Franck Chaumon
Lacan La
loi, le sujet et la jouissance
ÉDITIO N S MI CHALON
Collection
Le bien commun dirigée par...
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Franck Chaumon
Lacan La
loi, le sujet et la jouissance
ÉDITIO N S MI CHALON
Collection
Le bien commun dirigée par Antoine Garapon et Laurence Engel
© 2004, Éditions Michalon 14, rue Monsieur-le-Prince -75006 Paris ww.michalon.fr ISBN: 2-84186-241 0 ISSN : 1269-8563
Introduction .
À la différence de Freud, Lacan n'a pas développé une interprétation de l'institution juridique compa rable à celle de Totem et tabou 1. Dans ce livre, le crime à l'encontre du père primitif, puis le refoule ment de . cet acte sont posés au fondement du paète juridique nécessaire à la vie en commun. Dans la logique freudienne, le droit occupe ainsi une place précise qui articule en même temps sa portée pour la communauté et so� enjeu pour chaque sujet. Or, s'il n'existe pas d'équivalent dans l'œuvre de Lacan, c'est pourtant dans sa pensée, plus que dans celle de Freud, que nombre de juristes cherchent aujour d'hui un appui à leur pratique. En témoigne un usage extensif de concepts « lacaniens » qui font partie désormais d'une sorte de vulgate 2, se référant à la vocation « symbolique » de « la loi » pour un « sujet » dont la « parole » doit être placée . au centre du procès, lui-même con�idéré comme espace de « resymbolisation ».
1 . S . Freud, Totem e t tabou, Galmard, 1993. 2. Ceci vaut particulièrement pour le droit pénal, qui constitue un lieu où s'élaborent les représentations communes de la
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Ce recours massif aux concepts psychanalytiques s'inscrit dans la place nouvelle dévolue à la psycho logie pour rendre compte des rapports humains. Pour juger et punir, il faut désormais considérer la « personnalité » des protagonistes du procès, comprendre la subjectivité de l'auteur, connaître son histoire infantile, en particulier les événements supposés « traumatiques », évaluer l'impact caché de l'acte sur l'intimité de la victime et se soucier enfin de prévenir la réc�dive en prescrivant des traitements adaptés. La logique compréhensive de la psychologie a transformé la scène judiciaire elle":même, au point que le procès passe aujourd'hui pour un moment thérapeutique et qu'il se présente comme passage obligé pour « s'engager dans le soin », initier «le travail de deuil », etc. Juger, comprendre, sanction ner, soigner sont devenus les facettes d'une même pratique multiforme articulée en réseau. L'acte même de juger s'en trouve profondément bouleversé, imposant au magistrat une nouvelle légitimité extérieure au droit. L'évaluatiop de la sub jectivité du criminel pour mieux le juger et écarter le spectre de la récidive, l'attention portée à la souf france des victimes, le souci grandissant d'un « trai tement » pénitentiaire des condàmnés caractérisent l'évolution du droit pénal depuis plusieurs décennies. C'est pourquoi tous les savoirs experts de nature psychologique, censés donner du sens aux actes incriminés, sont réquisitionnés pour le moindre jugement. Ce qui est vrai dans l'enceinte du tribunal l'est également de la société toute entière. C'est à la psychologie que l'on adresse ses requêtes de sens. Le cas des très médiatiques procès de « pédophilie » en est un frappant exemple. On ne s'étonnera pas que la psychanalyse soit convoquée pour révéler le sens ultime de ce qui ne 8
tombe pas sous le sens précisément, puisqu'«in conscient ». Ce qui faisait scandale au temp. s de Freud est devenu source de vérédiction institution nelle: on accepte sans rechigner qu'il y ait des actes dont le déterminisme est caché à celui qui les commet. De sorte que la scène juridique, en se penchant sur la sphère' psychique, se voit concurrencée par 1'« autre scène·» 3, celle de l'inconscient. Comprendre le sujet pour mieux le juger et le punir doit désor mais se soutenir d'un savoir étranger au droit. Or la psychanalyse, Lacan l'a articulé avec force, ne doit pas aller du côté du sens mais au contraire du hors-sens. Contrairement à une telle attente de rendre raison de la déraison, la pratique analytique doit s'intéresser non pas au bouclage de la significa tion mais au contraire à ce qui la bloque, ce qui fait butée, elle place le réel au cœur de son expérience. Il y a à cela des raisons indissociablement théoriques et éthiques, qui ont trait à l'originalité même de l'in vention freudienne de la cure. C'est pourquoi la psychanalyse garde quelque chose de subversif pour la société et partant pour le droit, et que l'exercice de la psychanalyse est devenu un enjeu politique dans un monde où la psychologje est reine 4. D'où l'urgente nécessité de distinguer la logique psycha nalytique et de s'opposer au confusionnisme ambiant qui menace autant la morale des institutions que l'éthique du psychanalyste. Il faut se garder de suc comber au discours «psycho-juridique », si prisé aujourd'hui, qui prétend aligner les concepts de la psychanalyse sur ceux du champ juridique, à moins que cela ne soit le contraire.
Le terme est de Freud. 4. Comme en témoignent les débats actuels sur la réglemen tation des «psychothérapies" et, partant, de la psychanalyse. 3.
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Cette confusion ne date pas d'aujourd'hui. Le crime du caporal Lortie, publié par Pierre Legendre en 1989 5, a eu un retentissement considérable tant dans le champ juridique que dans le milieu analy tique. Ce livre non seulement légitimait l'hypothèse d'une articulation de la psychanalyse et du droit mais en réalisait le programme. Son succès est certes dû à la qualité de l'ouvrage et à la nouveauté de ses thèses, mais son impact s'explique aussi parce que, pour la première fois, un discours théorique affir mait en même temps la légitimité du droit et· de la psychanalyse. Il apportait ainsi un véritable soulage ment en établissant une continuité entre l'ordre juri dique et l'espace subjectif. D'un côté le sujet est institué par le droit, de l'autre le droit s'appuie sur le respect des fondements anthropologiques de la sub jectivation. La solution de Pierre Legendre était à la hauteur de l'enjeu des pratiques juridiqu es : le droit devenait une pratique du sujet. Un même discours permettait de rendre compte subjectivement du crime et de justifier le jugement comme un élément décisif de' son retour dans la communaùté des hommes. Droit et psychanalyse étaient ain�i conju gués à la fois pour leur pouvoir d'intelligibilité du monde (le crime du caporal Lortie devenant symp tôme du désarroi du monde moderne) et pour l'espoir d'une pratique raisonnée d'un monde plus humain. L'apport de Legendre se soutenait d'un double combat. Celui de Lacan dont il fut l'un des proches - contre l'egopsychology notamment - et celui du droit romain contre la logique déferlante du droit anglo-saxon. Fort de l'autorité de la double réfé rence professionnelle de son auteur, le texte tissait 5.
P. Legendre, Le crime du caporal Lonie, Fayard, 1 989.
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dans le même énoncé concepts juridiques et concepts psychanalytiques et réconciliait dans un discours commun des champs jusqu'ici séparés. Ouvrage d'abord critique s'opposant aux vieilles lunes de la psychologie aussi bien qu'aux sirènes d'une certaine modernité,'c' était également un manifeste préconisant une nouvelle alliance du droit et de la psychanalyse, afin de renouer avec les fondements anthropolo giques de la société. Repoussant les fausses alterna tives de l'expertise psychiatrique, l'interprétation du crime en termes psychanalytiques annonçait ce que Legendre appelait l'office du juge, désigné par lui comme interprète. Celui-ci n'avait plus désormais pour seule fonction de dire la loi pour tous, mais devait s'adresser au prévenu comme sujet afin de lui faire réintégrer sa place dans la communauté. Les textes de Pierre Legendre ont, de toute évi dence, profondément marqué le discours de tous ceux qui travaillent dans le champ pénal, ce qui explique peut-être pour partie l'importation du vocabulaire lacanien dans ce domaine. Mais c'est au prix d'une interprétation restrictive voire fallacieuse de l'œuvre de Lacan, forcée par la volonté de faire pont entre droit et psychanalyse, comme en témoigne la réduction du droit à la seule dimension « symbo lique » - ce que nous essaierons de montrer. L'analyse que fait Lacan de ce qu'il appelle les quatre discours invite, au contraire, à postuler une hétérogénéité de structure entre droit et psychana lyse. L'enjeu en est indissolublement théorique, pra tique et éthique. C'est la raison pour laquelle, plutôt que de chercher de quelle manière droit et psycha nalyse (ne) peuvent (pas) s'articuler, il nous a paru plus salutaire d'accuser au contraire les différences, de souligner les points de butée de l'un par rapport à 11
l'autre. Non pas dans le but de conforter chacun dans son territoire mais pour rouvrir le débat. Notre parcours de l'œuvre de Lacan s'ordonnera donc selon une logique d'exposition de sa pensée 6, et non selon les points de rencontre de la question juridique. En contrepoint, nous avons développé quelques distinctions essentielles à propos de cer tains concepts souvent sujets à confusions, en souli gnant à partir du droit en quoi les mêmes termes ne recouvraient pas les mêmes questions. Ainsi en va-t i! du concept de sujet, à propos duquel i! convient de situer la différence entre le sujet de l'inconscient et le sujet du droit. Souligner cette distinction constitue, pour le psychanalyste, une manière de faire entendre une exigence éthique et politique.
6. Les dimensions de cet ouvrage ont néanmoins imposé des choix, et nous ont conduit à négliger ou simplement évoquer des concepts essentiels. Pour une introduction plus systéma tique à l œuvre de Lacan, on peut se reporter à plusieurs ouvrages récents: P-L Assoun, Lacan, PUF, coll. « Que sais je ? lO, 2003; A. Vanier, Lacan, Belles Lettres, 2003. Pour un abord développé des principaux concepts: E. Porge, Jacques Lacan, un psychanalyste, Érès, 2000, et les ouvrages de G. Le Gaufey, Éditions EPEL. '
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Inconscient et signifiant
La psychanalyse n'est pas une psychologie des profondeurs
L a ponée novatrice d'une p ensée p eut se mesurer à l'effond rement d es évid ences q u'elle p rovoq ue. Ainsi Freud n'hésitaif-il p as à comp arer l es séismes engendrés p ar Darwin et C op ernic d ans les savoirs de leur temps avec le b ouleversement qu'il avait lui même p rovo qué à l'orée du xxe siècle p ar l'inven tion du concep t d 'inconsci ent. L' h omme avait dû renoncer'·d'ab ord à l a croyance d'une terre placée au centre de l'univers, puis à cell e d 'un homme régnant au faîte de la création animale, et il avait fallu enfin qu'il ad mette que l e p rivilège ab solu accordé à l a consc i ence é ta it dé sormai s r évo lu. L a p ens é e d e Lacan a ruin é à son tour bien d es rep ré sentati ons qui avaient p our les contemp orains ce même carac tère d'évidence. C onsidé rons p ar exempl e l 'opini on rép and ue sel on la quell e la cure p sychanalyt ique consisterait en une exploration des tréfonds de l'âme. On p arle vol ontiers de descente au plus i nti me, de pl on gé e dans une intériorité enfoui e comme si l a m étho d e ana lyt ique éta it ana l o gue à celle de l'archéol o gue dégageant peu à p eu les vestiges ensevelis, s'avançant 13
progressivement dans les couches les plus anciennes, les plus souterraines. Avec Lacan la psychanalyse a cessé d'être une psychologie des profondeurs, pour la simple raison qu'il n'y a pas de profondeurs: le plus intime est ce qui nous est le plus extérieur. En effet, ce qui fait le « noyau de notre être » c'est ce qui nous est venu du dehors, ce sont les signifiants 1 qui nous ont parlé avant même que nous ne parlions. Les mots qui nous ont donné place dans le monde, à commencer par notre nom propre, étaient là bien avant nous et constituent cette altérité radicale à laquelle Lacan a donné le nom de grand Autre. Pourtant, ce sont eux qui disent le plus secret, le plus précieux de notre être. Le poète connaît ce paradoxe d'une langue vouée à dire le plus singulier, le plus inouï dans les mots qui ont pourtant déjà infiniment circulé entre les hommes, qui semblent parfois usés jusqu'à la corde. L'enfant qui apprend à parler et dit je pour situer sa parole comme venant de lui-même n'emploie-t-il pas un pronom person nel dont chacun use à son tour? Le pronom personnel estl e moins personnel qui soit. S'il n'y a pas de profondeur, il est donc faux éga lement de dire que la conscience est au-dessus et l'inconscient en dessous, le refoulement constituant un mouvement vers le bas, une poussée qui s'oppose à ce qui « monte » à la conscience 2. Il faut donc avoir recours à une figure de topologie qui rende compte du modèle freudien de l'inconscient, la bande de Moebius.
de
1 . Que l'on peut entendre ici au sens linguistique. 2. Cette représentation est renforcée par l'emploi du terme «subconscient,. qui, notons-le, n'est pas de Freud.
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BANDE DE MOEBIUS
Cette surface présente en effet la propriété étrange d'avoir un seul bord et une seul e face, de sorte que ce qui est le « dessous » peut être considéré comme le « dessus » en effectuant une si mple translation à la surface. On peut imaginer une fourmi occupée à la parcourir sans discontinuer: à chaque instant, celle ci a la preuve concrète qu il y a bien un envers, un autre côté que celui sur lequel ell e pose ses p attes Et cependant poursuivant son chemin et faisant un tour complet, elle ne manquera pas de se retrouver de l'autre côté, sans avoir pourtant franchi le moindre bord. À cet instant, ce qui était précéd emment l'en droit est devenu envers. Telle est la figure qui peut aider à p enser ce que Freud a désigné du terme d'in conscient : l'envers du discours conscient n'est pas fait d'une autre étoffe et n'implique pas d'autre lieu, bien que la séparation soit constitutive. Il y a bien un envers et un endroit, mais ils sont faits du même tissu et en outre l'un peut venir à occuper la place de l'autre, ce qui un moment o ccup e la face consciente peut se retrouver au tour suivant situé dans l'in conscient. Le gli ssement d'un signifiant à l'autre (<< l association libre») est comme une chaîne qui se '
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déroule sur la bande, mais dont les divers accidents de parcours désignent l'envers : les lapsus, l'hésita tion, l'équivoque sUr laquelle l'analysant bute tout à coup sont autant de moments où l'autre face, inconsciente, se donne à entendre. De la même façon, la figuration intuitive qui nous fait penser le sujet comme une sphère est trompeuse. Car si notre intimité semble « en dedans », où situer l'inconscient qui nous est en quelque sorte étranger ? L'expérience de la cure analytique démontre que ce qui échappe, ce qui surprend le sujet en séance, ces mots qui à peine prononcés font événement pour lui, ces signifiants premiers qui le marquent dans sa plus radicale singularité sont nécessairement les mots de l'Autre. Mots prononcés ou tus, mots liés aux avatars de la transmission, mots qui font cortège aux trous de l'existence. La langue, c'est ce qui saisit notre corps dès sa venue au monde et c'est notre corps même puisque, pour qu'il soit nôtre, il faut pouvoir le dire. La sphère avec son dedans et son dehors rigoureusement séparés ne convient donc pas 3. On donnera un troisième exemple d'une repré sentation qui, bien que se réclamant souvent explici tement de la psychanalyse, reconduit en fait les oppositions antérieures à la subversion opérée par Freud. Il s'agit de la fiction selon laquelle chacun serait affecté d'une sorte de double personnalité découlant de l'existence de l'inconscient. Il y aurait deux sujets en un, le premier celui de la conscience 3. A la sphère, Lacan a substitué une figure de topologie plus adéquate dite " bouteille de Klein» que l'on ne reproduit pas ici. La topologie des surfaces, branche des mathématiques qui étudie les propriétés géométriques qui se conservent par déformation continue, a été largement utilisée par lui pour pen ser en particulier les rapports du sujet, de l'Autre, et de l'objet.
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et l'autre caché dans son ombre, une sorte Mr Hyde pulsionnel, un « autre inconscient » qui menacerait à chaque instant de faire irruption. Cette version est qu oiq u ' on en pense tout sauf freudienne, car la représentation de deux sujets en un n'a rien de commun avec la thèse freudienne d'un sujet clivé , divisé en lui-même telle que Lacan l'a radicalisée. Qu 'il y ait deux sujets, un qu i reste celui de la maî trise consciente et l'autre qui règne dans l;ombre, convient parfaitement à l'imaginaire romantique, mais certainement pas à la p s ych analyse . L'appa r ente subversion que figure l'autre de la raison, l'anarchiste de la pensée, ou l ' adepte de la surréalité, laisse inentamé le modèle auquel i l prétend s'opposer. Inconscient, histoire et structure Il est une autre faço n d e prendre acte du fait que la psychanalyse met en cause les p ostulats de la p sy cho logie et du sens co mmun, qu i concerne la dis tin ctio n habituellement faite entre le sujet et ses semblables, entre l'individuel et le collectif. Là encore, il faut· aller au-delà des évidences pour par venir à une conception plus conforme à l'expérience de la cure. qn peut lire dans les textes de Freud la véritable passion avec laquelle, dans le mouvement même où il suit pas à pas le fil de chaqu e parole singulière, il s' att ach e à relever les indices de l'héritage, inscrit en chacun, de l'histoire de tous. Cette présence de l'histoire humaine et de la structure des sociétés au cœur de la singularité de chaque cure, Freud aurait pu la rapporter à l'hypothèse d'un « inconscient coll ectif » 4, mais il s'y est refusé. Il lui fallait p ourtant
4. Ce fut la position de Jung, qui parla «d'archétype ...
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trouver une architecture théorique qui permette de faire tenir ensemble en les disjoignant singulier et universel, intime et extime S, individuel et collectif. La solution étonnante qu'il inventa, celle du « mythe scientifique » de Totem et tabou, a donné bien du fil à retordre à ses disciples. Par la forme d'un récit mythique, c'est-à-dire par l'hypothèse d'un moment originaire fondateur, d'un acte unique (le meurtre du père de la horde), il a noué singulier et collectif pour rendre compte du fait que l'inconscient n'est pas une affaire privée mais qu'il implique l'histoire des hommes. L' œuvre de Lacan témoigne du même tracas théorique qui lui imposera également de nombreux détours par d'autres disciplines pour en écrire la formule. Depuis Les complexes familiaux jusqu'aux quatre discours, en passant par la théorie des nœuds, il n'a cessé de tenter d'énoncer ce qui articule le sujet et l'Autre dans d'autres termes que ceux trans mis par la psychologie et la philosophie. De la for mule de Freud, remarquable par son tranchant, « l'inconscient, c'est le social » à celle de Lacan « l'in conscient, c'est le discours de l'Autre» se donne à lire l'effort d'une pensée qui soutient la même ques tion. Là où la tentative freudienne s'est appuyée sur le mythe d'une histoire comme transmission d'un événement originaire, la percée lacanienne s'est engagée sur la voie de la structure. Le symbolique comme champ a d'abord été le lieu du repérage des logiques structurales qui ont permis de penser autrement ce que Freud avait repéré comme des invariants transmis au fil des générations. Ce fut la voie privilégiée pour tenter de rendre raison d'une 5. Néologisme forgé par'Lacan.
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existence en tant qu'elle s'avère ex-sistence, rési dence hors de soi: « Cette extériorité même du sym bolique par rapport à l'homme est la notion même d'inconscient. 6 » Le pas de Lacan dans cette voie consista à prendre acte du fait même du langage. Deux formules témoi gnent, à deux époques différentes, du traj et par couru avec la linguistique. La première, célèbre en son temps - « l'inconscient est structuré comme un langage » 7 - affirme le programme du détour par la linguistique structurale. Si l'inconscient est struc turé comme un langage, alors les psychanalystes doivent se mettre à l'étude des lois mises à jour par les linguistes pour simplement décrire les phéno mènes inconscients. L'autre formule - « L'inconscient est la condition de la linguistique» 8 - implique un ch�ngement de perspective, une incapacité déclarée de la linguistique à rendre compte de la prise du sujet dans la langue. On a peine aujourd'hui à mesurer l'étendue de la méconnaissance de ce qui est pour nous devenu une évidence, à savoir que la cure psychanalytique est une cure de parole. Ce qui circule, dans le cadre méthodique extrêmement contraignant d'une ana lyse, ce sont des mots et des mots seulement. Que cette circulation de la parole produise des affects, qu'elle affecte celui qui s'entend les dire comme 6. « Situation de la psychanalyse et formation du psychana lyste en 1956 », dans Écrits, Éditions du Seuil, 1966, p. 269. 7. Colloque de 1960, publié sous le titre «Posi tion de l'inconscient» dans op. dt., p. 829. 8. «Radiophonie », 1970, dans Autres écrits, Éditions du Seuil, 2001, p. 406.
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celui qui les écoute ne doit pas masquer ce qui est la matière même du travail, à savoir le langage 9. De cela il fallait prendre acte, et Freud l'avait fait très sérieusement à ceci près que la linguistique était encore dans les limbes au moment où il décrivait avec minutie les rêves comme des rébus, les symp tômes comme des jeux de mots. C'est le pas de Lacan, comme tel lié à l'histoire, que de s'être saisi des résultats à portée de main 10 produits par cette jeune science pour relire la moisson freudienne, consignée scrupuleusement dans ses premiers travaux. Remettre ses pas dans ceux de Freud, faire « retour à Freud » selon son mot d'ordre d'alors, consista d'abord à reprendre l'étude d'ouvrages méconnus, oubliés, ou considérés comme secondaires, en compa raison des grands textes clirùques ou métapsycholo giques. Dans ces écrits 11, Freud s'étai t précisément affronté à la matière même de l'inconscient, démon trant le travail concret de la langue dont l'élucidation seule permettait de dénouer les ef fets symptoma tiques. Les lapsus, les actes manqués, les mots d'esprit, les rêves étaient les objets concrets de l'enquête, le matériau du travail, et le levier efficace de la théra peutique. Freud démontait, avec le souci de la rigueur 9. Le titre du célèbre discours de Rome de 1953 précisait la distinction des deux: "Fonction et champ de la parole et du langage», dans Écrits, op. cit., p. 237. Cf. également «Discours de Rome» dans Autres écrits, op. cit., p. 133 .. 10. Ce qui est bien entendu une illusion rétrospective, car dans ce domaine comme dans bien d'autres - anthropologie, philosophie, mathématiques - Lacan a toujours été d'une inlas sable curiosité, lisant dans le texte les articles et les ouvrages les plus novateurs. 11. Principalement: L'interprétation des rêves (1900), Psy chopathologie de la vie quotidienne (1901), Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient (1905).
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et l'importance donnée au mo i ndr e détail, les curieuses opérations par lesquelles l'inessentiel qu'était-ce avant lui qu'un lapsus ? - devenait porte d'accès au c œur du suj et, c'est-à-dire à son, désir. Qu'on relise auj ourd'hui n'imp orte lequel de ces textes et l'on verra qu'il s'agit très précisément d' un travail sur le langage, avec et par le langage. Ave c Lacan, les principaux mécanismes i d ent ifi é s par Freud comme régissant ces transformations trouvèrent leur nomination linguistique: métaphore et métonymie. Dès lors le fait même de l'inconscient perdait son aura de mystère et son parfum de magie et se révélait trav ail des mots, p réc is et rigoureu x dont les enchaînements s'avéraient strictement contraignants mais des criptibles. Le fameux «travail du rêve » pouvait se décrire comme travail de la langue elle-même c'est-à..;dire comme ce qui peut opérer, du fait de la structure même du l angage et compte tenu des contraintes formelles qui le régissent Le terme de structure, au-delà du «mpuvement structuraliste » qui tint dans les anées 70 le haut du pavé de l' idéologie, renvoyait d'abord pour Lacan à l'exigence d'une m éthode s ci entifique dans un champ qui ne cessait à l'époque de flirter soit avec la psychologie, soit avec la magie et son ineffable effi cacité « préverbale ». À partir du moment où le langag e n'est plus conçu c omme véhicule, comme expression d'une réalité au-delà de lui-mêine, mais où il est abordé dans sa structure, un grand nombre de faits de l 'expérience freudienne deviennent intel ligibles, et prennent une tout autre portée. Les mots ne peuvent plus être entendus comme vecteurs de sentiments de nature essentiellement co rporelle, ils doivent être considérés dans leur matière même c'est à-dire dans leur distinction et dans leur organisation d'ensemble.
