Édouard
GOLDSMITH Le Tao de l'écologie Une vision écologique du monde
ÉDITIONS DU'"
ROCHER V
ÉDOUARD GOLDSMITH
LE TAO DE L'ÉCOLOGIE Une vision écologique du monde nouvelle édition
Traduit de l'anglais par Thierry Piélat et Agnès Bertrand
Documents ÉDITIONS DU
ROCHER Jean-Paul Bertrand
Titre original: The Way, an Ecological World- View, Shambhala, Boston, 1993. Tous droits de traduction, de reproduction et d' adaptation réservés pour tous pays. © Edouard Goldsmith, 1992, 1993. © Éditions du Rocher, 1994, pour la traduction françai se.
© Éditions du Rocher, 2002, pour la présente édition. ISBN2268017311
Introduction
La société moderne détruit le monde naturel dont dépend la survie humaine à une vitesse stupéfiante. Partout sur la planète, la même destruction sévit. Les forêts sont abattues, les marais drainés, les récifs coraliens arrachés, les terres agricoles érodées, salinisées, désertifiées, couvertes de béton. La pollution est maintenant généralisée - sources, ruisseaux, rivières, estuaires, mers et océans, l'air que nous respirons, les aliments que nous mangeons, rien n'est épargné. Presque toutes les créatures sur Terre présentent aujourd'hui dans leurs tissus des traces de produits chimiques agricoles ou industriels, dont bon nombre sont suspects d'être cancérigènes ou mutagènes, voire sont des cancérigènes prouvés. Nos activités provoquent sans doute l'extinction de dizaines de milliers d'espèces chaque année. Les sciences n'en connaissent qu'une partie. Le champ magnétique terrestre est altéré et nul ne sait les conséquences que cela peut entraîner. La couche d'ozone, qui protège les êtres vivants du rayonnement ultra-violet, s'amincit rapidement. Le climat lui-même est modifié et se déstabilise à tel point que d'ici quarante ans nous vivrons dans des conditions climatiques inconnues de l'humanité. En détruisant ainsi le monde naturel, nous rendons la planète de moins en moins vivable. Si cela continue, d'ici quelques décennies, la Terre deviendra incapable de maintenir des formes de vie complexes. Une telle affirmation paraît exagérée; elle n'est hélas que trop réaliste. Mes collègues de The Ecologist et moi-même avons étudié vingt-trois ans ad nauseum ces tendances et leurs effets probables. Mais pourquoi cette destruction? Tout simplement parce que la société se consacre au développement économique - un processus qui, par sa nature même, augmente systématiquement l'impact des activités économiques sur un environnement de ce fait de moins en moins capable de les supporter. On peut juger de la disparité entre l'impact des activités humaines et la capacité 7
de l'environnement à les absorber par un chiffre: nous accaparons aujourd'hui pour notre propre usage et nos activités économiques 40 % de la Production Primaire Nette (PPN) de la biosphère terrestre. Si la croissance économique se poursuivait au rythme actuel, nous consommerions toute la PPN dans à peine quelques décennies - ce qui est bien entendu inconcevable. Mais tout ceci ne semble guère préoccuper nos dirigeants, ou si peu. Ils traitent les affaires courantes comme si le problème n'existait pas. Par exemple, bien que les 170 chercheurs de la Commission intergouvernementale de l'ONU sur le changement climatique les aient avertis de la nécessité de réduire tout de suite les émissions de gaz carbonique (CO 2) de 60 à 80 %, sous peine de catastrophe climatique, le gouvernement britannique vient de lancer le programme de construction routière le plus ambitieux de l' histoire du pays, et envisage avec euphorie le doublement du nombre des automobiles en circulation d'ici la fin du siècle! L'administration Bush aux États-Unis a admis ouvertement que, quelles qu'en soient les conséquences pour le climat, elle planifiait l'augmentation des émissions de gaz carbonique dans le futur. Quant aux industriels, ils sont encore moins concernés. Les compagnies pétrolières ont exercé des pressions sur les gouvernements pour les empêcher de prendre des mesures visant à réduire les émissions de dioxyde de carbone, qui risqueraient de diminuer la consommation de pétrole, et donc leur chiffre d'affaires. En général, tout effort des gouvernements pour faire face aux graves problèmes écologiques d'aujourd'hui se heurtent à de puissants lobbies industriels qui défendent leurs intérêts à court terme à tout prix. Plus surprenante est l'indifférence quasi totale manifestée par les universitaires, le monde politique et les industriels à l'égard d'un problème crucial. L'université est censée mettre à la disposition des gouvernements et de la société des connaissances qui servent l'intérêt et le bien-être général. Comment peut-elle le faire si elle ignore systématiquement le processus fatal qui rend notre planète de moins en moins vivable et qui, s'il n'est pas enrayé, conduira inévitablement à l'extinction de notre espèce, parmi tant d'autres? Nos universitaires font penser à ces aborigènes australiens qui, lorsqu'ils virent pour la première fois l'imposant vaisseau du capitaine Cook croiser la côte australienne au nord de Botany Bay, ne s'y intéressèrent pas et poursuivirent leurs activités comme si de rien n'était. Peut-être espéraient-ils
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- consciemment ou non - qu'en ignorant sa présence, ils pourraient conduire ce phénomène aberrant à disparaître et à les laisser tranquilles. Ce parallèle est loin d'être superficiel. Dans les deux cas, un défi vital est ignoré parce que la conception du monde dominante l'estime inconcevable - et que, si la menace s'avérait réelle, cette conception du monde serait incorrecte. L'anthropologue américain A. F. C. Wallace montre de manière convaincante que les peuples traditionnels feront tout leur possible pour préserver ce qu'il appelle leur « structure cognitive ou grille d'interprétation » (voir Chapitres 18 et 66). Un scientifique est lui aussi prêt à tout pour faire de même - comme l'ont montré Thomas Kuhn, Michael Polanyi, Gunther Stent et d'autres épistémologues perspicaces. Je qualifierai de « moderniste » la conception - en fait la véritable religion - du monde d' aujourd'hui partagée par les universitaires et l' homme de la rue. Elle est fidèlement reflétée par le paradigme économique et le paradigme scientifique. Une des deux croyances fondamentales, dans la conception moderniste, est que tous les bienfaits et par conséquent notre bien-être et notre richesse véritable sont anthropogéniques, autrement dit qu'ils sont le produit des sciences, de la technique et de l'industrie, et donc du développement économique qui les nourrit. Ainsi, on ne recouvrerait la santé que dans les hôpitaux, ou tout du moins grâce à une profession médicale munie des derniers gadgets technologiques et produits pharmaceutiques en date. Les écoles et universités seraient les seules sources d'éducation légitimes et la loi et le maintien de l'ordre, loin d'émaner normalement de la société, seraient assurés par la police, les tribunaux et les prisons. On pense même que la société est artificielle, résultaI).t d'un « contrat social» . La richesse d'un pays se mesure bien entendu en Produit National Brut (PNB), estimation grossière de sa capacité à offrir à ses citoyens quantité de biens et services anthropogènes. Or, ce critère est fidèlement repris dans les théories économiques modernes. Les bienfaits inestimables procurés en temps normal par l'écosphère - un climat stable et clément, des sols fertiles et une eau pure, sans lesquels aucune vie n'est possible - sont totalement passés sous silence ou jugés sans valeur (voir Chapitre 56). Il s'ensuit que se trouver dépourvu de ces «non-bienfaits » ne peut représenter un « coût » : ainsi, les écosystèmes dont ils proviennent peuvent être détruits en toute impunité économique. 9
La deuxième croyance fondamentale du modernisme résulte en toute logique de la première: c'est que pour maximiser tout bienfait, donc notre bien-être et notre richesse, on doit maximiser le développement économique. Remettre en question ce processus fatal, ne serait-ce que suggérer qu'il n'est pas entièrement bénéfique, revient à blasphémer contre l'évangile moderniste. De même, aucun fidèle n'admettra que ce sacro-saint processus déclenche inévitablement la terrible destruction sociale et écologique à laquelle nous assistons. On l'imputera plutôt aux insuffisances ou aux difficultés de sa mise en application - ingérence des gouvernements, corruption de l'administration locale, sautes d'humeur économiques ou climatiques ou encore impéritie humaine. C'est ainsi que la vision moderniste du monde nous empêche de comprendre nos relations avec ce monde et de nous y adapter de façon à augmenter au maximum notre bien-être et nos richesses véritables. Elle sert au contraire à légitimer le développement économique ou « progrès » - comportement qui, précisément, nous conduit à la destruction du monde naturel, avec les conséquences que l'on connaît: pauvreté, malnutrition et détresse humaine généralisée. Mais comment est-il possible que des scientifiques «objectifs» fassent preuve qu'un tel manque d'objectivité? La réponse est que les sciences ne sont pas objectives, fait bien établi par Michael Polanyi, Thomas Kuhn et d'autres (voir Chapitre 13). Une des raisons qu'ont les scientifiques d'adhérer au modèle scientifique et donc à la vision moderniste du monde est que cela justifie les politiques qui ont engendré le monde dans lequel, comme nous tous, ils ont été élevés. Il est très difficile de ne pas trouver normal le monde dans lequel on vit - le seul qu'on ait jamais connu. De même que l'enfant abandonné, condamné à dormir dans les égouts de Rio de Janeiro, à vivre de chapardage et de prostitution, considère son sort comme normal, les scientifiques, observant le monde dans son ensemble, considèrent comme normal que nos rivières soient des égouts; que l'eau que nous buvons soit contaminée par des déjections, des résidus de pesticides, des nitrates, des radionucléides et des métaux lourds; que les terres cultivables s'érodent plus vite que les processus naturels ne peuvent les régénérer; que nos forêts naturelles soient méthodiquement supplantées par des monocultures de plantes exotiques écologiquement vulnérables et destructrices des sols; que nos 10
cités soient de plus en plus laides, anarchiques et polluées - ou que nos enfants passent le plus clair de leur temps libre à voir des films violents et sadiques à la télévision. Tout cela, et bien d'autres aberrations et destructions, est considéré comme normal par la plupart de nos scientifiques orthodoxes. Cette tendance générale des êtres humains à considérer comme normal le seul univers qu'ils connaissent se reflète dans presque toutes les disciplines enseignées dans les écoles et universités. Ainsi, l'économie moderne est fondée sur le postulat que le système économique destructeur aujourd'hui en vigueur est normal; et la sociologie sur celui que notre société actuelle, morcelée et gangrenée par la criminalité, est dans l'ordre des choses (voir Chapitre 40) ; jl est normal pour notre science politique de postuler que les Etats modernes sont gouvernés par des sortes de dictatures électives; et notre agronomie estime que l'agriculture à grande échelle, mécanisée et basée sur la chimie (qui transforme rapidement la terre arable en déserts), est elle aussi normale. Il ne vient pas à l'esprit de nombre de nos universitaires que ce qu'ils considèrent comme normal, si on le replace dans la perspective de l'expérience totale de l'humanité sur la planète, apparaît atypique, aberrant et appelé à ne pas durer. Ils sont pareils à des biologistes qui n'auraient étudié que des tissus cancéreux, de sorte qu'ils les prendraient pour des tissus sains, incapables qu'ils seraient de distinguer entre pathologie et physiologie. Il est une autre raison pour que la communauté scientifique accepte le paradigme scientifique; bien que celui-ci brosse de la réalité un tableau des plus trompeurs, il est cependant cohérent et logique avec lui-même. Ceci provient du fait que la communauté scientifique orthodoxe adopte des théories non parce qu'elles ont été vérifiées au laboratoire, ou qu'elles résultent de simulations mathématiques, mais avant tout et en dernier ressort parce qu'elles se trouvent conformes au paradigme scientifique (voir Chapitre 18). De plus, les théories scientifiques qui ne s'y conforment pas subissent alors une distorsion afin d'être conformes au moule théorique souhaité. Les behavioristes ont adapté la psychologie à ce modèle dominant. Les néo-darwiniens, les sociobiologistes en particulier, en ont fait autant pour la biologie. La sociologie moderne n'est pas étrangère au réductionnisme, et l'essor de la nouvelle écologie dans les années 1940 et 1950 a débouché sur une écologie newtonienne. Cette écologie, bien loin de jeter les fondements théo11
riques du mouvement écologique actuel - contrairement à ce que croient beaucoup de militants écologistes -, sert au contraire à légitimer le développement économique ou le progrès, principaux responsables de la destruction de l'environnement contre laquelle les écologistes luttent avec beaucoup d'acharnement. Tous les domaines universitaires, des plus modestes aux plus prestigieux, sont couchés sur le lit de Procuste du paradigme des sciences, et distendus ou comprimés pour se conformer à une vision du monde atomisée et mécaniste où les individus ne sont que machines, et leurs besoins purement matériels et techniques - ceux-là, précisément, que peuvent satisfaire l'État ou l'industrie. Simultanément, du fait que, dans ce paradigme, tout problème social ou écologique doit être de nature mécaniste, on pense le résoudre par un expédient technique. Rien n'est en apparence plus clair, plus logique que ce pur produit de l'imagination (voir Chapitre 66). Le paradigme scientifique est par ailleurs un système totalement homéostatique (voir Chapitre 24), capable de se perpétuer, quel que soit le fossé qui le sépare du monde réel. Car, si l'on admet toute connaissance dans la mesure où elle est conforme au paradigme, celle qui ne le serait pas, aussi exacte, aussi importante soit-elle, est impitoyablement rejetée en vertu du même critère (voir Chapitre 18). Ceci élimine toutes les théories fondées sur le postulat que le monde est ordonné, orienté plutôt qu'aléatoire; organisé plutôt qu ' atomisé; coopératif plutôt qu' exclusÎvement compétitif; dynamique, créateur et intelligent et non pas passif et robotisé; auto-régulé et non pas dirigé par quelque agent extérieur; plus enclin à préserver sa stabilité ou son homéostasie qu'à changer constamment sans orientation définie: autrement dit, toutes les théories fondées sur le postulat que le monde est vivant et non pas mort et mécanique. Il semble qu'aucun des principes de l'écologie de Gaïa ne puisse se conformer au paradigme des sciences, de même que jamais la conception moderniste ne pourra s'accommoder des politiques nécessaires, pour mettre fm à la destruction de la planète et développer un mode de vie satisfaisant et épanouissant. Nous avons besoin d'une autre vision du monde pour satisfaire à ces exigences. l'ai tenté dans ce livre d'exposer clairement les principes fondamentaux d'une vision écologique du monde. Ils sont tous étroitement liés et forment un modèle global et cohérent de nos rapports 12
au monde. J'ai travaillé par intermittence à cet ouvrage depuis plusieurs décennies, mais récemment il a beaucoup évolué. TI m'a toujours semblé que nous devions nous inspirer de la vision du monde des sociétés vernaculaires, en particulier de la vision chthonienne des premiers âges, quand partout les hommes vivaient en harmonie avec le monde naturel. Cela m'est souvent reproché. TI me paraît pourtant présomptueux de postuler une conception d'une société idéale sans aucun antécédent historique, et dont la viabilité biologique, sociale et écologique n'est pas démontrée. Si Karl Marx a commis autrefois cette erreur, les adeptes actuels du développement économique ou du progrès, qui veulent un monde technologique sans se demander si nous pouvons nous y adapter, ou si l'écosphère pourra le supporter, en font autant. Ce qui m'a récemment frappé, c'est que les caractères essentiels .de la vision du monde des premières sociétés vernaculaires étaient partout au fond les mêmes. Au premier plan, deux principes fondamentaux sous-tendent toute vision écologique. Le premier est que le monde vivant, ou écosphère, est la source originelle de tout bienfait et de toute richesse, mais qu'il ne nous dispensera ses bienfaits qu'à condition que nous préservions son ordre spécifique (voir Chapitres 34 et 36). De ce premier principe découle le second: à savoir que le but suprême du comportement dans une société écologique doit être de préserver l'ordre du monde naturel ou du cosmos (terme que j ' utiliserai dans un sens large pour désigner l'univers tel qu'il apparaît aux yeux des peuples vernaculaires). Le survol des conceptions du monde de nombreuses sociétés vernaculaires, en particulier chthoniennes, révèle qu 'elles disposaient d'un mot pour désigner cette structure de comporte,ment: le R' ta de l'Inde védique, l'Asha des Avestas, le Maat de l'Egypte antique, le Dharma, autre concept hindou adopté plus tard par les bouddhistes, et le Tao des Chinois. Ces termes désignent fréquemment l'ordre cosmique, mais plus souvent encore la voie ou le Chemin que l'on doit suivre pour préserver cet ordre spécifique (voir Chapitre 61). Et si d'autres sociétés ne disposent pas d' un terme particulier pour la décrire, la notion de Chemin fait cependant partie de leur vision du monde (voir Chapitres 62 et 63). Le respect explicite ou implicite de ce Chemin est crucial. C'est seulement en le suivant qu'une société subordonne toute considération politique ou économique à l'impératif premier de préserver l'ordre spécifique du cosmos. 13
Construire une conception du monde cohérente et globale a été plus difficile que je ne l'avais pensé, car ceci implique que chaque principe (ou proposition) constitutif soit exposé en fonction des autres, et donc du tout. C'est donc un livre circulaire. Et l'on peut même dire que, théoriquement du moins, il ne peut être compris que par celui qui l'a déjà lu. Pour venir en aide au lecteur consciencieux, j'ai indiqué entre parenthèses, après chaque principe, le numéro du chapitre auquel se référer, mais l'on peut aussi se reporter au glossaire page 429. Comme toutes les synthèses de ce genre, ce livre ne peut être considéré comme un travail individuel. Mes dettes sont nombreuses envers des contemporains et des prédécesseurs. L'espace manque pour citer ces derniers, mais le lecteur saura vite les identifier. J'ai entrepris les recherches qui ont conduit à cet ouvrage dans les années 1950; elles furent d'abord solitaires. L'un de mes premiers interlocuteurs fut Ion Gresser, de l'Institut du cancer de Villejuif, qui m'apprit à chercher les analogies entre les systèmes naturels et les sociétés vernaculaires. Dans les années 1960, Joël de Rosnay me fit connaître la théorie générale .des systèmes de Ludwig von Bertalanffy, qui depuis lors a imprégné toute ma pensée. Je suis également très reconnaissant à Armand Petitjean, Alain Hervé, Jacques Grinevald et Richard Wilson, avec lesquels j'ai eu de longues conversations sur les sujets qui sont abordés dans ce livre. J'ai également une dette envers James Lovelock, homme remarquable, qui fut également mon voisin en Cornouailles pendant de longues années, et dont la thèse Gaïa est, à mes yeux, essentielle à l'élaboration d'une vision écologique du monde. Je dois beaucoup à Eugene Odum, un des derniers théoriciens de l'écologie dont le travail n'ait pas été perverti par le paradigme de la science mécaniste. Ses écrits ont largement contribué"à ma formation. Donald Worster m'a initié à l'histoire de la pensée écologique au fil de nos conversations et par la lecture de son œuvre clé Les Pionniers de l'écologie (Nature's Economy). Je tiens aussi à citer mon amie Helena Norberg-Hodge, qui a des lumières sur tout; nos longs échanges de vues m'ont beaucoup apporté. Je suis également reconnaissant envers Robert Mann, Grover Foley et Andrew McFarlane pour les nombreuses soirées au cours desquelles nous avons discuté de ces sujets à Auckland, en Nouvelle-Zélande; envers Rajni Kothari, Ashis Nandy, Vandana Shiva et leurs collègues du Centre d'étude des pays en 14
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de développement de Delhi; envers Paul Bau et mes amis d'Ecoropa, avec qui j'ai eu d'interminables et lumineuses conversations, et envers ce scientifique ultra-hérétique qu'est Rupert Sheldrake. Je remercie enfin Satish Kumar, qui a donné à ma vie une nouvelle dimension en 1974 en me permettant de passer quatre mois à la Fondation Gandhi pour la paix de New Delhi. Ce séjour m'a fait prendre conscience de l'apport inestimable de la pensée du Mahatma Gandhi pour l'élaboration d'une conception écologique du monde. C'est à ce moment-là que j ' ai rencontré la plupart de mes amis indiens, qui m'ont tant appris. Je veux encore remercier Sunderlal Bahuguna et Mohammed Idris qui, avec Richard St Barbe-Baker,
épouse ... ce qui n'a probablement pas été étranger à sa décision de me quitter. Je dois encore remercier Alain Hervé, Jacques Grinevald, Donald Hughes, James Lovelock, Arne Naess, Jerry Ravetz, Guiseppi Serinonti, Denys Trussell et Donald Worster, qui ont si aimablement accepté de lire le manuscrit original de ce livre et corrigé mes erreurs tout en ajoutant d'inappréciables commentaires. Je remercie Jean-Paul Bertrand, mon éditeur, pour son enthousiasme, Thierry Piélat et Agnès Bertrand pour la conscience qu'ils ont apportée au travail de traduction ainsi que Marie-Paule Nougaret pour ses précieuses suggestions. Enfin, je remercie Corinne Smith pour la traduction des mises à jour de cette nouvelle édition, ainsi que Thierry Jaccaud pour la révision et l'actualisation de la bibliographie.
Bénédiction chinook
Nous invoquons la Terre, notre demeure, ses merveilleux abîmes et ses hauteurs fulgurantes, sa vitalité et sa profusion de vie, et tous ensemble nous lui demandons de nous enseigner et de nous montrer le Chemin.
Nous invoquons les montagnes, les cascades et les Olympes, les hautes vallées verdoyantes et les prairies couvertes de fleurs sauvages, les neiges éternelles, les sommets silencieux, et nous leur demandons de nous enseigner et de nous montrer le Chemin.
Nous invoquons les eaux qui couvrent la Terre d'un horizon à l'autre, qui coulent dans nos rivières et nos ruisseaux, qui tombent sur nos jardins et nos champs, et nous leur demandons de nous enseigner et de nous montrer le Chemin.
Nous invoquons la terre qui fait pousser notre nourriture, le sol nourricier, les champs fertiles, les jardins et les vergers abondants, et nous leur demandons de nous enseigner et de nous montrer le Chemin.
Nous invoquons les forêts , les grands arbres qui s'élancent puissamment vers le firmament, leurs racines dans la terre et leurs branches dans le ciel, le sapin, le pin et le cèdre, et nous leur demandons de nous enseigner et de nous montrer le Chemin.
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Nous invoquons les créatures des champs, des forêts et des mers, nos frères et sœurs, le loup et le cerf, l'aigle et la colombe, les grandes baleines et le dauphin, l'orque magnifique et le saumon qui partagent notre patrie du Nord-Ouest, et nous, leur demandons de nous enseigner et de nous montrer le Chemin.
Nous invoquons tous ceux qui ont vécu sur Terre, nos ancêtres et nos amis, qui ont rêvé au bien des générations futures et dont la vie a bâti notre vie, et avec gratitude nous leur demandons de nous enseigner et de nous montrer le Chemin.
Et enfin, nous invoquons ce que nous avons de plus sacré, la présence et la puissance du Grand Esprit d'amour et de vérité qui baigne tout l'univers ... et lui demandons d'être avec nous pour nous enseigner et nous montrer le Chemin.
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L'écologie est l'organisation unificatrice de la connaissance C'est qu 'en effet nous trouvons chez les Zunis un véritable arrangement de l' univers. Tous les êtres et tous les faits de la nature, « le soleil, la lune, les étoiles, le ciel, la terre et la mer avec tous leurs phénomènes e t tous les éléments, les êtres inanimés aussi bien que les plantes, les animaux et les hommes» sont classés, étiquetés, assignés à une place déterminée dans un «système » unique et solidaire et dont toutes les parties sont coordonnées les unes aux autres suivant des «degrés de parenté ». Émile DURKHEIM (1858-1917) et Marcel MAUSS (1872-1950) Chaque profession accomplit des progrès, mais eUe progresse dans son domaine. De nos jours, appartenir intellectuellement à un domaine revient à vivre en contemplant un certain ensemble d ' abstractions. Ce domai ne empêche de divaguer à travers champs et l'abstraction s'opère désormais en ignorant le contexte général, mais il n'y a pas de domaine adéquat pour la compréhension de la vie humaine. Ainsi, dans le monde moderne, le célibat de la classe érudite du Moyen Âge a été remplacé par le célibat de l'intellect, divorcé de la contemplation de la réalité concrète. A. N. WHITEHEAD (186 1-1 947)
La science normale est un effort é nergique e t déterminé pour faire e ntrer la nature dans les tiroirs conceptuels fournis par les professionnels de l'éducation. Thomas KUHN
L'écologie a été élevée au rang de discipline académique vers la fin du siècle dernier. Ce fut en grande partie en réponse à la prise de conscience du fait que les organismes vivants et les populations ne sont pas gouvernés par le hasard mais, au contraire, organi sés de façon à former des « communautés» ou « associations» dont la structure et la fonction ne peuvent être
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comprises "en en examinant séparément les parties. Victor Shelford " grand pionnier de cette discipline aux Etats-Unis, définit l'écologie comme la «science des communautés » . «Une étude, écrit-il, des rapports d'une seule espèce donnée avec l'environnement, qui ne tient pas compte des communautés et, en définitive, des liens avec les phénomènes naturels de son milieu et de sa communauté, ne s'inscrit pas correctement dans le champ de l'écologie. » Dans les années 1930, l'écologiste d'Oxford Arthur Tansley' forgea le terme «écosystème » pour désigner la communauté en conjonction avec son environnement abiotique. Il est probable qu'aujourd'hui, Shelford verrait dans l'écologie la «science des écosystèmes ». Eugene Odum ', le plus éminent peut-être des écologistes modernes (et l'un des derniers à avoir une vision « holistique »), définit l'écologie comme la science «de la structure et du fonctionnement de la nature» ou « de la structure et du fonctionnement de Gaïa 4 » (que James Lovelock identifie avec l'écosphère de Lamont Cole ou la biosphère avec son environnement atmosphérique). Pour Odum, l'écologie est donc une superscience ou une science unificatrice, comme elle l'était pour Barrington Moore ', le premier président de l'American Ecology Society (AES). Pour lui, l'écologie n'était pas simplement une discipline scientifique de plus, mais une science «qui coiffe les autres sciences », la science de synthèse essentielle à notre compréhension de la structure et du fonctionnement de la biosphère. « Nous contenterons-nous », demandait-il en 1919 aux membres de L'AES, réunis à Saint-Louis, d'être, chacun de son côté, zoologiste, botaniste ou forestier, sans bien comprendre les problèmes auxquels se heurtent les autres; ou allons-nous tenter de devenir des écologistes au plein sens du terme? Notre rôle dans la science dépend de la réponse que nous apporterons à cette question. Messieurs, l'avenir est entre nos mains.
Ces paroles sembleraient aujourd'hui singulièrement déplacées à un congrès de la Société américaine d'écologie, et plus encore de son homologue britannique. J. H. Woodger 6 , le théoricien britannique de la biologie, estimait lui aussi qu'
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il devrait y avoir une science plus générale, qui ne s'enfermerait
pas dans un domaine donné, mais traiterait des rapports entre sciences particulières et tenterait de synthétiser leurs résultats les plus généraux.
Ni l'écosphère ni aucun de ses processus constitutifs ne peut être expliqué par aucune des disciplines indépendantes en lesquelles le savoir moderne s'est divisé. Comme le fondateur de Operations Research, Russell Ackoff', le fait remarquer: Les questions que nous nous posons sur la Nature - contrairement aux problèmes qu'eUe nous pose - peuvent être classés en diverses catégories, physique, chimique, biologique, etc., mais non les phénomènes eux-mêmes. ( ... ) Un accident d'auto peut être considéré comme un phénomène physique, biologique, sociologique et économique. L'étudier sous un seul de ces angles revient à exclure des variables significatives sous les autres.
J. W. Craik 8 fait la même remarque : « Le processus grâce auquel nous nous habituons à l'obscurité relève-t-il de la physique, de la chimie ou de la physiologie ?» demande-t-il. D'après Ragnar Granit, prix Nobel et neurophysiologiste, il dépend à la fois de la physique quantique, de la photo-chimie, de la chimie, de la physiologie et de la psychologie. Même un phénomène en apparence purement physique comme le mouvement des planètes ne peut être compris en termes exclusivement physiques. Comme l'écrit Ackoff' : Le mouvement planétaire est, par ses effets, tout autant un phénomène biologique, psychologique, sociologique et économique que physique.
L'écosphère ne se plie pas aux catégories arbitraires en lesquelles la connaissance a été morcelée. Les barrières les mieux établies s'avèrent en définitive d'une valeur relative. Ainsi, lorsque Wolfgang WôhIer (1800-1882) fit la synthèse de l'urée, la barrière entre l'organique et l'inorganique vola soudain en éclats, tout comme l'avait fait celle entre l'animé et l'inanimé quand on découvrit que les virus présentent certaines propriétés du vivant lorsqu'ils se trouvent en présence d'une source de protéines, alors qu'ils se comportent comme de simples cristaux à d'autres moments. A.N. Whitehead (1861-1947) refusait même d'admettre qu'une barrière fondamentale séparât la physique de 21
la biologie. «La physique, écrivait-il, est l'étude des petits organismes, la biologie celle des grands organismes.» Ludwig von Bertalanffy a montré qu'à un certain ni veau de généralisation, le comportement de toutes les entités vivantes - ou systèmes naturels - est gouverné par les mêmes lois. C'est ce principe de base qui fonde sa théorie générale des systèmes (voir Chapitre 38). La compartimentation de la connaissance en diverses disciplines permet de considérer séparément les processus du vivant, apparemment soumis à des lois qui leur sont propres. C'est ainsi que des théories complètement aberrantes ont été échafaudées, qui aujourd'hui encore font figure de doctrine scientifique officielle - alors que leur aberration nous serait évidente si nous acceptions l'idée de l'unité fondamentale des processus du vivant. La théorie mécaniste de la vie en est un bon exemple (voir Chapitre 23). René Descartes (1596-1650) divisait les choses de ce monde en deux catégories - la res extensa et la res cogitans. La première, affirmait-il, constitue le champ d'application de la science, la seconde celui de la théologie. Cette distinction totalement artificielle avait pour objet de ménager à la science une sphère d'influence et de la lib~rer des fers où la théologie la tenait prisonnière; du même coup, l'Eglise était assurée que la science ne viendrait pas piétiner ses plates-bandes. Cette distinction, sage précaution politique, instituait néanmoins une fracture comparable à celle des accords de Yalta. Les frontières tracées entre la res extensa (la chose étendue) et la res cogitans (la chose pensante) sont aussi arbitraires et néfastes que celles établies par ces funestes accords politiques: il est en effet impossible de comprendre la res extensa sans la res cogitans, les cellules somatiques sans référence aux informations organisées dans leur nucléus respectif, le corps sans l'esprit. La compartimentation de la connaissance a également amené à concevoir l'économie - la distribution des ressources dans la société - comme une activité indépendante de la société et du reste de la hiérarchie gaïenne. L'économie moderne abstrait le phénomène qu'elle étudie de la réalité. Comme le souligne Nicholas Georgescu-Roegen '0, le processus économique est présenté comme « un schéma circulaire, un mouvement de pendule entre production et consommation à l'intérieur d' un système totalement fermé». On considère donc qu'il est gouverné exclusivement par ses propres lois plutôt que par celles qui commandent tous les autres processus à l' œuvre dans la nature. En conséquence, le fait qu' il existe 22
une influence mutuelle continue entre le processus économique et notre environnement physique ne compte en rien aux yeux des économistes orthodoxes. Il en va de même pour les économistes marxistes qui jurent au nom du dogme que tout ce que la nature fournit à l'homme est un don spontané. ( ... ) Dans le fameux schéma de production marxiste, le processus économique est également présenté comme complètement circulaire et autonome.
Lorsqu'on a admis que le processus économique influence et est à son tour influencé par des facteurs biologiques, sociaux et écologiques généralement qualifiés d'« externes », on s'efforce de les intégrer en quantifiant ces influences mutuelles dans le langage économique. Peut-être cette façon de faire est-elle acceptable, concèdent Hermann Daly et John Cobb ", pour des facteurs «externes» de nature secondaire, mais lorsqu'il s'agit de la capacité même de la Terre à maintenir la vie, alors, «il est temps de revoir les concepts fondamentaux et de repartir sur de nouvelles bases afin d'englober tout ce qui était externe jusque-là». Cela revient en fait à bâtir une nouvelle science de l'économie à la lumière d'une théorie unifiée de l'écosphère (voir Chapitre 19). D'autres frontières séparent les disciplines étudiant le comportement, l'ontogenèse et l'évolution, avec les mêmes conséquences obscurantistes. En effet, ces phénomènes vitaux sont gouvernés par les mêmes processus écosphériques, par les mêmes lois et ne sauraient ainsi être considérés séparément. Dire qu'une population a évolué, c'est affirmer que ni son ontogenèse ni son comportement ne sont les mêmes que par le passé. Pour comprendre l'évolution, nous devons par conséquent comprendre autant]' ontogenèse que le comportement (les processus qui ont vraiment changé) - non pas isolément, mais dans le cadre du processus évolutif tout entier. Le développement ontogénique est manifestement orienté vers un but, puisqu'il tend au développement d'un phénotype standard. Il est également dynamique et extrêmement coordonné, puisque toutes ses étapes sont étroitement imbriquées en une stratégie d'ensemble. Il est en outre capable de contrôler ses réactions et de retrouver son chemin dès qu'il s'écarte de son but, donc de mettre en œuvre sa stratégie. Bien peu contesteront que le comportement ordinaire des animaux présente ces caractéristiques; c'est pourtant ce que refusent d'admettre les néodarwinistes, et ]' ensemble de la science orthodoxe, quand il s'agit du processus évolutif dans son ensemble. Le généticien
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Theodosius Dobzhansky (1900-1975), par exemple, tout en acceptant l'intentionnalité de l'ontogenèse - puisque les organes se développent en vue d ' accomplir leurs fonctions futures continue dogmatiquement d'affirmer que cela n'est pas vrai de la phylogenèse. Depuis le durcissement des positions de la théorie darwinienne sous l'influence d ' August Weissmann (1834-1914) et de William Bateson (1861-1926), toute rétroaction entre comportement et ontogenèse d' une part, et évolution de l' autre, telle que la concevait Jean-Baptiste Lamarck, est farouchement niée. Ainsi, les instructions qui déterminent le processus évolutif sont supposées être émises aveuglément et n'être en rien influencées par leurs effets sur le processus auquel elles donnent naissance - phénomène inconnu dans le monde vi vant et impossible sur un plan cybernétique dans un processus vivant d ' adaptation. De fait, lorsque l'on considère que l'ontogenèse, le comportement et l'évolution participent du même processus, l'existence de boucles de rétroactions devient incontestable (voir Chapitre 19). La compartimentation de la connaissance permet aussi la distinction totalement artificielle entre le fonctionnement, ordonné et coopératif, du milieu interne de l'organisme et son comportement extérieur. C'est seulement parce qu'on a mis l'accent sur cette distinction arbitraire que la sélection naturelle, en général associée à la <
Barrington Moore -la cIef de la compréhension de l'écosphèreelle est une super-discipline qui doit avant tout fournir les principes généraux d'un ensemble coordonné de nouvelles disciplines d'inspiration écologique expliquant les particularités des processus vivants de Gaïa.
2 L'écologie cherche à dégager les lois de la nature Sous les auspices de la Providence, tout est réglé et mesuré par la Loi Éternelle, par les lois des individus qui y participent, et par la Loi Naturelle: ces deux dernières lois ne sont pas distinctes, car elles ne représentent que l'aspect universel et particulier d'une seule et même Loi. Saint THOMAS 0' AQurN La seule loi est qu'il n'y a pas de lois. John Archibald WHEELER, professeur de physique à Harvard (D'après Homère) aux dieux comme aux hommes, des bornes ont été assignées qui limitent normalement et systématiquement leur pouvoir. Il est toujours possible de les franchir, mais au risque de provoquer aussitôt Némésis. F. M. CORNFORD (1874-1943) Les lois fondamentales de la Nature n'ont pas été abrogées. EugeneOouM Presque partout dans le monde, en méconnaissant la loi divine et les lois de la nature, l' homme a travaillé à sa propre perte. Dans son orguei l, il s'est livré à toutes sortes d'actes de violence partout sur la scène terrestre, oubliant qu' il n'était qu'un des acteurs destinés à jouer un rôle dans l'harmonie et l'unité avec tous les autres êtres vivants. Richard ST BARBE-BAKER (1889·1982)
Étudier la structure et le fonctionnement de la biosphère et des systèmes naturels qui la composent consiste à rechercher quel est leur schéma d'organisation commun. Les caractères généraux de ce schéma sont invariables, autre façon de dire qu'ils sont soumis à des contraintes - en l'occurrence, l'ensemble des contraintes
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particulières qui aboutissent à un comportement capable de préserver la stabilité de la biosphère. Ce sont ces contraintes que nous devons appeler lois de la nature ou lois gaïennes. TI n'existe pas de lois absolues, semblables à celles que Laplace et Descartes jugeaient devoir s' appliquer au monde mécaniste qu 'ils dépeignaient. On peut enfreindre les lois gaïennes, mais il faut en payer le prix - celui d' une perte de stabilité, tant de manière directe au niveau de l'organisation proprement dite qu'indirecte aux autres échelons de la hiérarchie gaïenne, y compris celui de la biosphère elle-même. Pour que l'ordre, et donc la stabilité, d'un système naturel soient maintenus, il est nécessaire de respecter un ensemble de lois spécifiques; si elles sont ignorées, la dégradation, voire la mort du système s'ensuivront inévitablement. Lorsque nous nous élevons dans la hiérarchie biosphérique et passons d'un niveau d'organisation au suivant, de nouveaux ensembles de lois - qualifiées en général d' « émergentes » - entrent en action. Elles ne viennent pas remplacer celles qui opéraient au palier inférieur, mais les compléter. Ainsi, pour rester en bonne santé, il faut respecter un certain nombre d'impératifs physiques, chimiques, biologiques, psychologiques, sociaux et écologiques. TI faut entre autres respirer de l'air pur, boire de l'eau propre, se nourrir convenablement et vivre dans un environnement qui n'ait pas trop radicalement divergé de celui auquel notre évolution et notre éducation nous ont adaptés. Nous sommes libres, bien sûr, de violer ces lois, mais il faut alors en subir les conséquences sous forme d'une détérioration de notre santé. En tant que membre de ce système naturel plus large qu'est la famille, mieux vaut agir en bon époux et en bon père, sous peine de la voir se désagréger. Celle-ci fait à son tour partie d'une communauté, et la communauté d'une société plus vaste implantée dans l'un des écosystèmes qui forment l'écosphère. Pour que celle-ci conserve sa stabilité, tous les êtres vivants qui la composent doivent obéir à une véritable hiérarchie de lois qui, à elles toutes, forment les lois de la nature. C'est l'incapacité de l'homme moderne à respecter les contraintes protégeant l'intégrité et la stabilité des divers systèmes sociaux et écologiques qui déclenche leur déstabilisation et leur désagrégation; les discontinuités telles que les guerres, les massacres, les sécheresses, les famines, les épidémies et les changements climatiques de plus en plus graves n'en sont que les symptômes (voir Chapitre 65). 27
Le principe même de la loi de Gaïa est incompatible avec les thèses réductionnistes si chères à la science moderne, pour laquelle les systèmes naturels ne sont rien d'autre que la somme de leurs parties constitutives et n'ont donc ni identité, ni intégrité, ni stabilité. Il est incompatible avec la notion d' aléatoire, autre credo de la science moderne, selon laquelle les processus du vivant ne sont que des événements accidentels, fortuits. Il est incompatible avec la notion de causalité. C'est pourquoi Robert Boyle 1 (16271691) réfutait la notion de lois, car pour lui, comme pour tous les autres scientifiques réductionnistes, les événements ne peuvent être «causés» par des lois, mais seulement par des événements antérieurs. Lorsqu'on tire une flèche avec un arc, soulignait-il, <
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lois de la thermodynamique ne peuvent leur être appliquées, et, puisqu'il n'existe pas d'autres lois, il s'ensuit nécessairement que les êtres vivants ne sont gouvernés par aucune loi. Cela ressemble fort à de la casuistique de la pire espèce. Pourtant Prigogine certifie que c'est là le seul point de vue qu'un scientifique puisse adopter - car c'est le seul conciliable avec la théorie statistique. Lorsque le modèle newtonien était en vogue, admet-il, il existait effectivement certaines lois. Cependant, c'est précisément en rejetant l'idée que la nature est gouvernée par des lois qu 'il devint possible de libérer la science du «mythe newtonien». «La science d'aujourd'hui échappe au mythe newtonien, nous dit Prigogine, parce qu'elle a conclu théoriquement à l'impossibilité de réduire la nature à la simplicité cachée d'une réalité régie par des lois universelles ' . » (Voir Annexe 1.) Edgar Morin 4 semble avoir adhéré pleinement à la mythologie prigoginienne. Seule 1'« épistémologie populaire », nous dit-il, invoque aujourd'hui les lois de la nature. En d'autres termes, de nos jours seuls les imbéciles et les ignares croient encore que la nature est gouvernée par des lois. Les sciences modernes les ont toutes abolies et ont donc libéré l' homme, afin qu'il puisse en créer de son cru, et déterminer lui-même le cours de son évolution, autrement dit son destin. Ce message sied à merveille à notre société moderne, individualiste et compétitive, qui est en train de mener à la destruction de la planète, tout cela pour satisfaire nos intérêts économiques et politiques à court terme. Selon la conception écologique du monde, c'est le contraire qui est vrai. La biosphère est avant tout caractérisée par un ordre bien établi (voir Chapitre 35). Celui-là est spécifique et ne peut être maintenu que si tous les processus du vivant sont soumis à des lois ou contraintes qu'ils s'imposent à eux-mêmes dès l'origine et se voient en même temps imposer par les systèmes plus vastes auxquels ils appartiennent et qui forment la hiérarchie gaïenne (voir Chapitre 54). Qui plus est, ces contraintes ne sont pas aléatoires, mais, celles précisément qui doivent pousser les êtres vivants à contribuer au maintien de l'ordre spécifique de l' écosphère (voir Chapitre 61), autrement dit à se comporter homéotéliquement (voir Chapitre 41) à son égard. Constatation significative, l'homme chthonien a toujours reconnu un ensemble hiérarchisé de lois qui gouvernent à la fois son propre comportement, sa société, le monde naturel et le cosmos, lois qu'il était de son devoir moral d'essayer de respecter scrupuleusement.
3 L'écologie étudie les systèmes naturels dans le contexte de Gaïa La perception étant d'ordinaire extrêmement dépendante du contexte, l' intérêt présenté par l'élimination de celui-ci paraît des plus douteux. Karl POPPER On ne peut saisir pleinement la signification d'un objet ou d' un événement naturel donné tant que l' on n'a pas mis en lumière ses rapports avec les autres composants du flux de ce processus que nous appelons cosmos. C. Judson HERRICK Tandis que la force de l'expérimentation en laboratoire tient précisément au fait que l'on isole le phénomène étudié, la science écologique est, par principe, hostile à ce genre de méthode. Elle est la science des totalités. En tant que telle, eUe est antiscientifique, si l'on se réfère à la manière dont la science actuelle est généralement conçue et pratiquée. Lynn WHlTE
La méthode scientifique exige que le comportement des êtres vivants soit étudié «en laboratoire » - ce qui veut dire en dehors des systèmes plus vastes dont ils font partie. L'information ainsi obtenue serait moins sujette à caution si ces systèmes étaient gouvernés par le hasard, mais le sont-ils vraiment? Les êtres vivants sont des parties différenciées de la hiérarchie des systèmes naturels qui forment la biosphère, et celle-ci a une structure spécifique, qui lui permet de se maintenir en homéostasie face aux défis de l'environnement (voir Chapitre 36) tout en procurant à chacun de ses sous-systèmes l'environnement optimum (voir Chapitre 24). Les implications de ce principe sautent aux yeux. Un système naturel se comporte très différemment selon qu' il se trouve dans 30
son milieu naturel ou qu'il est placé dans un milieu artificiel sans grand rapport avec son milieu d'origine, et donc qu'il est coupé du système naturel plus vaste dont il est une partie distincte. Cela est vrai à tous les ni veaux d'organisation de la hiérarchie gaïenne. Ainsi, au niveau moléculaire, une molécule d'hémoglobine manifeste une affinité différente avec l'oxygène selon qu'elle se trouve en solution ou dans un globule rouge. Comme l'a montré le célèbre embryologiste allemand Hans Oriesch (1867-1941), une cellule extraite de l' œuf à un stade précoce de son développement a la faculté de devenir un organisme entier et non plus seulement une partie différenciée de celui-ci. Selon Michael Polanyi, le philosophe des sciences de Cambridge, la raison en est que « le comportement de la cellule dépend de sa position dans un schéma d'ensemble », autrement dit que «son interaction est ( ... ) d'une importance décisive ». Voilà un fait embarrassant que la science réductionniste est incapable d' expliquer! Cela est vrai non seulement de la cellule isolée, mais aussi des tissus - raison pour laquelle les greffes, les implantations et, d'une façon générale, la culture des tissus sont possibles. Bien qu'il ait été lui-même un biologiste de laboratoire, Paul Weiss 1 faisait remarquer que les biochimistes ont tendance à étudier les interactions chimiques organiques (c'est-à-dire les réactions enzymatiques) dans des états physiquement désordonnés ou délibérément désorganisés (en solution ou sous forme de chair tissulaire placée dans un tube à essai). C'est là une nécessité technique et, grâce à ces méthodes, il est possible d'apprendre beaucoup de choses. Mais elles ne permettent pas de reproduire les processus tels qu'ils se déroulent dans le système vivant. Au mieux, elles peuvent montrer ce qui a des chances de se produire, mais en aucun cas ce qui se passe réellement dans l'état organisé; car, dans un organisme, les réactions chimiques se produisent, en premier lieu, « non pas de façon ubiquiste et sans discrimination comme dans une quelconque mixture, mais au contraire en fonction de schémas primordiaux de localisation et de différenciation », et bien sûr sans l'intervention et l'assistance attentives d'un expérimentateur professionnel.
Cela est tout aussi vrai du comportement des organismes. Comme l'a affirmé Eugene Odum, «de nombreux insectes sont nuisibles dans un habitat agricole, mais non dans leur habitat naturel où parasites, espèces concurrentes, prédateurs et inhibi31
teurs chimiques exercent un contrôle sur leur croissance démographique ». Plus l'environnement d'un être vivant diffère de celui dans lequel il a évolué, plus son comportement risque d'être inadapté, inadaptable ou hétérotélique. Ainsi, jusqu'à récemment, on pensait que les babouins étaient des animaux individualistes, compétitifs et agressifs: cette idée se fondait sur une étude menée sur les babouins du zoo de Londres, réalisée par lord Zuckerman 2, ancien directeur scientifique du gouvernement britannique. Or, lorsqu'il les observa dans leur milieu naturel, il s'aperçut qu'ils vivaient de façon coopérante, organisée et paisible, tout à l'inverse des babouins captifs au comportement asocial et déviant, similaire à celui des délinquants des bidonvilles (voir Chapitre 42). Les réactions d ' un animal de laboratoire, confiné dans une cellule ou une cage, à la vue d'un morceau de fromage auront donc peu de chances de fournir une information valable sur le comportement normal des membres de son espèce en présence de leur nourriture habituelle, car cet animal n'a été adapté par son évolution ni à la vie en captivité ni à recevoir un morceau de fromage sur un plateau. Il sera par conséquent biologiquement, socialement et cognitivement mal préparé à maîtriser cette situation artificielle (voir Chapitre 48). Les êtres vivants ne réagissent pas aveuglement aux stimuli. Ils s'efforcent de leur trouver un sens et, comme l'a fait remarquer le psychologue Keith Oatley', « ce sens englobera tout le contexte dans lequel l' objet est présenté ». Mais comment peuvent-ils trouver un sens à un objet systématiquement isolé de son contexte lorsqu' une situation artificielle a été créée pour satisfaire aux exigences de la méthode scientifique? Comme l'énonce Krishna Chaitanya', par nature, les expériences réalisées dans l'environnement appauvri du laboratoire sont biaisées parce qu'elles ignorent
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ne peut être jugé représentatif du comportement homéotélique normal au sein de la biosphère. En conclusion, l'étude de ce comportement n'a de valeur que dans la mesure où il lui est permis de se manifester dans des conditions aussi proches que possible de celles dans lesquelles il a évolué et s'est développé.
4 L'écologie est holistique Notre objectif final est de faire entrer l'étude du comportement humain dans le cadre des sciences physiques. Lord ADRIAN
(1889- 1977)
Si l 'organisme vivant est un système hiérarchisé dont le niveau d'organisation est au-dessus du niveau chimique, il est alors évident qu'il doit être étudié à tous les niveaux et qu'une recherche limitée à l'un d'entre eux (niveau chimique, par exemple) ne peut remplacer celle effectuée aux niveaux supérieurs. J. H . WOODGER TI faut regarder la configuration d' ensemble pour déterminer le comportement des parties et non l'inverse. Paul WEISS Il nous faut partir d'une conception d'ensemble de l'organisme en tant qu'entité fondamentale de la biologie, puis comprendre comment celui-ci se divise en parties qui respectent son ordre intrinsèque - pour donner un organisme harmonieusement intégré en dépit de sa complexité. Brian GOODWIN Dire .. . que l'homme est constitué de certains éléments chimiques est une description ne convenant qu'à ceux dont l'intention est de l'utiliser comme engrais. Edmund W. SlNNOTf
Les premiers spécialistes de l'écologie étaient tellement frappés par la façon dont les êtres vivants s'organisent en communautés, et donc par l' importance de leurs rapports mutuels, qu'ils comparaient la communauté à un organisme biologique. Dans ce qui fut, en 1913, le premier ouvrage écnt en Amérique sur l'écologie animale, C. C. Adams 1 soulignait que 34
les interactions entre les membres d'une association sont comparables à celles qui se manifestent entre les différentes cellules, les différents organes et les diverses activités de l'individu ( .. . ) Les besoins et les états physiologiques d'une association sont tout aussi réels chez l'animal que les besoins semblables au sein des cellules qui composent son corps.
Cette conception de la communauté écologique fut si bien établie que Daniel Simberloff' la désigne comme «le premier paradigme de l'écologie». Selon F. S. Bodenheimer ' , en 1953, presque tous les manuels d'écologie soulignaient l'importance de la notion de communauté en tant qu'organisme: une telle notion, écrivait-il, « soutenue par l'autorité en place, est généralement, considérée, sinon comme un fait, du moins comme une hypothèse scientifique tout aussi fondée que la théorie de la transformation » (ou de l'évolution). C'est, précisait-il, ce qui «distingue l'écologie proprement dite de la biologie ». Mais ce « holisme » des premiers écologistes était inconciliable avec le paradigme scientifique d'un monde aléatoire, réduit à ses composants de base et gouverné par des processus mécaniques. Et c'est bien cette dernière vision du monde qui, malheureusement, permet la production industrielle, fondée sur les sciences, répondant à des intérêts commerciaux (pesticides, antibiotiques et micro-organismes génétiquement manipulés, notamment). L'approche holistique, en revanche, ne fournit pas l'information pratique requise pour atteindre ces buts. Le biochimiste N. W. Pirie 4 l'a bien vu: Ceux qu'obsède l'interaction de toute chose avec toutes les autres ( . ..) manquent nécessairement de préci sion. La contemplation holistique de la totalité ne permet pas de tirer des enseignements pratiques.
Cette seule raison aurait suffi à entraîner une mutation de l'écologie. Mais il y en avait d' autres. Afin d'être enseignée dans les universités, l'écologie devait accéder à la respectabilité, autrement dit, il lui fallait se conformer au paradigme scientifique réductionniste. Ce processus s'amorça dans les années 1940. W. H. Thorpe définit le réductionnisme comme « l'attitude consistant à ne conférer de réalité qu'aux plus petites parties constitutives du monde, et à se référer à l'organisation des niveaux inférieurs pour interpréter celle des niveaux supérieurs ». 35
Cette démarche est justifiée en arguant que seules les entités indépendantes les plus élémentaires sont réelles, les systèmes naturels plus vastes, plus diffus, n'étant que des abstractions qu'on ne peut étudier qu ' à travers leurs éléments constitutifs de base. Car seuls ces derniers sont mesurables et observables avec précision en laboratoire. Telles sont les hypothèses qui aujourd'hui encore sous-tendent la science moderne « analytique » ou réductionniste. La physique est considérée comme la seule science véritable, car c'est elle qui étudie les parties constitutives du monde (celles qui se trouvent aux niveaux d'organisation les plus simples) l'«aristoscience'», comme l'a baptisée le philosophe des sciences australien John Passmore. Et le Néo-Zélandais lord Rutherford 6 (1871-1937), un des pères de la physique nucléaire, alla jusqu'à affirmer que « toute science est de la physique ou de la collection de timbres ». L'hypothèse gratuite que toute connaissance relative au monde est réductible à des termes physiques demeure aujourd'hui incontestée, et le progrès scientifique se résume pour l'essentiel à poursuivre cette entreprise. Le prix Nobel Francis Crick 7, co-découvreur du code génétique, exprime le credo réductionniste de manière très explicite. «On peut espérer un jour, écrit-il, "expliquer" toute la biologie à partir du niveau qui lui est inférieur, et ainsi jusqu'au niveau atomique.» Il est aujourd'hui évident que l'objectif proposé par Crick ne sera jamais atteint et ne peut l'être. Pourtant, la base philosophique du réductionnisme est restée indemne et a donné naissance aux tendances les plus obscurantistes dans les disciplines qui étudient les processus du vivant aux niveaux d'organisation supérieurs. Comme le déclare Alexandre Koyré ' , probablement le plus grand spécialiste de Newton: L'alliance incongrue de Newton et de Locke a engendré une psychologie atomiste qui considérait l'esprit comme une simple mosaïque de « sensations» et d' « idées », liées par des lois d' association (attraction); nous avons également connu une sociologie atomiste, qui réduisait la société à un amalgame d' atomes humains - chacun formant à lui seul une entité complète et autonome - dont les seuls rapports consistaient en des phénomènes d'attraction et de répulsion mutuelles.
Koyré rejette ces imitations grossières de la physique au nom de Newton lui-même, nous assurant qu'il «n'était en aucun cas
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l'auteur de ces monstres, ni des autres, nés de l'application abusive de sa méthode ». L'écologie réductionniste et mécaniste apparue dans les années 1940 est un autre de ces monstres. L'écologiste d' Oxford Arthur Tansley', l'un de ses principaux architectes, a rejeté le principe holistique de base en vertu duquel le tout n'est pas simplement la somme de ses parties et ne peut donc se prêter à une étude réductionniste. «En dernière analyse, ce "tout", écrit-il, n'est autre chose que la synthèse des actions conjointes de ses composants.» De son point de vue, une science parvenue à maturité doit isoler les unités de base de la nature [et doit] « tout ramener» à ses parties individuelles. Elle doit considérer la nature COmme un composé d'entités purement physiques organisé en un système mécanique. Le scientifique qui conmût chaque propriété de toutes les parties étudiées séparément peut prévoir avec exactitude leurs résultats conjoints.
Les origines de l' approche réductionniste de l'écologie sont généralement attribuées aux écrits du botaniste Herbert Gleason 1. (1898-1975). Son article « Le concept individualiste de l'association végétale» fut publié pour la première fois en 1926, et présenté et discuté la même année au congrès international de Botanique. L'argument principal de Gleason était que seul l'individu est « rée!». Les associations dont il fait partie, comme les communautés écologiques et humaines, sont des entités abstraites n'ayant d'existence que pour ceux qui y croient. « Une association n'a pas de réalité propre. » Il en résulte que « le comportement de cette dernière n'est compréhensible qu'à travers celui de ses membres ». Elle n'est qu'une simple «juxtaposition fortuite de certaines unités végétales et non une entité organique ». Seules ces unités sont mesurables et susceptibles de faire l'objet d' un examen minutieux en laboratoire. Ce sont ces mêmes principes qui gouvernent encore aujourd'hui la science «réductionniste » et «analytique ». Gleason fut au départ très mal accueilli. Pour reprendre les termes de McIntosh, l'un des plus célèbres historiens de la pensée écologique, Gleason était « la bête noire des écologistes" ». Ce dernier a reconnu que pendant les dix années qui suivirent la publication de son article, il faisait figure de «paria de l'écologie 12 »,
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puisque sa thèse ne cadrait pas avec le paradigme écologique de l'époque. Mais ce paradigme lui-même s'est trouvé transformé afin de se conformer au paradigme scientifique et à la conception moderniste du monde. Ainsi, les idées de Gleason furent à peu près acceptées jusqu'à devenir la norme. McIntosh les qualifie de « dogme vivant et de plus en plus répandu dans la pensée écologique actuelle 13 ». P. A. Colinvaux, dans un ouvrage fort connu, va pour sa part taxer la conception holistique de la communauté d' « hérésie 14». D'autres écologistes actuels vont plus loin encore. TIs prétendent que leurs travaux apportent la preuve irréfutable de la validité de la philosophie de G1eason. J. T. Curtis, par exemple, nous dit que «les résultats des recherches en écologie végétale du Wisconsin - auxquelles il a participé - peuvent être considérés comme la validation définitive de l'hypothèse individualiste de l'organisation des communautés émise par Gleason "». L'écologiste américain Whittaker estime que son «analyse des gradients» apporte une preuve similaire 16. Comment peut-on oser avancer une telle idée? La science fournit le moyen de collecter des données, sans pour autant donner la clef de leur interprétation; celles-ci sont donc systématiquement interprétées en fonction du paradigme propre au chercheur. Si Curtis et Whittaker croient que la biosphère est «atomisée» et «gouvernée par le hasard », ils interprètent les résultats de leurs expériences de façon à les rendre conformes à leur credo. TI importe cependant de remarquer que ce dogme n'est fondé sur aucune considération sérieuse. En fait, les systèmes de petite dimension ne sont pas plus réels, mais plus simples que les systèmes importants. C'est la raison qui permet aux physiciens de les étudier au moyen de leur grossière méthodologie. Les systèmes naturels, en particulier ceux qui se situent aux niveaux d'organisation supérieurs, tels les sociétés et les écosystèmes, et naturellement la biosphère elle-même, sont cependant incomparablement plus complexes que des boules de billard, des atomes, ou que les autres entités relativement simples étudiées par les physiciens. Comme le fait remarquer Wolfgang Kohler 17 (1887-1967) : Si les organismes ressemblaient davantage aux systèmes qu'étudie la physique, bon nombre des méthodes utilisées par le physicien pourraient être adoptées sans grand changement par notre
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science. Mais dans les faits, ce degré de similitude est faible. La simplicité des systèmes étudiés par le physicien a l'avantage de lui faciliter grandement la tâche. ( ... ) Une amibe est un système beaucoup plus complexe que n'importe quel système du monde inanimé.
Les systèmes vivants possèdent toutes sortes de caractéristiques que les objets inanimés ne présentent au mieux qu'à l'état potentiel ou latent - caractéristiques qui se développent au fur et à mesure que l'on s'élève des formes de vie les plus simples aux plus complexes, comme l'homme. L'important est que ces caractéristiques n'apparaissent pas à l'étude des parties constitutives d'un système, mais uniquement lorsqu'on considère le système comme un tout. En outre, seule la perspective holistique permet de mettre en évidence le fait que les systèmes ne coopèrent pas seulement entre eux mais avec le tout - qu'ils sont homéotéliques, s'efforçant par là même de préserver l'ordre spécifique ou la stabilité du tout, en même temps que leur comportement est contrôlé par le tout (voir Chapitre 45). Comme l'affirme le grand érudit indien Krishna Chaitanya 18: « Vu d'en bas, un mécanisme peut donner l'impression de se suffire à lui-même; mais, vu d'en haut, on peut estimer qu ' il sert à accomplir un dessein qui transcende l'autonomie apparente de son fonctionnement. » D'autre part, d'après Ludwig von Bertalanffy 19, la différence essentielle entre les événements ordonnés « en vue de préserver le système» et «ceux, anarchiques, qui le détruisent» est éclipsée lorsqu'on applique les principes de la physique à la biologie, et a fortiori à la sociologie. « Que représente la "santé" ou la "normalité" par opposition à la "maladie" ou à la "pathologie"? » demande-t-il. «Rien, tant qu'on se limite aux lois de la physique et de la chimie ... Mais sans ces notions et d'autres semblables, la science médicale et, en réalité, la biologie n'existeraient pas.» Il serait également impossible, peuton ajouter, de faire la distinction essentielle entre les processus homéotéliques et hétérotéliques, c'est-à-dire entre l'évolution et l'anti-évolution. La science réductionniste ne nous permet pas de comprendre les problèmes posés par la désintégration d'un système plus vaste - un écosystème ou Gaia elle-même, par exemple. Elle continue à en nier les caractéristiques principales, mettant même en doute leur existence, sauf dans un sens métaphorique. C'est précisément à cause de cette obstination à vouloir comprendre le monde 39
en termes de physique que les scientifiques, estime Passmore 20 , se sont révélés à ce point incapables de résoudre les problèmes réels auxquels nous devons aujourd'hui faire face. Notre ignorance toujours aussi grande des phénomènes rencontrés dans notre vie quotidienne - qu ' il s'agisse de la nutrition humaine ou de la vie animale - peut être en partie imputée au fait que l'on s'obstine à appliquer l' aristoscience à des domaines autres que le sien.
Tout en reconnaissant les succès remportés par la science réductionniste Eugene Odum 21 estime que: L'étude scientifique de la cellule ne contribuera guère au bien-être ou à la survie de la civilisation humaine si nous persistons à concevoir les niveaux d'organisation supérieurs de manière si inadéquate que nous sommes incapables d'enrayer la croissance démographique, de mettre un terme au désordre social, à la pollution et autres formes de cancers sociaux et écologiques.
La vraie nature de nos rapports avec le monde vivant serait mieux comprise si nous nous efforcions d'expliquer ce qui est simple en fonction de ce qui est complexe et non l'inverse. A. N. Whitehead exprimait la même chose lorsqu'il laissait entendre que la notion d'organisme devait être élargie vers le bas jusqu'à inclure les particules. W. H. Thorpe 22 était plus clair encore: «Nous devons repenser les sciences physiques, forts de la notion d'organisme issue des sciences biologiques. » Mieux, il aurait pu dire «dérivé de l'écosystème autorégulateur ou de Gaïa elle-même ». Cela mettrait en lumière des structures et des fonctions qui, quoique fort évidentes à un niveau d'organisation élevé, sont embryonnaires à des niveaux moins complexes. Cela montrerait que ces structures et fonctions, loin d'être autonomes, sont, en effet, les parties différenciées de systèmes naturels, de processus vitaux supérieurs et de la hiérarchie gal'enne spatio-temporelle, à laquelle ils sont subordonnés et dont ils assurent la stabilité (voir Chapitres 41 et 45).
5 L'écologie est téléologique L'attitude des biologistes vis-à-vis de la téléologie fait songer à celle des gens pieux face à une tentation à laquelle ils ne sont pas sûrs de pouvoir résister. Sir Peter MEDAWAR (1915- 1987) L'écologie est comme ces femmes en compagnie desquelles on ne veut pas être vu dans la rue, mais à qui on est prêt à accorder son amour en privé. Von BRUCKE (aîné) Malgré tout, comme la cbaîne et la trame, mécanisme et téléologie sont imbriqués. On ne peut faire tenir l' un sans l'autre, car leur union est ancrée dans la nature même de la totalité. D' ARcy THOMPSON Les explications écologiques sont, dans les milieux universitaires, un péché contre l'esprit saint de la rationalité scientifique; elles nient l'objectivité de la nature. James LoVELOCK L'hypothèse Gaïa ( ... ) offre une alternative à cette vision pessimiste de la nature, force primitive devant être soumise et conquise, et à cette image tout aussi déprimante de notre planète, vaisseau spatial lancé dans une course folle, voyageant pour l'éternité, sans pilote et sans but, sur une orbite basse du système solaire. James LoVELOCK
L'explication téléologique des processus du vivant s'articule autour de la notion de but - la «cause finale)} d'Aristote - plutôt que sur celle de cause antérieure, seule admise par la communauté scientifique. La téléologie est indispensable, nous dit le neurophysiologiste et prix Nobel Ragnar Granit " pour comprendre 41
pourquoi les choses se produisent - sachant que tant qu'on ne l'a pas compris, il est très difficile de savoir comment elles le font. Cela se vérifie aussi pour toute entité ou tout processus. C'est ce qu' afftrment Robert Fuller et Peter Putnam 2 : Un ingénieur électronicien confirmé est souvent incapable de déterminer quelle est la fonction d'un circuit relativement simple, en dépit de sa connaissance parfaite du réseau et des propriétés de ses unités de base. En revanche, en ayant une idée d' ensemble de la fonction générale du circuit, il est possible d'en examiner les composants et d'établir avec précision le rôle qu'ils jouent dans l'accomplissement de cette fonction.
Dans le cas présent, les unités élémentaires n'acquièrent de signification qu'une fois leur fonction établie dans l'ensemble du circuit électronique. Granit' l'illustre en s'appuyant sur la découverte du processus d'accommodation de l' œil à la lumière et à l'obscurité: Lorsque les cellules en cônes et en bâtonnets de la rétine des vertébrés furent découvertes, s'il n'était pas apparu avec évidence que les bâtonnets étaient majoritaires dans la rétine des animaux nocturnes et que les cônes l' étaient dans celle des animaux diurnes, cette découverte n'aurait eu qu'une portée limitée. Mais quand on en comprit la signification (le pourquoi), elle devint la pierre angulaire d'un vaste corps de recherches biologiques sur l'adaptation de l'œil à la lumière et à l'obscurité, la vision par bâtonnets et la vision par cônes, et la fosse centrale dépourvue de bâtonnets de la rétine humaine.
Aussi brillamment qu'ils puissent être décrits, les cônes et les bâtonnets n'acquièrent de signification qu ' une fois que l'on a compris à quoi ils servent. De même, ce n 'est qu'après avoir déterminé quelle est la fonction d'un organisme ou d'un système naturel que l'on est en position de se demander comment il la remplit. Cette approche est souvent qualifiée de méthode cybernétique. C'est exactement ainsi que James Lovelock 4 a développé son hypothèse Gaïa. Examiner la Terre de façon cybernétique revient à se poser la question: « Quelle est la fonction de chaque gaz contenu dans l'atmosphère ou de chaque composante de la mer?» En dehors du contexte de Gaja, une telle question semblerait illogique et circulaire. Mais, prise dans ce contexte, elle n'est pas plus illogique
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que de se demander: « Quelle est la fonction de l'hémoglobine ou de l'insuline du sang 7» Nous avons postulé l'existence d' un système cybernétique; il devient alors raisonnable de s'interroger sur la fonction des parties qui le composent.
Lovelock prend donc comme point de départ l'extraordinaire constance de la composition chimique de l'écosphère - les taux d'oxygène et de gaz carbonique contenus dans l'atmosphère, par exemple, ou celle de la teneur en sel de la mer. n recherche ensuite les mécanismes capables d'assurer cette constance. Ralph Gerard' fait remarquer que le physiologiste procède exactement de la même façon: Toute sa vie, le physiologiste s' interroge sur les buts poursuivis par l'organisme, même s'il répugne à l'admettre, surtout en public. Nous voyons un comportement intentionnel dans le corps tout entier; c'est le seul moyen d' en comprendre le sens. Et nous recherchons ensuite le mécanisme qui accomplit l'intention.
Pour le paradigme scientifique, la méthode téléologique de construction de la connaissance est totalement illégitime. Accuser un scientifique de recourir à un argument téléologique, c'est l'accuser d'avoir une attitude antiscientifique, et même d'être un charlatan. Rares sont les chercheurs qui acceptent de prendre ce risque. Lovelock lui-même refusa d'abord d'admettre que son argumentation était téléologique. Le Daisy Warld Madel «< Petit Monde des pâquerettes »), qu'il a conçu avec Andrew Watson de l'Association de biologie marine de Plymouth et auquel il attache tant d'importance, vise avant tout à montrer que les processus cybernétiques ne sont pas nécessairement téléologiques. Cependant, modéliser un processus cybernétique rudimentaire et hypothétique est une chose; construire un modèle d'un processus complexe, comme la stratégie dynamique et créatrice de développement du fœtus, sans recourir à la téléologie, en est une autre. Les scientifiques orthodoxes se livreront à toute sorte d'acrobaties verbales pour occulter le caractère téléologique de leurs arguments. L' une de leurs ruses consiste à refuser toute intentionnalité aux processus du vivant et à affirmer que la nature donne seulement l'impression de manifester une intention. Julian Huxley ' (1887-1973) dit ainsi qu' «à première vue, le domaine biologique paraît totalement orienté vers un but. Les organismes sont conçus comme s'il leur fallait poursuivre intentionnellement 43
un dessein conscient». Mais telle est pourtant la vérité. Comme le grand génie Darwin (1809-1882) a voulu le montrer, l'intention n'en serait une qu'en apparence. Il nous dit: [L' usage du terme intention] ne recouvre ici aucune aptitude à saisir les opportunités, ni même à appréhender consciemment un résultat. Le mot n'est qu ' une étiquette commode pour désigner ces tendances dans le cadre de l' évolution; ce qui peut se produire se produit généralement ; les changements surviennent comme ils peuvent et non point parce qu' ils seraient les plus favorables; et le cours de l'évolution suit les circonstances et non un plan ' .
C'est l'inverse qui est vrai. L'«opportunisme » est d'ailleurs en soi un concept téléologique. Un individu capable d'adaptation ne saisit pas n'importe quelle opportunité de susciter un quelconque changement aléatoire, mais d'évidence un changement qui serve ses objectifs - celui qu ' il juge <de plus favorable»pour lui-même et pour la hiérarchie des systèmes naturels dont il fait partie. Toujours pour montrer qu'ils sont capables de se passer de téléologie, les scientifiques empruntent des voies encore plus détournées. David Merrell ' constate que dans tous les écrits modernes sur la biologie figure tout un assortiment de formules téléologiques qui viennent en quelque sorte confirmer la tendance homéorhétique des systèmes vivants. Les biologistes parlent continueUement de quelque chose qui se produit « dans tel but », «afin que ceci soit possible » , «pour servir les besoins de cela », etc.
Cependant, les philosophes s'évertuent encore à montrer que ces affirmations peuvent être comprises dans un sens non téléologique. Cela les amène souvent à s'empêtrer dans des «labyrinthes de périphrases ». Comme le cybernéticien Peter Calow' le fait remarquer, les biologistes ont été «habitués à dire qu ' une tortue vient à terre et pond ses œufs» non qu'« elle vient à terre pour pondre ses œufs ». Celui-ci montre lui aussi comment il est possible de traduire des propositions téléologiques en langage non téléologique. Ainsi l'affirmation <de cœur des vertébrés a pour fonction de pomper le sang» peut être formulée en disant tout simplement: « Le cœur est nécessaire à la circulation du sang des vertébrés. »
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Un autre procédé consiste à fournir une explication purement mécanique de l'intention. Il est inspiré par la machine à rétroaction des cybernéticiens. Celle-ci est programmée pour atteindre un objectif, mais, la machine ne poursuivant pas une cause finale, son fonctionnement n' est pas considéré comme téléologique et n'a donc pas à être expliqué par quelque phénomène surnaturel. Le principe ainsi expliqué devient conciliable avec celui de causalité, avec le réductionnisme, la méthode statistique et, bien sûr, le mécanisme. Comme le dit Henri Atlan: «Ce nouveau type de finalité est acceptable parce qu'il n'est pas dérivé d' un idéalisme théologique, mais d'un néo-machinisme, c'est-à-dire d'une métaphysique scientifiquement acceptable 10. » Cette dernière fut ensuite baptisée « téléonomie » par le biologiste Colin Pittendrigh, terme repris plus tard par de nombreux autres biologistes de renom. L'acceptation de la téléonomie nous autorise à poser la question «pourquoi?» (et non «comment?»), mais seulement dans la sphère limitée du fonctionnement d'une machine. Elle ne nous dit pas « pourquoi » la machine a été conçue de façon à fonctionner de telle manière, ni «pourquoi » on lui a assigné telle fonction. Cependant, le développement de la biologie moléculaire, qui culmina dans le déchiffrement du code génétique par Francis Crick et son collègue James Watson, vint renforcer le crédit de la notion de téléonomie. Les êtres vivants, soutiennent les spécialistes en biologie moléculaire, donnent l'impression de tendre vers un objectif ou une cause finale, mais c'est parce qu'ils ont été programmés comme des machines dans cette direction: le programme génétique a remplacé le programme d'ordinateur comme deus ex machina. Or, aucun des processus du vivant ne peut être compris à partir des informations contenues dans son programme, puisqu' ils sont en interaction constante avec un environnement plus vaste, dont ils tirent une grande part de l'information nécessaire à l'obtention de leur état finaL Ainsi, un embryon en cours de développement reçoit des informations durant la totalité du processus embryologique, d'abord en provenance du cytoplasme, ensuite de la matrice; plus tard, après la naissance, de nouvelles informations sont fournies à l'enfant par sa famille, puis, au fur et à mesure qu ' il grandit, par la communauté et l'écosystème dont il fait partie. L'un des attraits majeurs du darwinisme pour les scientifiques 45
provient de ce que ses concepts de base ne semblent pas être téléologiques. Or c'est là une illusion. La compétition, par ~xemple, implique qu'il y ait compétition pour quelque chose. Etant donné qu'elle est pour les darwinistes étroitement liée à la notion de «survie du plus fort », elle signifie donc compétition pour la survie. Mais pourquoi les êtres vivants veulent-ils survivre? Nous pensons que c'est le cas, mais ce n' est pas une supposition scientifique. Les pierres ne tiennent pas particulièrement à survi vre. Elles ne font du moins aucun effort apparent dans ce sens. Les ampoules électriques, les bas nylon et une multitude d'autres biens de consommation sont conçus précisément pour ne pas survivre, puisqu'il est économiquement avantageux de leur incorporer une « obsolescence planifiée ». Le concept de sélection naturelle, autre concept clé du néodarwinisme, est tout aussi téléologique, comme P.-P. Grassé 11 n'a cessé de le démontrer. «Il ne peut y avoir de tri sans intention, écrit-il. Que ce soit la nécessité qui l'anime, ou tout autre facteur, qu'importe; les causes changent mais n'en sont pas moins finalisantes. » En réalité, si la notion de sélection est utile aux néo-darwinistes, c'est qu'elle leur permet de déléguer à un environnement mal défini les fonctions téléologiques sans lesquelles le développement et le bon fonctionnement du monde naturel ne peuvent s'expliquer. Il s'agit évidemment d'un bien piètre subterfuge, mais les scientifiques orthodoxes semblent s'y laisser prendre facilement. Grassé appelle « pseudotéléologie » « ce simulacre de téléologie par la sélection qui désigne la finalité tout en la niant ». Mais c'est là une vaine manœuvre car
6 L'écologie explique les événements en fonction de leur rôle dans la hiérarchie spatio-temporelle de Gaïa Le microbe n' est rien, le terrain est tout.
Louis PASTEUR (1 822-1895) De nos jours, la question de la causalité est des plus confuses. D'un côté, les hommes de science qui font appel à cette notion sont apparemment trop occupés à accumuler des faits pour se soucier beaucoup du sens qu'ils lui donnent, et depuis Hume la plupart des philosophes, de leur côté, semblent avoir des convictions en la matière difficilement compatibles avec l'utilisation de cette notion en biologie.
J. H. WOODGER On ne peut ni comprendre pleinement ni expliquer scientifiquement la signification d ' un objet ou d'un événement naturel donné si nous ne mettons pas en lumière ses rapports avec ce processus que nous appelons cosmos. C. Judson HERRICK
Du point de vue, de la science orthodoxe, tout événement est le produit d'une « cause ». Celle-ci est un événement discret, observé empiriquement par induction, et qui, dans le temps, précède l'effet; on postule alors que cet effet est toujours le même. Ce principe explicatif est parfaitement conforme au paradigme scientifique. Il est réductionniste, puisque la cause est un événement discret; mécanique, puisque celle-ci est l'impulsion qui déclenche un effet spécifique et prévisible, et que les impulsions ne sont ni créatrices, ni intelligentes; il est compatible avec le dogme du hasard, du fait que le processus causal se déroule indépendamment des autres processus; et non téléologique, car la cause doit nécessairement précéder l'effet.
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Il fournit cependant une image très trompeuse du monde réel, car un processus vital - contrairement à l'impression qu'en donne le néo-darwinisme - ne se déroule pas dans le vide, mais est partie intégrante d'un processus beaucoup plus général: l' évolution de l'écosphère elle-même. En tant que tel, il est soumis au contrôle homéoarchique (voir Chapitre 45) de la biosphère, considérée comme un système spatio-temporel. Un tel contrôle de la partie par le tout peut être regardé comme une causalité holistique ou, ainsi qu'elle a été également qualifiée, une causalité «émergente» ou «vers le bas ». Par ailleurs, si un processus vital évolue, c'est pour remplir une fonction particulière dans la hiérarchie de l'écosphère afin d'aider à en préserver l'ordre spécifique et donc la stabilité. C'est pourquoi il ne peut être expliqué qu'en fonction de son rôle ou de l'objectif qui est le sien au sein de la hiérarchie spatio-temporelle gaïenne. Et c'est cette explication qui doit être considérée comme sa cause - si tant est que le mot «cause» puisse servir à comprendre les processus du vivant. En outre, la même cause n'entraînera pas toujours les mêmes effets. Si un être vivant ne peut remplir sa fonction de la manière habituelle, il tentera de le faire autrement, appliquant ainsi le principe d'« équifinalité ». En clair, on ne peut pas expliquer un processus vital en fonction d'un certain événement, s'il est capable d'atteindre son but quand bien même cet événement n'aurait pas lieu (voir Chapitre 25). Si un processus homéotélique normal ne peut être expliqué par des causes discrètes isolées, un processus hétérotélique (voir Chapitre 42), c'est-à-dire qui interrompt le fonctionnement des systèmes naturels et les empêche d'atteindre le but pour lequel ils sont conçus, ne peut l'être non plus. Car un événement hétérotélique est susceptible de déclencher une véritable réaction en chaîne, séquence d'événements de plus en plus hétérotéliques. Il se peut que l'événement considéré comme une cause ne soit qu'un parmi une longue série dont chaque maillon peut être considéré comme une cause. Méditons le passage suivant tiré des écrits de George Perkins Marsh 1 (1801-1882), l'un des plus importants précurseurs de l'écologie moderne: Les larves aquatiques de plusieurs variétés d'insectes représentent à certaines saisons une grande part de la nourriture des poissons d'eau douce, tandis que d'autres larves, à leur tour, se nourrissent
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du frai et même des petits de leurs prédateurs. Les larves du moustique et du moucheron, dans les régions boisées où abondent ces insectes, sont la proie favorite des truites. Dans les premières périodes de l'année, la truite se nourrit des larves de l'éphémère, qui lui-même détruit le frai des saumons. Par une sorte de réaction en chaîne circulaire, la destruction du moustique, nourriture de la truite qui mange l'éphémère, qui lui-même détruit les œufs pondus par le saumon tant apprécié des gourmets, risque donc d'entraîner la raréfaction de ce dernier dans les eaux où, sans cela, il serait abondant. Toute la nature est donc liée par des liens invisibles et toute créature vivante, aussi modeste, aussi faible, aussi dépendante soit-elle, est nécessaire au bien-être de quelquesunes des myriades de formes de vie dont le Créateur a peuplé la Terre.
Pour quelle raison notre gourmet est-il donc privé de son mets favori? Quelle est la cause de la pénurie de saumon? La première réponse qui vient à l'esprit est que l'éphémère a mangé les œufs de saumon. Est-ce là une cause suffisante? D'évidence non, puisque les éphémères n'auraient pas posé de problème s'il y avait eu assez de truites pour les manger. Le fait qu'il n'y ait pas eu le nombre de truites approprié a donc lui aussi contribué à entrainer cette fâcheuse conséquence. Mais ce n'est toujours pas une cause suffisante puisque, si les truites avaient eu assez de larves de moustiques à manger, elles n' auraient pas disparu; l'absence de moustiques peut donc, elle aussi, être considérée comme une cause - sans être encore suffisante, car si les gens n'avaient pas tué les moustiques, leurs larves seraient restées abondantes. Le problème demande manifestement à être creusé. Pour commencer, il est évident qu'à une époque, les habitants de la région s'accommodaient des moustiques; pourquoi ne le font-ils plus? Peut-être les nouveaux venus dans le pays sont-ils particulièrement sensibles à leurs piqûres? Peut-être se sont-ils laissé convaincre par un fabricant de produits chimiques de se débarrasser des moustiques - que, sans cela, ils auraient tolérés en les aspergeant d'un insecticide produit par ce fabricant. Mais pourquoi les gens sont-ils assez stupides pour empoisonner leur environnement avec des substances cancérigènes? Pourquoi, en outre, l'industrie chimique est-elle autorisée à les produire? Répondre à ces questions nous amènerait à nous interroger sur la nature de notre société industrielle et à nous demander comment elle s'est formée.
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Dans une société de ce genre, cela va de soi, il est commode politiquement et commercialement de considérer la cause immédiate comme déterminante et d'ignorer les autres. Cela explique que l'on ait recours aux expédients les plus superficiels et que l'on s'accommode des structures sociales et économiques dont nous dépendons pour nos besoins à court terme, plutôt que de les changer. L'activité principale des grandes firmes qui composent désormais notre société consiste à fournir des palliatifs techniques de ce genre. Attribuer les dommages subis par les cultures à un ravageur quelconque, justifie la guerre chimique qu 'on lui livre (ce qui arrange les affaires des fabricants de pesticides); estimer qu'un certain microbe est la cause d'une maladie infectieuse justifie que l'on recoure aux antibiotiques pour l'éliminer (à la grande satisfaction de l'industrie pharmaceutique). Ce type de solutions stimule en outre d'autres activités économiques - transport, banques, commerce de détail - quj toutes créent de l'emploi, augmentent les recettes fiscales de l'Etat et améliorent, temporairement du moins, notre bien-être matériel. Hélas, les expédients techniques ne peuvent résoudre que des problèmes techniques. Ils sont incapables de suspendre le cours de la désagrégation des systèmes naturels. En éliminant les symptômes, ils rendent les problèmes plus supportables mais contribuent ainsi à les perpétuer. René Dubos 2 , le microbiologiste franco-américain, père de ce que l'on pourrait appeler l'écologie de la santé, a montré il y a quarante ans que les microbes ne sont pas la cause des maladies infectieuses. L'homme hébergera toujours d'immenses populations de microbes; de fait, selon la microbiologiste américaine Lynn Margulis ' , connue pour ses travaux sur l'écologie microbienne et sur l'hypothèse Gaïa, nous avons dans notre corps autant de cellules microbiennes (procaryotes) que de cellules animales (eucaryotes), dont la plupart jouent un rôle essentiel dans notre métabolisme. Dubos attribue les maladies à une rupture de l'équilibre fondamental entre l'homme et ses populations microbiennes, rupture précipitée par tout un éventail de facteurs possibles: vieillissement, nourriture inadéquate, exposition à un rayonnement ionisant de faible énergie, polluants chimiques ou virus qui viennent attaquer le système immunitaire. Louis Pasteur (1822-1895), qui incriminait les micro-organismes, fut le premier à reconnaître son erreur. W. R. Day', qui 50
fait autorité en matière de pathologie végétale, a bien vu lui aussi que jeter la pierre aux parasites conduit à négliger les causes fondamentales. Une maladie infectieuse peut être provoquée par une subtile combinaison de facteurs qui affaiblissent la résistance de l'organisme et le rendent vulnérable à une agression qu'il repousserait sans difficulté en temps ordinaire. Les dauphins que l'on a récemment trouvés morts dans la mer du Nord sont révélateurs de la contamination de celle-ci, de par la présence dans leurs tissus de toutes sortes de métaux lourds, produits chimiques et radionucléides à faibles concentrations, qui se combinent pour affaiblir le système immunitaire des mammifères marins face aux virus officiellement incriminés. La vérité est que la mer du Nord n'est plus un habitat viable pour les dauphins et nombre d ' autres formes de vie supérieures. Il en est probablement de même pour la dégradation des forêts d' Europe et de la côte est de l'Amérique du Nord, de plus en plus malades. On a incriminé les « pluies acides », contenant entre autres de l'acide sulfurique, formé à partir des émissions industrielles d'anhydride sulfureux au contact de l'humidité de l'air. Mais les arbres dépérissent et meurent aussi dans des zones où la pollution acide soufrée s'avère faible ou inexistante. La responsabilité en incombe sans doute à un cocktail subtil de polluants de toutes sortes - présents dans l'air, les eaux de pluie et le sol - ce qui nous oblige à cette constatation alarmante : la société industrielle moderne modifie le milieu jusqu'à le rendre de plus en plus impropre à des fonnes de vie complexes comme les grands arbres. Un tel état de l'environnement se trouve à l'opposé de celui d'un écosystème à son climax, c'est-à-dire à son apogée, dans lequel l'incidence de ce genre de problèmes est réduite par le contrôle du tout sur les parties, afin que ces dernières lui demeurent homéotéliques (voir Chapitres 41 et 45). Il est impossible de comprendre les problèmes effrayants d'aujourd'hui à travers le concept scientifique étroit de causalité. Il nous faut au contraire les examiner dans leur contexte écosphérique total. Il deviendra alors évident qu'ils ne peuvent être résolus par des moyens technologiques, mais plutôt en corrigeant les déséquilibres sociaux et écologiques profonds dont ils ne sont que les symptômes. Il apparaîtra aussi clairement que cela suppose des changements fondamentaux dans notre société et notre 51
économie, et dans leurs rapports avec une écosphère de plus en plus dégradée, changements indispensables pour que la préservation de l'ordre écosphérique spécifique dont dépend notre survie devienne prioritaire.
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La connaissance fondamentale est innée Le déductivisme, dans les écrits mathématiques, et l'inductivisme, dans les articles scientifiques, sont simplement les poses que nous choisissons d'adopter face au public lorsque le rideau se lève. Sir Peter MEDAWAR (1915· 1987)
Aucune proposition ne se trouve dans l'esprit s'il ne la connaissait déjà, s'il n'en a jamais pris conscience. John LocKE (1632· 1704)
Un des fondements de la science moderne est que toute connaissance s'acquiert par l'observation. Cela implique, entre autres, qu'à la naissance l'esprit de l'enfant est semblable à une page blanche - la tabula rasa des philosophes empiristes - sur laquelle la connaissance empirique s'inscrit progressivement pendant tout le temps que dure l'éducation. Cette thèse est en accord avec la conception selon laquelle tout être vivant est un « isolat» temporel, mais elle est incompatible avec notre perception de la continuité et de la stabilité des systèmes naturels. L'éthologiste Robert Fantz 1 a remarqué que les poussins nouveau-nés picoraient des objets sphériques cent fois plus souvent que des objets pyramidaux. Le prix Nobel Niko Tinbergen a constaté, quant à lui, que les goélands argentés nouveau-nés picoraient de préférence des objets ressemblant au bec de leurs parents, qui les a tout d'abord nourris. On a également relevé des préférences marquées pour certains objets chez les bébés chimpanzés. Fantz a aussi montré que les enfants manifestaient plus d'intérêt pour des objets plats sur lesquels étaient peints des visages humains réalistes que pour ceux où les traits du visage étaient représentés de façon brouillonne, tandis qu'ils ignoraient presque totalement des objets semblables sur lesquels aucun trait humain n'était représenté. 53
De l'avis de Fantz', ses expériences prouvaient que les êtres vivants naissent avec une «connaissance innée de l'environnemenl», savoir qui «constitue le soubassement sur lequel peut venir s'accumuler toute la connaissance issue de l'expérience». Il doit en être ainsi, car chaque génération hérite d'une information génétique qui reflète l'expérience accumulée par ses ancêtres depuis la nuit des temps. C'est seulement de cette façon qu'une espèce (et l'ensemble de la hiérarchie gaïenne dont elle fait partie) peut acquérir continuité ou stabilité. La morphogenèse - y compris celle du cerveau de l'individu et donc de son aptitude à échafauder la connaissance - doit présenter une certaine continuité ou stabilité. Ce qui est vrai de la morphogenèse l'est aussi du comportement, ces processus ne représentant que différentes étapes du même processus gaïen. Il s'ensuit que le comportement des générations successives présente lui aussi une continuité (ce que nous enseigne d'ailleurs la réalité): celle-ci implique que l'individu hérite d'un modèle rudimentaire représentatif de ses rapports avec l'environnement et reflétant l'expérience accumulée par le groupe culturel, la race ou la variété et l'espèce auxquels il appartient. Nous savons que le développement évolutif de toute vie procède du général au particulier. Cela est vrai du développement de l'organisation de la connaissance (le cybernisme) sur laquelle se fonde le comportement. Les caractères essentiels du cybernisme, qui sont par ailleurs invariables, influent nécessairement sur le reste de l'information issue de l'expérience. La partie innée de la connaissance doit donc être la plus générale et, par conséquent, la plus fondamentale, alors que celle qui est issue de l'expérience en est dérivée au cours de l'interaction entre le comportement et le champ où il s'exerce: l'environnement ordonnancé (voir Chapitre 44).
8 La connaissance fondamentale est ineffable. Nous y avons accès par l'intuition Ce dont on est incapable de parler, il faut le passer sous silence. Ludwig WITIGENSTEIN (1889-1931) Le Tao qui peut se dire n'est pas le Tao éternel. LAO TSEU L'adepte du Tao, en prenant conscience de la beauté parfaite de l'univers, atteint à la compréhension. LAO TSEU Une fois qu'on s'est persuadé que le théorème est vrai, on entreprend de le prouver. G. POLYA L' acquisition d ' une technique ou d'un art nous donne une compréhension qu'on ne peut traduire par des mots et qui prolonge les facultés inarticulées des animaux. Michael POLANYl
Pour les philosophes empiristes, et donc pour les scientifiques orthodoxes, la connaissance ne s'acquiert que par une démarche consciente et doit pouvoir s'exprimer par des mots, car seul l'objet de ce genre de connaissance est observable. Or, il y a tout lieu de croire que la connaissance inconsciente, et qui ne peut donc être exprimée, joue un rôle essentiel dans la formation de notre comportement. Michel Polanyi 1 qualifie cette connaissance d' <
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de connaissances professionnelles de cette sorte ( ... ) ils savent bien plus de choses qu'ils n'en peuvent expliquer, ne les connaissant qu ' en pratique, comme des outils spécifiques et non pas explicitement comme des objets ». Polanyi appelle « ineffables» toutes ces connaissances qui ne peuvent être décrites et «processus de pensée ineffable » l'usage que nous en faisons pour guider notre comportement. Nos instincts «s' expriment mal, chacun le sait», ilisait Arthur Koestler ' . «Nous sommes capables de décrire les enchaînements intellectuels dans le plus grand détail, mais ne ilisposons pas du vocabulaire le plus élémentaire pour exprimer les sensations de douleur physique les plus vives - ce que savent à leurs dépens aussi bien les médecins que les patients. » Sur le plan neurophysioWogique, le siège de nos instincts et de nos émotions, ainsi que de nbs valeurs, se trouve dans notre cerveau primitif, le premier à s'être développé au cours de l'évolution. La connaissance organisée dans cette partie du cerveau, que nous associons aux instincts, aux émotions et aux valeurs, est celle dont nous n'avons pas conscience et que nous sommes incapables d'exprimer. Le siège de nos connaissances conscientes, facilement exprimables, semble être quant à lui le néo-cortex, la partie du cerveau la plus récente. Constatation importante, tenter d' agir au niveau de conscience « supérieur » sur des fonctions conçues pour être gouvernées au niveau inférieur conduit au déséquilibre et à l'échec. Le psychologue Victor Frank! J constate qu'un grand nombre de problèmes psychiques associés à l'inaptitude de l'inilividu à accomplir les fonctions comportementales les plus simples sont imputables à cette cause: Dans la pratique clinique, nous avons souvent affaire à des patients pour ainsi dire sur-conscients de ce qu'ils font, ce qui nuit à la qualité de leur action - qu'il s'agisse de l'accomplissement de l'acte sexuel (névrose sexuelle) ou d' un travail artistique quelconque (névrose professionnelle).
Pour reprendre les termes de Frank!, il s'agit d'un phénomène d' hyper-réflexion, contre lequel il convient de lutter par une dé-réflexion, ce qui veut dire que l'on détourne l'attention du patient de lui-même ou de son activité. Polanyi 4 décrit le phénomène en termes approchants:
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Lorsqu'un pianiste détourne son attention du morceau qu'il est en train de jouer pour observer le mouvement de ses doigts, il s'embrouille et risque de devoir s'arrêter. Cela se produit en général lorsque nous attachons notre attention à des détails que nous jugions jusque-là secondaires.
C'est ce qu'on entend généralement par conscience. Dans le cas du «trac» des acteurs, elle consiste pour l' apprenti acteur à «river anxieusement », son attention sur <de mot, la note ou le geste suivant» dont il lui faut se souvenir. Cette obnubilation sur les détails « détruit le sens du contexte qui seul est capable de remettre facilement en mémoire le bon enchaînement de paroles, de notes ou de gestes ». Le remède consiste à permettre à l'esprit de <
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connaissance ineffable est ce qu'on appelle généralement l' « intuition ». Elle est elle-même ineffable et mystérieuse. Cette intuition fondamentale est ce qui confère son unité au monde vivant. Comme l'écrit Placide Tempels, elle est pour les Bantous la sagesse suprême, que l'on ne peut acquérir dans les écoles et les universités. Pour Alexander von Humboldt ' (1769-1859),
l'univers », mais résulte plutôt de processus naturels ordonnés et respectueux de certaines lois. Nous voyons enfin la beauté de l'intégrité des êtres vivants et du monde naturel. Ainsi, remarque le poète américain Robinson Jeffers (1887-1962), « une main coupée est une chose affreuse » et « un homme coupé de la terre et des étoiles et de son histoire/( ... ) est souvent atrocement laid/( ... ) à regarder, ou bien en soi./L'intégrité est plénitude, la grande beauté est/intégrité organique, l'intégrité de la vie et des choses, la divine beauté de l'univers.lAime-la et non l'homme séparément. Sinon tu partageras ses pitoyables confusions ou sombreras dans le désespoir à la tombée dujouf».
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Le savoir écologique se développe par l'organisation mentale de la connaissance Les manifestations d'intelligence ne sont pas la preuve du fonctionnement de l'esprit, elles sont l'esprit lui-même. Gilbert RYLE Comment expliquer la découverte scientifique, la création artistique originale, sans faire référence à l'esprit et à l'imagination? Arthur KOESTLER La compréhension de la matière exige l'imagination nécessaire pour inventer des entités invisibles dans les phénomènes ordinaires. Le miracle permanent de la pe.osée créatrice est que l'esprit soit à la hauteur de sa tâche Gerald FEINBERG Les concepts complexes ne sont pas développés à partir de concepts simples; les concepts simples sont construits à partir d'abstractions des concepts complexes. Russell A CKOFF
Si les concepts de «connaissance ineffable » et d'intuition sont étrangers au paradigme scientifique, celui d'esprit l'a aussi été jusqu'à la formation dans les années 1970 de l'école « cognitive» et « mentaliste » dans les sciences comportementales, car son fonctionnement n'est pas observable au même titre que les objets matériels. Ainsi, pour David Hume (1711-1776), seules les impressions (sensations) et les idées sont réelles, l'esprit n'étant considéré que comme la somme des impressions et idées. Gilbert Ryle 1 insistait sur le fait que l'esprit ne peut avoir une existence distincte de son fonctionnement, et que tout ce qu'on pouvait 60
dire de lui était vide de sens. Telle a été en gros la position des philosophes empiristes depuis lors. Lorsque John B. Watson (1878-1958) et l'école behavioriste américaine cherchèrent à éliminer de leur champ d'études toutes les spéculations métaphysiques de leurs prédécesseurs pour parvenir à une « science pure », ils nièrent l'existence de l'esprit comme l'avaient fait Hume et Ryle. Tout concept introspectif qui n'était ni observable ni quantifiable n' était pas jugé scientifique et devait être rejeté. Watson 2 estimait que la conscience, par exemple, siège de la connaissance pour les empiristes depuis Descartes, n' était «ni définissable ni utilisable en tant que concept » et n'était qu'«un autre mot pour désigner l'ancien concept de l'âme». « Nul n'a jamais touché l'âme, ni n' en a vu une dans une éprouvette », disait-il. Telle était aussi la position de E. C. Tolman J . « Le comportement » est la seule chose que l'on ait jamais pu observer chez les êtres humains, renchérissaitil - et « c'est tout ce dont on peut parler scientifiquement». Comme le comportement est gouverné par le hasard, il n'a pas besoin de l'esprit comme instrument de coordiriation. D'après Koestler, lorsqu'un couturier dessine une nouvelle robe, il n'a pas une image mentale de la robe une fois finie. Ce serait là un comportement téléologique, tout à fait inadmissible pour la science. D' ailleurs, comment pourrait-on quantifier une image mentale et l'expliquer dans les termes scientifiquement respectables de la physique ou de la mécanique? «La seule chose que fait le couturier», dit Watson" est d'appeler son mannequin qui prend un morceau de soie pour le draper autour d'elle; il le resserre ici, le relâche là. Il manipule l'étoffe jusqu'à ce qu 'elle ressemble à une robe.
Un peintre accomplit de même sa besogne. «Le poète ne peut non plus prétendre à une autre méthode. » En réalité, insiste-t-il, <des créations verbales - poèmes ou brillants essais - ne résultent que d'une manipulation des mots, retournés en tous sens jusqu'à ce qu'on tombe sur une formule heureuse ». Les membres de l'école de sociologie behavioriste adoptent la même attitude. George A. Lundberg ' estime que la recherche des motivations de l'action humaine ne constitue pas une démarche scientifique, car elle procède d'«une quête animiste ». C' est sous l' influence de ce genre d' idées que la sociologie a dégénéré en étude des atomes, observables du comportement social. 61
Les néo-darwinistes et les sociobiologistes adoptent la même optique vis-à-vis de l'évolution. Selon Watson 6: La mati ère orgartique brute est manipulée au hasard - ici est ajoutée une queue, là une paire d'ailes, et finalement, une structure adéquate est découverte et conservée parce qu'eUe se révèle être la mieux adaptée.
