QUE S AI S - J E ?
Le siècle de Louis XIV HUBERT MÉTHIVIER Inspecteur général de l'Instruction publique Douzième éditio...
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QUE S AI S - J E ?
Le siècle de Louis XIV HUBERT MÉTHIVIER Inspecteur général de l'Instruction publique Douzième édition mise à jour par PIERRE THfBAULT Maître de conférences à PUniversité de Paris X-Nanterre
110' mille
DU MÊME AUTEUR
L'élaboration du Monde moderne, 1715-1815 , Hatier, 1943. Les débuts de l'Epoque contemporaine, 1789-1851, Hatier, 1947. L'Ancien Régime, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », n°925, l r e éd. 1961, 11 e éd. mise à jour 1992. Le siècle de Louis XIII, Presses Universitaires de France, coll. « Que saisje ? », n° 1138, P é d . 1964, 8e éd. mise à jour 1992. Le siècle de Louis XV, Presses Universitaires de France, coll. « Que saisje ? », n° 1229, T éd. 1966, 8e éd. mise à jour 1993. La fin de l'Ancien Régime, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », n° 1411, l re éd. 1970, 7e éd. mise à jour 1993. La France de Louis XIV. Un grand règne ?, Presses Universitaires de France, coll. « Documents », n° 12, 1975. L'Ancien Régime en France, XVT-XVIV-XVIIV siècles, Presses Universitaires de France, coll. « Précis », 2e éd. mise à jour, 1992. La Fronde, Presses Universitaires de France, coll. « L'Historien », n° 49, 1984, 194 p.
ISBN 2 13 045903 X Dépôt légal — 1" édition : 1950 12e édition mise à jour : 1994, janvier © Presses Universitaires de France, 1950 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
INTRODUCTION Nous avons cherché surtout à dégager les traits essentiels du système monarchique que le Grand Roi personnifia. Nous avons voulu savoir comment il a gouverné et comment ce système qu'il a mis en place a pu naître, se développer et imprimer sa marque à son époque et à son milieu, dans quelle mesure enfin il a évolué, il a échoué ou réussi à fonder1. Il importe de préciser préalablement quelques points destinés à redresser ou à dissiper quelques légendes ou illusions tenaces. Louis XIV incarna le Monarque à l'état pur, un certain totalitarisme monarchique, dirions-nous, une manière de régner et de gouverner qui fut une norme idéale pour les autres souverains. Quand, au lendemain du 1er septembre 1715, on dit en Europe : « Le Roi est mort », tout le monde comprit sans ambiguïté qu'il s'agissait du patriarche de Versailles. En divinisant la royauté, en l'exaltant au-dessus des lois humaines, il donna à la fonction royale un caractère quasi solaire et pharaonique : le monarque absorbe la France ; il est lui-même la France. Bossuet dit : « Tout l'Etat est en lui ; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. » Et Louis XIV précise dans son Instruction pour le duc de Bourgogne, son petitfils : « La nation ne fait pas corps en France. Elle réside tout entière dans la personne du roi. » Il n'est pas seulement Roi-Soleil2 dans les fêtes mythologiques de la Cour, ou dans les emblèmes apolliniens des appartements et du parc de Versailles, il l'est aussi dans les rites du culte idolâtrique 1. François Bluche (sous la dir. de), Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, 1990. Riche de 2 413 articles, cet ouvrage est un instrument de travail particulièrement précieux pour tous ceux qui désirent mieux connaître les hommes, les institutions et le milieu dans lequel les rois Bourbons du xvne siècle inscrivirent leur action. 2. Agnès Joly, Le Roi-Soleil, histoire d'une image, Revue de l'Histoire de Versailles, t. 38, 1936, p. 213-235. Nicole Ferrier-.Caverivière, L'image de Louis XIV dans la littérature française de 1660 à 1715, PUF, 1981. 3
de sa vie quotidienne, de son lever à son coucher. Et le Roi Très Chrétien aboutit au paradoxe de créer autour de sa personne une vraie dévotion païenne. Paradoxe d'apparence, car, se sentant de lourds devoirs envers Dieu dont il n'est que le « lieutenant », chargé par Lui du salut et du bonheur de ses sujets, dépositaire et usufruitier viager d'une monarchie héréditaire, il se sent plutôt le premier prêtre de son propre culte royal. C'est plus la royauté que lui-même qu'il veut exalter, et dans ce rôle parfois surhumain, il a officié pendant cinquante-quatre ans avec la même gravité pompeuse et sereine. Son orgueil n'était chez lui que comportement naturel, l'attitude que lui dictait la conscience de son « sacerdoce royal ». Si nous connaissons bien la Cour et la Haute Noblesse par les Mémoires et Correspondances, nous connaissons très mal la France de Louis XIV. Le décor éclatant de Versailles nous aveugle et nous masque la réalité nationale. Déjà le grand historien de Louis XIV, Ernest Lavisse, soulignait les ténèbres qui enveloppaient encore les Français du Grand Siècle. Depuis sa grande synthèse, un peu trop systématique, les travaux des érudits, sur des points particuliers ou régionaux, nous montrent une réalité plus mouvante et bariolée, plus dramatique aussi ; ils révèlent l'ardente vie sociale des diverses provinces, si originales encore, et dont les secrets dorment toujours dans les archives locales, communales, paroissiales, notariales ou particulières1. Le voile à peine soulevé laisse déjà entrevoir l'intense fermentation des provinces, des seigneuries et des paysanneries comme des bourgeoisies urbaines et commerçantes. Théâtre d'une transformation continue, sociale et spirituelle, La France du Grand Roi est encore mal connue. On sait le schéma légendaire d'un xviie siècle immobile dans l'ordre, statique dans la majesté, dogmatique dans un conformisme orthodoxe d'une grandeur sereine, tranquille et soumis sous la férule des ministres, des intendants, des écrivains classiques et des orateurs sacrés ; le vieux mythe d'un xvif siècle figé dans un corps de doctrine inaccessible aux « variations », 1. R. Mousnier, Les institutions de la France sous la Monarchie absolue, PUF, 1974-1980, 2 voL, coll. « Dito », 1990 et 1992 ; Les hiérarchies sociales de 1450 à nos jours, PUF, coll. « L'Historien », n° 1, 1969 ; A. Corvisier, La France de Louis XIV (1643-1715) : ordre intérieur et place en Europe, SEDES, COU. « Regards sur l'Histoire », n° 33, 3e éd., 1990 ; G. Cabourdin et G. Viard, Lexique historique de la France d'Ancien Régime, A. Colin, coll. « U », 4e éd., 1990.
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époque harmonieuse entre un xvie siècle tumultueusement anarchique et un xvme siècle critique, sceptique et démolisseur. Ici encore, nous sommes fascinés et trompés par le ritualisme hiératique de Versailles éblouissant la France et l'Europe, mais on oublie trop que ce mirage n'agit que dans la seconde moitié du règne et la vieillesse du roi, que ses grandes années de gloire et de prépondérance réelle correspondent à sa jeunesse libertine dans une Cour joyeuse et nomade et dans un royaume encore mal soumis. Il faut rappeler que Colbert vit à peine l'installation définitive à Versailles de la Cour sous un maître au despotisme renforcé, devenu solennel, familial et dévot, mais déjà discuté au dehors et au dedans. Colbert n'a guère connu qu'un roi jeune, heureux, fougueux, et n'a vécu que l'amertume des luttes créatrices parfois vaines dans une France rétive. Ce n'est pas une France calme, prospère et disciplinée que Mazarin léguait en 1661 à son monarque et pupille : il avait côtoyé l'abîme avec les désordres politiques et sociaux de la Fronde, la misère économique et les ravages de la guerre, les jacqueries ou la turbulence des nobles et des « robins », les propres « officiers » du roi en pleine révolte, l'agitation janséniste teintée d'opposition, l'ambitieuse ascension d'un cardinal de Retz ou du surintendant Fouquet. « Le désordre régnait partout », dira Louis XIV. Il fallait dompter et reconstruire. Contre les forces morales ou matérielles du passé, le Roi dans ses Conseils, Colbert ou Le Tellier dans leurs bureaux, les Intendants dans leurs provinces, les prélats dans leurs diocèses, Bossuet dans sa chaire, Boileau dans ses vers, Le Brun dans son atelier, ou Molière sur ses tréteaux, tous sont autant de combattants sur la brèche : pour la « maxime de l'ordre » et l'unité de la Monarchie et de la Foi, pour l'autorité de l'Etat, de l'Orthodoxie ou du Goût classique, pour la soumission des esprits et des classes sociales dans une harmonie préétablie des valeurs1. Sans compter les innombrables
1. H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIT siècle, 15981701, Droz, coll. « Histoire et civilisation du livre », n° 3, 1969, 2 vol. ; H.-J. Martin, R. Chartier et J.-P. Vivet, Histoire de l'édition française, t. II ; Le livre triomphant, 1660-1830, Promodis, 1984 ; H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l'écrit, Perrin, coll. « Histoire et décadence », 1988. V. textes dans H. Méthivier, La France de Louis XIV Un grand règne ?, PUF, coll. « Documents », n° 12, 1975 ; E. Le Roy-Ladurie, Le territoire de l'historien, Gallimard, 1973, 2 vol. d'art, réunis, et Histoire du climat depuis l'an mil, Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1967 ; réimpr. coll. « Champs », nw 108 et 122, 1990,2 vol. ; M. Cuénin, Le duel sous l'Ancien Régime, Presses de la Renaissance, 1982 ; F. Billacois, Le duel dans la société française des XVT et XVIT siècles : essai de psychosociologie historique, EHESS, 1986.
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luttes obscures à l'échelle de la province ou du clocher, que de fougueux lutteurs ! Colbert contre les gens de finance ou de négoce, Louvois contre ses propres officiers nobles, Boileau contre Chapelain et consorts ; Jurieu et Brousson, contre l'Etat catholique ; « Anciens » contre « Modernes » ; Jésuites contre Gallicans et Jansénistes ; Intendants contre officiers locaux ; l'infatigable Bossuet contre l'amoralité du jeune roi, contre le pasteur Claude, contre Rome même, contre l'illuminé mystique Fénelon, contre les rationalistes Malebranche et Richard Simon. Partout et sans cesse, disputes et polémiques, résistances et « émotions » populaires, et l'audace des idées prépare des aspirations nouvelles. Quand meurt le Grand Roi, son système est déjà vaincu ou dépassé ; déjà est tout armé l'arsenal idéologique du XVTII6 siècle. Loin d'être un édifice classique et une monarchie dans l'ordre, le Grand Siècle est bien plutôt une lutte grandiose et désespérée pour le triomphe d'un certain ordre ; le règne de Louis XIV est un règne de combat.
On pourrait croire à la richesse à n'en juger que par les efforts budgétaires nécessaires à un Etat fastueux, à la « gloire du roi » en tous domaines. Mais les faits sont là : les expédients financiers des cinq Contrôleurs généraux successifs, le mal qu'eut Colbert à rassembler dès 1662 les 5 millions nécessaires au rachat de Dunkerque aux Anglais, cette hantise monétaire qu'il avoue dès 1670 : « A cette augmentation en numéraire étaient attachées toutes les grandes choses que V. M. a déjà faites et qu'Elle pourra encore faire pendant toute Sa vie. » De cette « famine » de moyens de paiement découlent les fréquentes mutations des monnaies, la fonte des vaisselles d'or et d'argent, les emprunts multiples et toutes les théories économiques du temps : la politique « colbertiste » de réglementation pour diriger et stimuler la production, la nécessité d'exporter pour drainer le métal précieux hispano-américain. Cette constriction monétaire, commune à toute l'Europe, explique la stagnation et même la baisse générale des prix, malgré les oscillations périodiques, de 1650 environ jusque vers 1730. On comprend le pessimisme économique du temps, hostile à tout « laisserfaire » et la croyance à la nécessité d'une « guerre d'argent » (Colbert) comme seul moyen de s'enrichir par la 6
ruine de l'étranger. Dans cette époque de disette monétaire, les résultats du grand règne en paraissent plus merveilleux, tant fut grand l'effort, mais aux dépens des sujets du roi. Dans sa magnificence, le Siècle de Louis XIV est un siècle pauvre, sombre, dur, d'une tension victorieuse. La monarchie absolue et personnelle de Louis XIV n'est que l'aboutissement d'une évolution en marche depuis le xv* siècle : la superposition lente de la raison d'Etat romaine (Lex Rex ; si veut le Roi, si veut la Loi) aux réalités historiques des vieilles « coutumes » nationales. Louis XLV a hérité d'une France hiérarchisée et hérissée d'autonomies multiples appelées « franchises », « libertés » ou « privilèges ». D'un côté certes, on ne discute pas la « pleine puissance », mais on n'admet qu'une monarchie paternelle, tempérée par les lois et ordonnances comme par les droits et coutumes des sujets, une royauté plus arbitrale que despotique, réduite à de hautes fonctions de Justice, de Guerre et de Monnaie. « Sire, nous sommes vos humbles et respectueux sujets, mais avec nos privilèges. » Tout pouvoir n'est pas tout vouloir. D'autre part, Vabsolutisme illimité a aussi sa pratique ancienne et ses théoriciens, de Duprat à Richelieu. Henri IV, Louis XIII même, n'admettent pas d'entraves à leur autorité. Le fait nouveau, qui parut révolutionnaire, fut la réduction générale à l'obéissance, la fin progressive des « remontrances », l'action descendante du pouvoir central au fond des provinces dans un royaume qui, au début du xvif siècle, s'administrait encore lui-même, la lente mise en tutelle, par Richelieu, Mazarin, Louis XIV et ses ministres, de toutes ces autonomies, peu à peu réduites à l'état de simulacres : Etats et noblesses provinciales, Assemblées du Clergé, Gouverneurs de province, Compagnies judiciaires, Corps municipaux. Plus d'Etats généraux ni d'Assemblées de notables ; une noblesse domestiquée, contrainte au service de cour ou de guerre. La « police », c'est-à-dire l'administration du royaume est dès lors aux mains des agents du roi, souvent arbitraires, d'où l'impression de despotisme. Bien plus vrai pour 7
Louis XIV est le mot que Gabriel Hanotaux applique au temps de Richelieu : « De féodale et de cavalière, la royauté devint administrative et bureaucratique. » Le propre de Louis XIV est d'avoir surimposé à la France nobiliaire, cléricale, bourgeoise et rurale, imbue de ses traditions et privilèges, tout un réseau administratif de souche bourgeoise, une souveraineté diluée des bureaux de Versailles aux moindres subdélégués et commis des provinces. Le désenchantement vint de ce que le Roi ne fut plus senti qu'à travers le despotisme « ministériel » et anonyme des fonctionnaires. Cette armature louis-quatorzienne de bureaux et de commis devait durer jusqu'en 17891. 1, V. la synthèse de P. Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français, A. Fayard, coll. « L'Histoire sans Frontières », 1966, nouv. éd. révisée, 1991, et son Ancien Régime, A. Colin, coll. « U », t. I, 6e éd., 1979 ; t. II, 3e éd., 1977 ; P. Goubert et D. Roche, Les Français et l'Ancien Régime, A. Colin, 1984-1985,2e réimpr., 1991, 2 vol. ; J. Dupâquier (sous la dir. de), Histoire de la population française, t. II : De la Renaissance à 1789, PUF, 1991 ; J. Dupâquier, La population française aux XVIT et XVIir siècles, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1786, 2e éd., 1993 ; B. Garnot, La population française aux XVT, XVIP et XVIIT siècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire », T éd., 1988, 2e éd., 1992 ; G. Durand, Etats et Institutions, XVT-XVIIT siècle, A. Colin, coll. « U », 1969 ; P. Léon, Economies et sociétés préindustrielles, t. II : 1650-1780, A. Colin, coll. « U », 1970 ; R. Mandrou, La France aux XVIT et XVIIT siècles, PUF, coll. « Nouvelle Clio », n° 33, 1967, 5e éd. augmentée par M. Cottret, 1993 ; F. Braudel et E. Labrousse (sous la dir. de), Histoire économique et sociale de la France, t. II : Des derniers temps de l'âge seigneurial aux préludes de l'âge industriel, 1660-1789, PUF, 1970 ; R. Picard (sous la dir. de), Le XVIT et le XVIIT siècle, Lidis, 1968 ; P. Chaunu, La civilisation de l'Europe classique, Arthaud, 1966 ; mise au point de R. Mandrou, Louis XIV en son temps, 1661-1715, PUF, coll. « Peuples et Civilisations », t. X, nouv. éd. 1978 ; J. Goy et E. Le Roy Ladurie (travaux rassemblés par), Les fluctuations du produit de la dîme, Mouton, 1973 ; Actes du IT colloque de Marseille sur le XVIT siècle, CRDP, Marseille, 1973 ; Les collections Histoire des provinces et Histoire des villes des Editions Privât, Toulouse, publiées sous la dir. de Ph. Wolff, puis de B. Bennassar et de J. Sentou ; P. Chaunu, Histoire, science sociale, SEDES, 1974, 2e éd., 1984 ; A. Corvisier, La France de Louis XIV, 1643-1715, ordre intérieur et place en Europe, SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », n° 33, 3e éd., 1990 ; Louvois, Fayard, 1983 ; J.-P. Labatut, Louis XIV, roi de Gloire, 1638-1715, Imprimerie Nationale, 1984, et Fr. Bluche, Louis XIV, Fayard, 1986; F. Autrand, éd., Prosopographie et genèse de l'Etat moderne, Paris, coll. de « L'Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles », n° 30, 1986.
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Chapitre I LA FRANCE EN 1661 Louis XIV, né à Saint-Germain le 5 septembre 1638, roi le 14 mai 1643, proclamé majeur en 1651, avait vingt-deux ans et demi le 9 mars 1661, quand il prit en main le gouvernement, à la mort du « principal ministre d'Etat », ce grand fourbe et grand charmeur de Mazarin1. Ce « pauvre M. le Cardinal » lui remettait une France aux blessures encore vives, mais dont les 19 millions de sujets faisaient de beaucoup la première puissance européenne. Impression d'inachèvement toutefois, tant dans l'organisation monarchique interne que dans les frontières du royaume. D'ailleurs, le contraste est frappant entre la grandeur extérieure de la France et son « dérèglement » intérieur. Si, au-dehors, Mazarin a fait de son roi l'arbitre de l'Europe et de la paix2, il n'a, au-dedans, malgré sa souplesse tenace, qu'amorcé la restauration de la « pleine-puissance » royale et laissé en place un véritable imbroglio gouvernemental et financier. Ministre empirique, il vit au jour le jour par une gestion toute d'expédients tortueux et souvent intéressés. Malgré son opulence3 fastueuse et prodigue et malgré la loyauté solide des grands services rendus, il n'a jamais pu dépouiller complètement en lui l'aventurier, le « condottiere d'Etat », le Pantalon, disait Retz. Mais Louis XIV lui doit beaucoup, 1. G. Dethan, Mazarin, un homme de paix à l'âge baroque (16021661), Imprimerie Nationale, 1981 ; P. Goubert, Mazarin, Fayard, 1990. 2. L. Bély, Y.-M. Bercé, J. Bérenger, A. Corvisier, Ph. Loupes, J.P. Kintz, J. Meyer et R. Quatrefages, Guerre et paix dans l'Europe du JTK//!^cfe,SEDEs,coll.«Regardssurl,Histoire»,n0,77, 78et79,1991,3vol. 3. D. Dessert, Pouvoir etfinanceau xvne siècle : la fortune du cardinal Mazarin, RHMC, t. XXIII, avril-juin 1976, p. 161 à 181 ; du même : Le « laquais-financier » au Grand Siècle : mythe ou réalité ?, XVÎT siècle, n° 122, janvier 1979, et sa thèse (1983), sur Lesfinancierssous Louis XIV. A ce titre il fait paraître Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, A. Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1984 ; Cl. Dulong, La fortune de Mazarin, Perrin, 1990 : enquête rapide et synthétique qui révèle le génie inventif dont fit preuve le cardinal pour tirer bénéfice des trafics les plus divers (armes, diamants, œuvres d'art) et pour constituer ainsi la fortune la plus considérable de l'Ancien Régime.-
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et le sait : de sages conseils de psychologie politique, le prestige rétabli de sa couronne, une brillante équipe ministérielle. Aussi le respecte-t-il, sans l'aimer vraiment, et ne piaffe-t-il pas trop du désir impatient de gouverner, d'autant plus que, vénérant sa mère, il connaît le grand secret, le lien de cœur, entre Anne d'Autriche et Mazarin. Quelle France reçoit-il alors du tout-puissant premier ministre ? 1. La France en Europe. — Le bilan extérieur de l'époque mazarine est glorieux. Le cardinal lègue au roi la paix générale et un royaume agrandi. Résultat d'autant plus grandiose que Mazarin l'a obtenu dans les pires difficultés financières et dans l'anarchie intérieure. Depuis la signature des traités de Westphalie en 1648, la paix régnait avec l'Empire. La France et la Suède, co-garantés des traités, avaient droit de regard à la Diète de Ratisbonne sur les affaires allemandes. Si Mazarin dut vite abandonner en 1657 son rêve éphémère de faire élire Empereur Louis XIV contre l'archiduc Léopold, l'influence française en Allemagne, surtout à l'Ouest, était profonde : la Ligue du Rhin de 1658, garantit la neutralité de ses membres, tampons entre l'Empereur et la France, et groupa, outre de petits princes allemands stipendiés, les trois archevêques-électeurs rhénans, Mayence, Cologne et Trêves, vrais clients de Mazarin. En outre, le roi de France avait obtenu en 1648 les droits de l'Empereur en Alsace, que Louis XIV put préciser, étendre et faire valoir patiemment. L'Espagne de Philippe IV, frère d'Anne d'Autriche, comptant sur l'appui de la noblesse rebelle des Frondeurs, a continué la guerre jusqu'à total épuisement, en novembre 1659. Le premier prince du sang, Condé, oubliant Rocroi se mit au service de l'Espagne en haine de Mazarin, mais se fît battre aux Dunes par Turenne en 1658. De fait, il fallut aussi, pour l'abattre et enlever Dunkerque, l'appui de l'alliance anglaise avec le régicide hérétique Cromwell. Aussi Mazarin conclut-il avec lui un accord opportun, bravant l'opinion française catholique très favorable à la veuve de Charles Ier, Henriette-Marie de France, réfugiée au Louvre. Il fallut aussi, au temps de l'idylle de Louis XIV et de Marie Mancini, brisée par l'oncle Mazarin, la comédie de Lyon où la Cour de France simula un projet de mariage du roi avec sa cousine Marguerite de Savoie, pour forcer Madrid à offrir au plus tôt l'infante Marie-Thérèse avec la paix. Les deux Cours se rencontrèrent sur la Bidassoa et, dans l'île des Faisans, Mazarin et don Luis de Haro négocièrent âprement. La grosse épine était l'amnistie du prince de Condé, avec restitution de ses biens et dignités, finalement accordée. 10
Territorialement, le 7 novembre 1659, la France obtient le Roussillon, la Cerdagne, l'Artois (moins Aire et Saint-Omer) et l'amorce d'une ligne de places au Nord : Gravelines et Bourbourg en Flandre ; Le Quesnoy, Landrecies, Avesnes en Hainaut ; Philippeville et Marienbourg dans l'évêché de Liège ; Ivoi, Montmédy, Damvillers, Thionville, dans le duché de Luxembourg ; le Barrois, le Clermontois, Dun, Stenay, Jametz et une route stratégique d'une demi-lieue de large vers Metz et l'Alsace dans le duché de Lorraine rendu comme un manteau troué à son duc, l'errant et romanesque Charles IV. Au total, ébauche d'une frontière militaire, avec places avancées et jalons d'avenir vers ces Pays-Bas rêvés dont Mazarin parle comme d'un « boulevard inexpugnable ». Mais l'œuvre paraît inachevée, avec une multitude d'enclaves mal définies. Il est vrai qu'on n'a nullement alors le concept d'une frontière linéaire ; il y a bien plutôt une zone de transition où l'on passe insensiblement de la souveraineté française à celle de l'Empire. La Lorraine reste fief impérial, et même villes et seigneuries d'Alsace n'ont pas rompu tout lien avec le corps germanique. Il y a une question d'Alsace dont la cession à la France est trop peu claire : sur l'Alsace, expression géographique, le roi n'a qu'une vague suzeraineté héritée de l'empereur, soit le Sundgau et Brisach1 (la ville-pont), le landgraviat de Haute et Basse-Alsace et la préfecture de la Décapole alsacienne, mais Strasbourg, ville libre impériale, et Mulhouse, alliée perpétuelle du canton de Bâle, restent républiques indépendantes. Enfin Louis XIV, qui n'a jamais eu l'idée de soi-disant frontières naturelles* (il n'a jamais songé à conserver Chambéry ou Nice), a toujours recherché une frontière stratégique (il a pourtant pris, rendu et repris la Franche-Comté et rendu finalement la Lorraine) : il ne peut oublier que l'Anglais est à Dunkerque et surtout que l'Espagnol est à Saint-Omer, à Lille, à Cambrai, à Douai, à Valenciennes, à Maubeuge, à Luxembourg, à Vesoul, à Dôle et à Besançon. L'Alsace, les Trois-Evêchés, Arras et les places du Hainaut restent trop « en l'air ».
Cependant, le mariage franco-espagnol3 eut lieu à Saint-Jean-de-Luz, le 9 juin 1660, et le 26 août, devant la 1. il s'agit de Vieux-Brisach, française jusqu'en 1697. 2. V. les travaux de G. Zeller, La Monarchie d'Ancien Régime et les frontières naturelles, Revue d'Histoire moderne, 1933, et Histoire d'une idée fausse, Revue de Synthèse historique, 1936 ; G. Livet, L'équilibre européen. De la fin du XV à la fin du XVIIf siècle, PUF, coll. « L'Historien », n° 28, 1976. 3. Cl. Dulong, Le mariage du Roi-Soleil, Albin Michel, coll. « L'Homme et l'Evénement », 1986.
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reine-mère heureuse de cette union dynastique, les jeunes époux faisaient dans leur « bonne ville » de Paris une entrée solennelle, célébrée par Racine dans son Ode aux Nymphes de la Seine. Louis XIV escomptait un jour faire valoir les « droits de la reine » à la succession espagnole en exploitant le non-paiement de la dot de 500 000 écus d'or, car dit-il, il y a « jalousie essentielle entre France et Espagne », une « espèce d'inimitié que les traités peuvent couvrir, mais n'éteignent jamais... on ne peut élever l'une sans abaisser l'autre ». Mazarin parchevait son œuvre en 1660 en imposant sa médiation dans la paix du Nord entre les divers Etats baltiques et en préparant le mariage de Monsieur, frère de Louis XIV, le duc Philippe d'Orléans, avec leur cousine Henriette d'Angleterre, sœur du roi restauré Charles II Stuart. La prépondérance française était indiscutée. 2. Le royaume et l'Etat. — A l'intérieur, achèvement presque terminé de l'unité, sauf quelques fiefs comme la principauté de Dombes (à la Grande Mademoiselle), la principauté d'Orange (à la Maison hollandaise d'Orange-Nassau), le duché de Nevers (à Philippe Mancini), et l'enclave pontificale du Comtat d'Avignon. Mais bien des pays gardent des « libertés » d'origine féodale, et n'obéissent au roi qu'en tant que comte de Provence, duc de Bretagne ou roi de Navarre. Ces franchises locales, exprimées par des Etats provinciaux ou Assemblées des Trois Ordres, n'offrent plus guère de danger pour l'autorité royale. Ces « Etats » toutefois votent, répartissent et lèvent eux-mêmes l'impôt, en Bretagne, en Bourgogne, en Languedoc, en Provence, en Artois et dans le Cambrésis, dans le Quercy, dans le Rouergue, dans le Périgord, dans le vicomte de Turenne, dans le Béarn et dans les vallées pyrénéennes. Ces Assemblées disparaissent alors en Auvergne et en Normandie, où les « officiers » du roi n'ont plus d'entraves à leur fiscalité. Le roi est loin d'être maître absolu du royaume, — Outre l'autonomie administrative des provinces à « Etats », il y 12
a celle des communautés d'habitants, villes, bourgs et villages. Autant de petites républiques qui gèrent leur « police » et leur budget, souvent sous le regard des officiers du seigneur. Au-dessus, la « police » des « officiers » royaux administre et juge à la fois (ceux qui rendent des arrêts et qui jugent les contrevenants). Ces « officiers », environ quarante à cinquante mille1, groupés en « compagnies », se sentent assez indépendants du Conseil d'Etat, du fait qu'ils sont propriétaires de leurs charges par vénalité et hérédité, propriété consacrée par la Poulette, ou « droit annuel » d'un soixantième de la valeur d'achat dont le Trésor les taxe2 : le roi aliène ainsi des parcelles de souveraineté. C'est la ruée des bourgeois enrichis par le négoce vers les offices, petits et grands, qui exemptent de la taille et confèrent autorité et prestige. Au Parlement de Paris, une présidence à mortier vaut 350 000 livres, une charge de conseiller 100 000. Ces officiers forment une double hiérarchie, l'une d'origine surtout judiciaire, depuis le xine siècle, l'autre d'origine financière, depuis le xvie siècle. D'une part, les Conseils de bailliage (ou de sénéchaussée) où le bailli ou sénéchal, noble d'épée, n'a plus qu'un rôle d'apparat auprès de ses lieutenants civils et criminels, « gens de robe ». Mais ces derniers sont placés dans la dépendance des bailliages présidiaux, une centaine, depuis Henri I I . D'autre part, l'administration financière (au-dessus des paroisses, dont les collecteurs élus répartissent et lèvent la taille à leurs risques et périls) comporte d'abord des Elus (officiers de répartition) : une Election est un canton fiscal, dans les pays sans Etats provinciaux. Au-dessus sont les Trésoriers de France et Généraux des Finances, groupés en Bureaux des Finances dans vingt-quatre circonscriptions appelées Généralités. Chargés de la répartition des impôts entre élections et paroisses, ils sont flan-
1. D'après les travaux de G. Pages et J. E. Esmonin, Cf. infra, p. 14 et 93, n. 1. V. surtout XVÎT siècle, n° 42-43 (1959) : Serviteurs du roi. 2. Cf. la thèse de R. Mousnier sur la Vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, PUF, coll. « Hier », nouv. éd., 1971, qui souligne l'ascension de cet Ordre des Officiers, marchepied entre la Bourgeoisie et la Noblesse. 3. Il faut aussi mentionner de multiples petites juridictions spécialisées : les Greniers à sel, les Grueries des Eaux et Forêts, les diverses Amirautés (pour les prises), la Connétablie et Maréchaussée de France (dont les prévôts assurent la police des grands chemins et du « plat pays »), les prévôtés et vigueries, etc.
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qués de Receveurs généraux et particuliers, riches financiers qui souvent prêtent au roi par anticipations1. L'édifice administratif et judiciaire est couronné par les Cours souveraines, vrais tribunaux d'appel : les Chambres des Comptes et les Cours des Aides pour le contentieux fiscal et la révision des comptabilités, et surtout les Parlements judiciaires : Paris, Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Rouen, Aix, Dijon, Rennes, Pau, Metz et les Conseils souverains d'Alsace et d'Artois. Celui de Paris englobe un tiers du royaume, d'Amiens à Aurillac. Bariolage juridique : coutumes provinciales multiples et, dans le Midi, le droit romain. On peut faire appel de tout arrêt au Conseil du Roi, cassation suprême. Le pouvoir central du Conseil est simple. — Mazarin
dirige tout avec ses intimes collaborateurs : le Chancelier de France, garde des Sceaux (Pierre Séguier, de 1633 à 16722, premier officier du royaume, président-né du Conseil d'Etat, porte-parole du roi devant les Cours souveraines et chef de toute l'administration civile et judiciaire, les quatre Secrétaires d'Etat (dont le principal est Michel Le Tellier, secrétaire de la Guerre depuis 1643, discret, fidèle, insinuant et patelin, mais énergique et laborieux), qui se partagent toute la correspondance administrative et diplomatique (ce sont d'anciens Conseillers d'Etat), et le Surintendant des Finances, l'habile et indispensable Nicolas Fouquet, procureur général du Parlement de Paris. Mazarin lui donne un collègue, co-surintendant, en 1653, le rude Abel Servien, négociateur de la paix de Westphalie, chargé des dépenses. Fouquet, en raison de ses accointances avec les financiers, est chargé des recettes, trouve de l'argent par tous les moyens, même les pires, et fait vivre l'Etat3. Il faut comprendre dans cette équipe mazarine le diplomate Hugues de Lionne, neveu 1. J.-P. Charmeil, Les Trésoriers de France à l'époque de la Fronde, contribution à l'histoire de l'administration française sous l'Ancien Régime, A. et J. Picard, 1964. 2. Cf. la publication par R. Mousnier des Lettres et Mémoires adressés au chancelier Séguier (1633-1649), PUF, 1964, 2 vol. 3. L'étude de son rôle et de sa personnalité a été, en partie, renouvelée par D. Dessert, Fouquet, Fayard, 1987.
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de Servien, chargé sans titre des Affaires étrangères, et Jean-Baptiste Colbert1. Colbert, né en 1619 d'un marchand « grossier » de Reims, est tout jeune, grâce à son cousin Colbert de Saint-Pouange (beaufrère de Le Tellier), commis aux bureaux de la Guerre. Conseiller d'Etat en 1649, il est cédé par Le Tellier à Mazarin auquel il s'attache comme « domestique », homme de confiance à tout faire, avant d'être nommé Intendant des Finances. Le Cardinal n'a jamais su tenir un compte et Colbert fait un rude apprentissage de comptable. Il débrouille cet imbroglio et s'occupe de tout le détail : il gère les biens, achète les collections, livres, statues ou tableaux de son maître, choisit son bétail et sa basse-cour, ses habits, jusqu'au linge de ses nièces et « aux tasses de porcelaine des confitures de la Reine ». La Correspondance montre qu'il s'occupe déjà de tout ce qui concerne aussi l'Etat et conseille le Cardinal. Sans vraiment rétablir l'ordre, Mazarin restaure une autorité relative. — Revenu tout-puissant en février 1653, Mazarin est adulé par la foule de ceux qui veulent rentrer en grâce et par la bourgeoisie parisienne. Il conseille à Fouquet de payer exactement les rentes : Turenne est comblé, des prélats sont nommés, le Premier président Pomponne de Bellièvre reçoit 300 000 livres pour l'engager à calmer le Parlement ; les nièces du Cardinal sont mariées à des Grands pour les attacher. Mazarin a toujours besoin d'argent, surtout pour la guerre espagnole. Tandis que Servien réprime les abus des officiers et des gouverneurs, le Parlement ose de nouveau discuter l'enregistrement d'éditsfiscaux: le 13 avril 1655, le jeune roi, crâne et désinvolte, en bottes de chasse et fouet en main, arrive impromptu et interdit au Parlement stupéfait d'en délibérer. Pour réussir les emprunts, Fouquet, qui a seul du crédit, est l'intermédiaire forcé entre le roi et les gens d'affaires, prête au roi à un taux usuraire les 1. Héroïsé par E. Lavisse et par P. Boissonnade, il a été « démystifié » par P. Goubert qui voit en lui un disciple de Richelieu, un commis consciencieux, laborieux, obstiné, maniaque des règlements, nourri d'illusions économiques. Son génie ? Energie, travail, dévouement. J.-L. Bourgeon, Les Colbert avant Colbert. Destin d'une famille marchande, PUF, coll. « Dito », 1973, nouv. éd. 1986 ; D. Dessert et J.-L. Journet, Le « lobby » Colbert : un royaume ou une affaire de famille, Annales ESC, 1975-1976, p. 1303 ; J. Meyer, Colbert, Hachette, 1982 ; Le Poids de l'Etat, PUF, coll. « Histoires », 1983.
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sommes empruntées. Mazarin reconnaissant le traite en sauveur. Fouquet est encore fortifié par la mort de Servien : il a seul tout l'ordonnancement des dépenses. Il ne connaît plus de frein, achète Belle-Isle, bâtit Vaux-le-Vicomte, s'entoure d'une Cour attachée par ses largesses. Mais il est surveillé de près et dénoncé par Colbert qui (Mémoire au roi d'octobre 1659) révèle tout son trafic et propose les remèdes d'une gestion régulière. Le désordre financier est dû autant à Mazarin qu'à Fouquet, le cardinal étant associé au prêt usuraire que le surintendant fait à l'Etat. Remords ou prudence, il pensa léguer au roi sa fabuleuse fortune et trembla un moment de le voir accepter. Il faut dire qu'il en usa largement dans un intelligent mécénat : le Collège des Quatre-Nations, la Bibliothèque mazarine, l'Académie de peinture et sculpture, etc. Au total, ministère très actif, assez louche dans sa gestion, mais les nécessités de la guerre expliquent bien des choses. Le plus précieux legs de Mazarin au roi est, avec une paix glorieuse, sa Triade de fidèles serviteurs, Le Tellier - de Lionne - Colbert, auxquels il faut associer de nombreux et précieux collaborateurs dont l'un des plus notables est Louis Berryer1. 3. La vie sociale2. — Le fait dominant est la misère générale, consécutive aux guerres et à la Fronde, renforcée par la crise économique et agricole des années 1657 à 1662, signalée par tous les contemporains, de Racine (dans la Nymphe de la Seine) à Bossuet (dans son Sermon de Carême de 1662 devant le roi au Louvre), sans compter l'ambassadeur vénitien Nani qui montre dans toutes les provinces « misère et ruine ». Famines et épidémies engendrent une effrayante mortalité. Blessures partiellement pansées par l'apostolat charitable de saint Vincent de Paul, protégé par la reine mère, à l'aide de ses Lazaristes et de ses Filles de la Charité, par de nombreuses « aumôneries » religieuses et par les œuvres de la Compagnie du Saint-Sacrement. Il y a même en 1656 un essai d'assistance d'Etat par la fondation 1. F. Dornic, Une ascension sociale au XVIT siècle. Louis Berryer, agent de Mazarin et de Colbert, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université de Caen, 1968. 2. La Qualité de la vie au XVIT siècle : VIIe Colloque du CMR, 17, in Marseille, n° 109/2, 1977 ; R. Chartier, M.-M. Compère, D. Julia, L'éducation en France, XVT-XVIIT siècle, CDU-SEDES, 1976; J. de Viguerie, L'institution des enfants. L'Education en France, XVT-XVIIT siècles, Calmann-Lévy, 1978.
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de Y Hôpital général de Paris (Salpêtrière), à la fois hôpital, hospice d'indigents et semi-prison poux la foule des vagabonds et des prostituées1. Le fait moral essentiel est la puissante armature chrétienne de la vie française, du baptême aux derniers sacrements. Elle a été régénérée par le profond Renouveau catholique du temps de Louis XIII qui a fait du xvif siècle un siècle de saints. On ne peut citer les innombrables fondations religieuses ou les réformes d'anciennes congrégations, accompagnées d'une vraie « ruée vers les cloîtres ». C'est le siècle du P. de Bérulle, introducteur du mysticisme espagnol, de l'ordre du Carmel et fondateur de l'Oratoire ; du P. Joseph et de ses Missions de Capucins; de « Monsieur Vincent » qui mourut en 1660 et de son aide, sainte Louise de Marillac; de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantai ; du curé Olier et de son séminaire modèle de Saint-Sulpice, dont l'œuvre s'étendit jusqu'au Canada. Les Jésuites sont partout, confesseurs des rois et de la Cour, professeurs de collèges, missionnaires canadiens. Leurs rivaux enseignants sont les Oratoriens, les Eudistes (du P. Eudes, frère de l'historien Mézeray) et enfin les « Messieurs » de Port-Royal dans leurs « petites écoles ». La Compagnie du Saint-Sacrement depuis 1630, société secrète laïque, pénètre dans tous les milieux, y exerce la charité, surveille aussi l'orthodoxie et les pratiques cultuelles, devient enfin par son espionnage et par ses dénonciations la « Cabale des Dévots ». La vie religieuse est si intense qu'elle est dominée par le duel des deux règles spirituelles : la conception laxiste ou « moliniste » des Jésuites, partisans d'une religion mondaine et sociale aux « sentiers fleuris », fondée sur la raison et sur le libre arbitre, et la conception rigoriste des Jansénistes, partisans d'une religion aus1. P. Deyon, A propos du paupérisme au milieu du xvne siècle : peinture et charité chrétienne, Annales ESC, janv. 1967 ; Fr. Lebrun, La vie conjugale sous l'Ancien Régime, A. Colin, coll. « U2 », n° 238, 3e éd. 1985 ; A. Armengaud, La famille et l'enfant en France et en Angleterre au XVF au XV11T siècle, SEDES, 1975 ; J.-P. Gutton, La société et les pauvres en Europe, XVF-XVIIF siècle, PUF, coll. « L'Historien », n° 18, 1974 ; R. Pillorget, La tige et le rameau. Familles anglaise et française, XVFXVIIF siècle, Calmann-Lévy, 1979; A. Lottin, Chavaite, ouvrier lillois, contemporain de Louis XIV, Flammarion, 1979 ; M. Albistur et J.-R. Armogathe, Histoire du féminisme français, Ed. des Femmes, 1977 ; A. Burgière, C. Klapisch-Zuber, M. Segalen, F. Zonabend (sous la dir. de), Histoire de la famille, A. Colin, 1986, 2e éd., 1988, 2 vol. ; B. Geremek, Les fils de Caïn. L'image des pauvres et des vagabonds dans la littérature du XV au XVIIF siècle, Flammarion, 1991.
