chante avec les Compagnons de la chanson, incitant leur chef, M.-L. Jaubert, à choisir un répertoire moderne. Leur disque commun, les Trois Cloches (Gilles) atteint 1 million d’exemplaires. Elle a fait connaître de nouveaux interprètes et auteurs; elle a été parmi les premiers interprètes de G. Bécaud, Ch. Aznavour. Jusqu’à la fin de sa vie elle a chanté la force de l’amour (A quoi ça sert l’amour?, avec Théo Sarapo, qu’elle venait d’épouser, 1962). Ses obsèques au Père-Lachaise sont suivies par une foule considérable. Elle a joué la comédie, l’opérette, tourné des films, écrit une trentaine de chansons. Mais elle a été surtout une voix tragique et puissante: «Et voilà qu’une voix qui sort des entrailles, une voix qui l’habite des pieds à la tête, déroule une haute vague de velours noir» (J. Cocteau). Cette voix aurait pu, disait B. Vian, chanter l’annuaire du téléphone avec succès. Son répertoire exprimait la fatalité du destin (la Foule, C’est toujours la même histoire) et la croyance en l’amour malgré la souffrance qu’il apporte (D’l’autre côté d’la rue, les Amants d’un jour). On y trouve toute une mythologie populaire de légionnaires, marins, filles malheureuses, bals de quartier, départs dans des ports brumeux, petits hôtels. J. Prévert et H. Crolla lui ont écrit une chanson qui reste son image: Cri du cœur.
EVGENI MRAVINSKY Beethoven, Brahms, Bruckner, Chostakovitch, Tchaïkovsky... Ces volumes (ll-20) constituent une suite logique au coffret paru précédemment, et nous espérons bien que BMG, qui a repris en main l’importation des enregistrements officiels Melodiya, n’en restera pas là. La constitution de cette Edition Mravinsky est un apport considérable à une bonne connaissance de l’art de la direction d’orchestre au XXe siècle. Le chef russe (1903-1988) aura compté parmi les cinq ou six plus prestigieuses baguettes de ce temps; et ses interprétations, gravées dans le roc, refusant toute coquetterie, tout laisser-aller, véritables flèches ardentes propres à embraser les partitions, demeureront pour les générations à venir des exemples à méditer. Avec la Philharmonie de Leningrad, qui, après tant d’années d’efforts et de triomphes communs, lui répondait au doigt et à l’œil – un doigt impérial, un œil de braise, – Evgeni Mravinsky a engrangé des disques d’une clarté fulgurante, d’une «électricité» renversante. Ses lectures des symphonies de Dmitri Chostakovitch sont bien connues pour leur hauteur d’âme, leur dédain pour tout 15
apitoiement superflu. Ami du compositeur, qui lui dédia nombre de ses ouvrages. Mravinsky est sans doute l’homme et l’artiste le mieux placé pour évoquer l’univers du symphoniste soviétique. Nous retrouvons ici, irrépressibles coulées de lave, longs cris dans la nuit, espoirs murmurés, les Symphonies nos 5, 7 et 8, enregistrées en public – comme tous ces CD – en 1954, 1953 et 1947. Autre spécificité mravinskienne: Tchaïkovsky, tel qu’en lui- même et non pas alourdi, envahi par les lourds sanglots «occidentaux». Tous les musiciens russes, et Mravinsky en particulier, ont tenu à garder intacte la fière allure de leur compatriote. Ses enregistrements de la Symphonie n0 4 (1957, couplée avec la Symphonie n0 4 de Glazounov, 1948), de la Symphonie n0 6, «Pathétique» (1949, avec la suite d’orchestre du Kitège de Rimski-Korsakov), de Francesca da Rimini, de la Sérénade pour cordes, du Capriccio italien (1948, 1949, 1950), effacent le côté larmoyant que tant de chefs ont accolé à son œuvre. Ici, Tchaïkovsky ne s’avoue jamais vaincu, et si «fatum» il y a, il le combat à mains nues, à cœur nu, jusqu’à ses dernières forces. Du superbe Tchaïkovsky, épuré, libre... Rien à dire de la Symphonie alpestre, de Richard Strauss. Mravinsky s’y livre à un travail d’orfèvre d’un raffinement inouï; mais il n’y a rien à tirer de ce monument affligeant, de ce «crassier»... Mieux vaut se précipiter sur les Symphonies nos 3 et 4 de Brahms (1972, 1973) merveilleusement lyriques. Ceux qui parlent de la sécheresse de Mravinsky devraient méditer ces exécutions épanouies. L’art si clair, si lumineux de Mravinsky éclate dans les Symphonies nos 5 et 7 de Beethoven (1949, 1958), et leur infuse une dynamique, une élasticité des phrases tout à fait réjouissantes. Son approche de la Symphonie n0 8 d’Anton Bruckner (1959) rompt avec ce bonheur de faire chanter et danser l’orchestre beethovénien; rarement Mravinsky nous aura montré un visage aussi sombre, aussi torturé, un orchestre aussi apocalyptique. Ces dix CD sont disponibles séparément, mais il serait navrant de ne pas profiter de l’occasion offerte et de ne pas faire entrer «tout» Mravinsky chez soi. Et par la grande porte. Le coffret est, en outre, proposé avec 20% de réduction sur un prix déjà «économique»... Evgeni Mravinsky – le chef russe a engrangé des disques d’une clarté fulgurante.
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S.V. RACHMANINOV À L’ÉTRANGER Personne ne l’avait pas chassé. Il l’avait fait de lui-même, par sa propre volonté. A la fin du moi de janvier de l’année 1918, les Rachmaninov se rendirent à Copenhague. Le 15 février Rachmaninov donna son premier concert dans cette ville. Il interpréta son Second concerto avec le chef d’orchestre Hoberg. Il donna pendant la saison onze concerts symphoniques et de musique de chambre. Au cours de ces mois-là, une décision importante avait mûri. Il comprit qu’il ne pouvait créer loin de tout ce qui lui était cher. La vie à l’étranger et l’éducation de ses filles nécessiteraient de lourdes dépenses. La seule issue était de se préparer à la carrière de pianiste et de donner des concerts. Désormais il ne devait compter que sur ses mains, préparer un long répertoire composé des œuvres d’autrui. Ce qu’il voulait atteindre c’était la perfection de l’exécution. Le premier novembre les Rachmaninov quittèrent le Danemark et au bout de huit jours ils parvinrent à New York. Rachmaninov ne connaissait que bien peu l’anglais et pas du tout les habitudes des gens qui l’entouraient en Amérique. Le 8 décembre dans la petite ville de Providence, Etat de Rhode Island, débuta la série de concerts de Rachmaninov qui devait durer vingt-cinq ans sans interruption. Ce fut une ère de succès étourdissant comme aucun concertiste étranger n’en avait jamais obtenu en Amérique. Les premiers concerts de Rachmaninov firent une incroyable sensation dans la presse. Au programme des concerts de musique de chambre il y avait Mozart, Chopin, Mendelson et Liszt. Dans les concerts symphoniques dominaient encore le Second et le Troisième concertos ainsi que le Premier concerto de Tchaïkovski. En avril 1923, le compositeur écrivit à Nikita Morozov que depuis cinq ans déjà il ne s’occupait plus de composition et qu’il n’avait que rarement envie de le faire. Pour le cinquantième anniversaire du compositeur une lettre de félicitation lui arriva de Moscou avec une multitude de signatures et une contate anniversaire dont la musique était de Glière et le texte de Wilschaw. En Amérique personne, exepté ses proches, ne se souvint de son anniversaire. Aussi le musicien fut-il d’autant plus touché par la marque d’attention si sincère et si unanime des Moscovites. En 1923 le Théâtre d’Art de Moscou fit une tournée en Amérique. Fédor Chaliapine, ami de Rachmaninov, se trouvait avec sa troupe. Rachmaninov
repoussa au 18 novembre la date du début de la saison pour ne laisser passer aucune soirée, aucun spectacle. L’invasion de Moscou, de la Russie dans la vie de Rachmaninov fut si puissante et si irrésistible que tout ce monde inquiet et agité auquel il n’avait pas eu le temps de s’habituer cessait d’exister. Quand il y avait une soirée libre les Fokine, les Ziloti, les Stanislavski, Knipper, Katchalov et Moskvine se rassemblaient chez les Rachmaninov. Nikolaï Metner, compositeur et ami de Rachmaninov, lui demandait pourquoi il ne composait rien. Rachmaninov lui répondait: «Comment pourraije composer puisque je n’ai pas de mélodies, si depuis longtemps je n’ai pas entendu le bruissement du blé et le murmure des bouleaux...». Depuis que Rachmaninov était venu pour la première fois passer l’été en Europe, la pensée de quitter l’Amérique ne l’avait plus quitté. La saison de 1924 se termina trop vite. A l’issue d’un isolement de trois mois il y eut plusieurs transpositions pour piano sur des thèmes de Fritz Kreizler et sur ses propres Marguerites. Vers la fin du mois de septembre 1926 seulement son Quatrième concerto pour piano fut enfin achevé. Mais il y avait encore une autre œuvre, parfaitement nouvelle. Il la garda secrete jusqu’au jour où elle fut interprétée. Un concert donné au mois de mars proposa le Concerto de Rachmaninov à la critique du public et des journalistes. Il ne doutait pas d’être maltraité par ces derniers et il ne se trompait pas. «Le nouveau concerto reste entièrement dans les limites du XIXe siècle comme s’il avait été ecrit par Tchaïkovski..., ... la ligne de Mendelson... la monotonie de l’écriture». C’était le ton général. Mais la deuxième œuvre. Trois chansons russes pour chœur et orchestre eut une autre résonance. L’échec de son Concerto laissa pour longtemps une impression pénible au compositeur. Le concert qui fut donné au début de l’automne de 1928 à l’Albert Hall de Londres fut longtemps présent dans le souvenir des auditeurs et du musicien. Il joua pendant deux heures torturé par une terrible névralgie. Dès après le concert il s’en alla consulter un médecin à Paris. Personne dans la salle ne se douta de rien. Un critique anglais nous a laissé un récit qui donne une idée de la manière dont Rachmaninov joua au cours de cette mémorable soirée. A propos d’une sonate de Chopin: «Pour ceux qui ont entendu la sonate en Si mineur ... il n’est resté aucun sujet de discussion de contestation. La logique de cette œuvre semblait irrévocable, le plan inébranlable, l’interprétation toute puissante. Un génie a tendu la main à un autre».
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En janvier 1931 à Moscou ont été organisés trois concerts symphoniques par Coates. Le clou du programme était les Cloches de Rachmaninov présentées avec un brio extraordinaire par le chœur et l’orchestre du Bolchoï avec en solo Néjdanova et Pétrov. Il y eut des personnes pour considérer ces concerts comme une provocation déclarée. Il y eut toute une série de résolutions dont le sens résumait par le mot destructeur «boycotte». Rachmaninov demeura impassible comme à l’ordinaire. Le chemin de la patrie était à tout jamais fermé pour lui et pour sa musique. Cette année Rachmaninov composa Variation sur un thème de Carelli qui a été interprétée au mois de novembre. Yassert, un critique et théoricien bien connu, put déclarer que cette nouvelle œuvre occupera l’une des plus grandes places en matière de variations. L’apogée de la saison fut un concert à Chicago. Il y avait au programme l’Ile des morts, les Etudes-Tableaux, le Troisième concerto. «Jamais, – écrivit un critique, – je n’ai vu un tel enthousiasme ni à un concert de musique symphonique, ni pour la musique de chambre, ni à l’opéra. Toute la salle se leva d’un même élan. Et on resta debout après que l’orchestre eut sonné ses fanfares et après que Rachmaninov eut ramené sur le bord de la scène le chef d’orchestre Stokovski». 1933. Ce fut vraiment un mauvais moment qu’arriva son soixantième anniversaire. On avait decidé d’organiser de grandes festivités. Mais l’administration des concerts s’y opposa sans qu’on ne sût pourquoi. On se contenta d’offrir au compositeur une couronne de lauriers après un concert et un déjeuner amical dans un restaurant très modeste. La villa des Rachmaninov en Suisse qui avait le nom Sénar (Serguéï et Nathalia Rachmaninov) fut prête. Et la joie vint recompenser le compositeur de longues années de lutte et de travail. Il entendait résonner à ses oreilles les pages d’une partition qu’il n’avait pas encore écrite. Sénar lui semblait le coin le plus paisible sur terre. Mais le ciel de l’Europe avait cessé d’être sans nuages. Un certain Hitler avait fait son apparition. En 1934 Rachmaninov reçut deux lettres de Russie dont les auteurs parlaient des œuvres de Rachmaninov qui étaient de nouveau présentées sur la scène soviétique (Trois chansons russes) et qui avaient un grand succès.
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La troisième symphonie Au cours de l’été de 1934 Rachmaninov composa en sept semaines l’une de ses œuvres les plus brillantes la Rhapsodic pour piano et orchestre sur un thème pour violon de Niccolo Paganini. Ce thème avait été déjà utilisé par Liszt et Brahms. Mais Rachmaninov travailla ce thème sous la forme d’un grand cycle de variations. Sa musique dessine la tragédie d’une personnalité artistique pleine de richesse chez qui une force mauvaise irréductible s’oppose au désir de beauté et de liberté qui est le sien. Peu après la première de la Rhapsodie le Monthly Musical Record en date du mois de novembre 1934 publia une des rares interviews accordée par Rachmaninov «Un compositeur qui est aussi un interprète». Rachmaninov n’admet pas qu’un compositeur est toujours le meilleur interprète de ses propres œuvres. Le compositeur n’est pas toujours le chef d’orchestre, interprète idéal de ses propres œuvres. Il faut avoir le don de l’imagination, la capacité de se présenter les choses avec une force telle que naisse dans la conscience un tableau très net de l’œuvre. «Personnalement je trouve qu’il est impossible d’avoir une double vie. Si je joue, je ne puis composer, Si je compose, je ne veux pas jouer... Lorsque je suis parti de Russie j’ai perdu le désir de composer. En perdant ma patrie, je me suis perdu moi-même. Un exilé qui est dépourvu de racines musicales, de traditions de son sol natal n’a plus le désir de créer, il n’a plus d’autre consolation que le silence infini des souvenirs que rien ne vient troubler». Dix ans séparaient la Deuxième symphonie de la Première et il y avait presque 30 ans entre la Troisième et la Deuxième. En août 1935 la première et la deuxième parties de la symphonie étaient plus ou moins terminées. Ce devait être une œuvre en trois parties. Au mois d’octobre commença le dix-huitième voyage du musicien russe dans les pays du nord-est de l’Europe. La tournée de Rachmaninov en Europe qui devait durer de janvier à mars 1936 passait pour la première fois par Varsovie. Ce voyage à proximité de la frontière russe émouvait profondément le musicien. Au printemps 1936, dans une lettre adressée à Vladimir Wilschaw en parlant de son répertoire il avouait qu’il n’aimait pas jouer ses propres œuvres. Il se contentait d’inscrire au programme «deux ou trois choses simplement pour faire semblant. Ses programmes préférés étaient Chopin, Liszt, puis Bach, Beethoven, Schubert. Je ne joue pas les modernistes. Cela me dépasse» – dit-il. Pour lui le meilleur violoniste était Fritz Kreizler, le meilleur pianiste Josef Hofmann, le meilleur chef d’orchestre Arturo Toscanini et le meilleur orchestre celui de Philadelphie. 20
La symphonie l’absorba. Et le jour vint où sur la demière page il écrivit de son écriture très nette: «J’ai terminé. Grâce à Dieu. S. R. 6.VI.1936». Mais jusqu’au 30 juin il continua à corriger certaines voix. En octobre 1936 à Liverpool il y eut enfin un Festival de musique russe dont le chef d’orchestre Henry Wood avait eu l’idée. Après le Festival Rachmaninov était parti pour l’Amérique où il s’était plongé dans un travail en vue de la première de la symphonie. Ce fut enfin le 6 novembre. Et comme à l’ordinaire du bruit, des ovations, des fleurs, la fanfare d’orchestre. Mais dans les yeux des gens il y a une lueur d’étonnement. Cette symphonie russe ne peut vraiment émouvoir ces gens-là doués à leur façon. On écrivit à propos de cette œuvre: «Cette symphonie est une dramatisation richement élaborée de ses sentiments à l’égard de Russie, de ses souvenirs. L’amour, l’amitié, les pertes. Ce sont des pensées exprimées en musique et qui ne peuvent l’être autrement». Rachmaninov dit: «Quant à moi je suis fermement convaincu que ce que j’ai fait est bon. Mais ... les autres, eux aussi se trompent parfois». A Londres le succès fut bruyant, la critique médiocre. A Vienne l’interprétation des Cloches comme tous les concerts d’ailleurs était supprimée en raison des événements politiques. Le 12 avril 1938 l’ami de Rachmaninov Fédor Chaliapine mourut. «Seul meurt celui qui est oublié. Si la pensée est fidèle, Chaliapine ne mourra jamais. Il ne peut mourir parce que c’est un artiste au talent miraculeux, merveilleux, immortel». – dit Rachmaninov. Au printemps 1939 les Rachmaninov se rendirent en Suisse bien qu’une crise fût toute proche. Le maître de ballet Michaïl Fokine qui avait séjourné à Sénar au mois de mai s’était enthousiasmé à l’idée de monter un Paganini à Londres sur la musique de la Rhapsodie de Rachmaninov. Le ballet Paganini remporta un bruyant succès. Cette année eut lieu le festival de musique de Lucerne. Rachmaninov interpréta le Premier concerto de Beethoven et sa Rhapsodie. Le 23 août 1939 les Rachmaninov se rendirent en Amérique. Leur fille Tatiana est restée en France. C’était le dernier voyage des Rachmaninov en Amérique. Le festival Rachmaninov eut lieu, il fut composé de 3 concerts. Au cours du troisième furent interprétées la Troisième symphonie et les Cloches. L’accueil que lui réservèrent les chanteurs du Chœur de Westminster et le discours de Willamson qui les dirigeait toucha profondément le compositeur. «Vous savez bien que tous vous aiment car vous êtes un homme véritable».
Au milieu de l’hiver 1940 il arriva à San-Francisco et joua deux jours de suite et avec le plus grand succès son Deuxième concerto à Hollywood avec Léopold Stokovski. Rachmaninov composa 3 grandes pièces symphoniques dont le caractère différait mais qui étaient reliées par une profonde unité intérieure. Le 10 août 1940 Rachmaninov entreprit l’instrumentation de son œuvre. Le titre fut trouvé Danses symphoniques. Nombreux furent ensuite ceux qui se souvinrent tout jamais du concert de Rachmaninov à Detroit. «Cet artiste de 67 ans continue à se perfectionner et il devient un véritable miracle sur cette terre. Il semble qu’il crée et joue avec la même légèreté qu’il y a vingt ans et il va de l’avant chaque saison». – écrivit-on. Les Danses symphoniques ont été interprétées par l’orchestre de Philadelphie dirigé par Eugène Ormandy. Les critiques furent partagés. Mais Rachmaninov ne fut pas étonné et ne s’inquiéta pas de l’accueil réservé qu’on lui fit à New York. «C’est une faible imitation de la Danse macabre de Liszt. Dans le final il dépasse en nouveauté Ravel, Strauss et Sibélius. Dans l’ensemble les impressions qu’on en retire sont assez tumultueuses». Mais un bref article d’Olin Downes: «La nature, les souvenirs, les rêves. Une mer morte de tristesse, de mélodie, un sentiment très vif des couleurs orchestrales et une merveilleuse musique». A la fin de mois de mars il devait diriger à Chicago la Troisième symphonie et les Cloches. A la fin de la saison Rachmaninov reçut un collaborateur de la revue «The Etude». L’œuvre du compositeur, selon lui, ne doit découler que d’intentions intérieures. La musique doit être l’expression de la personnalité du compositeur. Elle est l’expression de son pays natal, de sa foi, de son amour, des livres qui l’ont ému, des tableaux qu’il a aimés. Dans ses propres œuvres il n’a jamais essayé de se montrer original. Il se considérait comme un musicien russe et son pays natal a marqué de son sceau, son tempérament, ses idées, ses convictions et son aspect physique. Aussi sa musique était-elle de la musique russe. Rachmaninov entendit à la radio une nouvelle terrible. Les troupes motorisées d’Hitler renforcées par des nuées d’avions avaient pénétré en U.R.S.S. Les proches comprirent le poids que cette nouvelle guerre imposait à l’âme du compositeur. Rachmaninov savait qu’une déclaration publique en faveur de sa patrie provoquerait une tempête parmi ses ennemis. Son concert du premier novembre approcha. Rachmaninov décida d’annoncer dans la presse que la recette de ce concert serait entièrement consacrée à une aide médicale en
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MUSIQUE VOCALE
faveur de l’Armée Rouge. L’annonce de l’aide à la Russie fut imprimée non pas sur les affiches mais sur les programmes d’où elle aboutit ensuite dans les journaux. Il fit parvenir les moyens ainsi rassemblés par son imprésario au consul général de l’U.R.S.S. à New York. «C’est l’unique moyen, – écrivait-il, – par lequel je puis exprimer ma sympathie aux souffrances du peuple de ma terre natale au cours de ces quelques mois». En mars lorsqu’on envoya à Moscou l’équipement qu’on avait acheté il écrivit: «De la part d’un Russe cet envoi au peuple russe en lutte. Je veux croire, je crois en la victoire finale. Sergueï Rachmaninov». Rachmaninov se produisit avec Bakaléinikov au milieu de l’été, au Hollywood Bowl. Il interpréta le Deuxième concerto pour piano. Plus de trente mille personnes avaient pris place sur les bancs, écoutèrent en retenant leur souffle. Rachmaninov décida d’abandonner les concerts, s’occuper de composition et s’installer à California. Au début de l’automne la mort emporta subitement Fokine. Les Danses symphoniques avaient perdu leur chorégraphe. La saison débuta le 12 octobre 1942 à Detroit. «Je jouerai encore pour la Russie. Tout le monde aide l’Amérique, mais peu nombreux sont ceux qui aident la Russie». Le cinquantième anniversaire du début de l’activité de pianiste approchait. Après le concert une poignée de ses amis les plus proches s’était réunie pour le dîner. Rachmaninov se sentait mal mais il continuait à donner des concerts. Il disait qu’il jouait mal. Mais à Chicago le 12 février 1943, il fut accueilli par des ovations telles qu’il se sentit ressuscité. Il avait été rarement aussi satisfait de son jeu. Il avait interprété le Premier Concerto de Beethoven et sa Rhapsodie. Le lendemain il sentit une douleur vive au côté. Les médecins lui conseillèrent d’aller au soleil. Il refusa de supprimer le concert de Koxville. Il avait au programme Bach, Schumann, Liszt, Chopin et Rachmaninov. Il joua la sonate en si mineur de Chopin avec un enthousiasme stupéfiant. Mais Rachmaninov se sentait toujours mal. Il supprima plusieurs concerts et partit pour la Nouvelle-Orléans. Il avait besoin d’un docteur mais un docteur russe. A la gare de Los Angeles le fils de Chaliapine Fédor vint le chercher avec une ambulence. On le conduisit à l’hôpital. «Beaucoup de bruit pour rien», – écrivit Rachmaninov à Somov. «Mister Rachmaninov n’a pas terminé sa lettre», – ajouta l’infirmière en anglais. Vers le 10 mars on réunit plusieurs médecins. Le caractère fatal de maladie ne fit pas de doute. Un cancer évoluant avait déjà atteint les poumons, les intestins et même le sang. On communiqua la terrible vérité à la famille. A une heure trente du matin le 28 mars 1943 le cœur de Rachmaninov s’arrêta de battre.