La seule méthode d'acquisition du savoir scientifiquement acceptable est l'induction, qui consiste en l'accumulation de données séparées et successives et en leur corrélation. Plus un lien de corrélation sera fréquent, plus on sera fondé à penser que les événements continueront de se produire conjointement, et qu ' il s'agit d' une relation « de cause à effet». Cette méthode d'acquisition de la connaissance est parfaitement en accord avec le paradigme scientifique. C'est bien un concept réductionniste, puisque chaque observation peut être considérée comme un «atome» de connaissance, exactement comme chaque «bit» est un atome d'information, chaque «réflexe» un atome de comportement, chaque sensation un atome de perception sensorielle et chaque mème (pour reprendre le terme de Richard Dawkins) un atome de culture. Cette méthode est quantifiable, puisque les observations peuvent être dénombrées. Elle est conciliable avec la thèse du comportement aléatoire plutôt qu'ordonné ou téléologique, passif et mécanique plutôt que dynamique et créateur. Mais elle présente de très graves fai blesses. Hume 7 fut le premier à attirer l'attention sur ses limites: il n'y a aucun motif logique, déclarait-il, de supposer que <des situations nouvelles pour nous ressemblent à celles que nous avons connues»; en d'autres termes, « même après que nous avons observé la conjonction fréquente ou constante de divers objets, nous n' avons aucune raison d'en déduire quoi que ce soit concernant un objet autre que ceux qui nous sont déjà connus '». Toutefois, malgré cela, Hume pensait que seule l'induction était valide pour acquérir des connaissances. En effet, on considère ce philosophe comme le premier théoricien de l'induction. D'autres épistémologues, notamment Emmanuel Kant et plus tard Karl Popper, ont pris cette objection logique plus au sérieux. Elle ne semble pourtant pas être la plus importante, puisque aucune méthode d'acquisition « synthétique » du savoir ne peut déboucher sur des connaissances irréfutables logiquement. Ce 62
dont nous avons besoin, c'est un moyen d'acquérir une connaissance qui ait la plus grande chance d'être vraie - le degré de probabilité nécessaire étant différent selon l'objectif à atteindre. La question est de savoir si l'induction est au moins capable de satisfaire à cette exigence plus modeste - or on peut démontrer qu'elle ne l'est pas. On peut pousser plus loin l'argumentation proposée par Hume contre l'induction: en raison de la nature même des processus du vivant (qui ne semblent guère intéresser les logiciens), le fait d'avoir observé que des événements se produisaient de manière concomitante ne signifie pas pour autant qu'ils continueront indéfiniment à le faire. Polanyi 9 remarque que notre espérance de vie n'augmente pas avec le nombre de jours que nous avons vécus. On a au contraire moins de chances de passer les prochaines 24 heures quand on a déjà vécu 30000 jours que lorsqu'on n'en a vécu que 1000. Les tentatives que l' on fait pour entraîner un cheval à se passer de nourriture échoueront précisément après qu'on lui aura imposé avec succès les périodes de jeUne les plus longues, et la certitude d'amuser l'auditoire avec son histoire drôle favorite n'augmente pas indéfiniment avec le nombre de fois où elle a produit son effet.
En réalité, l'accumulation de connaissances exige autre chose qu'une accumulation d'observations séparées. Celles-ci doivent être interprétées en fonction d'un modèle, représentatif de nos rapports avec l 'environnement. La pensée est non quantifiable, non réductionniste et inconciliable avec le paradigme scientifique. Mais sans elle, «sans l'interprétation théorique », pour reprendre les termes de Popper 10,
entre 1977 et 1980, période au cours de laquelle la criminalité commença à croître de façon alarmante à Brixton, «le nombre de policiers dépassait de 113 % la norme prescrite pour la région» . Ils en concluaient que
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J'espère que vous observez comme je vous le demande. Je crains pourtant que quelques-uns, (au minimum) d'entre vous, au lieu d'observer, éprouvent le besoin pressant de me demander ce que je veux qu'ils «observent ».
Si c'était le cas, l'expérience, leur dit-il, avait réussi, car son but était de montrer que « pour observer, il faut avoir à l'esprit une question précise qui puisse être tranchée grâce à l'observation ». Constatation intéressante, dans son essai autobiographique, Darwin 14 soulignait qu'il « appliquait des principes baconiens et, sans faire appel à aucune théorie, collectait les faits en grand nombre ». Mais, plus loin dans le même ouvrage, il admettait qu'il ne pouvait s'empêcher de former une hypothèse sur chaque sujet. Dans sa correspondance, il est plus explicite encore. Il écrit ainsi dans une lettre à Henry Fawcett (1833-1884): « N'estil pas étrange que personne ne voie que toute observation ne peut se faire que pour défendre ou critiquer un certain point de vue? » et dans une lettre " au naturaliste H. W. Bates (1825-1892):
- grâce à un processus mystérieux, aurait-il pu ajouter, que le terme « intuition » évoque parfaitement.
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L'esprit présente une organisation hiérarchisée d'instructions associée à un modèle ou carte dynamique Pour que des processus vitaux s'opèrent, un modèle de leur résultat, autrement dit de leur but, est nécessaire, ou en tout cas un schéma présentant le même degré de spécificité, qui permettra de suivre le bon ordre de montage. Paul WEISS
Pour qu'un système naturel soit capable d'entreprendre une séquence d'actions coordonnées et donc de suivre une stratégie pour se maintenir dans sa trajectoire, ou ses chréodes (voir Chapitre 25), et atteindre l'état final voulu (un bébé dans le cas de l'embryon, un climax dans celui d'un écosystème), son cybernisme doit être doté de l'ensemble d'instructions nécessaire. Mais cela ne suffit pas. li doit posséder un modèle des relations entre le système et son objectif, de la voie à prendre ou des chréodes à suivre pour l'atteindre, et des éventuelles perturbations à neutraliser afin que le but soit atteint. Pour Norman Horowitz 1, le gène fournit un modèle de ce genre: Il apparaît évident que la synthèse d'une enzyme - molécule de protéine géante comprenant des centaines d'acides aminés placés bout à bout dans un ordre particulier et unique - nécessite un certain modèle ou ensemble d'instructions. Ces instructions doivent être caractéristiques de l'espèce ; elles doivent être automatiquement transmises de génération en génération, elles doivent être constantes tout en étant capables d'évolution. Le gène est la seule entité connue capable d'accomplir cette fonction. On a de bonnes raisons de penser qu'il transmet l'information en agissant comme modèle ou patron.
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Le rapport entre le génome - qui, plutôt que le gène, doit être considéré comme le fournisseur de ce modèle et de ces instructions - et les protéines qu'il synthétise doit être le même sur le plan fonctionnel que celui qui existe entre tout cybernisme et le processus de vie dont il permet l'accomplissement. Dans chaque cas, l'information organisée dans un milieu cybernétique est convertie en un comportement particulier: les instructions se traduisent en action. Le modèle doit donc être fortement animé d'intention - et non pas objectif ou, selon les termes de Keith Oatley', « neutre au sens où l'est, par exemple, une encyclopédie ». Au contraire, il est plus juste de considérer que le modèle est formulé dans le même langage que le schéma d'instructions du système. Ainsi, c'est parce que les règles fondamentales des sociétés traditionnelles sont à caractère moral que leur modèle culturel est formulé en termes moraux. Les instructions potentielles sont organisées en fonction de l'étape du processus à laquelle elles deviennent nécessaires; en fonction, également, de la probabilité qu'elles soient rendues nécessaires par l'apparition de conditions auxquelles elles pourront répondre par un comportement adapté. Le modèle fournit ainsi une représentation des rapports entre le système et son champ ou environnement, utile pour la mise en œuvre des instructions qui permettront au système d'atteindre son but en dépit des obstacles possibles. Au cours d'une campagne militaire, le commandant en chef donne des ordres suivant une certaine hiérarchie. L'ordre le plus général est de vaincre l'ennemi; d'autres plus spécifiques précisent, en fonction des circonstances changeantes de la bataille, comment atteindre cet objectif ultime. Ils seront constamment modifiés à partir des données recueillies par les officiers de renseignements sur le déploiement des troupes alliées et ennemies. On ne se contente pas d'accumuler des données, car un comportement adaptatif ne peut être déterminé sur la seule base de données ou même de toute une banque de celles-ci. Pour atteindre des objectifs de comportement, elles doivent être organisées en modèle, et c'est seulement alors que l'on peut considérer qu 'elles constituent de l'information (voir Annexe 2). C'est ce que font des officiers d'état-major spécialisés: ils déplacent méthodiquement des petits symboles représentant les unités alliées et ennemies sur une carte qui couvre le mur d'une pièce, d'une remorque ou le côté d' une tente servant de quartier
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général. C'est seulement en consultant cette « carte dynamique » que le commandant en chef sait, à n'importe quel moment de la bataille, quelles instructions peuvent conduire à la victoire. Toute autre méthode n'est que tâtonnement, comme celles pratiquées aujourd'hui par beaucoup de politiciens. Sachant que le comportement de la biosphère et de ses sous-systèmes est coordonné et suit une stratégie de survie à long terme, nous pouvons postuler que tout comportement, y compris le processus évolutif lui-même, doit être contrôlé à l' aide d'un modèle dynamique analogue à celui utilisé par le général. L'idée selon laquelle l'esprit des humains et des autres animaux possède un modèle représentatif de leurs rapports avec l'environnement est relativement récente. Le neurologiste H. Head a peut-être été le premier à suggérer que l'information était organisée dans le cerveau pour former des représentations ou «schémas ». L'idée a été reprise par Karl Lashley (1890-1958), qui l'a trouvée utile pour comprendre le comportement qu'il observait chez les animaux au cours de ses propres expériences. En 1932, F. C. Bartlett' publiait Remembering, ouvrage qui est aujourd'hui un classique. Le mécanisme du souvenir, y montre-t-il, ne peut se comprendre que si l'on prend conscience du fait que <de passé agit comme une masse [d' informations] organisée et non comme un ensemble d'éléments dont chacun conserve son caractère spécifique » et que «se souvenir ne consiste pas seulement à réactiver d'innombrables vestiges du passé, figés et sans vie, mais à opérer une reconstruction en imagination ». Ainsi, lorsqu'on raconte une histoire à un groupe de personnes et que, plus tard, on leur demande de la répéter, chacune en donnera une version très différente, reconstruite à partir de son propre modèle mental, de sa vision du monde. Il ne reste de l'histoire d'origine que l'idée générale reçue par l'individu, reflet des opinions ou même préjugés qui sous-tendent sa vision particulière. Son souci majeur ne sera pas de se souvenir des péripéties de l'histoire dans les moindres détails, mais de la rec.onstruire conformément à sa propre vision du monde. A peu près à la même époque, C. Judson Herrick 4 remarquait lui aussi que, pour expliquer les subtilités du comportement, il faut postuler que l' information est ordonnée dans le cerveau suivant des schémas stables, qu'il appela « neurogrammes ». Le premier exposé véritablement articulé de cette thèse fut cependant celui de Kenneth Craik'. Il soutenait que pour remplir sa
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fonction le cerveau devait contenir un modèle de l'univers physique. Seul un organisme doté d'un «modèle réduit dans sa tête du monde extérieur et des actions qu'il pourrait entreprendre» peut essayer différentes options, déterminer laquelle est la plus adaptative, réagir aux situations futures avant qu'elles n'apparaissent - utiliser ainsi la connaissance des événements passés pour faire face au présent et à l'avenir et s'adapter avec succès à son environnement. Polanyi 6 jugea lui aussi nécessaire d'expliquer le mécanisme de l'apprentissage de cette façon. Un rat qui a appris à parcourir un labyrinthe se montrera très habile à choisir le plus court chemin disponible lorsque l'un des chemins aura été condamné. Le comportement du rat est tel que l'on peut estimer qu'il a acquis une représentation mentale du labyrinthe, qu'il est capable d'utiliser pour se guider lorsqu'il y est confronté à des situations différentes.
Ainsi le rat, pas plus que les humains, n'a aucun besoin de l'induction et de procéder par tâtonnements pour retrouver son chemin dans le labyrinthe. On peut même dire que le rat est doté d'un esprit (mimi). Cet esprit, siège des instincts, des émotions, des valeurs et de la sociabilité du rat, lui fournit, avec les instructions appropriées pour un mode de comportement adaptatif homéotélique, un modèle de ses rapports avec l'environnement. Chaque mouvement opéré par le rat sera en outre celui qui, à la lumière de son modèle mental, constamment réactualisé en fonction de l'expérience procurée par chacun des mouvements antérieurs, lui semble avoir le plus de chances d'être couronné de succès. Ce qui est vrai pour l'exemple du rat est valable pour tous les autres systèmes autorégulés, que ce soient les organismes, les sociétés traditionnelles, les écosystèmes ou la biosphère.
11 L'écologie est qualitative Ce qui ne peut être mesuré et réduit en chiffres n'a pas de réalité. GALILÉE ( 1564- 1642)
Qu'y a-t-il d 'exact dans les mathématiques, horm;s leur exactitude ? GOETHE
Plus l'économie s'écarte de la réalité, plus il est facile de la faire passer pour «scientifiquement précise » . Jude W ANNISKI Cela n'a aucun sens de mesurer quelque chose avec un degré de précision de plus en plus grand si la chose mesurée est de plus en plus dépourvue de sens. Ralph
GERARD
Tant que nous avons des lèvres et des voix pour embrasser et pour chanter, qu ' importe qu'un fils de pute invente un instrument pour mesurer le printemps. E . E. CUMMINGS
La connaissance fondamentale de l' homme traditionnel était inscrite dans ses mythes et formulée en concepts abstraits de « destin» , de «justice » et de <
comprendre le monde à l'aide d'idées abstraites, les <
système naturel est complexe, plus on devra exclure. Comme le dit Paul Weiss" « rien ne nous oblige à rabaisser la nature» pour satisfaire aux insuffisances du physicien. Or, c'est précisément ce qu'a fait la science orthodoxe. Si la méthode scientifique est trompeuse, les concepts qu'elle utilise le sont aussi. Woodger' constate: Rien n'est plus frappant en biologie que le contraste entre la compétence, l'ingéniosité et le soin déployés en matière d 'observation et d'expérience et l'indifférence, la négligence dans la définition et l'utilisation des concepts servant à exprimer les résultats.
Le même phénomène en psychiatrie est souligné par le prix Nobel de littérature Isaac Singer' . Celui-ci remarque avec quelle précision les manuels ont «défuù » l'idiot, le crétin, l'imbécile, l'épileptique, l'hystérique, l'hypocondriaque et le neurasthénique: Au lieu d'admettre que nos connaissances sur le cerveau humain, sain ou malade, sont lacunaires, les savants se gargarisent de termes latins . Mais que désignent ces termes savants? Au mieux, un vague ensemble de symptômes. Comme dit le cynique: «Le psychotique bâtit un château dans les airs; le névrosé l' habite et le psychiatre encaisse le loyer! »
De même, des termes essentiels de l'écologie n'ont jamais été correctement défmis. G. H. Orians relève ainsi neuf conceptions différentes de la stabilité, et David Merre1l 6 note que les chercheurs donnent vingt et un sens différents au mot compétition. Dans la philosophie des sciences, les termes utilisés sont tout aussi imprécis. Margaret Masterman 7 reprocha un jour à Thomas Kuhn d'utiliser le mot paradigme de vingt-deux manières différentes. Comme on peut s'y attendre, quand on se met à quantifier des termes aussi imprécis ou ambigus, certains problèmes surgissent. Celui de diversité, par exemple, désigne à la fois le nombre d' espèces d'un écosystème et leur répartition ou importance relative. Ce sont là deux concepts fondamentalement différents, qui ne pourraient se prêter à la même quantification que si l'on était certain que chacun représente une fonction précise de l'autre, de sorte qu'une variation de la valeur de l'un entraînerait automatiquement une variation équivalente de la valeur du second - ce qui n'est pas le cas: en réalité, le rapport qui existe entre les deux reste extrêmement vague. D'autres termes utilisés 72
en écologie, comme celui de biomasse, par exemple, se plient eux aussi très difficilement à la quantification. Ramon Margalef 8 souligne qu'un arbre «comporte une quantité importante de tissus morts » auquel le terme biomasse ne peut en toute rigueur s'appliquer. Cet acharnement à quantifier a poussé les scientifiques à développer des concepts, voire des théories tout entières, pour la raison principale, sinon unique, qu 'on pouvait les quantifier, sans trop se soucier de savoir s'ils correspondaient à la réalité. L' entropie en est un exemple évident. L'information en est un autre (voir Annexe 2). C'est aussi vrai de la théorie de la sélection naturelle qui, pour correspondre à la réalité, doit s'appliquer au phénotype - autrement dit à l'animal vivant. Comme le note Waddington " pour qu'un cheval survive dans la nature, il doit courir assez vite pour échapper à ses prédateurs et « peu importe de savoir s'il est capable de courir vite parce qu ' il a eu un bon entraîneur ou parce qu'il a un bon patrimoine génétique». Mais comme il est très difficile de quantifier l'action de la sélection naturelle sur le phénotype, les néo-darwinistes préfèrent considérer qu'elle agit sur le génotype, processus beaucoup plus facile à modéliser! La «complexité» (voir Chapitre 52) se voit elle aussi définie par rapport à ce qui la rend facilement quantifiable. Un système complexe est simplement considéré comme constitué de nombreuses parties reliées entre elles, sans référence à la manière dont elles sont organisées, parce que l'organisation est très difficilement quantifiable. Une telle complexité ne correspond cependant en rien au monde réel. Si les écologistes modernes s'attachent tant à la question des flux d'énergie, c'est là encore en partie parce que ce concept se prête particulièrement bien à la quantification. Putman et Wratten 10, qui voient dans l'écologie « une science quantitative exacte, avec des lois et des principes de base aussi fondamentaux que ceux de la physique », affirment que c'est à travers le concept d'énergie qu'une telle écologie pourra se développer. lis soulignent également que c'est en étudiant les organismes en termes de flux d'énergie qu 'il est possible de les replacer « dans leur contexte » et de « préciser leur fonctionnement réel». Les écologistes modernes se donnent beaucoup de peine pour définir l'écosystème de manière à justifier leur approche en termes d'énergie. Ainsi O' Neill soutient que
fondamentalement un système de transformation de l'énergie », tandis que Putman et Wratten considèrent «toute structure biologique - individu, population, communauté - comme un système de transfert, de stockage et de dissipation de l'énergie », thèse à laquelle McIntosh semble souscrire. Or ce dogme est infondé. Pourquoi l'énergie devrait-elle être le fondement de la nature? Pourquoi pas les ressources, l'information ou l'organisation? Pourquoi ne pas tenter de comprendre la nature comme un modèle intégrant ces paramètres, et bien d'autres? Quantifiable ou non, l'idée que le rôle fondamental des êtres vivants est de transformer de l'énergie est simpliste et naïve. Elle est, évidemment, conciliable avec le paradigme scientifique, qui ne voit dans les êtres vivants que des machines, mais elle n'a aucun rapport avec la réalité. Polanyi a mis en relief la simplification subie par les concepts, mentaux lorsqu'ils sont traduits en mots. Nous laissons en effet de côté toute l'information qui ne peut être exprimée par le langage, en grande partie parce que nous n'avons pas conscience de la connaître. Nous l'avons vu, Polanyi qualifie cette connaissance d'ineffable. Le langage mathématique impose à son tour une simplification encore plus poussée, ce qui signifie que davantage d'information sera exclue. Les scientifiques ne risquent guère d'admettre qu'une proposition sur le comportement de systèmes complexes traduite en langage mathématique peut réduire l'exactitude de l'information plutôt que l'augmenter. Pour démontrer que cela risque d'être le cas, souvenons-nous de la distinction essentielle établie par Robert Mann ", éditeur de New Zealand Environnement, entre précision et exactitude. En formulant quantitativement une proposition, on la rend sans doute plus précise - mais au détriment de sa capacité à représenter la réalité. La précision ne s'obtient qu'au détriment de l'exactitude.
12 Seuls les modèles qualitatifs vernaculaires peuvent fournir la base d'informations nécessaire à l'adoption d'un comportement adaptatif Ce n'est que dans l' écologie quantitative des écosystèmes que toute la richesse de détail s de l'histoire naturelle est réduite à des transferts « bruts» de suhstances, car les détails réels se sont révélés jusqu'ici trop variés, complexes et, en général, trop difficiles à représenter et à quantifier. Tout écologiste qui construit un modèle des flux énergétiques ou physiques d' un écosystème est cruellement conscient de ses insuffi sances dues à l'omission d'informations significatives. [ ... ] Un modèle réduit la savante beauté et l'effrayante complexité d'un pan de nature vivante à ce qui n'est, en comparaison, qu'une pâle et plate image de la réalité. [ ... ] Un modèle d'écosystème, aussi sophistiqué et difficile à élaborer soit-il, n'est qu' une ombre de l'original. B. C.
PATTEN
et Eugene ODUM
Un modèle mathématique peut servir à prouver n'importe quoi, à condition de bien choisir les présupposés de base. Cheryl PAYER
Pour la science orthodoxe, la connaissance est organisée en structures conçues par l'homme, telles que la logique ou les mathématiques, à partir desquelles les propositions peuvent être déduites. Le philosophe des sciences W. M. Elsasser estime que si la science avait suffisamment progressé, toutes ses propositions pourraient être déduites de cette façon. Cependant, la science orthodoxe a de plus en plus tendance à décrire la structure et le fonctionnement des systèmes complexes (sociétés ou écosystèmes, par exemple) en en construisant des modèles mathématiques. Cela implique de déterminer d'abord quelles sont les variables significatives (analyse des systèmes) et ensuite leurs rapports entre elles (modélisation). Un changement qui survient
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dans le monde réel peut alors être simulé en modifiant la valeur des variables appropriées et leurs interactions : les effets induits sur les autres variables et relations pourront montrer comment le changement est susceptible d'affecter la réalité. On peut voir dans la simulation une forme de déduction très raffinée. Elle est particulièrement séduisante, parce que les êtres vivants semblent adopter une démarche similaire quand ils cherchent à comprendre les événements réels. Malheureusement, cette méthodologie soulève de nombreux problèmes. Pour commencer, aucune méthode sûre ne permet de déterminer les variables nécessaires et leurs interactions. On choisira avant tout celles qui sont modélisables, c'est-à-dire, essentiellement quantifiables. Or, bon nombre des variables et des relations les plus significatives d' un système complexe ne sont pas quantifiables. Par ailleurs, il n'existe pas non plus de méthodologie valable permettant de choisir lesquelles, parmi les variables et les relations quantifiables, doivent être retenues. On laisse cela à l' initiative des modélisateurs qui, ipévitablement, choisiront en fonction de leur vision du monde. Etant donné les coOts élevés de modélisation mathématique des systèmes complexes - qui peuvent atteindre plusieurs millions, ou même dizaines de millions de francs - il y a toutes les chances que ces modèles reflètent la vision moderniste des gouvernements, des multinationales et des bureaucraties internationales. Le même problème se pose pour le choix des hypothèses de base qui sous-tendent le modèle mathématique, hypothèses que les auteurs des modèles sont censés énoncer explicitement. Elles ne sont pas choisies pour leur capacité de refléter la réalité, mais en fonction des exigences, des contraintes purement techniques de la modélisation. Une présupposition du modèle d'A.J. Nicholson 1 pour simuler la relation stable entre prédateurs et proies est ainsi qu 'ils appartiennent à des générations synchrones, c'est-àdire de même durée et commençant en même temps. Inutile de dire que cela ne se produit pas dans la réalité. D'autres hypothèses du modèle de Nicholson sont tout aussi irréalistes. Les générations sont supposées se suivre de manière discrète, sans se chevaucher. Les prédateurs sont censés chercher leur proie au hasard, ce qui est à l'encontre de leur vrai comportement, lequel est à la fois dynamique, intelligent et déterminé par l'interprétation de la situation où ils se trouvent. Le modèle suppose en outre qu'ils ne sont jamais rassasiés et continuent
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indéfiniment à manger des membres des espèces dont ils font leurs proies - ce qui, nous le savons, n'est pas le cas. Enfin ces prédateurs, comme des robots, font preuve d' « une efficacité de recherche constante », qui n'est affectée ni par la nourriture qu 'ils consomment, ni par leur humeur du moment, ni par le temps qu'ils ont déjà passé à chasser. En bref, pour arriver à construire un modèle mathématique, les auteurs sont obligés d'en simplifier la conception au point que celui-ci n'a plus guère de rapport avec la réalité, censée être représentée. Cela ne semble guère les déranger, leur principal souci étant de s'assurer que leurs modèles sont des constructions cohérentes. ils sont passés maîtres dans cet art. Examinons le modèle mathématique du processus de succession écologique conduisant au climax (voir Chapitre 51) conçu par Putman et Wratten '. Pour eux, la succession n'est pas une stratégie écologique orientée vers un but: le climax ou état le plus stable, et qui prend fin une fois le but atteint - thèse incompatible avec l'idée de progrès. Pour la communauté scientifique donc, la succession écologique n'est qu'un exemple du processus statistique dit « chaîne de Markov normale », dans lequel <des probabilités caractéristiques ne dépendent que de l'état actuel et d'aucun état antérieuf». Au fur et à mesure que se déroule la chaîne, elle en vient à se conformer à une structure «dans laquelle les divers états apparaissent à une fréquence plus ou moins caractéristique et indépendamment des états initiaux ». Cette « distribution stationnaire» fina le des états est l'analogue, affirme-t-on, de la communauté climacique, qui est censée apparaître inévitablement en raison de la certitude statistique que le processus de Markov aboutit toujours à une structure stable. En outre, si une communauté est temporairement perturbée, elle revient à un état proche de son état d'origine, en vertu, là encore, du processus markovien. Enfin, comme la succession, ce processus se caractérise par des changements rapides suivis de changements lents, indétectables. En d'autres termes, plus la succession progresse, plus la stabilité, dans le sens simpliste d' « absence de changement», augmente « tautologiquement ». «Aucune de ces caractéristiques », Putman et Wratten le soulignent de manière significative, n'a « nécessairement une origine biologique ». Les systèmes biologiques n'expliquent pas en eux-mêmes le processus. Les chercheurs ont mis en évidence 1'« ajustage précis » entre les processus markoviens et la succession. Le plus avancé de ces 77
chercheurs est, dit-on, F. S. Horn" qui insiste sur le fait que <des propriétés générales de la succession sont des conséquences statistiques directes du processus de remplacement de certaines espèces par d'autres et n'ont pas une base purement biologique». L'ensemble de l'argumentation est un bon exemple de ces paralogismes qu'on peut appeler« réalisme mathématique ». Les enfants croient souvent que la seule existence d'un mot implique J'existence d' un objet réel lui correspondant, ce que J'on appelle le « réalisme nomina!». Jean Piaget' (1896-1980) donne notamment J'exemple de l' enfant qui affirme que les cochons sont bien nommés parce qu ' ils sont sales et que le soleil porte bien son nom parce qu'il est très chaud. Les philologues d'Oxford sont, à leur tour, coupables de «réalisme linguistique » lorsqu'ils supposent une sagesse intrinsèque et universelle dans la langue anglaise qui éclairerait, disons, le fonctionnement de la biosphère - alors que, en réalité, elle n'offre qu'une représentation des plus grossières, servant seulement les besoins de la conversation. Putnam et Wratten, comme Horn et d'autres écologistes contemporains, commettent la même erreur. Ils supposent que si quelqu'un a mis au point un modèle mathématique qui simule, de manière sommaire, certains aspects de la réalité, ce modèle doit pouvoir simuler avec exactitude tous les aspects de celle-ci. Il est déjà étonnant que le modèle mathématique d'une chaîne de Markov puisse imiter, ne serait-ce que grossièrement, un quelconque aspect des processus naturels tels que la succession conduisant au climax. Mais croire qu'il est possible de tirer du comportement d'une chaîne de Markov une nouvelle information, écologiquement acceptable, concernant la succession est absurde - tout aussi absurde que croire que parce qu'on peut fabriquer une marionnette ressemblant à un gendarme, on comprendra le fonctionnement du système digestif ou la circulation sanguine d' un gendarme en chair et en os, en examinant l'ouate dont la marionnette est bourrée! Ce qu'on nous propose, en fait, ressemble fort à une forme moderne de divination - mais, parce que les devins sont des hommes de science et qu ' ils accomplissent leur rituel dans les lieux scientifiquement consacrés, ils jouissent de crédit auprès des naïfs et des crédules (voir Chapitre 52 et Annexes 2 et 3). La simulation sur un modèle mathématique ne peut remplacer l'interprétation des situations réelles à la lumière du modèle 78
fourni par la conception vernaculaire des rapports de l'individu avec son environnement. On peut bien sûr arguer qu'un tel modèle n'est pas « scientifique », qu'il n'est pas conforme à la réalité objective. Le rôle de la connaissance n'est cependant pas de décrire la réalité à la manière d'une encyclopédie, mais de servir à déterminer un comportement homéotélique adaptatif. Roy Rappaport' estime que le savoir vernaculaire est organisé pour former des « modèles cognitifs », qui offrent aux populations vernaculaires le moyen de se maintenir dans leur environnement. Plutôt qu 'objectifs ou encyclopédiques, ils sont orientés vers la réalisation de ce but. Ils ne doivent pas être évalués en fonction de la mesure où ils se conforment à ce que l'analyste prend pour la réalité, mais de celle où ils gouvernent le comportement de manière appropriée au bien-être biologique des acteurs et de l'écosystème dont ils participent. Le critère d'adéquation du modèle cognitif n'est pas son exactitude mais son efficience adaptative.
Pour l'anthropologue colombien Gerardo Reichel-Dolmatoff', la, mythologie, dans les sociétés vernaculaires, fournit un modèle des rapports avec la société et l'environnement naturel, grâce auquel on peut interpréter les modifications de cet environnement et régler son comportement afin de les limiter et de préserver la stabilité sociale et écologique. Le modèle vernaculaire est tout naturellement formulé dans le langage de la mythologie propre à cette société, et les rapports réciproques que l'on décèle entre les dieux et les esprits qui gouvernent la société et la nature sont soigneusement définis et expliqués en termes mythologiques (voir Chapitre 22). Ainsi, comme le rjiconte N. E. Whitten " chez les Indiens Quichuas Canelos de l'Equateur, lorsqu'on parle d'Amasanga (qui gouverne le temps, le tonnerre et l'éclair), de Nangui (qui veille sur le sol où s'enracine la vie des plantes potagères et d'où le potier tire son argile) et Sanghui (qui veille sur l'eau), la conversation est ponctuée de sons de flûtes, de chants et de récits mythologiques. Ils servent, entre autres choses, de mécanismes de liaison associatifs ou analogiques entre la connaissance du cosmos et de l'écosystème d'une part et les règles et leurs violations d'autre part, entre la dynamique sociale et les prémisses cosmologiques.
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À partir de ce modèle, les pénuries de gibier, l'érosion des sols, le manque d'argile pour la poterie ou le mauvais temps proviennent tous d'un désaccord entre les divers dieux contrôlant les ressources, désaccord qui à son tour résulte des manquements de la société à leur égard. Le modèle est plus holistique que réductionniste: les esprits ne sont pas les composants atomisés de l' écosphère mais reflètent, au contraire, sa nature hiérarchique. De plus, le modèle vernaculaire, au lieu de se diviser en disciplines cloisonnées entre lesquelles les relations mutuelles sont presque impossibles, est tout au contraire interdisciplinaire, ce qui est la condition d' une stratégie coordonnée. Ce modèle est donc aux antipodçs de la simple suite d'expédients qui constitue la politique d' un Etat moderne. Le modèle vernaculaire est formulé en un langage que tous peuvent comprendre et qui permet donc à tous d'agir de façon coordonnée si besoin est. Il se distingue ainsi radicalement du modèle mathématique, formulé en termes ésotériques que seuls une poignée de spécialistes est à même de comprendre et d'utiliser. De plus, les relations sur lesquelles il est fondé sont constamment rappelées à chacun au travers de chants et autres activités rituelles, de sorte que chacun est bien imprégné de la vision du monde que véhicule le modèle. La communauté est par ailleurs émotionnellement motivée à la fois pour y adhérer et pour adopter un comportement compatible avec lui. Les individus s'y sentent même moralement tenus. Pour toutes ces raisons, un modèle cognitif vernaculaire satisfait aux exigences essentielles d'un système cybernétique, ce dont le modèle mathématique est incapable. En fait, seul le modèle vernaculaire peut fournir les informations sur lesquelles reposera un comportement homéotélique, et donc homéostatique, au niveau social.
13 L'écologie est subjective De Platon à Whitehead, d'Héraclite à Hegel et Marx, il est évident que ces épistémologies métaphysiques ont toujours été intimement associées aux idées morales et politiques de leurs auteurs. Ces édifices idéologiques présentés comme a priori étaient en réalité des constructions a posteriori, destinées à justifier un thème éthico-politique préconçu. Jacques MONOD L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir, et surtout sans s'en douter la plupart du temps. Émile MEYERSON Te matauranga 0 te Pakeha Le savoir de l'homme blanc He mea whakato hei tinanatanga est diffusé Mo wai ra? au bénéfice de qui? Mo Hatana? De Satan? Kia tupato i nga whakawai Méfie-toi de ses charmes, Kia Kaha ra, Ida kaha ra sois fort et ferme. Te matanranga 0 te Pakeha Le savoir de l'homme blanc Patipati, a Ka mura whenau vous engloutit, puis confisque la terre. Kia kaha ra, ehoa ma Soyez forts, amis.
Kamutu ano La terre est notre seule richesse. Te tanga manawa Pour le repos de notre cœur battant Oranga, a oranga et notre subsistance Te matanranga 0 te Pakeha Le savoir de l'homme blanc Ka tuari i te penihana oranga procure les bénéfices de la Sécurité sociale Hei aha ra? Pourquoi? Hei patu tikanga Pour tuer les coutumes, Patu mahara pour tuer la mémoire, Mauri e pour tuer nos puissances sacrées.
Tuini NGAWAI de la tribu maori Ngati POROU de Nouvelle-Zélande
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La connaissance scientifique prétend à l'objectivité, considérée comme sa vertu première, ce qui la sépare radicalement du type de connaissance de l'homme ordinaire. La connaissance objective est celle qui est libérée des convictions personnelles, des valeurs et idées métaphysiques de celui qui la possède; elle est donc neutre par rapport à l'accomplissement de tout but spécifique. En réalité, sur le plan épistémologique, le savoir scientifique ne diffère en rien des autres formes de connaissance. Nous aimons croire que la connaissance humaine est très spéciale. Mais elle n'est qu ' une forme particulière d'information, et il y a tout lieu de penser qu'elle est organisée et utilisée de la même manière que toute autre forme prise par celle-ci. Ainsi est-il significatif qu'aucune information objective n'entre dans la stratégie de la biosphère. À aucun niveau d' organisation, l'information utilisée par les systèmes naturels ne s'avère objective. L'information contenue dans un œuf fertilisé n' est pas objecti ve; elle est celle nécessaire à l'embryon pour se développer en un enfant. L'information contenue dans le modèle d'une culture ou d'une société vernaculaire n'est pas objective. Comme Roy Rappaport 1 le montre bien, son rôle est de garantir l'adaptation d'une société particulière à son environnement; c'est donc uniquement sur sa capacité à atteindre ce but qu'elle doit être jugée. Et quoique les chercheurs s'en défendent, c'est bien ainsi, en fait, que l'on juge de la valeur des modèles scientifiques. Francis Bacon ' (1561-1626), <de père de la science moderne », et le premier à insister pour que la science soit impitoyablement séparée des valeurs «< les idoles de l'entendement »), n'en a lui-même rien fait. La science de Bacon, loin d'être affranchie des valeurs, visait explicitement et consciemment la domination de l'homme sur la nature. « Vérité et utilité sont une seule et même chose », écrit-il dans le Novum Organum, et «ce qui est le plus utile en pratique est le plus correct en théorie ». Au lieu de se détacher des anciennes notions de bien et de mal pour construire un savoir factuel émancipé des valeurs, Bacon les remplaçait purement et simplement par les notions d'« utile » et d' <
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de miséricorde et d' amour aient été si aisément oubliées en pareilles circonstances, et que les valeurs cyniques de la science baconienne aient été adoptées avec tant d'empressement. C'étaient après tout celles qui permettaient le mieux de rationaliser nos efforts et d'exploiter les nouvelles possibilités. «Dans un développement saisissant, l'idéologie baconienne, écrit Donald Worster', transforme le bon pasteur de la tradition chrétienne en un homme de science et un technocrate. La science offre le moyen de construire une meilleure bergerie et de créer de plus gras pâturages. » Tous les modèles conçus par les sociétés humaines, y compris la vision du monde moderniste et le paradigme des sciences qui lui est associé, sont nécessairement cognitifs et donc subjectifs. Une des raisons à cela est que l'homme, comme tous les êtres vivants, participe de la vie de la biosphère, alors que la tradition philosophique occidentale le considère comme un pur spectateur, détenteur d' un savoir objectif. Ce principe de subjectivité est maintenant admis, en théorie du moins, par la physique moderne. Werner Heisenberg a montré qu'i! est impossible d'éliminer l'influence de l'observateur, et cela l'a conduit à formuler le « principe d'incertitude». Malheureusement, ce principe n'a pas encore réussi à influer sur la façon dont la plupart des physiciens considèrent le monde sans parler des praticiens de la chimie, de la biologie, de l'anthropologie, de la sociologie et de l'écologie. Pour l'homme traditionnel, au contraire, il y a toujours eu, pour reprendre les termes de Ashis Nandy', « continuité entre l' observateur et l'observé ». Pour Toshihiko Izutsu 6, la forme de connaissance la plus haute est toujours atteinte lorsque le connaissant, le sujet humain, s'unit et s'identifie si complètement à l'objet que les deux ne sont plus différenciés. Car différenciation ou distinction signifie distance et, dans la relation cognitive, distance est synonyme d'ignorance.
Que la connaissance, scientifique ou non, soit elle-même subjective s'explique par le fait que les processus dont l'évolution nous a dotés pour percevoir nos rapports avec notre environnement spécifique sont eux-mêmes purement subjectifs. Contrairement aux présupposés de nos philosophes empiristes, ces processus ne nous permettent pas de nous représenter le monde
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de manière objective. Ce principe mérite un examen plus approfondi. L'observation ou la perception, qui est censée être la source de toute connaissance, commence par la collecte de données. Elle est plus active que passive, les données étant détectées, à la manière dont on repère les mines au moyen d'un détecteur, et non pas simplement reçues; et elle est en outre hautement sélective. Loin d'accumuler les données au hasard, comme le supposent les empiristes, on détecte celles qui paraissent déterminantes pour l'adoption des comportements: une infime proportion de l'ensemble. Herrick 7 écrit: La peau est sensible aux vibrations mécaniques jusqu' à une fréquence de 1552 par seconde, mais, au-delà, n'éprouve plus qu'une pression continue. L'oreille perçoit les sons d'une longueur d'onde comprise entre 13 mm et 12280 mm, mais n'entend aucun son en deçà et au-delà de ces limites. La peau n'est sensible qu'aux ondes de chaleur dont la longueur s'échelonne entre 0,0008 mm et 0,1 mm. L' œil a connaissance des ondes lumineuses entre 0,000 8 mm et 0,0004 mm, mais ignore les ondes électriques, les rayons ultra-violets, les rayons X, les rayons gamma et les rayons cosmiques, dont la longueur d'onde va de 0,0004 à 0,000000000008 mm.
Les données sensibles extérieures à ces gammes passent purement et simplement inaperçues, parce que, au cours de l'évolution, elles ne se sont pas révélées significatives pour l'accomplissement de nos objectifs de comportement. À cette sélection déterminée biologiquement s'en ajoute une deuxième déterminée par la culture. Nous ne sommes jamais sensibles qu'à un pourcentage infime des données que nous pouvons génétiquement détecter: celles que l'éducation et l'expérience au sein d'une culture particulière nous ont appris à considérer comme significatives. La détection ne se fait qu'à partir d'un modèle mental préexistant, dont les caractères généraux reflètent le passé de l'espèce, et dont les particularités dépendent surtout de l'individu au sein de son groupe culturel. C'est en fonction de ce modèle qu'est évaluée la pertinence des différentes données pour le schéma de comportement. De plus, ce que nous détectons avec notre appareil sensoriel n'est pas ce que nous voyons. Nous ne détectons pas les constituants réels de notre environnement - chiens, arbres ou rochers,
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par exemple - mais seulement des structures composées d'ombre et de lumière. Elles sont ensuite interprétées en fonction de notre modèle mental. Notre perception est donc une hypothèse fondée sur un paradigme particulier. C'est la seule façon d'expliquer que nous puissions faire la différence entre les mouvements qui se produisent dans notre environnement et les déplacements de l'image sur la rétine dus à nos mouvements oculaires; que nous soyons capables de percevoir les «couleurs fantômes» telles que le blanc et le violet, absentes du spectre lumineux pour nos processus de détection, et que nous soyons à même de distinguer entre le froid et la chaleur extrêmes, qui transmettent tous deux le même message au cerveau. Ce n'est qu'ainsi que l'on comprend pourquoi les bébés voient les objets à l'endroit, alors que, s'ils ne dépendaient que de leurs mécanismes de perception, ils les verraient à l'envers. C'est encore la seule explication de notre extraordinaire aptitude à manier les fragments de données. En lisant une page imprimée, on ne remarque même pas les « coquilles », les lettres manquantes, voire les mots manquants; nous comblons inconsciemment les vides. Ce n'est possible, souligne Oatley, que «parce que nous avons une connaissance préalable de ce que nous regardons ». Plus précisément, nous interprétons les signaux que nous détectons en fonction du modèle mental que nous avons construit. Un grand nombre d'expériences, comme celles réalisées par Solomon Asch 8 à Harvard, montrent que l'on peut amener des individus à voir les choses très différemment de la façon dont ils les voyaient auparavant, par la suggestion et par la force de l'opinion publique. Elles sont capables de transformer les modèles mentaux en fonction desquels les individus perçoivent le monde. Pour Thomas Kuhn 9, c'est précisément ce qui se produit dans le monde scientifique après un «glissement de paradigme ». Ainsi, Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794), qui découvrit l'oxygène, «voyait de l'oxygène là où Joseph Priestley (1733-1804) avait vu de l'air déphlogistiqué et où les autres ne voyaient rien du tout ». Mais, en apprenant à distinguer l'oxygène, Lavoisier devait aussi changer sa perception de nombreuses autres substances familières. li lui fallut discerner, par exemple, un composé minéral là où Priestley et ses contemporains ne voyaient que de la terre, etc. On peut même dire qu'après sa découverte, Lavoisier voyait la nature différemment, et qu'il «travaillait dans un monde différent».
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Si l'observation est un processus purement subjectif, nos autres moyens d'acquisition du savoir, comme l'intuition et la pensée elle-même, le sont aussi. Nous jugeons de la validité d' une proposition ou d'une hypothèse en déterminant dans quelle mesure elle s' accorde au modèle subjectif de nos rapports avec l'environnement. En réalité, l'évolution n'a pas équipé l'homme pour se forger une connaissance objective. Comme le dit Karl Popper, « la connaissance objective est une connaissance sans sujet connaissant ». Voilà ce que les philosophes empiristes n' ont jamais compris. De cette manière Popper 10 rejette donc l'épistémologie de John Locke (1632-1704), de George Berkeley (1685-1759), de David Hume (1711-1776) et même de Bertrand Russell (1872-1970), qui tous postulent la connaissance objective. Popper récuse l'école de philosophie empirique qu ' ils ont créée et qui fournit le socle épistémologique des sciences d'aujourd'hui. Polanyi" va plus loin encore que Popper. Si la connaissance est objective, il considère que «nous devons voir dans l'esprit vierge, sur lequel aucune autorité n'a laissé d'empreinte, le parangon de l'intégrité intellectuelle». Le nouveau-né seul, qui possède un esprit vierge, est capable de porter un jugement «sans opinion préconçue ». Cependant, l'enfant n'a pas encore l'intelligence assez développée pour comprendre les problèmes sur lesquels il serait appelé à trancher. Ce jugement serait sommaire. Il lui faudrait donc d'abord grandir, mais pour que son esprit reste vierge et donc objectif, <
est celui de la connaissance subjective du monde réel; et le troisième celui de la connaissance objective de ce monde réel, qu'il considère produite par les hommes, «comme le miel est produit par les abeilles ou la toile par l'araignée ». TI est vrai que ces constructions de l'esprit humain jouissent d'une certaine autonomie, en ce sens que les changements qui surviennent dans le monde réel peuvent y être traduits ou «simulés » par des changements apportés dans leur structure, suivant des règles clairement définies. Si la construction consiste, par exemple, en un langage particulier, la simulation est effectuée en respectant les règles grammaticales du langage en question. Si c'est une construction logique symbolique, elle est effectuée en accord avec les règles de la logique symbolique; si c'est un modèle mathématique, en accord avec les règles mathématiques. On peut soutenir qu'à l'intérieur des constructions, les changements ne sont pas affectés par la subjectivité humaine, parce qu ' ils s'opèrent en accord avec les règles qui gouvernent ces constructions. Cela est vrai, sans aucun doute, des constructions achevées, mais on ne doit pas perdre de vue que ce sont, à ['origine, des constructions humaines, qui pour cela reflètent des paradigmes naturellement tout à fait subjectifs. De fait, Benjamin Lee Whorf" (1897 -1941) soutient que chaque langue reflète fidèlement le système métaphysique propre à la société qui l'a élaborée, thèse très étudiée et largement confirmée ces dernières décennies par les sémanticiens et les anthropologues. Qu'un modèle mathématique soit le reflet du système métaphysique de la société qui l'a conçu est peut-être plus évident encore. On admet généralement qu'un tel modèle ne vaut que ce que valent ses hypothèses de base. Si elles sont fausses, les réponses que donnera le modèle le seront aussi. La subjectivité des diverses disciplines en lesquelles nous avons divisé la connaissance moderne est tout aussi évidente. Leur fonction est avant tout d'aider à rationaliser, et donc à légitimer, divers aspects du développement économique, ou progrès, auquel notre société a décidé de se consacrer. Ainsi, dans La Richesse des nations (1776), Adam Smith postule qu 'en nous comportant le plus égoïstement possible, nous servons au mieux non seulement nos propres intérêts mais ceux de la société tout entière - cette joyeuse philosophie rationalisa l'individualisme et l'égoïsme qui marquèrent la décomposition de la société durant la révolution industrielle. Oswald Spengler!' (1880-1936) décrit 87
avec pertinence le darwinisme comme « l'application de l'économi e à la biologie », la « sélection naturelle » darwinienne n'étant que la version biologique de la « main invisible » d'Adam Smith, et servant, avant tout, à légitimer l'entreprise prométhéenne de la société moderne en la faisant apparaître comme un processus naturel. Comme nous le soulignons dans ce livre, la connaissance scientifique sert à rationaliser le paradigme de la science, et par là même la vision moderniste du monde en vertu de laquelle seul le développement économique, le progrès, a un sens. On peut en dire autant de la connaissance telle que la construit le mouvement écologique contemporain. Il n' y a aucune raison de supposer que le savoir écologique - sous ses différentes formes est plus objectif, moins chargé de valeur ou d'intention. La connaissance écologique sert à rationaliser la conception écologique du monde et la société écologique qui lui est associée, orientée comme il se doit vers le maintien de l'ordre spécifique du cosmos.
14 L'homme est cognitivement adapté à l'environnement dans lequel il évolue De quelle manière extraordinaire l' Esprit individuel (et aussi, peut-être, les pouvoirs insoupçonnés de l'espèce tout entière) est harmonisé au monde extérieur - à quel point extraordinaire encore - pourtant si peu perçue parmi les hommes, l'harmonie du monde extérieur est adaptée à l'Esprit et à la création. William WORDSWORTH (l77()' J850) Combien est curieuse cette idée, cette peur qui nous hante depuis l'époque de Bacon que le connu et le sujet connaissant ne doivent pas se côtoyer sans être chaperonnés par une méthodologie rigoureuse et sévère ( .. . ) car ils risqueraient d'entretenir des rapports illégitimes et d ' enfanter quelque bâtard extravagant. Theodore ROSZAK
La perfection des instruments de connaissance dont l'homme est doté pour les besoins de son adaptation à son environnement biologique et social est un des premiers principes de la vision écologique du monde. Ce principe a toujours paru évident à l'homme traditionnel, et il a été exprimé de multiples façons. Depuis l'époque de Parménide (né en 515 environ av. J.-C.), les philosophes ont affIrmé que l'esprit n'est capable de comprendre la réalité que parce qu'ils ont tous les deux la même structure ou logos. «La correspondance parfaite entre la nature intime de l'homme et la structure de la réalité extérieure, entre l'âme et le monde» est aussi le premier article de foi de la philosophie de la nature de Goethe 1. Pour l'exprimer, Henry David Thoreau 2 disait que «la Nature contemple la Nature ». Paul Tillich 3 appelle « raison subjective» ce qui est à ses yeux la structure rationnelle
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de l'esprit et « raison objective» la structure rationnelle de la réalité. Ce principe est incompatible avec le postulat scientifique selon lequel la connaissance subjective est nécessairement imparfaite, et seule la connaissance scientifique objective offre une exactitude suffisante pour fonder un comportement rationnel et donc adaptatif. Darwin aurait souscrit à ce point de vue, pour des raisons, à mon sens, intéressantes '. Il pressentait intuitivement que le monde naturel n'avait pu en fait se former grâce à une succession de variations aléatoires. Il était cependant persuadé qu'on ne pouvait se fier «aux convictions des hommes » car leur esprit «s'était développé à partir de l'évolution de celui d'animaux inférieurs ». «Se fierait-on aux convictions d'un singe, si tant est qu'un cerveau de singe abrite des convictions ?» demandait-il. Tel est aussi le point de vue des néo-darwinistes et sociobiologistes. Le distingué R. L. Trivers ' estime ainsi «très naïf » de croire que « la sélection naturelle favorise les systèmes nerveux qui produisent des images du monde de plus en plus exactes». Au contraire, nous dit-il, il est beaucoup plus probable que « nos gènes nous induisent en erreur et nous procurent le sentiment gratifiant d'avoir atteint la vérité absolue ». Edward O. Wilson pense à peu près la même chose. Sa critique de l'intuitionnisme est fondée sur l'idée que nous ne pouvons nous en remettre à nos jugements précisément parce qu'ils sont le produit de l'évolution et, par là même, non fiables. De même, d'après la théorie néo-darwinienne de l'évolution, un individu n' a aucun besoin d'appréhender correctement son environnement pour survivre, puisque le comportement n'est pas censé participer au processus évolutif (voir Annexe 4). Du reste, les êtres vivants n'appréhendent ni ne comprennent correctement leurs relations avec l'environnement (voir Chapitre 31): ils ne font qu'y réagir aveuglément, comme les chiens de Pavlov. Le comportement, comme l'évolution, est réputé être un processus passif, manipulé par un environnement anonyme. Il est pourtant encourageant de constater qu'un certain nombre de nos scientifiques les plus perspicaces ont rejeté, implicitement du moins, de telles hypothèses, et ont réalisé qu'après avoir été façonné pendant quelques milliards d'années par l'environnement, le cerveau des êtres vivants lui était adapté, avec une exactitude remarquable. Waddington 6 met en relief la «conformité de notre mécanisme d'acquisition de la connaissance avec la nature 90
des choses qu'il connaît» et suggère que l'esprit humain «a été modelé précisément pour s'accorder à la nature des choses avec lesquelles il doit être en contact ». Konrad Lorenz ' va plus loin encore. L'expérience du monde extérieur, et même les formes d'intuition a priori, sont, écrit-il, « des fonctions organiques fon dées sur les stlUctures physiques, voire mécaniques, de nos sens et du système nerveux » qui « se sont adaptés au cours de millions d'années d'évolutioll». Jean Piaget ' , quant à lui, va jusqu'à dire que nos fonctions cognitives sont des prolongements de nos régulations organiques et peuvent être considérées comme des organes différenciés, capables de réguler nos rapports avec le monde extérieur, manifestement au service des desseins poursuivis par la vie humaine.
IS L'écologie est chargée d'émotion Un physiologue n'est pas un homme ordinaire: c'est un scientifique, obnubilé et absorbé par l'idée qu'il poursuit. fi n'entend pas les cris des animaux, il ne voit pas leur sang couler, il ne voit qu ' un organisme lui cachant le problème qu'il tente de résoudre. Claude BERNARD La raison découle du mélange de la pensée rationnelle et des sentiments. Si les deux fonctions se dissocient, la pensée se détériore en activité intellectuelle schizoïde et les sentiments en passions névrotiques autodestructrices. Erich FROMM fi ne nous suffit pas de comprendre nos obligations à l'égard des autres et de la Terre; nous devons aussi les ressentir. Wendell BERRY
La raison est et doit être l'esclave des passions. David HUME
Les naturalistes du XIX' siècle n'hésitaient pas à manifester de l'émotion dans leurs descriptions de la nature. Cela est particulièrement vrai d'Alexander von Humboldt, qui décrivait les forêts tropicales du Brésil avec une émotion empreinte de respect. Darwin " qui admirait particulièrement Humboldt, parle des forêts brésiliennes avec un sentiment semblable dans une lettre à John Henslow (1796-1861) : C'est ici que, pour la première fois, je vis la forêt tropicale dans toute sa grandeur sublime ( ... ) Seule la réalité permet de se faire une idée de sa beauté extraordinaire, de sa magnificence ( ... ) Jusqu'à présent, j'admirais Humboldt ; maintenant, j'ai pour lui une véritable adoration; lui seul donne un aperçu de ce que l'on éprouve ( ... ) en passant pour la première fois sous les tropiques.
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On est à cent lieues de l'approche «objective », impersonnelle et détachée des scientifiques d'aujourd' hui pour qui, comme le fait remarquer Worster" une forêt tropicale n'est autre qu' une ressource à cartographier et disséquer et dont les parties constitutives sont classées et de plus en plus cataloguées au profit d'organismes qui ne voient que leur utilité potentielle.
En décrétant que la connaissance scientifique devait être objective, la science moderne a du même coup banni les émotions - vain décret puisque l'homme, y compris l'homme scientifique, par sa nature même, est incapable d'objectivité, tout comme il l'est de triompher vraiment de ses émotions. Polanyi 3 parle de
Printemps silencieux était «de la foutaise ». Halte à la croissance (1972) (le premier rapport du Club de Rome, rédigé notamment par Donella et Dennis Meadows 6), s'est lui aussi attiré les foudres. Les directeurs de Nature ainsi que de Science, les deux principales revues scientifiques du monde anglo-saxon, l'ont attaqué avec virulence. Lord Zuckerman', alors premier conseiller scientifique auprès du gouvernement britannique, le taxait de «spéculation arbitraire» et d'« absurdité antiscientifique ». La réaction suscitée par Mondes en collision (1952), l'ouvrage hérétique d'Emmanuel Velikowsky, a été encore plus hystérique, selon le philosophe des sciences Harold Brown '. U y eut un effort concerté pour obliger les éditeurs à retirer le livre de la vente. Une foule de scientifiques leur adressèrent des lettres furibondes et boycottèrent même leurs points de vente et leurs autres ouvrages. L'offensive fut si violente que les éditeurs durent céder, alors que le livre faisait l'une de leurs meilleures ventes. Est-ce là la réaction de scientifiques objectifs face à la publication d'un ouvrage non orthodoxe? Bien plutôt celle d' individus en proie à l'émotion la plus forte, pour ne pas dire à l'hystérie, qui sentaient peser une menace sur les doctrines dans lesquelles ils avaient foi, et sur lesquelles reposait leur prestige professionnel. L'homme n'est en réalité pas fait pour agir sans affectivité, et c'est l'une des raisons pour lesquelles il est incapable d'acquérir une connaissance objective et de se conduire « rationnellement ». Ceux qui sont imprégnés du paradigme scientifique voient dans cette émotivité irrépressible une terrible faiblesse de l'être humain. Certains vont jusqu'à l'imputer à un raté de notre évolution neuro-psychique qui empêcherait le néo-cortex, siège de l'intelligence, de prendre le dessus sur le cerveau reptilien, siège de nos émotions. Koestler' estime que cette terrible bévue évolutive ne peut être corrigée que par la chimiothérapie. Toutefois, supprimer les émotions serait étouffer les valeurs qui leurs sont étroitement associées, l'esprit religieux, la spiritualité, l'aptitude à danser et chanter, à rire et pleurer, à aimer et haïr, étouffer en bref tout ce qui rend l'homme humain - avec le seul résultat de l'amener à être plus rationnel, plus pareil à une machine, à mieux l'adapter au succédané d'environnement, aberrant autant qu'éphémère, que la science a contri bué à créer. Dans une certaine mesure, l' homme peut, pour reprendre le terme de Freud 1., «s'isoler» de ses émotions et séparer « cogni-
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tion et affect». Freud voyait là une «défense du moi» et Nandy 11 «un mécanisme psychologique pour aider l'esprit humain à faire face aux impulsions intérieures inacceptables ou étrangères au moi et aux menaces extérieures ». Il permet de prendre ses distances vis-à-vis d'un acte ou d'une situation qui serait émotionnellement intolérable, la «distanciation» étant, écrit Bruno Bettelheim 12 , «un mécanisme psychologique qu'aussi bien la victime que son oppresseur doivent utilisef». Car c'est précisément en considérant la victime comme un simple objet que l'on peut la traiter de manière inhumaine, raison pour laquelle Aimé Césaire JJ assimilait le colonialisme à la «réification». Pour mettre au point des armes de destruction massive, comme les bombes atomiques, les chercheurs doivent être capables eux aussi de se distancier émotionneLlement. Voici comment Robert Jungk 14 décrit sa rencontre avec un mathématicien lors de sa dernière visite à Los Alamos: Son visage rayonnait d'un sourire presque angélique. On avait l'impression qu'il contemplait le monde des sphères. Mais en fait, me dit-il plus tard, il était en train de réfléchir à un problème mathématique dont la solution était essentielle à la fabrication d'un nouveau modèle de bombe H.
Jungk ajoute que ce chercheur ne s'était jamais dérangé pour assister à un essai de la bombe à la fabrication de laquelle il avait contribué. Pour lui,
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moment de la découverte est une passion intellectuelle; il a découvert quelque chose de précieux, et, plus précisément, de précieux pour la science.» On peut de même soutenir que les chasses aux sorcières organisées par la communauté scientifique contre ceux qui mettent en question la crédibilité de son entreprise sont elles aussi «précieuses pour la science ». L'écologie dont nous avons besoin n'est pas celle qui considère l'écosphère dont dépend notre survie avec une distance et un détachement tout scientifiques. Nous ne sauverons pas la planète par une décision consciente, rationnelle et dépourvue de sensibilité, en signant avec elle une sorte de contrat écologique sur la base d'une analyse coûtslbénéfices. Un engagement moral et émotionnel est nécessaire. En fait, une des tâches essentielles de l'écologie doit être de retrouver le cours de nos émotions, afin qu'elles puissent remplir le rôle qu'elles sont censées jouer: nous aider à préserver l'ordre spécifique de l'écosphère.
16 L'écologie est une foi Tu ne peux comprendre à moins de croire. Saint AUGUSTIN La science est une nouvelle religion et la désinfection est son eau bénite. Bernard SHAW (1856-1939) La science est restée essentiellement un mouvement, antira-
tionaliste, fondé sur une foi naïve. A. N . WHITEHEAD (186 1-1947)
Nous devons une fois de plus reconnaître que la foi est la source de tout savoir. Michael POLANYI
L'homme traditionnel croyait aveuglément aux principes sacrés dont il était imprégné. De tels principes, formulés par ses ancêtres au commencement des temps, ne pouvaient qu ' être justes. De quel droit aurait-il douté de la sagesse ancestrale que si clairement ils incarnaient? Pour saint Augustin, la connaissance était un don de grâce que nous devions atteindre sous la conduite des croyances anciennes. TI rayonna sur la chrétienté pendant presque mille ans, jusqu'à la fin du XVII' siècle. Puis se développa la « science objective » , considérée alors - et aujourd'hui encore - comme affranchie de tous les éléments humains subjectifs et irrationnels - émotions, valeurs, croyances. John Locke, notamment, faisait la distinction entre foi et connaissance, conviction et certitude. TI était particulièrement important d'extirper la foi et la conviction, qui étaient associées à la religion et à la superstition. Polanyi 1 explique que «toute croyance
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fut réduite à un niveau de subjectivité: à celui d'une imperfection empêchant le savoir d'atteindre à l'universalité. » Et pourtant, la connaissance ne peut exister sans croyance. « Car toute vérité, remarque Polanyi, n'est que le pôle extérieur de la croyance, et détruire toute croyance revient à nier toute vérité.» Tel est le thème principal de son ouvrage essentiel, Personal Knowledge. Chaque acte de connaissance, écrit-il, «est une contribution, tacite et passionnée, de la personne qui apprend à la connaissance qu'elle acquiert», ce qui, loin d'être une faiblesse, est « une composante nécessaire de toute connaissance'». L'idée que seules la raison et l'intelligence sont sources de compréhension n'est qu'une illusion ' . L'adhésion tacite et les passions intellectuelles, le partage d ' une même langue et d'un héritage culturel, l'appartenance à une communauté d'esprit, voilà d'après quoi nous forgeons notre vision de la nature des choses, sur laquelle nous nous fondons pour les maîtriser. Aucune intelligence, aussi critique et originale soit-eUe, ne peut opérer hors d'un tel cadre fiduciaire.
S'il en est nécessairement ainsi, c'est que le néo-cortex, siège probable de nos activités intellectuelles, n'a pas été destiné par son évolution à fonctionner isolément, comme un instrument de contrôle autonome, pas plus que ne l'a été le gène. Les parties inférieures du cerveau, que l'on peut considérer comme le siège de nos valeurs et de nos émotions, jouent un rôle au moins aussi grand pour déterminer l'adaptation de notre comportement. Les épistémologistes perspicaces et les chercheurs éclairés sont parfaitement conscients que la science est, elle aussi, une foi, puisque les scientifiques souscrivent sans critique à ses hypothèses de base. Popper' estime que «la découverte scientifique est impossible sans foi en des idées de nature purement spéculatives », foi qui « ne repose sur aucune garantie scientifique ». Whitehead ' fait ressortir que « la foi dans l'ordre de la nature qui a rendu possible l'essor de la science est un cas spécial d'une foi plus profonde » qui « ne peut être justifiée par aucune généralisation inductive». Tout comme Ludwig von Bertalanffy, Paul Feyerabend et d'autres, Waddington admet que le travail du chercheur est influencé par ses convictions métaphysiques. L'affirmer revient tout simplement à dire que les travaux du scientifique reflètent le paradigme à partir duquel il appréhende
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sa recherche et, bien sûr, le paradigme scientifique plus général qui a modelé toute sa vie professionnelle. A bien des égards, la science n'est qu'une religion de plus. Kuhn dépeint à juste titre la communauté scientifique comme une sorte de clergé et John Passmore ' compare les «aristoscientifiques » aux théologiens du Moyen Âge. Ils sont par maints aspects les prêtres de notre société industrielle. Ce sont eux qui fournissent les informations sur lesquelles le processus d'industrialisation est réglé et sans lesquelles il ne pourrait être opérant. Ce sont eux, encore, qui ont élaboré la vision du monde qui lui confère sa ration~lité. De plus, comme dans les autres clergés, ils ont rédigé leurs Ecritures en un langage ésotérique, hermétique au profane. Ils ont défini la vérité de telle sorte qu'ils sont seuls à pouvoir y accéder, car elle doit s'établir par un ensemble de rites qu'eux seuls sont capables d'accomplir: eux seuls possèdent les compétences scientifiques nécessaires, eux seuls disposent de l'équipement technologique requis, eux seuls ont accès aux sanctuaires où, pour être valides, ces rites doivent être accomplis. Il n'est pas surprenant que leurs écrits soient imprégnés de cette aura de sainteté jadis réservée aux textes sacrés des religions établies. En fait, si une proposition reçoit l' estampille «scientifique », elle doit nécessairement être exacte et, à vrai dire, irrécusable; si, en revanche, elle n'obtient pas le label, elle doit être le fait de charlatans. Voilà qui a pour effet d'investir le clergé scientifique du pouvoir d'empêcher toute déviance indésirable par rapport à l'orthodoxie, tout comme les prélats catholiques du Moyen Âge avaient celui d'excommunier tout hérétique dont l'enseignement menaçait leur autorité. En ce sens, la science n'a pas extirpé la foi: elle a seulement substitué la foi dans la science moderne à la foi dans la religion conventionnelle. L'écologie par laquelle nous devons la remplacer est elle aussi une foi. C'est une foi en la sagesse des forces qui ont créé le monde naturel et le cosmos dont nous faisons partie; une foi dans sa capacité de nous procurer d'extraordinaires bienfaits ceux qui sont vitaux pour la satisfaction de nos besoins les plus fondamentaux. C'est une foi en notre aptitude à développer les schémas culturels qui nous permettront de préserver ce qui reste de l'intégrité et de la stabilité du monde naturel.
17 L'écologie reflète les valeurs de la biosphère La nature est le prel1Ùer maître de morale de l'homme. Piotr KROPOTKlNE (1842-1921) Pour l'homme pril1Ùtif, l'univers dans son ensemble est un ordre moral ou social, gouverné non par ce que nous appelons une loi naturelle, mais plutôt par ce que nous pourrions appeler une loi morale ou rituelle. A. R. RADcLIFFE-BROWN (1881· 1955) Ce que les Bantous entendent par le mal est l'injustice envers Dieu, envers l'ordre naturel qui est l'expression de sa volonté. R. P. Placide 'fEMPELS
Une chose est bonne quand elle tend à préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est mauvaise quand elle tend vers son contraire. Aldo LEOPOLD (1886-1948)
Pour l' homme traditionnel, les lois de la nalure étaient essentiellement des lois morales. Dans la Grèce antique, on considérait que le monde naturel était gouverné par des forces cosmiques abstraites, en particulier par Moira (le destin) et Dikê (la justice, la loi et la morale). Ces concepts sont difficiles à distinguer. Comme l'écrit F. M. Cornford "
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leurs moutons portent d'épaisses toisons et leurs femmes leur donnent des enfants qui suivent la voie de leurs parents.» Si, au contraire, l'homme est injuste, il s'écarte du « droit chemin» et viole donc les lois morales du cosmos. Celui-ci ripostera alors sous la forme de Némésis. Quand Œdipe commit l'inceste, bien que son crime fût inconscient, lui et tout le pays de Thèbes durent subir la sanction qui frappe les violateurs des lois cosmiques. L'ordre de la nature était un ordre moral: Cornford 3 estime que pour les Grecs anciens, c'était là «une vérité évidente, incontestable» et même <
souhaitable et même moral que l'homme se comporte de la même façon. Une autre école de pensée en philosophie morale comprend T. H. Huxley (1825-1895), Gaylord Simpson, Jacques Monod, Edward O. Wilson, Richard Dawkins et d'autres sociobiologistes contemporains. Ils affirment la nature féroce, mais estiment du devoir de l'homme de lui faire la guerre. « Ce n'est pas en imitant l'ordre cosmique, moins encore en le fuyant, mais en le combattant que la société réalisera ses progrès éthiques », dit Huxley ·. La troisième école est représentée par Waddington (19051975) et Julian Huxley. Pour eux aussi la nature était féroce, mais ils récusaient la conception de T. H. Huxley selon laquelle l'homme l'est tout autant et doit lui faire la guerre. Ils pensaient que la nature évolue et, ce faisant, qu'elle accorde plus de place à la coopération. Et c'est donc en respectant les lois de l'évolution que l'homme peut devenir moral. En examinant attentivement leurs écrits sur la morale, nous nous apercevons qu 'en dépit des différences manifestes qui les séparent, les scientifiques de ces trois écoles de pensée ont de nombreux points communs, qui avant tout reflètent fidèlement les principes fondamentaux du paradigme scientifique. Ainsi, un des principes cardinaux de l'éthique moderniste est que la morale commence avec l'homme moderne et que l'on ne peut parler de l'homme primitif ou des autres êtres vivants comme étant «moraux». C'était le point de vue de T. H. Huxley et, après lui, de Julian Huxley et de Waddington. Pour ce dernier, «c'est seulement lorsqu'on passe du monde infra-humain au stade humain de l'évolution que l'éthique fait, de plein droit, son entrée en scène ». Dans une veine semblable, Simpson 7 affirme qu'« il n' y ad' autre éthique que l'éthique humaine et toute recherche qui ignore son caractère nécessairement humain, relatif à l' homme, est vouée à l'échec». La moralité, pour ces hommes de science, est en outre associée à l'acquisition de la connaissance et donc à la science. Monod et Simpson ont même prêché une «éthique de la connaissance ». Le premier' y voit la seule morale possible pour l'homme moderne, alors que l' homme primitif ou «animiste» croit, lui, à une téléologie, inconciliable avec la connaissance objective «authentique». Julian Huxley' estime également que, puisque la connaissance est un bien et son acquisition essentielle à la marche du progrès, il en résulte nécessairement que la «morale
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sociale» implique «le devoir de donner une immense extension à la recherche et à sa planification intégrée pour fournir les bases des changements souhaitables». Les connaissances scientifiques, décrète-t-il, rendent la démocratie possible. Selon Joseph Needham 1., «on pourrait dire que la démocratie est la pratique de ce dont la science est la théorie», tandis que « le subjectif et l'irrationnel sont anti-démocratiques ; ils sont les instruments de la tyrannie» . L'éthique est aussi considérée comme dépendante de la conscience, de l'intentionnalité, et de tous les autres attributs prétendument uniques de l'homme moderne, car c'est seulement par eux que la raison et le choix, donc la morale, peuvent exister. Monod" affirme que l'éthique de la connaissance diffère de toutes les autres formes antérieures d'éthique, car elle a été adoptée à la suite d'un choix objectif, et Simpson soutient que le choix est moralement bon et la «foi aveugle» mauvaise. Il s'ensuit qu'au fur et à mesure que notre savoir se construit, nos choix rationnels «évoluent». En conséquence, notre éthique doit être flexible plutôt qu'universelle et absolue. Le changement, souligne Simpson 12 , est
d'un «comportement altruiste» n'est pas niée, mais elle est expliquée en arguant qu'en certaines circonstances, elle représente le meilleur moyen de satisfaire l'objectif premier de l'individu - la prolifération maximale de ses gènes. Il y a une logique terrifiante dans cette argumentation. Pour l' homme moderne «conscient» et «rationnel» - prétendument affranchi de son subconscient, de ses émotions, de ses croyances, de tout attachement à l'exception de ceux à caractère rationnel et contractuel, et privé de son identité dans une méga-société anonyme vouée à une croissance économique perpétuelle - il ne peut y avoir d' autre choix que l'éthique individualiste. Elle se justifie d'une autre manière. L'éthique du modernisme est le produit d'un choix conscient de l'individu, qui est considéré comme indépendant de la hiérarchie gaïenne et autonome vis-à-vis des lois qui en gouvernent le comportement. Se basant sur une connaissance «objective» et donc «scientifique », cette éthique ne peut être sanctionnée ni authentifiée par aucune autre autorité que celle de l 'individu lui-même, investi, comme il est censé l'être, de dons intellectuels et moraux uniques, et fort des potentialités extraordinaires de la connaissance scientifique. Il ne faut donc pas s'étonner si Simpson nous dit que
Heureusement d'autres penseurs, non scientifiques pour la plupart, en sont récemment revenus à une conception plus réaliste de la morale. Ainsi, les poètes romantiques réagirent contre l'éthique moderniste, comme le fIrent les précurseurs du mouvement écologique actuel. Pour Aldo Leopold 17, « le fait que la terre soit une communauté est le concept de base de l'écologie, mais c'est par un élargissement de l'éthique que cette terre doit être aimée et respectée. ( ... ) Nous outrageons la terre, parce que nous la considérons comme une marchandise qui est notre propriété », mais « si nous la regardons comme une communauté à laquelle nous appartenons, il y a toutes les chances que nous commencions à en faire usage avec amour et respect». Telle est la célèbre « éthique de la terre » de Leopold - elle est restée le principe de base de l'éthique écologique. Dans les années 1940, Gerard et les autres membres de l' école d'écologie de Chicago voyaient la nature comme source d' inspiration morale. Pour eux, la nature est essentiellement coopérative et non pas un champ de bataille. « Si la nature s' avère être un monde d' interdépendance, écrit Gerard 1., l'homme est alors obligé de considérer cette caractéristique comme un impératif moral. » La tendance évolutive vers une plus grande intégration « comme un sentier direct qui traverse une forêt dense, afflfmait-il, exige du pion-üer qu'il reste sur la piste et la suive jusqu'au bout ». Le seul problème est que la piste de Gerard mène à une écosphère trop intégrée, c'est-à-dire non respectueuse de son ordre fondamental. Il n'a pas conscience - chose également valable pour tous ceux qui pensent que l'intégration et la coopération sont bonnes en elles-mêmes - que le degré d'intégration propre à un organisme vivant est beaucoup plus élevé que celui d'une famille, dont le degré d'intégration est lui-même plus élevé que celui d'une communauté et plus encore d'une société, d'un écosystème ou même de l'écosphère. Ce chemin, c'est le Chemin que d' innombrables générations d'hommes traditionnels ont perçu comme moral, comme servant à préserver l'intégrité et la pérennité du monde vivant (voir Chapitre 61).
18 Une proposition ne peut se vérifier qu'à partir du paradigme ou modèle dont elle fait partie Une vérité scientifique ne s'impose pas par la lumière de sa vérité, mais plutôt par la disparition de ses adversaires et l'émergence d' une génération nouvelle. Max PLANCK
La démonstration ou la réfutation n'ont en fait rien à voir avec l'acceptation ou le rejet des croyances fondamentales; et affirmer que l'on ne croit strictement à rien qui ne soit réfutable n'est qu'habiller notre volonté de croire d'une prétendue et feinte autocritique. Michael POLANYI La connaissance scientifique, à chaque époque, est ce que le scientifique considère comme science, mais ce qui est science à une époque peut passer pour erreur dans la prochaine. Harold
BROWN
Si les scientifiques orthodoxes affirment qu ' une thèse, aussi plausible soit-elle, n'a pas été vérifiée empiriquement, elle ne recevra pas l'estampille «scientifique» et ne sera pas digne d'être prise au sérieux. La formule consacrée est qu'« il n'y a pas de preuve scientifique» que ce soit vrai, la preuve étant fournie exclusivement par une vérification .empirique « dans les conditions contrôlées du laboratoire », hors du monde vivant. Si des preuves complémentaires sont admises - preuve épidémiologique dans le domaine médical, par exemple - elles doivent aussi être empiriques. La vérification empirique peut être complétée par des arguments théoriques, mais ceux-ci sont jugés secondaires. Le positivisme logique est la doctrine épistémologique qui justifie cette position. Son principe même est que le critère de recevabilité d'une proposition, qui permet de faire la distinction 106
entre une proposition scientifique et une autre métaphysique, entre sens et absurdité, est la vérification empirique. Mais la vérification se fonde sur l'induction, ce qui suffit à l'invalider. Car ni l'observation, ni l'expérience, ni même une série d'observations et d'expériences ne permettent d'établir une thèse ou un principe général. La seule chose qu'elles puissent montrer, c'est la compatibilité de l'observation ou de l'expérience avec la thèse en question. Mais, en fait, la plupart des propositions peuvent être compatibles avec un grand nombre de thèses différentes, y compris des thèses inconciliables entre elles. Le philosophe des sciences Jerry Ravetz 1 souligne que «l'hypothèse selon laquelle la Lune serait faite de fromage moisi» peut être «vérifiée » de cette façon. « TI suffit, dit-il, d'en déduire qu'elle doit alors présenter des taches, et d'établir l'existence des taches prédites.» Le fait que «les propositions universelles ne peuvent être vérifiées de façon concluante par un nombre fini d'observations », estime le philosophe Harold Brown>, constitue «la plus grande faiblesse» du positivisme logique. Pour être cohérents, les positivistes devraient considérer que les propositions universelles ne sont que creuse métaphysique, ce qu'ils ne peuvent d'évidence faire sans perdre toute crédibilité. ils contournent le problème en soulignant qu'il ne s'agit nullement de propositions mais seulement de «règles qui permettent d'établir des inférences d'une série d'observations à une autre ». C'est là jouer sur les mots dans la tradition de la casuistique médiévale de la pire espèce. En revanche, des positivistes plus raisonnables ont assoupli leur position quant à l'exigence stricte de vérification. Tout en estimant indispensable qu'une proposition, pour être jugée valable, soit vérifiable par l'observation et l'expérience, ils admettent que les résultats ne soient pas nécessairement concluants. Rudolph Carnap', l'un des pères du positivisme logique, proposait de remplacer le principe de vérification par celui d'une «conflfmation graduellement croissante ». Cela a donné naissance à une nouvelle école d'épistémologie appelée 1' « empirisme logique ». Un autre problème posé par la vérification empirique est qu'elle se base sur l'observation. Comme nous l'avons vu, observer un objet, c'est former une hypothèse sur lui en fonction de notre conception du monde; l'acte d'observation nécessaire à la vérification de l'hypothèse est lui-même le produit de ce paradigme, de cette vision du monde, et il n' est donc pas plus objectif que la proposition qu'il sert à vérifier. 107
Ainsi, Popper' a remarqué dès 1919 que les théories à la mode, la théorie de l'histoire de Marx, la psychanalyse de Freud et la psychologie individuelle d'Adler, semblaient expliquer presque tout au sein des domaines où elles s'appliquaient, à tel point que vous subissiez « une conversion ou révélation intellectuelle ». « Une fois vos yeux ainsi ouverts », écrit Popper, vous « voyiez des confirmations partout: le monde abondait en illustrations de la théorie. Quels que fussent les événements, ils conflfffiaient la théorie». Koestler ' , qui dans sa jeunesse en Hongrie avait été membre du parti communiste, admit par la suite que c'était précisément ce qui lui était arrivé. « L'éducation que m'avait donnée le parti, écrit-il, m'avait muni l'esprit de tampons amortisseurs et de défenses élastiques si sophistiquées que tout ce que je voyais et entendais était automatiquement adapté pour se conformer à un schéma préconçu. » Popper" juge ce comportement « non critique ». Un homme de science ne se comporte pas de cette manière. La science se distingue de la métaphysique en ce qu' elle applique une «approche critique»; autrement dit, les théories scientifiques doivent être formulées de telle sorte qu ' on puisse les réfuter par des moyens empiriques. La théorie de Newton, par exemple, prédisait des écarts par rapport aux lois de Kepler (du fait des interactions entre les planètes) qui n'avaient à l'époque pas encore été observés. Elle s'exposait ainsi elle-même à des tentatives de réfutation empiriques dont l'échec devait assurer le succès de la théorie. La théorie d'Einstein a aussi été testée de manière semblable. «Nous ne pouvons affirmer qu'une théorie est conflfffiée ou corroborée par l'expérience, affirme Popper, que si elle supporte avec succès la pression de ces tentatives de réfutation.» En formulant une théorie, les scientifiques «prennent donc un risque» que les astrologues, les historiens marxistes, les psychanalystes et les spécialistes de la psychologie individuelle ne prennent pas. En d'autres termes, <de critère du statut scientifique d'une théorie, c'est qu'on peut soit en prouver la fausseté ou la réfuter, soit la vérifief». À son tour, cette thèse a été critiquée pour un certain nombre de raisons évidentes. Tout d'abord, prouver cette fausseté implique que l'on ait encore recours à l'observation, avec toutes les réserves qui pèsent sur la méthode empirique. Comme le dit Medawar' , 108
TI est possible que nous fassions erreur en pensant que nos observations réfutent une hypothèse, celles-ci pouvant elles-mêmes être défectueuses, fondées sur des conceptions erronées ou effectuées à partir d' expériences mal conçues. La réfutation n' est pas à l'abri de l'erreur humaine.
Popper lui-même en convient. La réfutation est en outre ellemême basée sur l'induction et, comme nous l'avons vu, on ne peut pas plus démontrer une théorie à partir des observations ou des expériences qu'en prouver l'inexactitude de cette manière. Waddington estime que seuls les phénomènes très simples, comme ceux étudiés par la physique, peuvent être réfutés. La raison en est que, dans le cas du comportement des systèmes naturels complexes, il est possible de recourir à toutes sortes d'artifices pour maintenir la validité d'une hypothèse. Imre Lakatos 8 a donc cherché à remplacer la « réfutation naïve » par une « réfutation élaborée », qui impliquait que l'on confronte la théorie à une autre. «Il n'y a pas réfutation, écrivait-il, sans apparition d'une théorie meilleure», mais cela n'est pas encore suffisant; ce qu'il faut, c'est un «ensemble de théories ( ... ) ordinairement reliées par une continuité particulière qui les unit en un "programme de recherche" ». C'est en gros ce que Kuhn appelle la science normale, admet Lakatos ' . Cependant, il faut du temps pour qu'un programme se réalise, et il ne faut pas le tuer dans l'œuf en mettant l'accent sur une simple incohérence. C'est pourquoi «il faut traiter avec indulgence un programme en train d' éclore». Il est inéquitable de réfuter une théorie avant qu'elle n'ait atteint son plein développement. Il s'ensuit que les théories non falsifiables doivent être tolérées, du moins dans leurs débuts. Cela n'est pas encore assez aux yeux de Kuhn '0. Il rejette le point de vue de Popper selon lequel la science, comme dans la Grèce ancienne, continue à se préoccuper des questions fondamentales. Cela n'est plus vrai du tout de la science moderne, qui, comme il dit, se borne à «résoudre des problèmes ». Ceux qui se livrent à cette dernière activité partagent le même paradigme, dont la validité est tenue pour acquise et ne demande donc pas à être vérifiée. Kuhn va jusqu'à dire que «c'est précisément l'abandon du discours critique qui marque le passage au stade scientifique », après lequel «le discours critique ne ressurgit qu' aux moments de crise, quand les scientifiques doivent choisir entre des théories divergentes», et c'est seulement alors qu'ils se comportent à la manière des savants ou des philosophes grecs. 109
En temps normal, on effectue bien entendu des vérifications, mais ce ne sont pas les questions fondamentales que l'on met à l'épreuve, mais uniquement Les détails ou Les aspects techniques de La théorie, L'aptitude de L'expérimentateur à « résoudre Les probLèmes ", tandis que Le modèLe Lui-même n'est jamais mis à L'épreuve. Et L'on peut être sûr que, même s'iL L'était, iL en sortirait indemne. Comme John Watkins Il le fait remarquer: Si le résultat d'un tel « test » est négatif, on ne l'imputera pas à la théorie, mais cela retombe sur le dos de l'expérimentateur. Sa tentative manquée de résoudre un dilemme risque d' amoindrir son prestige; mais celui du modèle dans le cadre duquel il effectue sa tentative est si grand qu 'il sera à peine affecté par des péripéties aussi mineures.
Kuhn, naturellement, estime lui aussi que seules les propositions très secondaires sont réfutées, sauf si le modèle dont fait partie la théorie est en crise et doit être remplacé par un nouveau. Le problème, c'est que lorsqu'il Y a confrontation entre deux paradigmes, le vainqueur n'est pas nécessairement celui qui devrait être choisi sur la base d'une quelconque vérification empirique, car il n'existe pas de dialogue rationnel entre les tenants de deux modèles rivaux. Ils parlent des langages différents, voient les choses de façon fondamentalement différente et ne peuvent donc communiquer réellement. Polanyi 12 fait observer en outre que les controverses scientifiques « ne portent pas uniquement sur des questions scientifiques». C'est pour le moins un euphémisme. De fait, elles prennent souvent une tournure quasi religieuse et sont chargées de passion, surtout quand il s'agit de protéger un paradigme ou une vision du monde. D'une manière générale, on peut affirmer que les humains, qu'ils soient membres d'une tribu primitive, hommes d'affaires, bureaucrates ou chercheurs, font tout leur possible pour protéger leur paradigme face aux connaissances susceptibles de le saper, ce que l'anthropologue A. F. C. Wallace appelle « principe de protection de la structure cognitive ». Polanyi décrit trois de ces tactiques de protection. La première consiste à défendre le principe mis en cause en en invoquant un autre; cela est possible du fait de la circularité des paradigmes ou visions du monde. L'anthropologue Edward Evans-Pritchard 13 montre comment procèdent en pareil cas les Azandes de l'Ouganda. Pour eux, <
notions mystiques est expliquée en faisant appel à d'autres notions mystiques ». Polanyi 14 signale que la croyance en l'utilité des mathématiques comme moyen de compréhension du monde se fonde sur la même circularité qui s'autorenforce, puisqu' On peut prouver ou montrer que toute assertion d' un système déductif sert d'axiome pour les autres. Par conséquent, si nous les mettons tour à tour en question, chacune se trouve confirmée par la circularité du système, et la dissipation de chaque doute successif aboutit à renforcer le crédit de l'ensemble du système.
Une autre méthode de protection de la structure cognitive face à une preuve contraire, que décrit Polanyi, consiste en
III
croyance. Rien ne peut mieux l'illustrer que l'histoire d'un physicien pré-einsteinien imaginaire racontée par Lakatos 19: Sur la base de la mécanique newtonienne, de la loi de la gravitation de Newton (N) et des conditions initiales admises (l), le physicien calcule la trajectoire d' une petite planète (P), découverte récemment. Malheureusement, il s'avère que la planète ne suit pas la trajectoire escomptée. Quelle est la réaction du physicien? Reconnaît-il que la mécanique newtonienne est fausse? Que la loi de la gravitation (N) ne s'applique pas? Certainement pas. Il suggère qu'il doit exister une planète (p ') non encore découverte qui perturbe la trajectoire de p. Il calcule la masse, l'orbite. , etc., de cette planète hypothétique et demande ensuite à l'astronome de vérifier son hypothèse. La planète p' est si petite que les télescopes disponibles même les plus puissants sont incapables de la détecter: l'astronome sollicite une subvention pour en faire fabriquer un plus puissant encore. Trois ans après, le télescope est prêt. Découvrir la planète p ' serait salué comme une nouvelle victoire de la science newtonienne, mais on n'y réussit pas. Notre chercheur abandonne-t-il pour autant la théorie de Newton et son idée d'une planète perturbatrice? Nullement. Il suggère qu'elle est cachée par un nuage cosmique. Il calcule l'emplacement et les propriétés de ce nuage et demande une subvention de recherche pour l'envoi d'un satellite qui vérifiera ses calculs. Si les instruments (peut-être d' un modèle nouveau, basé sur une théorie encore sommairement vérifiée) permettaient de constater l'existence du nuage conjectural, le résultat serait salué comme une victoire exceptionnelle de la théorie newtonienne, mais on ne trouve pas le nuage. Notre chercheur abandonne-t-illa théorie de Newton ainsi que l'idée de la planète perturbatrice et du nuage qui la cache? Non. Il suggère qu'un champ magnétique dans cette région de la galaxie a déréglé les instruments du satellite. Un autre satellite est lancé dans l'espace. Si la détection du champ magnétique était confirmée, les newtoniens la célébreraient comme une victoire sensationnelle. Mais, on ne le détecte pas. Y voit-on une réfutation de la science newtonienne? Point du tout. Soit une autre hypothèse auxiliaire astucieuse est appelée à la rescousse, soit ( ... ) l'histoire est ensevelie dans les volumineux tomes de revues scientifiques poussiéreuses d'où elle ne sortira plus jamais.
La troisième tactique invoquée par Pol an yi pour protéger la stabilité d'une hypothèse face à une menace extérieure consiste à nier à toute conception rivale <de terrain sur lequel elle pourrait 112
se fondef». Pour confirmer le cadre établi, les vérifications individuelles sont jugées suffisantes. En revanche, pour valider une conception rivale, « toute une série d'instances cohérentes» sera exigée et l'on empêchera le surgissement de l'évidence dans l'esprit des gens. Polanyi appelle «suppression de la nucléation » ce troisième «mécanisme de défense ». Il le considère comme complémentaire des opérations de circularité et d'auto-expansion. Tandis que ces dernières mettent un système de croyances existant à l'abri des doutes soulevés par une preuve contraire, la suppression de la nucléation empêche la germination de tout concept alternatif à partir d'une telle preuve. Là encore, ce n'est pas seulement l'homme traditionnel qui y a recours, mais des scientifiques orthodoxes, qui ignoreront délibérément et, au besoin, étoufferont toute information, aussi solidement étayée soit-elle, qui serait incompatible avec le paradigme scientifique. C'est ainsi qu'ils ignorent et étouffent aujourd'hui toutes les connaissances écologiques qui mettent en évidence l'aberration de leur méthodologie, de bon nombre de leurs pratiques et du paradigme scientifique 20. Pour Polanyi, vouloir défendre l'intégrité de sa vision du monde, autrement dit de son paradigme ou de sa structure cognitive, est parfaitement humain. Supposer que ce souci puisse être éliminé par une science plus objective n'est qu'un vœu pieux - une idée qui ne repose sur rien. C'est également une erreur d'y voir une faiblesse de la nature humaine. Ce n'est pas le cas. Cette attitude est en fait d'une immense valeur adaptative, voire vitale, pour la sauvegarde de la continuité ou stabilité du système social humain. Dans la nature, tous les systèmes d'information organisés sont et doivent être capables de préserver leur stabilité face aux pressions de l'environnement. Le problème, comme Polanyi ne manque pas de le souligner,
est bien sûr que les moyens utilisés pour protéger « une vision juste de l'univers peuvent "aussi bien en renforcer une fausse"». Mais, là encore, ce serait une erreur d'y voir une faiblesse humaine. Ce n'en est pas une. Les procédures qui rendent possibles les processus vitaux homéotéliques (voir Chapitre 41) peuvent être mal dirigées et en favoriser au contraire d' hétérotéliques (voir Chapitre 42). Mais la possibilité de telles erreurs s'amenuise systématiquement au fur et à mesure que l'on passe 113
d'une société «dysclimacique » ou pionnière (voir fm du Chapitre 64) où les gens ont des idées essentiellement erratiques et individualistes, à une société à son climax, dont les membres sont imprégnés d'une vision du monde en phase avec le comportement qui assure au mieux la préservation de l'ordre spécifique de la nature.
19
L'écosphère est un tout La plus fondamentale de mes convictions intellectuelles est que l'idée selon laquelle le monde serait un est une sottise. Je crois que l'univers est fait de touches et d'à-coups, sans unité ni continuité, sans cohérence ni ordre ni aucune des autres propriétés que chérissent les institutrices. Bertrand RUSSELL (1872-1970) Pour les primitifs, la sagesse suprême consiste à reconnaître l'unité et l'ordre du monde vivant, dont fait partie le monde des esprits. Placide TEMPELS Toute la ganune de la matière vivante de la planète, depuis les baleines jusqu'aux virus, depuis les chênes jusqu' aux algues, peut être considérée comme une seule entité vivante, capable de manipuler l'atmosphère terrestre pour l'adapter à ses besoins généraux, et douée de facultés et de pouvoirs bien supérieurs à ceux de ses parties constitutives. James LoVELOCK
L'homme traditionnel savait que le monde est un, qu'il est vivant, organisé selon un certain ordre et une certaine hiérarchie, et que tous les êtres vivants qui l'habitent sont étroitement interdépendants et coopèrent pour lui conserver son intégrité et sa stabilité. Dans la Grèce ancienne, les pythagoriciens, comme l'écrit Hughes', « soutenaient que le monde était sphérique, vivant, doté d'une âme et d'intelligence » . Platon 2 le considérait comme «une créature vivante, une et indivisible, contenant en elle-même tous les êtres vivants, qui lui sont par nature apparentés ». De plus, cette créature était «dotée d'une âme et douée de raison ». Les stoïciens, nous dit Hughes', voyaient eux aussi 115
dans le cosmos un être sensible, « rationnel, harmonieux, dont toutes les créatures vivantes font partie. Il se suffit donc à lui-même puisqu'il est nourricier et se nourrit lui-même ». Cette vision du monde était également celle de Linné, de ses précurseurs au xvII' siècle et des théologiens naturels du XVIII' au XIX' siècle, John Ray (1627-1704), William Paley (1743-1805) et Thomas Morgan 4 notamment. Ce dernier décrit « l'unité, la sagesse, la conception et l' ordre parfaits» du monde naturel, «dans lequel chaque individu est nécessairemen! relié à l'ensemble, dont il constitue une partie dépendante ». A ses yeux, la biosphère ne pouvait être que l' œuvre d'un « esprit créateur universel » qui avait « conçu, agencé et disposé le tout selon un tel ordre, une telle homogénéité, une telle beauté et harmonie, et continuait, d'entretenir et de gouverner le tout ». Aldo Leopold voyait lui aussi la Terre une : « Nous devons prendre conscience de l'indivisibilité de la Terre - son sol, ses montagnes, ses rivières, ses forêts, son climat, ses plantes et ses animaux - et la respecter dans son intégralité; non point comme une servante utile, mais comme un être vivant.» Plus récemment, les progrès de la cytologie et de la biologie moléculaire ont conduit les scientifiques, dont l'intérêt avait été jusqu'ici monopolisé par l'extraordinaire diversité des êtres vivants, à prendre conscience du fait qu'il existe une unité fondamentale sous-jacente à cette diversité, difficile à expliquer à partir du paradigme scientifique qui compartimente strictement le savoir. Sous l'immense diversité, on découvre de profondes similitudes, explique le généticien Theodosius Dobzhansky ' . Chez tous les êtres vivants, les informations génétiques peuvent être déchiffrées en termes d'ADN et d'ARN, et les protéines qui constituent leurs « briques » sont toujours formées des mêmes vingt acides aminés. François Jacob et Jacques Monod soulignent également l'un et l'autre à quel point tous les êtres vivants se ressemblent au niveau microscopique. Et non seulement les matériaux sont les mêmes dans tout le monde vivant, mais les structures le sont aussi. Le biologiste Armand de Ricqles 6 est frappé par le fait que tous les vertébrés - poissons, amphibiens, reptiles, oiseaux et mammifères - sont bâtis sur le même schéma d'organisation, en dépit de leurs importantes différences anatomiques: « Que signifie l'existence de cette communauté de plan? demande-t-il. C'est la grande question que l'anatomie 116
comparée a commencé à poser au XVII1' siècle et qu'elle n'a cessé de développer. » Elle implique, bien sûr, qu ' au fil de l'évolution des variations superficielles se produisent pour adapter des êtres vivants à des environnements spécialisés, et que pourtant les caractères essentiels de la vie restent les mêmes - accomplissement évolutif qu'il est difficile de concilier avec la théorie de l'évolution actuellement en vigueur. Elle implique également que le but primordial des êtres vivants est de protéger l'ordre spécifique et donc la stabilité de la hiérarchie gaïenne dont ils font partie. Elle suggère en outre que Gaïa est un système naturel autorégulé, en même temps processus vital et unité d'évolution (voir Chapitres 20 et 21). Le géologue et philosophe de la nature écossais James Hutton (1726-1797) fut peut-être le premier savant des temps modernes à reconnaître, dans un écrit de 1788, l'unicité de la nature. L'idée fut de nouveau mise en avant en 1875 par l'homme de science autrichien Edouard Suess ' (1831-1914). TI voyait la Terre comme « un monde vivant qui est un système composé d' animaux et de plantes vivantes », et il forgea le terme « biosphère» pour désigner l'ensemble constitué par le monde vivant et son substrat géologique. L'idée moderne de biosphère est cependant en général attribuée au scientifique russe Vladimir Vernadsky (1863-1945). TI la considérait comme un «organisme vivant » et affIrmait avec justesse que cela avait d'immenses implications pour toutes les autres disciplines à travers lesquelles l'homme s' efforce de comprendre la nature et son fonctionnement. L' idée que le monde vivant, du substrat géologique à l'atmosphère, forme lui aussi une seule entité remonte probablement à Jean-Baptiste Lamarck' (1744-1829). Pour lui, le développement des organismes vivants fait partie d' un domaine plus vaste (la physique de la Terre) qui inclut l'étude de l'atmosphère (météorologie) et celle de l'écorce terrestre (hydrogéologie). Qu'aucune de ces disciplines ne puisse se comprendre sans faire appel aux autres fait ressortir le besoin d'une science de la nature véritablement holistique. Suess ' portait le même regard sur la biosphère et décrivait les plantes qui, à la fois, plongent de profondes racines dans le sol pour se nourrir et s'élèvent dans l'air pour respirer - mettant ainsi en relief l'étroite interaction entre la biosphère, la lithosphère et l'atmosphère. La biosphère de Vernadsky 10 comprenait
océans, et une mince strate dans les régions continentales d'une profondeur de l'ordre de trois kilomètres ou davantage ». Cette position tranchait avec celle de Frederick Clements et de Victor Shelford. Bien qu'ils fussent parmi les pères de l'écologie holistique, ils affirmaient néanmoins que la communauté vivante et son milieu ne devaient pas être considérés comme faisant partie d'une même entité écologique. La découverte que l'atmosphère est une création des êtres vivants plutôt que le produit de forces purement physiques et chimiques a été l'étape essentielle du développement de la théorie moderne de l'écosphère. Le premier à émettre cette idée fut Alfred Redfield, suivi en 1841 par les chercheurs français Jean-Baptiste Dumas (1802-1887) et Jean-Baptiste Boussingault (1800-1884). Au début des années 1970, elle fut reprise par Lovelock ", qui, avec Lynn Margulis, a décrit le processus très en détail. «L'atmosphère des planètes mortes comme Mars et Vénus est en équilibre chimique», écrit-il. En revanche: La composition chimique de l' atmosphère [de notre planète1est sans rapport avec ce que l'on peut attendre d'un état d'équilibre chimique. La présence de méthane, de protoxyde d'azote et même d'azote dans l'atmosphère oxydante actuelle représente une violation des règles de la chimie qui est de plusieurs ordres de grandeur.
Plus extraordinaire encore, plusieurs gaz qui composent l'atmosphère sont instables en présence l'un de l'autre. Ils ne devraient normalement pas coexister, ce qui suggère qu'ils doivent être émis continuellement en énormes quantités pour persister dans l'atmosphère. Comme le dit Lovelock 12, Nous avons de l'oxygène en abondance - 21 % de l'atmosphèreet du méthane à l'état de trace - 1,5 part pour 1 million. La chimie nous apprend que méthane et oxygène réagissent lorsqu ' ils reçoivent la lumière solaire, et nous connaissons par ailleurs le taux de cette réaction. Nous pouvons donc en conclure à coup sûr que la coexistence de ces deux gaz réactifs à un niveau stable exige un flux de méthane de 1000 mégatonnes par an. C'est la quantité nécessaire pour remplacer les pertes par oxydation. De plus, il doit y avoir un flux d' oxygène de 4000 mégatonnes par an, car c'est la quantité nécessaire pour oxyder le méthane. Il n'existe aucune réaction chimique connue capable de produire ces énormes quantités d'oxygène et de méthane à partir
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des matériaux ctisponibles, l'eau et le carbone, et en utilisant l'énergie solaire.
Pour Lovelock 13, il n'y a qu'une seule explication possible: il doit y avoir à la surface de la Terre un processus capable d'assembler la séquence des intermédiaires instables et réactifs, processus programmé à cette fin. Ce processus est très probablement la vie.
Comme le soulignent Lynn Margulis et Dorion Sagan '" il convient également d'expliquer pourquoi l'atmosphère ne contient que 0,3 % de gaz carbonique - là encore, pourcentage nécessaire à l'entretien de la vie - alors qu'elle en contiendrait plus de 95 % si notre planète était une planète morte comme Vénus et Mars. La photosynthèse fournit l'explication - cette activité essentielle de la vie des plantes et des algues, à laquelle on doit également le maintien du taux d'oxygène atmosphérique au niveau requis. Ainsi, en absorbant le gaz carbonique et en dégageant de l'oxygène, ces êtres vivants que sont les plantes créent la combinaison précise des deux gaz nécessaire à la conservation de la vie sur notre planète. La vie semble créer les conditions qui lui sont le plus favorables en produisant du méthane et d'autres gaz atmosphériques, et en absorbant ou neutralisant ceux qui sont en surplus en fonction de ses besoins. Cela laisse supposer que <
à celle entre l'écosystème et l'association ou communauté écologique. Lovelock définit Gaia comme une entité complexe, comprenant la biosphère terrestre, l'atmosphère, les océans et les sols; l'ensemble constituant un système de rétroactions ou système cybernétique qui vise à créer le milieu physique et chimique optimal pour la vie sur cette planète.