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tère, fataliste, intérieure, et qui puise sa doctrine de la Grâce et de la Prédestination chez saint Augustin et chez l'évêque belge Jansénius. Le Jansénisme1 introduit sous Louis XIII par l'abbé de SaintCyran, confesseur de l'abbaye cistercienne de Port-Royal, réformée par la Mère Angélique Arnauld, a vite gagné une élite bourgeoise parisienne, surtout une grande famille d'avocats, les Arnauld et leurs parents, les Lemaître. Antoine Arnauld (16121694), 1' « athlète de la secte », condamne la Fréquente Communion (chère aux Jésuites), exalte la dignité sacerdotale, rejoint le Gallicanisme, car le Jansénisme est à la fois dogme, culte, morale et discipline. La doctrine a vite des adeptes à Paris dans les milieux parlementaires et le clergé séculier paroissial. Dans le vallon de Port-Royal-des-Champs, qui double l'abbaye parisienne de la rue Saint-Jacques, dans leur « Thébaïde » de la maison des Granges, méditent et enseignent les « Messieurs », les « Solitaires », ces doux, graves et pieux érudits, les Arnauld2 et les Lemaître, le médecin Hamon, maître de Jean Racine, Lancelot le grammairien, Pierre Nicole et Singlin qui ramène à Dieu Mme de Longueville. La Sorbonne en 1649 ouvre Tère des polémiques en condamnant cinq propositions tirées de Jansénius. Par une bulle de 1653, Rome approuva la Faculté de Théologie. Les Jansénistes, qui ne voulaient ni se soumettre ni sortir de l'Eglise, soutinrent toujours que les cinq propositions n'étaient pas à la lettre dans Jansénius. Mazarin fit préparer par l'archevêque de Toulouse, Marca, et le P. Annat, confesseur du roi, un Formulaire doctrinal que devraient signer les religieux suspects de jansénisme. Là-dessus Pascal publia en 1656, après le miracle de la Sainte-Epine sur sa nièce, la petite Périer, pensionnaire de Port-Royal, ses mordantes Lettres
1. Françoise Hildesheimer, Le jansénisme. L'histoire et l'héritage, Desclée de Brouwer, coll. « PEMC », 1992. 2. Arnauld d'Andilly, dont le Journal est précieux, fut particulièrement protégé par Anne d'Autriche : son fils fut le diplomate Pomponne. V. les ouvrages de J. Orcibal, Saint-Cyran et le Jansénisme, Le Seuil, 1961 ; Jansénius d'Ypres (1585-1638) (Etudes augustiniennes, e1989) ; L. Cognet, Le Jansénisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 960, 6 éd., 1991 ; F. Hildesheimer, Le Jansénisme en France aux XVIT et XVUT siècles, Publisud, 1992 ; Le Jansénisme. L'histoire et l'héritage, Desclée de Brouwer, coll. « PEMC », 1992 ; Ch.-Julien-Eymard d'Angers, Pascal et ses précurseurs, Nouv. Edit. latines, 1954 ; J. Calvet, La littérature religieuse de François de Sales à Fénelon, éd. Del Duca, coll. « Histoire de la littérature française », t. V, 1936 ; R. Taveneaux, La vie quotidienne des Jansénistes, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1973, et Jansénisme et prêt à intérêt, Vrin, 1977 ; Dictionnaire de spiritualité : les art. « France » et « Jansénisme » ; R. Taveneaux, Le catholicisme dansMla France classique (16101715), SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », n 34 et 35, 2 vol., 1980 ; Jean Racine, Abrégé de l'histoire de Port-Royal, Ed. La Pléiade. 18
provinciales contre la casuistique des Jésuites1. En outre, PortRoyal eut le tort aux yeux de Mazarin d'avoir une teinte politique, par ses attaches avec les milieux parlementaires et les restes de la Fronde princière : Conti, sa sœur la duchesse de Longueville donnaient dans la dévotion janséniste. Le plus compromettant de ces sympathisants était le cardinal de Retz, l'archevêque de Paris réfugié à Rome depuis son évasion de 1654. Les plumes de Port-Royal soutinrent le clergé parisien qui réclamait son archevêque, ce que Mazarin et Louis XIV ne pardonnèrent pas : la secte était pour eux une coterie politique, un refuge de rebelles. Fin 1660, le Conseil du roi condamna au feu les Provinciales et l'Assemblée du Clergé rendit la signature du Formulaire obligatoire. La police expulsa de Port-Royal en avril 1661 les pensionnaires et les novices, avec défense d'en recevoir d'autres. La « grande persécution » s'abattit sur le vallon, que durent quitter les Solitaires. Arnauld et Nicole se cachèrent. Mazarin conseilla au roi avant de mourir de ne souffrir ni la secte des Jansénistes, « ni seulement leur nom ». La structure sociale est une hiérarchie de corps, de privilèges, de préséances et de mépris. Les Trois Ordres, de statut juridique, ne correspondent pas à la réalité complexe des classes sociales et fondées sur les sources et catégories de revenus. Armature d'ailleurs très souple, car le fait primordial du temps est Yascension continue des familles, le renouvellement des « élites » sociales, la ruée vers les terres, les offices et Vanoblissement. Les capitaux s'investissent en domaines et en offices royaux : ils se stérilisent ainsi, évitant le risque de fructueuses mais aléatoires entreprises commerciales, au rebours des capitaux anglais et hollandais2. Que de « seigneurs », nobles d'épée ou de robe, sortis assez fraîchement de la roture, dont l'ancêtre était petit tabellion ou maître-marchand ! Un exemple entre mille : le maréchal, duc et pair de Villeroy, gouverneur du jeune Louis XIV et bientôt chef du Conseil royal des Finances, et son frère, l'archevêque de Lyon, ont pour aïeul un robin, secrétaire d'Etat d'Henri III, d'Henri IV et de Louis XIII, et l'ancêtre nommé Neufville, marchand de poisson de mer dans la capitale, avait réussi à acheter 1. J. Mesnard, Œuvres complètes de Pascal, Desclée de Brouwer, coll. « Bibliothèque européenne », 1992. 2. R. Taveneaux impute à l'empreinte janséniste le mépris du prêt à intérêt, de la spéculation, de l'esprit d'entreprise.
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une petite charge. L'inverse se produit : des seigneurs « économiquement faibles », ont vendu leur domaine proche, et n'ont pour revenus que quelques droits sur les « censives » de leur « directe seigneuriale ». La seigneurie est la cellule de base de la France, toute rurale et agricole. Le seigneur garde pour lui son domaine proche ou « réserve » qu'il fait gérer par un régisseur ou intendant, tel l'abbé Rahuel pour les terres bretonnes de Mme de Sévigné, parfois un fermier général. Des brassiers (journaliers) et des corvéables la cultivent. Le reste, le « directe », comprend, outre les communaux (bois et terres vagues et vaines), les « censives » ou tenures en parcelles des « vassaux » (tenanciers), paysans locataires perpétuels ayant le domaine « utile » contre un cens modique et de nombreuses charges. Il y a de la marge entre les riches « laboureurs » et la foule misérable des brassiers, ouvriers agricoles n'ayant guère qu'un petit lopin. Ils sont souvent privés de leurs droits d'usage, et de vaine pâture quand le seigneur, par « droit de triage », enclôt une partie des communaux. Il y a peu de fermages en argent, mais surtout des métayages à mi-fruits (redevances en nature)1, sur le 1. V. l'étude modèle publiée en 1922, et rééditée depuis lors, de G. Roupnel, La ville et la campagne au XVIP siècle. Etude sur les populations du pays dijonnais, A. Colin, coll. « Bibliothèque générale de l'Ecole pratique des Hautes Etudes », 1955 ; les travaux de M. Venard, Bourgeois et paysans au XVIP siècle. Recherche sur le rôle des bourgeois parisiens dans la vie agricole au sud de Paris au XVIP siècle, SEVPEN, coll. « Les Hommes et la Terre », t. III, 1957, et les thèses d'histoire générale de : E. Mireaux, Une province française au temps du Grand Roi : la Brie, Hachette, 1958 ; P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l'histoire sociale de la France du XVIP siècle, SEVPEN, 1960 ; EHESS, coll. « Démographie et Société », n° 3, nouv. éd. 1983, 2 vol. ; E. Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc, SEVPEN, EHESS, coll. « Civilisations et Sociétés », 42, 1966, 2 vol. ; nouv. éd., 1974 ; Mouton de Gruyter, ibid., 1974; Flammarion, coll. « Champs », 7, éd. abrégée, 1977 ; R. Baehrel, Une croissance : la Basse-Provence rurale depuis la fin du XVP siècle jusqu 'à la veille de la Révolution, SEVPEN, EHESS, coll. « Démographie et Société », 6, 1961 ; P. Deyon, Amiens, capitale provinciale, étude sur la société urbaine au XVIP siècle, Mouton, 1967 ; J. Dupâquier, Statistiques démographiques du Bassin parisien, 1636-1720, Gauthier-Villars, 1977, 2e éd., 1979 ; J.-P. Gutton, La sociabilité villageoise dans l'ancienne France, Hachette, 1979, et Villages du Lyonnais sous la Monarchie, Lyon, 1978 ; B. Bonnin, Le Dauphiné au XVIP siècle, 1980 ;
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domaine « proche ». Les m o d e s de tenure d u sol varient selon les provinces. Les paysans, dans leur vie rude, gardent un vieux fond de sauvagerie et sont déjà souvent les « animaux farouches » de La Bruyère, parfois à peine christianisés, comme en Bretagne ou en Dauphiné. La misère paysanne a une double origine : a) On ne cultive guère que de la vigne, alors très étendue, et des « blés » souvent pauvres (orge, seigle), avec jachères et souvent deux ou trois ans de repos. De cette monoculture résultent les famines des mauvaises années ; b) Le paysan succombe sous une triplé charge : les impôts du roi, les dîmes du clergé et les redevances du seigneur (cens et rentes, champart, banalités, etc.1). Tous, laboureurs, métayers, brassiers, des « coqs de paroisse » aux pauvres « mainmortables », sont les « mulets » de la société. Il s'y ajoute bien des causes. L'Intendant de Dijon écrit en 1667 : « Tous les communaux ayant été usurpés ou par les seigneurs ou par des personnes d'autorité, les pauvres paysans n'auront garde de se plaindre si on les maltraite. » Enfin, les seigneurs font reviser leurs terriers (inventaires des tenures de leurs fiefs) et ressuscitent de vieux droits, ou par des tours de passe-passe réclament des arriérés de grains les années où le blé est rare et cher, sans compter les usuriers qui rendent, selon l'Intendant de Bourges en 1665, les paysans plus misérables que les « esclaves de Turquie et les paysans de Pologne ». En 1669, le publiciste Hay du Châtelet, vite disgracié, note : « Ce qui presse davantage, c'est de rétablir la campagne. »2 G. Frêche, Toulouse et la région Midi-Pyrénées au siècle des Lumières, vers 1670-1789, Cujas, 1976 ; J. Jacquart, Paris et l'Ile-de-France au temps des paysans (XVf-XVITsiècles), Publications de la Sorbonne, 1990. Vue d'ensemble dans E. Le Roy Ladurie (sous la dir. de), H. Neveux et J. Jacquart, L'âge classique des paysans de 1340 à 1789, Seuil, coll. « L'Univers historique », sous la dir. de G. Duby et A. Wallon, « Histoire de la France rurale », t. II, 1975 ; coll. « Points-Histoire », 167, 1992. B. Garnot, Les villes en France aux XVT-XVIT-XVIIT siècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire», 1992. 1. Sans compter les corvées et les charrois. 2. R. Mousnier, Paris, capitale au temps de Richelieu et Mazarin, Pedone, 1978, et Fureurs paysannes ; les paysans dans les révoltes du XVIT siècle, Calmann-Lévy, 1967; G. Dethen, Paris au temps de Louis XIV, Diffusion Hachette, coll. « Nouvelle Histoire de Paris », 1990 ; Y.-M. Bercé, Histoire des Croquants, Droz, 1974, 2 vol. ; nouv. éd., Le Seuil, coll. « L'Univers historique », 1986, et Fête et révolte, Hachette, 1976 ; G. Duby et A. Wallon (sous la dir. de), Histoire de la France rurale, t. II; cf. supra, p. 20-21, n. 1.
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La Bourgeoisie, qui est à elle seule le Tiers Etat, offre bien des échelons : en bas, les maîtres-artisans et les gens de « métiers », maîtres des oligarchies municipales, comme les Six-Corps de Paris ; les petits officiers : notaires, procureurs (avoués), greffiers, sergents (huissiers), puis les officiers de justice et de finance, les médecins et les avocats, parfois éminents à Paris tel le médecin Guy Patin, aux Lettres moliéresques ; enfin les financiers, les armateurs, et les « fabricants » ou marchands-manufacturiers, négociants qui fournissent travail et matière première à une main-d'œuvre souvent rurale. Avec la haute Robe des Parlements, on s'agrège à la noblesse1. D'ailleurs bien des bourgeois, marchands ou officiers, sont devenus « seigneurs » en achetant des fiefs nobles, et beaucoup usurpent ainsi la noblesse. Une vraie révolution sociale se fait depuis le xvie siècle par transfert de propriétés : on estime que la moitié au moins des terres du royaume ont changé de mains par achats. Les nouveaux seigneurs sont souvent les plus durs et les plus stricts à percevoir les redevances et à faire respecter les droits que leur confèrent leurs terriers. Les « bourgeois gentilshommes » pullulent. Du reste, la majorité des vignobles du Bordelais et de Bourgogne appartiennent aux magistrats des Parlements de Bordeaux et de Dijon. Malgré le mépris de l'épée pour la robe ou pour la finance, bien des nobles épousent des filles de financiers ou de conseillers, tels les trois ducs et pairs, gendres du « commis » Colbert2. Ce fils de marchand n'est-il pas lui-même d'ailleurs le prototype de M. Jourdain par ses prétentions nobiliaires à une descendance royale d'Ecosse et ses achats fonciers de marquisats ? On voit pourtant le même Colbert, par souci fiscal, entreprendre une vaine chasse aux « faux » nobles. La « Robe d'Etat » est issue de la Robe parlementaire et la domine : c'est une noblesse de service gouvernemental, d'origine judiciaire (Le Tellier) ou marchande (Colbert), une noblesse de fonctions que Louis XIV rendit quasi héréditaire et formant de vraies dynasties. Servien est pré1. G. Chaussinand-Nogaret (sous la dir. de), Histoire des Elites en France du XVT au XX siècle, Tallandier, 1991. 2. Le duc de Saint-Simon, malgré sa morgue nobiliaire, épouse la petite-fille d'un traitant.
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sident de Parlement, conseiller d'Etat, puis secrétaire d'Etat de la Guerre, enfin Surintendant des Finances. Son neveu de Lionne, fils d'un conseiller au Parlement de Grenoble, devint ministre d'Etat en 1659. Le Tellier a franchi jusqu'au sommet, à la Chancellerie, tous les échelons. Un cursus honorum, une vraie « carrière » s'établit peu à peu. Après de solides études de droit et l'achat, à vingt ou vingt-cinq ans, d'une charge de conseiller au Parlement, on peut, avec faveur et protection, vers vingt-cinq ou trente ans, entrer au Conseil d'Etat comme maître des requêtes (environ quatre-vingts), obtenir une commission d'Intendant de « justice, police et finances » dans une Généralité ou auprès d'un général d'armée, et peut-être être promu conseiller d'Etat (environ trente). On peut enfin, par la faveur royale, devenir un des quatre secrétaires d'Etat (par achat ou par survivance paternelle), ministre d'Etat (entrée au Conseil d'en Haut) et qui sait ? devenir un jour Chancelier ou Surintendant. La Noblesse est aussi bigarrée, du seigneur de village au « marquis » de Cour et au duc et pair1. La masse des nobles n'est d'ailleurs pas titrée. Ces seigneurs campagnards vivent chichement dans leurs gentilhommières, fiers de leurs droits « féodaux », de leur épée, de leur colombier et de leur droit de criasse, de leur banc d'Eglise et de la Justice que rendent leurs « baillis », et le snobisme de Cour se moque de la rusticité des Pourceaugnac, des Sotenville et des Escarbagnas. Dans les montagnes d'Auvergne, le brigandage seigneurial sévit toujours, terrorise 1. Les titres de noblesse sont conférés par lettres patentes du roi. J.-P. Labatut, Les ducs et pairs de France au XVIT siècle, PUF, coll. « Publ. de la Sorbonne », 1972 ; Les noblesses européennes de la fin du XV à la fin du XVIIT siècle, PUF, coll. « L'Historien », n° 33, 1978 ; Patriotisme et noblesse sous le règne de Louis XIV, RHMC, t. XXIX, octobre-décembre 1982 (p. 622-634) ; Noblesse, pouvoir et société en France au XVIT siècle, Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Limoges, coll. « Travaux et mémoires de l'Université de Limoges », 1988 ; Ch. Levantal, La Robe contre l'Epée : la noblesse au XVIT siècle, 1600-1715, Duc, Cahiers Duc, 5, 1987 ; Prosographieet histoire des Institutions : les ducs et pairs et les duchés-pairies laïques, 3 avril 1519 19/23 juin 1790 (Paris IV-Sorbonne, thèse inédite soutenue le 16 mai 1992).
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le pays par ses atrocités1. A Paris, bien des nobles oisifs vivent du jeu et des femmes. Mais d'une façon générale, la Noblesse, en déficit constant avec une domesticité nombreuse, vit de ses terres à grand-peine (ou les vend), et n'a de salut qu'en de riches mariages bourgeois ou dans les grâces du roi pour doter ses filles, caser ses fils, dans ses abbayes ou dans ses régiments. Le Clergé est le seul Ordre organisé, avec ses Assemblées réunies tous les cinq ans pour voter le « don gratuit » qui tient lieu d'impôt et avec ses « agents généraux » qui gèrent ses intérêts2. Ce premier Ordre de l'Etat, grand par ses fonctions, par ses privilèges et par sarichesse,est aussi bien confus. Si son « second ordre », le clergé paroissial, est tout plébéien, le « premier ordre » (Haut Clergé) est pour le roi un corps précieux et dévoué, un instrument de pouvoir, car le monarque nomme à plus de huit cents abbayes et prieurés, à plus de cent évêchés. Le roi d'ailleurs recrute son épiscopat dans la bourgeoisie et dans la robe (les Colbert, les Le Tellier, les Harlay, un Bossuet, un Fléchier, etc.) comme dans la noblesse (Villeroy, Bonzi, Bouillon, d'Estrées, Forbin-Janson). Sous Louis XIV, on vit l'épiscopat devenir dans la vieillesse du roi de plus en plus aristocratique, avec les Fénelon, les Noailles et les Rohan. Au total, le jeune roi prend en main une France frémissante et truculente3, avide et indisciplinée, avec des 1. A. Lebigre, Les Grands Jours d'Auvergne, désordres et répression au XVirsiècle,H&chet\e, 1976. 2. Q. Michaud, L'Eglise et l'argent sous l'Ancien Régime. Les receveurs généraux du clergé, XVT-XVITsiècles, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1991. Dans cet ouvrage, l'auteur révèle le rôle essentiel des onze receveurs généraux qui, de 1561 à 1711, gérèrent les revenus d'une institution qui assura jusqu'à la Révolution la quasi-totalité des services de charité, d'hospitalité et d'enseignement aujourd'hui pris en charge, pour l'essentiel, par l'Etat. 3. P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, Gallimard, 1948 ; R. Bray, La Préciosité et les Précieux..., Nizet, 1960 ; É. Avigdor, Coquettes et précieuses Nizet, 1982 ; Cl. Dulong, L'amour au XVIT siècle, Hachette, 1969, et La vie quotidienne des femmes au Grand Siècle, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1984 ; F. Lebrun, La vie conjugale sous l'Ancien Régime, A. Colin, coll. « U2 », n° 238, 1985 ; Ph. Ariès et G. Duby (sous la dir. de), Histoire de la vie privée, t. 3 : De la Renaissance aux Lumières, par
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Grands, factieux ou indépendants, des seigneurs turbulents, cupides ou brigands, des prélats et des prêtres qui ont favorisé les barricades, des bourgeois insurgés de la veille, des paysans, misérables ou à demi sauvages ; une Société haute en couleurs, qui oscille entre la Préciosité et la Turlupinade, le libertinage et la ferveur religieuse, le « dérèglement » et 1' « honnêteté » des esprits et des mœurs.
R. Chartier, Le Seuil, coll. « L'Univers historique », 1986 ; P. Duhamel, Le Grand Condé, Perrin, 19$1 ; R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIT siècle, Boivin, 1943, 2 vol. ; Slatkine, 1983 ; R. Mandrou, De la culture populaire en France aux XVIT et XVIIT siècles, Stock, 1964, et sa thèse sur Magistrats et sorciers en France au XVIT siècle. Une analyse de psychologie historique. Pion, 1968 ; Seuil, 1980 ; R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV-XVIIT siècle). Essai, Flammarion, coll. « L'Histoire vivante », 1978 ; coll. « Champs », n° 252, 1991. V. la revue XVIT siècle, 1961, n° 50-51, consacré par R. Pintard à La commémoration de l'année 1660. Pour la célébrer, lui-même et trois de ses collaborateurs, P. Clarac, G. Coutôn et J. Truchet ont rédigé quatre articles essentiels : pour le tricentenaire des Précieuses ridicules : Préciosité et Classicisme ; La Fontaine vers 1660 ; Corneille en 1660 ; Bossuet et l'Eloquence religieuse au temps du Carême des Minimes ; É. Henriot, Courrier littéraire : XVIT siècle, Albin Michel, 1958 et 1959,2 vol. ; P. Goubert, L'avènement du Roi-Soleil, 1661, Julliard, coll. « Archives », 1967; J. Touchard, L. Blondin, P. Jeannin, G. Lavaud et J.-F. Sirinelli, Histoire des idées politiques, PUF, coll. « Thémis », section Sciences politiques, 1" éd., 1959, nouv. éd. refondue, 1991 ; G. Mongrédien, J. Meuvret, R. Mousnier, R. A. Weigert, R. Mandrou, A. Adam, V.-L. Tapie, La France au temps de Louis XIV, Hachette, coll. « Ages d'or et Réalités », 1965 ; R. Mandrou, Histoire de la pensée européenne, t. 3 : Des humanistes aux hommes de science (XVT-XVIT siècles), Seuil, coll. « Points », série Histoire, n° 8, éd. Poche, 1973 ; O. Ranum, Les Parisiens du XVIT siècle, A. Colin, 1973 ; Cl. Michaud, L'époque de Louis XIV, Bordas, 1973 ; R. Hatton, L'Europe de Louis XIV, Flammarion, 1970 ; J. C. Rule, Louis XIV and the craft ofKingship, Ohio State University Press, 1969 ; J. Delumeau, La peur en Occident, XIV-XVIIT siècle. Une cité assiégée, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1978 ; Hachette Pluriel, coll. « Pluriel », n° 8457, 1980 ; Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIT-XVIIT siècle), Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1983 ; Rassurer et protéger. Le sentiment de sécurité dans l'Occident d'autrefois, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1989 ; L'aveu et le pardon. Les difficultés de la confession, XIIT-XVIIT siècle, Fayard, 1990 ; LGF, coll. « Le Livre de Poche », n° 2935, « Références », 1992.
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Chapitre II LE ROI ET LA ROYAUTÉ 1. Le pouvoir royal et l'opinion publique. — La Monarchie paraît être alors consubstantielle à la France : d'après la Tradition, Clovis par son baptême a fait d'elle la fille aînée de l'Eglise, étant lui-même le premier Roi « Très Chrétien »1. Le droit divin des rois s'affirmait dans le rituel du Sacre, mais celui-ci subordonnait le temporel au spirituel et les légistes, pour affranchir la couronne de la suzeraineté de l'Eglise, soutinrent que le roi, sans même avoir été sacré, tenait son pouvoir directement de Dieu, ce qu'on résumait par un adage : « Le roi de France ne tient que de Dieu et de l'épée. » Ce qu'exprima Louis XIV dans son Instruction pour le Dauphin2 : « Celui qui a donné des rois aux hommes a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit d'examiner leur conduite. Sa volonté est que quiconque est né sujet, obéisse sans discernement. » A cette théorie légiste s'associe la théorie ecclésiastique, fondée sur saint Paul (Nulla est potes tas, nisi a Deo), qui soutient la délégation indirecte du pouvoir : Dieu a délégué sa puissance au peuple entier qui l'a confiée une fois pour toutes à un gouvernement, monarchie ou oligarchie. L'obéissance passive est donc due au pouvoir, quel qu'il soit, pourvu qu'il respecte la loi de Dieu. Au droit divin s'ajoutent au cours des siècles deux théories parallèles du pouvoir royal : la plus répandue, surtout depuis Claude de Seyssel et du Haillan, Hotman et Jean Bodin (xvf siècle), est une Monarchie tempérée, paternelle et limitée par les « lois fondamentales », les Ordonnances des rois, les diverses coutumes juridiques, les Etats généraux et les Corps intermédiaires (Parlements, Etats provinciaux). 1. J. Barbey, Etre roi. Le roi et son gouvernement en France de Clovis à Louis XI, Fayard, 1992. 2. P. Sonnino (éd.), Mémoires pour l'instruction du dauphin, 1970. P. Goubert présente Louis XIV. Mémoires pour l'instruction du dauphin, Imprimerie Nationale, coll. « Acteurs de l'Histoire », sous la dir. de G. Duby, 1992.
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Mais Y absolutisme a aussi ses titres de noblesse : sous Louis XIII, outre Balzac dans Le Prince, c'est un serviteur de Richelieu, le conseiller d'Etat Le Bret, dans son traité De la Souveraineté du Roi (1632), qui a le mieux défini la « pleine puissance » du monarque : « La souveraineté est non plus divisible que le point en géométrie » (allusion à la reine mère et au frère du roi, à éliminer du Conseil), « suprême et perpétuelle puissance déférée à un seul qui lui donne le droit de commander absolument ». Le droit divin et l'absolutisme sont bien antérieurs à Louis XIV et son règne ne fut que le couronnement d'une longue édification. Or, la lassitude générale des désordres après la Fronde a précipité cette évolution. L'opinion publique est connue par les pamphlets du temps, les Mazarinades, et par quelques publicistes. Un revirement d'opinion se fait. On voit bien quelques auteurs, tel Claude Joly, fidèles à l'idée de monarchie tempérée et contrôlée par les Etats et les Parlements, mais la plupart des pamphlets demandent au roi majeur de gouverner luimême et abominent tous le régime du ministériat, usurpateur de l'autorité royale. Claude Joly ne fait pas de différence entre Concini, Luynes, Richelieu, Mazarin, « véritables maires du palais qui nous ont gouvernés avec une verge de fer ». On préfère à tout prendre le despotisme du maître légitime à celui d'un parvenu favori. L'opinion voit dans tout premier ministre un tyran et le publiciste Fortin de La Hoguette s'indigne : « L'unité de la monarchie n'existe plus... c'est un monstre à deux têtes. » L'avocat général Orner Talon s'écrie : « Usez, Sire, de l'autorité tout entière que Dieu vous a donnée... tous vos sujets la reconnaissent légitime ; mais usez-en royalement et par vous-même, que nous honorions la royauté dans son centre et dans le point véritable de son exaltation. » Louis sentait monter vers lui un courant de confiance et d'affection, et en 1661, quand il établit son pouvoir personnel, il y a, peut-on dire, harmonieuse complicité entre la nation et lui1. Mazarin, toujours perspicace, l'engage dans ses derniers conseils (notes du secrétaire Rose) à être son propre premier ministre. 1. D. Dessert, 1661 : Louis XIV prend le pouvoir. Naissance d'un mythe, Ed. Complexe, coll. « La mémoire des siècles », 1989.
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2. Formation et caractère du roi. — Bel enfant déjà majestueux, Louis resta jusqu'à huit ans « aux mains des femmes », de sa gouvernante, la marquise de Lansac (sœur de Mme de Sablé) pour laquelle il eut longtemps de l'attachement. Il manifesta toujours un tendre respect pour sa mère Anne d'Autriche, très stricte sur sa tenue et la pratique de ses devoirs religieux. C'est à elle qu'il doit cette inimitable courtoisie, cette majesté sans hauteur que vantent ses contemporains, même son détracteur SaintSimon. Le corps bien fait, de la grâce naturelle, l'œil calme, fier et intimidant, il fut vite merveilleux danseur et cavalier, pleinement roi par son aisance grave et mesurée. Son éducation fut rudimentaire, mais non négligée (cf. Lacour-Gayet), mais elle fut bien plus pratique et politique que livresque et intellectuelle1. Ses connaissances en tout furent médiocres et superficielles, mais, grâce à Mazarin, il sut à fond la France et l'Europe. Formé aux bonnes manières par son gouverneur, le marquis de Villeroy, il fut le piètre écolier de ses deux précepteurs intermittents : le philosophe La Mothe Le Vayer, disciple de Gassendi et auteur de plusieurs manuels théoriques d'éducation royale, et l'évêque de Rodez Hardouin de Péréfixe, qu'il fit archevêque de Paris en 1662, auteur d'une Vie de Henri le Grand. On lui donnait pour modèle son aïeul Henri IV et on lui parlait fort peu de son père. Pénétré tout jeune de sa « nature » royale : on cite un de ses modèles d'écriture : « L'hommage est dû aux rois. Ils font ce qui leur plaît », et aussi ses colères enfantines à l'égard de son frère Philippe, Monsieur, qu'il aima d'ailleurs mais qui dut lui obéir comme « sujet ». Il fut surtout à la rude école de la vie : il a vu les Barricades, l'humiliation de sa mère, les trahisons multiples autour d'eux, les fuites précipitées et la vie errante des camps. Il savait tout ce qu'il devait à Mazarin qui, vers la fin, en 1658, lefitassister, mais muet, au Conseil, et lui multiplia dans le privé les 1. G. Lacour-Gayet, L'éducation politique de Louis XIV, Hachette, 2e éd., 1923, étude riche, ample et profonde ; J.-L. Thuseau, Les idées politiques de Louis XIV, PUF, 1973. 28
avis clairvoyants. Il y a en lui de Y Espagnol (sa mère, qui descend de Philippe II, le despote méticuleux de l'Escorial, lui a inculqué le goût de Y étiquette ainsi que ses pratiques de piété, encore tout extérieures), de Y Italien (influence de Mazarin qui lui donna le goût du secret), et du Français, jaloux de la « gloire » desfleursde lys. On nota longtemps chez lui une prudence naturelle, du goût et de la mesure, un bon sens raisonnable qui l'abandonnèrent à l'âge mûr quand il se crut infaillible par excès de confiance en soi. Les contemporains soulignèrent ses principaux traits de caractère : la rancune (il n'oublia pas les trahisons, les défaillances, ne pardonna jamais aux anciens Frondeurs, à Retz, aux Parisiens qui l'avaient forcé à fuir à Saint-Germain dans la nuit des Rois de 1649), la dissimulation (il ébaubit tout le monde en préparant secrètement l'arrestation de Retz en pleine messe en décembre 1652, répéta le même coup de surprise en 1661 contre Fouquet), Y appétit de vivre et de jouir qui le poussait vers tous les plaisirs, les ballets, les chasses, les intrigues féminines. Il eut parfois des foucades qui désespèrent sa mère quand il appela Mazarin le Grand Turc, ou qu'il menaça : « Quand je serai le maître... ! » Néanmoins, son fond sérieux et réfléchi avait beaucoup acquis et retenu, et Mazarin l'a discerné : « Il se mettra en chemin un peu tard, mais il ira plus loin qu'un autre » dit-il au maréchal de Grammont. Le roi dit plus tard qu' « assez jeune encore » il ne songeait qu'à se préparer « une haute réputation ». Alors que sa mère et la Cour ne le croyaient préoccupé que d'amourettes, il préparait son entrée véritable sous des dehors frivoles. Physiquement et moralement, son portrait est à peu près identique chez tous ses contemporains, depuis le jeune roi des peintres Sébastien Bourdon ou Nanteuil, au monarque mûr et « en majesté » de Hyacinthe Rigaud jusqu'à l'étonnant profil en cire, hallucinant de vie, du royal vieillard, par Antoine Benoist(1706), ou dans les busteset statues de Coysevox, du Bernin et de Girardon. Majesté, certes, mais aussi et surtout santé : une santé robuste qui résista à la goutte, aux souffrances et à l'opération de lafistuleen 1686, aux fatigues et aux excès des plaisirs, des bals, de la chasse, de 29
l'amour, du travail, de la table où son appétit boulimique était stupéfiant, au manque presque total d'hygiène et de propreté (dents gâtées de bonne heure, comme presque tous ses contemporains), aux traitements ignares, burlesques ou débilitants de ses médecins Daquin et Fagon1. Cette santé explique, outre sa longévité, sa vie même, exténuante pour tout autre, sa résistance aux intempéries et peut-être cet égoïsme inconscient qui imposa la même vie épuisante à sa famille, à ses maîtresses, à toute la Cour : son amie La Vallière dut accoucher clandestinement dans une fête à Vincennes en 1666 et paraître au bal ; Mme de Main tenon gémit des épreuves imposées par l'esclavage de la vie de Cour. Sa santé explique aussi son assiduité : quatre heures de séance au Conseil ne faisaient nullement annuler le bal de nuit, ou le concert d' « appartement » qui suivait. Certes, il évolua, et il y aloin du coquebin de vingt ou vingt-cinq ans qui s'amusait, suivi de quelques jeunes seigneurs, à de nocturnes équipées sur les toits de Saint-Germain pour s'introduire dans les chambres des « filles d'honneur », à l'Olympien de Versailles, dignement assis entre sonfilsMonseigneur, Mme de Maintenon et le P. de La Chaise, au monarque réglé dont Saint-Simon put dire : « Avec un almanach et une montre, on pouvait à 300 lieues de lui, dire ce qu'il faisait. » Mais les traits de son caractère restèrent immuables : son énergie au travail, son orgueil inné, son égoïsme foncier et comme candide2, sa dissimulation, ses rancunes à l'égard des disgraciés (Conti, Bussy-Rabutin, Lauzun), son étonnante maîtrise de soi (un jour que Lauzun furieux s'oubliait jusqu'à lui faire une scène, le roi ouvrit la fenêtre, jeta sa canne au-dehors, et dit impassible qu'il serait bien fâché d'avoir à frapper un homme de qualité), sa prudence méfiante (son fameux : Je verrai, quand on le surprenait par 1. Cf. infra supplément bibliographique, p. 127. 2. Après avoir eu longtemps la larme facile, son impassible sérénité de vieillard endurci par les hommes et les revers parut de l'insensibilité, quand il apprit froidement les morts de Mlle de La Vallière et de Mme de Montespan, ou qu'il força la duchesse de Bourgogne enceinte et malade en 1708 à venir à Marly, ce qui précipita une fausse couche.
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une remarque ou une demande inattendue), son art de composer son visage, de doser ses gestes et ses saluts selon les interlocuteurs ou les assistants, dit Primi Visconti qui affirma : « En somme, il sait bien faire le roi en tout. » 3. Le « métier de roi »1. — La raison d'Etat le guide, mais non toujours la raison. D'une intelligence assez ordinaire, ses actes sont souvent plus instinctifs que rationnels et il n'a jamais prévu les effets parfois désastreux de sa politique. Il est sauvé par son esprit méthodique et sa conscience vraiment professionnelle. Bien que son esprit n'ait pas la spontanéité de celui d'Henri IV, il comprend bien ce qui lui est clairement expliqué et analysé, d'où la faveur de Colbert. Pour pénétrer ses propres idées politiques et sa conception de la fonction royale, il suffit de l'écouter lui-même : « Un roi, quelque éclairés et quelque habiles que soient ses ministres, ne porte pas les mains à l'ouvrage sans qu'il y paraisse. » « Le métier de roi est grand, noble, délicieux... C'est par le travail que l'on règne, pour cela qu'on règne... » « Dès l'enfance même, les seuls noms de rois fainéants et de maires du palais me faisaient peine quand on les prononçait en ma présence. » Il aime en sportif'son métier, pour la « gloire » et s'y est entraîné « dans le secret et sans confident ». Il avoue : « La chaleur de mon âge et le désir violent que j'avais d'augmenter ma réputation... » Le « droit divin » le conduit à Y infaillibilité : « Ce ne sont pas les bons conseils, ni les bons conseillers qui donnent la prudence au prince, c'est la prudence du prince qui seule forme de bons ministres et produit tous les bons conseils qui lui sont donnés. » Il conseille son petit-fils, le duc d'Anjou qui va régner à Madrid (1700) : « Ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître, n'ayez jamais de favoris ni de premier ministre ; écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez : Dieu qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires... » 1. M. Antoine, Le dur métier de roi. Etudes sur la civilisation politique de la France d'Ancien Régime, PUF, coll. « Histoires », 1986.
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L'illumination divine inspire le monarque : « La sagesse veut qu'en certaines rencontres on donne beaucoup au hasard : la Raison elle-même conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou instincts aveugles au-dessus de la raison, et qui semblent venir du Ciel,.. » Ce qui conduit au despotisme le plus personnel, le plus sec et le plus dur, qui éclate dans des billets au fidèle mais revêche Colbert : « Ne hasardez plus de me fâcher encore... » ou bien : « Je connais l'état de mes affaires.,., je vous l'ordonne et vous l'exécuterez... », et qui mène à la conclusion, révélée à son petit-fils : « N'ayez d'attachement pour personne... » Le roi veut sa « liberté bien absolue » ; il est l'homme seul qui absorbe la substance nationale : « Vous devez donc être persuadé que les rois sont seigneurs absolus, et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d'Eglise que par les séculiers. » Ce personnage, qui s'élève au-dessus des lois divines et humaines au point d'afficher un double adultère, s'impose la vie publique que Dieu lui a choisie et qui le charge, selon Bossuet, « devant Dieu d'un plus grand compte ». Bossuet qui s'écrie, pour instruire le Dauphin son élève : « O rois ! vous êtes des dieux ! » ajoute : « Le prince est un personnage public. » Il est enchaîné à l'Etat que Dieu lui a confié. Louis XTV eut-il en effet une vie privée ? Tous les actes de sa vie quotidienne, jusqu'aux plus matériels et aux plus intimes, se firent en public, et Bossuet put s'écrier en idéalisant : « Quelle grandeur qu'un seul homme en contienne tant ! »* 1. Bossuet, dans sa Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture sainte écrite pour le Dauphin de 1670 à 1679, mais publiée en 1709 après sa mort, précise bien : « Quelque mauvais que puisse être un prince, la révolte de ses sujets est toujours infiniment criminelle. » Cf. J. Truchet, Politique de Bossuet, A. Colin, coll. « U/Idées politiques », 1966. « Profondément roi, et roi très appliqué, il avait un sens de la grandeur qui était celui de sa génération... Il a laissé, de la monarchie, une image admirable, mais déjàridée...Il avait vieilli comme presque tous les hommes, en se raidissant, en se sclérosant... » (P, Goubert, Louis XIVet vingt millions de Français, Fayard, coll. « L'Histoire sans Frontières », 1966 ; nouv. éd. augmentée, 1991 ; Hachette-Pluriel, coll. « Pluriel », n° 8460, 1989).