Si nous ouvrons ce chapitre de notre petite histoire avec Josquin des Près, c’est qu’il marque résolument le point d’aboutissement de toutes les tendances médiévales. Depuis le XIIIème siècle en effet, siècle d’or de l’écriture en contrepoint, se succèdent toutes les tentatives d’une écriture plus «verticale», et l’invention musicale se cristallise autour de la notion d’harmonie. Or on peut dire que ces deux formes d’écriture, horizontale (contrapuntique) et verticale (harmonique), trouvent finalement avec Josquin un point de juste équilibre. Moment éphémère de stabilité que cette période du XVIème siècle, puisqu’à sa suite s’amorce la prise de pouvoir d’une forme sur l’autre, l’harmonie sur le contrepoint, celle-là n’ayant plus assez de justifier celle-ci, mais voulant s’affirmer comme seul langage musical possible. Période de transition donc. C’est aussi que Josquin, originaire de la région du Hainaut (alors rattachée, et ce depuis 1428, au duché de Bourgogne), vit au foyer de la vie musicale de son temps, point de rencontre, aussi bien géographique que culturel, des régions du nord de la France et des Flandres. C’est là que l’activité musicale bat son plein, brassant les influences, celle de l’Italie par dessus tout, qui finira, un peu plus tard, par devenir un pôle plus attrayant. Si Josquin eut le mérite de parachever l’évolution, déjà amorcée par ses prédécesseurs Guillaume Dufay et Johannes Ockeghem, vers l’affranchissement vis-à-vis des techniques musicales heritées du Moyen âge, il eut aussi pour lui une conjoncture fort opportune: l’imprimerie musicale voit le jour en Italie, et dès 1502, plusieurs recueils de messes de Josquin sont publiés chez Petrucci, premier fondateur à Venise. La diffusion des éditions imprimées est rayonnante, et, ajoutée aux nombreuses copies manuscrites de son œuvre, marque l’influence profonde de celui qui est considéré comme le plus grand maître par les musiciens et compositeurs de son temps. Josquin réside d’ailleurs de nombreuses années en Italic, assimilant le style musical qui y a cours, et dont l’évolution tend clairement vers une forme nouvelle, plus «textuelle». Sous l’influence de la chanson profane, le texte gagne en effet ses lettres de noblesse, et participe de plus en plus de l’expressivité musicale. Josquin, témoin privilégié de cette importante mutation, qui n’est rien moins que la reconnaissance de l’étroit lien qui peut unir musique et littérature (leitmotiv de tout ce siècle), comptera ainsi parmi ses plus actifs collaborateurs.
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Josquin des Près (vers 1440-1521)
La messe et le motet franco-flamands Héritages d’Ockeghem, les premières compositions de musique d’église de Josquin sont encore fondées sur l’ancienne technique du «cantus firmus»: un thème mélodique, la «teneur» (ou «ténor», dont dérive directement le terme assigné plus tard à la voix correspondante, ne désignant plus finalement, au lieu de la ligne mélodique même, qu’une tessiture), sert de base architecturale à l’œuvre polyphonique, les différentes voix s’organisant à partir et autour de lui. Par souci de symétrie au sein de l’ensemble vocal, l’écriture à quatre voix est alors souvent privilégiée: le quatuor est scindé en deux duos, l’un aigu, l’autre grave. Tout autant que les messes, sinon plus, les motets vont se révéler un terrain de recherche fécond d’une plus grande expressivité et d’un plus grand équilibre: essentiellement, le rythme devient plus clair et la mélodie plus simple, en vue d’une union plus étroite avec le texte, auquel on accorde une attention grandissante. A la mort de Josquin, toute une génération de musiciens va continuer le style et les recherches du grand maître, aussi bien dans les terres natales du Nord qu’en Italie, où ont émigré nombre d’entre eux par attraction du nouveau goût musical. Du côté des Pays-Bas, sous l’influence de Charles-Quint et baignés dans l’atmosphère de l’Inquisition, les musiciens se consacrent essentiellement à la musique religieuse, s’attachant à la composition d’œuvres liturgiques permettant aux chantres de faire valoir leurs capacités vocales. La technique du cantus firmus est délaissée au profit de la «missa parodia»: c’est une composition polyphonique, chanson ou motet, qui donne le thème mélodique, et toutes les voix sont traitées également (par opposition au rôle particulier accordé à la teneur dans l’ancienne technique). C’est surtout dans les motets qu’ils poursuivent plus avant la tendance amorcée par Josquin d’accommoder le plus étroitement la musique aux paroles. Néanmoins, cédant à l’usage de plus en plus répandu de l’exécution a capella, ils finiront par systématiser une manière de composer de type imitatif: chaque thème musical est énoncé à chacune des voix en une imitation plus ou moins libre, aboutissant au final à l’enchevêtrement complet de toutes les parties. Si l’on y gagne par l’exaltation des beaux effets de la sonorité polyphonique, on y perd en rendant le texte tout simplement inintelligible! Du côté de l’Italie, les musiciens émigrés introduisent la technique francoflamande en même temps qu’ils puisent les éléments d’un style nouveau, le madrigal, dont ils transportent les hardiesses et l’expressivité du texte dans leurs motets. Sous l’influence de la culture humaniste, et en opposition à la technique 25
néerlandaise, stricte et organisée, se développe alors un style préoccupé avant tout de la juste déclamation du texte (en particulier, on veille à une accentuation correcte du latin), et dans lequel rythme, mélodie, harmonie ne sont plus conditionnés que par les paroles. Ce n’est que l’amorce du déclin de la toute puissante polyphonie néerlandaise, qui, dans la seconde moitié du XVIème siècle, faute (pour ainsi dire, car on en mesure aussi tous les bienfaits) d’avoir laissé s’introduire en sa place fortifiée le cheval de Troie des madrigalistes, laissera place au style clair et expressif de la technique italienne. La chanson à l’époque de Josquin L’histoire musicale du XVIème siècle se ramène toujours, en première analyse, à la dualité qu’introduit l’opposition de la musique profane à la musique sacrée. Certes, si l’on adopte un parcours chronologique, on ne manquera pas de constater à quel point l’une et l’autre évoluent comme sur deux voies parallèles, chacune forme d’art autonome se justifiant par une nécessité ou sociale, ou religieuse. Du point de vue des seules formes musicales cependant, musique sacrée et musique profane n’ont finalement jamais été aussi proches qu’en ces demiers siècles du Moyen âge: œuvres sacrées sur thèmes de chansons profanes (combien de messes, par exemple, sur le thème de la célèbre chanson l’homme armé!), pièces profanes faisant appel à un matériau musical issu des messes, ou chansons à références et symboliques religieuses. La chanson, qui est l’apanage des compositeurs et musiciens au service des grandes cours, n’en est pas moins le témoin d’une culture qui dépasse largement les limites du domaine royal: dans cette joyeuse société du début de la Renaissance, tout est prétexte, arrivées des souverains dans les villes, baptêmes ou mariages royaux, à bals, banquets, processions, et autrès spectacles que ne manque d’accompagner musique vocale ou instrumentale. Cela devient une telle nécessité, que la chanson fait l’objet d’un mécénat de plus en plus étendu, tout un chacun parmi les grands hommes désirant se voir attitrés les services d’un musicien prestigieux, pour les grandes occasions comme pour les moments plus intimes. La chanson, d’accompagnement festif, devient alors forme d’art autonome. Elle se développe suivant deux styles d’esthétique assez différente, plus dans l’esprit que dans la forme d’ailleurs: la chanson dite «savante» d’une part, la chanson dite «rurale» d’autre part. La première forme est en fait très apparentée au motet (avec cantus firmus), et se présente le plus souvent comme un contrepoint libre où chaque voix procède d’un thème différent. Ce sont les 26
musiciens du Nord, tel Josquin, qui pratiquent le plus ce genre, dont l’intérêt est finalement purement musical. Mais à la cour de France, la tendance est plutôt à débarrasser la chanson de son caractère religieux, préférant les thèmes d’inspiration populaire, pour en faire un simple et joyeux divertissement. Ce sont des chansons à boire et à danser, à trois voix (sur le modèle de la chanson bourguignonne), qui retrouvent les thèmes précieux de l’amour courtois du XIIème et XIIIème siècle: pastourelles, plaintes de mal mariée... Les thèmes musicaux et les textes sont principalement empruntés à deux manuscrits monodiques, qui constituent une sorte de répertoire de la chanson rurale, témoin de la filiation littéraire du genre. Cette chanson rurale gagne l’intérêt des musiciens italiens (Josquin, lors de son séjour à la chapelle pontificale de 1486 à 1494, eut tout loisir d’en répandre le style), mais est bientôt supplantée par la chanson polyphonique parisienne, à quatre voix, qui délaisse les sentiments raffinés de l’imagerie médiévale pour d’autres, moins équivoques, de caractére plus érotique. Josquin lui-même ne tarde pas, sous l’influence italienne, à se détacher de la forme traditionnelle des chansons à trois voix – datant sans doute de son séjour à la cour de Louis XII, de 1505 à 1515 – renonçant au mouvement polyphonique au profit d’une harmonie tonale à laquelle il accorde une importance grandissante. Il écrit alors à quatre, cinq, ou six voix, la ligne mélodique gagnant en brièveté et sobriété au service d’un plus grand pouvoir expressif. Le texte (qui, dans une grande diversité, peut faire voisiner des formes poétiques en langues française, italienne, et latine) revêt ainsi une fonction nouvelle: la déclamation en est fortement soulignée, et la musique en suit l’articulation au plus près. Intimement liée à la vie sociale des cours, la chanson française est en très grande vogue au début du XVIème siècle, et son rayonnement à l’étranger correspond certainement à l’affirmation d’un certain «goût français».
d’une voix à l’autre. C’est le texte littéraire, le poème, qui est source d’inspiration du compositeur et dicte ses lois à la phrase musicale, qui vient épouser la forme versifiée, dont le modèle du genre est un quatrain ou un dizain, en vers de huit à dix pieds. Les compositeurs prisent aussi beaucoup l’épigramme, petit poème satyrique au trait final railleur, car on cultive de plus en plus l’art du sous-entendu, surtout érotique. Les héros de ces chansons guillerettes, tout droit sortis de la farce, font de la chanson parisienne un véritable théâtre comique miniature. Clément Janequin (vers 1485 – après 1560) est le représentant typique de ce genre – malheureusement, ses messes et motets n’ont pas été conservés – qu’il illustre de plus de trois cents chansons parues entre 1540 et 1550. Il se plaît aussi bien dans la petite pièce galante que dans la grande polyphonie, et exploite, en grand novateur, les ressources offertes par l’introduction d’un certain «chromatisme», nuances apportées par l’emploi de très petits intervalles (tiers de ton par exemple) et propres à rendre la musique «plus douce et agréable que la diatonique», suivant les mots de son contemporain Guillaume Costeley. Epris de recherche tant musicale (il ne manque pas d’innover au niveau du rythme) que poétique, il suit de près le mouvement contemporain, de Ronsard à Baïf; ce dernier est l’un des fondateurs de l’Académie de Poésie et de Musique, cette monumentale tentative de la Renaissance française de réaliser, en théorie comme en pratique, le mariage idéal de la poésie et de la musique. L‘Académie de Poésie et de Musique
En 1528 paraît, chez l’éditeur Pierre Attaingnant, le premier recueil de musique imprimée à Paris: Chansons nouvelles en musique à quatre parties. Jusqu’en 1552, ce sont plus de cinquante volumes qui seront ainsi publiés, véritables anthologies de la chanson parisienne. Bien que leurs compositeurs soient nombreux, la facture de ces chansons est toujours semblable et, contrairement au style du madrigal italien, favorise le rythme sur l’invention mélodique: déclamation syllabique des paroles, vocalises se bornant à de courtes formules ornementales sans intention expressive, courtes imitations
La démarche originale de cette Académie, dans la lignée directe de celle des humanistes, est certainement à rechercher dans la séduction exercée par la musique de l’Antiquité, dont on s’efforce de retrouver les effets secrets, en particulier celui d’agir sur les âmes en diverses façons. Vers 1567, Jean-Antoine de Baïf et le musicien Thibaut de Courville forment le projet de doter la France d’une poésie et d’une musique dont l’union serait à même de raviver ces effets: on expérimente la musique «mesurée à l’antique», et l’on crée l’Académie de Poésie et de Musique, avec l’ambition de porter l’art musical – et surtout la chanson française, celle de langue «vulgaire», car la musique religieuse, sur paroles latines, n’est, quelles en sont les raisons?, pas concernée – au plus haut degré de dignité. Appuyée par le roi Charles IX, qui voit en la musique le reflet de l’état social de la nation, la nouvelle institution est autorisée en 1571. Son fonctionnement même est révolutionnaire: les adhérents, musiciens professionnels (Roland de Lassus la fréquenta
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La chanson polyphonique parisienne
certainement lors de son séjour à Paris) ou auditeurs de choix, se réunissent chaque dimanche chez Baïf, et doivent observer la règle absolue du secret musical, nul autre que les membres ne devant connaître les œuvres exécutées lors des concerts. L’Académie se veut aussi un lieu de formation de jeunes poètes et musiciens talentueux, pliés aux nouvelles règles rythmiques. De fait, elle va avoir une influence profonde sur l’histoire de la chanson: la renaissance de la mesure antique, véritable quantification de la poésie et de la musique, aura pour ultime conséquence l’apparition de la barre de mesure, devenue nécessaire dès que le rythme s’assouplit: emploi de valeurs plus courtes, disparition de la scansion usuelle (de genre binaire-ternaire). Autrement dit, les barres de mesure indiquent que l’on ne chante plus avec mesure... L’Académie ne survivra pas à Charles IX, qui meurt en 1573, et sera remplacée sous Henri III par l’Académie du Palais, siégeant au Louvre, qui va plutôt cultiver l’esprit tout différent de la Contre-Réforme. De fait, les régions du Nord ne subiront guère l’influence de cette initiative radicale: la vague italianisante continue de déferler, signe précurseur du nouvel art baroque à venir.
le plus rabelaisien: tels sont les grands traits de la personnalité de Lassus, qui imprègne fortement toute son œuvre, reflet d’un talent aux multiples aspects que ne manqueront pas d’honorer et célébrer rois et poètes. Ce ne sont sans doute pas ses messes, dans lesquelles il fait preuve d’une grande science contrapuntique mais dont le contenu imposé l’entrave plus ou moins, mais bien plutôt ses motets (le seul Magnum opus musicum en contient plus de cinq cents!), qui dévoilent son véritable caractère, plein d’imagination et d’émotion. Le choix des textes – par curiosité, il préfère ceux qui n’ont pas déjà été mis en musique – favorise l’epanchement triste, l’inquiétude face à la destinée humaine. Quant à la forme de ces motets, qui peuvent atteindre jusqu’à douze voix (on est au point culminant de la polyphonie), elle est tout entière chargée d’exprimer le contenu émotionnel et pictural du texte; Lassus se plaît surtout aux effets de surprise et d’inattendu: la ligne mélodique est coupée de larges sauts ou de silences soudains, les rythmes sont contrastés, le style passe sans cesse de l’écriture polyphonique à l’écriture verticale. Reconnu par tous ses contemporains, à l’égal de Josquin, comme un génial compositeur, son œuvre est éditée partout, de Münich à Venise, en passant par Paris. La chanson en forme d’air
L’influence du madrigal italien C’est la chanson polyphonique parisienne qui subit le plus l’influence italienne: dans la seconde moitié du siècle, la forme poétique la plus répandue devient le sonnet, la tendance est à l’écriture à cinq voix, norme du nouveau madrigal, et la mélodie, dont la ligne se libère, s’écarte des bases populaires du début du siècle. Roland de Lassus (1532–1594), compositeur flamand établi à la cour de Münich, dont il occupe le poste de maître de chapelle jusqu’à sa mort, fait partie de ces musiciens qui vont contributer à l’assimilation et au triomphe du nouveau style italien. Il passe en effet ses années de jeunesse en Italie, où il parfait sa formation de chanteur, et très vite, trouvant dans le madrigal le matériau d’un langage musical plus riche, il s’éloigne de ses prédécesseurs néerlandais. Dans ses chansons par exemple, dont les thèmes grivois dénotent la filiation au genre et à l’esprit de la chanson française, il adopte volontiers une écriture plus claire, recherchant l’expressivité par tous les moyens, aussi bien harmoniques que mélodiques. Profondément humaniste, curieux de tout et se ralliant à tous les styles, profondément pénétré de l’ardeur de la Contre-Réforme dans sa musique religieuse, profondément enclin aux plaisanteries les plus folles et au burlesque 29
Ce nouveau type de chanson, moins étroit et plus évolutif que le type parisien, apparaît vers le milieu du siècle. Son origine est à chercher dans une certaine forme de chanson populaire, dont on chantait les différents couplets sur une même musique. Cette vogue de la chanson strophique annonce ce qui, dès 1570, prendra le nom d’«air», puis l’«air de cour» de la fin du siècle. Humanistes et poètes, ceux de la Pléiade en particulier, s’y attachent aussitôt, dans l’intention toujours renouvelée de favoriser l’union de la musique et de la poésie. C’est à Pierre de Ronsard qu’il revient d’avoir défini les règles précises de ce jeu savant, notamment dans son Abrégé de l’Art poétique français, illustré en 1552 par la parution de son écrit Amours, qu’accompagne un supplément musical des compositeurs Pierre Certon, Claude Goudimel, Clément Janequin, et Marc-Antoine de Muret. Dorénavant, tout livre de chansons est édité sous les noms communs du poète et du musicien qui en sont les auteurs, dont la collaboration est d’ailleurs encouragée de tout côté, par les princes éclairés et mécènes amateurs de musique, les humanistes mélomanes; partout, du salon parisien au château provincial, l’on chante, accompagné du luth, ces chansons, ces airs, tout autant que l’on discute des problèmes musicaux qui sont posés. 30
Les pièces, de sujet simple, sont le plus souvent écrites sur un sonnet (poème de quatorze vers, de deux quatrains à rimes embrassées, et deux tercets), et la ligne mélodique suit des principes que nous avons déjà exposés, renouant, en somme, avec une certaine tradition perdue depuis l’Antiquité grecque. Il est intéressant de constater ici un changement, irrévocable, de la conception de l’œuvre musicale: si, dans les œuvres religieuses, la partie de ténor est encore la voix essentielle, c’est la partie supérieure, le «dessus», qui, dans la chanson profane, se présente comme la clef de voûte de tout l’édifice musical. Ligne mélodique énoncée au dessus, recherche d’une écriture harmonique: deux jalons sur la route menant vers la musique «moderne», et dont le genre baroque annonce la première forme. N o t e s: l. C’est une analyse que nous empruntons, car nous la trouvons très juste, à Jacques Chailley; voir par exemple son Histoire musicale du Moyen âge (PUF). 2. A l’origine, le «motet» désigne une pièce musicale d’un nouveau genre, apparu au début du XIIème siècle, où, en place des vocalises (le genre est alors celui de l’«organum fleuri», tel que le pratique la célèbre école de NotreDame), viennent se placer des paroles: c’est le «petit texte», ou «motetus» en latin. Rapidement, le motet devient un pur exercice de style, démonstration de plus en plus achevée, jusqu’à la complexité, de l’ingéniosité du compositeur en matière de contrepoint. Il désigne finalement, au XVIème siècle encore, et de façon générale, une composition à plusieurs voix à caractère religieux (aux côtés de la messe qui, elle, se compose des cinq pièces ordinaires: Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei), ou profane, puisqu’alors la possibilité est offerte d’y joindre des paroles denuées d’intention religieuse. 3. Forme essentielle du génie musical italien, le madrigal est une pièce polyphonique à voix égales, d’une grande liberté de structure: le poème n’obéit à aucune loi de versification et la composition musicale est continue, sans refrain ni répétition strophique. Cette grande liberté, ajoutée à l’étroite liaison de la musique à la poésie, permet la plus vive expression des sentiments. 4. Il s’agit moins de vouloir mettre en jeu des sons supplémentaires à la gamme diatonique, que de profiter des effets sensibles produits par le biais d’intervalles minimes, demi-tons, tiers de ton, ou moindres. En ce sens, on s’éloigne quelque peu de la notion moderne de chromatisme, et l’on veut plutôt désigner un procédé (qui peut être enharmonique) permettant de «colorer» la ligne, prévisible, du mode diatonique. 31
5. Ainsi, les Grecs considéraient que chacun des sept modes qu’ils utilisaient – avec une préférence de mise pour les modes dorien (mode de mi) et phrygien (mode de ré) – devait être plus propice à exprimer un certain type de sentiments qu’un autre: viril et majestueux pour le dorien par exemple. Ils nuançaient ensuite à l’intérieur de ces types, par l’altération, d’un demi-ton (genre chromatique) ou d’un quart de ton (genre enharmonique), de certaines notes de la gamme modale, et obtenaient ainsi un éventail de modalités d’expression, non dénuées d’exotisme pour certaines (sans doute importées d’Asie). 6. Le schéma rythmique, organisation du vers selon une succession de valeurs brèves et de valeurs longues (soit deux brèves), lie étroitement musique et texte par un principe de correspondance: à syllabe longue, son long, à syllabe brève; son bref. L’accentuation de la phrase musicale obéit donc directement aux lois de la versification. C’est néanmoins la mélodie qui, s’insérant dans ce schéma, parfois même le bousculant, expose effectivement le rythme musical. 7. Il est en effet communément admis (comme le montre la classification adoptée par la plupart des disquaires) que l’histoire musicale se scinde grossièrement en deux époques, l’une dite «ancienne» (jusqu’à la Renaissance), l’autre, que nous devons bien par suite appeler «moderne» (au delà, c’est-à-dire depuis la période baroque). Si un tel découpage ne nous gène en aucune façon – comme nous l’avons dit au préalable, il faut bien «trancher»! – nous contestons en revanche qu’il serve à justifier, par les arguments habituels d’une éternelle querelle des anciens et des modernes, l’importance de l’une de ces périodes musicales sur l’autre. Il est toujours tentant de confondre évolution et progrès.