Il insiste aussi sur le fait que Gaia est capable de conserver sa stabilité ou homéostasie face au changement, faculté qui seule explique comment, au cours des quelques dernières centaines de millions d'années, son climat est resté remarquablement stable malgré une augmentation de la chaleur du Soleil de l'ordre de 30%. Aucune réfutation crédible de la thèse de Lovelock n'a été à ce jour publiée par la communauté scientifique orthodoxe, et il n'est guère probable qu 'aucune le soit jamais. Un grand nombre de ses implications, d'une portée immense, sont examinées dans ce livre.
20 Gaïa est une entité spatio-temporelle Tout objet, qu'il soit au repos ou en mouvement, est une page d'histoire. C. D. BROAD (1883· 1971)
En coupant un objet de son histoire, on lui retire manifestement toute réalité. C.D.BROAD
Nous commençons à saisir que les sociétés, de même que les individus qui les composent, tout comme la vie en généraI, ont une dimension temporelle. Ce sont des processus et leur direction dans le temps fait tout autant partie de leur nature que leur organisation à un moment donné. Julian HUXLEY Nous appelons structures les processus lents et de longue durée, et fonctions les processus rapides et de courte durée. Ludwig von BERTALANFFY
Gaïa, et en fait tous les systèmes naturels, existent à la fois dans le temps et l'espace. Il ne peut y avoir de système a-temporel, pas plus qu'il ne peut y avoir de processus non spatial. Comme le dit J. H. Woodger 1: Toute grenouille a une histoire et cette histoire ne peut être sans la grenouille. Une grenouille conservée dans du formol représente une coupe transversale dans l'histoire de sa vie d'organisme vivant, et l'anatomie est la biologie sans la dimension temporelle. L'anatomie étudie l'organisme dans
Les langues de certaines sociétés vernaculaires, notamment de bon nombre de tribus indiennes du Nord-Ouest américain, 121
accentuent, comme le montre très bien Benjarrùn Lee Whorf" le caractère temporel du monde environnant. D'autres au contraire, comme celles des sociétés européennes, mettent l'accent sur la dimension spatiale. Les membres de nombreuses tribus indiennes d'Amérique du Nord, nous dit Mircea Eliade ', considéraient le cosmos comme «un être vivant qui naît, grandit et meurt le dernier jour de l' année pour renaître avec le nouvel an ». Ainsi, au lieu de dire «une année a passé », les Yokuts disent « le monde a passé ». Les maisons sacrées des Algonquins et des Sioux, conçues pour donner une image du cosmos, donnent en même temps une représentation de l'année. Mieux, si l'on considérait que le cosmos mourait chaque année, c'était le devoir de l'homme d'assurer son renouvellement. En fait, de nombreuses cérémonies des peuples vernaculaires rejouaient l'acte originel de création (la « cosmogenèse»), afin d'assurer la continuité du cosmos. Pour l'homme traditionnel, le comportement des générations d'hommes successives et des autres êtres vivants est déterminant pour la continuité du cosmos et pour empêcher le retour au chaos. Les scientifiques orthodoxes, en revanche, ne voient aucun lien entre le comportement des êtres vivants, leur développement (morphogenèse), leur physiologie et l'avenir de l'écosphère - dont la plupart persistent à nier l'existence en tant que système naturel auto-régulé (voir Annexe 4). Ils ne font même pas de lien entre le comportement de l'homme et des autres êtres vivants et le processus évolutif, qui se déroulerait indépendamment des changements adaptatifs des premiers. Tous ces processus sont considérés comme distincts, quasiment indépendants les uns des autres et gouvernés par des lois différentes. Quelques scientifiques plus perspicaces voient heureusement les choses d'une autre façon. Woodger estime ainsi que tous les changements adaptatifs sont «des étapes différentes d' un même processus ». Dans ses ouvrages devenus classiques sur le comportement de l'enfant, le psychologue Arnold Gesell ' remarque que les premières réactions instinctives du jeune enfant ne sont qu' un prolongement des activités embryologiques qui l'ont fait naître. «Les systèmes d'action de l'embryon, du fœtus, du bébé et de l' enfant, écrit-il, connaissent des changements structurels si séquentiels qu'il est certain que le processus de structuration est lui-même gouverné par des mécanismes qui régulent la forme - les mêmes mécanismes que l' embryologie met à jour. ( ... ) La croissance des tissus, des organes et le développement du 122
comportement obéissent à des lois de développement morphologique identiques ( ... » >Henri Bergson' (1859-1941) fait ressortir lui aussi la continuité entre l'embryogenèse et le comportement. Comment tracer une ligne de démarcation entre les processus constructifs du développement embryonnaire chez l'oiseau et ceux par lesquels il construit son nid? demande-t-il. Charles Lumsden et Edward O. Wilson mettent en évidence cette même continuité et affinnent qu' ,
21 Gaïa, considérée comme processus spatio-temporel, est l'unité de l'évolution biologique et sociale Pour Freud, l'inconscient est avant tout le réceptacle des refoulements. Il l'interprète uniquement au travers des expériences de la petite enfance. Pour moi, il est plutôt semblable à de vastes archives historiques. Carl G.
JUNG
(1875-1961)
Il est douteux qu'une vie qui a un sens puisse être vécue sans relation consciente à une tradition. Ceux qui en sont privés sont en quelque sorte moralement prolétarisés, sans racines ni rapports de loyauté. Dorothy EMMETT Un pays qui a perdu le sentiment de son passé ne peut ni comprendre son présent ni choisir son avenir. Winston CHURCHILL (1874-1965) Le vrai péché, c'est l'oubli. Mireea ELIADE (1907-1986) Des plus lointains ancêtres à la dernière génération, la famille [en Chine] constitue une seule unité_ Ralph LINTON
Voir dans l'organisme individuel l'unité de base de l'évolution est une des faiblesses essentielles de la thèse néo-darwiniste_ En quoi cet organisme serait-il si particulier? Y a-t-il une différence si fondamentale entre ses stratégies adaptatives et celles des autres systèmes naturels qu'il faille le considérer comme tout à fait distinct? Sans aucun doute, la réponse est non_ A tous les niveaux d'organisation, y compris celui de Gaïa lui-même, les processus du vivant sont conçus selon le même 124
plan et se révèlent intentionnels, dynamiques, créatifs et intelligents. Qui plus est, toutes leurs stratégies adaptatives visent à préserver la stabilité ou homéostasie de l'ensemble de la hiérarchie gaïenne - condition sine qua non du maintien de leur propre homéostasie (voir Chapitre 41). De plus, tous les systèmes dirigent et coordonnent les comportements de leurs parties constitutives, Gaïa elle-même coordonnant ceux de tous les membres de la hiérarchie, et veillant en outre à ce qu'ils continuent à assurer sa propre homéostasie d'ensemble, processus que j'appelle homéoarchie (voir Chapitre 44). Pour toutes ces raisons, l'individu ne peut en aucun cas être considéré comme l'unité de l'évolution. Celle-ci ne peut être que Gaïa elle-même et l'évolution ne peut être mieux définie que comme le processus gaïen. Un processus n'est cependant qu'une abstraction s'il n'a pas de dimension temporelle, tout comme l'est une entité lorsqu'on la considère hors du temps. Nous sommes habitués à penser à Gaïa en termes d'abstractions temporelles ou spatiales, mais celles-ci ne sont en fait que différentes facettes d'une même réalité: le système spatio-temporel formé par Gaïa. Il en résulte qu'il doit y avoir une adéquation parfaite entre les abstractions gaïennes temporelles et spatiales, tout comme il y a parfaite adéq~ation entre le processus digestif et le système digestif physique. A l'inverse, la thèse néo-darwinienne postule une séparation radicale entre la structure de la biosphère, envisagée dans l'espace, et la biosphère en tant que processus - la première étant considérée dans toute sa complexité et sa sophistication, tandis que le second est réduit à une interaction grossière entre deux machines - l'une génératrice de variations aléatoires, l'autre une simple trieuse. Cela suffit à invalider la thèse darwinienne. Les caractères essentiels de Gaïa, en tant qu'abstraction dans l'espace, doivent correspondre à ses caractères essentiels en tant qu'abstraction dans le temps, ou encore de Gaïa continuum spatio-temporel. L'un de ces caractères est que Gaïa, abstraction dans l'espace, composée de systèmes de plus en plus petits, est hiérarchisée. Il doit en être de même de Gaïa, abstraction temporelle ou processus spatio-temporel, composée d ' une hiérarchie de systèmes vitaux à longue durée de vie divisés en d'autres à longévité de plus en plus réduite. Ainsi, la durée de vie d ' un organisme représente plusieurs dizaines de milliers de fois celle de ses cellules. L'individu lui-même a une longévité beaucoup plus faible que celle de la 125
famille dont il est membre, à la fois dans le temps et dans l'espace. Les communautés survivent aux familles, les sociétés et les groupes ethniques aux communautés et l'espèce humaine aux sociétés - l'espèce humaine elle-même ayant peu de chances de perdurer au-delà d'un court moment de l'histoire de la biosphère. Un autre trait essentiel de la biosphère, en tant qu'abstraction spatiale, est l'existence d'un ordre. Comme nous le velTons (Chapitre 27), l'ordre dans l'abstraction spatiale correspond à l'intention dans celle du temps. Dans un système spatio-temporel hiérarchisé, cela signifie que les parties doivent se comporter homéotéliquement vis-à-vis de l'ensemble de la hiérarchie gaïenne afin d'en préserver la stabilité, et par là même leur propre stabilité. James Lovelock voit dans le développement de Gaïa et dans le maintien de sa stabilité depuis des centaines de millions d'années le résultat d'une action coordonnée des êtres vivants des bactéries en particulier. L'évolution des espèces, au contraire du processus évolutif gaïen dans son ensemble, ne peut se manifester qu'à travers des changements qui affectent la succession des ontogenèses. Ces ontogenèses ne peuvent être comprises comme des processus séparés et individuels. Elles sont des composantes différenciées de la phylogenèse, à son tour étroitement intégrée à la multitude des autres phylogenèses qui forment le processus gaïen. Quel est donc le rôle des ontogenèses et de leurs sous-processus - morphologie, physiologie, comportement? La seule réponse possible est: fournir au processus évolutif dans son ensemble l' information localisée et à court terme dont il a besoin pour s' adapter aux circonstances changeantes dans lesquelles il se déroule. En langage moderne, ils constituent les mécanismes de rétroaction sans lesquels aucun processus cybernétique n'est possible. La théorie de l'évolution de Lamarck l'admettait, implicitement du moins, mais la science orthodoxe, qui considère que le changement évolutif résulte exclusivement de variations affectant les gènes des organismes individuels, le nie avec véhémence. Ni la morphogenèse, ni le développement de l'enfant en un adulte, pas plus que son expérience physiologique et comportementale, n'étant censés affecter aucunement son matériel génétique, ces processus sont considérés comme totalement isolés du processus évolutif (voir Annexe 4). Le contrôle et la coordination des entités constitutives les plus petites par les plus importantes - Gaïa elle-même contrôlant 126
l'ensemble de la hiérarchie qu'elle constitue - est encore un des caractères marquants de la hiérarchie gaïenne, en tant qu'espace abstrait, ou plus exactement en tant qu'ensemble de phénomènes simultanés. On peut montrer qu'il en est ainsi du processus gaïen, autrement dit de l'évolution, c'est-à-dire que le passé et le futur doivent nécessairement déterminer le présent (voir Chapitre 45). Dans l'évolution, comme dans tous les processus naturels, le tout précède la partie: en d'autres termes, plus les caractères d'un système naturel sont généraux, plus tôt ils ont dû être fixés. Ainsi, la décision que tel ou tel organisme serait un oiseau et non un reptile ou un mammifère a été prise il y a plusieurs millions d'années. Les décisions nécessaires pour déterminer respectivement sa famille, son genre, son espèce et sa variété ont été prises plus tard, et dans ce même ordre. Plus les caractères qui distinguent l'individu de ses congénères sont superficiels et différenciés, plus tardive aura été la période de leur apparition (voir Chapitre 45). Le philosophe et naturaliste allemand Ernest Haeckel' (18341919) a montré de manière très révélatrice que, à différents stades de leur développement, les embryons de divers vertébrés tels que la poule, la tortue et l'être humain sont si semblables qu'il est impossible de les distinguer, alors même que, par la suite, ils se développent très différemment. Cela le conduisit à formuler sa loi biogénétique selon laquelle l'ontogenèse récapitule la phylogenèse, loi qui, bien qu'ayant été critiquée et reformulée par Sir Gavin de Beer (1899-1972), reste vraie sur le fond. La similitude de forme entre ces divers embryons à des stades spécifiques de leur développement reflète leur histoire commune à ses débuts. Les débuts de cette histoire sont en grande partie indélébiles. La raison tient à ce que l'information transmise d' une génération à l'autre reflète toute /' expérience accumulée par /' espèce, et non pas seulement celle de cette génération. Voilà qui est essentiel, du fait que cette expérience acquise sur une courte période pourrait ne pas être significative, pourrait même être aberrante: les processus vitaux qui se fonderaient sur elle seraient hétérotéliques (voir Chapitre 42) et ne serviraient qu 'à satisfaire les besoins à court terme des individus d'une génération particulière, sans servir en même temps ceux de la hiérarchie de systèmes spatio-temporels dont ils font partie - le processus gaïen perdant, dans ces conditions, sa continuité ou stabilité. Si le comportement se fonde sur une information reflétant l'expérience totale de l'espèce, cette information n'est donc pas 127
modifiable «<non plastique»). Seule l'expérience la plus récente et à plus court terme est malléable, modifiable, et donc susceptible de varier afin d'empêcher des changements plus importants et plus destructeurs qui affecteraient les caractères généraux du système. L'information transmise d'une génération à l'autre doit nécessairement refléter l'expérience entière de l'espèce pour une autre raison, c'est que l'évolution est cumulative. Au cours de celle-ci, l'information nouvelle ne remplace pas l'ancienne, elle ne fait que s'y ajouter. Par exemple, le système nerveux a évolué suivant un processus d'accroissements successifs, le second système nerveux, puis le troisième, étant venus s'ajouter au plus ancien sans l' éliminer. Paul MacLean et Arthur Koestler déplorent que, le néo-cortex ne dominant pas complètement le cerveau reptilien, l'homme ne soit pas véritablement «rationne!». Comme l'écrit MacLean, <de cerveau reptilien contient un savoir et des souvenirs ancestraux et accomplit fidèlement ce que lui dictent ses ancêtres, mais n'est pas un bon instrument pour faire face aux situations nouvelles 2 ». Aucun des deux ne réalise que la rationalité pure n'amènerait que chaos et que le contrôle de notre « raison », précisément par « le savoir et les souvenirs ancestraux » reflétant ['expérience entière de l'espèce, est une condition préalable, à sa stabilité et à sa continuité. Le même principe s'applique à l'évolution sociale. Les sociétés vernaculaires, en particulier les sociétés chthoniennes, dépourvues d'institutions politiques formelles, sont réellement gouvernées par le conseil des anciens. Ils sont les gardiens vivants de la sagesse culturelle de leur société, qui reflète la totalité de son expérience passée. C'est pourquoi la société chthonienne est souvent décrite comme une gérontocratie ou gouvernement par les vieux. Cependant, les véritables gardiens de la sagesse traditionnelle sont les esprits des ancêtres qui l'ont forgée. Ces sociétés devraient donc plutôt être qualifiées de nécrocratie ou gouvernement par les morts. Le culte des ancêtres est l'un des traits essentiels de leurs religions; l'influence des valeurs dont les ancêtres sont les dépositaires est souveraine. Lafcadio Hearn 3 (1850-1904) montre combien ceci est vrai pour la société japonaise traditionnelle. « Dans tous les domaines, écrit-il, les morts, plutôt que les vivants, ont gouverné la nation et modelé sa destinée » - et on peut en réalité en dire autant de toutes les sociétés chthoniennes. Aucune voix ne s'élève des tombes avec plus 128
d'autorité que celles des ancêtres mythiques - les «Êtres de l'Aube », comme les nomme A. R. Radcliffe-Brown', qui ont vécu la période sacrée que certaines tribus d'Australie appellent l'<
actuelle de l'écosphère en évolution dont nous faisons partie. Car cette tranche n'évolue pas pour conserver sa propre stabilité, mais plutôt celle d'une entité-processus spatio-temporelle beaucoup plus vaste, dont la naissance remonte à celle de la vie sur Terre, et dont le passé se trouve reflété dans l'information sur laquelle elle se fonde pour évoluer. En fait, seule cette entité évolue. La tranche est insignifiante. D'un point de vue cybernétique, tout le passé galen depuis la nuit des temps existe aujourd'hui au même titre que le présent et le futur, puisque à eux trois ils déterminent son évolution et constituent donc le processus gaïen, unité de l'évolution. On dit qu'une société tribale est composée des morts, des vivants et de ceux qui ne sont pas encore nés - c'est précisément ainsi qu'il faut voir Gala.
22 C'est la stabilité, et non le changement, qui est la caractéristique essentielle du monde vivant Partout où nous cherchons la constance, nous découvrons le changement. Daniel B. BOTKIN (Professeur de biologie et d'écologie à l'université de Californie) Livrée à elle-même, la nature façonne son territoire de telle sorte qu'elle lui confère une quasi-permanence de forme, de configuration et de proportion, sauf quand elle est bouleversée par des convulsions géologiques; et, dans ces rares éventualités, elle entreprend immédiatement de réparer les dommages superficiels et, dès que possible, de restaurer l'aspect antérieur de son règne. ( ... ) Un état d'équilibre a été atteint qui, sans l'action de l'homme, se conserverait, avec de légères fluctuations, pendant des âges et des âges. George Perkins MARSH (1801 - 1882) Qu'est-ce qui permet à tant d'espèces animales de conserver une forme étonnamment constante pendant des millions d'années? Telle semble être aujourd'hui la question - celle de la constance plutôt que du changement. W. H. THORPE
Ceux qui sont imprégnés du paradigme scientifique, et donc de la conception moderniste du monde, focalisent leur attention sur le changement. Le monde est pour eux en état de changement perpétuel et se transforme constamment, dans une direction jugée souhaitable et progressiste. On estime normal en effet que les espèces « évoluent» et que les sociétés et les économies « se développent ». La réalité est tout autre. La continuité - ou stabilité - a toujours été la caractéristique la plus frappante du monde vivant. 131
Darwin 1 lui-même était fortement impressionné par la constance de la nature, et a même laissé entendre qu ' elle était peut-être plus importante que la <
Mais il ne peut s'empêcher de souligner que «néanmoins, les descendants ne sont jamais exactement semblables à leurs parents » et que <
Aussi bien Waddington que Monod ont été impressionnés par la constance des êtres vivants. Thorpe 4 encore davantage, pour qui il était plus difficile d'expliquer la constance de certaines formes biologiques que « de rendre compte de leur évolution ». Par exemple, remarqua-t-il: La bergeronnette (Motacilla) se trouvait dans le jardin avant que l'Himalaya ne se soulève! Cette constance est si extraordinaire qu'elle semble exiger un mécanisme spécial qui rende compte non de l'évolution mais de la fixité de certains groupes.
Weiss ' en avait lui aussi conscience. Nous nous préoccupons tant du changement, remarque-t-il, que nous avons totalement négligé la constance, moins fascinante mais plus fondamentale, 132
du monde vivant. Il écrit: « Dans notre système d'éducation, nous réagissons comme des rédacteurs de presse, qui mettent en vedette le spectaculaire et négligent les phénomènes beaucoup plus constants.» Nous insistons donc sur l'évolution, mais ne faisons pas comprendre à nos enfants que les caractères les plus fondamentaux de tous les êtres vivants sont exactement les mêmes et «sont restés les mêmes depuis le plus simple des organismes vivants que nous connaissions jusqu'à l'homme ». Nous devrions leur dire que 6 : Tous les mécanismes biochimiques de synthèse macromoléculaire, d'utilisation de l'énergie, respiration, stockage, prolifération, division cellulaire, structuration et fonctionnement de la membrane, contractilité, excitabilité, formation des fibres, pigmentation et bien d'autres [ . .. ] sont tous fondamentalement restés inchangés au cours des âges.
Ceci a été remarqué par le paléontologiste de Harvard Stephen J. Gould et ses collègues Steven Stanley et Niles Eldredge, qui ont développé ensemble la théorie des «équilibres ponctués », selon laquelle de longues périodes de stabilité sont ponctuées de courtes périodes de changement évolutif spectaculaire et rapide. Cette idée, d'abord émise par Richard Goldschmidt dans les années 1940, est difficilement conciliable avec la conception darwinienne selon laquelle l'évolution se produit comme résultat d' une succession graduelle de changements mineurs. Toutefois, la thèse des équilibres ponctués cadre beaucoup mieux avec les archives fossiles, et avec ce que l'on sait des processus biologiques. Comment s'explique alors la stabilité? Ou, selon la question de Dobzhansky ', « qu'est-ce qui a amené les fossiles vivants à cesser d'évoluer? ». Une des réponses possibles, dit-il, est que leur évolution s'est arrêtée lorsqu'ils ont atteint un degré d' adaptativité suffisant. Cela ne paraît cependant pas convaincant, ajoute-t-il, du fait qu'il ne lui semble pas évident que les opossums et les tatous soient en quoi que ce soit mieux adaptés que les souris, les chats ou les langoustes. La réponse qu'il propose est que <
n' exige-t-il pas un plus haut degré d'adaptation? Dobzhansky laisse sans réponse ces questions. Pour Monod 8, la réponse doit être recherchée dans <
mutagènes sont, dans des conditions normales, éliminées par le système immunitaire du corps. Si ce n'était pas le cas, la fréquence du cancer serait encore plus grande qu'elle ne l'est aujourd'hui. Voilà qui nous conduit inévitablement à nous poser une question embarrassante. Si les mutations génétiques jouent un rôle aussi important dans le changement évolutif que le prétendent les néo-darwinistes, alors qu'un système vivant fait tout son possible pour empêcher qu'elles ne se produisent, et cherche même désespérément à neutraliser leurs effets quand elles surviennent, comment ce système peut-il être considéré comme orienté vers l'accomplissement du changement? Richard Dawkins 11 perçoit parfaitement cette contradiction inhérente à la thèse néo-darwinienne. Comment, demande-t-il, «pouvons-nous concilier l'idée que la duplication d'erreurs est une condition sine qua non de l'évolution avec l'affirmation que la sélection naturelle favorise une fidélité extrême de la copie? » La réponse serait selon lui que, bien que l'évolution puisse vaguement paraître souhaitable, surtout parce que nous en sommes le produit, aucun être vivant ne « veut» en fait évoluer. L'évolution est quelque chose qui se produit bon gré mal gré, en dépit de tous les efforts des « réplicateurs » pour l' arrêter - point de vue partagé par Jacques Monod lors de sa «conférence Herbert Spencer». De toute évidence, les systèmes naturels, loin de rechercher le changement s'efforcent de l'éviter. Le changement ne se produit pas parce qu'il est souhaitable en soi, mais parce que, dans certaines conditions, il est nécessaire pour en prévenir d'autres qui seraient plus importants et dévastateurs. Ceci doit être vrai de l'évolution sociale comme de l'évolution biologique. Le caractère primordial des sociétés vernaculaires, où l'humanité a vécu quelque 90 % de son séjour sur Terre, est la stabilité. C'est particulièrement vrai des sociétés de chasseurs-cueilleurs. À l'âge de pierre, par exemple, les techniques de taille des silex n'ont pas varié pendant 200000 ans. Ni le mode de vie des aborigènes australiens depuis au moins 30000 ans. « L' ethos australien», écrit l'anthropologue W. E. H. Stanner ' 2 , semble être la continuité, la constance, l'équilibre, la symétrie et la régularité. Il n' y a guère de compétition pour le pouvoir, aucune rivalité pour une place ou une fonction. La notion formelle de chef n'existe pas. ( ... ) Ils ne se battent pas pour la terre.
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TI n'y a pas de guerre ni d'invasion pour s'emparer d' un territoire. Personne n' est réduit en esclavage. Le fait que les choses soient immuables, que la vie conserve son cours familier et sûr, voilà ce qui a de la valeur à leurs yeux. L'absence de changement, synonyme de certitude dans l'attente, leur semble un bien en soi. L' importance de la continuité est telle qu ' il s ne sont pas seulement un peuple «sans histoire » , mais un peuple qui a été capable, pour ainsi dire, de « vaincre » l'histoire, de devenir an-historique en esprit et en sentiment.
La même observation vaut probablement pour les sociétés, de chasseurs-cueilleurs et les sociétés tribales en général lorsqu 'elles vivent dans l'environnement auquel leur évolution sociale les destinait. Voilà qui ne soulèvera sans doute pas l' enthousiasme. Nous sommes tous conditionnés à considérer le changement comme désirable en soi. La plupart d'entre nous imaginent que les chasseurs-cueilleurs devaient avoir une vie passablement ennuyeuse, sans changement et sans histoire. Mais est-il si enviable de posséder une Histoire? On peut se poser la question. Nos manuels d'Histoire regorgent de guerres, d'invasions, de massacres, de révolutions, d'assassinats et d' intrigues. La lecture de l'Histoire est déprimante et ne fait guère qu' illustrer la sordidité du comportement des humains après que les communautés vernaculaires et leurs structures culturelles se sont effondrées. Ne dit-on pas, d' ailleurs, que les peuples heureux n'ont pas d'Histoire? Le fait que les chasseurs-cueilleurs n'en avaient pas reflète avant tout l'ordre et l' harmonie de leur vie, qui n'était pas marquée par les discontinuités de plus en plus intolérables qui rendent la nôtre de moins en moins supportable. En écologie, une des difficultés du terme stabilité est qu' il revêt un sens différent, pour les divers courants de pensée. Eugene Odum 13 distingue deux formes de stabilité. La première est la stabilité par résistance, qu'il définit comme
faire. La végétation du chaparral californien, qui brûle très facilement mais se régénère vite, illustre la seconde. G. H. Orians 14, qui ne distingue pas moins de sept types différents de stabilité, fait une distinction similaire entre inertie, ou capacité pour un système de résister aux perturbations extérieures, et amplitude, qu'il définit comme « l'intervalle de stabilité d'un système» (la mesure dans laquelle il peut s'éloigner d'un état antérieur tout en restant capable de le retrouver), concept très proche de la stabilité par résilience d'Odum. L'écologiste canadien C. S. Holling" refuse d'admettre que la stabilité, par résistance d'Odum ou l'inertie de G. H. Orians soient de bonnes stratégies de survie pour atteindre la « persistance». Un système stable est en effet pour lui celui qui revient à «u n état d'équilibre» après avoir subi une perturbation temporaire, et ce avec <de moins de fluctuations possible ». Il inclut dans cette catégorie ceux des êtres vivants qui n'ont pas connu de changements depuis longtemps. Ceux-ci se trouvent très vulnérables aux modifications de l'environnement et ne peuvent donc être considérés comme « persistants ». Il oppose ensuite les systèmes stables aux systèmes résilients, caractérisés par d'amples fluctuations, qui seraient les seuls à être « persistants». Il ne semble pas voir l'ironie qu'il y a à classer dans la catégorie des « non persistants » certains crabes très primitifs comme la limule, qui n'a pas changé depuis 500 millions d'années, tout en qua1ifiant de « persistante » une espèce «résiliente », comme la mouche à fruits, qui varie sans cesse. La distinction qu'opère Holling 16 entre la stabilité et la résilience repose, dit-il, «sur une confusion entre deux types différents de stabilité». Holling est un émule d'Ilya Prigogine et, donc, attaché à sa version extrémiste du paradigme scientifique et à la conception moderniste du monde. Pour lui, stabilité rime avec stagnation, un terme infamant (en tout cas dans le monde où nous vivons). Nous devons, dit-il, apprendre à vivre au milieu des perturbations, à vivre dans l'impermanence, dans ces désastres que sont les guerres, les épidémies, les catastrophes écologiques, dont l'incidence et la sévérité augmentent avec le développement économique; l'érosion de la couche d'ozone et le réchauffement climatique sont vraisemblablement souhaitables. Car, selon lui, de telles « fluctuations » émergent l'ordre et le progrès. A mon sens, la conception de la stabilité d'Holling peut être rejetée. Waddington 17 l'a fait, du reste. Le distinguo d' Odum 137
entre les stabilités par «résilience » et par « résistance» semble en revanche judicieux. Bien sûr, on peut encore affiner, comme Orians a cherché à le faire. On peut notamment considérer un système «résilient» comme plus ou moins stable selon la portée des perturbations qui l'affectent et dont il doit ensuite se remettre. L'important est que, par son évolution, le système acquiert la capacité de réduire au minimum les discontinuités qu'elles engendrent (voir Chapitres 39 et 40). Cela lui permet d'établir des liens de coopération plus étroits avec les autres systèmes qui forment le système plus vaste dont il fait partie. Et, au fur et à mesure que ce système s'organise, la stabilité par résilience devient, dans les conditions appropriées, stabilité par résistance.
23 Gaïa est vivante ( ... ) toute partie de l'univers est matière et ce qui n'est pas matière ne fait pas partie de l'univers; et parce que l'univers est tout, ce qui n'en fait pas partie n'est rien, et par conséquent nulle part. Thomas HOBBES (1588-1679) L'homme est un bipède monté sur châssis amortisseur à 28 articulations, une usine électrochimique de désoxydation auto-régulée, avec accumulateurs incorporés pour le stockage sélectif de concentrés énergétiques spécifiques servant à la mise en action de milliers de pompes hydrauliques et pneumatiques à moteur intégré; comportant plus de 100000 kilomètres de vaisseaux capillaires, des millions de signaux d 'alarme, des systèmes de voies ferrées et tapis transporteurs, des broyeurs et des grues ( ... ) et un réseau téléphonique desservant l 'ensemble, au fonctionnement garanti 70 ans sous réserve d'une bonne gestion. L'ensemble de ce mécanisme extraordinairement complexe est guidé avec une précision subtile à partir d'une tourelle où se trouvent des détecteurs de gammes de fréquences auto-enregistreurs, télescopiques et microscopiques, un spectroscope, elc. Buckminster FuLLER (1895· 1983) Une machine est faite pour réaliser un objectif consciemment défini par l'homme. Ses parties constitutives travaillent conjointement à assurer cette réalisation et non sa propre conservation. J. H.
WOODGER
Je suis né il y a mille ans, à l'époque des arcs et des flèches ( ... ), je suis né en un temps où on aimait les choses de la nature et où on lui parlait comme si elle avait une âme. Chef Dan GEORGE
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Depuis la nuit des temps, pour l'homme traditionnel, la Nature a été vivante, et sa vie religieuse a consisté en des relations avec les esprits des êtres naturels. Théodore Roszak 1 dit de la vision païenne de la nature qu ' elle est « vivante et imprégnée d'intention », «embrasée par des séductions d' essence sensuelle ». Morris Berman 2 affume que, jusqu' à la révolution scientifique, la nature a été considérée comme « enchantée », « vivante » et comme <
montra qu'au cours du métabolisme, l'énergie est conservée (première loi de la thermodynamique) et la chaleur dissipée (seconde loi). On remarqua ensuite que la vie ne se limite pas à une combustion de nourriture et à une libération d'énergie. Elle implique également une synthèse, le passage d'un état dans lequel l'énergie est potentielle à un autre où ce potentiel se réalise. Ces considérations amenèrent la troisième étape, que Peter Calow 4 appelle <
Us ont, en fait, complètement oublié que les machines présupposent des organismes, et ont donc tous les caractères organiques que la thèse mécanomorphique a entrepris de nier. Professant de les éliminer, elle les a en réalité évacués en douce, en espérant que personne ne s'en rendrait compte. En fait, remarque Woodger ' , « le choix n'est pas entre le mécanisme et le mystère, mais entre deux mystères ». On rétorquera que ce dogme n'est plus soutenu par les physiciens actuels. La mécanique quantique a montré qu'au niveau subatomique, les comportements ne peuvent plus être compris en faisant appel à la physique newtonienne. Les physiciens quan141
tiques, nous dit-on, regardent aujourd'hui le monde en termes d'ondes et de champs. Mais, en dehors du domaine de la physique quantique, la science orthodoxe reste très nettement newtonienne. Si les particules subatomiques ne sont plus considérées comme des machines, les molécules, les organismes et les écosystèmes le sont toujours, de même, en réalité, que les sociétés humaines. On est alors fondé à se demander pourquoi la science orthodoxe s'obstine à défendre cette thèse indéfendable. La raison principale semble être que les machines sont simples et prévisibles. Leur comportement est explicable par des relations de cause à effet et aisément quantifiable. On peut les étudier séparément des autres machines et donc en laboratoire. En somme, si les êtres vivants sont considérés comme des machines, c'est avant tout, comme le dit Woodger 6 , parce qu'il le faut pour« les étudier au moyen de méthodes scientifiques». En d'autres termes, la méthode scientifique ne nous permet d'étudier le comportement des êtres vivants qu'après en avoir éliminé les caractéristiques les plus importantes, celles précisément qui les distinguent des machines '. Mais il existe une autre raison qui explique l'adoption de la conception mécanomorphique de la vie par les scientifiques orthodoxes. S'ils osaient observer la véritable nature de l'homme en tant que forme complexe de vie, il leur faudrait affronter le fait que ses besoins réels - tant biologiques, sociaux, écologiques et spirituels que d'ordre cognitif - sont de moins en moins satisfaits par le progrès économique. Mais si, en revanche, l'homme n'est qu'une machine, on peut prétendre que ses seuls besoins sont uniquement matériels et technologiques - précisément ceux que le développement économique est à même de satisfaire. «La mécanique universelle de Laplace, écrit Polanyi', a conduit à enseigner que le bien-être matériel, comme l'instauration d'un pouvoir absolu capable d'en imposer les conditions nécessaires, sont le bien suprême.» Worster 9 ajoute qu'en «réduisant les plantes et les animaux à de la matière inanimée, à un simple conglomérat de particules atomiques dénué de sens et d'intelligence interne », la science mécaniste faisait sauter «les derniers garde-fous protégeant les ressources naturelles d'une exploitation sans frein». La vision mécanomorphique du monde n'est pas seulement aliénante, elle est en outre grossièrement faussée. Au fond de lui-même, l'homme en a toujours été conscient, et il a cons tarn142
ment réagi contre cette vision destructrice de l'âme. L'un des premiers à le faire fut Henry More 10 (1614-1687). Il a ressuscité l'animisme de Platon et de Plotin, croyant comme eux à 1' « âme du monde », 1' « esprit de la nature », ou anima mundi. Ilia décrivait comme une «substance immatérielle, mais pri vée de sens et d'esprit d'observation, qui imprègne toute la matière de l' univers et insuffle la forme ( ... ) qui donne naissance aux phénomènes naturels ( ... ) et ne peut être réduite à des forces purement mécaniques ». Il postulait aussi un pouvoir d'organisation vitale aux plantes et aux animaux. C'est en raison de ce pouvoir, soutenaitil, qu'ils ne peuvent être réduits à un «simple mouvement de la matière». Cette notion d'anima mundi fut reprise par les poètes, et les écrivains romantiques du XVIII' et du XIX' siècle, en réaction contre la science mécaniste et l'éthique technicienne corrélative. Pour Goethe, la nature « vit et travaille, et se manifeste en totalité dans chacune des parties de son être Il ». Les romantiques se forgèrent une vision très écologique du monde. Wordworth 12 (1770-1850), par exemple, parle d' « un entrelacement harmonieux» et d' « une communauté d'existence ». Pour les romantiques, une chose vivante ne pouvait être disséquée, puis remontée à la manière d'une horloge. Le monde était bien vivant, et non pas mort comme l'affirmaient les hommes de science. Certains scientifiques eux-mêmes commencèrent à s'élever contre la conception mécanomorphique du monde. Driesch 13 s'aperçut qu ' il lui était impossible d ' expliquer en termes mécanistes la capacité de l'embryon d 'oursin qu ' il étudiait en laboratoire de se développer en un individu à peu près normal même après avoir subi l'ablation de certaines de ses parties. Pour y parvenir, il lui fallait supposer un principe vitaliste qu'il appela «entéléchie» en référence à l'entelecheia d'Aristote (du grec en, interne et telos, but). Il envisageait les processus biologiques comme étant gouvernés par une hiérarchie d'entéléchies, toutes issues de l'entéléchie primordiale de l'organisme et gouvernées par elle. Dans L'Évolution créatrice, Bergson 14 soutient lui aussi que le processus évolutif ne peut s'expliquer en termes mécanistes, mais doit être considéré comme un «flux vital » passant d ' une génération à la suivante et induit par un élan vital. «Cet élan écrit-il, alimenté tout au long des lignées de l'évolution entre lesquelles il se divise, est une cause fondamentalè de variations, de celles en tout cas qui sont normalement ~ransmises, s'accumulent et 143
créent de nouvelles espèces.» La notion d'entéléchie de Driesch comme celle d'élan vital de Bergson présentent l'inconvénient d'être très vagues; au point que postuler leur existence ne nous enseigne pas grand-chose. Bergson" le reconnaissait, mais faisait valoir qu'au moins son élan vital servait de « sorte d' étiquette apposée sur notre ignoran.ce, afin de nous la rappeler de temps à autre, tandis que le mécanisme nous invite à ignorer notre ignorance». Le vitalisme ne représente cependant pas une alternative à la thèse mécanomorphique. TI lui est seulement surajouté afin de la rapprocher de la réalité. Ce dont nous avons réellement besoin, c'est une théorie de la vie entièrement non mécaniste, et celle-ci ne peut être que d'essence holistique. Les êtres vivants ne sont tels que parce qu'ils font partie d'un tout. Leurs caractéristiques principales - celles grâce auxquelles ils sont vivants: leur dynamisme, leur créativité, leur intelligence et leur intentionnalité n'apparaissent pas quand on les étudie séparément de la hiérarchie des systèmes naturels à laquelle ils appartiennent. Les êtres vivants ne sont vivants, dans le sens véritable du terme, que s'ils appartiennent à une hiérarchie. Comme le dit Joseph Needham 16, « la vie est un tout dans lequel les parties, au lieu de suivre des routes séparées, œuvrent de concert». Sans cela la vie serait désordonnée, aléatoire et sans coordination. « Le tout, poursuit Needham, a besoin de ses composants (à tous les niveaux) pour être "vivant", tandis que les parties ont besoin du tout afin de lui apporter leur contribution particulière grâce à laquelle ils sont "vi vants".» Il va jusqu'à dire que « si une molécule, un atome ou un électron appartient à la hiérarchie spatiale d'un organisme vivant, il sera tout aussi "vivant" qu'une cellule, alors qu'au contraire, une entité étrangère à cette hiérarchie sera "morte" ». Chacun peut constater par lui-même que si l'on tue un être vivant, il perd son intégrité. Dans la mesure où elles peuvent survivre, ses parties constitutives reviennent à un état de chaos et d'indétermination, et leur comportement peut alors effecti vement être expliqué en termes réductionnistes et mécanomorphiques, ceux de la science orthodoxe. Dans le monde vivant, l'intentionnalité peut être assimilée à la tendance des êtres vivants à conserver leur intégrité. Une fois que le tout se désintègre, les parties cessent d'agir intentionnellement, et on peut alors interpréter leur comportement en termes de causalité grossièrement mécaniques.
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Bien que Needham n'ait envisagé la vie que jusqu'au niveau de l'organisme, nous pouvons appliquer son critère, avec quelques réserves, à des niveaux supérieurs d'organisation tels que la société, l'écosystème et Gaïa elle-même. À de tels niveaux, les systèmes vivants ne sont pas aussi étroitement intégrés, ce qui signifie que la séparation du tout n'entraîne pas immédiatement leur mort. Néanmoins, leur comportement cesse d'être homéotélique puisqu'ils ne remplissent plus la tâche pour laquelle ils sont faits - le maintien de l'ordre spécifique du monde vivant à l'intérieur duquel leur vie est assurée. Ils adoptent au contraire un comportement qui ne peut conduire qu'à leur ruine. Tout cela s'accorde donc à ce que veut dire James Lovelock 17 lorsqu'il déclare que «Gaïa est vivante». «Cette notion de "vivant", écritil, gêne beaucoup de mes collègues chercheurs », et il leur demande d'y voir «seulement la capacité de la Terre à s'autoréguler et à conserver sa fraîcheur lorsque la tendance est au réchauffement» . Dans son dernier ouvrage, Gaïa. Comment soigner une Terre malade? Lovelock 18 dit qu'il considère qu'est vivante «toute chose qui métabolise et s'auto-régule ( ... ) de sorte que la vie est quelque chose de commun aux chats et aux arbres, aussi bien qu'aux ruches des abeilles, aux forêts, aux récifs coraliens et à Gaïa ». Pour qu'un système naturel maintienne son homéostasie, il doit d'abord chercher à préserver l'intégrité de la hiérarchie gaïenne dont il fait partie (voir Chapitre 41). L'homéotélie est la condition sine qua non de l'homéostasie. Pour Lovelock, Gaïa est le tout; par conséquent, assurer son homéostasie signifie préserver son intégrité face au changement. Quand Lovelock affIrme que Gaïa est vivante, il implique donc aussi qu'elle est un tout.
24 Les systèmes naturels sont homéostatiques La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre. Claude BERNARD (1813·1878) L'homéostasie est la totalité des états stables que maintient un organisme, grâce à la coordination de ses processus physiologiques complexes. Walter CANNON (1871·1945) La santé est une propriété permanente, potentiellement mesu· rable par la capacité de l'individu à se remettre des agressions, qu'elles soient chimiques, physiques, infectieuses, psychologiques ou sociales. J. Ralph AUDY
Les organismes vivants sont des systèmes cybernétiques autorégulés capables de conserver par eux-mêmes leur stabilité (tant J;.ésiliente que résistante). C'est ce qu'on appelle l'homéostasie. A l'inverse, un système naturel gouverné par un agent extérieur ne peut être stable. Ne faisant pas partie de la hiérarchie gaïenne, un agent extérieur n'est pas soumis au contrôle homéoarchique, et ne se comporte donc pas homéotéliquement vis-à-vis d'elle. il oriente au contraire le système vers un but aléatoire et hétérotélique - but qui satisfait ses intérêts particuliers, quels qu'en soient les effets sur les systèmes biologiques, sociaux et écologiques. Hippocrate (360-277 av. J.-C) considérait que les maladies se guérissaient grâce à l'action naturelle du corps. Comme l'écrit le physiologiste Walter Cannon (1871-1945), cela «implique l'existence d'agents prêts à exercer une action correctrice lorsque l'état normal de l'organisme est perturbé ». Claude Bernard 1 (18131878) était frappé lui aussi par la manière dont les cellules vivantes maintiennent la constance de ce qu'il fut le premier à 146
appeler leur «milieu intérieur». TI considère cette «fIxité du milieu intérieur [comme] la condition de la vie libre». Ce principe est resté fondamental en physiologie. Il fut également invoqué en 1885 par le physiologiste allemand Eduard Pflüger, ainsi que par son collègue belge Léon Fredericq 2. Il écrivait que chaque influence perturbatrice déclenche automatiquement une activité compensatrice afin de neutraliser ou de réparer le dommage subi. Plus on s'élève dans l'échelle des êtres vivants, plus ces agents régulateurs sont nombreux, perfectionnés et compliqués. Us tendent à libérer complètement l'organisme des influences et des changements défavorables qui se produisent dans le milieu.
Pour Claude Bernard, la réalisation de cet état de bien-être et de liberté est obligatoirement le but fondamental de tous les êtres vivants. Le terme «homéostasie» fut employé pour la première fois par Cannon dans son remarquable ouvrage The Wisdom of the Body (La sagesse du corps). C'est là une notion qui mérite d'être examinée en détail. Cannon 3 était frappé par le fait que les organismes, «composés d'une matière caractérisée par une instabilité et une variabilité extrêmes, sont parvenus à apprendre à préserver leur stabilité et la constance de leur état, en présence de conditions qui devraient en toute logique se révéler profondément perturbatrices». C'est ainsi que les mammifères sont capables de maintenir constante la température de leur corps en dépit des variations extérieures: L'être humain peut être exposé pendant une courte période à une chaleur sèche de 115° à 128 oC sans que sa température corporelle ne s'élève au-dessus de la normale. D' un autre côté, les mammifères arctiques exposés à des températures aussi basses que - 35 oC ne présentent aucune chute de température notable.
Cette résistance aux changements provoqués par des circonstances extérieures (que les écologistes appellent stabilité par résistance des êtres vivants) n'est pas, écrit Cannon., « la seule preuve de l'existence de mécanismes stabilisateurs adaptatifs ». C'est également aux perturbations d'origine interne que les systèmes naturels sont capables de résister: 147
Ainsi, la chaleur dégagée par un effort musculaire intense prolongé pendant vingt minutes serait si grande que, si elle n'était pas immédiatement dissipée, elle provoquerait le durcissement des substances albumineuses du corps, comme dans le cas d'un œuf dur. Par ailleurs, toute activité musculaire intense et continue s'accompagne d' une telle production d'acide lactique (l'acide du lait fermenté) que, si les autres dispositifs n'entraient pas en action pour empêcher le désastre, l'alcalinité du sang serait neutralisée rapidement.
La stabilité que manifestent les êtres vivants est parfois à tort appelée «équilibre ». Ce terme ne s'applique avec exactitude qu'aux états physico-chimiques relativement simples, dans lesquels les diverses forces en jeu se compensent les unes les autres. L'homéostasie est en réalité un état beaucoup plus complexe. Ce n'est pas « un état déterminé et immobile, une stagnation», mais « une situation dynamique ». En outre, <des processus physiologiques coordonnés» nécessaires pour la maintenir « sont complexes et particuliers aux êtres vivants - ils impliquent en l'occurrence que les différentes parties du cerveau, le système nerveux, le cœur, les poumons, les reins et le pancréas coopèrent 5». L'homéostasie est également diachronique. Tous les facteurs qui coopèrent peuvent entrer en action soit successivement, soit simultanément. Cannon 6 remarque, comme le fit Fredericq, qu 'au fur et à mesure qu'un organisme évolue, le mécanisme homéostatique qui assure la constance de son milieu interne devient de plus en plus sophistiqué. Ainsi, «les animaux inférieurs qui n'ont pas encore atteint le niveau de contrôle des processus de stabilisation que l'on rencontre chez les formes évoluées sont limités dans leurs activités et handicapés dans la lutte pour la vie ». Une grenouille, par exemple, ne peut empêcher l'eau de s'évaporer de son corps, pas plus qu'elle ne peut réguler sa température. En conséquence, si elle quitte la mare dans laquelle elle vit normalement, elle se déshydratera et, quand surviendra le froid, elle sera contrainte de chercher refuge dans la boue, au fond de la mare, et d'y hiberner jusqu'au printemps. Les reptiles ont développé des mécanismes plus efficaces contre d'éventuelles pertes hydriques, ce qui signifie qu'ils n'ont plus à rester à proximité des mares et ruisseaux, et sont capables de survivre dans des milieux très secs. Mais, pas plus que les amphibiens, ils ne disposent de mécanismes pour protéger leur milieu interne des variations de température. ils demeurent des
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animaux «à sang froid », ce qui signifie que, durant l'hiver, ils doivent eux aussi suspendre leur activité. « Parmi les vertébrés les plus évolués, seuls les oiseaux et les mammifères ont acquis cette liberté vis-à-vis des limitations imposées par le froid, ce qui leur permet de rester actifs pendant les hivers les plus rigoureux ' . » Considération intéressante, Cannon 7 estime probable que les mécanismes qu'il a observés chez les organismes vivants puissent agir dans d' autres systèmes naturels, ce qui permettrait d'expliquer leur stabilité. Une étude comparée, suggère-t-il, pourrait montrer que toute organisation complexe doit être capable d' « ajustements autorégulateurs plus ou moins efficaces pour empêcher l'arrêt de ses fonctions ou la désintégration rapide de ses parties constitutives lorsqu'elle est soumise à des pressions». B. C. Patten ' et Eugene Odum estiment eux aussi que les mécanismes homéostatiques ou «équilibrages qui amortissent les oscillations » opèrent « à tous les niveaux » et pas seulement au niveau individuel, par exemple, où ils « maintiennent la température du corps ( ... ) relativement constante en dépit des fluctuations de l'environnement ». Ils pourraient opérer à l'échelon de la population, de la communauté et de l'écosystème. Roy Rappaport 9 fut probablement l'un des premiers anthropologues qui démontra que les sociétés tribales sont capables d'un tel comportement. Dans son remarquable livre Pigs for the Ancestors, il interprète en termes cybernétiques le cycle rituel d'un petit groupe social de Nouvelle-Guinée, montrant qu'il s'agit avant tout d'un moyen de maîtriser l'impact du groupe sur son milieu naturel pour garantir sa viabilité ou stabilité. Tout à fait indépendamment de Rappaport, Gerardo Reichel-Dolmatoff IO interpréta de façon similaire les traditions culturelles des Indiens Tukanos de Colombie. Thomas Harding Il estime lui aussi que les sociétés peuvent avoir un comportement homéostatique et, par là même, préserver leur stabilité. «Lorsqu'elle est soumise à des pressions extérieures, écrit-il, une culture subira si nécessaire des transformations spécifiques, à seule fin de conserver intacts sa structure et son caractère fondamental. » Parce qu'il est difficile, sinon impossible, à concilier avec le paradigme scientifique, les écologistes orthodoxes d' aujourd'hui nient le fait que les écosystèmes soient capables de maintenir leur homéostasie. « Cependant, si les écosystèmes ne sont pas cybernétiques (et donc pas auto-régulés), comment, s'interrogent Patten et Odum 12, ['évidente harmonie de la biosphère aurait-elle 149
pu se réaliser? » La plupart des écologistes modernes donneront une réponse néo-darwinienne: grâce à la sélection naturelle de mutations aléatoires, c'est-à-dire un mécanisme grossier et rudimentaire, essentiellement gouverné par des facteurs externes comme la compétition et la sélection. Putman et Wratten soutiennent que l'autorégulation du comportement à l'échelle de l'écosystème «est principalement due à la compétition intraspécifique pour telle ou telle ressource ». Ils admettent néanmoins que cette compétition semble atteindre un équilibre « bien avant que cette ressource limitante ne commence véritablement à manquef». Voilà qui laisserait supposer que les systèmes naturels sont capables de prévision et de planification (voir Chapitre 30), ce que Putrnan et Wratten nient. Patten et Odum ", quant à eux, voient les choses autrement. «Soit l'écosystème s'ordonne de lui-même, écrivent-ils, soit l'absence de désordre résulte par hasard des luttes darwiniennes non-régulées entre populations rivales, totalement isolées, soumises à leur seule influence réciproque, dans le grand théâtre de la vie. La seconde hypothèse nous paraît peu plausible. » Eugene Odum 14 explique comment les écosystèmes sont dotés des mécanismes nécessaires à l'autorégulation et donc à l' homéostasie: Outre les flux énergétiques et physiques, les écosystèmes abondent en réseaux d'information faisant appel à des flux physiques et chimiques de communication, qui relient toutes les parties et gouvernent ou régulent le système dans son ensemble. En conséquence, on peut considérer que les écosystèmes sont par nature cybernétiques, mais que leurs fonctions de contrôle sont cependant internes et diffuses, et non externes et précises comme c'est le cas pour les systèmes cybernétiques conçus par l'homme.
Howard Odum 15 appelle ces réseaux d'information les «fils invisibles de la nature » ou encore «les hormones des écosystèmes ». Un certain nombre d'expériences furent réalisées pour déterminer si les écosystèmes faisaient preuve de stabilité par résilience et si, dans l'affirmative, on pouvait l'attribuer à leur propre action - autrement dit, s'ils étaient des systèmes cybernétiques ou auto-régulés, capables de maintenir leur homéostasie. Les plus connues de ces expériences sont celles de Simberloff et Wilson 16. Ils ont évacué toute la faune de plusieurs îlots d'une 150
mangrove et observé attentivement la recolonisation de ces espaces par des arthropodes terrestres. Bien que les îlots se soient repeuplés d'espèces différentes de celles d'origine, ils ont constaté que le nombre total en était presque le même qu'au départ. Trois ans plus tard, H . Heatwole et R. Levins 17 ont réexaminé ces données. Leur objectif était de classer les espèces présentes en fonction des chaînes trophiques auxquelles elles appartenaient et de déterminer le nombre d'espèces de chacune des catégories trophiques (herbivores, nécrophages, décomposeurs saprophytes, etc.). Les résultats sont très révélateurs. Ds montrent que la structure trophique des communautés des divers îlots présente une stabilité remarquable, même si les espèces à chacun des niveaux trophiques sont passablement différentes. Cette expérience illustre tout à fait le principe d'homéostasie rejeté par Putrnan et Wratten " . Ceux-ci ont soutenu que Heatwole et Levins avaient été témoins non pas « de la remise en état d'un système perturbé » mais de la création d'un autre entièrement nouveau, et qu'il n'y avait donc aucune preuve d'un processus cybernétique. L'erreur de Putman et Wratten est de supposer qu'un processus vivant orienté vers un but (qu'ils qualifient de « déterministe») doit, comme une machine, manifester une « microdéterminance ». Or, comme Weiss s'est donné tant de peine pour le montrer, il ne manifeste qu'une « macrodéterminance ». Les particularités du processus biologique se modifient en réaction aux variations des conditions écologiques, afin que les caractéristiques essentielles de l'ensemble puissent être conservées. Ce qui importe, c'est que la structure trophique de base de l'ensemble de l'écosystème étudié par Heatwole et Levins ait été restaurée. Le fait que les espèces actuelles qui assurent maintenant les différentes fonctions trophiques ne soient plus les mêmes qu 'auparavant est secondaire. Le fait que les mêmes fonctions puissent ainsi être reprises par d'autres espèces démontre l'étonnante capacité d'adaptation des mécanismes qui garantissent l'homéostasie ou la stabilité des écosystèmes. D illustre parfaitement le «principe de conservation de la structure d'ensemble » de Weiss, qui n'est qu'une autre formulation du principe écologique d'homéostasie. Dans son ouvrage fondateur, La Terre est un être vivant: l'hypothèse Gaïa, James Lovelock montre que Gaïa elle-même manifeste un comportement homéostatique. Lovelock 19 est frappé par l'extraordinaire stabilité de la relation de la Terre avec son environnement, l'atmosphère. Celle-ci a dû se maintenir très 15 1
semblable à ce qu'elle est aujourd'hui au moins «depuis que les animaux à respiration aérobie vivent dans les forêts », soit à peu près 300 millions d' années. Les archives fossiles montrent que le climat a très peu changé depuis l'apparition de la vie sur Terre, il y a quelque 3500 millions d'années. Et pourtant, la quantité de chaleur produite par le Soleil, les caractéristiques de la surface terrestre et la composition chimique de l'atmosphère ont presque à coup sûr considérablement évolué au cours de la même période. La possibilité, que l'incroyable stabilité du climat de la planète soit le résultat d'un pur hasard est pour Lovelock 20 «aussi improbable que de conduire les yeux bandés sur un boulevard à une heure de pointe et d'en sortir indemne». Là encore, l'explication doit être que la vie est dotée d'une capacité d'autorégulation afin de perdurer. Lovelock invoque les travaux de Cannon sur l'homéostasie des êtres vivants. TI considère qu'un processus homéostatique similaire doit réguler la température de la planète, conclusion dont les implications sont phénoménales pour notre conception de la nature et des relations que l' homme entretient avec elle. Ce qui manque cependant dans le débat actuel sur l'homéostasie, c'est la conscience que les systèmes naturels font partie intégrante de la hiérarchie gaïenne, et qu'un système ne pourra maintenir son homéostasie que si la hiérarchie de systèmes naturels à laquelle il appartient en est elle-même capable. En d'autres termes, un système ne peut être stable que si les systèmes plus vastes auxquels il appartient le sont aussi. TI ne peut y avoir, par exemple, d'économie stable dans une société qui ne \' est pas, de société stable dans un écosystème instable, et quoi que ce soit de stable quand l'écosphère elle-même a été déstabilisée, comme c' est le cas aujourd'hui. Par conséquent, pour qu'un système naturel maintienne son homéostasie, son comportement doit être homéotélique (voir Chapitre 41) vis-à-vis de la hiérarchie gaïenne, ce qui revient à subordonner toute autre considération à la nécessité de préserver l'ordre spécifique ou la stabilité de l'écosphère.
25 Les systèmes naturels sont homéorhétiques On emploie le mot homéorhèse pour indiquer que ce qui est stabilité n' est pas une constante, mais une séquence de changements dans le temps. C. H.
WADDINGTON
L'homéorhésis rend l'homéostasis possible en assurant la construction structurelle des organes. Jean PIAGET (1896-1980)
En dépit de la tendance fondamentale de la nature à un certain immobilisme, les êtres vivants sont soumis à des changements dynamiques: l' œuf fertilisé devient un fœtus, l'enfant un adulte, l'écosystème pionnier un climax et (parfois) les organismes unicellulaires se transforment en organismes multicellulaires_ Comment concilier cette tendance au changement et la thèse de la stabilité d'ensemble? Du point de vue de l'Évolution, ces processus de transformation ne contredisent pas le principe général de stabilité si on les envisage de manière globale: on peut considérer le développement des organismes individuels (ou ontogenèse) comme les processus à court terme (opérations pilotes) qui autorisent le processus évolutif à long terme - le processus gaÏen - permettant de vérifier ses interactions et son adaptation à l'environnement spatio-temporeL Et d'un point de vue cybernétique, le développement ontogénétique (ou épigénétique) s'accomplit selon une carte intégrée de trajets fIxes que Waddington 1 nomme «constellation de chréodes » (de la racine grecque chre, nécessaire et odos, route ou chemin). La constellation complète de chréodes suivies par un système dans son développement forme, dit Waddington, le «paysage épigénétique» - le développement que le système est contraint 153
de suivre en vertu des instructions dont il est muni et des contraintes homéoarchiques imposées par les systèmes plus vastes dont il fait partie. Durant sa période de développement, un système fait donc preuve d' « un certain manque de souplesse»; son développement tend fortement à s'acheminer vers une fin définie. Ainsi, les tissus adultes comme les muscles, les nerfs, les poumons, les reins, etc., sont tout à fait différents les uns des autres. Il est plutôt difficile d'amener les cellules à se différencier en quelque chose qui serait intermédiaire entre ces types de base. De même, l'animal dans son ensemble réussira souvent à «régulcr» , c' est-à-dire à atteindre son état adulte normal, en dépit des blessures ou circonstances anormales qu' il rencontre au cours de son développement '.
Cette capacité a été relevée par tous les spécialistes du développement, notamment par Driesch, qui fait état de la remarquable «équipotentialité » de l'embryon d'oursin (voir Chapitre 23). Lui et d'autres ont aussi souligné la capacité de l'œuf fertilisé à se développer en un embryon normal même après de graves amputations. Ce comportement orienté de l'embryon en cours de développement reste inexplicable dans les termes d'une philosophie mécaniste des sciences. Waddington appelle homéorhésie (du grec homoios, semblable et rhein, couler) la tendance du système à se développer en suivant les trajets déterminés de sa constellation de chréodes et à corriger toute perturbation qui l'en écarterait. L'homéorhésie est donc le principe de l'homéostasie appliqué à un chemin (ou trajectoire) déterminé plutôt qu'à un point fixe de l'espace-temps. G. H. Orians 2 l'appelle «stabilité de la trajectoire» et la définit comme
au milieu, peut constituer un nouveau climax, ou une position encore plus stable, où les discontinuités seront encore davantage éliminées. Tout ceci est bien sûr soumis au contrôle homéoarchique de Gaïa. C'est l'homéostasie gaïenne que les systè mes ho méorhétiques tendent à réaliser. Elle est une condition préalable de leur propre stabilité. Je m'efforcerai dans ce livre de montrer que tous les processus biologiques, y compris l'Évolution ou processus gaïen, sont homéorhétiques à tous les niveaux d'organisation (voir Chapitre 62).
26 Le processus gaïen n'est pas aléatoire Le fa it que l'homme soit le produit de causes qui ont agi sans prédétermination de la fin vers laquelle elles tendaient; que son origine, son développement, ses espoirs et ses craintes, ses affections el ses convictions ne soient que les effets de combinaisons accidentelles d'atomes, ( ... ) tout cela, sans être indiscutable, est si proche de la certitude qu'aucune philosophie le contestant ne peut espérer durer. C'est seulement dans l'échafaudage de ces vérités, sur le fond d'un désespoir irrémédiable, que la demeure de l' âme peut désormais être construite sur de solides fondations. Bertrand RUSSELL (1872-1970) C'est sur la notion d'aléatoire que les généticiens ont fondé leur plaidoirie contre une divinité, bienveillante ou non, et contre l'existence d'une intention ou d' un dessein d'ensemble dans la nature. Sir Peter M EDAWAR Le hasard n'est que la mesure de notre ignorance. Henri POINcARÉ ( 1854-19 12) Affirmer, même avec une assurance olympienne, que la vie, les êtres vivants sont nés par pur hasard et ont évolué de même, est une supposition gratuite, que nous estimons erronée et en désaccord avec les faits.
P.-P.
GRASSÉ
L'idée que l'écosphère et tout ce qu'elle contient sont le pur produit du hasard est la pierre angulaire du paradigme de la science. Jacques Monod 1 assimile le mécanisme qui détermine l'évolution de la vie et de la culture à « une gigantesque loterie» ou « roulette de la nature ». «Le hasard seul », dit-il, 156
est à la source de toute nouveauté, de toute création dans la biosphère. Le hasard pur, le Seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux édifice de l'évolution: cette notion centrale de la biologie moderne n'est plus aujourd' hui une hypothèse parmi d ' autres. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d'observation et d'expérience. Et rien ne permet de supposer (ou d'espérer) que nos conceptions sur ce point devront ou même pourront être révisées.
De nombreux néo-darwinistes (Dobzhansky et Julian Huxley notamment) ont cependant adopté une position moins extrême. Les mutations pourraient être provoquées par des facteurs que nous ignorons, bien que dans tous les cas, souligne Huxley 2, elles soient aléatoires sur le plan de l'évolution. Leurs effets ne sont pas liés aux besoins de l'organisme, ni aux conditions dans lesquelles il est placé. Elles se produisent indépendamment de leur utilité biologique.
Autrement dit, même si quelque chose pousse la mère à allaiter son enfant, ce quelque chose est indépendant du besoin de l'enfant d'être nourri par sa mère. Pourtant, dans la réalité, les processus biologiques ne sont pas aléatoires, même dans ce sens plus restreint du terme. En matière artistique, par exemple, le style reflète le caractère des cultures dans lesquelles il surgit. Les vêtements indiquent l'image de luimême que l'individu souhaite communiquer à autrui. La façon de marcher, de manger, d'allumer une cigarette, de se moucher ou de lacer ses souliers véhicule quelque chose de la personnalité de chaque individu. Le comportement est, en fait, si ordonné, si peu aléatoire qu'on peut se demander si les individus sont capables de se comporter de façon aléatoire. Diverses expériences semblent le confirmer, notamment celles rapportées par les psychologues W. R. Ramsay et Anne Broadhurst ' , qui ont expérimenté sur un échantillon de 72 personnes, auxquelles elles avaient demandé d'énoncer au hasard les chiffres entre 1 et 9 en suivant le rythme d' un métronome. lis s' aperçurent que « même lorsque les sujets, s'efforçaient de les dire au hasard, on constatait une forte tendance au stéréotype». On a même estimé possible d'identifier un individu à partir de sa «matrice numérique aléatoire » , que la configuration pathologique d'une matrice pouvait révéler une 157
maladie mentale, et que les ensembles de nombres choisis au hasard permettaient au praticien de différencier les sujets normaux des sujets au cerveau altéré. Le cybernéticien britannique Stafford Beer' rejette lui aussi la thèse de l'aléatoire. Mes étagères sont encombrées de tables de nombres aléatoires; il Y a dans la pièce d'à côté des programmes informatiques destinés à produire des nombres pseudo-aléatoires et, à l'étage au-dessus, une grosse machine électronique génératrice de bruit; au bout de la rue, il y a une salle bourrée d 'équipements servant à lancer au hasard des milliers de petites bowes de métal, et mon presse-papiers est un dé à dix faces . L'entretien de cet attirail est considérable. Songez au temps que nous passons pour garantir que ces artefacts produisent des résultats «réellement aléatoires» - quelle que soit la signification du terme. Cette énorme difficulté pratique à éliminer l'ordre devrait amplement suffire à convaincre tout amateur de systèmes que rien n'est moins antinaturel que le chaos.
Et puis, comment les chercheurs savent-ils qu'un processus est aléatoire? Comment peuvent-ils être sûrs qu'il n'est pas intégré à un schéma ordonné qu'ils n'ont pas été capables de discerner? Pour Lamarck, <de mot hasard n'exprime que notre ignorance des causes». Le physicien Henri Poincaré (1854-1912) et le biologiste évolutionniste Albert Jacquard s'expriment en termes approchants, ainsi que Waddington en ce qui concerne le caractère aléatoire des mutations génétiques. De récentes études tendent à confirmer ce point de vue. Le biologiste John Cairns et ses collègues d'Harvard ont récemment mené des travaux qui indiquent que les mutations ne sont pas aléatoires mais, au contraire, extrêmement orientées. Ces travaux furent d'abord contestés par l'establishment scientifique, mais Barry Hall, de l'université de Rochester, vient d' obtenir des résultats similaires. TI a constaté que certaines mutations se produisent plus fréquemment chez les bactéries lorsqu'elles présentent une utilité. Cairns qualifie ces mutations d'orientées, tandis que Hall les appelle «mutations cairnsiennes », en hommage à leur découvreur. On pourrait également douter de la validité de la notion de «glissement génétique», que l'on postule pour expliquer les changements évolutifs ne semblant pas avoir fait l'objet d' une «sélection». On utilise beaucoup moins ce concept qu'il y a vingt ans, étant donné qu' il passe heureusement pour un moyen 158
trop commode pour dissimuler notre ignorance du rôle de tels changements. De fait, on s'aperçoit qu'un nombre croissant de processus qui semblaient de prime abord aléatoires se révèlent après examen plus approfondi hautement fonctionnels et orientés vers un but. l! n'est cependant pas nécessaire de faire appel à des «preuves » expérimentales pour rejeter l'idée que l'évolution dépend de mutations aléatoires. Nous savons maintenant que les mutations d'un seul gène n'entraînent que des changements très superficiels. Seules les variations qui affectent une constellation de gènes associés (polygénie) peuvent provoquer des changements significatifs. Autrement dit, pour qu'« une unité fonctionnelle opère un changement adaptatif, il ne faut pas seulement, comme le fait remarquer Rupert Riedl', un heureux hasard, mais une accumulation d'heureux hasards ». Est-ce un événement plausible? Waddington ·, qui persistait pourtant à rester dans les rails du néo-darwinisme, estimait que non. Supposer que l'évolution repose sur un choix parmi des mutations aléatoires revenait, convenait-il, «à supposer qu'en s'acharnant à jeter des briques en tas, nous finirions par pouvoir choisir la maison de nos rêves ». Murray Eden rejette quant à lui cette thèse en raison d' une improbabilité purement mathématique. C'est aussi improbable que de voir « un enfant, disposant au hasard tous les caractères typographiques d'une imprimerie, composer les 20 premiers vers de l' Enéide». Comment expliquer alors que l'absurde notion d'aléatoire ait pu être érigée en «concept central de la biologie moderne » ? Je proposerai trois explications possibles. Tout d'abord, le postulat de l'aléatoire servit de renfort contre la téléologie, perçue comme porte ouverte à toutes sortes de principes surnaturels inacceptables, de Dieu aux divers avatars du vitalisme. Deuxièmement, il est indispensable pour l'entreprise de rationalisation du réductionnisme de la science moderne. Si la biosphère témoigne d'un certain ordre - pis encore, si l'ensemble du processus évolutif est envisagé comme une stratégie globale coordonnée à laquelle participent tous les processus du vivant, à tous les niveaux d'organisation - alors l'approche réductionniste est invalidée. Troisièmement, le postulat du hasard est indispensable pour justifier la méthode statistique, qui sert elle-même à rationaliser d'autres traits essentiels du paradigme scientifique - le principe de causalité, notamment, et le réductionnisme lui-même. 159
Enfin, l'aléatoire est devenu essentiel parce qu'il est impossible de justifier l'entreprise prométhéenne de notre société industrielle, consistant à modifier systématiquement la biosphère pour servir des intérêts à court terme, si l'on considère celle-ci comme organisée pour l'accomplissement de son propre dessein. Mais, en estimant qu ' elle est régie par l'aléatoire, on peut alors soutenir que tout ordre qui existe dans le monde est dû à la science, à la technique et à l' industrie, et non pas à Dieu ou à l'évolution. « La tendance cardinale du progrès, écrit J. D. Bernai ' (1905-1971) est le remplacement d'un environnement purement aléatoire par un environnement délibérément créé. » L'acharnement des scientifiques orthodoxes à défendre, à l' encontre de toute preuve tant empirique que théorique, le caractère aléatoire des processus du vivant illustre parfaitement la manière dont les thèses scientifiques sont formulées avant tout pour rationaliser le paradigme scientifique, et, par là même, la conception moderniste du monde qu'elle reflète si fidèlement. On admet ce principe et bien d'autres, en particulier pour la seule raison qu'il est indispensable de donner un sens à un paradigme scientifique, que ce principe fonde et légitime.
27 Les processus gaïens sont orientés vers un but L' énigme de l'évolution est aujourd ' hui en grande partie résolue et le mécanisme d'adaptation connu. Elle s'avère être essentiellement matérielle, sans que la moindre trace d ' intention vienne agir en tant que variable dans l'histoire de la vie ni qu 'existe un possible Programmateur relégué dans la position incompréhensible de Cause première. ( ... ) L' homme est le résultat d' un aveugle processus matérialiste qui ne l'avait pas prémédité. n n'était pas prévu. George Gaylord SIMPSON L'intention n'est pas « importée » dans la nature et n'a pas à être perçue comme quelque chose de mystérieux ou de divin qui pénètre la vie et la met en mouvement ( ... ) elle est tout simplement implicite dans l'organisation biologique. Herbert MUELLER ( 1943)
L'intentionnalité des processus du vivant à tous les niveaux d'organisation de la hiérarchie écosphérique est si évidente qu'il paraît incroyable qu'on puisse la nier. Qui peut contester que l' évolution des branchies et nageoires des poissons serve à leur permettre de respirer et se mouvoir dans leur milieu aquatique, que le développement des glandes mammaires réponde au besoin des femelles de toutes les espèces de mammifères de nourrir leurs petits, ou que le lait humain soit destiné à satisfaire les besoins nutritionnels de l'enfant au cours de la première année de sa vie? Pour Charles Sherrington 1 (1857-1952), il est évident que le processus embryologique par lequel « un amas de cellules gros comme une tête d' épingle devient en l'espace de quelques semaines un enfant», est orienté vers un but. Joseph Barcroft 2 attire l'attention sur les leviers en puissance formés par le cartilage qui deviendra os quand le moment sera venu de supporter la traction plus forte
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exercée par le muscle dont il sera enveloppé; les poumons, organes compacts, d'ores et déjà conçus pour s'ouvrir en quelques minutes lorsque l'air pénétrera; les bourgeons de membres, sans objet lors de leur apparition et néanmoins là, pour devenir des membres prêts à servir lorsqu'ils deviendront indispensables.
Barcroft 3 est particulièrement impressionné par le développement de ces organes embryonnaires, inutiles à leur possesseur, mais qui lui deviendront indispensables au cours de son développement. « Les organes de la peau, les oreilles, les yeux, le nez, la langue, écrit-il, tous superflus dans l'obscurité aquatique où ils se sont formés, mais chacun d'eux se préparant sans cesse pour entrer dans le monde multiforme, lumineux, aérien et rempli d'objets qu'ils devront explorer.» L' intentionnalité est tout aussi évidente en physiologie. Comme le dit Gavin de Beer': La structure d' un animal présente quantité d'arrangements d'une merveilleuse précision; les parties les plus dures de l'os sont exactement situées là où il faut pour supporter les pressions auxquelles l'os est soumis; les fibres du tendon sont disposées exactement sur la ligne de tension entre le muscle et l'os auquel il est attaché; les centres de cellules nerveuses du cerveau sont situés à proximité de l'extrémité des fibres desquelles ils reçoivent habituellement les impulsions.
Le même principe se manifeste à l'évidence dans le comportement animal. Pour Bierens de Haan ' : Que l'araignée tisse sa toile dans l'intention d'attraper des insectes, que la guêpe collecte et stocke des chenilles dans le but de nourrir les futures larves sont des faits si évidents qu' ils se passent d'explications supplémentaires.
Si les processus du vivant accomplissent leur but, c'est parce qu'ils sont contrôlés, mais ils ne pourraient l'être au départ s'ils n'étaient pas destinés à atteindre un but. Le contrôle sert à vérifier que les processus vitaux atteignent leur but préexistant. Si l'on considère qu'un des mécanismes essentiels de contrôle est la « rétroaction négative », totalement inutile dans un système qui ne poursuit pas un objectif, c'est manifeste. La perception est l'un des constituants essentiels du contrôle, or la perception est fondamentalement intentionnelle. Comme le
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remarque Keith Oatley', «notre manière de voir est fonction de nos intentions vis-à-vis du milieu » . Ou encore, ce que nous voyons « dépend de notre intention à ce moment-là, de ce que nous essayons de faire, de l'aspect de la chose vue pertinent pour ce que nous tentons d'accomplir». En outre, ce n'est pas seulement en fonction d' objectifs à court terme que nous percevons; ils n'ont de signification que dans le contexte de la stratégie à long terme dont ils font partie. Nos objectifs stratégiques individuels eux aussi n'ont de sens que dans le contexte global de l'orientation de notre société, de l'écosystème et de l'écosphère dans son ensemble dont nous faisons partie. Certains scientifiques reconnaissent qu'il y a là un grave problème. Jacques Monod, par exemple, comme le fait remarquer Gunther Stent " souligne que «la pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat que la nature est "objective", ce qui revient à nier systématiquement tout ce que la vie à d'intentionnel; il n'en reste pas moins que, dès l'abord, cette intentionnalité est manifeste ». Monod 8 admet que «cette même contradiction est en fait le problème le plus important de la biologie ». Mais ce n'est un problème que pour les chercheurs modernes dont l' adhésion au paradigme scientifique compromet sérieuse~ent l'aptitude à comprendre le fonctionnement de l'écosphère. A la lumière de la vision écologique du monde, en revanche, l'intentionnalité est considérée comme un caractère propre aux processus du vivant à tous les niveaux d' organisation, en particulier à celui de l'écosphère, dont ils cherchent expressément à maintenir l'ordre spécifique.
28 Les processus du vivant sont dynamiques Dans l'interprétation de la même réalité, la pensée primitive reçoit sa nuance propre de l'accent qu'elle met sur l'aspect dynamique des êtres, tandis que la pensée scientifique de l'Occident semble mettre l'accent sur l'aspect statique des choses. R. P. Placide 1'EMPELS Même dans des conditions extérieures constantes, et en l'absence de stimuli extérieurs, l'organisme n'est pas un système passif, mais fondamentalement actif. Ludwig von BERTALANFFY Quasiment dès l'instant où une créature sort de l'œuf ou naît, elle frappe son milieu, qu 'il soit liquide ou solide, de ses cils, flagelles ou muscles; elle nage, rampe, vole, palpite; elle rue, glapit, respire, tire sa nourriture du milieu. Elle ne se contente pas de s'adapter au milieu mais l'adapte à ses besoins - elle le mange et le boit, lutte et cohabite, avec lui et l'ensemence, le fouille et y bâtit sa demeure. Arthur KOESTLER (1905-1983)
Pour l'homme tribal, il allait de soi que les processus du vivant étaient dynamiques. Pour Placide Tempels, auteur d'un ouvrage de référence sur la philosophie bantoue, c'est l'insistance sur cette dynamique des êtres vivants qui caractérise sa vision du monde. Cette vision est à l'évidence aux antipodes de celle de la science moderne, pour laquelle les êtres vivants sont fondamentalement statiques et passifs, conception conforme au paradigme scientifique, mais non à ce que nous savons de la réalité. Tous les processus à l'œuvre dans le comportement adaptatif sont nécessairement dynamiques. La perception est dynamique. Les signaux ne sont pas passivement reçus; ils sont détectés, l'organisme interprétant ceux qui sont significatifs en fonction
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de son modèle mental des rapports avec le milieu. Les activités mentales ne se déclenchent pas uniquement pour interpréter les stimuli extérieurs, elles le font aussi spontanément. Même en l'absence de stimulus extérieur, l'activité cérébrale ne s'interrompt pas. Même assis dans un fauteuil dans l'obscurité, nous ne cessons de penser. L'apprentissage est davantage une activité interne qu'une réaction à un stimulus. Erich von Holst 1 a démontré que les activités locomotrices primitives fonctionnent sans l'aide de stimuli externes. Les mouvements continuent de se produire même après que «la connexion entre nerfs moteurs et sensoriels a été coupée». Konrad Lorenz 2 a attiré l'attention sur l'existence de ce qu'il appelle des « mécanismes de décharge innés » qui jouent un rôle majeur dans notre comportement et peuvent fonctionner en l'absence de stimuli externes. Cela correspond très bien à la description que donne Granit 3 des cellules nerveuses, qui sont spécifiques à la naissance, qui ne sont pas affectées par des stimuli externes et sont soumises à des instructions génétiquement déterminées, qu'elles soient ou non opératoires, qu'elles soient ou non activées par un stimulus du milieu. Notre expérience nous démontre que nous ne sommes pas poussés à agir uniquement par la nécessité extérieure. Lorsque j'ai faim, je cherche de la nourriture; la seule vue d'aliments ne suffit pas à déclencher cette recherche. Elle peut sans doute stimuler mon appétit, mais encore faut-il qu'il y ait appétit. La possibilité de canaliser différentes tendances comportementales, comme l'agressivité, vers des activités relativement inoffensives, comme le sport, plutôt que vers d'autres, destructrices, comme la guerre, en est aussi une bonne indication (voir Chapitre 40). Lorsque l'exutoire habituel d'une de ces tendances ou impulsions n'est pas disponible, les êtres vivants sont même capables de l'imaginer ou de le créer. Ainsi, une fois confinés dans des réserves et privés de leurs ennemis héréditaires, les Indiens Comanches du Nevada 4 augmentèrent en compensation le nombre et le caractère menaçant des esprits mauvais dont ils s' estimaient entourés, créant ou imaginant ainsi les stimuli nécessaires pour libérer leurs tendances agressives. Ce n'est nulle part plus évident que dans le domaine sexuel. Si le stimulus qui déclenche normalement l'activité sexuelle disparaît, on lui cherche des -substituts et la capacité d'improvisation paraît considérable. En d'autres termes, nous modifions, voire inventons les stimuli qui 165
seuls sont censés déclencher des réactions sexuelles. Cette dynamique ne se manifeste d'ailleurs pas uniquement au niveau du comportement, mais elle caractérise tous les processus vitaux. Lamarck avait raison d'insister sur <
29 Les processus du vivant sont créateurs Je suis stupéfait par toute la force créatrice, si tant est qu'on puisse user de cette expression, déployée sur ces petites îles arides et rocailleuses [les Galapagos]. Charles DARWIN (1809-1882) La créativité est fondamentale. Ce n' est pas un pnstulat philosophique mais un fait d 'observation que l'activité créatrice ou le processus de formation est une propriété intrinsèque de tout ce qui appartient à l'univers naturel connu de l' homme. A. N. WHITEHEAD (1861- 1947)
D ' évidence, les humains ont une immense capacité d'improvisation et ont développé divers modèles culturels extrêmement imaginatifs pour relever les défis de la vie dans des environnements très variés. Nous possédons autant de données sur la créativité des animaux que sur celle de l'évolution. Les êtres vivants ont élaboré les stratégies les plus diverses pour s'adapter à des conditions différentes et souvent très difficiles. Les animaux à sang chaud peuvent apprendre à survivre aux rigueurs de l'hiver en se couvrant d'une épaisse fourrure, en entrant en hibernation, en migrant vers des régions plus chaudes ou, en ce qui concerne les hommes, en allumant des feux de camp. Les plantes des déserts peuvent apprendre à éviter la dessication en recouvrant leurs feuilles de substances cireuses, en leur donnant la forme d'épines, en les perdant, simplement, durant la saison sèche; ou encore en modifiant leur cycle vital pour le centrer sur la saison humide. Le développement créateur de formes de vie nouvelles et souvent plus complexes est un trait essentiel de l'évolution. Ainsi, le développement du lichen fournit un remarquable exemple d'innovation résultant de l'association de deux organismes - un 167
champignon et une algue. Les lichens présentent bon nombre de caractères morphologiques, chimiques et physiologiques absents chez l'un comme chez l'autre des organismes associés quand ils croissent indépendamment. Ces caractères nouveaux apparaissent lorsque se forment de nouvelles associations symbiotiques (comme dans le cas du lichen) et lorsque de nouveaux niveaux d' organisation sont atteints - on les appelle des « qualités émergentes », terme forgé par Lloyd Morgan à la fin du siècle dernier et utilisé couramment par les biologistes et les écologistes holistiques. Non seulement la nature est créative et novatrice à l'extrême, mais les changements novateurs peuvent intervenir très rapidement comme adaptation aux variations de l'environnement. Songeons avec quelle rapidité les moustiques se sont adaptés au DDT. D'après David Merrell, les premiers cas de résistance à ce pesticide ont été rapportés en 1946 et, en 1965, elle était constatée chez 165 insectes différents. Plus impressionnante encore que la vitesse d'adaptation fut la diversité des mécanismes inventés pour parer à cette nouvelle menace. Certains moustiques apprirent à ne pas se poser sur les murs vaporisés de DDT, d'autres développèrent une épaisse cuticule que le pesticide ne peut traverser. D'autres encore « engraissèrent», augmentant ainsi leur capacité d'assimilation du DDT, liposoluble. Les nerfs de certains devinrent moins sensibles à celui-ci. D'autres enfin créèrent une enzyme qui le décompose en produits non toxiques. Comme le fait remarquer Merrell 1, la diversité des mécanismes utilisés par les moustiques pour résister aux programmes d'épandage de DDT «témoigne de l'opportunisme de l'évolution». La science orthodoxe s'efforce d'expliquer cette extraordinaire capacité d'innovation en termes néo-darwiniens. La résistance génétique au DDT, souligne Merrell ' , «préexistait dans la population et n'a pas été induite par l'exposition au DDT ». Mais comment cela est-il possible? Avant d'être produite synthétiquement dans les années 1940, la molécule de DDT n'existait pas dans la nature. Comment alors le stock génétique du moustique avait-il une connaissance anticipée de ce que cette substance nouvelle serait un jour synthétisée par l'homme et répandue dans l'environnement? La réponse tiendrait, nous dit-on, au hasard, à une préadaptation aléatoire. Voilà la seule explication scientifiquement respectable de la créativité - la seule qui soit conciliable avec les caractères essentiels du paradigme scientifique, 168
causalité, mécanomorphisme et théorie statistique. Le hasard, en matière d'évolution, signifie mutations aléatoires. La créativité évolutive n'est imputable qu'à ce type d'événements. « La sélection naturelle, écrit Merrell ', a un caractère créatif en raison de son caractère causal. En remontant à une cause, on peut discerner qu'elle est créatrice, qu'elle a provoqué quelque chose d'imprévisible - quelque chose que l'on ne peut rattacher à aucun événement antérieur. » C'est comme un «jeu de hasard », nous dit-il: on peut imaginer tous les résultats possibles du jeu - calculer la probabilité relative de chacun - mais il est impossible de prévoir avec certitude lequel «sortira ». La notion scientifique de causalité n'est donc pas créative au sens propre du terme, car la même cause produit le même effet. Et Merrell dit seulement qu'on ne peut prédire quel rapport causal particulier sera effectif, puisque la sélection naturelle en décidera. Mais, n'en déplaise à la science orthodoxe, la sélection naturelle ne peut être source de mutation créative: on conçoit que, par la sélection et la reproduction des individus les plus viables, leurs caractères soient transmis à la génération suivante, qui en sera d'autant plus vigoureuse. Mais ceci exige d'abord que les êtres vivants soient capables de transmettre ces caractères à l'autre génération. Des boules de billard en seraient incapables. La sélection naturelle ne saurait les aider à évoluer, malgré toute la variabilité dont elles peuvent faire preuve. Selon le mot de Wintrebert, «sélectionner n'est pas créer». Et Ludwig von Bertalanffy 4 écrit: La sélection présuppose l' auto-entretien, l'adaptabilité, la reproduction, etc., du système vivant. Ces caractéristiques ne peuvent donc en être le résultat. Telle est la circularité, souvent débattue, de l'argumentation sélectionniste. Des proto-organismes apparaîtraient et évolueraient ensuite en organismes plus complexes par des mutations aléatoires et la sélection consécutive. Mais, pour ce faire, ils doivent préalablement posséder les principaux allributs de la vie.
Pour J. H. Woodger', cette seule considération invalide les thèses néo-darwiniennes. «Ce genre d'explication, écrit-il, ne tient qu'en tournant autour de la question - les caractères essentiels de l'organisme sont introduits subrepticement en termes vagues et généraux. » Ils rentrent en scène par attribution à la sélection naturelle - à la trieuse mécanique - de qualités, comme
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la créativité, qu'aucune machine ne peut posséder, et qui sont en réalité à peu près les mêmes que les «facteurs internes» dont les néo-darwinistes s'évertuent à nier le rôle déterminant dans le processus évolutif. Que l'extraordinaire complexité de l'écosphère puisse être considérée comme produit d'un processus aussi grossier que la sélection opérée à partir de mutations aléatoires rappelle d' autres contorsions de la science orthodoxe pour sauvegarder le mythe du mécanomorphisme. Mais les machines sont incapables de créer: leur production (l'effet) est fonction des intrants (la cause). C'était pour garantir que l'embryogenèse (ou processus de développement) était bien conforme à ce principe que la théorie de la préformation a été conçue, selon laquelle, un œuf fertilisé contient une réplique miniature de l'enfant - le produit fini du processus. Puis il est apparu trop clairement que l'information contenue dans l' œuf fertilisé était loin de suffire pour donner naissance à l'enfant, et la préformation a été supplantée par l'épigenèse, ou développement séquentiel, théorie très difficile à expliquer dans le paradigme scientifique. L'un des exploits les plus remarquables dans la créativité de la nature est le fonctionnement du système immunitaire, dont le processus de recombinaison génétique est l'explication la plus probable. Les immunologistes nous apprennent qu'un organisme est capable de produire quelque 10 7 anticorps différents - autrement dit, 10 7 sortes de protéines destinées à repousser d'éventuelles menaces. Toutes sortes de tentatives ont été entreprises par les scientifiques pour tenter d'expliquer cela dans le langage de l'orthodoxie néo-darwinienne. Elles ont échoué. Il est, en revanche, possible que les populations de moustiques, par exemple, bien que non dotées de gènes pouvant leur conférer une résistance au DDT avant que le poison n'ait été inventé, aient été pourvues de cell ules qui en contenaient «des pièces et des morceaux: des gènes en pièces détachées ». Comme le dit Philip Leder, Ces composants sont mélangés dans les cellules du système immunitaire appelées lymphocytes B au cours de leur développement et de leur maturation. Le mélange peut aboutir à un résultat différent pour chacune des millions de lignées de cellules. Des mutations individuelles augmentent encore cette diversité. Résultat chez les descendants parvenus à maturité de chaque lignée: un
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gène unique est assemblé, dont l'information s'exprime sous la forme d' un anticorps unique lui aussi.
Dans ces conditions, il est donc très improbable que les mutations en question soient aléatoires. Le système immunitaire, comme le génome, est auto-régulé et capable de conserver son homéostasie face aux pressions externes et internes. Comme Cairns et d'autres l'ont maintenant établi, souvent les mutations ne s'opèrent pas au hasard, mais selon des directions très précises en fonction des buts. Qu'elles soient provoquées par l'action homéoarchique du génome ou d'un autre processus cybernétique, comme celui qui est lié au fonctionnement de notre système immunitaire, est plus que probable. Que de telles recombinaisons, et les mutations induites, puissent expliquer les sauts évolutifs majeurs qui ont donné naissance aux métazoaires, aux vertébrés et aux mammifères, ne peut être certain. Voilà qui exige pour Grassé 6 le développement de nouveaux loci, jusquelà sans fonction particulière - autre acte impressionnant de créativité. Au bout du compte, la créativité du monde vivant n'est un problème que si nous nous obstinons à vouloir la concilier avec le paradigme scientifique. Elle est au contraire, et doit être, un des principes essentiels de la vision écologique du monde.
30 Chaque homme est un être conscient C'est dans la nature même de l'esprit que de gouverner l'action présente en anticipant l' avenir à la lumière de l'expérience passée, de faire que concrètement les effets précèdent et déterminent leurs causes. William McDoUGALL L'homme a perdu la capacité de prévoir et d'anticiper. Il finira par détruire la Terre. Al ber! SCHWEllZER
(1875-1965)
Chaque observation prévoit sa propre confirmation par les actions qui en découlent. A. N. WHITEHEAD
Pour que les systèmes naturels puissent accomplir leur mission d' assurer leur pérennité et donc celle de Gaïa, ils doivent pouvoir prédire les changements auxquels ils devront s'adapter et les répercussions de ces adaptations sur le milieu. Il y a tout lieu de supposer qu'ils en sont capables, pourvu que ces changements interviennent dans leur marge de tolérance (voir Chapitre 43)_ C'est ainsi que le Didierea de Madagascar, le Baobab d'Afrique et certains cactus semblent capables d'emmagasiner par leurs pores l'exacte quantité d'eau nécessaire pour franchir les périodes sèches. Affirmer que ces cactus doivent prévoir les variations climatiques en question n'est pas abuser de ce verbe. Les tortues vertes traversent cinq mille kilomètres, de la côte sud-américaine jusqu'à l'île de l'Ascension au milieu de l'océan Atlantique, pour y pondre leurs œufs. Il est difficile de ne pas considérer qu'au moment d' entreprendre un tel voyage, elles prévoient l'approche de leur période reproductive, et qu'en pondant leurs œufs sur l'île de l'Ascension et nulle part ailleurs, elles donneront à leur progéniture de meilleures chances de survie. 172
De nombreux insectes, comme les papillons danaïdes, les coccinelles, les bombyles, certains noctuidés et d' autres espèces encore, migrent vers des climats plus chauds à l'approche de l'hiver. Ils ne le font cependant pas parce que le froid leur est devenu insupportable puisque, comme le remarque C. G. Johnson l, ils commencent à migrer bien avant qu'il ne s'installe. Aucune pénurie de nourriture ni «surpopulation intolérable » n' apparaît aux yeux de l'observateur humain au moment du départ. ( ... ) La migration a donc habituellement lieu avant que les conditions de vie ne se dégradent.
De tels exemples n'ont rien d'exceptionnel. Comme l'écrit H. Kalmus', Les actions par anticipation sont fréquentes dans le monde organique. Lorsque le prédateur attrape une proie en mouvement, que le joueur de tennis frappe sa balle, que l'araignée tisse sa toile, ou même quand une fleur déploie ses charmes visuels et olfactifs, tous, semble-t-il, anticipent sur les événements à venir dans leur environnement.
La prévision est une composante essentielle de la perception, la première étape de l'auto-régulation. Chacun voit d'abord ce qu'il s'attend à voir. De plus, ce qu'il voit n'est pas une image statique, mais une hypothèse qui recouvre potentiellement toutes les implications, l'ensemble de son historique, la raison de sa venue, son évolution et les conséquences possibles de celle-ci. La perception implique en fait la prévision. La science moderne ne peut admettre que les êtres vivants prévoient. Ils sont réputés passifs et mis en scène par un agent externe. De toute façon, ils sont incapables de prévoir l'avenir, car la connaissance n'est censée s'obtenir que par l'observation et l'on ne peut observer que ce qui s'est réellement produit: voilà un aperçu des détours empruntés par les chercheurs orthodoxes quand il s'agit de nier la part de prévision de tout comportement adaptatif. Le comportement des chiens dans les célèbres expériences de Pavlova même été interprété de manière à ne pas admettre que les chiens faisaient des prévisions. Le chien, conditionné à saliver au son d'une cloche annonciatrice de nourriture, réagirait aveuglément et sans intelligence comme si la cloche était la nourriture elle-même! 173
Ce mythe devient de plus en plus impensable. Vers la fin de sa vie, C. L. Hull ', psychologue behavioriste et expérimental, émule d'Ivan Pavlov (1849-1936), chercha à réviser ses théories pour les rendre compatibles avec le fait que les êtres vivants manifestent « de ]' intérêt, un sens de la planification, de la prévision, une prescience, une attente, une intention, et ainsi de suite» qualités que lui-même et ses prédécesseurs avaient niées. La prédiction est possible non seulement grâce aux informations contenues dans le cerveau, mais aussi grâce à celles organisées dans le génome. L. Z. Young a fait ressortir que les gènes ont à accomplir « une tâche comparable à la prévision ». Les gènes de l'ours polaire, par exemple, prédisent que l'animal vivra dans les neiges arctiques, où sa fourrure blanche immaculée le camouflera aux yeux de ses futures proies. Si un réchauffement extrême des régions arctiques survenait, ces prévisions se révéleraient inexactes et, en partie pour cette raison, l'ours polaire pourrait ne pas survivre. Thorpe est lui aussi frappé par la capacité des gènes à prévoir la séquence des processus chimiques du métabolisme. Il cite M. Dixon et E. C. Webb', qui se demandent: Comment l'enzyme 2.4.2.14 qui contribue à la formation du gène «sait-elle» que le pyrophosphate phosphoribosyl sera converti en un nucléotide purique grâce à l'action successive d'une clizaine au moins d'enzymes différentes, ou comment le gène de la première enzyme de la biosynthèse de l'histidine, qui agit sur le même composé, «sait-il» que ce qu'il produit sera converti en histicline par une série différente d'enzymes? Et, même en possession de cette information, comment ces gènes «savent-ils » quelles séquences d'acides aminés contenues dans leurs enzymes joueront le rôle de centres spécifiques pour la combinaison des nucléotides puriques d'une part et de l'histicline d'autre part?
Pour Dixon et Webb, cette capacité de prévoir n'est possible que si nous postulons l'existence d'un mécanisme «grâce auquel l'information provenant des processus métaboliques eux-mêmes est transmise en sens inverse vers les gènes et, par conséquent, incorporée sous forme de séquences de nucléotides S ». L'existence de tels mécanismes de rétroaction contredit cependant le dogme central de Francis Crick et est inconciliable avec la thèse néodarwinienne. Waddington 6 admet que l'évolution doit dépendre de la 174
prévision. Il tente de concilier cette considération avec la thèse néo-darwinienne en attribuant à l'environnement - que les néo-darwinistes n'ont jamais pris la peine de définir - la capacité de sélectionner les espèces en fonction de leur aptitude à affronter les problèmes présents et à venir, en créant ainsi « un système assez stable pour faire face aux difficultés qui pourraient surgir des générations plus tard ». Pourtant, si c'est à la sélection qu'est attribuée la capacité de garantir cette stabilité à long terme, ce processus mécanique doit être capable de prévoir l'avenir; car comment pourrait-il, sinon, créer précisément les gènes et les combinaisons génétiques requis pour permettre à l'organisme de s'adapter à ce qui ne s'est pas encore produit? «Sans son pouvoir prophétique, dit P.-P. Grassé, la sélection n'aurait pas le moyen de favoriser un organe encore à l'état d'ébauche, dont l'utilité est très faible, voire nulle.» Car, dans le cas contraire, comment des organes à l'état embryonnaire et non fonctionnel posséderaient-ils une fonction adaptative dans le court terme, justifiant leur sélection par l'environnement? Pour Grassé', c'est une raison supplémentaire pour rejeter l'idée que la sélection naturelle joue un rôle déterminant dans l'évolution. Si elle le faisait, il nous faudrait alors lui attribuer le don de divination ou de prophétie. Pour un système naturel, prévoir l'avenir n'est possible qu'en fonction du modèle de ses relations avec la hiérarchie gaïenne dont il fait partie. L'exactitude de ses prévisions dépendra non seulement de l'exactitude avec laquelle le modèle reflétera ces relations, mais aussi de la stabilité de la hiérarchie gaïenne, et donc de la mesure dans laquelle l'être vivant lui aura été biologiquement, socialement et cognitivement adapté par son évolution. L'homme chthonien n'avait aucune difficulté à prévoir l'avenir, car il habitait une écosphère climacique extrêmement stable et savait comment subvenir à ses besoins sans en perturber le fonctionnement. Dans ces conditions, il pouvait avec une certitude raisonnable prévoir que le monde à venir ressemblerait beaucoup au présent, guère différent lui-même du monde passé. Aujourd'hui, en revanche, l'humanité est en train d'opérer des bouleversements complets dans la biosphère tout entière. Il n' y a aucun espoir que les scientifiques puissent en prévoir les conséquences, car la méthodologie qui leur permet de comprendre le fonctionnement des constituants de l'écosphère dans le but d'éliminer ces bouleversements ne leur permet pas d'en comprendre 175
les conséquences sur l'ensemble de la hiérarchie gaïenne. Ainsi, la science est capable de produire des substances organiques de synthèse, mais totalement incapable de déterminer les conséquences de l'exposition à ces substances sur la santé des êtres vivants. Les scientifiques ont conçu des méthodes d'extraction des combustibles fossiles enfouis dans les entrailles de la Terre, combustibles utilisés pour produire l'énergie qui permettra à d'innombrables machines d'effectuer des tâches aussi diverses qu'impressionnantes. Mais ils sont incapables de prévoir avec la moindre exactitude quels en seront les effets sur les organismes vivants, les sociétés, les écosystèmes et, aujourd'hui, sur le climat global de la planète. Si nous devons être un jour capables de prédire l'avenir avec quelque exactitude, ce ne sera pas en développant de nouvelles technologies, aussi ingénieuses et sophistiquées soient-elles, mais en réduisant drastiquement l'impact de nos activités sur l'écosphère, créant par là même les conditions dans lesquelles nous pourrons effectivement restaurer son ordre spécifique, et le rendre donc de nouveau prévisible.