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Divisé par l'acte inaugural de Saussure, le signe présente une double face, celle du signifiant et celle du signifié, et le signifiant n'existe pas séparément mais se précise du rapport qu'il entretient avec la structure d'ensemble. La valeur du signifiant n'est pas intrinsèque - le mot désignant la chose '- mais différentielle, ce qui signifie qu'elle tient à la place et au rapport aux autres signifiants. L'accent mis par Lacan sur le signifiant était conforme à l'expérience de la cure, et induite par la règle fondamentale : si un mot « fait penser » c'est-à-dire s'il renvoie à un autre, si un fragment de rêve se lie à tel souvenir - c'est-à dire à tel signifiant qui le porte, telle la madeleine de Proust - la parole dans la cure apparaît comme déroulant une sorte de réseau d'où émergent des nœuds, des trous, des connexions répétitives qui sont les balises du travail de l'analyste. A la même époque se situe le renouvellement de l'anthropologie opéré par Claude Lévi-Strauss. C'est explicitement par le recours à la méthode structurale empruntée à la linguistique saussurienne que celui ci avait entrepris de réinterpréter l'ensemble des faits collectés par les anthropologues. En témoigne la dédicace à Ferdinand de Saussure de son article fondamental « L'efficacité symbolique », publié en 194912• Comme Marcel Mauss qui visait à produire l'analyse du « fait social total » avec sa théorie du don, Lévi-Strauss élargit le champ de ses investiga tions aux dimensions d'une théorie de la culture, conçue comme système symbolique. « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de sys tèmes symboliques au premier rang desquels se ,
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12. Dans Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 220.
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place le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion. U » La découverte des lois de composition des mythes à travers l'étude de leurs variantes et leur homologie de structure avec les règles de l'échange et du lan gage ouvre à une nouvelle méthode de lecture des discours que les hommes tiennent sur eux-mêmes. C'est avec ce modèle d'une logique des places que Lacan va relire tout un ensemble de faits cliniques (par exemple le cas de « l'homme aux rats », le « jeu de la bobine ») et plus généralement qu'il va rectifier la dramatique œdipienne pour lui donner son statut structural. Avec l'Œdipe comme complexe, Freud avait tenté d'aborder la question de l'universalité de la struc ture du lien social. Que chaque sujet soit voué à désirer sa mère et à souhaiter la mort de son pète lui était apparu comme un complexe, c'est-à-dire comme un fait de structure dont pâtit le sujet. Cet étrange universel réclamait qu'on en fasse la généa logie c'est-à-dire qu'on en trouve l'origine, d'où le mythe de Totem et tabou. Lacan participe quant à lui d'une époque où la science se fonde précisément de ce qu'elle ne se pose plus la question de l'origine, et spécialement la linguistique qui fait son entrée dans la science à partir de son refus de la question de l'origine des langues. De même ce qui régit les «règles de la parenté » n'est plus à chercher dans un quelconque événement mythique mais dans un agencement comparable à un ordre de langage. L'in terdit de l'inceste fait coupure entre les ordres de la nature et de la culture, et s'articule aux règles de 13. «Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss,., dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. XIX.
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l'échange exogamique des femmes, qui ne suppose nulle cause mais a valeur de loi de structure s'impo sant aux sujets comme loi morale. L'interdit (de l'in ceste) et la dette (loi de l'échange) sont désormais les deux incidences majeures de l'ordre symbolique sur les individus. On saisit sans difficulté le gain d'une telle pensée pour des psychanalystes sans cesse affrontés à la question de la transmission entre les générations par la voie du rapport entre les sexes. Tout comme les communautés se forgent des mythes dont la struc ture révèle les règles de l'échange, les sujets construi sent chacun un « roman » (dixit Freud) dont l'étude révèle la structure sous-jacente, et dont l'orientation porte le nom de désir 14. L'anthropologue sur le ter rain et l'analyste d;i!.ns son cabinet, sont à la recherche des invariants et des nœuds dans la structure dont ils vérifient avec étonnement l'implacable rigueur. Là encore et de même qu'avec la linguistique, le détour par la méthode structurale se révèle extraor": dinairement éclairant. Les relations de parenté peu vent être interprétées selon une logique complexe d'échanges dont les lois contraignantes pour le groupe aussi bien que pour chacun permettent un nombre fini d'opérations. Dès lors la venue au monde d'un sujet est à comprendre comme position à occuper dans l'enchaînement rigoureux des dons et des dettes qui lui préexistaient dans le groupe, dans un réseau symbolique articulé comme un langage avant même que le sujet n'ait proféré le moindre mot.
14. Lacan fait explicitement référence à Lévi-Strauss, dans sa conférence de 1953 " Le mythe individuel du névrosé '", dans Omicar?, Navarin, 1979, nO 17-18.
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Lettres et places
La psychanalyse, mise à l'école de la méthode structurale, j etait ainsi un regard nouveau sur ses objets les plus familiers. Les lois du langage et celles de la parenté, régies par une combinatoire rigou reuse, semblaient laisser peu de place à ce qu'il était difficile désormais de désigner simplement comme liberté du sujet� La psychanalyse française d'alors, sous influence américaine de l'egopsychology, avait fait de l'individu une sorte de monade psycholo gique venant au monde et s'accomplissant selon le mouvement propre des pulsions et de leur matura.., tion, franchissant des « stades » (oral, anal, phallique) réglés à l'avance pour advenir à la pleine possession de soi. Le moment structural de la pensée de Lacan prenait le contre-pied de cette version, lui opposant la figure d'un être précipité prématurément dans un univers réglé avant lui non seulement par des lois physiques mais par des lois de langage et d'échange qui marquaient son devenir bien avant sa naissance, par la place qui lui était faite par avance. Qu'on lise aujourd'hui le discours de Rome 15, et l'on mesurera l'étonnante ouverture que pouvait représenter une telle mise en perspective. Aux antipodes d'un simple organisme originairem,ent autarcique (on parlait alors du nourrisson comme d'un corps fermé nar cissiquement sur lui-même) et progressivement agi par des p1,llsions sexuelles qui se succèdent énigma tiquement pour parvenir à la maturité, l'infans, celui qui ne parle pas encore, s'avère être en proie au lan gage c'est-à-dire pris dans ce qui se dit et ne se dit pas de lui. Il prend place dans des réseaux d'échanges 15. dans
Lacan, «Fonction et champ de la parole et du langage JO, op. dt., p. 237.
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où sa venue même a soldé des comptes ou inscrit des dettes qui seront son lot de départ, tout autant que son anatomie. Il faut donc distinguer la fonction de la parole, expérience princeps de la cure, qui tient sa portée d'être dans le champ du langage désormais conçu dans sa dimension de structure. L'histoire, et particulièrement l'histoire généalogique, trouve ainsi sa place dans la langue pour chaque existence singu lière, et la méthode structurale ouvre un champ d'intelligibilité considérable, en particulier dans les domaines de la psychanalyse avec les enfants et de la ' psychanalys Cet effet du symbolique sur le sujet, cette prise du sujet dans la structure, Lacan a souhaité la mettre au premier plan de ses Écrits 16. « La lettre volée », nouvelle d'Edgar Poe, est l'objet d'un commentaire rigoureux où se démontre son impact, à savoir les positions respectives des protagonistes de l'histoire -la Reine, son époux, l'amant, le ministre de l'Inté rieur et Dupin le détective - telle qu'elle est précipi tée par l'événement de la lettre volée par le ministre. Il y a deux registres combinés. Tout d'abord les places respectives des personnages, telles qu'elles sont déterminées au-delà des individus qui les occu pent, à savoir le rang et la fonction dans l' État et les règles qui en découlent du fait de l'étiquette. Enjeux de pouvoir et d'ordre, dans lesquels les rapports entre les sexes s'avèrent pris. Ensuite il y a la dimen sion particulière de la lettre, c'est-à-dire de cet écrit dont on suppose qu'il trahit un lien adultère et dont la circulation va déterminer le ballet de l'angoisse et de la jouissance des uns et des autres. Une structure donc, soit une organisation symbolique qui vaut par 16.
p.ll.
«Le séminaire sur
"La lettre volée"», dans Écrits, op. at.,
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la solidarité différentielle de ses éléments, mais une structure polarisée du fait de l'événement de la lettre. Lacan insiste sur le fait que chacun, y compris le lecteur, ignorera jusqu'au terme de l'histoire le contenu de l'écrit. La lettre ne vaut que par sa mise en circulation, en évidence pour certains, dérobée pour d'autres. Pourtant c'est le trajet de la lettre qui produit des effets repérables sur la subjectivité de chacun. Du long et complexe commentaire · de Lacan soulignons deux traits. Premièrement la mise en valeur des effets de la structure, ce que Poe relève à sa façon en appuyant la démonstration de Dupin sur la logique du jeu de pair et impair 17. Deuxièmement et surtout, une structure n e p ro duit ses effets que selon la place qu'on y occupe. Ainsi la lettre volée, selon qu'on en est le destinataire d'occasion, le témoin silencieux ou le porteur, induit des places auxquelles aucun des protagonistes n'échappe. Il y a une matérialité de la lettre qui produit par son trajet des places spécifiques. Si la structure ordonne une certaine combinatoire, la lettre induit des places, c'est-à-dire des modalités d'entrée possible dans le langage 18. Ultérieurement Lacan produira sa forma lisation dite des quatre discours qui démontre un nombre fini de modalités selon lesquelles un sujet peut être pris dans une structure à quatre éléments 19. Mais si la structure peut être repérée comme telle, 17. Il s'agit d'un j eu d'enfants où il faut deviner si le nomb re de cailloux cachés dans une main e st pair ou impair. 1'8. Guy Lérès, séminaire 2003-2004. 19. Séminaire L'en'IJers de la psychanalyse, tditions du Seuil,
1991. Lacan a tenu son séminaire de 1953 à 1979. Sur l'ensemble 26 séminaires q ui 40ivent être publiés par les éditions du Seuil, seuls 11 ont paru à ce jour, le dernier étant L'angoisse, séminaire de 1962-1963, édité en 2004. Les séminaires cités dans notre texte sans références de publication s o n t donc actuellement inédits. des
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reste à préciser la manière dont elle va saisir le sujet
dans le moment où il y entre, affaire de place et de moment qui lie l'espace et le temps. La démonstration est complexe mais la leçon simple , q u i nous permet de concevoir comment toute entrée dans le monde se solde pour chacun par les effets de place qu'induisent certaines lettres, dont nous sommes tantôt les dépositaires, les messagers ou les spectateurs rendus muets. Point besoin en effet de connaître le contenu précis du message pour en être transi: il est des seCrets de famille, des cadavres murés dans le silence des placards plus actifs que bien des discours.
L'inconscient structuraliste et le droit Pour l'essentiel, ces faits de structure sont désor mais largement reconnus hors du champ analytique, au point que l'on pourrait conclure que le moment lacanien d'élaboration de la dimension symbolique est passé dans la culture. Mais il se trouve que ce succès du « symbolique » s'est effectué au prix d'un dévoiement du concept tel que Lacan l'a forgé, en ignorant les mouvements de sa pensée et les rectifica tions auxquelles il a lui même procédé. Il y a aujour d'hui un discours convenu sur « le symbolique » qui conduit à un véritable détournement conceptuel, et ceci particulièrement dans le champ juridique. Il faut donc rappeler tout d'abord que le moment « structural » que nous venons d'évoquer doit être situé dans un combat qui visait en premier lieu à réintroduire la rigueur de la science dans un champ où régnait une grande confusion. Mais on ne peut aujourd'hui s'y référer en méconnaissant le fait que Lacan a consacré de nombreuses années de sémi naire aux deux autres dimensions de l'imaginaire et 28
du réel et à fo rmalis er le type de rapport qui liaient les troi s . Ne retenir que la p remière période de Lacan p lac é e sous.le s c eau du s ymboli que serait à peu près aussi p ertinent que de ne vouloir garder de Freud que sa première topique. Or il se trouve qti' il exis te auj ourd 'hui une référence à Lacan qui opère une telle réduction et dont il est intéressant de mon trer qu'elle aboutit à une véritable négation de la leçon fr eudi enne . Cette version, nous pourrions la qualifier « , conscient structuraliste ». Il y a en effet un discour s courant qui met l'accent �ur 1'« efficacité symb o lique » et sur 1'« ordre symbolique », souv ent du reste pour déplorer un supposé « effondrement » de celui-ci, une perte des repères structuraux dont les conséquences destructrices seraient démontrées p ar l'efflorescencê de toutes sortes de « nouvelle s p athologi es », de nouveaux crimes et délits et plus gé néral eme nt par la mu tation de la s ubj e ctivit é contemporaine. <S:e courant, du reste très composite, fait fond sur une logique que l'on pourrait dire struc turale qui suppose que les sujets sont déterminés par un ordre symbolique dont ils sont inconscients. Cette i nte rprétati on peut trouver ses lettres de noblesse chez Lévi-Strauss lui-même, qui a défini l'inconscient comme un simple réseau symbolique. Lévi-Strauss pose explicitement l'inconscient comme réducti b l e à une fonction, la fonction symbolique, dans laquelle l'individu concret est appelé à p rendr e place 20. On peut lui reconnaître le mérite de la 20. Il est intéressant de remarquer que l'anthropologue range.I'inconscient du côté d'une lo gique structurale comme celle qu'il met en évidence dans l ' analyse des mythes, tandis veut réserver le terme de subconscient au « lexique indivi [...] où chacun de nous accumule le vocabulaire de son histoire personnelle ». Anthropologie structurale, op. dt., p. 233.
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précision : c'est bien en effet d'une fonction qu'il s'agit, une fonction au sens mathématique que l'indi vidu vient occuper au titre de variable. L'individu n'a de rapport avec cette fonction qu'au titre de sa mise en fonction, ou si l'on préfère le sujet ny prend place qu'à titre d'assujetti. Une telle version « structuraliste » de l'incons cient est particulièrement répandue dans le discours juridique. Cela tient peut-être au fait que l'idée d'une détermination du sujet à son insu est consub stantielle au droit, ce dont on trouve par exemple la formulation dans les premiers mots de l'Introduc tion générale au droit de François Terré: « Proba blement dans l'inconscient des hommes, existe déjà l'idée de droit 21 ». La structuration juridique des rapports humains est en effet non seulement le credo des magistrats, mais le fruit de leur expérience quotidienne : qu'il s'agisse des liens établis dans la famille, dans le travail ou des rapports sociaux plus lointains, il est aisé de constater la dépendance des comportements humains à l'égard de lois écrites ignorées des sujets. Il est des textes qui régissent la vie des hommes à leur insu et dont l'efficace se démontre chaque jour dans le cabinet du juge ou de l'avocat. Ces textes, ou plus exactement cet ensemble de textes, forment un corpus c'est-à-dire un corps, une forme d'ensemble dont la logique est à la fois locale et générale et qui ne se révèle dans sa préci sion formelle que dans les cas où les limites sont franchies. « Le contentieux, dit Jean Carbonnier1 c'est le droit pathologique, non le droit normal 22 » 2 1. François Terré, Introduction générale au droit, Dalloz, éd., 2000, p. 1. 22. J. Carbonnier, Flexible droit, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1983.
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et, ajoutait - i l, « le dr o it est infiniment plus gr and que le contentieux» : la mise en œuvre des textes par l'institution juridique n'intervient que lorsque les règles de droit, j usque-là implicites, sont transgres sées. Ordinairement ça «marche tout seul � (id.), c'est-à-dire qu'il n'est nul besoin de dire le droit et l'on est fondé à supposer que chacun règle ses comportements selon des textes qui ne sont pas , cons cients mais pourraient le devenir. «Nul n'est censé ignorer la loi» ne signifie pas que chacun doit connaître le détail des dispositions des codes, mais qu'il ne pourrait pas opposer l'argument de l'igno rance s'il devait répondre de ses actes. Le droit p eut donc être consid éré comme ce texte qui agit à l'insu des sujets, et dont la contrainte se rappell er a à l'occasion. On peut parler d'inconscient dans le sens où il n 'est pas besoin de pos tuler une conscience pour que chacun y soit assujetti. L'ignorance de la loi ne peut être opposée par le fautif, car 1'«inconscience » de la loi peut être levée par le sujet lui-même. Insis tons sur ce point: l'inconscien t juridique, pour symbolique qu'il soit, n'est en rien un inconscient freudien le qu el s'identifie au refus ' de savoir comme nous le montrer o n s plus loin. La théorie de 1'« effic acité symbolique » a, enfin, aussi engendré une version simplis te de la généalo gie, p arti cu li ère m e nt r épan due dans le champ des pratique s judici aire s. La détermination structurale devient ici simple causalité selon laquelle des événe ments marquants - traumatismes, 'morts, transgres sions - dans les générations précédentes, événements identifiés à des « trous dans la structure », induiraient mécaniquement des phénomènes de rép étition dans l'existence du suj et. Le discours sur l e « t rauma tisme » exa sp ère cettè vulgate jusqu'à la c aricature, les victimes d'hier devenant les bourreaux de demain,
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la structure prenant la succession de ce qu'autrefois on appelait le destin. Le passage à l'acte criminel est « expliqué » après-coup par la mise au jour des ava tars familiaux supposés l'engendrer, comme s'il résul tait d'une détermination psycho-anthropologique. L'inconscient est ici réduit à l'inconscience des déterminismes dont le sujet pâtit, ses actes d'aujour d'hui devenant lisibles dip.s les trous symboliques de la vie de ceux qui l'ont engendré. Il est le jouet du symbolique, son effet pur et simple. Imputer ces diverses interprétations à 1'« inconscient structura liste », c'est réduire l'inconscient à la non-conscience, c'est l'identifier au poids de la structure dont le sujet serait simplement voué à vérifier l'efficace. Le sujet du non-savoir
Cette version de l'inconscient n'a qu'un défaut ... c'est d'oublier le sujet de l'inconscient. Accumulant les preuves de son assujettissement, elle ne nous dit rien de la manière dont il s'y inscrit, elle pose l'anté cédence temporelle comme prévalence causale. Puisque le monde était là avant le sujet, son inci dence est posée comme première, tel est le postulat sous lequel on pourrait ranger l'ensemble des versions qui font du primat du symbolique leur credo. La principale objection à cette présentation de l'inconscient, c'est qu'elle se passe de fait du sujet, qui se voit ramené à une position d'objet de la structure. Parler de sujet de l'inconscient dans ces conditions, c'est désigner un sujet assujetti à son inconscient, conçu comme structure hors de lui même. C'est très exactement l'opposé que Freud a soutenu, lui qui a toujours lié l'inconscient à l'acte même du sujet. Pour le comprendre, il faut souli32
gner que l'inconscient se donne toujours comme un. savoir, mais un savoir insu. Le sujet avait ce savoir en lui- même mais il n'en disposait pas, et ce n'est qu'après-coup qu'il le reconnaît. Sa formule pour rait être : « Je ne savais pas » (ce que je disais, ce que je voulais, ce que je faisais). Phrase que l'on enten dra dans sa dimension d'énonciation, de découverte, et le plus souvent de surprise: je ne savais pas que ces formations de l ' inconscient (actes manqués, rêves, symptômes) mettaient en acte mon désir. La vérité de ce savoir m'apparaît seulement à présent, c'est-à-dire après-coup. Parler de savoir inconscient peut paraître paradoxal, tant nous identifions le savoir à la connaissance que nous avons. Le savoir semble exclusivement lié à la conscience réflexive et à la possibilité de le convoquer selon les circons tances où il nous est utile . Il n'en est rien pourtant, et le contre-exemple le plus frappant est sans doute ce que nous appelons instinct. Qu'est-ce donc que l'instinct sinon � n savoir organisé dans le corps et orientant les comportements selon une certaine fin ? Sans doute la théorie de l'information avec laquelle nous pensons la génétique nous a t elle familiarisés avec une telle représentation d'un savoir efficace à l'insu du sujet ; la succession des a cides aminés est un savoir articulé dont les effets tiennent à la . lecture qui en est faite souvent à distance , dans un autre endroit du corps. Écrire et lire ne supposent ici nul écrivain non plus que nul lecteur, nul sujet. Qu'il y ait du savoir hors de notre conscience peut se dire pou r"l ' ensemble des énoncés possibles auquel nous n'avons pas accès et qui constituent le champ du savoir. Nous pouvons inclure ici les codi fications diverses du symbolique (règles de parenté, de la grammaire, du droit, etc.) qui constituent éga lement des s avoirs que nous ignorons . Mais s'ils ne 33
sont pas conscients, c'est-à-dire s'ils n'ont pas besoin de nous pour exercer sur no\,lS leur efficace, ils ne sont pas pour autant inconscients au sens freu dien c'est-à-dire qu'ils ne sont pas hors de notre conscience du fait d'un refus de notre part. Que l'on puisse parler de « sujet de l'inconscient » et non pas seulement de sujet à l'inconscient est à entendre radicalement au sens où il n'y a d'incons cient que du sujet. La preuve pourrait-on dire a pour nom refoulement : pas de refoulement qui ne présuppose un sujet et son refus d'une certaine asso ciation signifiante qu'il rej ette. Dès les premiers écrits sur l'hystérie, lorsqu'il s'est agi de montrer qu'il y a des représentations inconciliables qui sont refusées et repoussées, Freud pose que c'est le sujet qui en est l'artisan. Il ne parle certes pas explicite ment de sujet, qui est un terme rehaussé par Lacan, mais sa position est sans ambiguïté : c'est le malade qui est l'auteur de ce qu'il refuse. Il s'en trouve immédiatement divisé en une part structurée selon l'économie de ce qui a été rej eté, et une part inconsciente qui continue à faire valoir ses droits par les diverses voies du retour du refoulé. Cette division du sujet se déduit de l'hypothèse même de l'inconscient, car celui qui refuse est le même que celui qui souffre des conséquences de son refus. Tout autre position ne saurait rendre compte de la dynamique même du traitement et de son effica cité possible, car c'est bien du sujet lui-même qu'on attend qu'il prenne la mesure de ce qu'il a lui-même refusé. Que la psychanalyse ne soit pas une sugges tion ni une pédagogie trouve son origine en ce point où c'est le sujet - et nul autre à sa place - qui se rend malade et c'est de lui et de nul autre que se soutien dra le désir d'en sortir. Freud est allé très loin dans cette logique, affirmant qu'il y avait une décision du 34
sujet dans ce qu'il a appelé le choix de la névrose. On peut après lui poser qu'il n'y a de cure analy tique possible de quiconque, fut il psychotique ou autiste, qui ne présuppose cette décision du sujet au cœur de ce dont il pâtit. Il s'agit là d'une position éthique aussi bien que théorique, et nous pourrions tracer une ligne de partage opposant l'ensemble des thérapies qui se proposent de délivrer le sujet d'un mal qui lui est foncièrement étranger, et la psycha nalyse qui part au contraire de l'hypothèse que le suj et est impliqué dans la souffrance dont il se plaint. Pas d'inconscient sans cette division du sujet qui lui est intrinsèque, pas d'inconscient qui ne soit lié pour Freud à un refus. Reste à considérer avec Lacan comment cette division même est le produit du signifiant. Sujet et signiftant ,
Revenons un instant sur nos pas. La logique sym bolique élaborée par l'anthropologie structurale met en évidence des effets de subjectivation qui sont déterminés par une logique des places, comme le montre le récit de la lettre volée de Poe. Mais de là à postuler une « fonction symbolique » qui ferait de l'inconscient un simple effet de la structure, il y a un pas. Pas que ne franchit pas l'invention freudienne, qui persiste à faire intervenir « le sujet » dans l'opé ration même de l'inconscient. Ce concept de sujet est formellement étranger au vocabulaire de la lin guistique structurale. Même si Lacan a repris quelques concepts de la linguistique, après un détour consé quent et très rigoureux par cette discipline, il les a toujours passés au crible de la clinique analytique. On ne sera pas surpris que les concepts lacaniens soient en contradiction avec l'orthodoxie linguistique. 35
Lacan lui-même en prenait acte, affirmant qu'il avait fait de la « linguisterie », non de la linguistique 23 . Ainsi le concept central de signifiant, tel qu'il est employé par Lacan, présente-t-il une différence radicale avec celui impliqué dans l'algorithme de Saussure 24. Le point primordial emprunté à Saussure est le fait de la matérialité du signifiant et son caractère différentiel : un signifiant ne vaut que par opposi tion à un autre, et seule sa situation dans la phrase permet de lui donner une valeur. Mais la différence vaut d'être accentuée, d'autant qu'elle a des consé quences décisives pour l'architecture de la pensée de Lacan. Elle est énoncée dans la définition suivante, très tôt formulée et restée inchangée jusqu'à la fin de son œuvre : « Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ». On peut remarquer sa circularité apparente, selon laquelle un signifiant renvoie à un autre, qui lui-même en fait autant et ceci à l'infini, glissement qui n'est pas sans évoquer la règle fondamentale de la cure dite de l'association libre, qui n'est rien d'autre que ce renvoi infini d'un mot à un autre. Ce qui importe donc, c'est le lien différentiel d'un signifiant à d'autres et non pas celui d'un signifiant à un signifié. Mais la césure radicale est introduite par Lacan dans le terme de sujet, concept introuvable en lin guistique et qui acquiert ici une place essentielle de 23. J. Lacan, Séminaire Encore, Éditions du Seuil, 1975, p. 20. 24. Saussure propose le signe comme composé de deux faces, signifié sur signifiant. Lacan opère sur cet algorithme le déplacement fondamental de placer au-dessus le signifiant, séparé par une barre du signifié en dessous. Le signifiant acquiert dans sa théorie une place absoluinent prévalente qu'il n'a pas chez Saussure.