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CHORÉGRAPHIE LE BALLET EN RUSSIE Alors que l’art du ballet décline dangereusement en Occident où certains proclament déjà sa proche disparition, il connaît en Russie une faveur exceptionnelle. Pour comprendre celle-ci, il importe d’effectuer un rapide retour en arrière. A l’instar de la France, dont elle a du reste longtemps subi l’influence, la Russie a bientôt offert à la danse académique un terrain particulièrement favorable. A l’instigation du maître à danser français Jean-Baptiste Landé, l’Ecole impériale du Théâtre ou Ecole de Ballet était fondée le 4 mai 1738. L’impératrice Catherine II s’intéresse particuliérement à l’activité des théâtres impériaux. A sa demande, le chorégraphe autrichien Hilverding séjoume six ans à Saint-Pétersbourg où, assisté de son élève Angiolini, il règle de nombreux ballets mythologiques. A son départ, Angiolini lui succède, composant en 1766 un ballet héroïque Didon abandonnée, puis en 1768 Armide et Rinaldo. Il trouve un rival en la personne de Pierre Granger, chorégraphe très fécond. En 1786, Charles Le Picq s’établit à Saint-Pétersbourg. Rapidement ses talents de maître de ballet éclipsent ceux pourtant remarquables de danseur. Tout en montant des œuvres de Maximilien Gardel comme le Déserteur, de Noverre Médée et Jason, il présente des créations aussi diverses qu’Amour et Psyché (1796) et Bergère (1790). A la fin du siècle, le tzar Paul Ier bannit les danseurs de la scène et favorise le travesti aimablement porté par Nastenka Berilova. Toutefois ChevalierBresson, bon danseur et chorégraphe, étudie les danses populaires slaves. Mais une personnalité plus puissante va éclipser ces précurseurs. Le français Charles Didelot (1769–1837), né à Stockholm a été formé à Paris par Dauberval et Vestris; à Londres, il a rencontré Noverre. Tour à tour, il a été attaché aux Opéras de Paris et de Lyon. En 1801, à l’époque où il accepte un engagement à Saint-Pétersbourg, c’est déjà un homme célèbre que Bournonville pourra considérer comme le «plus grand chorégraphe après Noverre». Négligeant la virtuosité gratuite, il cultive la technique, mais accorde à la pantomime un rôle important. En fait, il s’efforce de fondre danse et jeu dramatique, apprécie le grand spectacle, réforme le costume et recherche volontiers les effets féeriques. Pouchkine écrira: «Les ballets de M. Didelot sont marqués au cachet d’une imagination vive et d’un charme prodigieux». 33
Collaborant étroitement avec le musicien, Didelot s’applique à toujours accorder la chorégraphie avec la nationalité et le caractère du personnage évoqué. Aussi ses ballets sont-ils parfaitement intelligibles. En 1802, il débute en présentant Apollon et Daphné, mais consacrera tous ses efforts à l’Ecole de Danse. Contrairement à ce qui se passe en France à l’époque, les danseuses surpassent alors les danseurs et l’on est obligé d’engager des artistes étrangers. La charmante Maria Danilova est déjà célèbre en 1809, meurt à l’âge de dix-sept ans l’année suivante. La guerre entraîne en 1812 le départ des Français. Seuls restent le chorégraphe Auguste et Walsberg qui montent des œuvres patriotiques. En 1816, Didelot revient, mais cette fois avec des pouvoirs presque dictatoriaux. De 1817 à 1828, date de sa retraite, il règle plus de trente ballets dont plusieurs chefs-d’œuvre qui se maintiendront longtemps au répertoire, tel le Prisonnier du Caucase (1823) d’après Pouchkine. Parmi ses interprètes se distingue Holtz futur doyen du ballet russe. Dès 1820, s’impose l’aérienne Advotia Istomina que Pouchkine admire pivotant lentement sur un pied, bondissant, puis s’envolant «tel un léger duvet sous le souffle d’Eole». Mais les directeurs des Théâtres impériaux admettent de moins en moins le caractère indépendant de Didelot. Oubliant son prodigieux travail et son apport précieux tant au répertoire qu’à l’Ecole, le prince Gagarine l’invite à donner sa démission. Sous l’influence d’un de ses disciples, Aldetz, une école de danse a été fondée en 1809 à Moscou, école placée à partir de 181l sous la direction de Glouckovski. Chorégraphe original, il forme un corps de ballet susceptible de rivaliser dans les années trente avec celui de Saint-Pétersbourg. Le public moscovite préfère la fougue chaleureuse, l’expression dramatique à la rigueur et à la délicatesse recherchées par les pétersbourgeois. Cette distinction entre les deux écoles se maintiendra jusqu’à nos jours. La venue de Carlo Blasis en 1856 donne un nouvel essor à la troupe du théâtre Bolchoï où triomphe Ekaterina Samkovskaya qui sera plus tard le professeur de Constantin Stanislawsky. Après le départ de Didelot, et celui d’Auguste, le ballet décline dans la capitale. Cette décadence prête un relief supplémentaire à l’apparition de Marie Taglioni en 1837. Très vite idolâtrée, la sylphide restera durant cinq ans à SaintPétersbourg. L’influence de la ballerine se fait sentir sur Elena Andréïanova (1819–1857) qui crée en 1842 Giselle. A ses côtés débute dans Paquita, en 1847, un jeune danseur français, Marius Petipa. L’année suivante, Fanny Elssler subjugue les Russes par son jeu dramatique. Elle se produit habituellement dans les ballets de Jules Perrot. Tous deux triomphent dans la Esméralda, chef-d’œuvre qui enthousiasme 34
particulièrement les Moscovites. Dès 1850, Carlotta Grisi lui succède interprétant la Naïade et le pêcheur de Perrot. Invité à remplacer ce dernier, Mazilier ne réussit qu’à le faire rappeler un an plus tard. Pourtant, en Russie comme en Europe occidentale, le triomphe de la ballerine détourne peu à peu le public de la recherche chorégraphique. Le caractère absolu de Perrot se plie mal aux exigences de la direction. En 1859, il quitte définitivement la Russie. Cette même année arrive Arthur Saint-Léon. De 1859 à 1869, il monte entre autres le Petit cheval bossu tiré d’un conte russe. Son départ va laisser la première place à un artiste dont la personnalité s’impose chaque jour davantage. Sa prodigieuse longévité a fait de Marius Petipa (1819–1910) le fondateur en quelque sorte du ballet russe contemporain. Elle lui a permis à la fois d’être l’élève de Vestris, de collaborer avec Perrot, de danser avec Elssler et de former Fokine, Pavlova, Karsavina. C’est assez dire que Petipa constitue un maillon précieux entre la tradition du XVIIIe siècle, le romantisme et l’âge moderne. Après s’être produit tour à tour à Nantes, aux Etats-Unis, à Paris, Bordeaux, Madrid, il part pour la Russie où il demeurera plus de soixante ans. Tout d’abord il se forme au contact de Perrot qu’il aide à monter Faust (1854). Dès 1847, il enseigne à l’Ecole impériale de Ballet dont il est inspecteur en 1855. Quatre ans plus tard nommé maître de ballet, il régle le Marché des Innocents à l’intention de son élève, devenue sa femme, Marie Sourovtchikova-Petipa qui l’interprétera en 1861 à l’Opéra de Paris. Une absence de Saint-Léon permet au chorégraphe de régler en 1862 pour Carolina Rosati un ouvrage grandiose la Fille du Pharaon, d’après Théophile Gautier. Enfin, le départ de Saint-Léon permet à Petipa de présider aux destinées du ballet russe pour lequel il réglera une cinquantaine de ballets, en remontera près de soixante-dix et composera près de trente-cinq divertissements d’opéra. Répondant aux exigences contemporaines, ces ouvrages classiques utilisent judicieusement corps de ballet et solistes; ils s’inspirent de la féerie romantique tel Trilby (1871) d’après Nodier. Montés avec luxe, ils sont dépourvus d’intérêt dramatique, car les entrées de bravoure, interrompent sans cesse l’action. Pour remédier à ce défaut, le chorégraphe fait appel à l’historien Khoudenkov avec qui il conçoit la Bayadère (1877) et Roxane (1878) créés par la brillante technicienne Vazem et la gracieuse Ekaterina Sokolova. En 1881, Vsevolojski, homme cultivé et énergique, accède au poste de directeur des Théâtres impériaux. Installés à partir de 1885 dans le vaste théâtre Marynsky, directeur, danseurs et chanteurs dépendent directement du Tzar qui en réponse à une discipline stricte leur assure jusqu’à leur mort une aisance
honorable. Contrairement à ce qui se passe dans le reste de l’Europe, des sommes importantes sont alors consacrées au ballet, égal de l’opéra; des soirées complètes sont dédiées à la danse permettant la création d’ouvrages importants. De plus, le fécond maître de ballet peut reprendre et remanier de nombreux chefs-d’œuvre anciens telles la Sylphide, la Fille mal gardée, Giselle, la Esméralda. En 1885, la «divine» Virginia Zucchi fait apprécier au Marynsky ses pointes d’acier et son tempérament ardent. L’année suivante Vsevolojski supprime l’emploi de compositeur de «musique de ballet» tenu d’abord par Pugni, puis par Minkus. Désormais Petipa devra faire appel à des musiciens de qualité dont le plus illustre demeure Tchaïkowsky. Cette collaboration féconde donnera naissance à trois chefs-d’œuvre. La Belle au bois dormant est créée le 3 janvier 1890 par l’Italienne Carlotta Brianza entourée de Marie Petipa fille du chorégraphe et de Pavel Gerdt. Un autre Italien, Enrico Cecchetti incarne le bondissant Oiseau bleu, sa virtuosité éblouissante contribue à revaloriser la danse masculine. En 1892, Petipa souffrant doit abandonner Casse-Noisette à son second, Lev Ivanov (1834–1901). Celui-ci excelle dans les variations de caractère et reste dans l’ensemble fidèle au style de son maître. Il affirme son lyrisme dans le Lac des cygnes (1895) dont il régle les actes II et IV tandis que Petipa se charge des Ier et IIIe. L’œuvre qui est triomphalement accueillie un an après la mort du compositeur avait connu en 1877 un relatif échec au théâtre Bolchoï de Moscou. Tour à tour princesse-cygne et fille de l’enchanteur Rothbart, Pierrina Legnani exécute pour la première fois une cascade de trente-deux fouettés restée célèbre dans les annales de cet art. En 1898, elle crée Raymonda, sur une partition de Glazounov. Bien qu’il ait renoncé au ballet-pantomime cher à Perrot pour le ballet-féerie, le vieux chorégraphe sait admirablement renouveler ses effets, régler variations, adages, mouvements d’ensemble, enchaîner logiquement les uns et les autres, utiliser les ressources de la nouvelle virtuosité italienne. Karsavina dira de lui: «Il avait beaucoup d’imagination chorégraphique, un tact infaillible dans l’emploi des coups de théâtre et un véritable sens des effets scéniques». Dans ses dernières aannées, il trouve heureusement des interprètes de qualité parmi les danseurs sortis de l’Ecole de Danse. Ceux-ci ont en effet suivi l’enseignement du pédagogue suédois Christian Johanson (1817–1903). Elève lui-même de Bournonville, celui-ci transmet aux Russes la tradition progressivement oubliée en France. A cette école, les Slaves apportent leur lyrisme inné et adjoignent une part de la virtuosité mise à la mode par les visiteurs italiens.
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Legnani trouve du reste une rivale en Mathilde Kchessinska. Après avoir débuté en 1890, elle est nommée prima ballerina en 1895. Danseuse terre à terre dont les pizzicati sont restés célèbres, elle posséde une précision infaillible, une énergie exceptionnelle. Sa situation mondaine et la faveur dont elle jouit à la Cour en font une femme très en vue. Sa contemporaine Olga Préobrajenska (1870–1962), douée de finesse et de musicalité reste l’une des meilleures interprètes de Coppélia. A leurs côtés se distinguent déjà Véra Trefilova, Lubov Egorova, Julia Sedova et la fragile Anna Pavlova. Parmi les danseurs, il faut citer les fréres Nicolas et Serge Legat, Georgi Kyasht, Alexandre Gorsky et Michel Fokine. Collaborateur du «Monde de l’art» de Serge de Diaghilew, le nouveau directeur Volkonsky commande à Petipa les Millions d’Arlequin (1900). Malheureusement ayant infligé une amende à la toute-puissante Kchessinska, il doit se démettre; son successeur Teliakovsky favorise le théâtre dramatique et se montre hostile à Petipa qu’il met à la retraite en 1904 au terme de nombreux affronts. A Moscou où brillent Roslavleva, Catherine Gheltzer, Alexandre Volinine et Ivan Clustine, Alexandre Gorsky (1871–1924) qui appelle au théâtre Bolchoï les peintrès Golovine et Korovine, veut rendre réaliste la mise en scène, animer la figuration. Mais ni son passage au Marynsky ni celui de Coppini ne font oublier le vieux maître. Il faut attendre 1905 pour voir les débuts d’un chorégraphe prometteur Michel Fokine (1880–1942). Parmi ses premières œuvres, plus que Eunice, hommage à Isadora Duncan, on remarque Chopiniana. Bientôt nommé maître de ballet, Fokine affirme son originalité, son ardeur créatrice en montant les Nuits égyptiennes. Sa personnalité puissante éclipse vite celle plus délicate de son professeur Nicolas Legat (1869–1937) auteur de la Fée des poupées (1903). Ses tendances se diffusent parmi les jeunes solistes notamment Tamara Karsavina (1885) intelligente et cultivée et Adolphe Bolm (1884–1951). Ainsi les idées nouvelles se font-elles jour en attendant que le magicien Serge de Diaghilew révèle à l’Occident cette conception nouvelle du ballet. Tandis qu’avec Petipa s’achevait triomphalement l’ère du ballet romantique, sous l’impulsion de Diaghilew commence un âge nouveau, plus largement ouvert aux impulsions extérieures. La personnalité brillante et originale de Serge de Diaghilew (1872–1929) qui va jouer un rôle essentiel dans le renouveau du ballet, prend à cet égard un caractère exemplaire. Paradoxalement, Diaghilew dont le nom restera indissolublement lié au ballet, ne s’intéresse que tardivement à lui, lui préférant la musique (il fut
l’élève de Rimsky-Korsakov), la critique d’art. En 1899, il fonde le journal Mir Isskoustvo pour défendre la peinture moderne. Puis nommé adjoint au directeur des Théâtres impériaux, il découvre la danse. Son manque de conformisme l’éloigne du Marynsky. Il organise en 1905 au palais de Tauride, puis en 1906 à Paris deux expositions de peinture russe. L’année suivante, il révèle aux mélomanes parisiens la musique slave et fait applaudir Chaliapine dans Boris Godounov de Moussorgsky. Cette formation. le goût et l’intuition qui le caractérisent, sa connaissance des cultures russes et occidentales la prédisposent au rôle d’animateur.
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GALINA OULANOVA Galina Oulanova est née à Saint-Pétersbourg (aujourd’hui Léningrad), dans une famille d’artistes: son pére était metteur en scène d’une troupe de ballet, sa mère, danseuse et pédagogue. En 1928, elle termina l’Ecole chorégraphique de Léningrad et fut admise à l’Opéra de cette ville. C’est là que commença sa brillante carrière. Le public, les critiques, les spécialistes parlèrent d’elle. C’est alors que l’écrivain russe A. Tolstoï eut cette phrase célèbre: «Elle n’est qu’une déesse ordinaire, finalement». La jeune ballerine devient universellement connue. Elle traduisait les plus profondes émotions dans le langage de la danse. Le spectateur était bouleversé (потрясен) par ses créations: la féerique OdetteOdile du «Lac des sygnes», Macha du «Casse-Noisette» de Tchaïkovski, l’incomparable Giselle dans le ballet d’Adam «Giselle» et Juliette dans «Roméo et Juliette» de Prokofiev. Galina Oulanova s’appartenait à ses héroïnes. Frêle et élégante, elle possédait une capacité de travail phénoménale et une volonté inépuisable de se perfectionner. Depuis des mois, des années et des décennies, elle se rendait chaque matin en classe. La gloire, une gloire planétaire, n’avait pas effacé son désir d’apprendre. Notre rendez-vous a eu lieu au Bolchoï. En se rappelant ses créations, elle dit qu’elle a toujours voulu montrer dans une danse réaliste les émotions humaines. D’après G. Oulanova, la danse doit être toujours illuminée par la pensée. Un ballet tout comme un spectacle dramatique doit évoquer les hommes et les aider à vivre. Le langage de la danse est international. La danseuse soviétique a été reconnue non seulement dans notre pays, mais aussi à l’étranger. Les tournées
du Bolchoï et de son étoile Galina Oulanova avaient connu un succés triomphal en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et dans bien d’autres pays. Je lui demande quelles étaient les causes de son succés. Elle fait une pause et dit: «Probablement que le public occidental a été conquis par la pureté morale de l’art chorégraphique soviétique, par la vérité des sentiments et l’humanisme. C’est ce qu’on écrit les critiques étrangères». Cette ballerine qualifiée de géniale par le public et les critiques ne danse plus. Elle enseigne la danse aux jeunes. Elle leur fait part de toute son expérience. Sans leur imposer jamais son interprétation à elle. Parmi ses éleves il y a les vedettes du Bolchoï: Vassiliev, Maximova, Sémizorova, Sémeniaka.