31 Les êtres vivants cherchent à comprendre leurs rapports avec leur environnement Dans le comportement animal et humain, les essais ne sont pas faits au hasard. Keith OATLEY Le rôle de l'apprentissage ne se limite pas à fournir une réponse nouvelle en cas d'erreur. Il implique aussi la compréhension de la nature particulière de l'erreur et la décision de la prochaine action à entreprendre. Keith OATLEY
L'être vivant appréhende son environnement en y détectant les données pertinentes pour sa structure de comportement et en les interprétant en fonction du modèle mental de ses relations au milieu. C'est-à-dire qu ' il cherche à déterminer leur signification et, donc, à les comprendre. Cette thèse est inconciliable avec les idées actuellement en vigueur en la matière. Les psychologues du comportement se répartissent en diverses écoles; le behaviorisme est celle qui a longtemps dominé. Elle est associée aux noms de Edward Thorndike (1874-1949) et E. R. Guthrie (1886-1959), et aussi, en particulier, à celui de John Broadus Watson (1878-1958) et plus récemment de B. F. Skinner (1904-1990). Bien que, notamment, les adeptes de la Gestalt, et plus récemment les écoles «cognitive» et « mentaliste» auxquelles est associé le nom de R. W. Sperry, ne se réclament pas du behaviorisme, ses caractères essentiels sous-tendent encore beaucoup de leurs conceptions. C'est l'interprétation qui s'accorde le nùeux au paradigme scientifique, celui-ci rationalisant la méthodologie que les psychologues expérimentaux et les éthologues sont contraints d'adopter pour être pris au sérieux par la communauté scientifique. 177
Cette théorie extrêmement réductionniste du comportement est en gros la suivante: 1' « atome» de comportement est le réflexe, mécanisme par lequel un événement qui se produit dans l'environnement, appelé «stimulus », déclenche une réaction automatique. Dès 1906, Sherrington 1 écrivait que «le simple réflexe n'est probablement qu'une conception abstraite ( ... ) si ce n'est une fiction». Herrick 2 de son côté y voyait une pure abstraction, «une simple manifestation de ce qui d'évidence est un schéma de comportement très coordonné ». Cela n'a pas empêché d'autres chercheurs de présenter le processus en termes - plus mécanistes encore - d'entrées et de sorties, le stimulus étant ce qui entre et la réaction ce qui sort, comme dans une machine, quand on appuie sur le bouton. Le processus d'apprentissage mérite bien sûr une explication, et les scientifiques en ont trouvé une qui présente toutes les caractéristiques - aléatoir~, atomiste et mécaniste - exigées par le paradigme en vigueur. A leurs yeux, le processus d' apprentissage ne se déroule pas selon un ordre nécessaire, les êtres vivants étant censés réagir à l'environnement de façon purement aléatoire. Pour sortir d'un labyrinthe, par exemple, un rat essaiera plusieurs itinéraires par tâtonnements, conformes aux variations aléatoires darwiniennes et aux mutations génétiques aléatoires des néo-darwinistes. Si l'une des tentatives est couronnée de succès, on la dit « renforcée », synonyme darwinien de «sélectionnée ». Dans les expériences en laboratoire, les rats qui effectuent ce que l'expérimentateur estime être le bon choix reçoivent une récompense, et sont punis d'une décharge électrique, par exemple, lorsqu'ils opèrent le mauvai s choix. Récompenses et punitions sont, dans la tradition bentharnienne, les deux seules motivations des êtres vivants. Comme les néo-darwinistes à propos de la sélection, les behavioristes attribuent au renforcement des pouvoirs extraordinaires. Skinner ' apprend ainsi au lecteur que
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On a peine à croire que des personnes tant soit peu sérieuses puissent attribuer l'incroyable subtilité et complexité du comportement vivant à un mécanisme aussi rudimentaire et grossier. Comme le remarque Michael Polanyi', si l'on croit à cela, il faut aussi admettre que «si un chien recevait systématiquement de la nourriture à chaque fois qu ' on lui montre une radio de poumons malades, et s'en voyait privé à la vue d'une radio de poumons sains, il apprendrait à diagnostiquer les cancers des poumons ». L'apprentissage par simples tâtonnements, excepté peut-être pour les formes de vie les plus rudimentaires, n'est que chimère. Même dans les rangs de la psychologie expérimentale, certains en ont pris conscience. Karl Lashley (1890-1958) soutient avec insistance que les animaux normaux ne se comportent pas de façon aléatoire. Keith Oatley 8 le confirme: «Dans le comportement animal ou humain, souligne-t-il, rien n'est tenté au hasard.» Au contraire, comme l'écrit Herrick ' , « le processus d' apprentissage est directif, c'est une activité organisée et non de simples tâtonnements aléatoires ». Pour 1. Krechevsky '0, « il nous faut réviser notre conception du processus d'apprentissage pour admettre l'existence de réponses organisées et systématisées à chacune des étapes du processus ». De fait, le rat, «placé dans une situation sans issue, ne réagit pas n'importe comment, mais explore intelligemment toutes les solutions possibles. Ces réponses systématiques sont en partie imaginées par l'animal et ne sont pas uniquement la résultante des circonstances extérieures immédiates ». Les animaux ne se contentent donc pas de réagir aveuglément aux divers stimuli, mais cherchent à les interpréter pour en comprendre la signification. Cela signifie pour eux établir le rôle de l'événement qui attire leur attention par rapport à leur comportement au sein d'un système spatio-temporel plus vaste. Quand les Tahitiens ont vu pour la première fois des chevaux, débarqués sur J'île par les marins de Bougainville, ils les rangèrent immédiatement parmi la catégorie des mammifères qu'ils connaissaient le mieux et auxquels ils ressemblaient le plus ... celle des cochons, qui étaient manifestement plus proches du cheval que les autres mammifères qui leur étaient familiers: le chien et le rat polynésiens. Avec bon sens, ils baptisèrent le cheval «cochon qui porte J'homme». Ce n'était pas une réaction mécanique, mais une tentative intelligente pour comprendre cet animal étrange à partir d ' autres similaires qui leur étaient familiers. Rien n'interdit de supposer que les rats en font autant. 179
Certaines expériences de Lashley éclairent particulièrement le problème. Il a montré que des rats souffrant de lésions importantes du cortex apprenaient à résoudre un problème aussi vite que les autres, mais par un comportement simplifié. Ils tombaient sur la solution davantage qu'ils ne la trouvaient de façon systématique ou logique, et de façon moins souple. Autrement dit, ils ne comprenaient pas la nature du problème qu'ils avaient à résoudre. Cela rappelle le comportement des enfants élevés dans un isolement complet, chez qui le modèle de représentation du monde est resté rudimentaire, amputé. Peter de Hanovre, le célèbre «enfant sauvage» du XVIII" siècle qui fut amené à Londres et exhibé comme une curiosité, a [mi comme employé de ferme. Il accomplissait convenablement son travail, mais ne parvint jamais à en comprendre véritablement le sens. Quand on lui demandait de charger une brouette avec de l'engrais, il s'exécutait avec une grande efficacité, mais, ne comprenant pas ce qu'il faisait, il entreprenait alors de la vider et de la remplir à nouveau jusqu'à ce qu'on lui dise d' arrêter. Si comprendre quelque chose consiste à en déterminer la fonction dans un système spatio-temporel, plus nous élargissons le contexte d'étude, mieux nous comprendrons cette fonction. C'est de cette façon qu'un détective procède pour tenter de comprendre un crime. Chaque indice est relié à un ensemble d'événements de plus en plus étendu, et sa signification augmente progressivement. Tous les autres indices sont ainsi examinés jusqu'à ce que le crime soit reconstitué, et le détective peut alors dire qu'i! a compris ce qui s'est passé. C'est la seule façon de procéder. Il est impossible d'interpréter un indice en dehors d'un contexte toujours plus large, car il ne signifie pas grand-chose à lui seul. Il constitue une donnée, non une information. Pour conclure, à l'exception des plus simples, les êtres vivants ne se comportent pas en robots. Ils sont intelligents et, que cela plaise ou non aux scientifiques orthodoxes, ils tentent désespérément de comprendre les relations qui les unissent au monde alentour.
32 Les systèmes vivants sont intelligents De toutes les chimères par lesquelles J'humanité s'est laissé berner, aucune n'est plus mensongère que la croyance selon laquelle J' « instinct » de J'animal serait radicalement différent de la « raison » humaine, et les espèces inférieures des automates stupides et sans âme, qu'un gouffre insondable et infranchissable séparerait des humains. Henry S. S ALT (1851 -1939)
Les données scientifiques actuelles indiquent que le degré de communauté intellectuelle chez les primates et de communauté en général chez les autres animaux est plus important qu'on ne le pensait d'ordinaire. H. F. HARLow
L'idée que les processus mentaux chez l'homme différent radicalement de ceux des autres animaux est un postulat parfaitement gratuit. Rien ne permet d'affirmer que seuls les humains sont intelligents - d'autant que le terme n'a jamais été correctement défini. La science soutient que l'intelligence est mesurable au moyen de tests, mais, comme le fait remarquer Herrick " «il faut admettre que nous ne savons pas au juste ce que ceux-ci mesurent ». Certains auteurs, dont Ashis Nandy>, vont jusqu'à dire que 1'« intelligence» n'est guère autre chose que «ce que les tests d'intelligence mesurent». Les pionniers de la mesure de l'intelligence A. Binet (18571911) et T. H. Simon 3 estiment que les activités essentielles de celle-ci sont « bien juger, bien comprendre et bien raisonner ». Pour A. W. Heim',
tendance à manifester à des degrés divers. En ce qui concerne l'apprentissage, Harlow 6 estime que: Il n'y a aucune preuve scientifique d'une rupture [ ... ] entre les espèces primates et non primates. Le passage de l'océan à la terre n'a entraîné aucune expansion soudaine de la capacité d'apprendre. En réalité, rien ne montre qu 'i l y ait jamais eu de cassure brutale dans son évolution.
Le major Hingston 7 eût certainement été d'accord avec lui. Dix-sept ans durant, il a observé les insectes des forêts tropicales de l'Inde, et a conclu qu'ils résolvaient leurs problèmes à peu près comme nous. L' idée que « les insectes ne seraient que des machines animéeS » et «mèneraient une vie purement réflexe, est pour moi parfaitement infondée », disait-il. Hingston a montré que les insectes semblaient faire preuve de toutes les capacités mentales que nous jugeons importantes. Ils sont ainsi tout à fait capables de « raisonnement ». Par exemple, le scarabée bousier, lorsque la boulette de matière qu'il a amassée se plante dans une épine, l'examine, dégage l'épine et récupère la boulette en la divisant en deux avant de la recoller. Les insectes peuvent aussi adapter les moyens à leurs fins. Ainsi, la guêpe Mellinus arvensis, observa-t-il, peut capturer des mouches en se plaçant sur une bouse. D'ordinaire, elle les capture en s'en approchant furtivement, mais, à un moment où les mouches étaient très actives, il aperçut une guêpe couchée sur le dos sur une bouse, simulant la mort, et attendant simplement que les victimes viennent droit dans ses pattes. «N'est-ce pas là, demandait-il, un plan parfaitement adapté à un objectif précis 8?» Les insectes sont tout à fait capables d' improviser des stratégies pour répondre aux défis du milieu. Hingston décrit comment les fourmis de Swynnerton maîtrisent la chenille à aiguillon empoisonné: elles obturent ingénieusement les orifices de sortie du poison à l'aide de petits morceaux de terre, avant de sectionner l'aiguillon. Les insectes font également preuve de jugement. Hingston décrit une guêpe qui tire une victime plus grosse qu'elle vers l'entrée de son nid. Avant de l' y introduire, la guêpe fait le va-et-vient entre sa victime et le trou, puis, ayant «estimé » le trou trop petit, entreprend méthodiquement de ]' élargir. Les insectes sont en outre capables de prévoir les effets de leurs actes. Hingston décrit à ce propos une guêpe maçonne qui, pour construire son nid, ne se contentait pas de fabriquer à l' aveu-
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glette une cellule après l'autre, mais jetait d'abord le plan des fondations de toutes les cellules du nid. Ds sont aussi capables de se souvenir de leurs expériences passées. Tout comme l'abeille, une certaine variété de fourmis se souviendra longtemps après de l'endroit où elle a déjà trouvé de la nourriture, affirme Hingston. D'après lui, les guêpes non seulement peuvent se souvenir d'un endroit, mais « conservent en mémoire une image géographique du territoire où elles ont butiné ». Fort de toutes ces preuves, Hingston 9 décIare : TI n'y a aucune justification à tracer une frontière entre la mentalité des insectes et celle de l'homme. Je veux dire par là que nous ne sommes pas en droit d'estimer que leur esprit (minli) diffère totalement du nôtre. Pour ]' essentiel, ]' esprit de ces humbles créatures opère de la même manière que celui des humains, ce qui s'accorde bien à ces lois de continuité qui, au fur et à mesure que notre connaissance de ce monde s'approfondit, sont de mieux en mieux établies.
La science orthodoxe reste de marbre devant de tels arguments. Elle admet que les êtres vivants non humains sont capables d'accomplir des choses remarquables, mais qui, soutient-elle, sont les produits de l'instinct et non de l'intelligence. Or, le comportement de l'homme est autant gouverné par ses instincts que celui des autres animaux. Notre intelligence ne nous conduit pas à substituer de nouveaux buts à ceux vers lesquels nous poussent nos instincts. Elle nous permet simplement de les satisfaire avec plus de discernement et de manière plus variée que d'autres animaux. Dans les conditions normales, qui ne sortent pas de notre intervalle de tolérance, il n'y a aucun conflit entre nos instincts et notre intelligence. Nos instincts ne nous entraÎnent pas à adopter des «comportements primitifs contre l'avis de notre intelligence», comme le soutiennent MacLean et Koestler. Si le terme « intelligence » doit s'entendre au sens fonctionnel, il n'y a aucune raison d'en réserver l'emploi au comportement des organismes. Nous devons l'appliquer à tous les processus du vivant. Lucien Cuénot 10, théoricien belge de la biologie, va jusqu'à attribuer à la cellule une sorte d'intelligence et, en fait, un pouvoir immanent équivalant à l'intention qui se manifeste dans le comportement humain. Piaget Il estime que Cuénot va trop loin eUe taxe de « psychomorphisme»: pourtant, s'il s'agit de la même fonction à tous les niveaux d'organisation, pourquoi ne 183
pas utiliser le même terme? S'en abstenir, c'est induire en erreur et faire croire que l'on a affaire à des processus différents, c'est contribuer à perpétuer le mythe du caractère unique de l'homme, dont le paradigme scientifique dépend. Sherrington 12 était plein d'admiration pour ce que l'on pourrait appeler l'intelligence de l'ontogenèse: Le corps est formé de cellules, par centaines de mimons, quelque 1000 millions dans le cas de l'être humain. La première d'entre elles, la première cellule fertilisée, se divise en deux, celles-ci encore en deux et ainsi de suite. Lorsque cela s'est finalement produit 45 fois, cela donne 26 millions de cellules de ces briques magiques, toutes d'une même famille. C'est à peu près le nombre qu'en présente le corps d' un enfant à sa naissance. Chacune a pris la forme, la taille et la place requises.
Comment expliquer cela? « C 'est comme si un principe immanent insufflait à chaque cellule la connaissance nécessaire pour accomplir sa mission.» L' œil est sans doute le miracle de la nature le plus fréquemment cité. Même l'œil d'un être vivant relativement simple comme celui d'un insecte atteint un degré de perfection qui défie l'imagination. Le neurologue espagnol Santiago Ramon y Cajal" le décrit ainsi: De l'œil à facettes de l'insecte sort un inextricable enchevêtrement de fibres nerveuses excessivement fines. Elles s'engagent alors dans un labyrinthe cellulaire, qui sert sans doute à intégrer ce qui est issu des couches rétiniennes. Vient ensuite une mu ltitude innombrable de cellules amacrines d'où sortent des fibres centrifuges tout aussi nombreuses. Tous ces éléments sont si petits que les plus puissants des microscopes modernes permettent difficilement d'en suivre le cheminement. L'imbrication des connexions défie toute description. Avant même de la tenter, l'esprit s'arrête, vaincu .
La complexité et la précision de l'œil embarrassait Darwin 14. Comme il l' écrit dans De l'origine des espèces: 11 semble absurde au possible, je le reconnais, de supposer que la sélection naturelle ait pu former l' œil, avec toutes ses inimitables dispositions qui permettent d'ajuster le foyer à diverses distances,
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d'admettre une quantité variable de lumière et de corriger les aberrations sphériques et chromatiques.
Cependant, fait-il valoir, <
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La conscience n'est pas l'apanage de l'homme Seuls les humains savent orienter leur comportement, grâce à la connaissance de ce qui s'est passé avant leur naissance et à une prévision de ce qui risque d'advenir après leur mort ; ils sont donc les seuls à trouver leur chemin grâce à des lumières qui n'éclairent plus uniquement le sol qu ' ils foulent. Sir Peter MEDAWAR (1915· 1987) Les preuves d'un certain degré de conscience chez les animaux supérieurs et peut-être même à des échelons inférieurs de l'échelle animale sont écrasantes. W. H. THORPE
Même s'ils admettent que tous les systèmes naturels sont intelligents, au plein sens du terme, nombreux sont ceux qui maintiennent encore que l'homme reste unique, le seul à posséder une conscience. On nous dit (voir Chapitre 17) que sans le conscient, il ne peut y avoir ni raison, ni faculté de choisir, ni intentionnalité, ni moralité. Parce que l'homme est conscient, son évolution (à l'inverse des autres créatures) ne serait pas déterminée par les lois biologiques, sociales et écologiques qui régissent le monde naturel, ce qui signifierait que l'hqmme serait capable de déterminer lui-même son évolution. Eric Jantsch exprime ce problème en termes religieux: «C'est parce que l'homme possède une conscience que l'humanité n'est pas rachetée par Dieu, mais se rachète elle-même '. » On considère souvent l'évolution, nous dit cet auteur, comme l' histoire de l'organisation de la matière et de l'énergie. Toutefois, on peut la considérer comme « l 'organisation de l'information en connaissance complexe'». Ce point d'aboutissement à l'évolution de la conscience correspondrait à la noosphère de
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Teilhard de Chardin ' . «Une fois que ce stade est atteint, l'univers entier peut être identifié à la conscience et c'est cette conscience qui détermine l'évolution qui s'ensuivra 4.» De la sorte, Jantsch peut réconcilier l'idée que l'homme, doté d' une conscience, peut déterminer sa propre évolution, avec l'idée que l'univers est une entité autorégulatrice. L'entreprise prométhéenne à laquelle l'homme s'est religieusement attelé se voit ainsi justifiée. En accord avec Herrick ' , j'estime qu'il faut envisager la conscience comme un état d'attention, associé à une activité mentale accrue, parfois nécessaire pour percevoir et interpréter au mieux un défi posé par l'environnement qui exige une réponse immédiate et souvent novatrice - l'état inconscient ne pouvant servir qu'à des usages routiniers. Thorpe 6 est tout à fait prêt à admettre que l'homme n'est pas le seul à posséder cette faculté. Il discerne le même degré de conscience chez les animaux supérieurs, et en conçoit la possibilité plus bas dans l'échelle animale. L'attention consciente, assure-t-il, procure un certain avantage adaptatif sur l'appréhension purement inconsciente de l'environnement. Julian Huxley 7 voit la conscience comme un phénomène d' <
et d'ignorer ainsi complètement la connaissance inconsciente ou ineffable, qui joue un rôle incomparablement plus important dans la détermination de notre structure de comportement, et donc dans ]' influence que nous exerçons sur la hiérarchie gaïenne.
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Gaïa est source de tous les bienfaits La terre entièrement laissée à la nature ( ... ) est qualifiée de terrain vague, ce qu'elle est effectivement.
John LOCKE (1632· 1704) Vous pouvez mesurer la richesse d'un pays, sa richesse véritable, à sa couverture forestière. Richard ST BARBE-BAKER (1889·1982) Je le pansai, Dieu le guérit, Ambroise PARÉ (v. 1509· 1590) La nature est la banque sur laquelle tous les chèques sont tirés. John A SPINAt.L Toute cette vaste étendue de pays dénudé qui s'étend maintenant au sud du Gange - cette vaste friche où la sécheresse règne en permanence et que la famine hante comme Shiva hante les cimetières - était jadis une forêt quasi impénétrable. Une végétation luxuriante la recouvrait; naturellement irriguée, elle retenait les générosités des pluies estivales jusqu'à l'hiver, tandis que les douces pluies hivernales y étaient précieusement conservées jusqu'à ce que revienne la nouvelle mousson de juin. Encore à la période épique, il fallait la bravoure d'un héros pour s'aventurer dans cet océan forestier du sud de la Nerbudda, à l'époque un large fleuve aux flots intarissables, dont les sources étaient sans cesse alimentées par la forêt. Elle a maintenant disparu, les collines sont dénudées, la vallée n'est pl us abritée et la Nerbudda s'assèche comme un ruisseau, tandis que le bétail affamé vient se coucher pour mourir sur l'argile brûlée par le soleil, qui fut autrefois le lit de la rivière. E. WASHBURN HOPKINS (1857· 1932)
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Dans la vision moderniste du monde, tous les bienfaits viennent essentiellement de l' homme et sont les produits du progrès scientifique, technique et industriel, rendus disponibles grâce au système du marché. Ainsi la santé est considérée comme étant dispensée dans les hôpitaux, ou du moins par la profession médicale, avec le renfort des dernières découvertes pharmaceutiques et des gadgets technologiques les plus récents. L'éducation est envisagée comme une marchandise qu'on ne peut acquérir que dans les écoles, les lycées et les universités. Le droit et l'ordre public, plutôt que des caractères naturels de la société humaine, émaneraient des forces de police conjointement avec les tribunaux et le système carcéral. La société elle-même est considérée comme fabriquée par l'homme, issue d'un « contrat social ». Selon les mêmes critères, la richesse d' un pays est mesurée par le Produit National Brut (PNB) par habitant, qui permet d 'évaluer grossièrement sa capacité de fournir aux citoyens toutes les marchandises produites par l' homme, principe fidèlement reflété par l'économie moderne. Pour les économistes formés à cette approche, les bienfaits naturels dispensés par le fonctionnement normal des processus biosphériques qui garantissent la stabilité du climat, la fertilité des sols, la reconstitution des réserves d'eau souterraines, l'intégrité et la cohésion des familles et des communautés, ne sont pas considérés comme des richesses; les économistes ne leur attribuent en effet aucune espèce de valeur. La privation de ces non-bénéfices ne peut donc pas constituer un «coût » et les systèmes naturels qui les fournissent peuvent être détruits en toute impunité économique. Parmi les économistes, même ceux qui voient toute l'absurdité de ce système comptable persistent à nier que la destruction de l'environnement soit problématique, car ils ont appris à penser que le marché, en conjonction avec la science, la technique et l'industrie, est capable de pallier toute «pénurie de ressources ». Ainsi, les agriculteurs de la vallée de San Joaquin, au sud de la grande vallée de la Basse-Californie, sont confrontés à un grave problème d'approvisionnement en eau qui pourrait en réduire un grand nombre à la faillite, mais ils ne paraissent guère s'en inquiéter et ne font rien pour adapter leurs méthodes de culture coûteuses en eau à la nouvelle situation. Ils tiennent pour acquis que, tôt ou tard, un nouveau plan de dérivation de grande envergure 190
leur amènera, comme, par le passé, l'eau dont ils ont besoin d'une autre partie des Etats-Unis, voire du Canada. On a recours au même argument, pour tenter de nous convaincre que la dégradation de nos terres agricoles n'est pas un problème. Pour nos économistes, elles ne sont qu'une «ressource» parmi d'autres. Gale Johnson, professeur d'université et économiste bien connu, spécialiste des questions agricoles, affirme avec insistance que les ressources naturelles ne jouent qu'un rôle relativement secondaire dans la création de la richesse des nations. Emery Castle 1 de Resources for the Future, J'un des plus prestigieux organismes de recherche américains, a déclaré à l'occasion d'un congrès sur les terres cultivables disponibles, en 1980, que la perte de terre agricole n'était pas pour le pays un problème urgent. Philip Raup, autre économiste spécialiste des questions agricoles, nous assure qu ' il ne peut y avoir de pénurie durable de terres cultivables. Supposer le contraire est une erreur qui vient d'une définition erronée de la disponibilité des ressources, en termes physiques plutôt qu'en termes économiques. En effet, estimer qu'une terre ne se prête pas à un usage agricole ne fait que refléter les conditions actuelles du marché. S'il y avait un réel besoin de terre, une injection suffisante de savoir scientifique, de technique et de capital la rendrait producti ve. Cette attitude aberrante est encore davantage justifiée par la science orthodoxe, qui s'attache à dénigrer systématiquement les processus naturels. Ainsi Medawar ' parle des « improvisations maladroites» de la nature et Lester Ward 3 stigmatise son inefficacité: « Au lieu de couler directement vers la mer et, donc, de l'approvisionner en eau avec la dépense d'énergie minimum, les rivières serpentent paresseusement à travers plaines et vallées. » li déplore la « fertilité redondante» du monde vivant: les harengs pondent 10000 œufs, dont 2 seulement parviendront à maturité, tandis qu'un grand châtaignier produit jusqu 'à une tonne de pollen. Pour Ward', les insuffisances de la nature sont une incitation pour l'homme à devenir son grand ingénieur et à créer un paradis sur Terre selon son dessein, dont il puisse prévoir et gouverner le fonctionnement dans le moindre détail. Un principe de base de la vision écologique du monde est que les bienfaits véritables, et donc la richesse réelle, proviennent au contraire du bon fonctionnement du monde naturel et du cosmos. Nos plus précieuses richesses sont le climat favorable et stable, 191
les forêts, les savanes et les terres agricoles fertiles, les rivières et ruisseaux, les sources et réserves d'eau souterraines, les marais et récifs coraliens, les mers et océans et les myriades d'espèces vivantes qui les peuplent - voilà ce qu'il faut considérer comme notre véritable richesse. Nos lointai ns ancêtres, qui vivaient de cette extraordinaire richesse sans la piller, sont fréquemment décrits comme pauvres et malheureux. On les dépeint souffrant de malnutrition chronique, vivant en permanence au bord de la famine. Rien n'est plus éloigné de la vérité. L' inimaginable richesse biologique o,fferte par l'immense territoire que recouvrent maintenant les EtatsUnis est bien décrite par John Bakeless'. Dans les grandes plaines, où l'agriculture moderne a fait disparaître la plus grande partie de la végétation d'origine, et dont la couche d' humus subit une érosion si rapide que dans moins de trente ans il n'en restera plus que des pâturages appauvris, on voyait des prairies pleines de bisons qui défilaient en troupeaux des journées entières, des élans majestueux sur les rives des lacs, et des daims en tout lieu. La vigne sauvage couvrait une grande partie de la forêt orientale; on trouvait des fruits sauvages de toutes sortes, des poissons en abondance dans les lacs et les rivières; des huîtres de 25 centimètres de long ou plus en grappes énormes, que les heureux habitants de l'île de Manhattan n' avaient qu'à sortir des eaux claires devant leur porte, des langoustes de plus de 10 kilos, faciles à capturer; les dindons sauvages étaient si nombreux que leur glouglou matinal était assourdissant; les vols de pigeons voyageurs assombrissaient littéralement le ciel. TI y avait des coqs de bruyère, des faisans de la prairie, des canards de toutes espèces, des oies sauvages si intrépides qu'elles essayaient parfois d'attaquer les chasseurs.
Ce serait pousser les choses un peu loin que de vouloir nous faire accroire que les habitants du Manhattan d'alors souffraient de malnutrition et de famine. Ils étaient au contraire certainement bien mieux nourris que sa population d'aujourd'hui. En Afrique, le continent où la famine est devenue chronique, où, pour la seule année 1991 27 millions de personnes étaient menacées de mourir de faim, les disettes semblent avoir été jadis inhabituelles. L'ethnologue Richard Lee 6 certifie que les Bochimans Kungs du désert du Kalahari avaient une alimentation très satisfaisante, souffrant rarement de privations. 192
James Woodburn affirme qu'il en était de même des Hadzas, chasseurs-cueilleurs de Tanzanie. Mungo Park' (1771-1806), dans ses Voyages dans l'intérieur de l'Afrique, raconte que le fleuve Gambie regorgeait de poisson et que, « d'une main généreuse », la nature avait dispensé aux habitants de la région « les bénédictions de la fertilité et de l'abondance ». Deux voyageurs français du xvrn" siècle, Poncet et Brevedent, signalent dans la région de Gezira, au Soudan, aujourd'hui recouverte de champs de coton appauvris par l'érosion, « de belles forêts d'acacias en fleurs emplis de petits perroquets verts », et «des plaines fertiles et bien cultivées »; le nom de cette région était le Pays de Dieu (Belad-Allah), « en raison de sa grande abondance ». Au Kenya, où une population à croissance explosive doit maintenant se nourrir d'un environnement de plus en plus dégradé, les pénuries alimentaires étaient rares. Comme l'écrit B. D. Bowles ', Au cours de leurs voyages dans cette région, les explorateurs et les commerçants arabes n'avaient aucune difficulté à se procurer de la nourriture. Les conquérants européens avaient en réalité brûlé les cultures qu'ils avaient rencontrées et réussissaient néanmoins à subsister sans importer de nourriture. Ils se procuraient par la force des excédents qu' ils n'auraient jamais pu obtenir s'ils n'avaient pas été disponibles.
Le Bengale, qui incluait l'actuel Bangladesh, devenu l'une des régions les plus surpeuplées et les plus misérables de la planète, passait lui aussi jadis pour un pays de cocagne. Dans ses Voyages dans l 'Empire moghul, François Bernier ' (1656-1688) s' ~merveillait de cette « richesse ». «Tous les siècles ont parlé de l'Egypte, écrit-il, comme du meilleur et du plus fertile pays du monde ( ... ) mais selon que j'ay pu reconnoître du royaume du Bengale dans deux voyages que j' y ay faits, je crois que cet avantage lui est bien plutost dû qu 'à l'Egypte. » Rien ne permet davantage de penser que les aborigènes australiens aient connu la faim. Sir Gorge Grey (1812-1898), qui séjourna longuement parmi eux au début du XIX" siècle, affirmait avoir toujours « trouvé dans leurs huttes la plus grande abondance ». Même si nous devons reconnaître que la malnutrition et la famine n'étaient pas le sort commun de l'homme tribal, nous persistons à croire qu'il était pauvre car privé des biens matériels et de la technologie. C'est encore une illusion. Durant environ 193
95 % de son séjour sur terre, l'homme a vécu en chasseurcueilleur, en agriculteur itinérant ou en pasteur nomade. Pour le nomade, les biens matériels que nous assimilons à la richesse sont avant tout un fardeau qu'il trouve «cruellement gênant», et ce d'autant plus, qu'il doit le transporter longtemps. Lorsque Laurens Van der Post 10 voulut donner un cadeau à ses amis Bochimans en témoignage de gratitude pour leur hospitalité, il ne trouva rien à leur offrir: Nous étions humiliés de réaliser combien il y avait peu d'objets que nous puissions offrir aux Bochimans. Presque tout semblait de nature à leur rendre la vie plus difficile, en ajoutant au fardeau qu'ils avaient à transporter chaque jour. Ils n'ont pratiquement aucun bien propre: un pagne, une couverture de peau et une sacoche de cuir. Ils ne possèdent rien qu'ils ne soient capables de rassembler en un clin d'œil, d'emballer dans leurs paniers et de porter sur leurs épaules pendant un voyage de 1000 kilomètres. Ils n'ont aucun sens de la propriété.
C'est se fourvoyer que de les qualifier de pauvres, car les Bochimans, vivant dans leur milieu naturel, ne se sentent pas du tout privés de biens matériels. Leurs priorités sont simplement différentes. Mais elles étaient différentes aussi à la cour des empereurs mandchous avant que le pays ne subisse l'influence occidentale. Ainsi, l'empereur Ch'ien Lung" (1711-1799) ne fut pas le moins du monde impressionné par les biens manufacturés qui lui furent offerts par les émissaires britanniques du roi George m, désireux de nouer des relations diplomatiques avec la Chine. TI rejeta la requête britannique et envoya une lettre au roi George, qu'il concluait par ces mots: Régnant sur le vaste monde, mon seul but est d'assurer la perfection de mon gouvernement et d'assumer les devoirs de l'État. Les objets coûteux et bizarres ne m'intéressent pas. Comme votre ambassadeur peut le constater par lui-même, nous possédons tout. Je n'attribue aucune valeur aux objets étranges ou ingénieux et n'ai aucun besoin des manufactures de votre pays.
Nous ne saurions être plus éloignés que nous le sommes de cette attitude. Notre appétit de biens matériels et de gadgets technologiques paraît insatiable. De fait, c'est à leur possession que 194
nous évaluons généralement notre richesse et même notre bienêtre. Il est sans conteste vrai qu'une grande quantité de biens matériels et de technologie nous sont aujourd ' hui nécessaires; pourtant cela n'est pas dû à un besoin intrinsèque, mais au fait que, dans les conditions de vie aberrantes qui sont les nôtres, nous jugeons ces biens indispensables pour satisfaire nos besoins biologiques, sociaux, spirituels et esthétiques - nos besoins réels. L'automobile était un luxe à l'époque où elle fut inventée. Mais, à partir du moment où chacun en possède une, il apparaît normal de parcourir des distances de plus en plus grandes pour se rendre au travail, conduire les enfants à l'école, faire ses achats au centre commercial ou aller se distraire. La voiture devient une nécessité. Ce n'est pas la religion qui est l'opium du peuple, comme le déclarait Marx, mais le matérialisme. L'homme a toujours été religieux. La possession de biens matériels n'est sa préoccupation dominante que depuis très peu de temps. On peut même considérer ces biens matériels et techniques comme de vulgaires pots-de-vin versés en compensation de l'anéantissement systématique de la richesse véritable, qui survient immanquablement avec le développement économique, ou «progrès ». Aucun produit humain, aussi perfectionné soit-il, ne peut soutenir la comparaison avec le produit naturel qu'il est censé remplacer. La raison en est que ce dernier doit satisfaire les innombrables besoins des systèmes plus petits qu'il contient, comme ceux des systèmes plus vastes dont il fait partie - tandis que les artefacts humains ne sont conçus qu'en fonction de quelquesunes de ces exigences. Un excellent exemple en est la tentative de substituer le lait de vache au lait maternel. Inutile de dire qu'on trouvera toujours des experts qui, sur la base d ' une conception simpliste de la nutrition, garantiront la supériorité du premier, affirmant, par exemple, que le lait de vache est plus riche en protéines. Or, comme le remarque le nutritionniste Ross Hume Hall, un veau a des besoins en protéines plus élevés pour la bonne raison qu'il se développe plus vite qu'un bébé humain. Plus important encore, comme le soulignent S. H. Katz et M. V. Young 12, le lait de vache contient moins de matières grasses polyinsaturées - nécessaires à la formation des tissus cérébraux - que le lait maternel, parce que le cerveau du veau croît moins vite que celui du bébé. Pour des quantités d'autres raisons, le lait de vache est un piètre substitut du lait maternel. Les teneurs en calcium et en
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phosphore du premier sont à peu près égales, ce qui convient mal au bébé, dont les besoins en calcium sont supérieurs. Sa teneur en sodium est trop forte, ce qui peut provoquer une hypertension chez l' enfant. La faible teneur en cuivre du lait de vache expliquerait la moindre absorption du fer, dont la déficience, ou anémie, est si fréquente chez les petits Américains. Le lait humain a pour autre avantage de contenir une plus forte proportion d'acides gras à longue chaine, qui favorisent le stockage et la conversion d'énergie chez le bébé. En outre, le système gastro-intestinal de l'enfant nourri au sein est colonisé par la bactérie Lactobacillis bifidus. Le rôle de ce bacille semble largement sous-estimé. Sa présence serait essentielle à l'absorption des protéines et autres éléments nutritifs contenus dans le lait. Il y a, par ailleurs, de plus en plus lieu de penser que la relation intime entre la mère et l'enfant au cours de l'allaitement a un effet positif sur les capacités digestives du petit. Le lait maternel contribue aussi efficacement à l'immunisation de l'enfant face aux maladies. Le placenta transmet certains anti-corps auxquels il est perméable, tandis qu'il empêche le passage de certains autres. Il en résulte qu'à la naissance, l'enfant n'est pas immunisé contre les maladies devant lesquelles le placenta a fait barrière - celles notamment d'origine gastro-entérique, qui se trouvent être la cause principale de mortalité infantile à travers le monde. Ces anticorps sont en revanche présents dans le lait maternel en quantités suffisantes pour assurer l'immunisation contre bon nombre de ces maladies gastro-intestinales, bien qu' il semble que cette immunisation ne soit efficace que si les antigènes correspondants se trouvent présents dans l'environnement immédiat de l'enfant. Katz et Young 13 considèrent qu'il existe probablement une synergie réelle entre les influences nutritionnelle, immunologique, psycho-endocrinologique et maternelle qui favorisent le développement du bébé. Il est à la fois naïf et irresponsable de croire qu'un processus naturel aussi incroyablement sophistiqué que l'allaitement, qui a évolué au cours de millions d'années, puisse être avantageusement remplacé en alimentant le bébé avec un lait conçu par l'évolution pour satisfaire les besoins d'un jeune ongulé, placé dans une bouteille équipée d'une tétine qui imite grossièrement le sein maternel. Tout comme le lait maternel, les forêts naturelles qui naguère recouvraient une grande partie des terres émergées du globe, les 196
forêts tropicales en particulier, font partie des produits de la nature dont nous ne pouvons pas nous passer. La liste des services irremplaçables que nous rendent les forêts tropicales serait presque interminable. Grâce à leur système de racines complexe, elles maintiennent littéralement le sol en place et empêchent l'érosion, sur les pentes les plus escarpées. Même dans les forêts qui reçoivent jusqu'à 8 mètres de précipitations annuelles, l'eau qui s'écoule jusqu'aux rivières a la limpidité du cristal. Grâce à leurs systèmes de racines, la terre y est spongieuse, ce qui lui permet de retenir au maximum les eaux de pluie et, en même temps, de ne libérer qu'une fraction de l'eau qu'elles retiennent vers les rivières, et d'en réguler ainsi le débit. Une fois les forêts coupées et les racines détruites, la terre se durcit et n'est plus capable de retenir l'eau. La plus grande partie s'en écoule immédiatement dans les rivières - dont le lit envasé par l'érosion des collines déboisées remonte, en provoquant des inondations de plus en plus catastrophiques. Les nappes phréatiques baissent, les rivières se transforment en torrents qui ne coulent plus qu'à la saison des pluies, ruisseaux et sources sont taris. Ces forêts offrent en outre l'habitat le plus parfait pour les êtres vivants - on estime qu'entre 50 et 80 % des espèces vivantes de la planète, c'est-à-dire des dizaines de millions d'entre elles, habitent dans les forêts tropicales. Même après être devenus agriculteurs sédentaires, les habitants de ces régions continuent de tirer la plus grande partie de leurs ressources alimentaires des forêts environnantes. Ds y trouvent aussi les matériaux nécessaires à la construction de leurs maisons ou de leurs huttes, à la fabrication de leurs objets quotidiens et de leurs outils, les herbes médicinales et les teintures végétales dont ils ont besoin - elles leur fournissent la base matérielle même de leur culture, qui se désagrège inévitablement lorsque les forêts disparaissent. Ces forêts constituent également un piège à gaz carbonique important, tout en produisant l'oxygène nécessaire à la respiration animale. Le brûlage des forêts à grande échelle aujourd'hui pratiqué est responsable d' une fraction non négligeable du réchauffement planétaire provoqué par le dégagement excessif de gaz carbonique. Là où la destruction est irréversible, elle amoindrit l'efficacité de ce piège à gaz carbonique et aboutit inévitablement à réduire aussi la quantité d' oxygène disponible. Grâce à la respiration des feuilles des arbres ou évapotranspiration, les forêts entretiennent l'essentiel de l' humidité atmo197
sphérique, qui se transforme en nuages et absorbe une bonne partie de la chaleur solaire, créant ainsi une sorte de système de refroidissement planétaire. Entre 30 et 70 % des pluies qui tombent sur les 3 millions de kilomètres carrés de forêt amazonienne sont produites de cette façon. D'énormes quantités d'eau sont ainsi précipitées sur cette région et vaporisées par elle, la forêt jouant là encore le rôle de système de refroidissement. James Lovelock 14 a tenté de calculer la dépense d' énergie annuelle qui serait nécessaire pour produire le même rafraîchissement par des moyens artificiels: Si l'on postule que les nuages formés par les forêts réduisent la surface de réchauffement de la canopée par les rayons solaires de 1 %, le refroidissement exigerait pour chaque hectare un réfrigérateur d'une puissance de 6 kilowatts. En supposant une efficacité parfaite, et aucun frais financier, la dépense énergétique annuelle nécessaire s'élèverait à quelque 13 000 F par hectare.
Sur la base de ces calculs, il estime la valeur du «sys tème de refroidissement de la totalité de l'Amazonie » à environ 150000 milliards de dollars. C'est probablement là une estimation modeste et ne prenant en compte que l'un des nombreux services fournis par la forêt. Le pâturage de bétail sur cette même terre médiocre ne fournirait qu ' un revenu total inférieur au trentième de cette somme, et pendant quelques années seulement, après lesquelles ce sol particulièrement vulnérable serait pratiquement réduit à l'état de poussière. Même en y mettant le prix, il va sans dire qu'il serait impossible de mettre en place tous les dispositifs nécessaires pour fournir ces services qui le sont gratuitement par les forêts intactes. Rien d'étonnant à ce que, malgré cent cinquante ans de développement économique, la plus grande part des services nécessaires au maintien du bon fonctionnement de notre planète soit toujours dispensée par les processus d'autorégulation de l'écosphère. Carroll Wilson" le dit explicitement dans son édifiant rapport du MIT (Massachussets lnstitute of Technology) L'Impact de ['homme sur l'environnement global (1967). Presque tous les parasites potentiels des plantes sont naturellement contrôlés. Les insectes pollinisent la majeure partie des légumes, des fruits, des baies et des fleurs. La végétation limite
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les inondations, empêche l'érosion des sols, climatise l'atmosphère et agrémente les paysages. Les champignons et les microorganismes œuvrent de concert sur les débris végétaux et les roches désagrégées pour produire l'humus. Les poissons commercialisés sont presque entièrement la production des écosystèmes naturels. Les écosystèmes recyclent la matière à travers les plantes vertes, les animaux et les décomposeurs en éliminant les déchets. Les organismes régulent le nitrate, l'ammoniaque et le méthane dans l'environnement. À l' échelle géologique du temps, la vie régule les quantités de gaz carbonique, d' oxygène et d'azote qui composent l'atmosphère.
Seule une infime fraction de ces fonctions autorégulatrices écosphériques essentielles pourraient être remplacées, et encore très imparfaitement, par des dispositifs technosphériques régulés de l'extérieur. Qu'il doive en être ainsi apparaît clairement si nous comparons le sort des Indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique avant l'arrivée de l'homme blanc et celui d'un astronaute. La région était couverte de forêts tempérées luxuriantes où le gibier abondait, et regorgeait de to~tes sortes de fruits sauvages, de baies, d'herbes et de racines. A marée basse, les coquillages sur les plages étaient si nombreux que selon un dicton des Tlingits: « Lorsque la mer se retire, la table est servie » ; et il n'y avait, affirmait-on, aucun besoin de construire des ponts sur les rivières, car on pouvait les traverser à dos de saumon. Sauf catastrophe totalement imprévue, comme l'arrivée de l' homme blanc, les Indiens jouissaient de toute cette richesse écologique gratuitement offerte par les processus autorégulateurs de l'écosphère, et ce sans aucunement en hypothéquer l'avenir par des prélèvements excessifs. Les conditions de vie d'un astronaute enfermé dans une petite boîte de métal en orbite autour de la Terre ne sauraient être plus différentes qu'elles le sont de celles des Indiens. Il est privé de la plus modeste des richesses écologiques. Aucune plante comestible ne pousse dans sa cabine spatiale, il n'a aucun gibier à chasser, aucun poisson à attraper, aucune grève où ramasser des coquillages, aucune rivière, aucun ruisseau, aucun torrent où boire. Même l'oxygène qu'il respire doit lui être amené de loin. Les conditions de sa survie dans la capsule ne peuvent être
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maintenues qu 'au moyen des procédés techniques les plus perfectionnés. Le coût de son entretien dans des conditions aussi piètres et artificielles est incalculable. L' homme le plus riche du monde ne pourrait s'offrir cette vie dégradée que pendant quelques jours, et seuls les pays à l'apogée de leur prospérité économique pourraient en faire profiter une poignée de leurs ressortissants quelques jours, quelques semaines, quelques mois , au plus. Si le gouvernement des Etats-Unis prend au sérieux la récente publication de la National Academy of Sciences 1., Policy Implications of Greenhouse Warming (Les implications politiques de l'effet de serre), nous pourrions être tous condamnés à vivre en astronautes sur notre propre planète. En effet, si nous n'acceptons pas de réduire de 60 à 80 % les émissions globales de gaz de serre, comme le recommande la Commission intergouvernementale sur le changement climatique (IPCC), le seul moyen restant d'empêcher le désastre climatique global pourrait être d'installer des dispositifs techniques ad hoc. Parmi les stratégies de géo-ingénierie proposées à cette fin, la National Acaderny of Sciences suggère de mettre en orbite « 50000 miroirs de 100 kilomètres carrés chacun pour réfléchir la lumière solaire ». Une autre solution proposée consiste à «se servir de canons ou de ballons pour créer un nuage de poussière dans la stratosphère, afin d' augmenter la réflexion de la lumière solaire » . D'autres encore consistent à utiliser des avions pour «maintenir un nuage de poussière dans la basse stratosphère afin de réfléchir la lumière solaire », à diminuer <de rendement de la combustion des moteurs d'avions volant en basse atmosphère, de manière à former un fin nuage de suie ». Mais comment savoir si ces techniques ridicules et grossières de géo-ingénierie vont fonctionner? Que se passerait-il d'ailleurs en cas de grève générale ou de guerre civile dans le pays responsable de leur mise en œuvre? Ou en cas d'accident nucléaire du genre Tchernobyl qui obligerait à évacuer des populations entières? Ou encore, tout simplement lors d'une crise économique comme celle de 1929, plus que probable dans la décennie à venir? Et même sans krach économique, sommes-nous certains que l'économie mondiale pourrait continuer à supporter le coût de ces stratégies de géo-ingénierie? Qui nous dit que les ressources nécessaires seront toujours disponibles, ou que la planète en 200
supportera le prix social et écologique? Ou même que la dégradation climatique provoquée par l'émission de gaz carbonique provenant de la combustion des carburants fossiles, nécessaire pour fournir l'énergie exigée par une entreprise aussi gigantesque, ne risque pas d'annuler tout éventuel effet climatique bénéfique? Que les scientifiques puissent seulement envisager que des expédients aussi aberrants remplaceront les mécanismes homéostatiques de l'écosphère, qui jusqu'ici régulaient le climat, montre à quel point ils vivent dans leur propre sphère - de plus en plus isolés des réalités sociales, écologiques et même écononuques.
3S L'écosphère est ordonnée L'ordre est nécessaire pour comprendre l'univers. Un monde sans ordre n'aurait aucun sens. On ne pourrait ni le recon-
naître ni le concevoir. Rupert RIEoL L'ordre est le reflet d'une conformité à la Loi. RupertRlEoL Alors que pour nous l'ordre naturel est une chose et l'ordre social en est une autre, pour l'Australien (aborigène), ils reflètent un ordre unique. A. R. RADcLIFFE-BROWN (188 1-1955)
Le ciel, la Terre et l'homme ont le même Li (ordre organique).
Dicton taoïste L'adaptation n'est pas seulement une des caractéristiques de l'organisation; elle en est inséparable [ ... ] dans la mesure où il est organisé, le système naturel n'est pas autre chose que de l'adaptation. Colin PITfENORlGH
L' ordre, comme l'avait pleinement compris l'homme traditionnel, est une caractéristique essentielle de la hiérarchie gaïenne. Son corps même, sa maison, son temple, la société, la nature, le cosmos tout entier, reflétaient pour lui un ordre qui était à la fois universel et spécifique. Le terme même de «cosmos» désignait initialement l'ordre. Dans de nombreuses cosmologies, comme le signale Mircea Eliade 1, le cosmos faisait son apparition après que Dieu eut réussi à vaincre un gigantesque monstre ou dragon, symbole du chaos originel. Souvent, le corps du monstre était la matière première à partir de laquelle le cosmos était façonné. 202
Ainsi, Marduk l'avait modelé avec le corps du monstre marin Tiamat, et Yahveh l'avait construit avec celui du monstre primordial, Rahab. Cependant, afin d'empêcher le retour au chaos originel, cette victoire devait être renouvelée chaque année. L'évolution et ses processus vitaux constitutifs créent l'ordre. Chaque système s'organise, se différencie et donc se spécialise, en remplissant des fonctions diverses. Au fur et à mesure, la compétition fait place à la coopération, la fréquence et la gravité des ruptures diminuent, et ainsi les systèmes deviennent plus stables. De fait, l'ordre implique l'organisation, la différenciation, la spécialisation, la coopération et la stabilité. Il ne s'agit que de manières différentes d'appréhender le caractère essentiel du monde vivant. L'ordre ne peut croître indéfrniment; il en existe un degré optimum à chaque niveau d'organisation de la hiérarchie gaïenne - et c'est aussi vrai de chacune des caractéristiques associées. Le degré d'ordre requis pour préserver au mieux celui, spécifrque, de l'écosphère peut être qualifré d'homéotélique. L'ordre a aussi été défrni comme <
qu'à des lois ou contraintes peu astreignantes, jouissant par là même d'une grande liberté de choix. Lorsque, au contraire, ces colonies se transforment en organismes multicellulaires, que les parties se différencient et se spécialisent dans des fonctions qui maintiennent leur intégrité et leur stabilité, l'influence du tout sur ces parties augmente, les lois ou contraintes auxquelles elles sont soumises deviennent plus rigides et leur marge de manœuvre est réduite d' autant. Le comportement que les parties constitutives de tels systèmes ordonnés sont contraintes d'adopter est celui qu'elles choisiraient elles-mêmes, dans les conditions optimales - car c'est celui qui répond le mieux à leurs propres besoins, en leur procurant le meilleur champ ou environnement possible. Que nous les considérions comme des entités spatiales, ainsi que nous en avons l'habitude, ou comme des processus, les systèmes naturels témoignent d'un ordre. Un processus désordonné ou aléatoire n'a pas de direction définie; son comportement est imprévisible. Au fur et à mesure que l'ordre s'instaure, le processus est au contraire soumis à l'influence du tout dont il fait partie. Lorsqu'il devient une partie différenciée du processus écosphérique général, voué à la réalisation d'un but prééminent, son éventail de choix se rétrécit. L'orientation vers un but n'est qu'une manière différente de désigner l'ordre, qui se réfère aux processus du vivant (voir Chapitre 36). Comme l'écrit Pittendrigh" l'ordre ou l'organisation sans but est une absurdité [ ... ] l'organisation au sens strict n'existe pas. Elle est toujour}-relative et relative à une fin. [Ainsi] l'organisation d'une l)Jlnée est relative au but de vaincre l'ennemi et d'y parvenir, en outre, sur un terrain ou dans un environnement particulier, dans le cadre d'un système politique et avec un armement particulier. Une pièce d'habitation peut être organisée pour la relaxation, mais ni une pièce ni une armée ne peuvent organiser pour rien.
Si donc on affirme que les êtres vivants sont organisés, on doit alors être prêt à se demander en fonction de quelle fin. Comme le remarque Bertalanffy ' ,
ne respire et ne se reproduise, sauf en image ou en imagination, en concept ou en mots, pas plus que manger, boire, respirer ou se reproduire ne peuvent exister sans les organismes qui accomplissent ces actions. Parce que les êtres vivants sont des organismes spatio-temporels, J'ordre qu'ils incarnent se situe dans J'espace et le temps, ce qui implique clairement une intention. Si l'ordre qui règne dans le monde vivant, qu'il soit envisagé en fonction de l'espace ou du temps, n'est pas manifeste pour la science réductionniste orthodoxe, c'est parce que la perception d'un ordre dans la nature exige qu 'on le considère de manière holistique. En fait, sauf à envisager un système dans son contexte approprié - c'est-à-dire comme partie des systèmes plus vastes dans lesquels il a évolué, vis-à-vis desquels il est homéotélique et à l'influence desquels il est soumis - on ne peut discerner ni son ordre, ni son intentionnalité. Weiss 4 insiste souvent sur le fait que les différentes parties d'une cellule se transforment, croissent, meurent, se divisent et se recombinent constamment de façon apparemment chaotique. Mais, s'empresse-t-il d'ajouter, ce désordre est illusoire: ces parties sont sous contrôle cellulaire, contrôle indispensable pour que la cellule reste une unité de comportement adaptatif durable. La cellule conserve son identité malgré le désordre apparent de ses parties constitutives. Qui plus est, elle leur survit, car elle possède une stabilité ou persistance supérieure à la leur. Les scientifiques orthodoxes tenteraient probablement d'expliquer cela par la méthode statistique. Prises individuellement, soutiendraient-ils, les cellules se comportent de manière désordonnée, mais en grand nombre leur comportement témoigne d'un certain ordre. Pour cette raison, il serait impossible d'affrrmer quoi que ce soit à propos d'une cellule individuelle, alors qu'on peut le faire si elles sont très nombreuses, et les affirmations auront nécessairement un caractère statistique. Mais ces énoncés statistiques ne disent rien des forces qui déterminent cet ordre, et n'expliquent donc pas pourquoi il a surgi. Ils ne font pas le lien entre l'ordre et la différenciation, la spécialisation, la coopération, la stabilité ou même l'influence du tout sur les parties; ils ne montrent pas l'ordre dans l'action des lois ou des contraintes, l'opération de réduction des choix, ni la nécessité, pour un système, de se comporter de manière ordonnée et selon un but, afin de préserver l'intégrité et la stabilité du tout. L'approche statistique dans ce domainefoumit le moyen d'éluder les 205
implications essentielles de l'ordre des systèmes naturels, implications naturellement inconciliables avec le paradigme scientifique. Elle permet notamment d'éviter d'admettre la primauté d'un ordre unique dans l'écosphère. C'est ainsi que, pour Edgar Morin', « il y a de l'ordre dans l'univers, il n'y a pas un ordre unique » . C'est là une autre façon d'affirmer que l'écosphère est atomisée et aléatoire, et que l'on peut donc considérer ses composants comme régis par des systèmes de lois différents. L'argument statistique permet aussi aux scientifiques orthodoxes de nier que l'ordre manifesté par l' écosphère soit non seulement distinct mais diamétralement opposé à celui de la technosphère ou du monde artificiel par lequel l'homme moderne l'a systématiquement remplacé. Assimiler la diversité et la complexité de la biosphère à celles de la technosphère sert à occulter ce fait essentiel: l'expansion de cette dernière ne peut se réaliser qu ' au détriment de l'intégrité et de la stabilité de la première (voir Chapitre 64). La hiérarchie de l' écosphère se déploie dans un ordre unique; elle est gouvernée par un même ensemble de lois qui, pour l'essentiel, s'appliquent aussi bien aux organismes vivants qu'aux communautés, aux sociétés, aux écosystèmes et à Gaïa elle-même (voir Chapitre 61). L'homme tribal l'avait pleinement compris, comme l'ont fait ressortir Jane Harrison, Radcliffe-Brown et bien d'autres. Si l'homme moderne veut avoir un avenir, il doit reprendre conscience de ce principe fondamental.
36 L'ordre gaïen est spécifique La préoccupation dominante [dans les sociétés tribales) est de préserver et perpétuer l'harmonie sociale, la stabilité et le bien-être. Les cultes religieux et les pratiques magiques ont essentiellement ce but. Quiconque a vécu parmi les « primitifs» et a tenté de s'imprégner de leur mentalité connaît cette crainte profonde qu'ils nourrissent vis-à-vis de toute perturbation de l'harmonie et de l'équilibre universel et social, et le lien intime qu' ils supposent entre eux deux. Une violation de cette harmonie et de cet équilibre, qu 'elle surgisse dans la sphère de l' universel - due, par exemple, à un événement naturel imprévu - ou dans la sphère du social imputable à une grave transgression de la tradition ou à un événement perturbateur tel que la naissance de jumeaux exigera une activité religieuse collective et volontaire pour rétablir l'harmonie et sauver ainsi la fertilité des champs, la santé des individus, la sécurité des famiUes, la stabilité et le bien-être de la tribu mis en péril. Hendrick KRAEMER (1938) La concentration atmosphérique de gaz tels que l'oxygène et l'ammoniac est maintenue à une valeur optimale par rapport à laquelle les plus petits écarts peuvent avoir des conséquences désastreuses pour la vie. James LoVELOCK
L'homme traditionnel savait l'ordre de l'univers si spécifique que son souci premier était de le préserver. La notion d'ordre spécifique se traduit par celles d'harmonie et d'équilibre, qui pour tous les peuples traditionnels, sont envisagées comme des caractéristiques essentielles du monde vivant et du cosmos. Le principe primordial, présent dans les cultures vernaculaires, que tout, dans le monde vivant, doit être recyclé (voir Chapitre 56), se fo ndait sur la nécessité de préserver l'harmonie ou l'équilibre, tout comme le principe de réciprocité régissait les relations 207
économiques de ces sociétés. Le maintien de l'équilibre entre deux principes complémentaires, comme le yin et le yang des taoïstes, était une autre façon de préserver l'ordre spécifique du monde vivant. De son côté, la médecine grecque, comme le remarque W. H. S. Jones " cherchait avant tout à maintenir ce qu ' elle appelait 1' « équilibre des humeurs ». Pour les «théologiens naturels» du XVII' et du XVIII' siècle, 1' « équilibre de la nature », souligne Frank Egerton 2 , fournissait la preuve irréfutable de la sagesse de Dieu. Le grand naturaliste suédois Linné voyait lui aussi dans le monde un spectacle d'équilibre et d'harmonie, qui reflétait 1'« économie de la nature ». Hélas, le progrès économique ne peut s'effectuer qu'en perturbant l'ordre spécifique du monde naturel. Au fur et à mesure que se sont formés la vision du monde moderniste et le paradigme scientifique que l'on a développé pour rationaliser, et donc légitimer, cette entreprise anti-évolutive (voir Chapitre 64), les notions d'équilibre et d'harmonie ont été de plus en plus reléguées au second plan. Quand naquit l'écologie, en réaction contre le paradigme scientifique, elle chercha bien évidemment à faire revivre le concept d'équilibre de la nature. Ainsi, pour S.A. Forbes', «un équilibre idéal de la nature est celui qui dispense le plus de bienfaits à toutes les espèces ». W. C. Allee 4 et les principaux autres membres de l'école d'écologie de Chicago reconnaissaient eux aussi le principe d'équilibre de la nature selon lequel
Certaines espèces excluent toutes les autres dans certaines régions. Où se trouve l'équilibre? Lorsque la sauterelle dévaste de vastes contrées et provoque la mort des animaux et des hommes , à quoi rime-t-il de dire que l'équilibre est maintenu? [Les dévastations provoquées parI les fourmis à sucre aux Antilles et par la sauterelle qui, selon M. Lyell, s'étendraient sur plus de 300000 hectares, illustrent-elles l'équilibre des espèces? Pour la perception humaine, il n'y a pas équilibre, mais une lutte au cours de laquelle l'un extermine souvent l'autre.
Ce même argument fut à nouveau avancé en 1930 par l'écologiste britannique Charles Elton, qui, en se fondant sur l'extinction constante des espèces, contestait le principe de l'équilibre de la nature. Cet argument ne tient cependant pas compte du fait que, dans un écosystème climacique, tout concourt à minimiser la fréquence et la gravité de ces ruptures. Leur apparition indique en fait qu'un écosystème est resté au stade pionnier ou a régressé à un stade néo-pionnier - du «dysclimacique» - sous l'impact d' un agent externe dévastateur, comme l'homme moderne. C'est ce qu'avait parfaitement compris il y a plus de deux siècles le célèbre écrivain français Bernardin de Saint-Pierre 6 (1737-1814) : Si les chenilles, les hannetons et les sauterelles ravagent nos campagnes, c'est que nous détruisons les oiseaux de nos bocages qui les mangent, ou parce qu'en transportant des arbres des pays étrangers dans le nôtre, tels que les marronniers d'Inde, les ébéniers, etc., nous avons transporté avec eux les œufs des insectes qu'ils nourrissent, sans apporter les oiseaux du même climat qui les mangent. Chaque pays a les siens qui en préservent les plantes.
Les épidémies et autres «ruptures », loin de prouver que l'équilibre de la nature est un leurre, doivent au contraire être considérées comme une part du prix à payer quand on rompt cet équilibre spécifique. Bien sûr, si nous persistons à nier l'existence de cet équilibre de la nature, de cet ordre spécifique de l'écosphère, nous pouvons la remanier impunément. Nous pouvons la considérer comme transformable à merci. Nous pouvons alors faire comme si les épidémies étaient des catastrophes naturelles, et, au lieu de les éradiquer en restaurant l'équilibre spécifique des écosystèmes touchés, justifier ainsi la guerre chimique menée contre leurs vecteurs - solution qui convient le mieux à l'industrie 209
agrochimique et à court tenne à l'économie en général, même si elle ne réussit qu'à masquer les symptômes de la maladie. Les scientifiques ont cherché par tous les moyens à nier la spécificité de l'ordre de la nature. Lamarck 7 estimait, comme l'écrit Piaget, que le matériel génétique humain était «comme ployable à merci sous les influences du milieu, ce qui revenait à lui attribuer un pouvoir indéfini d'accommodation [ ... ] à comparer l'organisation héréditaire à un liquide épousant les formes de tous les récipients ». Ce fut sa principale erreur. Comme le dit Pas sm ore " pour Descartes, les êtres vivants en général, et pour Locke (1632-1702), l'esprit humain lui-même, n'étaient pas autre chose que de la cire, « souple, malléable à notre gré ». Comme le dit Jacques ElIul, on souhaite en réalité (même si cela n'est pas clairement exprimé) une organisation sociale parfaitement malléable: car la technique, pour progresser, exige une grande mobilité sociale, puisqu'il faut des déplacements considérables de population, des mutations dans l'exercice des professions, des changements de qualification sociale, des réaffectations de ressources et des modifications de la structure des groupes, des rapports de ces groupes entre eux ou des individus à l'intérieur de ceux-ci. La plupart des historiens et des sociologues modernes portent le même regard sur la société. H. A. L. Fisher (1865-1940), par exemple, affirme que l'homme n'a pas de nature propre, mais seulement une histoire - indiquant ainsi que le comportement humain est indéfiniment modelé par les hasards de l' histoire. Wilson parle lui aussi de 1'« extrême plasticité du comportement social » , impliquant que nous pouvons pratiquement nous adapter à n'importe quel environnement social - y compris, bien sûr, celui que nous impose le développement économique, le progrès. Si le monde vivant est infiniment malléable, il ne peut donc ressentir de nécessités. Evans-Pritchard critique l'idée qu'une société ait des nécessités, et qu'elle soit dotée d'une structure spécifique. Pour lui, « ce sont les gens, et non les sociétés, qui existent et ont des nécessités ». Les économistes vont jusqu'à nier que les gens eux-mêmes éprouvent des besoins réels. Ils n'ont que des «besoins relatifs » . On peut donc confier au libre jeu du marché le soin de déterminer quels biens et services doivent être fournis. Tout ceci est absurde. Les systèmes ou processus vivants, à tous les échelons de la hiérarchie gaIenne, ont nécessairement une
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structure spécifique - celle qui est compatible avec l'accomplissement de leurs fonctions homéotéliques. Ainsi, la structure d'un organisme, comme celle de tout système naturel, est bien spécifique: ses divers fluides corporels, par exemple, doivent pr~ senter une composition chimique et biologique «normale » . A quoi sinon serviraient les analyses? Les caractères essentiels de la communauté humaine sont eux aussi spécifiques. Elle doit se composer de familles étendues et de groupements sociaux intermédiaires qui relient tous les individus entre eux en formant des unités de comportement social cohérentes qui, en fonction de la société à laquelle elles appartiennent, se différencieront par toutes sortes de caractères relativement superficiels, de manière à satisfaire aux exigences de leur milieu spécifique. Toute structure culturelle témoigne aussi d'un ordre spécifique, et ses caractéristiques ne peuvent être comprises qu'en décelant les fonctions qu'elles assument. La suppression de coutumes et d'institutions vernaculaires, sous prétexte qu'elles ne répondent pas à nos critères moraux, peut avoir des conséquences fatales pour la culture concernée - tout comme l'ablation d' un organe essentiel peut entrainer la mort de l'individu. Prenons par exemple les coutumes matrimoniales des habitants des Comores, dans l'océan Indien. Ils pratiquent la polygamie, et les divorces y sont si fréquents qu'il est parfaitement normal pour une femme d'avoir été mariée de cinq à dix fois. En référence à notre culture, nous aurions tendance à associer cette fréquence des divorces à une grande instabilité affective, un abus de drogue, une délinquance juvénile et un taux de crimjnalité élevés. Voilà pourtant qui ne correspond pas à la réalité. A l'occasion d'un voyage aux Comores en 1970, j'ai pu m'apercevoir que de tels problèmes, du moins à cette époque, étaient pratiquement inexistants. Cette société, contrairement à la nôtre, s'était adaptée à l'instabilité matrimoniale. La raison en est double. Tout d' abord, la société comore étant matrilinéaire et largement matrilocale, l'enfant est en partie sous la responsabilité du clan de la mère, les fonctions paternelles étant assumées par le frère aîné de celle-ci (l'héritage venant plus de lui que du père). Ensuite, traditionnellement, le beau-père (baba-combo) assume lui aussi bon nombre des responsabilités paternelles vis-à-vis des enfants que sa femme a eu de maris précédents. Il doit, par exemple, prendre en charge les lourdes dépenses de la cérémonie de circoncision de ses beaux-fils. Le rôle du père est encore réduit du
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fait que les enfants sont élevés chez la mère et que le père, ayant en général plusieurs épouses, ne pourrait de toute façon être présent chez l'une d'elles qu'un ou deux jours par semaine. Voilà comment le divorce n'a pas aux Comores les conséquences déstabilisantes qu'il a chez nous. Supposons maintenant qu'un missionnaire ou un gouverneur zélé décide tout à coup d'abolir la matrilinéarité et la matrilocalité - vestiges de temps barbares indignes de sociétés civilisées; les conséquences en seraient désastreuses: délinquance, criminalité, aliénation et autres symptômes de désordre social s'ensuivraient, comme c'est le cas dans notre société quand la famille éclate. Tout comme les sociétés, les écosystèmes présentent un ordre spécifique. ils doivent comporter des plantes vertes, capables par la photosynthèse de capter l'énergie solaire; des herbivores qui s'en nourrissent; des prédateurs qui mangent les herbivores et régulent ainsi quantitativement et qualitativement leurs populations; et des décomposeurs aptes à réduire les matériaux biologiques en leurs composants, qui seront la matière première permettant à l'ensemble du cycle de se perpétuer. Bien que tous les écosystèmes terrestres soient conçus sur le même plan de base, ils se singularisent à bien des égards. D'un système à l'autre, des espèces très différentes sont chargées de remplir les fonctions écologiques essentielles, fonctions qui, en outre, présenteront des degrés variés de complexité, de diversité, de coopération et de compétition. L'écosphère elle-même, le système qui englobe tous les autres, doit pour la même raison manifester un ordre spécifique. James Lovelock a clairement montré comment c'est le cas pour l'atmosphère terrestre au niveau chimique. Sa teneur en gaz carbonique, notamment, a une valeur bien définie; si elle était trop faible, la Terre serait trop froide; trop forte, sa température dépasserait ce que peuvent supporter la plupart des êtres vivants. Sa teneur en oxygène est tout aussi spécifique: si elle était trop faible, nous ne pourrions respirer, mais si elle était élevée, l'atmosphère terrestre serait si inflammable que la moindre étincelle déclencherait des incendies qu'il serait impossible d'éteindre. Nous voyons donc que toutes les variations adaptatives surgissant dans un système naturel doivent viser soit à maintenir, soit à accroître son ordre spécifique, et donc celui de l'écosphère ellemême. Ces variations ne se produisent pas pour elles-mêmes, 212
mais afin d'empêcher qu'interviennent des changements plus profonds, donc plus perturbateurs. Dans le monde traditionnel, la destruction des structures sociales et écologiques aurait été impossible, parce que leur ordre spécifique étant sacré (voir Chapitres 62 et 63), leur bouleversement ne pouvait aboutir qu'à de terribles catastrophes. Ce que l'homme traditionnel savait, nos philosophes tels que Platon, Hobbes et Rousseau l'ignoraient volontairement. Leurs idées inspirèrent pourtant la Révolution française, tout comme ces sociologues contemporains qui cautionnent tacitement l'atomisation accélérée de la société et du monde naturel afin de rendre possible le développement économique et la mondialisation sous les auspices de l'OMC.
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Aucune ligne de démarcation fondamentale ne sépare l'homme des autres êtres vivants Le fait que l'homme primitif ne trace aucune ligne de clivage stricte entre les règnes animal, végétal et minéral d'une part, et l' homme d'autre part, a si souvent été signalé qu'il peut être considéré comme un lieu corrullun anthropologique. Raphael PATAI Au stade totémiste de la pensée, Dikè et Thémis, l'ordre naturel et l'ordre social, ne sont pas distincts, ils ne sont même pas distinguables. Plantes et animaux font partie de ce tout et sont des éléments de la structure sociale des hommes. Non pas qu'ils les prennent sous leur protection ; ils sont leurs égaux, leurs compagnons tribaux; ils obéissent naturellement à la même loi. Jane HARRISON (1850-1928) Nous avons vu que les sensations et les intuitions, les diverses émotions et facultés, comme l'amour, la mémoire, l'attention et la curiosité, l'imitation, la raison dont l'homme se vante, peuvent être trouvées à l'état naissant, parfois même passablement développées, chez les animaux inférieurs. Charles DARWIN (1809·1882) Nous et les animaux sommes parents. Les hommes n'ont rien que ne possèdent les animaux au moins à l'état de traces; les animaux n'ont rien que l' homme ne partage à un certain point avec eux. Puisque les animaux sont donc des créatures douées de besoins et de sentiments, qui ne diffèrent des nôtres que par la qualité, ils ont assurément leurs propres droits. Ernest Thompson SETON (1860-1946) La plus grande priorité de l'humanité est de réintégrer le monde naturel. Jonathan PORRITT
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TI n'y a pas de différence fondamentale entre la structure et le comportement de l'homme traditionnel et ceux des autres êtres vivants. Tous sont gouvernés par les mêmes lois, lois qui régissent le comportement des systèmes naturels formant la hiérarchie gaïenne. L' homme traditionnel reconnaissait totalement cette relation intime avec le règne animal. Cette communauté entre l'homme et les animaux a été très forte dans l'Antiquité classique, pendant tout le Moyen Âge et même jusqu'au XIX' siècle dans les campagnes de l'Europe de l'Ouest. Cela a été très bien montré par Edward Westermarck (1862-1937) dans Origin and Development of the Moral Ideas. Elle jouait un rôle essentiel dans la conception du monde de l' homme traditionnel; sans elle ni l'animisme (voir Chapitre 63) ni l'hylozoïsme (voir Chapitre 62) ne seraient possibles. Comme le dit Raphael Patai " «elle n'est que la reconnaissance d'un état de fait, la perception de la similitude fondamentale sous-jacente à l'apparente diversité morphologique». Elle est particulièrement marquée, bien sûr, dans les sociétés «totémiques» - celles dont les membres sont pénétrés d'une vision chthonienne du monde. Pour Sir James Frazer 2 (18541941), ce «sentiment de relation intime entre l'homme et les créatures inférieures » est l'essence même du totémisme. TI rapporte ' qu'un Bochiman, interrogé par un missionnaire, ne pouvait faire aucune différence entre l' homme et les autres animaux; ainsi, «il ne savait pas qu'un buffle était incapable de tirer à l'arc comme le fait l'homme ». Les Giliaks du fleuve Amour n'attachent aucune importance aux différences physiques entre l'homme et les autres animaux: En substance, chaque bête est un être humain véritable, au même titre qu 'un Giliak, à cette seule différence qu'elle est dotée d' une intelligence et d'une force qui surpassent souvent celles de l'homme ordinaire'.
Les clans en lesquels se répartissent de nombreuses sociétés tribales portent le nom d'un animal avec lequel les membres du clan ressentent une affinité particulière. En fait, ils s'identifient souvent avec leur animal totémique. Comford ' nous apprend que chez les aborigènes australiens, un membre du clan qui a choisi le kangourou comme totem croit littéralement qu'il est lui-même kangourou. «Sa conviction d'être un kangourou est telle qu'il n'a nul besoin de faire semblant d'en être un [ ... ] pour être un 215
kangourou, il lui suffit de se comporter comme tel. » Comme le constate Frazer ', chez les Ojibways, les membres du clan de l' Ours ont un comportement bourru et querelleur, tandis que ceux du clan de la Grue prennent « une voix tintante comme le cri de ces oiseaux ». TI va sans dire que l'homme tribal s'abstient religieusement de tuer l'animal auquel il est ainsi lié. Frazer raconte comment un porteur mandingue proposa de renoncer à un' mois de paye pour sauver la vie d' un python, parce que le python était son totem, et que le tuer aurait signifié une menace pour sa propre famille. Une telle attitude est une sérieuse entrave au développement économique, car pour participer à celui-ci les hommes de la tribu doivent se défaire de leurs scrupules à tuer des créatures vivantes. Cette démarche n'est possible que si les animaux non humains sont regardés comme des « bêtes », des « brutes » sans aucun but, auxquelles l'on refuse des qualités telles que la créativité, l'intelligence, la conscience et toute espèce de morale; leur comportement doit être considéré comme machinal et aveugle. TI est dès lors justifié de les exploiter et de les tuer pour satisfaire des intérêts économiques à court terme. Certains scientifiques orthodoxes vont plus loin encore, affirmant que « rien ne prouve que les animaux soient réellement sensibles à la douleuf» . C'est là un prétexte de plus pour les torturer dans des laboratoires afin d'obtenir des « preuves scientifiques » qui légitimeront l'utilité de nouveaux cosmétiques, pesticides et médicaments. Beaucoup de ceux qui cherchèrent à justifier l'entreprise coloniale soutenaient de même que l'homme tribal n'était «guère plus qu'un animal», et donc guère plus qu'une machine. Darwin, notamment, considérait de cet œil les Fuégiens, ou habitants de la Terre de Feu: la domination exercée sur ces tribus, et en réalité l'annihilation des cultures tribales, étaient considérées par lui et par les tenants du darwinisme social comme l'un des résultats bénéfiques de la sélection naturelle. Si les sociétés tribales ne parvenaient pas à survivre, c'est qu'elles n'étaient pas aptes à le faire. Le fait que les puissances coloniales aient été capables de les dominer puis de les annihiler suffisait à prouver leur supériorité. Voilà qui était pleinement justifié par la «survie du plus fort» et était considéré comme une condition nécessaire au progrès humain. Tout ceci doit être rejeté. Dans la conception écologique du monde, aucune barrière essentielle ne nous sépare de tous les
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autres êtres avec lesquels nous vivons sur cette planète -les particularités de leur structure et de leur comportement peuvent être différentes, mais leurs caractères fondamentaux sont les mêmes. Laissons à Lynn Margulis le soin de conclure ce chapitre: Les êtres humains ne sont ni particuliers ni spéciaux ni à part ni uniques. Une extension à la biologie de la vision copernicienne où nous ne serions plus au centre de l'univers nous priverait de notre position dominante comme êtres vivants sur la planète. C'est sans doute porter un coup à notre ego collectif, mais nous ne sommes pas les maîtres de la vie, perchés sur le dernier barreau d ' une échelle de l'évolution.
38 La biosphère est une organisation hiérarchisée de systèmes naturels L'organisation hiérarchique est le caractère essentiel qui distingue la vie. Howard PATIEE Les Chinois ( ... ) voyaient dans l'univers une hiérarchie de parties et de totalités qui fonctionnaient en harmonie - chacune selon son propre Li ou structure, mais toutes s'agençant les unes par rapport aux autres dans la structure d' ensemble. Dolores LA CHAPELLE Que ce soit au niveau biologique ou social, tout et parties n'ont pas d'existence propre. Ce que nous observons, ce sont des structures intermédiaires situées à des échelons différents, selon une échelle de complexité croissante, et dont chacune a deux faces orientées dans des directions opposées; la face tournée vers les échelons inférieurs est celle d'un tout autonome, celle qui regarde vers le haut appartient à une partie dépendante. Arthur KOESTLER (1905· 1983)
Les sociétés d'insectes, les sociétés animales humaines et non humaines, les écosystèmes, et jusqu'à Gaïa elle-même ont tous été comparés à des organismes vivants. Il serait cependant plus juste de les considérer comme des exemples d'une catégorie plus générale d'entités. Gerard les baptise d'un nom peu engageant, « orgs », Bertalanffy, Ross Ashby, Paul Weiss et d'autres les appellent «systèmes» ou «systèmes naturels », termes aujourd'hui largement adoptés, tandis que Koestler et, plus tard, Tom Starr et d'autres encore les nomment «holons ». Le terme « système », hélas, comme bien d'autres que les scientifiques utilisent, reçoit de nombreuses définitions contradictoires. A. D. Hall et R. E. Fagen 1 l'ont défini à l'origine comme «un ensemble d'objets considérés en même temps que 218
les rapports existant entre ces objets et entre leurs attributs». La définition de Delattre est plus fréquemment employée: « un ensemble d'éléments qui interagissent entre eux et éventuellement avec le milieu extérieuf». Les deux définitions pourraient aussi bien s'appliquer à un système désorganisé ou «atomisé», comme la cellule cancéreuse, une nation industrielle moderne ou quelque autre groupement qui la compose, tel qu'une de ses institutions étatiques ou de ses grandes entreprises. Mais tous ces systèmes sont plutôt antinaturels ou hétérotéliques que naturels ou homéotéliques vis-à-vis de Gaïa. Koestler' définit l' « holon» comme «tout sous-ensemble stable dans une hiérarchie organique, cognitive ou sociale, qui fait preuve d'un comportement régi par des règles et/ou d'une constance structurelle de Gestalt ». Cette définition est un peu vague. Il aurait dû préciser les règles qui gouvernent le comportement de l'holon - bien qu'il soit évident que si un sous-ensemble manifeste une constance structurelle, c'est seulement parce qu'il est régi par la règle de l'ensemble auquel il appartient. D'autres auteurs utilisent le terme «système» dans un sens encore plus général. Jantsch " par exemple, l'étend aussi bien aux «paradigmes, le système total des sciences, des religions, des représentations que nous avons de nous-mêmes et de nos rôles dans l'évolution de l'univers», qu'aux cellules, organismes vivants, sociétés et écosystèmes. Ce n'est qu ' un artifice pour donner l'impression que ces choses sont plus reliées entre elles qu 'elles ne le sont en réalité. Cette catégorie comprend les «structures dissipatives ». Monod' critique à juste titre un emploi trop vague du terme système. « Quand on embrasse trop, on risque de ne rien embrasser du tout », écrit-il, et il aurait sans doute été plus violent dans sa critique s'il avait eu connaissance de la définition de Jantsch. Ludwig von Bertalanffy a fondé avec Ashby une discipline entièrement nouvelle, la théorie générale des systèmes. Son objet est les lois qui régissent le comportement des systèmes naturels. Il réservait l'usage du terme «système » aux complexes d'éléments en interaction, auxquels les lois des systèmes pouvaient s'appliquer. Weiss ' définit le système de manière plus réaliste encore: une unité complexe dans l'espace et le temps, dont les sous-unités coopèrent pour préserver son intégrité, sa structure et son comportement, qu'ils tendent à restaurer après toute perturbation non destructrice. Il insiste ainsi sur les caractères essentiels des constituants de la biosphère: leur complexité, leur existence 219
dans l'espace-temps, leur caractère coopératif, autorégulateur et homéotélique, leur dynamisme, leur intentionnalité, leur dévouement au maintien de l'ordre spécifique des systèmes plus vastes auxquels ils appartiennent et, par là même, à la préservation de leurs propres intégrité et stabilité. En définissant un système naturel à la manière de Weiss, on le distingue des composants de la technosphère, ou monde artificiel, qui n'obéissent à aucune de ces conditions. L'incapacité de maint tenant de la théorie générale des systèmes à saisir cette distinction explique que la discipline ait si peu progressé depuis la mort de ses fondateurs. Il est clair que les lois qui gouvernent le comportement des systèmes naturels qu'a tenté d'établir Bertalanffy· doivent être aussi générales que la catégorie la plus générale des systèmes décrits. Ainsi, les particularités du comportement humain seraient déterminées par un ensemble de lois spécifiques propres au genre humain, tandis que ses aspects plus généraux seraient gouvernés par des lois régissant l'ensemble des mammifères; les aspects encore plus généraux par des lois plus générales valables pour tous les organismes, et ainsi de suite. Les caractères les plus généraux de leur comportement sont nécessairement gouvernés par les lois qui gouvernent tous les systèmes naturels ou holons, qu'il s'agisse d'êtres humains, de marnrnifères, d'organismes, de sociétés animales, de sociétés humaines vernaculaires, d' écosystèmes ou même de Gaïa. Dégager les lois les plus générales doit permettre d'unifier les sciences, «non pas par la réduction utopique de toute science à la physique et à la chimie», selon le mot de Bertalanffy', «mais en vertu des constantes structurelles qui existent aux différents niveaux du monde nature!». Une science ainsi unifiée constituerait une écologie véritablement holistique. La théorie générale des systèmes permet aussi de se débarrasser de quelques dualismes, les plus trompeurs que le paradigme scientifique impose à notre compréhension de la nature - notamment la grande division entre sciences naturelles et sciences sociales. Bertalanffy énumère deux des lois qu'il considère comme essentielles, auxquelles les systèmes, pour mériter ce nom, doivent se conformer. La première est la loi de «conservation biologique » en vertu de laquelle « un système organique tend à se conserve!», autrement dit à maintenir son homéostasie. La seconde loi stipule qu'un système est hiérarchiquement organisé. Elle s'applique selon lui aussi bien aux systèmes organiques qu'au monde inorganique, 220
«avec sa hiérarchie d'électrons, d'atomes, de molécules, de "mycea" et de cristaux ». Cet aspect essentiel des systèmes naturels est aussi mis en avant par Weiss, Koestler et Eugene Odum '. Ce dernier considère que les systèmes sont organisés hiérarchiquement depuis la communauté biotique jusqu'à la population, l'organisme, l'organe et la cellule. Il estime qu'ils forment un spectre qui, théoriquement, peut être élargi à l'infini dans les deux directions. L'extrémité supérieure du spectre, qui recouvre les populations et les écosystèmes, constitue le champ d' étude de l'écologie. Si un système naturel fait partie d'une telle hiérarchie, quel que soit le niveau d'organisation auquel il se situe, il a nécessairement une double fonction: d'un côté, vis-à-vis des systèmes plus vastes dont il fait partie, et de l'autre, vis-à-vis des systèmes plus petits qui le constituent. Pour Weiss ' , la cellule, objet principal de ses recherches, doit être envisagée «sous un double éclairage; d'un côté, un travailleur actif et, de l'autre, un subordonné passif soumis aux forces qui échappent entièrement à sa compétence et à son contrôle, c'est-à-dire les forces supra-cellulaires ». Pour Koestler 10, ceci s'applique à tous les systèmes naturels ou « holons ». Il choisit Janus, le dieu romain aux deux visages tournés dans des directions opposées pour symboliser l'holon et son double rôle dans la hiérarchie de la nature. Les écologistes scientifiques ont tendance à ignorer cette question clé. Ainsi, le manuel de Putman et Wratten ne mentionne pas la hiérarchie, pas plus que le dernier manuel d'écologie publié au Royaume-Uni par Michael Begon, John Harper et Colin Townsend ". C'est probablement dû au fait que ses multiples implications sont en grande partie inacçeptables pour ceux qui se réclament du paradigme scientifique. A ma connaissance, la hiérarchie n'a fait l'objet que de deux colloques importants: l'un organisé par Lancelot Law Whyte 12 et l'autre par Howard Pattee". Aucun des deux ne fut vraiment pertinent. M.D. Mesarovic et D. Macko 14, qui assistèrent au premier, constatent que <de terme "hiérarchie" y était employé pour recouvrir toute une variété de notions apparentées mais distinctes », et Marjorie Grene ", autre participante, note que ce terme était utilisé de manière très vague. Parmi les écologistes, Eugene Odum semble être le seul dont les ouvrages prennent sérieusement en considération le caractère hiérarchisé de l'écosphère. C'est pourtant à cette seule condition que l'on peut comprendre la structure et les desseins du monde vivant avec ses myriades de formes de vie.
39 La coopération est le mode essentiel de relation gaïenne L'entraide est une loi de la vie animale au même titre que la lutte, mais ( ... ) en tant que facteur d'évolution, elle est probablement plus importante, dans la mesure où elle favorise le développement d'habitudes et de caractères qui permettent la conservation et le développement de l'espèce, tout en procurant à l'individu les plus grands bien-être et joie de vivre avec la déperclition minimum d'énergie. Piotr KROPOTKINE (1842- 1921) Dans la nature, la façon normale dont les arbres prospèrent, c'est en s'associant dans une forêt. Chaque arbre y perd peutêtre un peu de sa perfection de croissance individuelle, mais tous s'aident mutuellement pour préserver les conclitions de la survie. Le sol est protégé et ombragé, et les micro-organismes inclispensables à sa fertilité sont à l'abri du soleil, du gel et du déferlement des eaux de pluie. La forêt est le triomphe de l'organisation d'espèces mutuellement dépendantes. A. N. WHITEHEAD (186 1-1947)
L'humanité a besoin de favoriser la coopération au bénéfice de tous, stratégie de survie des plus ordinaires dans les systèmes naturels. Eugene
ODUM
L'idée que le monde est une «vaste entreprise de coopération» est très ancienne. L'homme traditionnel la comprenait bien et, dans notre civilisation occidentale, elle prit la forme du concept d' «économie de la nature», expression employée pour la première fois par Sir Kenelm Digby, en 1658, et reprise un siècle plus tard par le naturaliste suédois Linné (1707-1778), en référence à
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remarquait comment le bétail qui pataugeait dans les étangs de Sel borne fournissait, par ses bouses, leur nourriture aux insectes et donc, indirectement, aux poissons. White s'émerveillait de l'ingéniosité du Créateur. «La nature est un grand économiste, écrivait-il, puisqu'elle fournit par le maintien d'un animal la subsistance d'un autre.» Darwin J voyait dans sa jeunesse la nature comme «un vaste plan» d'intégration coopérative. Dans ses Observations générales sur l'écologie de Rio de Janeiro (1832), il écrit: Je ne pouvais m'empêcher de constater avec quelle précision les animaux et les végétaux de chaque région sont adaptés les uns aux autres. Chacun a certainement remarqué combien les laitues et les choux souffrent des attaques des chenilles et des escargots - mais transplantés ici dans un climat exotique, leurs feuilles restent aussi intactes que si elles contenaient du poison. Lorsqu'elle créa ces animaux et ces plantes, la nature savait qu'ils devaient cohabiter.
Dov Ospovat 4 estime que ce n'est qu'après la lecture de Malthus que Darwin rejeta ces idées. Le concept de coopération joua également un rôle important dans la pensée de Johannes Warming ', l'un des premiers écologistes scientifiques. Il insiste en particulier sur la symbiose, comme dans le cas du lichen, quasi-organisme formé d' une algue et d' un champignon. Warming considérait même le parasitisme comme une forme de symbiose, puisque le parasite et son hôte finissent par devenir mutuellement dépendants. L'écologie, qui devint une discipline académique au début du xx' siècle, considérait le mutualisme comme un caractère essentiel de l'organisation écologique. Des centaines d'articles parurent sur le thème dans les premiers ouvrages d'écologie. Dans un article célèbre, le naturali ste américain Roscoe Pound ' a décrit toutes les différentes formes de mutualisme alors connues dans les écosystèmes, notamment la pollinisation et la fixation de l'azote de l'air par les bactéries vivant dans les nodules des racines de plantes légumineuses. Le mutualisme au sein des écosystèmes était même comparé à la coopération au sein des organismes - un parallèle qu'aucun écologue orthodoxe n'oserait aujourd' l)ui. Ainsi, dans le premier ouvrage d'écologie animale paru aux Etats-Unis, C. C. Adams 7 affirme que
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Les interactions entre les membres d' une « association » doivent être comparées aux relations semblables qui existent entre les cellules, les organes ou les activités d'un même individu. Les besoins et les états physiologiques de l'association ont une existence aussi réelle chez les animaux individuels que les besoins similaires qui se manifestent dans les cellules qui composent son corps.
Jusque dans les années 1940, Allee et le groupe d ' écologistes de Chicago continuaient de considérer le mutualisme comme la caractéristique la plus fondamentale des écosystèmes. Cependant, avec le développement des conceptions modernistes et l'accent mis sur l'individualisme et la compétition, l'intérêt pour le mutualisme a rapidement diminué. Ce mouvement s'est accéléré à mesure que les écologistes, cherchant à obtenir la respectabilité au sein d'une communauté scientifique où le mutualisme ne jouait pas un grand rôle, se sont évertués à conformer leur discipline au paradigme en vigueur. Ceci explique pourquoi, « bien que certaines des interactions interspécifiques les plus spectaculaires apparaissant dans la nature soient manifestement mutualistes », écrivent J. H. Vandermeer et Douglas Boucher ' , « peu de recherches, empiriques ou théoriques, ont tenté de comprendre ce mode d'interaction fondamental et peut-être dominant ». L' examen de douze ouvrages d 'écologie publiés entre 1980 et 1985 « montre clairement que la quasi-totalité du débat sur les interactions entre organismes s'est concentrée sur la prédation et la compétition. Sur un total de 718 pages consacrées dans ces ouvrages aux interactions entre organismes, 321 concernent les interactions proie-prédateur, 362 la compétition interspécifique et 35 seulement traitent d'une forme quelconque de relations mutualistes. En plus de cette disproportion dans l'espace dévolu aux différentes formes d' interactions, la prédation et la compétition sont présentées comme des principes d'organisation capitaux, tandis que les cas de mutualisme (comme la symbiose à vocation purificatrice) sont considérés comme des exceptions intéressantes, mais en marge de la règle générale ». Plus grave encore, lorsqu'ils admettent l'existence de la coopération ou mutualisme, certains de nos écologistes les plus éminents la considèrent comme totalement contre-productive. Ainsi, le point de vue de l'écologiste de Princeton Robert May, selon lequel le mutualisme aurait un effet déstabilisateur sur les 224
écosystèmes, est maintenant presque unanimement reconnu. Sa thèse est sans doute cohérente avec le modèle mathématique des rapports de coopération qu'il a construit. Mais elle n'a que peu de rapports avec le monde réel, où le mutualisme est une condition primordiale de la stabilité. Considérons une famille humaine. Ce sont les relations mutualistes - entre mari et femme, parents et enfants - qui la maintiennent. Si le mutualisme fait place à la concurrence, la famille se désagrège: elle cesse d' être une unité stable de comportement. Si dans une communauté humaine ou un écosystème la coopération cède la place à la compétition, ces systèmes naturels se désintégreront de même. Qu'un modèle mathématique, comme celui de May, prouve le contraire, signifie qu'il est faux, et il y a à cela deux raisons supplémentaires. La première est que les modèles mathématiques de coopération et de compétition ne peuvent prendre en considération que deux acteurs à la fois, alors que ces relations en impliquent nécessairement un grand nombre - tous ceux qui forment la hiérarchie de systèmes plus vastes dont font partie les systèmes étudiés et avec lesquels ils doivent «coopérer» pour assurer la stabilité d'ensemble. La deuxième raison est que le mutualisme «facultatif» est la seule forme de mutualisme mathématiquement modélisable. Le «mutualisme obligé », le seul qu'Odum considère comme authentique, est très difficile à modéliser. Et même si c'était possible, on ne le modéliserait probablement pas. Car il implique que les organismes aient été sélectionnés pour leur aptitude à coopérer, autrement dit à s'adapter à ce système différencié qu'est l'écosystème, et que soient, par conséquent, éliminés comme «inadaptés» ceux qui se comportent de manière individualiste et compétitive. Une telle notion s' avère parfaitement inconciliable avec la thèse néo-darwinienne et le paradigme scientifique. Le début des années 1970 a connu un regain d'intérêt soudain pour le mutualisme. Cela s'est manifesté par différents travaux d'écologie, semble-t-il indépendants, en provenance de diverses universités qui ignoraient les recherches de leurs consœurs. Des écologistes connus, qui avaient jusque-là sous-estimé le mutualisme, ont changé brusquement d'avis. Ainsi, en 1973, Robert May déclarait que l'importance du mutualisme «dans les populations est en général minime ». Cependant, «en l'espace de quelques années, dit Boucher', le point de vue de May sur le mutualisme s'était considérablement modifié». TI annonça soudain
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que le mutualisme était « un facteur visible et écologiquement important dans la plupart des communautés tropicales». Ces dernières années, May est même devenu l'un des chefs de file des travaux sur le mutualisme, dans lequel il voit «l'une des industries en croissance des années 1980 10 ». Ce nouvel intérêt s'est concentré (dans les travaux de Boucher, de S. James et de K. H. Keeler ", notamment) sur le rôle joué par les micro-organismes dans le métabolisme des organismes complexes. Les écologistes ont également constaté, de plus en plus souvent, que des relations que l'on croyait parasites ou de prédation se révélaient, après examen plus approfondi, mutualistes. S. J. McNaughton 12 a ainsi souligné que la vision habituelle de la relation entre les herbivores et l'herbe qu'ils broutent est faussée. Alors que «les écologistes ont eu tendance à considérer que les plantes étaient relativement passives il apparaît clairement qu'elles sont capables de réagir de façon dynamique au broutage, en fait, de déclencher «une croissance compensatrice». En fin de compte, McNaughton a découvert neuf raisons différentes de considérer la relation herbe-herbivores comme mutualiste. D. F. Owen et R. G. Wiegert 13 ont approfondi encore l'analyse. Ils signalent cette implication assez évidente que les herbivores et l'herbe qu'ils mangent ont co-évolué «au point que l' un ne peut exister sans l'autre ». Ils citent W. 1. Mattson et N. D. Addy 14, d'après lesquels <des insectes sont capables d'agir comme des régulateurs de la production primaire et du recyclage des substances nutritives et jouent ainsi un rôle essentiel dans la dynamique des écosystèmes». Ceci signifierait-il, s'interroge Boucher ", que le mutualisme est «destiné à participer d'une synthèse nouvelle, dans laquelle une conception de la nature plus organiciste, plus intégrée et plus porteuse de valeurs viendra se sub stituer à l'écologie newtonienne» ? II n'est guère optimiste, car «nos théories actuelles du mutualisme restent fondamentalement mécanistes, mathématiques, individualistes et orientées vers la meilleure adaptation possible». Ce n'est malheureusement que trop vrai. D. H. Janzen 16, par exemple, estime que « les relations mutualistes sont les plus universelles des interactions entre deux organismes », mais il les envisage de façon réductionniste, dans une conception néodarwinienne, et il souligne que <des systèmes naturels qui dépassent l'individu ne peuvent être mutualistes ». La raison, selon, lui, est la suivante:
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Le mutualisme est une interaction entre des organismes individuels au cours de laquelle l'aptitude génétique, effective ou potentielle, de chaque participant s'accroît par l'action de l'autre. Les participants sont qualifiés de mutualistes. L'espèce ne possédant pas de Irait analogue à l'aptitude génétique indiv iduelle, le mutualisme ne peut donc être défini en référence à cette espèce.
Pour Boucher ", il est inévitable que les écologistes envisagent le mutualisme de cette manière: Tout en affirmant que la nature est un tout intégré et que chaque élément est relié à tous les autres, nos recherches continuent à se baser sur des théories selon lesquelles les communautés ne sont rien d'autre que des rassemblements d' individus. Autrement dit, il s'agit d'un problème de «dissonance cognitive» - de la difficulté qu'il y a à travailler avec deux ensembles d'idées écologiques, fondés sur des présupposés fondamentaux différents et, en dernière analyse, antagonistes.
D'évidence, il est impossible de comprendre le mutualisme à la lumière du paradigme scientifique, avec lequel il est inconciliable. Il doit être considéré d'un point de vue écologique. Son rôle dans le maintien de \' ordre spécifique de Gaïa apparaît alors clairement.
40 La compétition est un mode secondaire de relation gaïenne Toutes les plantes d' un pays, toutes celles d'un lieu donné, sont dans un état de guerre. Augustin Pyrame de CANDOLLE (1778-1841) Du point de vue du moraliste, le monde animal est placé à peu près au même niveau qu'un combat de gladiateurs. Les créatures sont relativement bien traitées avant d'être envoyées au combat - au cours duquel le plus rapide et le plus rusé survivra pour combattre une fois encore. Le spectateur n' a même pas besoin de tourner son pouce vers le bas, car aucune grâce n'est accordée.
T. H. HUXLEY (1825-1895) Le développement d'une grande entreprise, c'est tout simplement la survie du plus apte. ( ... ) C'est tout simplement l'application de la loi de Nature et de la loi de Dieu. John D. ROCKEFELLER Senior (1839-1937) TI est rare de voir deux animaux, surtout s'ils appartiennent à des espèces différentes, se disputer le même morceau de viande. Même quand compétition il y a, elle se révèle souvent sans conséquence. On voit parfois sur les plages un crabe s'enfouir dans un trou pour en réapparaître aussitôt, expulsé par son actuel occupant. Le crabe se contente de s'en aller pour se mettre en quête d' un autre trou. La compétition entre espèces - la compétition interspécifique - n'est guère plus qu'un accroc mineur, passager. Daniel SlMllERLOFF
La révolution industrielle a bouleversé notre conception du monde naturel. Adam Smith a tenté de démontrer que jusqu'aux aspects les plus destructeurs de l'industrialisme étaient bénéfiques. Pour lui, la désagrégation de la société et l'individualisme, l'esprit de compétition et l'agressivité, qui accompagnent inévi228
tablement l'industrialisation, étaient des facteurs positifs qui, à travers l'action de la «main invisible », constituaient le fondement même de l'économie, et donc de la prospérité sociale. Herbert Spencer formula le principe de la « lutte pour la survie », qu ' il tenait pour la caractéristique essentielle de la société humaine, un moyen de créer une société plus différenciée et, donc, plus efficace. Thomas Malthus (1766-1834) affirmait avec insistance que la lutte pour la nourriture et les ressources en général était mathématiquement nécessaire et que la pauvreté, la malnutrition et la famine étaient tout à fait normales, voire souhaitables, puisque les victimes laissaient la place, aux vainqueurs les mieux adaptés, ceux qui possédaient les qualités nécessaires pour créer une société efficace et prospère. Darwin " fortement influencé par Spencer et Malthus, entreprit de montrer comment la lutte pour la survie, qu'il assimilait en gros à la compétition, était le principe organisateur de la nature et l'outil qui permettait d'accomplir le progrès évolutif. Pour lui, la compétition était partout. Elle était même l'aspect essentiel des relations au sein de l'organisme biologique, où pourtant la symbiose prend manifestement sa forme la plus développée. Il l'énonce sans ambiguïté dans De l'origine des espèces, avec la métaphore de l'arbre de vie: On a quelquefois représenté sous la figure d'un grand arbre les affinités de tous les êtres de la même classe, et je crois que cette image est très juste sous bien des rapports. Les rameaux et les bourgeons représentent les espèces existantes; les branches produites pendant les années précédentes représentent la longue succession des espèces éteintes. À chaque période de croissance, tous les rameaux essaient de pousser des branches de toute part, de dépasser et de tuer les rameaux et les branches environnantes, de la même façon que les espèces et les groupes d'espèces ont, dans tous les temps, vaincu d'autres espèces dans la grande lutte pour l'existence.