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Chapitre III LE CADRE MONARCHIQUE DE LA COUR 1. La Cour instrument de règne. — Un caractère fondamental du xvif siècle est l'existence d'une Cour de plus en plus nombreuse et progressivement régie par une étiquette espagnole1. La fastueuse Cour des Valois du xvf siècle était ambulante. Son étiquette ne pouvait être rigide. La familiarité des courtisans vis-à-vis du roi triomphe sous Henri IV et sous Louis XIII s'estompe sous Anne d'Autriche. Avec Louis XIV ce fut l'apogée de la vie de Cour. A quoi répond-elle? D'abord à élever le monarque bien au-dessus de son entourage, à donner à ce demi-dieu mortel un temple digne de son culte ; puis à domestiquer la noblesse, en la déracinant de ses attaches et « clientèles » locales et « féodales », en la fixant dans une étroite dépendance morale et financière. La noblesse, endettée, n'a plus de recours que dans les « grâces » royales. Oisive, elle devient un ornement utile au prince ; dépendante, elle prend du service rémunérateur et pensionné. 1. J.-F. Solnon, La Cour de France, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1987. En outre, de nombreux auteurs ont étudié la Cour de Louis XTV, en particulier F. Funck-Brentano, G. Mongrédien, Mme G. Saint-René-Taillandier, l'abbé M. Langlois, le duc de La Force, Louis XIV et sa Cour, A. Fayard, 1958 ; J. Levron, La vie quotidienne à la Cour de Versailles au XVIF et au XVIIT siècles, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », houv. éd., 1972 ; L. Benoist, Histoire de Versailles, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1526, 2e éd., 1980 ; M. Benoît, Versailles et les musiciens du roi de France (1661-1733), PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 2048, 1" éd., 1982 ; N. Dufourcq, Musique à la Cour de Louis XIV et de Louis XV d'après les mémoires de Sourches et Luynes (Picard, coll. « La vie musicale en France sous les rois Bourbons. 17 : Etudes », 1970 (cf. infra, p. 107, n. 2)) ; F. Bluche, La vie quotidienne au temps de Louis XIV, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1984. 33 H. MÉTHTVIER -
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Louis XIV proportionne l'estime qu'il a des gens d'après leur assiduité et leur servilité. Il exploite la vanité humaine, sait majestueusement doser ses moindres faveurs : les droits si enviés de tenir le bougeoir à son coucher, d'appartenir à telle ou telle des cinq « entrées » successives à son lever, l'octroi d'un « justaucorps à brevet » pour l'escorter dans ses promenades, celui d'un « tabouret » de duchesse à une dame pour tenir le cercle de la reine, ou, vers la fin du règne, l'invitation à Marly qu'on implore à mi-voix sur son passage : « Sire, Marly ? » Outre les pensions et autres « grâces » payantes, le roi s'attache les nobles par l'éclat des fêtes, par les divertissements de la chasse ou des bals, par les « appartements » (soirées avec collations, tables de jeu, concerts, opéra et comédies)1, par le jeu, où le roi donne l'exemple, et qui resta jusqu'au bout la grande distraction de la Cour, où certains se ruinent, ou d'autres font des fortunes. La vie de Cour est un enchantement, mais aussi un esclavage doré qui engendre un milieu social factice, parasitaire, égoïste et dur, en proie au snobisme et à l'arrivisme. Ce type social du courtisan est analysé par La Bruyère : « Un homme qui sait la Cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il est profond, impénétrable... il sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur... » (Echo chez La Bruyère d'un sermon de Bossuet de 1660 : « Qu'est-ce que la vie de Cour ? Faire céder toutes ses passions au désir d'avancer sa fortune... dissimuler tout ce qui déplaît et souffrir tout ce qui offense... ») « Se dérober à la Cour un seul moment, c'est y renoncer... » (Remarque illustrée par le mot dédaigneux du roi : « C'est quelqu'un que l'on ne voit jamais. ») Cette idolâtrie pour le roi, même pour la seule joie de le contempler, éclatait à chaque instant : « Ce qui me plaît souverainement, c'est de vivre quatre heures entières avec le roi... c'est assez pour contenter tout un royaume qui aime passionnément à voir son maître... » (Mme de Sévigné, 1683.) La Grande Mademoiselle, cousine du roi, écrivait à Bussy-Rabutin : « // est comme Dieu, il faut attendre sa volonté avec soumission, et tout espérer de sa jus1. La Cour vit sur fond sonore (R. Mousnier).
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tice et de sa bonté sans impatience, afin d'en avoir plus de mérite. » Le duc de Richelieu s'écriait : « J'aime autant mourir que d'être deux ou trois mois sans voir le roi ! » Ou encore le marquis de Vardes, revenu d'exil après une longue disgrâce : « Sire, loin de vous on n'est pas seulement malheureux, on est ridicule », et cet abbé de Polignac disant au roi que la pluie de Marly ne mouillait pas. Il y avait des courtisans professionnels : le duc d'Antin, fils de M. et Mme de Montespan, fort intelligent d'ailleurs, et qui fit tout pour plaire, même la guerre, et avec honneur ; le marquis de Dangeau qui, depuis 1684, notait minutieusement dans son Journal (source précieuse) les plus futiles incidents de la vie royale et de la Cour où il s'enrichit au jeu (il servit de modèle au Pamphile de La Bruyère, le courtisan vaniteux et satisfait) ; le duc de La Rochefoucauld (fils du moraliste), grand maître de la Garde-robe, qui en quarante ans ne manqua que seize fois le lever du roi ; le duc de La Feuillade, don Quichotte extravagant, qui fit élever à ses frais place des Victoires le bronze pédestre de Louis le Grand, éclairé de quatre fanaux sur colonnes, «flatteriela plus énorme, la plus basse et la plus païenne » dit l'aigre Saint-Simon, tout heureux pourtant lui-même de jouir du privilège d'une étroite mansarde sous les combles de Versailles, tout comme l'archevêque de Paris... Le spectacle le plus profondément révélateur était celui de la messe du roi, à la Chapelle, où la foule des courtisans, face à la tribune royale, tournait le dos au prêtre et à l'autel, et « ce peuple paraissait adorer le prince, et le prince adorer Dieu ». Dès 1659, le poète-évêque Godeau voyait dans le prince un « Vice-Dieu ». 2. La vie de Cour. — Si Ton connaît bien dans ses grandes lignes l'organisation de la Cour, sa vie anecdotique et « scandaleuse », ses splendeurs et ses petitesses, on ignore le détail de ses divers services : Aumônerie, Chambre, Garde-robe, Bouche, Grande et Petite Ecurie, Vénerie, etc. Leurs chefs sont de la plus haute noblesse : cent quatrevingt-dix-huit pour les seuls services intimes avec leurs adjoints immédiats en 1687. Avec l'armée des valets de tout rang, on a environ sept à huit mille personnes. Les contemporains abondent plutôt en « faits divers » sur la vie quotidienne et la mentalité des Grands de la Cour (outre l'abbé de Choisy, Dangeau et Saint-Simon, voir les Mémoires de la Princesse Palatine, la seconde Madame, les Lettres de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon). Plus profonds, mais tout aussi vivants sont le Journal du marquis de Saint-Maurice, ambassadeur de Savoie, le Voyage en France àe Locatelli, la Relation de l'abbé Primi Visconti, 35
pour la première moitié du règne, et pour la deuxième partie la Relation de la Cour de France (1680-1689) de l'ambassadeur prussien Spanheim (excellente) et les Mémoires secrets (très touffus) du marquis de Sourches, grand prévôt de France (qui sont peut-être en fait un Journal du ministre Chamillart ?). Outre tout ce qui est bien connu des querelles de préséance et de jalousie féroce où Ton s'écorche en souriant, on note une foule de contrastes et de paradoxes : d'abord la monotonie, à cause même de la succession des fêtes et du cérémonial réglé (là-dessus, la Palatine est d'accord avec son ennemie Maintenon) ; le mélange de splendeur et d'wconfort, de politesse raffinée et de rusticité grossière. Les appartements, plaisir des yeux par le goût du mobilier et de la décoration, sont d'une prodigieuse incommodité et leurs grandes salles où l'on gèle n'offrent aucune intimité. Malgré les « chaises », antichambres et escaliers servent de lieux d'aisance. Pas d'hygiène : le roi lui-même, rasé tous les deux jours, ne fait qu'une toilette sommaire du visage et des mains. Versailles est une cohue qui « tient de la caserne et du casino » où l'on pénètre et circule comme on veut (sauf dans la chambre du roi)1. Les vols sont fréquents, malgré la police secrète qu'entretient avec vigilance Bontemps, premier valet de chambre et gouverneur du Château, confident sûr du roi2, et qui ne peut débarrasser les corridors ou escaliers de la foule des badauds, laquais, prostituées ou marchands ambulants qui les hantent. La presse est parfois terrible à certaines fêtes où se bousculent les courtisans, où la famille royale peut à peine gagner ses places. Grands seigneurs et grandes dames, qui mènent malgré tout très rude vie, mélangent civilité et crudité, crachent partout mais se saluent avec grand air et exquise coquetterie, rivalisent de préciosité et de truculence de langage. Les plus vertes chansons satiriques, qui abondent à la Cour, ont 1. Les Cent-Suisses, les deux compagnies de Mousquetaires et les quatre compagnies de Gardes du Corps n'assurent guère qu'un service d'apparat (sauf en temps de guerre) et les deux régiments de Gardes Françaises et de Gardes Suisses n'occupent que des postes extérieurs autour dé la résidence royale. 2. Aidé de Blouin, son successeur après sa mort en 1701.
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pour auteurs les filles du roi, comme la duchesse de Bourbon, et sont dignes de ce corps de garde où parfois les princesses font chercher les pipes des soldats pour les fumer. Pendant tout le règne, où la licence côtoie la plus grande piété, cette noblesse raffinée a recours à de louches officines de philtres, de magie noire, d'empoisonnements et d'avortements, et la hantise du poison reparaît à chaque mort brutale et mal expliquée, jusque dans la famille royale1. 3. L'entourage royal. — L'atmosphère de Cour a bien évolué selon l'âge et la qualité des premiers rôles. Jusqu'en 1682-1683, elle est sous le signe de la gaieté, de la licence. D'ailleurs la Cour voyage sans cesse. Parfois encore au Louvre, aux Tuileries ou à Vincennes, elle réside le plus souvent à Saint-Germain-en-Laye et à Fontainebleau, avec quelques échappées à Chambord et à Versailles en pleine création. C'est le temps des opéras de Lulli, dont Quinault est le librettiste, des comédies de Molière, des ballets mythologiques où le roi danse pour l'enchantement des dames2 ; le temps des amours publiques de Louis XIV. La reine Marie-Thérèse, sans esprit ni influence, est très effacée. Gaie, en adoration devant l'époux auquel elle donne six enfants morts tous jeunes sauf le Grand Dauphin (né en 1661), elle est petite, blonde et grasse, baragouine le français, vit surtout avec sa belle-mère qui lui parle espagnol (Anne d'Autriche meurt en 1666). Résignée aux écarts de son mari, elle décède en juillet 1683 ; le roi équitable dit : « Voilà le premier chagrin qu'elle m'ait causé. » Louis XIV, après ses intrigues amoureuses avec deux nièces de Mazarin, eut bien des passades, des chambrières aux grandes dames, en dehors de ses liaisons. Dès 1662, on 1. V. l'intéressant ouvrage de F. Gaiffe, L'envers du Grand Siècle. Etude historique et anecdotique, A. Michel, 1924, volontairement systématique dans le choix des textes du temps, par réaction contre la tendance apologétique ou idyllique de nombreux écrivains ; F. Funck-Brentano, Le drame des Poisons, Tallandier, nouv. éd., 1977 ; G. Mongrédien, Madame de Montespan et l'Affaire des Poisons, Hachette, 1953 ; A. Lebigre, 1679-1682 : l'affaire des poisons, Complexe, coll. « La Mémoire des Siècles », n° 213, 1989. 2. Le roi ne dansa plus de ballets, déguisé en dieu de l'Olympe, quand Racine eut flétri les goûts de l'histrion Néron dans Britannicus (1669).
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remarque sa tendre amitié pour sa belle-sœur Henriette, Madame, duchesse d'Orléans, reine de toutes les fêtes. Pour arrêter le scandale vers lequel il se sent peut-être glisser, il prend pour maîtresse la plus modeste des filles d'honneur de Madame, la délicate La Volière, âgée de seize ans. Louise de La Vallière, sans vraie beauté, maigre et un peu boitillante, lui plut par sa douceur docile et timide. Elle aima Louis plutôt que le roi, lui donna des enfants clandestins que Mme Colbert fit élever. Le roi lafitduchesse de Vaujours en 1666 quand elle fut mère de la première Mlle de Blois. En 1667, le roi remarque Mme de Montespan, et emmène ses deux maîtresses avec la reine à la guerre de Flandre. La pauvre La Vallière sert de paravent à Louis, égoïste et naïvement cruel. En 1671, Louise, douloureuse, se réfugie au couvent de Chaillot, où le roi envoie Colbert la chercher. Mais en 1674, décision irrévocable ; repentante et dirigée par Bossuet, elle entre au Carmel de la rue Saint-Jacques, n'est plus que Sœur Louise-de-la-Miséricorde... Le frère bien-aimé du roi, Philippe, duc d'Orléans, Monsieur, est un petit homme rondelet, efféminé, fardé, coquet et indolent, dominé par son favori, le trouble chevalier de Lorraine1. Cet original minaudier était brave et se montra si heureux à la guerre (bataille de Cassel, 1677) que le roi prit ombrage de sa gloire et rie confia plus d'armée à son frère : « Il me semble qu'on m'ôte ma gloire, quand sans moi on en peut avoir. » En 1670, il perdit brutalement sa femme : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » Le roi voulut remarier son frère à leur cousine Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans, la plus riche apanagiste du royaume. Mais la romanesque vieille fille voulait épouser le fantasque marquis de Lauzun2. Veto du roi ; scènes dramatiques et attendrissantes, mais Lauzun subit dix ans de captivité à Pignerol, avant d'aller guerroyer en Irlande et, marié enfin, de former un ménage orageux et batailleur. « On ne rêve pas comme il a vécu » (La Bruyère). 1. Ph. Erlanger, Monsieur, frère de Louis XIV, Hachette, 1953 ; nouv. éd. Perrin, 1981. 2. V. duc de La Force, Lauzun, un courtisan du Grand Roi, Hachette, 1946 ; nouv. éd. Rencontres, Lausanne, 1967 ; J.-C. Petitfils, Lauzun ou l'insolente séduction, Perrin, 1987.
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En 1671, Monsieur se remaria avec lafillede l'Electeur Palatin, Elisabeth-Charlotte1, Liselotte, grosse, laide, honnête et sympathique Allemande : « Je suis aussi carrée qu'un cube, ma peau est d'un rouge tacheté de jaune... j'ai la bouche grande, les dents gâtées, et voilà le portrait de mon joli visage. » La franche Palatine, au langage si dru, s'ennuya dans cette Cour dévergondée, qu'elle méprisait, et n'aima vraiment que le roi. Elle se consola à « s'empiffrer » de bière, de choucroute et de saucisses. On a pu dire qu'elle n'avait gagné à la Cour ni corruption ni politesse. Elle fut la mère du duc de Chartres (le futur Régent). Sa bête noire fut Mme de Maintenon qu'elle appelait « la vieilleripopée», la « vieille guenipe... », etc. Pendant dix ans (1667-1677), l'altière et splendide marquise de Montespan régna sur le roi et la Cour : Athenaïs de Rochechouart joignait à sa fière et plantureuse beauté 1' « esprit des Mortemart », sa famille (sa sœur Mme de Thianges ; son frère, le duc de Vivonne, vice-amiral). Le scandale de l'adultère éclata d'autant mieux que le marquis de Montespan eut 1' « impertinence » de publier hautement son infortune et de menacer d'en appeler à Rome ! Vraie « sultane » des fêtes de Versailles en juillet 1674, elle reçut du roi le château de Clagny, un « palais d'Armide », construit par Mansart. Mais le roi, sans doute las de ses scènes et de ses colères, s'en laissa facilement détacher par Bossuet tout en lui laissant à la Cour une place enviée, mais sans crédit. Louis eut encore quelques flambées, pour Mme de Ludre, pour la jeune et belle duchesse de Fontanges « sotte comme un panier », qui mourut à vingt-deux ans en 1680, de suites de couches. Cependant le roi faisait élever par la veuve Scarron les quatre enfants qui survécurent de sa liaison avec la Montespan et qu'il légitima : le duc de Maine, le comte de Toulouse, Mlle de Nantes qui se maria au duc de Bourbon, Mlle de Blois qui épousa le duc de Chartres, neveu du roi.
En 1679, grandes fêtes à Fontainebleau pour le mariage de Mlle d'Orléans avec le roi d'Espagne ; en 1680, mariage de la première Mlle de Blois (fille de La Vallière) avec le prince de Conti {neveu du Grand Condé) : on y vit avec surprise le vieux M. le Prince (qui mourut en 1686) quitter son splendide domaine de Chantilly et pour une fois « rasé de 1. A. Lebigre, La princesse palatine, Albin Michel, 1986 ; D. Van Der Cruysse, Madame Palatine; Fayard, 1988 ; Lettres françaises, Madame Palatine, présentation par D. Van Der Cruysse, Fayard, 1989.
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frais et habillé proprement » (Sevigne). Ce fut aussi le mariage du Dauphin, Monseigneur, avec Anne-MarieVictoire de Bavière, insignifiante princesse qui donna trois petits-fils au roi : le duc de Bourgogne (1682), le duc d'Anjou (1683, futur roi d'Espagne), le duc de Berry (1686). Monseigneur, pieux et doux homme, littéralement écrasé par son gouverneur, le duc de Mautausier, et par son précepteur Bossuet, trembla jusqu'à sa mort devant son père... Après la mort de la reine le 30 juillet 1683, ce fut le mariage secret du roi et de Mme de Maintenon, peut-être en septembre, et béni par l'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon. Louis, à quarante-cinq ans, se rangeait définitivement, préparé à une vieillesse digne et pieuse par sa femme, conseillère habilement effacée. Françoise d'Aubigné1 vécut toute sa vie en situation fausse, huguenote convertie, d'abord épouse sans mari (du poète Scarron), puis reine légitime sans l'être légalement2. Née dans une prison de Niort, elle fut élevée dans le calvinisme par une tante, alla aux Antilles avec son père, puis enlevée au retour par une marraine catholique, elle fut mise chez les Ursulines et à quinze ans se convertit. Après cette jeunesse ballottée, on la maria au paralytique Scarron, le burlesque courageux et plein de verve, dont elle tint dignement la maison et le « salon ». Tous les beaux esprits qui y fréquentaient, de Mmes de Sévigné et de La Fayette à MM. d'Albret et de Villarceaux, admiraient sa beauté, son esprit, sa réserve sérieuse. Elle garda ses brillantes relations après son veuvage en 1660. Elle eut tant de souci de sa réputation qu'on la choisit pour élever dignement les bâtards royaux de Mme de Montespan, cousine du maréchal d'Albret. Elle avait d'ailleurs une vocation de pédagogue et l'abbé Gobelin, son directeur, la poussa en ce sens dans un but édifiant. Admise à la Cour en 1673 quand les enfants furent légitimés, le roi lui donna en 1674 200 000 livres pour acheter le marquisat de Maintenon : la veuve Scarron était morte. Louis XIV appréciait de plus en plus sa tenue, sa conversation solide et sans frivolité. Entre eux, une tendre amitié était née, mais elle songeait à son salut comme au salut du roi, et ce fut le mariage
1. Petite-fille d'Agrippa d'Aubigné, le poète et guerrier protestant, compagnon d'Henri IV. 2. Il semble bien que Louvois et Fénelon aient détourné le roi de la « déclarer » reine.
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secret de 16831. Le roi converti mena auprès d'elle une vie familiale, entouré de ses enfants et petitsenfants. La Cour réglée de Versailles apparut dans tout son cérémonial, y compris celui des fêtes les plus somptueuses. De libertine, elle était devenue dévote, à Pinstar du maître, et avait pris du moins Pécorce de la décence. « Un dévot (entendez : faux dévot) est celui qui sous un roi athée serait athée » (La Bruyère). Il y eut certes bien des Tartuffes. En 1686, la marquise ouvrit la maison de Saint-Cyr, pour deux cent cinquante jeunes filles nobles et pauvres. Elle en dirigea Péducation de près, y intéressa le roi. Ce fut Pœuvre chère de sa vie et elle s'y retira en 1715 pour y mourir en 1719. On a parlé d'un « règne de Mme de Maintenon ». Personnage très discuté, on a polémiqué sur son rôle2. Dévouée certes à la conversion des huguenots, elle ne semble guère avoir joué de rôle dans la Révocation de PEdit de Nantes. Mais le roi tenait Conseil dans sa chambre où elle faisait de la tapisserie, et lui demandait parfois son avis : les ministres devaient éviter de lui déplaire. Elle conçoit nettement son rôle : « Que je serve au salut du roi !... Faites que je me sauve avec lui ! » Son nouveau directeur, Godet des Marais, évêque de Chartres, lui trace sa tâche délicate auprès du roi : « Votre chambre est son asile... Votre chambre est l'église domestique où Dieu le retire pour le soutenir et le sanctifier sans qu'il s'en aperçoive... » Il est certain qu'elle a poussé ou desservi certains ministres, qu'elle a détesté Louvois et soutenu la famille Colbert pour sa piété, mais elle eut, semble-t-il, moins d'influence que les confesseurs, les PP. de La Chaise et Le Tellier. Sobre et économe, elle n'a de faiblesses que pour son mauvais sujet de frère, l'extravagant comte d'Aubigné3. Elle subit parfois avec peine cette vie de Cour où, dit la Palatine, « le roi s'imagine qu'il est pieux si l'on s'ennuie bien ». Les fêtes paraissent des corvées et la marquise avoue en 1701 : « On joue, on bâille, on s'ennuie, on s'envie et on se déchire. » Pacifiste comme Fénelon, ses Lettres nous montrent la part douloureuse qu'elle prend aux misères de la France. 1. « Il n'y a pas de milieu dans mon état ; il faut en être enivrée ou accablée. » Elle fut sans doute l'une et l'autre. 2. Cf. Mme G. Saint-René-Taillandier, qui en fait l'apologie dans Madame de Maintenon, Hachette, 1923, et l'abbé M. Langlois, savant éditeur de sa Correspondance et biographe sévère de la marquise dans Madame de Maintenon, Pion, 1932. Celle-ci a trouvé un nouveau biographe : A. Lambert, Madame de Maintenon, Hachette, 1982 ; L. Peter, Le temporel de la Communauté des Dames de Saint-Cyr, 1686-1769, thèse Paris I, Panthéon-Sorbonner 1975 (ouvrage non diffusé). 3. Elle l'a comblé d'argent et de faveurs. On calcule qu'elle a reçu du roi plus de 4 millions d'or pendant sa vie.
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En 1701, le roi voit avec chagrin mourir Monsieur, et le duc de Chartres devient duc d'Orléans, royal neveu « fanfaron de vices » et libertin déclaré, paresseux, savant et intelligent, pour qui Louis XIV a un faible. Il faut bien noter la politique royale d'absorption dynastique des branches collatérales (fusion par mariages)1 : Conti a épousé safillede Blois, Chartres sa deuxièmefillede Blois, M. le Duc (fils de Condé) sa fille de Nantes, et la petite-fille du Grand Condé son fils préféré, le duc du Maine. Ce dernier couple vit dans les splendeurs de Sceaux, acheté aux Colbert, et Monseigneur réside à Meudon, acheté aux Louvois, avec sa « Maintenon », Mlle Choin. Monseigneur assiste parfois, muet et peu compréhensif, aux Conseils ou à quelque campagne. La seule flamme de gaîté dans la vieille Cour est la jeune duchesse de Bourgogne, princesse de Savoie épousée en 1697, qui appelait joliment « ma Tante » Mme de Maintenon et à qui le roi ravi permettait toutes les espiègleries. Louis XIV d'ailleurs se détendait de plus en plus dans le cadre intime de son cher Marly. Mais c'est, après la tristesse des défaites, les coups successifs des grands deuils : un arrière-petit-fils, le duc de Bretagne2, en 1705, et surtout en 1711 son fils, Monseigneur, emporté par la variole. Le duc de Bourgogne, le dévot et scrupuleux élève de Fénelon, devenait Dauphin. Mais en février 1712, à sept jours d'intervalle, la même variole emporta le Dauphin et la Dauphine, puis, en mars, leur deuxième fils, le deuxième duc de Bretagne3. Il ne survivait plus qu'un troisième arrière-petitfils, le duc d'Anjou, comme héritier du trône (Louis XV), puis le troisième petit-fils du roi, le duc de Berry (qui mourut en 1714) et Philippe d'Orléans lui-même, neveu à qui 1. V. duc de La Force, Le Grand Conti, Amiot-Dumont, 1948. Intéressant sur la psychologie du roi en face des princes de son sang (défiance et rancune). Dans de fameuses lettres écrites de Hongrie, Conti et son frère avaient qualifié Louis XIV « roi de théâtre pour représenter, roi d'échec pour se battre... gentilhomme campagnard affainéanti auprès de sa vieille maîtresse ». 2. Troisième Dauphin virtuel, après son père le duc de Bourgogne. 3. Quatrième Dauphin, mais en fait le troisième, après la mort de son père.
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Louis confia la Régence, malgré les bruits diffamatoires qui le salissaient, comme l'absurde accusation, parce qu'il avait un laboratoire de chimie, d'avoir empoisonné la famille. Quand en août 1715 la gangrène sénile se mit à sa jambe, Louis XIV rentra de Marly à Versailles, fit de dignes adieux à tous, et prépara méthodiquement le trépas qui survint le matin du 1er septembre après soixante-douze ans de règne, à l'âge de soixante-dix-sept ans. Le Régent emmena le petit roi à Vincénnes, puis aux Tuileries, pour fuir le « mauvais air » de Versailles, et le grand Château s'endormit pour sept ans... 4. Versailles. — Louis XIV détestait le vieux Louvre aux fossés puants, ainsi que Paris en souvenir de la Fronde. Saint-Germain se trouvant trop petit, il voulut s'isoler dans une résidence de son choix souverain, un site créé presque sur une table rase, mais il dut errer pendant vingt ans avant de se fixer1. Louis XIII s'était fait élever en 1624-1626 par Philibert Le Roy un « petit château de cartes » de style français en briques et ardoises, qu'il affectionnait comme retraite et rendez-vous de chasse, dans le vallon boisé et marécageux de Versailles, Louis XIV, à douze ans, y vint chasser en 1651, s'y plut, y revint souvent, y mena sa jeune épouse dès 1660, y ordonna les premiers travaux dès 1661. Il ne déplut pas à sa gloire d'y témoigner « ce plaisir superbe de forcer la nature » (Saint-Simon). Il transforma et amplifia jusqu'aux limites de la fantaisie le 1. P. de Nolhac, Versailles, Morancé, 2 vol., 1908-1909 ; Histoire du château de Versailles, t. I et II : Versailles sous Louis XIV, A. Marty (Emile Paul), 1911, 2 vol. ; Versailles et la Cour de France, Versailles, résidence de Louis XIV, L. Conard, 1925 ; Ch. Mauriceau-Beaupré, Versaules» l'histoire et l'art, guide officiel, Ed. des Musées nationaux, 1949 ; Versailles, I^raeger-Verve, 1950 ; L. Hautecœur, Histoire de l'architecture classique en France, t. II ; Le siècle de Louis XIV, Picard, 1949, 2 vol. ; P. Francastel, La sculpture de Versailles, Morancé, 1930 ; 2e éd., 1970 ; B. Dorival, La peinture française au XVIT siècle, Larousse, 1942, analysent l'architecture, la sculpture et la peinture du xvne siècle. R. A. Weigert a publié un solide manuel, L'Epoque Louis XIV, PUF, coll. « Le Lys d'Or » sous la dir. de N. Dufourcq, 1962. Ne pas oublier des ouvrages généraux : F.-G. Pariset, L'Art classique, PUF, coll. « Les Neuf Muses » sous la dir. de N. Dufourcq, 1965 ; P. Verlet, Versailles, Fayard, 1961 ; nouv. éd., 1985 ; F. Gébelin, Versailles, Alpina, 1965 ; L. Benoist, Histoire de Versailles, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1526, 1973 ; 2e éd., 1980 ; G. Chaussinand-Nogaret, Le château de Versailles, Complexe, coll. « La Mémoire des lieux », n° 5, 1993.
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modeste pied-à-terre paternel en quarante ans de travaux continus. Son modèle envié était le splendide château de Vaux, près Melun, dont les merveilles furent imprudemment révélées au roi par les grandes fêtes du 17 août 1661. Colbert confisqua et annexa pour le roi l'équipe artistique de Fouquet : Le Nôtre, dessinateur des jardins, l'architecte Le Vau, le peintre Le Brun. Malgré les travaux de Le Vau qui aurait voulu abattre le château de briques (ce que refuse Louis XIV), le bâtiment fut peu modifié jusqu'en 1668 : le Paré, à cause des fêtes en l'honneur de La Vallière, intéressait le roi plus que le château, qui n'était encore qu'un lieu de divertissement. Le Nôtre dressa des bosquets, un labyrinthe, une grotte à l'italienne, creusa un Parterre d'eau et des « ronds d'eau ». Tout se fît sous la gestion de Colbert qui, vrai citadin, plaida en vain pour le Louvre à demi déserté. Le roi le harcela, se passionna pour les travaux qu'il visitait souvent. Les merveilles naissantes furent révélées par la Psyché de La Fontaine, par la Promenade de Versailles de Mlle de Scudéry (1669) et par la Description sommaire du château de Versailles par Félibien (1674). Les grandes fêtes de mai 1664 groupèrent sous le titre-programme Plaisirs de l'Ile Enchantée, des jeux, concerts, illuminations et feux d'artifice, des comédies-ballets (Les Fâcheux, La Princesse d'Elide) ; un ballet où le roi joua le rôle de Roger (de l'Arioste) ; les trois premiers actes de Tartuffe... 1665 a vu s'élever la Grotte de Thétis, ornée de l'emblème solaire, rocaille italienne (là où fut édifiée plus tard la Chapelle). Le Canal fut amorcé, le parc se peupla de statues allégoriques ; Colbert et Le Brun mobilisèrent les sculpteurs : Coysevox, Girardon, Tuby, Le Hongre, Lerambert, les frères Marsy ; le groupe de Latone se dressa en 1670. La Quintinie, « intendant des potagers du roi », planta au sud du Château ses trente et un jardins d'espaliers ; on installa au sud du Canal une Ménagerie d'animaux rares et exotiques, et au nord un pavillon « à la chinoise » : le Trianon de porcelaine (faïences de Delft). Le Vau entoura d'une « enveloppe » le petit château Louis XIII (qui regarde vers l'est, sur la Cour de Marbre alors plus élevée qu'aujourd'hui de 1 m) ; il le « retourna » en lui donnant une façade ouest sur le Parc avec une terrasse à l'italienne au centre, face à la perspective des jardins. Il mourut en 1670, laissant des plans et des projets multiples continués par Dorbay. Les travaux purent sembler terminés en 1674. Louis, très fier, rédigea un Guide pour visiteurs. La Cour fit un séjour de quatre mois en 1674 après la 1. On amena même 1 250 orangers de Vaux à Versailles... 44
conquête de la Franche-Comté : désir de plus en plus transparent d'une résidence fixe. Dès 1671, la création de la Ville avait été décidée, mais le Château était insuffisant. Hardouin-Mansart, qui construisait alors Clagny un peu au nord (aucune trace) pour Montespan, devint premier architecte en 1677. Le Château, le Parc et la Ville se transformèrent en un immense chantier pendant plus de dix ans1. Question épineuse de l'eau.— Les ingénieurs François et Pierre Francine, dès 1664, avaient puisé à l'étang de Clagny et drainé les hauteurs de Montboron et de Satory. Aidés de Gobert et de Denis, ils purent à grands frais amener Peau de la Seine par la grandiose Machine çlévatrice de Marly. Puis, avec eux, Vauban entreprit en 1684, sans y réussir (faute d'argent : budget guerrier de 1688), d'amener les eaux de PÈure par Vaqueduc de Maintenon (on voit aujourd'hui les arches colossales en ruines de cet aqueduc mort-né). Mais la Machine de Marly avait permis de nombreux bassins (Dragon, Neptune, le Lac des Suisses, creusé par ce régiment, de 1678 à 1682) ainsi que les cascades du Buffet d'eau. Bosquets et parterres furent totalement remaniés par Le Nôtre. Une flottille de plaisance, avec gondoles et frégates en miniature, peupla le Grand Canal, au plan en croix depuis 1672. Mais surtout Mansart agrandit le Château des grandes ailes nord et sud en retrait heureux sur la façade du Parc, bouleversa les appartements, remplaça la terrasse italienne par la Galerie des Glaces (édifiée de 1678 à 1684 ; dimensions : 73 m x 10 m, 50 x 13 m de hauteur ; dix-sept croisées en arcades). Le grand décorateur fut le premier peintre Le Brun (mort en 1690), « génie de second ordre, mais universel »2, qui dessina, fit exécuter par ses élèves (les Batailles d'Alexandre), dirigea despotiquement la Manufacture des Gobelins où travaillaient pour Versailles peintres, tapissiers, ébénistes (Boulle, créateur du mobilier « Louis XIV »). Avec lui, l'Olympe triompha dans la peinture ornementale du Château comme dans la statuaire du Parc. Après Colbert (1683), Louvois, surintendant des Bâtiments, dirigea de front tous les travaux : Château, jardins, Communs, Grande et Petite Ecuries, la Ville et Trianon. Dangeau nota le 31 mai 1685 qu'il y avait plus de trente-six mille ouvriers et soldats sur les chantiers.
1. P. Francastel, Versailles et l'architecture urbaine au xvn* siècle, Annales ESC, oct.-déc. 1955. V. À. Félibien, Description sommaire du château de Versailles, G. Déprez, 1674, et Description du château de Versailles, de ses peintures et d'autres ouvrages faits pour le Roy, D. Mariette 1696. 2. Aidé du mari de sa nièce, le peintre Van der Meulen. 45
» Pourtant, le 6 mai 1682, la Cour s'y installait définitivement. Mansart maçonna le long de l'aile sud, devant le lac des Suisses, sa colossale Orangerie surmontée de 1Escalier des Cent-marches, détruisit en 1687 le Trianon de porcelaine, aussitôt remplacé par l'actuel Trianon de marbre, à l'italienne. Dans le Château, après avoir construit le colossal Escalier des Ambassadeurs (merveille détruite sous Louis XV), Mansart remania encore totalement les appartements en 1701, créa le Salon de YŒil-dè~Bœuf, dont la frise en stuc à guirlandes d'enfants annonçait par sa fantaisie le XVIII6 siècle. Enfin son neveu Robert de Cotte édifia l'actuelle Chapelle à réminiscences gothiques (Sainte-Chapelle). mais à ornementation « baroque » gracieuse (consacrée en 1710). Cependant le roi avait fait dresser dès 1679 dans un parc élégant sa villégiature chérie de Marly, son pavillon du Soleil entouré de douze pavillons-satellites pour ses invités privilégiés et sa famille. Par les seules splendeurs de Versailles, création colossale mais harmonieuse, Louis XIV serait le Grand Roi. Il y a englouti environ 70 millions d'or (comptes mal connus et mal tenus, surtout par Mansart), mais il a enrichi par là la France d'un capital d'art et de goût qui n'a fait que rayonner et fructifier au cours des siècles1. En fait, mutation continue : avant d'être le palais « classique » de Mansart, après 1685, habité par le Roi-machine, statue du Commandeur, vieux mari de Mme de Maintenon, Versailles fut un château italien baroque à transformations voulues par le Roimachiniste, palais d'illusions, grotte de Thétis, palais d'Alcine, animé par un roi-danseur, le scénographe Lulli, le décorateur magicien Vigarani, les fontainiers sorciers Francine, de 1660 à 1680, avec plafonds en trompe l'œil, bosquets de tôle peinte, jeux d'eaux gigantesques, illuminations, concerts et ballets, Versailles était avant tout un théâtre et un opéra2. Il devint en fin de règne un Saint des Saints. 1. «... Louis XIV aurait dit au moment de mourir : "J'ai trop aimé la guerreet les grands bâtiments." C'est un jugement qualitatif, qui ne se trouve que partiellement confirmé par les données de l'histoire quantitative. Il avait raison quant aux guerres, qui ont dévoré la moitié du budget de l'Etat et créé un terrible endettement. En revanche, la Cour de Versailles était un luxe que la France pouvait s'offrir... Luxe supportable même si, sur le plan psychologique, il a été mal supporté... L'histoire quantitative permet d'effectuer cette pesée globale » (E. Le Roy Ladurie, in L'Express, 27 août 1973). G. Sabatier, c.r. in RHMC, t. XXX, janvier-mars 1983, p. 163-179 de : J.-A. Apostolidès, Le roi-machine, spectacle et politique au temps de Louis XIV, Ed. Minuit, coll. « Arguments », 1981 ; Ph. Beaussant, Versailles, Opéra, Gallimard, 1981 ; L. Marin, Le portrait du roi, Ed. Minuit, coll. « Le sens commun », 1981 ; ensemble critique sur le Corps du Roi dans la nation. 2. M.-Ch. Moine, Lesfêtes à la Cour du Roi Soleil, F. Sorlot et F. Lanore, 1984 ; Y. Bottineau, Versailles, miroir desprinces, Arthaud, 1989.
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Chapitre IV LE RÈGNE DES GRANDS « COMMIS » L'absolutisme gouvernemental 1. Comment gouvernait Louis XIV, — L'armature institutionnelle du royaume, si confuse et paralysante, expliquerait très mal comment Louis XIV a pu gouverner. Le maquis touffu des Institutions, dont chacune a des contours si incertains qu'elles se chevauchent et se heurtent souvent, fut peu à peu débroussaillé par l'autorité royale pour pouvoir imposer à tous la « maxime de l'ordre » (Colbert). L'histoire du règne ne fut qu'une lente reprise en main du pouvoir sur les compagnies d' « officiers » par les << commissaires », agents directs du roi. Alors que Y officier était propriétaire héréditaire de sa charge (qu'il faudrait racheter), le commissaire était temporaire et révocable, avec des pouvoirs limités par le texte de sa « commission ». La royauté les multiplia peu à peu avec un pouvoir de contrôle de plus en plus absolu sur les officiers et finit par utiliser à leur tour ceux-ci, pratiquement dépossédés de la substance de leur charge, comme commissaires « subdélégués ». Ils furent doublés d'une armée d'agents indirects comme les commis des Fermes, en fait au service de l'Etat dont la Justice et la force armée les appuyaient. Ainsi naquit une bureaucratie étroitement soumise au pouvoir central. En haut, de grands « commis » également, révocables et qui n'étaient rien en eux-mêmes : leur pouvoir effectif, malgré leurs titres, n'existait que par la volonté du roi ; un Chancelier, premier officier du royaume, pouvait n'être rien dans le gouvernement (tels Séguier ou Boucherai). Cumuls et chevauchements de fonctions étaient fréquents, si bien que la machine gouvernementale paraît complexe, mais qu'elle était simple par la volonté royale : Colbert, dès 1661, s'occupa des finances, de l'économie nationale, 47
des bâtiments royaux, de la marine, des travaux publics (huit ou neuf de nos ministères) ; mais il n'eut jamais rien d'un premier ministre, car le roi seul décidait et aurait pu le briser d'un mot. La souplesse de cette mécanique était grande : après la mort de Colbert, Bâtiments et Manufactures passèrent à Louvois, qui garda la Guerre ; alors que le chancelier Séguier n'était pas « ministre », Le Tellier, Pontchartrain, Voysin, ses successeurs, le furent ; Pontchartrain cumula de 1691 à 1699 les Finances et la Marine (comme Colbert) ; Voysin dirigea un moment la Chancellerie et la Guerre (1714-1715), Chamillart eut en charge les Finances et la Guerre ( 1701 -1708), selon le bon plaisir du roi. Louis XIV garda les anciens rouages, mais les concentra autour de sa personne : « Il était nécessaire de partager ma confiance et l'exécution de mes ordres, sans la donner tout entière à pas un, appliquant ces diverses personnes à diverses choses selon leurs divers talents, qui est peut-être le premier et le plus grand talent des princes. » Louis XIV disposa donc, en les assouplissant à ses vues, de ses Conseils (tradition et nécessité voulaient que le roi prit conseil), de ses « Ministres », du Surintendant (supprimé dès 1661, remplacé par le Contrôleur général en 1665), du Chancelier et des quatre Secrétaires d'Etat1. Il changea peu de personnel en cinquante-quatre ans, pour mieux concentrer le secret des affaires entre quelques têtes auxquelles il était habitué. Il n'eut au total que seize ministres d'Etat (trois, quatre ou cinq à la fois), six chanceliers (Séguier, mort en 1672 ; d'Aligre, 1674-1677 ; Le Tellier, 1677-1685 ; Boucherat, 1685-1699; Louis de Pontchartrain, 1699-1714; Voysin, 17141715) ; cinq Contrôleurs généraux des Finances (Colbert, 16651683 ; Le Peletier de Morfontaine, 1683-1689 ; Pontchartrain, 1689-1699 ; Chamillart, 1699-1708 ; Desmaretz, 1708-1715) ; cinq Secrétaires d'Etat de la Guerre (Michel Le Tellier, 1643-1685, asso1. R. Mousnier et coll., Le Conseil du Roi, de Louis XII à la Révolution, PUF, 1970 ; J. Ellul, Histoire des Institutions, t. IV : Seizième - dixhuitième siècles, PUF, coll. « Thémis », section Sciences Politiques, nouv. éd., 1991. Cf. les travaux de M. Antoine sur les Conseils du Roi. Précieuse par son ampleur est la Relation de la Cour de France wi 1690 d'Ezéchiel Spanheim (rééd. Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1973).