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référent et de copule. De référent car le sujet est ce qui est représenté, et de copule car il est ce qui lie un signifiant à un autre. Le signifiant représente quoi ? un sujet ; pour qui ? (c'est-à-dire auprès de qui ?) pour un autre signi fi ant Cette définition est évi demment affine à l'expérience même de la cure où ce qui circule - ces mots qui renvoient les uns aux autres - ne représente pas les choses, c'est ce qui signe la présence du sujet. Car le premier enseignement de la découverte freudienne c'est qu'il y a des mots que le sujet refuse et qui sont refoulés pour la raison qu'ils sont connectés à d'autres, eux-mêmes liés à des plaisirs excessifs. Dans le flux de paroles de la séance, cer tains achoppements, certaines connexions inopi nées, certains surgissements inattendus seront autant de cailloux blancs semés sur le chemin du désir qui ne cesse d'insister. Tel mot sera refoulé parce qu'il évoque une situation passée conflictuelle du point de vue du désir, et le refoulement portera sur ce qui aujourd'hui évoque par des liens de langage une situation passée insoutenable pour le sujet. Le retour du refoulé se fera par un signifiant, connecté en quelque façon à ce nœud enfoui. La rigueur de Lacan est ici de marquer par sa définition que s'il s'agit pour le signifiant de repré senter quelque chose, cett� chose n'est pas le réel mais bien le sujet, si bien que l'on pourrait dire que le mot pomme n'évoque pas tant le fruit que le désir adamique. 'Le sujet n'est pas évoqué pour lui-même - comme le nom propre représente un individu mais pour d'autres signifiants. Si tel signifiant est refoulé, c'est parce qu'il représente le suj et auprès d'un autre signifiant, lui-même pris dans un autre co ntexte de signifiants et ainsi de suite. Si l'hystérique refoule le mot « marcher » et s'en trouve paralysée .
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c'est en tant que la marche pourrait la conduire, elle, vers le lieu d'un désir refusé lié à ce mot. Quiconque a fait l'expérience du divan a touché du doigt cette sorte de tropisme puissant des signi fiants qui « tombent dans l'esprit » c'est-à-dire qui semblent obéir à une loi de gravitation qui n'est pas celle du réel. L'étrangeté pour l'analysant est bien celle-là qui brutalement fait glisser une chaîne d'as sociations vers une autre, apparemment hétérogène et qui conduit pourtant tout droit au désir insu. Au désir de qui ? du sujet évidemment. Contrairement à ce qui a été parfois écrit, Lacan n'a en rien la posture d'un idéaliste qui inférerait du pouvoir des mots la vanité et l'inconnaissable du monde des choses. Il ne dit pas que tout est langage et seulement langage, que l'homme ne vit que dans la caverne des mots sans accès au monde qui resterait inconnaissable comme tel. Le matérialisme de Lacan est au contraire patent, et se démontre dans la fidélité à l'expérience clinique, soit ce dont Freud rend compte en terme de désir. Rien de plus concret et de plus matériel que ce désir, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il soit localisable comme un index pointé vers la chose. Pour le psychanalyste le signifiant est l'index d'un sujet, mais ce sujet ne se saisit pas en tant que tel, il n'est pas « représenté » . Si le signifiant représentait le sujet comme un signe représente une chose il serait aisé de le définir, de le cerner mais ce serait tout sauf le suj et dont parle la psychanalyse. Le sujet, c'est au contraire ce qui s'entraperçoit dans le lien d'un signifiant à l'autre, ce qui se déduit parfois de certaines connexions signifiantes. La critique du prétendu formalisme de Lacan, accusé de vider la psychanalyse du « discours vivant » des affects, traduisait l'effroi de certains devant la rigueur de son enseignement. Elle méconnaissait 38
également que le détour par la linguistique structu rale avait au contraire fait surgir une nouvelle défini ti on du suj et. Le suj et n'était plus une substance, quelque chose de représentable mai s à proprement parler une supposition, c'est-à-dire ce qui est sous posé, placé en dessous dans l'intervalle, dans le lien entre deux signifiants. Ce sujet, un rien en quelque sorte, était pourtant ce qui fait lien entre deux signi fiants, et ce rien est le cœur de la parole en tant qu'elle concerne l'�alyste.
II
Symbolique et nœud borroméen
Le symbolique de Lacan Il devient à présent possible de préciser en quoi le concept lacanien de symbolique est à distinguer des autres acceptions du terme. Si le discours de Rome faisait référence explicitement à un ordre symbo lique nommé comme tel, au sens de Lévi-Strauss, l'accent va être placé par Lacan sur ce qui va devenir la catégorie centrale du symbolique, à savoir le man q ue. On peut dire que le symbolique lacanien s'identifie au manque, à condition d'ajouter qu'il ne peut y avoir de manque sans un système symbo lique minimum qui permette de l'inscrire. En effet, pour penser une chose comme manquante, il faut pouvoir en signer l'absence. Prenant l'exemple d'une bibliothèque, Lacan souligne qu'un livre ne peut être repéré manquant dans un rayonnage que du fait préalable de son inscription dans un cata logue. Le réel, lui, ne manque jamais de rien. Il faut avoir préalablement fait un certain nombre de traits sur un bâton, ou aligner des cailloux sur le sol pour compter les moutons et pouvoir dès lors re-marquer qu'il en manque. Le langage est bien sûr le para digme familier de cette fonction du symbole, puis qu'il permet de créer du vide, de l'absence, du simple 40
fait de désigner la chose dans le réel. Affaire de vie et de mort, de présence et d'absence, qui justifie que l'on dise que le mot tue lâ chose en la ré(,iuisant à son être .de langage, mais aussi bien que le mot crée la chose en la rendant présente par la simple énoncia tion. Dire, c'est en même temps tu.er et donner vie. Le concept de symbolique ainsi ramené aux effets structurants du manque permet de rendre compte de toute une série de faits cliniques. Ainsi les descrip tions des ·effets de l'absence de la m�re pour le très jeune enfant peuvent-elle être resituées dans leur dimension structurale, à distinguer soigneusement des effets imaginaires vécus. On peut ainsi donner sa juste portée au fait d'expérience que l'enfant accomplit un pas décisif lorsqu'il parvient à évoquer sa mère absente en l'appelant. Avènement symbolique dont il est logique qu'il soit à la fois un moment de joie et de douleur puisque dire l'absente c'est triompher de son départ, c'est la rendre présente dans les mots alors qu'elle n'est plus là, mais c'est en même temps en souffrir puisque le simple fait de le dire réalise son absence. Plus fondamentalement, l'opposition distinctive qui caractérise le système des signifiants peut être considérée comme cas particulier de l'opposition minimale qui caractérise selon Lacan le symbolique comme tel. Plus/moins, présent/absent, c'est jus qu'au trait d'une inscpption première qu'il faut por ter l'analyse de la logique symbolique qui seule permet a e signer l'entrée du sujet dans le monde. Coche sur le bâton, marque sur le cailou, nœud de ficelle. Ce n'est pas seulement l'autre qui apparaît et disparaît ainsi par le fait d'une simple marque, mais c'est le sujet lui-même qui peut ou ne peut pas se compter dans le monde, s'inscrire sous une première marque, une coche primordiale qui témoigne de son 41
être dans le réseau symbolique général ce que Lacan nomme « champ de l'Autre » . Freud avait déjà décrit, dans un texte célèbre, l'observation q1J'il avait faite du j eu de son petit fils avec une bobine attachée à un fil l. En l'absence de sa mère, l'enfant jouait avec ce dont il pâtissait, faisant disparaître sa bobine, et puis la faisant revenir, et puis repartir. Ainsi l'enfant, contraint de subir passivement les allées et venues de la mère qui s'effectuaient selon un rythme et une logique pour lui inexplicables, surmontait-il par son jeu symbolique ces dispa ritions et réapparitions à l'aide d'une bobine figu rant la mère, qui cette fois ne disparaissait et ne réapparaissait que selon sa propre volonté. Par le symbole, il s'était rendu maître de la situation. Telle est l'interprétation de Freud, qui remarque en outre que lorsqu'il j ette l'objet, l'enfant accompagne le geste d'un « 0 » et lorsqu'il le récupère il le salue d'un joyeux « a », ce qu'il interprète comme l'ébauche des mots allemands fort (parti) et da (ici). De ce texte remarquable de concision et de rigueur, Lacan fait un commentaire paradigmatique de sa théorie du symbolique, soulignant le génie de Freud d'avoir repéré l'opposition phonématique qui permet d'inscrire la logique symbolique de la présence et de l'absence. Mais il lui donne une portée plus vaste, insistant sur le fait que ce j eu de présence/absence ne concerne pas seulement la mère en tant que sym bolisée par l'objet bobine, mais le sujet lui-même. La maîtrise symbolique de l'absence de l'objet est en même temps inscription du sujet qui par là
1 . Freud « Au-delà du principe de plaisir JO dans Essais de psychanalyse, Payot, 1 9 8 1 .
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triomphe de sa propre déréliction. èe que l'absence de l'Autre provoque chez l' e�ant c'est l'émergence de la question de sa signification : « est-ce que j'existe encore pour elle ? ». La question banale de l'amoureux « penseS-tu à moi lorsque tu es loin de moi ? » suppose en Ivérité le prêalable d'une perma nence possibJe dans sa pensée. Si l'autre disparaît, je ne disparais pas dès lors que je suis assuré d'une présence hors de moi-même, dans sa pensée. La clinique d.e la psychose infantile montre que cela ne va pas de soi. Plus familièrement, tout enfant pose de diverses manières cette question, il se fait pour rait-on dire la bobine pour l'autre, trouvant mille façons de l'interroger, souvent au prix de l'angoisse : si je disparais, si je meurs, qu'est-ce que cela te fait ?
Le nœud borroméen Si l'incQnscient peut se présenter comme un sys tème dépendant des lois de l'échange, s'il est struc turé comme un langage, bref s'il se présente comme structure, il n'est pas sans l'acte du sujet par lequel il se constitue� L'approche lacanienne du symbolique implique au cœur de sa logique autre chose qu'elle même, à savoir de l'hétérogène. Le symbolique de Lacan est certes un système, un réseau, un langage, mais qui inclut le « sujet ». Sujet bien étrange puis qu'il est fait de disparition, de scansion, de coupure, mais sujet qui ne peut être simplement inscrit sous un élément de la structure. Cette tension entre « structure » et « suj et » s'éclaire si on explicite brièvement ce qui a conduit L ac an à construire sa théorie des nœuds. On a vu qu'il n'est pas possible d'isoler le symbolique d'autre chose (le sujet), qu' « il ne tient pas tout seul », bien qu'il garde une consistance propre. Il doit être
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articulé à deux autres dimensions, pour constituer ce que Lacan a très tôt désigné comme le ternaire : imaginaire, symbolique et réel. Si ces trois termes n'ont pas changé de nom ni de définition jusqu'à la fin de son enseignement, leur articulation a été en revanche sans cesse retravaillée tout au long du séminaire, notamment par l'intermédiaire de graphes. ou de schémas. Dès les premiers textes, on remarque par exemple le souci de lier imaginaire et symbolique. L'imagi naire des rapports humains s'avère dépendre de la structure symbolique comme l'avait montré l'ana lyse structurale des mythes, de la même façon que l'image de soi est tributaire de la place symbolique que l'on occupe dans l'Autre. Mais Lacan fait fran chir un pas à son ternaire Imaginaire, Symbolique et Réel en l'écrivant en initiales, R.S.!. Cette écriture fait immédiatement surgir. un problème nouveau : dans quel ordre faut-il les placer ? RSI, SIR ou IRS ? L'écriture oblige à choisir une hiérarchie, une pré séance d'un terme sur les deux autres. Convient-il de donner la primauté au symbolique, c'est-à-dire au langage, ainsi qu'on a pu penser que Lacan le faisait dans le moment structuraliste ? S'agit-il au contraire de mettre en avant la puissance de la forme, les effets de l'image selon la doctrine du stade du miroir ? Faut-il plutôt mettre au premier rang ce qui est enseigné par la clinique et réclamé par l'exigence éthique, à savoir le réel ? Lacan affirme qu'il faut donner à ces trois termes une position équivalente. La cohérence de la théorie l'impose, tout comme la fidélité à la clinique. Ainsi en est-il du père qui, dans ses différents registres, remplit des fonctions essentiellement différentes mais dont aucune ne l'emporte sur l'autre. La prééminence du père sym bolique que semble impliquer aujourd'hui l'impor44
tance donnée au savoir c onc ernant les o rigines avec son cortège de p res c riptio ns normatives, est une forme dégradée de cette hiérarchisation que n'auto
rise en aucun cas la lecture de Lacan. Les fonctions
du père imagi n aire tout comme celle du père réel, s'avèrent essentielles dans la clinique. Si le séminaire insiste tour à tour sur chacun de ces r e gistres, il per siste à le peÎlser dans un rapport d'équivalence aux deux autres C 'est par l'invention des ronds de ficelle que Lacan parviendra à une formalisation plus adéquate de cette relation de lien non hiérarchisé entre les trois instances. Chaque lettre R, S, 1 sera représentée p ar un anneau, 'de sorte que la question du rapport entretenu par les trois lettres se changera en pro blème de nouage : comment faire tenir ensemble ces trois ann e aux ? La chaîne ne convient pas puis qu'elle suppose un ordre. Il faut donc trouver une figure qui p rés ente un lien des trois en sorte qu'ils soient dans une p os i ti on équivalente et en même temps qu'ils ne p uiss en t être séparés sans rompre l'ensemble ; figure qu'il trouvera dans le nœud bor roméen en 1 972. .
NŒUD BORROMÉEN
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Il s'agit d'un nœud qui lie ensemble trois cercles identiques de telle sorte que si l'on coupe l'un quel conque d'entre eux, les deux autres ne tiennent plus ensemble. Avec ce modèle, il est possible de rendre compte plus rigoureusement de la clinique, et tout particulièrement de la clinique de la psychose. Dans la psychose, c'est précisément le lien entre les trois anneaux qui pose problème, un peu comme si laissée à elle-même, chaque dimension devenait folle, dénouée. Mais plus généralement, la question de ce qui fait nœud devient centrale : qu'est-ce qui permet de lier, de faire tenir ensemble les trois ? Ce ne peut être l'une des trois, ce qui reviendrait à lui donner une place privilégiée, une fonction au regard des autres. Est-ce donc un quatrième élément ? Cet élé ment supplémentaire, ce quatrième anneau sera dési gné par Lacan à la fin de son enseignement comme fonction de nomination 2.
2. Sur cette question difficile du rapport du ternaire RSI et de ce que Lacan désigne du terme de noms du père, cf. E. Porge, op. cit. , p. 125 sq.
III
L'imaginaire De même que le moment structural devait être situé dans son contexte polémique, la logique · du spéculaire introdùite par Lacan dès 1 93 6 doit être comprise comme une critique de la théorie du moi, conception dominante dans les années 50 sous l'in fluence détemùnante dé la psychanalyse américaine. Ce qui était promu par la doctrine comme lieu de synthèse, figure idéale de la maîtrise et , de l'adapta tion, deviendra chez Lacan organisation imaginaire, leurre narcissique opérant avant tout par sa fonction de méconnaissance. La critique du moi, en se faisant théorie de l'imaginaire, dégageait du coup une autre place pour le terme de suj et. L'egopsychology,
hier et aujourd'hui
Du texte freudien, Lacan a inféré plus qu'il n'a extrait le concept de suj et, pour l'opposer à celui du moi, terme qu'il a dès lors réservé à ce qui est de l'ordre du narcissisme. Ces questions de termino logie rendent difficile le passage de la lecture de Freud à celle de Lacan car ce qui est nommé chez Freud Ich, à savoir en allemand le pronom personnel je, est tra duit par Lacan tantôt par sujet, tantôt par moi selon qu'il s' agit de l'un ou l ' autre des registres qu'il s'efforce de distinguer.
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Lacan bouleverse et réorganise le champ freudien alors même qu'il proclame sa fidélité à l'esprit du texte. Il le fait explicitement contre les freudiens orthodoxes de l'époque qui pourtant conservaient sa place centrale au 1ch freudien, à ceci près qu'ils le traduisaient par moi. Or ce terme de moi ne pouvait alors être dissocié du terme anglais d' ego , dans la langue dominante dans l'organisation: psychanaly tique internationale (IPA), dirigée alors précisément par les tenants américains de l'egopsychology. Le combat lacanien d'un « retour à Freud » c'est-à-dire d'un retour au texte allemand, est donc clairement une critique du déplace ment déjà opéré par la tra duction anglaise. Loin d'être neutre, celle-ci avait glissé de l'interprétation du texte de Freud vers une psychologie adaptatrice, faisant de l' ego le lieu des idéaux de l'american way of life. La promotion d'un idéal de l'individu autonome, adapté au monde et gouvernant ses pulsions, tel qu'il était proposé comme terme d'une analyse bien conduite sous l'effet d'une identification à l'analyste supposé en être la vivante incarnation, en était la clé de voûte, le prin cipe organisateur. De cette conception découlaient des implications précises et notamment éthiques. Les deux pdnci pales concernaient la finalité de la cure et son res sort : si ce qui était visé était le moi adapté, et le moyen d'y parvenir l'alliance thérapeutique avec un analyste incarnant cet idéal, la psychanalyse ne se distinguait plus d'une psychothérapie adaptative des plus ordinaires. Les pulsions devaient se rassembler, au terme d'un parcours fléché des différents stades, en un genital love de bon aloi, c'est-à-dire normal, sous la houlette d'un moi désormais maître en sa demeure. La violence des critiques de Lacan est à la mesure des déviations de l'époque, que l'on pourrait 48
lire aujourd'hui avec profit pour se convaincre qu'elles avaient des incidences éthiques et politiques 1; Cette critique reste toujours actuelle et concerne une version de la psychanalyse qui occupe toujours une position d'autant plus solide qu'elle s ' accorde avec la demande sociale 2• l'idéologie de l'alliance thérapeutiquè en est une de ses formes. Elle consiste à soutenir l'hypothèse d'un partenariat avec le patient, supposé faire alliance avec le thérapeute pour être conduit vers la guéd son. Dans cette conception, le patient est un partenaire de la cure, il est supposé par-delà ses symptômes actuels vouloir sa guérison, c' es�-à-dire vouloir rejoindre un état de vie harmonieux. On parle alors de contrat thérapeu tique, comme si chacun s'accordait à l'avance sur l'objet même du contrat. Il y aurait alliance entre un sujet qui vo�drait son bien et un psychanalyste qui le désirerait également, en vue d'une guérison à terme conçue comme l'objet même du contrat. L'idéologie du moi sort du chapeau le lapin qu'elle y avait mis préalablement ; elle identifie le sujet de l'inconscient au moi qu'elle désire produire. Elle sait, avant qu'il n'ouvre la bouche, ce qu'il dési rera au terme de la cure, et c'est bien entendu cette personne épanouie et vivant harmonieusement avec ses semblables que le psychanalyste incarne, ... ou prétend incarner. En postulant connaître par avance celui qui sera à son terme, l'egopsychology méconnaît ce que pourtant
Par e�emple « Variantes de la cure type ,., dans Écrits, dt., p. 323. 2. C'est l'appréciation de cet enjeu théorique fondamental qui divise les psychanalystes à propos de la question actuelle de la réglementation des psychothérapies.
op.
1.