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THÉâTRE FESTIVAL Manifestation qui se présente comme une fête de théâtre et rend à celui-ci son caractère de liberté et de magnificence. Il s’étend sur une période plus ou moins longue qui va de quelques jours à un mois. Les festivals ont généralement lieu en plein air, en été, et leur existence est le plus souvent liée à la présence d’un site touristique naturel ou plus généralement architectural: vieille ville, palais ou château, cathédrale ou abbaye. Certains sont de longue tradition: les chorégies d’Orange débutèrent à la fin du siècle dernier, le Festival de Carcassonne au début du nôtre. Mais les festivals ont connu un développement sans précédent après la seconde querre mondiale, particulièrement dans les régions méridionales de la France. Le succés bientôt international du Festival d’Avignon (1947) animé par Jean Vilar est à l’origine de cette floraison. Après Avignon, qui demeure le plus prestigieux, les plus remarquables sont le Festival du Marais (Paris), celui d’Angers (1950), les Nuits de Bourgogne. Il faut citer Sète, Vaison-la-Romaine, Arles, Saintes, Annecy (Théâtre sacré), Bellac (Hommage à Giraudoux), Marvejols, Sarlat, Provins. En 1965, il y eut 30 festivals dans le mois de juillet, beaucoup sont éphémères. Jusqu’en 1961, les festivals touchaient de l’Etat une subvention, dont la suppression a entraîné de grandes difficultés pour tous et la disparition de plusieurs. Pour permettre une meilleure qualité et une rentabilité plus grande des spectacles, certains animateurs participent à de véritables chaînes de festivals: Jean Darnel (Saint-Malo, Saintes, Saint-Jean-de-Luz, Salon-deProvence), Jean Deschamps (Roussillon-Languedoc). Bien que les festivals soient presque toujours une bonne opération touristique et commerciale, tous ont un budjet déficitaire. Sur le plan de l’action théâtrale et de l’animation culturelle, il est évident que la prolifération des festivals est un phénomène important. Il serait décisif si beaucoup de spectacles n’étaient montés et donnés dans des conditions précaires qui les condamnent à la médiocrité. Avignon devrait servir de modèle à tous les autres. Actuellement la France compte plus d’une centaine de festivals de toute espèce (théâtre, musique, chanson, film, variétés, etc.) qui se déroulent par tout le pays. 40
AVIGNON Le Festival d’Avignon, cette grandiose manifestation culturelle, se présente comme une fête de théâtre en plein air, dans un site historique et architectural. Organisé en 1947 par J. Vilar, ce Festival est à l’origine du style nouveau réalisé par cet animateur prestigieux dans son programme culturel du TNP. Toutes les créations théâtrales du Festival sont considérées comme le sommet de l’art scénique français, marqué d’une vraie poésie. Sur les planches édifiées dans la cour du palais des Papes, les meilleurs acteurs de France, invités par J. Vilar (dont Gérard Philipe, Daniel Sorano, Maria Casarès et d’autres) créaient des chefs-d’œuvre dramatiques classiques. Ils ont fait le noyau de la compagnie célèbre du TNP, où naissait un nouveau type d’acteur. C’est ici également que J. Vilar et ses compagnons forgeaient le théâtre populaire mis au service du peuple. Le Festival d’Avignon, sous l’impulsion de J. Vilar (jusqu’à 1971), devient phénomène socio-culturel sans précédent non seulement dans le cadre national, mais dans la vie théâtrale du monde entier. Il est à l’origine de la décentralisation théâtrale en France et du mouvement puissant des théâtres populaires, s’adressant aux masses travailleuses. De nos jours, c’est le plus prestigieux de tous les festivals d’art en Europe, centre international d’animation culturelle, où viennent concourir les meilleures compagnies théâtrales du monde aussi bien que les jeunes théâtres qui font leurs débuts.
Le style Avignon Nouveau style théâtral introduit par les mises en scène de J. Vilar, il inaugurait une forme neuve de l’art dramatique. Un style simple et majestueux, en parfait accord avec le contenu dramatique, accessible au grand public démocratique prend ses origines au Festival d’Avignon pour s’imposer plus tard dans toutes les activités d’animation du TNP. Ses composantes étaient: l) anéantir la discrimination entre spectateurs riches et pauvres, en établissant un prix unique des places, sans loges ni fauteuils d’orchestre. Le public est réparti sur des bancs en amphithéâtre tout autour de la scène en plein air; 2) la scène dépouillée, sans rideau ni décors encombrants, rendus inutiles par le plein air et la majesté du lieu scénique; 3) le rôle des éclairages est complètement modifié; ils participent à la cérémonie théâtrale au même titre que les décors, 41
les costumes, les interprètes eux-mêmes. L’éclairage concourt à la réalisation du spectacle sur la scène; 4) le poids de l’action dramatique porte aux personnages, dont les costumes sont en harmonie parfaite avec leur comportement, prenant valeur de symbole; 5) la musique cessant d’être un accessoire superflu, s’intégrant à l’action en complétant l’apport des lumières, des couleurs et des paroles; 6) les pièces choisies pour les créations dramatiques s’accordant profondément à l’ambiance majestueuse et poétique de la vieille Provence; 7) redonner le sens à la mission de l’acteur-interprète, dont les vertus majeures sont la puissance et la sincérité. L’acteur joue à même le public dont il n’est plus séparé ni par des rideaux, ni par une rampe, ni par une fosse d’orchestre; 8) toute l’équipe d’acteurs accepte de servir l’œuvre commune, sans aucun souci hiérarchique.
Avignon, une alliance moderne Un jour d’avril 1947, rue de Bac, à Paris, Zervos propose à Vilar de donner une représentation de Meurtre dans la cathédrale, dans le Palais. Le metteur en scène refuse puis revient sur sa parole trois jours plus tard et offre trois créations: Richard II (jamais joué en France), Tobie et Sara de Claudel, la Terrasse de Midi de Maurice Clavel, jeune auteur. Zervos n’a pas un budjet pour une telle enterprise. Il conseille à Vilar de se rendre en Avignon et d’y rencontrer la municipalité. Tout alors va très vite. Dans la belle cour dorée de lumière, le 7e bataillon du génie, sur un plan de Jean Vilar, avec son matériel et des prêts du théâtre, construit la scène, aménage la salle. La scène, alors, occupe la moitié de l’ensemble. Les comédiens qui se lancent dans l’aventure, s’appellent Béatrix Dussane, Germaine Montéro, Alain Cuny, Silvia Monfort... Dans Richard II, la deuxième suivante de la reine n’est autre que Jeanne Moreau... Il n’y a pas de défraiment. On couche souvent chez l’habitant. On mange à la table commune. Personne n’a discuté des contrats, ni du reste. Le maire, le Docteur Pons, ses conseillers, des personnalités de la ville, quelques artistes, des soldats, autour de Jean Vilar, ont créé le premier Festival d’Avignon, manifestation sans pareille en France et dans le monde, depuis 32 ans. Mais le romanesque passionné de cette naissance devait aboutir, pour son créateur, à une formulation qui va se préciser très vite: «Eveiller, provoquer, développer, aiguiser la réflexion des spectateurs des classes du travail» (Jean Vilar). 42
Donc, il faut, avant tout, que le prix des places soit le plus bas possible, malgré la modicité des moyens. Dans les trois années qui suivent, en juillet, on joue au Palais: Büchner, Supervielle, Montherlant, Gide, Corneille. Premier chiffre énoncé du public d’Avignon: 2 986 personnes. Ce chiffre ne cessera de grandir, comme les lieux des spectacles, comme le nombre des troupes, pour atteindre à la saturation de ces toutes dernières années. Paul Puaux, commentant les caractères de ce phénomène unique, juge son évolution très conforme aux souhaits de Jean Vilar. L’apparition énorme de la jeunesse, l’atmosphère de fête, les représentations à ciel ouvert, la multiplication des disciplines, l’élargissement des débats, des confrontations, des contacts... Tout cela découle des visées premières, du ton consciemment donné, dès les premières expériences. Le directeur du Festival évoque le théâtre athénien et le thème du poète – musicien – comédien et même régisseur: «Tu prépareras et répéteras ton œuvre pendant un an. Ce sera une fête collective. Une fête pour tous!» P. Puaux poursuit: «Ne pas enfermer le théâtre, ne pas le désunir des autres arts, ni du peuple, afin de fuir le théâtre devenu fait commercial, destiné à une élite».
Avignon – TNP La première période du Festival – Semaine d’Art en Avignon – aventure personnelle assurée par Vilar et une troupe, avec la collaboration d’Edouard Pignon, Maurice Jarre, Darius Milhaud, Léon Gischia, s’arrête donc en 1951, lorsque Jeanne Laurent, sous-directrice des spectacles et de la musique, confie à Vilar la régie d’un théâtre parisien appelé Théâtre National du Palais de Chaillot, bientôt baptisé par Jean Vilar, le premier septembre 1951: Théâtre National Populaire. Dès lors, ce dernier, chaque année, prendra ses quartiers d’été dans la capitale du Comtat, avec la reprise de deux œuvres du répertoire et une création. A partir de 1954, il n’y a plus qu’une administration commune pour le TNP et le Festival... Le théâtre de Paris ne part pas en «tournée» en province; il prépare chaleureusement des spectacles qui seront rendus à leurs dimensions premières «en des lieux où la grandeur naturelle soit le décor»; il vaut un public critique, une manifestation de joie, et tout le prestige de la réussite reviendra aux sites dans lesquels elle se sera déroulée. 43
«Quant aux bénéfices, s’il y en a, ils serviront à recommencer en plus grand» (Jean Vilar). En 1951, année mirifique, Gérard Philipe vient offrir sa participation au Festival, le cinquième!.. Il aimait Avignon, la ville et sa campagne. Il aima jouer dans la cour d’honneur; il avait la voix des théâtres de plein air et le don de s’inscrire dans leurs éclairages. Le 15 juillet, le Palais résonne de tout le romantisme de Kleist: le Prince de Hombourg apparaît dans les feuillages, bottes haut montées, chemise vaporeuse, couronne à la main. Les spectateurs n’oublieront pas de sitôt son regard de fièvre, la blondeur de Nathalie – Jeanne Moreau. Ils n’oublieront pas davantage les soirées extraordinaires du Cid. 1954 marque les débuts, dans le Verger d’Urbain V, devenu trop petit pour les représentations théâtrales, de lectures, débats, dialogues, organisés les fins d’après-midi. Enfin, pour la première fois, ont lieu des rendez-vous internationaux, groupant 900 jeunes de 35 pays, pour lesquels sont créés, grâce au C.E.M.E.A. (Centre d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active), les centres de jeunes et de séjour, où la vie collective simple s’oriente vers les découvertes et les échanges. Avignon en sera, treize ans plus tard, à 3000 personnes de 50 pays différents!.. En 1963, Vilar quitte le Théâtre National Populaire, mais conserve la direction du Festival; il demande à Georges Wilson, son successeur au TNP, de continuer à assurer les spectacles d’Avignon. L’année suivante, ayant pris quelque recul, le fruit de sa réflexion aboutit aux Rencontres, réunions d’animateurs, technocrates, sociologues, ayant lieu durant le Festival, autour du thème de l’action culturelle et qui conduiront à d’autres changements, toujours imprimés avec la même ferveur. Les Rencontres auront lieu quatre années de suite.
Le tournant de 1966 Pour ses 20 ans, le Festival prend 15 jours de plus, ouvre ses portes à des troupes nouvelles, monte des spectacles au Cloître des Carmes en dehors de la cour d’honneur et de la façade du Palais du Vice-Légat. Les lieux du Festival, nous le savons, ne feront que croître. Et bientôt l’on parlera du in et du off. Restons en 1966. La cité d’Avignon va maintenant gérer elle-même, techniquement et administrativement, sa manifestation qui évolue à pas de géant. 44
Planchon vient donc secouer Wilson. Béjart apporte une nouveauté: son Ballet du XXe siècle introduit la danse, désormais discipline rituelle du Festival. Elle aura ses grandes heures de 67 et 68, avec Béjart, ensuite Plissetskaïa, Carolyn Carlson (le phénomène d’Avignon). Les chorégraphies d’avant-garde rythment leurs pas libérés sur la scène du Palais; le public, surpris, les discute, les observe, les accepte et les aime. Aujourd’hui, il y a la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, les ateliersstages de Carolyn, avec des danseurs professionnels, le travail s’effectuant en public. Des orientations identiques se feront pour le théâtre. Nous y viendrons plus loin. En 67 – chaque année Avignon bouge et parfois bouscule – c’est le cinéma qui fait son entrée, puis la musique.
L’éclatement De l’union de France-Culture avec le Festival, le théâtre musical est né en 69. Depuis, la recherche fleurit chaque année, d’opéras en réalisations collectives, en animations, théâtrales, chorégraphiques ou instrumentales. On collabore avec le Japon, Cracovie, Liège, les Percussions de Strasbourg, l’Opéra-studio de Paris, etc. Un genre d’une infinie richesse voit sa consécration régulière dans les lieux qui lui conviennent le mieux; de la cité aux multiples théâtrès (cour de l’Oratoire, Cloître de Célestins, Cloître des Carmes). La saison 76 a donné sept spectacles de théâtre musical dont 6 créations. Avec les émissions publiques de France-Culture, toutes ces manifestations concordent à rendre possible, toujours davantage, les croisements écrivains – comédiens – metteurs en scène – public, afin qu’il en sorte, par-delà des pensées neuves, un mouvant progrès dans le sens défini dès les premiers festivals, d’un théâtre hors des barrières classiques, d’un spectacle populaire ouvert à tous, pour tous. Dans ces juillets chauds et clairs d’Avignon, Jean Vilar n’avait jamais mis l’accent sur une œuvre ou une réalisation, plutôt qu’une autre, mais sur un travail, un cheminement devant former un tout. «Avignon? Un lieu de rencontres pacifiques, de réflexion, de recherche d’un public uni dans une société d’évidence divisée. Un lieu de confrontation et des idées et des styles, des idéologies et des morales» (Jean Vilar). 45
PHÉNOMÈNE DU TNP Le nom de J. Vilar signifie un tournant révolutionnaire dans l’histoire du théâtre en France. L’expérience du TNP, qu’il avait animé de 1951 à 1963, manifeste des grandes conquêtes du mouvement pour les théâtres populaires dans l’après-guerre. Cela est dû aux grands et profonds changements historiques survenus en Europe d’après-guerre la prise de conscience des masses populaires, le rapprochement des intellectuels et des ouvriers à la suite des combats héroïques de la Résistance, des réalisations sociales gagnées par les masses travailleuses durant la Libération, depuis 1945. Dans cette situation en France, J. Vilar a réalisé un rêve des grands maîtres du théâtre français d’avant-guerre tels que A. Antoine, J. Copeau, F. Gémier, – un vrai théâtre populaire au sein duquel il a effectué le renouveau de l’art scénique national. Le TNP, tourné vers le spectateur populaire, devient le meilleur théâtre national de France, influence l’art dramatique du monde entier, théâtre accessible à tout le peuple, reniant l’art vulgaire du Boulevard et les abstractions d’avant-garde. Le renouveau était mené sur trois plans; la mise en scène proprement dite, le choix des œuvres et la conquête d’un nouveau public. Des changements de mise en scène étaient survenus depuis le premier Festival d’Avignon, ainsi que le choix des œuvres dramatiques – les changements composant le style Avignon. Le choix du répertoire, dicté par le style Avignon, par toute l’ambiance prestigieuse du Palais des Papes, devait offrir au grand public des pièces de genre et d’inspiration différentes mais toutes marquées par un souffle de beauté, d’épopée ou de poésie. J. Vilar a su réhabiliter de grands poètes tragiques, comme Corneille, Shakespeare, Kleist, Büchner, il réussit à créer un répertoire brillant, s’adressant au théâtre de Musset, de Molière, de Marivaux. Réalisant ces spectacles des auteurs des XVII–XVIIIes siècles, il puisait avec bonheur chez les auteurs dramatiques modernes, comme B. Brecht, M. Clavel, H. Pichette, etc. Ce qui était au centre même de la politique culturelle du TNP, c’était la conquête d’un nouveau public, le dialogue théâtre – public, la participation des grandes masses populaires à la cérémonie théâtrale. J. Vilar a attiré au Palais de Chaillot des milliers de spectateurs, jeunes, enthousiastes qui, avant ses spectacles, n’avaient jamais pensé au théâtre. Il a réformé les abonnements populaires auxquels on pouvait souscrire au sein des usines, des entreprises au prix unique de 4 f. la place. Avec ses compagnons, J. Vilar réalise une véritable animation culturelle, il prospecte les milieux nouveaux et organise au sein des 46
associations culturelles des rencontres et des débats. Le théâtre se trouve, avec le métier d’acteur et ses problèmes, au centre des préoccupations des ouvriers, des employés, des étudiants. Ce dialogue vivant, cette initiation des masses travailleuses à la poésie de l’art scénique liaient étroitement le nouveau public et son théâtre. Les célèbres week-ends et nuits TNP symbolisaient cette union. Après la représentation s’organisaient de grandes fêtes publiques où participaient les acteurs prestigieux du TNP et les spectateurs. On pouvait danser avec Marie Casarès, Daniel Sorano, Gérard Philipe, dîner à leur côté, et le dialogue s’engageait sur la pièce, le métier du comédien, l’activité de la compagnie, les rôles des acteurs. Ces fêtes autour des spectacles durant deux jours de suite (samedi-dimanche, la fin de la semaine) on les appelait week-ends et nuits TNP. Des milliers de spectateurs ont eu le goût des grandes œuvres du passé, auxquelles l’accès leur était offert par la politique culturelle de J. Vilar. Le TNP devient une véritable Maison de la culture publique, où l’on organise des concerts, des lectures, des débats, des bals populaires, autour d’un spectacle, avec la participation des acteurs du TNP – ces initiatives de J. Vilar lui attiraient un public démocratique, des fidèles de son théâtre. Tout cela fait que le TNP devient un phénomène social sans précédent dans toute l’histoire du théâtre européen. Le TNP eut ses fervents parmi les spectateurs soviétiques, quand il vint en tournée à Léningrad et à Moscou (1956). Le public soviétique a beaucoup apprécié l’art noble de l’admirable équipe de J. Vilar. Les trois spectacles montrés en U.R.S.S. eurent un accueil chaleureux; Marie Tudor de Hugo, Don Juan de Molière et le Triomphe de I’amour de Marivaux.
Le TNP de Jean Vilar 1945: La France est libérée. Dans tous les secteurs de l’activité nationale c’est le temps des inventaires et des bilans. Ils sont les uns et les autres bien souvent consternants, notamment dans le domaine du théâtre. On découvre brusquement que le théâtre français est totalement inadapté à un monde en plein mutation. Il y a cinquante et un théâtrès en province. Paris posséde 52 théâtrès, soit un pour 90 mille habitants. Mais les structures commerciales, les impératifs économiques, les taxes prélevées par l’Etat hypothèquent lourdement toutes les tentatives entreprises pour faire du théâtre autre chose qu’un luxe, un divertissement réservé à ceux qui ont les 47
moyens de s’offrir une soirée d’évasion. Au plan même du répertoire quel divorce entre la réalité historique et les sujets traités. La Résistance, prodigieuse muse des poètes, n’a inspiré aux auteurs dramatiques français que trois pièces importantes: les Mouches de J.-P. Sartre, jouée dès 1943, puis après l’occupation, les Nuits de la colère d’A. Salacrou et, encore de Sartre Morts sans sépulture. On croirait que le théâtre ne se sent pas concerné par les événements, et, tandis que le Boulevard reste solidement implanté dans les principales salles du centre de Paris, les animateurs désireux de rompre avec les spectacles digestifs ou faussement littéraires – G. Baty, L. Jouvet, J.-L. Barrault – continuent sur la lancée de J. Copeau et du Cartel pour le plaisir d’un public restreint, en frôlant souvent la faillite quand ils n’y sont pas précipités comme Ch. Dullin. Les problèmes et les conditions d’existence d’un théâtre vivant et populaire out été abordés il y a longtemps mais sur deux plans qui semblent devoir rester immuablement parallèles. Le renouvellement du langage scénique tenté par Copeau et les hommes du Cartel a conservé une allure formaliste, quoi qu’il ait pu en être des intentions de ses promoteurs. La conquête d’un vaste public populaire, si chère à Firmin Gémier n’a pas abouti. Le TNP naît en 1951. La grande Fête du Théâtre recommence enfin, dispensatrice de Beauté et de Culture, la Fête dont rêvaient les révolutionnaires de 1789, Romain Rolland, Maurice Pottecher, Firmin Gémier... Mais Jean Vilar et son TNP si désireux de faire communier leur public dans ce double culte de la Beauté et de la Culture, si attentifs à éviter toute ségrégation sociale et politique des spectateurs, ne vont pas tarder à se trouver pris entre les critiques de droite et de gauche. Qu’ils le veuillent ou non, on leur fait prendre parti. Et ils vont prendre parti avec une détermination croissante, revendiquant leurs responsibilités civiques après les avoir subies. Le TNP devient alors un théâtre de la conscience civique dont les spectacles soulèvent les problèmes de la cité, tant par leur présentation que par les réactions qu’ils suscitent, comme dans toutes les grandes périodes de l’art dramatique au fil des siècles. Cela est si vrai qu’un fort pourcentage des œuvres inscrites au répertoire sont montées et accueillies comme autant de reflets de la tragédie de notre temps et d’interventions dans les événements politiques de l’époque fort agitée qui va de 1947 à 1963. Le théâtre de Vilar apparaît comme un théâtre d’héritier. Il faut souligner ce que le directeur du TNP possède en commun avec ses grands devanciers 48
pour faire apparaître que «le courant Copeau» et «le courant Gémier» généralement tenus pour parallèles, se rejoignent en 1951. Le TNP entend offrir les plus belles œuvres au plus grand nombre. Une analyse statistique du répertoire fait clairement apparaître la place considérable qu’y tiennent les classiques, en particulier ceux du XVIIe siècle français, et quel succès ils remportent. Une étude sociologique du public, dans les conditions de l’époque, explique cet état de choses: pour des couches sociales qui parviennent à maturité (le secteur tertiaire) le «standing culturel» tend à devenir presque aussi indispensable que le «standing matériel». Les chefs-d’œuvre classiques répondent à l’appétit de culture d’un public neuf, sinon populaire.