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cié à son fils Louvois, mort en 1691 ; Barbezieux, fils de Louvois, 1691-1701; Chamillart, 1701-1709; Voysin, 1709-1715); cinq Secrétaires d'Etat des « Etrangers » (Loménie de Brienne, disgracié, 1663 ; Hugues de Lionne, 1663-1671 ; Arnauld de Pomponne, 1672-1679 ; Colbert de Croissy, 1679-1696 ; Colbert de Torcy, 1696-1715) ; quatre Secrétaires de la Marine (Colbert, 1669-1683 ; son fils Seignelay, 1683-1690 ; Louis de Pontchartrain, 1690-1699 ; son fils Jérôme de Pontchartrain, 1699-1715). 2. Le Conseil d'en Haut. — Appelé aussi Conseil d'Etat secret ou mieux Conseil du Ministère (Spanheim), c'est le vrai gouvernement, inséparable du roi qui seul peut le convoquer et le présider, chargé des plus hautes affaires politiques et diplomatiques. Ses membres sont les ministres d'Etat (ou « ministres ») ; nommés autrefois par « brevet » ou par « lettres patentes », ils n'existent plus que par convocation verbale d'un huissier de la Chambre du roi, et gardentleur titre à vie, même disgraciés. Le roi le réunit deux ou trois fois par semaine régulièrement. Il garde d'abord, par crainte de « faillir » les conseillers expérimentés de Mazarin : Le Tellier, dont il sait « l'attachement et l'assiduité », de Lionne, le meilleur expert de l'échiquier européen, et Fouquet, vite écarté. Sa féeriquefêtede Vaux de 1661 rendit Louis jaloux et inquiet de tant de puissance étalée. Poussé par Colbert, acharné à sa perte (la Cour, parla du duel de la couleuvre, « çoluber », blason de Colbert, et de l'écureuil, blason de Fouquet avec l'inacceptable devise : Quo non ascendant ?), Louis prépara son arrestation à Nantes, coup de théâtre. La perquisition dans sa maison de Saint-Mandé révéla ses plans de « bouleversement », ses attaches dans la Noblesse, ses fortifications de Belle-Ile, etc. Traduit devant une Commission extraordinaire de vingt-deux juges (dont Pussort, oncle de Colbert), condamné au bannissement le 20 décembre 1664, le roi commua souverainement sa peine en détention perpétuelle et le prisonnier Fouquet mourut à Pignerol en 16801. Le crime d'Etat de Fouquet était patent, mais la partialité dirigée des juges aussi : le roi avait eu peur2. 1. Vaines intercessions de ses amis : Mme de Sévigné dans ses Lettres ; La Fontaine dans YElégie aux Nymphes de Vaux ; l'académicien Pellisson dans ses discours. 2. V. surtout G. Mongrédien, L'Affaire Fouquet, Hachette, 1956 et D. Dessert, Fouquet, Fayard, 1987.
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La « Triade » Le Tellier-Lionne-Colbert devait durer dix ans. - Dès septembre 1661 la Surintendance était supprimée. Colbert devenu ministre d'Etat n'avait pu ruiner Fouquet qu'en ôtant à Louis XIV l'idée qu'il pût lui succéder. En fait il eut les pouvoirs d'un Surintendant, confirmés par la commission de Contrôleur général des Finances en 1665, moins « l'ordonnancement » des dépenses réservé au roi seul. Son large crédit en fit le factotum du roi qui l'utilisa en tout, le combla de faveurs et de titres : Surintendant des Bâtiments, Arts et Manufactures (1664), Secrétaire d'Etat (1669) avec la Marine et la Maison du Roi. Compétence immense, écrasante (il suppléa même le vieux chancelier Séguier pour la Justice et la Législation), mais l'armée était du ressort de Le Tellier et la diplomatie relevait de Lionne (aussi secrétaire d'Etat depuis 1663). Ces trois hommes dominaient entièrement l'Etat d'après les contemporains, qui ne soupçonnaient pas la volonté de décision du roi jaloux de sa « liberté ». Il est évident qu'il subissait un peu malgré lui l'influence de ces fortes personnalités expérimentées qui lui suggéraient souvent habilement la décision finale. Mais Louis, exigeant, jamais las du détail de leurs rapports, restait le maître. Il n'avait que trois ministres, car « le petit nombre de têtes est à désirer dans les affaires secrètes », et de souche modeste : . « Il n'était pas de mon intérêt de prendre des sujets d'une qualité plus éminente. Il fallait avant tout... établir ma propre réputation et faire connaître au public, par le rang même d'où je les prenais, que mon intention n'était pas de partager mon autorité avec eux. Il m'importait qu'ils ne conçussent pas eux-mêmes de plus hautes espérances que celles qu'il me plairait de leur donner. » Ainsi s'établit ce long règne de vile bourgeoisie (SaintSimon), de ministres parvenus, anoblis, comblés par le roi1. Louis n'appela jamais de prélats ni de nobles d'épée (sauf deux exceptions sur seize : le maréchal de Villeroy, insignifiant, et le duc de Beauvillier, gouverneur des 1. J.-F. Bluche montre que ces grands bourgeois étaient déjà souvent agrégés à la noblesse {XVIT siècle, 1959, numéro spécial 42-43).
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Enfants de France) : le cardinal de Forbin-Janson, les maréchaux d'Harcourt et de Boufflers furent récusés à cause de leur rang. Turenne, fier de ses tête-à-tête avec le roi et conseiller écouté en matière militaire et diplomatique, aurait bien voulu être ministre, mais ne le fut pas, parce que maréchal-général. Pour faire contrepoids à Colbert, Louis témoigne sa faveur au fils de Le Tellier, le jeune Louvois qu'il fait ministre en 1672 en même temps qu'Arnauld de Pomponne, successeur de Lionne (mort en 1671). Les clans Colbert et Le Tellier se jalousent âprement, parfois ouvertement (cf. Mme de Sévigné, 8 décembre 1679) : cetterivaliténe déplaît pas à Louis qui y gagne en sûreté et en zèle. En 1679, disgrâce de Pomponne. De 1679 à 1683, il y a quatre ministres d'Etat : les Le Tellier père et fils contre Colbert et son frère créé marquis de Croissy (Affaires étrangères). Mais Louvois, appuyé sur son père, le « Fidèle », devenu chancelier, a toute l'oreille du roi, passe pour « principal ministre et accepté pour tel » (Contarini, 1676). Il s'immisce de plus en plus dans les Affaires étrangères ayant les provinces-frontières dans son « département » de secrétaire d'Etat, prend les Bâtiments et Manufactures en 1683, laissant au fils de Colbert, Seignelay, la Marine, mais Seignelay n'entre pas au Conseil. Par contre, le Contrôleur général Le Peletier est un parent des Le Tellier qui sont donc trois contre un seul Colbert, Croissy. A la mort du vieux Le Tellier (1685), le nouveau chancelier Boucherat n'est pas ministre : Louvois est tout-puissant jusqu'en 1689. 1689 : le nouveau contrôleur général Louis Phélypeaux, comte de Pontchartrain2, devient ministre ainsi que Seignelay (qui meurt en 1690). Louvois, miné par Mme de Maintenon, perd du crédit. La marquise écrit : « Ma présence gêne Louvois ; je ne le contredis pourtant jamais » (6 décembre 1688 ; ce qui prouve sa participation occulte et officieuse au Conseil) et souligne bientôt qu'il ne tient plus « qu'à un fil ». Elle a poussé Seignelay et tout le clan Colbert, très dévot, dans la faveur royale : les ducs de Chevreuse et de Beauvillier, gendres de Colbert. Après la mort de Louvois (1691), le Conseil d'en Haut comprend : le contrôleur général Pontchartrain, Pomponne rappelé (jusqu'à sa mort, 1699), Croissy (mort en 1696), Le Peletier et le
1. Jalousies coalisées de Colbert et de Louvois. Prétexte : un retard négligent dans le courrier diplomatique. En fait, c'est un Arnauld janséniste et trop peu courtisan. 2. L. Boisnard, Les Phélypeaux : une famille de ministres sous l'Ancien Régime, Sédopolis, 1987. 51
duc de Beauvillier1. Le clan Le Tellier a disparu puisque le fils de Louvois, marquis de Barbezieux (décédé en 1701) est Secrétaire d'Etat de la Guerre sans être ministre. Le Dauphin assistait alors au Conseil. En 1701, quand s'ouvre la Guerre de Succession d'Espagne, les ministres sont : le chancelier Pontchartrain ; Chamillart, contrôleur général et secrétaire de la Guerre ; Torcy, fils de Croissy et gendre de Pomponne, aux Affaires étrangères, et Beauvillier. A la mort de Louis XIV, le Conseil comprend : Torcy, le contrôleur général Desmaretz (tous deux neveux de Colbert), et le chancelier Voysin, aussi secrétaire de la Guerre. La présence de Beauvillier au Conseil avait fortifié la position politique de Mme de Maintenôn, mais son groupe ne l'emporta jamais sur le roi et se resserra vers 1710 autour de Fénelon et du duc de Bourgogne pour former une sorte d' « opposition ». Leur ami pourtant, le duc de Chevreuse, fut un vrai ministre occulte, écouté du roi sans être jamais suivi en tout (f 1712). On voit donc qu'à part quelques isolés (Pomponne, Chamillart, Voysin), le roi aima partager sa confiance entre deux ou trois dynasties ministérielles, familles éprouvées de bons serviteurs et non d'hommes d'Etat, et il ne faut pas oublier à côté des clans Colbert et Le Tellier celui des Phélipeaux : La Vrillière et les Pontchartrain père et fils. La fondation de ces dynasties a une triple conséquence : 1) La formation d'une caste ministérielle issue de la Robe, mais alliée par mariages et train de vie à la vieille noblesse qui la jalouse et la méprise ; 2) La présence de ministres qui doivent leur fortune plus à leur naissance qu'à leur talent ; commis dévoués, sans grande envergure ; 3) Plus le roi gouverne seul, plus il abandonne l'exécution à des subalternes anonymes. Vers la fin du règne, les Conseils deviennent de pure forme : le roi traite les affaires en tête-à-tête avec le ministre ou le secrétaire d'Etat intéressé : Gouvernement et Administration s'identifient. Il y a moins d' « Arrêts du Conseil » que d'arrêts signés « en commandement ». (Longtemps, le secrétaire Rose a eu la signature, signait Louis.) La besogne des secrétaires d'Etat s'accroît sans cesse : ils s'en remettent à leurs premiers commis, chefs des bureaux logés dans les ailes des ministres, autour de l'avant-cour 1. Mort en 1714. Cf. G. Lizerand, Le duc de Beauvillier (1648-1714), Belles-Lettres, 1934.
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de Versailles. La machine gouvernementale est devenue lourde et compliquée. 3. Les secrétaires d'État et les Conseils. — Les quatre secrétaires d'Etat, ancêtres de nos actuels ministres (avec le chancelier et le contrôleur général), étaient les chefs des grands services publics, de plus en plus spécialisés : les Etrangers, la Guerre, la Marine et la Maison du Roi (qui a aussi les affaires des Protestants, la « Religion prétendue réformée »). De qui relève ce que nous appelons l'Intérieur ? Ce service est dilué : on voit par la Correspondance des Intendants qu'ils dépendent surtout du contrôleur général (le grand administrateur), du chancelier pour la Justice et du secrétaire d'Etat de leur « département », car les quatre secrétaires, outre leur spécialité, se partagent la France en quatre secteurs provinciaux et se réunissent tous les quinze jours en Conseil des Dépêches, simple formalité, puisque le roi a traité les questions d'avance avec chacun d'eux en particulier. Le Conseil royal (des Finances), présidé par un chef du Conseil (honorifique : Villeroy), dirigé par le contrôleur général, comprend deux ou trois intendants des Finances, conseillers d'Etat spécialisés : il établit le budget, dresse les baux des fermes et répartit la Taille à lever entre les Généralités. Réunions deux fois par semaine. Le Conseil privé ou des Parties (ou Conseil d'Etat) est une Haute-Cour judiciaire (notre Cour de Cassation) et administrative (notre Conseil d'Etat). Présidé par le chancelier, à côté du fauteuil vide du roi, il rend la Justice au nom du Souverain (« le Roi dans son Conseil »). Il comprend après 1673 un effectif de trente conseillers d'Etat (vingt-quatre de robe, trois d'Eglise, trois d'épée), siégeant sur tabourets, et derrière eux, debout, les jeunes rapporteurs (quatre-vingts, puis quatre-vingt-dix-huit maîtres des requêtes). Répartis en bureaux ou commissions, conseillers et maîtres des requêtes sont les hommes à tout faire de la Monarchie administrative, les précieux auxiliaires des ministres et secrétaires d'Etat, reçoivent des « commissions » d'intendants de province, peuvent devenir ambassadeurs, secrétaires d'Etat, contrôleur général ou chancelier. Les Arrêts du Conseil font la loi. Sanctuaire législatif, il prépare les Edits et Ordonnances du roi. 53
Le Conseil de Conscience, vrai ministère des affaires ecclésiastiques, présidé le vendredi par le roi, comprend le jésuite confesseur (de 1661 à 1715, les PP. Annat, Ferrier, de La Chaise et Le Tellier), l'archevêque de Paris et un ou deux prélats. Toutes les matinées du roi sont prises par des Conseils. 4. La « maxime de l'Ordre ». — Dès le début, Louis XIV amorça un redressement de l'autorité. En 1661, l'étroite subordination de l'Assemblée du Clergé, l'ordre aux secrétaires d'Etat de ne rien sceller sans en référer à Sa Majesté et l'élimination de la faction Fouquet sont les premiers actes. La Chambre de Justice de 1662, commission extraordinaire mixte de conseillers d'Etats, de maîtres des requêtes et de conseillers du Parlement, présidée par le chancelier Séguier, instruit le long procès Fouquet et fait rendre gorge aux fermiers de l'Etat. Les Gouverneurs de provinces, toujours de grands seigneurs ou des maréchaux, n'eurent plus de troupes personnelles ; réduits à des fonctions honorifiques, nommés pour trois ans, ils résident à la Cour : leur fonction militaire est aux mains de lieutenants-généraux du roi. La grande enquête de 1664, prescrite par Colbert, exécutée par les Intendants, prélude à la subordination des officiers locaux. Les Cours souveraines sont matées, privées de leur épithète par édit de 1665 et dénommées Cours « supérieures » : le roi, en lit de justice de décembre 1665 interdit aux Parlements et autres Cours de délibérer sur ses Edits, prescrit leur enregistrement sans vote, ordonne en 1668 la destruction par le Chancelier des trois registres des délibérations du temps de la Fronde, ne tolère en 1673 que d' « humbles remontrances » après enregistrement des Edits au greffe, et le Parlement se tut pendant quarante-deux ans. Louis XIV et Colbert voulurent « réformer » la Justice : un Conseil de Justice (créé en septembre 1665), présidé par Séguier, dirigé en fait par Colbert et par son oncle Pussort, comprit, outre des conseiUers d'Etat, de grands parlementaires associés à cette œuvre législative : le Pre54
mier Président Guillaume de Lamoignon, les avocats généraux Talon et Bignon, l'avocat Auzanet, etc. Six codes furent les fruits de ses longs travaux1 : Y Ordonnance civile ou Code Louis (1667) ; Y Ordonnance des Eaux et Forêts (1669) ; Y Ordonnance criminelle ( 1670) ; les Ordonnances maritime (1672) et commerciale (1673) ; P Ordonnance maritime (1681); Y Ordonnance coloniale (Code noir, 1685). Le maintien de l'ordre public fut assuré : urgence de la répression du brigandage. En 1665-1666, une Commission du Parlement de Paris tint à Clermont les Grands Jours d'Auvergne et du Forez, assises extraordinaires2 : depuis longtemps, des seigneurs terrorisaient, rançonnaient, torturaient. Leurs atrocités furent durement châtiées (cf. le récit de Fléchier). La police rurale des prévôts de la maréchaussée, fort expéditive (« pris, pendu »), épura le « plat pays » sous l'impulsion nouvelle des Intendants. 5. La Police de Paris3. — Cette police était diluée entre Y Hôtel de Ville (dont le Prévôt des Marchands et les échevins rendaient des arrêts, dirigeaient une vague « milice » urbaine), le Parlement (dont le Procureur général faisait voter des arrêts de police générale de l'ordre public, du ravitaillement, des tavernes, des mœurs, etc.) et le Châtelet (où le Prévôt royal dans la personne de son Lieutenant civil, aidé du chevalier du Guet et de cent vingt « exempts » et « archers » était chargé d'une illusoire répression par son tribunal et par sa prison). La tâche était urgente d'après tous les contemporains, dont Boileau (satire sur les Embarras de Paris, 1660) : « Le bois le plus funeste et le moins fréquenté « Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté. »4 1. En 1679, le chancelier Le Tellier imposa dans les Facultés l'enseignement du droit français coutumier. 2. A. Lebigre, Les Grands Jours d'Auvergne. Désordres et répression au XVH siècle, Hachette, 1976. 3. G. Dethan, Paris au temps de Louis XIV (1660-1715), Hachette, coll. « Nouvelle Histoire de Paris », 1990. 4. A. Lebigre, Les Dangers de Paris au XV1T siècle : l'assassinat de Jacques Tardieu, lieutenant criminel au Châtelet, et de sa femme, 24 août 1665, Albin Michel, coll. « Histoire », 1991.
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Un Conseil de police réuni par Colbert prépara l'édit de mars 1667 qui créait au Châtelet un nouveau magistrat chargé de fonctions multiples et concentrées : le Lieutenant général de Police, charge qui n'eut que deux titulaires sous le règne : Nicolas de La Reynie ( 1667-1697)l et le marquis d'Argenson (16971718)2, tous deux remarquables, zélés, énergiques. Simples lieutenants du Prévôt, ils ont en fait un rang ministériel : le roi a de fréquents tête-à-tête avec cet officier de confiance, au courant de bien des secrets, et La Reynie (qui instruisit avec tact l'Affaire des Poisons 3 ) fut parfois qualifié de « ministre de Paris ». Le Lieutenant de Police doit évidemment être en rapport avec le Procureur général du Parlement (qui a toujours large compétence administrative) et le Secrétaire d'Etat de la Maison du Roi. Il a en fait toute la « police » (c'est-à-dire l'Administration) : sécurité publique et répressive, tavernes, spectacles, maisons de jeux et de tolérance, édilité, pavage, incendies, éclairage nocturne, subsistances, halles et marchés, épidémies, etc. Il veille à la décence dans les églises, punit les blasphémateurs, veille à l'observance du Carême, même dans les familles, recherche les « mauvais livres », libelles clandestins (libertins, jansénistes ou protestants) qui échappent à la censure de la « librairie » du Chancelier. Administrateur, policier avec les huit cents hommes du Guet et ses espions, il est aussi Magistrat, juge lui-même à son tribunal du Châtelet. Magnifique exemple de concentration autoritaire louis-quatorzienne, la puissance de la police développa dans le public l'impression d'arbitraire. L'édit de 1699, qui créa des Lieutenants de police dans de nombreuses villes, avait un intérêt plus fiscal (vente d'offices) qu'administratif, et d'ailleurs, les officiers du cru s'empressèrent de racheter ces nouvelles charges.
1. J. Saint-Germain, La Reynie et la police au Grand Siècle, Hachette, 1962 ; E. Le Nabour, La Reynie, le policier de Louis XIV, Perrin, 1991 ; Cl. Quétel, De par le roy. Essais sur les lettres de cachet, Toulouse, Privât, 1982. 2. J. Saint-Germain, La vie quotidienne à la fin du Grand Siècle, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1965, d'après les archives d'Argenson. 3. A. Lebigre, 1679-1682, l'affaire des poisons, Complexe, coll. « La Mémoire des siècles », n° 213, 1989. 4. La Reynie réussit à être libéral sans le paraître, en publiant hautement les interdictions de livres...
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6. Les Intendants et la concentration administrative. — Concentration d'autorité, plutôt que centralisation effective, car les officiers subsistent, et encore moins unification, car la France reste une confédération de provinces, une mosaïque enchevêtrée de coutumes et lois privées, une bigarrure inextricable de poids et mesures, d'impôts, d'institutions et de privilèges, autant de particularismes infinitésimaux auxquels la Royauté ne prétendit guère toucher : il lui suffit d'être obéie et d'imposer à tous une sorte de pax regia ; l'unification ne fut que dans la subordination. Colbert, pressé par le besoin de statistiques, par la nécessité d'un inventaire des ressources matérielles du royaume pour préparer son œuvre économique et financière, imagina Y enquête de 1664. Il en chargea des Maîtres des Requêtes avec le titre habituel d'Intendant de justice, police et finances, Commissaire départi pour l'exécution des ordres du roi dans la Généralité de..}. Dans sa pensée, quelques mois devaient suffire à remplir leur mission, ce qui leur permettrait, par rotation, de visiter plusieurs généralités. En fait, leur fonction évolua et l'Intendant, enquêteur et inspecteur en 1664, se mua vers 1680 en administrateur fixe (la Bretagne n'eut d'Intendant permanent qu'en 1689)2. D'abord, Colbert leur confie une énorme tâche et ne reçoit que des rapports fragmentaires. L'Intendant doit s'aider d'officiers locaux, au fait du pays, qu'il choisit à titre privé comme subdélégués, pratique mal vue de Colbert mais recommandée par Le Tellier dès 1666. Les 1. Généralités et provinces (ou plutôt gouvernements) coïncidaient à peu près, mais pas exactement : la Normandie formait trois généralités : Rouen, Caen, Alençon ; la généralité de Tours comprenait Maine, Anjou et Touraine ; le Languedoc formait les généralités de Toulouse et de Montpellier, etc. F.-X. Emmanuelli, Un mythe de l'absolutisme bourbonien : l'Intendance du milieu du XVIT siècle à la fin du XVIIT siècle (France, Espagne, Amérique)', Provence « U », diffusion Champion, coll. « Etudes historiques », 6, 1981. 2. R. Poujol, Basville, roi solitaire du Languedoc. Intendant à Montpellier de 1685 à 1718, Presses du Languedoc, coll. « Le Temps et l'histoire», 1992.
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Intendants considèrent l'Instruction de 1664 comme un bréviaire type et leurs fonctions essentielles tendent peu à peu à les maintenir à leur poste : 1) La liquidation des dettes des Communautés (villes ou paroisses), tâche essentielle que Colbert veut réaliser, est une opération très embrouillée, tant les gestions locales, maladroites ou peu scrupuleuses, sont obérées ; 2) La répartition et la levée de la Taille entre les Elections et les paroisses sont une grosse affaire que l'Intendant prend en main, aidé des Elus et Trésoriers de France dans sa « chevauchée » d'enquête. Il envoie au Conseil royal son « Avis sur le Brevet de la Taille » et s'empare peu à peu de toute l'administration de l'impôt direct. Correspondance suivie avec le Contrôleur général sur toutes les questions économiques : le développement de la fiscalité (impôts de la Capitation de 1695, du Dixième de 1710) accrut ses fonctions. Dans les pays d'Etats, il demande à leur Assemblée le vote d'un « Don gratuit » global que les agents des Etats répartissent et lèvent, et il doit composer ; 3) Intendant de Justice, il surveille tous les officiers de son ressort (bailliages et autres), il peut présider tous les tribunaux (sauf un Parlement), et parfois juger lui-même assisté d'officiers de justice en Commission extraordinaire. Correspondance suivie avec le Chancelier en matière judiciaire ; 4) Intendants de Police, il prend en main l'ordre public, dispose des garnisons, s'occupe des ponts et chaussées, des subsistances, de la circulation des grains, de la levée de la Milice après 1688, des élections municipales urbaines (tutelle des municipalités ; les maires en 1692 deviennent officiers vénaux), des affaires religieuses : les Intendants inventèrent les Dragonnades, furent les exécuteurs zélés de la Révocation de 1685. Bureaucratie et paperasserie s'enflent autour de l'Intendant, devenu « le roi présent dans la province » (Ernest Lavisse). Les subdélégués, multipliés, reçoivent des postes fixes dans les villes de la Généralité, deviennent « officiers » en 17041, subordonnés même à un Subdélégué général, adjoint de l'Intendant. Ainsi furent 1. J. Ricommard, Les subdélégués des intendants jusqu'à leur élection en titre d'office, Revue d'Histoire moderne, t. VII (nouv. sér. t. VI), nos 2930, septembre-décembre 1937, p. 338-407.
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préparés les Mémoires des Intendants en réponse à Y Enquête de 1698 prescrite par Beauvillier à l'intention du duc de Bourgogne1. A la fin du règne, l'Ecossais Law peut dire des Intendants qu'ils sont « trente maîtres des requêtes dont dépend le bonheur ou le malheur des provinces »2. L'absolutisme s'infuse dans tous les domaines, exerce un droit « paternel » d'inquisition sur les consciences, les écrits et la vie des familles, s'arroge un droit d'Etat de propriété éminente. 1. L. Trénard, Les Mémoires des Intendants pour l'instruction du duc de Bourgogne. Introduction générale, BN, CTHS, 1975 ; F.-X. Emmanuelli, L'intendance de Provence à la fin du XVIF siècle. Etude critique du mémoire, « Pour l'instruction du duc de Bourgogne », Editions du CTHS, 1980 ; Fr. Moreil, L'intendance de Languedoc à la fin du XVIT siècle. Etude critique « Pour l'instruction du duc de Bourgogne », Editions du CTHS, 1985 ; J. Boissière, Cl. Michaud, L'intendance d'Orléans à la fin du XVIT siècle. Edition critique du mémoire « Pour l'instruction du duc de Bourgogne », Editions du CTHS, 1989. Remarquable travail d'érudition qui éclaire l'histoire et le rôle des intendants à travers le mémoire de Jubert de Bouville ; J.-P. Gutton (sous la dir. de), J. Boucher, G. Cuer, G. Durand, L'intendance du Lyonnais, Beaujolais, Forez en 1698 et 1762 : édition critique du mémoire rédigé par Lambert d'Herbigny et des observations et compléments de La Michodière, CHTS, coll. « Notices, inventaires et documents », 1992. En publiant ce mémoire établi au xvine siècle à l'initiative du contrôleur général Henri Bertin, les éditeurs nous offrent une vision évolutive de la situation administrative et économique de l'intendance de Lyon de la fin du xvue siècle jusqu'à la seconde moitié du xvrae siècle. Cf. Bibliographie, p. 126. 2. Dans les régions annexées, les Intendants ont été d'excellents agents d'assimilation par leur souplesse opportuniste, leur tolérance religieuse ou linguistique et leur longue résidence. La France doit beaucoup en Alsace à Colbert de Croissy (onze ans), à La Grange (vingt-cinq ans), en Flandre à Le Peletier de Souzy (quinze ans) et Dugué de Bagnols (dixneuf ans), en Franche-Comté à Chauvelin (treize ans), etc. V. la thèse exhaustive de G. Livet, L'intendance d'Alsace sous Louis XIV, 1648-1715, Les Belles-Lettres, 1956, 2 vol., étude fondamentale d'une province frontière sous tous ses aspects vivants au xvnc siècle. Elle est rééditée sous le titre, L'intendance d'Alsace du Saint Empire romain-germanique au royaume de France, de la guerre de Trente Ans à la mort de Louis XIV, 1634-1715, Presses Universitaires de Strasbourg, 1991, 2 vol. Cf. aussi G. Livet, Louis XIV et les provinces conquises, XVIT siècle, n° 16, 1952, p. 481-507 ; F. Loirette, L'administration royale en Béarn, 1620-1682, XVIT siècle, n° 65, 1964 ; Les Histoires des provinces et des Villes des éd. Privât, Toulouse ; N. et Y. Castan, Vivre ensemble : ordre et désordre en Languedoc, XVIT-XVIIT siècles, Gallimard, coll. « Archives », 87, 1981.
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Chapitre V LA GLOIRE MILITAIRE « Nec Pluribus Impar » « S'agrandir est la plus digne et la plus agréable occupation des souverains. » (Lettre de Louis XIV au marquis de Villars, 8 janvier 1688.) Louis XIV a toujours regardé la guerre comme la vocation naturelle d'un grand roi et Vamour de la gloire fut sa passion dominante. Cette conscience de la primauté de sa Couronne, « la première de la Chrétienté » renforça son amour de l'Armée, cet instrument de gloire et de puissance auquel il subordonna totalement ses finances et l'économie nationale. Pour s'assurer prestige et « réputation », il fit la guerre sur bien des fronts : continental, maritime, commercial (la « guerre d'argent », de Colbert) et diplomatique, car la diplomatie est une guerre insidieuse, permanente, avec succès et revers1. 1. L'Armée royale. — L'armée fut l'objet d'une révolution gouvernementale2. En paix, au début, elle se montait à 1. G. Zeller, Les Temps modernes, II : De Louis XIV à 1789, Hachette, coll. « Histoire des relations internationales », sous la dir. de P. Renouvin, t. III, 1955 ; C.-G. Picavet, La diplomatie française au temps de Louis XIV', F. Alcan, 1930, et L. André, Louis XIV et l'Europe, Albin Michel, coll. « L'Evolution de l'Humanité », t. LXIV, 1950. V. le numéro spécial 46-47 (1960) de XVIT siècle : Problèmes de politique étrangère sous Louis XIV ; J. Droz, Histoire diplomatique de 1648 à 1919, Dalloz, 1952 ; 3e éd., 1972 ; Cl. Michaud, L'Europe de Louis XIV, Bordas, 1973 ; G. Livet, L'équilibre européen. De la fin du XV à la fin du XVIT siècle, PUF, coll. « L'Historien », 28, 1976; R. Mandrou, L'Europe « absolutiste ». Raison et raisons d'Etat, 1649-1775, Fayard, , 1977 ; Louis XIV et VEurope, de B. Neveu, R. Hatton, P. Blet, J. Meyer, J. Bérenger, XVIT siècle, numéro spécial 123, 1979 ; cf. supra, p. 9, n. 2. 2. A. Corvisier (sous la dir. de), Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, coll. « Grands dictionnaires », 1988 ; Histoire militaire de la France, t. I : Des origines à 1715 (sous la dir. de P. Contamine), PUF, 1992.
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quinze ou vingt mille hommes : la Maison du Roi et les « Six-vieux » régiments : Picardie, Piémont, Navarre, Champagne, Normandie, Marine. Selon les besoins, le roi levait des régiments provisoires appelés du nom du colonel. Les grades de mestre de camp (colonel), capitaine, lieutenant, enseigne, cornette étaient vénaux : régiments et compagnies étaient propriété de leurs officiers plus que du roi, et leurs charges étaient à la nomination des colonels généraux (Infanterie, Cavalerie, Dragons, Suisses, Grand Maître de l'Artillerie). L'armée est une entreprise privée, monopolisée par la noblesse. Louis XIV la reprit en main, opéra là comme ailleurs une concentration d'autorité, mais toujours au profit de la noblesse, peu à peu matée et subordonnée, et dont la jeunesse ne ménageait pas son sang : après chaque campagne, deuils nombreux à la Cour et dans les gentilhommières. Nobles d'épée, la guerre était leur fonction naturelle, favorisée par le roi qui y voyait un moyen de les gouverner par un utile dérivatif à l'oisiveté, mais bien des vieux officiers perclus, nantis d'une croix de Saint-Louis, rentraient pauvres dans leur manoir délabré. Louis trouva trois hommes pour forger son instrument de guerre : Turenne1, sorte de généralissime, fut son maître et initiateur respecté. Louis, comme son père Louis XIII, se passionna pour les détails du service et des règlements. Son orgueil se complut aux grandes parades et revues devant la Cour et les dames, à Moret près de Fontainebleau, ou aux plaines de Houilles et d'Achères, près de Saint-Germain. Mais les vrais créateurs d'une armée monarchique furent deux grands commis, les Le Tellier père et fils2. Impossible de bien dégager dans cette œuvre immense la part de l'un et de l'autre, vrais co-ministres étroitement associés, l'un for1. V. C.-G. Picavet, Les dernières années de Turenne, Calmann-Lévy, 1914 ; Actes du Colloque international de Paris (2-3 octobre 1975) : Turenne gt l'art militaire (23 art.), Belles-Lettres, 1978 ; J. Bérenger, Turenne, Fayard, 1987. 2. L. André, Michel Le Tellier et Louvois, A. Colin, 1942 ; Champion, 1974 ; E. Muraise, Introduction à l'histoire militaire, Charles-Lavauzelle & Ce, 1964 ; A. Corvisier, Louvois, Fayard, 1983, reprend tout le sujet.
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mant, guidant l'autre, lui passant peu à peu la main surtout quand il devint Chancelier en 1677. Une injuste tradition paraît éclipser le père au profit du fils, alors que de nombreuses grandes réformes seraient l'œuvre de Le Tellier, mais l'éclat du « grand brutal » Louvois en impose à côté de la prudente réserve de son père. Si le père fut respecté et estimé du roi (« Jamais homme n'a été de meilleur conseil en toutes sortes d'affaires »), lefilseut son « amitié », flatta sa passion de gloire et de puissance, d'où son long crédit qui lui permit, au temps de Croissy, d'empiéter sur les Affaires étrangères. L'ascension du clan Le Tellier, enrichi par le roi, facilita l'acquisition de nombreuses seigneuries (Louvois, Barbezieux), de résidences princières (Meudon, Ancy-le-Franc), d'hôtels somptueux à Paris, et une fortune surtout terrienne1 estimée à 10 millions d'or, autant que celle laissée par Colbert. Politique familiale : le jeune marquis de Louvois obtint la « survivance » du Secrétariat paternel, la « signature » dès 1662, et en 1667 le roi l'emmena en Flandre où il prépara les étapes et les magasins en « grand munitionnaire » : deux ministres coopéraient, le père à Paris, lefilsen campagne, et celui-ci fut « ministre d'Etat » en 1672 aux côtés du père, et l'égal de Colbert (qui était de vingt-deux ans son aîné)2. Ses filles furent mariées aux ducs de La Rocheguyon et de Villeroy. Son frère cadet devint archevêque de Reims. A son tour Louvois s'associa par survivance son fils, marquis de Barbezieux, et les cousins Colbert (branche cousine du grand Colbert) furent appelés aux affaires : Saint-Pouange aux bureaux de la Guerre, Colbert de Villacerf aux Bâtiments (après Louvois) ; d'autres furent nommés Intendants, etc. 2. La concentration de l'autorité militaire. — Si Le Tellier fut surtout le législateur de l'armée par ses Ordonnances, Louvois fut surtout le grand vivrier et l'administrateur disciplinaire. Grâce à eux, les Bureaux de la Guerre reçurent des règlements, des services organisés, des traditions. Ils se sont entourés de techniciens et de commissaires. Précieux collaborateurs furent le marquis de Chamlay, vrai chef d'état-major général et directeur des étapes, l'inspecteur général de l'infanterie Martinet, inventeur du pas cadencé, l'inspecteur général Fourilles, réformateur de la cavalerie, Surirey de Saint-Rémy qui 1. Achats fonciers à la Haute Noblesse qui s'appauvrissait : les Conti, les Richelieu. 2. Depuis 1668, Louvois détenait aussi la Surintendance des Postes, qu'il affermait à bon prix. 62
appliqua à l'artillerie les réformes du duc de Luxembourg, le chevalier de Clerville, commissaire général des fortifications, et surtout Vauban, son successeur en 1677. L'essentiel de l'œuvre est d'avoir rendu l'armée au roi en créant toute une administration civile (commissaires des guerres, intendants d'armée, inspecteurs aux revues) et en lui subordonnant pour la gestion la noblesse d'épée. Louvois ne put supprimer la vénalité des grades de colonel et de capitaine : on acheta toujours compagnies et régiments. Il réprima férocement l'abus des « passevolants », soldats fictifs embauchés, par les capitaines, pour les montres (revues). Il sévit aussi durement contre l'absentéisme des officiers, fréquent même à la guerre et qui laissa encore, lors de la campagne de 1674, des régiments presque sans officiers. Il sanctionne durement le pillage excusé souvent par l'arriéré de solde dû et l'absence de ravitaillement. Plier les officiers à la discipline (frapper ou pendre les soldats était facile) fut le plus ardu, En 1672, les maréchaux de Bellefonds, de Créqui et d'Humières refusaient d'obéir à Turenne et ne pliaient que par crainte de perdre la grâce royale. Pourfixerla hiérarchie des grades et de l'ancienneté, on conçut Y ordre du Tableau(\675) à la mort du maréchal-général : on créa des grades non vénaux pour les officiers pauvres entre ceux de capitaine et de colonel (major et lieutenant-colonel) et celui de brigadier audessus de colonel. Au sommet de la hiérarchie venaient les maréchaux de camp, les lieutenants-généraux et les maréchaux de France (qui ne « roulaient » plus entre eux et obéissaient au plus ancien)1. Dans un but disciplinaire aussi fut généralisé le port de Yuniforme par régiment, déjà usité dans la Maison du Roi, et fut fondé Y Hôtel des Invalides (1670-1674) pour recueillir les vétérans estropiés.
1. A Corvisier, Les généraux de Louis XIV et leur origine sociale, XVIF siècle, n0' 42-43, 1959 ; Les Français et l'armée sous Louis XIV, Serv. hist. de l'Armée, Château de Vincennes, 1975 ; Armées et sociétés en Europe de 1494 à 1789, PUF, coll. « L'Historien », 27, 1976, et Les gardes du corps de Louis XIV, XVIF siècle, 1959, p. 265-291 ; D. G. Baxter, Servants of the Sword. French Intendants of the Army, University of Illinois Press, 243 p., 1976.
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La course aux armements nécessitée par la politique de force se doubla d'une course aux effectifs, toujours assurés par le racolage assez arbitraire des sergents-recruteurs (chaque capitaine recrutait sa compagnie), complété après 1688 par la Milice imaginée par Chamlay et Louvois, essai de service obligatoire et national dû par les paroisses avec tirage au sort ou désignation arbitraire des miliciens, et qui fournit jusqu'à trente régiments1. Toujours nombreux étaient les régiments étrangers mercenaires. On abandonna la vieille levée du ban et arrièreban de la noblesse après 1674, cohue indisciplinée dont Créqui à Nancy dut se débarrasser au plus tôt. Pour les quatre grandes guerres du règne, l'armée rassembla soixante-douze mille hommes en 1667, cent vingt mille en 1672, deux cent quatre-vingt-dix mille en 1688 et près de quatre cent mille en 1703, effectif alors colossal en Europe. 3. Les armes. — La cavalerie, arme noble, perdit peu à peu sa primauté tactique, réorganisée en régiments, armée du sabre au lieu de l'épée, et renforcée des dragons, sorte d'infanterie montée, et des hussards légers, d'abord déserteurs hongrois. Vinfanterie devint la « reine des batailles », resta longtemps divisée en piquiers et mousquetaires. Le Régiment du Roi, créé en 1662, était un régiment modèle que Louis XIV fît parfois manœuvrer. Apparaissent les grenadiers (1667), les fusiliers (un régiment en 1671), mais le fusil à pierre ne fut généralisé pour tous les fantassins que vers 1700 après l'invention par Vauban de la baïonnette à douille (1687), employée en 1693 à « Neervinde » et à La Marsaille par Catinat. Villars lança des colonnes profondes en ordre serré précédées de tirailleurs, prélude au xviif siècle. Vartillerie, jusqu'alors entreprise civile, entra peu à peu dans l'armée. On groupa deux régiments : Royal-Bombardiers, 1684 ; Royal-Artillerie, 1694. Le maréchal de Luxembourg entrevit l'extension efficace de l'arme. Le génie comprit des ingénieurs, eux-mêmes officiers d'infanterie (Vauban longtemps capitaine au régiment de Picardie) qui prélevaient des fantassins ou embauchaient des ouvriers pour les travaux. 1. G. Girard, Racolage et milice. Le service militaire en France à la fin du règne de Louis XIV (1701-1715), Pion, 1922.