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la psychanalyse repère dans les moindres forma tions de l'inconscient, à savoir le sujet du désir, qui n'est en rien ce personnage convenu et civilisé. rexpérience du miroir et ses produits
L'imaginaire lacanien pourrait être défini comme le fait de prendre au sérieux le déterminisme des images. Il y a un effet structurant de l'image sur l'homme, telle peut être la définition minimale du stade du miroir dont la logique va permettre de donner un statut à tout un ordre de phénomènes cliniques jusque-là épars. Cet effet, repéré par les psychologues de la forme et souligné par Wallon, a été amplifié par les théoriciens de l'éthologie chez qui Lacan a trouvé un appui pour montrer l'inci dence de l'image dans le réel du corps. Ainsi chez certains oiseaux, la maturation des gonades est-elle provoquée par la vue de leur image dans une glace. Qu'il y ait un tel effet dans le réel chez les animaux, est homologue pour Lacan avec la portée transfor matrice de l'expérience du miroir pour le jeune enfant. Le terme de « stade » du miroir souligne la dimension de franchissement structural. Le stade du miroir est l'événement par lequel l'enfant, âgé de 6 à 18 mois, fait l'expérience de son image dans le miroir. Il Ia reconnaît comme forme globale de son propre corps, dont il n'a eu jusque-là qu'une appréhension partielle, limitée à des sensa tions localisées au gré de ses besoins et des soins qu'il a reçus. Cette reconnaissance est jubilatoire, l'enfant manifeste son émotion et sa joie. Il maîtrise l'événement en le répétant dans un jeu d'apparition disparition où il vérifie à la fois sa permanence (il réapparaît) et son évanescence (s'il sort du champ). Enfin, il cherche à valider l'expérience en tournant 50
son regàrd vers l'adulte , qui assiste à la scène, et en sollicitant son assentiment, confirmant que c'est bien de « lui » qu'il s'agit dans la glace. Il se connaît dans le miroir, vérifie que l'autre en atteste, et puis se re-connaît dans un nouveau regard. Cette expérience représente un franchissement décisif : l'enfant a désormais une représentation uni fiée de lui-même, à un moment de sa vie où il est loin d'avoir la maîtrise de son corps. Il se saisit comme forme unifiée, il se voit alors qu'il n'a de lui même que des perceptions partielles et que son incoordination motrice ne lui donne pas le contrôle de l'ensemble . Cette dimension anticipatrice est à la fois j oyeuse et douloureuse dans la mesure où elle donne l'illusion d'une maîtrise - d'une unité ras semblée par l'image - mais que celle-ci est hors d'at teinte, qu'el�e ne correspond pas au vécu de l'enfant qui est dans la dépendance de l'autre. Ce sont les deux versants subj ectifs de ce que Lacan désigne comme l'aliénation foncière qui caractérise l'épreuve du miroir, aliénation puisque c'est hors de soi que le sujet saisit sa propre forme. Il y a la jubilation d'une telle perfection - l'amour narcissique résultant du plaisir de cette complétUde donnée par l'image mais aussi la douleur d'un écart irrémédiable avec cette perfection. La contemplation de l'image de soi est à la fois rassemblement j oyeux, et douleur de ne pouvoir être jamais à la hauteur de cette forme parfaite. Mais moi c'est aussi l'autre, celui qui est comme moi, c'est mon semblable au point que je me prends pour lui, je le prends pour moi, dans cette confusion que les psychologues ont nommée transitivisme. Non seulement ce moment du miroir fait accéder le suj et à son image, à son moi, mais il lui donne accès aux semblables comme à lui-même, dans une
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identification dite imaginaire. « Toi et moi nous sommes pareils », telle est l'appréhension d'autrui issue du miroir, dont on sait qu'elle n'a pas que des vertus, faisant aussi bien le lit des passions commu nautaires les plus enflammées que celui des haines les plus dévastatrices. Cette expérience du miroir permet d'organiser le champ clinique par la distinction de points de vue depuis lesquels l'individu « se » voit ou bien est regardé. Il y a l'image dans le miroir qui donne consistance au moi, il y a le point de vue de l'Autre qui atteste de cette vision, il y a enfin le regard comme obj et. Ainsi l'enfant qui se retourne pour trouver dans le regard de sa mère l'attestation de l'adéquation de l'image avec son être, introduit-il le point de vue symbolique, le seul qui permette de faire coïncider son nom propre avec son image. Celle-ci lui répond en quelque sorte : « Oui tu es bien ... , mon enfant, dont la place est inscrite dans la généalogie et le langage dans lequel je parle de toi et auquel tu commences tout juste à pouvoir accéder par la parole ; cette image c'est bien ce qui rassemble dans le miroir hors de toi ce réel de ton corps dont tu es affecté, et ce qui te représente dans le langage par ton nom propre, signe de ta singularité ». Le « tu » de la réponse se fait au nom d'un « il » d'un sujet parlé, et auquel l'image donne un lieu extérieur au corps pour s'appréhender comme « j e » . C ette image, c'est le moi selon Lacan, c'est-à-dire la repré sentation spéculaire qui désormais fera cortège au sujet dans le registre du visible, organisé fondamen talement par cette expérience. Cet assentiment de la parole de l'autre n'est pas le seul effet repérable du symbolique dans l'imagi naire, car lorsque l'enfant se retourne vers l'adulte pour l'interroger, il ne s 'agit pas seulement de la
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confirmation de sa reconnaissatlce et de son inscrip tion, mais de la recherche d'un point de vue sur lui même. Il cherche à « se » voir du point de vue de l'autre, c'est-à-dire qu'il interroge le regard de l'Autre, ce qu'il désire voir. Celui-ci que je vois dans la glace est-il bien celui que tu désires contempler ? Chose impossible à cerner car l'Autre on ne le connaît pas tout à fait, on ne sait jamais vraiment quelle place on a pour lui, ni quel est son désir à notre endroit. C'est ce que Lacan écrira, en distinguant deux manières d'écrire l'autre : avec un gr and A, l'Autre est celui que je ne cerne pas, dont le désir reste énigmatique ; avec un petit a, l'autre est celui que je pense connaître, car je le vois comme moi, il est mon semblable résul tant de l' épreuve du miroir. Cette division se retrouve sous deux formes idéales du moi quf'ont un statut diffé rent. D'une part une forme idéale imaginaire de rassemblement du corps, produit de l'appréhension directe de l'image dans le miroi r, que l'on nommera moi idéal, d'autre part une forme dépendante du point de vue de l'Autre, dite idéal du moi. Le moi idéal est de consistance imaginaire, il est généré par le miroir, il est l'image idéale que l'on a de soi-même. L'idéal du moi dépend du regard de l'Autre, il est image idéale mais d'un p oint de Vue extérieur au miroir, c'est-à-dire à partir 'd'un élément symb ol ique Entre l'image idéale renv oyé e par le miroir et celle qui se déduit du point de vue de l'Autre, la division est structurelle, .
et d'ailleurs le plus souvent vécue comme tension douloureuse à ne pouvoir s'égaler à l'idéal de l'Autre. L'expérience du miroir donne statut à l'imagi naire, comme registre des images ayant une consis
tance propre et produisant des effets dans le réel. L'imaginaire est noué au symbolique, ici figuré par ce que nous avons appelé le point de vue de l'Autre.
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Narcissisme et logique de la méconnaissance L'image du corps propre est l'objet d'un amour maj eur, qui peut devenir absolu et conduire tout droit à la mort : tel est le constat de Freud dont il tire des conséquences décisives pour le devenir de sa théorie, provoquant ruptures et rejets parmi ses dis ciples. Le mythe de Narcisse soutient la figure d'un sujet capté par sa propre image qui ne reçoit plus de son amour, la nymphe Écho, que l'écho de ses propres paroles. L'amour de soi, nommé par Freud narcissisme, est ainsi lié à la mort et à la négation de l'Autre. Ici encore Lacan a fait retour à Freud, dont la théorie du narcissisme est puissante et d'une grande portée clinique, mais sa relecture promeut le registre de l'imaginaire qui s'en distingue. Il dégage une logique spécifique de ce registre, avec s es lois et ses impossibles, qui confère aux phénomènes dits ima ginaires certaines caractéristiques communes. Prenons l'exemple du terme de méconnaissance qui caractérise le moi. Le suj et connaît son image pour être la sienne. Il Ia reconnaît à la fin de l'épreuve lorsque, ayant acquis auprès de l'Autre l'assenti ment à cette connaissance, il revient vers l e miroir et s'identifie à elle. La connaissance du corps permet aussi la connaissance des autres corps, entités cernées qui ont aussi leur dehors. L'imaginaire impose ainsi sa loi comme le montrent l es dessins d 'enfants : ani maux, paysages, obj ets, tout p eut prendre forme humaine plus ou moins fantastique. Il y a connais sançe d'une forme, connaissance par une forme qui a la vertu de rassembler, d'unifier, de réordonner le réel selon sa loi. Mais cette connaissance est du même coup méconnaissance car la loi du spéculaire est de faire
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tout rentrer dans l' image, dans une image qui ne présente pas de trou, qui n'inclut pas le manque. Lorsque l 'on vo it quelque chose dans une glace, on ne voit pas ce qui n'y est pas dirait monsieur de La Palice. C'est très précisément la l o gique inverse de celle qui, nous l'avons vu, caractérise le symbolique. Le signe, c'est ce qui inscrit ce qui n'est pas là, de sorte que sous le signifiant on peut dire que le sujet court, qu'il ne s'attrape jamais, entre un s i gnifiant et un autre auquel il renvoie. Si l'imaginaire exclut le manque, il sera particulièrement sollicité chaque fois qu'il s'agira d'éviter la confrontation au manque, ce que les ps ychan aly s t es appellent la castration. La méconnaissance imaginaire est affine au refus de la castration, car l'image ne présente aucun manque, et donc ni moi ni mon semblable n 'en sommes afectés > Ce qui est méconnu par l ' image, c'e�t ce qu i est insuffisance, manque, trou, discontinuité de l'exis tence, perte de jouissance. Aussi tout ce qui va faire signe au sujet de ce manque (symbolique) ou de cet impossible (réel) sera-t-il parfois combattu par un recours morbide à l'imaginaire. Triomphe imagi naire dont l'enfant donne volontiers le spectacle lo rsqu ' il se fait héros invincible par l'artifice de quelque attribut qui donne un peu de consistance à son image. Mais cet appui a son envers : le souci inquiet devant la contemplation du miroir, la tenta tive angoissée d'effacer tout ce qui peut faire trou dans l'image. L'un et l'autre ne sont pas stables. Si l'échec de l'image peut être étrangement inquiétant, son triomphe exclusif ne l'est pas moins. Narcisse montre l'impasse de la perfection glac é e qu 'offre le mi r oir. Rien, nul manque ne peut s'inscrire au dehors, le monde tout entier est devenu Écho : c'est la b éatitude d'une plongée dans la mort.
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Ce qui est méconnu c'est bien sûr l'altérité, l'Autre avec un grand A. Car la logique spéculaire, si elle s'applique au monde, consiste à faire de l'Autre un autre que je connais à mon image, un semblable que j'aime « comme moi-même ». L'autre est à mon image ou je suis à la sienne peu importe, il n'y a là nulle énigme, aucune question concernant ce qu'il pourrait bien désirer à mon endroit. C'est le piège mortel de l'amour quand l'un et l'autre ne font qu'un, c'est la folie d'une foule constituée par ceux qui se reconnaissent semblables. Connaissance paranoïaque et imaginaire du contrat L'expérience du miroir; formatrice de la fonction du « je » 3, est en même temps génératrice de la fonc tion du semblable, et participe à ce titre d'une cer taine modalité du lien social. L'enfant, lorsqu'il se reconnaît dans le miroir, reconnaît dans l'autre un autre lui-même, il s'identifie imaginairement à lui mais cette identification est réversible. S'il « se prend pour » l'autre, c'est au sens fort du tran�itivisme, qui fait que, par exemple, il se plaindra d'avoir été battu alors que c'est lui-même qui a frappé. Tout se passe comme si l'autre n'était que l'image incarnée du sujet ; il se saisit dans l'autre, frappant il est frappé. L'agressivité est la règle de ce moment qui, laissé à son mouvement propre, aboutit à l'impasse tragique de l'affrontement dont la mort est la seule issue pos sible. Si tout est contenu par l'image, si l'image dit le tout du suj et qui se saisit en elle, lorsque l'autre
3. J. Lacan, " Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique Écrits, op. cit. ",
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vient en travers de la route, aucune négociation n'est possible, ni aucun échange ou aucune médiation. Comme les coqs dressés au c om bat, qui donnent l ' image fascinante d'une symétrie spéculaire par faite, l'affrontement ne cessera que lorsque l'un des deux tombera. Si le moi saisit autrui à son image, le mode de lien social q1,li s'en déduit est évidemment tout sauf un pacte, qui suppose dispute, échange, accord, bref registre . symbolique. Le mode de connaissance exclut qu'il y ait autre 'chose que ce qui se voit, que ce qui se saisit comme forme. Freud avait s ouli gné qu'il y a dans la paranoïa un refus de ëroire, et Lacan ajoute que ce refus de la croyance ëst primordial . Le paranoïaque, pourrait-on dire, ne croit que ce qu'il voit, il refuse de donner foi à un au·delà de ce qui peut se sàisir dans cette modalité spéculaire de la connaissance. « Qu'il y ait au-delà du miroir un Autre, à quoi il faudrait se référer, « le paranoïaque n'y cro it pas » 4 . Et parce que chacun traverse cette logique, Lacan l'a désignée « c o nn ai s s ance para noïaqu e ». Le monde est s'aisi à l'image du moi, et les relations avec les autres seroin bâties sur leur modèle, c'est-à-dire sur les différentes façons d'assentir ou de nier cette appréhension : jalousie, é ro to m anie, pers écution sont construites sur ce modèle comme Freud l'avait montré dans son texte sur le président Schreber. La connaissance paranoïaque est cette modalité de la connais s ance qui réduit le monde à la rép liqu e du m o i, par quoi ce qui est connu est toujours ramené à une forme préalablement reconnue. Cette 4. J. Lacan, L'éthique de la psychanalyse, Éditions du Seuil,
1 986, p. 67.
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connaissance porte la marque de l'élision du manque qui caractérise l'imaginaire. Le monde ima ginaire est un monde plein, qui n'inscrit pas l'alté rité, ni celle de l'objet, ni celle de l'Autre en tant qu'il est inconnu, c'est-à-dire mu par un désir auquel nous n'avons pas accès. De même que le moi exclut ce qui du sujet n'est pas réduit à la forme de l'image, de même il ne veut rien savoir du fait qu'il est des objets insaisissables et des Autres désirants. La connaissance para noïaque crée un monde en même temps qu'un moi, elle privilégie un type de lien social qui réduit l'autre au rang de semblables. Les pratiques judiciaires sont fréquemment inves ties par des modalités dê connaissance paranoïaque. On dit par exemple de certaines personnes procédu rières qu'elles sont « parano ». Le diminutif est judi cieux, car il prend acte du fait que ceux-ci ne sont pas à proprement parler des malades mentaux, des délirants, mais des personnes entretenant un certain rapport au monde auquel chacun pourrait éventuel lement succomber, tant il exacerbe une tendance humaine. Or qu'est-ce qu'un personnage parano ? C'est quelqu'un qui réduit l'autre à la projection de ses propres désirs ou de ses craintes, qui le produit à son image, identique ou inversée. Une raison de structure explique que le registre juridique soit le lieu privilégié d'une telle logique. Le droit transpose en effet dans ses catégories l'en semble des cas de figure liant les objets aux sujets, de sorte que l'imprévu peut toujours être ramené à du connu jurisprudentiel. Les choses dont le droit s'empare sont réduites à une pure fonction juri dique ; les sujets ne sont pris en considération que dans la mesure où le droit permet qu'ils soient figu rés ou interpellés comme tels. Bref, le discours du 58
droit donne l'espoir au plaignant que toute la souf france dont il pâtit dans les rapports avec ses sem blables, pourra se résumer à un affrontement binaire entre des parties 5 .
C'est pour une raison du même ordre qu'il y a une version imaginaire du contrat dont les effets sont patents auj ourd'hui. Le contrat passe souvent pour le registre symbolique par excellence, et il est exact que sa dimension de pacte, d'accord préalable sur les limites du commerce entre les individus contient une vertu pacificatrice. En outre, le contrat repose sur l'autonomie subj ective qui s'ordonne autour du consentement des parties. Les conditions formelles du contrat garantissent une sorte de frac tionnement symbolique des échanges, une limitation de leur enjeu à travers une obligation rationnel lement consentie. C'est la forme juridique privilégiée par le libé ralisme, qui y voit l'ép anouissement de la libre entreprise fondée sur le libre vouloir de chacun. A l'autorité supérieure du Tiers, à laquelle notre droit romain accordait la prévalence, s'oppose désormais de plus en plus la logique horizontale du contrat. Une des raisons de son extension tient à son efficace même : pour autant que l'on définisse le cadre du contrat, les parties s'en déduisent dans leur autonomie contractante.
5. tvidemment le droit en tant que discours n'obéit pas à une telle logique imaginaire. Il est même habituel de s outenir qu'il émerge historiquement comme système pour mettre fin à la logique de la vengeance. Il n'empêche que la rédu ct ion du réel et sa transposition dans l afrontement de la dispute juri dique est propice à réactiver pour chacun la version imaginaire de la rivalité fraternelle. '
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Mais ce potentiel est aussi sa limite et sa faille. Car ce qui est exclu du contrat, c'est aussi ce qui est ignoré, méconnu, ce qui ne rentre pas dans la logique de l'égalité des parties contracta.ntes. Si je noue une relation avec toi à la mesure de ce que je connais de toi et que la réciproque constitue notre lien, alors je me soutiens d'abord d'une lo gique spé culaire, je mets de côté ce qui échappe' au miroir, ce que je ne connais pas. Il y a de l'inconnu que je néglige à bon droit puisque cela ne rentre pas dans le champ de nos échanges concertés. Cette part, je l'exclus pour toi, mais aussi pour moi. Or cette part inconnue, nous verrons plus loin, recèle en son cœur l'ennemi, l'objet hostile, ce qui est étranger non seulement à l'autre mais plus encore, à soi-même. Dans le fait d'écarter contractuellement tout ce qui n'est pas symboliquement accueilli dans l'échange, on loge du même coup à sa frontière ce qui peut ruiner le pacte même. I� est banal de constater que la logique du contrat 'se paye d'une suspicion généralisée, d'une profusion de la régle mentation, d'une surabondance de garanties procé durales : la méchanceté de l'autre fait reteur au cœur du contrat d'où elle avait été chassée. Lacan disait que l'idée de liberté était un délire du moi. Ce n'était pas, pour lui, nier la: part du sujet, comme en atteste ses nombreuses réflexions sur le choix, le pari, l'acte : c'était pour souligner que l'idéologie de la liberté avait partie liée au délire nar cissique du moi. La liberté qu'exalte le contrat, c'est celle dont se repaît l'image, qui me permet de traiter l'autre comme s'il était réduc tible à la forme dans laquelle je me lie à lui. Paranoïa et méfiance font ainsi cortège structural dans le registre de l'imaginaire.
IV
L'objet Dans la pensée philosophique occidentale, le concept d'objet fait couple avec celui de sujet. Il nous semble aller de soi qu'il y a un mouvement du sujet vers l'objet : le geste s'en saisit, la main le fabrique, la pensée l'ana�yse. C'est pourq uoi il est beaucoup plus difficile qu'il n'y paraît de prendre en compte le renversement qu'implique ici la psychanalyse. L'objet perdu, le manque d'objet Pour saisir la radicalité de l'invention freudienne, la ramasser en une formule : l'objet est fon cièrement un objet perdu. Il n'est pas seulement dificile de saisir l'objet de notre amour ou de notre désir : il n'est d'objet que sur fond de manque. Dès les premiers textes, en particulier dès « L'esquisse d'une psycholo gi e scientifique » 1 , cette proposition s'articule en trois temps. Le premier est celui d 'une satisfaction initiale qui �paise. La tension douloureuse en effet est le lot du nouveau-né, qui dép end des soins nourriciers stric tement n éc essaires à sa survie. Le p r emier objet
on peut
1.
Dans S. Freud, Naissance de la psychanalyse, PUF, 1 956.
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(premier au sens logique), c'est ce quelque chose à quoi aura été lié la première satisfaction, et dont répondra, dans la mémoire, une première inscription. Ce premier apaisement n'est pas durable, il est voué à disparaître du fait que la tension réapparaît et un second temps lui succède, dans lequel l'enfant reproduit l'objet mentalement. l'hallucination de l'objet est, selon Freud, la parade magique que le sujet oppo,se à la perte du premier moment de satis faction. Le pouce dans la bouche en est bien sûr l'un de ses supports matériels, mais il faut donner à cette proposition sa portée de structure : le sujet préfère rêver tout éveillé à l'objet tel qu'il s'en souvient, plutôt que de faire face à son absence. Il lui faut néanmoins sortir de cette position et chercher un nouvel apaisement. C'est le troisième temps, celui de la quête d'un nouvel objet de satis faction. Mais cette recherche est vouée à l'échec, car il est impossible de reproduire à �dentique le pre mier temps de satisfaction. C'est pourquoi il faut repartir à la recherche d'un autre objet, puis un autre encore, d'où la quête inexorable d'un objet désormais « perdu » 2. Cette construction freudienne a été souvent interprétée dans le sens d'une nostalgie, celle de l'homme voué à courir éperdument à la recherche d'un premier amour maternel, à jamais inégalé. Il est vrai que la qualification « d'objet perdu » peut prêter à confusion, et que d'ailleurs certains analystes ont accrédité cette conception d'une satisfaction initiale (la dyade mère-enfant, la « fusion » originelle idéale) dont le sujet devrait douloureusement se séparer. 2. Cette lecture a été réinterprétée par Lacan dans les termes de sa théorie du signifiant. C'est du fait qu'un signifiant ne peut équivaloir à aucun autre qu'une incomplétude s'en déduit.
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Lacan s'est démarqué de cette interprétation en faisant valoir qu'en vérité l'objet est toujours-déjà perdu, puisque le sujet ne se lance à sa recherche que du fait d'un premier manque . . Soulignons le renver s ement de la perspective par rapport à la conception traditionnelle de l'objet : c'est l'objet (en tant qu'il manque) .qui met en mouve ment le sujet et non le s u je t qui, de sa propre initiative, se lancerait à sa c on quê t e . C'est le manque en tant que tel qui constitue le ressort propre, l'efficace de l'objet. Besoin, demande, désir L'objet de la pulsion, selon Freud, c'est celui visé une « p6ussée » incoercible, à travers certaines zones privilégiées du corps, qui s'en trouvent éroti sées. Le scandale de la théorie freudienne de la sexualité infantile réside bien dans cette « perversion polymorphe » qui privilégie certains registres de l'objet, caractérisés d'abord par la jouissance locali sée qu'ils mettent en jeu. Cette audace freudienne a été assez rapidement rabattue sur une théorie quasi naturaliste des objets - oral, anal ou phallique auquel correspondaient des étapes de développement baptisées « stades », que l'enfant devait franchir selon un s c héma de maturation progressive. Selon cette doctrine, dans un premier temps par exemple, le stade oral était dominé par le « besoin » de nourri ture, c'est-à-dire marqué par ce qui peu t manquer réellement à l'enfant du fait de sa dépendance. Lacan s'est violemment opposé à cette doctrine de l'instinct, sou lignant au contraire le caractère contingent et non pas naturel de l'objet de la pul sion, .explicitement noté par Freud. Ainsi ce n'est pas ce qui se mange qui définit l'objet oral, c'est ce qui entre dans un certain rapport à ce qui passe par par
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la bouche, et tout objet peut venir en faire office. A la différence de l'animal dont l'instinct règle le rapport à l'objet de besoin, il y a pour l'homme une autre prévalence qui polarise le rapport du sujet au monde. C'est pourquoi les « stades » sont à conce voir comme des moments logiques de ce rapport et non pas comme processus internes, « naturels », c'est-à-dire biologiques. La pulsion, ce n'est pas cette p oussée du corps vers un objet adéquat, c'est une boucle qui lie le sujet à l'Autre selon un certain mode. La conception instinctuelle faisait prévaloir une sorte d'horloge biologique de la maturation, d'où il résultait naturellement des objets adéquats. A l'enfant du stade oral venaient s'offrir les o bj ets du même type. La conception lacanienne du symbolique per met de renverser la perspective : c'est parce que le sujet prend place dans un monde tout entier tramé par le langage. que les objets qui le mettent en mou vement sont d'abord des obj ets inscrits au champ de }' Autre, c'est-à-dire qu'ils y prennent une certaine valeur. Certes, l'on peut dire que l'objet du besoin est celui qui satisfait aux impératifs naturels de la survie du corps (la nourriture par exemple) mais il n'est jamais que cela. Tout objet prend valeur d'échange à l'intérieur d'une logique du don comme l'avait montré Marcel Mauss 3 dans son essai d'ethnologie générale : qu'il s'agisse d'un objet que le sujet demande ou refu se, d'un objet qui lui est au contraire pro posé ou imposé, ou d'un objet que l'on exige de lui, le sujet ne peut échapper à « l'obligation de donner 3. Marcel Mauss, « Essai sur le don », dans Sociologie et anthropologie, op. cit.