S'il voyait la compétition comme le mode de relation essentiel, au sein d'un même organisme vivant, là où la symbiose est la plus développée, on imagine quelle portion congrue il assignait à la symbiose (ou mutualisme) entre les organismes au sein d'une communauté écologique, où le rôle de la coopération sous ses différentes formes n'est pas toujours aussi apparent. C'est en 1895 que T.H. Huxley a donné sa fameuse «confé-
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rence Romanes », au cours de laquelle il a exposé de la façon la plus claire ce qu'on est convenu d'appeler la « conception du monde des gladiateurs ». En réponse, Piotr Kropotkine (18421921) publia L'Entraide, son livre phare. Pour Kropotkine, la coopération et l'assistance mutuelle se manifestaient partout, chez les animaux comme chez les « sauvages », les « barbares» et les hommes « civilisés»: comment se pouvait-il que nos hommes de science les négligent, voire nient leur existence? « La sociabilité », écrit-il', est une loi de la nature au même titre que la lutte. Si nous demandons à la nature: qui sont les plus aptes, ceux qui sont continuellement en guerre les uns contre les autres ou ceux qui se soutiennent mutuellement? ... nous constatons aussitôt que ce sont indéniablement les seconds.
Mais l'argumentation de Kropotkine est tombée dans le vide et les critiques plus récentes de la « conception du monde des gladiateurs » ont connu le même sort. Tout devait être expliqué en termes, de compétition. Adam Smith ayant montré que le principe de compétition s'appliquait à l'économie, Spencer ayant fait de même pour la sociologie, Malthus pour la démographie et Darwin pour la théorie de l'évolution, les écologistes académiques n'ont pas voulu être en reste. Comme le remarque Douglas Boucher ' , « l'écologie du xx' siècle, tout en répugnant à tracer des analogies entre la nature et la société, a perpétué la tradition selon laquelle les interactions antagonistes fondent l'organisation des communautés ». R.E. RickIefs', auteur d'un célèbre manuel d'écologie, le confirme: « La compétition est si unanimement admise comme un des principes essentiels d'organisation en écologie qu 'elle a atteint le rang de paradigme. » Même si la compétition, comme la sélection naturelle, est un mécanisme grossier et rudimentaire, les écologistes lui ont attribué les pouvoirs les plus incroyables. il n'y a aucun exploit que la compétition ne serait capable d'accomplir. Ainsi, le principe d'exclusion réciproque, appelé aussi principe de Gause, énonce que les populations de deux espèces ayant les mêmes besoins, et exigeant la même alimentation, ne peuvent occuper la même niche ni coexister sur un même territoire. Car l'une d'elles élimine l'autre à plus ou moins brève échéance. En d'autres termes, la compétition régulerait la diversité. Le postulat que les
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espèces végétales communes, souvent qualifiées de dominantes, sont les plus efficaces dans la concurrence, tandis que les espèces rares, ou non dominantes, sont jugées simplement moins efficaces, laisse supposer que la compétition déterminerait la taille relative des populations. Mieux, selon le principe énoncé par Putman et Wratten, la compétition pour les ressources déterminerait l'organisation écologique, de même que la succession. En fait, les écologistes orthodoxes attribuent à la compétition l'omniprésence, l'omnipotence, et donc vraisemblablement l'omniscience que l'on attribue habituellement à Dieu. Les sociobiologistes ont adopté les positions les plus extrêmes. Selon eux, l'intérêt individuel prévaut à tous les niveaux, et c'est en fonction de lui seul que s'interprète toute forme de coopération - toute allusion au caractère nécessaire de cette coopération pour le système plus vaste étant jugée antiscientifique. Voilà qui pousse les sociobiologistes à considérer que même les plus modestes des êtres vivants se livrent, tels des économistes modernes, à des calculs de rentabilité avant de décider d'une éventuelle coopération avec leurs congénères, y compris les membres de leur famille. Jusqu'aux plus intimes des relations humaines mutuelles, comme celle de la mère et de son enfant, s'expliqueraient en ces termes -les manifestations d'affection dissimulant toutes sortes de sinistres manœuvres de l'enfant vis-à-vis de son innocente mère, et la réciproque étant probablement aussi vraie. Dawkins ' soutient que Nous pouvons parler de conflit entre parents et enfants, de guerre entre générations. Cette guerre est subtile et, d'un côté comme de l'autre, tous les coups sont permis. L'enfant ne perdra pas une occasion de tricher. Il feindra d' être plus affamé, plus petit ou plus en danger qu ' il ne l'est en réalité. S'il est trop petit et trop faible pour malmener physiquement ses parents, il use de toutes les armes psychologiques à sa disposition - mensonge, tricherie, tromperie, exploitation - jusqu'à pénaliser ses parents au-delà de ce que les liens génétiques toléreraient. De leur côté, les parents doivent être conscients de cette tricherie et de ces mensonges et s'efforcer de ne pas être dupes.
Dans les milieux académiques qui prennent au sérieux les thèses de la sociobiologie, la tricherie entre les participants à des relations en apparence mutualistes est même aujourd'hui considérée comme un sujet de recherche légitime et digne de respect. 231
Le concept de compétition comme principe organisateur de la nature ne se fonde cependant sur aucune connaissance sérieuse. Pour commencer, il n' y a même pas de définition établie de la compétition, et le terme s'emploie dans des sens très différents. Darwin, par exemple, n' a jamais précisé le lien qu ' il faisait entre la notion de compétition et celles de
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un aspect secondaire du mode de relation entre les êtres vivants, comme l'afflrment E.J. Kormondy et l'entomologiste E. S. Messenger. En réalité, les animaux semblent chercher à l'éviter ou, du moins, à éviter ses manifestations les plus destructrices. Ainsi, les êtres vivants apprendront à occuper une niche différente de leurs concurrents potentiels, même si, pour s'y adapter, il leur faut entreprendre une modification comportementale et structurelle. Robert Augros et George Stanciu 9 affIrment aussi que des milliers d'espèces vivantes coexistent « sans se faire concurrence, parce qu'elles se nourrissent d'aliments différents, parce qu'elles s'activent à des moments différents ou bien qu'elles n'occupent pas la même niche ». Certaines espèces de plantes ont appris à vivre sur des sols sablonneux, « d'autres dans un riche humus, certaines préfèrent une terre acide, d 'autres une terre alcaline, d' autres encore, comme les lichens, n'ont besoin d' aucune terre; certaines profitent du début de la saison de croissance, d'autres de sa fIn; certaines ne s'en tirent que parce qu'elles sont minuscules, d'autres parce qu'elles sont énormes ». Certaines espèces animales, pour éviter la concurrence, s'en iront tout simplement occuper une niche non encore exploitée: c'est pour cette raison que pratiquement chaque île des Galapagos a aujourd'hui ses propres sous-espèces de fringiIIe, de tortue et de lézard. C'est ainsi que, plutôt que de lutter jusqu'à la mort, les groupes concurrents s'éparpillent et en viennent à se différencier. En outre, lorsque la vraie concurrence surgit, elle a tendance à être extrêmement formalisée. Dans le règne animal, le conflit intraspécifIque n'est guère plus qu'un rituel accompli conformément à un ensemble de règles visant, avant tout, à éviter la mort ou la mutilation. Ainsi, les serpents à sonnettes, capables de tuer d'une seule morsure, ne mordent jamais leurs rivaux. Leur conflit, atteste Charles Shaw 10 (1903-1989), est un étrange rituel évoquant une lutte entre Indiens: «Le serpent vainqueur immobilise pendant un moment le vaincu avec le poids de son corps, puis le laisse s'échapper.» L'oryx, dont les cornes sont capables de mettre un lion hors de combat, ne les utilise jamais pour de bon quand il lutte avec ses congénères. Comme l'écrit Irenius EiblEibesfeldt" : Walthe a observé un taureau sans cornes poursuivre jusqu'au bout le combat rituel comme s ' il les avait encore. Il s'efforçait d'atteindre celles de son adversaire et frappait dans le vide à la distance exacte où ses cornes auraient dû les toucher. Chose tout
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aussi remarquable, son adversaire se comportait comme s'il les avait encore et ripostait à ses coups virtuels.
Il en est à peu près de même des sociétés humaines vernaculaires. Ainsi, dans les guerres entre aborigènes d'Australie, il était de règle de mettre fin au combat dès qu'il y avait un mort. Chez les Maoris, le chef était essentiel et les hostilités cessaient dès que celui d'un des clans rivaux était mis hors de combat. Andrew Vayda 12 remarque que les guerriers maoris, «même à deux doigts de la victoire », pouvaient très bien battre en retraite à la suite de la perte de leur chef. Une autre forme de ritualisation consiste à substituer un combat singulier ou un tournoi entre deux ou plusieurs champions au conflit entre deux armées. Le combat entre David et Goliath est l'exemple qui vient immédiatement à l'esprit. L'Europe médiévale eut beaucoup recours à cette pratique. Le sport lui aussi permet de ritualiser le conflit entre deux groupes sociaux. Le jeu de Lacrosse remplissait cette fonction chez les Indiens Crees du Canada et, de nos jours, le football prend de plus en plus la forme d'un conflit ritualisé entre deux groupes rivaux de supporters souvent représentatifs d'ethnies différentes, comme c' est le cas entre le Celtic et les Rangers de Glasgow ou les supporters d'équipes nationales. Le plus sophistiqué de ces combats ritualisés est peut-être le Palio de Sienne où les contrades - organisations médiévales, dont chacune représente un quartier de la ville - se mesurent lors d'une course de chevaux effrénée qui a lieu autour de la magnifique Piazza deI Campo. Fait révélateur, la criminalité est remarquablement faible dan s la cité: ses habitants ont appris à vivre ensemble et le Palio joue à cet égard un rôle essentiel (voir Chapitre 50). La thèse selon laquelle la compétition est le principe organisateur de la nature est fondée sur l'erreur dangereuse que commirent Malthus, Darwin, les tenants du darwinisme social, les sociobiologistes (et, en fait, la majorité des biologistes, des écologues et des sociologues orthodoxes) en regardant les sociétés actuelles atomisées, individualistes et marquées par la compétition - comme étant la norme, et en considérant de surcroît qu 'elles reflètent la structure fondamentale du monde naturel. Ces sociétés sont au contraire tout à fait aberrantes et nécessairement éphémères, tout comme le système économique qu'elles ont engendré. 234
Cela sauta aux yeux de Friedrich Engels 13 lorsqu'il se rendit à Londres pour y étudier la société métropolitaine. TI y trouva
Aujourd'hui, Londres a été largement dépassée à cet égard. C' est dans les quartiers pauvres des conurbations industrielles tentaculaires de l'Amérique du Nord que la guerre de tous contre tous a pris les proportions les plus alarmantes. La criminalité, la délinquance et la violence sous toutes leurs formes y sont omniprésentes, mais, plutôt que des anomalies, il faut les considérer comme les symptômes d'une carence sociale et, par conséquent, d'une «éco-déviance» (voir Chapitres 46 et 47). Si la communauté s' y effondre, la famille fait de même; la famille nucléaire n'existe plus. Presque tous les foyers se composent d'une femme seule avec des enfants dont le père se désintéresse. Une société, ou plutôt une absence de société
aliénés doit donc n'être considérée que comme le symptôme de leur isolement social et de leur aliénation. Indéruablement, la compétition joue un rôle dans le comportement des êtres vivants, particulièrement dans les écosystèmes pionniers. Elle y sert notamment à réduire la part d'aléatoire et à maintenir]' ordre spécifique de ]' écosystème. Elle y sert aussi à ménager une distance entre les êtres vivants, ce qui favorise, entre autres, l'accroissement de la diversité, qui permet l'adaptation à une plus large gamme de défis de l'environnement, d'où un plus grand nombre de schémas de comportement et, éventuellement, de formes structurelles. Cependant, au fur et à mesure que les êtres vivants évoluent, que les écosystèmes passent du stade pionnier au stade climacique, ces fonctions sont progressivement intemalisées et la compétition faü place à la coopération, tanrus que l'homéostasie augmente d'autant.
41 Les systèmes naturels sont homéotéliques vis-à-vis de Gaïa Les êtres vivants sont si liés, si étroitement enchaînés les uns aux autres qu'ils visent tous le même but et qu'un grand nombre de buts intermédiaires sont subordonnés à celui-ci. LINNÉ (1686-1704)
.
On ne peut qu'être frappé par la façon dont les cellules d'un orgarusme, non seulement coopèrent, mais aussi coopèrent dans un sens spécifique - pour l'accomplissement et l'entretien du type particulier d'organisme qu ' elles constituent. Jan
SMUTS (1870-1950)
Particulatité remarquable des systèmes vivants, tout le réseau des réactions du métabolisme est non seulement strictement coordonné mais aussi orienté vers l'autoconservation et l'autoreproduction perpétuelles de l'ensemble dans les conditions données du milieu extérieur. Cette orientation hautement organisée qui est caractéristique de la vie n' a pu être le fait du hasard. A. T.
OPARIN
Nous avons vu que la coopération est l'interrelation gaïenne par excellence. Mais les systèmes naturels ne peuvent coopérer que pour atteindre un but commun. S' ils n'avaient pas de but commun, il ne pourrait y avoir de coopération et le terme même serait vide de sens. Les systèmes naturels, en tant que parties différenciées de la hiérarchie gaïenne, ont pour objectif commun la préservation de son ordre spécifique - ou sa stabilité - car ce n'est qu'ainsi qu'ils peuvent préserver le leur, et par là même leur propre continuité. n est significatif qu ' il n'existe aucun mot qui exprime de manière explicite ce caractère essentiel de la coopération avec le tout dans le but de préserver son ordre spécifique. C'est pourquoi il me faut créer un mot nouveau: l'homéotélie, du grec homoios (même) et telos (objectif).
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Au niveau d'un organisme biologique, la manifestation de ce principe est claire. Comme l'écrit Cuénot, si les oiseaux peuvent voler, c'est grâce à la convergence de mille détails: de longues ailes et l'empennage de la queue, des os contenant de l'air, des ballasts, l'os de la poitrine et les muscles pectoraux, l'architecture des côtes, du cou, des pieds, de la colonne vertébrale, du bassin, l'attache automatique des barbules des plumes, etc. Tous les traits de l'oiseau concourent à ce qu'il puisse voler. Tous sont homéotéliques vis-à-vis du vol, tandis que le vol lui-même l'est vis-à-vis de la préservation de l'ordre spécifique des populations aviennes au sein de la hiérarchie gaïenne. Le même principe s'applique à une communauté et à une société. Les anthropologues de l'école «fonctionnelle» voyaient le comportement culturel comme garant de l'intégrité et de la stabilité des systèmes sociaux. Pour Radcliffe-Brown " la fonction d'un trait de comportement, c'est sa contribution «à l'activité d'ensemble à laquelle il se rapporte », tandis que
TI explique que E. Ungerer 3 était lui aussi à ce point frappé par cette fonction de « maintien du tout» des processus vitaux qu'il décida de remplacer la notion biologique d' <
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contribution particulière à l'ensemble du processus. Le développement de l'embryon dans la matrice n'est pas un enchaînement de variations ad hoc, mais participe d'une stratégie soigneusement coordonnée visant à donner le jour à un produit final, l'enfant. Dans une succession écologique, chaque stade contribu~ à la réalisation de l'objectif de l'écosystème: l'état de climax. A première vue, on peut avoir l'impression que le lien de coopération s'établit entre ces diverses étapes, mais en réalité c'est avec l'ensemble du processus que chacune d'elles coopère, et cette coopération n'a de sens que si on la considère d'un point de vue téléologique, comme un processus homéotélique servant à promouvoir l'intégrité et la stabilité de l'ensemble. La coordination des processus homéotéliques est particulièrement frappante. Ceux qui se déroulent au sein de l'organisme, par exemple, ne se contrarient manifestement pas les uns les autres. Ainsi, la nourriture ne peut être convenablement digérée si le sang ne circule pas comme il faut, et la circulation ne peut avoir lieu si l'organisme n'est plus capable de digérer ses aliments, et dépérit faute de nourriture. En d'autres termes, le vivant répugne aux marchandages si caractéristiques de la société moderne. Cette coordination des activités homéotéliques est peut-être moins évidente mais tout aussi réelle dans tous les systèmes naturels, qu'il s'agisse de sociétés stables, d'écosystèmes climaciques ou de Gaïa elle-même. C'est ce que Radcliffe-Brown' avait pleinement compris. «L' unité fonctionnelle de la société traditionnelle est avant tout, écrit-il, un état dans lequel toutes les composantes du système social travaillent de concert, avec un degré d'harmonie ou de cohérence interne suffisant, c'est-à-dire sans engendrer de conflits durables impossibles à résoudre ou à endiguer.» Il note que cette conception de la société s'oppose radicalement à celle qui voit dans la culture un « patchwork» d'éléments où l'on ne peut déceler «aucune loi sociale significative '». Sans la coordination nécessaire pour prévenir des «conflits durables », il serait inconcevable que les processus du vivant, aussi subtils soient-ils, puissent atteindre leur but commun: maintenir l'ordre spécifique de la hiérarchie gaïenne. Comme la coopération, la compétition peut maintenir l'ordre spécifique de l'univers. Elle peut donc être considérée comme homéotélique. Ainsi, la forme de compétition qui a pour fonction d'éliminer le hasard dans les systèmes naturels est homéotélique vis-à-vis de ces systèmes et de la hiérarchie de systèmes 239
naturels à laquelle ils appartiennent. La stratégie de compétition qui sert à mettre une distance entre les populations et à augmenter la diversité l'est aussi. Les prédateurs remplissent une fonction homéotélique évidente dans l'écosystème. Leur rôle consiste à exercer un contrôle qualitatif et quantitatif sur les populations d'animaux dont ils font leurs proies, à maintenir leur effectif, leur organisation et leur viabilité, contribuant ainsi à conserver la structure optimale de l'écosystème auquel ils appartiennent. Un zèbre ne considère pas qu'en l'étripant le lion lui soit bénéfique, bien que ce comportement le soit sans aucun doute pour la population des zèbres dans son ensemble. Le caractère homéotélique des relations entre proies et prédateurs n'apparaît donc que si on la considère d' un point de vue holistique. Fait significatif, les proies stimulent elles-mêmes le comportement prédateur. Ainsi, derrière un troupeau de buffles de Cafrerie, on voit souvent un troupeau beaucoup plus petit de traînards, composé des plus vieux et des plus faibles. Si l'un des traînards essaie de rejoindre le gros du troupeau, il est repoussé. Et c'est naturellement aux traînards que le lion s'attaquera, car s'en prendre au gros du troupeau pourrait être trop dangereux. En un sens, le prédateur et les proies coopèrent afin que ce soient les vieux et les faibles - on pourrait dire les éléments aléatoires - qui soient éliminés, pour maintenir la viabilité de la population des proies nécessaire au maintien de l'ordre spécifique de l'écosphère (voir Chapitre 39). Le caractère homéotélique du comportement prédateur devient plus manifeste encore quand on s'aperçoit des conséquences écologiques qu'entraîne l'élimination des prédateurs de leurs écosystèmes habituels. Au Bangladesh par exemple, les grenouilles furent capturées en très grande quantité pour satisfaire l'importante demande qui existe en France et ailleurs pour les cuisses de ces batraciens. TI en résulta une explosion démographique de tous les insectes dont se nourrissent les grenouilles, qui entraîna une utilisation massive de pesticides pour essayer de l'enrayer. On s'aperçut finalement que le coût des pesticides dépassait les profits retirés du commerce des grenouilles. L'élimination des prédateurs conduit en outre à une réduction de la diversité écologique requise pour le maintien de la stabilité d'un écosystème. Putrnan et Wratten 6 signalent que l'élimination de l'étoile de mer (Pisasta ochracens) dans l'écosystème intertidal californien provoqua de graves changements écologiques. Il ne
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resta que huit des quatorze espèces qui s'y trouvaient à l'origine; sur ces huit, quatre seulement faisaient partie des onze espèces dont se nourrissait l' étoile de mer. Il fallut donc admettre qu' apparemment les prédateurs «augmentent le nombre d'espèces proies », « engendrent et préservent la diversité au sein de la communauté ». La « mise en valeur» des populations de proies est optimale quand elle est homéotélique, c'est-à-dire quand elle leur impose les régulations quantitatives et qualitatives qui contribuent à maintenir l'ordre spécifique de l'écosystème auquel elles appartiennent. Pourquoi les êtres vivants se comportent-ils ainsi homéotéliquement vis-à-vis de la hiérarchie de systèmes naturels à laquelle ils appartiennent? La raison doit en être qu'ils sont les parties différenciées de ces systèmes, sans lesquels ils n'ont pas de sens et ne peuvent survivre, ou, dans le cas de systèmes peu intégrés, ne peuvent survivre qu'imparfaitement et dans des conditions précaires. Eugene Odum 7 écrit à ce propos: Parce que chaque niveau du spectre du biosystème est « intégré» ou interdépendant avec les autres, il ne peut y avoir entre eux de frontière ou de rupture marquée au sens fonctionnel , même entre l'organisme et la population. L'organisme individuel, par exemple, ne peut survivre longtemps sans la population à laquelle il appartient, de même que l'organe, en tant qu ' unité, serait incapable de survivre longtemps et de s'auto-conserver sans l'organisme.
On peut donc dire que la hiérarchie de systèmes plus vastes dont font partie les êtres vivants leur fournit l'environnement auquel l'évolution et l'éducation les ont adaptés et, comme le souligne Boyden, qui est de nature à satisfaire au mieux leurs besoins fondamentaux. De ce fait, on peut aller jusqu'à dire que dans une biosphère stable, le comportement qui répond aux exigences du tout est nécessairement celui qui répond aussi aux exigences de ses parties différenciées (par opposition à aléatoires). J'appelle cela le principe du mutualisme hiérarchique. La dépendance des parties vis-à-vis du tout est magnifiquement illustrée par cette tendance qu'ont les parties d' un système naturel à se réorganiser quand elles ont été mélangées comme un jeu de cartes, et à retrouver une configuration proche de celle d'origine. Monod 8 montre comment cela se produit chez un virus, le bactériophage T4. Lorsque ses parties constitutives sont 241
mélangées in vitro, elles se rassemblent d'elles-mêmes, et le virus reconstitué est parfaitement capable de fonctionner. Weiss souligne aussi que des cellules en suspension sont capables de former des peaux d'embryon dissociées; les tissus des cartilages et des reins, quand on les mélange comme un jeu de cartes, se réassocient pour élaborer le tissu d'origine, à un stade de développement plus avancé. On aurait des chances d'obtenir l'exemple le plus frappant de ce phénomène si l'on dispersait les membres d'une famille ou d'une communauté climacique de manière à créer une collection aléatoire d'individus. Comme les parties du bactériophage et le tissu embryonnaire du rein, ils ne tarderaient pas à se réorganiser pour reformer leurs groupements naturels. On peut en effet imaginer les efforts frénétiques que les mères déploieraient pour trouver leurs enfants, les enfants pour retrouver leur mère; les pères pour chercher leur femme et leurs enfants; les grandsparents s'évertueraient à réintégrer le giron familial. En Afrique, les membres de différents groupes originaires des mêmes ethnies, des mêmes familles ou des mêmes villages, se mettent eux aussi en quête les uns des autres quand ils émigrent dans des grandes villes.,La même chose se produit dans les métropoles occidentales. A New York, par exemple, les diverses ethnies - Juifs, Irlandais, Italiens, Allemands, Portoricains et Noirs - vivent en majorité en communautés séparées, même si bien souvent l'État s'efforce de les intégrer en une foule anonyme qui répond mieux à ses objectifs hétérarchiques.
42 Lorsque les mécanismes de régulation gaïens s'effondrent, le comportement devient hétérotélique La nature a placé.J' homme sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. C ' est à eux seuls qu'il appartient de nous signaler ce que nous devons faire et de détenniner ce que nous ferons. Jeremy BENTHAM (1748-1832) Nous sommes nés en des temps de chaos Où chacun al' esprit confus On voudrait rester à l'écart de ce monde de fous, Mais ce serait refuser sa part de butin. Chanson javanaise moderne
Le comportement homéotélique est un comportement normal qui sert le but pour lequel il a été phylogénétiquement et ontogénétiquement modelé: à savoir maintenir l'ordre spécifique de l'écosphère (voir Chapitre 41). Le comportement hétérotélique (du grec heteros, différent et telos, le but) est un comportement mal dirigé, en quelque sorte égaré, qui satisfait certains besoins du système individuel, mais pas ceux de l'ensemble de la hiérarchie de Gaïa. La distinction essentielle entre comportement homéotélique et comportement hétérotélique, entre le normal et l'anormal, est totalement étrangère au paradigme scientifique. Une approche réductionniste du comportement ne permet en aucun cas de comprendre comment il peut répondre à une finalité et contribuer à préserver la totalité, et ne permet donc pas de déterminer s'il remplit ou non sa fonction. Le comportement peut être mal dirigé s'il est fondé sur une information défectueuse. Ille sera également si, dans des conditions nouvelles et imprévisibles, tout en restant fondé sur des informations jusqu'alors exactes, il cesse de fournir une réponse 243
adaptative. Le comportement hétérotélique apparaît souvent quand un nouvel état de l'environnement imite celui auquel le système est capable de s'adapter homéotéliquement, tout en s'en écartant sur au moins un aspect essentiel. Ainsi, lorsque au cours de son développement un organisme est exposé au strontium 90, substance radioactive très proche chimiquement du calcium, il l'emploie comme matière première pour ses os. Cela satisfait aux exigences immédiates du processus, tout en desservant ses objectifs à long terme, et par conséquent ceux de l'organisme entier, les risques de développer un cancer ou quelque autre maladie dégénérative étant de beaucoup augmentés. Le biologiste australien Stephen Boyden 1 distingue l'adaptation de la «pseudo-adaptation». La consommation de pain blanc, de margaripe, de sucreries et autres aliments industriels es! très élevée en Ecosse aujourd'hui; et de fait, presque 40 % des Ecossais perdent toutes leurs dents avant l'âge de vingt-vinq ans. La réaction homéotélique, adaptative, normale, consisterait à améliorer le régime alimentaire. La réaction hétérotélique, pseudoadaptative, anormale, consiste à fournir aux victimes des fausses dents. Même si ces prothèses remplacent les dents pour les besoins de la mastication, elles ne suppriment pas les autres conséquences d'une alimentation déficiente - telles que diabète, ulcères gastriques, appendicite, varices, divers cancers et autres maladies de civilisation. Au contraire même, l'implantation de fausses dents, en rendant les symptômes d'une mauvaise alimentation plus tolérables, encourage les gens à garder leurs mauvaises habitudes alimentaires, perpétuant ainsi les autres troubles de santé. Chacun sera à son tour traité de manière hétérotélique: leurs symptômes seront supprimés à coups de médicaments, qui tous, à des degrés divers, entraînent de graves effets dits secondaires. Ceux-ci sont traités de la même manière, et le cercle vicieux hétérotélique s'élargit jusqu'à ce que les victimes soient hospitalisées pour qu'on élimine leurs symptômes par des méthodes encore plus drastiques - opérations chirurgicales notamment - entraînant ainsi d'autres effets secondaires, etc. Il y a bien sûr des exceptions. Certains médecins prescrivent à leurs patients une alimentation plus saine et les encouragent à adopter un mode de vie plus sain, susceptible de supprimer ou de minimiser ces troubles. Mais cela reste l'exception. Car aux yeux de beaucoup de praticiens, la santé est une marchandise fabriquée par l'homme et dispensée 244
par les hôpitaux et l'industrie pharmaceutique moderne - le complexe médico-industriel. L' ampleur prise aujourd' hui par l'emploi hétérotélique de remèdes hétérotéliques garantit surtout la santé de l'industrie médicale de masse, dont le chiffre d ' affaires, aux États-Unis, représente quelque 14 % du produit national brut. L' industrie médicale consomme en outre sa part de ressources non renouvelables. Elle engendre des pollutions dont l'effet sur la santé humaine n' est pas négligeable, et une destruction écologique et sociale à l'avenant. Les mêmes principes s'appliquent à presque tous les autres secteurs d'activité. Les causes réelles de nos problèmes ne sont jamais examinées. Inondations, sécheresse, épidémies, criminalité . et délinquance, drogue, misère dans le tiers monde et ailleurs, chômage ... sont traités avec des moyens hétérotéliques, essentiellement techniques, les seuls que notre société soit programmée pour fournir, les seuls qui satisfont les intérêts économiques à court terme des firmes et des grandes institutions. Prenons un autre exemple. Dans une société stable, l'évolution d' un individu et son éducation le préparent à assumer dans sa famille les fonctions qui en garantiront la stabilité et la survie. Il les assume spontanément, car il satisfait ainsi ses propres besoins. En se comportant en bon époux avec sa femme, comportement nécessaire pour que dure sa famille, il satisfait des besoins individuels de base - besoins sexuel, de compagnie, etc. Toutefois, il peut prendre une maîtresse exigeante qui le poussera à abandonner son foyer. En agissant ainsi, il satisfait en effet certains de ses besoins, mais d' une manière qui ne répond pas à ceux de sa famille et de la hiérarchie de systèmes plus vastes dont elle fait partie. Autrement dit, un mécanisme destiné à maintenir la cohésion de la cellule familiale, unité de base de la société, est mobilisé pour aboutir exactement au résultat inverse. Nous nous retrouvons avec une famille monoparentale, entité bien instable et milieu peu satisfaisant pour le développement des enfants. Elle risque de se désagréger encore davantage, aboutissant ainsi à l'abandon des enfants, ce qui se produit à grande échelle dans les bidonvilles des mégalopoles d' Amérique du Sud. Si l'individu a besoin d ' une famille, il a aussi besoin d'une communauté. Mais avec le développement économique, la communauté, comme la famille, se désintègre, s'atomise, et les grosses entreprises ou institutions la remplacent. C'est particulièrement évident au Japon où les grandes firmes usurpent la 245
plupart des fonctions de la communauté, supportant les frais d'éducation de leurs employés, les prenant en charge en cas de maladie et même pour leur retraite. Bien que ce système ait le mérite de fidéliser les salariés à leur entreprise, il n'en est pas moins totalement hétérotélique. Il sert les intérêts des entreprises. Il ne sert pas ceux de la société dans son ensemble, et moins encore ceux du monde naturel, à la destruction duquel les entreprises japonaises apportent lJne singulière contribution. Tout comme les entreprises, l'Etat tente de mimer la farnille et la communauté. C'est-~-dire que le comportement de l'homme moderne vis-à-vis de l'Etat, dont il devient de plus en plus dép,endant, est lui aussi hétérotélique. Pas plus que l'entreprise, l'Etat n' est un composant naturel de la hiérarchie gaïenne. li ne cherche pas à procurer à ses citoyens le milieu nécessaire à la satisfaction de leurs besoins fondamentaux, biologiques, psychologiques ou sociaux, mais plutôt l'environnement qui répond à ses propres intérêts politiques immédiats. La religion moderne est hétérotélique elle aussi : elle détourne l'esprit religieux de l'accomplissement de ses fonctions homéotéliques spontanées vis-à-vis de la société et de ce qui reste du monde naturel, les exposant tous deux encore davantage à l'exploitation et à la destruction (voir Chapitre 63). Le comportement hétérotélique existera toujours. On peut le considérer comme la manifestation de l'aléatoire biologique, écologique et social. Cependant, dans une société stable, il est plus l'exception que la règle, et toutes sortes de mécanismes sociaux en limitent les incidences. C'est quand la société se désagrège, lorsque la technosphère remplace la biosphère qu'il devient la règle. Alors, le comportement n'est plus capable d'auto-régulation ni d'homéostasie - et perd sa capacité de neutraliser le hasard, l' hétérotélie. La société échappe au contrôle et court, comme la société actuelle, au désastre social et écologique. Seule peut dès lors la sauver une méga-mutation culturelle, un mouvement de « revitalisation» fondé sur des principes écologiques (voir Chapitre 66), qui ferait naître une société à comportement fondamentalement homéotélique, comme les sociétés vernaculaires d' autrefois.
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Les systèmes naturels ne peuvent se comporter homéotéliquement que dans les limites de leur « intervalle de tolérance» TI est vrai qu' un système en homéostasie tolère les perturbations, mais seulement lorsqu'il est sain et que celles-ci interviennent dans le champ de sa capacité de régulation. Lorsqu'un tel système est poussé quasiment aux limites de cette capacité, une secousse même minime peut le faire basculer brusquement vers un nouvel état de stabilité, voire le faire s'effondrer. James LoVELOCK Les essais nucléaires ont augmenté les retombées radioactives et l'industrie nucléaire élève les niveaux de radioactivité ambiante, qui risquent fort de dépasser notre seuil de tolérance. Les autres activités industrielles, elles aussi, épuisent et contaminent les nappes phréatiques, érodent et désertifient les terres arables et, d ' une façon générale, modifient notre environnement au point que bon nombre de ses caractères essentiels ne tarderont pas à sortir de notre intervalle de tolérance. EugeneODUM
En écologie, le principe de tolérance stipule que les systèmes naturels ne peuvent fonctionner de manière adaptative que dans un environnement dont les caractères essentiels ne divergent pas trop de l'optimum. Plus leur environnement s'en éloigne, plus il leur devient difficile, et finalement impossible, de s'adapter. À chaque caractéristique de l'environnement correspondent donc des limites, au-delà desquelles, selon les termes de McIntosh 1, les organismes « ne peuvent se développer, se reproduire et, à l'extrême limite, survivre». On peut en dire autant, bien sûr, de tous les systèmes naturels, qu' il s'agisse d'écosystèmes ou de communautés humaines. Aujourd'hui, le développement économique mondial amène presque partout les environnements à ces limites, quand ils ne les ont pas dépassées.
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Les écarts peuvent avoir lieu dans les deux sens - les êtres vivants peuvent subir un manque ou un excès. Ils connaissent donc «un minimum et un maximum écologiques 2 » . Il est révélateur que, dans leur habitat naturel, la plupart des animaux vivent au centre de leur «intervalle de tolérance ». Odum' décrit des facteurs limitants tels que la disponibilité en oxygène (dans les cours d'eau en particulier). Les œufs du saumon de fontaine ne peuvent se développer qu'entre 0 et 12 oC, avec un optimum autour de 4°; les œufs de grenouilles entre 0 et 30°, avec un optimum à 22°, «tandis que les bactéries des sources d'eau chaude tolèrent jusqu'à 8°C et les algues bleu-vert quelque 50 oC, à comparer à la limite de 50 oC pour les poissons et les insectes les plus tolérants ». Le principe de tolérance peut s' énoncer de façon plus subtile. Il importe tout d'abord de remarquer, ce que peu de gens font, que l'environnement le plus propice à la satisfaction des êtres vivants, celui où leur comportement est le plus gratifiant et adaptatif, est celui auquel l'évolution et l'éducation les ont adaptés. Le bon sens nous l'indique clairement. Ainsi, l'évolution d'un tigre l'a préparé à la vie dans la jungle, qui d'évidence représente son environnement optimum. Les activités auxquelles il peut se livrer dans la jungle sont celles qui satisfont le mieux ses besoins physiques et psychologiques; la nourriture qu'il y trouve est celle dont la consommation et la digestion lui sont le mieux adaptées; les odeurs qu'il y rencontre sont celles qu'il sait le mieux détecter, interpréter, apprécier, et auxquelles il réagit avec la plus grande efficacité adaptative. Rien ne permet de supposer que l'homme échappe à ce principe fondamental. Mais quel est l'environnement naturel de l' homme? Pour répondre à cette question, nous devons considérer que l'homme est par nature un chasseur-cueilleur. Comme l'écrivent S. Washburn et C. Lancaster', Les facteurs qui dominent l'évolution humaine et ont donné naissance à l' Homo sapiens furent pré-agricoles. L'agriculture a prévalu pendant moins de 1 % de l'histoire humaine, et l'on n'a aucune preuve, au cours de cette période, de changements biologiques majeurs. ( ... ) L'origine de tous nos caractères essentiels doit être recherchée à l'époque précédant l'agriculture.
Si l'homme, dit Wes Jackson', avait été conçu pour être agriculteur, <
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conçu pour un monde industriel, pourrait-on ajouter, il serait un robot sans exigence de famjlle ou de communauté, sans aucun sentiment pour la nature, sans moralité et sans émotions. il serait aussi doté d'une constitution lui permettant de se nourrir sans problèmes d'aliments dévitalisés et contaminés, de boire de l'eau polluée et de respirer de l'air acide ou oxydant. Le meilleur environnement pour l' homme est donc celui où ses ancêtres chasseurs-cueilleurs ont évolué, celui qu ' offrent les sociétés vivant encore dans un écosystème à son climax. Plus nous transformons le milieu en fonction du développement économique, moins il répond à nos besoins de base. Ce principe a été formulé de façon éloquente par Boyden 6: L'important corollaire de la théorie darwinienne sur lequel je voudrais attirer l'attention n'a jamais reçu de nom. Je l'appellerai ici le principe de désadaptation phylogénétique [Boyden emploie aujourd'hui le terme éco-déviallce]. Selon ce principe, si les conditions de vie d'un animal s'écartent de celles de l'environnement où l'espèce a évolué, il est probable que cet animal sera moins adapté aux nouvelles conditions qu'à celles auxquelles il est génétiquement adapté par la sélection naturelle; on peut en conséquence s'attendre à voir apparaître des signes de désadaptation. Aussi évident que soit ce principe, aussi claire que soit son importance, il est rarement évoqué dans les textes et sa portée semble donc avoir échappé à beaucoup. TI ne s'applique pas seulement aux modifications physico-chimiques de l'environnement ou matérielles, par exemple la qualité de la nourriture ou de l'air, mais encore à diverses influences immatérielles - notamment certaines pressions sociales qui peuvent affecter le comportement. De plus, ces signes de désadaptation sociale peuvent être physiologiques, comportementaux ou les deux à la foi s.
Beaucoup d'entre nous refusent d' admettre ce principe inéluctable, avant tout parce que ses implications sont extrêmement lourdes. Entre autres, il invalide l'idée même du progrès, que nous avons identifié au développement économique. Loin de ses prétentions à améliorer nos conditions de vie, le développement entraîne des changements qui font de plus en plus diverger l'environnement des conditions auxquelles l'évolution nous a adaptés. Le progrès crée des conditions de vie qui s'écartent de plus en plus de notre «intervalle de tolérance » - processus qui, si on le laisse se poursuivre, finira par signifier l'extinction de l'espèce humaine.
44 L'intervalle de tolérance des êtres vivants est leur champ spécifique ou environnement ordonné Le destin d'une cellule est une fonction de sa position.
Hans DRIESCH (1867·1941) La psychologie bantoue ne peut concevoir l'homme en tant qu'individu, comme force existant en elle-même, en dehors de ses relations ontologiques avec les autres êtres vivants, en dehors de son rapport avec les forces animées ou inanimées qui l'entourent. R. P. Placide 1ÈMPELS
L'un des éléments clés du bouddhisme au Ladakh est la notion de sunyata ou « vide ». J'ai d'abord eu du-mal à en comprendre le sens; mais au fil des ans, en parlant avec Tashi Rabgyas, il m'est apparu clairement. « Ce n' est pas facile d ' en parler, et c' est impossible à comprendre uniquement à travers les mots, me dit-il un jour. C'est quelque chose qu'on ne peut saisir que par une combinaison de réflexion et d'expérience personnelle. Mais je vais tenter de vous l'expliquer simplement. Prenez n'importe quel objet, par exemple un arbre. Lorsque vous pensez à un arbre, vous avez tendance à le faire comme pour un objet distinct, clairement défini, et à un certain niveau c'est vrai. Mais, à un niveau plus essentiel, l'arbre n'a pas d' existence indépendante ; il se dissout dans un réseau de relations. La pluie qui tombe sur ses feuilles, le vent qui agite ses branches, la terre qui le nourrit - tout cela fait partie de l'arbre. En fin de compte, en y réfléchissant bien, tout dans l'univers contribue à faire de 1 arbre ce qu'il est. TI ne peut être isolé; sa nature change d'un instant à l' autre - il n'est jamais le même. C'est ce que nous voulons dire lorsque nous afflrmons que les choses sont "vides", qu'elles n'ont pas de substance. » Helena NORBERG-HoDGE
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L'une des insuffisances les plus criantes de la théorie moderne du développement, comme de la théorie néo-darwinienne de l'évolution, est que l'information qui gouverne ces processus est censée se trouver tout entière dans les gènes. Cette conception s'accorde bien avec la notion de causalité. Le phénotype est considéré comme le produit d'agents ou administrateurs extérieurs, les gènes. Elle convient bien, par ailleurs, à une vision mécaniste des processus vivants, puisque c'est ainsi que sont dirigées les machines par les humains, mais son rapport à la réalité est nettement moins évident. Pour Weiss " prétendre que le gène est « le seul principe organisateur de l'organisme ( ... ) est une affIrmation gratuite, fondée sur une foi aveugle et un a priori réductionniste arbitraire ». TI accuse les tenants de la théorie du gène de masquer la difficulté, en attribuant à celui-ci un comportement spontané, le pouvoir d'« imposer », «informer», «réguler» ou «contrôler» le processus qui met de l'ordre dans le milieu désorganisé, «de sorte que celui-ci se conforme au travail d'équipe coordonné qui culminera dans l'aboutissement d'un organisme achevé. Mais ils n'expliquent jamais comment tout cela, se produit». L'organisme est un système naturel d'un genre particulier. TI est organisé de manière spécifIque et ses qualités ne peuvent être attribuées exclusivement ni à l'action des gènes, ni à celle des chromosomes dont ils font partie, ni même au génome. La différenciation des cellules qui composent l'organisme est donc une des caractéristiques essentielles de son développement. Ces cellules, qu'elles soient hépatiques, pancréatiques, intestinales ou qu'elles appartiennent aux muscles ou à d'autres tissus, sont dotées au départ de la même information génétique. Elles apprennent pourtant, d'une manière ou d'une autre, à remplir des fonctions bien distinctes. Dans les années 1920, il est apparu clairement que ce phénomène ne pouvait s'expliquer en termes mécanistes, mais seulement à partir d' un paradigme totalement nouveau. L' inspiration vint probablement au départ de la nouvelle physique de James Clerk Maxwell (1831-1839). Avant Maxwell, comme le disait Einstein " on considérait que le monde matériel était formé d'atomes semblables à de minuscules plombs ou à des points matériels, dont le changement se résumait à un mouvement. Les travaux de Maxwell ont conduit à une vision nouvelle de la réalité physique, que l'on en vint à considérer comme «des champs continus, inexplicables de manière mécaniste ». Désor251
mais un atome n'était plus envisagé comme séparé des autres atomes, mais comme une petite portion du champ électrique où la concentration de forces était intense. Le physicien français Louis de Broglie voyait les particules comme des «champs d'ondes ». En outre, les nouveaux physiciens ne considéraient pas le champ en termes mécanistes, ni même matériels. Il était perçu, comme dit Jerome Ashmore ', comme « un concept de relation » exerçant « une action organisatrice ou coordinatrice» sur ses parties constitutives. Dans les années 1920, Weiss et A. Gurwitsch tentèrent d'appliquer ce nouveau concept à la biologie. Seul ce nouveau paradigme, leur semblait-il, pouvait permettre aux scientifiques d' expliquer les notions de forme, d'organisa~ion et de différenciation des parties des systèmes naturels. «A mes yeux », écrit Weiss" en tant qu'observateur de la nature, l'univers se présente simplement comme un immense continuum cohérent. Mais ce n' est pas ainsi que nous l'envisageons d'ordinaire. Nous sommes habitués à le considérer comme un patchwork de fragments discrets. Cette habitude provient en partie d' un héritage biologique, pour lequel fixer notre attention sur les «choses » - proies, ennemis, obstacles est une nécessité vitale; en partie d'une tradition culturelle et en partie de la simple curiosité, qui attire nos regards et notre intérêt sur des «objets » limités.
C'est cet « immense continuum cohérent» dont tout système naturel fait partie que Weiss et Gurwitsch désignent comme son « champ ». Waddington ' adhère lui aussi à cette conception du monde vivant. Il y définit le champ comme «un système en ordre où la position occupée par des entités instables dans une partie du système correspond à la position occupée par les entités instables d'autres parties ». V. Hamberger 6 , l'un des premiers à avoir formulé cette conception du vivant, décrivait le champ comme une unité ou un tout et non pas simplement la somme des matériaux cellulaires qui le composent. Grâce à ses capacités organisatrices, le champ n'est pas perturbé si le matériel cellulaire qu'i! contrôle en temps normal augmente ou diminue. C'est dans ces propriétés régulatrices que le caractère uni du champ trouve sa plus évidente manifestation.
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C'est ainsi que le champ gouverne ou coordonne l'action des parties et peut conserver sa stabilité aux défis internes ou externes. Il faut donc se demander comment un système interagit avec son « champ» pour assurer son propre développement différencié tout au long d'une constellation de chréodes. Weiss 7 a souligné la nature intime de la relation du cybernétisme à son milieu propre à tous les niveaux d'organisation, y compris ceux de l'individu et de l'environnement. Tous les gènes des cellules sont, depuis toujours, captifs d'un milieu ordonné. Et tandis que le génome contribue aux propriétés spécifiques de ce milieu en interaction avec lui, durant l'embryogenèse, c'est seulement en vertu du cadre primordial d'organisation du cytoplasme dans l' œuf que l'individu peut maintenir dès le départ l'unité du projet d'ensemble.
Autrement dit, les instructions, en l'occurrence les instructions génétiques, ne sont pas conçues pour être transmises dans un environnement aléatoire. L'information, comme l'écrit Rapoport 8, n'est pas quelque chose «qui peut être versé dans un récipient vide comme un fluide ou même comme de l'énergie ». C'est là une des plus graves lacunes de la théorie néo-darwinienne de la sélection naturelle, qui considère le comportement comme déterminé par l'action des gènes sur un milieu chaotique. Comme le dit Weiss, les gènes ne commandent pas, mais «interagissent en coopération avec le tout dont ils font partie ». Les instructions qu'ils émettent ne seront suivies que par les systèmes préparés par l'évolution et l'éducation à les recevoir, à les comprendre et à les croire. Ceci doit être vrai de la transmission des instructions dans tous les processus du vivant, quel que soit leur niveau d'organisation. Waddington 9 écrit: Aucun système de transmission ne peut véhiculer l'information entre un émetteur et un récepteur si Le message n 'a pas de sens pour Le récepteur. ( ... ) Au fur et à mesure que l' enfant nouveau-né se développe, par exemple, il doit être «modelé » en récepteur d'information ( ... ) et réceptacle de croyances.
Mais cela n'est pas encore suffisant. Le récepteur d'un message doit aussi être structuré de façon à être capable d'agir sur 253
l'information de manière adaptative. «ça ne selt à rien, souligne Waddington '0, de pousser l'ADN de votre sperme dans un œuf si cet œuf ne contient pas les polymérases capables de le transcrire dans un messager, et toute la machinerie pour fabriquer une protéine selon les instructions. » De la même façon, les pleurs d'un bébé en détresse sont importants pour la mère, qui est prédisposée à les entendre et à les comprendre, mais aussi à y réagir, sans quoi il n'y aurait aucun intérêt à les détecter. En d' autres termes, le message de l'enfant ne prend toute sa signification que dans son champ immédiat, celui de sa famille, au sein de laquelle la mère est le membre le plus important. Hors de ce champ, le message risque fort de susciter une réaction inadéquate, et si le champ est particulièrement inapproprié, il n'en suscitera aucune. Voilà manifestement pourquoi il importe tant qu'un enfant soit élevé dans un milieu familial qui témoigne d'un certain degré de coopération et d'ordre. Cela importe d'autant plus que les expériences des toutes premières années de la vie sont capitales. L'enfant qui, ces années-là, n'est pas élevé dans les conditions ad hoc risque de manifester des traits psychologiques aberrants. En pratique, la délinquance et toutes les tentatives pour fuir la réalité (drogues, alcoolisme, schizophrénie) de la société moderne semblent dues, au moins en partie, à la désagrégation de la famille et de la communauté sous l'impact du développement économique (voir Chapitre 49). Malgré tout le système éducatif et l'assistance sociale fournis par l'Etat, l'enfant privé de famille risque de demeurer un nain émotionnel et intellectuel. Le cas extrême est celui des enfants ayant grandi dans l'isolement le plus complet, comme Gaspard Hauser (1812-1833), l'enfant sauvage de l'Aveyron ou ceux qui ont été élevés au milieu d'animaux sauvages. Malgré toutes les tentatives faites pour les réinsérer, ils ne parviennent jamais à dépasser l'âge mental de deux ou trois ans". Lorsque les enfants grandissent et se lancent dans le monde extérieur, il va sans dire qu'ils ont besoin d'aventure, de stimulation, de relever les défis qu'ils n' avaient pas rencontrés dans le giron familial. Les êtres vivants peuvent autant souffrir de vivre dans un milieu saturé d'ordre que dans un milieu désordonné. Ainsi, l'enfant élevé dans un cocon, où l'on va au-devant de chacun de ses désirs et où il n'a droit à aucune initiative, risque d'être mal préparé à affronter les problèmes qu'il rencontrera lorsqu'il quittera ce milieu familial pour s'aventurer dans le vaste 254
monde. Les êtres vivants doivent se développer dans un environnement, ou champ, qui témoigne d'un certain degré d'ordre ou degré de coopération, variable en fonction des conditions sociales et écologiques. n est clair que le «champ» d'un système naturel n'est autre que son environnement ordonné. En fait, si l'on avait compris plus tôt qu'un environnement est par nécessité hautement structuré, et non aléatoire, les termes de « champ » et de «théorie des champs» auraient été inutiles. Il reste à noter que ni le mot «champ » ni celui d'« environnement» ne sont, en général, compris dans le contexte de la hiérarchie de Gaia, la seule où leur structure et leur fonction aient un sens.
4S Le comportement d'un système naturel est gouverné homéoarchiquement par la hiérarchie des systèmes plus vastes dont il fait partie L'embryologie comparée nous rappelle sans cesse que l'organisme dirige la formation des cellules: il utilise à cette fin une, plusieurs ou un grand nombre d'entre elles, rassemble ses matériaux, décide de ses mouvements, façonne ses organes, comme si les cellules elles-mêmes n'existaient pas. Charles Otis WHITMAN
Nous avons vu (Chapitre 44) que l'environnement ou champ gouverne le comportement des systèmes naturels qui lui sont assujettis, mais la question se pose de savoir comment il y parvient. Comme la plupart des concepts de base aujourd'hui utilisés en science (complexité, organisation, compétition, hiérarchie, stabilité), celui d' « environnement» n'est jamais correctement défini. On l'emploie en général pour désigner vaguement « tout ce qui est dehors ». Personne ne semble se demander de quoi il s'agit. TI en est de même du concept de «champ ». Quand on a compris que tout système fait partie d' un autre, plus vaste, il devient clair que son environnement comprend non seulement le système en soi, mais aussi celui qui l'englobe, auquel il est homéotélique et qui le contrôle. Cela apparaît clairement, pour Woodger l, dans le cas du cytoplasme, qui constitue l'environnement immédiat du noyau: « Cytoplasme » peut s'entendre ( ... ) en un sens purement topographique, comme ce qui reste après que l'on a enlevé le noyau, mais on ne trouve bien sûr aucune entité semblable dans la nature. Ce que l'on trouve, c' est un certain mode d 'organisation récurrent dans le flux des événements, et c'est là le fait essentiel qu' exprime la notion de cellule.
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Patten et Odum 2 déplorent eux aussi que le terme « environnement» ne soit jamais convenablement défini. À nos yeux, la théorie de l'écologie n'est pas au point. Nous pensons que pour comprendre un organisme au sein de la nature, l'autre moitié, ]' environnement, doit aussi être comprise. Pour l'instant, «environnement» désigne l'environnement en général, tandis que «écosystème» est un environnement en particulier.
Il ne suffit pas, bien entendu, d'envisager un être vivant ou un processus vital comme partie du système qui constitue son environnement immédiat: comme nous le rappelle Weiss', nous devons le comprendre dans le contexte de son environnement global, la hiérarchie gaïenne des systèmes naturels dont il fait partie. Ce qui a semé la confusion, c'est que l'on n'a pas pris en considération la structure hiérarchique des êtres vivants. ( ... ) Le terme «environnement» a généralement été utilisé sans discrimination, en omettant de spécifier ses limites propres. TI a parfois désigné l'environnement naturel extérieur de l'individu (ressources alimentaires, climat météorologique et social, tensions, etc.); et parfois le «milieu intérieur» des fluides corporels et associations de tissus; d'autres fois encore, le cytoplasme qui entoure le noyau de la cellule; tandis qu 'en réalité, en ce qui concerne les gènes, il inclut tous ces éléments dans la mesure où, en dernière analyse, ce sont d'eux que dépendent les interactions génétiques. Dès les premiers stades du développement, chaque cellule du corps représente l'environnement de toutes les autres, chaque cytoplasme celui du noyau et des organites, chaque chromosome le milieu des chaînes d'ADN.
Cet argument est valable pour tout processus du vivant, depuis l'éducation d'un enfant, et le comportement au quotidien, jusqu'à l'ensemble de l'évolution. Tous impliquent, directement ou indirectement, des boucles de rétroaction avec chaque partie de leur environnement tout entier, celui qui leur est fourni par la hiérarchie de l'écosphère, que Claude Bernard appelait milieu cosmique. Envisager ainsi l'environnement d'un système naturel permet de mettre en évidence l'un des défauts majeurs de la théorie néo-darwinienne de la sélection naturelle. L'environnement, non défIni et anonyme, était censé - et l'est toujours - avoir acquis comme par miracle la faculté de «sélectionneo), avec un discernement stupéfIant, les individus «les plus aptes» - on entendait par là les plus individualistes et les plus compétitifs. Comment il en était capable
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et pourquoi il désirerait le faire n'a jamais été expliqué. Mais tout cela s'éclaire considérablement quand on envisage l'environnement (ou champ) comme celui, extrêmement organisé, que forme la biosphère, qui est elle-même, comme tous ses sous-systèmes, dotée du mécanisme régulateur nécessaire pour contrôler et coordonner l'homéotélie de comportement de ses parties. Je qualifierai ce contrôle d' homéoarchique (du grec homoios, même et archos, gouvernement) par opposition à hétérarchique (du grec heteros, différent et archos) que j'emploierai pour qyalifier le contrôle exercé par un agent extérieur au système, tel l'Etat. L'homéoarchie peut être envisagée comme une forme de causalité holistique, à l'opposé de ce que décrit le réductionnisme. Cette notion a été utilisée en psychologie par les membres de l'école «mentaliste» . Popper et Sir John Eccles l'appellent « causalité vers le bas » et Sperry «causalité émergente» ou « contrôle holistique ». Weiss souligne les divers mécanismes déployés par les organismes multicellulaires pour diriger et coordonner l'activité de leurs cellules constitutives: « le système nerveux, le système hormonal, le contrôle homéostatique de la composition des fluides corporels ». Eugene Odum considère aussi les écosystèmes comme di sposant de mécanismes très élaborés pour diriger leurs parties constitutives (voir Chapitre 24). Il est révélateur que le principe du contrôle du tout sur les parties soit quasiment ignoré par la cybernétique moderne - qui est pourtant la science du contrôle. Cela tient, en partie du moins, au fait que les cybernéticiens s'occupent principalement du contrôle des machines, et non de celui des systèmes naturels. S'agissant du contrôle d'une machine, comme un missile dirigé vers sa cible, il est possible de supposer, à des fins pratiques, que l'environnement est aléatoire. Tout au plus doit-on tenir compte de l'action du vent et d'autres phénomènes purement physiques. Mais ceci ne vaut pas quand on essaie de comprendre comment est dirigé le comportement d'un système naturel. Car alors l'environnement, fourni par la hiérarchie de systèmes plus vastes, est extrêmement organisé et exerce un contrôle considérable sur le comportement des parties inhérentes. Pour saisir l'importance de ce processus de contrôle, on doit garder à l'esprit le fait que, à leur naissance, les sous-systèmes sont jusqu'à un certain point des individus homogènes dotés de grands potentiels - mais incapables de composer entre eux un système viable, différencié et organisé, apte à conserver son homéostasie au sein de la hiérarchie de Gaïa. Qu'il s'agisse de cellules ou
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d'individus, c'est ce qu'ils doivent apprendre à faire, et le processus d'apprentissage pris au large doit se réaliser dans le contexte d ' une totalité englobante dont ils doivent devenir les parties différenciées et homéotéliques. On pourrait croire que seul le composant est capable d'apprendre et que la totalité demeure immuable. Cela n'est visiblement pas le cas, même s'il est certain que la totalité est plus conservatrice que ses composants. Ces derniers subissent de petits changements, comme je l'ai déjà indiqué, afin d'empêcher la mise en place de changements plus grands et plus destructeurs susceptibles d'affecter la totalité, ou, plus précisément, sa structure générale, dont la conservation est indispensable. Selon Paul Weiss, la structure générale d'un système naturel doit être quasi déterministe (macro determinacy) tandis que ses particularités doivent être beaucoup plus malléables (micro indeterminacy). Ainsi, ces composants peuvent connaître une malléabilité. Il incombe à la totalité de s'assurer du respect de ces limites. C'est seulement de cette façon que les composants demeurent homéotéliques au tout, c'est-à-dire à la hiérarchie ga:ienne ou au cosmos. Le contrôle homéarchique relève en fait davantage de la régulation que du contrôle. Au niveau des sociétés traditionnelles, plutôt que d'obliger les gens à se comporter à l'encontre de leurs inclinations naturelles, il régule ces dernières, faisant en sorte que leur comportement demeure homéotélique aux familles, aux communautés, aux sociétés, et au cosmos dans lesquels les gens ont évolué dans des conditions normales, et auxquels ils sont parfaitement adaptés biologiquement, psychologiquement et cognitivement. Dans une société traditionnelle, le comportement est fortement intégré (voir Chapitre 50). Ainsi, pour empêcher la manifestation de comportements hétérotéliques, tels que la surchasse et le pillage des ressources naturelles, les contrôles requis sont intégrés dans les «schémas culturels », ce qui n'est malheureusement plus le cas aujourd'hui dans nos sociétés de masses atomisées. Robert Nisbet 4 (et bien sûr aussi Max Weber), dit qu'un tel contrôle est« exercé par "l'autorité traditionnelle" » . Il est« tellement imbriqué dans l'étoffe de la tradition et des mœurs qu 'on le remarque aussi peu que l'air que l'on respire ». Les taoïstes l'appellent « Wu Wei », ce qui, dans les termes de Wing-Tsit-Chan signifie « ne rien faire qui soit contraire à la nature 5 » . Sans l'autorité de la tradition, les sociétés humaines seraient 259
incapables de contribuer au maintien de l'ordre spécifique du cosmos. Le pouvoir politique, en revanche a contribué à bouleverser cet ordre. TI exerce un contrôle non naturel ou hétérarchique qui, au lieu d'être exercé par la société elle-même sur ses mt:;mbres, est imposé au contraire par un agent extérieur tel que l'Etat ou une firme commerciale, et n'existe que pour satisfaire leurs intérêts qui sont en conflit avec ceux que la société, de ses membres et du monde naturel.
46 Plus l'environnement s'écarte de l'optimum, plus la désadaptation biologique augmente Presque toutes les études qui retracent l' histoire des maladies infectieuses montrent que, chez les êtres humains adoptant des modes de vie civilisés, la fréquence des infections augmente plutôt qu'elle ne diminue. Mark Nathan COHEN Nous assistons à la décrépitude de l' homme - la décrépitude de ses dents, de ses artères, de ses intestins et de ses articulations, à une échelle colossale et sans précédent. John LIVERLEES, médecin généraliste et président de la société McCarrison
Les dégâts profonds infligés à la biosphère par le développement économique, ou progrès, sont en train d'altérer l'environnement des êtres vivants qui forment la hiérarchie de Gaïa. Le milieu s'apparente de moins en moins à celui auquel nous ont préparés notre évolution et notre développement ontogénétique. Ainsi, nous nous nourrissons aujourd'hui des denrées d'une agriculture intensive qui fait appel à tout un arsenal chimique: hormones, antibiotiques, biocides (insecticides, herbicides, nématocides, fongicides et rodenticides), dont des résidus se trouvent dans presque tous les produits sur le marché. La transformation industrielle subie par les aliments dans d'immenses usines altère leur structure moléculaire, souvent totalement différente de celle des aliments auxquels l'évolution nous a adaptés. Ils sont de surcroît à nouveau contaminés par d'autres produits émulsifiants, conservateurs et anti-oxydants, notarnrnent - destinés à les doter des qualités nécessaires pour un séjour prolongé en supermarché, et faciliter en général leur commercialisation. L'eau que nous buvons est contaminée par des nitrates, des 261
métaux lourds et des composés organiques de synthèse - pesticides par exemple - qu'aucun procédé commercial ni traitement d'épuration ne supprime complètement. L'air que nous respirons est pollué par le plomb de l'essence, les particules d' amiante et de cadmium des plaquettes de freins, par l'oxyde de carbone et les oxydes d'azote des gaz d'échappement, par l'anhydride sulfureux des fumées de gas-oil, par de l'iode radioactif, du césium et quantité d'autres radionucléides provenant des installations nucléaires en fonctionnement. Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que nous souffrions d'une multitude de nouvelles maladies, appelées à juste titre maladies de civilisation. Samuel Epstein de l'université de l'lllinois et d'autres estiment que les produits chimiques contenus dans notre alimentation, l'eau que nous buvons, l'air que nous respirons sont responsables de la grande majorité des cancers - thèse, il va sans dire, vigoureusement contestée par l'industrie chimique et ses experts '. Ischémie cardiaque, diabète, ulcères gastriques, diverticulite, appendicite, varices et caries sont aussi, comme le cancer, des maladies de civilisation. La fréquence de ces maladies est extrêmement faible (parfois nulle) chez les peuples traditionnels qui vivent dans leur habitat naturel. Albert Damon 2 et d'autres l'ont montré dans le cas des îles Salomon, et lan Prior et ses collègues pour celui des îles Cook et Tokelau 3 sur une période d'observation de trente ans. Ces études ont cependant montré qu 'après exposition au mode de vie occidental, en particulier à son alimentation moderne, la fréquence des maladies grimpe en flèche chez ces peuples. Les maladies infectieuses deviennent elles aussi beaucoup plus répandues. Ceci n'a rien d'étonnant puisque, à bien des égards, le développement crée les conditions idéales de leur transmission. La malaria est ainsi transmise par l'anophèle, à l'origine parasite des singes qui vivent dans la canopée des forêts tropicales: bien adapté à ses hôtes, il ne provoque chez eux que des symptômes légers. Lorsqu 'on a abattu les forêts, ces moustiques ont dû chercher de nouveaux hôtes. C'est l'homme qui, le plus souvent, s'offrait à eux. L'abattage des forêts amazoniennes a aussi mis l'homme en contact avec la leishmaniose, qui touchait auparavant les paresseux et les tatous. La pandémie actuelle de sida pourrait bien être à l'origine une maladie du singe vert ou du chimpanzé. L'agriculture moderne nous a en outre rapprochés des parasites qui avaient une relation stable avec les animaux
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domestiqués, comme la variole, variante de la vaccine des vaches, ou la brucellose. L'irrigation à grande échelle a préparé le lit de maladies d'origine hydrique, telles que la malaria et la schistosomiase, les propageant dans des régions du globe où elles étaient inconnues. L'élevage intensif du bétail, en particulier la pratique répugnante, mais réputée «économique et efficace », qui consiste à nourrir la volaille avec les carcasses de ses congénères ou avec ses propres excréments, a entraîné la contamination de la viande et des œufs par des bactéries pathogènes comme la salmonelle. L'incorporation tout aussi écœurante de déchets de boucherie à la nourriture des vaches laitières a entraîné une augmentation de la contamination du lait par une autre bactérie pathogène, la listeria, ainsi que la contamination des abats, et peut-être celle de la viande de bœuf, par les vecteurs mystérieux de l'encéphalopathie spongiforme des bovidés (ESB), ou maladie de la vache folle, probablement transmissible à l' homme. Ironie suprême, l'obsession moderne d'hygiène fait apparaître les conditions idéales de prolifération des agents pathogènes. Le lait pasteurisé est facilement colonisé par des microbes - dont certains pathogènes - car, dans le milieu stérile où ils se trouvent, ils n'ont à soutenir la concurrence d' aucun autre micro-organisme. C'est l'explication retenue pour l'épidémie de listériose qui a frappé la Suisse il y a quelques années. La poliomyélite est elle aussi une «maladie d'hygiène». Chez les peuples traditionnels, les enfants nourris au lait maternel, qui sont en contact avec les germes du sol et éventuellement avec des crottes d'animaux, ne l'attrapent pas - mais ils deviennent vulnérables dès qu'ils sont alimentés au lait de vache, et élevés dans des règles d'hygiène strictes. L'énorme accroissement de la mobilité humaine a lui aussi contribué à favoriser la propagation des affections: en l'espace de quelques semaines, voire de quelques jours, n'importe quelle épidémie peut atteindre les plus grands centres de population de la planète. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que la fréquence d'à peu près toutes les maladies infectieuses, à l'exception de la variole et de la poliomyélite, soit en augmentation partout. Simultanément, de nouvelles maladies comme le sida apparaissent, et il y en aura à coup sûr d'autres, surtout quand le génie génétique sera véritablement débridé. Ce n' est qu'une question de temps avant que nos chercheurs rejettent dans l'environnement un agent pathogène génétiquement manipulé, 263
jusqu ' alors inconnu dans l'histoire de notre évolution, avec toutes les conséquences désastreuses que l'on peut imaginer. L'amincissement de la couche d'ozone, qui s'accentuera dans les dix ou quinze prochaines années, même si nous cessions aujourd' hui de produire des CFC (fréons) et d' autres agents chimiques destructeurs d'ozone, nous soumettra à un rayonnement ultra-violet accru, qui non seulement augmentera de façon foudroyante la fréquence des cancers de la peau, mais perturbera le fonctionnement de notre système immunitaire, nous rendant d'autant plus vulnérables aux maladies tant infectieuses que dégénératives. Les conséquences pour la santé du réchauffement planétaire risquent elles aussi d'être très graves pour les habitants des pays tempérés, qui seront désormais livrés aux vecteurs et aux agents d' une multitude de maladies tropicales, responsables de la précarité de la vie sous les tropiques. Au cours de leur évolution, les populations des régions tempérées n'ont jamais été confrontées à ces maladies. Il n'y a pas de solution technologique à ces problèmes. La médecine n'est pas d'un grand secours. Elle s'obstine en général à traiter les symptômes, alors que la réduction de leur incidence exigerait des mesures qui ne sont pas de son ressort (voir Chapitre 65). De telles mesures seraient de toute façon inacceptables sur les plans politique et économique, puisqu'elles impliquent de renverser bon nombre des processus essentiels du développement économique ou progrès. Pour le biologiste moléculaire et prix Nobel James Watson, si l'humanité s' avère incapable de s'adapter au monde créé par la science, il n'y a qu'à la modifier. Un homme nouveau devrait être produit en masse à cet effet, par manipulation génétique supposet-on, un homme capable de s' adapter, peut-être même de prospérer dans le monde pollué et écologiquement dégradé que l'homme moderne substitue à celui auquel son évolution l'a adapté. Une telle proposition ne fait que démontrer à quel point la science dominante a perdu le sens du monde réel, où nous continuons à vivre d' une manière si précaire.
47 Lorsque le milieu s'écarte de l'optimum, la désadaptation sociale croît L'industrialisation sans frein conduit à créer des masses d' hommes et de femmes détachées de la tradition, étrangères à la religion, ouvertes à la suggestion collective, en un mot: une populace. La populace reste la populace, même quand elle est bien noutrie, bien vêtue, bien logée et bien disciplinée. T.S. ELIOT (1889· 1965)
La pauvreté des quartiers portoricains de Chicago est pire qu'aucune de celles que j'ai pu voir en Afrique de l'Ouest. Làbas, les gens sont guidés par de fortes valeurs traditionnelles. Ils ne vivent pas dans la hantise perpétuelle de la violence, de la vermine et des coups de feu . On n'y trouve pas ce sentiment d'abattement et de désespoir que l'on rencontre dans le ghetto américain. Robert WURMSTED Il faut rejeter cette thèse en vogue selon laquelle la délinquance est due à des facteurs socio-économiques. Michael HOWARD, ancien ministre de l'Intérieur britannique.
Le développement économique pousse l'environnement social, en plus de l'environnement physique, à s'écarter de l'optimum. L'homme a évolué dans le cadre de la famille étendue, du lignage et de la communauté locale, ainsi que d'une multitude de « sociétés intermédiaires» comme les sociétés secrètes et les groupes d'âge. En d'autres termes, il a évolué dans un environnement extrêmement structuré, que nous pouvons considérer comme son champ social (voir chapitre 44). Avec le développement économique, la communauté et les sociétés intermédiaires se sont désagrégées. Edward Banfield " qui a mené une étude sociologique sur un village d'Italie du Sud, a été particulièrement frappé par le sentiment d'aliénation et de
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démoralisation de ses habitants, qu'on appelle là-bas la miseria. Il s'est aperçu qu'elle n'était pas imputable à un manque d'argent ou de biens matériels - habituellement synonyme de pauvreté mais à l'isolement de chacune des familles par rapport aux autres et à l'absence de groupes sociaux plus larges. TI consi5ière, comme nous le verrons (Chapitre 60), que l'usurpation par l'Etat de toutes les fonctions essentielles que devrait normalement assumer la communauté villageoise est responsable de cette situation. Avec le développement de l'industrie moderne, la famille étendue elle-même se désagrège, jusqu'au moment où nous nous trouvons en présence d'une société atomisée, où ce qui reste de la structure originelle n'est qu'une famille nucléaire rabougrie. Celle-ci risque encore de se dégrader et nous aboutissons à la famille monoparentale, qui dans les pires des cas s'effrite encore; il ne subsiste plus que ses membres individuels (voir Chapitre 60). TI existe cependant une autre forme d'aliénation. Les familles, les communautés et les sociétés ont une existence dans le temps et dans l'espace. En être isolé signifie donc qu'on est séparé de ses ancêtres et de ses enfants autant que de ses contemporains. Cette situation se reflète dans notre vision du monde. Tandis que dans les sociétés vernaculaires, l'homme considère sa vie comme le simple maillon d'une longue chaîne d 'existences, dans une société comme la nôtre, l'individu y voit quelque chose d'unique. Bornant son horizon à sa propre vie, il se soucie moins de la Terre qu 'il laissera à ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. L'idée que nous ne devons rien à la postérité semble aux yeux de beaucoup de gens justifier notre terrible égoïsme, le pillage délibéré des ressources naturelles auquel notre société se livre pour maintenir le niveau de consommation actuel. Dans ces conditions, il n'est donc pas surprenant que les gens soient de plus en plus malheureux et déprimés. Une étude des services de santé mentale du gouvernement américain (Alcohol, Drug Abuse and Mental Health Administration ') a établi que les individus <
Mclver considère que les gens souffrent d'anomie <
Je vis dans un pays dévasté. Les vitres de beaucoup de fenêtres du HLM sont bouchées par du contreplaqué; les quelques jardins sont retournés à la broussaille vert grisâtre; les boîtes de bière et de soda, les vieux préservatifs et les pages de journaux y tiennent lieu de fleurs! Les gens se traînent dans cette désolation avec un air aussi inconsolable que dans une ville communiste.
Dalrymple 5 décrit les jeunes gens de ces cités comme «physiquement mûrs, mais avec l'esprit et des tendances de petits barbares ». Ils observent le monde avec une hostilité solennelle que les tatouages de leurs phalanges, de leur cou et de leurs avant-bras expriment souvent en toutes lettres. Ils n'ont pas d'emploi et sont souvent inemployables; ils ne tolèrent aucune contrainte extérieure et sont incapables de fixer leur attention plus de quelques instants. Quel travail pourrait-on leur confier?
Ce qui rend la situation encore plus désespérée, c'est que ces jeunes vivent dans un vide moral et culturel complet. « En l' absence d'un système de valeurs, écrit Dalrymple 6 , la révolte de l'adolescence est devenu un état d'esprit permanent. L'absence de toute croyance est compensée par le besoin de gueuler, comme si le bruit pouvait à lui seul combler le vide intérieur. » Pendant des décennies, le même désespoir a été la marque des ghettos des grandes villes américaines, peuplés d'assistés sociaux. Oscar Lewis 7 écrit des habitants de ces zones qu'ils éprouvent un profond sentiment de fatalité, d ' impuissance, de dépendance et d ' infériorité. Ils se caractérisent aussi fréquemment par une faiblesse structurelle du moi, du sens moral, une confusion dans l'identification sexuelle ou, laissant transparaître un vide intérieur, une incapacité manifeste à voir au-delà du présent, à se projeter dans l'avenir et à en attendre une amélioration quelconque, enfin une forte prédisposition à toutes les psychopathologies. La croyance en la supériorité masculine est largement répandue, ainsi que, chez les hommes, une forte préoccupation pour le machisme et leur virilité.
C'est ce qu ' il appelle «la culture de la pauvreté », caractéristique selon lui des taudis peuplés d'assistés sociaux qu 'engendre le monde industriel. Aujourd' hui, cependant, cette culture se répand dans tous les secteurs de la société, et au rythme actuel
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elle ne tardera probablement pas à devenir la culture de la société industrielle tout entière. Adam Smith lui-même avait pressenti que le développement économique nous mènerait là. D'après Lawrence Dickey ' , «vers la fin des années 1780, Smith s'effrayait de plus en plus de ce qu'il appelait "l'épuisement de l'héritage moral" de la société mercantile». S'il vivait aujourd'hui, il serait terrifié. Le récent constat de James Pattison et Peter Kim', The Day America told the Truth (Le jour où l'Amérique a dit la vérité) montre que les Américains vivent dans un vide moral presque complet. 91 % des Américains mentent régulièrement au travail comme chez eux; 68 % pensent qu' il n' y a pas de grands hommes aux États-Unis; 47 % ne sont pas sOrs qu' ils épouseraient de nouveau la même personne; 31 % des personnes mariées ont eu ou ont une liaison extra-conjugale; 20 % ont perdu leur virginité avant l'âge de 13 ans ; et 33 % des malades du sida ont caché à leur partenaire qu'ils étaient infectés.
Tout aussi révélateur est le comportement aberrant des gens lorsque les mécanismes assurant l'ordre public sont provisoirement bloqués pour des raisons techniques. À l'occasion d'une grève de la police de vingt-quatre heures à Montréal, des magasins ont été pillés, des femmes violées et des maisons dévalisées. À Londres, au cours d'une grève d'électricité, les vols avaient tant augmenté dans les magasins et les supermarchés, que beaucoup ont dû fermer jusqu'à ce que la lumière revienne. A Sainte-Croix, la capitale des îles Vierges, des membres de la police et de la garde nationale se sont joints à ceux qui profitaient de la panique provoquée par un ouragan pour piller les magasins et terroriser les habitants de l'île, dont beaucoup s'étaient barricadés chez eux. La criminalité augmente pour atteindre des taux records au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et ailleurs. Une enquête effectuée par John Taylor 1., chef de la police de Humberside, prévoit que le nombre des délits consignés par les autorités du Royaume-Uni passera de 4 à 6 millions par an d' ici l'an 2000, et que l'on identifiera 1 sur 4 seulement de leurs auteurs. Taylor estime cependant que les délits répertoriés ne représentent que « la partie visible de l'iceberg», guère plus du quart de ceux qui sont en fait commis. S'il en est bien ainsi, cela veut dire qu'il y aura
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chaque année à [afin du siècle 24 millions de délits au RoyaumeUni, soit presque J pou,r 2 habitants. Le taux de délinquance est plus élevé encore aux Etats-Unis, mais celui d'Amérique du Sud les dépasse tous, spécialement dans les grandes villes où l'ordre public s'est effondré. Les victimes de cette aliénation sociale réagissent de différentes manières. L'une des réactions des jeunes des quartiers pauvres consiste à former des gangs - communautés rudimentaires qui leur procurent à la fois une identité, un objectif, un schéma culturel embryonnaire, un semblant d'activité et le moyen de se faire reconnaître, au sein de leur bande en tout cas. Cela donne naissance à ce que Richard Cloward et Lloyd Ohlin 11 appellent
vers de mécanismes de fuite, qui amènent finalement le jeune à «échapper» aux exigences de la société. li s'agit donc d'expédients adoptés à la suite d'échecs répétés à atteindre le but par des moyens légitimes, et face à l'impossibilité de recourir à des moyens illégitimes en raison de l'intériorisation d'interdits. Ce processus apparaît lorsque l'individu n'a pas encore renoncé à ce qui représente la valeur suprême - parvenir au succès.
L'alcoolisme est la forme d'évasion la plus connue. Les drogues en sont une autre et la fréquence de ces abus augmente en flèche lorsque la société se désagrège. La schizophrénie est elle aussi un moyen de s'évader, qui consiste à chercher refuge dans le monde imaginaire que l'on s'est créé. Là encore, cette forme de maladie mentale, ainsi que d'autres, ont tendance à se répandre lorsque la société se délite, et sont particulièrement fréquentes chez les membres des sociétés frappées d'acculturation (cas où une culture se désagrège sous l'influence d'une culture étrangère). Durkheim Il voit dans le suicide la forme ultime de l'anomie. Au cours d'une étude, il constata qu ' il était particulièrement rare dans les communautés rurales pauvres, où les structures sociales étaient restées intactes, et fréquent dans les sociétés riches en voie de désagrégation, surtout chez les classes laborieuses et plus
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encore parmi les immigrants italiens des villes lorraines. TI va jusqu'à dire que <
48 Plus l'environnement s'écarte de l'optimum, plus la désadaptation cognitive augmente La nature nous a dotés de la capacité de juger de la qualité nutritionnelle et de l'innocuité des aliments tant qu'ils restent naturels. Nous pouvons par exemple distinguer le blé à peine cueilli de celui qui l'a été la veille. La couleur, l' odeur et la texture nous procurent des sensations que nous mettons à profit pour juger de la valeur nutritive des aliments. Mais tout ceci est en train de changer à notre époque où prédontinent les aliments industriels. Les gâteaux et les bonbons sont jaunes parce qu'ils ont été traités avec un dérivé du goudron. Le pain, les soupes et les cornichons semblent avoir davantage de goût parce qu'ils contiennent du sucre. La viande parait plus fraiche parce qu'elle contient des nitrites de sodium pour inhiber la croissance bactérienne. Résultat: le goût des ali-
ments industriels n'est plus une indication sare de leur fraîcheur, de leur qualité nutritive. Il ne nous permet pas de savoir s'ils risquent de nous tuer.
Ross Hume HALL L'homme a été chassé du paradis où il pouvait se fier à ses instincts. Konrad LoRENZ (1903- 1989) Comment, alors qu'il ne cesse de se modifier, l'homme peutil être en harmonie avec son environnement? E. M. FORSTER (1879- 1970)
Notre appareil perceptif nous sert admirablement pour comprendre notre environnement, de façon à pouvoir nous adapter. Ceci reste vrai tant que nous demeurons à peu près dans les limites de l'environnement auquel nous avons été phylogénétiquement et ontogénétiquement ajustés (voir Chapitres 13 et 43). En revanche, lorsque notre environnement sort de ce cadre, nos perceptions nous permettent de moins en moins de le comprendre et 272
de nous y adapter: nous nous retrouvons dans des conditions de désadaptation cognitive. Ross Hume Hall 1 insiste sur le fait que nous sommes cognitivement désadaptés à l'alimentation industrielle moderne et, par conséquent, incapables d'y réagir de façon adaptative. Ce ne sont pas seulement nos sens mais jusqu' à notre faculté d'intuition qui cessent de nous procurer cette connaissance adaptative de nos rapports à l'environnement. Les questions auxquelles nous sommes confrontés «sont de plus en plus contre-intuitives », pour reprendre l'expression de Jay Forrester ' - non que l'environnement soit trop complexe, comme il le propose, mais bien parce que nous n' en avons pas fait l'expérience par l'évolution. Tandis que nos ancêtres n'avaient pas de difficultés à comprendre leur rapport avec le monde vivant, nous n'avons aucun moyen de comprendre nos relations avec le monde artificiel que nous avons créé. Quelles peuvent être les conséquences, par exemple, de soumettre nos enfants à des radiographies, de laisser construire une centrale nucléaire dans notre voisinage, d' utiliser des vaporisateurs à base de CFC, qui érodent la couche d' ozone qui nous protège des rayons ultra-violets, ou encore d'abattre les forêts tropicales, et tout simplement de favoriser le processus d' industrialisation? Nous dépendons de l'avis d'experts, rarement objectifs, et qui, même s'ils l'étaient, n'ont pas été formés à prendre en compte tous les facteurs impliqués. Ce ne sont pas seulement nos sens et notre intuition qui font défaut face à ce « meilleur des mondes » du développement économique; nos instincts eux-mêmes cessent de nous guider vers le comportement adapté. Dans la société vernaculaire, le comportement instinctif de l'enfant est canalisé lors du processus de socialisation et contrôlé par l'opinion publique, qui reflète la loi traditionnelle, elle-même homéotélique vis-à-vis de la hiérarchie de Gala (voir Chapitre 41). Lorsque les systèmes sociaux et écologiques s'effondrent, au contraire, le comportement de l'enfant, privé de ces influences, devient hétérotélique vis-à-vis de ce qui reste de la hiérarchie de Gala. L'agressivité contemporaine est un cas typique. Dans une société vernaculaire, toutes les manifestations de la compétitivité sont ritualisées et servent des fins sociales. Leur caractère destructeur est considérablement réduit du fait que la technologie vernaculaire est elle aussi sous contrôle social, c'est-à-dire que les guerres sont menées avec des armes traditionnelles, au pouvoir 273
mewtrier limité (voir Chapitre 57). Les choses prennent une tout autre tournure avec le développement économique, quand la détérioration sociale et culturelle qui l'accompagne supprime les moyens d'endiguer notre agressivité et motive la fabrication des armements les plus meurtriers et destructeurs. Nous créons donc un monde qui s'est écarté si radicalement de celui auquel notre évolution nous a préparés que les mécanismes mêmes dont elle nous a dotés pour préserver la stabilité de nos sociétés, et donc notre propre survie, servent maintenant le but contraire. Wilson 3 et d'autres défenseurs de l'idée d'un progrès perpétuel estiment que nous devons pour cette raison éliminer nos pulsions instinctives, nos émotions, nos valeurs intuitives, et tout ce qui fait de nous des êtres humains, afin de permettre notre «adaptatiOn» au monde nouveau que nous offre le progrès. Rien ne doit entraver ce processus sacré, alors même qu 'il crée un monde que nous sommes incapables de comprendre, et, pour cette seule raison, auquel nous ne pouvons nous adapter. Il ne fait aucun doute que le symptôme le plus alarmant de notre désadaptation cognitive est notre incapacité à saisir la gravité des problèmes écologiques globaux qui nous assaillent - déforestation, érosion des sols, salinisation et désertification, pollution chimique généralisée de l'environnement, destruction de la couche d'ozone et réchauffement planétaire. Seuls une infime minorité d'universitaires - sans même parler des politiciens et des industriels - témoignent le moindre intérêt pour ces problèmes angoissants, et aucune mesure sérieuse n'a été prise pour tenter de les résoudre. Lors des récents congrès (1991) organisés par les partis conservateur, travailliste et social-démocrate du Royaume-Uni, les hommes politiques ont abordé les thèmes électoralistes habituels, se refusant obstinément à seulement mentionner (sauf peut-être superficiellement) les vraies questions qui détermineront notre avenir et celui de nos enfants. Il n' est peut-être pas sans signification de noter que les formes de vie les plus modestes, vers de terre, scarabées ou punaises, n'éprouvent apparemment aucune difficulté à identifier les problèmes dont dépend leur survie.
49 Le psychisme de l'homme est mal adapté au paradigme scientifique L'homme des sociétés traditionnelles éprouve le besoin d' exister constamment dans un monde total et organjsé au sein d'un cosmos. Mircea ELIADE TI faut bien que l'homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait maintenant que, comme un Tzigane, il est en marge de l'unjvers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes. Jacques MONOD La science a substitué à notre monde de perception qualita-
ti ve et sensorielle un autre monde dans lequel nous vivons, aimons et mourons - celui de la quantité, des alignements géométriques, un monde dans lequel, bien qu'il y ait une place pour toute chose, l'homme n'en a pas. Alexandre KoYRÉ Le scientisme moderne enchaîne la pensée aussi cruellement que l'avaient fait les Églises. n n'offre aucune perspective à nos croyances les plus vitales et nous oblige à les déguiser sous des termes grotesquement inadéquats. Les idéologies enfermées dans ces cadres ont enrôlé les plus hautes aspirations humaines au service de la destruction de l' âme et des tyranrues. Michael POLANYl
Sur le plan psychique, le monde engendré par le progrès devient de moins en moins tolérable. Du point de vue éthique et émotionnel, il est dépourvu de sens. Le psychologue autrichien 275
Victor FrankJ 1 juge absolument fondamental ce qu 'il appelle le « besoin de sens», qu'il oppose à la « volonté de puissance» d'Adler et au «principe de plaisir» de Freud. Pour Frankl, une névrose sur quatre serait d'origine noogénétique (qui provient de la pensée), et la plupart d' entre elles peuvent, selon lui, être imputées à notre «vide existentiel», à l'absence de signification de la vie et du monde qui nous entoure. Ce «vide existentiel » est encore accentué par la conception scientifique moderne de l' homme, conception qui le considère comme une machine, réagissant mécaniquement aux stimuli de l' environnement. Ses sentiments, ses valeurs, ses convictions les plus intimes ne sont guère que des illusions; sa famille, sa communauté, sa société et jusqu'à la nature elle-même se réduisent à une masse foisonnante d'atomes et de molécules, aléatoire, vide de sens et indifférente. Frankl 2 se souvient de sa réaction lorsqu ' il entendit son professeur de science expliquer que la vie n'était qu'une combustion, un processus d'oxydation. A cet énoncé, l'écolier avait bondi sur ses pieds, indigné: «DrFritz, avait-il demandé, si ceci est vrai, quel est alors le sens de la vie?» Question à laquelle le professeur ne pouvait guère apporter de meilleure réponse que les scientifiques orthodoxes contemporains. Psychiquement, l'homme est fait pour adhérer à une vision chthonienne du monde ou à 1' «ancienne gnose », comme l'appelle Roszak ' , dans laquelle toutes les parties qui constituent le monde naturel, qu'il s'agisse «d'hommes, d'animaux, de plantes ou de minéraux, vibrent de sens: sont des êtres intelligibles » et sont parties intégrantes de la hiérarchie cosmique. Il n'était pas nécessaire de convaincre l'homme traditionnel d'adopter une telle vision du monde, ni de l'y contraindre; elle lui était naturelle et évoluait au fur et à mesure qu'il était socialisé dans la culture de ses ancêtres. Monod 4 admet que l'homme traditionnel, ou
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n'avons pas le choix, que nous devons persévérer dans la voie actuelle. Ce n'est pas l'avis de l'épistémologue allemand Gunther Stent ' . «La dissolution de l'alliance, écrit-il, présage la fin de la science, puisqu'il n'est guère utile de repousser toujours plus loin les limites de la connaissance si elle débouche sur des résultats qui parlent de moins en moins à la psyché.»
50 L'internalisation du contrôle accroît la stabilité L'accomplissement des rituels chez les Tsembagas et d'autres Marings contribue à la préservation d'un environnement non dégradé, limite la fréquence des combats, qui ne mettent pas en péril l'existence des populations d'origine, règle l'occupation des terres, facilite le commerce, résorbe les excédents de cochons par des distributions de viande aux habitants de la région, leur procurant ainsi des protéines de haute qualité quand ils en ont le plus besoin. Roy
RApPAPORT
Les animaux sont donc une métaphore de la survie. En analysant le comportement animal, les Indiens cherchent à découvrir l'ordre dans le monde physique, un ordre-monde auquel les activités humaines peuvent alors s'ajuster. Gerardo
REICHEL-DoLMATOFF
Au fur et à mesure qu'évoluent les systèmes vivants, leurs mécanismes homéostatiques deviennent plus sophistiqués et leurs rapports à l'environnement se stabilisent. C'est au cours de ce processus que les mécanismes de régulation s' internalisent. Dans les premiers stades du développement, ils sont rudimentaires et s'exercent de l'extérieur (hétérarchiquement). Ainsi, les limites de la croissance d'une population seront directement fonction des ressources de l'environnement. Si elle excède ces limites, la famine ou la maladie la ramèneront à un niveau que l'environnement puisse supporter. C'est la seule forme de régulation de la croissance démographique conciliable avec le paradigme scientifique, pour lequel les êtres vivants autres que l'homme moderne ont un comportement passif et dicté de l'extérieur comme celui des robots. La ritualisation est l'un des moyens qui permettent d'internaliser la régulation du comportement, moyen étranger à la société
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industrielle, attachée avant tout à susciter la transformation maximale de l'environnement pour un minimum d 'effort humain. La ritualisation procède de la manière inverse: elle minimise le changement, et donc la transformation du milieu, par un effort maximal. Contrairement à ce que l'on nous enseigne, c'est cette stratégie qui est en général la plus adaptative. Wynne-Edwards 1 donne une description détaillée des différents moyens utilisés par les êtres vivants pour internaliser la régulation de la population. Il fait observer que les facteurs externes - maladie, famine, accidents - jouent en réalité un rôle insignifiant, et en conclut que « [les êtres vivants] doivent exercer eux-mêmes les contraintes nécessaires». C'est donc
Il existe de nombreuses variations sur ce thème, et certaines sont plus sophistiquées. Wynne-Edwards'les dénomme «conventions sociales » et il estime qu 'elles constituent <de mécanisme homéostatique qui empêche la population de trop s'écarter de la densité optimale». Dans les sociétés humaines vernaculaires, ces mécanismes de contrôle interne sont encore plus élaborés. Dans bon nombre de ces sociétés, la sexualité est taboue durant la période d'allaitement, la première année de veuvage ou avant de participer à
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toutes sortes de rituels ou de cérémonies. En Inde, chez les brahmanes et dans d' autres castes apparentées, le remariage des veuves est prohibé. A une époque, cet interdit avait une portée considérable, puisqu' il était d'usage de marier les enfants à l'âge de cinq ou six ans; si le jeune époux mourait quelques années plus tard, sa veuve n'avait pas le droit de prendre un second mari. Le fait est qu'à leur arrivée en Inde, les Anglais furent horrifiés de découvrir qu'il y avait véritablement des centaines de milliers de veuves de moins de huit ou neuf ans. Au Tibet, un pourcentage considérable de jeunes entraient dans les monastères ou les couvents. Il y a tout lieu de supposer que l'homme traditionnel a appliqué un éventail de stratégies de contrôle des naissances adaptées à ses schémas culturels spécifiques de comportement, contrôle imposé homéoarchiquement à travers l'opinion publique et le conseil des anciens (voir Chapitre 57) et légitimé par ses mythologies ou croyances religieuses. Malthus ne savait manifestement pas que, dans les sociétés climaciques, la régulation des naissances est intemalisée de la sorte. Si cela avait été le cas, il n'aurait pas affmné que les populations augmentaient jusqu'à ce que la pénurie alimentaire provoquât leur réduction. Gerardo Reichel-Dolmatoff4 montre comment la mythologie des Indiens Tukanos de Colombie sert à rationaliser tout un système d'interdits visant à prévenir les tendances indésirables comme « la croissance démographique, l'exploitation du milieu et l'agressivité dans les rapports interpersonnels», qui risqueraient de rompre leur équilibre écologique et de menacer leur survie. Dans cette mythologie, les forces suprêmes de la Terre punissent fréquemment les espèces qui deviennent agressives, imprévoyantes ou complaisantes envers elles-mêmes. Voilà qui sert d'exemple non seulement aux autres animaux, mais aux humains eux-mêmes. L'interdiction de consommer certains aliments et de se livrer à certaines pratiques sexuelles prend des formes très élaborées, tout comme celle de surexploiter les territoires de chasse et les zones de pêche. Tous les animaux sont dirigés par le « Maître des animaux », qui veille jalousement sur son cheptel de cerfs, de tapirs, de pécaris, d'agoutis, de pacas, de singes et d'autres animaux dont dépendent les Tukanos pour leur nourriture. Avant de partir pour la chasse, chacun doit obtenir la permission du Maître des animaux, qui ne lui sera accordée que s'il suit une préparation rigoureuse impliquant la continence sexuelle,
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une nourriture frugale et des rites de purification, notamment le nettoyage du corps par des bains et des émétiques. Plusieurs jours avant le départ pour une campagne de chasse, l'homme ne doit avoir fait aucun rêve à contenu érotique. Il faut en outre qu 'aucune femme de son foyer ne soit en période de menstruation. Pour rendre les choses encore plus difficiles, une certaine espèce ne peut être chassée avant que la constellation à laquelle elle est associée dans la mythologie tukano ne se soit élevée au-dessus de l'horizon. Même alors, souligne Reichel-Dolmatoff', la chasse ne doit jamais être une activité purement utilitaire, privée de toute discipline interne. Hautement ritualisée, il faut plutôt y voir « une cour dans laquelle la proie doit être séduite pour s'offrir au chasseuf». Lorsque le gibier se fait rare, il devient encore plus difficile d'obtenir la permission de chasser. Le candidat chasseur doit rendre visite au Maître des animaux « dans un état de transe provoqué par des narcotiques » et promettre de diriger vers la demeure du Maître les âmes des défunts, qui, à leur mort, doivent retourner dans cet immense réservoir afin de recharger l'énergie des animaux que le garde-chasse surnaturel offrira aux chasseurs. C'est de cette façon que les contrôles visant à empêcher la surexploitation des zones de chasse et la surpêche sont intégrés dans la structure culturelle des Tukanos. En outre, la peur d'un châtiment envoyé par les puissances suprêmes de la Terre - qui prend habituellement la forme d'une maladie ou d'un accident de chasse - représente une garantie supplémentaire contre la violation des interdits (voir Chapitre 65). Ainsi, ce n'est pas l'écosystème dans lequel ils vivent, en tant qu'entité, qui exerce sur eux un contrôle homéoarchique, mais l'écosystème en tant que produit de leur vision du monde, formulée dans le langage de leur mythologie. Avec la désintégration des sociétés traditionnelles sous l'impact du développement économique, les contraintes culturelles intégrées de ce type cessent d'opérer. Malheureusemel}t, les mécanismes de régulation hétérarchiques imposés par l'Etat et ses agences spécialisées sont incapables de les remplacer. Ils ne peuvent que masquer les symptômes sans attaquer les causes réelles des problèmes, dont l'incidence et la ~avité, comme chez nous aujourd'hui, ne peuvent qu'augmenter. A moins de quelque méga-mutation qui rétablisse les mécanismes de régulation sociale, l'anéantissement de l'environnement et l'effondrement de la société suivront inéluctablement (voir Chapitre 66).
51 Les processus du vivant sont séquentiels et tendent vers l'état le plus stable Les espèces pionnières sont remplacées non seulement parce que l'environnement ne leur convient pas, mais parce qu'elles sont de piètres compétitrices et que la compétition est plus intense dans les écosystèmes climaciques. S. D. PUTMAN et R.J. WRAITEN Le développement ne se produit pas par hasard au travers de rencontres avec l'environnement physique et social, mais suit une certaine direction. Dans le développement de la pensée, en particulier, il existe des séquences ou étapes de structuration progressives. Jean PIAGET et BiirbellNHELDER
Que la succession écologique soit un processus de développement et non une simple succession d'espèces dont chacune agirait isolément est l'une des plus importantes théories unificatrices de l'écologie. Eugene ODUM
Tous les processus du vivant sont séquentiels. Cela signifie que leurs étapes doivent se succéder dans l'ordre adéquat, au point que si l'une d'entre elles était omise, les suivantes ne pourraient se dérouler, ou bien de façon imparfaite. Cela implique que chaque étape se déploie dans l'environnement spatio-temporel, ou champ, auquel le comportement est, à ce stade, adapté. Voyons les choses d'un peu plus près. Tout comportement doit être envisagé, comme modifiant l'environnement, non pas au hasard mais dans le cadre d'une stratégie d'ensemble. Ainsi, le nouvel environnement sera celui qui se révélera le plus apte à faire émerger le comportement conduisant à la prochaine étape de la stratégie. Cela ne signifie pas que
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l'ensemble du processus soit prédétemùné de façon précise, car à chaque étape de nombreuses variantes comportementales exis-
tent: selon les conditions, l'une, ou les unes si plusieurs sont optimales, détermineront laquelle d'entre elles sera adoptée. Ce «caractère séquentiel du développement » a frappé Piaget '. «On appelle séquentiel, dit-il, une suite de stades dont chacun est nécessaire, donc dont chacun résulte nécessairement du précédent (sauf le premier) et prépare le suivant (sauf le dernier). Dans le domaine de l'embryogenèse des Métazoaires, il semble en être ainsi, puisque les grands stades se retrouvent toujours et dans un ordre constant. » En fait, le développement embryologique, qui se déroule dans un milieu extrêmement protégé et ordonné et témoigne manifestement d'une stratégie planifiée, est de nature éminemment séquentielle. Mais il en est de même du processus d'apprentissage. Piaget' et Biirbel lnhelder l'ont souligné lors du célèbre colloque d'Alpbach organisé par Koestler: L'apprentissage dépend de toute évidence du niveau de développement du sujet. D'une façon générale, toute cette recherche a montré que l'enfant ne parvient qu'à accomplir le passage d'une étape antérieure à la suivante, sans jamais sauter d'étape.
Une caractéristique essentielle du développement séquentiel est de devoir s'opérer au rythme approprié. S'il est accéléré ou ralenti, son résultat final ne sera pas optimal. Cela provient de ce que tout processus (ou stratégie) comportemental, en raison de la nature hiérarchique de la biosphère, participe certainement d'un processus (ou d'une stratégie) plus général, avec lequel il doit être synchrone. Riedl appelle le «fardeau » cette inertie causée par le besoin de synchroniser chaque processus avec une multitude d'autres. Piaget et lnhelder ' constatent la même impossibilité d'accélérer le passage d'une étape à la suivante. lis affirment, en effet, que Si les mécanismes du développement mental peuvent se comparer à ce que Waddington appelle «chréodes», trajets obligés, assortis d'un « calendrier», en embryologie, il apparaît évident que le développement a toujours un rythme optimal, ni trop vif ni trop lent.