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Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707)1, petit hobereau morvandiau, est le héros du règne, combattant, ingénieur, inventeur, économiste, aussi grand penseur qu'homme d'action :riende ce qui était utile au royaume ne lui fut étranger ; un patriote (SaintSimon) soucieux de construire et de mettre en valeur. Infatigable, il était partout, sur ses innombrables chantiers, créateur des grands ports et d'une frontière militaire de places en profondeur qui fut valable deux siècles. Il fut aussi hpoliorcète du règne, le vainqueur d'innombrables sièges à partir de 1667. Il préconisa le « pré carré » de la frontière du Nord, la fortification des places de l'Escaut à la Meuse et au Rhin2. Disciple de l'ingénieur hollandais Cohora, suo cesseur de Clerville (associé à Colbert comme Vauban à Louvois), il s'adapta au terrain, créa le réseau des canaux de Flandre, généralisa les fortifications rasantes, développa les mines et contre-mines, inventa les parallèles d'attaque (1673), les boulets creux, le tir à ricochet (1697). Rude, modeste, il n'était que brigadier en 1674 et ne reçut le bâton de maréchal qu'en 1703. L'œuvre du roi et de Louvois serait inconcevable sans Vauban (Anne Blanchard, Les Ingénieurs du « Roy », Montpellier, 1979 ; Michel Parent, Vauban encyclopédiste avant la lettre, Berger-Levrault, 1982). Enfin, le triomphe de Louvois fut la création de casernes (Paris, Versailles, Lille, Metz), d'arsenaux (Douai, Metz, puis Strasbourg) et de magasins à vivres et à fourrages. Mais, le plus souvent, le logement des gens de guerre resta usuel chez l'habitant, qui devait Vustensile (sel, pot et chandelle) au soldat. La clé de la politique étrangère du règne3 est d'abord dans la psychologie du roi, adaptée d'ailleurs aux circons1. V. le Vauban, Grasset, 1923, de D. Halévy et celui de P. Lazard, Vauban, Alcan, 1934, plus technique ; R. Dion, Les frontières de la France, Hachette, 1947 ; M. Parent et J. Verroust, Vauban, J. Fréal, 1971 ; Vauban Réformateur, colloque de 1983 ; B. Pujo, Vauban, Albin Michel, 1991 ; Maréchal Vauban, Le triomphe de la méthode. Le traité de l'attaque des places de M. de Vauban, ingénieur du roi, WRF, 1992. 2. V. G. Zeller, L'organisation défensive des frontières du Nord et de l'Est au XVIT siècle, Berger-Levrault, 1928. 3. V.-L. Tapie dans Le XVIT siècle, PUF, coll. « Clio », t. VII, vol. 1, lrc éd., 1943 ; 2e éd., 1949. V. aussi G. Zeller, Politique extérieure et diplomatie sous Louis XIV, dans Rev. Hist. mod, t. VI, 1931, et, du même, Les Temps modernes, II : De Louis XIV à 1789, Hachette, coll. « Histoire des Relations internationales », sous la dir. de P. Renouvin, t. III, 1955 ; G. Livet, L'équilibre européen. De la fin du XV à la fin du XVIIT siècle, PUF, coll. « L'Historien », n° 28, 1976, et Louis XTV et l'Europe, XVIT siècle, ouvr. coll. cité, n° 123, 1979.
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tances. Peu à peu, l'orgueil de la force prit le pas sur sa prudence naturelle. Eut-il un plan préconçu? une politique suivie ? En fait, il obéit à « des préoccupations immédiates, chaque jour renouvelées » (Georges Pages). Mais une grande idée dominante ? Les frontières « naturelles », selon Albert Sorel et les historiens allemands ? Mais Gaston Zeller en a fait justice ; ou la couronne hégémonique impériale, « héritée de Charlemagne » ? L'exploitation fructueuse des textes vagues de Munster et des Pyrénées, selon Legrelle ? La recherche de la Succession d'Espagne « pivot du règne », selon Auguste Mignet ? Chaque thèse a sa part de vérité à certains moments. D'autres ont vu une idée directrice « Très Chrétienne » (contre les Turcs ou en faveur des Stuarts), ou parfois l'aspect économique (contre l'hégémonie anglo-hollandaise). Certes, mais même pour l'Espagne, Louis XIV a hésité entre l'héritage partiel (Pays-Bas, Franche-Comté, Guipuzcoa) ou finalement l'association dynastique en 1700. Il reste que les soucis constants furent l'amélioration des frontières stratégiques (Nord-Est) et la recherche des « clientèles » (Suède, Pologne, Brandebourg, Bavière, Electeurs rhénans, Hongrie, Savoie, Portugal) contre les Habsbourg de Vienne et de Madrid. Le Roi disposait, outre les bureaux du Secrétariat d'Etat et les ambassadeurs, d'agents secrets, tels les « pensionnaires » étrangers soudoyés. Parmi les plus célèbres citons Matthioli, agent double du duc de Mantoue1, ou les Fûrstenberg en Rhénanie2. On ne peut ici que poser les problèmes essentiels en dégageant les phases diplomatiques et guerrières. A) La préparation. — En 1661 « tout était calme en tous lieux » (Louis XIV). Par souci de restaurer l'ordre intérieur, il 1. Qui est le Masque de fer ? Le diplomate Grémonville (F. Scheichl) ? Le R.P. de La Cloche, fils naturel de Charles II Stuart (A. Van Gennep) ? Dauger de Cavoie (E. Laloy, Qui était le Masque de fer ?, Klincksieck, 1931) ? ou plutôt Matthioli (F. Funck-Brentano) ? Les autres hypothèses relèvent du roman. Mise au point par G. Mongrédien, Le Masque de fer, Hachette, 1952. 2. Cf. infra, p. 76, n. 1.
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maintint la paix un peu plus de six ans. L'idée fixe est que la paix espagnole ne peut être qu'une trêve et que la méthode à suivre est d'exploiter les clauses littérales des traités, surtout celui des Pyrénées où l'infante Marie-Thérèse renonçait à la Succession d'Espagne moyennant le paiement d'une dot de 500 000 écus d'or. Or la dot ne put jamais être payée et ce moyennant fut l'argument de base de Louis XIV, décidé à faire valoir en temps opportun les « droits de la Reine ». Il attendit prudemment la mort de son oncle et beau-père Philippe IV (1665) et par déférence celle de sa mère Anne d'Autriche (1666), mais il prépara avec Lionne l'isolement de l'Espagne et prit ses précautions du côté de l'Empire. Il se garda l'amitié stipendiée de son cousin Charles II Stuart, beau-frère de Monsieur, et conclut avec la Hollande du Grand Pensionnaire Jean de Witt l'alliance défensive et commerciale de 1662. A l'est, il se fit céder la Lorraine au traité de Montmartre (1662) par son duc Charles IV qui se désavoua d'ailleurs vite, et renouvela en 1663 la Ligue du Rhin, alliance neutraliste des Electeurs rhénans, menés par Philippe de Schônborn, archevêque de Mayence, contre l'Empereur et l'Espagne. Le mariage du duc d'Enghien avec la nièce du roi Jean-Casimir de Pologne y rendit possible une succession française. Parallèlement, le jeune roi menait une bruyante politique d'intervention par des actes de « magnificence » (Lavisse). Il imposait la préséance de ses ambassadeurs, à Londres, à Rome même, avec réparations humiliantes (la pyramide commémorative de Rome et l'envoi d'un légat pour excuses), la primauté du salut au pavillon fleurderysé sur mer, même des Anglais, auxquels il racheta Dunkerque, et il arrangea le mariage de Charles II avec l'Infante de Portugal (1661-1662). En 1664, il envoya les six mille hommes de Coligny et de La Feuillade qui contribuèrent à la victoire impériale de Saint-Gotthardt sur les Turcs. Cependant la guerre maritime (1664-1667) entre son allié hollandais et son ami anglais gênait Louis XIV qui se contenta d'aider la Hollande contre l'évêque de Munster. En 1665, à la mort de Philippe IV qui laissait un fils d'un deuxième lit, Charles II, Louis XIV entama une guerre juridique, publia un Traité des Droits de la Reine. Il arguait d'un droit privé brabançon de « dévolution » des héritages aux enfants du premier lit, et l'appliqua en droit international. Turenne, Louvois, Vauban se préparaient en Flandre. B) La Guerre de Dévolution et Aix-la-Chapelle (1667-1668). — Promenade militaire de la Cour avec sièges rapides : Douai, Lille... L'Espagne était à bout de souffle. Mais Angleterre et Hollande traitaient à Breda et concluaient avec la Suède la TripleAlliance, œuvre de l'Anglais William Temple et de Jean de Witt, 67
inquiets de la poussée française aux Pays-Bas, en vertu de l'adage hollandais Gallus amicus, sed non vicinus. En même temps (janvier 1668), Louis XIV signait avec Vienne le traité secret Grémonville, où l'Empereur se résignait à un partage de l'héritage espagnol. Louis XIV s'arrêta sagement au nord, fit occuper la Franche-Comté par Condé en trois semaines1. A la paix d'Aix-laChapelle, l'Espagne préféra récupérer Besançon et céder douze places du Nord, dont Lille vite fortifiée par Vauban. Louis XIV avait donc dû limiter ses ambitions du fait de la Triple-Alliance dont il ne pardonna pas la constitution à la Hollande. C) Quatre ans de préparatifs (1668-1672). — Louis XIV et Colbert, par haine de ces bourgeois républicains et fiers qui monopolisaient la mer, ont voulu cette guerre de Hollande2 que les Le Tellier et Vauban ont préparée militairement, et Lionne diplomatiquement par un formidable réseau d'alliances : au traité secret de Douvres, Mme Henriette, partie renforcer l'ambassadeur Croissy, obtenait de son frère Charles II un actif appui anglais et l'engagement ultra-secret de favoriser le catholicisme (contre un subside annuel de 3 millions de livres et la promesse de ports hollandais), en 1670. Puis Lionne s'assurait l'alliance ou la neutralité du Brandebourg, de Munster, de Cologne (entraîné par Furstenberg, agent zélé de Louis XIV), de l'Electeur de Bavière Ferdinand-Marie, de l'Electeur Palatin (qui maria sa fille à Monsieur, veuf d'Henriette), de la Suède enfin (grâce à l'ambassadeur Pomponne). En Allemagne, le courant francophobe (Lisola) ou neutraliste (Schônborn de Mayence) ne pouvait rien contre l'or du roi de France. D) La Guerre de Hollande et Nimègue (1672-1678). — L'Angleterre entama la guerre, et Louis XIV et Condé exécutèrent sans péril le passage du Rhin au gué de Tolhuis : capitulations de villes, la cathédrale d'Utrecht rendue au culte romain, offres de paix (rive gauche de la Meuse et 10 millions) que le Roi commit l'erreur de ne pas accepter, et Louvois exigea plus : on dut s'arrêter devant l'inondation, et la révolution de La Haye (massacre 1. J.-F. Solnon, Quand la Franche-Comté était espagnole, Fayard, nouv. éd., 1989. 2. L'ouvrage de P. Sonnino, Louis XIV and the origin of the Dutch War, Cambridge University Press, 1988, démontre que Colbert n'adhéra à une politique belliciste qu'à l'ouverture des hostilités, ces dernières ne pouvant que compromettre l'équilibre des finances et l'essor du commerce du royaume. Par contrecoup il paraît fallacieux de parler d'un « âge Colbert ». 68
des frères de Witt en août 1672) qui donnait pleins pouvoirs au jeune prince d'Orange Guillaume III, chef du parti national. En 1673-1674, Guillaume, aidé de Lisola et du prince de Waldeck, renversa la situation diplomatique en édifiant une première coalition défensive : pendant que le Roi et Vauban enlevaient Maestricht. La guerre changea de théâtre, presque d'objet, s'orienta sur le Rhin et dans l'Empire, malgré le prudent ambassadeur Gravel : l'agent Fûrstenberg fut enlevé à Cologne par les Impériaux. La défiance allemande s'accrut devant l'expansion française ; Louvois déclara que les Allemands étaient devenus les véritables ennemis et, de fait, l'Empereur germanique Léopold Ier (1657-1705) fut l'ennemi le plus constant de Louis XIV (avec Guillaume III) : le péril turc ou hongrois seul le détourna parfois. En 1674, l'Empereur, l'Empire, le duc de Lorraine (son pays réoccupé par la France depuis 1670), l'Espagne, le roi d'Angleterre stimulé par son Parlement1, s'unirent à Guillaume. Tandis que Condé guerroyait aux Pays-Bas (Seneffe, 1674), que le roi occupait la Franche-Comté, Turenne autour des Vosges exécutait sa belle campagne d'hiver en Alsace et passait le Rhin : tué en 1675, il fut remplacé par Condé qui mena sa dernière campagne. La guerre traîna sur le Rhin avec Créqui, aux Pays-Bas avec Luxembourg, et autour de la Sicile, la flotte de Vivonne et de Duquesne2 écrasait les Hollandais du grand Ruyter (1676-1677). En Pologne, l'ambassadeur, cardinal de ForbinJanson, ne réussit pas à pousser le roi Jean Sobieski et la reine française Marie de La Grange d'Arquien (Marysienka) contre l'Empereur ni contre le Brandebourg vainqueur des Suédois. Au Congrès de Nimègue, on traita en 1678 : l'Espagne payait, récupérait Gand, Oudenarde, Charleroi, trop avancées, mais cédait la Franche-Comté et la ligne Cambrai-Bouchain-Valenciennes-Condé-Maubeuge, renforcée par Saint-Omer, Cassel et Ypres. La Hollande recouvrait toutes ses places et obtenait surtout Y abrogation du tarif douanier prohibitif de 1667 : Colbert pliait3. A l'est, Louis XIV rendait Philipsbourg, mais gardait Fribourg, restituait à son duc Charles V la Lorraine, moins Nancy, Longwy et quatre routes stratégiques vers l'Alsace. (Le duc n'accepta pas et l'occupation française dura.) Puis Louis « le
1. En 1677, Charles II maria même sa nièce Marie d'York à Guillaume III. 2. M. Vergé-Franceschi, Abraham Duquesne, Huguenot et marin du Roi-Soleil, France-Empire, 1992. 3. La politique de Colbert fut reniée pour obtenir la paix de Nimègue, cf. Etudes réunies en l'honneur du Doyen Georges Livet, Strasbourg, 1986. 69
Grand » imposa au Brandebourg1 la paix suédoise et le traité d'alliance de Saint-Germain (1679), maria le Dauphin à la sœur de. Max-Emmanuel de Bavière. Il obtint même des promesses de voix électorales pour lui ou le Dauphin au cas d'élection impériale... Il était Y arbitre de l'Europe, avec une large « clientèle » et un bilan positif : s'il renonçait aux Pays-Bas, il avait consolidé la frontière au nord et à l'est2. E) Les « Réunions » et la Paix armée (1679-1689). — L'apogée du règne de Louis XIV fut marquée par la lente préparation d'une nouvelle coalition antifrançaise . En dix ans, le Roi perdit peu à peu tous ses atouts après avoir atteint un zénith apparent en 1684 : flux et reflux. L'actif du bilan est grandiose : gains territoriaux, alliances avec le Brandebourg et la Bavière, mariage du roi d'Espagne avec Marie-Louise d'Orléans, nouvelle entente avec l'Anglais Charles II pro-catholique. Toutefois Louis, insatisfait, sacrifia Pomponne qui manquait de « grandeur » dans ses exigences, et le remplaça par Colbert de Croissy ; Louvois garda l'armée sur pied de guerre. a) La politique des Réunions (1679-1681), inaugurée par Croissy, intensifiée par Louvois qui empiétait de plus en plus sur son collègue, est une vieille pratique monarchique : exploiter le vague des traités qui cédaient des territoires « avec leurs dépendances » pour prononcer par arrêts de Justice des « réunions » pacifiques suivies d'occupation militaire. On en chargea le Conseil de Brisach pour l'Alsace, le Parlement de Besançon pour la Franche-Comté et la Chambre du président Ravault au Parlement de Metz pour les Trois-Evêchés. On exigea le serment d'hommage des villes et des seigneuries d'Alsace pour rompre leur « immédiateté d'Empire » et même du margrave de Bade et du duc de Deux-Ponts pour leurs possessions alsaciennes. On annexa Montbéliard (au duc de Wurtemberg), puis des places du Luxembourg comme « dépendances » de Verdun. En outre, en septembre 1681, le Roi et Louvois, avec trente mille hommes, surprenaient la ville-pont de Strasbourg : Clausa Germanis Gallia, dit la médaille commémorative. On occupa Casai en Italie le même jour. Cette paix « rongeante et envahissante » déguisait mal un impérialisme qui parut hypocrite et provocant. Guillaume conclut un pacte défensif avec Charles XI de Suède,
1. V. G. Pages, Louis XIV et le Grand Electeur (1660-1688), Société nouvelle de Librairie, 1905. 2. Suz. Pillorget, Un Colloque sur la paix de Nimègue, 1678, Information historique, 40e année, novembre-décembre 1978, n° 5, p. 215-222. 3. Ch. Boutant, LEurope au Grand Tournant des années 1680. La suc cession palatine, SEDES, 1985. 70
duc de Deux-Ponts. Croissy rechercha une médiation anglaise pour faire entériner les Réunions, mais Louis XIV assiégea Luxembourg et l'Espagne lui déclara la guerre (1683). b) La guerre turque est le grand fait européen : Kara-Mustafa assiège Vienne. Léopold Ier est à la fois le héros de la Chrétienté et le défenseur de la Germanie : les meilleurs généraux impériaux sont Max-Emmanuel de Bavière, Charles V de Lorraine, le margrave de Bade, ce qui souligne le regroupement des princes d'Empire autour du Habsbourg, au moment où Louis XIV est en conflit avec Innocent XI qui noue contre le Turc une SainteLigue (Empereur, Venise, Pologne, Moscovie). Les Polonais de Sobieski délivrent Vienne et les Impériaux reprennent l'offensive en Hongrie (1683). c) En 1684, Louis XIV enlève à l'Espagne Luxembourg, Courtrai, Dixmude. Le 15 août, la Trêve de Ratisbonne garantit à la France Luxembourg et toutes les Réunions pour vingt ans : point culminant de l'expansion. Seignelay et lés galiotes à bombes de Petit-Renau bombardent Gênes qui doit s'humilier pour son aide à l'Espagne1. d) En 1685, l'avènement du catholique Jacques II Stuart et la Révocation de l'Edit de Nantes posent de nouveaux problèmes sans amadouer le Pape ; par contre Frédéric-Guillaume de Brandebourg, bon calviniste, se rapproche de l'Empereur, accueille les Réfugiés ; la politique de Guillaume d'Orange et du prince de Waldeck trouve un écho favorable. En 1686, la prise de Buda rehausse l'éclat impérial ; des « cercles d'Empire » et des princes allemands concluent avec Vienne et avec Madrid la Ligue d'Augsbourg, coalition partielle préventive. Suède, Brandebourg et Orange s'accordent parallèlement. e) La politique d'intimidation de Louvois l'emporte sur celle de Croissy, plus conciliante de forme. Vauban fortifie Huningue, construit Fort-Louis sur le Rhin et Mont-Royal sur la Moselle. Par ordre, l'ambassadeur Lavardin rompt brutalement avec Rome dans l'Affaire des « Franchises » (1687) : en 1688, Louis XIV installe à Cologne son client le cardinal de Fiirstenberg, évêque de Strasbourg, contre Clément de Bavière, candidat du Pape et de l'Empereur, et fait occuper le Palatinat, au nom des droits de la duchesse d'Orléans. Malgré ces coups de force, il fallut, avec les dévastations françaises (Heidelberg, Mannheim), la Révolution anglaise, orangiste et protestante, et la victoire impériale (prise de Belgrade) pour souder autour du roi-stathouder Guillaume III une coalition générale (1689-1690). 1. La loi génoise interdisait au Doge de quitter la cité : Louis XIV exigea donc qu'il vînt à Versailles présenter des excuses. 71
F) Guerre dite de la Ligue d'Augsbourg (1689-1697).—Appelée guerre d'Orléans par les Allemands, guerre de Neuf ans ou du Roi Guillaume par les Anglais, elle fut ruineuse pour tous les belligérantset leur posa de lourds problèmes financiers. Intérêts coalisés : a) Le bloc catholique (le Pape, l'Espagne, l'Empereur, la Savoie), outre l'autorité romaine sur l'Eglise gallicane, recherche des avantages dynastiques, politiques et territoriaux : le chétif Charles II d'Espagne est remarié à Marie-Anne de Neubourg, belle-sœur de l'Empereur, qui convoite la succession d'Espagne pour son deuxième fils Charles. De plus, Charles II a nommé gouverneur des Pays-Bas espagnols Max-Emmanuel de Bavière, mari de sa nièce Marie-Antoinette, fille de l'Empereur. Ce bloc Habsbourg s'appuie sur les rancunes et les craintes des Allemands. b) Le bloc protestant (Brandebourg, Hollande, Angleterre) partage les mêmes rancunes, et son animateur Guillaume est avant tout patriote hollandais et calviniste fanatique : Pro religione et libertate. c) Le bloc maritime anglo-hollandais avait contre la France des griefs mercantiles : Londres et Amsterdam unirent leurs soucis maritimes. Dès 1690, les colons anglo-américains attaquaient le Canada. Mais Guillaume III, peu sensible aux questions économiques, n'avait accepté le trône anglais que par souci d'équilibre européen, parce que la coalition ne pouvait exister qu'avec l'or et la marine britanniques, et d'ailleurs les Lords whigs protestants visaient surtout la lutte contre le « papisme » et la « tyrannie » de Jacques Stuart. En 1690, Louis XIV adopta un plan défensif sur le Rhin à l'abri du glacis dévasté du Palatinat, offensif dans les Alpes (Catinat), au nord (Luxembourg vainqueur à Fleurus) et sur mer pour restaurer Jacques II : échec en Irlande, mais belles croisières victorieuses de Tourville1 et de Châteaurenault dans la Manche (Beachy Head). Mais, si le Roi se montra encore devant Mons et Namur, si Luxembourg triompha aux dures journées de Steinkerque et de « Nervinde » (1692-1693), une série de malentendus provoqua le « désastre » de La Hougue où Tourville devait protéger le passage d'une expédition en Angleterre (1692). Sa victoire de Lagos (1693) fut la dernière de l'escadre royale. La guerre privée des corsaires, glorieuse, efficace, pouvait porter de rudes coups aux Anglo-Hollandais, Louis XIV en fait ne songeait qu'à sauver l'Alsace que Léopoldet l'Empire entendaient reprendre, et à empêcher l'Empereur de confisquer l'héritage espagnol D'où ses concessions au Pape (1693) et ses pourparlers avec les puissances maritimes, financièrement 1. E. Taillemite et P. Guillaume, Tourville et Béveziers, Economica, coll. « Etudes d'Histoire maritime », 1991. 72
épuisées comme lui (il créa en 1695 l'impôt de la Capitation, et c'est alors que fut fondée la Banque d'Angleterre du fait des problèmes posés par la Dette et par le Crédit). Puisque Léopold était intransigeant, il s'accommoda avec Guillaume, d'autant que le duc de Savoie abandonnait l'Empereur et donnait sa fille au duc de Bourgogne. Le Congrès de Ryswick (1697) s'ouvrit, mais tout se régla entre le maréchal de Boufïlers et Bentinck (lord Portland, confident de Guillaume). Louis XIV céda Pignerol, Casai et Nice à la Savoie, rendit la Lorraine à son duc Léopold, Luxembourg à l'Espagne, et toutes les Réunions, mais garda Strasbourg et Sarrelouis. Il faisait des concessions commerciales et stratégiques1 à la Hollande, et surtout, clause humiliante, il reconnaissait Guillaume III, roi protestant et constitutionnel d'Angleterre, et promettait de ne plus soutenir les Jacobites, légitimistes et papistes. L'épuisement expliquait la paix générale. G) La modération de Louis XIV (1697-1700). — En vue de la Succession d'Espagne, Louis XIV, résigné à un partage, s'entend avec Guillaume en dehors de Léopold. Comme l'intérêt anglohollandais était d'écarter la France des possessions belges et américaines des Habsbourg d'Espagne, un traité de 1698 en attribua l'essentiel au jeune fils de Max-Emmanuel de Bavière, réserva Milan à l'archiduc Charles, et le Guipuzcoa, Naples, la Sicile et les présides toscans au Dauphin. La mort du petit prince bavarois nécessita un deuxième accord en 1700 : l'archiduc Charles aurait l'essentiel en renonçant à son héritage autrichien, le Dauphin aurait Milan en plus de sa part, mais le duc de Lorraine pourrait troquer son duché contre le Milanais ; on prévoyait même le troc de la Savoie et de Nice contre Naples et la Sicile : double échange très avantageux pour la France. Mais le roi d'Espagne d'accord avec son peuple voulait maintenir l'unité intégrale de son empire. Charles II décéda le 1er novembre 1700, laissant par testament ses couronnes en première ligne à Philippe, duc d'Anjou, deuxième fils du Dauphin. Qu'allait faire Louis XIV ? H) La Grande Alliance de La Haye (1701). — Il est oiseux de faire à Louis XIV le reproche anachronique d'avoir préféré l'intérêt dynastique à l'intérêt « national » qu'il ne pouvait bien dis1. Une ligne de places hispano-belges recevait des garnisons hollandaises : c'est la Barrière, mesure de défiance antifrançaise qui préluda à la future neutralité belge. Mais le Rhin étant devenu frontière (on rendait Vieux-Brisach sur larivedroite), l'Alsace avec Strasbourg restait française, selon les vœux de Vauban (lettre à Racine du 13 septembre 1696). 73
tinguer. En acceptant le Testament, c'est-à-dire une alliance familiale entre deux Etats séparés, risquait-il la guerre plus qu'en le refusant ? Il semble bien que Louis XIV fut sensible au prestige dynastique et que, d'accord avec Torcy, il pensait que l'Empereur n'abandonnerait jamais les droits de son fils, l'archiduc Charles : de toute façon, Léopold ferait la guerre, n'acceptant ni le partage, ni l'empire espagnol à un Bourbon. Si Louis XIV refusait le Testament, l'archiduc régnerait à Madrid et l'empire de Charles Quint encerclerait de nouveau la France ; s'il l'acceptait il ferait au moins la guerre avec et pour l'Espagne et non contre elle avec l'appoint des Pays-Bas espagnols qu'il n'y aurait qu'à défendre et non à conquérir. Et, dans un cas comme dans l'autre, l'attitude anglo-hollandaise restait incertaine, plutôt hostile. Le 16 novembre 1700, Louis XIV présenta le nouveau roi d'Espagne, Philippe V : c'était son petit-fils le duc d'Anjou. Il fut reconnu à Londres et à La Haye, malgré Guillaume qui redoutait la conjonction franco-espagnole. Mais Louis XIV prit des mesures maladroites, exploitées par Guillaume : maintien des droits de Philippe V à la Succession de France (unité possible des deux couronnes) ; occupation au nom du roi d'Espagne des places belges de la Barrière en expulsant les garnisons hollandaises ; reconnaissance du prétendant Jacques III Stuart comme roi d'Angleterre ; octroi de privilèges commerciaux aux français à Cadix et dans l'empire espagnol, tel le monopole de la traite négrière pour la Compagnie de Guinée. Guillaume III ulcéré, appuyé par les intérêts mercantiles menacés de Londres et d'Amsterdam, put conclure la Grande Alliance de La Haye en septembre 1701 avant de mourir le 19 mars 1702. L'Alliance n'était qu'un nouveau partage, mais avec l'Empereur. Louis XIV n'était soutenu que par la Bavière, Cologne et, faiblement, par la Savoie et par le Portugal. Dès juillet, l'Empereur avait justifié les craintes de Louis XIV et de Torcy en faisant envahir le Milanais par le prince Eugène de Savoie. I) La Guerre de Succession d'Espagne (1702-1713). — La coalition maritime et continentale fut menée par un Triumvirat : le général impérial, prince Eugène de Savoie, le général anglais, duc de Marlborough, champion de l'Angleterre whig, protestante et mercantile, et le Grand Pensionnaire Heinsius, vengeur du désastre hollandais de 1672. Guerre mondiale, elle revêtit un aspect économique primordial sur les mers et en Amérique devant l'union navale et commerciale franco-espagnole et, un peu partout, par son âpreté haineuse, un aspect national : la revanche hollandaise, la fierté de l'Amirauté anglaise, les prétentions de l'Empire à récupérer l'Alsace et la Franche-Comté, caractère 74
national qui, avec les revers, gagna et groupa les Castillans autour de Philippe V contre les Catalans, les Anglais et les Portugais, et les Français autour de leur Roi. Longue guerre marquée par les revers franco-espagnols jusqu'en 1709, suivis d'un relèvement : les armées françaises ont à défendre les poids morts de la Bavière et de l'Espagne. Vintrusion personnelle du Roi et de son petit-fils, le duc de Bourgogne, pacifiste et paralysé par les scrupules, dans les opérations, et leur appui aux généraux courtisans incapables, La Feuillade ou Villeroy, ont souvent annihilé les efforts des meilleurs, Villars, le duc de Vendôme, qu'il fallut envoyer sur tous les fronts. Voici les faits essentiels : a) En Allemagne, la victoire de Marlborough et d'Eugène à Blenheim-Hochstadt (1704) sur les Franco-Bavarois de Marsin et Tallard contraignit longtemps ces derniers à la défensive sur le Rhin. b) Au nord, les victoires de Marlborough à Ramillies (1706) sur Villeroy, à Oudenarde (1708) sur Vendôme et sur le duc de Bourgogne (en désaccord) entraînèrent la prise de Lille (1708) sur l'héroïque Boufïlers et l'amorce de pourparlers avec la Hollande par le négociant rouennais Mesnager (indice de l'aspect économique de la lutte). Après le « Grand hiver » de 1709, le président Rouillé et Torcy lui-même se heurtèrent à La Haye à Heinsius, plus acharné que ses alliés. Sursaut de Malplaquet en septembre 1709 où Villars et Boufïlers arrêtèrent une invasion, mais Béthune, Douai, Aire capitulèrent en 1710. Heinsius cantonna au village de Geertruydenberg les envoyés de Louis XIV, le maréchal d'Huxelles et l'abbé de Polignac, exigea, outre Y Alsace et les frontières de 1648, la participation française contre Philippe V : « J'aime mieux faire la guerre à mes ennemis qu'à mes enfants », dit Louis XIV dans un Manifeste à son peuple, après avoir cédé sur tout le reste : Heinsius, comme Louis XIV en 1672, avait tout perdu en exigeant trop. c) En Italie, le prince Eugène, renforcé par la défection de la Savoie (1703), écrasa La Feuillade à Turin (1706). d) Dans la Péninsule ibérique, le Portugal, non soutenu et craignant pour le Brésil, s'allia à Londres (1703) par les traités Methuen. En 1704, les Anglais enlevaient Gibraltar. La Catalogne se soulevait contre Madrid et acclamait « Charles III ». La conjonction Barcelone-Lisbonne à l'aide de corps anglais et autrichiens permettait à Charles d'occuper un instant Madrid (1706). La reconquête castillane par Philippe V était appuyée par le duc de Vendôme, grand vainqueur à Villaviciosa (1710). e) Le revirement anglais et la paix d'Utrecht (1711-1713). — Tandis que les corsaires français sillonnaient les mers, que les 75
Bostoniens enlevaient Port-Royal-d'Acadie et Terre-Neuve en 1710, que Duguay-Trouin razziait Rio de Janeiro en 1711, les élections tories de 1710 provoquaient le renvoi de Marlborough par la reine Anne, et les nouveaux ministres Harley et Saint-John (Bolingbroke) envoyaient un agent secret, l'abbé Gautier, à Versailles (1711). Comme « Charles III » devenait alors l'Empereur Charles VI et que Vienne et Madrid risquaient de s'unir sous le même monarque, la guerre perdait toute raison d'être pour Londres. Torcy envoya Mesnager conclure les Préliminaires de Londres, précisés par le Congrès d'Utrecht : Louis XIV accepta les conditions anglaises, céda l'Acadie et la Baie d'Hudson (mal délimitées), l'île à sucre Saint-Christophe, les privilèges commerciaux français dans l'empire espagnol (asiento des Noirs), reconnut la Succession hanovrienne protestante en Angleterre ; enfin Dunkerque fut démantelée. Paix anglaise mercantile et amorce d'une thalassocratie (Gibraltar, Minorque, Annapolis) : les Provinces-Unies épuisées s'y rallièrent après l'arrêt du prince Eugène par la belle manœuvre de Villars à Denain (1712), d'autant plus qu'elles gardaient définitivement en 1715 la ligne de la Barrière dans les Pays-Bas devenus autrichiens (actuelle Belgique) par le traité de Rastatt(1714y. J) Triomphe des frontières françaises et de l'équilibre européen, — La lutte dynastique biséculaire des Maisons de France et d'Autriche aboutit au résultat paradoxal d'ouvrir la Question du Nouveau-Monde au xvine siècle et de rendre Londres arbitre de l'équilibre européen : Philippe V régnait à Madrid et aux « Indes de l'Ouest », mais renonçait à la succession de France. Louis XIV se résigna à la présence de l'Autriche à Ostende, à Bruxelles, à Milan, à Naples, et traita à Rastatt et à Bade avec l'Empereur et l'Empire ; il gardait ses belles frontières stratégiques : au nord celle de 1678 (à peu près l'actuelle), à l'est celle du Rhin (où il annexa Landau mais rendit Kehl, Philipsbourg et Fribourg) et la crête des Alpes (où il annexa Barcelonnette, mais renonça à la Savoie et à Nice). Si les méthodes de Louis XIV furent souvent brutales et belliqueuses, ses buts et ses résultats furent modérés : on est loin de la démesure napoléonienne. Condamner en bloc son œuvre, ce serait « dire que la France est trop grande de Lille, Besançon, Strasbourg » (Pierre Gaxotte). 1. Les méthodes et les agents des négociations conduites entre 1697 et 1715 et surtout de 1710 à 1715 ont été étudiés dans sa thèse d'Etat par L. Bely, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1990. 76
En 1714-1715, Louis XIV, Villars et Torcy rêvaient, contre toute tradition, d'une éventuelle Triple-Alliance catholique France-Espagne-Autriche contre le bloc maritime et protestant anglo-hollandais.
Qu'on nous permette une hypothèse : Louis XIV mort quatre ans plus tôt, en 1711 avant Denain. C'était aussitôt avec Fénelon, tout-puissant premier ministre du jeune roi Bourgogne-Télémaque, en vue de « la paix, à quelque prix que ce puisse être », non seulement l'archiduc à Madrid mais l'abandon de la Franche-Comté, de l'Alsace, des Trois-Evêchés, de la Flandre wallonne et de l'Artois ! Ceci au moment où le jeune Dauphin se consolait de la perte de Lille en disant : « L'Etat n'a-t-il pas subsisté des siècles entiers sans avoir cette ville, ni même Arras et Cambrai ? », et où Fénelon déclarait que « la Providence veut en même temps et resserrer les bornes de la France et ôter d'Espagne la famille du Roi ».
Chapitre VI LE ROI TRÈS CHRÉTIEN L'absolutisme religieux La France religieuse fait corps avec l'Etat dont l'armature chrétienne veille au salut des sujets1. Le Roi, par le serment du sacre, doit exterminer l'hérésie ; il s'associe étroitement l'Eglise qui confère les sacrements, maintient l'orthodoxie, préside à l'éducation, dirige l'inquisition sur la parole et la pensée en requérant l'action du bras séculier : Molière ne put jouer Tartuffe en 1664 qu'avec la protection d'un jeune roi libertin, mais se heurta vite au veto du Président Lamoignon, car les vrais dévots se sentaient visés et sans doute vers 1680 la pièce n'eût jamais pu paraître. Bientôt on vit l'évêque Bossuet exiger du chancelier Le Tellier la censure d'un « mauvais livre », Y Histoire critique du Vieux Testament du P. Richard Simon. Les pouvoirs publics 1. H. Daniel-Rops, L'Eglise des Temps classiques. Le Grand Siècle des âmes, A. Fayard, 1.1, 1958 ; R. Taveneaux, Le catholicisme dans la France classique, 1610-1715, SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », nw 34 et 35, 2 vol., 1980 ; J. Ferté, La vie religieuse dans les campagnes parisiennes (1622-1695), Vrin, 1962 ; L. Pérouas, Le diocèse de La Rochelle de 1648 à 1724. Sociologie et pastorale, SEVPEN, 1964 ; R. Taveneaux, Jansénisme et politique, A. Colin, coll. « U », 1965, et La vie quotidienne des Jansénistes, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1973 ; Th. Schmitt, L'organisation ecclésiastique et la pratique religieuse dans l'archidiaconé d'Autun de 1650 à 1750, Autun, 1957 ; J.-F. Soulet, Traditions et réformes religieuses dans les Pyrénées centrales au XVIF siècle, le diocèse de Tarbes de 1662 à 1716, Pau, 1974 ; A. Lottin, Réforme catholique en Flandre... sous Louis XIV, R. H. Eglise de Fr., n° 157, 1970 ; H. Tûchle, C. A. Bouman, J. Le Brun, Réforme et Contre-Réforme, Le Seuil, coll. « Nouvelle Histoire de l'Eglise », t. 3, 1968 ; L. Chatelier, Tradition chrétienne et renouveau catholique dans le cadre de l'ancien diocèse de Strasbourg (1650-1770), Assoc. Publ. Univ. de Strasbourg, 1982 ; J.-Ph. Genêt et B. Vincent, éd., Etat et Eglise dans la Genèse de l'Etat moderne, Casa de Velazquez, Madrid, coll. « Bibliothèque de la Casa de Velazquez », 1, 1986 ; J.-R. Armogathe, Le Grand Siècle et la Bible, Beauchesne, coll. « La Bible de tous les temps », t. VI, 1989 ; F. Lebrun (sous la dir. de), Du XVF au XVIir siècle. Du christianisme flamboyant à l'aube des Lumières, Le Seuil, coll. « Histoire de la France religieuse », sous la dir. de J. Le Goffet R. Remond, t. II, 1988.
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interdirent l'enseignement du cartésianisme que professaient déjà les Oratoriens. La culture des Jésuites, humaniste, morale et mondaine, fondée sur les règles d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin, était la loi. La vie religieuse restait intense, aussi bien marquée par l'austère réforme de la Trappe de l'abbé de Rancé (1664) que par la fondation populaire des Frères de la Doctrine chrétienne de saint Jean-Baptiste de La Salle (1680)1. En 1715, il y avait quatre-vingt-sept collèges jésuites, sans compter ceux des Oratoriens et les séminaires diocésains, plutôt gallicans : leurs jeunes prêtres encadraient solidement lesfidèleset les paroissiens. 1. Louis XTV et la religion2. — Le royal ami de Molière et de Lulli ne songeait qu'à sa gloire et à ses amours et ne se convertit que sous l'influence de Bossuet, du P. de La Chaise et de Mme de Maintenon. Mais, lieutenant de Dieu, il se sentait responsable du salut de ses peuples, se regardait comme un « évêque du dehors » au-dessus de son clergé : il a communié sous les deux espèces, exercé le pouvoir miraculeux de toucher et guérir les écrouelles, témoignages de ce « sacerdoce royal » défini alors par les juristes gallicans, Orner Talon et Le Vayer de Boutigny, qui rendaient le Roi même juge de la Foi. Mais Louis XIV ne connaissait rien aux textes sacrés, n'avait que « l'écorce de la religion » (Saint-Simon) et même devenu dévot, sa religion, d'après Mme de Maintenon et Fénelon, ne fut que « peur de l'Enfer ». Si les dogmes et même le pur sentiment chrétien le dépassaient de beaucoup3, la « gloire » chrétienne et l'obéissance en matière religieuse étaient à ses yeux affaires de gouvernement, d'où son césaropapisme et l'importance des confesseurs jésuites et du Conseil de conscience. 1. Y. Poutet, Saint Jean-Baptiste de La Salle, un saint au XVÎT siècle, Beauchesne, 1993. 2. V. les art. du Dictionnaire de Spiritualité (ex. : « France », « Jansénisme », etc. 3. Dans ses Lettres intimes, Mme de Maintenon se plaignait de la dévotion superficielle du roi, parfois peu « soumis » aux prélats.