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et de rendre ». Dans ce réseau, et par-delà ses qualités intrinsèques, l'objet devient nécessairement syno nyme d'objet donné ou refusé, et donc . signe d'amour, de haine ou d'indifférence. À considérer les choses de ce point de vue, la logique « naturelle » des stades peut recevoir une tout autr� interprétation. Car la bouche et l'anus sont à l'évidence deux orifices du corps par lesquels passent les échanges primordiaux entre le sujet et l'Au tre nécessairement, et qui reçoivent une signifi cation irilmédiate. D'où et:lcore un renversement de perspective qui considère l'objet oral non pas seule m ent comme un objet pris par l'enfant, mais selon sa valeur de den reçu ou refusé. L'expression « donner le sein » met l'accent sur cette dimension de l'offre préalable, qui vient dans la suite de « donner la vie » et qui seule permet de comprendre pourquoi « prendre » le sein sera le plus souvent interprété par la mère comme équivalent à accepter le don qu'elle lui a fait. Si l'enfant ne prend pas le sein, la mère pourra penser qu'elle est une mauvaise mère, que ce qu'elle propose n'est pas « bon » ou « suffisant », ou, au c o n trai re , que c'est la manifestation d'un refus de l'enfant et donc d'une « méchanceté » à son endroit. Cette valeur de l'objet comme don a été souvent reconnue à p rop o s de l'objet anal, les selles étant la première production de l'enfant dont il peut faire cadeau. Mais il faut là enc ore lui donner sa portée de structure : le « don » ne vaut que parce que ce « cadeau » est attendu ou plutôt exigé . La propreté est une étape significative pour les parents, avant de l'être pour l'enfant. La signification subj ective du don découle de cette logique des échanges : si je prends cet objet- ci ou si je te donne celui-là, suis-je aimable à tes yeux ? Est-ce ainsi que je peux trouver place auprès de toi, 65
dans ton cœur ? Donner ou rendre sont les verbes actifs par lesquels le suj et interroge la place qu'il occupe auprès d'autrui, c'est pourquoi Lacan parle d'objets de la demande, qui est toujours demande d'amour. Mais il Y a nécessairement un au-delà de la demande, car le manqu� - qui, nous l'avons dit, est le propre de l'obj et - prend valeur dans le lien à l'Autre. Cela ne (me) convient pas, cela ne (te) convient pas, ce don est-il vraiment ce que tu veux ? Est-ce bien là ce que tu désires ? Le désir, c'est cette question qui interroge ce que l'Autre « veut » au delà de ce qu'il montre, au-delà de ce qu'il dit, ou plutôt dans ses mots mêmes, car comment savoir vraiment ce qu'ils signifient ? Il n'y a pas de garantie au sens que je crois discerner dans ce qui m'est dit, comment savoir ce qu'il (elle) veut vraiment au-delà de ce qu'il .(elle) me dit ? Cette énigme, c'est celle du désir de l'Autre (avec un grand A précisément pour marquer cette énigme), et c'est elle qui va orienter la quête de l'objet. Il y a bien l'objet du besoin, pour subsister, il y a l'objet de la demande, pour savoir si l'on est aimé, il y a l'objet du désir, pour interroger ce qui est en cause. L'observation de j eunes enfants montre que les objets n'ont un attrait pour eux qu'à la mesure de l'intérêt qu'y porte autrui. Ils sont immédiatement délaissés dès que l'autre n'en fait plus cas. Ce n'est pas l'objet en tant que tel qui est désirable, c'est l'obj et du désir de l'Autre, et ce désir en tant qu'énigme, c'est ce qui donne son statut à l'Autre comme tel. Nous avons précisé le statut de l'autre du miroir, du semblable, c'est-à-dire de l'autre tel que j e le connais à mon image. L'Autre (avec un grand A), c'est autrui en tant qu'il résiste à cette 66
çonnaissance. Sa consistance de grand Autre tient à ceci que je ne le connais pas, que je reconnais qu' il y a en lui quelque chose qui m' échappe . Impossible de savoir s'il me trompe ou s'il dit la vérité, et malgré toute l'énergie que je déploie pour répondre à ce que je suppose être sa demande, son désir restera tou jours pour _moi une qu es tion . La simple alternance de la présence et de l'absence de la mère ouvre l'enfant à cette dimension d'un au delà d'elle-même : que désire-t-elle qui la fait dispa raître à mon regard ? Que cherche-t-elle ailleurs que je ne suis pas ou que j e ne possède pas puisqu'elle préfère partir loin de moi ? À ce qu el qu e chose qu'elléèherche, la psychanalyse a donné un nom : le p hallus . Ou plus précisément Lacan a donné ce nom de phallus à ce qui était chez Freud connecté direc tement à l' organe masculin. Le p hallus , c'est d'abord le signifiant du manque . L' instance phalliqu e est ce qui permet d'orienter, c'est-à-dire de vectori ser l'absence de l'Autre sur le chemin de son désir. Mais il faut faire un pas de plu s , car si l'Autre désire un tel objet m aj uscule, c'est bien qu'il lui manque, mais il lui manque radicalement au sens où il ne sait pas non plus ce qui le mène. Il y a certes un désir de l'Autre, mais ce désir est de lui même méconnu. C'est ce que la psychanalyse a dési gné sous l e term e de castration, et dont l ' enfant refuse avant tout que sa mère en soit afectée. Il lui faut reconnaître non seulement qu ' elle n'est pas cette toute pu i ss ance ra�surante ou terrifiante qu ' elle semblait tout d'al'-ord, mais plus foncière ment qu ' elle est limitée dans l' emp ire qu'elle a sur elle-mê me . l'Autre est barré, il est affecté d'un inconscient, autrement dit le désir de l'Autre que j'in terro ge est à lui - même inconscient. La réponse qui revient au sujet au terme de la boucle qui interroge 67
via l'objet ce désir de l'Autre, c'est un manque, une incomplétude : il n'y a pas de réponse dernière 4.
Objet. a Dans le séminaire « La logique du fantasme », en 1 966, Lacan explique que s'il s'est efforcé, pour l'essentiel, de retourner à Freud en essayant d'en suivre la rigueur, il n'est l'auteur que d'une seule invention, celle de l'obj et a S. Dans sa théorie de l'objet a, il pousse la logiqudreudienne de l'objet de la pulsion à la limite du représentable, et c'est pour quoi il le désigne par une lettre quelconque (la pre mière de l'alphabet), de manière à le réduire à sa fonction d'opérateur logique. Si Lacan déclare s'appuyer sur le caractère « par tiel » de l'obj et de la pulsion de Freud, c'est en un sens inédit. Il est partiel de n'être pas « total », c'est à-dire complet, ce qui est la caractéristique fondamen tale de l'imaginaire. Il y a des « objets » imaginaires (le moi, le semblable, l' « objet d'amour ») qui répon dent de la logique du miroir, et des objets a qui ne se voient pas dans le miroir, qui ne comportent pas d'image, des obj ets non-spéculaires. L'opposition entre objets spécularisables et objets a non-spécula ris ables est décisive. L'objet a n'est pas un objet spé culaire puisqu'il n'est pas produit par le miroir, il est au contraire le résultat de l'impossible saisie de l'obj et, il est dans l'obj et ce qui fait courir le sujet car il résiste à toute saisie, il est ce vide au creux de l'objet, qui en fait l'efficace. À la différence du moi
4. Cette dimension de l'incomplétude est écrite par Lacan au moyen d'une barre sur la lettre A. 5. Lire : objet petit a.
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qui se constitue dans le miroir et des divers objets que l'on dira narcissiques au sens où ils peuvent s'inscrire dans l'image, participer à sa complétude, l'objet a ne peut être reconnu dans le miroir. Tous les objets imaginaires sont constitués selon la logique unifiante du miroir qui confère une unité qui fait défaut au sujet. L'objet a au contraire est le manque fait objet et c'est pourquoi il ne peut avoir d'image. On sait bien que l'objet du désir n'a pas d'image : ce n'est pas dans le miroir que l'on trouve la clé du désir de l'Autre. L'obj et a, c'est cette chose insaisissable q ui pousse en avant le sujet dans sa quête, ce rien qui cause le désir dont la conceptualisation radicalise la rupture freudienne. Car si l'inconscient a détrôné le moi, qui se croyait maître en la demeure de sa conscience, si l'idée qu'il se faisait de lui-même s'avère avant tout image narci ss iqu e trompeuse puisqu'elle se présente comme totalité alors même que son d ésir ne cesse de lui échapper, l'objet qu'il croyait saisir en ses mains dans un mouvement de conquête, s'avère plutôt cet aimant qui le fait courir, ce rien insaisissable dont le vide central est le foyer du mouvement de son désir. Cette conception de l'objet a des i mp licati ons dans la cure elle-même, où l'on s ait bien que c'est le transfert qui est « le plus puissant levier du traite ment » (Freud) et que . le transfert, c'est l'amour. Or dans le séminaire Le" transfert, Lacan a montré que pour autant qu e L ' amour était cette passion des images dont l'analysant revêt successivement l'ana lyste, c'est autre chose qui est le moteur du trans fert. Autre chose, c'est précisément l'objet a que la lecture du Banquet de Platon va permettre de dési gner comme objet p réc ieux, insaisissable, agalma qu'Alcibiade a placé en Socrate. 69
Trésor, valeur au-delà de la valeur; plus-value en suivant les analyses de Marx. Car c'est entre le sujet et l'Autre que quelque chose fait jonction et dis j onction en même temps, quelque chose qui est l'enjeu du rapport du maître et de l'esclave selon Hegel, que Lacan ne cessera de commenter.. Ce pro duit insaisissable, cette chose liée au corps, appelons la « plus-de-jouir »'. Plus-de-jouir, c'est l'autre nom de l'objet a qui signe ce nouage du manque, de l'éros et de la mort que Freud avait discerné dans la pulsion.
V
L'objet, la jouissance, le réel Saint-Augustin et l'objet de la dispute juridique L'opposition entre objets spéculaires et objets a peut être reformulée, en distinguant deux types d'objet, ceux qui peuvent se partager et ceux qui ne le peuvent pas 1. Les premiers sont des obj ets de concurrence, des objets d'échange, des objets repré sentables,. les seconds sont incommensurables et ne" se partagent pas. Pour illustrer cette distinction, nous nous appuie ro ns sur '-ln récit extrait des Confessions de Saint Augustin, maintes fois commenté par Laçan. La . scène est la suivante 2 : « l'ai vu de mes yeux et j'ai bien connu un tout petit en proie à la j alousie. Il ne • parlait pas encore, et déjà il contemplait, tout pâle et , d'un regard empoisonné, son frère de lait » . Remar quable de concisioll" ce tableau répartit différents ': éléments : un sujet dont la pâleur signe l'affect, un semblable (un frère), et un objet, le sein, que donne i. un Autre (la mère ou la nourrice). Ajoutons le regard : 4( empoisonné », qui est celui du sujet. La j alousie, ·
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1. J. Lacan, séminaire L'angoisse, Éditions du Seuil, 2004. Telle qu'elle est tr�duite dans le texte « l;.'agressivité en . ", dans Éents, op. at., p. l O I .
2.
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selon l'interprétation d'Augustin, est causée par le spectacle d'un autre enfant jouissant de ce que lui donne la mère. On ne peut réduire ce récit à la manifestation de l'agressivité inhérente à la relation imaginaire entre « frères de lait ». Car il n'y a pas ici seulement deux protagonistes, il y a un troisième terme, qui est l'en j eu de la violence fratricide. Au-delà de la rivalité mortifère du miroir (c'est lui ou c'est moi), il y a un objet dont la possession rend le couple asymétrique, l'un se sent privé de ce que l'autre possède. travers le spectacle qui inclut l'autre « naît la pre mière appréhension de l'objet en tant que le sujet en est privé 3 » La dimension imaginaire est ici prévalente, car c'est l'image de l'autre qui permet au sujet de le sup poser satisfait, il semble ne faire qu'un avec le sein donné par la mère. C'est une satisfaction imaginaire, le suj et se fie aux apparences, c'est de ce qu'il voit qu'il tient sa certitude. Et c'est le spectacle de la complétude imaginaire dont le suj et se sent exclu qui produit un objet, dont la possession -est supposée apporter la satisfaction. . Cette scène a une dimension structurale que l'on peut repérer dans le lien social. On la retrouve, par exemple, au principe de nombreuses campagnes publicitaires dont le scénario présente un semblable (quelqu'un dans lequel le spectateur se reconnaît), comblé par un objet qui peut être acheté. La publi cité réussit à montrer au sujet ce qui lui manque, en lui offrant le spectacle d'un autre dont le monde semble littéralement réenchanté par la simple pos•
3. J. Lacan, séminaire " Le désir et son interprétation » , séance du 11 février 1959.
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session d'un paquet de lessive. La niaiserie du pro pos n'empêche pas son efficace logique, qu'atteste la répétition du procédé : un seul objet a le pouvoir magique de réaliser la plénitude de la satisfaction (le paradis d'une vie comblée), du simple fait que l'image d'un autre en témoigne. Bien évidemment cela ne marche pas, et la complétude promise ne sera pas au rendez-vous, mais il n'empêche que, pour un temps, le spectateur aura pu croire, par la seule vertu de la scène, que l'objet n'était pas à l'avance irrémé diablement voué à décevoir son attente. La valeur structurante de la scène décrite par Saint-Augustin tient au fait qu'à travers son opéra tion, le sujet se sent désormais affecté d'un manque à cause d'un semblable, par le simple spectacle de la complétude qu'il montre. Si c'est structurellement que l'objet est affecté d'un manque, par cette opéra tion le voici causé par un autre qui en prive le sujet. Alors que je ne parviens jamais à trouver un objet qui puisse combler mon désir, voici qu'un autre se pré sente repu, comblé, qu'il me nargue par sa jouissance. Me voici dans un lien social, dans un lien à l'autre potentiellement destructeur car il ne vise pas 'tant l'objet que la satisfaction qu'il est supposé procurer. C'est pourquoi Lacan rectifie Augustin et parle non pas de jalousie mais d'envie, mot qui vient du latin m'lidia et dérive de 'lidere, regarder. L'objet de l'en vie s'avère fondamentalement décevant et inconsis tant, car ce n�est pas l'objet qui est en cause mais la jouissance qu'il est supposé apporter à l'autre. Plus qu'un désir de posséder, c'est de la haine de l'autre en tant qu'il semble jouir qu'il s'agit. Haine qui porte sur la j ouissance de l'autre, sa jalouissance selon le néologisme forgé par Lacan. Jalousie de la jouissance supposée chez l'autre, mais aussi j ouis sance de cette j alousie, dont on pressent qu'elle a 73
une dimension mortifère, une dimension a-soci�le. Il peut y avoir une haine tenace qui prend pour dble l'autre en tant qu'il jouirait, et cette haine est elle même jouissance à laquelle le suj et entend ne pas renoncer. La récrimination à l'encontre d'autrui qui jouit de quelque chose dont le suj et se sent privé comporte un plaisir en excès qui semble se nourrir de sa propre insatisfaction. La dispute juridique offre une autre illustration de ce principe : elle est transposition du conflit entre les hommes au plan des choses juridiques, c'est-à dire des « choses en cause », et à ce titre elle traite des objets dans le registre symbolique. C'est la raison pour laquelle on peut dire que le droit est suscep tible de pacifier les conflits par la transposition qu'il opère dans le registre de la mesure et des propor tions, du partage et de l'échange. Il y a un conflit qui se traite sur le plan de la mise en équivalence de la valeur respective des choses en j eu. Mais pour autant que le droit traite ainsi de la « répartition des jouissances » entre des personnes, il touche aux deux registres de l'obj et que nous avons précisés. Certes il traite de ce qui se partage et s'échange, mais il ne peut éviter de mettre en j eu pour chaque suj et, l'obj et en tant qu'il ne se partage pas, l'objet a. Il y a toujours un au-delà de l'objet d'échange, un au.,.delà qui ne peut être éliminé. Au cœur même de l'objet spéculaire, il y a le vide qui fait la cause du désir. Dans la dispute sur les objets, dans la logique du droit civil, se loge ainsi une passion envieuse, une haine qui vise la possession d'autrui en tant qu'elle nous fait oublier que c'est nous-mêmes qui sommes affectés du manque. L'autre qui semble j ouir inso lemment d'un bonheur sans tache, nous dépossède de ce que nous n'avons pas et nous pouvons lui en 74
faire procès. La passion paranoïaque dont nous avons parlé à propos de la connaissance liée au miroir se retrouve dans le registre des objets. La judiciarisation actuelle de la vie quotidienne trouve ici un de ses ressorts majeurs : si le manque dont je suis affecté peut me paraître lié à ce dont l'autre me prive dans ce qu'il possède. alors je trouve une sorte de paix subjective à lui en faire procès. La logique de la marchandise, aujourd'hui dominante, alimente largement cette dérive, car la prévalence accordée à l'acquisition de l'objet comme gage du bonheur s'effectue sur fond d'identification à l'autre en tant qu'il.Jouit de posséder. Il n'y a qu'un pas entre iden tification au semblable et haine envieuse, entre plaisir de posséder et jouissance de détruire. La Chose, la jouissance
La psychanalyse a appris à reconnaître cette sorte d'excès dans la possession, cette dérive dans laquelle le sujet semble emporté par une passion des objets qui va bien au-delà du simple usag�. Cet usage cou rant, Freud l'avait nommé « principe de plaisir », principe selon lequel les objets sont pris ou rejetés en vertu du plaisir qu'ils procurent, c'est-à-dire de la moindre tension qu'ils entraînent. Selon ce principe économique, le sujet choisit toujours, fut-ce incons ciemment, ce qui fui cause le moins de déplaisir, fut ce au prix du �ymptôme. Or il se trouve qu'un ' certain nombre de phénomènes cliniques contre viennent à cette logique : c'est le cas en particulier de tous ces actes que le sujet répète malgré le déplaisir qu'ils occasionnent. Le plus énigmatique pour le médecin Freud était sans doute cette opposition obstinée qu'opposent certains malades à ce qui pour rait les guérir, cette sorte de « réaction thérapeutique 75
négative », comme s'ils semblaient tenir par-dessus tout à ce qui les fait souffrir. Au terme de la crise théorique des années 20, Freud écrit « Au-delà du principe de plaisir » pour dénouer ce paradoxe, en posant le concept scandaleux de pulsion de mort. Lacan, quant à lui, a nommé « jouissance » cet au delà, à partir d'une relecture de « L'Esquisse d'une psychologie scientifique » 4. Il y a dans l'obj et que nous connaissons et qui peut nous donner satisfac tion, une part irréductible, étrangère, hostile. De sorte que tout objet doit se concevoir comme constitué de deux parts hétérogènes, irréductibles : l'objet connaissable, dont les qualités peuvent se décrire et dont on peut se souvenir, et la part fonciè rement étrangère, que l'on ne peut réduire ni appri voiser. Cette part, Lacan traduisant Freud la nomme « la Chose ',1' 5. Il y a dans le prochain un noyau irré ductible à toute reconnaissance qui s'appréhende non seulement comme étranger, mais aussi comme ennerru. , Cette part inconnue qui est en même temps le pôle d'aimantation pour le sujet, c'est l'objet en tant que perdu ou l'objet de l'inceste, le souverain bien. Mais ce foyer d'attraction est en même temps le lieu de perdition du sujet comme tel, car s'il était atteint, ce serait la fin de la quête, la fin du désir, donc la fin du sujet. C'est le paradox� de l'inceste d'être à la fois pôle d'attraction et foyer d'horreur.
4. Dans S. Freud , Naissance de la psychanalyse, op. cit. La relecture de ce texte par Lacan se trouve dans L'éthique de la psychanalyse, op. cit. 5. J. Lacan, L'éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 64. En allemand, das Ding. La majuscule est mise par Lacan dans Écrits, op.cit., p. 656, note ! .
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Ayant défini la jouissance, Lacan donne une place toute différente au plaisir. Le plaisir n'est pas le terme véritable du désir, c'est au contraire para doxalement l'obstaCle posé sur le chemin du véri table lieu d'attraction du suj et. Le plaisir c'est la moindre tension, c'est ce qui satisfait, ce qui arrête la quête, c'est un principe bon enfant qui vise au confort, à ramener l'inconnu au connu, à faire cesser le désordre. Lacan est allé chercher le concept de jouissance dans le droit 6, et plus particulièrement dans la philosophie du droit de Hegel. Le philosophe y oppose la jouissance au désir dans les termes sui v.ants : la jouissance, c'est ce qu'il est impossible de partager, ce qui est « subjectif » , « particulier » , alors que le désir résulte d'une reconnaissance réciproque, il est « universel ». Hegel privilégie l'universel et repousse le particulier de la j ouissance qui n'a de valeur que pour l'individu et qui se passe, par prin cipe, de la relation avec autrui. L'opposition entre plaisir et jouissance s'ep trouve éclairée : le plaisir, c'est ce qui sert à la conservation, comme le dit Freud, et donc à la perpétuation de l'espèce, la jouis sance c'est ce qui n'entre pas dans un tel calcul, sinon au titre de ce que Bataille nommait dépense, « part maudite »; Le concq>t de jouissance vient donc en opposi tion au lien social défini toinme partage, entente, contrat. Il e�t ce qui de l'humain résiste à passer dans la logique de l'échange, mais qui est pourtant inscrit comme tel dans le droit. En effet l'appro priation est liée à l'expropriation, puisqu'il n'y a de 6. N. Braunstein, La jouissance, un concept lacanien, Point hors ligne, 1992, p. 13.
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propriété pnvee que par exclusion de tous les autres. Le droit de propriété, c'est le droit de jouir d'une chose et c'est en même temps l'interdiction faite à autrui d'en faire autant. Le regard empoi sonné de l'enfant à l'égard de la jouissance du sein témoigne de cette privation ressentie du fait de la présence de l'autre. Si d'un côté la j ouissance est ce qui é�happe au lien social - ce qui ne se compte pas, ce qui est stricte ment singulier, intime - de l'autre, elle est paradoxa lement ce qui le constitue et le nourrit. La jouissance est strictement privée, « particulière », puisqu'« il n'y a de jouissance que du corps 7 » , mais la jouis sance (du corps) de (par) l'obj et rencontre l'autre comme obstacle. L'agression envers l'Autre, en tant qu'il ferait obstacle à la jouissance, est comme l'en vers du commandement chrétien « aime ton pro chain comme toi-même » . « Qu'est-ce qui m'est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n'ose m'approcher ? Car dès que j'en approche - c'est là le sens du Malaise dans la civilisation , surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, que je retourne contre moi, et qui vient ... donner son poids à ce qui m'empêche de franchir une certaine frontière à la limite de la Chose S » . C'est l'amour de la vérité qui a conduit Freud et Lacan à affronter cette part monstrueuse, cet attrait terrible de l'homme pour la jouissance. L'histoire récente en a vérifié la justesse jusqu'à la nausée. Mais la question qui en découle est celle-ci : s'il s'agit de faire face à cette part maudite, est-il sain de s'en -
7. Séminaire « La logique du 8.
fantasme ,., 30 mai 1 967. L'éthique de la psychanalyse, op. dt. , p. 2 1 9.
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tenir à une éthique des biens qui .n'a de cesse de la dénier ? Est-il concevable que le psychanalyste en reste à cette philosophie classique depuis Aristote, selon laquelle l'homme recherche ce qui est le bien reconnu de tous, ou encore - version utilitariste - ce qui est bien pour son usage optimisé. S'il y a effecti vement un au-delà du principe de plaisir, si le sujet ne vise pas seulement son bien au sens de l'idéal par tageable, c'est-à-dire si sa vie peut se révéler orientée par un mouvement foncièrement a-social, alors une pratique qui ùmte de se situer au plus près de la vérité d o it se soutenir d'une autre éthique, une éthique de la psychanalyse. ' On comprend pourquoi toute éthique qui vise la cohésion sociale et la justice, qui se préoccupe de trouver des justes proportions, entrera tôt ou tard en conflit avec la psychanalyse. C'est pourquoi nous plaidons non pour l'homogénéité des discours, qui sous-tend comme on l'a vu l'entreprise de Legendre, parce qu'elle est vouçe à l'échec, mais pour leur confrontation argumentée.