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Pour Piaget et lnhelder, le développement cognitif est gouverné par les lois mêmes qui gouvernent le développement embryologique. Il n'y a là rien de bien surprenant, puisque le développement du fœtus dans la matrice et l'éducation de l'enfant au sein de sa famille constituent manifestement un seul et unique processus. Si l' idée qu'ils devraient être gouvernés par des lois différentes peut venir à l'esprit, c'est seulement parce que la connaissance scientifique est arbitrairement cloisonnée, et que ces deux sous-processus font par là même l'objet de disciplines séparées. Le principe séquentiel en écologie, c'est ce qu ' on appelle la «succession écologique ». Pour Clements ' , cette notion de succession était essentielle à l'essor de la science écologique. Il considère que le cours de la nature ne vagabonde pas sans but précis mais s'oriente à un rythme régulier vers la stabilité. Dans un habitat donné, une progression claire est tracée dans ce que Clements appelle un sere, une série qui commence par des stades pionniers avec un assemblage d'espèces végétales relativement déséquilibré et instable, pour aboutir à une communauté relativement complexe et stable, capable de se perpétuer indéfiniment. Clements insistait sur le rôle du climax pour déterminer la nature de la série. C'est lui qui a établi le principe selon lequel, dans un habitat donné, la succession ne peut aboutir qu'à une seule formation (le monoclimax). Deux principes qui furent par la suite sérieusement attaqués. Comme le fait remarquer Donald Worster' , cette théorie de la succession aboutissant à un climax reflétait la «croyance sousjacente [de Clements], presque métaphysique, que le développement de la végétation doit ressembler à la croissance d'une plante ou d'un organisme animal ». Cette conception est à plusieurs égards irrecevable pour la science moderne et, donc, pour l'écologie scientifique moderne. Premièrement, elle tend à confirmer l'idée, scientifiquement inadmissible, qu'un écosystème est un « super-organisme », comme le soutenait Clements, ou du moins qu ' il ressemble fortement à un organisme. Deuxièmement, elle implique que le développement d' un écosystème n'est pas le résultat de variations aléatoires sélectionnées par la «main invisible» de la nature, comme le préconise la thèse néo-darwinienne, mais qu'il se déploie au contraire selon une stratégie ordonnée. Troisièmement, elle sous-entend que cette stratégie est soigneusement coordonnée par l'écosystème, 284
autrement dit que le développement écologique est à la fois téléologique et holistique, ce qui est doublement anathème pour les tenants de l'orthodoxie scientifique et les écologistes scientifiques , aux yeux desquels les processus du vivant sont aléatoires et atomisés. Elle est inacceptable pour une autre raison connexe : elle implique que le but du développement écologique est d'atteindre la stabilité, tandis que la société industrielle moderne se voue au changement perpétuel, orienté dans une seule direction. Cela exige le renversement du processus de succession ( ou série) et le maintien artificiel de l'écosystème à son stade pionnier le plus productif, qui est immanquablement marqué par des «ruptures» - inondations, sécheresses, épidémies, explosions démographiques et guerres - situation hautement souhaitable, puisqu'elle justifie de nouvelles interventions technologiques qui augmentent le PNB. Accepter le principe de succession écologique vers un climax c'est implicitement reconnaître le caractère destructeur du développement économique, et les écologistes modernes durent finalement rejeter la thèse de Clements. n se peut que ce dernier soit allé trop loin - ainsi le climat n'est manifestement pas le seul facteur à déterminer la nature du climax - mais sa thèse de base doit néanmoins être considérée comme correcte. On en vint ensuite à considérer la succession comme essentiellement aléatoire. Gleason, qui fut le premier à formuler la nouvelle conception de la succession en 1927, écrivait ainsi: «Au cœur de l'association, nous ne constatons que des fluctuations de structure d'année en année.» n suggéra même que la succession pourrait être régressive ". La question de la succession trouva sa conclusion générale au moment du débat sur le dust bow/ - la désertification ou l'érosion éolienne des années trente. Les écologistes de l'époque montrèrent que l'homme était à l'origine de cette crise. Selon eux, on n'aurait jamais dû labourer les plaines du Sud, si fragiles. Cela avait eu pour effet d'amener les terres à s'écarter de leur état climacique, ce qui rendait l'érosion inévitable. Au cours du débat qui s'ensuivit, la notion même de «climax » fut l'objet de critiques. Tansley 7 montra à cet égard un zèle particulier. Il affirmait avec insistance que l' homme, grâce à sa grande ingéniosité, était capable de créer son propre climax, qualifié par lui d'«anthropogénique», et qui, insistait-il, pouvait même être supérieur à la variante naturelle.
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La notion de climax telle que la concevait Clements fut aussi âprement critiquée par l'historien de l'agriculture James Malin ' . Pour lui, l'agriculture mécanisée à grande échelle, que les écologistes jugeaient responsable du dust bowl, était un « pas constructif» vers l'avant. Son effet sur les plaines avait été bénéfique: «La terre avait besoin d'un bon labourage et même d' un peu de poussière qui vole de temps en temps pour rester vigoureuse et fertile.» Clements était la bête noire. Ses écrits donnaient une légitimité à la conspiration « hystérique » contre le progrès et devaient être discrédités. Comme le disait Malin: «li faut abandonner ce concept conventionnel ou traditionnel de l'état de nature, de conditions de vie mythiques ou idéalisées dans lesquelles les forces naturelles biologiques et physiques sont censées exister dans un état d'équilibre virtuel, quand celui-ci n'est pas dérangé par l'homme.» Il ne se donne même pas la peine de dissimuler ses motivations ' . L'idée du climax «supposait la fin du changement », et donc du développement économique perçu comme la panacée universelle à tous les problèmes. Paradoxe ironique, ce sont les idées antiécologiques de Gleason, Tansley et Malin qui sont aujourd ' hui considérées comme l'orthodoxie en écologie. Ricklefs 10 constate que «ces dernières années, la notion de climax en tant qu'organisme ou unité a été modifiée au point d'être complètement rejetée par bon nombre d'écologistes, et les communautés ont été identifiées à des systèmes ouverts dont la composition varie en permanence sur différents gradients écologiques ». Dans la ligne du dogme écologique actuel, la succession écologique est expliquée en termes de compétition et en relation avec les propriétés' des populations plutôt qu'avec celles des écosystèmes dans leur ensemble. C'est le point de vue exprimé par exemple dans le manuel de Putrnan et Wratten " . Comment penser que les écologistes puissent vraiment croire à tout cela? La manifestation de toutes sortes de mécanismes de rétroaction négative d'origine interne (les «hormones écologiques» d'Odum) , qui inhibent la croissance des espèces remplacées au cours de la succession, apparaît clairement, sauf aux yeux de l'observateur le plus partial. Ricklefs 12 fait allusion à un tel mécanisme dans sa description de la succession sur les terres agricoles abandonnées des régions de piémont de la Caroline du Nord. Il montre comment
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le pourrissement des racines d'érigéron du Canada empêche la croissance des j eunes plants de la même herbe: cet effet autoinhibiteur, dont on ne comprend ni la fonction ni l'origine, met fm à la vie de l'érigéron dans la série. De tels inhibiteurs de croissance sont vraisemblablement le produit d'autres adaptations qui procurent un surcroît de vigueur à l'érigéron au cours de la première année de la succession. Si les faibles chances de survie de l'érigéron au cours de la seconde année étaient dues à l'entrée en scène de concurrents plus doués, l'auto-inhibition aurait peu de valeur sélective négative.
Putman et Wratten 13 se refusent eux aussi à reconnaître que le développement d'un écosystème jusqu'à l'état climacique participe d' une stratégie à long terme. Cela signifie que le climax ne peut être porté à son aboutissement logique; on doit plutôt le considérer comme «imposé» au système de ['extérieur. C'est pourquoi ils proposent d'abandonner purement et simplement le terme « climax » et de le remplacer par celui de « communauté finale ». Comment se déroule alors d'après eux la succession? Ils 14 proposent une de ces explications simplistes facile à quantifier et à modéliser pour les écologistes férus de systèmes. La succession résulte, affirment-ils, d' « une accumulation de biomasse», qui cesse lorsque le processus vient buter contre des caractères lirnitants incontournables de l'environnement, comme la pénurie de ressources qui met fin à la croissance. Autre possibilité, sur le plan purement énergétique, ils voient « un déséquilibre dans les échanges d'énergie à l'intérieur de la communauté résultant d'une accumulation de biomasse par celle-ci ». Ces deux explications se fondent sur l'idée que le comportement d'un écosystème est aléatoire, mécanique et individualiste: il est par conséquent non coordonné, passif et contrôlé de l'extérieur, comme tous les processus du vivant que l'on interprète selon le paradigme procustéen de la science. Putman et Wratten l' vont encore plus loin. Par rapport aux premiers stades de la succession, la productivité dans un climax est souvent faible, nous disent-ils: « En raison de la complexité de la structw'e en trame, le recyclage des matériaux est extrêmement lent.» Ces caractéristiques étaient traditionnellement jugées bénéfiques, mais Putman et Wratten 16 se demandent si elles le sont réellement. Ils soulignent qu'il existe « beaucoup d'exemples de caractéristiques de communautés incompara-
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blement plus productives et, de fait, plus diverses, à des étapes préclimaciques de la succession ». Ils se demandent alors si le climax ne serait pas, en fait, synonyme d'excès de maturité. Leur argumentation suppose que la productivité est le critère d'évaluation absolu des écosystèmes - position adoptée par Tansley et Malin lorsqu'ils s'étaient opposés à ce que l'on mette le moindre frein aux activités agricoles écologiquement dommageables dans les plaines du Sud. Malheureusement, Putman et Wratten 17 sont tout à fait représentatifs de l'écologie moderne, dont les travaux servent avant tout à légitimer le progrès technologique. Pour eux, l'explication biologique de la succession jusqu'au climax n'est pas nécessaire. La seule chose que l'on constate, disent-ils, est un exemple du «processus statistique appelé "chaîne de Markov normale" », qui, comme nous l'avons vu (Chapitre 12), n'offre qu'une ressemblance superficielle avec la stratégie écologique nécessaire pour atteindre un état final stable, un climax. Eugene Odum 18 est un des rares écologistes scientifiques modernes à conserver une vision holistique de la succession. Pour lui, les caractéristiques principales du processus sont la séquence de populations plus ou moins orientée et prévisible, sa capacité à corriger les écarts par rapport au cours optimal (les chréodes de Waddington) conduisant au climax, son accomplissement d'un état de plus en plus complexe et stable, lorsque le climax est atteint, convertissant ainsi « un milieu inorganique en un autre plus organique» (voir Chapitre 64). Dans un manuel antérieur, il est encore plus explicite. La succession, nous dit-il '", est 1/ le processus ordonné des changements dans la communauté, changements orientés, et donc prévisibles, 2/ elle résulte de la modification de l'environnement physique par la communauté, 3/ elle culmine dans la formation d'un écosystème aussi stable qu'il est biologiquement possible sur le site en question.
Il 20 fait ressortir également que la succession écologique «est sous contrôle communautaire» et insiste sur le fait que « chaque ensemble d'organismes modifie le substrat physique et le microclimat (les conditions locales de température, luminosité, etc.), créant ainsi les conditions favorables à un autre ensemble d'organismes », et que, « lorsque le site a été modifié autant qu'il peut
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l'être par le processus biologique, un état stable se développe - en théorie du moins ». Dans ce même ouvrage, il met l'accent sur la similitude entre le développement d'un organisme et celui d'un écosystème. Il nous incite également à considérer <
52 L'accroissement de la complexité augmente la stabilité La stabilité des écosystèmes continentaux complexes d'Amé-
rique du Nord ne leur a été d'aucun secours contre le scarabée japonais, le zigzag d'Europe et le puceron du châtaignier d'Orient Edolhia parasitica. Même si la chose est évidente, il n'est pas inutile de rappeler qu'en pareils cas la stabilité n'a pas été augmentée par l'adjonction de maillons supplémentaires aux chaînes trophiques. Robert S. MAY,
professeur d'écologie à Princeton et Oxford Le terme « complexe »
Jusqu'à une date récente les écologistes tendaient à estimer, avec Charles Elton, que plus un système gagne en complexité, plus il devient stable - bien qu'Eugene Odum considérât que la complexité diminuait avant que le climax, l'état le plus stable, ne fût atteint. Aujourd'hui, cependant, le lien entre complexité et stabilité est nié par la plupart des écologistes orthodoxes. Un des ouvrages qui ont joué un rôle majeur dans ce changement d'optique est celui de R.M. May, Stability and Complexity in Model Ecosystems 1. Le modèle mathématique de May, inspiré de ceux de R. M. Lotka et Vito Volterra, comporte de graves erreurs. Il repose sur l' hypothèse que la complexité d'un système est mesurable au nombre de ses parties constitutives, sans tenir compte de leur organisation, ni a fortiori du rôle plus vaste qu ' elles exercent au sein de la hiérarchie gaïenne. En d'autres termes, il ne fait pas la distinction entre les parties naturelles ou homéotéliques d'un système et ses parties non
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naturelles ou hétérotéliques. Ainsi, une invasion écologique hautement destructrice, comme celle que provoqua l'introduction du lapin en Australie ou du poisson-chat en Floride, augmente le nombre des parties constitutives d' un écosystème, et le fait qu'elle contribue à nuire à son intégrité et à sa stabilité peut, bien sûr, être interprété comme une confirmation de la thèse de May selon laquelle la complexité réduit la stabilité. En réalité, bien sûr, introduire dans un écosystème un être vivant prédisposé par son évolution à remplir d'autres fonctions, en tant que partie constitutive d'un écosystème différent, ne peut qu'augmenter l'aléatoire et diminuer sa «complexité» organisée. Prigogine 2 affirme lui aussi avec insistance que l'accroissement de la «complexité» va de pair avec celui de l'instabilité. Le fait que le monde devienne de plus en plus complexe et en même temps de plus en plus instable en apporte, selon lui, la confirmation. C'est cette instabilité que reflètent en fait les fluctuations de plus en plus importantes - inondations, sécheresses, épidémies et guerres - que l'on constate partout. Cependant, dans sa vision des choses, ces fluctuations sont extrêmement souhaitables, car les expédients auxquels on fait appel pour les neutraliser entraînent le développement économique, le progrès. La complexité à laquelle Prigogine se réfère est elle aussi de type aléatoire et n' offre aucun critère pour distinguer entre la complexité biosphérique, nécessaire à maintenir l'intégrité et la stabilité de la nature, et la complexité technosphérique engendrée par le développement économique, qui est hétérotélique par rapport à la biosphère et perturbe inévitablement son ordre spécifique et sa stabilité. En réalité, ni Prigogine ni May ne peuvent appréhender la complexité organisée, car elle est extrêmement difficile à quantifi er et donc à modéliser. Rien d'étonnant à ce que le modèle imaginé par May pour prouver que la complexité réduit la stabilité soit si éloigné de la réalité. Il est en particulier fondé sur des hypothèses parfaitement irréalistes (voir Chapitre 12). May 3 reconnaît ainsi que son modèle ne s' applique qu'aux systèmes ayant un nombre constant d'espèces, idée « dérangeante », admet-il, mais qui ne l'entraîne pas pour autant à remettre en question sa valeur intrinsèque. «Que les équations de LotkaVolterra soient applicables ou non aux situations réelles n' infirme pas ma thèse que les modèles mathématiques, à un degré de simplicité équivalent, sont er général moins stables que ceux
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qui comportent seulement quelques espèces.» Autrement dit, il ne se soucie pas des rapports entre complexité et stabilité dans le monde réel, mais uniquement dans son modèle mathématique. May reconnaît ' (mais après coup seulement) que dans le monde réelles choses risquent de se passer autrement. « Les écosystèmes naturels, qu'ils soient structurellement simples ou complexes, écrit-il, sont le résultat d'une longue histoire de co-évolution des plantes et des animaux qui les constituent. Il est au moins vraisemblable que ces processus évolutifs si imbriqués ont réellement déterminé des régions minuscules, mathématiquement atypiques, d'espace paramétrique, conférant au système une stabilité à long terme." Toutefois, comme May' lui-même l'affirme, de tels écosystèmes sont « mathématiquement atypiques », partant sans importance réelle. Dans le monde réel, il faut d'abord distinguer la complexité de la diversité (voir Chapitre 52). Un système naturel peut augmenter le nombre de ses parties constitutives de manière à mieux poursuivre deux stratégies différentes, et en réalité rivales. La première consiste à chercher à remplir ses fonctions adaptatives avec plus de précision, augmentant ainsi son homéostasie dans un environnement donné. La seconde consiste à augmenter le nombre des défis intérieurs ou extérieurs auxquels on pourra répondre de manière adaptative. La première stratégie est la plus adaptative dans un environnement ordonné et prévisible, la seconde dans un environnement chaotique et imprévisible. Le biologiste allemand B.Rensch appelle la première «anagenèse » et la seconde «cladogenèse ", termes adoptés par un certain nombre de biologistes, dont Julian Huxley et Waddington. On peut qualifier de complexes les systèmes naturels qui organisent leurs parties différenciées afin d'appliquer au mieux la première stratégie, de diversifiés ceux qui les organisent en vue d'appliquer au mieux la seconde stratégie. Considérons d'abord la complexité: elle est organisée et orientée vers un but. Les différentes parties d ' un système complexe n'émergent pas par accroissement, mais par différenciation. Celle-ci implique l'intégration. Pour que les parties constitutives d ' un système naturel se mobilisent pour agir de concert afin d'accomplir une fonction adaptative particulière, elles doivent être différenciées, et donc intégrées. Ainsi, dans un écosystème simple, par exemple, les herbivores ont une alimentation relativement indifférenciée. Une chèvre des neiges doit être capable 292
de manger pratiquement de tout afin de survivre dans un habitat si inhospitalier que la moindre augmentation de population des autres espèces suffit à provoquer une pénurie des aliments de base communs. Les écosystèmes complexes, en revanche, sont beaucoup moins vulnérables à ce genre de fluctuations. Dans la savane africaine, par exemple, l'impala et l'élan ont des régimes beaucoup plus spécifiques. Non seulement ils consomment des plantes différentes, mais souvent aussi des parties différentes de la même plante. Autrement dit, l'explosion démographique de la population d'une espèce ne réduit pas nécessairement la quantité de nourriture disponible pour les autres. Une augmentation du nombre d' espèces prédatrices afflne aussi la pression régulatrice quantitative et qualitative qu'elles exercent sur les populations de leurs proies. C'est ainsi, et de bien d'autres façons encore, qu ' un système en devenant plus complexe gagne en stabilité. Mais il y a un prix à cela: plus sa spécialisation et son adaptation à des conditions écologiques particulières sont grandes, plus l'éventail des réactions dont un système est capable est étroit, et moins les défis de l'environnement auxquels il peut répondre seront nombreux. En d'autres termes, plus un système complexe est intégré, moins il est capable de supporter de fortes pressions intérieures ou extérieures. Ainsi, une forêt tropicale est un système extrêmement intégré par rapport à la moyenne des autres écosystèmes (tout en étant loin de présenter le degré d'intégration d'un organisme biologique). Pour cette raison, elle ne supporte pas de perturbations extérieures extraordinaires. Elle ne se relève jamais complètement, par exemple, de l'abattage de ses arbres, tandis qu'un système plus simple et moins intégré comme la savane se remet beaucoup plus facilement d ' un traitement similaire. L'organisme humain, étant lui-même encore plus intégré, est d'autant plus vulnérable aux perturbations. Privez-le des organes qui assurent des fonctions métaboliques essentielles, tels que le foie ou les reins, et il sera incapable, lui aussi, de se rétablir. Les systèmes naturels ne peuvent fonctionner de façon adaptative (maintenir leur homéostasie) que dans des conditions spécifiques (voir Chapitre 43). Dans le cas des systèmes intégrés complexes, ces conditions sont souvent très précisément définies. C'est pour cette raison que certains écologistes ont soutenu que ces systèmes n'étaient pas persistants. Mais il n'en est rien car, sur la base d'une très longue expérience, ces êtres vivants
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peuvent supposer, généralement à juste titre, que ces conditions de vie spéciales seront maintenues (voir Chapitre 30). n est en outre très facile d'expliquer pourquoi ces conditions ont été préservées. Un système associé à son environnement en forme un autre plus important. Ce système plus vaste, en maintenant sa propre stabilité, garantit l'ordre de l'environnement auquel ses sous-systèmes sont soumis et, par là même, la stabilité de leurs rapports avec lui. Ainsi, un embryon ne tolérera que des variations mineures de l'environnement ou champ extrêmement organisé dont il a besoin. On ne peut pour autant considérer qu'il est instable. L'ordre dont il a besoin est assuré par le fait qu'il est partie intégrante de sa mère. De même, un enfant ne peut mener une vie harmonieuse que dans un environnement relativement organisé, celui de la famille. Cela ne signifie pas qu'il soit instable ou non persistant, puisque l'environnement est maintenu intact grâce au comportement des membres de la cellule familiale. La famille elle-même a besoin de l'environnement ou «champ» ordonné que constitue la communauté, et ainsi de suite tout au long de la hiérarchie biosphérique. En d'autres termes, bien qu'un système intégré complexe ne puisse s' adapter qu'à un éventail limité de conditions écologiques, les variations susceptibles de dépasser ces limites sont rendues improbables grâce à l'environnement ordonné et prévisible constitué par la hiérarchie de systèmes naturels dont il fait partie. Autrement dit, il fait preuve d'une grande stabilité par résistance (voir Chapitre 22). Un système moins complexe et moins intégré est peut-être capable de s'adapter à une gamme de conditions écologiques plus étendue, mais il y est justement plus exposé. Pour cette raison, le système doit être mieux préparé à les affronter en faisant preuve du degré nécessaire de stabilité par résilience. Dans les deux cas, l'aptitude du système à faire face aux variations de l' environnement auquel son évolution l'a adapté semble proportionnée à la probabilité de ces variations. il en est nécessairement ainsi pour que. le système puisse conserver sa stabilité et, par conséquent, . pUIsse surv! vre.
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En augmentant sa diversité, un système élargit la gamme des pressions écologiques auxquelles il est capable de faire face TI n'y a pas d'organisme qui puisse utiliser toutes les formes d'énergie et de ressources en nutriments, attaquer tous les génotypes hôtes, survivre dans toutes les conditions de température et d'humidité ou se défendre contre toutes les formes de prédation. David PiMENTEL Les monocultures sont presque toujours prédisposées à la maladie. Miguel ALTIER!
Le terme « diversité » est employé par les écologistes orthodoxes pour désigner le nombre d'espèces différentes qui habitent un écosystème complexe. La diversité est généralement considérée comme ayant une double composante. La première est la «richesse spécifique », appelée aussi «densité spécifique », mesure du nombre total d'espèces présentes dans un écosystème. La seconde est 1' « équitabilité », mesure de l'abondance relative des espèces présentes, et donc du degré, auquel les plus abondantes dominent. L'intérêt de ranger sous la même rubrique «diversité» ces deux notions différentes et pas nécessairement connexes est difficile à saisir. Comment un tel concept pourrait-il nous aider à comprendre le rôle des êtres vivants dans le maintien de l'ordre de l'écosphère? (Voir Chapitre 41.) Le monde naturel fait preuve d'une énorme redondance apparente. Mouches, tiques, harengs et bien d'autres espèces ont une progéniture innombrable, dont seule une infime proportion survivra et se reproduira. Seule une minime proportion des gènes 295
qui forment le génome humain est utilisée dans la synthèse des protéines. Les autres, les gènes en sommeil, souvent qualifiés de «rebut » (junk genes), sont jugés redondants. Même privé de la moitié des neurones de son néo-cortex, un être humain est capable de mener une vie apparemment normale. Pourquoi ne pas les considérer comme des neurones de rebut et redondants? Une population peut elle aussi être réduite drastiquement sans que sa capacité de survie ne soit compromise, du moins à court terme. Il serait toutefois présomptueux d'en déduire que les systèmes concernés n'ont pas été affectés d'une manière ou d'une autre par la diminution du nombre de leurs parties constitutives. C'est manifestement ce que pense Eugene Odum, qui estime que l'augmentation de la redondance d'un système accroît sa stabilité, car plusieurs espèces seront alors capables de remplir une fonction spécifique, et si l'une d'elles est frappée d'extinction, les autres pourront prendre la relève. Le terme «redondance » prête cependant à confusion. Une des techniques de base en biotechnologie est le clonage. Il consiste à faire pousser un grand nombre de plantes génétiquement identiques. Cependant, comme l'exprime Patrick Mooney, «uniformiser génétiquement les cultures, c'est littéralement inviter l'épidémie à les détruire ». L'histoire nous a déjà enseigné les terribles conséquences qu'entraîne une agriculture à base génétique trop étroite. Ainsi, au XIX' siècle, la majorité des habitants de l'Irlande se nourrissaient principalement de pommes de terre, la production de céréales étant surtout destinée à l'exportation vers l'Angleterre. Toutes les pommes de terre cultivées appartenant à la même variété, il était inéluctable que, tôt ou tard, l'ensemble de la récolte soit frappé de maladie. Quand cela se produisit, il y eut une terrible famine qui provoqua la mort de peut-être 2 millions de personnes, et un nombre similaire d' émigrations vers l'Amérique du Nord. En 1970, ce danger nous a été remis en mémoire quand les États-Unis ont perdu 15 % de leur récolte de maIs à la suite d' une attaque de nielle. Heureusement, le maïs n'est pas la nourriture de base des Américains; dans bien des pays du tiers monde, une telle épidémie aurait été catastrophique. L'uniformité génétique affaiblit également la capacité adaptative d'une population. Ainsi, après avoir exposé au DDT pendant deux ans et demi des souches obtenues par croisements
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consanguins de mouches à fruit (Drosophila melanogaster), D. J. Merrell et J. C. Underhill' n'ont pas réussi à les rendre résistantes à ce poison. En revanche, il fallut moins de six mois pour que des populations normales à l'état sauvage acquièrent cette résistance. Waddington 2 lui aussi avait constaté que 1'« assimilation génétique (voir Annexe 4) échoue complètement, du moins sur quelques générations, chez les souches provenant de croisements consanguins, auxquelles la variabilité génétique fait défaut ». Comme on aurait dû s'y attendre, la « redondance uniforme» ne fait pas partie de la stratégie de la nature. La redondance naturelle est extrêmement diversifiée et l'écosphère manifeste un pouvoir phénoménal dans la création de cette diversité. Nous savons tous qu'il est possible de construire des mots à l'infini avec un alphabet de 26 lettres. De même, le code génétique des 4nucléotides de base permet d' émettre un nombre apparemment sans limite d' instructions. De ce fait, différentes formes de vie en nombre quasi illimité peuvent être engendrées à partir des 20acides aminés nécessaires à la fabrication des protéines. Non seulement l' écosphère est capable de créer un nombre incroyable d'espèces, mais aussi de sous-espèces, de variétés et d'individus différents. Cette diversité organisée permet à un système naturel de répondre à un large éventail d'agressions, qu'elles soient internes ou externes - éventail non pas aléatoire, mais bien spécifique: celui qui, d'après l'expérience phylogénétique et ontogénétique du système, regroupe les principales menaces auxquelles il est exposé. Plus la diversité d'un système est grande, mieux il pourra faire face aux défis les plus improbables et les moins graves. À cette fin, les sous-systèmes doivent être peu intégrés et capables de beaucoup d'indépendance. Chacun doit se spécialiser de manière à pouvoir affronter une certaine gamme d' agressions. Par contre, des systèmes complexes non diversifiés, organisés pour répondre avec précision à des conditions écologiques particulières, ne seront capables de faire face qu'aux menaces les plus graves et les plus courantes, sauf, naturellement, à développer leur complexité mentale, comme notamment l'homme l'a fait (cerveau). On peut utilement comparer le rôle de la diversité à celui d'une assurance contre les discontinuités. Ainsi le caractère le plus marquant de l'agriculture vernaculaire est l'incroyable
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diversité des plantes cultivées (et des variétés de chacune d'elles). D'après l'écologiste Peter Freeman " chez les agriculteurs d'Afrique centrale les champs de sorgho et de mil sont couramment composés non seulement de variétés différentes, mais aussi de diverses espèces appartenant au même genre. Quant aux cultures de riz, de mais, d'arachide et de voandzeia, ce sont davantage des mélanges de types différents que des variétés précises.
Le même principe vaut pour la paysannerie en général. Les paysans sont imprégnés de ce que l'on a appelé 1'« éthique de la subsistance». Leur préoccupation principale n'est pas de maximiser les rendements mais de réduire la vulnérabilité et donc l'impact des discontinuités (sécheresses, inondations ou épidémies). Comme l'écrit James Scott': La préservation de la variété des semences, les techniques et le calendrier de mise en culture se sont traditionnellement affinés par tâtonnements au fil des siècles pour permettre le rendement le plus constant et le plus sûr, compte tenu des circonstances. ( ... ) D'une manière caractéristique, le paysan s'efforce d'éviter la mauvaise récolte qui provoquerait sa ruine plutôt que de tenter un gros coup risqué.
Cette prudence va cependant à l'encontre de l'expansion du marché et donc des intérêts des industriels et des politiciens. Pour satisfaire à ceux-ci, la production et la consommation doivent être maximisées, et la sécurité est cherchée dans les mécanismes du marché. Cela pousse les agriculteurs à adopter des méthodes - biologiquement, socialement et écologiquement destructrices - qui vont maximiser, et non pas minimiser, les risques. Les résultats ne peuvent qu ' être désastreux car, comme garantie contre les ruptures, il n'y a pas de substitut efficace à la diversité. Il est souvent difficile de discerner quels sont les composants d'un système qui augmentent sa complexité et quels sont ceux qui contribuent à sa diversité. La culture d'un grand nombre de plantes différentes, pratiquée par les agriculteurs traditionnels, augmente non seulement la diversité mais aussi la complexité d'un écosystème agricole. Dans un système d'association méticuleux, les premières espèces semées ont tendance à abaisser la
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température du sol et à créer le microclimat convenant aux suivantes. Les différentes espèces végétales se complètent par ailleurs sur le plan des cycles de nutriments: ainsi, les plantes à racines profondes agissent comme « pompes à nutriments» en puisant les sels minéraux dans les profondeurs du sous-sol pour les amener à la surface. Les minéraux libérés par la décomposition des plantes annuelles sont absorbés par les plantes vivaces. L'importante consommation de substances nutritives de certains végétaux est compensée par l'apport de matières organiques effectué par d'autres. Ainsi, les céréales gagnent à être cultivées en association avec des légumineuses, dont les racines plus profondes permettent une meilleure utilisation des nutriments et de l'humidité du sol, et comportent des nodules où vivent des bactéries spécialisées dans la fixation de l'azote. Toutes ces cultures jouent donc un rôle dans le métabolisme de l' écosystème agricole, et contribuent par là même à augmenter sa complexité. Par ailleurs, elles conservent leur capacité de réaction individuelle face à un grand nombre d'agressions du milieu. Parce que le système n'est pas trop fortement intégré, elles peuvent remplir une double fonction: contribuer à la fois à la complexité et à la diversité de l'écosystème. Il est intéressant de remarquer que certains systèmes naturels très diversifiés, pour faire face à des modifications de l'environnement, peuvent transformer cette diversité en complexité et vice versa. Un exemple typique en est fourni par les myxomycètes que l'on rencontre dans la vase, créatures minuscules semblables à des amibes, qui vivent généralement en colonies extrêmement diversifiées. En cas de pénurie d'Enterechia coli - la bactérie dont elles se nourrissent - elles subissent une métamorphose impressionnante: elles se réunissent pour former un organisme multicellulaire hautement différencié et qui présente un degré de complexité correspondant. Dès que la nourriture redevient abondante, cet organisme se décompose en ses parties constitutives et, là encore, la complexité redevient la diversité. Il se produit la même chose dans les sociétés humaines vernaculaires. Lorsqu'elles doivent faire face à une agression extérieure, elles s'organisent pour former des groupes sociaux plus importants - comme le faisaient les Bochimans quand ils se battaient contre les envahisseurs bantous, et parfois les Indiens d'Amérique du Nord pour tenter de résister à l'avance de l'homme blanc. Il y a tout lieu de croire que si ces peuples 299
avaient remporté la victoire et repoussé l'envahisseur, ils auraient repris leur mode de vie habituel au sein des groupes sociaux traditionnels qui le favorisent - et la complexité se serait une fois de plus transformée en diversité.
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Dans les sociétés vernaculaires, l'éducation est homéotélique vis-à-vis de Gaïa L'éducation est un processus culturel ( . .. ) par lequel chaque nouvel individu est transfonné en membre à part entière d' une société humaine particulière, partageant avec les autres membres une culture particulière. Margaret MEADE (1901 -1978) Les enfants sont par définition des apprentis, et apprendre est l'activité humaine qui nécessite le moins de manipulation par autrui. La majeure partie de l' apprentissage n'est pas le résultat de l'instruction. Elle serait plutôt le résultat d' une participation sans entraves dans un environnement chargé de sens. Ivan ILLICH
L'éducation dans les sociétés vernaculaires est pratiquement synonyme de socialisation, ce processus par lequel un enfant potentiellement apte à devenir membre de n'importe quelle famille, communauté ou société, apprend à devenir celui d'une famille, d'une communauté et d' une société particulières (voir Chapitre 47). En d'autres termes, du point de vue de la société, l'éducation est le moyen de se renouveler par intégration des géQérations successives dans sa structure spécifique. A tous les niveaux d'organisation se déroule un processus similaire du point de vue fonctionnel. Ainsi, une cellule, immédiatement après la division, a elle aussi le potentiel pour devenir partie intégrante de nombre d'organes ou de tissus, et apprend progressi vement à remplir des fonctions particulières dans l'organe ou le tissu où elle se situe (voir Chapitre 44). Le processus du développement ou de la différenciation cellulaire est également le moyen grâce auquel l'organe ou le tissu, et jusqu 'à l'organisme lui-même, parviennent à concilier la durée de vie nécessairement limitée de leurs cellules constitutives avec 301
sa finalité globale - le maintien de sa stabilité et de celle de la hiérarchie biosphérique dont il fait partie. Le processus d' éducation est gouverné par les mêmes lois générales à l'œuvre dans la différenciation cellulaire, la croissance de l'embryon, et en fait dan s tous les autres processus homéorhétiques (voir Chapitre 25) qui interviennent aux différents niveaux d'organisation. L'une de ces lois est que le comportement procède du général au parti cul ier. Ce sont les premières phases du développement de l'enfant qui déterminent le profil général de son comportement. Ces premières étapes sont décisives; voilà pourquoi le rôle éducatif de la mère revêt tant d'importance, et pourquoi le milieu familial est un facteur si essentiel dans la formation du caractère et des capacités de l'enfant. Une autre loi vient compléter celle-ci: les processus comportementaux sont séquentiels, leurs diverses étapes se déroulant dans un ordre spécifique. Si l'une est omise, les suivantes ou bien ne pourront se dérouler, ou bien le feront imparfaitement. Ce que l'enfant apprend pendant sa scolarisation ne peut remédier à un manque dans les premières étapes de son éducation. C'est à cette conclusion qu'ont abouti les travaux les plus sérieux. J. S. Coleman " par exemple, qui mena une étude exhaustive sur les résultats scolaires de 600000 enfants avec 6000 enseignants, dans 4000 écoles, concluait en 1966 que <des différences dans l'entourage familial expliquent davantage la diversité des performances que les différences qualitatives de l'instruction dispensée dans les écoles». Telle est également la conclusion du rapport du gouvernement américain publié en 1964, Equality of Education Opportunities (L'égalité des chances dans l'enseignement '), d'après lequel <des différences entre les équipements et les programmes scolaires influent relativement peu sur les résultats de l'élève», le facteur mesurable le plus important étant l'entourage familial de l'enfant. Si celui-ci est déficient, les symptômes de défaut de socialisation - instabilité émotionnelle, délinquance, drogue et alcoolisme - apparaissent d'autant plus fréquemment. Dans les sociétés vernaculaires, l'éducation, comme tous les processus vitaux, présente un caractère extrêmement dynamique; loin d'être le simple consommateur d'une éducation-marchandise, l'enfant est un participant actif. Dans ces conditions, les institutions perdent beaucoup de leur utilité. il suffit d'insérer l'enfant dans la dynamique sociale si admirablement décrite par O. F. Raum 3: 302
L'enfant ne reçoit pas son éducation passivement. il en est l'agent très actif. il y a en lui une tendance irrépressible à devenir adulte, à s'élever au rang où il lui sera penTÙs de jouir des privilèges des grands ( ... ) L'enfant s'efforce d'accélérer le rytbme de sa «promotion sociale ».
Tous les processus vitaux homéorhétiques sont étroitement intégrés. Waddington 4 met en relief la forte intégration des chréodes individuelles parmi celles qui forment le paysage épigénétique, et fait remarquer que «la séquence des transformations à la suite desquelles l' œuf fertilisé devient un animal adulte implique toujours des interactions importantes avec l'environnement immédiat de l'embryon». Le passage de l'état d'enfance à celui d'adulte au sein de la société vernaculaire s'accomplit de la même manière. L'enfant s'engage dans une interaction étroite avec les membres de divers groupes sociaux - sa parentèle, les camarades de son âge, son clan, la société secrète où il entrera peut-être - et donc avec la communauté que forment ces groupes. Si éducation et socialisation sont une seule et même chose, alors chaque société a besoin d'un geure d'éducation différent. Le programme qui permet de faire d'un enfant chaga un membre adulte de la société, capable d'assumer un rôle déterminé au sein d'une tribu d'Afrique bien particulière, ne peut en aucun cas être celui qui permet à un bébé esquimau d'assimiler les fonctions tout aussi spécialisées, mais combien différentes, qu'il aura à remplir en tant que membre d'une famille et d'une petite communauté dont la première préoccupation est de survivre dans les régions inhospitalières de l'Arctique. Du point de vue chaga, un Ch aga éduqué à la manière esquimau est aussi mal éduqué que s'il l'avait été dans une école ou une université occidentale. Les puissances coloniales se sont efforcées de détruire la culture des sociétés traditionnelles en grande partie parce que beaucoup de ses caractères essentiels empêchaient les peuples indigènes de subordonner les impératifs sociaux, écologiques et spirituels aux objectifs économiques à court terme qu'ils servaient en participant à l'économie coloniale. Il n'est pas de moyen plus efficace de détruire une société que de saper son système éducatif. Ainsi, dit Margaret Read ' ,
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cadre des hiérarchies tribales et de leurs rapports mutuels, la narration de l'histoire de la tribu à travers les chants et les légendes qui la célèbrent à l'occasion de rassemblements tribaux» - aucune de ces activités socialisantes n'était jugée digne d'entrer dans le programme des institutions scolaires occidentales. Elles ne pouvaient guère contribuer à la réalisation des objectifs économiques primordiaux des régimes coloniaux ou des pays du tiers monde actuels, dirigés vers le développement économique sous la tutelle de la Banque mondiale et du FMI. Cela veut dire, toutefois, que les jeunes sont privés de leurs connaissances traditionnelles, qui seules peuvent faire d'eux des membres à part entière de leur société. Incapables de se renouveler, les sociétés traditionnelles sont vouées à l'anéantissement, leurs membres condamnés à l'anonymat et à l'isolement dans une société de masse. De nos jours, nous avons perdu de vue le rôle véritable de l'éducation. La raison principale en est que notre société s'est désagrégée - et sans société, il va de soi qu'il ne peut plus y avoir de socialisation. Dans ces conditions, l'éducation doit prendre une forme tout à fait différente. Il est nécessaire, entre autres choses, que l'enfant soit éduqué dans des institutions spécialisées et non plus dans sa famille ou sa communauté. De fait, cet isolement de l'éducation par rapport au processus social a des conséquences très graves. Elle cesse notamment d'être un processus traditionnel spontané et s'institutionnalise. Les résultats sont dramatiques. Coleman 6 écrit: La relégation de nos enfants dans les écoles qui se chargent de fonctions et d'activités extérieures au programme scolaire proprement dit, de plus en plus nombreuses et pour des périodes de formation de plus en plus longues, a sur eux un impact considérable. Ils sont «coupés» du reste de la société, confinés dans leur groupe d'âge, contraints de passer toute leur vie sociale avec ceux de leur âge. Avec leurs camarades, ils en viennent à former une petite société dont la plupart des échanges importants sont internes et dont les liens avec la société adulte extérieure deviennent rares. En conséquence, notre société renferme un ensemble de micro-sociétés d' adolescents, dans lesquelles l'intérêt et le comportement des jeunes s'orientent vers des objets échappant complètement à la responsabilité des adultes, et où les normes qui sont susceptibles de s'établir sont loin de répondre aux objectifs définis par la société elle-même.
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L'enfant est encore coupé de la société pour une autre raison. Elle tient au fait que l'éducation moderne s'attache à former l'individu à une carrière qui s'inscrira dans un monde essentiellement industriel et urbanisé. On dit en Inde que quand un jeune obtient son diplôme de fln d'études secondaires, il quitte le village de ses ancêtres pour s'installer dans la ville la plus proche; lorsqu'il obtient sa licence, il déménage pour la grande ville, et quand il a son doctorat, il quitte le pays pour l'Europe ou les Etats-Unis. Au lieu d'assurer la continuité de la communauté, l'éducation, dans de telles conditions, provoque sa mort. L'éducation est l'une des nombreuses fonctions sociales clés que l'État a usurpées et qui, dans une société écologique, doit être de nouveau assumée au niveau de la farnille et de la communauté.
55 Dans les sociétés vernaculaires, l'habitat est homéotélique vis-à-vis de Gaïa Une maison est une machine à habiter. LE CORBUSIER
Dans les sociétés traditionnelles, on voit dans chaque lieu d'habitation une image du cosmos, car chaque maison ou tente «contient» et «enveloppe » l'homme de la même manière que le vaste monde. Titus BURKHARDT Nous avons besoin de nos marae * pour mille raisons: Pour pouvoir nous élever dans l'art oratoire, Pour pouvoir pleurer nos morts, Pour pouvoir prier Dieu, Pour organiser nos fêtes, Pour héberger nos invités, Pour tenir nos réunions, Pour pouvoir célébrer nos mariages, Pour nous rassembler, Pour chanter, Pour danser, Et y connaître la richesse de la vie Et le noble héritage qui est le nôtre. Chant de bienvenue maori
Les habitats vernaculaires ont toujours été conçus pour répondre aux besoins de l'ensemble de la hiérarchie de Gaïa. Et pour commencer, ils étaient petits. L'homme traditionnel vivait généralement dans des sociétés de 50 à 1000 personnes. Aristote estimait qu'une cité ne devait pas compter plus de 5400 habitants - le nombre de personnes qui pouvaient s'assembler sans gêne sur l'agora athénienne.
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Le marae est l'enceinte où se réunissent traditionnellement les Maoris.
D'un point de vue écologique, l'habitat temporaire des nomades est le plus désirable, car c'est celui dont l'impact sur l'environnement est le plus faible. Stanner' va jusqu'à affirmer que les aborigènes d'Australie ont probablement un impact plus bénin sur l'environnement que certains animaux, comme le castor, bâtisseur de barrages, et les termites qui construisent d'énormes nids. Un campement aborigène, un an après son abandon, était presque impossible à retrouver. Même lorsqu' elles sont sédentarisées, les besoins en bois de charpente et bois de feu des petites communautés peuvent être satisfaits sans qu'il soit nécessaire d'anéantir les forêts locales; leurs besoins alimentaires n'entraînent pas l'épuisement des sols et l'écosystème local est capable d'absorber leurs déchets sans se dégrader. Ceci n'est évidemment pas vrai des villes, même de l'Antiquité. Ce n'est pas un hasard si les sites occupés par la plupart des capitales des civilisations qui florissaient jadis dans les régions tropicales et subtropicales sont maintenant occupés par le désert. Le déclin et la chute de ces cités ont été attribués à divers facteurs, mais le plus déterminant d'entre eux est sans aucun doute l'impact fatal de ces conurbations sur des écosystèmes fragiles. Ainsi, vers 1500 avant J.-c., la grande civil sation de l'Indus toucha à sa fin. Mohenjo Daro, sa ville principale, était bâtie en briques de terre cuite. Sa chute aurait pu être prédite à partir de causes purement écologiques, puisque, entre autres facteurs, on a estimé nécessaire le défrichage de 150 kilomètres carrés de forêt simplement pour la cuisson des briques utilisées pour la construction d'une ville de cette taille. Si, comme le fait remarquer Mortimer Wheeler, cet abattage des forêts s' est poursuivi pendant des siècles, il a probablement provoqué une telle dégradation des sols que la région avoisinante n'a plus été en mesure de subvenir aux besoins de la cité. L' impact de nos grandes villes industrielles sur leur environnement est incomparablement plus grand, et destructeur à proportion 2. Sur le plan sanitaire, l'habitat en petites communautés est tout aussi souhaitable. Les habitants seront exposés à une pollution relativement faible, et ces villages communautaires ne constituent pas une niche susceptible d ' entretenir des populations importantes des principaux agents pathogènes qui affectent les populations humaines. George Arrnelagos 3 estime que 307
Les communautés isolées, de ctimension restreinte, ne permettent pas la transmission continue de la maladie, et les irruptions de maladies infectieuses endémiques, lorsqu'elles se produisent, ne sont guère que périodiques ou sporadiques. La raison tient à ce que, dans une population réduite, le nombre d' hôtes potentiels est insuffisant. Si l'agent pathogène ne peut survivre jusqu'à ce qu'il entre en contact avec un nouvel hôte, la malactie est incapable de faire souche dans la population. Bon nombre de maladies infectieuses, rougeole et grippe notamment, requièrent une population d'au moins 500000 individus pour se propager.
Cette thèse tend à être confirmée par des études paléontologiques, comme celle menée par R. F. Heizer et L. K. Napton sur les fientes artimales fossilisées trouvées dans la grotte Lovelock, au Nevada. Nous n'avons pas trouvé d'œufs ou de larves de vers intestinaux, mais, grâce à l'extraordinaire état de conservation de certains pseudoparasites - mites et nématodes -, nous avons été en mesure de conclure avec une assez grande certitude que les peuples anciens représentés par ces spécimens étaient effectivement épargnés par tout un ensemble de vers intestinaux, comme le trématode, le ténia et d'importants nématodes, tels que l'ankylostome ou l' ascaris. Cette conclusion n'était guère surprenante au regard de notre connaissance de l'helmintiase chez les Bochimans actuels et autres populations de chasseurs-cueilleurs des régions arides.
L'historien américain William McNeill a montré comment, de tout temps, les maladies infectieuses se sont propagées dans une seule direction: des pays urbanisés d'Occident vers les régions où ]' on vit encore dans des petites communautés beaucoup plus saines. Les sites peuplés doivent aussi demeurer réduits pour que chacun des membres puisse rester en contact avec la nature. L'homme a évolué comme partie intégrante du monde vivant. Il est douteux qu'il puisse en toute impunité biologique et psychique vivre dans l'environnement urbain totalement artificiel que nous avons créé. Dubos' va jusqu'à poser la question: «L'homme peut-il rester en bonne santé physique et mentale quand il perd le contact avec les forces naturelles qui l'ont modelé biologiquement et psychiquement? » Combien de citadins s'efforcent d'ailleurs désespérément de recréer un petit coin de nature dans la jungle de béton où ils vivent. .. Et de pots en plastique surgissent des tapis de végétation sur les balcons des 308
immeubles; on peut même parfois entendre s'en échapper des enregistrements de « bruits de la nature » - souffle du vent dans les arbres, bouillonnement d'un ruisseau ou chant de baleines. Sur le plan social, les communautés ne peuvent, en outre, satisfaire aux besoins de leurs membres qu ' en restant de taille modeste, car la structure de l' habitat 5 reflète nécessairement celle de la société, dont elle constitue l'infrastructure matérielle. L' unité sociale de base est indubitablement la famille étendue et c'est elle en priorité qui doit être hébergée. L'habitat doit également abriter le lignage et l'ensemble de la communauté. Ils doivent pouvoir jouir chacun d'une certaine intimité. Dans un campement aborigène australien, par exemple, on observe que chaque famille a son propre espace - une superficie qu'elle balaye plusieurs fois par jour. Cet espace est protégé par un brise-vent (wiltja) et un feu est allumé en bordure. Les espaces familiaux sont regroupés autour d'une plus grande superficie centrale. La nuit tombée, chaque famille est à l'abri des regards et jouit donc de l'intimité qu'elle désire, garantie en outre par la coutume de rester dans l'espace familial quand vient l'obscurité, de peur de rencontrer les esprits malins qui rôdent alentour. D'après Eileen Jensen Krige', dans le village zoulou traditionnel, les huttes sont réparties en cercle autour de l'enclos à bétail; la hutte du chef est toujours située dans la même position et celles des épouses sont disposées par ordre d'ancienneté. Les groupes de huttes de chaque famille étant dans ces villages séparés par des espaces considérables, le groupe de parenté (dont les liens de sang peuvent être réels ou fictifs) jouit aussi de l'intimité nécessaire. D'après Robert Jaulin', les Indiens Motilones des forêts amazoniennes vivent dans des habitations appelées bohios, susceptibles d'héberger de dix à trente familles sous le même toit. Une semiobscurité règne à l'intérieur du bohio. Chaque famille y dispose d'un espace séparé. Un feu en garde l'entrée, protégeant des regards de ceux qui se trouvent dans l'espace commun circulaire central. Selon Paul Stirling, le village turc traditionnel est constitué de foyers qui tendent à occuper les mêmes quartiers ou mohalle. Les villes des Yorubas du Niger occidental sont elles aussi divisées en secteurs de voisinage dont chacun correspond à une famille étendue, secteurs à leur tour regroupés en quartiers, peuplés de familles étroitement liées. Entre habitants de quartiers voisins, on entretient des liens particuliers, mais moins étroits. La ville est donc un système hiérarchisé de maisonnées, de secteurs de 309
voisinage et de quartiers où les individus vivent dans un tissu de rapports complexes: plus ces rapports sont étroits, plus les habitations sont rapprochées, tandis que des espaces plus importants séparent les groupes moins intimement liés. La structure urbaine reflète ainsi celle de la société. Tout ceci plaide en faveur du respect de ces principes si l'on veut réduire les problèmes sociaux des conurbations modernes au minimum. Valerius Geist 8 fait ainsi ressortir que les seuls plans d' urbanisme modernes réussis sont ceux qui ont limité les effectifs des groupes sociaux à un chiffre proche de celui des sociétés primitives. Trois seuils sont perceptibles : l' un d' environ 8 personnes, qui reproduit la limite de la famille étendue; un autre autour de 25 , effectif approximatif des groupes de chasseurs; l'un enfin d'à peu près 200 personnes, soit le nombre que chaque individu est capable de reconnaître. ( . .. ) Un ensemble de constructions devrait comprendre moins de 200 personnes, et être lui-même divisé en unités d' habitation d'environ 25 personnes représentant quelque 5 familles. Si les architectes avaient conçu les cités en gardant ces « nombres magiques» à l'esprit, ils auraient réussi à en réduire l'anonymat.
À l'opposé, un grand nombre de recherches anthropologiques ont montré les conséquences de la modernisation de sites traditionnels, entreprise pour répondre aux impératifs du marché. Jaulin a expliqué comment de tels changements ont provoqué la désintégration de la société des Indiens Motilones. Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss 9 a décrit ce processus chez les Indiens Bororos du Brésil. La disposition d'un village ou d'une bourgade doit en outre donner une impression d' unité et de totalité. Les deux villes voisines de Marmande et de Villeneuve-sur-Lot, en France, sont réputées exercer des effets opposés sur leurs habitants . La première s'étire en longueur au bord d'une route nationale, tandis que la seconde, ancienne bastide, est bâtie autour d' une place centrale. Celle-ci seule est connue pour sa communauté chaleureuse. Si l'on ne peut se passer de villes, on doit les concevoir selon des principes similaires, afin de répondre aux besoins sociaux des habitants. La place centrale est un élément essentiel: les citoyens s'y retrouvent pour traiter leurs affaires. Les Grecs ne pouvaient concevoir de cité sans agora. Fait révélateur, dans les 310
villes industrielles d'Occident, où les intérêts économiques l'emportent sur les préoccupations sociales, le centre commercial assorti de son parking à plusieurs niveaux est devenu le point focal. Les maisons, les places et les autres lieux de la structure urbaine devraient répondre au plus grand nombre de fonctions possible, afin de multiplier les contacts sociaux. Comme le fait remarquer Nicholas Hildyard 10, ce n'est que lorsque toute la gamme des classes sociales, des tranches d'âge, des métiers et des activités sont concentrés en un lieu particulier que la trame étroite des relations qui forme la base de la communauté peut se tisser. Démembrez la communauté et, comme un corps disséqué, elle finira par mourir. Au lieu d'une communauté, on n'aura plus que des groupes disjoints, mobiles et extrêmement instables. En fragmentant les activités, on brise simplement les relations sociales.
Or, c'est précisément ce qui se fait aujourd'hui. «Le travail est confiné dans la zone industrielle, le jeu dans la cour de récréation, les achats dans le centre commercial, les personnes âgées dans les maisons de retraite, la maladie et la mort à l'hôpital, la richesse dans certains quartiers, la pauvreté dans d'autres. » Le tissu urbain devrait en outre être serré, les maisons proches les unes des autres. Pour resserrer les contacts sociaux, il faut des rues étroites et non de vastes étendues de pelouse et de béton. Comme l'écrit Peter Blake Il : Ce dont la ville a besoin, ce n'est pas de vastes espaces vides, mais au contraire d'espaces étroitement imbriqués, regorgeant de boutiques, de restaurants, de marchés, etc. Le moyen le plus sûr de tuer une ville est d'y ménager de grands espaces vides - « une sorte de no man's land social ».
Les monuments d'une société sont aussi investis d'une importance particulière, qui véhiculent son identité, au même titre que la langue ou les coutumes locales. Plus encore, ils commémorent les héros de la communauté, ses fondateurs , ses chefs religieux, tous ceux qui symbolisent la cité et la sanctifient. Cela contribue à son identité, à sa pérennité et à la fierté de ses citadins - nécessaire à une société digne de ce nom. L'habitat doit encore satisfaire le sens esthétique en offrant un cadre intéressant et varié, comme l'habitat vernaculaire (tradi-
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tionnel) le fait si bien. Sur le plan psychologique, cette diversité est aussi essentielle que son absence est intolérable dans les conurbations sans visage. En fait, écrit Lewis Mumford 12 (18951990), Si l' homme avait vécu dès l'origine dans un monde aussi désespérément uniforme qu'une tour de HLM, aussi impersonnel qu'un parking, aussi dénué de vie qu'une usine automatisée, il est douteux que son expérience eût été assez variée pour lui permettre de conserver en mémoire des images de la réalité, créer une langue ou concevoir des idées.
li y a quelques années, à l'occasion d' une campagne électorale à Walsall, banlieue de Birmingham, j'ai pu mesurer ce que la vie dans de pareilles conditions pouvait avoir de déprimant. Ma femme Katherine 13 et moi-même étions venus de Cornouailles, avec quelques amis, pour prêter notre appui à Jonathan Tyler, chef de file du Parti de l'écologie (devenu Green Party), qui briguait un siège au Parlement. Dans un bar, Katherine rencontra un groupe de jeunes gens qu'elle encouragea à parler de leur ville. Ils s' y montrèrent peu empressés: « Elle nous fait honte», lui dirent-ils. Cette attitude ne pourrait être plus é}oignée de celle des jeunes Siennois, si fiers de leur belle cité. A Sienne, c'est à la fin du Palio que cette fierté éclate de la manière la plus manifeste, lorsque les jeunes de la contrade victorieuse paradent triomphalement à travers les rues de la ville la nuit entière - et même pendant plusieurs jours et plusieurs puits - en chantant la chanson traditionnelle du Palio: Sur la Piazza du Patio Où pousse la verveine Vive notre Sienne La plus belle des cités. Vive notre place, Notre ville et notre chapelle, Vive notre Sienne La plus belle des cités.
Fait révélateur, Sienne est sur le plan social une ville idéale, avec notamment un taux de délinquance et de déviance sociale particulièrement faible. Il va sans dire qu'au cours de la période d'industrialisation,
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ceux qui ont conçu et construit nos villes ont presque totalement ignoré toutes ces considérations. Au cours du demi-siècle écoulé en particulier, les cités ont été presque exclusivement conçues en fonction d'impératifs économiques et utilitaires, avec les résultats catastrophiques que l'on sait. Enfin, last but not least, l'habitat doit revêtir un caractère sacré. Pour l'homme traditionnel, il était inconcevable de vivre dans une maison ou un village qui n'avait pas été sanctifié, c'est-à-dire rituellement intégré à la hiérarchie cosmique. Ainsi, avant qu'une zone inhabitée et vierge puisse être occupée, il convenait d'accomplir des rites sacrés pour l'ancrer dans le cosmos. Ananda Coosmaraswamy 14 nous apprend que dans le Rig Véda le mot vima, qui veut dire «mesurer» ou « arranger», sert à désigner (da création d'un espace habitable» ou l'aménagement de « la demeure de l'ordre cosmique ». Bâtir un nouveau village ou une nouvelle ville, c'était avant tout construire une maison sacrée ou un temple selon le modèle cosmique (voir Chapitre 61). La cérémonie traditionnelle célébrée pour consacrer ce lieu était une réactualisation de la création originelle ou cosmogenèse, écrit Mircea Eliade. Ainsi, lorsque Romulus fonda Rome, il creusa une petite tranchée circulaire dans laquelle il jeta un peu de la terre sacrée provenant de la ville où étaient enterrés ses ancêtres, et chacun de ses compagnons fit de même. De cette manière, Rome devenait terra patrum. La tranchée était appelée mundus, terme qui désignait semble-t-ille lieu où vivaient les manes ou ancêtres, et également . le monde ou cosmos IS. Convaincu que lui-même, ses outils et sa demeure participaient de la hiérarchie cosmique, l'homme chthonien considérait qu'ils étaient conçus sur le même plan fondamental. Selon Fred Eiseman 1., à Bali, l'homme traditionnellement n'est qu'une infime partie de l'ensemble de l'univers hindoubalinais, mais il est un microcosme qui en reproduit la structure. Le corps humain est composé de trois parties - la tête, le corps et les pieds - comme l'est l' univers, le macroscosme: le monde supérieur de Dieu et des cieux, le monde intermédiaire de l'homme et le monde inférieur. L'homme est une sorte de modèle réduit de l'univers, doté d'une structure exactement semblable à celle de l'île de Bali, et de chaque village, temple, maison, construction et être qui l'habite.
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Gerardo Reichel-Dolmatoffl7 montre combien cela reste vrai des temples élevés par les Indiens Kogis de Colombie: Les temples kogis sont conçus comme des modèles cosmiques, modèles qui véhiculent l'ordre de l'univers et représentent en même temps le corps de la Mère. Chaque pilier, poutre ou chevron et jusqu'au mùindre détail de construction du toit, du chaume ou des lianes util.isées pour lier les différentes parties entre elles a sa propre valeur symbolique. L'architecture d'un temple peut se déchiffrer comme un modèle anatomique, une carte géographique, et on peut y voir un modèle de structure sociale et d ' organisation, un rituel religieux ou la représentation des mondes supérieur et inférieur; il constitue également un observatoire astronomique.
Il en était de même de l'antique temple juif. Selon le Midrash Tanhuma ", il «représente le monde entier et la création de l'homme, qui est lui-même un monde en miniature». D'après une vieille légende juive, Yahveh demanda à Moïse de lui bâtir un temple: «Comment saurai-je le faire?» Yahveh répondit: «Ne t'inquiète pas; ainsi que j'ai créé le monde et ton corps, ainsi tu construiras le Tabernacle. Et tu verras que dans le Tabernacle les poutres sont encastrées dans des mortaises, de même que dans le corps les côtes sont fixées aux vertèbres, ou dans le monde les montagnes sont plantées dans la terre. Dans le Tabernacle des chevilles maintiennent les poutres en place, et dans le corps les membres et les tendons se tendent pour permettre à l'homme de se tenir debout, et dans le monde les arbres et les herbes sont plantés droit dans la terre. Dans le Tabernacle il y a des tentures pour fermer le toit et les deux ailes, dans le corps la peau recouvre les membres et les côtes des deux côtés, et dans le monde les cieux des deux côtés recouvrent la terre. Dans le Tabernacle le voile divise le Lieu saint et son Saint des saints, et dans le corps le diaphragme sépare le cœur de l'estomac, et dans le monde c'est le firmament qui sépare les eaux supérieures des eaux inférieures ".»
Il est bien établi que l'habitat lui-même était considéré comme le reflet de la structure cosmique - et cela est démontré par les camps des Indiens Omahas d'Amérique du Nord 2.: leur plan prenait la forme d'un vaste cercle, un cercle tribal appelé Hudhu-ga. Cette image du cosmos était divisée en deux moitiés. L'une, appelée In-shta-sun-da , représentait les cieux; l'autre,
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Hun-ga -she-nu, la Terre. Ces deux moitiés étaient à leur tour partagées en dix clans, avec chacun son symbole ou totem particulier. Chaque totem représentait une force cosmique, un être vivant de la Terre. En considérant que son corps, sa maison et son village reflètent un ordre unique qui est également celui de sa société, de la nature et du cosmos lu i-même, l'homme traditionne l reconnaît clairement que sa vie est gouvernée par la loi unique qui est celle de la hiérarchie cosmique, et que lui-même participe au grand œuvre de Gaia, dont le but est de préserver l'ordre spécifique du cosmos.
56 Dans les sociétés vernaculaires, l'activité économique est homéotélique vis-à-vis de Gaïa Comment pourrait-{ln vendre la terre où marchent les hommes? Tashunka WITRO (CHEVAL FOU) Organisez vos actions pour votre propre bénéfice. Dieu a implanté l'intérêt personnel dans le cœur de l'homme comme un ressort de progrès. En suivant notre intérêt personnel, nous nous conformons à la volonté de Dieu . Aller à l'encontre de son intérêt n'aboutit qu 'à contrarier le plan divin. Heinrich GOSSENS Je ne dois rien à la société. John PlERPONT MORGAN (1867- 1943) La découverte la plus marquante de la recherche historique et ethnographique récente est que, en règ le générale, le comportement économique de l'homme est dominé par les relations sociales. Il ne cherche pas à conserver ses possessions matérielles mais à défendre son rang, ses revendications sociales, ses acquis sociaux. Les biens matériels n'ont pour lui de valeur que dans la mesure où ils servent ce but. Karl POLANYl (1886-1964) L'économie est fondée sur l' Homo economicus, individu intéressé dont le comportement a inévitablement pour effet de briser les relations sociales existantes. Ces coûts sociaux peuvent alors n'être considérés que comme des extemalités et, même à ce titre, ils sont en réalité rarement pris en compte. La plupart passent inaperçus. Nous pensons quant à nous que ces coûts sociaux ont une importance considérable et que l'on devrait mettre un terme à la croissance du produit global brut aux dépens du bien-être humain. Nous estimons que les êtres humains sont par essence des êtres sociaux et que l'économie devrait être repensée en fonction de cette réalité. Nous encourageons cette re-fondation de l'économie sur la base d'une conception nouvelle de l'Homo economicus comme personne dans la communauté. Herman DALY et John COBS
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L'économie moderne est censée déterminer la distribution de ressources rares au sein de la société. Son postulat fondamental, qui n'est jamais remis en question, est que ces ressources doivent être distribuées pour maximiser la richesse. Celle-ci se mesure par le Produit National Brut per capita, le PNB étant la somme des transactions économiques effectuées dans un pays. Autrement dit, maximiser la richesse, c'est maximiser les transactions ou le commerce. Aucun de ces deux postulats n'est acceptable. Si l'économie sert à distribuer les ressources rares, c'est surtout parce que, lorsque les ressources sont rares, on peut les vendre avec profit, et que les entreprises trouvent intérêt à le~ produire et à les distribuer. Cela est si vrai qu'une grande part de leur activité consiste à engendrer une rareté artificielle, d'abord en créant un marché jusque-là inexistant pour les marchandises qu'elles ont mises au point, ou projettent de mettre au point, ensuite en dotant ces marchandises de ce qu'on appelle généralement 1' « obsolescence planifiée ». Or, pendant les millénaires qui ont précédé le développement de l'économie formelle, les denrées et produits nécessaires à l'homme n'ont pas forcément manqué. La rareté n'était pas un caractère de l'économie vernaculaire, affirment Lee et Devore, et Marshall Sahlins est d'accord avec eux. Il semblerait donc plus approprié de considérer, avec George Dalton, que l'économie traite de l'approvisionnement en biens matériels pour satisfaire les besoins biologiques et sociaux. C'est ce que Karl Polanyi appelle le sens profond du terme « économie» par opposition à son sens formel. Je propose de lui donner un sens plus général encore: l'économie consiste ainsi en l'étude du mode de distribution des ressources au sein d'un système naturel. Cette étude peut alors inclure l'économie des organismes vivants, des écosystèmes, des sociétés vernaculaires et de l'écosphère elle-même. Manifestement, tous ont besoin de ressources diverses, de nourriture par exemple, afin d'assurer leur maintien et donc de préserver leur ordre spécifique ou leur stabilité. Si nous adhérons au point de vue de la théorie générale des systèmes (voir Chapitre 38), nous pouvons supposer que les mêmes lois fondamentales régissent la distribution des ressources dans tous les systèmes naturels, quel que soit leur niveau d'organisation. La plus fondamentale de ces lois est que les ressources sont réparties de manière à préserver l'intégrité ou la stabilité du système au sein de la hiérarchie glÜenne. 317
À l'intérieur même d'un système naturel, il est évident qu 'au niveau d' un organisme, les ressources sont distribuées de façon à maintenir son intégrité et sa stabilité. En effet, l'oxygène est transporté par les globules rouges à toutes les parties du corps selon les besoins de ce dernier, ainsi que tous les nutriments dont le corps a besoin. Ce principe vaut également en cas de pénurie. Dans ces conditions, en effet, un système naturel est parfaitement capable de mettre en place son propre système de rationnement, conformément à ses priorités. Les nutriments sont distribués aux parties selon l'importance de leur contribution à la conservation et l'équilibre de l'ensemble. Comme Gerard l'indique: « On peut survivre sans système digestif en cas de famine, l'amenuisement de la capacité musculaire est possible, le système reproductif devient secondaire, et ainsi de suite. Mais si le cœur cesse de battre ou le cerveau de fonctionner, c'est le système entier qui disparaît'. » De même, en cas de froid, un système de rationnement s'élabore en préservant un niveau thermique nécessaire à la survie des parties vitales du corps: la peau peut alors geler, unité subordonnée et sacrifiée «à l'intégrité du tout 2 ». Une telle réaction est une part essentielle des mécanismes homéostatiques de l'organisme. Ce même genre de réaction est une part essentielle des mécanismes homéostatiques de l'organisme. Ce même genre de principe s'applique aux sociétés vernaculaires. En cas de pénurie alimentaire, les chasseurs-cueilleurs ne dispenseront de la nourriture qu 'aux personnes susceptibles d'assurer la descendance du groupe, lui sacrifiant, de façon exceptionnelle, les plus jeunes et les plus âgés. Cela a de nombreuses implications. Ainsi, du fait que les ressources de notre planète sont limitées, puisque la biosphère, du point de vue de la matière, est un système fermé - même si elle est un système ouvert du point de vue de l'énergie - la matière doit être continuellement recyclée, les déchets produits par un processus devant servir de matière première à d'autres. Ce recyclage est en outre nécessaire pour éviter que les matériaux ne s'accumulent en un lieu donné, engendrant de l'aléatoire et de la pollution. Ainsi, la photosynthèse extrait du carbone à partir du gaz carbonique atmosphérique et libère de l'oxygène. L'oxygène, déchet de ce processus particulier, constitue la matière première indispensable d'un autre processus: celui de la respiration animale. L'oxygène est donc recyclé d'un processus naturel à l'autre, et réutilisé par eux, comme tout élément chimique néces318
saire aux systèmes vivants qui composent l'écosphère, et au maintien de la composition spécifique de l'air. La chaîne alimentaire est un autre processus cyclique essentiel; nous devrions en réalité l'appeler le «cycle des aliments»: les producteurs primaires (herbes, algues, phytoplancton), qui seuls peuvent capter l'énergie solaire, sont mangés par les herbivores, qui à leur tour sont la proie des carnivores; les cadavres de ces demiers, ainsi que toutes les autres matières mortes, sont mangés par les nécrophages, et ce qui reste est décomposé par les micro-organismes en éléments nutritifs nécessaires aux producteurs primaires, de sorte que le cycle peut se reproduire. Tous les êtres vivants, y compris l'homme traditionnel, coopèrent pour assurer le bouclage de ce cycle, sans lequel la vie serait impossible. La nécessité de recycler les matériaux était inscrite dans les traditions culturelles de tous les peuples traditionnels. Ce n'était pas un impératif scientifique mais un impératif moral. TI se trouve que le principe en est formulé dans le seul fragment des écrits du philosophe Anaximandre ' (610-546 av. J.-C.) parvenu jusqu'à nous: «( ... ) les choses périssent dans celles dont elles sont nées, écrit-il, comme il a été prescrit; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l'ordre du temps.» Anaximandre donne à entendre ici que la croissance des êtres vivants est une injustice - une violation à la fois du destin (moira) et de la justice (dikê) ou morale. Comme l'exprime Cornford " « la naissance était considérée comme un crime» et la croissance comme «un vol qualifié» . TI en découle qu'une réparation doit être accordée au monde naturel; les êtres vivants qui ont causé le préjudice doivent retourner à la poussière dont ils viennent. Cette même notion est reflétée dans les paroles suivantes, que récitent avant de se mettre à table les disciples de ce philosophe social britannique et gourou remarquable qu'est John Bennett: La vie est Une Et tout ce qui vit est Saint. Plantes, animaux et hommes, Tous doivent manger pour vivre et se nourrir mutuellement, Nous bénissons les êtres qui sont morts pour nous procurer notre nourriture;
Mangeons consciemment, Et soyons résolus par notre Travail À payer la dette de notre existence.
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Martin von Hildebrand ' montre par ailleurs qu'une notion très semblable est inscrite dans la cldture de certaines tribus indiennes de l'Amazonie colombienne. L'homme moderne viole cette loi fondamentale de l'économie naturelle dans toutes ses activités; ce faisant, il court à sa perte. Les déchets humains, au lieu d'être soigneusement restitués au sol - pratique d'innombrables générations de paysans traditionnels - sont tout bonnement balancés dans le cours d'eau le plus proche. Vingt milliards de tonnes de ces déchets 6 chaque année privent les sols d'autant de fertilité et empoisonnent les rivières, avec pour effet de réduire toute vie aquatique. Les produits agricoles, tout comme le bois des forêts, au lieu d'être consommés localement sont systématiquement exportés, processus à sens unique qui dépouille les terres de minéraux et matières organiques essentiels. Dans son classique Farmers of Forty Centuries (1904), l'agronome américain F. H. King ' montre comment les agriculteurs traditionnels du Japon, de Corée et de Chine - pays qu'il parcourait à l'époque - restituaient méticuleusement à la terre toute la matière organique, ce qui avait permis d'en conserver la fertilité pendant plus de 4000 ans. I! dit avoir constaté l'écart entre «des pratiques agricoles [aux Etats-Unis] qui avaient épuisé de riches prairies naturelles en trois générations ( ... ) et d'autres qui préservaient la fertilité du sol après trente siècles de mise en culture». Les activités économiques de l'homme moderne interfèrent de façon encore plus spectaculaire avec les cycles gaïens les plus fondamentaux - ceux de l'eau, du carbone, du soufre, du phosphore - perturbant ainsi l'ordre spécifique de l'écosphère et réduisant sa capacité d'entretenir la vie. C'est malheureusement inévitable si le développement économique reste l'objectif numéro un de l'homme moderne, car on se trouve en présence d'un processus à sens unique qui transforme systématiquement la biosphère en technosphère et en dépotoir technosphérique processus qui ne peut se poursuivre indéfiniment. Si le système économique des sociétés vernaculaires est bien soumis aux mêmes lois que tous les autres systèmes naturels, il ne peut donc être gouverné par les lois que nos économistes modernes ont formulées et qu'ils supposent universellement applicables. C'est l'historien de l'économie Karl Polanyi 8 (1886-1964) qui fut le premier à le souligner; il a montré que l' Homo economicus était inconnu dans le monde vernaculaire et
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que les activités économiques répondaient avant tout à des impératifs sociaux, et non commerciaux. Polanyi 9 fait en outre remarquer qu'en adoptant cette attitude l'homme traditionnel servait directement ses propres intérêts, car la société traditionnelle nourrit tous ses membres, à moins qu'elle ne soit elle-même anéantie par une catastrophe, auquel cas les intérêts sont menacés collectivement et non pas individuellement. L'entretien des liens sociaux est par ailleurs crucial. D'abord parce qu'en ne respectant pas le code d'honneur établi ou le devoir de générosité, l'individu se coupe de la communauté et devient un paria ; ensuite, parce qu'à long terme, toutes les obligations sociales sont réciproques et qu'en remplissant les siennes, l'individu sert du même coup ses propres intérêts.
L' économie traditionnelle est enchâssée dans les relations sociales. Son unité d'activité n'est pas l' entreprise, mais la famille et la communauté. La famille représente une unité comportementale sociale, religieuse, cérémonielle, mais aussi économique. C'est pourquoi, lorsque les institutions et les multinationales se mettent à usurper ses fonctions économiques, la famille tend à se désagréger. Ces dernières s' accomplissent au niveau de la famille, du lignage, de la communauté sans intervention extérieure ; la mère s'occupe de son enfant, le père veille à sa subsistance et participe à l'éducation des enfants. ils s'occupent tous deux de leurs parents âgés et d'autres membres de la famille, afin d 'assurer sa stabilité ainsi que celle de la communauté, qui n'existerait pas sans les familles dont elle est le fruit de l'association. Il n' y existe pas d'activité purement économique, car, comme le dit Marshall Sahlins 10, l'individu produit «en sa qualité de personne sociale, de mari et père de famille, frère et membre de la parentèle, du clan et du village » . Il travaille en tant que. membre à part entière de ces groupes sociaux, en tant qu'homme intégral. On peut aller plus loin et affirmer que dans la société vernaculaire, le travail au sens où nous l'entendons n' existe pas. Jean Liedloff Il remarque que si les Indiens Yequanas de l'Amazonie vénézuélienne ont bien un mot pour désigner le travail - tarabajo - celui-ci vient manifestement de l'espagnol trabajo, preuve de son origine relativement récente. Les activités économiques s'accomplissent en vertu d'un accord tacite, tout comme une mère prend soin de ses enfants sans
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attendre aucune rémunération ni gratification extérieure. La production fait partie de l'activité de tous les jours, au même titre que l'accomplissement des devoirs rituels et religieux et toutes les activités que, dans le monde moderne, nous associons au loisir. Mungo Park 12 (1775-1806) écrit que <de Nègre ne sait pas ce qu'est l'emploi rémunéré et la langue africaine ignore même le terme », comme toutes les langues des peuples traditionnels de la planète. Sahlins Il en arrive à conclure que le comportement économique vernaculaire est « organisé par des moyens qui diffèrent radicalement de ceux de la production capitaliste et de l'économie de marché» - et, pourrait-on ajouter, de la produc,tion et la distribution socialistes dirigées par une bureaucratie d' Etat. Que dans les sociétés vernaculaires il y ait une incitation, suffisante pour que le « travail» soit accompli avec enthousiasme et habileté est attesté par de nombreux anthropologues. Richard Thurnwald ", par exemple, remarque que dans les tribus <de travail se prolonge généralement au-delà de ce qui est strictement nécessaire» et encore qu'il « ne se limite jamais au minimum indispensable, mais dépasse la quantité absolument nécessaire, en raison d'une propension naturelle ou acquise à l'activité " ». L'homme traditionnel n'est pas non plus coupé du fruit de son travail comme l'était, aux yeux de Karl Marx, l'ouvrier de l'économie capitaliste. Les membres d'une tribu, nous dit Sahlins JO, ne sont pas coupés des moyens de production ou des produits. En réalité, leur rapport aux moyens de production et aux produits dépasse souvent la propriété au sens où nous l' entendons, et la simple possession matérielle devient lien mystique. La terre est une entité spirituelle, une source de bienfaits - la demeure des ancêtres, « notre lieu de sépulture", disent les Hawaïens. Et les choses que l'homme fabrique et utilise sont l'expression de son être, imprégnées de son génie, à tel point que leur destin ultime est de le suivre dans la tombe.
Il n'est guère surprenant que les membres des sociétés vernaculaires se soient montrés farouchement hostiles à se laisser transformer en travailleurs salariés. Agwu Akpala J7 décrit ainsi les difficultés rencontrées par la compagnie exploitante des mines de charbon d'Enugu au Nigeria pour trouver de la main-d'œuvre. Elle ne pouvait apparemment recruter que par la force. Chaque jour, 700 « mineurs » disparaissaient et on ne les voyait plus, à 322
moins qu'ils aient la malchance d'être repris par les recruteurs. Alors, on a employé les chefs pour contraindre leurs sujets à travailler, et on les a payés pour chaque travailleur fourni. Au début, ceux qui refusaient d'obéir au chef étaient mis à l'amende; on en est venu pour finir à les condamner à des périodes plus ou moins longues de travaux forcés. Ceci donne une idée de la difficulté qu ' il y a à persuader l' homme traditionnel de renoncer à sa vie indépendante au sein de sa famille et de sa communauté pour le travail monotone et aliénant des grosses entreprises. Comble de l'ironie, ces initiatives ont toujours été justifiées en arguant qu 'elles résorbaient le chômage. Le comportement économique homéotélique est parfaitement illustré par la chasse, l'horticulture et l'agriculture vernaculaires, activités familiales et communautaires auxquelles l'individu participe d' abord en fonction de sa place au sein de la société, leur produit étant ensuite distribué par les cultivateurs selon leurs obligations envers les divers membres de la famille et de la communauté. L'anthropologue Peter Huber lB, qui a étudié l'agriculture des Anggors de Nouvelle-Guinée, va jusqu'à affirmer qu'ils ne se contentent pas de s'organiser pour produire leur nourriture, mais, au contraire, produisent leur nourriture afin de s'organiser. Il estime que (da production et l'entretien de la socialité» forment le pivot de leur système agricole. Chez les Anggors, l'organisation sociale résulte principalement de la chasse et de la répartition des cochons sauvages au sein de la communauté. « Ces cochons ne sont pas considérés simplement comme de la viande », écrit-il, ni même comme de vulgaires cochons, mais, plutôt comme parties intégrantes d' un système d'association complexe qui fait le lien entre la religion, le régime foncier, la vie quotidienne et la classification sociale. Et c'est en vertu de ces associations que l'Anggor peut créer de l'organisation en tuant et en répartissant les cochons sauvages.
Il ne s'agit pas là d'un exemple isolé; bien au contraire, Huber nous apprend que les archives ethnographiques « regorgent d'exemples où la production agricole est très explicitement liée - directement et/ou indirectement - aux rituels qui organisent la communauté, à différents ni veaux 19» . Pour Polanyi, la distribution des denrées et des autres produits est gouvernée par deux principes fondamentaux dans les sociétés
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vernaculaires. Le premier est la réciprocité. Quand un chasseur tue du gibier, il ne le vendra pas, ni même ne le conservera pour les jours maigres. Au lieu de cela, il fait une fête. En un sens, cela lui procurera tous les avantages qu'il aurait retirés de la vente ou du stockage, car il sait que ses largesses lui seront rendues un jour, que son hospitalité lui sera retournée. Donner une fête revient à déposer de l'argent en banque ou à faire jouer à ses amis le rôle de congélateurs, sauf que chacun disposera de viande fraîche et non congelée et aura une fête en prime. En même temps, ce système crée un véritable tissu d 'obligations mutuelles qui resserre les liens entre les membres de la communauté et en augmente la cohésion et la viabilité. Une fois que les gens disposent des moyens de stocker les denrées périssables, la raison première de faire la fête disparaît. Des congélateurs ont été installés dans les principaux centres de peuplement de l'une des îles du Pacifique administrées par la Nouvelle-Zélande: la réciprocité a cessé d'être le moyen utilisé pour «stocker» les surplus alimentaires. Les fêtes y sont devenues rares, la vie sociale en a pâti, avec une perte de cohésion sociale des communautés locales. Phyllis Kaberry 20 décrit les obligations que la réciprocité implique pour les Lungas d'Australie: Le mari doit de temps à autre offrir un kangourou aux parents et aux frères de sa femme; par ailleurs, il fait toujours quelques menus cadeaux à ses propres parents. Une femme consomme avec son mari et ses enfants la plus grande partie de ce qu'elle obtient; s'il reste quelque chose, elle en fait don à sa mère, à sa sœur, à sa grand-mère, à son père, bref, à tous ses proches parents. En d'autres occasions, elle reçoit d'eux le même genre de présents, ainsi que de la viande de ses parents de sexe masculin; elle les partage avec son mari et ses enfants. Ces cadeaux ne sont pas obligatoires comme ceux que son mari doit faire à ses beaux-parents ou beaux-frères. Ils sont dictés par le sentiment tribal et l'affection, par le système de parenté qui trouve son expression concrète non seulement dans des attitudes et dans le langage, mais aussi dans l'échange de ressources alimentaires limitées et d'objets d'usage courant ou rituel de la communauté.
Kaberry considère ce comportement comme «un sens de l'intérêt bien compris ». TI se peut que le donateur ne reçoive rien de matériel en échange, car ses parents âgés ne partent pas à la chasse, n'ont parfois plus assez de force pour participer à la cueillette, mais
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il bénéficie en échange de leur estime et de celle de la communauté. li accumule par là même une «richesse sociale » avec laquelle un
compte bancaire bien rempli ne tient pas la comparaison. Bon nombre de transactions apparemment réciproques sacrifient aussi au principe de la redistribution. Aux Comores, par exemple, des bœufs et de la nourriture (djelileo) sont prêtés au jeune homme par ceux de son âge à l'occasion de son « grand mariage », la cérémonie la plus importante de sa vie. De la prodigalité déployée par le jeune homme dépendra en grande partie sa position future au sein de la communauté. Lorsque, par la suite, un prêteur prépare son propre « grand mariage », il attend le remboursement de son prêt. li n'en recevra cependant pas nécessairement le strict équivalent. Certains emprunteurs rendront parfois moins qu ' on leur a prêté; la plupart s'évertueront pourtant à faire bonne mesure. La raison est évidente: leur position sociale dépend de leur générosité. Plus la valeur de ce qu'ils rendent dépasse celle de leur emprunt, plus grands seront le prestige et la richesse sociale qu'ils accumuleront. Revenons-en à la redistribution dans le sens plus courant du terme. Dans certaines sociétés, les personnages importants donnent de grandes fêtes que les invités ne seront probablement jamais capables de donner à leur tour. Le prestige social est la seule chose qu' ils en retirent. L'exemple le plus connu de cette sorte de redistribution est le fameux potlatch des Indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord, coutume qui répond à un grand nombre d'impératifs sociaux. Comme l'écrit Bronislaw Malinowski 21 (1884-1943), «partout le chef joue le rôle de banquier de la tribu: il collecte la nourriture, l'entrepose, la protège avant de l'utiliser au bénéfice de toute la communauté ». Comme la réciprocité, ce processus contribue en même temps à entretenir les liens sociaux. Un système économique fondé sur la réciprocité et la redistribution interdit par ailleurs l'accumulation de marchandises, qui pourrait conduire à la constitution d'un capital, et celui-ci au développement d'entreprises économiques à grande échelle échappant dès lors à tout véritable contrôle social, ainsi qu'à la formation d'une économie de marché, qui, pour la satisfaction de ses exigences, implique la réorganisation de la biosphère. Dans une société stable, le comportement économique n'est pas contradictoire avec les priorités sociales et écologiques comme c'est le cas dans la société industrielle moderne; il remplit au contraire des fonctions sociales et écologiques essentielles. 325
Malinowski 22 est parvenu à cette conclusion après une étude exhaustive de la vie des habitants des îles Trobriand. TI considère leur système élaboré de réciprocité et de redistribution comme
57 Dans les sociétés vernaculaires, la technique est homéotélique vis-à-vis de Gaïa Au cœur de la révolution industrielle du XV III ' siècle, se trouvait le progrès quasi miraculeux des outil s de production, qui s'est accompli au prix d' un broyage catastrophique de la vie des petites gens. Karl POLANYI (1886-1964) La technologie telle que nous la connaissons aujourd'hui est un phénomène historique surgi d ' une certaine idée de la nature, d' une certaine conception du progrès, d'une idée préconçue particulière sur le caractère déterministe du monde; et également lié à certains idéaux sociaux et à une certaine vision de la finalité de la vie humaine. Henryk SKOLlMOWSKl
Une technologie appropriée nous rappelle qu 'avant de choisir nos outils et nos techniques, nous devons choisir nos rêves et nos valeurs, car certaines technologies servent leur réalisation, tandis que d'autres les rendent inaccessibles. Tom BENDER La haute technologie n'est qu ' un instrument destiné à rendre le pillage de notre planète plus efficace. Paul BLAU Le Chang Thang est un lieu cruel. L' air y est calme et le soleil brille, l' instant d'après il grêle. Impossible de changer le Chang Thang. Nous n'essayons pas; nous nous servons plutôt de notre savoir pour nous adapter. Nomade tibétain
Dans une société vernaculaire, la technologie est « enchâssée» dans les relations sociales - en d'autres termes, elle est sous 327
contrôle social et écologique. La technologie utilisée par une société vernaculaire pour produire ses artefacts ou dans son agriculture n' est pas celle qui maximise la productivité, mais celle qui est la mieux adaptée aux stratégies qu'elle met en place pour atteindre sa finalité de maintien de son homéostasie, et par là de celle de l'écosphère elle-même. Cette technologie est en outre rationalisée et légitimée par sa mythologie. Les activités économiques sont extrêmement ritualisées. Chacune de leurs étapes est marquée par une cérémonie qui lui confère un sens cosmique, lui permettant de contribuer au maintien de l'ordre spécifique plus général dont dépend la survie de toute société. Les Travaux et les Jours d'Hésiode montre clairement qu ' il en était ainsi chez les Grecs de l'Antiquité (voir Chapitre 61). L'art de l'agriculture pour être efficace devait avant tout être en accord avec le nomos, ou loi naturelle, et donc avec le chemin naturel. Comme le note Cornford', « l'homme doit suivre scrupuleusement le chemin de la coutume (nomos) ou du droit (dikê) , faute de quoi les mécanismes de réponse du monde vivant s'en écarteraient eux aussi». La technologie de l'homme traditionnel n'était donc pas destinée à transformer ou maîtriser l'environnement, mais plutôt à lui permettre d'y vivre. Reichel-Dolmatoff' affirme que les Indiens Tukanos de Colombie se montrent peu intéressés par les connaissances nouvelles qui leur permettraient d'exploiter plus efficacement l'environnement, et ne se soucient guère de maximiser les gains à court terme ni de se procurer plus de nourriture ou de matières premières qu'il n'est nécessaire. En revanche, ils s'emploient continuellement à mieux conna'itre la réalité biologique et, par-dessus tout, à comprendre ce que le monde physique requiert de l'homme. Ce savoir, estiment-ils, est essentiel à la survie, car l'homme doit se mettre en adéquation avec la nature pour participer à son tour et ajuster ses besoins à ce qu'elle lui offre.
Il montre à quel point la connaissance de l'écologie et du comportement animal est développée chez les Indiens. «Ils ont très bien observé des phénomènes comme le parasitisme, la symbiose, le commensalisme et d'autres relations entre espèces co-occurrentes, qu ' ils perçoivent comme des formes d' adaptation possibles.» Ils sont également très conscients des conséquences qu'entraînerait pour eux la violation des lois écologiques
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fondamentales. Leur mythologie 3 décrit ainsi de nombreuses espèces animales qui ont été punies, parfois se sont éteintes pour n'avoir pas respecté certaines règles à valeur adaptative. Ainsi la gloutonnerie, l'imprévoyance, l'agressivité et l'excès sous toutes ses formes sont punis par les forces supérieures afin de servir d'exemples non seulement à la communauté animale, mais aussi à la société humaine. Les animaux sont donc une métaphore de la survie. En analysant le comportement animal, les Indiens cherchent à découvrir l'ordre dans le monde physique, un ordre-monde auquel les activités humaines peuvent alors s'ajuster.
li s'ensuit que la technologie d'une société lui est propre, est partie intégrante de son héritage culturel et revêt souvent un caractère sacré. Mary Douglas 4 montre comment les Leles, qui vivent sur une des rives du Kassai, persistent à utiliser leurs techniques relativement rudimentaires, bien qu'ils connaissent celles plus élaborées des Bushongs qui habitent l'autre rive. Les Leles n'ont jamais recours aux techniques des Bushongs parce qu'elles ne s'accordent pas à leur schéma culturel, que leur emploi n'est pas rationalisé et validé par leurs croyances métaphysiques et leur mythologie. De même, selon J. de Garine', les Massas du Nord-Cameroun et du Tchad se refusent à cultiver le sorgho pendant la saison sèche, alors même que cela leur permettrait de doubler leur production alimentaire; non qu'ils ne sachent le faire, puisque leurs voisins les Tupuris y réussissent fort bien, mais tout simplement parce qu'ils estiment plus important de conserver leur identité culturelle que d'augmenter cette production. Quand les Portugais ont introduit le mousquet dans le Japon du XVI' siècle, son emploi fut désavoué et il fallut attendre longtemps avant qu'il soit autorisé à remplacer les armes traditionnelles. Son efficacité en tant qu ' instrument de guerre n'était pas mise en doute. Mais il ne correspondait pas à la tradition culturelle japonaise, pour laquelle l'utilisation d'un engin permettant à un gamin de tuer un samouraï chevronné ayant consacré sa vie à maîtriser les arts martiaux était tout à fait inadmissible. Le mousquet n'avait pas de rôle à jouer dans leur mode de vie traditionnel. De même la roue, que nous considérons comme l'une des technologies les plus fondamentales, n'avait pour les Indiens Yequanas de l'Amazonie vénézuélienne aucun rôle à jouer dans
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leur culture. Jean Liedloff6, qui vécut parmi eux pendant deux ans et demi, affirme avoir vu la roue réinventée au moins onze fois. Les enfants jouaient avec elle, elle amusait beaucoup tout le monde, mais il ne leur venait pas à l'esprit de l'utiliser et l'on ne tardait pas à se lasser et à la me!tre au rebut. Il n'en allait pas autrement dans l'Athènes de l' Age d'or, comme le remarque Henryk Skolimowski '. On y inventait toutes sortes d'artefacts ingénieux, non pas à des fins utilitaires, mais pour se distraire. Selon Plutarque, Archimède lui-même n'attachait guère d'importance aux innovations techniques, et ne jugea pas utile de laisser un commentaire de ses propres inventions. Robert Fernea " qui décrit le système d' irrigation traditionnel de la tribu El Shabana de Mésopotamie, montre à quel point il est viable, contrairement aux méthodes non durables d' irrigation modernes. Il est convaincu que toutes les anciennes sociétés tribales de Mésopotamie avaient atteint une «congruence d' adaptation » entre leurs méthodes de culture, leur régime foncier et « la nature des terres, des eaux et du climat », que la société moderne est incapable ne serait-ce que d'approcher. C'est parce la société vernaculaire a adapté son mode de vie à son environnement qu'elle est durable, et parce que la société industrielle modeme s'est au contraire efforcée d'adapter son environnement à son mode de vie qu'elle ne peut espérer survivre. On suppose souvent que la viabilité ne peut s'obtenir qu 'au prix d'une efficacité réduite. C'est une erreur. A la fin du siècle dernier, le gouvernement britannique envoya l'expert agronome Augustus Voelcker' étudier l'agriculture indienne en vue de sa modernisation. Il fut surpris et fortement impressionné par ce qu'il vit: Je ne partage pas l' opinion selon laquelle l'agriculture indienne serait dans l'ensemb le primitive et retardataire; je crois au contraire qu'à bien des égards, il y a peu ou rien que nous puissions lui apporter. J'ose affirmer qu'il est beaucoup plus facile de proposer des améliorations de l'agriculture anglaise que de faire des suggestions vraiment valablés pour celle de l'Inde.
Il avait été particulièrement impressionné par les techniques traditionnelles. Quiconque examine attentivement les outils ingénieux qu'utilisent les indigènes pour herser, niveler, forer, pomper l'eau, etc.,
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constatera que si quelque chose doit les remplacer, ces instruments devront être simples, bon marché et efficaces. Bien malin celui qui réussira à en trouver de plus pratiques.
A. O. Hume 10, autre agronome britannique de l'époque, avait la même impression: Je crois que les outils d'usage courant sont parfaitement adaptés aux conditions de l'agriculture indienne. Aux sceptiques je pourrais montrer dans certains secteurs de la région de Bombay des cultures au moyen des seuls instruments de labour indigènes qui, dans l'apparence soignée, la perfection du travail et le rendement ne pourraient être surpassées par les meilleurs jardiniers ou agriculteurs, nulle part au monde. C'est une affirmation délibérée que je suis tout à fait prêt à étayer.
Cela s'applique aussi à l' agricultur~ africaine. Robert Mann Il estime par exemple que l'araire des Ethiopiens, le ard, ne peut être perfectionné étant donné les conditions dans lesquelles il doit servir: TI forme un sillon marqué, n'inverse pas les couches du sol, laisse les déchets végétaux en surface, et un système original d'articulation du manche permet de soulever le soc pour franchir les obst!lc1es. TI y a pourtant eu de nombreuses tentatives d'importer en Ethiopie des charrues d'origine étrangère contraires à la richesse de la sagesse locale.
Si l'agriculture traditionnelle était aussi éminemment satisfaisante, on peut se demander pourquoi elle a été systématiquement abandonnée, remplacée par les méthodes non viables de l'agriculture moderne. La raison est qu'elle n'est pas adaptée à la société de consommation atomisée et dominée par les grosses entreprises dont le développement économique a accouché. Son existence est incompatible avec l'objectif dominant de cette société, qui est la maximisation de l'activité économique et donc de la croissance. La Banque mondiale 12, qui a participé au financement de ce processus en Papouasie-Nouvelle-Guinée, ne cache pas ses intentions: Sur la plus grande partie du pays, la nature produit généreusement de quoi se nourrir au moindre effort, mais tant que de nouveaux besoins n'auront pas modifié le mode de vie d'un nombre
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suffisant de paysans qui pratiquent l'agriculture vivrière, il sera difficile de faire adopter de nouvelles cultures.
Et ces cultures nouvelles doivent être introduites - les nouveaux hybrides notamment, particulièrement exigeants en engrais, en pesticides et en eau d'irrigation, dont l' implantation est vitale pour la puissante industrie agrochimique. Elles sont spécifiquement destinées à l'exportation vers le monde industrialisé, afin que les pays producteurs puissent gagner suffisamment de devises pour financer l'acquisition de quantités toujours croissantes de nos produits manufacturés. Même l'inique rapport Berg 13 de la Banque mondiale reconnaît que les petits exploitants «sont des gestionnaires exceptionnels de leurs ressources - terre et capital, feltilisants et eau». Mais la prédominance de ce mode de culture, l' «agriculture de subsistance», «constituait un obstacle au développement agricole. Les paysans devaient être amenés à produire pour le marché, à adopter de nouvelles cultures et à prendre de nouveaux risques». Le développement économique met rapidement les petits paysans en faillite, de même que les artisans, et les remplace par des entreprises de plus en plus grosses et puissantes. Au fur et à mesure que ce processus avance, la technologie est désenchâssée du contexte social et écologique et échappe de plus en plus à tout contrôle. Nulle part le caractère destructeur de la technologie moderne n'est plus manifeste que lorsque nous l'exportons vers les petites sociétés vernaculaires du tiers monde. Lauriston Sharp l' raconte une histoire, qui a été reprise maintes et maintes fois dans la littérature ethnologique. Elle montre comment une innovation technique minime et apparemment innocente - en l'occurrence le remplacement des haches de pierre par des haches d ' acier dans une tribu aborigène d'Australie - suffit parfois à entraîner la désintégration accélérée d'une société. Les anciens de la tribu en question jouissaient du quasi-monopole de l'utilisation des haches de pierre et ne les prêtaient que selon un certain nombre de règles très strictes, qui leur garantissaient la récupération de leur bien. Sharp montra que le pouvoir des anciens et, en fait, la structure entière de la société dépendait du maintien de ces dispositions. Des missionnaires, empressés à moderniser la société tribale et à alléger la tâche de ses membres, introduisirent des haches en acier qu'ils distribuèrent indistinctement à tous: les aînés furent ainsi privés d'un des moyens essentiels dont ils 332
disposaient pour protéger l'ordre, spécifique de leur société. Celle-ci ne tarda pas à se désagréger et ses membres aliénés échouèrent rapidement dans les bidonvilles et les missions. Wolfgang Sachs IS met lui aussi en relief les conséquences sociales de l'utilisation généralisée d' un appareil apparemment aussi anodin que le mixer électrique:
n extrait le jus des fruits en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Quelle merveille! À première vue. Mais il suffit de jeter un coup d' œil sur la prise et le fil pour s'apercevoir qu' on est en présence du terminal domestique d' un système national et, en fait, mondial. L'électricité arrive par un réseau de câbles et de lignes aériennes alimentés par les centrales qui fonctionnent grâce à la pression de l'eau, à des oléoducs ou à des pétroliers, à leur tour dépendants de barrages, de plates-formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L' ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par un bataillon d'ingénieurs, de gestionnaires et d'experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations, aux universités et, en fait, à des secteurs entiers de l'industrie (quand ce n' est pas à l'armée). ( ... ) En le mettant en marche, on n'utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l' équipement moderne, c'est la réorganisation de la société tout entière.