L’intérêt pour le théâtre russe qu’on voit apparaître en France dès le XIXe siècle, va toujours croissant surtout dans l’après-guerre, constatait André Barsacq. La Libération apporte en masse sur les scènes de Paris les œuvres de Gogol, Dostoïevsky, Tchekhov, Tourgueniev. La victoire de l’U.R.S.S. dans la deuxième guerre mondiale avait excité l’intérêt pour la nation russe son âme puissante, et sa volonté ferme, pour ses auteurs qui s’attachaient à l’exprimer. Un rôle marquant revient à André Barsacq qui, dès sa première création des Frères Karamazov (théâtre de l’Atelier, 1946) jusqu’à 1973 (sa mort) est resté fidèle à l’art classique russe, à sa vérité psychologique. Le répertoire russe au théâtre de l’Atelier, dirigé par A. Barsacq contribuait dans la France d’aprèsguerre à retrouver un bon climat moral, à rendre aux Français la foi perdue en eux-mêmes. C’étaient la même mission, la même aspiration qui guidaient à l’époque J. Vilar, J.-L. Barrault dans leurs recherches du renouveau théâtral. Dans le contexte du combat pour la dignité nationale et humaine des Français les créations russes d’A. Barsacq à l’Atelier ont joué un rôle de première importance. Depuis les Frères Karamazov (1946), spectacle présenté à l’Atelier plus de 220 fois, A. Barsacq a créé toute une série de spectacles russes: le Revizor de Gogol (1948), l’Idiot (1966) et Crime et châtiment (1973) de Dostoïevski, la Punaise (1959) de Maïakovski, la Mouette (1953), l’Ours (1958), les Trois sœurs (1966) de Tchekhov, Un mois à la campagne (1963), la Provinciale (1965) de Tourgueniev, la Forêt (1970) d’Ostrovski, Mon destin moqueur (1969) de Maliouguine. Plusieurs de ses créations ont marqué la vie artistique de Paris, comme la représentation de l’Idiot à l’Atelier. Un combat violent intérieur des héros de Dostoïevski, leurs recherches inlassables d’une
issue pour sortir de l’impasse de la vie redonnaient au spectacle une grande valeur humaniste, tout en accentuant l’idée d’une vive compassion pour «les humiliés et les offensés». Un succès immense va couronner la pièce de Tourgueniev Un mois à la campagne, montée par A. Barsacq à l’Atelier en 1963. La critique française en parlait comme d’une extraordinaire création scénique où l’art de la mise en scène, de la scénographie, du jeu d’acteurs dégageait une parfaite harmonie, aboutissait à la création d’une ambiance, d’une émotion sans égales. Un mois à la campagne fut apprécié comme un exemple idéal de l’assimilation nationale française d’un auteur russe. On peut voir le mérite d’A. Barsacq, avant tout, dans sa tentative réussie de réunir deux cultures nationales, de pénétrer dans l’essence même de la pièce de Tourgueniev. Les grandes idées éthiques du spectacle monté par A. Barsacq, dans le contexte des recherches théâtrales des années 60 en ont fait un événement capital dans la vie artistique de Paris. Réalisé à l’époque où le théâtre de l’absurde faisait encore la loi dans la capitale française, Un mois à la campagne, pénétré d’une poésie et d’une beauté extraordinaires, se faisait estimer à juste titre comme un défi aux idées de «l’avant-garde», de l’absurde. Les auteurs russes, surtout Dostoïevski, Tchekhov, Gorki occupaient déjà à cette époque une place d’honneur sur les affiches des théâtres français. Des spectacles comme les Trois sœurs et la Mouette (réal. Sacha Pitoëf), Crime et châtiment (réal. Michel Vitold, Comédie-Française), les Enfants du Soleil (réal. George Wilson, TNP), la Mère (réal. José Valverde, Franc Théâtre), Un mois à la campagne (réal. A. Barsacq; Comédie-Française), etc. manifestent avec évidence l’attrait du théâtre russe pour le public français. Le nom que les affiches des théâtres parisiens portent le plus, c’est sans doute celui de Tchekhov, auteur dramatique russe le plus joué en France. Grâce au talent de Georges et Ludmilla Pitoëf qui l’avaient introduit avec succès sur la scène française dans les années 20-30, les œuvres de Tchekhov font depuis partie intégrante du répertoire français. En 1954, toute l’humanité commémorait le cinquantenaire de la mort de Tchekhov. En France, un numéro spécial de la revue Europe lui a été consacré, notamment un article de Vercors sur la portée universelle du génie russe. L’anniversaire de Tchekhov a été marqué par le remarquable spectacle la Cerisaie réalisé par J.-L. Barrault en 1954 au théâtre de Marigny et repris par lui en 1960 sur la scène de l’Odéon. L’œuvre de Tchekhov longtemps maintenu à l’affiche par ce grand animateur est devenue pour lui une espèce de manifeste, au moment où il traversait une des plus graves périodes de ses recherches
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DRAMATURGIE RUSSE AU THÉÂTRE FRANÇAIS
artistiques. J.-L. Barrault a eu le mérite de faire connaître aux Français encore une pièce de Tchekhov, ignoré jusque là par le grand public. Il a fait plus: il a créé un spectacle – témoignage d’une grande importance d’un auteur russe dans la vie spirituelle de la France. Ce n’était pas seulement une nouvelle façon de percevoir de Tchekhov mais un tournant décisif dans la prise de conscience de Barrault, dans sa création, dans son attitude à l’égard de la réalité et de l’homme. Le spectacle au Marigny a inauguré une nouvelle étape dans l’histoire de l’assimilation des œuvres de Tchekhov sur la scène française. Sans se donner pour but précis de l’adapter à la réalité française, Barrault parvient à y découvrir le sens profondément humain propre à l’esprit français, à la culture française autant qu’à la nation slave. Au même titre que le théâtre de Shakespeare ou de Molière l’œuvre de Tchekhov, profondément nationale et très humaine à la fois, pose des problèmes de portée universelle, disait J.-L. Barrault. Si les pièces de Tchekhov sont pour toujours entrées dans le répertoire des théâtres français, le grand mérite en revient à J.-L. Barrault et à son spectacle où les interprètes parvenaient à traduire l’optimisme historique de la Cerisaie. Le nom de Gorki revient souvent sur les affiches théârales françaises surtout dans les années 60. Le répertoire des théâtres parisiens comprend plusieurs œuvres dramatiques de Gorki. On peut mentionner, à titre d’exemple, des spectacles marquants appréciés par la critique française: les Bas-fonds (1956, Théâtre de l’Œuvre), les Petits-bourgeois (1959, l’Œuvre), Vassa Géleznova (1959, Théâtre du Tertre), etc. Un des plus grands succès, le spectacle les Enfants du Soleil, monté par G. Wilson au TNP (1963) en ouvrait la saison. Le spectacle perpétuait les meilleures traditions du TNP animé par J. Vilar et était au niveau de ses prestigieuses créations au Palais de Chaillot. C’est à la suite des Enfants du Soleil qu’une jeune compagnie dirigée par Ariane Mnouchkine a emprunté ce nom pour devenir le Théâtre du Soleil, bientôt reconnu en France. Il a monté pour son inauguration les Petits-bourgeois de Gorki (1964) comme s’il voulait mettre en évidence son orientation nettement sociale et démocratique. Dans la même lignée populaire le TEP (Théâtre de l’Est parisien) se tourne vers Gorki et réalise les Ennemis (1971, G. Rétoré). Le spectacle était conçu comme une œuvre de combat, centre toutes les formes d’oppression collective. La même année, Robert Hossein puise à la même source russe, en ouvrant la saison théâtrale à Reims dans son Théâtre du peuple Centre dramatique de Reims. Le spectacle d’Hossein les Bas-fonds de Gorki, monté comme une
manifestation sociale, a consacré le talent et la maîtrise professionnelle de R. Hossein, lui apportant un renom national. L’ultraréalisme de cette création scénique remontant aux traditions naturalistes d’Antoine ne l’empêchait pas d’être porteuse d’une haute poésie et de grands sentiments humains. C’était vraiment un poème à la gloire de l’Homme. L’œuvre de Gorki au Centre dramatique de Reims a aidé R. Hossein à réaliser le Cuirassé «Potemkine» à la scène du Palais des Sports à Paris, en 1976. En plaçant au centre de l’action un homme du peuple, issu des bas-fonds, proclamant ses droits à une vie saine et digne d’homme, R. Hossein confirmait son évolution à lui – celle d’un animateur d’avant-garde démocratique. Gorki est devenu en France d’aujourd’hui un des auteurs dramatiques de combat les plus actuels et ses œuvres sont mises au service de la lutte idéologique autant qu’à celui de l’éducation sociale des masses travailleuses.
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50 ans de théâtre Cette exposition, organisée à l’occasion du 5e anniversaire de la mort d’André Barsacq, rend un juste hommage à une vie tout entière consacrée au théâtre. La profusion du matériel permettra au visiteur de mesurer l’extraordinaire activité d’un metteur en scène qui durant 32 saisons présenta plus de 80 spectacles dont 40 créations, d’un animateur qui de 1940 jusqu’à sa mort, en dépit des difficultés matérielles inhérentes à la direction d’un théâtre privé, maintint très haut le renom de la scène de l’Atelier et d’un homme de théâtre dont l’action connut un rayonnement international. André Barsacq se forma à l’école de Dullin. A 19 ans, il dessinait pour lui des décors et les costumes de Volpone, quelques années plus tard, il lui confiait son désir de ne pas se cantonner à la décoration théâtrale et de s’occuper de mise en scène. Lorsque Dullin prit la direction du théâtre Sarah-Bernhardt, où il allait tenter de réaliser son rêve d’un grand plateau populaire, André Barsacq lui succéda tout naturellement à la direction du Théâtre de l’Atelier. Ils avaient l’un et l’autre retenu les leçons de Copeau, exigence de sobriété en matière de décoration, et en matière de mise en scène, pour reprendre les termes mêmes de Barsacq, «soumission heureusement consentie aux idées maîtresses de l’œuvre abordée». Lui savait être un «parfait réceptacle» attentif aux valeurs des œuvres qu’il se chargeait de mettre en scène. Il assumait avec aisance le rôle nécessaire de médiateur entre l’auteur et le lieu scénique, les acteurs et la pièce, le public et l’action théâtrale.
La diversité de ses expériences, l’occasion qu’il avait eue à la tête du Théâtre des Quatre-Saisons, d’éprouver sa conception d’un théâtre populaire lui avaient appris la nécessité du contact avec le «vrai public, large, mélangé, le plus humain, c’est-à-dire le mieux choisi». Pour ceux qui avaient 20 ans en 1944, sa mise en scène de l’Antigone d’Anouilh fut un événement.
A cette approche de Freud, théorie du spectateur énoncée d’un point de vue de spectateur, répondent, selon une nette symétrie, les analyses de Stanislavski: théorie de l’acteur, pensée depuis la position d’acteur. Autant Freud, de son côté, et pas seulement dans ce texte bien sûr, tente d’analyser ce que voit le regard porté sur la représentation, autant Stanislavski essaie de mettre à jour ce que montre celui qui représente. Leur contemporanéité est frappante, même si les principaux textes du metteur en scène russe sont un peu plus tardifs que le petit écrit du fondateur de la psychanalyse. Ni l’un ni l’autre ne se satisfont des visées conscientes, quoique Stanislavski, si l’on en juge par les versions françaises disponibles, parle plus volontiers de sub- (que d’in-) conscient. En tout cas, comme Freud et beaucoup d’autrès, il tient pour indiscutable l’écart entre l’acteur et ce qu’il joue. De par son point de vue (d’acteur), il se place même, peut-on dire, exactement au creux de cet écart, dans l’entre-deux de la fourche. Et tout l’objet de son travail est de déterminer des procédures afin de rapprocher le plus possible, de faire se joindre ces deux branches que tout sépare, foncièrement distantes l’une de l’autre. Il s’agit de parvenir au point où sera «établi ce contact entre votre vie et votre rôle». «Vous devez penser, lutter, sentir et agir en communion avec votre personnage». La distance entre le joueur et la chose à jouer structure la donne initiale, il faut tout faire pour la réduire. C’est le mouvement même de l’identification. Pour désigner le point de conjonction qu’il faut atteindre, Stanislavski n’emploie pas ce terme, mais dit: vivre son rôle, ou vivre son personnage. «Dans notre art, c’est à chaque instant de votre rôle, et chaque fois que vous jouez, que vous devez vivre votre personnage. ...Etudiez ce qui est à la base de notre système: vivez votre rôle». Que veut dire: vivre son rôle? Ce que l’on vit, d’ordinaire, c’est sa vie. Vivre son rôle, c’est engager sa vie propre dans la vie supposée de son rôle. En même si l’on entend l’expression au sens d’«éprouver intensément», comme lorqu’on dit «vivre une situation, un événement», cela revient au même, au bout du compte: car dans ce sens, vivre son rôle, c’est
éprouver intensément les sentiments qui font, ou portent, la vie du rôle. «Si l’on ne “vit” pas son personnage, il ne peut y avoir d’art véritable; et cela ne commence que lorsque les sentiments interviennen». Vivre, c’est d’abord sentir. Les actions s’articulent aux sentiments. Il ne s’agit pas de les représenter, ou de les imiter, mais bien de les vivre: Stanislavski s’oppose par là à ce qu’il appelle «l’école de la représentation», dont les tenants reproduisent des «formes». Ceux-là «pensent souvent qu’il vaut mieux, une fois leur plan établi, ne rien sentir du tout». D’autrès, qui pratiquent ce qu’il appelle un «jeu mécanique», «ne cherchent pas à éprouver les sentiments du personnage». A l’un d’eux, il reproche: «Et avec quoi [avez-vous abordé votre rôle]? De vrais sentiments, correspondant à ceux du personnage que vous incarnez? Vous n’en éprouviez aucun». Le but est donc d’entrer en relation étroite avec les sentiments supposés du rôle. Stanislavski décompose avec soin le processus de cette supposition. L’analyse est fine, l’identification dont il s’agit ici n’opère pas de façon immédiate ou massive: ce qui donne au «système» cette élaboration complexe qui le caractérise. Le lien est actif dans les deux sens: «Il faut d’abord assimiler votre modèle». Ici, on intègre les données du rôle, on se les incorpore, la relation est orientée du personnage vers le comédien. «C’est en travaillant ainsi ... que vous parviendrez à l’animer de vos propres sentiments». Là, en revanche, le travail se porte de la vie propre de l’acteur vers son rôle: la flèche identificatrice est inversement dirigée. C’est une des richesses de la méthode, qui n’en manque pas; le travail prend appui sur les deux pôles; il ne prescrit pas seulement une ingestion des données supposées du personnage; il projette tout autant dans celui-ci des motions propres de l’acteur. Il associe également de façon élaborée le sentir et l’agir, articulés par la supposition, la technique du si: «Les sentiments ainsi éveillés s’exprimeront par les actes mêmes qui auraient été ceux de ce personnage imaginaire s’il s’était trouvé dans les circonstances de la pièce». Et l’on sait que sur ce point la réflexion de Stanislavski ne cessera de s’approfondir, jusqu’à la «méthode des actions physiques», qui tardivement semblera presque retourner l’articulation mimétique: puisqu’à l’inverse du schéma courant il s’agira de se fonder sur le réel du comportement scénique pour en déduire les corrélations narratives. Ce qui nous importe ici, c’est que dans tous les cas la réalité du personnage est inlassablement posée comme imaginaire. «Vous savez tous maintenant que nous devons aborder une pièce en commençant par le si, qui sert de clef pour nous faire passer de la vie de tous les jours dans le domaine de l‘imagination. La pièce, les personnages sont une invention de l’auteur, une série de
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LE THÉÂTRE EST-IL NECESSAIRE ?
suppositions, de si, de circonstances imaginés par lui. Sur la scène, la réalité n’existe pas. L’art est un produit de l’imagination, comme l’œuvre du dramaturge. Le but de l’acteur doit être de se servir de sa technique pour transformer la pièce en une réalité dramatique. Dans cette opération, l’imagination joue de loin le rôle le plus important». Le paysage est désormais saturé d’imaginaire. Le personnage, comme la pièce, sont des entités fictives, dont le devenir-actif est enclenché par des suppositions, des si. Devant ces entités, l’action de l’acteur consiste en deux opérations étrangement inverses: aborder la pièce à l’aide de ses propres suppositions, afin de faire passer de la vie de tous les jours dans le domaine de l’imagination. Il s’agit alors, on l’apprendra dans les pages suivantes, de combler imaginairement les vides laissés par l’imaginaire du texte. Le texte ne sature pas l’imaginaire, il n’en donne qu’un tracé lacunaire, intermittent: les répliques, les indications scéniques sont toujours trop pauvres. A l’acteur de pallier ces manques, par ses propres ressources imaginantes. Puis, il devra utiliser sa technique pour opérer une sorte de mouvement retour, et transformer la pièce (imaginaire, elle) en une réalité dramatique, c’est-à-dire en cette sorte de réalité déterminée qui se produit sur la scène: non pas la réalité externe, qui en est absente, mais la réalité proprement scénique, dramatique, la réalité du jeu et de la représentation. Et dans cette deuxième phase, l’imagination est encore désignée comme l’agent décisif. C’est pourquoi, si l’acteur veut se rendre apte à réaliser l’ensemble de cette opération, son imagination doit être activée, développée, enrichie, mise au travail. C’est elle qui doit le rendre apte à faire fonctionner, doublement, la mise en relation du réel (du jeu) avec l’imaginaire (du rôle). L’imagination est cet opérateur par lequel l’acteur se transporte dans l’image, et affecte à la présentation de l’image l’activité de son corps, de sa vie. Mouvement ininterrompu d’aller-retour: de transfert (imagination) vers le rôle, et de reconversion de l’image ainsi investie en effectivité dramatique, scénique. Ainsi, l’imaginaire est partout: à toutes les commandes, à tous les rouages, il tient tous les collets et courroies de cette machine. Le voici décidément maître du jeu. C’est lui qui embraie et recueille l’identification, celle de l’acteur, comme chez Freud il tenait sous sa prise celle du spectateur. Et cette identification est active. Elle permet à l’acteur de n’être plus spectateur de son rôle. «Vous pouvez vous dire: “Je vais rester un simple spectateur, observer ce que mon imagination me suggère, tout en ne prenant aucune part à cette vie”. Ou bien, si vous décidez de vous joindre aux activités de cette vie, vous allez vous représenter mentalement au milieu de vos partenaires et vous serez encore un spectateur passif. A la fin, vous serez fatigué, d’être toujours spectateur, et
vous aurez envie d’agir. Alors, en tant que participant actif à cette vie imaginaire, vous ne vous verrez plus vous-même, mais seulement ce qui vous entoure et vivant réellement dans ce milieu vous réagirez intérieurement». Freud, nous l’avons vu, caractérisait en quelque sorte le spectateur comme celui qui s’ennuie. S’ennuie de sa vie, dont il veut combler imaginairement les vides. Stanislavski complète le dispositif. Pour lui, «le véritable acteur est celui qui désire créer en lui-même une autre vie plus profonde, plus intéressante que celle qui l’entoure en réalité». Tous deux s’alimentent donc, initialement, à la source d’une profonde insatisfaction devant la vie comme elle est. L’acteur passe à l’acte. Mais cette action dramatique, compensation de la vie manquante, lacunaire, creuse, est une action de l’imaginaire encore. Ainsi l’imaginaire devient-il pratique, agissant. Le théâtre est ce champ qui permet désormais de vivre l’imaginaire, de le pratiquer. Déjà le regard était renvoyé vers les images. Voici que la pratique du théâtre elle-même se sature d’imagination, devient un imaginaire activé. La vie du théâtre est désormais une vie imaginaire, elle est ce domaine singulier qui se montre capable de donner vie à l’imaginaire, d’en faire un imaginaire vivant. C’est peut-être Sartre qui donnera de ce schéma le dessin le plus rigoureux. L’acteur, écrit-il, «vit tout entier sur un monde irréel. Et peu importe qu’il pleure réellement, dans l’emportement du rôle. [...] Il se fait ici une transformation semblable à celle que nous indiquions dans le rêve: l’acteur est happé, inspiré tout entier par l’irréel. Ce n’est pas le personnage qui se réalise dans l’acteur, c’est l’acteur qui s’irréalise dans son personnage». Mais le spectateur n’est pas épargné par ce mouvement. «L’irréel ne peut être vu, touché, flairé qu’irréellement. [...] Il ne peut agir que sur un être irréel». Acteur effectif et spectateurs concrets se sont éclipsés de la nouvelle donne. L’irréalité du théâtre est devenue sa puissance propre, le régime déterminé de sa constitution. Or, ce système que nous venons de décrire – dont l’identification cheville les différentes instances, l’acteur avec son rôle, le public avec le spectateur et celui-ci avec le héros – n’est pas, non plus, le système de notre expérience. Nous ne pouvons plus formuler en ces termes ce qui nous arrive, ce que nous faisons ou voyons au théâtre. Cette phase de notre histoire s’est éloignée de nous – ou nous nous en sommes éloignés – aussi sûrement que nous sommes devenus étrangers à celle que dépeint la Poétique. Elle nous paraît plus proche, et elle l’est, chronologiquement. Au point qu’elle voile notre expérience, que nous tentons d’interpréter à l’aide de ses catégories. Mais si l’on observe, l’œil dessillé, ce qui a lieu, le constat est certain: de cette économie, nous sommes
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irrémédiablement sortis. Depuis peu, au moins à l’échelle des histoires longues. Mais sortis. Pour ce qui est du comédien, la chose paraît discutable. L’identification n’a pas mauvaise presse. La conscience des mutations est, comme on sait, tardive – elle vient dans l’après-coup. Qu’on veuille bien m’excuser alors d’en appeler à un témoignage pratique. Pour moi, je n’ai certes jamais été un acteur remarquable, mais j’ai tout de même agi de nombreuses années sur des scènes. Il ne m’a jamais semblé m’identifier à quelque rôle que ce soit. Lorsqu’à quatorze ans (l’âge où les identifications s’attrapent sans peine), je jouais Trissotin, je ne me «prenais pas pour» Trissotin. Il est vrai qu’il s’agissait de comédie, où l’identification grippe, dit-on. Brecht le notait: «L’effet de distanciation est un procédé artistique ancien; on le rencontre dans la comédie». Mais plus tard – pour m’en tenir aux expériences les plus marquantes – je ne me suis pas davantage identifié à Brutus, ni, Dieu merci, au Christ. Il est vrai que nous pratiquions là un théâtre anti-psychologique, déconstructeur des identités et des rôles, théâtre de montage, de poésie mutante, de collectifs protéiformes; polémique et d’intervention, profondément post-brechtien sans trop le savoir. Mais justement: nous ne le pratiquions pas par hasard, ni par lubie. Et dans l’une des mes (rares) expériences d’allure plus classique, je ne crois pas m’être «pris pour» un commissaire politique stalinien, lorsqu’il me fut donné d’avoir à en soutenir la figure sur un théâtre des Boulevards. Dans tous ces cas, je me suis assurément pris pour, ou plutôt dans, quelque chose qui ne m’indifférait en rien. Cependant le terme d’identification me semble infidèle à ce que j’ai, en ces circonstances, vécu. De façon plus significative sans doute, j’ai eu, dans un travail de metteur en scène assidu et polymorphe, à diriger la présentation d’œuvres plus typiquement «dramatiques». J’ai tenté d’en respecter la structure, avec personnages et situations: je ne pense pas avoir jamais cherché à obtenir des acteurs quelque identification que ce soit. Il m’a été donné de travailler, quotidiennement et pendant des années, avec quelques acteurs inspirés, parmi lesquels Patrick Le Mauff, comédien d’exception, dont le travail, tous les jours, me donnait une leçon de théâtre. Il nous est arrivé de produire ensemble, après des mois de tension partagée, lui comme praticien, moi comme regardant, des créations de rôles dont la puissance me paraît aujourd’hui encore justifier la valeur métaphysique de la vie. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu, ni vu, s’identifier jamais à aucun personnage ni héros. Mais on peut toujours supposer qu’il s’agit là d’une idiosyncrasie d’équipe. Evoquons alors une pratique commune: celle de spectateur. Qui soutiendra que
notre mode d’expérience du théâtre consiste à s’identifier aux personnages figurés sous nos yeux? Nous ne nous reconnaissons plus en Rodrigue, nous ne «sommes» plus, à aucun titre, Phèdre, Lorenzaccio ni Prouhèze. Cela ne signifie pas que leur affaire ne nous «touche» plus, ni que nous ne rapportons rien de leur histoire à des questions, ou des séquences, qui soient les nôtres. A voir Bérénice (plus encore à l’entendre), ou Lear, ou La Mouette, quelque chose m’agite qui touche à mon amour, à ma folie, ou à ma vie manquée.