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Louis XIV fut aux prises avec les questions de doctrine et celles de discipline : a) Jansénisme et calvinisme étaient des hérésies aux yeux de l'Eglise et du Roi. Et leur dissidence n'en fît-elle pas des délits séditieux ? b) Le gallicanisme était une question politique de discipline ecclésiastique, celle des rapports de VEglise avec le pape et avec le roi\ Le gallicanisme épiscopal, soumis au Roi, reconnaissait la primauté de Rome dans l'Eglise et non sur l'Eglise, affirmait la supériorité du Concile sur le Pape « évêque de Rome » et l'indépendance des évêques dans leur diocèse. Le gallicanisme parlementaire affirmait l'indépendance absolue de la Couronne au temporel, était hostile aussi à l'absolutisme spirituel de Rome. De ces longues luttes sans vrai vainqueur ni vrai vaincu, la Royauté et la Religion sortirent meurtries l'une et l'autre. 2. Le Roi et les Infidèles. — Le Fils aîné de l'Eglise voulut relever le flambeau de la Croisade par des actes spectaculaires : en 1664, la contribution militaire à la victoire de Saint-Gotthard sur les Turcs, et l'expédition du duc de Beaufort contre les pirates d'Alger, avec un vain débarquement à Djidjelli, puis en 1668-1669 l'expédition de Candie au secours des Vénitiens, en 1681 le bombardement d'Alger par Duquesne, répété en 1682-1683-1684. On ne saurait oublier la part des Français (Jésuites, Sulpiciens, Récollets) dans l'effort missionnaire au Levant, en Indochine (Mgr de La Mothe-Lambert reçu à Hué en 1676), en Chine, au Canada surtout avec Mgr de Montmorency-Laval. 1. V. la thèse du chanoine A.-G. Martimort sur Le gallicanisme de Bossuet, Ed. du Cerf, 1953 ; G. Guitton, Le Père de La Chaise, confesseur de Louis XIV, Beauchesne, 1959, 2 vol. ; le R.P. P. Blet, Les Assemblées du Clergé de France et Louis XIV, de 1670 à 1693, Rome, Université Pontificale Grégorienne, Anal. Greg., 189, 1972; Le Clergé en France, Louis XIV et le Saint-Siège de 1695 à 1715, Rome, Collectanea Archiyi Vaticani, 1989 ; R. Sauzet, Contre-réforme et réforme catholique en BasLanguedoc. Le diocèse de Nîmes de 1598 à 1694, Nauwelaerts, Louvain, coll. Fac. Sri. Hum., Paris, 30, 1979.
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3. Le Roi gallican jusqu'en 1693. — Les fameuses « Libertés de l'Eglise gallicane » se résument ainsi : indépendance à l'égard du Pape au temporel ; au spirituel, puissance de Rome bornée par les « canons et règles des Conciles reçus en ce royaume », pratiquement : liberté à l'égard du Saint-Siège, servitude à l'égard du Roi, depuis le Concordat de 1516 qui lui confère la libre disposition des bénéfices majeurs du royaume. La collation du temporel entraînait l'investiture spirituelle par le Pape. Le Haut Clergé, nommé par le Roi, était donc un instrument de règne très soumis. Or, en vertu de son droit éminent de propriété, droit de régale, le Roi touchait théoriquement les revenus des évêchés vacants. En 1673 et en 1675, des édits fiscaux de Colbert étendirent le droit de régale à des diocèses du Midi où il n'était pas en vigueur. Deux évêques, jansénistes farouches, protestèrent seuls : Pavillon,.d'Alet, et Caulet, de Pamiers. Celui-ci fut condamné par son archevêque et son temporel saisi par l'intendant Foucauld. Caulet en appela à Rome, paradoxe pour un Janséniste. Innocent XI, le « saint opiniâtre » qui régna de 1676 à 1689 était pro-janséniste : il blâma le Roi, excommunia l'archevêque1. La tactique de Louis XIV fut toujours de s'abriter derrière son Clergé. Les ministres, d'accord avec les confesseurs du Roi, distribuaient évêchés et abbayes à leurs parents et amis, népotisme qui assurait la servilité des prélats, Un tableau de l'épiscopat gallican vers 1675-1680 serait révélateur : un Colbert archevêque de Rouen, un Le Tellier archevêque de Reims, un Phélypeaux de La Vrillière archevêque de Bourges, un Villeroy, frère du maréchal, archevêque de Lyon, du Harlay de Champvallon, prélat intrigant et dépravé, vrai valet du pouvoir, archevêque de Paris, le cardinal de Bonzi, archevêque de Narbonne, ambassadeur et président des Etats de Languedoc, les frères de Montpezat de Carbon, protégés de Colbert, archevêques de Sens et de Toulouse, etc. Le Roi se fit approuver par une Assemblée du Clergé dominée par Harlay et Bossuet, nommé de Condom à 1. J. Orcibal, Louis XIV contre Innocent XL Les appels au futur Concile de 1688, Vrin, 1949.
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Meaux1. Elle vota le 19 mars 1682 la Déclaration des quatre Articles, vraie Charte gallicane : 1 / l'autorité du Saint-Siège n'est que spirituelle ; 2 / le Concile œcuménique est supérieur au Pape ; 3 / les Coutumes gallicanes sont indépendantes de Rome ; 4 / le Pape n'est pas infaillible, sauf consentement de l'Eglise universelle, Ces doctrines devaient être enseignées dans les Facultés et séminaires de France : alliance du Roi et des théologiens. Innocent XI condamna l'Assemblée, refusa l'investiture canonique aux nouveaux prélats : peu à peu 35 diocèses furent sans titulaires. En 1687, le conflit s'aggrava quand le Pape abolit les franchises d'asile dont jouissaient à Rome les quartiers d'ambassades. Dans cette Affaire des Franchises, Louis XIV seul refusa et son ambassadeur fut excommunié. C'est alors que Louis XIV installa de force à Cologne le cardinal de Fûrstenberg et fit occuper Avignon (1688). Les difficultés de la « coalition d'Augsbourg » amenèrent le Roi à composition, et Innocent XII se prêta à une transaction : le Roi et ses évêques rétractèrent les quatre Articles (qui restèrent pourtant enseignés en France) ; en contrepartie Rome investit les évêques nommés et le Roi laissa les revenus des sièges vacants aux nouveaux prélats (1693). 4. Le Roi ultramontain après 1693. — Le Roi, soucieux de son salut, collabora de plus en plus étroitement avec Rome et les Jésuites, dont il avait besoin contre les hérésies. D'autre part, la fiscalité royale exigeant de plus en plus du Clergé (capitation, dons gratuits, amendes pour infractions au Code forestier, etc.), le Roi voulut s'attacher davantage l'épiscopat en lui donnant par l'édit d'avril 1695 pleins pouvoirs sur les prieurés, les confesseurs et les prédicateurs, les écoles et les hospices, et tout le bas clergé paroissial2. Dans Y Affaire du Quiétisme, hérésie qui ne fut qu'un 1. Rôle essentiel, note le P. Blet, de Ch. M. Le Tellier, archevêque de Reims, et de son père le Chancelier. 2. D'où l'aspect démocratique du jansénisme à la fin du règne, les curés ne pardonnant ni au Roi ni aux prélats ultramontains l'édit qui les asservissait.
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épisode tapageur, Louis XIV réclama la condamnation romaine. Une dame Guyon, inspirée par le mysticisme espagnol, indifférente aux sacrements, aux pratiques et aux œuvres, ramenait la religion à l'extase du « pur amour » de Dieu. Elle séduisit les pieuses duchesses,fillesde Colbert, Fénelon, Mme de Maintenon, les demoiselles de Saint-Cyr. En 1694, Godet des Marais, évêque de Chartres, dénonça l'hérésie à une Commission de censure (Bossuet, l'évêque de Châlons Noailles et Tronson, supérieur de SaintSulpice). Mme Guyon fut enfermée à Vincennes (1695). Bossuet voulut alors contraindre Fénelon, qu'il avait sacré archevêque de Cambrai, à condamner les erreurs du quiétisme. Fénelon refusa, publia les Explications des Maximes des Saints sur la vie intérieure (1697), en appela à Rome ; vrai duel personnel entre Y « aigle » de Meaux et le « cygne » de Cambrai. Le Pape, sollicité par Louis XIV, condamna le quiétisme en 1699, sans parler d'hérésie ni nommer Fénelon. Celui-ci, toujours grand seigneur, s'humilia avec grâce en pleine chaire et se posa en victime de Bossuet. En fait ce duel était le choc de deux tempéraments et de deux époques : Bossuet est du xviie siècle à la foi raisonnante et raisonnable, foncièrement antimystique ; Fénelon est du xvine siècle, qui fait appel à la sensibilité du cœur et des nerfs. (L. Cognet, Crépuscule des Mystiques. Le conflit Fénelon-Bossuet, Desclée & Cie, Tournai, 1958 ; A. de La Gorce, Le vrai visage de Fénelon, Hachette, 1958 ; F. Mallet-Jorris, Jeanne Guyon, Flammarion, 1978 ; J.-R. Armogathe, Le quiétisme, PUF, « Que sais-je ? », n° 1545,1973 ; M. Haillant, Culture et imagination dans les œuvres de Fénelon « ad usum delphini », Belles-Lettres, 1983.
Contre Port-Royal le Roi s'unit à Rome et aux Jésuites. 5. La querelle janséniste. — Quand meurent la Mère Angélique (1661) et Pascal (1662), la crise battait son plein. Il n'était plus question du dogme de la Grâce, mais de la signature du Formulaire d'obédience que refusaient les Jansénistes, niant seulement le fait que les cinq propositions condamnées fussent dans Jansénius1. L'archevêque 1. V. supra : la France en 1661, p. 18 et 19. Le Port-Royal de Sainte^ Beuve reste fondamental. V. les travaux de J. Orcibal, du chanoine Cristiani et de l'abbé Cognet, sur Port-Royal, sur Saint-Cyran et sur le eJansénisme; P. Chaunu, Jansénisme et frontière de catholicité (xvn et xvme siècles). A propos du jansénisme lorrain, RH, janvier 1962; R. Taveneaux, op. cit., p. 78, n. 1. Du même, La vie quotidienne des 83
Péréfixe vint à Port-Royal de Paris, se heurta aux vieilles religieuses, « pures comme des anges, orgueilleuses comme des démons ». Il les fit expulser par la police en 1664, puis les confina à Port-Royal-des-Champs. Quatre évêques refusaient toujours le Formulaire, dont les obstinés Pavillon et Caulet. On négocia pour aboutir à un compromis plein de faux-fuyants, en 1668, avec Clément IX : la,paix de l'Eglise. Les Jansénistes signèrent le Formulaire avec restrictions mentales : leur « silence respectueux » à l'égard de Rome commençait. En fait Port-Royal gardait ses positions ; Arnauld et Nicole continuaient leur campagne de morale rigoriste contre les Jésuites, gagnaient de solides appuis : Mmes de Longueville, de Sablé, de Sévigné, de Luynes ; des Génovéfains, des Oratoriens, des Bénédictins (dom Gerberon) ; Bossuët même est très « augustinien ». Mais en 1679 moururent Retz et Mme de Longueville, le ministre Arnauld de Pomponne fut disgracié, et l'évêque Arnauld d'Angers refusa le Formulaire : la persécution reprit ; le Grand Arnauld et Nicole s'enfuirent à Bruxelles. A la mort d'Arnauld en 1694, et de Nicole en 1695, le P. Quesnel, de l'Oratoire, auteur de Réflexions morales sur le Nouveau Testament (1693) devint le leader janséniste. Il fut soutenu par le nouvel archevêque de Paris, Noailles, dont le Roi avait besoin contre le quiétisme de Fénelon, mais en 1702 les Jansénistes réveillèrent la querelle à propos du cas de conscience sur l'attribution à Jansénius des fameuses propositions, et Fénelon fît corps avec les Jésuites et l'entourage dévot du Roi. Il y avait antinomie entre le tendre mysticisme fénelonien et le pessimisme austère de Port-Royal. Louis XIV, endoctriné par Fénelon à travers le duc de Chevreuse et Godet des Marais, n'admit plus à Marly ceux qui faisaient retraite à Port-Royal. Le P. Quesnel, arrêté, s'était évadé. Le Roi obtint du Pape la bulle Vineam Domini (1705) qui condamna le « silence respectueux ». Coup de force : en 1709, le Roifitévacuer Port-Royal par le lieuteJansénistes, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1973 et Jansénisme et prêt à intérêt, Vrin, 1977 ; F. Hildesheimer, Le jansénisme. L'histoire et l'héritage, Desclée de Brouwer, coll. « Petite encyclopédie moderne du christianisme », 1991 ; Le Jansénisme en France au XVIT et au XVIIF siècle, Publisud, 1992.
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nant de police d'Argenson, raser le couvent, son église (1710), et le cimetière (1711)1.
Le Jansénisme abandonnant Port-Royal et la grâce, se confondit avec le Gallicanisme, soulevé contre la condamnation par Rome du P. Quesnel, que le Roi voulait imposer comme loi de l'Eglise et de l'État. Louis XIV obtint enfin du Pape la Bulle Unigenitus, contre le Jansénisme, malgré les gallicans Torcy et Pontchartrain (8 septembre 1713). La crise était aiguë : le cardinal de Noailles, appuyé par neuf prélats et son clergé parisien, refusa la Bulle et devint le champion national contre Rome, les Jésuites et la Cour. Les jansénistes y gagnèrent la popularité ce qui contribua à transformer leur secte doctrinale en un grand parti d opposition contre Vultramontanisme royal et pontifical. Dilué dans le bas clergé et le grand public, ce néo-jansénisme avait pour lui le Parlement gallican mené par son courageux procureur général d'Aguesseau, qui osa résister au Roi au nom de la Loi. Louis XIV furieux décida de faire juger par un Concile national le « rebelle » Noailles, mais la mort du roi arrêta la procédure. 6. Le drame protestant2. — En 1661 Louis XIV et ses sujets catholiques pensaient que l'Edit de Nantes n'était 1. Des mains pieuses avaient transféré en secret à Saint-Etienne-duMont les restes de Pascal et de Racine, où ils sont toujours. 2. V. les travaux de E.-G. Léonard et ceux de J. Orcibal, très neufs, notamment J. Orcibal, Louis XIV et les protestants, Vrin, 1951 ; cf. R. Stephan, L'épopée huguenote, La Colombe, 1946, et Histoire du Protestantisme français, Fayard, 1961 ; D. Ligou, Le Protestantisme en France de 1598 à 1715, SEDES, coll. « Regards sur l'histoire », n° 4, 1968 ; P. WolfT (sous la dir. de), Histoire des Protestants en France par B. Vogler, D. Ligou, Ph. Joutard, Toulouse, Privât, 1977 ; Les Protestants en France au xviie siècle, XVIT siècle, n° 76-77, 1967 ; M. Richard La vie quotidienne des Protestants sous l'Ancien Régime, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1967 ; S. Deyon, Du loyalisme au refus. Les Protestants français et leur député général entre la Fronde et la Révocation, Publ. Univ. Lille III, coll. « Etudes historiques », 1977 ; J. Quéniart, La Révocation de l'Edit de Nantes. Protestants et catholiques français de 1598 à 1685, Desclée de Brouwer, 1985 ; J. Garrison, L'Edit de Nantes et sa Révocation. Histoire d'une intolérance, Le Seuil, 1987 ; E. Labrousse, La Révocation de l'Edit de Nantes : une foi, une loi, un roi ?, Payot, coll. « Histoire et Société », n° 7, 1985 ; nouv. éd., coll. « Petite Bibliothèque Payot », n° 34, 1990.,
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qu'un compromis provisoire. Régulièrement, les Assemblées du Clergé assiégeaient le Roi de suppliques contre la « Religion prétendue réformée » (RPR). Pour la France catholique le protestantisme était un corps étranger, une offense au Roi Très Chrétien. Mazarin et le Roi avaient été satisfaits du loyalisme huguenot pendant la Fronde et le Cardinal préférait les Protestants aux Jansénistes factieux. Il y avait plus d'un million de Protestants en Dauphiné, en Languedoc, en Poitou, en Aunis, en Normandie et à Paris, sans compter les Luthériens d'Alsace, bien à part. Il y en avait dans tous les milieux : le manufacturier Van Robais d'Abbeville, le duc de La Force, le marquis de Ruvigny, le grand marin Duquesne et surtout Turenne. Cet état de choses semblait pouvoir durer, mais les haines persistaient, avivées par le réveil catholique. Contre les Réformésfirentchorus les Jansénistes Arnauld et Nicole, le gallican Bossuet et les Jésuites. Et la bourgeoisie protestante, conformiste, loyaliste, était parfois sensible à l'idée irénique unitaire (E.-G. Léonard). Mais il n'y eut pas de « léthargie » protestante : une vitalité résistante chez beaucoup, avec le pré-Désert de 1683. A) L'offensive jusqu'en 1679. — Action diffuse et profonde, renforcée par la conviction que la conversion des Protestants serait chose aisée. Le candide Bossuet leur prouvant leur « erreur » ne comprenait pas leur « opiniâtreté contraire à la raison ». Offensive convergente des théologiens et des laïques de la puissante Compagnie du Saint-Sacrement1. Ce travail souterrain de la « Cabale des Dévots » fut illustré par l'action du jésuite Meynier et d'un magistrat de Béziers, le conseiller Bernard, qui précisèrent la tactique à suivre : application restrictive de l'Edit : tout ce qui n'est pas autorisé à la lettre est interdit. Dès 1666, cette procédure tracassière apparut, malgré les plaintes des Synodes réformés. On démolit des temples, on épura des corps de métier. Bossuet qui convertit Turenne en 1668, croyait à la puissance de la controverse (son Exposition de la Doctrine catholique). On usa de moyens moins évangéliques : la Caisse des Conversions de l'académicien converti Pellisson (1676), d'où la masse peu sérieuse des nouveaux 1. A. Talion, La Compagnie du Saint-Sacrement. Spiritualité et société (1629-1667), Cerf, coll. « Histoire », 1990!
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catholiques à 6 livres par tête, plus ou moins fraudeurs, et qui fît illusion. En 1678, la grande controverse entre Bossuet et le pasteur Claude n'aboutit évidemment à rien. B) La persécution violente (1679-1685). — Quand le Roi renonça à une vie de licence et que la Cour devint dévote, le zèle convertisseur s'intensifia. On employa simultanément deux méthodes : la violence légale destinée à rendre illégale toute activité des Réformés, par une série d'Arrêts interdisant leur accès aux offices, aux professions libérales, aux métiers ; la violence militaire pure en logeant les soldats chez l'habitant, « missionnaires bottés » dont les atrocités firent merveille : la Dragonnade de l'intendant Marillac en Poitou dès 1680 amena trente mille abjurations. Il y eut des plaintes et le Roi rappela Marillac, mais Louvois soutint les intendants : les dragonnades de Foucauld en Béarn et de Lamoignon de Basville en Poitou et en Languedoc restent célèbres. Dans quelle mesure Louis XIV, à qui on présentait listes et chiffres de conversions, a-t-il connu les atrocités ? S'il a cru sincèrement à la prochaine extinction de l'hérésie, l'Edit de Nantes n'avait plus de raison d'être : il n'y avait plus que des Nouveaux Convertis1. En janvier 1685, les Protestants, sentant venir le coup de grâce, adressèrent au Roi la « dernière requête » en l'assurant de leur soumission. Les grands zélateurs de la Révocation étaient l'archevêque de Harlay, Louvois et le chancelier Le Tellier qui la rédigea : YEdit de Fontainebleau du 18 octobre 1685 bannissait les pasteurs, interdisait aux ex-religionnaires de s'enfuir (sous peine des galères), décrétait la fermeture des écoles, le baptême des enfants de NC, la démolition des derniers temples. Il considérait donc tous les protestants comme des NC. Applaudissement général de l'opinion qui crut à l'unité de foi retrouvée : Mme de Sévigné, La Fontaine et La Bruyère même ; Bossuet célébra le
1. Sans doute y eut-il, selon Jean Orcibal, des raisons politiques à la Révocation : Louis XIV désireux de prouver à ses adversaires Innocent XI et l'empereur Leopold qu'il était capable de rétablir l'unité catholique chez lui, ce qu'ils ne pouvaient faire dans l'Empire.
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Roi « nouveau Constantin » avec le « Contrains-les d'entrer » de saint Augustin1. C) Les effets de la Révocation furent multiples et attirèrent au Roi de nouveaux embarras : une question protestante se posa. Embarras de l'Eglise, impuissante à instruire la foule des NC dont beaucoup ne sont convertis que des lèvres. Uexode fut le fait social essentiel. Les divers « Refuges » devinrent des foyers hostiles, surtout la Hollande2, autour de Guillaume III que servirent d'éminents émigrés, tels le maréchal de Schomberg, le diplomate Ruvigny ou les polémistes Jurieu, Claude, Basnage et Brousson. Les Déclarations royales de 1698-1699 traduisirent les hésitations gouvernementales à l'égard des NC. Pas de contrainte à l'assistance aux offices catholiques, mais baptême et catéchisme pour leurs enfants, galères pour les fugitifs repris, biens des émigrés rendus à leurs héritiers par tolérance provisoire. On ne parla plus officiellement de NC mais de RPR devant la résistance passive. Le pouvoir se divisa : Bossuet, Pontchartrain, Noailles répugnaient à la contrainte aux sacrements (qu'on n'exigeait pas des vrais catholiques), mais La Chaise, Fénelon, Fléchier, les évoques du Midi, les Intendants, étaient pour la rigueur. Les persécutions locales continuèrent. Mais en Dauphiné et dans le HautLanguedoc, des enfants, les petits prophètes, soulevèrent une vague d'illuminisme chez les montagnards huguenots. La révolte des Cévennes (1702-1705) provoquée par la dureté de l'abbé du Chayla, archiprêtre de Mende massacré par les paysans, souleva la Guerre des Camisards*, attisée par des prédicants ambulants. Une armée royale exerça la terreur avec Montrevel et Villars. Des chefs de bandes tinrent jusqu'en 1710 et des Assemblées du Désert réunissaient au prêche les Huguenots. En 1715, le pasteur Antoine Court « replantait » des églises calvinistes et tenait un synode près de Nîmes : le protestantisme refleurissait dans des cultes clandestins : fiasco final de « la politique de » Louis XIV contre le protestantisme, le jansénisme et le gallicanisme ; pas d'unité de foi ni de discipline. 1. Plus tard Vauban condamna la Révocation, mais parce qu'elle privait, par émigration, le royaume d'une population active. 2. V. J. Dedieu, Histoire politique des Protestants français (1921). Environ 200 000 Réformés, sans précision possible, émigrent peu à peu. P. Chaunu, Les crises au xvne siècle de l'Europe réformée, RH, janvier 1965. Cf. E. Benoist, Histoire de l'Edit de Nantes, Delft, 16931695, 5 vol. ; Ph. Joutard, La Légende des Camisards, Gallimard, 1977 ; H. Bosc, La Guerre des Cévennes, 1702-1710, thèse Sorbonne, Univ. Lille III, 1974, 2 vol., Presses du Languedoc, t. I : Des origines à juillet 1703, 1985. 3. L. Creté, Les Camisards, Perrin, 1992.
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Curieuse sérénité d'âme identique chez le Roi et Mme de Maintenon malgré leurs « variations » : Louis si longtemps gallican devint persécuteur du gallicanisme par souci d'orthodoxie romaine et la marquise oscilla entre l'illuminé quiétiste Fénelon et le gallican pro-janséniste Noailles avant de revenir à Godet des Marais et aux Jésuites. Pourquoi cette sérénité ? Parce qu'ils sont guidés par leurs directeurs de conscience qui allégeaient leur responsabilité. La marquise s'expliquait : « Tous nos embarras sont cessés quand on nous mène. » Et Louis XIV, vrai Ponce Pilate à son lit de mort, se déchargea sur ses prélats ultramontains, les cardinaux de Rohan, de PoUgnac, de Bissy et le P. Le Tellier : « J'ai suivi vos avis... Vous en répondrez devant Dieu. » 7. Déviations et crises mentales. — Si pour beaucoup, jansénisme et quiétisme sont des déviations hérétiques, bien des formes extrêmes de mysticisme semi-morbide, hostile à tout ritualisme institutionnel, glissant à des dévotions affectives ultra-, infra- ou parachrétiennes, étaient signalées par les correspondances administratives et la police. Certains groupes vont jusqu'à l'extase visionnaire ou convulsionnaire, autour de la Toulousaine « sœur Rose » ou de la prédicante normande Marie Bucaille, et le Parlement de Dijon vers 1700 condamna lourdement des excès dits « quiétistes ». D'autre part (cf. R. Mandrou, Magistrats et sorciers...), le siècle décriminalisa peu à peu la sorcellerie ; l'Edit de 1682 ne parlait plus que de « prétendue magie » ; les Parlements d'Aix, de Grenoble et de Rouen poursuivaient encore les victimes présumées sorcières, mais si Satan reculait officiellement, il gardait bien des fidèles clandestins, surtout ruraux, dans un diabolocentrisme ou un manichéisme inconscient, et les croyances aux sortilèges, aux maléfices, à l'astrologie restèrent vivaces sous les pratiques religieuses extérieures. Pour la police de d'Argenson un acte dit de sorcellerie n'était plus que maladie mentale ou escroquerie : plus de bûchers, mais des internementsx.
1. Fr. Lebrun, Le « Traité des superstitions » de J.-B. Thiers, Ann. de Bretagney 1976, n° 3, p. 443 ; J.-C. Baroja, Les sorcières et leur monde, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1972 ; J. Delumeau, La peur en Occident, XIV-XVIIT siècle, Fayard, coll. « L'Histoire vivante », 1978 ; coll. « Champs », n° 252, 1991 ; R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVo-XVIIT siècle), Flamm rion, 1978 ; La sorcière au village, XVc-XVIIT siècle, Galllimard, 1979 ; Sorcières, justice et société aux XVT et XVÎT siècles, Imago, 1987 ; R. Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVÎT siècle, Pion, 1968 ; Possession et sorcellerie au XVÎT siècle, Fayard, 1979 ; Y. Castan, Magie et sorcellerie à l'époque moderne, A. Michel, 1979 ; G. Ginzburg, Les batailles nocturnes : sorcellerie et rites agraires aux XVT et XVIT siè cles, Flammarion, coll. « Champs », 1984. 89
Chapitre VII
L'ABSOLUTISME ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
Comment financer la Gloire royale dans ses guerres et dans ses grands travaux ? Faire vivre un Etat fastueux, épris de « grandeur et munificence » est le problème de Colbert1, qui écrit : « Nous ne sommes pas en un règne de petites choses » (1664). Il fallut son ardeur au travail (quinze à seize heures par jour) pour trouver des solutions plus ou moins efficaces. Son but primordial de « domestique » du Roi et de comptable-gestionnaire était d'emplir le Trésor royal, et, chez lui ou ses successeurs au Contrôle général, le souci fiscal passa avant tout : le Roi ne pouvait être riche que dans une France riche ; il fallut donc enrichir les Français par une discipline et une dictature du travail, de la production et du commerce. Il dut satisfaire à l'effort budgétaire d'un Roi insatiable, et se heurta à des questions quasi insolubles : un problème monétaire angoissant, un système fiscal confus, faussé par les abus et les privilèges, un crédit presque inexistant, une économie nationale stagnante, à faibles débouchés, un capitalisme embryonnaire, 1. Inventeur d'une prétendue « offre de Colbert » dédaignée du roi, E. Lavisse vit la France à travers ses écrits, alors que « la démarche inverse était seule acceptable : étudier d'abord la nation et voir jusqu'à quel point Colbert l'a connue, comprise et modifiée » (P. Goubert). J.-L. Bourgeon, Les Colbert avant Colbert, PUF, coll. « Dito », 1973 ; nouv. éd., 1986 : les Colbert, déjà en place autour de Le Tellier, ont « fait » et poussé J.-B. Colbert ; F. Braudel et E. Labrousse (sous la dir. de), Histoire économique et sociale de la France, t. II : Des derniers temps de l'âge seigneurial aux préludes de l'âge industriel, 1660-1789, PUF, 1970. Après le Colbert classique d'I. Murât, Fayard, 1980 ; Marabout, nouv. éd., 1984, et le Colbert de J. Meyer, Hachette, 1981, et son Poids de l'Etat, PUF, coll. « Histoires », 1983, R. Mousnier et ses collaborateurs ont fait apparaître Un Nouveau Colbert dans les Actes du Colloque pour le tricentenaire de la mort de Colbert, Colbert et l'organisation du gouvernement, SEDES, 1985.
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de revenus surtout agricoles, timoré et presque impossible à mobiliser et à investir fructueusement. 1. Le Contrôle général (1665). — Dès 1661, Colbert réorganisait l'administration centrale et la comptabilité avec méthode et clarté : Trésor de l'Epargne, Conseil royal des Finances, état de prévoyance (budget provisoire), état au vrai qui arrêtait les comptes de Tannée passée, le Journal et le Grand Livre qui se contrôlaient l'un l'autre. Colbert, type de bourgeois gentilhomme, fut avide pour son clan familial qu'il gouverna en despote. Comblé par le Roi auquel il sut plaire par la clarté de ses rapports, il l'accabla de signatures qui lui donnaient l'illusion de tout faire. Caractère morose et glacial (« le Nord » pour Madame de Sévigné, ou « l'homme de marbre » pour Guy Patin), détesté de la Cour qu'il traitait avec hauteur, il ne fut le courtisan que du Roi n'hésitant pas à se charger des nouveau-nés de La Vallière ; mais c'était un cerveau ordonné, méthodique, épris de bien public. Rappelons le clan Colbert : outre l'oncle Pussort qui faillit être chancelier, les frères : Croissy, le grand diplomate, et le comte de Maulévrier, brillant officier général ; le beau-frère, le marquis de Ménars, intendant de Paris ; les filles hautement mariées : duchesses de Chevreuse, de Beauvillier et de Mortemart ; lesfils: Seignelay, à la Marine, l'archevêque de Rouen ; les deux derniers, officiers, moururent au feu ; les neveux, le diplomate Torcy, le financier Desmaretz, et plusieurs évêques ; le cousin du Terron, intendant d'Aunis et grand organisateur de la Marine, etc.1. Ses successeurs n'eurent pas son envergure : le modeste Le Peletier (1683-1689), ex-prévôt des marchands de Paris qui se retira de lui-même devant Pénormité de sa tâche ; le président Louis de Pontchartrain (1688-1699) qui avait habilement gouverné la Bretagne ; Chamillart, excellent intendant en sous-ordre, dévoué au Roi, mais débordé par l'ampleur de ses charges (1699-1708) ; enfin Desmaretz moins honnête mais d'une compétence solide et d'une grande largeur de vues (1708-1715). Tous ces Contrôleurs généraux s'ingénièrent à emplir ce tonneau des Danaïdes et sentirent l'absolu besoin de statistiques pour mieux connaître la population et la production afin de mieux 1. Jean Meyer, Colbert, Hachette, 1981.
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asseoir et répartir l'impôt. D'où les multiples dénombrements et recensements partiels, effectués avec bien des tâtonnements au cours du règne sur les habitants, les récoltes, les prix, les métiers. D'où les enquêtes de 1664, de 1687, de 1693, de 1698 et de 1709 par les Intendants ou des conseillers d'Etat en mission, outre les enquêtes privées d'un Vauban (dans l'Election de Vézelay) et d'un Boisguilbert. 2. L'or et la monnaie. — Le stock monétaire européen s'accrut trop lentement pour répondre aux demandes commerciales d'où pénurie de moyens de paiement. La seule source métallique fut Yapport hispano-américain, par les retours d'Espagne, dus aux achats espagnols en France, à une intense contrebande, aux Français de Séville et de Cadix (soixante-cinq mille vers 1680), et à la fin du règne au contrôle direct (1701-1713) sur le commerce espagnol1. Apport insuffisant, d'où l'appel à la fonte de l'argenterie et de l'orfèvrerie (1689-1691) où le Roi donna l'exemple, et les dévaluations monétaires avec mutations de valeur. La Monnaie frappait des louis d'or et des écus d'argent à l'effigie du Roi, mais sans indication de valeur nominale, car la monnaie de compte était la livre divisée en 20 sols. La monnaie fut stable de 1666 à 1687 pour le louis, à 1690 pour l'écu, le louis valant 11 livres et l'écu 3 livres. La méthode fut alors de renforcer ou d'affaiblir la valeur des espèces en unités de compte : ainsi le louis monta à 11 livres 10 sous et l'écu varia de 3 livres 2 sous à 3 livres 12 sous, d'où gêne dans les rapports entre créanciers et débiteurs. Or, le Roi, étant à la fois créancier et débiteur avait intérêt à ces variations. Exemple : à la veille d'une rentrée d'emprunts ou d'impôts, on diminuait la valeur nominale de l'écu pour en toucher davantage ; et pour effectuer de gros paiements, on le rehaussait pour en débourser moins, etc. En somme, inflations et déflations à court terme constituèrent l'expédient préféré de Pontchartrain. 3. La politique financière2. — En 1680, le Roi, au faîte de sa gloire, reçut un billet brutal et désabusé de Col1. M. Morineau, Incroyables gazettes et Fabuleux Métaux. Les retours des trésors américains dans les gazettes hollandaises, Paris-Cambridge, 1984-1985. 2. A. Guéry, Les Finances de la Monarchie française sous l'Ancien Régime, Annales ESC, 1978/2, p. 216.
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bert. Il signalait un excédent de dépenses de 22 millions sur les recettes et plus de 50 étaient déjà engagés sur les revenus de 1681 : c'était la pratique courante des anticipations, Il osa déclarer : « A l'égard de la dépense quoique cela ne me regarde en rien, je supplie seulement Votre Majesté de me permettre de lui dire qu'en guerre et en paix, Elle n'a jamais consulté ses finances pour résoudre ses dépenses... » En 1683, le Roi disait à Colbert épuisé : « Je sais que vous faites tout ce qui est possible. » Mais Louis XIV l'a-t-il fait de son côté ? Les Contrôleurs généraux s'installèrent dans un déficit chronique ; ils eurent recours à de multiples emprunts, les « affaires extraordinaires ». Alors que le budget de 1661, déficitaire, se montait à 22 800 000 livres de recettes et 32 millions de dépenses, celui de 1715 se soldait par une recette nette de 69 millions, une dépense de 132 millions, une dette publique de 2 milliards 800 millions. Toute sa vie Louis XIV a faussé le jeu budgétaire en tirant en cours d'année sur le Trésor d'imprévisibles acquits de comptant sans justification. 4. La fiscalité. — Les ressources normales eussent dû venir des impôts. Or ceux-ci étaient variés, confus, à la fois très durs et insuffisants, parce que mal levés et mal répartis. A) La Taille1 est l'impôt roturier (exemption du clergé, des nobles et des bourgeois titulaires d'offices) : impôt direct et personnel de répartition. Le Conseil royal fixe un chiffre global qu'il répartit entre les Généralités par le Brevet de la Taille sur rapport des Intendants. Dans la Généralité, l'Intendant fait répartir la Taille entre les Elections, puis entre les paroisses. Dans les pays d'Etats, l'Intendant demande un don gratuit voté et réparti par les 1. J. E. Esmonin, La Taille en Normandie au temps de Colbert (16611683), Hachette, 1913 ; nouv. éd. Mégariotis, 1979, étude administrative et provinciale ample et profonde.
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Etats provinciaux. Il allège parfois des paroisses ruinées par des cataclysmes, ce qui alourdit la taille des autres. Dans la paroisse, des habitants élus et responsables pécuniairement, les collecteurs, asséeurs ou nominateurs répartissent et lèvent la taille. Que de drames locaux ! L'Intendant doit parfois intervenir et taxer arbitrairement, d'après les tenures foncières ou d'après les signes extérieurs. Faute de cadastres, impossibilité d'asseoir équitablement l'impôt : Vauban souligne cette impuissance. Et chacun de « faire le pauvre, crainte de surcharge ». B) La Ferme générale1 fut créée en 1680 pour lever les autres revenus : gabelles du sel, aides (taxes de consommation), traites (douanes intérieures), domaine royal. Colbert voulait réunir les fermes particulières pour diminuer leurs frais et donner plus au Roi. Les cinq grosses fermes levaient les traites d'entrée et de sortie dans un groupe de provinces de la France centrale (à peu près les pays de grande gabelle). Inégalité très variée des provinces, certaines (les plus extérieures) étant « rédimées », « franches » ou « réputées étrangères ». D'où l'arbitraire, les colères et la contrebande, comme le « faux-saulnage ». Le Roi trouvait son avantage en affermant par bail ces droits à un syndicat de financiers : il touchait en bloc une somme globale que la Ferme récupérait avec bénéfice grâce à son armée de gabelous, « gâpians » et ratsde-cave, soutenus par la force armée et les tribunaux. L'arbitraire de la Ferme était encore plus impopulaire que celui de la Taille : le Roi parut soutenir par des peines d'amendes et de galères les abus des financiers ; il augmenta sans cesse les baux de la Ferme générale qui emplit presque la moitié du Trésor. C) Les essais de nouveaux impôts directs sont nés des nécessités de la guerre et d'un souci de plus grande équité. En 1694, Vauban proposa une Capitation2 sur tous les revenus, mais ce fut le marquis de Chamlay qui conseilla Pontchartrain et l'édit de janvier 1695 l'établit de façon grossière : les sujets du Roi étaient répartis en vingt-deux classes selon le rang social et non les revenus ; impôt de 1. V. Azimi, Un modèle administratif de l'Ancien Régime : les commis de la Ferme générale et de la régie générale des aides, CNRS, 1987. 2. F. Bluche et J.-F. Solnon, La véritable hiérarchie sociale de l'ancienne France. Le tarif de la première capitation (1695), Genève, Droz, 1983.
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quotité : la première classe devait 2 000 livres et la vingtdeuxième une. L'absurde fut que les gros financiers bourgeois payèrent moins qu'un Premier Président. Le clergé se racheta par abonnements. Supprimée en 1698, la Capitation, rétablie en 1701, s'ajouta en fait à la Taille. En 1710, Desmaretz, inspiré des idées de Vauban1, créa le Dixième, impôt cédulaire sur les revenus de tous, « exaction monstrueuse » selon Saint-Simon. Le Roi ne se décida qu'après consultation de théologiens comme le P. Le Tellier. Le contribuable devait déclarer son revenu, et trois cédules frappaient les revenus fonciers, les revenus industriels, les gages et les pensions. Ces dixièmes s'ajoutèrent aux tailles, et il y eut aussi beaucoup d'exemptions ou d'abonnements mais c'était la première atteinte réelle aux privilèges. 5. Les ressources extraordinaires. — Appels plus ou moins directs au crédit et à l'emprunt plus ou moins forcé. A) Les expédients : la Chambre de Justice (1662-1669) de Colbert, la chasse aux faux nobles et exempts, loteries royales, créations et ventes d'offices, surtout par Pontchartrain et Chamillart (parfois même ridicules : les jurésrouleurs de vin, visiteurs de beurre frais ou contrôleurs de perruques) ; vente de lettres de noblesse, opérations contradictoires puisqu'elles exemptaient de la taille. B) Les empruntsfirentappel au crédit, non pas du Roi, mais à celui plus sûr de corps constitués : d'où les émissions de rentes sur l'Hôtel de Ville de Paris ou de Lyon, le Clergé de France, les Etats du Languedoc. Mais Desmaretz « convertit » des rentes, supprima même le paiement des arrérages (banqueroute partielle). On multiplia les emprunts forcés sur les Cours souveraines, les villes, etc. 1. V. l'édition par E. Coornaert de la Dixme royale de Vauban, Alcan, 1933 ; J.-F. Pernot présente : Projet d'une Dîme royale de Vauban, Association des Amis de la Maison Vauban, Saint-Léger-Vauban, 1988 ; E. Le Roy Ladurie présente Vauban : La Dune royale, Imprimerie nationale, 1992 ; M. Morineau, Tombeau pour un maréchal de France : la Dîme Royale de Vauban, dans Actes du Colloque Vauban, publié sous la dir. de M. Parent, Paris, 1984, p. 231-296.