Le réel Nous pouvons à ce moment approcher une dis tinction heuristique concernant les champs du droit et de la psychanalyse, à savoir le statut du réel. L'analyste ne recule pas devant la plainte qui lui est adressée : « Ç� n'est pas ça. Il n'y a pas d'adéquation entre mon attente et les obj ets dont je me saisis, entre le désir qui me porte et les autres que je ren contre. » « Ça n'est pas ça » est la formule la plus générale du vécu subjectif qui résulte d'une impossi bilité structurale : il n'y a pas de signifiants pour dire la réalité du monde sans qu'il en reste une part, impossible à dire. 79
Cette part, cette Chose, cette butée que j e ren contre dans l'assimilation du monde ou dans ma quête à me fondre en lui, cet impossible, Lacan lui a donné le nom de réel. D'où sa formule : « le réel, c'est l'impossible ». Qu'il y ait quelque chose qui ne marche pas, la psychanalyse a eu à le reconnaître d'abord à partir pe la plainte des hystériques à l'endroit du sexe. Le sexe en effet « ça n'est pas ça », c'est-à-dire qu'il n'existe pas de relation stable et préparée dans les corps pour conjoindre un homme et une femme dans la j ouissance. Lacan a ,donné de c ette butée dans la structure une formule célèbre : « il n'y a pas de rapport sexuel ». « Il n'y a pas de rapport » doit s'entendre au sens logique ; il est impossible de décrire un rapport entre les sexes, de l'écrire en toutes lettres, de le formaliser. Il n'y a pas de savoir qui permette de garantir ce qui est « homme » et « femme » et un « rapport » entre ces deux signi fiants, tel que l'on pourrait en déduire une harmonie entre les sexes. Le rapport sexuel en tant qu'impossible, et plus généralemé'nt les points de butée, les éléments de réel, sont à l'origine de la demande adressée à l'ana lyste. La psychanalyse s'intéresse à ce qui ne marche pas, elle ' prend son départ des obstacles que le sujet rencontre et de ce qui en témoigne à son insu : symptôme, acte manqué, lapsus. A l'inverse des psychopathologies ordinaires, la psychanalyse a touj ours fait des symptômes non pas les signes d'une déroute des facultés de l'esprit ou d'une fai blesse de la volonté, mais le point de création du suj et autour d'un réel qu'il convient de dégager. C'est de là qu'il faut partir pour avoir quelque chance d'entendre ce qui du sujet cherche à se dire, alors que pour la médecine ou les psychothérapies, 80
c'est le contraire : les points de butée sont pris comme défaut, inadéquation, échec dans l'abord de la réalité. C'est pourquoi le souci du thérapeute est de réduire le symptôme, alors que celui de l'analyste est de le recueillir précieusement pour prendre acte, dans « ce qui ne marche pas » , d'un impossible qu'il s'agit de cerner. Après Lacan, il n'est plus possible de conceVoir l'expérience analytique conurie harmonie, co nj onction, rassemblement d'éléments orientés vers un sens final, promesse de bonheur dépouillé d'un mal circonscrit, réduit, domestiqué. En ce sens, on peut dire que la psychanalyse c'est « la science du réel » 9. \
Réel lacanien et logique juridique Il est possibl� de préciser à présent ce qui dis tingue les obj ets dont traitent respectivement le droit et la psychanalyse. Le droit ne traite des objets qu'en tant qu'ils ont un statut juridique, c'est-à-dire des choses en tant qu'elles sont l'objet du conflit ; il les transforme en obj ets de la dispute juridique, selon les contraintes formelles du code et de la pro cédure. Ils devront pour cela être nommés comme tels et ne p�uvent prendre place sur la scène sans subir une transposition symbolique. Causa en latin veut dire procès, et le droit est un discours où l'on dispute des « choses en cause ». « Res signifie d'abord et avant tout le procès, l'affaire à débattre [ . ] Le sens primitif de res oscille entre les idées de litige; de situation litigieuse, et d'objet fournissant l'occa sion d'un contentieux. Au fond, la "chose", c'est la "cause" 1 0 . » .
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9. « L'étourdit ,., dans Autres écrits, op. cit., p. 449. l a. y. Thomas, « Res, chose et patrimoine ,. dans Archives de philosophie du droit, É ditions Sirey, 1 979, p. 4 1 6.
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Lorsque Lacan introduit la Chose dans son sémi naire, il évoque précisément l'origine juridique latine de causa du mot français chose, et retrouve dans la langue allemande de Freud l'opposition que nous voulons souligner. Das Ding (la Chose) s'oppose à die Sache. « La Sache est la chose mise en question juridique, ou, dans notre vocabulaire, le passage à l'ordre symbolique, d'un conflit entre lés hommes. I l » L'objet juridique, c'est l'objet tel qu'il est en cause, c'est-à-dire dans les termes de Hegel l'objet en tant qu'universel, l'objet en tant que par tag�able. Nous avons souligné qu'au contraire les obj ets ' a eux ne peuvent en aucun cas être parta geables, ils ne sont pas spéculaires, mesurables, comparables mais strictement singuliers. Si, par exemple, l'obj et de la dispute est du registre oral, il ne pourra être objet de conflit juridique que dans la mesure où il est obj et partageable (c'est-à-dire dans sa valeur de nourriture) et non pas en tant que pulsionnel (c'est-à-dire dans sa valeur de jouissance qui est strictement singulière). Le droit ne traite des objets que dans la mesure où ils peuvent être qualifiés dans le registre juridique, et ne peut en revanche, du fait de sa structure, prendre en compte ce que la psychanalyse désigne comme objets a. On peut illustrer cette opposition par la défini tion que le droit donne de la jouissance. Le rapport juridique fondamental du suj et à l'objet est, pour le droit, le rapport de propriété définie ainsi par le Code civil : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements » . En d'autres termes, le 11. L'éthique de la psychanalyse, op. dt. , p.
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particulier de la j ouissance est bordé par les limites de la loi. Le droit pose donc un absolu de la jouis sance qui n'est limité que par la loi qui doit prendre en compte l'existence de l'autre. De la jouissance en tant que telle, le droit n'a rien à dire, sauf en tant qu'elle est possession Gouissance de quelque chose) et qu'e�e peut, à ce titre, circuler, se céder, être mise en jeu élans les échanges (alliances, patrimoine). Le droit, en tant qu'il traite des « choses en cause », cir conscrit leur champ en prenant soin d'exclure ce qui est du registre du strictement particulier, à savoir précisément la jouissance du corps. Disons-le encore autrement. Le droit, en tant qu'institution, est saisi lorsqu'un acte porte atteinte au lien social. Il a alors la charge de refaire de l'ordre, de rétablir l'équilibre rompu. Dans la perspective de la loi de l'échange, quelque chose a été pris, le droit impose l'obligation de rendre. Selon la formule majeure du droit romain, il faut rendre à chacun son bien, suum .cuique tribuere 1 2. Au civil, le respon sable sera tenu à réparer le dommage, c'est-à-dire à compenser la perte de jouissance d'un bien par son équivalent. Au pénal, la privation de jouissance du condamné viendra faire équivalence à la privation qu'il a lui-même opérée par son crime. La peine, énoncée en termes de quantités (somme d'argent, durée d'emprisonnement) est supposée équivalente (égale selon une certaine proportion) .au désordre engendré par l'infraction. C'est Aristote qui a conceptualisé cette fonction de la justice sous les espèces d'une application de la règle des propor tions, proportions arithmétiques dans le cas de la
12. M.
Villey, Philosophie du droit, Dalloz, 1986, ·t. l, p. 62.
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justice commutative, proportions géomé�riques dans celui de la justice distributive. Le déséquilibre qui affecte la communauté doit être combattu par un équilibre retrouvé, calculé selon une certaine proportion, de telle sorte que le résultat produise une compensation par équivalence symbolique de ce qui avait été rompu initialement. Cela suppose que les termes du conflit puissent être transposés dans une équation juridique, postulat - ou fiction indispensable au droit. Lorsqu'on regarde le droit du point de vue de la psychanalyse, on mesure à quel point il laisse de côté une part essentielle, celle précisément de l'in commensurable. Dans le domaine pénal, le crime excède la qualification qu'en donne le droit : jamais une vie humaine ne sera compensée par une peine ou par des dommages et intérêts, elle n'a pas de prix. La singularité de chaque être humain le rend irrem plaçable. Incommensurable également est la perte qui affecte les proches ; il n'y a pas de mesure commune de la douleur. C'est aussi vrai pour le civil, même s� la logique du marché repose sur un� valeur d'équi� alence. Cette mise en équivalence Se voit contredite par l'expérience humaine ordinaire : qui n'a jamais fait l'expérience d'une perte irrempla çable ? Comme si quelque chose d'immatériel était attaché à. certains objets dont la perte fait un trou dans la trame de l'existence en raison de la valeur de jouissance qui y était attachée. Certains de ces objets ont reçu des noms en psychanalyse, objet transition nel, obj et fétiche, objet délirant, objet autistique. Comment décréter une équivalence à ces choses, comment mesurer la jouissance qui leur est attachée ? Il y a de l'incommensurable dont le droit ne fait pas cas, qu'il n'a d'ailleurs pas pour fonction de nommer puisque sa tâche consiste à chercher des 84
mesures. Il Y a des choses qu'on ne peut répartir, des jouissances sans mesure possible, des douleurs (dols et deuils) qui ne peuvent trouver aucune substitu tion. La fin du droit c'est de tenter une transposition symbolique de ces pertes, ce ne peut pas être de les effacer entièrement. Cette tâche lui est structurel lemellt inaccessible. Si l'ambition du procès est de dire au mieux les conflits et de trouver les plus justes équivalences pour compenser les pertes, il serait vain de lui demander l'impossible, à savoir d'effacer l'événe ment dans la vie de chacun. C'est pourtant ce qui est demandé auj ourd'hui lorsqu'on attend du procès qu'il soulage les douleurs voire qu'il réalise un travail thérapeutique. L'éthique de la psychanalyse se situe à l'envers de cette logique. Elle prend son départ du réel, elle s'intéresse à ce qui ne marche pas, à ce qui n'a pas d'équivalent, à ce qui est sans mesure, bref, au sujet. La singu�arité radicale de chacun est du côté de ce réel qui fait butée, et donc indice de jouissance. Là où le droit se préoccupe de rapports, de mises en équivalences proportionnées, la psychanalyse se préoccupe du non-rapport, elle s'attache à ce qui n'a pas d'égal. Si le droit est convoqué dès lors qu'un équilibre a été rompu pour le rétablir par un jeu de la psychanalyse est aussi initiée par une discontinuité dans la vie d'un sujet mais le jeu des équivalences signifiantes qu'elle met en œuvre (les « associations libres ») n'est pas au service d'un sens partagé, mais, au contraire, d'un non-sens singulier.
·
VI
.Le sujet Il n'est pas de concept lacanien qui ait été plus malmené que celui de suj et. Au point que, malgré une référence souvent explicite à la psychanalyse, le terme est aujourd'hui employé très souvent dans un sens strictement opposé à celui de Lacan. Cette dérive a des conséquences majeures, car divers dis cours sur le « sujet » qui se réclament d'une référence au langage (le sujet est celui qui dit je) ou à la loi (le sujet est institué par le texte du droit), reconduisent une conception du sujet de l'intention, de la volonté et de l'autonomie strictement opposée à l'enseigne ment freudien. De sorte que l'apparente référence à la psychanalyse cache en fait une conception nor mative du suj et, dans ce qui est devenu une véritable injonction contemporaine à la subjectivité. On sou tient qu'il faut tenir le plus grand compte de sa « parole », on reclame qu'il ait une « place », on l'in terpelle, bref on lui donne une consistance qui s'ap parente plus au moi qu'au sujet. L'exaltation du sujet se paye alors d'une inflation de sa responsabilité : plus on célèbre les vertus de sa parole, plus il est sommé de rendre compte de ses actes 1. Le discours contemporain des droits de 1. Le champ pénal en donne la démonstration sans appel : l'idéologie de la parole autour du traumatisme impose que
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l'homme porte à son comble cette fiction du sujet qui, bien qu'elle se teinte d'un certain nombre de propositions issues du discours psychanalytique, se situe en réalité aux antipodes de ce que Lacan a désigné par ce concept.
Sujet de droit et sujet de la psychanalyse Le champ juridique est certainement un de ceux dans lesquels le terme de suj et a connu la plus grande fortune pour des raisons internes au droit ou à la philosophie du droit. L'interprétation d'inspira tion lacanienne du sujet et de la loi, telle qu'elle a été produite par Pierre Legendre, a contribué à ce succès. Contrairement à ce que pourrait faire penser l'usage répandu du terme chez de nombreux prati ciens du monde judiciaire 2, le concept de « sujet de droit » n'est pas à proprement parler un concept juridique. Il relève plus d'une philosophie des droits de l'homme, qui a eu le souci de penser la démocratie comme une organisation horizontale d'individus autonomes, c'est-à-dire juridiquement égaux et libres. La philosophie du droit stricto sensu a ren contré des difficultés insurmontables lorsqu'elle a tenté de donner au sujet du droit une place centrale dans l'architecture juridique, ce qui a conduit cer tains à afer dans le même temps que le sujet de droit était une « véritable clef de v'oûte de l'ordre i
chacun parle pour son bien (pour reconnaître le mal en soi ou en l'autre, selon que l'on est bourreau ou victime), mais les cond�mnations de plus en plus lourd es démontrent que cette parole est entièrement imputée au sujet comme auteur de ce qu'il dit. 2. Plus particulièrement tous ceux qui ont afaire à la j ustice pénale et à celle des mineurs.
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juridique » et qu'il était pourtant impossible d'en donner une version cohérente et unifiée 3. Le terme de sujet de droit n'intervient pas en tant que tel dans les textes juridiques où l'on trouve par contre celui de personnalité juridique, voire de per sonne humaine. Par contre l'individu concret auquel se réfère une action juridique est déterminé par sa place, sa fonction, son rôle dans la procédure : il est toujours sujet du droit. Le suj et de droit est celui qui est mis en fonction par le texte du droit, il est, en quelque sorte, le produit du texte juridique. Cette mise en fonction du suj et dans le dr�it n ' implique pas une modalité unique ; on peut en repérer trois sortes, qui répondent chacune à des logiques spéci fiques : le sujet propriétaire, le sujet auteur d'un acte juridique et le sujet responsable. Rien ne permet de prétendre qu'il s'agisse du même, sujet décliné selon trois occurrences distinctes . Le sujet propriétaire, qui est la figure qui domine tout le droit des biens, est défini par la capacité de posséder. Le sujet n'est invoqué qu'au titre d'une possession particulière : un bien est référé à un sujet selon le droit de propriété, lequel se définit par la jouissance de l'objet, toujours particulière, conjonc turelle, limitée. L'auteur d'actes juridiques est un sujet réputé avoir la puissance juridique de les accomplir. On parlera de capacité en droit privé ou de compétence en droit public, qui sont la condition pour déclarer valides ces actes juridiques. Enfin le sujet responsable est le produit d'un lien établi entre des faits et un sujet. Le sujet sera celui à
3. Comme le montre C. Grzegorczyck dans un article du nu méro 34 des Archives de philosophie du droit consacré au suj et de droit, Éditions Sirey, Paris, 1989.
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qui il est possible d impute r la responsabilité de cer tains faits. Il peut s'agir d'actions aussi bien que d'événements fortuits, indépendants de la volonté de quiconque. Quelle que soit la dimension à laquelle on se réfère, le suj et de droit n'est pas défini par des pro priétés qui lui seraient intrinsèques, mais· il résulte d'une interprétation qui obéit à des contraintes for melles précises. Il n'y a pas en droit un suj et dont l 'essence se manifesterait selon diverses occurrences, mais il y a, sous certaines conditions, du suj et de droit défini par certaines actions juridiques. Le sujet de droit est une fiction, unefictio legis, qu'illustre le fait que ,peuvent être déclarés sujet de droit le Fisc, la Couronne, l'État, ainsi que toutes les « personnes morales » . Si l e sujet d e droit est toujours assujetti à l'ordre discursif, il n'apparaît que sous conditions, lorsqu'il vient en quelque sorte occuper la place vide qui lui est mé�agée. Le procès ne connaît des sujets de droit qu'en fonction des places logiques qui leur sont assignées. L'expérience vécue des prétoires montre que les individus que l'on rencontre excèdent bien sûr cet être abstrait. Mais l'erreur consiste à confondre l'individu concret et l'imaginaire qu'il suscite avec c·ette fonction juridique abstraite et limitée. A ce titre, le droit comme la psychanalyse doivent s e garder d e confondre l e sujet e t son image. Commetlt en est-on arrivé à lier le sujet du droit et le suj et de l'inconscient dans sa version laca nienne ? Il y a certes une analogie possible entre les deux concepts si l'on considère que le suj et freudien résulte d'une inscription, d'un texte précédent s a venue au monde. L e s lois d u langage, l'interdit de l'inceste et les règles de parenté, la mémoire dans la langue d'événements traumatiques survenus aux '
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générations précédentes, peuvent apparaître comme une architecture formelle dans laquelle le sujet doit venir prendre place, être mis en fonction en quelque sorte. Cette analogie est cohérente avec la théorie de la représentation, avec le primat du symbolique que nous avons nommé plus haut symbolisme. Mais l'analogie est trompeuse car elle méconnaît cette dis tinction décisive : le sujet ne s'appréhende comme tel dans la psychanalyse que dans les effets de la parole d'un in,dividu, adressée à un autre dans le transfert. Il n'y � pas un texte et puis la réalisation du sujet : dans la cure il n'y a que des événements de discours imputables à un sujet. Poser un savoir (par exemple sur les origines généalogiques) et en déduire un sujet n'a rien à voir avec la psychanalyse ... mais tout avec la psychologie ! Il n'y a pas un texte et puis la mise en fonction du sujet, mais un s av oir qui se dit de manière telle que s'en déduit après coup un sujet. Si le langage et les lois du symbolique précèdent le sujet dans son existence concrète, il est faux de dire qu'elles « l'instituent », comme le dit par exern:ple Pierre Legendre. La psychanalyse nous enseigne au contraire qu'il y a un acte du sujet, qui est irréduc tible à toute institution. ' Pour en rendre compte, il faut se mettre à l'écoute de sa parole et non le précé der en interprétant le texte (généalogique, juridique ou autre) pour en déduire la place qui lui serait assi gnée à l'avance. C'est une question éthique en même temps que méthodologique : l'invention freudienne, pour autant qu'elle a permis de faire valoir un nou veau concept de sujet, se déduit d'un acte fondateur, celui de se mettre' à l'écoute, de ne pas précéder d'un savoir l'énonciation qui seule permet de situer après coup un suj et. Faute de quoi, l'utilisation d'un savoir psychana lytique se réduirait à la promotion de nouvelles -
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normes. Au nom du « suje t » et d es exi gences « anthropologiques » qui doivent présider à sa venue, seraient édictées de nouvelles normes de vie ainsi qu'un nouvel idéal pour la justice. La position du j uge s'en trouve transformée en s'identifiant désormais à celle d'un interprète (au sens de l'opération psycha nalytique) comme le préconise Pierre Legendre. D ans sa théorie, le droit n'est pas seulement ce qui témoigne de l ' identité et de la différence, il est ce qui l'organise voire ce qui l'engendre. Il es t ce qui réins tit\:!e, ce ,qui répare, ce qui restaure. Le droit n'est pas seulement architecte, il est médecin. Et si un vice de construction se manifeste comme une défaillance de l'ordre symbolique qui affecte l'élémen t ato mique et crucial qu'est le sujet, seule une « méd ecine du sujet » (ou une « clinique du droit ») pourra renouer les fùs ro mpus . La médecine du sujet, c ' est à-dire selon Legendre la p sychanalyse, viendra au secours de l'architecte. « S'il �ste bien une juridiction sur le sujet - j'use de ce terme de juridiction au sens traditionnel d�un pouvoir légal de dire ce qui doit être dit - cela comporte que le savoir psy est lui-même ins ti tu é comme pouvoir de dire, inscrit dans les montages juridiques de la société, dont il est devenu une pièce maîtresse. 4 » Loin de distinguer les registres, comme nous y invitons, cette position conduit à une vue globalisante et unifiante génératrice de toutes les confusions. « Cela suppose [ . . . ] situer l'office du juge comme interprète [ . . . ]. Selon cett e p ersp ective, l'office du j u ge se ramène à la défense du principe de paternité qui, en l'occurrence, se confond avec le
4. P. Legendre, Le crime du caporal Lortie, op. dt., p.
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1 53.
principe de Raison. Tel es.t l'ultime horizon de la justice. 5 » Le sujet, divisé
C'est en restant au plus près de l'expérience de la cure en tant que dispositif de parole que la nécessité de renverser la conception classique du sujet s'est imposée à Lacan. La philosophie posait en premier lieu le sujet et considérait ensuite ses actes, ses paroles, ses affirmations ou ses refus en les ratta chant à ce postulat de principe. La psychanalyse procède d'un point de vue exactement inverse : elle découvre le sujet dans l'après-coup de ses manifes tations. Ce n'est pas là où on l'attend, là où il s'an nonce, là où il s'affirme, ce n'est pas non plus là où l'Autre le suppose que le suj et se loge, mais bien plutôt là où on ne l'attend pas, là où celui-là même qui parle ne savait pas qu'il était. Le sujet qui inté resse la psychanalyse c'est celui qui se déduit d'une division dans la parole : «ça parle » , et ce n'est qu'après-coup que l'on peut déduire qu'il y avait, dans cette parole, un sujet. La règle de l'association libre énoncée par Freud comme règle fondamentale, qui consiste à dire en séance « tout ce qui passe par la tête », apporte la preuve de la division qui s'opère entre ce qui se dit et ce qui voulait être dit. L'analysant avait l'inten tion de dire quelque chose, mais il a trébuché dans sa parole, il a dit autre chose (lapsus, équivoque) que ce qu'il voulait dire. Il y a un écart entre l'énoncé et l'énonciation : le sujet de l'énoncé - celui que l'on peut définir par l'intention de signifier - s'avère 5. P. Legendre, idem, p. 1 6 1 .
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démenti par le sujet de l'énonciation - celui que l'on peut déduire de ce qui a réellement été dit. Si les signifiants (au sen,s linguistique) sont les supports de la signification intentionnelle, c'est-à dire les vecteurs du message que le sujet de l'énoncé adresse. à l'interlocuteur, les signifiants (au sens laca nien) trahissent dans leurs connexions imprévues ce qui glisse en dessous, le sujet de l'énonciation, celui qui précisément intéresse le psychanalyste. C'est ce sujet-là - et nul autre - dont parle Lacan : « Le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c'est là qu'il s'appréhende. 6 » Pas d'autre moyen de le débus quer que de l'inférer de ce « ça parle ». Il croyait régner, il croyait maîtriser sa vie et ses choix et il s'aperçoit qu'autre chose règle son parcours, un désir inconscient dont peut se déduire le sujet. Le sujet de l'inconscient est bien perçu par celui .qui en fait l'expérience en séance, comme le sujet « lui même » : c'est bien lui qui voulait cette chose que montre son rêve ou son lapsus, et que pourtant il ne voulait pas savoir. Réserver le terme de sujet à cette acception pré cise nécessite de trouver un autre mot pour désigner le sujet auquel on s'adresse, le sujet du contrat, le suj et autonome, etc. P our la ps y chan alyse , ces diverses formes peuvent être regroupées sous le concept de moi. Freud a qualifié cette démonstra tion de la multiplicité interne de blessure narcis sique pârce qu'il est douloureux, blessant de constater que l'image que l'on a de soi-même, le moi dans lequel on aime à se reconnaître, est un pantin qui se prenait pour un roi. Il croyait orienter sa vie selon dés choix raisonnables, et voilà qu' il découvre 6. J. Lacan, " Position de l'inconscient ,., p. 835.
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dans
Écrits, op.dt.,
qu'à son insu il était gouverné par un désir qu'il avait passé son temps à ignorer voire à refuser. Lacan, le premier, a nommé « division du sujet » cette structure qui permet au sujet de s'appréhender. Non pas qu'il y aurait deux sujets, l'un conscient et l'autre inconscient, mais parce que le suj et ne se révèle jamais que dans la division, dans les failles du langage. Autrement dit, le sujet n'est jamais plein, identifié, localisé, on ne peut pas s'adresser à lui, pas plus que « lui donner toute sa place ». De place, il n'en a pas, d'identité non plus, car c'est uniquement dans ses effets de division que, dans l'après-coup, on peut l'inférer. On mesure à quel point un certain vocabulaire courant (donner la parole au sujet, res taurer sa place symbolique, etc.), auquel les psychana lystes se laissent malheureusement aller fréquemment, se trouve aux antipodes de la formalisation laca nienne. C'est seulement après-coup, et dans un moment de division, que l'on peut repérer non un sujet complet mais plutôt des « effets de sujet ». Le sujet de l'inconscient est lié à une pulsation, à une ouverture qui se referme aussitôt qu'elle est appré hendée par la conscience. Lacan ne cesse d'insister sur cette nature vacillante du sujet : il y a de l'insu qui, de se manifester dans la parole, fait apparaître l'instant d'une éclipse, le sujet comme hypothèse, sub-jectum (jeté dessous). Retenons, pour schémati ser, que tout ce qui est stable, identifié, cerné, repré senté est à ranger dans le registre du moi, alors que le sujet se caractérise au contraire par ce qui est de l'ordre du battement, de la coupure, de la scansion. Nous avons déjà approché cette dimension à pro pos de l'objet qui confrontait l'enfant à l'énigme du désir de l'Autre. Il n'y a pas de discours, d'énoncé ou de signifiant qui donnerait au sujet une identifi cation unique, qui lui garantirait une identité, qui lui 94
dirait : « tu es ceci » . Rien qui viendrait arrêter la valse des questions sur l'être, rien qui fixerait une fois pour toutes l'orientation de son désir. Il y a une barre sur l'Autre, une incomplétude de l'ensemble des signifiants, il n'y a pas de sens dernier qui p er mettrait d e re-lier le sujet au monde : c'est pourquoi la psychanalyse récuse toute re-ligion. Cette division, cette disjonction du suj et est essentielle à maintenir, sous peine de donner consis tance à un nouveau sujet, quel que soit l'habit dont on le revêt. Ce fut sans doute le cas lorsque, à une certaine époque, l'usage polémique du terme de sujet couplé à celui de désir voulait dénoncer l'im pensé de la psychologie. « Entendre dans la parole le désir du sujet » a eu valeur de slogan au temps fort du lacanisme en France, ce dont témoignent certains textes de Françoise Dolto privilégiant « la parole de l'enfant ». Mais qu'un sujet cherche à se dire ne pré juge en rien qu'avant l'acte de dire, il soit possible de le situer� et ne signifie pas davantage que l'on puisse le représenter, le localiser, l'identifier à un nom. Inférer un sujet inconscient à partir d'une parole ne permet pas de le poser par avarice, de lui préparer en quelque sorte UR abri. « Il y a du sujet » affirme la psychanalyse, en ajoutant immédiatement qu'il n'est possible- de le supposer qu'après-coup. D'où tin cer tain scepticisme à l' égard de ceux qui « font place au sujet », qùi « considèrent l'autre co mme un sujet » ou qui assurent parier « en tant que sujet » . Q u ' i l s'agisse en l'occurrence du moi n'est pas douteux, quant au sujet, on le cherchera plutôt du côté de ce qui pousse chacun à de telles déclarations ... .