«Désorganisation » serait manifestement plus appropne. Comme l'observe Ralph Keyes ", « nos commodités domes- · tiques - notre course au confort - nous ont coupés les uns des autres. La coopération et la communication qui présidaient à l'accomplissement des tâches quotidiennes sont bannies de notre système social». Pour reprendre les termes de J. C. Mathes et de Donald H. Gray 17, les technologies «nous rendent indépendants de la communauté et des contraintes et traditions sociales, mais dépendants du système technologique ». Patrick McCully 18 dit de la technologie de l'Occident dans le tiers monde qu'elle est <de cheval de Troie de l'économie et des valeurs et croyances occidentales ». Il se pourrait bien, comme le croient Mathes et Gray, que l'ingénieur - plus que le bureaucrate, le politicien ou l'économiste - soit, \' architecte de notre meilleur des mondes. En effet, aucune décision étatique n'aurait pu transformer aussi radicale333
ment la société que l'a fait la diffusion de l'automobile ou de la télévision. II y a là quelque ironie, car l'ingénieur tend à être un conservateur au plein sens du terme et chérit des institutions telles que la famille, la communauté et leurs valeurs traditionnelles - que ses activités professionnelles détruisent inévitablement. Or c'est l'irresponsabilité grossière, voire l'immoralité de bon nombre d'entreprises de haute technologie qui frappent aujourd'hui les observateurs. Ravetz ", célèbre philosophe des sciences, estime que même Bacon et Descartes avaient encore une certaine éthique. Le développement de la science et de la technologie devait pour eux rester soumis aux contraintes morales. Ainsi, dans la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, les sages de la «Maison de Salomon» déc}daient des connaissances qui pouvaient être divulguées à l'Etat et de celles qui devaient rester secrètes. Descartes de son côté s'engageait par un «serment de savant» à ne pas lancer de projets qui ne seraient utiles à certains qu'en nuisant à d'autres. En revanche, Galilée refusait toute concession. II estimait avoir le droit de proclamer ce qu'il jugeait être la vérité philosophique, sans se préoccuper des éventuelles conséquences sociales, et niait toute responsabilité de ses actions. C'est de plus en plus le point de vue des chercheurs contemporains, en dépit du caractère terrifiant des nouvelles technologies qu'ils ont <
construction de centrales nucléaires menaçait tout autant la survie de l'humanité que celle d'armes atomiques. Rares ont cependant été les membres de l'establishment nucléaire qui depuis lors ont montré un sens des responsabilités. James Shapiro 22 et ses collègues ont refusé de continuer à participer à l'aventure technologique peut-être la plus dangereuse de l' Histoire - le génie génétique, la création de formes de vie jusque-là inconnues de l'évolution. Même si le génie génétique était neutre, affirment-ils, la recherche scientifique aux Etats-Unis est aux mains d'une petite minorité d'industriels et de bureaucrates qui ont, jusqu'ici, exploité la science à des fins néfastes, dans le seul but d'augmenter leur propre pouvoir. Ils estiment que les scientifiques, et en l'occurrence tous les citoyens, doivent se mobiliser pour obtenir les réformes politiques nécessaires, même si cela devait signifier une interruption du progrès scientifique. Shapiro a démissionné de son poste, mais bien peu ont suivi son exemple. En France, Jacques Testard a refusé quant à lui de continuer à fabriquer des bébés-éprouvettes. Jusqu ' ici, toutes les tentatives de soumettre le génie génétique à un contrôle démocratique ont avorté. Pour citer le prix Nobel David Baltimore " : La recherche contemporaine en biologie moléculaire s'est développée à une époque où presque tout est permis. Ses praticiens ont pu établir leurs propres critères et n'ont pratiquement rencontré aucune restriction quant aux types de recherches entreprises.
Quelques éminents scientifiques continuent de mettre en garde contre les périls du génie génétique. Erwin Chargaff 24 de l'université de Columbia parle de la terrifiante irréversibilité de ce qui se projette ( ... ) On peut toujours cesser de diviser l'atome, ne plus retourner sur la Lune, interdire l' usage des aérosols; on peut même décider de ne pas tuer des populations entières avec quelques bombes, mais il est impossible de récupérer une nouvelle forme de vie une fois celle-ci relâchée dans l' environnement ( .. .) Une agression irréversible contre la biosphère est quelque chose de si incroyable, si inconcevable pour les générations précédentes, que je peux seulement espérer que la mienne ne s'en soit pas rendue coupable.
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Liebe Cavalieri" de l'université de Cornell nous prévient qu'« un seul accident passé inaperçu suffirait à contaminer la planète entière avec un agent inextirpable et dangereux dont la présence pourrait ne pas se révéler jusqu'à ce que son œuvre mortelle s'accomplisse». Mais Chargaff et Cavalieri ne sont qu ' une infime minorité parmi les spécialistes du génie génétique qui produisent le substrat d'une puissante industrie marchande dont les activités irresponsables échappent à tout contrôle. Notre incapacité à maîtriser l'intrusion de technologies de plus en plus périlleuses dans le fonctionnement de l' écosphère fait peser une menace croissante sur la survie de l'humanité. Déjà les chercheurs ont fait exploser une bombe nucléaire dans la ceinture de Van Allen, sans même essayer de comprendre son rôle exact dans le maintien de l' habitabilité de la Terre. Au milieu des années 1960, une centaine de millions de dollars ont été consacrés au projet Mohole, qui consistait à creuser un trou dans la croûte terrestre - projet qui fut heureusement interrompu. De leur côté, les responsables du Pentagone, il y a quelques années, parlaient tout à fait sérieusement de prendre la Lune pour cible lors des tests de missiles. Pourtant, ils seraient dépassés si le professeur Alexander Abian 26 de l'université de l'Iowa parvenait à ses fins. Ce distingué professeur estime que la Lune est responsable des rigueurs du climat sur Terre. Elle exerce apparemment sur la Terre une attraction qui contribue à incliner celle-ci de 23° sur son axe, d'où une modification de l'incidence des rayons solaires. Ce serait la cause des étés caniculaires dans certaines régions et des hivers glacials dans d'autres. Si l'on pouvait se débarrasser de la Lune, le mouvement de rotation de la Terre serait plus égal, le Soleil la chaufferait sans excès, le climat de la planète serait plus tempéré et nous jouirions, dit Abian, d'un «éternel printemps ». TI propose donc tout à fait sérieusement de faire sauter la Lune en la bombardant de fusées à ogives nucléaires. Si certains esprits romantiques tiennent absolument à la Lune, qu'à cela ne tienne. « Quand les êtres humains auront acquis les secrets pour réaménager l'univers, les chercheurs pourront capturer les lunes d'autres planètes et les rapprocher de la Terre - mais à une distance telle qu'elles ne perturberont pas son climat.» Le professeur est consterné de constater que personne ne s'est encore lancé dans cette entreprise. «Depuis les premières traces de primates fossiles, il y a quelque soixante-dix 336
millions d'années, écrit-il, personne, absolument personne, n'a osé seulement pointer un doigt de défi contre l'organisation céleste.» C'est l'incontestable devoir de l'homme technologique. Manifestement, Dieu n'avait pas fait du bon travail, il incombe aux scientifiques de réaménager]' univers selon leurs plans, infiniment supérieurs. Le plus inquiétant est que cette suggestion est apparemment prise au sérieux par divers organismes scientifiques - l'Académie tchèque des sciences, notamment. Voilà quelques exemples parmi d' autres qui montrent à quel point il est urgent de soumettre de nouveau les sciences et techniques à \ln contrôle social - de les réenchâsser dans les rapports sociaux. A ceux qui pourraient craindre que cela compromette notre capacité de résoudre les problèmes sociaux et écologiques réels, rappelons que la technologie, malgré la multitude de ses usages, est incapable de résoudre aucun des problèmes urgents auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés. La dislocation des systèmes naturels est à l'origine de la crise actuelle, et aucune technologie n'est capable de rétablir leur fonctionnement normal. Aucune ne peut recréer, par exemple, une forêt tropicale; aucune ne peut ressusciter les dizaines, voire les centaines de milliers d'espèces qui chaque année s'éteignent de notre fait, et dont une fraction seulement a été répertoriée par la science. Aucun artifice ne peut reconstituer une famille ou une communauté disloquée, ni régénérer une culture qui s'est perdue. Seule la nature peut y parvenir, et le mieux que nos techniciens puissent faire, c'est mettre au point - de toute urgence - des techniques moins destructrices, dont l'impact sur l'environnement soit beaucoup plus bénin, et recréer les conditions dans lesquelles la nature pourra œuvrer.
58 Dans une économie écologique, l'argent est homéotélique vis-à-vis de Gaïa Notre argent est impersonnel et purement commercial, tandis que l'argent primitif avait fréquemment un pedigree et une personnalité, des usages sacrés, des connotations morales et affectives. George DALTON Seul ce qui est homogène peut être quantifié. Serge LATOUCHE La monnaie (d'usage général) représente l'une des idées les
plus simplificatrices de tous les temps, et comme toute idée réellement novatrice, elle engendre sa propre révolution. Paul BOHANNAN
Dans notre monde, l'argent est le moyen d'échange par lequel s'exprime la valeur de toutes les marchandises destinées à être échangées sur le marché. Il contribue indubitablement à faciliter le commerce des biens et services, quelle qu'en soit l'utilité sur les plans social, écologique, spirituel ou moral. L'argent, sous cette forme, est inconnu des sociétés stables. Tout d'abord, sauf circonstances exceptionnelles, les marchandises ne sont pas produites en vue de l'échange, mais de l'usage. D'autre part, le système d'évaluation est différent: les choses ne sont pas évaluées en fonction de leur valeur d'échange éventuelle, mais de leur rôle dans la préservation de la stabilité du système social, de la biosphère et du cosmos lui-même. Les sociétés traditionnelles utilisent certaines formes d'argent, mais plutôt que d'être conçu, comme le nôtre, pour faciliter les échanges économiques, il sert des fins sociales, à maintenir les structures de la société, à en resserrer les liens, et donc à créer la
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richesse sociale. Bien sûr, les économistes modernes critiquent invariablement ce qu'ils considèrent comme le caractère irrationnel de la monnaie primitive. Ils la jugent trop encombrante et difficile à manier; pis encore, elle n' est pas divisible, à la manière dont le franc, par exemple, l'est en centimes. Ainsi, les habitants de l'île Rossel (Pacifique) utilisent deux catégories différentes de coquillages, les Ndaps et les Nkas. Il y a 22 catégories de Ndaps et un nombre limité de èoquillages disponibles dans chaque catégorie, guère plus d'un millier dans chacune des 13 premières. Chaque coquillage est connu, il possède une identité et une valeur propres. Il n'est pas concevable d'en échanger un d' une catégorie contre un appartenant à une autre. Autrement dit, lorsqu'un objet est évalué en coquillages Ndaps, disons de la vingtième catégorie, il n'est payable qu'en coquillages de cette catégorie. Avec ces dispositions, si Untel veut acheter un objet évalué en Ndaps de la vingtième catégorie, il doit emprunter un objet évalué dans la même catégorie de devises. W. E. Armstrong " économiste qui étudia la monnaie de l'île Rossel, voulait absolument montrer aux insulaires comment « rationaliser» leur monnaie afin de faciliter leurs transactions commerciales. Il expliqua comment ce système d'emprunt complexe pouvait être évité, ou du moins réduit, en établissant un rapport entre la valeur des différentes catégories de coquillages. Il ne parvint jamais à comprendre que le fait qu'ils fussent inadaptés à l'économie moderne de marché n'était pas le problème, puisqu'ils étaient destinés à remplir une fonction tout à fait différente. Les brassards en coquillages utilisés dans la kula, le fameux système d'échange décrit par Marcel Mauss 2 et Bronislaw Malinowski ' , les cuivres (grands disques de cuivre à usage cérémoniel) employés par les chefs indiens de la côte nord-ouest lors du potlatch, les coquillages de l'île Rossel et toutes les autres devises en usage dans les sociétés tribales ne sont peut-être pas pratiques, faciles à transporter ni divisibles, mais, comme le souligne Dalton, ils ne sont pas non plus des moyens d' échange commercial. Il faut plutôt y voir les pièces d' un trésor ou des bijoux de famille, des joyaux de la couronne ou des trophées sportifs. À en croire Dalton" Ces trésors peuvent jouer des rôles particuliers en tant que monnaie non commerciale; leur acquisition et leur usage sont soigneusement codifiés et considérés comme des événements
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extrêmement importants; ils changent de mains en fonction de règles particulières, au cours de transactions à fortes implications morales. Ils sont souvent utili sés pour nouer de nouvelles relations sociales (mariage, admission dans des sociétés secrètes), empêcher la rupture de relations existantes (prix du sang, dédommagement des parents de la victime) ou pour conserver ou élever son rang social (potlatch). Leur fonction « monétaire » se limite à être le moyen de paiement obligé (réciproque ou redistributif).
Mary Douglas estime que la monnaie primitive ressemble davantage à des coupons qu'à notre monnaie moderne, simple outil d'échange commercial. Leur rôle « n'est pas comme celui de \' argent moderne de pousser à la production des biens et services » . Il est plutôt de modérer la propension à satisfaire les besoins individuels. L'essence de l'argent est d 'être transférable. Il circule, alors que les coupons (sorte de monnaie primitive), une fois dépensés, retournent à leur lieu d'émission. Leur acquisition est surveillée et contrôlée en permanence. On sait qu'il existe une différence importante entre les coupons modernes et les coupons primitifs. Dans une économie moderne, les billets une foi s dépensés sont retournés à leur lieu d'émission pour y être décomptés et détruits. Mais les coupons tels qu'ils sont utilisés chez les primitifs retournent après chaque transfert entre les mains des membres les plus âgés de la communauté qui deviennent effectivement l' autorité émettrice. Cela rend l'acquisition de coupons impossible sans l'accord des anciens qui les détiennent. Les coupons ne «circulent » pas; ils sont émis et retournés pour être émis à nouveau ' .
En allant plus loin, Mary Douglas suggère qu'ils servent plutôt à autoriser qu'à rationner. Rationner a pour but de garantir une distribution égale de ressources rares, tandis qu'autoriser c' est, au contraire, protéger. Accorder une autorisation a notamment pour objet de garantir une utilisation responsable de pouvoirs potentiellement dangereux ; c'est ainsi que nous avons des licences pour les armes à feu et les alcools. L'octroi de permis aide à définir les responsabilités, c'est pourquoi nous avons des autorisations de mariage et de possession d'animaux domestiques. Les permis aident à protéger des secteurs vulnérables de l'économie, raison pour laquelle nous avons institué les licences d'importation, etc.
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Mais l'octroi de licences engendre évidemment des positions de monopole, tant pour ceux qui les délivrent que pour ceux qui les acquièrent, les deux parties devenant « liées dans une relation patron-client, renforcée par l'intérêt puissant de chacune des parties à voir le système se perpétuen>. Comme le montre Mary Douglas, c'est précisément ce qui se produit chez les Leles du Zaïre. Grâce au fonctionnement du système, les anciens de la tribu acquièrent le monopole de l'émission de la toile en raphia, devise utilisée pour payer les dots. Grâce à ce monopole, les anciens établissent une relation de clientèle, au sens antique du terme, avec les jeunes gens, lesquels doivent acquérir le raphia auprès d' eux s'ils veulent se marier. Le système revient à émettre des autorisations de mariage, et donc à exercer un contrôle sur la population, dont l'augmentation peut provoquer la dégradation de l'environnement biotique; c'est aussi le moyen de préserver la structure de base de la société, et donc l'intégrité de ses schémas culturels, dont les autorisations de mariage sont un élément essentiel.
59 L'économie vernaculaire est locale, donc largement autosuffisante Le libre-échange, pour un pays industrialisé, dont la population est capable de vivre et vit dans les villes, dont le peuple ne répugne pas à piller les autres nations, et qui entretient la plus puissante flotte du monde pour protéger son commerce contre nature, le libre-échange, dis-je, peut paraître économiquement sain (même si, comme le lecteur le perçoit, je mets en doute sa moralité). Pour l'Inde, le libre-échange a été sa malédiction: il l'a réduite en servitude. La charkha (le rouet) est le symbole de la prospérité, et donc de la liberté de la nation. Elle est un symbole, non point de guerre, mais de paix commerciale. Elle ne véhicule auc un message hostile pour les autres nations, mais encourage la bonne volonté et l' initiative personnelle. Elle n'a nul besoin de la protection d'une flotte qui menace la paix du monde et exploite ses ressources, mais de la foi de rnillions d'individus qui filent eux-mêmes dans leur foyer, tout comme ils préparent leurs repas à la maison. M.
K. GANDHI (1869-1948)
Quand le commerce du bois est florissant, la famine sévit dans la région d'ügowe. Albert SCHWEITZER (1875-1965) Profitant du libre-échange, les firmes se sont affranchies des contraintes de la communauté au niveau national, et une fois lancées dans la sphère internationale, qui n'a rien d'une communauté, se sont effectivement affranchies de toute obligation envers la communauté. Herman DALY et John COBB Que tout ce qui peut l'être soit fabriqué dans le pays et, surtout, que la finance reste de préférence nationale. John Maynard KEYNES
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Eugene Odum 1 remarque que, dans la succession écologique, les écosystèmes deviennent de moins en moins dépendants des ressources de l'extérieur pour leur maintien. Les chaînes trophiques gagnent ainsi en complexité, les détritus représentant une source d'éléments nutritifs de plus en plus importante. « Dans une forêt parvenue à maturité, moins de 10 % de la production annuelle nette sont consommés (autrement dit broutés) à l'état vivant; la plus grande partie de la biomasse est utilisée, morte (détritus), selon des mécanismes différés et complexes impliquant des interactions entre animaux et végétaux encore méconnues.» C'est ainsi que les éléments nutritifs inorganiques, qui provenaient à l'origine de l'extérieur de l'écosystème, deviennent progressivement « intrabiotiques » et constamment recyclés à l'intérieur de celui-ci. C'est pour un écosystème une stratégie essentielle lui permettant d'augmenter sa capacité à maintenir son homéostasie, et donc sa stabilité. TI en va de même dans les sociétés vernaculaires. Les nourritures et les ustensiles sont distribués suivant des modes qui respectent les règles de réciprocité et de redistribution, règles entièrement soumises au contrôle social. Dans nombre de sociétés vernaculaires, ce qui apparaît comme des transactions commerciales est en réalité un échange hautement ritualisé, enchâssé dans les rapports sociaux. TI arrive ainsi fréquemment que certaines marchandises soient échangées contre d'autres bien différentes, ou même contre des objets investis d'une valeur sociale, qui ressemblent fort à ce que nous appelons l'argent. Mais, comme le montre Malinowski 2 à propos des îles Trobriand, ce genre de commerce non plus n'est pas inspiré par des motifs «économiques»: ( ... ) il importe de se rendre compte qu 'aux Trobriand, dans
presque toutes les formes d'échange, on ne trouve nulle trace de gain. ( ... ) Ainsi, il est un type de transaction tout à fait courant où A donne vingt paniers d'ignames à B et reçoit en compensation une petite lame de pierre polie ; le même manège se reproduit, mais cette fois en sens inverse, quelques semaines plus tard.
Ceci vaut pour les échanges avec d'autres groupes sociaux. Marcel Mauss et Malinowski ont tous deux décrit les grandes expéditions commerciales qu'entreprennent périodiquement les indigènes des îles Trobriand. Ils transportent, en passant par le ponant, un certain type d'objets précieux, toujours les mêmes, 343
aux habitants d'îles lointaines à qui ils rendent régulièrement visite. D'autres expéditions transportent d'autres objets précieux en suivant le même trajet en sens inverse. Le but de ces expéditions n' a rien d 'économique. « Nous le qualifions de commercial, écrit Polanyi 3, alors même qu'il n' est nullement question de profit, monétaire ou autre.» Même dans un village indien où la structure sociale s'est quelque peu écartée des normes tribales, les transactions commerciales étaient, très récemment encore, soumises à des règles sociales. L'agriculteur se procurait ses pots chez le potier du village et ses outils chez le forgeron, en échange d'une certaine quantité de nourriture, selon le taux fixé par la tradition plutôt que par les forces aveugles du marché. En outre, que le potier du village ait été un artisan médiocre et qu'on ait pu se procurer ailleurs de meilleurs pots n'était pas une raison pour bouder ses produits. Selon les critères de l'économie moderne, un tel système n'incite pas les producteurs à produire davantage ni à améliorer la qualité de leurs produits. Mais c'est là passer à côté de la question. Les relations commerciales dans un village indien étaient d'abord destinées à satisfaire des impératifs sociaux plutôt que des exigences purement économiques. Après tout, la qualité des pots disponibles n'est pas la considération essentielle. Le maintien de la cohésion et de la stabilité sociales est autrement important. Le Mahatma Gandhi 4 (1869-1948) l'avait fort bien compris. L'un des concepts fondamentaux de sa philosophie était le swadeshi. TI le définit comme
que les lois du marché peuvent jouer en dehors de toute contrainte sociale. Paul et Laura Bohannan affirment ainsi : Un « marché» est une transaction qui en elle-même n'implique pas de relations personnelles suivies, et qui doit donc être exploitée au maximum. En fait, l'existence d'une relation préalable interdit la « bonne affaire ». On répugne à vendre à un proche, car il est mal venu de lui réclamer un prix aussi élevé que celui qu'on demandera à un étranger. Comportement marchand et comportement familial sont incompatibles dans une même relation, et l'individu devra sacrifier l'un des deux.
Cela e~t tout à fait conforme au précepte de l'Ancien Testament: « A un étranger tu peux prêter à usure, mais pas à ton frère; tu ne lui prêteras pas à usure. » Marshall Sahlins montre que l'on peut distinguer les relations économiques selon les différents sec!eurs - foyer, lignage, village, tribu ou extérieur de la tribu. A mesure que l'on avance dans cette échelle de l'ordre social, la réciprocité et la solidarité font place au marchandage et à la recherche du profit, et les relations économiques prennent une tournure plus commerciale. C'est pourquoi le développement du système du marché ne se produit dans une société donnée qu'à condition que la solidarité et la réciprocité aient disparu au sein des groupes qui la composent. La société de marché n' est en effet possible que lorsque la différence essentielle entre les relations sociales intérieures et extérieures des groupes s'est suffisamment estompée. En d'autres termes, pour que la richesse économique devienne la préoccupation dominante de l'homme, il fallait d'abord qu'il fût privé de sa richesse sociale. Comme le remarque Karl Polanyi " bien que toutes les sociétés aient connu une certaine forme d'organisation économique, aucune économie avant la nôtre «n'a jamais existé qui ait fonctionné, même en principe, sous le contrôle du marché ». Il ne faut pas s'en étonner puisque c'est seulement en résistant aux forces du marché que
soies venues d'Orient et autres articles de luxe destinés essentiellement à la noblesse et au clergé - étaient échangées sur le marché, à l'occasion notamment des grandes foires qui se tenaient dans quelques grandes villes. Cependant, aux XII' et XIII' siècles, une révolution s'est produite: l'économie de marché s'est répandue rapidement jusqu'à dominer la vie économique d'un grand nombre de sociétés européennes. Comme le rappelle Polanyi ., la transformation des principales ressources -le travail et la terre - en marchandises a été un facteur essentiel de cette révolution: «Le travail n' est qu'un autre nom pour l'activité humaine, qui accompagne la vie même et n'est pas fournie pour être vendue mais pour de tout autres raisons, et n'est pas dissociable du reste de la vie, stockable ou mobilisable à volonté; la terre est synonyme de nature.» Dans l'Europe médiévale, ni le travail ni la terre n'avaient encore été échangés sur le marché. Les serfs étaient attachés à la terre, mais leur relation à leur seigneur était d'obligation mutuelle, non simplement fondée sur l'opportunisme économique, et en contrepartie ils jouissaient d'ordinaire de la sécurité de la tenure. Quand on en est venu à traiter la vie humaine comme une simple marchandise, le travail a cessé d'être enchâssé dans les relations sociales - et l' « homme total» a laissé la place au travailleur, catégorie nouvelle d'êtres humains. Tandis que l'homme traditionnel - l'homme total- appartient à une famille et à une communauté, et a accès à une terre à cultiver, le travailleur vit dans une société en grande partie atomisée, est dépossédé de sa terre, et peut être recruté pour accomplir n'importe quelle tâche - aussi socialement et écologiquement nuisible, aussi moralement dégradante soit-elle - dès lors qu'elle lui procure le salaire dont il devient de plus en plus dépendant pour satisfaire ses besoins biologiques et sociaux les plus fondamentaux. La transformation de la terre en marchandise a des implications sociales et économiques gigantesques. C'est un contrat - établi par le jeu du système de marché - et non plus le statut défini par la tradition reflétant la structure sociale qui détermine dorénavant le lieu où la famille vit et travaille la terre. Peut-être le régime de propriété foncière qui en résulte satisfait-il aux exigences du nouveau système économique, mais il déclenche l'atomisation de la société en masses informes d'individus étrangers les uns aux autres. Qui plus est, les sociétés ainsi désagrégées ont souvent été privées de leurs moyens de subsistance, car leurs
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ressources alimentaires ont été mises sur le marché et vendues au plus offrant, quelle que soit la communauté à laquelle elles appartenaient. Polanyi 7 attribue à la mise en place du système de marché la responsabilité des graves famines qui ont frappé l'Inde pendant la colonisation britannique. Tandis que, dans le régime féodal et celui de la communauté villageoise, noblesse oblige, la solidarité clanique et la régulation du marché des grains tenaient la famine en échec, sous la loi d'airain du marché, les gens mouraient de faim conformément aux règles du jeu. En d'autres termes, il est inéluctable que les biens de première nécessité s' écoulent en un flot continu à sens unique entre les pays pauvres et les pays riches, quelles que puissent être la malnutrition et les famines provoquées dans les populations locales ainsi dépouillées de leurs ressources alimentaires de base. Redcliffe Salaman 8 écrit à ce propos qu 'en Irlande, au cours de la grande famine du XIX' siècle, le blé continuait d'être exporté vers l'Angleterre en dépit des millions de personnes qui mouraient de faim. «S'il manquait aux autochtones, c'est en partie parce qu'il était expédié en Angleterre à raison de quelque six mille tonnes par semaine, mais aussi parce que, même si on ne l'avait pas expédié, les Irlandais n'auraient pu se l'offrir. » Ce genre de trafic est aujourd'hui l'une des causes majeures de malnutrition et de famine dans le tiers monde, où une forte proportion de terres arables - jusqu'à 70 % dans certains paysest affectée à des cultures d'exportation, marginalisant les cultures vivrières dont les populations dépendent pour survivre. De nos jours, en vertu des règles édictées par le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), un pays ne peut s'opposer à l'exportation de ses récoltes dès lors qu'une demande existe sur le marché. Ce n'est que lorsque la famine sévit que des «exceptions» à cette règle peuvent éventuellement être consenties. Au cours des négociations de l'actuel Uruguay Round, les délégués américains ont même insisté pour que l'exportation de denrées continue d'être obligatoire même en cas de famine. S'ils obtenaient gain de cause, nourrir sa population affamée au lieu d'exporter sa production agricole vers les régions repues ferait du pays en question un pays «délinquant» selon la terminologie du GATT. Ceci est tout à fait logique, puisque pour maximiser leurs achats de produits manufacturés en provenance des pays industrialisés, qui contrôlent le GATT, les pays du Sud doivent 347
exporter le plus possible, aucune espèce de considération ne pouvant compromettre la réalisation de cet objectif sordide. Tout cela illustre le principe suivant: quand elle est gouvernée par les «forces du marché », la production ne sert plus à satisfaire des besoins biologiques sociaux ou écologiques. Comme le souligne Kenneth Lux " les économistes en sont réduits à nier l'existence de ces besoins pour «valider» les théories économiques modernes. Pour eux, le marché pourvoit aux « besoins» dans la mesure seulement où, cautionnés par des espèces sonnantes et trébuchantes, ils reflètent une «demande effective» , et on estime qu'un pays devient «autosuffisant » lorsque cette «demande effective » est satisfaite. Ainsi, la modernisation de l'agriculture au travers de la «Révolution verte» est censée avoir permis à l'Inde d'atteindre l'autosuffisance alimentaire. Résultat qui semble remarquable, car il donne à penser que tous les habitants de ce pays sont convenablement nourris; mais rien n'est plus éloigné de la réalité. Un récent rapport de l'UNICEF révèle qu'environ 85 % des enfants indiens sont maintenant touchés par la malnutrition; et beaucoup en conserveront des séquelles physiques et mentales. Déclarer que l'Inde est autosuffisante sur le plan alimentaire signifie seulement que davantage de nourriture dans les boutiques n'entraîne pas pour autant une augmentation des ventes, les mal nourris n'ayant pas de quoi acheter: que leurs besoins biologiques ne se traduisent pas par une « demande effective». Dès que le marché règne en maltre sur notre vie économique, le monde naturel n'est plus considéré que comme source de matières premières, destinées à être transformées en marchandises, elles-mêmes échangées contre argent comptant sur le marché mondial. Il s'agit là d'un processus pervers. C'est lui qui fait que partout dans le monde, forêts, marais, récifs coraliens, rivières, estuaires et mers, avec tous les êtres vivants qui les habitent, sont systématiquement transformés en devises. Hommes politiques, industriels et économistes ne semblent guère se préoccuper de ce qui se passera lorsque tout cela aura disparu, et que des pays seront transformés en quasi-déserts. Toute ressource susceptible d'être monnayée est en danger, et elle ne peut être préservée qu'en la maintenant en dehors de la sphère du marché mondial. En Nouvelle-Zélande, il est interdit de commercialiser les truites. Elles sont réservées aux pêcheurs à la ligne, grâce à quoi on en trouve encore dans les lacs et les rivières. Seule la création de parcs nationaux, dans lesquels les 348
espèces vivantes sont soustraites à l'arbitrage du marché, permet de protéger un grand nombre d'entre elles. Mais on peut hélas parier que si le développement économique se poursuit, les pressions exercées sur ces parcs finiront par avoir raison de leur existence. En revanche, dans certaines régions de la Tanzanie où l'économie s'est effondrée et où l'argent manque pour réparer les routes, les gens commencent à remanger convenablement: désormais incapables d'exporter leur nourriture sur le marché international, ils redeviennent libres de la consommer. Le processus d' exportation est en outre aussi souvent destructeur pour l'importateur que pour l'exportateur; c' est «un processus de sabotage mutuel » , comme dit E. F. Schumacher. Car l'importation de denrées bon marché en provenance de régions où elles peuvent être produites à un coût partiçulièrement bas et où elles sont fortement subventionnées par l'Etat, vers d'autres régions où, pour diverses raisons, leur production coûte plus cher, a entraîné la ruine d'innombrables paysans dans le tiers monde. L'adoption des méthodes d'agriculture moderne - imposées par les organisations internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) le fait à ses pays débiteurs - augmente leur dépendance vis-à-vis d'intrants non agricoles, machines agricoles, semences hybrides, engrais et pesticides, intrants qu'ils ont un mal croissant à fmancer, d'autant plus que leur prix augmente, alors que la terre de plus en plus dégradée de ces paysans est de moins en moins productive. Les agriculteurs s'appauvrissent progressivement jusqu'à être contraints d'abandonner leurs terres, pour venir grossir les populations des bidonvilles de la grande cité la plus proche, sort qui menace la majeure partie de la société rurale du tiers monde. Le sort des artisans traditionnels n'est pas plus enviable. Le Mahatma Gandhi rappelait constamment comment la production textile à grande échelle du Lancashire avait ruiné l'artisanat des villages indiens et entraîné la destruction de la vie rurale. Cardeurs, teinturiers, fileurs et tisserands - si nombreux à faire tourner l'économie villageoise - ont tous sombré, et le village indien s'est vu priver de sa vie économique et sociale. La même chose se produit dans les pays industriels. Avec la récession actuelle, la communauté agricole européenne est au bord de la faillite, et seules les pll!s grosses exploitations ont quelques chances de survie. Aux Etats-Unis, l'agriculture est dans une impasse similaire. La situation des petites et moyennes 349
entreprises n'est guère meilleure: en ce moment (1991), en Grande-Bretagne, environ 900 d'entre elles déposent leur bilan toutes les semaines. Pour ceux qui analysent les tendances actuelles, il ne fait aucun doute que l'avenir, pour l'instant du moins, est aux mains des multinationales. Au fur et à mesure que le marché s'étend pour englober la planète entière, il leur laisse le champ libre. Les partisans du libre-échange font croire qu'il libère l'individu opprimé d'un ensemble d' entraves que des gouvernants et régimes tyranniques lui avaient imposées comme à ses ancêtres. Mais 1'« individu» qui bénéficie du libre-échange, c'est en réalité la multinationale, et la <
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d'entraîner chaque année l'extinction de centaines de milliers d'espèces vivantes, tout cela pour satisfaire les intérêts financiers à court terme de quelques industries irresponsables, et des bureaucrates et politiciens à leur solde. Voilà la « liberté » que permet le libre-échange, voilà quels sont les enjeux défendus par les propositions actuelles du GATI. Si elles étaient approuvées, elles livreraient le monde sur un plateau aux pilleurs, leur permettant d' en user et abuser à volonté. C' est exactement de l'inverse que nous avons besoin - il nous faut évoluer vers un monde composé de communautés en grande partie autosuffisantes, qui mènent leurs activités économiques à l'échelon de la famille, de la petite entreprise artisanale et de la communauté elle-même, dans le but de satisfaire les besoins locaux par l'intermédiaire d'un marché local. C'est là la seule voie qui permettra de subordonner les activités économiques aux impératifs biologiques, sociaux, écologiques et moraux - et à la survie de l'humanité sur cette planète prise d'assaut.
60 La communauté vernaculaire est l'unité de comportement homéotélique Ce sont les hommes qui ont fait les royaumes, mais la commune semble sortir de la main de Dieu. Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859) Ce n'est pas ( ... ) le gouvernement que veulent les hommes ( ... ) ils veulent la vie. A. M.
HOCART (1883-1939)
Ce n' est point par le sceau et le parchemin des juristes que l'indépendance des hommes peut être préservée. Ce ne sont là que des apparences; les faire-valoir des libertés, leurs costumes et leurs accessoires, leur habit de fête en temps de calme et de paix. Mais que viennent les joUIs mauvais, que l'invasion du despotisme commence, alors les libertés seront retenues, non par ceux qui peuvent produire les plus vieux exploits, les chartes les plus étendues, mais par ceux qui se sont le plus habitués à l'indépendance, le mieux accoutumés à penser et à agir seuls, et les plus indifférents à cette protection insidieuse que les classes supérieures ont toujoUls été si empressées à prodiguer que, dans nombre de pays, elles n'ont rien laissé qui vaille la peine d'être protégé. T. H. BUCKLE (1821 -1862)
L'État, dans des domaines importants, est un instrument du système industriel. John Kenneth GALBRAITH L'idéal d'un avenir qui serait fondé sur des principes écologiques a pour condition préalable la résurgence du Gemeinschaft dans les relations sociales. Alwyn JONES
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La vision moderniste du monde considère l'État comme le seul instrument de gouvernement. Les êtres humains sont perçus comme unités de base - individualistes, compétitives, agressives et désorganisées - d' une société atomisée. L' idée que la société puisse être un système naturel, capable de se gouverner et d'assurer son homéostasie, est totalement étrangère aux sociologues modernes, sans parler des politiciens actuels. Lorsqu'elle était Premier ministre, Margaret Thatcher a déclaré très explicitement qu ' une société humaine n' était rien que la somme des individus et des familles qui y vivaient. Cette société - ou plutôt cette nonsociété - ne peut se diriger elle-même et dépend de l'État et de ses services spécialisés pour que règne un semblant d'ordre situation que, nous sommes conditionnés à juger normale. Là où il n'y a pas d'Etat, nous dit-on, il ne peut y avoir que
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Sumner, n'ont aucun rôle à jouer dans les affaires publiques et doivent être cantonnées à la sphère des relations interpersonnelles. Dans son ouvrage clé, La Cité antique (1864), l'historien et philosophe social Fustel de Coulanges 2 (1830-1889) souligne que la famille, la communauté et la société au sens large ont un caractère sacré, qui leur donne leur cghésion et leur stabilité. Il écrit de la cité grecque antique: «Cet Etat et cette religion étaient si complètement confondus ensemble qu'il était impossible non seulement d'avoir l'idée d'un conflit entre eux, mais même de les distinguer l'un de l'autre.» Pour lui, la société antique est morte avec la séparation du droit et de la religion. Lewis H. Morgan ' (1818-1881), l'un des premiers ethnologues américains, publia son Ancient Society en 1877. Il Y distinguait entre la societas et la civitas, la première étant fondée sur la parenté, la seconde sur l'appartenance à un territoire. C'est là une distinction essentielle. Les communautés vernaculaires authentiques sont fondées sur la consanguinité, réelle ou fictive. Cependant, avec le développement du commerce et de l'industrie, les règles normales de résidence, qui reflétaient les structures de parenté au sein des communautés et leurs rapports avec les autres groupes essentiels comme le clan, furent soumises à de nouveaux impératifs, d'ordre économique. Comme l'écrit Adolphe Lods " chez les Hébreux, Les premiers collectifs humains, fondés sur la consanguinité (naturelle ou artificielle), tendaient à se transformer en regroupements sur une base territoriale. Le clan finit par signifier la population de la ville. ( ... ) L'appartenance à une tribu n'a plus été déterminée par l'ascendance mais par l'appartenance, de par la naissance, à un territoire donné.
Avec ce changement, la contiguïté est devenue le lien principal entre les membres d'une communauté. Aujourd'hui, ce lien lui-m,ême se brise; les gens vivent là où ils trouvent du travail et, aux Etats-Unis, il semblerait que moins de 15 % des habitants vivent là où ils sont nés. La population d'un pays est battue et mélangée comme un jeu de cartes, au nom des impératifs de l'économie, et la communauté est remplacée par un conglomérat d'individus étrangers les uns aux autres, incapables de se gouverner ou de remplir leurs fonctions homéotéliques. La distinction la plus connue entre les deux types de sociétés est peut-être celle proposée par le sociologue allemand Ferdinand
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Tonnies dans Gemeinschaft und Gesellschaft' (1920). Il voyait dans la Gemeinschaft, ou communauté, une unité sociale cohérente dont les membres sont liés par des valeurs communes et des liens sociaux étroits, tandis que les membres de la Gesellschaft, au contraire, ne sont rattachés que par des intérêts superficiels et égoïstes. F. Pappenheim 6 expose cela très clairement: Les individus qui entrent dans une Gesellschaft ne le font qu'avec une fraction de leur être, celle qui , précisément, correspond aux objectifs spécifiques de l' organisation. Les membres d'une association de défense des contribuables ou les porteurs d'actions d'une société anonyme sont reliés entre eux non en tant que personnes, mais uniquement par cette part d'eux-mêmes qui veut payer moins d'impôts ou maximiser ses revenus financiers. ( ... ) Ils demeurent donc faiblement connectés et fondamentalement distants les uns des autres. ( ... ) La séparation est si profonde entre l'homme et l'homme dans la Gesellschaft que ( ... ) celle-ci devient un univers social où l'hostilité est latente et où la guerre est inscrite en filigrane dans les relations entre individus.
Roy Rappaport ' oppose la communauté à ce qu'il appelle 1' « association, à but particulier». Tandis que la communauté s'efforce de répondre aux nécessités sociales et écologiques, l'association à but particulier - catégorie dans laquelle il range les entreprises et les institutions gouvernementales, et qui correspond tout à fait à la Gesellschaft de Tonnies - ne cherche qu'à atteindre l'objectif pour lequel elle a été créée. Et, même ainsi, elle est sujette à ce qu'il appelle un «déplacement d'objectif», qui fait que sa préoccupation première devient de se perpétuer et, si possible, d'accroître son pouvoir et son influence, ce qui devient souvent un obstacle à la réalisation de son objectif initial. Dans le cas des administrations publiques mises en place pour contrôler les activités d' industriels peu scrupuleux, le déplacement d' objectif opère très rapidement. Elles deviennent presque toujours soumises, voire contrôlées par les industriels qu'elles sont censées surveiller - véritable inféodation des administrations. Au Royaume-Uni, le Comité consultatif sur les pesticides (Advisory Commitee on Pesticides), dont le rôle est censé être de conseiller le gouvernement en matière de contrôle d'utilisation des pesticides, est en grande partie composé de représentants de l'industrie agrochimique et de divers universitaires dont elle finance les recherches directement ou indirectement. 355
Le ministre de l'Agriculture, de la Forêt et de la Pêc~e au Royaume-Uni (MAAF), comme celui de l'Agriculture aux EtatsUnis (USDA), sont dominés par l'industrie agrochimique, les milliers de bureaux rattachés à ces ministères à travers le pays n'étant rien d'autre que des succursales de vente d'engrais et de pesticides. n en est de même de l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture des Nations unies (FAO), à laquelle The Ecologi~t 8 a récemment consacré un numéro spécial. Aux Etats-Unis, lorsque Reagan est entré en fonction, Anne Gorsuch, avocate spécialisée dans la défense des gros pollueurs contre l'Environment Protection Agency (EPA, sorte de ministère de l'Environnement), fut tout bonnement nommée à la direction de cette agence fédérale! Elle entreprit alors de limoger les scientifiques de l'administration - non parce qu'ils auraient été incompétents, mais, comme elle l'a reconnu elle-même, parce qu'ils étaient <deurs scientifiques » (réellement soucieux de l'environnement) et devaient être remplacés par <des nôtres» (représentant les industries polluantes). En règle générale, les gouvernements ne prennent aucune mesure qui irait à l'encontre des intérêts d'un secteur industriel puissant, aussi destructrices que puissent en être les activités, à moins d'y être contraints par la pression de l'opinion publique. La raison principale est qu'ils ont d'insatiables besoins d'argent. En « démocratie », c'est l'argent qui permet de se faire réélire, en procurant des avantages matériels aux secteurs de la société dont le soutien électoral est indispensable, et en se vendant à l'électorat par des campagnes de publicité savamment orchestrées avant les élections. Dans une dictature, l'argent sert à acheter les armes et à payer la police et l'armée qui permettent de se maintenir au pouvoir. Malheureusement, les grandes entreprises détiennent le quasi-monopole de l'argent. D'où l'alliance inévitable entre le gouvernement et l'industrie. Le résultat inéluctable est que pratiquement aucun choix politique important n'est effectué aujourd'hui parce qu'il est humainement, socialement ou écologiquement souhaitable, mais plutôt parce qu'il sert les objectifs des « associations à but particulief». Ce sont ces politiques hétérotéliques qui sont en train de rendre la planète inhabitable. Pour le grand anthropologue Pierre Clastres ' , le caractère le plus fondamental de la société vernaculaire serait probablement sa capacité de gérer ses propres affaires sans le recours à l'État:
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C'est la présence ou l'absence de la formation étatique (susceptible de prendre de multiples formes) qui assigne à toute société son lieu logique, qui trace une ligne d'irréversible discontinuité entre les sociétés.
L'aptitude de la société vernaculaire à s'autogérer sans l'aide d'institutions étatiques a été maintes fois étudiée. Comme l'écrit l'anthropologue américain Robert Lowie 10 (1883 -1957) : Dans les communautés les plus primitives, la fonction législative apparaît étrangement limitée en comparaison de celle qui s'exerce dans les civilisations plus complexes. Tous les besoins du fonctionnement social sont régis par la loi coutumière, et la seule fonction de quelque organe de gouvernement qui puisse exister est plutôt de veiller au respect des usages traditionnels que de créer de nouvelles règles .
La puissance de l'opinion publique, qui reflète les valeurs traditionnelles, suffit à amener les fauteurs de troubles à résipiscence. On se contente souvent de se moquer d'un gredin; si cela ne suffit pas, on décline les invitations à ses fêtes et on évite sa compagnie. Il n'en faut généralement pas plus pour le remettre dans le droit chemin; si ce n'est pas le cas, on l'ostracise -la pire des sanctions, puisque, pour le membre d'une communauté vernaculaire, la vie à l'extérieur, loin de la terre où reposent ses ancêtres et où il peut accomplir ses devoirs religieux, ne peut se concevoir. Selon l'anthropologue britannique Edward Tyler (1832-19l7), «un des principaux enseignements que nous pouvons retirer de l'exemple des tribus primitives est qu'elles n'ont pas besoin de gendarmes pour faire régner l'ordre». La société vernaculaire est capable, par ailleurs, de pourvoir à l'éducation des enfants, de prendre soin des malades et des vieillards, et de faire face à d'éventuels désordres psychiatriques. Le spécialiste de psychiatrie sociale Marvin Opler a montré comment la société vernaculaire offrait toujours un exutoire cathartique aux tensions particulières que sa nature spécifique engendre. La société traditionnelle coordonne toutes ces activités afin qu'elles contribuent à sa stabilité face au changement. Cela veut dire qu'avant tout elle doit préserver l'ordre spécifique de la hiérarchie de systèmes plus vastes dont elle fait partie, préservation dont dépend le maintien de sa propre stabilité. Pour que cela soit possible, la communauté, les familles et les individus doivent 357
coopérer, et s'efforcer en particulier de ne pas interférer avec les activités des autres. En conséquence, les conflits d'intérêts qui surgissent dans le monde moderne - par exemple entre l'affectation de la terre à des usages agricoles ou au développement urbain - ne risquent guère de se produire. Pour reprendre les termes de Stanley Diamond ", le membre d'une société traditionnelle est une personne intégrée. La société n' est pour lui ni compartimentée ni fragmentée, aucune de ses parties ne se trouve en conflit mortel avec les autres. Ainsi, il ne se sent pas lui-même divisé en « homo economicus», « homo religiosus», «homo politicus », etc. TI accomplit au contraire ses fonctions économiques, religieuses et politiques dans la même stratégie coordonnée, incarnée dans la culture dont il a été imprégné, et qui régit ses rapports avec ses semblables et son environnement naturel depuis des temps immémoriaux.
Dans ces conditions, il est clair que l'État n'a pas de raison d'être. L'intrusion d'un tel corps étranger dans les affaires de la société usurperait ses fonctions et prérogatives fondamentales et engendrerait des initiatives incontrôlables par la loi traditionnelle établie par les ancêtres. Comme le dit Clastres 12) les sociétés primitives sont des sociétés sans Etat parce que l'Etat y est impossible. L'État ne peut apparaître que lorsque les structures sociales ont été détruites. C'est là un des thèmes essentiels de la Politique d'Aristote. Il fait remarquer que des tyrans comme Pisistrate à Athènes et Denys à Syracuse n'ont pu prendre le pouvoir qu 'après l'effondrement des structures sociales de leur ville respective et l'apparition d'un prolétariat anonyme incapable de s'autogouverner. Telle est la signification du titre de l'ouvrage remarquable de Clastres, La Société contre l'État; En fait, la société et l'État ne peuvent coexister. Partout, l'Etat cherche délibérément à détruire les institutions vernaculaires de la société. En Inde, il est entré en guerre contre le système des castes, qui, en dépit d'abus évidents, constitue le fondement même de la société indienne. Il lutte également contre le « linguisme » , la conservation des langues parlées par les différents groupes ethniques qui composent l' Inde moderne, et dénonce même l' <<étatisme >>, par référence aux restes des anciens États indiens, à base largement ethnique. 358
En Afrique, les gouvernements des États-nations artificiels, aux frontières arbitraires héritées de la période coloniale, s'efforcent d'éradiquer le «tribalisme» au nom de 1'« unité nationale». Celle-ci se résume en réalité à la formation de grandes masses homogènes d'individus anonymes et déracinés, totalement dépendants, comme nous le sommes maintenant en Occident, des services spécialisés fournis par un État tout-puissant. Ce rapport étroit entre la formation de l'État et la désagrégation de la communauté autogérée est bien décrit par Banfield dans son étude d ' un village rural de l'Italie du Sud. Ce village, constate-t-il, a été privé par la bureaucratie centralisée du Vatican de la possibilité d'organiser sa propre vie religieuse. Il a aussi perdu le contrôle de son système d'éducation, maintenant entre les mains de l'État, qui a construit l'école et paye les instituteurs. il ne fait plus régner le droit ni l'ordre; la police nationale s'en occupe. En conséquence, la communauté, qui ne sert à rien, commence à se décomposer: l'unité organique la plus grande encore existante est la famille et, au niveau supérieur, toute forme de coopération a concrètement disparu. Dans une société de ce genre, écrit Banfield ", Nul ne défend les intérêts du groupe ou de la communauté, sauf à y trouver son avantage personnel. En d' autres termes, l'espoir d'un gain matériel rapide devient l'unique motif pour s' intéresser aux affaires publiques ( ... ) la loi est ignorée quand il n' y a pas à craindre de punition ( ... ) les fonctionnaires acceptent les pots-devin quand c'est possible ( ... ) mais, qu'ils en acceptent ou pas, tout le monde est persuadé que c'est le cas.
Bien évidemment, une telle communauté ne p~ut plus exister sans l'ensemble des services que lui fournit l'Etat, et qu',elle assurait elle-même auparavant. «Sans l'intervention de l'Etat, écrit Banfield 14, la guerre de tous contre tous éclaterait en violence ouverte tôt ou tard et la société locale périrait ou adopterait de nouvelles formes culturelles» - ce qui est précisément la situation que Hobbes, et les socio-darwinistes après lui, tiennent pour la norme. Tant que la famille reste intacte, la société rurale n'en est qu'au premier stade de désintégration. Mais, à mesure que se poursuit le développement économique, la famille étendue se décompose en famille nucléaire, unité extrêmement instable, comme nous le savons tous. Plus tard, celle-ci même se désintègre à son tour 359
jusqu' au point où, dans les mégalopoles du monde industriel, la famille monoparentale devient la règle. Dans ce type de société, la coopération est encore plus réduite. C'est chacun pour soi; l'individualisme et la compétition sont la règle (voir Chapitre 47). Les individus sont si aliénés gu 'ils ne peuvent plus s'occuper de leurs propres affaires, et l'État prend en charge les fonctions qu 'eux-mêmes et leur famille désormais dispersée ne peuvent plus assurer. Comme un Indien Porno le disait à un Américain blanc " : La police et les soldats se chargent de vous protéger, les tribunaux dispensent la justice, la poste achemine les messages à votre place et les écoles vous prodiguent un enseignement. On s' occupe de tout, même de vos enfants si vous mourez, mais chez nous, c'est la famille qui doit tout faire. Sans la famille, nous ne sommes rien, et dans l'ancien temps, avant l'arrivée des Blancs, celui qui voulait entreprendre quelque chose le faisait d' abord en fonction de la famille. C' est comme cela qu' on a pu s'en sortir.
Malheureusement, nous avons été conditionnés à considérer la prolifération des services étatjques comme le signe du progrès social et économique. Plus l'Etat en procure aux citoyens, plus ils s'imaginent jouir d'un niveau de vie élevé. Cette perception est conforme au dogme selon lequel tous les bienfaits sont produits par l'homme, et attribuables au progrès économique (voir Chapitre 35) . Elle cadre aussi avec la croyance contemporaine dans la compétence et le savoir scientifiques et techniques, qui attribue aux services de l'État une supériorité sur ceux de la famille et de la communauté dans une société vernaculaire. En Suède, d'après David Popenoe 16, on voit dans la famille bourgeoise l'origine d'un grançl nombre de problèmes sociaux: «Certains idéologues de l' Etat-providence sont impatients de mettre en application des solutions de remplacement, non seulement à la famill~ bourgeoise, mais aussi à la famille nucléaire, pour confier à l'Etat l'essentiel de l'éducation des enfants. » Les membres des familles eux-mêmes en viennent à accepter l'idée que des professionnels payés par le gouvernement suédois sont plus compétents qu'eux en la matière. Après tout, ne sont-ils pas scientifiquement form és à s'occuper des enfants? Ils devraient pouvoir faire mieux que les parents, ignorants et profanes ... Plus il délègue de prérogatives aux experts, remarque John McKnight, moins l'individu agit en citoyen, plus il se comporte
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en client". Il en va ainsi à peu près dans tous les secteurs d'activité - en matière de soins médicaux, d'éducation , de soins aux personnes âgées - et ce phénomène affecte tous les aspects de la politique sociale. Simultanément, le citoyen ordinaire se voit empêché de remplir les fonctions les plus essentielles auxquelles son éducation l'a préparé, et qu'il doit assumer pour sauvegarder l'intégrité et la stabilité des familles , des communautés, des sociétés et des écosystèmes qui forment la hiérarchie ga"ienne. L'État est extérieur à la société. C'est une Gesellschaft - une organisation à but singulier, presque exclusivement préoccupée par la défense de ses intérêts à court terme, et qui ignore invariablement les besoins réels de ceux qu'elle est censée gouverner. Il n'y a pas de place pour l'État, ni pour ses institutions spécialisées, dans une société qui s'efforce de recréer par elle-même une existence viable sur une planète qui le soit aussi. Nous devons au contraire recréer la famille étendue et la communauté vernaculaire dans laquelle nous avons évolué et qui, au cours de notre expérience évolutive, a été l'unité véritable de comportement social, économique et écologique homéotélique.
61 L'homme traditionnel suit le Chemin Le Tao est comme la Dikê, le Chemin, la voie de la nature; et l'ensemble de la religion de l'homme, tout son effort moral, consistent à se mettre en harmonie avec le Tao. Jane HARRISON Si le monde suit le Chemin, les rapides coursiers engraissent les labours. Mais s'i! ne suit pas le Chemin, les chevaux de combat pullulent dans les faubourgs. LAO TSEU (VI' siècle av. J.-c.) L'homme suit la Terre La Terre suit le Ciel Le Ciel suit le Tao Et le Tao suit ce qui est naturel LAO TSEU
Comme le développement de l'embryon dans la matrice, chaque processus du vivant suit nécessairement une constellation prescrite de chréodes, ou itinéraires, pour atteindre son état final et contribuer à l'ordre spécifique du cosmos. On peut donc parler - comme le fait Rupert Sheldrake 1 - de «chréodes comportementales» et également de «chréodes culturelles»: grâce à sa culture, une société est capable de se maintenir sur sa voie en corrigeant tout écart - dans la mesure où il se produit dans son intervalle de tolérance, donc son champ. Le Chemin qu'une société doit suivre est celui qui est conforme à sa loi traditionnelle (voir Chapitre 2), appelée Nomos par les Grecs anciens. Ils désignaient aussi le Chemin par Dikê, qui signifie justice, droiture ou moralité. Jane Harrison 2 nous apprend que Dikê était également «le Chemin du monde, la manière dont les choses se produisent».
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Le Chemin était encore désigné par Thémis, qui est pour Jane Harrison 3 « une voie particulière aux humains, que sanctionne la conscience collective » . Thémis était aussi considérée comme le Chemin de la Terre et parfois celui du cosmos lui-même, celui qui gouvernait le comportement des dieux. Par la suite, lorsque ces concepts ont été personnifiés, Thémis devint la déesse de la loi et de la justice, et donc de la morale. Le Chemin s'identifiait en outre à Moira, le sentier de la destinée ou sort. Les dieux chthoniens étaient subordonnés à Moira, comme ils l'étaient à Dikê, les deux coïncidant l'un avec l'autre. Ainsi, pour Anaximandre 4, des éléments fondamentaux sont attribués aux différentes provinces et servent de base à l'ordre spécifique du monde naturel « comme il a été prescrit », notion dans laquelle, selon Cornford', « la nécessité et le droi t se confondent ». Chez Homère, les dieux sont subordonnés à Moira, et même à Dikê - forces cosmiques auxquelles sont soumis les dieux eux-mêmes et sont d'ordre moral. Face au destin et donc face à la loi morale, les dieux ne peuvent rien. Ils ne peuvent même pas sauver l'homme qu'ils aiment, nous dit Homère dans l'Odyssée, lorsque
et annuelle et aux deux forces antagonistes et complémentaires la lumière et l'obscurité, le jour et la nuit, l'été et l'hiver, la chaleur et le froid. De Groot 10 (1892) dit qu ' il représente tout ce qui, dans l'univers, est correct, normal ou juste (ching ou twan); en fait, il ne dévie jamais de son cours. Il inclut par conséquent tous les rapports corrects et vertueux entre les hommes et entre les esprits, qui seuls favorisent le bonheur universel et la vie.
Le Tao représente le cours naturel des choses. Comme l'écrit Joseph Needham ", il était considéré « non seulement comme informant sur toute chose, mais comme la nature, la structure même de toutes les choses particulières et différenciées ». Feng Yu-Lan 12 considère le Tao comme « le principe premier qui englobe toute chose ». Tous les êtres vivants, y compris les humains, sont immergés dans l'ordre naturel, gouverné par le Tao, qui en est le principe directeur. « Le Tao, comme ordre de la nature, gouverne leur action », écrit Feng Yu-Lan ". Les hommes suivent le Tao en agissant conformément à la nature. En termes taoïstes, cela veut dire se conformer au principe du Wu Wei, car « lorsque toutes les choses obéissent aux lois du Tao, écrit WingTsit Chan 14, elles forment un tout harmonieux et l'univers devient un organisme intégré ». Dans l'Égypte ancienne, nous apprend Siegfried Morenz ", la notion de Maat jouait un rôle semblable. Maat signifiait « l'ordre juste dans la nature et la société tel qu'il a été établi par l'acte de la création ... ce qui est bon, ce qui est correct, la loi, l'ordre, la justice et la confiance » - non seulement dans la société, mais dans le cosmos entier. Fait significatif, le dieu Rê était à la fois seigneur du cosmos, seigneur du jugement, des morts et seigneur de Maat. Lorsque plus tard Osiris prit un rôle dominant dans le panthéon égyptien, il devint seigneur de Maat. Bien que né avec la création, Maat demandait à être renouvelé et protégé. En conséquence, « Maal n'est pas ( ... ) seulement l'ordre juste, mais aussi l'objet de l' activité humaine. Le Maal est à la fois la tâche que l'homme s' assigne et ce qui lui est promis, la récompense qui en toute justice l' attend une fois sa tâche accomplie ». , Parce que l'Egypte ancienne était un royaume centralisé, gouverné par un roi divinisé, c'est à lui qu'incombait la sauvegarde
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de Maat et de l'ordre cosmologique. Nous lisons ainsi dans des textes de l'époque, édités par Morenz ", que <de ciel est en paix, la terre en joie, car ils ont appris que [le roi défunt] établira la justice à la place du désordre {Isft, le, contraire de Maat] » . Ou encore, Toutânkhamon (v. 1354-v. 1373 av. J.-C.) «a banni le désordre [Isft] des deux terres et Maat est fermement rétabli : il a fait du mensonge [Grg] une abomination et la terre est redevenue ce qu'elle était». C'est ce lien étroit entre le roi et Maat qui conférait l'autorité à ses décrets. Ce qu'il ordonnait participait nécessairement de Maat, que ses sujets devaient suivre. Une notion proche existait dans l'Inde védique. On l'appelait le R'ta. « Les processus dont la perpétuelle uniformité ou la récurrence régulière donne naissance à la représentation de l'ordre, écrit Maurice Bloomfield ", obéissent au R'ta et leur occurrence est R 'ta.» Nous pouvons lire dans les Védas: Les rivières coulent R 'ta. En accord avec le R 'ta, la lumière céleste est venue au matin ( ...) L'année est le chemin du R 'ta. Les dieux eux-mêmes sont nés du R'ta ou dans le R 'ta; ils montrent par leurs actes qu ' ils connaissent, respectent et aiment le R 'ta. Dans l'activité humaine, le R 'ta se manifeste en tant que la loi morale.
Le R 'ta représente aussi la vérité, même si dans un contexte philosophique la vérité est généralement appelée Satya. L'erreur, bien qu'on l'appelle parfois Asatya, se dit en général An-R'ta; elle est donc considérée comme ce qui s'écarte du Chemin. Comme le fait remarquer Krishna Chaitanya " , le poète védique a pleinement conscience que pour recevoir les dons de la nature, l' homme doit obéir au R 'ta: « Pour celui qui vit en accord avec la Loi éternelle, les vents sont remplis de douceur, les fleuves versent des douceurs. Que les plantes aussi soient pleines de douceur pour nous. » Le grand Hymne à la Terre des Védas exprime avec clarté la conviction que l'homme est soumis à l'ordre cosmique et que son rôle est de le maintenir en respectant la loi antique. Le poète y exprime sa foi dans l'ordre éternel et dans le devoir humain de le préserver. C'est cet ordre qui a lié <des rochers, la terre, les pierres et la poussière» de telle sorte que «les arbres, seigneurs des forêts, sont fermement érigés sur leurs racines ». C'est cet ordre qui entraîne en «un flot inaltérable, nuit et jour, les eaux communes à tous », et nourrit « les champs de blé, nourriture des quadrupèdes et des bipèdes ». En 365
tout ceci le poète manifeste un respect qui unit le pratique au spirituel: « Ce que j'arrache ~e ton sein, ô Terre, puisse-t-il croître à nouveau sans tarder. 0 purificatrice, garde-nous de blesser tes forces vitales ou ton cœur 19. » Plus tard, la notion de Dharma fut utilisée par les hindous dans un sens similaire: « Le mot Dharma, qui étymologiquement signifie "soutien", "appui", exprime cette constance, cette normalité de l'univers qui engendre les bonnes récoltes, le bétail gras, la paix et le contentement », écrit A. M. Hocart 20 (1883-1939). Ce mot décrit la manière dont les animaux, les hommes et les choses sont censés se comporter; il est la loi naturelle. Le soleil est parfois assimilé au Dharma, parce qu'il règle le cours des saisons; à d'autres occasions, on le considère gouverné par le Dharma. Parmi les dieux, Varuna est le «Seigneur de la Justice » et donc du Dharma; il édicte les règles de l'univers. Lorsque le roi accède au trône, on considère qu'il joue vis-à-vis de son peuple le rôle de Varuna vis-à-vis des dieux. Pour cette raison, on le perçoit aussi comme le «Seigneur de la Justice ». Dans l'hindouisme balinais, écrit Eiseman 21, le Dharma est considéré comme
L'Avesta des anciens Perses parle aussi du Chemin et l'appelle Asha, le représentant céleste de la justice sur Terre. Chantepie de 366
la Saussaye 24 dit que la justice est la loi de la vie, de même que Asha est le principe de toute existence bien réglée, et que l'instauration ou l'accomplissement de la justice est la fin à laquelle tend l'évolution de l'univers. Dans le judaïsme antique, Mishpat signifiait justice ou moralité et Sedeq signifiait aussi le juste droit. Ces vertus sont attribuées à Dieu, mais selon Robert Murray, « la vision prédominante est celle d ' une société humaine en harmonie avec les cieux 25 » . Cette harmonie, Shalom, signifie «paix», mais il ne s'agit pas uniquement de paix entre les individus mais également entre la terre et le Ciel, et d'ordre moral ou cosmique ou encore de «fonctionnement harmonieux de toute la nature comme Dieu l'a créée "» . Comme dans les autres civilisations antiques, le roi joue un rôle essentiel dans le maintien du Shalom. Selon Murray, «si le roi agit selon le don divin de Sedeq, son royaume s'en trouvera béni, il remportera des victoires sur ses ennemis et leurs terres seront fertiles, tout jouira de Shalom "n ». Des traces de cet aspec! du judaïsme antique ,se retrouvent dans quelques psaumes, en Esaü et dans le livre d'Enoch, 1. Il est à noter que lorsque la Bible fut traduite en grec, les termes dérivés de Sedeq tels que Sedaqah furent traduits par Dike et ses dérivés Dikaios et Dikaiosyne. La même notion a été reprise par les premiers chrétiens pour qui Dikaios ou justice, imprégnait leur relation à Jésus d'une dimension cosmique. Il va sans dire, ce terme a peu à peu perdu sa dimension cosmique, tout particulièrement après la Réforme. Si suivre le Chemin consiste à maintenir l'ordre spécifique du cosmos, on peut considérer que le comportement d ' une société qui le suit est homéotélique. Lorsque, au contraire, il est hétérotélique, on peut alors estimer qu ' elle suit le faux chemin, celui qui met en péril l'ordre du cosmos et provoque nécessairement les pires ruptures d'équilibre. On lit dans les Védas, écrit Chaitanya " , que le R 'ta, quoique bienveillant d ' ordinaire, peut aussi être «sévère et violent » quand il y a transgression. «Brihaspati conduit le redoutable chariot du R'ta pour détruire les mauvais », ceux qui violent les lois éternelles et menacent ainsi l'ordre spécifique du cosmos. Ces derniers doivent être considérés comme égarés sur le faux chemin: l'An-Ria de l'Inde védique, le contraire du R 'ta, ou l'Adhanna des bouddhistes, le contraire du Dhanna. Chez les anciens Égyptiens, l'anti-chemin était appelé Isft. En Grèce, on le désignait par ou Thémis , l'opposé de Thémis (qui
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tantôt signifiait 1'« ordre social» et tantôt 1'« ordre du panthéon », et aussi le chemin à suivre pour instaurer cet ordre). Suivre l'ou Thémis ne pouvait se faire impunément. Les Grecs pensaient que la Thémis (ou Dikê) prenait alors une forme très différente, celle de la Némésis, que Cornford considère liée au Nomos - à son tour associé au Némos, le bois sacré, très certainement lieu de culte des anciens Grecs, comme il l'était pour les Celtes. Némos, ou Némésis, habitait dans ce bois. Peut-être étaitelle à l'origine identifiée à Artémis ou Diane chasseresse. Elle était aussi une déesse de fertilité, proche alliée de Fortune, «la dame qui produit les fruits de la terre ». Cependant, comme le fait remarquer Cornford 29, « celle qui dispense les bienfaits peut aussi les refuser ou, au lieu de bénédictions, répandre des fléaux; la terrible puissance qui hante le Némos peut anéantir le profane qui envahit son sanctuaire ». Dans les temps antiques, lorsque Némos était un bois sacré, écrit Donald Hughes '·, Némésis répandait sa vengeance sur ceux qui osaient y pénétrer. Plus tard, lorsque les bois sacrés furent abandonnés, Némésis devint la gardienne de la loi, celle de Norrws et donc de Dikê. La mythologie classique est remplie de récits dans lesquels la Terre se venge de ceux qui détruisent la nature. Ainsi, Erysichthon, dont le nom signifie «déchireur de la terre », osa porter une hache criminelle sur un arbre habité par une dryade, nymphe protectrice des bois et des forêts, en dépit des protestations de l'esprit de l'arbre. La dryade s'en ouvrit à la Terre-mère, qui affligea Erysichthon d'une faim insatiable. Orion lui clamait qu'il allait tuer tous les animaux du monde. Cela aussi fut rapporté à la Terre-mère, qui envoya un scorpion monstrueux le tuer. Aujourd'hui, Orion et le Scorpion sont des constellations en opposition li. La société moderne a entrepris de s'écarter systématiquement du Chemin. Son but premier est le développement économique ou progrès, qui ne peut s'accomplir qu'en perturbant méthodiquement l'ordre spécifique de l'écosphère, en la détruisant pour la remplacer par une organisation entièrement différente - la technosphère - qui tire ses ressources de l' écosphère, qu'elle encombre de déchets de plus en plus toxiques en quantité toujours croissante. L'envers de l'expansion de la technosphère est la désintégration et la contraction de la biosphère, tandis que le comportement nécessaire pour atteindre ce but de la société moderne est d'évidence le faux chemin (voir Chapitre 64).
62 Pour l'homme traditionnel, suivre le Chemin revient à accroître sa réserve de « force vitale» Ce qu'il faut, c'est rétablir la catégorie du sacré, celle que l'establishment scientifique a le plus complètement détruit. Hans J ONAS La finalité ultime, pour les Bantous, réside en la possession de plus de force vitale que possible, avec la crainte de voir s'amenuiser cette richesse inestimable. Les Bantous interprètent toute maladie, toute blessure, toute douleur, toute dépression et toute faiblesse comme un signe indubitable d' une réduction de la force vitale. Placide TEMPELS Une antique et grandiose religion, qui domina jadis sur Terre, perdure, intacte, au Nouveau-Mexique. ( ... ) Dans la plus ancienne religion, tout vivait, d' une vie non pas surnaturelle, mais naturelle. Sous les flots de la vie s'en trouvaient toujours de plus profonds. ( ... ) Ainsi les rochers étaient vivants, mais la montagne possédait une vie encore plus profonde, plus vaste. ( ... ) Car le but de la vie de l'homme était de mettre sa vie en contact direct avec la vie élémentaire du cosmos, la vie de la montagne, la vie des nuages, la vie de l'air, de la terre, la vie du soleil. D'entrer en contact sensible, immédiat, afin d'en retirer une énergie, une pui ssance, et une sorte de joie obscure. Ce désir d'un contact nu, pur, sans intermédiaire ni intercesseur, est la racine de la religion. D. H. LAWRENCE (1 885- 1930)
L'homme traditionnel suit le Chemin, même dans les sociétés où le concept n'en est pas défini. Cornford 1 raconte comment dans l'Antiquité un lieu était considéré comme sacré quand il était habité par une puissance dangereuse qui le rendait sacrosaint - c' est pourquoi «le profane ne pouvait le fouler aux pieds ». Les choses sacro-saintes devaient ainsi être traitées avec le plus
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grand respect, et même la plus grande crainte. D'elles venaient tout bienfait et tout malheur, car elles renfermaient une énergie, ou «force vitale », dangereuse. Toutes les sociétés vernaculaires ont un mot pour la désigner: mana chez les Mélanésiens et les Polynésiens, orenda chez les Sioux, muntu chez les Balubas. Durkheim 2 voit dans la force vitale l'origine de toute religiosité. Les esprits, les démons, les génies et les dieux sont les formes concrètes prises par cette énergie. C'est en partie parce qu'ils sont doués de force vitale qu'ils sont sacrés, et qu ' ils sont devenus l'objet d ' un culte religieux. Le Soleil, la Lune et les étoiles sont vénérés pour la même raison ' . « Ils ne doivent pas cet honneur à leur nature intrinsèque ou à leurs propriétés spécifiques, mais au fait qu'on estime qu'ils participent de cette force qui seule confère aux choses un caractère sacré, et que l'on retrouve dans quantité d' autres êtres.» Lods ' estime que <
pour les Bantous. « Tous les efforts du Bantou, insiste-t-il ', ont pour seul but d'intensifier sa force vitale.» De fait, on ne peut comprendre ses coutumes que si on les interprète «co mme un moyen de préserver ou d'accroître sa réserve de force vitale ». Pour Léopold Senghor', le but de toute cérémonie religieuse, de tout rituel, en réalité de toute activité artistique, est d'accroître cette force vitale. La force vitale n'est pas seulement accumulée par les individus. Elle est censée s'écouler à travers le cosmos et se concentrer en certains êtres et choses, en formant une configuration de puissance et, donc, de sainteté - philosophie appelée hylozoïsme. Paul Schebesta 10 affirme que, pour les Pygmées de la forêt Ituri du Zaïre, la force vitale ou megbe est répandue partout, mais sa puissance ne se manifeste pas partout avec la même intensité ni sous le même aspect. Certains animaux en sont richement pourvus ; les humains possèdent l'un davantage, l'autre moins, de megbe. Les hommes habiles se distinguent précisément par l'abondance de megbe qu'ils ont accumulé. Les sorciers sont eux aussi riches en megbe.
Pour les Comanches du désert du Nevada, les composantes du monde naturel sont imprégnées de diverses forces vitales, écrit Abraham Kardiner ". La plus grande est personnifiée par l'aigle, la Terre, le Ciel ou le Soleil. La force suprême est Dieu. Après lui viennent les pères fondateurs des divers clans, puis le chef de la tribu. Tous les êtres vivants forment une hiérarchie en fonction de leur force vitale; animaux, végétaux et minéraux sont répartis de manière similaire. il semble clair que la force vitale est répartie dans la société, la nature et le cosmos lui-même, d'une manière qui reflète sa structure hiérarchisée. Ceci est confirmé par l'œuvre de Senghor sur la vision du monde de la société bantoue: Toutes les forces sont hiérarchisées. ( . ..) Il Y a d'abord les demidieux ou génies. Viennent ensuite les ancêtres primordiaux, mythiques, les ancêtres ordinaires, puis les hommes vivants, par ordre de primogéniture, puis les animaux, végétaux et minéraux ".
La répartition de la force vitale permet ainsi de sacraliser la hiérarchie cosmique et de la préserver des agressions humaines. Symptomatiquement, la façon dont la force vitale se répartit 371
entre les différents échelons de l' organisation de la société en reflète le degré d'intégration ou de centralisation. Ainsi, lorsque le tissu social est très lâche, les individus et les familles sont investis d' une grande part de la force vitale de la société. Au contraire, pans un royaume traditionnel hautement centralisé comme l'Egypte ancienne, le Dahomey ou le Bénin, la force vitale est concentrée dans la personne du roi, divinisé pour cette raison. Dans ces sociétés, on considère que le bien-être de tous les habitants dépend totalement de l'accomplissement des rites et grandes cérémonies essentiels destinés à préserver et augmenter la force vitale du roi, et du respect des multiples tabous entourant sa personne. Il faut en être conscient pour comprendre le sens de la pratique décrite par Frazer dans Le Rameau d'Or, consistant à tuer les rois à intervalles réguliers. On tuait le roi parce que, pour des raisons variant d'une société à l'autre, il n'était plus considéré comme digne de détenir la force vitale de la société, et l'on devait la confier à un gardien plus adéquat, afin d'éviter les plus grandes calamités. Les rapports entre les choses et les êtres situés à différents échelons de la hiérarchie cosmique ne sont pas symétriques. La puissance vitale s'écoule de haut en bas et vient vitaliser, et donc sanctifier, les êtres et les choses aux échelons inférieurs, mais elle ne le fera que si ces derniers satisfont à leurs obligations vis-à-vis des échelons supérieurs et donc de l 'ensemble du cosmos . On comprend ainsi pourquoi les rites et cérémonies d'un peuple traditionnel- en réalité, tout leur mode de vie - sont conçus pour garantir la répartition correcte de la force vitale à tous les étages de la hiérarchie cosmique. A cette condition seulement ils peuvent préserver l'ordre spécifique et la stabilité du cosmos, et par là même être conformes au Chemin. Négliger d'accomplir ces rites et cérémonies sacrés - ou pire, enfreindre les lois sacrées qui gouvernent leur déroulement revient à violer un tabou. Selon Roger Caillois 13, « un acte est tabou qu'on ne peut accomplir sans porter atteinte à cette ordonnance universelle, qui est à la fois celle de la nature et de la société. Chaque transgression dérange l'ordonnance tout entière : la terre risque de ne plus produire de récolte, le bétail d'être frappé de stérilité, les astres de ne plus suivre leur cours, la maladie et la mort de ravager la contrée». La crainte omniprésente de déranger l'ordre spécifique du cosmos se reflète dans les tabous que toutes les sociétés tribales élèvent contre la confusion de choses qui appartiennent aux 372
différentes classes ou régions en lesquelles le cosmos est censé être divisé. Cela permet d'expliquer en grande partie les tabous alimentaires. Comme le remarque Mary Douglas ", s'il est interdit de manger du porc chez les Hébreux, c'est probablement parce que celui-ci est classé dans la catégorie des créatures abominables et impures, comme le sont le lièvre, l'hyrax et le chameau. La raison en est que, ou bien ces animaux ont le sabot fendu, ou bien ils ruminent, mais pas les deux à la fois. En d'autres termes, ils n'appartiennent pas tout à fait à la classe des ongulés.
il est de même tabou de manger des animaux aquatiques sans nageoires ni écailles, qui n'entrent pas dans des catégories cosmiques naturelles. Ou des créatures aériennes qui ne volent pas ni ne sautillent, sont aptères ou sans pattes. Manger ce genre d'animaux ne peut qu'amoindrir la force vitale, en menaçant l'ordre spécifique du cosmos. Les mariages mixtes entre groupes sociaux naturellement exogames sont prohibés pour les mêmes raisons: ils menacent l'ordre spécifique de la société, et donc du cosmos. D'après Methu 15, chez les Igbos du Nigeria, <des déviations qui perturbent l'ordre naturel sont appelées aru, littéralement abominations ». Mais, par ailleurs, le mot aru signifie «crime contre la nature». Parmi ces crimes, on compte un certain nombre d'actes non naturels qui défient les catégories normales du comportement - par exemple, rapport sexuel entre un homme et la femme de son père, ou avec un animal. La naissance de jumeaux ou l'éclosion d'un seul poussin entrent aussi dans cette catégorie. Ces événements tabous sont aru parce que les Igbos sont convaincus «qu'ils transgressent les lois gouvernant l'ordre ontologique et sèmeront donc le désastre sur la communauté». Une fois abandonnées la notion de force vitale et celle étroitement associée du sacré, la désacralisation de la société et de la nature gagne de plus en plus de terrain, laissant celles-ci à la merci des déprédations de l'homme industriel moderne qui suit le faux Chemin .. . Si l'on appliquait les mêmes principes aux activités de nos scientifiques, beaucoup de leurs pratiques seraient difficilement acceptées. Par exemple, la pratique consistant à nourrir des poussins de leurs propres excréments, les vaches de farines issues de leurs congénères, ou pire encore comme il a été signalé en Suisse,
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de placentas humains récupérés de maternités de la région, tout cela serait considéré comme un crime contre la nature, donc fortement tabou ou aru. Tout comme l'implantation de gènes humains dans des porcs pour les engraisser, ou la transformation des vaches en usines vivantes, pour produire du lait comme substitut du lait humain. Que de telles pratiques si sordides, violant les lois morales du cosmos, ne puissent que conduire à des catastrophes sur une échelle inimaginable, voilà une certitude profondément ancrée dans la culture des sociétés traditionnelles.
63 Pour l'homme traditionnel, servir ses dieux, c'est suivre le Chemin Dans le silence des grands bois, l'homme prend conscience du divi n. Richard ST BARBE-BAKER Il n'est pas de meilleure manière de plaire au Bouddha que de plaire à tous les êtres sensibles. Dicton ladakhi (Helena NORBERG-HoDGE) Le comportement religieux de l'homme sert à préserver le caractère sacré du monde.
Mircea ELIADE (1907·1986) Et quant à l'amour, aime Dieu . Il est le rocher, la terre, l'eau, les bêtes et les étoiles, et la nuit qui les enveloppe. Robinson JEFFERS Et Dieu trouva bon tout ce qu'il avait fait. Il dit alors: Je vous ai donné un monde merveilleux. Prenez-en soin, ne le flétrissez pas. Prière juive
Les divinités de l' homme chthonien étaient d'abord les gardiennes de l'ordre spécifique de la hiérarchie cosmique. En tant que telles, elles personnifiaient les lois qui gouvernaient la hiérarchie cosmique, et que l'homme doit observer pour garantir la préservation de sa structure spécifique. Autrement dit, en observant ces lois l'homme remplissait en même temps ses obligations envers les divinités respectives. Ainsi, suivre le Chemin dans l'Inde védique consistait à remplir ses obJigations envers Varuna, le dieu qui personnifiait le R 'ta; dans l'Egypte ancienne, envers Rê, la personnification du Maat; en Grèce, envers Thémis, 375
après que cette force cosmique eut été représentée par une déesse. Les dieux personnifiaient aussi la force vitale qui circule à travers le monde vivant, reflétant sa structure spécifique et la sacralisant. À l'origine, les dieux des Romains étaient impersonnels et mal définis, et plutôt que des dieux, dei, on les regardait comme des numina, le pluriel de numen, la force vitale, explique Jane Harrison - qui avec Marrett, et plus tard Durkheim et Lods, estime que la notion de force vitale est antérieure à celle de dieux et d'esprits. Quoi qu'il en soit, les deux concepts sont complémentaires. li est probable qu 'en prenant de l'importance, les dieux renforçaient en retour le caractère sacré de la force vitale dont ils étaient imprégnés. lis se sanctifiaient ainsi mutuellement et sanctifiaient en même temps la structure du monde vivant qu'ils reflétaient fidèlement. Le rôle qu 'ont joué les dieux de l'homme traditionnel dans la sacralisation, et donc dans la protection de l'ordre spécifique de la société, a été abondamment étudié. Le «culte des ancêtres» apparait commun à toutes les sociétés tribales connues, bien que ce terme prête à confusion, les ancêtres n'étaient pas adorés à la façon dont l'homme moderne vénère son dieu. Les relations de l'homme tribal avec eux étaient tissées d'obligations mutuelles. Ainsi, plutôt que d'implorer leurs faveurs, il rappelait à ses dieux qu ' il avait rempli ses obligations à leur égard, et en attendait autant d'eux. Jomo Kenyatta 1 (1894-1978) appelle cette relation «communion avec les ancêtres». Sous-jacente à cette forme de religion, on trouve l'idée que les ancêtres morts ou les divinités continuent d'appartenir à leur famille, à la communauté et à la société, et ne vi vent pas dans un lointain paradis, concept inconnu de l'homme chthonien. Les divinités ancestrales font donc partie de la société au même titre que les vivants, comme l' a souligné il y a de nombreuses années William Robertson-Smith 2 (1846-1894) dans un passage resté célèbre: Le cercle dans lequel naissait l'inctividu ne comprenait pas seulement un groupe de parents et de concitoyens, mais aussi des êtres divins, les dieux nationaux, qui dans la mentalité ancienne faisaient eux aussi partie de la communauté, avec laquelle ils avaient des rapports aussi étroits que les membres du cercle social. Les
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rapports entre les dieux de l'Antiquité et leurs adorateurs s'exprimaient dans le langage des hommes, et ce langage n'était pas pris dans un sens métaphorique, mais tout à fait littéral. Ainsi, l'individu naissait avec un lien déterminé à certains dieux, au même titre qu'avec ses semblables; sa religion, c'est-à-dire les aspects de son comportement déterminés par ses rapports avec les dieux, ne représentait qu'une des facettes du schéma général de conduite que lui dictait sa position au sein de la société. Rien ne séparait la sphère de la religion de celle de la vie ordinaire. Chaque acte social prenait en considération les dieux aussi bien que les hommes, car le corps social ne se composait pas seulement d'êtres humains, mais de dieux et d'êtres humains.
Fait essentiel, les dieux de l' homme traditionnel, comme sa force vitale, reflétaient fidèlement la structure hiérarchique de la société à laquelle il appartenait. Lafcadio Hearn 3 écrit ainsi à propos du Japon: Les trois formes du culte shintoïste des ancêtres sont: le culte domestique, le culte communautaire et le culte national, ou, en d'autres termes, le culte des ancêtres de la famille, celui des ancêtres du clan ou de la tribu et celui des anciens empereurs. Le premier est la religion familiale, le second est la religion de la divinité locale ou tutélaire, le troisième est la religion nationale.
E. Driver' montre que les différences dans la façon dont les sociétés d'Amérique du Nord organisaient leur panthéon s'expliquent par leur degré d'intégration ou de centralisation: Il Y avait une tendance marquée à ranger les dieux par rangs hiérarchisés dans les régions où l'on rangeait les gens de la même manière, et à ignorer de tels classements là où l'égalitarisme dominait les sociétés humaines. Ainsi, les peuples des régions centrales classaient leurs dieux par rangs précis, tandis que ceux des plateaux sub-arctiques et du Grand Bassin croyaient en un grand nombre d'esprits de rang à peu près égal. D'autres adoptaient une attitude intermédiaire. Les Pueblos, qui s'accordaient à reconnaître une nature divine à un grand nombre d'êtres spirituels, étaient également peu enclins à établir une hiérarchie entre ceux-ci, de même que l'égalité régnait dans leur société.
Les habitants d ' Alor, une île en lndonésie, décrits par Cora Dubois ' , sont organisés de manière très lâche. Très peu de contraintes existent en dehors de la famille; et les obligations 377
familiales sont elles-mêmes très légères. L'Alorésien ordinaire, indiscipliné, se laisse aller, faisant peu de cas de l'autorité, quelle qu'elle soit. Il n'est donc pas étonnant que le panthéon alorésien reflète ce désordre généralisé. «Il y a bien dans leur culture un héros et une divinité suprême », écrit Cora Dubois, mais ils n'occupent que peu leurs pensées. Les esprits ancestraux revêtent davantage d'importance; [les AJorésiens] ont cependant à leur égard une attitude relâchée et indisciplinée, comme ils l'ont vis-à-vis de leurs parents. ( . ..) Les morts ne sont à leurs yeux que des sortes de prédateurs, revendicateurs et importuns, capables d'obtenir satisfaction de leurs exigences grâce à leurs pouvoirs surnaturels. Telle est exactement la situation où se trouve l'enfant vis-à-vis de ses parents. il obéit donc à contrecœur et de mauvaise grâce.
Les Swazis, au contraire, forment une société cohérente et hiérarchiquement organisée, et d'après Hilda Kuper 6 leurs dieux sont organisés de même: Dans le culte des ancêtres, le monde des vivants est projeté sur un monde, spirituel (emadloti). Hommes et femmes, jeunes et vieux, aristocrates et gens du commun, perpétuent ces rapports de supériorité et d'infériorité transmis par leurs prédécesseurs. Les esprits paternel et maternel jouent des rôles complémentaires, pareils à ceux du père et de la mère dans la vie quotidienne ; la fonction paternelle consiste à garantir le respect des obligations légales et économiques; l'esprit maternel exerce une influence protectrice moins formalisée. Bien que le culte s'inscrive dans le cadre de la parenté, à travers le roi, considéré comme le père de tous les Swazis, il est élargi aux dimensions de la nation entière. Les ancêtres du roi sont les plus puissants des esprits.
Les esprits divinisés des ancêtres, et donc la force vitale qu'ils personnifient, sont organisés de manière à refléter l'ordre spécifique de la société vernaculaire. Cela signifie qu'avant tout la structure de la société est sacralisée et que ses membres sont contraints, sous peine d'encourir les châtiments les plus terribles, de la préserver quoi qu'il advienne. En consacrant l'ordre spécifique de la société, les esprits des ancêtres consacrent en même temps le monde naturel dont elle est partie intégrante et qui, comme nous l'avons vu, est organisé suivant le même schéma général. il importe de remarquer à ce propos que les dieux
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chthoniens avaient à ]' origine des formes animales. Ainsi, selon Jane Harrison ', chez les Grecs, Zeus Chtesios était un serpent, tandis que «Zeus O/bios, dans le culte local, conserva longtemps sa tête de taureau. ( ... ) Le dieu Soleil de Crète, à forme de taureau, courtise la déesse Lune, à l'apparence d'une vache; leur fils est un jeune dieu-taureau, le Taureau de Minos, le Minotaure» . Parce que l'homme chthonien ne traçait pas de ligne de démarcation fondamentale entre lui-même et les autres animaux, il n'y avait dans un tel schéma aucune raison de distinguer, d'une part entre l'homme et ses dieux, d'autre part entre les animaux et les esprits qui les représentaient: ils faisaient tous partie du même cosmos. Il est révélateur que, chez les Grecs et les Romains de l'Antiquité, le lieu de culte était à l'origine le bois sacré, appelé Temene chez les Grecs et Temple chez les Romains. «Dans le temps, écrit Pline 8, les bois étaient les temples des divinités et, maintenant encore, les gens simples des campagnes consacrent un grand arbre à un dieu en respectant le rite d' autrefois; et nous adorons les bois sacrés et jusqu'au silence qui y règne avec non moins de dévotion que les statues qui brillent des feux de l'or et de l'ivoire.» Les bois sacrés ne pouvaient impunément être désacralisés. Le crime d'Agamemnon ne consista pas seulement à tuer un cerf, mais à le faire dans un Temene. Les arbres étaient sacrés pour les dieux, dit Hughes ' , « le chêne pour Zeus, le laurier pour Apollon, le saule pour Hera, le pin (et peutêtre le chêne) pour Pan ». Robert T. Parsons 10 résume la nature et la fonction de la religion vernaculaire des Konos du Nigeria. Elle ne se borne pas à être une organisation des rapports humains, mais inclut aussi les relations que les hommes entretiennent avec la Terre entière, avec la terre où ils vivent et avec le monde invisible des forces et des êtres constructifs en lesquels ils croient. La religion les réunit tous en une totalité cohérente.
La relation entre l'homme chthonien et ses dieux était une relation d'obligation mutuelle. Les dieux avaient des besoins, le principal étant que les vivants remplissent leurs obligations rituelles et cérémonielles, observent les lois que leurs ancêtres eux-mêmes avaient incarnées illo tempore. Les vivants quant à eux - familles, clans et tribus - avaient besoin des dieux pour les protéger de la famine, de la maladie, des invasions ennemies et autres calamités.
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«Le bonheur des morts dépend du culte respectueux que leur rendent les vivants, dit Lafcadio Hearn ", et le bonheur des vivants de l'accomplissement du devoir de piété envers les morts» exemple manifeste de mutualisme hiérarchique. En remplissant leurs obligations et en obéissant à la loi cosmique, les hommes chthoniens observaient le mode de comportement le plus apte à maintenir l'ordre spécifique du cosmos, reflété et consacré dans leur panthéon. Cependant, la désagrégation de ces sociétés entraîne la mort de la religion chthonienne. Les dieux de l'Olympe furent le produit de cette désagrégation. Alors que le comportement des divinités chthoniennes originelles était régi par les grandes puissances qui gouvernaient le cosmos (Moira, le destin, qui désigna jadis l'ordre spatial du cosmos, et Dikê, la justice, chargée de garantir l'ordre temporel), les dieux olympiens furent placés au-dessus de ces puissances cosmiques. Leur comportement, comme celui de la société en voie de désagrégation qu'ils reflétaient, n'était plus désormais soumis aux contraintes qui, jadis, avaient permis de maintenir l'ordre spécifique du cosmos. Jane Harrison 12 estime que la substitution des dieux olympiens aux dieux chthoniens coïncide avec le passage d'une vision holistique du cosmos et de la société à une conception individualisée. «L'Olympien a une forme clairement définie», écrit-elle, il est l'incarnation du principium individuationis ( ... ) le dieu des mystères (ou chthonien) est la vie de la totalité des choses, on peut seulement le ressentir - dès qu'il est pensé et individualisé, il s' évanouit, COlIune Dionysos dut le faire dans l'éther ténu, raréfié de l'Olympe. Les Olympiens représentent la pensée consciente, divisée, distincte, compartimentée; le dieu des mystères est l'itnpulsion vitale à travers toute chose, pérenne et indivisible.
Avec la désagrégation sociale, tout lien entre les dieux olympiens et la société fut rompu, car il n'y avait plus de société. L'accent fut mis sur le culte d'un dieu national, et finalement sur celui du dieu universel. La société se décomposant encore un peu, la famille nucléaire serait le seul groupe social vernaculaire à persister. En bonne logique, le dieu universel fut doté d'une femme et d'un enfant, panthéon à effectif réduit, fidèle reflet de la nouvelle société. La Trinité chrétienne a son équivalent dans la religion d'autres
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sociétés déliquescentes. Le culte d'Osiris, d'Isis et du petit Horus, par exemple, s'est développé au moment de la débâcle de l'ancienne société égyptienne; il a connu son apogée à l'époque des Ptolémées. Quand la religion perd sa fonction de lien social, elle ne sert plus que de consolation à l'individu et à la famille nucléaire, hors de laquelle n'existe plus qu'une humanité indifférenciée; l'individu s'y sent de plus en plus aliéné, comme il l'est vis-à-vis de la nature et du cosmos. C'est donc seulement à l'égard du Dieu universel, comme lui un être isolé à la fois dans le temps et dans l'espace, que l'individu se sent des devoirs. Selon le mot de Roszak ", un tel Dieu, « infiniment soustrait à une nature flétrie par la chute, devient une sorte de "bouillon cube" cosmique, en lequel toute sainteté doit maintenant être concentrée par mesure de précaution». Les religions «révélées» d'aujourd'hui - christianisme, islam et judaïsme moderne - ont désacralisé la nature et la société, les livrant à l'exploitation et à la destruction. Pour Nicolas Berdiaev 14, «seul le christianisme rend possibles la science positive et la technique. La raison en est qu 'il a séparé l'homme de la nature sur le plan émotionnel». Mais cela est également vrai de l'islam et du judaïsme moderne. Au fur et à mesure que la société se désagrège et que la religion se détache du monde concret, que l'homme est coupé de la nature et de Gaïa, son attitude et son comportement envers ses dieux cessent d'opérer dans son champ spécifique, à savoir la hiérarchie de Gaïa. Sa religion devient au contraire hétérotélique vis-à-vis de cette hiérarchie, ne remplit plus son vrai rôle social, écologique et cosmique, et conduit l'homme sur le faux Chemin.
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Le progrès est anti-évolutif: c'est l'anti-Chemin Crois-tu que l'on puisse se saisir du monde pour l'améliorer, Je ne crois pas que ce soit possible. Le monde est sacré, On ne peut l'améliorer. Si tu essaies de le cbanger, tu le détruis. Si tu essaies de l'aider, tu le fais périr. LAO TSEU
Nous ne sommes pas tombés dans les bras de Gog et Magog en trébucbant, nous avons progressé dans cette direction. Theodore ROSZAK
Pour la conception moderniste du monde et le paradigme scientifique qui l'accompagne, le progrès - les transformations que l' homme fait subir à l'écosphère avec l'aide de la science, de la technologie et de l'industrie - participe du mouvement évolutif et en est l'un des aspects. Aucune distinction n'est faite entre le processus qui engendre le développement du vivant et de l'écosphère, et celui qui débouche par opposition sur le développement de la technosphère. Au contraire, ces deux processus, si différents et en réalité antagonistes, sont considérés comme une seule et même chose. Ils différeraient seulement dans la mesure où le premier type d' évolution est considéré comme «endosomatique », dans le sens où il implique la modification des organes et du comportement, ou bien l'apparition de nouveaux organes et d'un nouveau comportement, tandis que le second, qualifié de technique ou d' « exosomatique », procède essentiellement par la fabrication de nouveaux «organes» extérieurs à l'organisme (ou à l'individu). Medawar 1 se moquait d'un étudiant qui lui demandait si, au cours de son évolution, l'homme ne pourrait pas acquérir un jour 382
des ailes, et la capacité de voler: «C'est une question idiote», lui répondit-il, puisque «les humains ont déjà acquis certaines des capacités propres aux oiseaux ou aux poissons - capacités qu'ils doivent à leur genre d'évolution particulier, l'évolution "exosomatique" ». Pour Julian Huxley, la période dite historique, et en particulier l'ère industrielle, ont permis une accélération de l'évolution humaine sur les plans psychologique et social. Les écologistes eux-mêmes accréditent cette contre-vérité. Ainsi, Margalef' affirme que
L'invention des photopiles, ajoute-t-il, « représente une percée évolutive aussi significative que la photosynthèse il y a 3,5 milliards d'années' ». En outre, notre capacité de plus en plus grande à coloniser l'espace nous permettra bientôt d' infléchir le cours de notre évolution, «percée aussi marquante que la coloni383
sation de la terre ferme par les amphibiens il y a 400 millions d'années '» . Russell est si admiratif devant toutes ces avancées technologiques qu'il en vient à se demander « si l'accélération rapide qui caractérise notre époque ne serait pas en train de nous préparer à un saut évolutif' ». Il demande même « si nous ne sommes pas à la veille d'un saut aussi important que le fut le passage de la matière inanimée à la vie '» . Ceux qui soutiennent que le progrès technologique est partie intégrante de l'évolution tendent à considérer que les premiers stades en ont été instinctifs, tandis que les stades technologiques ultimes seraient conscients et voulus. Cela semble être la position aujourd'hui dominante dans l'establishment scientifique. Parmi les plus brillants théoriciens de la biologie, certains, comme Julian Huxley et Waddington, envisagent le progrès de manière analogue. Pour eux, ce qu'ils appellent l' « évolution humaine» est en même temps la phase ultime de l'évolution, et essentiellement le résultat du développement de l'esprit, de la conscience et de la raison. Parce qu'il est doté de ces trois attributs uniques, l'homme serait libre de décider du cours de son évolution - affranchi dans sa marche vers le progrès de toute contrainte sociale, écologique ou cosmique. Le contraire est vrai. L'évolution humaine ou progrès est la négation même de l'évolution, ou processus gaïen. Le terme anti-évolution lui serait plus approprié. Si l'évolution ou processus gaïen peut s'identifier au Chemin, en ce qu'elle contribue à maintenir l'ordre spécifique et donc la stabilité de l'écosphère, le progrès ou l'anti-évolution n'est autre que le faux Cheminpuisqu' il a pour conséquence de perturber l'ordre spécifique de l'écosphère et d'en réduire la stabilité. Pour le point de vue néo-darwinien, selon lequel l'évolution n'est qu'un processus aléatoire sans direction particulière et, donc, tout aussi capable de donner naissance à une écosphère climacique qu'à une technosphère industrielle, la notion même d'anti-évolution n' a aucun sens. Mais il n'en va pas de même si l'évolution est envisagée à la lumière d'une vision écologique du monde; elle est alors considérée comme un processus orienté vers un but: une plus grande stabilité de la hiérarchie de Gaïa. TI suffit alors de montrer que le développement ou progrès économique va dans le sens inverse - une instabilité écosphérique croissante - pour qu'on y voie à juste titre un processus antiévolutif ou le faux Chemin. 384
Ainsi, au fur et à mesure que les systèmes biologiques, écologiques et sociaux évoluent, ils deviennent de plus en plus complexes et diversifiés - quoique dans les écosystèmes la complexité et la diversité aient tendance à cesser de croître juste avant que le stade climacique soit atteint. L'augmentation de la complexité permet au système d'assurer son homéostasie dans ses conditions spécifiques, tandis que l'accroissement de la diversité l'aide à la conserver dans une gamme de conditions plus variées, et à affronter les défis qui sont moins probables d'après son expérience évolutive. L' évolution biologique a permis le développement de formes de vie - l'homme, notamment - et d' écosystèmes d'une immense complexité. Il a égaIement donné naissance à quelque 30 millions d'espèces végétales et animales, sans même parler de leurs innombrables variétés ou races. L'évolution sociale avait elle aussi mené à la formation d'une grande diversité de groupes sociaux et de communautés ethniques tout aussi complexes, chacun parfaitement adapté à son environnement particulier. On pense que dans la seule Californie vivaient 120 tribus différentes, et 700 en Nouvelle-Guinée. Avec le progrès, les forêts primaires sont détruites et remplacées par une série de systèmes de moins en moins complexes et variés: forêts secondaires, plantations de plantes exotiques à croissance rapide, pâturage et, pour finir, béton sous la pression de l'urbanisation. Les cultures d'une multitude de groupes ethniques sont détruites et leurs membres réduits à une masse informe d'individus déracinés - dont la plupart sont condamnés à vivre d'ici une ou deux décennies dans des bidonvilles, qui bientôt hébergeront la moitié de l'humanité. L'accroissement de la complexité et de la diversité d'un système naturel est étroitement lié à l'augmentation de la coopération entre ses parties constitutives. En effet, au cours de l'évolution, la compétition fait place à la coopération ou à ce que les écologistes appellent le mutualisme. Mais, lorsque le processus anti-évolutif se met en marche, que la complexité est considérablement réduite, le mutualisme disparaît au profit de la compétition. Il en va de même pour les sociétés humaines. La coopération, qui prévaut parmi les membres de la famille étendue et la société traditionnelle à laquelle ils appartiennent, contribue tellement à leur qualité de vie, à leur survie même, qu'elle constitue leur véritable «richesse sociale ». Avec le progrès, qui encourage la substitution de la compétition et de
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l'agressivité entre individus à la coopération, la richesse sociale ne tarde pas à disparaître. Ainsi perdue, elle ne peut être compensée par les services publics ni par la richesse matérielle, qui ne peut guère satisfaire que des besoins humains superficiels, et encore de façon fort précaire. Au cours de l'évolution, il se produit une diminution de l'aléatoire et une augmentation proportionnelle de l'ordre. Cet ordre est maintenu grâce au comportement homéotélique des parties vis-à-vis de l'ensemble. Ainsi, dans une société c1imacique, l'éducation est homéotélique vis-à-vis de la société, du monde naturel et du cosmos. TI en est de même de l'habitat, de"la technologie, des activités économiques et du gouvernement luimême. Aux efforts accomplis par les parties pour maintenir l'intégrité du tout, hors duquel leur existence n'a aucun sens, s'ajoute l'effort du tout pour préserver l'intégrité des parties, sans lesquelles il ne pourrait survivre. Les unités d'activité homéotélique sont les groupes sociaux naturels dans lesquels les êtres humains ont évolué: la famille, la communauté et la société. Lorsque ces unités se désagrègent sous l'impact du développement économique (ou progrès), elles laissent place aux institutions et aux entreprises, dont le comportement est de plus en plus aléatoire ou hétérotélique vis-à-vis du but, celui de maintenir l'ordre spécifique de la société et de la hiérarchie de Gaïa. L'éducation ne remplit plus cette fonction de socialisation des jeunes qui leur permettait de devenir des membres homéotéliques pour leur famille et leur communauté. L' habitat n'est plus conçu afin de refléter la structure de la société et celle du cosmos. La technologie et les activités économiques en général ne sont plus « enchâssées dans les relations sociales »; elles échappent rapidement à tout contrôle, et deviennent finalement les principaux agents de destruction sociale et écologique. La religion s'universalise, se détache du monde et ne sert plus à sacraliser ni la société ni la nature, qu'elles laissent sans défense, en proie à l'exploitation et à la destruction. Le gouvernement, au lieu de représenter une foncti9n communautaire normale, est assumé hiérarchiquement par l'Etat, préoccupé par ses intérêts à court terme, nécessairement en conflit à la fois avec ceux de la société qu 'il est censé gouverner et avec ceux du monde naturel. Avec la marche de l'évolution, les systèmes deviennent de plus en plus autosuffisants: Eugene Odum 10 fait remarquer comment 386
le perfectionnement de ses mécanismes de recyclage est pour un système une des stratégies essentielles pour accroître son autonomie. Au fur et à mesure qu'ils se développent, les écosystèmes élaborent des mécanismes de recyclage plus sophistiqués de la précieuse matière organique. C'est particulièrement vrai des forêts tropicales humides. Toute société vernaculaire tend elle aussi à recycler de mieux en mieux ses matériaux. C'est là un processus que le progrès, ou anti-évolution, inverse encore une fois. Au lieu de servir de matière première pour la suivante, les déchets produits à l'une des étapes sont simplement déversés au moindre coût dans l'environnement, sans tenir compte ni de la pollution ni de ]' épuisement à long terme des ressources que cela provoquera. Plus grave encore, des matières xénobiotiques, c'est-à-dire auxquelles la biosphère n'a jamais été confrontée, et qu'elle est par là même incapable de recycler homéotéliquement, sont répandues dans l'environnement en quantités toujours croissantes, sapant de plus en plus]' ordre spécifique de la hiérarchie de Gaïa. En évoluant, les sociétés apprennent à produire par elles-mêmes leurs ressources de base. Le commerce - qui rend dépendant de sources externes pour ]' approvisionnement et de marchés extérieurs pour la vente des produits - est donc limité aux biens d'importance secondaire. C'est pour elles la seule façon de s'isoler des changements extérieurs susceptibles de menacer leurs moyens d'existence. Là encore, avec le développement économique, ou progrès, ce processus évolutif s' inverse au point que la planète devient une vaste zone de libre-échange, dans laquelle tous les impératifs sociaux et écologiques, auxquels les activités économiques sont normalement subordonnées, doivent maintenant systématiquement se plier aux intérêts à court terme des firmes transnationales qui contrôlent le marché mondial- telle est la cause la plus fondamentale de la destruction sociale et écologique qui est en train de rendre rapidement notre planète inhabitable pour les formes de vie complexes. Au fil de l'évolution, les êtres vivants s'adaptent de mieux en mieux, biologiquement, socialement, cognitivement et psychologiquement à leurs environnements respectifs, de même que, pour l'essentiel, les sociétés et les écosystèmes sont de plus en plus adaptés aux leurs. Au contraire, lorsque le développement ou progrès économique se déclenche, les êtres vivants, comme les systèmes naturels, à tous les niveaux, subissent une perte d'adap387
tation. il en résulte une instabilité et un désordre croissants, dont les symptômes sont des discontinuités de toutes sortes: criminalité, délinquance, alcoolisme, drogue au niveau individuel; chaos au niveau de la société, qui est de moins en moins capable de se gouverner elle-même et sombre souvent dans la dictature; catastrophes écologiques, sécheresses, inondations, épidémies, au niveau de l' écosystème; problèmes globaux, comme les changements climatiques, la destruction de la couche d'ozone, etc., au niveau de l'écosphère elle-même. Margalef et Odum font tous deux une comparaison entre l'évolution et la succession écologique. Odum fait remarquer que les changements suscités par l' homme industriel inversent l'ordre de la succession. Margalef souligne que l'interférence de l'homme dans le fonctionnement des écosystèmes ne peut qu'aboutir à les faire régresser à un stade inférieur et plus instable de la succession - celui qu'Odum appelle le « dysclimax » (un climax perturbé) ou «sub-climax anthropogénique ». Voilà qui est difficilement conciliable avec l'idée émise par Tansley d' une supériorité du climax anthropogénique sur le climax naturel. Voilà qui est également incompatible avec la notion même de développement économique ou progrès, en tant que facteur d'amélioration du bien-être des hommes. Avec la généralisation du progrès, nous nous dirigeons droit vers un dysclimax écosphérique global dans lequel l'homme moderne aura effectivement réussi à inverser trois millions d'années d'évolution et à créer un monde appauvri et dégradé, de moins en moins capable d'héberger des formes de vie complexes, notamment l'homme lui-même. Medawar" admet que nos espoirs ne se sont pas réalisés: « Toutes les folies, toutes les énormités de l'Histoire qui nous répugnent rétrospectivement trouvent leur équivalent dans la vie contemporaine.» Cependant, une fois encore, cela ne suffit pas à invalider le principe du progrès. «II n'y a pas lieu, dit-il, de s'alarmer du fait que nous ne puissions encore envisager une solution définitive à nos problèmes; nous pouvons manifestement faire mieux. » De toute manière, <
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ne fait-elle que commencer, ou n'est-elle pas plutôt en train de toucher à sa fin? Y a-t-il quelque raison de supposer que « nous pouvons mieux faire» en continuant de mal interpréter les problèmes terrifiants qui nous assaillent en fonction du paradigme scientifique et de la vision du monde qu'il reflète si fidèlement? L'objet de ce livre est de montrer que la seule façon de mieux faire est de réinterpréter ces problèmes à la lumière d'une vision du monde radicalement différente - la vision écologique nécessairement inspirée de la conception chthonienne de nos lointains ancêtres, qui, contrairement à l' homme moderne, savaient vivre en harmonie avec la belle planète que nous avons eu la chance de recevoir en partage.