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CINÉMA UN PEU D’HISTOIRE La guerre, l’occupation, la Résistance – ces thèmes ne cessent d’intéresser les artistes français dans les années 70. Leur position éthique et esthètique est déterminée par la manière dont ils en montrent dans la littérature, le cinéma. Pierre Granier-Deferre a signé le film le Train d’après le roman de G. Simenon, conçu comme drame lyrique (1973). Sans avoir montré directement les combats, le réalisateur y a exprimé la foi en son peuple. La fraternité des hommes dans la tragédie nationale, c’est le fil rouge qui passe à travers toute l’histoire. La beauté de R. Shneider qui a fait ici une de ses plus belles compositions, le rôle d’Anne, y sert de symbole. Un amour sublime y est accompagné d’une foi profonde en l’humanité. Le film de R. Enrico le Vieux fusil (1975) est proche du Train par sa tonalité. Le héros prend le vieux fusil quand le chagrin du pays (l’occupation) se transforme en son chagrin personnel (mort de sa femme). Le drame de famille y est donné dans l’optique de l’occupation, de la Résistance. En 1976, le Vieux fusil a été couronné du César comme meilleur film français de 1975. L‘Affiche rouge de F. Cassenti est consacrée à Manouchian, poète arménien et héros national de la France. Le réalisateur y aborde le thème de la fraternité internationale des antifascistes. L’objectif de Cassenti était de voir «l’affaire Manouchian» par un spectateur d’aujourd’hui. En février 1944, au Mont-Valérien, près de Paris, les fascistes ont fusillé 22 héros de la Résistance: 3 Français et les autrès – émigrés étrangers. Leurs noms étaient connus du pays entier: le procès de «l’affaire Manouchian» a été préparé durant 3 mois. Pour mettre au pilori les maquisards, les fascistes les avaient inculpés des crimes (meurtres, attentats) en exposant partout des «affiches rouges» – les photos des maquisards les présentant comme une basse pègre internationale, un tas de tueurs dégénérés. Le film est réalisé comme réflexion sur le passé mais au nom du présent et du futur. Deux zones superposées, deux courants, à l’écran permettent de rallier les faits de l’histoire à une discussion actuelle sur la manière d’aborder l’histoire. F. Cassenti a élargi la narration consacrée au groupe Manouchian en la faisant déboucher sur les méditations ayant pour objet les leçons du fascisme. L’enchevêtrement du récit historique, du cinéma d’art, des interviews des 59
compagnons d’arme de Manouchian et des combattants des brigades internationales en Espagne, du jeu conventionnel des acteurs, s’adressant directement aux spectateurs, tout cela sert à la création d’une résonance politique. L‘Affiche rouge a fait la preuve que la tradition du cinéma antifasciste français se trouve enrichie et développée dans l’œuvre cinématographique des jeunes réalisateurs des années 70 en France. Le film fut couronné du Prix Jean Vigo de 1976 et au XXe Festival de Karlovy-Vary – du prix décerné au meilleur film antifasciste. En 1980, F. Truffaut fait sortir à l’écran le Dernier métro qui est apprécié en France comme l’œuvre magistrale du cinéma français de 1980. Il y revient à l’époque de l’occupation qui était pour sa génération celle de l’adolescence. Le film réalisait un rêve nourri depuis longtemps par F. Truffaut – faire un film parlant à la fois du théâtre et de l’occupation. Le Dernier métro lui a permis de rassembler les deux vœux, en dépassant les cadres d’un simple récit des hommes de théâtre dans le Paris de 1942. Truffaut y poursuivait la tradition des films sur la guerre qui affirmaient la grandeur nationale et l’esprit inflexible des Français, dans une histoire nuancée de tristesse et de sourire. Ayant choisi comme héros principal un résistant actif, F. Truffaut lui témoigne sa sympathie et définit par là sa position. Or, Truffaut se mêle activement aux débats sur l’occupation et la Résistance. Par son personnage, il confirme le rôle actif des hommes du théâtre, d’art dans la Résistance. Toute l’activité des comédiens qu’il montre dans le film vise à préserver des hautes traditions théâtrales, à défendre la culture nationale contre le fascisme, c’est la Résistance intellectuelle qui était l’honneur des Français. On ne peut pas passer sous silence le phénomène des films policiers ou «noirs» («polars») qui font partie intégrante (et majeure) de l’industrie de distraction. Avec les films d’aventure, de catastrophe, d’épouvante, les films «noirs» envahissant les écrans français visent à détourner le large public des problèmes cardinaux de l’actualité. Ils forment un moyen d’évasion, cette espèce de drogue cinématographique emmenant hors d’une réalité angoissante. L’abondance croissante des films «noirs» fondés sur le «suspense» de l’enquête policière témoigne que, cédant à la facilité, les cinéastes français s’attachent à faire du cinéma commercial, au service duquel ils mettent volontiers leur talent et leur maîtrise professionelle. Nombre de grandes vedettes font de belles créations marquées de talent dans des productions cinématographiques purement commerciales: pour ne citer que les noms de J. Gabin, A. Girardot, C. Deneuve, J.-P. Belmondo, A. Delon, etc. 60
La conjoncture présente porte l’empreinte des contradictions et d’une complexité effroyables dues, en grande partie, à une concurrence croissante du cinéma américain: la moitié au moins de la distribution cinématographique revient au cinéma des Etats-Unis. Les investissements américains dans la production cinématographique en France vont croissant chaque année, et l’asservissement du cinéma français va de pair. Pour l’emporter dans cette concurrence acharnée, pour attirer un grand public en masses aux cinémas, l’industrie de France fait des efforts désespérés; et d’habitude y arrivent des créations cinématographiques qui ne sont pas les meilleures, loin de là. Les spectateurs soviétiques peuvent en juger d’après trois films projetés en U.R.S.S., films qui entrent dans la dizaine des films-succès durant la dernière décennie: Who is who?, Le grand blond avec une chaussure noire, le Gendarme dans l’espace. La tête de liste est tenue par un film érotique Emmanuelle, qui fait, depuis 1972, salle comble. Depuis les années 1974–75, la montée d’une pornographie légalisée envahit les écrans français, présentant encore une face dégradante de la crise cinématographique. Plus de 200 films français «porno» en 1979 (plus que tous les autres films artistiques sortis la même année en France) – ce chiffre donne l’idée de cette «invasion» érotique qui marque les sujets, le style, les genres et le langage du cinéma français de nos jours. Par contre il est à noter un fait consolant: plusieurs cinéastes préoccupés des éléments négatifs dans l’évolution sociale en font pénétrer sur les écrans français, en dénonçant la crise morale, la corruption, l’absence d’idéal, l’asservissement d’un individu dans la société moderne française. Une tradition humaniste et réaliste s’enracine dans le cinéma français des années 70, sans prendre l’ampleur propre au cinéma italien. Le renforcement de l’élément critique, l’activisation sociale des films français peuvent être estimés comme des facteurs positifs dans l’évolution du septième art, mais il arrive souvent qu’ils font un mélange peu harmonieux avec des éléments évidents de distraction digestive et d’érotisme. Les films des réalisateurs d’inspiration réaliste Yves Boisset, Claude Sautet, Michel Drach, Bertrand Tavernier, Bernard Paul brossent une vaste fresque de la France de nos jours, de son peuple, qui vit, qui souffre, qui lutte pour son bonheur. B. Tavernier s’aligne sur des traditions du réalisme poètique dans le cinéma français. Ses films l’Horloger de Saint-Paul (1973) (d’après le roman de G. Simenon), le Juge et l’Assassin (1975), Enfants gâtés (1977), la Mort en direct (1980), Coup de torchon (1981), Un dimanche à la campagne (1984)
laissent percevoir la position politique du créateur, malgré la diversité des sujets traités. Tavernier fait des films nationaux où il soulève des problèmes fondamentaux du pouvoir dans la société française, d’une responsabilité personnelle, d’une éducation morale. Donc, on peut voir des tendances d’humanisme et d’un réalisme critique dans le cinéma français; les films porteurs des grandes idées humanistes, sont dus aux artistes consciencieux et honnêtes qui cherchent les moyens de s’opposer à une production commerciale (avant tout, américaine) envahissant les écrans français. Tout en recherchant des innovations stylistiques et techniques, ils continuent, dans l’ensemble, les meilleures traditions classiques du cinéma français. Ils se font responsables de ses destinées, s’attachant à des créations de grande portée. En suivant cette voie, on peut dire avec Christian-Jaque que «le cinéma français se refusait à mourir et maintenait très haut son flambeau, malgré l’oppression, la gêne, les dangers, les larmes et la honte». C’est juste aussi pour le cinéma français d’aujourd’hui. Malgré de nombreux obstacles qui le guettent partout, malgré la crise qu’il traverse actuellement, le cinéma français réussit à survivre, à attirer le grand public.
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PRÉOCCUPATIONS SOCIALES Dans le cinéma français, envahi par des productions commerciales françaises et étrangères, dominé par l’industrie cinématographique américaine, il y a un nombre de réalisateurs d’inspiration critique qui poursuivent les traditions progressistes du cinéma européen des années 50. Des maîtres de renom comme A. Cayatte, M. Carné, R. Bresson, ainsi que la génération des cinéastes plus jeunes – B. Tavernier, R. Allio, Y. Boisset s’adressent dans leur œuvre cinématographique à l’actualité sociale et politique, dénonçant l’injustice et la corruption dit mœurs du monde bourgeois. L’introduction en masse des sujets d’intérêt social sur l’écran français dès 1970 devient un fait d’importance car ces films aident à mettre en lumière les vices et les crimes d’une société qui se veut saine et sauve. On n’a jamais vu avant sur les écrans tant de ministres suspects, de députés corrompus, de fonctionnaires irresponsables, sans scrupules, de policiers délinquants. L’activité sociale du cinéma français contemporain, la croissance
des éléments de critique sociale se font percevoir nettement si l’on examine la situation actuelle dans la cinématographie de nos jours. Plusieurs réalisateurs s’attachent en France à analyser le sort d’un individu pris dans l’engrenage de contradictions sociales du monde moderne. C’est vrai que l’aspect moral des problèmes soulevés les intéresse davantage et qu’ils laissent parfois dans l’ombre (ou bien sans préciser) les ressorts politiques et sociaux des événements mis au jour dans leurs films. Le public soviétique a pu voir et apprécier bien des films français à thèse réalisés durant une vingtaine d’années. Ce sont les films d’A. Cayatte les Risques du métier (1967), le Chantage (1973), les films de R. Allio Pierre et Paul (1968), de B. Tavemier l’Horloger de Saint-Paul et le Juge et l’Assassin (1975), d’Y. Boisset le Juge Fayard dit le shérif (1976), la Femme-flic (1980), d’E. Périer Un si joli village (1979) et d’autres. ***** La Production nationale a souvent reflété avec plus ou moins de bonheur les préoccupations sociales des auteurs. Le cinéma ne s’est pas gêné pour dénoncer les préjugés, les injustices, les lois «scélérates», les inégalités sociales et les dégâts de la fameuse «société de consommation». Contrairement à une opinion bien arrêtée, selon laquelle on ne fait pas de bonne littérature ni de bon cinéma avec de bons sentiments, les cinéastes français ont souvent créé des œuvres de grande qualité tout en préconisant telle ou telle réforme sociale. André Cayatte (1909) continue à occuper la première place dans le domaine du film à thèse et sa maîtrise est telle qu’aucune de ses démonstrations ne sombre dans l’indifférence. André Cayatte, ancien ténor du barreau qui conserva au studio toute sa fougue de polémiste. Après quelques films du genre anodin, André Cayatte se laissa emporter par son goût pour des sujets d’intérêt social. Justice est faite (1950) est un réquisitoire contre les méthodes de la Justice et en même temps un plaidoyer pour l’euthanasie. Le réquisitoire est dressé avec passion, intelligence et lucidité. Dans Justice est faite une femme est accusée d’avoir tué son amant malade pour abréger ses souffrances. Devant ce cas délicat, chacun des jurés réagit selon son rang social, ses préoccupations morales et sentimentales et, en fin de compte, il ne juge pas les faits selon sa conscience, mais – en toute bonne foi – selon sa sensibilité et son égoïsme. Le film de Cayatte était réalisé avec une telle autorité qu’il ne permettait pas au spectateur de réflechir pendant la projection mais seulement après. Les nombreuses polémiques suscitées par Justice est faite prouvaient bien que l’on se trouvait en face d’une œuvre importante.
Avec le même scénariste, Charles Spaak, le cinéaste se lance une nouvelle fois à l’assaut de la Justice. Nous sommes tous des assassins (1952) est un réquisitoire contre la peine de mort dont Cayatte dénonce la stupidité. Non sans raison, on a reproché aux auteurs d’avoir présenté dans leur film des cas d’exception. En effet, l’action a pour personnage principal un malheureux garçon qui, ayant tué par devoir dans la Résistance, continue à tuer par habitude. La thèse y est défendue avec habileté et Cayatte cherche à prouver que la peine de mort n’est pas une solution aux problèmes de la délinquance. Avec Avant le déluge (1953) Cayatte change de cible. Cette fois, c’est la société et la famille qui sont mises en accusation parce qu’elles se font inévitablement les pourvoyeuses des tribunaux. Les parents sont particulièrement visés qui ne font rien pour donner aux jeunes le sentiment du devoir et qui assistent, impuissants, au drame qui conduit leurs enfants en prison. Le Dossier noir (1955) fut moins bien accueilli que les trois films précédents de la collaboration Charles Spaak – André Cayatte, peut être parce que le sujet en est plus restreint. Dans ce film les auteurs ont voulu prouver que les magistrats français sont mal recrutés et peu préparés aux tâches qui les attendent tout simplement parce qu’ils sont mal payés. Par la suite comme par le passé, les films principaux d’André Cayatte seront toujours soit un réquisitoire contre ce que le cinéaste considère comme un abus ou une injustice, soit un plaidoyer pour une cause qu’il estime juste. Dans la période de transition qui a suivi la fin des hostilités et dans le domaine du cinéma de réflexion, André Cayatte a occupé une place de choix. Il n’abandonnera d’ailleurs jamais la partie. S’inspirant des événements de mai 1968, il a composé un film audacieux les Chemins de Katmandou (1969), dans lequel il a présenté les réactions d’une jeunesse saine, déçue par les barricades et allant chercher une raison d’espérer et de vivre au Népal. Avec Mourir d’aimer (1970), c’est à un cas précis que se référait André Cayatte avec la collaboration de Me Albert Naud. La douloureuse et authentique histoire de Gabrielle Russier, qui avait bouleversé l’opinion, était transposée avec passion par un homme révolté devant l’incompréhension de ses contemporains. Une fois déjà, André Cayatte s’était attaqué à l’hypocrisie dans les Risques du métier (1967) où la situation était en quelque sorte inverse, un instituteur étant accusé d’avoir voulu abuser d’une fillette de quatorze ans. Tous les personnages, servis par un bon dialogue d’Armand Jammot, étaient d’une vérité humaine remarquable et Jacques Brel, pour ses débuts au cinéma, se révélait un comédien de grande classe.
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Marcel Carné, moins exclusif que Cayatte, a prouvé depuis les Tricheurs que les problèmes sociaux ne lui sont pas étrangers même si sa création s’en éloigne souvent. Les «tricheurs» sont devenus dix ans plus tard les Jeunes Loups (1967), c’est-à-dire des jeunes qui affichent volontiers leur cynisme supposé mais qui, au fond d’eux-mêmes, conservent des sentiments pudiques qu’ils cherchent à juguler pour «bluffer» les petits copains. Le film, composé avec la collaboration de Claude Accursi, était loin d’être inintéressant. Il ne vaut pourtant pas les Assassins de l’Ordre (1970). Tourné d’après le roman de Jean Laborde, ce film pose le problème épineux des sévices qui, dans un commissariat de police, peuvent entraîner la mort d’un détenu. Nous sommes loin de la fiction! Une équipe de parfaits comédiens avec Jacques Brel, une fois de plus remarquable, animait ce sujet traité avec sobriété et honnêteté, le personnage principal, le juge Level, allant jusqu’au bout de sa mission tout en étant certain qu’elle se terminera par un échec. Les Assassins de l’Ordre se situe en bonne place dans l’œuvre de Marcel Carné. René Allio occupe une situation spéciale parmi les cinéastes. Homme de théâtre, il s’est immédiatement imposé avec un film qui a fait l’unanimité de la critique et des spectateurs: la Vieille Dame indigne (1965). D’inspiration théâtrale (à l’origine il y avait Bertolt Brecht), magistralement interprété par la grande artiste Sylvie, le film avait pourtant suffisamment de qualités purement cinématographiques pour être qualifié par certains de chef-d’œuvre. Fidèle au théâtre, René Allio composa ensuite une tranche de vie, l’Une et l’Autre (1967), qui met en scène une comédienne qui se cherche tout en vivant une aventure sentimentale. C’est un hommage que l’auteur rend à son cher théâtre tout en critiquant implicitement l’existence que l’on mène dans les H.L.M. de la périphérie. Cet aspect critique de la société moderne apparaît plus nettement dans Pierre et Paul (1968) qui, comme les autres films de René Allio, est surtout marqué par l’intelligence de son auteur. Ici encore, il nous présente l’introspection d’un personnage attachant (Pierre Mondy), confronté avec des événements qui le dépassent. L’analyse que René Allio nous propose de la société est sévère. De ce film, présenté au public tout juste un an après mai 1968, un critique a pu écrire qu’il fustige notre époque «avec une violence contenue, plus efficace que les pavés du Quartier Latin».