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Sujet supposé savoir et transfert
Il y a un savoir inconscient : la première appré hension de la division subjective peut se déduire de la reconnaissance que « j e ne savais pas » ce qui m'agissais. C'est « j e » qui ne savait pas, mais il y avait pourtant un savoir qui guidait « mes » choix. Le savoir inconscient - tels signifiants marquants de mon histoire - a donc agi à mon insu. La reconnais sance de ce savoir se paye d'une défaite du sujet de la conscience : c'est bien le suj et qui est impliqué dans l'affaire. Je ne savais pas, mais au moment ou je réalise ce savoir, je me rends compte que j'étais bien dans ce qui m'agissais, un choix inconscient opérait, qui était ma signature. Tous ces je n'ont ni le même statut, ni surtout la même temporalité. Cette étrange temporalité peut être éclairée par une formule de Freud qui ébauche en même temps le programme éthique de la cure analytique, que Lacan a traduite et largement commentée. « Wo es war, soli ich werden. » Wo 'es war, là où était le ça, là où ça parlait, là où il y avait un savoir inconscient, soli ich werden le sujet doit advenir. Il y a d'abord un savoir inconscient qui se manifeste dans la psy chopathologie de la vie quotidienne - lapsus, actes manqués, rêves, symptômes - et qui offrira la matière première à l'analyse. C'est à partir de là que la tâche de l'analyse devra permettre à un sujet de s'y désigner. Par un renversement de la sagesse ordi naire qui pose d'abord un sujet avant de prétendre le conduire vers sa vérité, la psychanalyse au contraire déduit le sujet d'un savoir dont il ne se savait pas dépositaire. Pour y parvenir, celui-ci doit se sou mettre à une étrange ascèse, non pas celle « d'assu mer » sa parole mais au contraire de s'y soumettre : il faut « que le sujet soit dispensé de soutenir ce qu'il 96
énonce 7 ». C'est à partir de cette dispense qu 'il a quelque chance, dans ,un second temps, d'y parvenir. La psychanalyse est une cure de dessaisissement, un acte de déprise qui laisse cours à la chaîne signi fiante, d'où pourra se révéler un savoir. La position du sujet de l'inconscient dans la cure analytique paraît alors paradoxale. Elle est posée comme une visée éthique -je dois advenir - mais ne peut se conquérir que par un dessaisissement puisque ce n'est que dans le retour de la parole sur elle-même que le sujet pourra se ressaisir - j 'étais dans cette parole. Ce n'est donc pas dans la demande d'analyse que le sujet pose un acte qui la qualifie comme tel, même si venir parler à un ana lyste c'est déjà supposer que quelque chose de son propre désir est à l'œuvre dans les symptômes dont on souffre. Rien n'assure en effet que le sujet du désir va fermenient tenir la barre du procès qu'il inaugure. La tâche analytique ne va pas se déployer dans le temps par le seul vouloir de l'analysant, qui ne suffira pas non plus à faire « advenir » le sujet : il y faut un autre élément, quelque chose qui engage et arrime la dynamique de cette quête. Ce quelque chose, Lacan l'a appelé l'acte analy tique, c'est-à-dire ce que le psychanalyste doit effec tuer P9ur qu'une cure s'accomplisse, la position qu ' il doit prendre pour rendre ce travail possible. L'acte a.alytique, c'est l'acte spécifique par lequel un analyste s'engage dans l'expérience et qui va orienter la cure jusqu'à son terme. Autrement dit, il ne suffit pas de vouloir « faire une psychanalyse », eJ;lcore faut-il rencontrer un analyste qui s'y aven ture. Car c'est bien là le grand secret de la découverte 7. Séminaire « D'un Autre à l'autre ,., 13 novembre 1 968.
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freudienne : la cure analytique suppose qu'un psy chanalyste s'y engage, c'est-à-dire se prête à ce lien amoureux désigné par Freud sous le nom de trans fert. Le transfert, c'est le nom de ce lien social par lequel le suj et doit nécessairement passer pour se saisir comme tel. Pas de psychanalyse sans transfert, et donc pas d'autoanalyse possible. Ce n'est que par le passage par l'amour d'un autre, le psychanalyste, que les effets de la méconnaissance du moi pourront être débusqués et le désir du sujet se reconnaître comme tel. Lacan a réinterprété le phénomène du transfert à partir de sa définition du savoir inconscient. La demande faite à un analyste s'instaure sous le signe d'une supposition de savoir : le patient parle et il sup pose que celui à qui il s'adresse sait ce dont il souffre, possède la clé de son mal. Cette conviction est d'autant plus forte que l'analyste est silencieux et impassible. L'analyste est « supposé savoir », et donc il sera aimé à la mesure de ce que l'on croit qu'il sait. Une telle version imaginaire du transfert vaut pour toute personne qui sera investie à cette place : méde cins, . devins ou gourous en seront également crédi tés. On perçoit que cette supposition peut faire le lit de la suggestion : tous les oracles qui prétendent donner sens à l'existence ou délivrer de la souffrance auront cette vertu. Mais la psychanalyse commence au-delà, dans la prise en compte du transfert non comme moyen de pouvoir mais comme effet de la structure. La théorie lacanienne en donne la raison en établissant le lien entre l'existence d'un savoir inconscient et la supposition d'un sujet qui met en œuvre le transfert. C'est parce qu'il y a du savoir inconscient qu'il s'en déduit un sujet supposé à ce savoir ; c'est dans la mesure où celui qui parle ne se reconnaît pas dans ce qui l'agit à son insu, qu'il impute à un autre le « sujet » de ce savoir. 98
Il Y a une « méprise du sujet supposé savoir » mais est nécessaire et constitutive du transfert, qui est la condition d'une déprise ultérieure qui permettra au sujet d'advenir. Insistons encore : c'est seulement par et dans la méprise du transfert que le sujet qui intéresse la psychanalyse peut être cerné comme tel. Certes, il existe dans la vie courante des effets de transfert, mais ils ne sont pas en tant que tels analy sables ; la division du sujet ne cesse de se manifester dans les rêves, les lapsus ou les actes manqués, mais cela ne suffit pas à ce qu'il puisse en prendre acte. Les concepts .de la psychanalyse sont indisso ciables des conditions méthodologiques de sa pra tique : voilà ce qui la fonde d'un point de vue éthique voire politique en lui permettant de tenir sa place dans la société. "Que la psychanalyse recèle un enseignement d'une portée universelle n'implique pas qu'elle puisse être opératoire sans condition, c'est-à-dire en dehors du cadre méthodologique et éthique de l'expérience de la cure. À séparer le dis cours sür le sujet des conditions de possibilités de son repérage, le discours analytique encourt le �sque de prétendre parler de tout, en tous lieux, et . donc de se poser en modè�e normatif. qui
VII
Loi, éthique, politique Crime freudien et droit
Si on a longtemps accusé Freud de pessimisme, on est plutôt aujourd'hui enclin à célébrer sa ter rible lucidité après les monstruosités du « terrible xxe siècle ». Lacan n'a pas été moins clairvoyant, lui qui a établi un lien logique entre discours de la science au temps du capitalisme et ségrégation géné ralisée des différences. L'un et l'autre ont eu le cou rage de la vérité en se tenant à la hauteur d'une qui confronte nécessairement au pire de se refusant à choisir dans sa la ten dance réconfortante au bien. La règle de la cure, qui invite à « dire tout ce qui passe par la tête », expose en effet à entendre ce à quoi d'ordi naire on reste sourd. inéluctablement, sous le masque civilisé, que Freud a dit être le cœur de l'homme, cette et vers quoi il glisserait inéluctablement s'il suivait sa propre pente, qui est « de satisfaire son besoin d'agression aux dépends de son prochain, d'exploiter son travail sans ménagements, de rutiliser sexuelle ment sans son consentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer 1 » . Dans certaines cir1 . S. Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1 971, p. 64-65.
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constances, le masque tombe et libère alors « la bête sauvage » (id.) que chacun recèle en lui-même. La civilisation, ce n'est que la contrainte organisée par les hommes pour contenir, en chacun et en tous, l' empire de la pulsion, afin de simplement pouvoir vivre ensemble. D'où le malaise dans la civilisation, in éliminab le comme tel et sans cesse alimenté par l' ém ergen ce du désir. L'homme freudien est, pour s o n s em bl ab l e , un préd ateur de jouissance, et ce n'est qu'au prix d'un renoncement qu'il peut essayer de vivre avec les autres . A ce titre, le crime n'est pas s eul e�ent un pen chant naturel, il est constitutif de l'humain puisqu' il résulte du fait que toujours un autre vient se mettre en travers de la j ou iss ance . L'autre par excellence, c'est bien sûr le père, en tant qu ' il vient s'interposer devant le souverain bien du corps maternel, ce qUi explique� pour Freud, que s on meurtre s'est imposé comme vœu primordial. e' est pour tenter de rendre compte du caractère universél de cet étrange désir de meurtre que Freud a constru�t son grand mythe de Totem et tabou, par leque l il vis ait à rendre compte à la fois du désir et de la loi. On en connaît le récit : jadis les hommes vivaient en horde oit ré gnait l'un d'entre eux, féroce, monstrueux en ceci que sa j ouis sance ne connaissait pas de li,mites. Devant le spectacle de cette appro priation par un seul, les frères se liguèrent et le tuè rent. Mais alors ils s ' ap erçure nt « qu'il était plus grand mort que vivant » et ils proclamèrent en s on nom devenu totem, des lois interdisant à j a mais à quiconque d'occuper une telle place d ' exception . Le premier commandement de la loi - tu ne tueras
point - était ainsi interprété par Freud comme conséquence d'un crime originaire. Le meurtre réel du père était posé au principe de la loi : c' est parce que l'homme est inéluctablement poussé' au crime
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qu'il faut une loi pour l'interdire, et cet interdit la permanence de la menace. Le lien social le nœud du pacte des frères, c'est l'inter dit par lequel ils se privent mutuellement d'une jouissance enviable. Ainsi, le droit, pour Freud, s'efforce de limiter la tendance humaine à la jouissance par l'intermédiaire d'un pacte de non-agression. La l oi impose aux frères des contraintes qui les obligent à renoncer à la jou iss anc e féroce du père primitif, et qui, par là, structure leur désir. Le procès, qui se tiendra chaque fois qu'aura été franchi cet interdit, sera conçu comme une mise en scène répétée du pacte : les frères se réunissent à nouveau, jugent et condam nent cet acte qui rappelle l'acte premier. Comme au théâtre, comme dans l'épopée, dans la tra gédie ou dans le roman, la participation du public au spec tacle du procès s'op ère par identification : chacun sera ému par une scène qui lui rappelle qu'au cœur de son être de sujet, il est coupable de crime. La beauté féroce du criminel est troublante, comme est fascinant le récit de son acte dont le médecin légiste est devenu le scribe moderne. La jouissance du crime, qui se déchaîne hors langage dans l'acte, doit être infiniment racontée pour que chacun puisse approcher cette chose au fond de lui-même et en même temps s'en détourner, apaisé par la catharsis 2. L'espace scénique du procès procure un plaisir rassu rant tant il conduit chacun jusqu'au bord d'une jouis sance entrevue mais en en faisant payer le prix au criminel, c'est-à-dire à chacun . . . mais par procuration. 2. Ce qui est sans mot s'ordonne ainsi selon un travail de la fiction, qui fabrique le criminel comme personnage. Cf F. Chaumon, « Le pédophile, notre frère JO, dans Marcella Palacios (dir.), Enfants, sexe innocent ? - Soupçons et tabous, Autrement, janvier 2005.
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Désir et loi, impossible et interdit La construction de Freud dans Totem et tabou accueil circonspect de no mb re de ses dis ciples, et s'attira des critiques cinglantes de certains anthropologues. La réaction de Lacan fut conforme à celle qu'il adopta toujours : il considéra avec le plus grand sérieux l'enjeu théorique et pratique affronté par Freud en essayant d'en surmonter les impasses par une contribution propre. La relecture du mythe freudieri lui a ainsi permis de dégager le concept de « père sym bolique » pour résoudre, dans la struc tu r e, l'énigme de l'origine. Le père mort, devenu totem et, comme tel, père de la loi (ce « au nom de » quoi elle est fondée) acquiert une place particulière, celle d'un signifiant nommé en référence à la reli gion : le Nom du père. « C'est dans le nom du père qu'il no'lS faut reconnaître le support de l;l fonction symbolique qui, d epuis l'orée des temps historiques identifie sa personne à celle de la loi 3. » La position d'exception du p ère- la-jouiss ance de la horde, c'est à-dire' d'u� père qui n'est pas limité d ans sa jouis sance, qui échapp e en d'autres termes à la castration que connaît chaque sujet, n'est plus référée à l'ori gine : d'historique elle devient structurelle, comme la position d ' exception qui permet de penser l'uni versalité de la fonction phalique 4. Si le Nom du père s'identifie à ce signifiant d'excep tion qui est impliqué par le symbolique 5, les rapports
reçut un
3. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage '" ,
dans Ecrits, op. dt., p. 278. 4. Cf. G. Le Gaufey, L'éviction de l'origine, EPEL, 1 994.
5. Le rapport entre Nom du père, symbolique, et loi a subi une évolution complexe jusque dans ses derniers développe ments logiques et topologiques. Cf. E. Porge, op. ciL, p. 125 sq. 1 03 ·
entre le désir et la loi s'en trouvent renouvelés. La jouissance absolue - celle que l'on suppose chez le père mythique - devient hors de portée, non parce que la loi des hommes l'interdit, mais parce que le langage implique la perte de la jouissance. Car les lois du langage, qui s'imposent à chacun au moment même où il vient au monde, impliquent que la réa lité soit filtrée, limitée, circonscrite. Faire un avec le monde, jouir, supposerait de résider hors langage, car dès que l'on parle, quelque chose (le réel) échappe. L'impératif de la parole, l'exigence de (se) dire (par) les signifiants, engendre la quête de l'objet toujours déjà perdu, et relance le désir à l'infini. C'est en ce sens que si la loi foncière de l'homme est d'être sou mis au langage, son désir s'en déduit. D'où la for mule : le désir, c'est la loi. Désir et loi sont strictement corrélés, à condition toutefois de noter que la loi dont il s'agit a changé de sens entre Freud et Lacan. La loi des hommes, qui prohibe le meurtre et l'in ceste et règle les échanges, est une fiction (fictio legis) chargée de mettre en forme acceptable les règles de civilité. La loi dont parle Lacan est en deçà : il s'agit de la Loi comme structure 6, et c'est pour la distinguer d'avec la" précédente qu'il faut lui mettre une majuscule. Freud avait approché cette dimension structurale avec le complexe d'Œdipe, 6. Le problème de l'écriture de la Loi avec majuscule est qu'elle induit l'idée d'une prééminence, d'une hiérarchie au regard des lois et particulièrement du droit, comme si la Loi de la structure disait le fin mot du droit. Quelque chose de trans cendant qui s'imposerait comme loi naturelle par-delà des lois, telle est la Loi qui constituerait la Référence dernière comme fondement de la loi des hommes. Selon cette idéolo gie, la psy chanalyse se fait garante ultime des fondements anthropolo giques, et n'hésite pas à proférer toutes sones de prescriptions normatives.
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qui confère à l interdit de l'inceste une valeur uni verselle. Lacan, via Lévi-Strauss, inscrit cet interdit comme fait de structure, loi du symbolique qui organise les échanges. Une part du monde se trouve frappée d'impos sible d'être prise da.ns le langage. Le réel, a-t-il été dit, c'est l'impossible, au sens où la prise du signi fiant sur le monde produit une part qui échappe, et c'est cela même qui met en mouvement le sujet dans sa quête de l'objet. L'impossible est donc structurel : voilà le secret du paradoxe de l'inceste. Si l'inceste consiste à faire un avec la Chose, le désir qui pousse à (re)trouver cet objet absolu doit être compris comme ce qui met en mouvement le sujet en même temps que sa négation. Atteindre ce but ultime serait mourir comme tel. D'où le renversement laca nien de la logique freudienne : ce n'est pas pour interdire la j ouissance d'un seul que tous se sou mettent à la loi, c'est au contraire parce que cette jouissance est impossible qu'il laut l'interdire. Dit autrement, c'est parce qu'il n'y a pas de rapport sexuel qu'il y a des règles sociales et non l'inverse. '
La Lo� les lois Si la Loi de la structure s'identifie au fait du lan gage, les l�is sont des énoncés (des textes) par les quels l'inter-:dit circonscrit l'impossible. Les lois s'organisent en un discours (le droit) qui articule les obligations pour ceux qui, au titre de sujets de droit, y sont mis en fonction, comme nous l'avons dit. À ce titre, elles lient ceux qui y sont représentés, elles les obligent. Deux questions décisives se posent à cet endroit. 1 ) Quel lien peut-on établir entre la Loi et les lois ? 2) Quelle place y occupe le sujet de l'inconscient ? 1 05
1 ) Puisque la Loi ne s'énonce pas d'elle-même, sauf dans les commandements de Dieu, il faut bien que les hommes écrivent les lois. Dès lors comment faire pour que les lois soient homogènes à la Loi ? C'est une question aussi vieille que le droit et qui oppose les tenants du droit naturel, c'est-à-dire d'un droit fondé sur un ordre de nature, à ceux du droit positif, lequel s'identifie aux énoncés juridiques tels qu'ils ont été « posés » . Selon la doctrine du droit naturel, le droit se doit d'être conforme aux lois éternelles de la nature, et le souci du législateur sera de tenter de s'y conformer rigoureusement. A partir d'une théorie de la nature, et particulièrement de la nature humaine, on déduira un ordre juridique homogène à l'Qrdre du monde. Dans ce débat, un certain nombre de psychanalystes ont pris position en faveur du droit naturel, arguant de leur connais sance d'une Loi fondatrice de l'humain pour en inférer ce que devraient être les lois et les pratiques juridiques. Leur savoir de la Loi (l'interdit de l'in ceste, la fonction paternelle, le langage, etc.) leur permettrait de dire les lois, de soutenir des énoncés juridiques. C'est au nom de ce qui serait exigible dans la structure qu'il leur serait possible d'opter pour telle ou telle disposition juridique. Ainsi a-t-on vu dans la période récente nombre d'analystes sou tenir leur opinion concernant la réécriture des lois régissant la famille et les liens de parenté, au nom d'intangibles principes structuraux. Il est légitime et même sans doute souhaitable que des psychanalystes participent avec d'autres aux débats contemporains sur le droit. Mais lorsqu'ils le font, ils se retrouvent au même titre que quiconque aux prises avec la logique des discours, en l'occurrence celle du droit naturel, où l'on n'est jamais très loin de la transcendance : un grand savant n'a-t-il pas 1 06
récemment prétendu que le fondement de l'éthique « naturelle » résiderait dans les con n exions neuro nales 7 ? Ils doivent donc s'attendre à rencontrer dans le débat des psychanalystes qui, bien qu'ayant une idée semblable de la Loi, sont strictement opposés à l'idée d'en déduire des énoncés juridiques. 2) Quoiqu'il en soit de l'articulation de la Loi et des lois, il est un fait que les lois s'articulent en un discours, c'est-à-dire structurent des liens sociaux à caractère d'obligation. Nous avons dit notre oppo sition à identifier le sujet de droit et le sujet de l'in conscient. Reste le problème : comment le sujet de l'inconscient est-il pris dans le droit ? Car nous avons longuement souligné qu'il n'est de sujet selon Lacan qu'inscrit au chamP . de l'Autre, et donc qu'il n'y a de sujet que pris dans le lien social. Y a-t-il diverses modalités d'inscription du sujet dans ce « lien social », y a-t-il différents types de liens qui produisent des effets distincts sur ceux qui y sont pris ? Est-ce que le discours du droit comme lien social ·se saisit du sujet de l'inconscient d'une manière particulière ? C'est une question théorique qui a des implications pratiques majeures puisque l'on se souvient que c'est au no� d'un « effet sym bolique » du droit sur les sujet� que l'on prétend légiti mer un grand nombre de pratiques dans le cadre du procès. Cette question précise est très explicitement traitée par Lacan avec sa théorie des discours.
7. J-P. Changeux (dir.), Fondements naturels de l'éthique, Odile Jacob, 1 993.
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Les quatre discours
Le concept de discours désigne pour Lacan la structure du lien social, c'est-à-dire une logique des places qui va déterminer la position que le sujet pourra y occuper. Si Lacan n'a cessé d'être tracassé par cette question, c'est d'abord pour tenter de carac tériser ce « lien social nouveau » inventé par Freud, la cure analytique, dont le vecteur est le transfert. Comment formuler· ce qui se passe dans l'analyse, quel en est l'agent déterminant, et que produit-il ? Pour caractériser ce lien, nommé « discours de l'analyste », il faut en même temps écrire les autres types de discours dont il se distingue. La lecture de la dialectique du maître et de l'esclave selon Hegel conduit à caractériser le discours du maître, pour déterminer en quoi le discours analytique en repré sente « l'envers ». De même, si l'on ne peut dissocier l'invention de la psychanalyse de celles qui l'ont ini tiée, à savoir les hystériques, le « discours de l'hysté� rique » devient un repère essentiel pour caractériser le discours analytique. Si l'hystérique met si spectacu lairement en avant le mal subjectif dont elle souffre, c'est qu'elle rencontre en face d'elle d'autres posi tions, qui la laissent violemment insatisfaite. Essen tiellement deux : celle du maître, qui commande, et celle de l'universitaire, qui commente. L'un prescrit, l'autre décrit. D'où la question : quelle place s'agit-il d'occuper pour le psychanalyste pour ne pas la faire taire, comme le fait habituellement le médecin ? Lacan établit ainsi quatre discours 8 : le discours de l'hystérique, du maître, de l'universitaire, et de 8. Ce qu'il fait dans le séminaire L'envers de la psychanalyse, op. cit. L'hypothèse d'un cinquième discours dit " discours capitaliste ,., que Lacan a écrit une seule fois, tente de rendre
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l'analyste. A travers la lecture de Hegel, de l'histoire des sciences ou de l'analyse de la plus-value par Marx, cette typologie acquiert une dimension uni verselle dans son souci de déterminer le J,lombre fini de types de liens sociaux possibles. Sa tentative a une prétention logique, elle consiste à écrire une formule à l'aide de lettres, qui par trans formation simple, permet d'écrire les quatre discours. Le lien social ne lie pas deux « sujets », ce n'est pas une relation intersubjective, c'est un certain type d'implication entre des éléments de l'un à l'autre. Quatre places sont déterminées, que l'on dispo sera toujours dans le même ordre : agent -7 autre t j, vérité produit . C es places sont liées entre elles, c� qu'indique le tracé des flèches. Ainsi l'agent (qui déclenche le dis cours) met l'autre au travail, et il en résulte un pro duit. Dans ces places, viennent s'inscrire les quatre lettres nécessaires à la structure. S 1 , S2, $, a : la paire logique de deux signifiants, le sujet, et l'objet a. Enfin, chaque discours s'énonce au nom d'une vérité. Cette écriture permet de caractériser de manière simple et rigoureuse différentes modalités du lien social, que l'on peut en particulier repérer selon la lettre qui occupe la place de l'agent. Prenons par exemple le discours de l'hystérique.
compte des conséquences conjuguées de la, logique du marché et du " discours de la science ... Elle est l'objet de débats actuels parmi les lacaniens.