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En 1674, Colbert créait la Caisse des emprunts, banque de dépôt qui remettait en échange des « promesses », billets portant intérêt (bons du Trésor). Toute cette dette flottante sombra en 1683 faute de crédit. L'Etat ne pouvait plus emprunter qu'à 10 % : trop de recettes étaient engagées d'avance. C) Les billets de monnaie, inaugurés en 1701 étaient des reçus d'espèces remboursables qui rappelaient les « promesses » de Colbert, mais semblaient annoncer une monnaie-papier. Le manque de crédit et d'encaisse les déprécia vite. D) L'Etat et le mondefinancier: le Roi avait pris coutume de s'endetter par emprunts aux banquiers, à ses Fermiers généraux et à ses Trésoriers et Receveurs généraux. On tenta d'un Banquier de la Cour, le protestant Samuel Bernard (1702), invité à Marly en 1708, mais qui fit faillite en 1709. Desmaretz eut l'idée d'une Banque royale, imitée de celles de Londres et d'Amsterdam, amorcée en 1709 par un syndicat de douze Receveurs généraux : la Caisse de Legendre. Les gens definanceétaient rois et le rôle politique et social des capitalistes, parvenus d'ascension rapide, fut primordial, surtout en fin de règne. Certains étaient typiques : les banquiers allemands Herwarth, Jabach, à la fameuse galerie de tableaux, tous deux fondateurs d'usines ; Pennautier, receveur général du Languedoc, Riquet, fermier des Gabelles et entrepreneur du canal du Midi ; les frères Formont, collaborateurs de Colbert, banquiers, grands manufacturiers et fondateurs de compagnies commerciales ; le Receveur Dalliez de La Tour, maître de forges ; Berthelot, fermier général et organisateur du Service des Poudres ; le négociant rouennais Legendre ; son gendre Crozat, trésorier et receveur général, mécène du jeune Watteau, qui maria sa fille au petit-fils du duc de Bouillon, et s'associa en 1701 à Samuel Bernard et à l'armateur malouin Magon pour former la Compagnie de Guinée ; les frères Paris, fils de paysans ; le Rouennais Béchameil, qui épousa une Colbert et unit ses filles à Desmaretz et au duc de Cossé-Brissac ; son fils, marquis de Nointel, devint Intendant de Bretagne. Autour d'eux évoluait un monde d'intrigants et d'intermédiaires, participants des fermes, où la noblesse était 96
largement représentée : Dancourt et Regnard dans leurs comédies pouvaient souligner le discrédit nobiliaire etflétrirles « donneurs d'avis », intermédiaires de marchés avec l'Etat par trafic d'influence officiel et rétribué. Le Sage pouvait créer en 11709 son Turcaret, type dufinanciercorrompu et tout-puissant . 6. Le pessimisme économique2. — Le « colbertisme » industriel et commercial ne se comprend que par l'idée d'un milieu économique européen à peu près stable. On qualifie les idées courantes du xvne siècle en matière économique de mercantilisme ou système mercantile : le Colbertisme en est l'aspect français, méthodique et « dirigé ». Il suppose une politique fondée sur la force, sur la réglementation, donc sur la notion d'Etat*. La doctrine est simple : A) Un Etat n'est riche que de numéraire. — Cette idée est liée à la « famine monétaire » du temps : « Il n'y a (pour un Etat) que l'abondance d'argent qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance... Il n'y a qu'une 1. J. Saint-Germain, Lesfinancierssous Louis XIV. Paul Poisson de Bourvalais, Pion, 1950, et Samuel Bernard, Hachette, 1960 ; F. Bayard, Le monde des financiers au XVÏT siècle, Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1988. Parmi les « donneurs d'avis », démarcheurs des traitants, on peut citer la maréchale de Noailles qui reçut 50 000 livres de la Compagnie de Saint-Gobain (1703), sa fille, duchesse de Guiche, qui toucha 25 000 livres sur l'adjudication des lanternes, etc. D. Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, A. Fayard, coll. « Nouvelles Etudes Historiques », 1984, renouvelle le sujet. P. Goubert, La fortune des Français sous Louis XTV, L'Histoire, n° 50, oct. 1982. 2. Une analyse décapante et suggestive de l'économie d'Ancien Régime est donnée par M. Morineau, Pour une histoire économique vraie, Presses Universitaires de Lille, 1985. 3. P. Chaunu, La civilisation de l'Europe classique, Arthaud, 1966 ; éd. Poche, 1984 ; F. Braudel et E. Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, t. II : Des derniers temps de l'âge seigneurial aux préludes de l'âge industriel, 1660-1789, PUF, 1970 ; C. W. Cole, Colbert anda Century of French Mercantilism, New York, 1939, rééd. 1964, 2 vol. ; H. Neveux, J. Jacquart et E. Le Roy-Ladurie, L'Age classique des Paysans de 1340 à 1789, t. II de Y Histoire de la France rurale sous la dir. de G. Duby et A. Wallon, Seuil, coll. « L'Univers historique », 1975 ; G. Duby (sous la dir. de), La Ville classique de la Renaissance aux Révolutions, t. III de YHistoire de la France urbaine, Seuil, coll. « L'Univers historique », 1981 ; J. Meyer, Les villes françaises, 1650-1789, SEDES, 1983 (cf. infra, p. 126).
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même quantité d'argent qui roule dans toute l'Europe et qui est augmentée de temps en temps par celui qui vient des Indes occidentales » (Colbert). Corollaire : « On ne peut augmenter l'argent qu'en même temps qu'on en ôte la même quantité aux Etats voisins. » Donc, le commerce doit être une « guerre d'argent » puisque s'enrichir signifie ruiner les autres. B) Le volume du commerce est stable. — Tous les contemporains étaient convaincus de cette stabilité quantitative. Colbert dit en 1669 : « Les Anglais et les Français ne peuvent bonifier leur commerce qu'en augmentant le nombre de leurs vaisseaux et ne peuvent augmenter ce nombre qu'en le prenant sur les quinze ou seize mille des Hollandais. » Donc, rien de plus étranger à un Colbert que l'idée d'extensibilité indéfinie de la production et des échanges : il fallut au xviiie siècle l'apparition de la croyance en la bonté de la Nature pour concevoir le « laisser-faire ». C) L'État doit intervenir et réglementer. — Toute la tradition enseignait que la Nature était mauvaise et que la condition du bonheur était le recours à l'Autorité. Dans cette optique la prospérité économique était fonction du dirigisme de l'Etat-Providence, stimulant nécessaire. Au lieu de croire à la fixité du numéraire et du volume commercial, Colbert aurait dû croire à celle des subsistances. L'accroissement normal de la population pouvait suffire à accroître la demande et les besoins au-delà du volume peu élastique des subsistances, parfois diminué par les intempéries, d'où des poussées subites de hausse, suivies souvent de misère et de sousconsommation, d'où retour progressif à la baisse... En ce temps de « gros épis », Colbert était heureux de la baisse pour fournir aux villes industrielles le pain à bon marché. Les rentiers du sol se lamentaient de périr de misère « sur un tas de blé » (Mme de Sévigné). D'où aussi des mesures traditionnelles : protection des paysans contre le brigandage, contre la saisie des instruments et du bétail, arrachages de vignes au profit du blé, protection des forêts (matière première), des cultures industrielles (chanvre, lin, mûrier, etc.). 98
7. Le mouvement des prix. — La réglementation monarchique ne put maîtriser l'oscillation des prix : Depuis 1640-1650, les prix de gros en Europe stagnaient ou baissaient (jusque vers 1730). Il y eut bien des houles de petite amplitude, des oscillations saisonnières (soudures, stockages, disettes : le setier de blé à Rozay-en-Brie valant 5 livres 10 sous le 7 février 1708, 8 livres 10 sous le 7 juillet, et après le « Grand hiver » de 1709 montant à 58 livres !), ou des variations cycliques (la hausse des prix de 1693 à 1700), mais la courbe générale était nette : le blé à Poitiers passait de l'indice 100 en 1660-1670 à l'indice 77 en 1701. Boisguilbert notait en 1695 : « Le revenu de la France est aujourd'hui à 5 ou 600 millions de moins par an, tant en fonds qu'en industrie, qu'il n'était il y a trente ans... Les fonds sont diminués de moitié pour le moins parce que le prix de toutes les denrées est à la moitié de ce qu'il était il y a trente ans. » (J. Meuvret, La conjoncture internationale de 1660 à 1715, Bulletin de la SHM, douzième série, n° 28, p. 2 à 5, supplément à h Revue d'Histoire moderne et contemporaine, n° 1,1964. Cf. P. Chaunu, op. cit., passim.) E. Le Roy-Ladurie, Ch. Carrière, M. Morineau estiment que « le miroir des prix est trompeur » et que les « courbes de production », les « mouvements des trafics » sont meilleurs indicateurs de la conjoncture ; comme pour l'agriculture le sont les fluctuations des dîmes (cf. Actes du IF Colloque de Marseille sur le XVir siècle, CRDP, Marseille, 1973). 8. Le Colbertisme industriel. — La « manufacture » seule pouvait accroître par l'exportation le stock monétaire et la puissance de l'Etat, mais l'industrie dominante était l'atelier artisanal d'un maître entouré de compagnons et d'apprentis 1 . A côté des villes corporatives à métiers-jurés réglementés (Paris) où travaillaient aussi des chambrelans clandestins, il y avait des villes à travail libre (Lyon, Poitiers) et dans les campagnes de nombreux artisans-paysans. Colbert, dans un souci disciplinaire et fiscal (ventes de maîtrises, bientôt héréditaires) tenta d'étendre partout les jurandes des métiers privilégiés, autant pour surveiller les procédés de fabrication que pour limiter la concurrence et établir un « juste prix ». Il recherchait ainsi la qualité et la standardisation. Mais l'édit de 1673 sur la régle1. A. Poitrineau, Ils travaillaient la France. Métiers et mentalités du XVF au XIX siècle, A. Colin, 1992
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mentation corporative n'eut guère plus d'efficacité que les édits analogues de 1581 et de 1597 : la petite industrie libre subsista. La Grande Industrie avait des ancêtres avec Laffemas sous Henri IV : Colbert n'innova pas, mais réalisa à grande échelle, appela des techniciens étrangers1. Qu'est-ce qu'une manufacture ? C'était une entreprise capitaliste faisant le plus souvent travailler une foule de petits ateliers dispersés, parfois même une collectivité de maîtres indépendants (les Gobelins, où les maîtres, hors des commandes royales, pouvaient travailler pour la clientèle privée). Son caractère essentiel était le privilège royal, qui accordait : l'exemption du contrôle corporatif, le monopole d'une fabrication, des franchises nombreuses pour ses ouvriers. Sauf les forges, les fonderies ou les verreries, l'usine concentrée était rare : la fabrique de draps Van Robais d'Abbeville groupait par exception quatre mille personnes ; la manufacture d'un « marchand-fabricant » absorbait souvent les ateliers de toute une province, surtout ruraux. A côté des fabriques d'Etat (les arsenaux ; les Gobelins), les manufactures « royales » ou « privilégiées » offraient les mêmes caractères et règlements, draconiens pour l'entrepreneur, quasi militaires et monastiques pour la main-d'œuvre concentrée : Colbert créa, d'abord avec ses amis Savary et Blelinzani, les Inspecteurs des Manufactures, armés d'une dure législation répressive des fraudes : plus de cent cinquante édits minutieux, comme le Code de la Draperie (1669). Ce « planisme » de Colbert devait être un stimulant d'acclimatation et de productivité, en vue surtout de Y exportation, les vieilles corporations ne devant satisfaire qu'un marché local. Résultats variables, mais grandioses et durables dans bien des villes et industries : Alençon, Amiens, Aubusson, Angoulême, Rouen, Elbeuf, Paris, Tours, Lyon, Saint-Etienne, etc. Admiratif, un ambassadeur vénitien affirma : « Ce qu'il y a de mieux dans toutes les parties du monde se fabrique maintenant en France. » 1. P. Deyon, Le mercantilisme, Flammarion, coll. « Questions d'histoire », n° 11, 1969 ; E. Coornaert, Les « Manufactures » de Colbert, Information historique, 11e année, janvier-février 1949, p. 1-5 ; P. Deyon, La production manufacturière en France au xvnc siècle, XVIT siècle, 1966 ; P. Deyon et J. Jacquart, Les hésitations de la croissance, 15801730, A. Colin, coll. « Histoire économique et sociale du monde » sous la dir. de P. Léon, t. II, 1978 ; M. Daumas, Les premières étapes du machinisme, PUF, coll. « Histoire générale des Techniques », t. II, 1964. 100
9. Le Colbertisme commercial. — Le commerce intérieur était subsidiaire pour Colbert, puisqu'il n' « enrichissait » pas l'Etat. La ligne des Traites autour de YEtendue des Cinq grosses fermes laissait les provinces « réputées étrangères » ou d' « étranger effectif » hors des frontières douanières. On ne put racheter que trop peu de péages, propriétés seigneuriales ou municipales. Colbert et Savary s'intéressaient surtout aux voies d'eau, parce que moins chères et plus sûres : la Loire et le Rhône étaient alors très navigues1. On sait l'œuvre de Riquet, trésorier des gabelles du Languedoc, au Canal des Deux-Mers (terminé 1681). Le roulage routier était lent et onéreux : on n'entretint que les routes des grands ports ou celles (stratégiques) du Nord-Est, et bien mal. Le grand commerce d'exportation était la clé de la richesse colbertiste. Pour limiter les importations et donc stimuler la production nationale, le pouvoir royal établit un système protectionniste de tarifs douaniers. La hantise hollandaise domina le règne : contre elle, ce fut le droit de 50 sous par tonne sur le fret étranger (Fouquet, 1659), puis le tarif de 1664, encore modéré, enfin celui de 1667 qui prohiba presque les produits anglo-hollandais. Naturellement, en 1670, la Hollande se ferma aux produits français, d'où la guerre de Hollande, mais en 1678 Colbert dut en revenir à 1664. Plus tard, Pontchartrain à Ryswick, Desmaretz surtout à Utrecht, furent contraints de concéder des traités de commerce2. Colbert conçut la « guerre d'argent » en s'inspirant, comme son maître Richelieu, de l'exemple hollandais, en créant, à coup de capitaux mobilisés de force, des compagnies à monopoles et privilèges. Leurs défauts initiaux furent : capitaux et fonds de roulement insuffisants ; trop de financiers parisiens ou de courtisans et pas assez de 1. F. Billacois, La batellerie de la Loire au xvne siècle, RHMC, t. XI, juillet-septembre 1964, p. 163-190. 2. J. Delumeau, Le commerce extérieur français au xvne siècle, XVir siècle, 1966, n° 70-71.
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négociants ou d'armateurs à leur tête ; résistance des milieux commerçants, surtout marseillais. Eri 1664 fut fondée la Compagnie des Indes Orientales, la seule qui, avec bien des vicissitudes, traversa tout le règne. Le Roi et Colbert firent une lourde pression officielle pour les souscriptions : l'académicien Charpentier rédigea même une brochureprospectus de propagande. Le Franco-Hollandais Caron et surtout l'ancien garçon épicier François Martin fondèrent dès 1674 le comptoir de Pondichéry. Le trafic des épices (accaparé par les Hollandais) avait encore trop peu de navires pour être rentable. En 1664 aussi, la création de la Compagnie des Indes Occidentales répondit à une politique du sucre1, dont Colbert voulait réserver la raffinerie à Nantes, à Saint-Malo et à Bordeaux. Avec l'aide des boucaniers et celle des flibustiers de La Tortue (dès 1665), la colonisation des Iles (canne à sucre, indigo, tabac) s'étendit à Saint-Domingue, à Saint-Christophe, à Antigua, à la Guadeloupe, à la Martinique, etc. La Compagnie eut des filiales au Sénégal pour le monopole de la traite des nègres2. Mais Colbert ne put empêcher aux Iles la contrebande hollandaise, puissante et favorisée par les colons hostiles à Y Exclusif (monopole commercial de la seule métropole). Ceux-ci voulaient trouver à bon marché le bœuf salé et les produits fabriqués, d'où leur trafic « interlope ». La Compagnie dut être dissoute en 1674. Colbert, impuissant à faire ravitailler les Iles par sa Compagnie, avait dû en revenir à la liberté (au moins pour les négociants français)3. Ce commerce « privé » réussit : Nantes en 1685 armait pour les Iles cinquante-huit navires. On voit ici l'opportunisme de Colbert. En 1669, la Compagnie du Nord dans la Baltique échoua ; aussi fut-elle dissoute en 1684. En 1670, la Compagnie du Levant ne put jamais avoir de monopole absolu devant la volonté d'indépendance des Marseillais et disparut en 1690. Le trafic fut facilité par les bombardements d'Alger et de Tripoli, et le traité de commerce francomarocain de 1682 : les pirates de Salé s'attaquaient aux Hollandais et le Sultan Moulay-Ismaïl accorda aux Français la liberté commerciale, allant jusquà demander la main d'une princesse française. Plusieurs Compagnies s'amorcèrent, mais la course anglaise, après la prise de Gibraltar, ralentit le trafic. 1. J. Meyer, Histoire du sucre, Desjonquères, Diffusion PUF, coll. «Outre-mer», 1989. 2. S. Daget, La traite des Noirs, Rennes, Ouest-France, 1990. 3. Le trafic hollandais, rémunérateur et meilleur marché à l'importation, ne disparut jamais des Antilles françaises, mais le monopole hollandais, surtout du sucre et de la traite, fut ruiné. 102
En 1698 la Compagnie de la Chine, en 1701 celle de Guinée (traite négrière), malgré la guerre navale, eurent de beaux jours. En somme, malgré les déboires des Compagnies, le grand commerce, privilégié, libre ou contrebandier, enrichit Bordeaux, Nantes, Saint-Malo1, La Rochelle, Marseille, jusqu'à la fin du règne et la prospérité durable des « franges maritimes » ignora le marasme et les misères de la guerre. 10. L'effort maritime et colonial. — Pas de commerce sans marine. La belle marine de guerre, création de Colbert et de Seignelay, intéressa peu Louis XIV, qui ne se risqua qu'une fois, à Dunkerque en 1680, à monter à bord d'un vaisseau. Notons l'essentiel de l'œuvre immense de Colbert2 : outre la chiourme habituelle des galères3 il inaugura en 1668, pour les vaisseaux du Ponant, Y inscription maritime des gens de mer4, répartis en classes servant par roulement. Colbert, inquiet des premiers et mauvais résultats, pensait en revenir à l'odieux et habituel système de la 1. A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo, Saint-Malo, Editions L'Ancre-de-Marine, 1991. Etude de l'élite négociante de Saint-Malo qui « inventa à la fin du xvne siècle les routes du cap Horn donnant accès à l'argent du Potosi et celle du "moka" menant à l'Arabie heureuse (Yémen) ». 2. Outre les histoires de la marine de C. de La Roncière et de G. Lacour-Gayet, v. R. Mémain, La marine de guerre sous Louis XIV. Le matériel, Rochefort, arsenal modèle de Colbert, Hachette, 1937 et Matelots et soldats des vaisseaux du roi. Levées d'hommes du département de Rochefort (1661-1690), Hachette, 1937 ; L. Nicolas, Histoire de la marine française, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 442, nouv. éd., 1973 ; A. Zysberg, Les galériens du roi : vies et destins de 60 000 forçats sur les galères de France : 1680-1748, Le Seuil, coll. « L'Univers Historique », 1987, et coll. « Points. Histoire », n° 142, 1991 ; Ph. Masson et M. Battesti, La révolution maritime du XVIT siècle, Lavauzelle, 1987 ; M. Acema, J. Mérino et J. Meyef, éd., Les marines européennes, XVIT-XVUT siècles, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 1985. 3. J. G. Petit (sous la dir. de), Histoire des galères, bagnes et prisons, XlIf-XX* siècle. Introduction à l'histoire pénale de la France, Toulouse, Privât, coll. « Bibliothèque historique », 1992. 4. Leurs conditions de vie et de travail, plus et mieux encore, leurs mentalités sont désormais bien connues grâce au travail d'A. Cabantous, Dix mille marins face à l'Océan. Les populations maritimes de Dunkerque au Havre aux XVIT et XVIIT siècles (vers 1660-1794), Publisud, 1991.
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presse, mais son cousin, Colbert du Terron, Intendant d'Aunis, fondateur de Rochefort, l'en dissuada. Colbert fixa Y organisation hiérarchique doublée d'une administration civile d'Intendants et de commissaires. Le matériel fut le gros effort des arsenaux : le Royal-Louis en bois français est le vaisseau type, à cent dix-huit canons (quatre mâts; 56x 6,50 m), décoré par Puget et Le Brun. Ces belles escadres s'usèrent dans la guerre de la Ligue d'Augsbourg. Et ce fut alors que sonna l'heure épique de la « caprerie » avec Jean Bart, Pointis, Forbin, Cassard, Coëtlogon, Duguay-Trouin. L'idée coloniale de Colbert se résumait dans la recherche de marchés de matières premières et de débouchés pour les produits français : une colonie ne devait, selon Y Exclusif, vivre que par et pour la métropole, d'où l'intense contrebande des colons. La politique des épices, aux Indes Orientales, était moins coloniale que mercantile (comptoirs des Indes ; relations éphémères avec le Siam dont les ambassadeurs firent sensation à Versailles en 1684), mais la politique du sucre et celle de la « peuplade » (immigration) pouvaient réussir aux pays neufs d'Amérique. L'erreur fut d'en interdire l'entrée aux protestants persécutés (au rebours de la politique anglaise). Colonie de missions depuis Richelieu, la Nouvelle-France canadienne était une terre paysanne et seigneuriale française, une province avec Gouverneur (le brillant comte de Frontenac), Intendant (l'énergique Talon), Evêque (le despotique Montmorency-Laval). Louis XIV s'intéressa peu à l'œuvre des missionnaires Récollets ou Jésuites (les PP. Hennepin et Marquette) et des traitants ou coureurs des bois (Joliet, du Luth) : dans son entrevue avec l'héroïque Cavelier de La Salle (1684)1, il ne s'intéressa guère qu'à l'idée d'aller par le Mississipi conquérir l'or du Mexique2. L'épopée française d'Amérique ne doit presque rien au Roi. Le colonialisme du Grand Siècle ne fut qu'un aspect du mercantilisme : ce qui importait c'étaient les produits tropicaux, et le Canada n'intéressa la métropole que pour ses fourrures3. 1. A. Muhlstein, Cavelier de La Salle ou l'homme qui offrit l'Amérique à Louis XIV, Grasset, 1992. 2. Le chevalier de Tonty et Le Moyne d'Iberville poursuivirent l'action de La Salle dans cette « Louisiane » que le financier Crozat voulut vraiment mettre en valeur. 3. P. Pluchpn, Le Premier Empire colonial, Fayard, coll. « Histoire de la colonisation française », t. I, 1991 ; J. Meyer, J. Tarrade, A. Rey-Goldzeiguer, J. Thobie, Histoire de la France coloniale, t. I : Des origines à 1914, A. Colin, 1990.
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Les audaces victorieuses des armateurs nantais, bordelais et malouins, les initiatives individuelles d'un Talon et d'un Frontenac au Canada, du gouverneur de Baas aux Antilles, de Martin à Pondichéry, d'André Briie à SaintLouis-du-Sénégal, firent plus pour la grandeur française que les Compagnies officielles, paralysées par les règlements. Vers 1700, le « colbertisme » commercial semblait périmé et néfaste à toute l'opinion, avide de liberté d'entreprise. « Mais la grande économie qui suit le rythme mondial, c'est celle des grandes villes, Paris, Rouen, Nantes, Bordeaux, SaintMalo, Marseille, Lyon... Derrière cette économie urbaine mercantile et monétaire, il y a un niveau de base d'économie rurale. La France de Louis XIV est une France campagnarde cloisonnée en « provinces »... où l'on vit par le troc, le salaire en nature bien plus qu'en sols et en deniers ; un pays de blé, de seigle et de vin, où le paysan est le plus souvent aussi, l'hiver, un artisan rural. La masse française est celle des manouvriers, brassiers, filassiers, tixiers en toile, ferteurs de chanvre, cardeurs de laine, scieurs de long, cordiers, potiers, taillandiers, corroyeurs, forgerons..., une foule de « gagne-deniers »... Ni l'or ni l'argent ne les intéressent beaucoup, et ils ne sont touchés que par la « monnaie noire » de billon, gagnée au marché local, en vendant les excédents de produits de la terre en bonnes années (vin et froment), ou leurs produits artisanaux, et toujours destinée à payer les impôts, la dîme et les rentes seigneuriales. Dans ces conditions de vie, il est presque inutile de calculer les salaires, alors qu'on ignore souvent combien il y a de jours ouvrables dans l'année (fêtes et chômages) et qu'on ignore aussi les avantages en nature des salariés. Dans cette France archaïque et vulnérable, déchaînements brusques et réguliers, spasmodiques, des crises de subsistances doublées de crises démographiques et de « mortalités », ainsi en 1661-1662, 1693-1694, 1709-1710... » (F. Braudel, Annales ESC, janvier 1951, p. 65-69.) Depuis cette date, tout le travail historiographique n'a fait qu'approfondir cet aperçu en le confirmant.
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Chapitre VIII L'ABSOLUTISME INTELLECTUEL « Nommez-moi donc, Milord, un souverain qui ait attiré chez lui plus d'étrangers habiles, et qui ait plus encouragé le mérite... Soixante savants de l'Europe reçurent à la fois des récompenses de lui, étonnés d'en être connus : « Quoique le Roi ne soit pas "votre souverain, leur écrivait M. Colbert, il veut être votre bienfaiteur ; il m'a commandé de vous envoyer la lettre de change ci-jointe, comme un gage de son estime..." Songez, Milord, que sans le voyage et les expériences de ceux qu'il envoya à Cayenne en 1672, et sans les mesures de M. Picard, jamais Newton n'eût fait ses découvertes sur l'attraction. Regardez un Cassini et un Huyghens qui renoncent tous deux à leur patrie qu'ils honorent pour venir en France jouir de l'estime et des bienfaits de Louis XIV... » (Voltaire à Lord Hervey, 1740.) « Sans être savant, Louis XIV écrit bien. Il aime les beaux-arts et les protège ; il se connaît particulièrement en musique, en peinture et en bâtiments... » (Spanheim, ambassadeur prussien.) Selon Boileau, « un Auguste aisément peut faire des Virgiles », donc un mécénat d'Etat s'impose comme instrument de gloire1. Ce mécénat ne s'exerça que dans la première moitié du règne, pour raisons financières, et il ne faut pas exagérer ce budget spécial qui ne dépassa jamais 100 000 livres. Le vrai Mécène fut d'ailleurs, selon Spanheim, Colbert, qui fit dresser en 1663 par l'académicien Chapelain, l'auteur de La Pucelle, la fameuse liste accordant 2 000 livres à Pierre Corneille, 1 200 à Desmarets de Saint-Sorlin, autant au « sieur abbé Cotin », 1 000 au « sieur Molière, excellent poète comique », 800 au sieur Racine « poète français »2 et 3 000 au sieur Chapelain lui1. Et donc comme un instrument de propagande : M. Martin, Les monuments équestres de Louis XIV : une grande entreprise de propagande monarchique, Picard, 1986. 2. J. Rohou, Racine, Fayard, 1992.
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même « le plus grand poète français qui ait jamais été, et du plus solide jugement ». Evidemment, pas trace de Boileau, qui ne reçut 1 200 livres qu'en 1665, sur intercession du marquis de Dangeau, et dédia alors au Roi ses Satires avant d'en être nommé historiographe, collègue de Racine. Ces largesses incitèrent les artistes et auteurs à faire le panégyrique du règne : la psychologie royale fut finement analysée par Spanheim : « Si le roi aime à donner, il aime encore plus à amasser ; sa bienfaisance ou sa libéralité est d'ordinaire intéressée, il donne autant et plus par ostentation que par choix. » 1. Le goût royal et Part officiel. — Louis XIV étant le premier client des artistes et la Cour ne pouvant heurter le goût du maître, un « style Louis XIV » officiel devait naître, d'inspiration italo-antique ; style classique parce que, jugé proche de l'harmonie la plus parfaite, il fut longtemps un modèle codifié et enseigné. Cet art, tant littéraire que plastique, est donc monarchique, et rares sont les œuvres où l'on ne trouve pas trace d'une sincère idolâtrie royale, et aristocratique aussi, car sa clientèle fut celle des « gens de qualité »*. La passion de Louis XIV pour la musique explique la faveur comblée de J.-B. Lulli (f 1687), ancien marmiton de la Grande Mademoiselle admis dans les vingt-quatre grands violons du Roi, Surintendant et directeur de l'Académie de Musique, fondateur en 1673 de la tragédie lyrique française2. Le poète Quinault était le parolier des opéras de cet Italien primesautier qui sut tant plaire au Roi. 1. N. Ferrier-Caverivière, L'image de Louis XIV dans la littérature française, 1660 à 1715, PUF, 1981 ; R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV-XVIIT siècle), Flammarion, 1978. 2. Ph. Beaussant, Lully ou le musicien du soleil, Gallimard, 1992 ; J. de La Gorce, L'Opéra à Paris au temps de Louis XIV. Histoire d'un théâtre, Desjonquères, diff. PUF, coll. « La Mesure des choses », 1992 (cf. supra, p. 33, n. 1).
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Le monarque jouait du clavecin et de la guitare, chantait agréablement, aima toujours les concerts. Louis, d'autre part, goûta en esthète l'harmonie des parcs, des jardins et des fleurs. Cette jouissance d'une certaine géométrie décorative caractérisa longtemps le goût français. Horreur par contre du réalisme, des sujets sans noblesse : « Otez de ma vue ces magots ! », dit-il des tableaux de genre familiers des petits-maîtres hollandais ou flamands... Colbert, Surintendant des Bâtiments en 1664, stimula et disciplina la production des Beaux-Arts comme une autre « manufacture ». Quoiqu'il eût « peu d'étude et encore moins de loisirs » (Spanheim), il se fît monter par ses amis, les érudits Baluze et Clérambault, une admirable Bibliothèque. Sa réglementation créa ainsi Y académisme, « maxime de l'ordre » dans la production intellectuelle1. En 1663, l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dut composer les devises latines ou françaises gravées sur les monuments ou frappées sur les médailles de Y Histoire métallique du règne : les épigraphes de la Gloire. En 1664 fut réorganisée l'Académie mazarine de Peinture et de Sculpture, dirigée à vie par Le Brun. L'Académie d'Architecture suivit en 1671. En 1666, l'Académie de France à Rome, sous Le Brun, groupa douze jeunes peintres, architectes et sculpteurs, chargés de copier « tout ce qu'il y a de beau à Rome », école de beauté idéale et « manufacture » de modèles. En 1666 aussi, l'Académie des Sciences prit corps avec l'abbé Picard, qui mesura un degré du méridien Paris-Amiens en 1669, avec l'astronome bolonais Dominique Cassini, le savant hollandais Huyghens, le mathématicien danois Rœmer, qui donna des leçons au Dauphin, le botaniste Tournefort. Avec eux, Colbert fonda en 1669 l'Observatoire, bâti par Claude Perrault, inauguré par le Roi en 1671. 1. Il faut se reporter à Baroque et Classicisme, l'œuvre originale et ample de V.-L. Tapie, Pion, 1957, nouv. éd., 1972, et à sa synthèse du xvnc siècle artistique et littéraire, Le Baroque, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 923, 7e éd., 1991. V. les travaux de L. Hautecœur sur L'Histoire de l'architecture classique en France, t. II : Le siècle de Louis XIV, Picard, 1949, 2 vol., et de P. Lavedan, J. Hugueney et Ph. Henret, sur L'Urbanisme à l'époque moderne (XVT-XVIIT siècles), Droz, 1982.
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L'académisme, c'était Vétiquette dans VArt, le triomphe de règles éternelles et absolues fondées sur un canon de noblesse et de majesté : l'Académie française reçut pour « protecteur » le chancelier Séguier, et en 1671 Colbert pour vice-protecteur, qui inventa les jetons de présence afin de hâter le travail du Dictionnaire (paru en 1694) : c'était Y étiquette dans la Langue, A) En Littérature1, Chapelain distribua arbitrairement et parcimonieusement ses primes, et le Roi voulut en avoir pour son argent. Colbert rogna la pension de l'historien Mézeray pour avoir mal parlé des tailles et des gabelles. On sait assez les flatteries courtisanesques de Boileau et même de Racine et Molière. Et La Fontaine écrivit galamment : On ne peut trop louer trois sortes de personnes : Ses dieux, sa maîtresse et son Roi B) Aux Beaux-Arts2, le dictateur préposé par Colbert fut l'universel Le Brun, l'infatigable « premier peintre du Roi » (t 1690, mal remplacé par Mignard de 1690 à 1695) qui dirigea « l'usine? d'art » des Gobelins, l'Ecole de Rome et les Académies, la fabrication des meubles, des tapisseries, des bronzes, des statues. D'une étonnante fécondité, génial dans ses portraits, il contrôla, anima tout, distribua à ses artistes idées et croquis depuis les modèles de serrures jusqu'aux grandes allégories mythologiques. Aidé de son neveu Van der Meulen et de Parrocel pour les tableaux des sièges où assista le Roi, il imposa son style pompeusement décoratif et noble : ne reprocha1. H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIT siècle (1598-1701), Droz, 1975, 2 vol. ; M. Cuénin, Roman et société sous Louis XIV, Champion, 1979 ; R. Chartier, Lecteurs et lectures dans la France de l'Ancien Régime, Seuil, 1987. 2. F.-G. Pariset, L'Art classique, PUF, coll. « Quadrige », n° 46, 1985 ; B. Teyssèdre, L'Art français au siècle de Louis XIV, Librairie générale française, 1967 ; P. Charpentrat, L'Art baroque, PUF, coll. « Les neuf muses », 1967 ; H. Asseo, J.-P. Vittu, Problèmes socio-culturels en France au XVIT siècle, Klincksieck, 1974.
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t-il pas à l'Italien Caravage d'avoir enlaidi une Nativité avec des animaux aussi peu nobles que le bœuf et l'âne ? Il mobilisa les architectes : le plus fécond, son ami HardouinMansart, collabora avec Le Nôtre de Versailles à Saint-Germain, de Trianon à Marly, de Meudon à Chantilly, et fut l'auteur à Paris du dôme des Invalides, des places Vendôme et des Victoires. Blondel édifia la Porte Saint-Denis, et Bullet la Porte Saint-Martin, deux arcs de triomphe colossaux (1673-1674). On préféra en 1666 pour le nouveau Louvre la Colonnade massive de Claude Perrault au projet « baroque » de l'Italien Bernin. Le Brun requit aussi les sculpteurs : Coysevox, Girardon, les frères Coustou, même l'indépendant et « baroque » Puget, si proche de Michel-Ange, qui put envoyer à Versailles son Milon de Crotone et son groupe Persée et Andromède. Il s'assura enfin le service des graveurs : Nanteuil, Audran, Sébastien Leclerc reproduisirent bien des œuvres de Le Brun et de ses élèves. (Cf. R. A. Weigert, Le style Louis XIV, Larousse, 1941.) J. Babelon (sous la dir. de), Histoire de l'Art, t. 3, Renaissance, Baroque, Romantisme, Gallimard, NRF, coll. « Encyclopédie de la Pléiade », sous la dir. de R. Queneau, 1965 ; R. Huyghe (sous la dir. de), L'Art et l'Homme, t. III, Larousse, 1961 ; G.-C. Argan, L'Europe des capitales, 1600-1700, Skira, coll. « Art, idées, histoire », 1964. On a pu appeler Le Brun le « Louis XIV des BeauxArts », car il incarna cet Académisme officiel. Mais ce « style Louis XIV » exprima-t-il, bannissant tout individualisme original, toute la sève du génie national ? Bien des tempéraments, outre Puget, échappèrent plus ou moins à l'académisme : le Lorrain Claude Gellée, italianisant épris avant tout de lumière ; ces admirables « peintres de la réalité », du Lorrain Georges de La Tour aux frères Le Nain ; même le portraitiste catalan Rigaud dans ses solennels mais réalistes portraits de Louis XIV et de Bossuet ; le portraitiste bourgeois Largillière à la couleur si « flamande » ; même enfin les tendres Mignard1, aux coloris ardents, si goûtés et soutenus contre Le Brun par leurs amis, Molière, Mme de Sévigné et Louvois. 1. Les frères troyens Nicolas (t 1668) et surtout Pierre (f 1695), successeur de Le Brun en 1690, fécond portraitiste et décorateur.
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Après 1690, le Roi était de moins en moins « le seul critique d'art dont l'opinion ait du poids ». 2. Le goût littéraire du Siècle1. — On croit avoir tout dit de l'esprit classique : trois siècles d'enseignement doctrinal, de Boileau à Nisard et à Brunetière en ont fait une scolastique, règle infaillible du bon goût éternel. On l'a identifié au xvne siècle même : « Le classicisme apparaît comme une doctrine officielle qui correspond sur le plan littéraire à ce qu'est sur le plan politique et spirituel la doctrine de l'ordre monarchique et de l'unité religieuse » (R. Hubert). C'est le classicisme schématisé de l'Ecole, qui ne fut peut-être à l'époque même qu'un idéal proposé aux bons esprits. En ce Siècle dit de Raison souveraine, Louis XIV lui-même, qui proscrivait encore en 1685 cartésianisme et gassendisme, ne fut-il pas éclectique, en soutenant d'un côté le réprouvé Molière, l'orageux Racine2, en goûtant de l'autre le sensuel LuUi et le romanesque Quinault ? Le Grand Siècle « classique »? Il a cherché à l'être, c'est-à-dire à freiner ses penchants tumultueux, à se discipliner, à mettre une solennelle perruque d'uniforme sur sa tête fantasque et bouillonnante. S'il cherche tant les « règles », c'est qu'il n'en a pas. Si « baroque » signifie romantisme, imagination, fantaisie et indépendance, le 1. A. Adam, Histoire de la littérature française au XVÎT siècle, Domat, 1948-1956, 5 vol. ; R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV-XVIIT siècle), Flammarion, 1978 ; P. Chaunu, La civilisation de l'Europe classique, op. cit., supra, p. 97, n. 3 ; P. Abraham et R. Desné (sous la dir. de), L'histoire littéraire de la France, t. II : 1600-1715, Editions Sociales, 1974 ; J. Morel, La Tragédie, A. Colin, coll. « U », 4e éd., 1970 ; J. Truchet, La Tragédie classique en France, PUF, coll. « Littératures modernes », n° 7, nouv. éd., 1989 ; R. Darnton, Gens de lettres, gens du livre, Odile Jacob, 1992. 2. Ph. Butler, Classicisme et Baroque dans l'œuvre de Racine, Nizet, 1959; R. Picard, La carrière de J. Racine, Gallimard, 1956 ; R. Barthes, Sur Racine, Seuil, 1963 ; éd. Poche, coll. « Points », 1979 ; L. Thoorens (et coll.), Le dossier Molière, Marabout-Université, 1964. Les éd. de la Pléiade des Œuvres complètes de Molière, Racine, etc. J.-L. Backès, Racine, Seuil, 1981 ; M. Guénin, Roman et société sous Louis XIV, Champion, 1979.