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ALAIN RESNAIS Ce réalisateur français débute par le cinéma documentaire où il s’est fait la réputation d’un artiste profond et intelligent. Ses courts-métrages des années 50 (Nuit et brouillard, Guernica) accueillis par le grand public comme un événement capital dans le genre documentaire, portent l’empreinte de son talent original et rigoureux. C’est un réquisitoire violent contre les crimes de guerre, les tortures, les fours crématoires, le feu atomique, une protestation passionnée contre le fascisme, portée avec un art remarquable à l’écran. Le réalisateur y exprime toute la fougue de son tempérament et de sa conscience d’artiste se révoltant contre l’extermination d’un homme par un homme. Ses créations documentaires (Van Gogh, Guernica) sont marquées par le don intelligent de déchiffrer le langage métaphorique d’un peintre aussi complexe que Picasso, en pénétrant jusqu’au plus profond de son œuvre plastique. Le court-métrage qui a rendu célèbre le nom d’A. Resnais, a été pour lui une grande école qui lui a permis d’aiguiser sa personnalité artistique. Après le succès de Nuit et brouillard, A. Resnais eut une commande du Comité de l’histoire de la seconde guerre mondiale à un film sur la bombe H. Ce fut Hiroshima mon amour. Avec la scénariste Marguerite Duras, A. Resnais y a inventé une histoire poignante où le drame individuel rejoint le massacre collectif: 24 heures d’un grand amour qui se mêlent aux souvenirs de la seconde guerre mondiale. L’écran montre la chronique du plus grand crime du XXe siècle – l’explosion d’une bombe H. Les séquences documentaires se mêlent aux scènes d’amour. Ce mélange répondait au projet du réalisateur qui disait que «l’amour d’aujourd’hui est déterminé par le cauchemar de la guerre et par le désarroi de l’époque atomique». L’art du montage a su allier actualités, documentaires, mises en scènes japonaises à un commentaire musical et vocal, sur le thème: non, tu n’as rien vu à Hiroshima. Ce fut un succès international, suite logique des deux principaux films d’A. Resnais Guernica et Nuit et brouillard, courts-métrages qui lui donnèrent un sens aigu de la «contemporanéité». En 1961, A. Resnais fait sortir sur l’écran l’Année dernière à Marienbad, une sorte de géométrie qui ordonne dans le milieu clos d’un palace baroque et d’un parc des personnages du grand monde qui tournent en rond, posent des questions laissées sans réponse. Qui ment – un homme ou une femme –, cela importe peu dans cette œuvre. Le montage y fait alterner le passé, le présent et le fatur, le réel et l’imaginaire. Même ce film difficile, en apparence, 66
intemporel, s’ouvrait en définitive sur la réalité contemporaine. On le considère comme l’exercice de style d’un maître à la recherche de son art. Deux ans après, Muriel ou Le temps d’un retour (1963) est signé par A. Resnais qui y mélange encore l’étrange et le quotidien, la beauté et la vulgarité: l’amour et la guerre (celle d’Algérie) sont, une fois de plus, les objectifs de son exploration. Dans le film de 1966 la Guerre est finie A. Resnais revient à l’analyse de la réalité contemporaine: on y voit le romantisme et le courage d’un révolutionnaire espagnol menant dans la clandestinité une vie pleine de dangers. La guerre d’Espagne est finie mais la lutte continue, a dit le réalisateur pour définir son film. Après la Providence (1976) consacrée à l’analyse de l’œuvre d’écrivain, A. Resnais monte en 1980 Mon oncle d’Amérique qui s’est vu attribuer le prix special du jury au Festival de Cannes 1980. Le film a été inspiré par les travaux du professeur Henri Laborit qui intervient au cours du film pour nous proposer une clé bioligique de nos comportements, expliquer «pourquoi nous aimons et nous haïssons». Malgré les accents biologiques, l’intérêt de cette œuvre d’A. Resnais déborde son cadre biologique. Le réalisateur fait des percées sur le monde social dont les changements économiques notamment régissent la destinée de ses personnages dans le film. Alain Resnais: le septième souffle – Providence C’est le septième film d’Alain Resnais, et c’est le plus beau. Providence explore les mystères de l’imaginaire et l’angoisse de la mort. On sort envoûté de ce voyage au bout de la nuit. Voici Providence. C’est un chef-d’œuvre. Cet éblouissant retour d’Alain Resnais nous rapelle nos dettes à l’égard d’un cinéaste si modeste qu’on en oublie de s’indigner des trop longues vacances auxquelles on le contraint. Resnais, avec un art et une méthode qui ne sont qu’à lui, a la même importance dans le cinéma qu’un Ingmar Bergman ou un Federico Fellini. Mais ceux-ci, quelles que soient l’aridité de leur message, ou l’énormité de leurs exigences matérielles, trouvent les moyens de poursuivre leur fabuleuse carrière. Par contre, à 54 ans, Alain Resnais n’en est qu’à son septième long métrage. Il est resté plus de six ans sans en tourner un seul, et aurait peut-être été perdu à jamais le cinéma français si Jean-Paul Belmondo n’avait pris, en 1973, l’initiative (mal comprise) de lui proposer Stavisky. Avec Providence explose la maturité de l’artiste. Et notre joie se teinte d’un regret: de combien de Providence nous a privés le malthusianisme esthétique du cinéma français? 67
Car la maîtrise d’Alain Resnais, ce n’est pas Providence qui nous la révèle. Nous la connaissions de tongue date. Dès 1950, il était notre meilleur documentaliste d’art et son Van Gogh obtenait un Oscar. Guernica, Nuit et brouillard, Toute la mémoire du monde ne sont pas de simples réussites de courts-métrages: ce furent de véritables événements, qui déclenchèrent passions et émotions. Dans ces films, sa caméra ausculte une toile, explore des ruines, parcourt des corridors. Elle prend son élan pour ce fabuleux «travelling» qui va traverser Hiroshima mon amour (unissant dans le même glissement Nevers et Tokyo), puis toute son œuvre, pour venir mourir, apaisé, dans les sous-bois de Providence. A partir de 1959, Alain Resnais entame son fameux quatuor: Hiroshima mon amour, l’Année dernière à Marienbad, Muriel, la Guerre est finie. Avec pour scénaristes et complices quatre romanciers: Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Jean Cayrol et Jorge Semprun. Les deux premiers, sous le choc, deviendront cinéastes, et le quatrième scénariste: les rencontres avec Resnais sont marquées par la providence... De la même manière ce Hiroshima marque l’histoire du cinéma. Pour évoquer la petite tondue de Nevers, persécutée pour avoir aimé un soldat ennemi, et que le souvenir taraude, comme les radiations atomiques taraudent les victimes d’Hiroshima, et comme la peur d’autres Hiroshima taraude d’humanité, Alain Resnais invente un nouveau langage. Le Marienbad, variation subtile sur les logiques de l’imaginaire, Muriel, où se dissolvent les mensonges de la vie et les structures de la ville, la Guerre est finie, où le romantisme révolutionnaire vient buter contre les réalités d’aujourd’hui, approfondissent la recherche formelle et développent des thèmes majeurs de notre époque.
UN TROISIÈME CERCLE ? Le «jeune» cinéma français ne se constitue pas en cercle, mais en amas de matière riche, inorganisée, en effervescence continue. Près de trois cents metteurs en scène (ou metteuses en scènes: dans les premières années quatrevingt-dix, la guerre des sexes mise en avant par les analystes féministes de la profession a perdu l’essentiel de son objet) ont tourné un premier film, et plus de la moitié de ces trois cents en a tourné un second – on admet que c’est ce passage au second film qui est le véritable brevet d’accès à la profession. Il faut déjà agréger à ce pandémonium de cinéastes en activité des atypiques qui ont une carrière, soit erratique (Jean-François Stévenin, comédien qui a travaillé pour Truffaut, auteur libre et doué de Passe-montagne en 1978 et 68
de Double Messieurs en 1986, voire Jacques Rozier actif depuis 1961, dont le dernier film, Maine-Océan, en 1986, témoignait d’une belle vitalité), soit spécialisée (Ie documentariste Raymond Depardon, chroniqueur attentif du présent depuis 1977, auteur aussi d’étranges fictions poétiques tournées en Afrique: Empty Quarter, Une femme en Afrique). Soit encore un cinéaste qui après une longue et fructueuse carrière vouée au cinéma de genre (la comédie issue du café-théâtre) se convertit au cinéma d’auteur: Patrice Leconte, après Tandem (en 1986), Monsieur Hire (en 1988) et surtout, le fascinant Mari de la coiffeuse en 1990. Ces errants du cinéma français sont peu nombreux. À la différence de ce qui se passait dans les années cinquante, le jeune cinéma est majoritairement un cinéma de jeunes. On a cru pouvoir discerner quelques lignes de force qui structureraient si peu que ce soit ce magma. Discerner ici un cinéma de la fascination, là une nouvelle école du court métrage, quarqnte ans après. Cinéma de la fascination, celui de la galaxie «BBC» (Beineix-Besson-Carax) associant trois créateurs mégalomanes pour qui l’image, l’image brute telle que la publicité l’a valorisée, ou l’image-signe, telle que l’ont iconisée la mémoire du cinéma en général et l’écran de la Cinémathèque en particulier, prime sur le sens et s’érige en objet de culte. Diva, de Jean-Jacques Beineix, en 1980, a ouvert la brèche où se sont engouffrés, dans la décennie qui a suivi, les films de Luc Besson (Subway en 1984, Le grand Bleu en 1987), et les autres films de Beineix (La Lune dans le caniveau, en 1983, 37°2 le matin en 1985); puis, peut-être plus érudit mais pas moins fasciné, Mauvais Sang de Léos Carax en 1986. L’effet n’a pas duré. L’échec des Amants de Pont-Neuf de Carax, en 1991, après un tournage plusieurs fois accidenté qui a tenu la profession en haleine pendant trois ans, l’éloignement de Beineix et la dérive américaine de Besson, qui a aligné ses dernières fictions frustes sur le modèle du film populaire hollywoodien (Nikita, Léon), ont fait éclater la bulle. De même pour ce qui a paru être, pendant deux saisons, une génération issue de l’évidente renaissance du court métrage à la fin des années quatrevingt, sous l’effet conjugué des mesures d’aide, de la boîte à écho fournie par plusieurs festivals spécialisés (Clermont-Ferrand, Brest, Grenoble, la SeineSaint-Denis) et de la lucidité de quelques producteurs soucieux de fournir à une génération de cinéphiles impatients les moyens d’un galop d’essai pas trop coûteux (Alain Rocca, responsable des Productions Lazennec: «L’avantage du court, c’est que quand ça se passe mal, ça fait des dégâts humains, mais ça en reste là...»). C’est ainsi qu’on a vu apparaître dans le champ du long métrage des cinéastes effectivement lourds des médailles qu’ils avaient recueillies pour
leurs films courts, les plus notoires étant François Dupeyron (Drôle d’endroit pour une rencontre en 1988), Éric Rochant (Un monde sans pitié en 1989), Christian Vincent (La Discrète, en 1990). Le premier pas franchi (ils ont tous trois réalisé trois films en 1994), chacun a évolué sur une ligne qui lui était propre.
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Christian Vincent «Quand on entre à l’IDHEC à vingt-quatre ans, on veut tous faire des films. Puis la réalité s’impose, on devient plus raisonnable, on s’aperçoit que ça n’est pas facile; J’en étais donc revenu à des ambitions plus modestes. J’avais fait un film de fin d’études en 1982, que je n’aimais pas du tout. Quand j’ai vu les rushes, au bout d’une semaine, j’étais effondré. J’avais tourné en mai, j’ai laissé mourir le film jusqu’en mars de l’année suivante. Je l’ai quand même terminé, parce qu’il fallait le faire. C’était à l’époque où on recommençait à parler du court métrage. Le film a fait un ou deux festivals, puis il a eu un prix à Clermont, puis d’autres. À Villeurbanne, il a eu le prix du public: dix boîtes de pellicules, dont je ne savais que faire, mais ce fut déterminant pour la suite. Je ne pensais plus à réaliser des films, je faisais du montage et j’adorais ça. J’avais ces dix boîtes, je n’ai pas voulu les vendre, j’ai décidé de faire un nouveau court métrage. J’ai pu le tourner, ça a bien marché, il a eu des tas de prix. Ensuite il y a eu un engrenage: on s’est trouvé dans un petit milieu un peu professionnel: on fréquente des gens qui ont le même âge que vous, tous veulent faire des films, on cherche la bonne idée, on attend... Je ne suis pas quelqu’un qui écrit facilement. À partir du moment où j’ai trouvé l’idée, le point de départ de ce qui devait devenir La Discrète, j’ai écrit une quarantaine de pages, et je me suis arrêté, j’ai tout laissé dormir pendant six mois. Il y deux ans j’ai repris tout le travail avec un ami. En février 89, on a écrit un résumé d’une trentaine de pages pour mon producteur, Alain Rocca, à qui j’avais raconté l’histoire, il m’avait dit: «Formidable, on va tourner ça tout de suite». Il voulait me faire signer un contrat de suite, mais il lui fallait ce résumé. J’ai pris mon tour à l’avance sur recettes. Je pensais qu’à partir du moment où je m’inscrivais, j’avais plusieurs mois devant moi. Pas du tout: c’était le début de la commission Françoise Giroud, ils m’ont dit que je devais rendre la version définitive dans les six semaines. Panique. J’avais écrit la moitié du scénario, il a fallu travailler de façon intensive. On a fini de taper dans la nuit qui a précédé le dépôt. C’était début avril 89. Le film est passé en plénière, et j’ai eu l’avance en juillet. Le tournage s’est fait en mars, avril et mai 1990.» Positif, n° 357, novembre 1990.
Le jeune cinéma de 1994 est un cinéma sans fil directeur. Non cartographiable. Un cinéma qu’on dirait libre s’il n’était souvent d’un conformisme confondant. Cinéma autobiographique, voire nombriliste pour nombre de cinéastes sans passé, qui n’ont qu’une adolescence ordinaire à raconter, au point qu’un premier ou second film qui tenterait de retrouver les règles du cinéma de genre – quitte à les subvertir dès que leur intrigue est en place, c’est le cas en 1994 de Pas très catholique de Tonie Marshall comme de Regarde les hommes tomber de Jacques Audiard – paraît apporter une bouffée d’air frais. Dans ces années-là, le metteur en scène débutant n’est pas toujours un innocent sans expérience. Tel peut s’être forgé une expérience à la télévision, ce mode de promotion est rare en France mais il existe (Jeannne Labrune, auteur exigeant de De sable et de sang en 1988 et de Sans un cri en 1992), telle autre au fil d’une carrière d’actrice (Brigitte Roüan, Nicole Garcia). La suite serait une énumération fastidieuse, et assurément hasardeuse, un épandage de filmographies embryonnaires. Parions pourtant sur Arnaud Desplechin (La Vie des morts, moyen métrage, en 1989, et La Sentinelle en 1991), et sur quelques noms qui se sont incrits, en 1993 et 1994, en haut de l’affiche: Laurence Ferreira-Barbosa (Les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel), Agnès Merlet (Le Fils du requin), Pascale Ferran (Petits Arrangements avec les morts). C’est de l’histoire encore chaude, mais le succès de ces films, qui ont par ailleurs en commun d’être des films de jeunes femmes, et qui n’ont pas été vraiment aidés par les grands réseaux de distribution, témoignent en faveur d’une belle vitalité de la génération montante.
DE LA TÉLÉVISION AU CINÉMA: «TOUS LES GARÇONS ET LES FILLES...» Chaîne culturelle, diffusant en clair sur le réseau hertzien depuis 1993, Arte ne se contente pas de propager la culture, donc de programmer des films et/ou de faire des émissions sur le cinéma ou les nouvelles images; La Sept (qui produit la partie française des programmes de la chaîne franco-allemande) suscite donc la réalisation de productions audiovisuelles dans lesquelles la création est au poste de commande, qui demandent au départ une vraie conception de producteur suivie par un travail artistique de scénarisation et de mise en scène... le tout avec malheureusement les budjets extrêmement serrés de la télévision culturelle, c’est-à-dire moins encore que ceux de France 3 (qui eux-mêmes sont inférieurs à ceux de France 2, nettement au-dessous de ceux de TFl!). 71
En 1993, Chantal Poupaud, productrice à La Sept / Arte, propose ainsi la série «Tous les garçons et les filles de leur âge»: neuf réalisateurs retrouveront leur adolescence, le temps d’une fiction, l’étagement des âges aboutissant à un panorama des années 60 aux années 80. Le titre de la série flèche le propos sociologique mais le clin d’œil à la chanson «yéyé» de Françoise Hardy indique déjà un ton à donner que Chantal Poupaud précise par le sous-titre de l’ensemble: «Adolescence, musique, mémoire». L’aspect constat s’humanisera donc par une implication très personnelle des auteurs. Quant au recul du temps, il suggère le regard sur soi et sur les autres en égrenant le souvenir des désirs, des émois et des pulsions de la jeunesse. Le cahier des charges demandait encore une séquence obligée autour de la notion de fête qui sera «surboum» ou exutoire de révolte selon les épisodes. La durée des films est fixée à une heure (longueur considérée comme très télévisuelle) et tous seront programmés en prime time, ce qui inaugurera un nouveau concept de soirée (dramatique courte suivie d’une émission plus longue en seconde partie). Le budjet de chaque film sera de 5,4 millions de francs pour un tournage de 18 à 23 jours. La conséquence de la brièveté et du petit budjet est que, sauf peut-être André Téchiné, les cinéastes choisissent de tourner en longs plans-séquences car, en soixante minutes à peine, les auteurs n’ont pas osé développer un vrai récit romanesque, préférant accoler trois ou quatre grands moments, ce qui rejoint chez Chantal Akerman son goût bien connu de l’errance ou l’esthétique des brillants et longs mouvements d’appareil d’Olivier Assayas. Ces données de la commande assurent en tout cas à l’ensemble une cohérence certaine à l’intérieur de laquelle chaque auteur est renvoyé à son univers spécifique. La chronologie anecdotique place trois films par decennie: – Le Chêne et le roseau (début des années 60) d’André Téchiné; – US go home (milieu des années 60) de Claire Denis; – Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 de Chantal Akerman; – La Page blanche (début des années 70) d’Olivier Assayas; – Paix et amour (milieu des années 70) de Laurence Ferreira-Barbosa; – Travolta et moi (fin des années 70) de Partricia Mazuy; – L‘Incruste (début des années 80) d’Émilie Deleuze; – Bonheur (milieu des années 80) de Cédric Kahn; – Frères (fin des années 80) d’Olivier Dahan.
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Le premier film est terminé dès 1993 par Patricia Mazuy et l’ensemble de la série est diffusé en neuf semaines à l’automne 1994 sur Arte mais auparavant, en juin-juillet 1994, trois films sortent en salle en avant-première et en version longue: – Les Roseaux sauvages (l heure 50) qui reprend Le Chêne et le roseau en y adjoignant toute une seconde partie; – L‘Eau froide (l heure 30), montage moins serré de La Page blanche; – Trop de bonheur (l heur 25) qui ajoute ou allonge quelques séquences de Bonheur. Les rapports cinéma-télévision sont donc souples et chaque œuvre constitue un cas d’espèce. Certes, tous les films ne sont pas de la même qualité: nous avons parlé des films de Téchiné et de Cédric Kahn, très aboutis, mais le plus réussi est sans doute celui de Patricia Mazuy, déjà auteur d’un excellent Peaux de Vaches (1989): la petite boulangère qui rêve de Travolta et se fait draguer par un jeune lycéen philosophe et suicidaire viendra échouer sur la piste hostile d’une patinoire, la glace éteignant le feu qu’elle a allumé dans son magasin et ne lui donnant à voir que la mort du jeune homme à peine fréquenté. Poignante par sa révolte ridicule, pur produit d’un milieu social aux rêves sans espace, étouffée derrière son comptoir pris en horreur, elle est privée de futur dans un présent sans espoir. Chaque film trouve sa juste place dans la filmographie de son auteur: Téchiné parle famille et homosexualité, Kahn voit les liaisons amoureuses comme des affrontements agressifs et Assayas donne une version noire de son premier long métrage Désordre avec sa jeune «border line» qui choisira de se jeter dans l’eau glacée d’un torrent noyant ses utopies écologiques et libertaires. Claire Denis retrouve ses destins qui bifurquent et ses aventures qui ne tournent pas comme prévu tandis que Laurence FerreiraBarbosa est moins inspirée avec ses apprentis terroristes envoyant quelques galets dans les vitres de la mairie de Nice que par ses malades mentaux des Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel. Réalisant dans cette série leur premier film, Émilie Deleuze ne convainc pas tout à fait avec sa jeune maniaque de l’ordre conquise par le désordre tandis qu’Olivier Dahan conclut l’ensemble par un film en complète opposition esthétique et thématique avec les autres: dans Frères pénètrent les banlieues beurs de La Haine filmées entre. le reportage journalistique (les courts extraits d’entretiens qui viennent casser la fiction) et la référence au Rebel Without a Cause de Nicolas Ray. La météorologie a sa place dans ce polyptique: soleil et eau chaude des Roseaux sauvages et de Trop de bonheur filmés dans le Midi (qui joue moins 73
son rôle dans Paix et amour) équilibrent les boums nocturnes fortement alcoolisées (ou/et droguées) proposées par le cahier des charges. De même, la neige de La Page blanche et la glace de Travolta et moi s’opposent au feu mis d’abord à la vieille demeure (chez Assayas) et à la boulangerie (chez Mazuy). Toutes ces existences sont projetées dans un lointain imaginaire qui les mène à gâcher leur présent. On rêve aux idoles (Travolta et moi), à la richesse (Frères) ou à la révolution (Paix et amour) au milieu de la violence ou de la difficile recherche d’une communication amoureuse. Aspirations intellectuelles, désirs physiques et sentimentaux dessinent le mal-être d’une jeunesse qui se retrouve à toutes les époques, envisagé chez des personnages en porte à faux essayant d’affirmer leur autonomie en vivant entre eux, plus ou moins en révolte contre la génération des adultes. Tous les épisodes sont filmés très près des corps qui recentrent l’essentiel des problèmes de l’adolescence. Quant à la musique, elle est rarement confinée au rôle de fond sonore et plusieurs films explorent intensément les rapports de l’adolescent et de l’espace musical de son époque. Mais le contexte social est aussi fortement présent par l’intermédiaire d’une recherche identitaire face aux parents, aux frères et aux sœurs. De la politique aux suicides existentiels en passant par l’armée (le soldat américain de US go home, le déserteur de Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60, l’engagement à la fin de Paix et amour et bien sûr la guerre d’Algérie des Roseaux sauvages), l’adolescence est confrontée à une société dont les valeurs sont mises peu à peu hors champ de 1960 à nos jours: pesant encore très lourd sur les jeunes du film de Téchiné, les parents deviennent progressivement étrangers à une jeunesse indépendante qui se détruit ou se régénère à son propre contact. L’amitié peut alors constituer un refuge, mais elle figure surtout déjà la difficulté des relations humaines dans ces matins blêmes si caractéristiques des films du jeune cinéma. Chaque œuvre se trouve ainsi au carrefour du projet d’ensemble de la série et de l’itinéraire personnel de chaque créateur. Un second ensemble est en cours à Arte: «Les années lycée» ont d’abord vu diffuser en 1994 les deux premiers volets: Un air de liberté réalisé par Éric Barbier après Le Brasier au cinéma (1991), et Le Péril jeune par Cédric Klapish après Riens du tout (1992). Le Premier n’est pas vraiment réussi. Après un départ gentillet suivant l’année scolaire 1967–1968 au lycée de garçons Montesquieu pour trois amis de Terminale (les discussions politiques, les professeurs caricaturaux et les filles du lycée d’en face), tout dérape avec Mai 68 qui aurait dû constituer le morceau de bravoure et qui n’est qu’accumulation 74
de partouzes et d’agissements irresponsables sur fond d’extraits d’actualités qui semblent suggérer une tout autre densité. Dès lors tout s’achève par un éclatement du groupe qui accumule les clichés attendus. Le Péril jeune, remarqué dans de nombreux festivals est, quant à lui, sorti en salles où il a fait une excellente carrière. C’est toujours une classe de Terminale à Montesquieu, mais le lycée est devenu mixte parce que nous sommes dans les années 70. Le regard est franchement plus ironique, sauf à la fin avec la mort par overdose de Tomasi, un des cinq copains dont le film retrace les aventures en plusieurs flash-backs à partir de la salle d’attente de la maternité où va naître le fils posthume du jeune disparu. Chronique impressionniste entre drogue et politique, Le Péril jeune vacille du flipper aux manifs dans un air du temps saisi de nostalgic. Les cinq Pieds Nickelés fournissent le recul nécessaire à la présentation des autres groupes déjà organisés (la mobilisation contre le chômage. Le clan MLF...) mais les caractères sont fort superficiels et Klapish rassemble – certes habilement – toutes les scènes convenues du «film de jeunes». Au cinéma à nouveau, Chacun cherche son chat (1996) est tourné avec un budget dérisoire, encore inférieur à celui d’un téléfilm et cette économie drastique profite à la liberté d’inspiration comme à la liberté de style du cinéaste. D’un sympathique populisme, ce film sur l’amour, la solitude et la solidarité au quotidien dynamite en effet bon nombre de clichés du genre par une attention documentaire qui vient nourrir avec bonheur la comédie de mœurs. Nul «Mocky Circus» en effet pour faire de la figuration, mais d’authentiques petites gens du 11e arrondissement chez eux, dans leurs cafés, leurs arrière-cours et leurs escaliers pour partager les premiers rôles avec des acteurs professionnels d’ailleurs aussi inconnus! Le portrait de Chloé (Garance Clavel) s’enrichit des rencontres du personnage avec le réel, si bien que le film de Klapish s’effondre dès que la fiction pure prend le dessus (ses rapports avec le copain homosexuel dont elle partage l’appartement) tandis que les meilleures scènes sont au contraire tournées dans la rue à la volée.