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S1
$
a
�
S2
La faille du sujet ($) est mise en position d'agent qui interroge le signifiant maître (S1 ). A ce titre, le discours de l'hystérique excède de beaucoup la simple névrose du même nom. Il est le discours de la protestation subjective, de la provocation du maître, car c'est la division du sujet, sa faille, qui est adressée au maître comme question, voire comme défi. Le discours du maître prétend faire marcher la production en évacuant la question subjective, la vérité du désir. Le discours hystérique, c'est le témoignage de certains sujets qui dénoncent cette prétention. Ne croyons pas naïvement qu'il suffit de poser un discours pour qu'il fonctionne de manière stable. Chaque analyste sait qu'une cure ne se déroule pas tout naturellement selon la logique du discours ana lytique. Il est de règle au contraire que dans le cours d'une analyse il y ait des moments où le patient soit dans le discours hystérique, voire dans le discours obsessionnel universitaire. La rotation et la mise en tension permanente des discours requièrent de l'analyste une vigilance pour garder le cap du discours analytique. Il a va de même pour le discours du droit. Comme tel, il est de l'ordre du discours du maître : c'est le signifiant maître qui commande. Le signi fiant juridique en effet, d'être posé dans le droit, commande, oblige : S1 est en position d'agent. Mais il est erroné d'en déduire que le sujet de l'inconscient trouverait du coup sa place prédéfinie, celle d'assu jetti à ce discours. Le déroulement du moindre procès montre au contraire à quel point il est fréquent que 1 10
le
sujet prenne place dans le discours de l'hysté rique. Un certain appel contemporain à l a souf france des victimes et à l' expression des sentiments pousse en ce sens. De même qu ' il est banal de constater que le juge peut venir prendre p lace, par fois à son grand étonnement, dans le discours analy tique, précipitant un transfert p arfois spectaculaire. Ce sera afaire de moments et de temporalités et l'on peut dire que l'art du procès consiste sans doute à faire avec une certaine mobilité des discours, dans la perspective du discours du droit. Comme pour la cure analytique, le procès dépen dra de la p osition éthique du juge.
Éthique de la psychanalyse
La première responsabilité des psychanalystes, la seule peut-être, c'est de se tenir à la hauteur de leur acte, pour qu'opère le discours analytiqu e. Nulle garantie à cela, certainement pas de diplôme sanc tionnant un savoir universitaire qui ne permet en rien de dis cerner la capacité d ' engagement de l'ana lys tè à s o utenir un transfert. Ceci s e rej oue à chaque fois, et si tel analys te peut passer pour excellent pra ticien, rien n'assure que pour chaque cas à venir, il sera à la hauteur de l'enj eu. Freud aimait rapp ele r que chaque cure devait être abordée comme si elle était la p remi ère, en mettant de côté le savoir accu mulé avec toutes les autres. Si la méthode est inva riable, si le discours p eut s ' écrire, l a psych analyse comme aventure singulière est toujours à réinventer. C'est pourquoi nulle évaluation ne saurait en rendre compte, au sens d'un jugement porté sur son « p roduit » . Décréter par avance que le but de la cure est la supp res sion du symptôme, la guéri s on de la maladie ou la promotion d'un « état de bien être »,
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c'est prétendre savoir avant le sujet ce qui sera son bien. Cette visée du bien, inhérente à toute politique de l' É tat moderne, a été vigoureusement récusée par Freud et Lacan en a magistralement démontré la vanité dès son séminaire de l'année 1 959- 1 960 9• Car le paradoxe de la logique du bien, quand elle ambi �ionne d'anticiper le but vers lequel le sujet doit se diriger, c'est de tourner souvent au pire, en finissant par imposer par la force ce à quoi le sujet ne veut pas se résoudre, par « mauvaise volonté ». L'histoire fourmille d'exemples de cette logique d'assistance ou de ces politiques hygiénistes servies par des experts, médecins ou non, qui énonçaient des règles de santé à suivre, et qui n'hésitaient pas à les impo ser, au nom du bien garanti par leur savoir, aux « usagers » insouciants ou récalcitrants. Freud s'était trouvé face à cette question, ce qui lui a imposé une révision douloureuse de sa théorie et de sa propre position de maîtrise. Malgré les pre miers succès de sa méthode, il eut le courage de regarder en face cette réalité étrange, à savoir que certains patients se comportent comme s'ils ne vou laient pas guérir. On se souvient de la conclusion qu'il en a tirée - l'au-delà du principe de plaisir que Lacan a nommé jouissance. De sorte que l'éthique de la psychanalyse, pour autant qu'elle prétend conduire le sujet sur la voie de la vérité de son désir, doit récuser l'éthique du bien qui est conforme aux énoncés de la société, pour se situer du côté de la singularité d'un réel. En cela, la psy chanalyse est nécessairement a-sociale. Elle est ce qui s'oppose au monde aseptisé et contrôlé de la novlangue du monde d'Orwell, 1984, qui est invi9. J.
Lacan, L'éthique de la psychanalyse, op. dt.
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vable dans sa prétention à tout contrôler, à tout voir jusqu'au plus intime de l'amour et du sexe. La pas sion jouissive des agents du ministère de l'Amour est la vérité de cette volonté d'emprise, qui se pré tend pur contrôle pour le bien de tous par l'assenti ment de chacun. L'acte analytique a une dimension politique, non pas en tant qu'il participe à l'élabora tion des énoncés collectifs qui s'affrontent, mais parce qu'il ramène à la racine même du politique, qui est le réel. Si Lacan a raison de situer le discours de la psy chanalyse comme l'un des quatre possibles, une politique moderne, c'est-à-dire une réflexion sur l'art de « vivre ensemble » la auj ourd'hui, doit se préoccuper de lui préserver une place. Ceci ne va plus de soi. Car la place de . la psychologie dans les modes de subjectivation (M. Foucault) répond à la demande sociale d'une fabrique normalisée d'idéaux, qui vont des modes de consommation aux moindres relations humaines, en passant par les modes intimes d'accès à la jouissance. Cette demande sociale extensive ne cesse d'emprunter aux sciences humaines, à la psychologie et à la psychanalyse, les mots d'ordre du bonheur prescrit. Le bien est désormais un savoir psy, édicté pour l'enfant, pour la sexualité, la santé, la justice, le bonheur est devenu uné priorité publique, c'est-à-dire une exigence pour chacun. Responsabilité et «psycho-juridism� »
É thique analytique et politique sont ainsi aujour d'hui imbriquées, ce qui rend la responsabilité des 1 0. H. Arendt,
. 1 96 1 .
Condition de l'homme modern e Pocket, ,
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analystes à la fois singulière et collective. Singulière, car dans chaque cure il y va d'un engagement qui peut être périlleux à soutenir (au regard des exigences sociales), et collective dans le sens où l'espace de l'acte analytique doit être politiquement préservé. On l'illustrera pour terminer en considérant le champ plus spécifiquement juridique de la respon sabilité. Il ne s'agit pas là d'une simple question technique car elle engage l'idée qu'une société se fait de la place de chacun au regard de tous. A travers elle ce n'est rien moins que la conception partagée de la civilité qui est en arrière-plan, c'est-à-dire non seulement la question du juste mais celle du bien. La fiction juridique de la responsabilité consiste à imputer un acte commis à un individu, qui du coup devient sujet de droit, c'est-à-dire assujetti à l'impé ratif de répondre de ce qu'il a fait. Depuis le code Napoléon, figurent des cas où l'état mental de l'in culpé ne permet pas d'établir cette imputation. Le savoir des experts psychiatres permet de décider des cas litigieux, et lorsqu'un individu est déclaré irres ponsable parce que fou, un non-lieu est prononcé. Cette configuration, qui a défini le statut juridique de la folie durant tout le xxe siècle a désormais volé en éclat. Aujourd'hui le savoir des experts - très souvent argumenté dans des termes psychanaly tiques - n'exempte plus les sujets d'avoir à répondre de leurs actes. Au point que c'est devenu un pro blème maj eur pour l'administration pénitentiaire qui ne cesse d'alerter l'opinion sur le nombre crois sant de « malades mentaux » détenus dans les prisons françaises, parce que déclarés responsables. Cette tendance lourde mérite sans doute plu sieurs interprétations. Nous nous limiterons ici à expliciter la position de la psychanalyse dans cette évolution. A écouter de nombreux experts, on peut 1 14
craindre un véritable détournement du discours analytique. Car c'est à partir de la méthode et de l'éthique de la cure analytique qu'ont été forgés des énoncés qui, extraits de ce champ, constituent les nouveaux instruments d'une politique pénitentiaire. Dans la cure, on le sait, la règle fondamentale veut que tout ce que dit le patient doit être écouté à égale importance ; ceci implique que le sujet est vir tuellement à tout endroit de son discours au moment même où il dit « tout ce qui lui passe par la tête ». L'analyste pourra à l'occasion prendre acte de ce que l'analysant vient de proférer, en soulignant d'un « tu l'as dit ! » tel lapsus, fragment de rêve, ou équi voque signifiante. Il considérera le sujet comme « responsable » de ce qu'il a dit à ce moment-là. C'est en ce sens - et en ce sens seulement - que l'on peut tenir le sujet en analyse pour responsable de tout ce qu'il dit : c'est la condition même de l'ana lyse qui impose de le tenir au premier chef pour artisan de son mal. On mesure à quel point les glissements peuvent être dangereux si l'on déduit de ce dispositif précis de la cure une sorte d'imputation généraliséë qui permettra de conclure à la responsabilité du sujet dans toutes ses paroles et ses actes 11. Tout ce qu'il di� pourra être retenu contre lui. Si le sujet dans la cure est « présent » dans ce qu'il dit ou ce qu'il fait, y compris dans le moindre de ses actes manqués, que dire alors de sa présence dans l'acte criminel. Non seulement il y est, mais il doit y être ! On en arrive ainsi à des aberrations - et à des monstruosités - au 1 1 . Pour le détail de cette démonstration, cf. F. Chaumon, « Folie et responsabilité », dans C. Louzoun et D. Salas, ]ustice et psychi4trie, Érès, 1 997.
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nom de la meilleure conscience analytique du monde. On dira par exemple que le prévenu « doit » être « entendu comme sujet » donc qu'il « doit » être considéré comme pouvant répondre de ses actes, puisqu'il est un sujet à part entière (sic). Mieux encore, non seulement on soutiendra qu'il est juste (en vertu des droits de l'homme) qu'il soit considéré comme sujet quoique malade mental, mais on dira que c'est thérapeutique puisque la cure c'est l'assomp tion du sujet. Certains vont même jusqu'à soutenir que c'est une condition pour s'engager dans la cure que d'être reconnu préalablement responsable juri diquement de ses actes. Qu'il puisse y avoir des cas où cela se vérifie n'implique en rien que l'on généralise ainsi dans une normative .. à faire appliquer par la loi. partir de la position selon laquelle dans la cure le sujet devait être tenu pour responsable de toutes les paroles qui lui viennent, on en est arrivé ainsi à déduire que le sujet devait l'être dans l'enceinte judiciaire, voire qu'il devait l'être dans celle-ci pour que sa parole puisse valoir comme telle dans la cure même ! La fiction juridique de la responsabilité, esti mable comme toute fiction, comporte ses condi tions logiques d'application, tout comme la fiction analytique. Les praticiens du droit sont tout autant concernés que les analystes par ce que nous dési gnons du terme de « psycho-juridisme » et qui nous semble caractériser un système dans lequel l'acte du jugement et l'acte analytique perdent toute spécifi cité. Psycho parce la logique des actes humains jugés est ainsi référée à une causalité psychologique par définition extérieure au corpus juridique, juridisme parce qu'est à l'œuvre dans ce modèle une extension potentielle de l'empire juridique à l'ensemble des .
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pratiques humaines. Si ce sont de plus en plus non pas les actes mais les « sujets » qui sont jugés, puis punis, puis traités, c'est le champ juridique tradition nel du conflit entre les hommes qui peut s'étendre à l'ensemble des comportements humains. La confu sion a un prix ; le temps de la peine n'est plus celui de la sanction prononcée mais d'une thérapeutique réévaluable et virtuellement indéfinie, l'espace du soin devient perméable aux impératifs de sécurité.
Conclusion
Présenter une œuvre aussi considérable que celle de Lacan exigeait de faire des choix. Nous avons centré notre propos sur quelques concepts essen tiels, qu'il nous semblait d'autant plus nécessaire de préciser qu'ils sont aujourd'hui détournés par un discours « psycho-juridique ». Un tel discours, loin d'être réservé aux professionnels du droit, constitue la nouvelle manière commune de penser la place du sujet dans la société. Qu'est-ce qu'un acte et comment le rapporter à un acteur, qu'est-ce qu'un auteur et qui doit répondre de l'acte devant les autres ? Ces questions, qui structurent tout procès mais aussi le récit du plus banal fait divers, forgent les représen tations que nous nous faisons de ce que signifie « vivre ensemble ». C'est désormais à la psycho logie que l'on demande de formuler ces interroga tions que la justice met en scène. La rhétorique de la psychologie des droits subjectifs est devenue notre credo collectif. Ce n'est plus l'acte qui importe, C'est l'acteur, et c'est dans la psyché du criminel que l'on prétend désormais résoudre l'énigme du crime. La psycho logie est requise aussi bien pour juger que pour jus tifier le sens de la peine qui se confond de plus en plus avec son efficacité subjective. L'idéal de la sanc tion rejoint ainsi celui d'une restauration de la per118
sonnalité pathologique ou déviante, et le système pénal se fait thérapeute. Il semble aller de soi que le criminel, au terme de la peine par laquelle il a payé sa dette à la société, se doit en plus d'être guéri. Il était logique que la psychanalyse fut impliquée dans cette demande sociale de psychologie et de psychothérapie. Lacan portait un jugement sévère sur la collusion des sciences humaines avec le pouvoir, et plus par ticulièrement sur la psychologie, disant, après Canguilhem, qu'il n'y a qu'un pas de la Sorbonne à la Préfecture de police ... Sa critique portait sur la question du sujet, et non sur le savoir psychologique lui-même, qui à l'occasion pouvait s'avérer consé quent. La prétention scientifique de la psychologie lui paraissait entachée de la faute originelle d'avoir produit le sujet comme obj et de savoir, selon un rapport de maîtrise inaugural qui faisait le lit de toutes les demandes du pouvoir. La psychanalyse ne s'est pas inscrite dans cette pe�spective, et ceci du fait de l'acte inaugural de Freud qu'il convient de rappeler. Les hystériques, depuis les bûchers jusqu'aux amphithéâtres des maîtres de la médecine, avaient payé leur écot au pouvoir sur leurs corps, jusqu'à ce qu'un certain Sigmund Freud se mette à leur écoute. « Se mettre à leur écoute », telle est en effet la formulation la plus simple pour désigner l'acte freudien et la coupure décisive qu'il a opérée, tant dans le champ de la médecine que dans celui de la psychologie. Se mettre à l'écoute, c'est cela encore aujourd'hui l'enjeu à la fois méthodologique et éthique de la psychanalyse. C'est récuser tout savoir avant que le sujet ne profere quelque parole, ce qui implique que toute cure est une aventure singulière. La psychanalyse se distingue 119
de la psychologie car elle ne fait pas d'un sujet l'objet de son savoir, elle se met à l'écoute d'un sujet qui désire advenir. Mais ce qui constitue la coupure freudienne est aussi ce qui rend son devenir incertain. Lacan, qui a consacré sa vie à la psychanalyse et qui a, comme Freud, reçu des patients jusqu'à la limite de ses forces, a toujours soutenu que l'avenir de la psycha nalyse était fragile et incertain. Malgré sa quête d'une rigueur conceptuelle, malgré sa recherche d'un appui dans la logique et les mathématiques, il n'estimait pas que la cause freudienne fût gagnée. L'audience considérable de son enseignement de son vivant même, l'immense savoir accumulé par les psychanalystes, le fait que la psychanalyse soit deve nue une véritable institution dans la culture, ne garantissait en rien à ses yeux que l' aventure perdu rerait. Et ceci pour une simple raison, c'est qu'il n'est pas certain qu'il y ait toujours des psychana lystes. La psychanalyse durera tant qu'il y aura des psychanalystes pour en soutenir l'enjeu. Le propos semble une lapalissade ou paraît trivial si l'on imagine que l'on forme des psychanalystes tout comme on le fait pour d'autres praticiens. Si c'était le cas, rien ne viendrait s' qpposer à l'éva luation des connaissances et des techniques pour sélectionner les futurs analystes, comme on le fait pour un ingénieur, un technicien ou un magistrat. Cet aspect de la formation, pour être important, n'est pas déterminant. Car la condition requise pour devenir psychanalyste, c'est d'avoir fait soi-même l'expérience de la cure jusqu'au point où se pose la question du passage à l'analyste, c'est-à-dire jus qu'au moment où l'analysant se décide à occuper à son tour la place du psychanalyste. Pas de psycha nalyste sans une analyse du futur analyste - ce que 120
reconnaissent tous les freudiens à quoi Lacan rajoute qu'il n'est pas d'autre lieu où se décide le devenir analyste. -
La position de Lacan est ici radicale, et elle a opéré parmi les psychanalystes un partage fonda mental. Elle ne concerne pas la question de la for mation au sens de l'acquisition d'un savoir, mais elle porte l'accent décisif sur le fait que c'est dans la psy chanalyse personnelle que se décide cet étrange désir de devenir analyste. Comme ce fut le cas pour Freud, c'est en effet le désir de l'analyste qui opère lorsqu'il s'engage avec un analysant dans l'aventure d'une cure, c'est avec ce désir qu'il se risque dans une rencontre à chaque fois singulière, et c'est ce désir encore qui permet d'en soutenir l'enjeu jus qu'à son terme. C'est une question d'éthique, à condition de s'en tendre sur ce terme. L'éthique n'est pas une qualité extrinsèque à la psychanalyse, elle est au fondement de la pratique de la cure, elle est sa condition même. Pour d'autres professions, il existe une déontologie à l'aune de laquelle telle pratique pourra être reconnue conforme ou au contraire condamnable par une instance ordinale. Pour la psychanalyse, l�éthique s'identifie avec l'acte analytique au sens de sa condition préalable. L'orientation même de la cure dépend de la position éthique de l'analyste, elle est déterminée par ce désir particulier que Lacan a nommé « désir de l'analyste », lequel découle de sa propre analyse. Il n'est pas écrit que ce désir se renouvelle à chaque fois, mais il est certain par contre que l'avenir de la psychanalyse en dépendra. Or cet acte n'est pas en dehors de l'histoire, et la responsabilité des analystes consiste à l'effectuer dans les enj eux de leur temps. L'exercice de la 121
psychanalyse n'est pas indépendant de la place que l'analyste pourra occuper - les régimes dicta�oriaux et totalitaires en ont fourni la démonstratiori par la négative. A chaque fois, c'est-à-dire dans chaque rencontre singulière, il y va d'un choix éthique. Ainsi les analystes sont-ils confrontés aujour d'hui à la question des « nouvelles pathologies » , dont certains soutiennent qu'elles sont symptoma tiques de notre monde bouleversé. D'aucuns dénient leur existence, d'autres excluent que la psychanalyse puisse y répondre et limitent leur ambition au terri toire balisé des névroses de culpabilité, d'autres enfin proposent de nouvelles manières d'accueillir ce qu'ils considèrent d'abord comme de nouvelles demandes. Trois positions dont on peut gager qu'elles ne sont pas sans ,conséquences possibles sur la capacité de la psychanalyse à faire face au malaise dans la civilisation. Plus généralement, on peut soutenir que la manière dont les psychanalystes se situent par rapport à l'extraordinaire inflation de la demande de psychologie aura des implications majeures sur l'avenir de la psychanalyse même. Cette demande de psychologie est généralisée : elle est à la fois indivi duelle et collective. Au cas par cas, on ne peut qu'être sensible à l'impact des idéaux sociaux sur la demande du sujet : chacun semble aujourd'hui devoir régler son existence selon un impératif de « dévelop pement personnel » . Mais elle est tout autant mani feste dans les demandes des diverses institutions de santé, de travail, d'éducation ou de justice, qui pres sent les analystes de se faire les thérapeutes de leur propre désarroi. Il est de la responsabilité des ana lystes d'y répondre autrement que ne le fait la psychologie. Nous avons essayé d'y travailler dans le cas du droit, qui nous semble exemplaire. Il s'agissait de 122
montrer, par un travail critique effectué à partir de quelques concepts essentiels de Lacan, que la psy chanalyse ne pouvait sans se renier effacer les diffé rences et les distinctions essentielles d'avec le champ juridique, alors que le plus souvent on s'attache à établir des passerelles conceptuelles, au prix d'une grande confusion. Souligner les ruptures et les dis continuités opérées par Lacan, c'est prendre appui sur ce qui résiste, et c'est la voie la plus fertile tant il est vrai, comme l'indique Freud dès ses premiers écrits, que penser. c'est se tenir face à ce qui fait obs tacle, c'est s'affronter au réel.
Table des matières
Introduction ..... . . . . . . .. ... ........... .. . .. . ..... .....
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I. Inconscient et signifiant . .... . . . . ............. . ... La psychanalyse n'est pas une psychologie des profondeurs ......................................... . Inconscient, histoire et structure .... . ..... .... . Lettres et places .. .......... . . .... .......... ............. L'inconsCient structuniliste et le droit ..... . . Le sujet �u x;t�n-savoir . . ... .... . . . . . .. .. . ... . SUjet et slgruflant ... . . . ...... .... . .... . ....... . . .. ....
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II. Symbolique et nœud borroméen ............... . Le symbolique de Lacan ..... .......... . . .... . ... . . Le nœud borroméen . . . .. .. .... . .. . .......... . ........
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III. L'imaginaire .. . .. . . .. ........ ..... . . . ... .... .. .. .... L'egopsychology, hier et aujourd'hui ........... L'expérience du miroir et ses produits . .. ... .. Narcissisme et logique de la méconnaissance . . .. . . ..... ............ .......... . .. . .. . Connaissance paranoïaque et imaginaire du contrat . ... . . ................ . ... . . . . ... ... ... . .... .
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IV. L'objet .. . . . .... . ... .. . ... .. . . .. . . .. . . .. .. L'objet perdu, le manque d'objet . ... . . . ... Besoin, demande, désir ................................. Objet a ............................................................ . .
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V. L'objet, la jouissance, le réel ......................... �ai?t�Augustin et l'objet de la dispute . Jundlque ... .. .................. . . .... ....... ........ ... La Chose, la jouissance ................................. Le réel ............................................................. Réel lacanien et logique juridique ........... ....
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VI. Le sujet .. ..... ..... ....... . ......... . . ..... ........... Sujet de droit et sujet de la psychanalyse .... Le sujet, divisé ...... .. .. . . . .. ..... ........ .. . ....... . Sujet supposé savoir et transfert ..... . . . . :.....
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VII. L oi, éthique, politique .............. ........ ....... 100 Crime freudien et droit .... ....... . ...... ...... ...... 1 00 . Désir et loi, impossible et interdit ..... ... ;... 1 03 La Loi, les lois . ...... ... ...... ........ ... ..... . ........ 1 05 Les quatre discours ........ . .. ... .... .. .. . ... .. . . 108 Éthique de la psychanalyse ... . . .. . .. ...... . .. . . 1 1 1 113 Responsabilité et « psycho-juridisme » .. . .. .
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