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Siècle serait plutôt, par goût et par mode, romantique, du Burlesque au Précieux, et l'on a pu sans paradoxe l'appeler P << âge baroque » (Benedetto Croce ; Paul Hazard). Où est la soi-disant unité du Siècle ? L'œuvre du grand Corneille est multiple, romantique souvent par le goût de l'héroïsme aventureux à l'espagnole, et ne sombra-t-il pas parfois dans le mélodrame ? Et sur scène, le plus grand succès du Siècle fut le Timocrate de Thomas Corneille, le romantique protégé de la précieuse Mme Deshoulières. Les auteurs et les genres à la mode ? La Préciosité et le Burlesque durèrent bien après 1660 malgré les coups portés par Molière et Boileau. On goûte libertins et fantaisistes de Cyrano ou de Lignières à Scarron et à d'Assoucy, on se repaît longtemps de la galanterie pédante et des romans-fleuves de Mlle de Scudéry ou de La Calprenède, des nouvelles de Mme de La Fayette, de toute cette descendance de YAstrée que le Siècle, avec Mmes de Sévigné1 et de Sablé, apprécia jusqu'au bout, avec les poètes mondains, Benserade, Pabbé Cotin, l'abbé de Pure, ou Quinault. En 1659, Les Précieuses de Molière n'étaient qu'une scène de revue et d'actualité. La Cour ne fut jamais l'unique Salon : l'action littéraire des femmes s'imposa toujours, dans les salons de Mmes de Sablé, de La Fayette, de Mlle de Scudéry, de Mme de La Sablière, de Ninon de Lenclos, et il y eut toujours des « femmes savantes » avec Mme Deshoulières et surtout l'érudite Mme Dacier. La fin du Siècle s'engoua de la romanesque Princesse de Clèves, du romanesque galant et débridé de Mme de Villedieu, et le jeune Fontenelle fit du Benserade et de la pastorale. Les cercles mondains furent alors émancipés et licencieux ; ou parfois savants : chez Varignon, faubourg Saint-Honoré, où fréquentaient Cassini, Huyghens, La Hire et Fontenelle, ce « sourire de la Raison ». L'hétérodoxie dans Part comme dans la pensée, derrière la façade classique, restait vivante, en attendant d'être triomphante. 1. Roger Duchêne, Madame de Sévigné, Fayard, 1982.
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3. Le feu d'artifice « classique » (1660-1677). — La doctrine classique est née d'un besoin d'épuration dans le goût, la langue et les mœurs, de la recherche d'un juste milieu (le fameux « rien de trop » ; ni ange ni bête.,.) et l'on aboutit au jardin géométrique et harmonieux de Le Nôtre, au canon idéal de Y « honnête homme » codifié dans le manuel de Faret, idéal qui engendra la fadeur mondaine du chevalier de Méré : ces légistes de l'Honnête homme avaient horreur du Moi. Règle de civilité : il fallait savoir briller avec grâce tout en effaçant sa personnalité originale. Un conformisme naissait, une orthodoxie du goût mesuré et convenu qui abhorrait toute extravagance de forme ou de fond : préciosité, turlupinade ou libertinage. « L'honnête homme est un homme poli et qui sait vivre » dit Bussy-Rabutin, mais on remarquée l'ambigu qui sait vivre. C'est Philinte, et non Alceste, qui est « l'honnête homme ». La doctrine1 est née autour de l'abbé d'Aubignac, autour de Molière et surtout autour du Président de Lamoignon avec ses amis jésuites, le P. Rapin, le P. Bouhours, conseiller de Racine. Boileau qui codifia son Art poétique en 1674, était loin d'être le premier et le principal législateur du Parnasse. L'âge classique ? Un intermède d'un peu plus de quinze ans, mais qui édifia d'impérissables monuments. Une école classique ? Il n'y en a pas, mais il y eut de 1. R. Bray, La formation de la doctrine classique en France, Nizet, 1961 ; M. Magendie, La politesse mondaine au XVIT siècle et les théories de l'honnêteté en France au XVIT siècle de 1600 à 1660, Alcan, 1925 ; Sïatkine, nouv. éd., 1979, 2 vol. ; Adrien de Méeus, Le coup de force de 1660, Bruxelles, 1935 ; A. Adam, Histoire de la littérature française au XVir siècle, Domat, 1948-1956, 5 vol. ; E. Henriot, Courrier littéraire, XVÎT siècle, A. Michel, 1958-1959, 2 vol. ; la revue XVÏT siècle (passim), dont le n° 50-51 (1961) consacré à l'année 1660 (cf. supra, p. 24-25, n. 3 ; Le Dictionnaires des Lettres françaises. Le XVÎT siècle, dirigé par Mgr G.-F. Grente, Fayard, 1954 ; le t. 3 de l'Histoire des littératures dirigée par R. Queneau, Gallimard, coll. « Encycl. de la Pléiade », 1958 ; J.-C. Tournand, Introduction à la vie littéraire au XVIT siècle, Bordas, coll. « Etudes série rouge », 1974 ; M. Cuénin, Roman et société sous Louis XIV, Champion, 1979. 113
grands Classiques, des novateurs qui firent scandale vers 1660. On a ruiné la légende des quatre amis : Boileau, Racine, Molière, La Fontaine, car l'amitié de Boileau fait leur seul lien commun et l'on sait la brouille de Molière et de l'incommode Racine qui lui souffla sa meilleure actrice, la Du Parc, pour en faire sa maîtresse et son interprète à la troupe rivale de l'Hôtel de Bourgogne. L'assaut des Classiques parut l'œuvre de bohèmes effrontés et tapageurs, l'attaque envieuse de francs-tireurs contre toutes les gloires statufiées. Leur vie? Un long combat contre d'innombrables ennemis en place, poètes patentés ou seigneurs influents. Le goût du jour les réprouvait : un Racine faisait un peu figure de poète maudit, même pour Mme de Sévigné, Les Quatre s'attaquaient à forte partie. Mais qui étaient-ils aux yeux des contemporains ? Boileau, le plus hargneux et dangereux, né d'une famille de greffiers du Palais à l'ombre de la Sainte-Chapelle, dont l'hérédité chicanière se tourna contre tous les officiels : Chapelain, Boursault, Pradon, Saint-Sorlin qui flétrissaient en lui la bassesse d'un goût débraillé et sa jalousie à l'égard d'autres puristes et doctrinaires comme Ménage. Charles Perrault le compara à un corbeau nécrophage et le duc de Montausier lui ferma l'Académie où il n'entra qu'en 1684. En fait, c'était un bourgeois bon vivant, amateur d'une esthétique sobre et naturelle, hélas momifié depuis en sec pédagogue par trois siècles d'école, mais il fut un bon réaliste et satirique au « sûr instinct » s'il n'eut pas le cœur lyrique. Il s'assagit en bon courtisan, passa de la satire à l'épître, combattit vainement pour les Anciens, se réconcilia avec Chapelain et Boursault, finit pieusement. Ce rigoriste, pourfendeur des « travestissements » d'Homère ou Virgile, n'avait-il pas commis une épopée burlesque dans Le Lutrin ? Molière, qui vécut dans un monde trop facile, se débattit toute sa vie contre une puissante coalition : l'Église, la Faculté, le Parlement. Dom Juan fut censuré, Tartuffe interdit deux fois. Il fut vilipendé jusque dans sa vie privée, accusé d'avoir épousé sa fille, Armande Béjart : l'appui du Roi seul le sauva. L'enterrement clandestin de l'acteur libertin est symbolique. Racine, génie cruel autant que tendre, vécut des années tumultueuses et sans contrainte entre son départ et son retour à PortRoyal. En 1677, le succès de la Phèdre de Pradon, soutenue par la cabale romantique de Mme Deshoulières et des grandes 114
dames de Cour, contre celle de Racine, marqua la fin de l'ère classique, avec le mariage de Racine et sa « conversion ». Le Bonhomme La Fontaine, aux amours faciles, artiste scrupuleux et charmant, courtisan et académicien, parasite gaillard et bouffon, fut le plus indépendant. Il fréquenta les cercles précieux ou libertins, butina un peu partout chez le banquier Herwarth, Mmes de Bouillon, de La Sablière, la Champmeslé, les Vendôme. Il mourut fort chrétiennement, comme Racine et Boileau. Le triomphe momentané des Classiques ne s'explique que par Yappui de Louis XIV lui-même qui s'honorait de la protection et de l'amitié accordées à Molière, à Boileau et à Racine. Le Roi créa en 1680 la Comédie-Française par la fusion des troupes rivales. Par lui Tartuffe, Andromaque ou Britannicus sont aussi des monuments louisquatorziens. Le Roi d'ailleurs, toujours éclectique, sacrifia à l'opinion qui préférait Corneille à Racine en faisant jouer en 1674 plusieurs pièces de l'auteur romanesque du Cid. Face aux Classiques, la contre-offensive éclata en 1687, dans une séance à l'Académie, où Charles Perrault attaqua l'imitation des Anciens et vanta la gloire des Modernes. Son habileté fut d'opposer Racine à Euripide et Boileau à Horace ! L'idée de progrès prit corps. Le dernier carré des « Anciens », Boileau, La Fontaine, La Bruyère (Fénelon, toujours souple, tergiversa), s'évertua vainement contre la coalition des Cartésiens Perrault et Fontenelle et des Précieux du salon Deshoulières (Thomas Corneille, Cotin), vengeurs des victimes de Boileau. Mais alors, le vieux Roi, isolé, débordé, n'arbitrait plus : c'est avant 1690 que sa gloire avait été chantée en Odes, frappée en médailles, tissée en tapisseries... C'est alors que disparurent, comme pour souligner la fin du Siècle, Le Brun (1690), La Fontaine (1695), La Bruyère et Mme de Sévigné (1696), et Racine (1699).
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Chapitre IX TOURNANT DU DÉCOR LOUIS-QUATORZIEN De 1685 à 1715, plus d'un cheval de Troie pénétra dans la forteresse monarchique. Son dernier défenseur, Bossuet, disparut en 1704. Eprouvé par ses échecs militaires et religieux, le régime était miné par la crise économique et sociale, par l'émancipation de la pensée, par la naissance d'une « opposition »'. 1. Crise économique et sociale. — Bilan morose2. A) Les classes populaires. — Si des fortunes s'édifièrent dans la manufacture et le négoce, la masse laborieuse n'en bénéficia pas, car les salaires, pour abaisser le prix de revient, étaient limités au plus bas : au mieux on ne mourait pas de faim, sauf cas de chômage, de disette et de poussée des prix. L'Etat ne songeait guère qu'au maintien de l'ordre : les distributions de pain ? Dans les cas désespérés, 1. Dans son Louis XIV..., cf. supra, p. 8, n. 1, P. Goubert note une reprise à la fin du règne. P. Léon, Economies et sociétés préindustrielles; t. II, A. Colin, coll. « U », 1970 ; J. Ricommard, Les résistances régionales et locales à l'administration royale à la fin du règne de Louis XIV : l'exemple de la Provence et de Marseille, Information historique, 28e année, mars-avril 1966, n° 2, p. 64-68 ; mai-juin 1966, n° 3, p. 110114; septembre-octobre 1966, n° 4, p. 152-154; novembredécembre 1966, n° 5, p. 193-198 ; J. Saint-Germain, La vie quotidienne à la fin du Grand Siècle, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1965, et Samuel Bernard, Hachette, 1960; H. Lùthy, La banque protestante en France de la Révocation de l'Edit de Nantes à la Révolution, t. I : Dispersion et regroupement (1685-1730), SEVPEN, 1970 ; J. Dupâquier, La population rurale du Bassin parisien à l'époque de Louis XIV, Presses Universitaires de Lille et EHESS, 1979 ; Y.-M. Bercé, La vie quotidienne dans l'Aquitaine du XVIP siècle, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1978 ; P. Léon, J. Jacquart, P. Deyon, M. Morineau, J.-P. Poussou, Histoire économique et sociale du monde, t. II : Les hésitations de la croissance, 1580-1730, A. Colin, 1978. 2, M. Lachiver, Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, 1680-1720, Fayard, 1991.
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pour apaiser les citadins affamés (1693). Ce qu'on discerne bien à travers les documents, c'est dans les campagnes une peur latente, devant l'insécurité, Dans les villes, quelques initiatives charitables, surtout religieuses : la Compagnie du Saint-Sacrement à Lyon, sous Colbert, défendait les compagnons contre les patrons. Mais magistrats et force armée soutenaient le patronat. On discerne partout une lutte de classes larvée : confréries et compagnonnages tentaient des grèves toujours brisées, souvent dans le sang, contre la tyrannie du régime corporatif. Les salaires variaient certes, de 6 à 30 sols environ, selon les villes et les métiers, mais le pain valait 1 sol la livre, montait à 3 ou 4 sols en disette, et il y avait lesfêteschômées (au moins quatre-vingt-douze jours)1. On ne saurait énumérer les troubles ou « émotions » populaires : en 1709, des bandes parisiennes allèrent crier sous les fenêtres de Versailles. Vauban, Fénelon, Chevreuse, évêques, intendants et curés disent la mortalité, la misère, la mendicité. Si certaines provinces et certaines classes connurent une aisance relative, on ne saurait dire que le fameux passage de La Bruyère sur les « animaux farouches » n'est que morceau de style et d'éloquence, ni dauber sur les « racines », cet aliment des paysans qui n'était que carottes et raves. Il y a trop de témoignages administratifs, ecclésiastiques ou privés, sur la misère physiologique et morale. Ces plaintes parvenaient aux Contrôleurs généraux, au Roi, par une intarissable correspondance officielle. C'est l'envers ou mieux l'enfer du Grand Siècle. Les jacqueries du désespoir ne se comptent pas. A la révolte du Boulonnais, qui coïncida avec la misère 1. La journée de travail dure de 5 heures du matin à 19 ou 20 heures. G. Lemarchand, Crises économiques et atmosphère sociale en milieu urbain sous Louis XIV, RHMC, t. XIV, juillet-septembre 1967, p. 244265 ; J. Dupâquier, Sur la population française au xvue siècle, RH, t. 239, janv. 1968 ; Y.-M. Bercé, Histoire des Croquants. Etude des soulèvements populaires au XVÏT siècle dans le sud-ouest de la France, Droz, 1974, 2 vol. ; P. Chaunu, La mort à Paris aux XVT,XVIT et XVUT siècles, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1978 ; La qualité de la vie au xvne siècle, CMR 17, revue Marseille, n° 109, 1977; J. Delumeau, La peur en Occident, op. cit., supra, p. 89 ; Y.-M. Bercé, Fête et révolte. Des mentalités populaires du XVT au XVUT siècle, Hachette, coll. « Temps et hommes », 1976.
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de 1662, succédèrent l'incendie du Béarn (1664), la révolte du Vivarais (1670), la révolte bordelaise de 1674, réprimée dans le sang par le maréchal d'Albret, et surtout en 1675 la grande révolte du Papier timbré en Bretagne, où le gouverneur, duc de Chaulnes, ami de Mme de Sévigné, exerça une atroce répression avec dix mille soldats. Ceux-ci « mirent l'autre jour un petit enfant à la broche » dit Mme de Sévigné ; peu émue, elle vit les arbres plier sous le poids des pendus. De nombreux châteaux avaient été brûlés : guerre sociale, quasi servile1. En 1687, l'enquête des conseillers d'Etat Lefebvre d'Ormesson, et Henri. d'Aguesseau dans l'Orléanais, le Maine et la Touraine, souligna cette misère, non accompagnée d'épidémies. Vers la fin du règne, la guerre aidant, la révolte grondait partout, à l'état chronique. En 1703, une « peur » secoua le Languedoc. En 1709, trente mille paysans assiégèrent Cahors pendant dix jours, etc. Derrière le somptueux décor d'en haut, c'était pour les peuples une sombre époque2. D'anonymes pamphlets sanglants surgissaient. On chanta à Dijon en 1709 : Le grand-père est un fanfaron, Le fils un imbécile, Le petit-fils un grand poltron, Ah ! la belle famille ! Que je vous plains, peuple français Soumis à cet empire ! Faites ce qu'ont fait les Anglais, C'est assez vous en dire... B) L'industrie subit dans l'ensemble la dépression générale. L'essor des industries de guerre n'était que prospérité factice. La fin du règne vit se ralentir la production des manufactures, d'ailleurs soumises à une réglementation policière, ultra-colbertiste, par Louvois, Pontchartrain ou Chamillart. Le colbertisme « protecteur » portait en lui de multiples contradictions, en opposant les intérêts ville/campagne ou ceux d'entreprises concurrentes. Exemple : Y affaire des toiles peintes, débattue jusqu'en 1759. La Compagnie des Indes importait des indiennes, des cotonnades 1. Notons qu'il s'agit des années les plus brillantes du règne. 2. E. Le Roy Ladurie conclut à un reflux agricole après les années 1680-1690, d'après les actes notariés, les revenus des dîmes, etc. Mais les « franges » (Ch. Carrière, M. Morineau, J. Meyer) par échanges et contacts (Alsace, Provence, Languedoc, Bretagne) ignoraient presque le marasme.
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peintes et des soieries de Chine tissées d'or et d'argent. Les Lyonnais se plaignirent, obtinrent en 1686 l'interdiction d'importer ces tissus : c'était ruiner la Compagnie qui protesta et obtint un contingentement. Dilemme : choisir entre l'importation réclamée par la mode, et l'industrie lyonnaise. Le gouvernement hésita devant la libre concurrence et entrava les deux entreprises. C) Le grand commerce évoluait vers la liberté et son essor à la fin du règne contrastait avec la misère intérieure. Les éphémères compagnies de Colbert n'ont pas été sans effet : elles ont au moins répandu ou révélé dans les classes riches le sucre1, le café2, le thé3, le chocolat4, le quinquina et le tabac. La plus solide, la Compagnie des Indes orientales, dut dès 1682 faire argent de son monopole : elle vendit le droit de trafiquer sur ses propres vaisseaux, et en 1708 des armateurs malouins firent le commerce de l'Inde à sa place en lui versant un pourcentage sur les ventes. En 1700 le Roi rétablit le Conseil du Commerce, dirigé par Henri d'Aguesseau et Amelot de Gournay, avec douze députés des grandes villes commerçantes. Tous répudiaient un colbertisme périmé, surtout le Lyonnais Anisson, le Nantais des Caseaux du Hallay et le Rouennais Mesnager5. L'un d'eux dit : « Il faut revenir de la maxime de M. Colbert qui prétendait que la France pouvait se passer de tout le monde et qui voulait encore obliger l'étranger de recourir à nous. C'était aller contre la nature... Ce ne serait plus un commerce que de fournir nos manufactures aux étrangers et de ne tirer d'eux que de l'argent. » Et un autre : « Les compagnies étaient bonnes il y a quarante ans ; maintenant que le public a assez de lumières et d'émulation... il est de l'intérêt du Roi de lever les exclusions... Toute la France respire cette liberté. » Les initiatives privées s'enhardirent à l'âge d'or des corsaires. 1. J. Meyer, Histoire du sucre, Desjonquères, diffusion PUF, coll. «Outre-mer», 1991. 2. F. Mauro, Histoire du café, Desjonquères, diffusion PUF, coll. «Outre-mer», 1991. 3. P. Butel, Histoire du thé, Desjonquères, diffusion PUF, coll. « Outremer », 1990. 4. N. Harwich, Histoire du chocolat, Desjonquères, diffusion PUF, coll. « Outre-mer », 1992. 5. J.-P. Bardet, Rouen aux XVIT-XVIIT siècles : les mutations d'un espace social, SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », n° 50, 1983, 2 vol.
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Le Parisien Jourdan lança sa Compagnie de la Chine, et surtout le Malouin Danican sa Compagnie de la Mer du Sud. L'alliance espagnole favorisa le trafic d'Amérique : Valparaiso, Le Callao, Porto-Bello accueillaient des navires français. Certains faisaient le tour du monde : tels le Grand-Dauphin et la Comtesse-de-Pontchartrain (1711-1714). Ports et zones maritimes ignoraient presque les misères de la fin du règne. Il y avait même réveil agricole vers 1714-1715. Des lueurs éclairèrent le règne in extremis. Desmaretz se convertit presque au libre-échange, et écrivit en 1712 : « Mon opinion est que plus on donnera de facilité aux étrangers de nous communiquer leurs marchandises... plus on facilitera le débit des nôtres. » Il aboutit à un mercantilisme libéral en signant en 1713 des traités de commerce avec tous les belligérants. Primauté de l'économique : Torcy envoya ainsi en mission diplomatique à La Haye un négociant rouennais, Mesnager, et à Londres, un ambassadeur-avocat-économiste. C'est un magistrat de Rouen, Boisguilbert, également économiste, qui osa publier le Détail de la France (1695) et le Factum de la France (1706) condamné avec la Dîme royale de Vauban. Si, pour Vauban, la richesse d'un pays est sa population, pour Boisguilbert, précurseur des Physiocrates, c'est Vagriculture et la liberté commerciale1.
2. Emancipation de la pensée. — Le bilan intellectuel était plus grave encore parce qu'il sapait les bases mêmes du régime, La France participait à la « crise de la conscience européenne »2. La Raison souveraine, partie du doute cartésien, s'élevait contre le conformisme des 1. Ouvrage collectif, Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l'économie politique, Publications de I'INED, 1966 ; J. Hecht présente Boisguilbert parmi nous, Actes du colloque international de Rouen, 22-23 mai 1975, PUF, coll. << Publications de I'INED », 1990. Initiateur de l'analyse économique, il fut le premier à tenter la synthèse macro-économique d'un pays. 2. V. Touvrage fondamental de P. Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Boivin, 1935 ; Fayard, nouv. éd., 1989; J. Ehrard, L'idée de nature en France à l'aube des Lumières, Flammarion, coll. « Sciences poches », 1970 ; R. Mauzi, L'idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIf siècle, Slatkine, nouv. éd., 1979 ; E. Guyenot, Les sciences de la vie aux XVIT et XVIIf siècles (L'idée d'évolution), Albin Michel, coll. « L'Evolution de l'Humanité », t. LXVIII, lre éd., 1957 ; R. Mandrou, Histoire de la pensée européenne, t. III : Des humanistes aux hommes de science, XVT-XVIT siècles, Le Seuil, coll. « Points Histoire », n° 8, 1973 ; H. Gouhier, L'antihumanisme au XVIT siècle, Vrin, coll. « Bibliothèque d'histoire de la philosophie », 1987.
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idées traditionnelles. Il y avait bien des vers rongeurs dans le beau fruit de l'Orthodoxie religieuse et monarchique : l'inquiétude, la « recherche de la vérité », dit le P. Malebranche, qui cherchait à concilier la Foi et la Raison, la curiosité de la Nature et de ses lois. Avec une méthode expérimentale apparaissait l'idée de Progrès et de Relativité : des mondes nouveaux s'entrouvraient, aux horizons illimités1. A) Les progrès de la Science et de l'Incrédulité vont de pair. Louis XIV et Colbert protégeant les savants semaient des germes destructeurs. Leur siècle fut d'ailleurs, avant tout, celui de la Science, de Galilée à Newton, de Harvey à Huyghens, de Torricelli à l'abbé Mariotte, de Cassini à l'abbé Picard, de Pascal et Fermât à Leibniz2. Si le chrétien tourmenté Pascal méditait sur l'infini de la grandeur et de la petitesse, c'est que le siècle était celui du télescope et du microscope qui bouleversèrent l'idée de l'Univers selon la Bible. Comment concilier avec les faits de l'expérience et avec l'interdépendance des lois scientifiques les données de la Révélation, de la Providence et de la Genèse, ou les vieilles chronologies bibliques avec celles de l'Egypte ou de la Chine ? Il y avait certes bien des « libertins », révoltés sans doctrine, mais bien des matérialistes aussi, disciples de Gassendi, de Naudé ou de Saint-Evremond, cet anti-Pascal. Et 1. Dans « Quelques réflexions critiques à propos de l'ouvrage de Paul Hazard : "La crise de la conscience européenne" », J. de Viguerie rappelle que « la science expérimentale ne commence pas avec Newton mais avec Galilée et Pascal ». Et surtout il constate que l'autosatisfaction dont témoignent certains Européens dès 1684 (François Bernier dans le Journal des Savants) génère une première forme de racisme... Un tel repliement de la pensée sur elle-même est aux antipodes de la notion de « Progrès ». Cf. Etudes d'Histoire européenne. Mélanges offerts à René et Suzanne PillorgeU Société française d'Histoire des Idées et d'Histoire religieuse, PU d'Angers, 1990, p. 37 à 54 et, plus spécialement, p. 48 et p. 5152. 2 R. Taton (Sous la dir. de), Histoire générale des Sciences, t. II : La Science moderne de 1450 à 1800 (PUF, 1969) ; R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV-XVIIT siècle) (Flammarion, 1978).
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le Grand Condé n'en fut-il pas ? En fin de siècle le cartésianisme persécuté fit sa trouée avec le P. Malebranche et des vulgarisateurs scientifiques comme Fontenelle qui ruina aimablement les « oracles » et démontra la « pluralité des mondes » en offrant la vérité « bonbonnière en main ». Bossuet pouvait s'épouvanter du Traité théologico-politique de Spinoza (1670) qui faisait table rase de toutes les traditions vénérables et se faisait une loi de tout repenser, et de Y Histoire critique des deux Testaments de l'oratorien Richard Simon. Sous leurs coups, la citadelle scolastique s'effondrait, et les plus rudes venaient de Hollande, ce Refuge de toutes les libertés : Bayle pouvait distinguer les « religionnaires », comme Jurieu, et les « rationaux », esprits sceptiques et scientifiques1. Sous Louis XIV, cette hétérodoxie philosophique ne pénétrait encore qu'une élite cultivée. Mais le succès d'édition du Dictionnaire de Bayle et le goût répandu de l'astronomie ou des « cabinets d'expériences » sont des indices révélateurs. Panthéisme ou déisme naturaliste pénétraient dans la haute société. Les censures de laChancellerie ou les foudres de la Sorbonne servaient plus d'appât que d'épouvantail2. B) Les voyages et le goût de l'exotisme dominent le siècle, avec les multiples relations de voyages plus ou moins merveilleux qui révèlent pays et peuples méconnus. On doit retenir ceux des joailliers Tavernier et Chardin en Perse, celui de l'aventurier Bernier, disciple de Gassendi, qui devint médecin du Grand-Mogol, la relation de l'évêque missionnaire Pallu au Siam3 et en Chine, celle du P. Le Jeune en 1. E. Labrousse, Pierre Bayle, La Haye, Martinus Nijhofif, 1963, 2 vol. 2. H.-J. Martin, Livre, pouvoirs..., op. cit., supra, p. 109. L'abbé Bignon, académicien, dirigeait strictement la censure auprès de son oncle, le chancelier Pontchartrain. J. Lombard, Courtilz de Sandras et la crise du roman à la fin du Grand Siècle, PUF, 1981 ; A. C. Kors, Atheism in France, 1650-1729, Princeton University Press, vol. I : The orthodox Sources of Dislebief, 1990. Textes à l'appui, l'auteur entend démontrer qu'en réfutant réciproquement leurs preuves de l'existence de Dieu, aristotéliciens, cartésiens et disciples de Malebranche ont involontairement rendu possible l'essor de l'athéisme. 3. D. Van der Cruysse, Louis XIV et le Siam, Fayard, 1991.
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Amérique du Nord, les ouvrages du géographe Thévenot, protégé de Colbert et de Chapelain, les Lettres édifiantes et les nombreux Mémoires sur la Chine des missionnaires jésuites, comme ce P. Le Comte qui admirait Confucius chez qui il reconnaissait des principes chrétiens antérieurs au Christ. On a de nombreux récits de voyages aux Iles, au Canada, en Turquie, en Laponie même comme celui de Regnard. Une place à part doit être faite à l'étrange baron de La Hontan, officier déserteur du Canada, original et audacieux esprit qui posa nettement l'axiome de la bonté et de la vertu de l'homme primitif et le corollaire de la civilisation corruptrice. Ajoutons les voyages imaginaires, ceux de Gabriel de Foigny à la Terre australe (1676), ou de Denis Veiras chez les Sévarambes (1677), déjà « philosophiques » et « rationaux » (G. Chinard, L'Amérique et le rêve exotique aux XVïf et XVIIP siècles, 1934).
On voit se dégager inconsciemment de tous ces écrits la doctrine de la relativité, celle du « climat » chère à Montesquieu. Tous ces récits vantaient les vertus des habitants qu'ils visitaient, leurs mœurs pures et candides, sans la grâce chrétienne. C'était déjà toute la théorie du « Bon Sauvage » ou celle du « Sage Chinois », vertueux sans la Révélation. 3. Naissance d'une « opposition »*. — Dans le régime louis-quatorzien, une opposition ne pouvait être que voilée ou clandestine. Il faut noter pourtant que, hormis les écrits vengeurs des Protestants réfugiés en Hollande, tel un Jurieu qui posa le droit à l'insurrection au nom de la souveraineté nationale (mais sans dégager les droits de l'individu), l'opposition était semi-officielle, et l'œuvre de loyaux sujets, à l'esprit fier et indépendant. Le critique La Bruyère, si conformiste fut-il, osait poser la question : « Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau ? » L'aristocrate prélat Fénelon, le plus hardi, invectivait l'orgueilleux égoïsme du monarque. Ses nombreux écrits pam1. L. Rothkrug, Opposition to Louis XIV..., Princeton University Press, 1965 ; M. Yardeni, Gueudeville et Louis XIV : un critique des structures sociales louis-quatorziennes, RHMC, t. XIX, octobredécembre 1972, p. 598-620.
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phlétaires ou réformateurs n'eurent alors de portée que chez les ducs ses amis, Chevreuse et Beauvillier, de l'entourage du Roi qui put par eux en avoir discrètement bien des échos. Toutefois, le plan de gouvernement fénelonien des Tables de Chaulnes (1711) n'envisageait qu'une Monarchie contrôlée (Etats généraux) et décentralisée (Etats provinciaux) où l'Epée enfin l'emporterait sur la Robe. Tout aussi aristocratique et « féodal » était Saint-Simon, l'ami du duc d'Orléans. Fénelon, à Cambrai, disparut quelques mois avant Louis XIV. En fait le spectaculaire « grand règne » n'eut ni le triomphalisme politique ni le misérabilisme économique que lui attribuèrent deux légendes absolues et contraires. Un vent de liberté soufflait dans tous les domaines, contre toutes les « règles », et l'opinion lassée aspirait aux « nouveautés » (Voltaire). Liberté licencieuse au Temple autour des Vendôme, au Palais-Royal autour du duc d'Orléans ; liberté de la gaîté à Sceaux chez la duchesse du Maine ; liberté d'esprit chez Mme de Lambert qui voulait « rendre à la Raison tous ses droits » ; liberté de la fantaisie avec les Contes de Perrault, Les Mille et une nuits traduites par Galland, les romans d'aventures comme Le Chevalier Hasard de Courtilz, les romans picaresques de Le Sage, ou galants de Mme de Villedieu, les poèmes erotiques de La Fare ou Chaulieu, le pinceau ardent et rêveur du jeune Watteau. L'athée baron de Montesquieu allait bientôt dire : « Le règne du feu roi a été si long que la fin en avait fait oublier le commencement. » Et l'évêque Massillon baissait le rideau en concluant dans Y Oraison funèbre de Louis XIV : « Dieu seul est grand. » « Enterré, comme beaucoup de rois, dans l'hostilité générale... sa dépouille était déjà un symbole. Louis devenait cette solennelle momie appelée à la déification future par la nostalgie des uns, à la dérision suprême par la passion antagoniste des autres... » (P. Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français, Fayard, coll. « L'Histoire sans Frontières », 1966, nouv. éd. révisée, 1991). 124
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Synthèses : B. Basse, La Constitution de l'ancienne France : principes et lois fondamentales de la royauté française, Dominique Martin Morin, 1986 ; R. Mousnier, Les Institutions de la France sous la Monarchie absolue, 15981789, PUF, 1974 et 1980,2 vol. ; nouv. éd., coll. «Dito », t. II, 1992 ; P. Léon, La naissance de la grande industrie en Dauphiné. Fin du XVIT siècle -1869, PUF, 1954, 2 vol. ; J. Meyer, Noblesses et pouvoirs dans l'Europe d'Ancien Régime, Hachette, 1973 ; R. Mousnier, Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du XVIT siècle, Calmann-Lévy, 1967 ; E. Le Roy Ladurie, H. Neveux et J. Jacquart, L'Age classique des paysans de 1340 à 1789, Seuil, Coll. « Histoire de la France rurale », sous la dir. de G. Duby et A. Wallon, t. II, 1975 ; coll. « Points. Histoire », 1992 ; E. Le Roy Ladurie, H. Neveux, R. Ghartier, B. Quilliet et G. Chaussinand-Nogaret, La Ville classique de la Renaissance aux Révolutions, Seuil, coll. « Histoire de la France urbaine », sous la dir. de G. Duby, t. III, 1981 ; G. Livet et B. Vogler publient Pouvoirs, ville et société, 1650-1750, Actes du Colloque international du CNRS de Strasbourg, octobre 1981, Ophrys, 1983 ; J. Meyer (sous la dir. de), Etudes sur les villes en Europe occidentale (milieu XVIfsiècle - veille de la Révolution française), SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », nos 48,48 bis et 49,1.1, 19831984, 2 vol. ; t. II, 1983 ; B. Garnot, Les villes en France aux XVT-XVITXVIIT siècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire », 1989 ; M. Cottret, La vie politique en France aux XVT-XVIT-XVIJT siècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire », 1991 ; M. Fogel, L'Etat dans la France moderne de la fin du XV au milieu du XVHTsiècle, Hachette, coll. « Carré. Histoire », 1992 ; F.-X. Emmanuelli, Etat et pouvoirs dans la France des XVT-XVIITsiècles. La métamorphose inachevée, Nathan, 1992 ; F. Bayard et P. Guignet, L'économie française aux XVT-XVIT-XVIITsiècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire», 1991 ; P. Delsalle, La France industrielle aux XVT-XVITXVHT siècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire », 1993 (à paraître) ; J.-Cl. Perrot, Une histoire intellectuelle de l'économie politique (XVITXVIITsiècles), EHESS, 1992 ; V. Milliot, Pouvoirs et Société dans la France d'Ancien Régime, Nathan, 1992 ; R. Muchembled, Le temps des Supplices. De l'obéissance sous les rois absolus, XV'-XVIITsiècle, A. Colin, 1992 ; B. Garnot, Société, cultures et genres de vie dans la France moderne, XVTXVIIT siècle, Hachette, coll. « Carrés. Histoire », 1991 ; A. Poitrineau, Ils travaillaient la France. Métiers et mentalités du XVT au XIXesiècle, A. Colin, coll. « Références », 1993 ; D. Richet, De la Réforme à la Révolution. Etudes sur la France moderne, Aubier, 1991 ; D. Roche, La culture des apparences, Le Seuil, coll. « Points. Histoire », 1991. Cf. ouvrages mentionnés p. 8, n. 1 ; p.20,n.l ;p.23,n.l ;p.24-25,n.3 ;p. 116, n. 1. Monographies : H. Fréville, L'Intendance de Bretagne, 1689-1790, Rennes, Plihon, 1953, 3 vol. ; P. Goubert, Cent mille provinciaux au XVIT siècle. Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, Flammarion, coll. « Science de l'Histoire », 1968 ; coll. « Champs », n° 18,1990 ; J. Meyer, La noblesse bretonne au XVIIT siècle, Imprimerie nationale, 1966 ; Flammarion, coll. « Science poche », 1972 ; R. Pillorget, Mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715, Pedone, 1975 ; F. Lebrun, Les hommes et la mort en Anjou aux XVIT et XVIIT siècles, Mouton, 1971 ; Flammarion, coll. « Science poche », 1975 ; J. Meuvret, Etudes d'histoire économique, A. Colin, 1971 ; Ch. Carrière, Les négociants marseillais au XVIIT siècle. Contribution à l'étude des économies maritimes, Provence, Institut historique, 1973, 2 vol. ; P. Chaunu, La mort à Paris aux XVT, XVIT et XVIIT siècles, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1978 ;
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C. Gabet, La naissance de Rochefort sous Louis XIV, 1666-1715 : une ville nouvelle et ses habitants au Grand Siècle, Centre d'Animation lyrique et culturelle de Rochefort, 1985 ; consulter les articles de Ch. Carrière, de M. Morineau... dans la RHMC, dans les Annales ESC, dans XVITsiècle, ainsi que la collection d'Histoire régionale « Univers de la France et des pays francophones », série « Histoire des Provinces » et série « Histoire des Villes », Toulouse, Privât, sous la dir. de Ph. Wolff, puis de B. Bennassar et J. Sentou. Cf. ouvrages mentionnés p. 23, n. 2 ; p. 59, n. 1 et 2 ; p. 88, n. 2 ; p. 89, n. 1 ; p. 93, n. 1 ; p. 109, n. 1 ; p. 119, n. 5. Dans « Encyclop. de la Pléiade », v. YHistoire des Littératures, l'Histoire de l'Art, etc. ; R. Zuber, E. Bury, D. Lopez, L. Picciola, Littérature française du XVIF siècle, PUF, coll. « 1er cycle », 1992 ; R. Zuber, La littérature française du XVÏT siècle, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 95, 1993. V. les manuels d'Histoire religieuse de H. Daniel-Rops, d'A. Latreille et E. Delaruelle, et (protestantisme) d'E. Léonard (t. II) ou de R. Stephan. Travaux essentiels de J. Orcibal, de L. Cognet, de J. Ferté, du P. Blet, du P. L. Pérouas, de R. Taveneaux (ses 4 ouvrages sur le Jansénisme) ; G. Reynes, Couvents de femmes. La vie des religieuses cloîtrées dans la France des XVÏT et XVIÏT siècles, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1987 ; G. Deregnaucourt et D. Poton, La vie religieuse en France aux XVT-XVIT-XVIIT siècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire », à paraître, octobre 1993 ; les art. du Dictionnaire de théologie catholique et ceux du Dictionnaire de spiritualité ; D. Ligou, Le protestantisme de 1598 à 1715, SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », n° 4, 1968 ; Ph. Joutard, Les Camisards, Flammarion, 1976. Cf. ouvrages mentionnés p. 78, n. 1 ; p. 83-84, n. 2 ; p. 85, n. 2 ; p. 88, n. 2. La « Société d'Etude du xvne siècle » publie XVIF siècle, revue trimestrielle avec numéros spécialisés ; v. ainsi les n°* 25 (Les Français du xvne siècle), 29 (Questions religieuses), 30 (Les Sciences), 36-37 (L'Art), 39 (Vie théâtrale), 41 (Missions catholiques), 42-43 (« Serviteurs du Roi »), 46-47 (Politique étrangère), 70-71 (L'Economie française), 76-77 (Les Protestants), 102-103 (La Famille), 106-107 (Les éléments de longue durée au xvne siècle), 122 (La mobilité sociale), 123 (Louis XIV et l'Europe), 135 (Le siècle de saint Augustin). Le Centre méridional de Rencontres sur le XVIF siècle (CMR 17), présidé par R. Duchêne, tient depuis 1971 des colloques annuels à Marseille (Archives communales, place Carli ; et v. le CRDP) dont les Actes paraissent en numéros spéciaux de la revue Marseille. Ne pas omettre les travaux des chercheurs américains ou anglais. J. C. Rule and others, Louis XIV and the Craft ofKingship, Ohio State University Press, 1969 ; R. Hatton, L'Europe à l'époque de Louis XIV, Flammarion, 1970 ; R. Hatton (sous la dir. de), Louis XIV and Europe, Londres, MacMillan, 1976 ; W. F. Church, Louis XIV in historical writing, New York, 1976. Cf. ouvrages mentionnés p. 97, n. 3 ; p. 123, n. 1. SUPPLÉMENT BIBLIOGRAPHIQUE
M. Caroly, Le corps du Roi Soleil. Grandeurs et misères de sa majesté Louis XIV, Editions Imago, diffusion PUF, 1991. Etudiant le Journal de santé tenu scrupuleusement à jour du souverain, l'auteur révèle un monarque inattendu, victime de graves maladies et endurant le calvaire d'opérations chirurgicales douloureuses et d'une médication quotidienne cruelle (cf. supra, p. 30).
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TABLE DES MATIÈRES Introduction
3
Chapitre I — La France en 1661
9
Chapitre II — Le Roi et la Royauté
26
Chapitre III — Le cadre monarchique de la Cour
33
Chapitre IV — Le règne des Grands Commis : L'absolutisme gouvernemental 47 Chapitre V — La gloire militaire : « Nec pluribus impar » Chapitre VI — Le Roi Très Chrétien : L'absolutisme religieux Chapitre VII — L'absolutisme économique et financier 90 Chapitre VIII — L'absolutisme intellectuel
106
Chapitre IX — Tournant du décor louis-quatorzien Bibliographie
116
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Imprimé en France Imprimerie des Presses Universitaires de France 73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme Janvier 1994 — N° 39 590
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