portraits en creux nimbés de grisaille comme si la force biologique de cette jeunesse ne parvenait pas tout à fait à percer la tristesse d’une absence aux autres que l’amour et l’amitié font à peine bouger. Le désespoir ne frappe qu’une seule fille de la classe, mais aucun personnage n’accroche vraiment à la vie qui les presse. Sa vie à elle de Romain Goupil (1996) constitue le dernier volet du panorama en retenant quelques moments de l’existence de Yaqine qui, un jour de mai 1995, décide de porter le voile islamique, est renvoyée de son lycée puis accepte de l’enlever pour être réintégrée en juin dans un autre établissement. Comme dans les plus inquiétants derniers films de Bresson, le mutisme de la jeune fille laisse le spectateur seul juge de son comportement, guidé il est vrai par les remarquables tableaux de mœurs (chez elle, au lycée, dans la rue...) que Goupil juxtapose de manière achronologique, non seulement pour casser tout suspense (remettra-t-elle ou non son voile?) et tenir à distance l’enquête psychologique (pourquoi cette excellente élève d’une famille beur bien intégrée en vient-elle à ce choix?), mais surtout pour faire passer quelque chose du désarroi qu’un tel acte provoque dans sa vie et son environnement. La subtilité du regard de Goupil s’affirme dès la longue séquence d’ouverture où s’enferment successivement dans la salle de bains tous les frères et sœurs pour y cultiver leurs secrets (journal intime, cigarettes...). Quant à l’intelligence, la clarté et l’humour du récit, il éclate dans la scène semble-t-il extérieure au propos où trois élèves font un exposé ludique et brillant sur le travail des agents de change à la Bourse, langage incompréhensible au profane mais néanmoins cohérent et fort efficace... un peu comme le port du tchador en somme.
Quant aux «Années lycée» elles se poursuivent à nouveau à Montesquieu, cette fois en 1986, avec Attention fragile (1995) qui ne fait qu’effleurer la loi Devaquet et règle leur sort en un plan aux Resto du cœur comme au badge «Touche pas à mon pote». Manuel Poirier préfère en effet dessiner l’ineffable, le non-dit et les désengagements de lycéens parfaitement définis par le titre: des adolescents incertains pris dans les situations instables d’un moment éphémère. L’impressionnisme de la touche est au diapason des tonalités mouillées de ces
La passage par la télévision peut offrir enfin l’occasion d’un défi, comme c’est le cas pour Pascale Ferran au sortir des années d’efforts que lui avait demandés la réalisation de Petits Arrangements avec les morts (1994), film audacieux, inventif et dont l’ampleur comme la force l’avaient – selon ses propres termes (Télérama n° 2416, 4 mai 1996) – complètement vidée. Inquiète sur le temps qui risquait de lui être nécessaire à «reconstituer» son potentiel personnel de créativité, elle accepte la proposition du Théâtre national de Strasbourg de faire un film avec les élèves de dernière année de son école pour s’oublier un peu elle-même en se colletant à un cahier des charges contraignant (aspect exercice pour comédiens inconnus, budjet ultra-limité, rapidité d’exécution...). Très vite elle évacue d’ailleurs l’hypothèse trop peu motivante de l’atelier pour envisager une réalisation en conditions réelles – pellicule et professionnels de cinéma au lieu de vidéo institutionnelle – grâce à la
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participation financière d’Arte. Bien que n’obligeant pas forcément à déboucher sur un film diffusable (l’expérience aurait pu rester inédite), l’engrenage conduit néanmoins à une telle concentration d’énergies, qu’écrit en un trimestre, préparé en quatre semaines et tourné en un mois, L’Âge des possibles devient un des meilleurs téléfilms de l’année... qui sort d’ailleurs simultanément en salles au printemps 1995. De fait, bien que Pascale Ferran parle de «chemin de traverse» à propos de cette œuvre tournée au premier degré sans la complexité esthétique et le travail symbolique inhérents au projet des Petits Arrangements avec les morts, la cinéaste a su trouver une formulation cinématographique personnelle aux interrogations, aux attentes, aux espoirs ou angoisses de dix jeunes gens de 20 à 25 ans dont elle tresse les destins de manière unanimiste tout en respectant néanmoins les individualités comme les solitudes. Dans ce deuxième long métrage en effet, c’est encore la structure qui génère le sens: le film débute par le montage habile de vignettes épinglant les comportements de dix personnages saisis en instantanés, chacun dans son minuscule univers étanche, mais la cinéaste situe son prélude à mi-chemin entre l’étouffante ouverture des Autres (Hugo Santiago, 1974) et la légèreté aérienne du début des Favoris de la lune (Otar Iosseliani, 1985), films polyphoniques qui imposaient une tonalité alors que L’Âge des possibles suspend la signification du tableau de groupe aux résonances intimes que ces amorces d’anecdotes peuvent provoquer chez chaque spectateur. Pourtant, après une bonne demi-heure, une voix off interrompt brutalement ce zapping haletant à travers dix bribes de récit, pour énoncer en démiurge la problématique du scénario: il est question de peur généralisée face à l’emploi, à l’amour, à l’argent, à l’avenir, peur paralysante et qu’il faut absolument tuer en chacun de nous pour remettre en route la machine. De fait, le film reprend aussitôt, mais des situations similaires se lestent à présent d’un autre sens, non seulement parce que le spectateur va être tenté d’utiliser cette grille de lecture, mais surtout parce que Pascale Ferran donne alors aux personnages le temps et l’espace nécessaires à s’engager dans une prise de conscience désormais possible à mener dans des séquences plus longues, plus dialoguées et davantage réflexives: certains ne s’en sortiront pas, d’autres y laisseront des plumes, mais tous auront bougé, secoué l’immobilisme, cherché leur place et leur vérité. L’émotion devient intense (par exemple lorsque Denise chante «Toulouse» au milieu de la brasserie alsacienne), les rapports s’exaspèrent et, tandis qu’Agnès et Béatrice chantent Peau d’Âne de Jacques Demy, Frédéric profère un émouvant éloge de la naïveté sur lequel Pascale Ferran clôt son film.
Chacun, en somme, trouve enfin ses propres mots pour exprimer, elles leur désir de bonheur et lui sa soif de sincérité: les unes chantent l’autre crie, mais les deux rouvrent le robinet de la vie, des appétits, des projets, bref de l’avenir. Ce bel acte de foi en soi-même balaye tous les miasmes qui empoisonnaient cette jeunesse et brisaient son élan. La dynamique du mouvement rend ainsi joyeusement à tous l’âge des possibles loin de la sinistrose frileuse qui minait sournoisement le récit: les fondus au noir remplacent le montage cut réintroduisant désormais des marges où l’air, le temps et l’espace peuvent se donner libre cours. Tous ces téléfilms prouvent qu’aujourd’hui un «événement cinéphilique» peut fort bien avoir lieu sur le petit écran au lieu de se dérouler obligatoirement comme hier en salle. Il est vrai que les films en double version cinéma-TV étant ces années 1994–1995 signés A. Téchiné (Les Roseaux sauvages, Le Chêne et le roseau), J. Doillon (Du fond du cœur, Germaine et Benjamin) ou B. Jacquot (Marianne, La Vie de Marianne), les résultats sont forcément plus intéressants qu’il y a une décennie lorsqu’ils étaient l’œuvre en 1983 de R. Enrico (Au nom de tous les miens), C. Chabrol (Le Sang des autres) ou A. Carneau (Fort Saganne).
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LES MÉRITES DU TÉLÉFILM HEXAGONAL Le temps n’est plus où, à la télévision, la fiction française faisait doublement figure de parent pauvre, d’abord face aux films de cinéma mais aussi vis-à-vis des autres émissions (informations, sports, variétés) produites pour le petit écran. Dorénavant en effet, la «demande» du public va vers les fictions télevisuelles qui deviennent un carrefour d’audience stratégique de toutes les chaînes généralistes, publiques comme privées. Il est vrai que le déclin de l’audience du cinéma français en salles dans les années 80 puis à la télévision dans la décennie 90 incite les chaînes à investir de plus en plus aussi bien dans le téléfilm que dans les séries et feuilletons. D’abord spécialistes du sitcom bas de gamme, TFl et M6 changent en effet de politique en renonçant à la production au rabais: M6 engage Françoise Verny au printemps 1995, ancienne figure emblématique de l’édition (chez Gallimard puis Flammarion) et responsable en 1994 de la fiction à France 2 aux côtés de Didier Decoin. Dans le même temps, TFl décide de consacrer deux soirées par semaine à la fiction télévisuelle et envisage même de lui en réserver une troisième. L’année 1995 voit l’investissement passer à l milliard de francs pour la fiction à TF1 qui ne lui consacrait que 370 millions en 1988. La même année, le prix moyen d’une heure de fiction lourde était de l,8 million de francs alors
qu’il est aujourd’hui hors de question de budgétiser moins de 5 millions une dramatique de quatre-vingt-dix minutes. Bref, le contexte est porteur et si la création n’est pas encore revenue au tout premier plan comme à l’époque de l’ORTF, le temps du mépris de la qualité immédiatement consécutif à la privatisation de la première chaîne semble désormais passé. Bien sûr, Classe mannequin ou Navarro continuent à caracoler aux premières places des sondages et n’ont toujours pas grand-chose à voir avec les œuvres audiovisuelles de quelque intérêt qui forment l’ossature de ce volume. Mais il y a maintenant quelque chose à côté et de plus en plus de jeunes cinéastes créent indifféremment pour un média ou un autre. Nous avons déjà évoque Philippe Faucon mais aurions pu également suivre la carrière de Chantal Picault qui, venue du cinéma où elle avait réalisé un premier long métrage sans retenir vraiment l’attention (Accroche-cœur, 1987), poursuit depuis 1992 son travail à la télévision après un premier téléfilm bien situé dans la tragique situation actuelle de la petite propriété agricole: Terre brûlée est dans un rayon de soleil (superbe photo éteinte) et le retour du fils prodigue, fabulateur raté, précipite le drame. Néanmois Sandrine Dumas a le beau rôle; lucide mais amoureuse de la vie, elle représente l’espoir. L’incendie final n’est donc pas là seulement pour pouvoir toucher l’assurance mais possède toute la charge métaphorique souhaitable! Surtout, la télévision sait susciter elle-même des premiers longs métrages sans attendre que le jeune auteur ait fait d’abord ses preuves au cinéma avec l’appui de l’Avance sur recettes. La même année 1992 par exemple, Jacques Fansten produit pour Antenne 2 Comme un bateau, la mer en moins de Dominique Ladoge qui, sans avoir le dynamisme de La Fracture du myocarde de Fansten lui-même, est une première œuvre très autobiographique déjà fort maîtrisée construite autour d’un enfant perpétuellement déraciné car vivant en caravane deux mois ici et trois ailleurs au gré des chantiers dirigés par son père. Se heurtant à l’ostracisme de ses nouveaux camarades du Nord, il se trouve alors plus à l’aise en fréquentant de jeunes gitans, qui eux assument avec arrogance cette mise en marge. L’ensemble est tendu, sans facilité, sur un sujet original traité avec réalisme mais en restant ouvert à quelques glissements bienvenus vers l’imaginaire. À la fin de la décennie 80 s’imposent ainsi de véritables nouveaux auteurs de télévision qui ne doivent absolument rien aux structures cinématographiques parce qu’ils trouvent, sur les chaînes françaises, les conditions propres à l’éclosion de leur créativité et une véritable diffusion en direction d’un vaste public. Nous avons évoqué Jeanne Labrune et dans le même temps s’impose
également François Luciani avec Mémoire d’amour (1989; à la suite d’un accident, un petit garçon est dans un coma profond. Ses parents divorcés amorceront une réconciliation pour lui permettre d’en sortir) et Notre Juliette (1990; là encore «famille» de divorcés: Juliette, 12 ans, passe alternativement de chez son père solitaire à chez sa mère et son beau-père qui a déjà une jeune fille de 15 ans), suivis d’un troisième téléfilm totalement différent, Légende (1992; reconnaissances, suspense et échange de couples chez d’anciens terroristes irlandais. Déjà un univers s’affirme avec ses paysages dramatiques (côtes rocheuses sauvages) et sa prégnance d’un passé plus ou moins enfoui, qui peut même s’imposer à un épisode de la série «L’instit» (Les Chiens et les loups, 1992) et s’approfondit encore dans Cherche famille désespérément (1993, L’Enfant des rues (1994) ou Les Feux de la Saint-Jean (1995)). En fait, Luciani excelle à débusquer les drames qui se cachent sous la description lisse d’une quotidienneté sans problème. Mais qu’il s’agisse de parents face à leurs enfants ou d’individus pris dans les mailles d’un groupe ou d’une famille, la psychologie des personnages préserve toujours ses zones troubles, c’est-à-dire la complexité du réel. Certains cinéastes bien oubliés trouvent même à la télévision une nouvelle jeunesse. Pascal Aubier signe notamment en 1995 Le Fils de Gascogne, véritable régal pour cinéphiles (nostalgiques de la nouvelle vague comme fascinés par le show-biz ou simplement amoureux du septième art) qui mélange allègrement une tournée de chanteurs georgiens avec les souvenirs du cinéma des années 60, via la mythomanie d’un sympathique et minable parasite qui dit reconnaître dans le timide accompagnateur de l’agence de voyages pour ressortissants de l’ex-URSS le fils d’un boute-en-train connu du petit monde de la nouvelle vague: c’est lui le Gascogne du titre, flambeur et mort depuis près de trente ans en laissant derrière lui un film invisible... car probablement tourné sans pellicule! Mais bien sûr, il y a aussi l’inverse et à ces vrais films du petit écran on pourrait malheureusement opposer les téléfilms du grand, généralement «en costumes» et dont la mise en scène souligne pesamment des scénarios déjà gravement démonstratifs. Les sujets peuvent d’ailleurs être attachants, variations éternelles sur la comédie humaine où la gravité se donne à voir (Colonel Chabert, Yves Angelo, 1994), joue à cache-cache (Beaumarchais, l’insolent, Édouard Molinaro, 1996) ou conserve le masque indétachable de la légèreté (Ridicule, Patrice Leconte, 1996). Personnages et acteurs pourraient passer avec aisance d’un film à l’autre, les scènes d’exposition explicatives étant toujours conventionnelles, les chutes attendues et les réalisateurs
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interchangeables. Histoires originales ou adaptations littéraires se coulent dans une dramaturgie éprouvée et Patrice Leconte applique exactement au cinéma les règles régissant la vie de cour que son film prétend dénoncer: des tonnes d’artifice pour quelques minutes d’émotion, des torrents de laideur et de facilité pour deux ou trois éclairs de beauté et de vérité.
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СПИСОК использованной литературы l. Бравина B. Художественная мозаика. M., 1985. 2. Конакова И. Музыка и танец. M., 1975. 3. Bajenov N. S.V. Rachmaninov. M., 1974. 4. Christout, M.-F. Histoire du ballet. P., 1966. 5. Bougrat, M. Technique de la danse. P., 1964. 6. Jeancolas, J.-P. Histoire du cinéma français. P., 1995. 7. Prédal, R. 50 ans de cinéma français. P., 1996. 8. Guénoun.D. Le théâtre est-il nécessaire? P., 1997. 9. Télérama. 1996, № 2421. 10. Internet.
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Table des matières Musique Un peu d’histoire................................................................................................ 3 Théâtre lyrique ................................................................................................... 6 La jeune France.................................................................................................. 8 La chanson française ........................................................................................ 10 Voyage à travers la chanson ............................................................................. 10 La chanson poétique – la chanson «Rive Gauche» ........................................... 11 Edith Piaf ......................................................................................................... 14 Evgeni Mravinsky ............................................................................................ 15 S.V. Rachmaninov à l’étranger......................................................................... 17 La troisième symphonie.......................................................................... 20 Musique vocale. Josquin des Près (vers 1440–1521) ........................................ 24 La messe et le motet franco-flamands..................................................... 25 La chanson à l’époque de Josquin........................................................... 26 La chanson polyphonique parisienne ...................................................... 27 L’Académie de Poésie et de Musique ..................................................... 28 L’influence du madrigal italien............................................................... 29 La chanson en forme d’air ..................................................................... 30 Chorégraphie Le ballet en Russie .......................................................................................... 33 Galina Oulanova .............................................................................................. 38 Théâtre Festival ............................................................................................................ 40 Avignon ........................................................................................................... 41 Le style Avignon .................................................................................... 41 Avignon, une alliance moderne .............................................................. 42 Avignon – TNP ...................................................................................... 43 Le tournant de 1966................................................................................ 44 L’éclatement........................................................................................... 45 Phénomène du TNP.......................................................................................... 46 Le TNP de Jean Vilar ............................................................................. 47 Dramaturgie russe au théâtre français............................................................... 49 50 ans de théâtre .................................................................................... 52 Le théâtre est-il nécessaire? ............................................................................. 53 Cinéma Un peu d’histoire.............................................................................................. 59 Préoccupations sociales.................................................................................... 62 Alain Resnais ................................................................................................... 66 Alain Resnais: le septième souffle – Providence..................................... 67 Un troisième cercle?......................................................................................... 68 Christian Vincent.................................................................................... 70 De la télévision au cinéma................................................................................ 71 Les mérites du téléfilm..................................................................................... 78 83
Составитель Вера Михайловна Литвинова
СБОРНИК ТЕКСТОВ НА ФРАНЦУЗСКОМ ЯЗЫКЕ (для студентов факультета культуры и искусств)
Технический редактор М.В. Быкова Редактор Л.М. Кицина
Подписано к печати 09.07.02. Формат бумаги 60х84 1/16. Ризография. Печ. л. 5,25. Уч.-изд. л. 6,5. Тираж 130 экз. Заказ 416. Издательско-полиграфический отдел ОмГУ 644077, г. Омск-77, пр. Мира, 55а, госуниверситет
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