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Pour se maintenir sur le Chenùn, la société doit être capable de corriger toutes les déviations qui l'en écartent Face aux forces naturelles il n' y a, suivant les dispositions divines, qu ' une attitude possible: l' usage régulier, respectueux et prudent des forces naturelles. Tout abus contre nature de ces forces, toute profanation ontologique, réclame réparation. L'ordre doit être restauré. La ville souillée doit être purifiée. R. P. Placide TEMPELS L'homme s'est égaré dans le maquis de la chimie et de la technique et se verra contraint de rebrousser chemin, même si c'est pénible. TI lui faudra découvrir à quel moment il s'est fourvoyé et faire la paix avec la nature. Ce faisant, il pourra peut-être retrouver le rythme de la vie et l'amour des choses simples, ce qui lui sera source d'une joie toujours renouvelée. Richard ST BARBE-BAKER Grand-père, Regarde où nous sommes tombés. Nous savons que dans toute la création Seule la famille humaine S'est écartée du Chemin sacré. Nous savons que nous sommes ceux
Qui sont divisés Et nous sommes ceux qui doivent retourner en arrière Pour retrouver le Chemin sacré. Grand-père, Éternel, Enseigne-nous l'amour, la compassion et l'honneur Afin que nous puissions guérir la Terre Et nous guérir les uns les autres. Prière ogibway
L'évolution des systèmes naturels ne peut suivre son cours normal le long de leur constellation de chréodes que dans la 390
mesure où ceux-ci sont capables de faire face aux pressions internes ou externes susceptibles de les en écarter. Pour ce faire, illeur faut soit se protéger de ces agressions (stabilité par résistance), soit corriger les écarts par rapport à leur trajet normal ou Chemin (stabilité par résilience), ce qui implique une interprétation correcte des causes de ces divergences. Comme le fait remarquer Hughes " dans un monde qui n'était pas encore bouleversé, l'homme traditionnel avait compris que
En d'autres termes: Quand il s'emploie à guérir, le chaman n' intervient pas tant au niveau individuel qu 'à celui des structures supra-individuelles qui ont été désorganisées par l' individu. Pour être efficace, il lui faut appliquer son traitement aux parties perturbées de l' écosystème. On peut dire que le chaman tukano ne soigne pas le malade individuellement: sa tâche consiste à rétablir le bon fonctionnement de la société.
TI le fait en réaffmnant les règles 3 qui « empêcheront la chasse excessive, l'épuisement de certaines ressources végétales et un accroissement incontrôlé de la population ». D'évidence, le
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chaman est donc autre chose qu'un simple praticien de la médecine. Il est un «agent réellement efficace du contrôle et de la gestion des ressources » , car il est capable de réduire effectivement la fréquence et la gravité de maladies que jusqu'ici la médecine moderne n'a en aucune façon réussi à vaincre. Victor Turner' montre que, parmi les Ndembus d'Afrique de l'Est, le médecin envisage sa fonction à peu près de la même manière. Elle consiste moins à soigner un malade individuellement qu'à soulager les maux du corps social dans son ensemble. La maladie individuelle signifie avant tout que «quelque chose est corrompu" dans ce dernier. L'état du patient ne s'améliorera pas tant que les tensions et les agressions dans les relations internes du groupe n'auront pas été mises en lumière et soumises à un traitement rituel. La tâche du médecin est de drainer les courants d' affect liés à ces conflits et aux querelles sociales et interpersonnelles par lesquelles ils se manifestent - et de les canaliser dans une direction socialement positive. Les énergies conflictuelles brutes sont ainsi domestiquées au service de l'ordre social traditionnel.
La philosophie sous-jacente à cette approche et à ce traitement de la maladie est encore plus explicite dans le cas des devins qollahuayas de la communauté du Kaata des Andes boliviennes. ils voient dans leur communauté, une partie intégrante de l'Ayllu - représentation de leurs montagnes sous la forme d'un corps humain, avec ses communautés sur les hautes, basses et moyennes terres. D'après Joseph W. Bastien', la tête du Ayllu est la <
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métaphore corporelle fournit donc « un modèle systémique qui offre une analogie entre le corps humain, le corps social et celui formé par l'environnement ». Les maladies sont diagnostiquées comme «signes de désordre entre l' homme et sa terre, ou entre son Ayllu vertical et le Ayllu du Kaata ». La maladie est ensuite combattue «non pas en enfermant l'individu dans un hôpital éloigné de sa terre », mais en rassemblant les membres du groupe social dans des rites pour qu'ensemble ils nourrissent toutes les parties du Ayllu du Kaata. C'est là pour Bastien 6 l'approche caractéristique de la maladie de tous les peuples des Andes. Pour eux, celle-ci est un phénomène à la fois organique, culturel, écologique et social. ( ... ) Grâce à la métaphore corporelle, les devins non seulement examinent, mais relient ensemble les réseaux complexes des facteurs écologiques et de la structure sociale avec le mal physique. Ceci parvient souvent à empêcher le retour de la maladie, car ils prennent des mesures pour agir sur les causes sociales et écologiques qui la provoquent.
L' homme traditionnel parvient ainsi à diagnostiquer les maladies les plus diverses comme symptômes des déséquilibres écologiques et sociaux qui apparaissent lorsque le Chemin est délaissé et qu'une violation des lois du cosmos en perturbe l'ordre spécifique: l'équilibre ne peut être rétabli, qu'en corrigeant ces écarts et en retrouvant le Chemin. L'homme moderne aborde au contraire ces problèmes selon un schéma de relations de cause à effet, d'après lesquelles la maladie est perçue comme le résultat d'un événement ponctuel, par exemple l'action d'une bactérie, d'un virus ou autre pathogène - qui devra être éliminé, généralement en lui livrant une guerre chimique. Pour ce faire, nous construisons les usines pour fabriquer les produits chimiques en question, les magasins pour les vendre, les hôpitaux où les dispenser et les universités où former les ingénieurs chimistes, pharmaciens, médecins et autres spécialistes qui se chargeront de les produire, de les vendre et de les prescrire. Nous plaçons donc notre confiance dans le développement scientifique, technologique et industriel - ou progrès que notre société est programmée pour fournir. Cela peut éventuellement servir à soulager quelque malade; cela servira toujours les intérêts des industriels et de leurs alliés politiques; mais, cela n'agira en rien sur lafréquence des maladies. 393
Tous les autres problèmes encore plus angoissants qui nous assaillent aujourd'hui sont interprétés de manière semblable. On s'efforce de faire croire qu'ils peuvent être résolus grâce aux expédients inventés par la science, la technologie et l'industrie, rationalisés et légitimés par le scientisme moderniste. La pauvreté, par exemple, est envisagée essentiellement comme une carence de biens matériels, de moyens techniques et d'argent. Le développement économique semble de ce fait à même de résoudre le problème, puisqu'il permettrait de construire les usines nécessaires pour produire ces marchandises et créerait les emplois qui permettraient aux gens de gagner l'argent indispensable à leur acquisition. La Banque mondiale et d'autres banques multilatérales de développement (BMD) prétendent avec insistance que le but du développement économique destructeur qu'elles financent est l' éradication de la pauvreté. Ainsi, dans son allocution de 1987 au conseil des gouverneurs, le président de la Banque mondiale a déclaré que son intention ce jour-là était d'esquisser la stratégie de la Banque pour l'avancement vers une reprise de la croissance économique générale et le progrès dans la lutte contre la pauvreté.
Les organismes d'aide bilatérale s'ingénient à perpétuer le même mythe. «Le principal objectif» de l'Agence américaine pour le développement international (USAID), affirmait un ancien secrétaire d'État ' devant le comité sénatorial des Affaires étrangères de son pays, est «de répondre aux besoins des pauvres des pays en voie de développement » - affirmation difficilement conciliable avec le fait que quelque 75 % de l'aide bilatérale est liée à l'achat de biens manufacturés en provenance des États-Unis, et sert avant tout à subventionner les exportations américaines. Pour les gouvernements et les organisations internationales, la dégradation rapide de ce qui reste des terres agricoles de la planète est systématiquement imputable aux techniques agricoles traditionnelles. Ainsi, l'USAID attribue la cause de la détérioration accélérée des sols dans les régions arides à une mauvaise gestion, basée sur l'utilisation «d'une technologie et de pratiques agricoles traditionnelles» - techniques qui pourtant ont fait la preuve de leur viabilité pendant des millénaires. Brooke G. Schoepf' raconte le cas d'un chercheur envoyé au Zaïre pour le prograrurne « L'homme et la biosphère » (MAB), qui considérait 394
les paysans locaux comme « les ennemis de l'environnement». En revanche, pour lui, les grosses sociétés pratiquant une agriculture intensive dans les plantations qu'elles détiennent «contribuent largement au développement - ce sont des forces avec lesquelles il convient de s'allier et de s'entendre». Dans son discours devant l' Assemblée générale de l'ONU en 1989, Margaret Thatcher a imputé la dégradation des terres agricoles à ce qu 'elle appelle l'agriculture ' «de la terre brûlée », et préconisait d'« améliorer les méthodes - par une bonne culture qui, par le labour, restitue les éléments nutritifs au sol», vision passablement idyllique de l'agriculture moderne. La responsabilité de la malnutrition et de la famine se voit elle aussi attribuée aux pratiques agricoles archaïques et, notamment, à un recours insuffisant aux engrais. Un rapport fondé sur une étude menée pendant vingt ans, conjointement par l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture 10 (FAO) et d'autres organisations, stipule que la quantité de nourriture produite dans le monde est directement fonction de la masse d'engrais utilisés; sans même mentionner les rendements décroissants, consécutifs à leur application répétée, constatés partout où les méthodes de l'agriculture moderne ont été adoptées. Inutile de le dire, la FAO insiste aussi sur le fait que la malnutrition et la famine sont dues à la pauvreté. Les gens ont faim parce qu'ils n' ont pas de quoi acheter à manger. C'est pourquoi <de revenu des populations pauvres doit être augmenté, afin que leurs besoins fondamentaux puissent se traduire en demande effective ». La solution est donc une fois de plus le développement économique - même si, en dépit de la croissance sans précédent des années d'après-guerre, le nombre des victimes de la malnutrition et de la famine n'a jamais été aussi élevé. L'explosion démographique est également attribuée avant tout à la pauvreté. Les pauvres éprouvent un sentiment d' insécurité qui les pousse à faire davantage d' enfants, sources de revenu potentiel lorsqu'ils seront en âge de travailler. Autrement dit, la maîtrise de la croissance démographique passe par un développement économique rapide, qui leur fournira l'argent dont ils ont besoin pour garantir leur sécurité, et permettra ainsi la «transition démographique» telle qu'elle a déjà eu lieu dans le monde industriel. On ne mentionne pas le fait que dans les pays industrialisés cette transition ne s'est opérée que lorsque le revenu per capita y eut atteint un niveau bien plus élevé que celui auquel le 395
tiers monde ne pourra jamais accéder. On ne rappelle pas non plus qu'en détruisant les familles et les communautés, en ravageant leur environnement naturel et en les chassant de leurs terres pour venir grossir les bidonvilles, le développement économique est la première cause de l'insécurité. L' explosion démographique est aussi considérée comme la conséquence d'une insuffisance de planning familial - à tel point, estime la Banque mondiale, que pour parvenir à une diminution rapide de la fertilité dans les régions de l'Afrique sub-saharienne, les sommes consacrées au « planning familial » devront être multipliées par 20 d'ici la fm du siècle - approche du problème tout à fait satisfaisante pour les fabricants de pilules contraceptives, préservatifs et autres moyens anticonceptionnels. II en est ainsi pour tous les problèmes auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés, qu'il s'agisse de chômage, de criminalité et de délinquance, de drogue, d'alcoolisme, de pollution et d'épuisement des ressources naturelles, de déforestation ou du réchauffement de la planète. Chacun d'eux est interprété de manière à rationaliser les politiques déjà adoptées: celles qui contribuent le plus au développement économique et répondent donc le plus exactement aux exigences des fIrmes et des institutions qui ont la haute main sur notre société. En d'autres termes, au lieu de percevoir dans tous ces problèmes les conséquences inévitables du développement économique ou progrès - le processus antiévolutif qui nous écarte toujours davantage du Chemin - ils sont interprétés comme la preuve que le développement économique n'a pas été assez rapide ni assez poussé, que nous ne nous sommes, en fait, pas encore assez écartés du Chemin. Telle est l'essence même de cette gigantesque erreur d'interprétation - manifestation ultime de la désadaptation cognitive de l'homme moderne par rapport, au monde industrialisé qu'il a créé. Elle nous a entraînés dans un engrenage de destruction sociale et écologique de plus en plus dramatique, dont nous devons nous extraire sans plus tarder si l'humanité veut conserver un avenir sur cette planète.
66 La grande réinterprétation suppose l'adoption d'une conception écologique du monde Toute transformation sociale ( . .. ) s' est fondée sur de nouvelles bases métaphysiques et idéologiques; ou plutôt, sur des émotions et intuitions plus profondes, dont l' expression rationalisée prend la forme d ' une nouvelle représentation du cosmos et de la nature de l'homme. Lewis M UMFORD (1895-1990) La recherche d'une réalité communautaire prend la forme d'une opération de sauvetage massive. J'estime que c'est la grande aventure de notre temps, infiniment plus valable pour l'homme que la «conquête de l'espace». Elle représente le retour et le renouveau de l' ancienne gnose. Pour ceux qui répondent à l'appel, ce qui se passe dans le monde des sciences, malgré sa place encore considérable dans les politiques gouvernementales, perdra de plus en plus son sens existentiel. À leurs yeux, les scientifiques et leurs nombreux émules feront figure de clergé archaïque, à la liturgie professionnelle absurde, occupé à échanger ses connaissances, soi-disant à la disposition du public, dans le sanctuaire secret de leur église d'État. Théodore ROSZAK Cette génération sera soit la demière à vivre dans un monde avec un semblant de civilisation, soit elle sera la première à avoir la lucidité, la force et la grandeur nécessaires pour affirmer: <de ne participerai pas à la destruction de la vie, à la dévastation de la Terre. Je suis déterminé à vivre et œuvrer pour la construction paisible, car je suis moralement responsable du monde d'aujourd'hui et des générations de demain.» Richard ST BARBE-BAKER La réalité compte tout de même. James GOLDSMITH
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Toutes les preuves empiriques ou théoriques ne suffiront pas à convaincre les scientifiques orthodoxes et autres chantres du modernisme d'aucun des principes exposés dans ce livre. S'ils en arrivent un jour à être acceptés, ce ne sera pas parce qu'ils auront été «prouvés » au sens scientifique du terme, mais parce que le paradigme ou canon dominant de la connaissance aura suffisamment évolué pour qu'ils deviennent compatibles avec lui. En attendant, ces principes sont « prématurés », comme dit Gunther Stent " en ce sens que dans le cadre du paradigme actuel, «leurs implications ne peuvent être déduites par une démarche logique simple des "connaissances généralement acceptées" ou "canoniques" ». C'est de cette façon que le «concept individualiste d'association végétale» de Gleason fut rejeté à l'époque où l'écologie était encore une discipline holistique - pour être au contraire accepté dès qu 'elle s'aligna sur le paradigme scientifique. Inversement, aucune preuve empirique ou théorique de la non-validité d'une hypothèse ne peut induire les scientifiques à l'abandonner si elle participe de la sagesse conventionnelle du paradigme dominant ou des canons de la connaissance. En revanche, dès qu'elle perd son statut, statut transféré à un autre paradigme, l'hypothèse meurt tout simplement de sa belle mort. C'est ainsi que certaines qui avaient obtenu le label de <
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généralisé de paradigme, entraîne une profonde réorganisation du savoir qui forme notre vision du monde. Elle doit toucher jusqu'aux fondements métaphysiques, éthiques et esthétiques. Elle implique en réalité un changement proche de la conversion religieuse, ce qui, remarquent Kuhn, Polanyi et, plus récemment, Sheldrake, est aussi vrai d'un glissement de paradigme dans le contexte purement scientifique. Il importe de faire la distinction entre une vraie conversion religieuse et une conversion pour la form e. Trop souvent, la conversion religieuse est de nature superficielle; ce sont surtout les noms des dieux et des esprits qui changent et pas grand-chose d'autre. Une conversion véritable semble s'opérer dans des conditions tout à fait particulières, que le psychologue William Sargant' a comparé à celles qui conduisent à la dépression nerveuse ou permettent le lavage de cerveau des prisonniers de guerre pour les amener à confesser les crimes qu ' ils n'ont pas commis. Le traitement par électrochocs pratiqué dans les hôpitaux psychiatriques remplit apparemment une fonction similaire. Ceci explique pourquoi les conversions religieuses sont souvent précédées par des cérémonies physiquement et mentalement éprouvantes, l' absorption de drogues ou d'alcools et la mise en état de transe, comme dans les fameux rites dionysiaques. Tout cela crée un état mental qui, sur le plan fonctionnel, pourrait bien être analogue à la dépression nerveuse et dans lequel il devient possible d'inculquer à l'individu une nouvelle vision du monde. Il se pourrait que le même processus s'accomplisse - quoique de manière moins spectaculaire - dans le chaos créé par le développement économique, lorsqu'un modèle culturel traditionnel se révèle mal adapté, ce qui entraîne les gens à remettre en question, puis à rompre avec la conception du monde dont euxmêmes et leurs ancêtres étaient imprégnés depuis des siècles, voire des millénaires. Ils passent alors par une épreuve très pénible - en fait, pratiquement intolérable -, car le psychisme humain abhorre le vide culturel tout autant que le terrible désordre social que celui-ci engendre. L'effondrement du paganisme - à savoir la religion ou vision du monde traditionnelle de la société romaine des débuts - s'accompagna d'une situation de ce genre. Dans le chaos qui s'ensuivit, il y eut une quête éperdue pour remplacer cette religion par une nouvelle vision du monde, qui puisse au moins répondre aux besoins psychologiques des masses de plus en plus atomisées
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et aliénées des métropoles de l'Empire romain. Elles cherchèrent naturellement leur inspiration vers l'Orient, où des conditions de vie similaires existaient déjà depuis longtemps. Franz Cumont S montre comment les cultes importés d'Orient, ont alors proliféré au sein des masses romaines, en état de privation culturelle. Les dieux orientaux - Attis, Adonis, Mithra, Osiris et Isis notammentavaient leurs dévots, mais c' est la religion prêchée par saint Paul, celle de Jésus-Christ, qui l'emporta. Wallace tente d'expliquer le processus en question. Il pense que chaque personne «se forme une image mentale de la société et de sa culture, comme de son propre corps et de ses constantes de comportement, afin d'agir de façon à minimiser les tensions à tous les niveaux du système ». li appelle «grille» cette image ou modèle. Cependant, lorsqu'une personne soumise à des tensions constate de manière répétée «que son fil conducteur ne lui permet pas une action susceptible de réduire le niveau de tension, il doit choisir entre conserver sa grille et subir les tensions, ou bien le modifier pour tenter de les réduire ». Cela implique de «modifier l'ensemble de sa Gestalt, son image de lui-même, de la société et de la culture, de la nature et de son corps, et de ses modalités d'action» - c'est ainsi qu'une nouvelle culture émerge. On qualifie en général de millénaristes les cultures nées dans de pareilles conditions, parce qu'elles ont proliféré dans l'Europe au x' siècle, période de bouleversements socio-économiques qui provoquèrent de graves tensions sociales; leurs adeptes étaient convaincus que l'an 1000 présageait la fin du monde, à laquelle il fallait se préparer spirituellement. Ces mouvements sont également qualifiés de messianiques, parce qu'ils sont souvent guidés par un prophète qui se considère comme inspiré par Dieu - comme la réincarnation d'une grande figure religieuse ou, lorsque ces mouvements naissent chez les Juifs, le messie lui-même. Des mouvements de ce genre ont fleuri à travers le tiers monde, surtout au cours de la période coloniale. À Lagos, les cultes messianiques sont si nombreux que les messies en sont arrivés à fonder le premier syndicat de messies au monde. Wallace " qualifie ces mouvements de revitalistes et définit les «mouvements de revitalisation » comme un effort délibéré, organisé et conscient des membres d'une société pour bâtir une cu lture plus satisfaisante. Sur le plan culturel, la revitalisation est donc une forme spéciale de mutation: il faut que
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les individus impliqués dans un processus de revitalisation perçoivent leur culture, ou des secteurs importants de celle-ci, comme un système (à juste titre ou non); qu ' ils considèrent que ce système culturel n'est pas satisfaisant; et qu ' ils innovent non seulement sur des points particuliers, mais inventent un système culturel nouveau, en impliquant de nouveaux rapports et parfois de nouvelles caractéristiques.
Wallace 7 estime que le christianisme, comme l'islam et peutêtre le bouddhisme, sont nés de mouvements de revitalisation. Il semble en réalité que toutes les religions organisées soient des « vestiges» d'anciens mouvements de revitalisation, « qui survivent sous une forme institutionnalisée dans les cultures stabilisées ». L'incapacité de plus en plus patente de toutes les politiques fondées sur la conception moderniste du monde et ses paradigmes dérivés, scientifique et économique, à répondre aux besoins psychologiques les plus profonds, ou même à résoudre aucun des problèmes qui menacent notre survie sur cette planète, crée des conditions de plus en plus propices à l'émergence de mouvements revitalistes. Il y a de grandes chances que ces mouvements soient touchés par les idées écologiques, qui sont dans l'air du temps et dont la pertinence est chaque jour davantage apparente, même aux plus aveugles d'entre nous. Certains signes donnent à penser que ces mouvements pourraient prôner un retour à un mode de vie traditionnel. Ainsi, alors même que la montée du fondamentalisme dans les pays musulmans et en Inde apparaît comme une poussée très antipathique de chauvinisme, de fanatisme et d'intolérance, c'est aussi indéniablement une réaction contre l'impérialisme économique occidental et la dislocation des cultures et des traditions musulmanes et hindoues provoquée par le développement scientifique, technologique et industriel occidental. Il est aussi révélateur qu'une proportion importante des mouvements revitalistes qui ont surgi dans le tiers monde soient «nativistes» - c'est-à-dire qu'ils attribuent à juste titre la responsabilité des maux contre lesquels ils réagissent au mode de vie imposé par les colonisateurs, et prônent un retour à la voie ancestrale. Certes, bon nombre de ces mouvements se sont montrés violents et n'attirent guère la sympathie. Mais, considérés comme une menace pour l'ordre établi, ils sont souvent en butte à une répression, tout aussi antipathique et violente. Il y a cependant 401
des raisons d'espérer que les mouvements revitalistes à tendance écologique de l'avenir s'efforceront d'atteindre leur but par des moyens pacifiques, dans la vraie tradition gandhienne. L'Ecologie profonde, avec ses préoccupations éthiques et métaphysiques, pourrait devenir un mouvemept de ce genre. C'est peut-être le cas de Earth First, né aux Etats-Unis, dont les fondements religieux et métaphysiques ont été décrits récemment par Bron Taylor'. Nous ne pouvons nous permettre d'attendre de voir si ces mouvements sont appelés ou non à se développer en cultes revitalistes assez puissants pour transformer notre société. Nous devons œuvrer à cette transformation et créer les conditions dans lesquelles ils auront des chances de se développer. Souvenonsnous que la conception écologique du monde est d'abord celle de sociétés fondées sur la famille et la communauté, tandjs que la conception moderniste et industrielle est fondée sur l'Etat et les grosses entreprises. TI nous faut donc lutter pour affaiblir systém~tiquement les principales institutions du système industriel l'Etat, les fumes géantes et la science et la technologie qu'elles mettent à profit pour transformer la société et le monde naturel. Parallèlement, nous devons recréer autant que possible la famille et la communauté, et l'économie localisée et diversifiée qui lui fournissent sa base matérielle, desserrant ainsi l'emprise quasi universelle d'un système économique destructeur, qui est en tout cas sur le déclin et peut-être proche de l'effondrement. En multipliant les efforts dans cette direction, nous préparons du même coup le terreau dans lequel les idées écologiques pourront s'enraciner et prospérer. Puissent-elles inspirer ceux qui nous remettront sur le Chemin, et par là même régénérer et protéger ce qui reste encore de ce monde merveilleux dont nous avons le privilège d'hériter.
Annexe 1 La loi de l'entropie s'applique-t-eUe au monde réel? Il est un ensemble de lois physiques qui jouissent d' un statut privilégié. Ce sont les lois de la thermodynamique, en particulier la deuxième, que l'on appelle parfois loi de l'entropie. Le terme « entropie » a été forgé en 1868 par Rudolph Clausius (1822-1888), lequel avait constaté que, dans une enceinte close, les différences de température tendent à s'annuler: cette égalisation se poursuit jusqu'à l'uniformité calorique totale. Cette uniformité, que l'on peut voir comme un état d'équilibre, du point de vue thermodynamique du moins, il l'appela «entropie ». Le concept lui-même est cependant bien plus ancien. Sadi Carnot (l796-1832) l'a employé le premier en 1827. Essayant d' élucider le principe d'une machine à vapeur, il avait compris qu'il résidait dans la différence de température entre la partie chaude et la partie froide du système. C'est cette différence qui permet à la machine de <
l'applique aux communications, pour lesquelles elle fut conçue, mais qui n'a servi qu'à semer la confusion lorsqu'elle fut proclamée découverte scientifique capitale qui permettrait, entre autres, de mesurer la complexité ou l'organisation du monde vivant. Comment savoir si la loi de l'entropie s'applique aux systèmes naturels dans l'écosphère? La vie est apparue sur Terre il y a environ trois milliards d'années et depuis lors - ou plus précisément jusqu'à la période historique, il y a à peine dix mille ans a plutôt gagné en complexité, en diversité et en stabilité. Autrement dit, elle s'est comportée, sur une période pour le moins significative, d' une manière diamétralement opposée à celle qui aurait été la sienne si elle avait été régie par la loi de l'entropie. C'est d'ailleurs une source de grand embarras pour les chercheurs. «Comment est-il possible de comprendre la vie, s'interroge Brillouin', si l'univers entier est gouverné par le second principe de la thermodynamique, qui mène à la mort et à l'annihilation ?» En effet, ou bien nous sommes tous déments, rien de semblable à l'évolution n'ajamais eu lieu et l'écosphère avec ses myriades de formes de vie n'est qu'un mirage; ou bien la loi de l'entropie ne s' applique pas au comportement des êtres vivants - mais uniquement à celui de la vapeur dans la chaudière d'une locomotive et de l'air chaud en enceinte fermée. Parmi les philosophes de la biologie, certains des plus perspicaces, comme Koestler ', semblent l'avoir compris: La Seconde Loi ne s'applique qu'au cas particulier des «systèmes fermés » (par exemple, un gaz enfermé dans une enceinte parfaitement isolée). Mais, même dans le monde naturel, aucun système de ce genre n'existe, et personne ne peut savoir si l'univers entier en est un. Tous les organismes vivants sont au contraire des «systèmes ouverts », autrement dit, ils échangent constamment énergie et matière avec leur environnement. Au lieu de «s'arrêter» comme une horloge mécanique qui perd son énergie par frottement, l'organisme vivant « construit » sans cesse des substances plus complexes à partir de celles dont il se nourrit, des énergies plus complexes à partir des énergies qu ' il absorbe et des schémas d ' informations plus élaborés - perceptions, sentiments, pensées - à partir des données des organes récepteurs.
Brillouin J utilise le même argument. « Les principes de la thermodynamique ne s'appliquent qu'au système isolé, écrit-il, enfermés dans une enceinte à travers laquelle aucune chaleur ne 404
peut filtrer, aucun travail ne peut être accompli, aucune matière et aucun rayonnement ne peuvent être échangés.» L'univers, au contraire, n'est pas un système fermé. «II reçoit constamment de l'énergie et de l'entropie négative de l' extérieur - la chaleur rayonnant du Soleil, l'énergie gravitationnelle provenant du Soleil et de la Lune (qui provoque les marées), des rayons cosmiques d'origine inconnue, etc. » Ainsi <de fait de vivre dans un monde qui n'est pas fermé permet d'échapper à la sentence de "mort par réclnsion" », conclut Brillouin. Waddington met en doute l'application de la loi de l'entropie aux processus biosphériques. Il fait remarquer qu'en se développant, l'embryon gagne en complexité, et il ne peut donc croire qu' « aucun embryologiste sérieux ait jamais envisagé que la seconde loi de la thermodynamique puisse s'appliquer de manière directe à son objet d'étude, en dépit des affirmations des physiciens orthodoxes». Waddington' assure même que les physiciens les plus novateurs de son temps n'ont jamais vonlu faire de la loi de l'entropie un «dogme rigide en biologie ». Mais est-ce senlement parce que la Terre reçoit de l'énergie solaire, parce qu'elle est un système ouvert, que la loi de l'entropie ne s'applique pas? Il semble y avoir d' autres raisons. Après tout, d'autres corps célestes sont des systèmes ouverts, et tons sont bombardés d'énergie, mais cela ne leur a pas permis de développer la vie comme la Terre l'a fait. Rien d'étonnant au fond à ce que d'autres conditions soient nécessaires, car il est difficile d'imaginer que l'on puisse entièrement expliquer la formation de la biosphère simplement en termes d'énergie, comme le suppose la loi de l'entropie. C'est là un vieux mythe que l'on pourrait appeler le «réductionnisme énergétique ». Il semble avoir émergé comme tentative de contourner les problèmes liés à la compréhension de la matière. La théorie atomique de la matière était controversée. La thermodynamique était censée s'appuyer sur elle, mais Carnot montra qu 'elle en était indépendante et ne mettait en jeu que des changements énergétiques. Comme le souligne Stephen Mason ', ceci signifiait que « la thermodynamique pouvait se passer de modèle théorique quant à la nature de la matière; en fait, elle pouvait se déployer sans postuler d'existence objective de la matière ». D'où le développement de l'école «énergétique», courant qui enseignait que les phénomènes naturels peuvent s'expliquer par des transformations d'énergie. 405
Bien sûr, d'autres ont prétendu que tout est nombre, tandis que des réductionnistes « extrémistes» affirment que la seule réalité est l'atome. Or l'organisation des atomes est aussi réelle que les atomes eux-mêmes. Il n'y a aucune raison de croire qu'ils ont plus de réalité que les tables, chaises, scarabées ou dés qu'ils constituent. De tels réductionnismes ne se défendent qu'en limitant leur application à des objets inanimés fort simples, comme les gaz ou les boules de billard. Dès que l'on considère le comportement de forme s de vie complexes dans la nature, leur caractère illusoire apparaît. Comme le remarque Brillouin 6 : S'agissant de matière inerte, il suffit de connaître l'énergie et l'entropie. Pour les organismes vivants, il nous faut introduire la «valeur nutritive » des substances. Les calories contenues dans le charbon et celles contenues dans le blé et la viande n'ont pas la même fonction. La valeur nutritive doit eUe-même être clistinguée en fonction des catégories d'organismes vivants. La cellulose constitue un aliment pour certains animaux, mais pas pour d'autres. S'agissant de vitamines et d' hormones, on a affaire à de nouvelles propriétés qui ne peuvent s'exprimer en termes d'énergie ou d'entropie. Toutes ces données, encore assez vagues, semblent indiquer la nécessité d'une nouvelle idée directrice (ou principe ou loi) qui viendrait compléter la thermodynamique actuelle, pour pouvoir comprendre ces nouvelles classifications et relier de façon logique les propriétés typiques des êtres vivants.
Il est facile de montrer qu'un système naturel complexe privé de n' importe lequel de ses composants de base - énergie, information ou l'une des substances fondamentales de la vie - cessera de fonctionner correctement, se désintégrera progressivement et tendra vers un état de désordre, que les scientifiques orthodoxes appellent l'entropie. Il serait donc plus exact de parler d ' « entropie de l'énergie », ce qui nous permettrait de distinguer cette notion de 1' « entropie de l'information » et de 1' « entropie de la matière». Nous disposerions alors d ' un ensemble de lois de l'entropie, chacune énonçant que, en l'absence d'un des constituants essentiels de la vie, la tendance sera à l'entropie «générale ». Une telle loi est implicite dans la théorie de l'information de Shannon et Weaver. Georgescu-Roegen en a formulé une relative à la matière: la « quatrième loi de la thermodynamique ». Nous pouvons, en fait, aller plus loin encore et subdiviser l'entropie de la matière en entropie du carbone, entropie du phosphore, 406
entropie de l'eau, etc., conférant une sorte d'énergie à chacun des ingrédients essentiels des êtres vivants. Tous ces concepts seraient aussi valables que celui de l'entropie de l'énergie, dont on fait si grand cas, mais cesseraient d'être opératoires lorsque les autres conditions favorables à l'évolution de la biosphère seraient réunies, car les systèmes seraient alors capables, soit de synthétiser leurs propres constituants, soit de les puiser ailleurs en quantités suffisantes. La disponibilité de tous ces constituants conduit à un phénomène très étrange et semble-t-il unique. Ils tendent à s'organiser, non pas de façon aléatoire, comme le suggèrent Lotka, Volterra, May, Prigogine et tant d'autres, mais de manière extrêmement orientée. En outre, lorsque augmente la complexité des systèmes naturels, des seuils, appelés niveaux d'organisation, sont franchis. Dès que l'un est atteint, de nouveaux modes de comportement, aux caractéristiques nouvelles, émergent. Aux niveaux d'organisation les plus complexes, le comportement montre les traits que nous associons à la vie. Il est régi par un ensemble de lois totalement ignorées du physicien ou du chimiste, qui tirent leurs connaissances de l'étude des niveaux d'organisation inférieurs. Le fait que les êtres vivants soient capables de vaincre bon nombre de contraintes auxquelles le comportement de la matière inerte est soumis établit la thèse exposée dans cette annexe. «Considérez un organisme vivant », écrit Brillouin 7, ses propriétés particulières lui permettent de résister à la destruction, de cicatriser ses blessures et de guérir de maladies occasionnelles. C'est là un comportement très singulier. Rien de semblable ne s'observe dans la matière inerte. S'agit-il d'une exception au second principe? À première vue, cela semblerait être le cas, et nous devons nous préparer à admettre l'existence d'un «principe vital », susceptible de lui faire entorse. Quand la vie s'arrête et que survient la mort, le «principe vital » n'opère plus et le second principe retrouve son plein pouvoir, avec la désintégration de la structure vivante qu'il implique. Il n'y a plus de guérison, de résistance à la maladie; la destruction de l'organisme antérieur se poursuit sans entrave et parvient vite à son terme. On en arrive donc à se demander: la vie est-elle compatible avec le second principe? Les organismes vivants n'auraient-ils pas le pouvoir d'empêcher l'action du second principe?
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La conception selon laquelle les êtres vivants possèdent une propriété qui les distingue de la matière inanimée est appelée «vitalisme ». Cette propriété était jadis considérée comme surnaturelle - c'était le cas de l'entéléchie d'Aristote et de l'élan vital de Bergson. Le vitalisme s'est condamné: il impliquait l'impossibilité de comprendre le monde en termes de physique pure! Les physiciens - soucieux de conserver à leur discipline sa position dominante au sein de la science et de la connaissance en général- ne pouvaient évidemment l'accepter. En réalité, il n'est pas besoin de faire appel au vitalisme pour montrer que la deuxième loi ne permet en rien de comprendre le monde réel. Grâce à leur mode d'organisation, les êtres vivants sont capables de se procurer l'énergie nécessaire pour conserver leur stabilité - les plantes vertes par la photosynthèse, et les animaux en consommant ces dernières. Un physicien rétorquera peut-être que l'énergie solaire s'est dissipée. Nous lui répondrons: «Et alors?» L'étude de l'écosphère nous apprend que la dissipation est indispensable pour alimenter la formation des êtres vivants et améliorer leur stabilité et celle de l'écosphère. Les arguments de Georgescu-Roegen en faveur de la quatrième loi sont a priori plus solides que ceux qu'il donne à l'appui de la seconde. En effet, si le monde est bien un système ouvert du point de vue de l'énergie, il est relati vement fermé du point de vue de la matière. Mais là encore, les êtres vivants sont capables de vaincre cette contrainte en développant des stratégies pour recycler les matériaux dont ils ont besoin. Les déchets produits par certains processus biosphériques servent de matière première aux suivants. La question que nous devons nous poser est: pourquoi les scientifiques s'acharnent-ils à nier les preuves théoriques et empiriques de l'impossibilité d'appliquer la loi de l'entropie aux êtres vivants? Pour comprendre cet entêtement, interrogeonsnous sur ce qu'était la conception du monde ou le paradigme des sciences physiques au milieu et dans la seconde moitié du XIX" siècle. Elle considérait le monde comme une énorme machine, dont les parties constitutives se comportaient essentiellement comme des planètes ou des boules de billard. C'était précisément la conception qui permettait de rationaliser le courant vers le matérialisme, l'individualisme, l'utilitarisme et l'économisme valeurs cardinales de l'époque industrielle. La science était alors assimilée à la physique, comme c'est d'ailleurs le cas aujourd'hui, toutes les autres sciences étant considérées inférieures, et 408
l'étant encore. C'est si vrai que leurs praticiens sont souvent soucieux de redorer leur blason en imitant servilement la méthodologie des sciences physiques. Pour que la physique soit la science par excellence, le comportement des objets inanimés - du genre boules de billard - doit fournir le modèle à tous les êtres vivants. Mais il y avait dans le paradigme néo-darwinien deux obstacles qui rendaient l'entreprise impossible. Le premier et le plus important est que le temps newtonien était réversible. Comme les boules de billard, il pouvait fort bien aller d'avant en arrière, tandis que dans la réalité, le temps est irréversible: on ne peut faire abstraction de l'expérience ni restaurer le passé. Or Brillouin ' nous dit: L'un des caractères essentiels du temps est son irréversibilité. Le temps s'écoule sans cesse et ne revient jamais en arrière. Face à cette évidence, la physique est troublée. Dans leurs formes les plus élémentaires, les lois de la physique sont réversibles.
Le paradigme newtonien n'expliquait pas davantage la direction du temps. Newton avait formulé les lois du mouvement des corps mais ne nous disait pas que ce mouvement s'opère dans une certaine direction. Voilà une fois de plus qui ne correspondait pas au comportement des êtres vivants. La loi de l'entropie a résolu la question. L'énergie ne pouvant que se dégrader, le temps de cette dégradation devait être irréversible. Brillouin 9 l'a remarqué: «C'est une étrange coïncidence que la vie et la seconde loi représentent les deux grands exemples de l'impossibilité du mouvement rétrograde du temps.» C'est exactement ce que recherchaient les physiciens: la preuve, à leurs yeux irréfutable, que la loi de l'entropie gouvernait le comportement des êtres vivants. Le fait que, comme dans les processus vivants, l'énergie ne se déplace pas au hasard mais dans un sens déterminé venait encore étayer ce point de vue. La formulation par Ludwig Boltzmann (1844-1906) de la loi de l'entropie comme loi statistique renforçait encore la thèse, puisque le comportement des êtres vivants était censé obéir à la statistique. Il est vrai que le nombre de processus dont on peut démontrer statistiquement l'irréversibilité est illimité. Même le jeu de l'oie entre dans cette catégorie. Qui songerait cependant à prétendre que ce jeu passionnant de notre enfance est un modèle 409
fidèle des processus du vivant? Pourquoi le comportement d'un gaz dans une enceinte fermée en serait un meilleur reste obscur; en revanche, l' enjeu de la démonstration pour nos aristoscientifiques est tout à fait clair. S'ils montrent tant d'empressement à défendre la loi de l'entropie, c' est aussi parce qu'elle est facilement quantifiable. Considération décisive, car c'est un dogme de l'aristoscience que seule une proposition quantifiable accède à la dignité scientifique. La «méthode statistique» est bien sûr tout à fait indiquée. En effet, si l'on voit dans la loi de l'entropie une loi statistique, l'évolution de l'écosphère au cours des trois derniers milliards d'années, loin de constituer une violation flagrante de cette loi peut être interprétée comme une simple exception, qui ne l'invalide nullement. Georgescu-Roegen 10 est conscient de tout ce que la solution de compromis proposée par Boltzmann ad' insatisfaisant. «En vertu de cette discipline nouvelle », écrit-il, un tas de cendres peut très bien réussir à chauffer une chaudière. Et un cadavre ressusciter et mener une seconde vie s'écoulant dans un ordre inverse de la première. On concède cependant que la probabilité de tels événements est fantastiquement faible.
En d'autres termes, la seconde loi, dès lors qu'on la considère comme une loi statistique, ne nous dit rien du monde réel, qui demeure un événement aléatoire. Elle ne permet pas non plus de comprendre les lois biologiques, sociales et écologiques de l'évolution. Celles-ci sont si improbables du point de vue statistique qu'elles ne méritent pas d'être prises en compte. Le fait que les lois de la thermodynamique soient inconciliables avec elles n'a plus aucune espèce d'importance. Un autre artifice destiné à maintenir la loi de l'entropie face à toutes les preuves contraires consiste à postuler que, si la Terre est un système ouvert, l'univers dans son ensemble est un système fermé. Autrement dit, la vie sur Terre ne peut se développer qu'au prix d 'une augmentation de l'entropie de l'univers. La faiblesse de cet argument est que rien ne permet de supposer que l'univers soit un système fermé. Mark Braham I l fait ressortir qu'un système complètement fermé est «une construction théorique », que « nous n'avons aucun moyen de déterminer si l'univers est fermé ou non ». Mais postuler qu'il est un système ouvert soulève un certain nombre de problèmes épineux. Cela
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signifierait, par exemple, qu'il échange de l'énergie avec un certain environnement dont nous ne savons rien; si celui-ci existe, il doit donc faire partie d'un autre uni vers, un « super-univers », dont le nôtre n' est qu'un sous-système. « Quelles sont alors les limites de cet autre univers ou de ce super-univers, et ainsi de suite ?» demande Braham ". Comme il nous est impossible de répondre à ces questions, il est bien venu de postuler que l'univers est clos. Mais à quoi cela nous avancet-il? Comme le souligne Braham ", Supposer cette fermeture revient à admettre l'existence d' une frontière. Or, par définition , une frontière sépare deux territoires; il doit donc y avoir quelque chose de 1' «autre côté ». Pour que nos spéculations relatives à cette frontière aient un sens, nous avons besoin d'information concernant 1'« autre côté », ce qui suppose manifestement une fuite à travers la paroi du système, en d'autres termes, son absence de fermeture.
Même si nous pouvions contourner cette objection et accepter l'idée que le système est fermé et que, un jour, l'énergie du Soleil sera entièrement dissipée, quelle est la portée pratique de cette considération? Pas un seul des terribles problèmes auxquels nous sommes confrontés (ni le réchauffement planétaire, ni le trou de la couche d'ozone, ni l'explosion démographique, ni la pollution chimique des nappes phréatiques, des cours d'eau, des mers et des estuaires) n 'est imputable à une quelconque diminution de l'énergie générée par le soleil. Se focaliser sur la possibilité qu ' une telle diminution survienne un jour ne sert qu 'à distraire notre attention des problèmes bien réels, vers un long terme spéculatif (puisque personne ne suggère que le Soleil devrait cesser de briller avant plusieurs millions d'années). C'est détourner une énergie et un temps précieux des problèmes à résoudre, et les mobiliser sur un autre auquel nous ne pouvons rien, puisque même les technomaniaques les plus fanatiques n'ont pas encore proposé de chercher à remplacer le Soleil .. .
Annexe 2 Qu'est-ce que l'information? Dans le contexte scientifique, le tenne « information » renvoie à la théorie de l'information de Claude Shannon et Warren Weaver, conçue en 1948. D'autres théories en ont depuis été proposées, mais ce ne sont que des variantes, qui ne semblent pas acceptées par les scientifiques. Rogers Everett et Lawrence Kincaid 1 les ont répertoriées. Lorsqu'ils ont mis au point leur théorie, Shannon et Weaver travaillaient tous deux pour la Bell Téléphone Company. Leur préoccupation première était de maximiser la quantité d' <
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permettent - que l'on dispose de la plus grande liberté de choix, et que l'on est contraint au minimum à choisir certaines options qui seraient plus probables que d' autres.
En revanche, «une situation hautement organisée n'est pas caractérisée par un degré de probabilité ou de choix élevé ». Dans ces conditions, « l'information (ou l'entropie) est faible ». Pour Shannon et Weaver ' , les contraintes susceptibles de réduire cette liberté de choix (et donc l'information contenue dans le message) sont d'ordre linguistique. Chaque langue possède sa structure ou organisation propre, en fonction de laquelle la probabilité d'apparition de certains mots à la suite d'autres mots est plus ou moins grande. Ainsi, « après les deux mots "au cas", la probabilité de "où" est passablement élevée. Celle d' ''éléphant'' est extrêmement faible ». Ces contraintes linguistiques réduisent l'information contenue dans le message, en obligeant son émetteur à y inclure certains signes, non parce qu ' il le désire, mais parce que la structure de la langue du message le lui impose. Ces signes sont jugés redondants, et chaque langue aurait une redondance inhérente quantifiable, celle de l'anglais étant de l'ordre de 50 %. On peut donc dire que, plus grande est l'organisation, et donc plus faible l'entropie, plus fortes seront les contraintes, plus élevée la redondance et faible la quantité d'information communiquée. La quantité d'information contenue dans un message se calcule au moyen du logarithme (à base 2) du nombre de choix possibles. Le résultat est formulé en nombre de « bits ». (Le terme «bit » a été proposé par John W. Tukey, pour abréger « binary digit », chiffre binaire.) Lorsque les nombres sont exprimés dans un système binaire, on utilise seulement les deux chiffres zéro et un. Ceux-ci peuvent être pris au sens symbolique pour désigner tout couple d'options. On dit qu ' une situation dans laquelle il n'existe que deux options possibles comporte un bit d'i nformation. Plus le nombre de choix non contraignants est important, plus grande est la quantité d'information. S'il existe seize options possibles parmi lesquelles on est également libre de choisir, il y a quatre « bits» d'informations. Plus la liberté dont jouit l'émetteur dans le choix des signes ou messages à envoyer est grande, moins il est probable qu'un signe ou message donné soit émis. Je prendrai un exemple (en supposant que l' <
conçoivent tient compte de la signification). Un message disant qu'un cheval nommé Crocodile vert pourrait gagner une course dans laquelle sont engagés seize concurrents de pedigree et performances inconnus (avec tous en théorie les mêmes chances de gagner) comporte quatre bits. Si nous savons quelque chose de l'origine et des performances antérieures des chevaux, et pouvons établir un classement parmi eux sur ces bases, l'information communiquée en sera d'autant réduite. Si l'un des chevaux recueillait la moitié des mises parce que les estimations lui donnent une chance sur deux de gagner, un message nous informant qu'il va emporter la course nous communiquerait une information encore plus réduite, en fait un seul « bit » - la même quantité qui serait véhiculée s'il s'agissait de dire que Crocodile vert n'a qu'un concurrent au lieu de seize. C'est manifestement là une manière très judicieuse de calculer la valeur de l'information du point de vue des télécommunications. Plus un message comporte de «bits », plus l'information qu'il véhicule a de valeur. C'est le cas pour l'exemple cité, aussi bien pour le bookmaker que pour le parieur. Mais en dehors des télécommunications, cette notion d'information a peu de valeur, car Shannon et Weaver ne se préoccupent pas de la probabilité qu'une affirmation soit vraie ou fausse. Voilà qui regarde l'épistémologue, non l'ingénieur en télécommunication. Ce dernier ne s'interroge même pas sur la plausibilité de telle ou telle affirmation, ni même d'un mot particulier, mais uniquement sur la probabilité de l'émission de signes sans se soucier de savoir si ces signes forment des mots intelligibles, et ces mots eux-mêmes des phrases qui aient un sens. C'est dire que pour lui, l'information contenue dans un message ne tient pas compte de sa signification. «Il ne faut pas confondre information et signification 3 », nous disent Shannon et Weaver, et « les aspects sémantiques de la communication sont indifférents pour l'aspect technique ». Autrement dit, comme ils l'admettent eux-mêmes, ils emploient le mot «information» dans un sens très différent du langage courant. Un des points essentiels de la théorie de Shannon et Weaver est que, pendant l'émission du message, l'information qu'il contient se réduit. Car au fur et à mesure qu'un message est transmis, signe par signe, le long d'un canal, la probabilité ou l'improbabilité de certains signes devient plus facile à calculer. L'organisation linguistique est censée augmenter - de même que la «redondance», ce qui signifie que 1'«entropie» et 1' « information » 414
en sont d'autant réduites. L'information contenue dans un message diminue par ailleurs lors de sa transmission pour la raison suivante: les canaux de communication sont soumis au « bruit» ou «hasard ». Le bruit a bien entendu pour effet d'augmenter l'incertitude et l'improbabilité. On pourrait penser qu'il augmenterait par là même l'information plutôt que la réduire. Mais Shannon et Weaver ' distinguent entre l'incertitude provoquée par le bruit, jugée indésirable, et celle qu'ils assimilent à la <
Comme il le souligne aussi lui-même, ces situations sont «banales ». Nous pouvons ajouter qu'elles ne se présentent normalement pas dans le monde réel. 415
De toute façon, l'idée d'une source d'informati on passive (qu'elle mette de l'ordre ou du désordre) à partir de laquelle un agent extérieur choisit des messages ne correspond à rien de réel dans le monde vivant. Les systèmes naturels qui composent la biosphère sont dynamiques et non statiques, actifs et non passifs; auto-régulés et non gouvernés de l'extérieur (hétérarchiquement) par quelque agent externe, comme notre ingénieur en communication. La source d' information et l'émetteur du message sont dans le monde vivant partie intégrante d'un même système auto-régulé. Si toutefois nous intégrons l'émetteur de messages de Shannon et Weaver et la source d'information dans le même système, celui-ci cessera de déployer de l'entropie - car l'un des caractères essentiels de l'entropie est l'aléatoire, donc l'absence de but, alors que l'émetteur de messages agit de façon intentionnelle, puisqu'il choisit, nous dit-on, d'émettre les messages les moins répétitifs et les plus riches en information. En outre, pour que le système atteigne son but, l'information doit être organisée de la manière la plus propice à cette réalisation. Notre connaissance empirique de l'organisation de ces schémas d'information ou cybernismes (cerveau, gène, génome, pool génétique, etc.) dans le tylonde vivant ne fait que confirmer cette affirmation. A ceci s'ajoute le fait que l'improbabilité dont parlent Shannon et Weaver n'est pas un concept opératoire pour la compréhension du fonctionnement de l'écosphère. U s'agit pour eux d'une improbabilité par rapport à la loi de l'entropie, qui, nous le savons, ne s'applique pas aux êtres vivants - ou d'une improbabilité par rapport au calcul de probabilités, qu'ils s'imaginent par erreur être la même chose. Dans le monde vivant, l'improbabilité, si tant est qu'on puisse employer ce concept, signifie l'improbabilité par rapport au modèle, ou au type de rapport avec l'environnement. Elle reflète l'expérience de l'être et de son groupe culturel (dans le cas d'un humain) et de son espèce dans un but précis: celui d'assurer la stabilité du système en relation avec son environnement - donc sa survie. C'est ainsi qu'en évoluant les êtres vivants développent la capacité de discerner une gamme de plus en plus étendue de situations environnementales, de les interpréter et d'y réagir de manière adaptative. Un organisme très simple comme la plante carnivore Dyonea, qui a tant fasciné Darwin, n'a le choix qu'entre deux actions lorsqu'un corps étranger atterrit dans son piège: le refermer ou non, et il le fait avec un pouvoir de discrimination 416
minimal, incapable qU,'il est de distinguer un insecte comestible d'un grain de sable. A l'autre extrémité de l'échelle, l'animal humain, capable de traiter un grand nombre de signaux différents et de les interpréter convenablement, dispose d'un répertoire exceptionnel de réponses adaptées. Dans le langage de Shannon et de Weaver, l'animal humain est en mesure de traiter les messages à haut degré d'improbabilité, et donc de grande valeur informative - comportant des milliers de bits d' information - tandis que le Dyonea peut tout juste traiter un seul bit à la fois. L'aisance avec laquelle un être vivant traite les messages est apparemment fonction de leur importance, ou pertinence, pour son schéma de comportement, et de la probabilité, d'après son expérience et celle de l'espèce, d'un tel message. Autrement dit, l'information dans le cerveau et le système nerveux n'est pas ordonnée au hasard et ne manifeste pas d'entropie. Bien au contraire, elle est extrêmement organisée, comme toute l'information utilisée par les systèmes naturels de l'écosphère (l'information génétique est un exemple évident). Si l'information s'organise, au moins en partie, en fonction de la probabilité de sa nécessité, les systèmes qui vivent dans un environnement protégé, où seuls surviennent des événements probables, ne seront appelés à s'adapter qu'à une gamme de situations environnementales limitée. En revanche, ceux qui vivent dans un milieu moins bien protégé, dans lequel surviennent des événements improbables, devront réagir adaptativement à un éventail plus large de situations environnementales - et donc utiliser une information présentant une diversité ou redondance organisée supérieure. Shannon et Weaver considèrent à juste titre qu'une certaine redondance est utile pour neutraliser les effets de bruit. Mais ils la jugent indésirable puisqu' elle réduit le contenu du message en restreignant la liberté de choix de l'émetteur, donc la variété des messages qu'il envoie. Or en fait, on l'a vu, dans le monde vivant, la redondance organisée, la diversité, a une valeur très positive. Loin de réduire le contenu d'information d'un message, elle l'augmente en permettant un aspect essentiel du comportement: l'adaptation à des événements improbables. L'extension du concept d'information de Shannon et Weaver au monde vivant mérite un reproche plus grave encore: comme nous l'avons vu, l'information est bien autre chose que de l'improbabilité. C'est aussi le point de vue de Donald Mackay ' : 417
Ériger l'improbabilité en définition de l'information, comme le font certains théoriciens, relève de l'obscurantisme le plus déplorable. L'imprévu est une qualité ou un attribut mesurable de l'information - il n'en est pas la définition.
Dans le monde du vivant, un message n'est pas émis parce qu'il est improbable, ni non plus d'ailleurs parce qu'il est probable. Il l'est parce qu'il possède une importance pour l'émetteur et le récepteur. Pour Shannon et Weaver, le problème n'est pas de savoir si le récepteur tient à recevoir un message, et moins encore s'il est capable de le comprendre ou susceptible d'y croire. Cette attitude est peut-être justifiée dans le monde des télécommunications, mais non dans celui du vivant, où il s'agit de considérations capitales. Comme le souligne Waddington', l'information du vivant consiste en grande partie en instructions (programmes ou « algorithmes ») . Ainsi, les gènes se combinent pour fournir les instructions nécessaires à la synthèse des protéines; le patrimoine génétique contient les instructions pour le renouvellement d'une population viable; le système nerveux central fournit les instructions pour le bon fonctionnement métabolique de l'organisme et ses rapports adaptatifs quotidiens avec l'environnement. Une culture transmet des instructions pour la structure de comportement adaptatif d'une société. Seuls les systèmes que leur évolution et leur éducation ont disposés à recevoir, comprendre et accepter ces instructions les respectent. Ce principe doit s'appliquer à la transmission des instructions, et donc de l'information, dans tous les processus du vivant. Le récepteur du message doit par ailleurs être capable d'exploiter l'information de manière adaptée (voir Chapitre 44). Les pleurs d'un bébé en détresse sont un message précieux pour sa mère. Non seulement elle est disposée à les entendre et les comprendre, mais elle y répondra de façon adéquate. La qualité qui détermine si un message sera détecté et compris par un système naturel est sa pertinence pour le comportement du système. Puisque l'information dans les systèmes naturels est organisée hiérarchiquement - du général au particulier - l' importance d'un message sera fonction de sa pertinence par rapport à l'information la plus générale contenue dans un schéma d'information ou cybernisme. Cette importance reflète la pertinence du message lors des phases essentielles de la stratégie du système. 418
Au fur et à mesure qu'ils évoluent, les systèmes naturels deviennent capables d'interpréter les messages moins importants. Ceci leur permet d'adopter des schémas de comportement plus subtils et de s'adapter ainsi plus précisément à leur milieu spécifique. La détection des messages essentiels reste cependant au cœur de leurs préoccupations. Enfin, la théorie de Shannon et Weaver est inapplicable au monde vivant parce qu'elle considère que la quantité d'information contenue dans un message diminue au cours de son émission (en raison de l'accumulation des contraintes linguistiques et du bruit). C'est l'inverse qui est vrai dans le monde du vivant: l'information contenue dans un message ne peut que s'accroître. Waddington ' l'a souligné, le lapin adulte qui folâtre à travers champs contient sans conteste une « quantité ou diversité» d'information plus importante qu'un ovule de lapin à peine fécondé. Comment expliquer cela «à partir d'une théorie de l'information dont l'un des postulats de base est que l'information ne peut s'accumuler»? demande-t-il. Le fait que le contenu d'information d'un système naturel augmente avec sa complexité est évident pour un certain nombre de chercheurs, qui ne s'en obstinent pas moins à mesurer la complexité d'un système en termes de quantité d'informations, selon la méthode de Shannon et Weaver. Ainsi, S. M. Dancoff et H. Quastler lO postulent que plus le nombre de composants d'un système est important, plus sa complexité est grande, plus grande sera la quantité d'information qu'il contient, puisque l'improbabilité de construire un tel système de façon aléatoire sera d'autant plus élevée. Malheureusement, ce que mesurent Dancoff et Quastler n'a rien à voir avec la complexité que l'on rencontre dans la biosphère. Celle-ci n'est pas mesurable en additionnant ses parties constitutives, car ses caractères essentiels proviennent avant tout de lafaçon dont ceux-ci sont agencés (voir Chapitre 52). Pour Shannon et Weaver au contraire, l'organisation et les contraintes, qui y sont associées réduisent l'information au lieu de l'augmenter. Ainsi, sauf à associer un accroissement de la complexité à une diminution de l'information et à considérer que le nématode Ascaris contient plus d'information que l'homme, Dancoff et Quastler sont contraints de laisser de côté ce composant essentiel de la complexité qu'est]' organisation. Du reste Dancoff et Quastler" admettent eux-mêmes que leurs 419
travaux n'aboutissent qu'à «des approximations grossières et de vagues hypothèses », et que leurs estimations sont « extrêmement primiti ves ». Ils trouvent cela néanmoins « préférable à l'absence totale d' estimations» . Ce n' est pas mon avis. Les calculs mathématiques basés sur des prémisses erronées et fai sant appel à des concepts inadéquats, par l'impression de grande exactitude scientifique qu'ils véhiculent, ne peuvent que servir à égarer le public et occulter les vraies questions. Je me suis efforcé de montrer qu'aucune raison théorique ni empirique ne permet de justifier le recours au concept d' information, tel qu'on l'emploie dans les communications, pour expliquer le comportement des êtres vivants. Il n'y a là rien de surprenant. Il n'a pas été forgé à cette fin, pas plus d'ailleurs que le concept d' entropie. C'est aussi le point de vue de Waddington. La théorie de l'information, souligne-t-il'2, « a été développée pour un type de processus particulier et ses limites rendent extrêmement difficile, voire impossible, son utilisation dans bon nombre de contextes biologiques auxquels on a été tenté de l'appliquer». Margalef 13 émet un jugement similaire: «La théorie de l'information fondée sur des considérations d'ordre statistique se préoccupe du nombre de données transmises, en ignorant cependant les facteurs humains impliqués. » Et Brillouin, nous l'avons vu, critique lui aussi l'application de cette théorie aux êtres vivants. Pourtant, en dépit de ces critiques, et à l'exception d'Apter, ces auteurs continuent d'en légitimer explicitement l'utilisation dans le domaine du vivant. Waddington affirme ainsi qu'elle permet d'« exprimer clairement» le concept. Je pense qu'il voulait en réalité dire « quantifier». Mais que gagnons-nous à quantifier un concept qui ne correspond à rien dans le monde vivant auquel il est censé s'appliquer? Cela ne sert qu'à donner une exactitude feinte à ce qui n'est guère que fiction. L'argument de Rapoport '., en faveur de l'extension de la théorie de Shannon et de Weaver, est que pour « s'évader» de « sa patrie d'origine peuplée de largeurs de bandes et de modulations », elle doit réussir ses premiers pas, «ce qui d'ordinaire veut dire commencer modestement ». Mais pourquoi ne pas laisser le concept d'information dans « sa patrie d' origine peuplée de largeurs de bandes et de modulations » ? Quelles preuves fournissent Rappaport et les autres pour justifier de son application à d'autres domaines que celui auquel il était destiné? Aucune, il faut l'avouer.
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L'extension de la théorie sert en revanche bel et bien le mythe selon lequel le comportement serait mécanique, passif, atomisé et aléatoire, puisque la théorie attribue précisément ces caractères à l'information qui permet le comportement. Ceci ne contribue qu'à cacher les traits essentiels du comportement des êtres vivants, qui est au contraire dynamique, créateur, organisé et intentionnel. Appliquée au monde vivant, cette théorie devient l'instrument de l'obscurantisme et de la mystification scientifique.
Annexe 3
Le sophisme artificialiste L'objection la plus connue à une éthique de la biosphère ou une éthique naturelle est d'ordre logique. Dans son Traité de la nature humaine (1740), Hume 1 écrivait ce passage devenu célèbre: Dans tous les systèmes de morale que j'ai rencontrés jusqu'ici, j'ai toujours remarqué que l'auteur suit pendant un certain temps le mode de raisonnement ordinaire pour établir l'existence de Dieu ou faire quelque observation concemant les affaires humaines, sur quoi, au lieu des auxiliaires ordinaires de propositions «est» et « n'est pas», je suis surpris de ne trouver tout à coup que des propositions construites avec «doit » ou «ne doit pas ». Le changement est imperceptible, mais de la plus haute conséquence. Puisque ce «doit » ou <
Raisonner ainsi de «est» à «doit », c'est se rendre coupable de ce que G. E. Moore appelait le «sophisme naturaliste », dont aucun philosophe ni chercheur ne prendrait le risque d'être accusé. Je prétends démontrer que l'argumentation de Hume est erronée. La raison en est que, même s'il est vrai qu ' une affirmation à caractère impératif «<doit ») ne peut être déduite d'une autre à simple caractère informatif «<est»), personne n' y a jamais prétendu. Dans son sens le plus large, \' argumentation de Hume ne fait que reprendre la division entre connaissances et jugements de valeur, fondamentale en sciences - toutefois Popper, Michael Polanyi et d' autres épistémologues contemporains ont montré qu'elle était illusoire, et qu'il n'existe pas de connaissance affranchie de jugement de valeur. Voilà qui n'a rien de surprenant 422
puisque l'information objective (et les connaissances sont sans conteste une forme d'information) ne joue aucun rôle dans la stratégie de la nature. Même si la connaissance objective est probablement impossible, comme le rappelle Roszak, la psychologie de l'objectivisme continue à répandre son influence. Elle mène avant tout à séparer l' homme de la réalité du monde naturel, dont il est une partie intégrante et hors duquel sa vie n'a pas de sens. Si l'homme ne peut accéder à la connaissance objective, celle-ci ne peut lui servir de motivation. Ce n' est donc pas la raison qui le motive, mais des valeurs en grande partie inconscientes - les instructions rigides qui reflètent l'expérience accumulée par la société et l'espèce au fil des temps, et guident des instructions plus précises, reflets de notre courte expérience personnelle. Anatol Rapoport l'a dit, ,d'homme est plus un animal rationalisant qu'un animal rationnel ». Il a toujours chéri certaines valeurs et recherché ensuite une autorité qui les justifie et les légitime à ses yeux. C'est si vrai, dit Donald Worster 2 , que «le doit a façonné l'est, et non l'inverse ». La science fournit une autorité de ce genre, et le monde moderne l'appelle constamment à la rescousse pour rationaliser ses jugements de valeur. Whitehead le souligne, le désir « suit, plutôt qu'il ne précède, la conviction de la justesse, et la source première de la pulsion morale reste enfouie, dans le cœur de l'homme ». Ceci nous conduit à la conclusion inéluctable que la proposition «est » n'est autre que le sommet explicite, en apparence objectif et affranchi de valeurs, d' un iceberg de connaissances, implicites, manifestement subjectives et chargées de valeurs. C'est ce que Polanyi appelle «charpente cognitive» et Kuhm « paradigme» (dans le domaine plus restreint des sciences). Ce n'est qu'en fonction de cette conception du Monde, implicite, subjective et chargée de valeurs qu'une proposition explicite, en apparence objective, acquiert un sens. C'est d'ailleurs son aptitude à s'accorder à une conception du monde qui valide une proposition. Telle est manifestement la conclusion de Waddington ' : «La validité de l'argumentation de Hume», écrit-il, dépend entièrement du contenu de la notion véhiculée par «est». Si, en gros, on conçoit l' existence comme un espace-temps newtonien où des boules de billard se déplacent, alors d'évidence ni le « doit », ni le « devrait», ni un grand nombre d'autres concepts ne
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peuvent être logiquement déduits. Mais si, pour prendre un autre extrême, le monde est considéré comme la manifestation de la nature d' une divinité bienfaisante, on en tirera de tout autres conséquences. En fait, invoquer «est » autrement que comme une copule logique implique une épistémologie et il est impossible de réduire le rapport de «est » à «doit» à une question de pure logique.
Et l'on pourrait tirer «de tout autres conséquences» encore en examinant l'affirmation de Hume selon la conception moderniste, véhiculée fidèlement par tous les savoirs aujourd' hui dispensés dans les universités. Pour l'homme moderne, l'argumentation qui passe de « est» à « doit », lorsqu'on l'utilise pour justifier l'éthique naturaliste, est jugée erronée, non qu'elle soit considérée invérifiable, irréfu table, illogique ou dépourvue de sens, mais parce qu 'elle contredit sa conception du monde. Dans cette conception, un paradis terrestre est au bout du tunnel grâce aux sciences, aux techniques et à l'industrie, qui doivent substituer systématiquement au monde naturel - dont l'existence est seulement le résultat de trois mille millions d ' années d'évolution - une organisation totalement différente: le monde artificiel des produits humains. On appelle ce processus développement économique, et on l'assimile au progrès. Cette vision du monde reflète une éthique en totale opposition avec l'éthique naturaliste - nous pourrions l'appeler l'éthique artificialiste. Cette éthique, et la conception du monde qu'elle sous-tend, sert avant tout à rationaliser, et donc à légitimer, le développement économique où notre société s'est engagée (voir Chapitre 17). Il est clair que l'éthique artificialiste est implicite à toute la science d' aujourd'hui. Wilson', le père de la sociobiologie, nous met en garde contre le piège de l'illusion naturaliste en éthique qui conclut sans discernement que «ce qui est » «devrait être ». Le «ce qui est » dans la nature humaine est l'héritage d' un long passé de chasseurcueilleur. Mais le fait qu ' un comportement déterminé puisse être identifié génétiquement ne peut servir à en justifier le maintien dans les sociétés actuelles et futures. Puisque nous vivons dans un environnement radicalement nouveau de notre propre création, ce serait courir au désastre. Ainsi, la tendance, lorsque certaines conditions sont réunies, à s'adonner à la guerre contre des groupes rivaux peut fort bien être inscrite dans nos gènes et a pu être avantageuse pour nos ancêtres néolithiques, mais, de nos jours, elle conduirait au suicide général.
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La mise en garde de Wilson contient une admonestation implicite: nous «devons» nous adapter au meilleur des mondes que la science, la technologie et l'industrie conspirent à créer pour nous - même s'ilfaut pour cela nous comporter d'une manière opposée à la nature que nos gènes déterminent. Peut-être cette adaptation est-elle possible, peut-être ne l' est-elle pas. Mais ni Wilson ni aucun des autres auteurs qui prêchent cette « éthique anti-nature » ne se pose la question . .Boyden a démontré de façon convaincante qu ' elle ne l'était pas. Nous l'avons vu, il considère les maladies de ci vilisation, dont la fréquence augmente avec le PNB per capita (aune à laquelle nous pouvons évaluer dans quelle mesure notre stYle de vie et notre environnement s'écartent de ceux auxquels notre évolution nous préparaient), comme les symptômes d'une «erreur phylogénétique (de l'évolution» >. Les tentatives de notre société pour combattre ces déséquilibres par des moyens essentiellement techniques ne représentent pas pour lui des adaptations au plein sens du terme, mais plutôt des «pseudo-adaptations» (ou adaptations hétérotéliques), dont le rôle est de masquer les symptômes, des déséquilibres, ce qui les perpétue. La principale objection à l'argumentation de Wilson est qu'il raisonne de ce qui « n 'est pas» à ce qui «devrait». Pourquoi, pourrions-nous rétorquer, serait-ce plus légitime que de passer de ce qui «est » à ce qui «devrait » ? Le «devrait» serait-illogiquement contenu dans ce qui ~
Annexe 4
Nécessité de lier le comportement et l'évolution par un mécanisme de rétroaction Les sciences dominantes considèrent le changement évolutif comme le seul résultat des mutations génétiques des êtres vivants. Puisque aucun autre processus - ni la morphogenèse, ni le passage à l'état adulte, ni l'expérience physiologique ou comportementale - n'est censé avoir la moindre influence sur le patrimoine génétique, ces processus sont jugés extérieurs à l'évolution, incapables de jouer un rôle évolutif. Charles Darwin n'avait rien affirmé de tel. Pour lui, la sélection naturelle à partir de mutations aléatoires (ou «variations aléatoires», selon ses termes) n'était pas l'unique mécanisme de l'évolution - mais seulement le principal. En réalité, sur le tard, il en vint à accepter les idées de Lamarck sur l'hérédité des caractères acquis afm de se débarrasser des critiques de Fleern.ing Jenkin. Ce n'est pas Darwin mais Weismann qui a formulé le dogme ridicule de la sélection naturelle comme unique facteur de l'évolution, niant que le comportement puisse infléchir l'évolution par l'hérédité des «caractères acquis». Cette thèse, encore un dogme scientifique gratuit, ne repose sur aucune considération théorique ou écologique sérieuse. Le principal argument de Weismann pour la défendre est qu'il ne pouvait imaginer quel mécanisme permettrait de traduire les caractères acquis dans le langage des gènes. Pour cette seule raison - comme le souligne Wintrebert - il prétendait que tous les biologistes devaient admettre qu'un tel mécanisme n'existait pas. On peut rétorquer que Weismann a prouvé expérimentalement ce qu'il avançait - cependant ses expériences ressemblaient à un canular grossier. TI coupait la queue des rats, les laissait se reproduire, répétait l'expérience sur leur progéniture et ce pendant 22 générations. Le fait qu'aucune portée de rats ne naisse sans queue suffisait selon lui à prouver que les caractères acquis ne sont pas transmissibles . Comme le fait remarquer Wintrebert, Lamarck n'a d'ailleurs jamais suggéré que les êtres vivants 426
transmettaient à leur progéniture les mutilations subies, mais uniquement les caractères qu'ils avaient acquis par eux-mêmes. « C'est l'adaptation interne du vivant qui crée l' adaptation », affirme Grassé. En fait, comme dit Arthur Koestler', il n'y avait pas plus de chances de voir les rats transmettre l'amputation de leur queue qu'il Y en a de voir un mutilé de guerre transmettre sa jambe de bois. Les expériences de ce genre sont de toute façon défectueuses pour une autre raison. Bien que, contrairement à ce que l'on enseigne, Je matériel génétique soit effectivement malléable, il ne l'est que faiblement. Ces expériences sont toujours susceptibles d'échouer, remarque J. B. S. Haldane ' (1892-1964), car les effets des caractères acquis peuvent fort bien ne pas apparaître assez rapidement pour être observables, et assez vite cependant pour être perceptibles à l'échelle géologique du temps. Il y a des quantités de raisons pour que le matériel génétique du génome ne puisse être isolé des gènes contenus dans le soma. Tout d'abord, aucun processus vital ne peut maintenir son homéostasie sans recueillir l'information sur ses rapports à son environnement, afin de contrôler son action, et retrouver le cours normal de son développement (ses chréodes) quand il s'en écarte. Morphogenèse et comportement (ontogenèse) constituent les seules sources possibles de ce genre d'information. En deuxième lieu, le matériel génétique n'est pas extérieur au système vivant, il en est partie intégrante. Les gènes ne commandent pas l'épigenèse, qui, comme Barry Commoner l'a démontré de manière si convaincante, ne peut être comprise qu ' en termes d'interaction entre le matériel génétique et le cytoplasme qui forme son environnement. Pour des raisons semblables, les gènes ne commandent pas non plus l'évolution. En outre, rappelle Grassé ', si l'on accepte la thèse de Weismann-Crick, «comment expliquer la formation de nouveaux gènes? Le premier être vivant aurait été muni de tous les gènes qui ont permis l'évolution des végétaux et des animaux dans leur infinie variété. Puisqu'aucune information n'est censée venir de l'extérieur, l'ADN aurait nécessairement été l'unique source d' information. C'est là attribuer des propriétés absolument miraculeuses à cette substance chimique, et c'est une position tout simplement indéfendable». Tous les chercheurs qui se sont penchés sérieusement sur l'évolution ont estimé qu 'il devait exister des rétroactions entre le comportement, l'ontogenèse et l'évolution. En 1896, le psycho427
logue américain J. M. Baldwin 4 publiait l'article célèbre dans lequel il exposait ses principes de la « sélection fonctionnelle et organique ». En s'adaptant à son milieu, soutenait-il, un organisme est susceptible de modifier ses caractères congénitaux en les «accommodant» aux nouvelles conditions de l'environnement. Ces accommodations, affirmait-il, peuvent, par la suite, se fixer génétiquement. Quarante ans plus tard, Goldschmidt S (1878-1958) suggérait que l'information contenue dans le phénotype, acquise par l'être vivant au cours de sa vie, pouvait, dans certaines conditions, être «copiée » par le génome et, donc, se fixer génétiquement sous forme de « phénocopie». Waddington' a proposé un mécanisme analogue qu'il appelait «assimilation génétique ». II considérait que les organismes étaient capables de réagir aux pressions de l'environnement en modifiant leur comportement, et même en remaniant leur structure. Pour y parvenir, il leur faut résister aux pressions qui les empêchent de s' écarter de leur cours préétabli, ou constellation de chréodes. Voilà qui implique que soient en quelque sorte affectés les gènes qui gouvernent la stabilité ou la flexibilité de ces chréodes, au point de les modifier peut-être en quelques générations. Après quoi, le phénotype changé étant susceptible de s' exprimer, qu'il y ait ou non pression de l'environnement, on peut dire qu'il a été «assimilé par le génotype». Au moment même où Waddington mettait au point la théorie de l'assimilation génétique, le biologiste russe I. L. Schmalhausen 7 concevait un processus légèrement différent, par lequel une rétroaction négative pourrait s'opérer. II l'appela la «sélection stabilisatrice ». Ultérieurement, Piaget 8 reprit le principe de la phénocopie de Goldschmidt, qu'il a considérablement modifié. Le mécanisme qu'il imagine est extrêmement intéressant et s'écarte radicalement de la position néo-darwinienne, les variations acquises n'étant pas considérées comme résultat de la sélection naturelle. En tout état de cause, les expériences récemment menées par Cairns et d'autres semblent avoir fourni la preuve empirique que l'information circule dans les deux sens. De ce fait, les scientifiques orthodoxes ne disposent plus d'aucun argument contre le principe essentiel, et incontournable, en vertu duquel la morphologie, la physiologie et le comportement sont parties intégrantes du processus évolutif et lui fournissent un mécanisme de rétroaction tout à fait réel pour s' adapter aux conditions changeantes de l'environnement, tout en maintenant sa stabilité et sa continuité.
Glossaire
Acaryote: cellule sans noyau. Seuls les microbes sont fonnés d' une telle cellule. Aristoscience: terme surtout utilisé par l'épistémologue australien John Passmore, pour désigner la physique, la reine des sciences. Le succès de celle-ci est imputé à sa méthodologie, plus qu'à la relative simplicité de son objet d'étude. D'autres disciplines, dont la matière est souvent beaucoup plus complexe, en cherchant systématiquement à imiter les méthodes de la physique, ont abouti à des résultats absurdes. Association (ou association écologique): groupe interactif de plantes, animaux et micro-organismes habitant une aire donnée et formant un système naturel (cf. ce mot). Appelée aussi communauté écologique (voir écosystème). Behaviorisme: théorie développée par Watson, Skinner et d'autres psychologues, qui tente d'expliquer le comportement de manière purement mécaniste et réductionniste. Le comportement n'est pas considéré comme dynamique et créateur, mais comme un ensemble de réactions mécaniques (ou « réflexes »), déclenchées par des stimuli particuliers et, si elles sont adéquates, « renforcées » par des récompenses. Biosphère: terme utilisé par James Lovelock et d'autres pour désigner le monde vivant, considéré comme une organisation ou un système naturel (cf. ce mot), l'association ou communauté globale. Lamarck, Vernadsky, Grinwald, Polunin notamment l'appliquent à l'ensemble fonné par le monde vivant, son substrat géologique et l'atmosphère, que Lovelock appelle Gaïa (cf. ce mot) et que, dans ce livre, je nomme parfois aussi écosphère (cf. ce mot). Champ: le concept de « champ» s'est développé lorsqu'on a commencé à considérer l'univers comme un continuum plutôt que comme un ensemble de particules semblables à des petits plombs. Le terme, d'abord utilisé en physique, a été appliqué à la biologie dans les années 1920 par Weiss et Gurwitsch. On considère que les êtres vivants existent à l'intérieur de leur « champ », et que leur vie n' a guère de sens en dehors de celui-ci. J'assimile le champ d' un système
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à son environnement ordonné et considère également que le champ (ou environnement ordonné) s'identifie au système plus vaste auquel il appartient, ou plus précisément à la hiérarchie de systèmes plus vastes dont il n'est qu'une partie différenciée, et en dehors de laquelle son existence est dénuée de sens (voir Chapitre 45). Chréode: du grec chre, ce qui est nécessaire, et odos, route ou sentier. Le terme, forgé par le grand biologiste C. H. Waddington, désigne la voie qu'un organe ou un tissu doit suivre au cours de son développement pour atteindre son état final, le «paysage épigénétique » (voir Chapitre 25) étant la constellation de ses chréodes. J'élargis l'usage du terme à tous les systèmes naturels à développement homéotélique (cf. ce mot), c'est-à-dire à tous les processus vivants normaux et sains, y compris le comportement humain et celui des groupes sociaux vernaculaires, dont j'assimile les chréodes ou le paysage épigénétique au Chemin (voir Chapitre 61). Climax anthropogénique: terme forgé par l'écologiste britannique Arthur Tansley. Un climax anthropogénique était pour lui et ses émules le résultat du développement, ou progrès, économique, plutôt que de la succession écologique (voir Chapitre 50). Le développement économique va malheureusement au rebours du processus évolutif, et donc de la succession écologique, et crée un environnement que son extrême instabilité rapproche en fait d'un dysclimax. Climax écologique: écosystème ayant atteint la maturité : l'état final de la succession écologique (voir Chapitre 50) et l'état le plus stable dans les conditions écosphériques existantes. Une fois cet état atteint, il n'est pas nécessaire que le processus de succession se poursuive; l'énergie et les ressources ne servent plus qu'à l'entretien de l'ensemble et à la réparation des dommages . Communauté (ou communauté écologique): l'ensemble organisé des êtres vivants qui occupent la même aire. Connaissance ineffable: celle qui ne peut être exprimée par des mots. Terme surtout utilisé par Michael Polanyi. Complexité: terme utilisé par les écologistes orthodoxes pour mesurer le nombre de parties constitutives d'un écosystème, sans tenir compte de la manière dont elles sont organisées ou de leur contribution à la stabilité et à l' intégrité de celui-ci, autrement dit de la raison principale de leur présence. On a en outre tendance à en faire un synonyme de diversité - bien que dans ce dernier cas on fasse référence au nombre d'espèces différentes plutôt qu'aux parties constitutives d'un écosystème. Je conteste l'usage actuel du terme et considère la complex.ité comme une mesure de l'orgartisation, et donc de la différenciation des parties, capables d'agir conjointement pour maximiser
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la stabilité des relations de l'écosystème avec un environnement prévisible. Ainsi, un système simple comme l'amibe, avec sa cellule unique, assume toutes les fonctions nécessaires pour conserver la stabilité de ses rapports avec le milieu, mais de manière si rudimentaire que seule l'importance de sa population lui permet de survivre. Par contre, un organisme multicellulaire complexe remplit à peu près les mêmes fonctions, mais de façon beaucoup plus perfectionnée, réussissant ainsi à maintenir une relation incomparablement plus stable avec son environnement, les chances de survie de l' individu étant augmentées d' autant. Complexité cybernismique: plus un cybernisme est complexe (voir Complexité), plus les stratégies adaptatives qu ' il peut aider à concevoir le seront aussi, et plus la stabilité du système concerné dans des conditions prévisibles de l'environnement sera grande. Comportement: ce terme prend deux sens différents: d'abord, tel qu'on l'utilise dans le langage courant, pour désigner le comportement quotidien, et donc le différencier d'autres processus vitaux comme l'ontogenèse (cf. ce mot), la morphogenèse et l'évolution; il est ensuite employé dans le même sens que « processus vivant » (cf. ce mot). Le contexte doit permettre de déterminer dans quel sens le terme est pris. Cosmos: dans la Grèce ancienne, signifiait «ordre », par opposition au «chaos». Je donne au terme le sens plus large que lui attribue l'homme traditionnel pour désigner l'écosphère (cf. ce mot) ou l'univers. Cybernisme: système d'information qui constitue un élément essentiel du mécanisme de contrôle d'un système naturel. Le cybernisme fournit à l'écosystème un ensemble d' instructions lui permettant d'atteindre son but et un modèle de ses rapports avec l'environnement, ou pour être plus précis, de l'itinéraire qu'il doit suivre pour atteindre son but et des défis susceptibles de l'empêcher d' y parvenir. Je considère que, dans le monde vivant, toute l'information est organisée en cybernismes. Le génome, le réservoir de gènes, l'œuf fertilisé, le noyau de la cellule, l'information organisée de manière très diffuse dans l'écosystème, dans Gaïa elle-même, et dans l'esprit (mi/Uf) des êtres vivants, y compris l'homme, entrent selon moi dans cette catégorie. Aucun mot n'existait jusque-là pour désigner ce concept, et j ' ai donc jugé utile d'en créer un. Darwinisme: Darwin soutenait deux thèses. La première, d'abord appelée «transformisme », affirme que les êtres vivants ont évolué lentement, d' organismes très simples en autres de plus en plus complexes. Il en a été certainement ainsi d'un grand nombre d' êtres vivants. Darwin a en outre proposé un mécanisme expliquant cette évolution.
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C'est ce mécanisme que met en question ce livre. Darwin était impressionné par l'extraordinaire variété des êtres vivants, en laquelle il voyait un pur effet du hasard. Il était également frappé par la compétition qui se manifeste entre eux: ceci l'amena à considérer que les êtres vivants étaient soumis à la sélection naturelle. Il qualifiait d'« aptes » ceux qui , grâce à leurs mutations, étaient les vainqueurs de la lutte pour la survie. Ils procréent et transmettent leurs caractères à leurs descendants, de sorte que les êtres vivants finissent par être de mieux en mieux adaptés. Autrement dit, plutôt que le résultat de l'action volontaire des êtres vivants, comme le suggérait Lamarck, l'évolution était au contraire considérée comme mise en scène par l'environnement, et le comportement des êtres vivants, non pas comme dynamique et créateur, mais comme passif et mécanique. Diversité: terme utilisé par les écologistes orthodoxes pour désigner le nombre d'espèces différentes qui constituent un écosystème complexe. Elle a deux composantes: la «richesse spécifique» et 1'« équitabilité» (voir Chapitre 53). Eugene Odum y voit une mesure de la redondance d'un écosystème. Je souscris à son point de vue, mais il faut aller plus loin. Les éléments redondants pourraient en effet être tous semblables ou leurs différences résulter du hasard. Or, la diversité est une redondance organisée. Un système non diversifié peut faire face aux défis les plus probables et menaçants. Plus il se diversifie, plus sa capacité de relever des défis moins probables et graves augmente. Plus l'environnement d'un système est désordonné, et donc imprévisible, plus celui-ci devra être diversifié. Diversité cybernismique: plus un cybernisme est diversifié (voir Diversité), plus la gamme de stratégies qu'il peut aider à concevoir sera étendue, et plus la stabilité des systèmes concernés dans des conditions improbables de l'environnement sera grande. Écosphère: l'ensemble formé par la biosphère (cf. ce mot), son substrat géologique (la lithosphère) et l' atmosphère. Le terme a été forgé par l'écologiste américain contemporain Lamont Cole. Je l'utilise alternativement avec « Gaïa », au sens de Lovelock. Le rapport entre la biosphère et l' écosphère est donc le même qu'entre l'association (cf. ce mot) ou communauté et l'écosystème (cf. ce mot). Écosystème: l 'ensemble formé par une association (cf. ce mot) ou communauté, son substrat géologique et son environnement atmosphérique. Le terme, forgé par Sir Arthur Tansley, remplace le plus souvent « association » et «communauté ». Épistémologie: du grec episteme, connaissance, et logos, discours. C'est la théorie de la connaissance, devenue le principal objet d'étude de la philosophie depuis que celle-ci s'est séparée de la métaphysique.
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Équifinalité: capacité des processus vitaux d'atteindre le même état final à partir de différents points de départ. Eucaryote: cellule à noyau. Les cellules des plantes et des animaux sont des eucaryotes. Gaïa: l'écosphère (cf. ce mot), c'est-à-dire l'ensemble formé par la biosphère (cf. ce mot), son substrat géologique et l'atmosphère. James Lovelock, sur la suggestion du romancier Louis Golcling, a été le premier à utiliser le terme dans ce sens. Gaia était la déesse, grecque de la Terre. Génome: l'ensemble organisé de l'information génétique formé des chromosomes et de leurs gènes (voir Génotype). Génotype: constitution héréditaire d'un organisme ou information génétique telle qu'elle est organisée dans l'œuf fertilisé. Le terme n'est pas entièrement satisfaisant: il suggère que la forme adulte (voir Phénotype) résulterait uniquement de l'information contenue dans l'œuf fertilisé, ce qui n'est pas le cas puisque, pendant le développement, l'information provient également de l'environnement organisé. J'utilise cependant le terme par commoclité. Hétérarchie: du grec hetero, différent, et archos, diriger, gouverner. Terme forgé par l'auteur. TI désigne le contrôle exercé sur les parties d' un système par un agent extérieur à celui-ci, comme celui qu'exercent sur les individus les grandes firmes et les institutions étatiques, par opposition à la famille, la communauté et la société dont ils font partie. Hétérotélique (comportement): du grec he/eros, différent, et tetos, le but. Terme forgé par l'auteur pour l'utilisation qu ' il propose: il désigne un comportement anormal ou mal orienté, qui, bien qu'il puisse, en partie du moins, répondre aux besoins de l'individu , ne satisfait pas ceux des systèmes plus vastes dont il fait partie, c'est-à-dire ceux de l'ensemble de la hiérarchie de Gaïa, et qui réduit donc la stabilité et l'intégrité de celle-ci (voir Chapitre 41). Homéorhésie: terme forgé par Waddington, du grec homoios, le même, et rhein, couler. L'homéorhésie s'applique au développement d ' un système tendant vers son climax (cf. ce mot). Elle désigne la capacité d'un système à se maintenir sur ses chréodes (cf. ce mot) au cours de son développement, ou, dans le cas de l' homme ou de la société humaine, à se maintenir sur le Chemin, et à corriger les écarts provoqués par des agressions internes et externes (voir Chapitres 25 et 64). Homéostasie: du grec homoios, le même, et stasis, l'arrêt, la mise au repos. Terme forgé par le physiologiste Walter Cannon dans les années 1920. Une machine homéostatique est une machine à rétroaction,
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capable de revenir à une position de départ après avoir été perturbée. Dans le monde vivant, l'irréversibilité domine, et, quand, ils subissent une perturbation, les êtres vivants ne retournent pas à leur état initial, mais évoluent vers un état légèrement différent, qu'ils s'efforcent de rendre aussi proche que possible de celui-ci. Un système naturel est donc homéostatique quand il est capable de réduire les discontinuités au minimum face aux agressions internes et externes. Un des éléments essentiels de la thèse de cet ouvrage est qu'un système ne peut conserver son homéostasie qu'en préservant celle des systèmes plus vastes dont il fait partie. En d'autres termes, l'homéostasie suppose l'homéotélie. Homéotélique (comportement): du grec homoios, le même, et telos, le but. Terme forgé par l'auteur. Il désigne le comportement normal qui permet de maintenir l'ordre spécifique du tout, ou plus précisément de la hiérarchie de Gaïa. il peut être coopératif, servant en même temps les intérêts immédiats des parties constitutives, ou compétitif, servant alors les intérêts du tout, mais au détriment des parties les moins différenciées et capables d'adaptation, qui risquent d'être éliminées par la compétition (voir Chapitre 41). Hylozoïsme: du grec hyle, matière, et zoe, la vie. Théorie selon laquelle une force vitale circule à travers le monde vivant et s'accumule en différents lieux, êtres ou esprits. Ceux-ci sont sacrés dans la mesure où ils sont imprégnés de force vitale. Elle était un des éléments essentiels des systèmes de croyance des peuples traditionnels, et en particulier des peuples chthoniens, et l'est encore dans les sociétés traditionnelles restées en dehors de l'orbite de la civilisation moderne. Je tente de démontrer ici que, dans ces sociétés, la manière dont on voit la force vitale répartie dans la société, les écosystèmes et la hiérarchie de Gaïa elle-même reflète leur ordre spécifique (voir Chapitre 62). Mécanisme: thèse selon laquelle les êtres vivants sont semblables à des machines - ou sont même purement et simplement des machines. D'abord énoncée par Galilée, et reprise notamment par Newton et Descartes, elle reste un des fondements du paradigme scientifique. Elle s'oppose au vitalisme (cf. ce mot) et à l'organicisme (cf. ce mot). Mentalisme: théorie mise au point dans les années 1970, notamment par Sperry, en réaction au behaviorisme de Skinner et Watson. Elle repose sur l'idée que le comportement ne peut s'expliquer indépendamment de l'esprit et de l'intelligence. Mutualisme: terme utilisé en écologie pour «coopération » . Néo-darwinisme : version nouvelle du darwinisme, développée à la fin du XIX' siècle, notamment par August Weissmann en Allemagne et
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William Bateson en Grande-Bretagne. Il diffère du darwinisme par le rôle qu'il attribue aux théories génétiques de Mendel, que Darwin ignorait. Elles permettaient aux émules de Darwin de répondre à une objection particulièrement embarrassante que Fleeming Jenkins avait opposée à sa théorie et qui avait nui à la crédibilité de celle-ci. Le néo-darwinisme représentait à bien des égards un durcissement des positions du darwinisme. Ainsi, alors que Darwin considérait les mutations aléatoires comme un des mécani smes de ]' évolution, les néo-darwinistes affitment qu 'elles en sont le seul. Le néo-darwinisme perdit progressivement du terrain dans les années 1920 et 1930, jusqu'à sa réapparition sous une forme légèrement différente (voir Théorie synthétique de l'évolution).
Ontogenèse: du grec ontos, l'être, et genos, donner naissance à. Il désigne le développement d' un œuf fertilisé en un individu adulte. Je la vois comme englobant la morphogenèse, l'éducation de ]' indi vidu et sa vie adulte, ainsi que son comportement (cf. ce mot). On oppose souvent l'ontogenèse à la phylogenèse (cf. ce mot), alors que, à mon sens, l'ontogenèse est un élément essentiel de la phylogenèse (voir Chapitre 21). Organicisme: thèse selon laquelle les caractéristiques propres aux systèmes vivants sont attribuables à leur organisation unique, qui ne ressemble aucunement à celle des machines. Les grands biologistes des années 1940 et 1950, Needham, Waddington, Bertalanffy et Weiss notamment, ont tous adhéré à la thèse organiciste. Elle représente une alternative au mécanisme (cf. ce mot) et au vitalisme (cf. ce mot). Paradigme: l'usage du terme a été rendu assez général parmi les épistémologues par Thomas Kuhn, qui l'a depuis remplacé par «théorie » . De nombreux auteurs continuent cependant de l'utiliser. Je l'emploie pour désigner un modèle (ou une théorie), développé par des scientifiques et des penseurs ayant les mêmes vues afin d'expliquer un ensemble donné de phénomènes appartenant à leur domaine d'étude. On peut donc parler du paradigme néo-darwiniste, du paradigme scientifique et du paradigme économique. Je considère qu'un paradigme reflète fidèlement la vision du monde dont ont été imprégnés les spécialistes qui le soutiennent en tant que membres de leur groupe culturel. Paradigme (glissement de): expression forgée par Thomas Kuhn. Les scientifiques n'abandonnent pas un paradigme parce qu ' ils ont eu la preuve flagrante de sa fausseté et celle de la justesse d' un paradigme concurrent, mais parce que, pour des raisons en grande partie inconscientes et ineffables (cf. ce mot), ils subissent une véritable conversion au nouveau paradigme.
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Phylogenèse: du grec phylon, la tribu, et genesis, l'origine. Les zoologistes se sont approprié le terme pour l'appliquer à l' espèce, de sorte que la phylogenèse désigne en fait l'évolution de celle-ci. Je montre dans ce livre qu'on ne peut comprendre l'évolution que si l'on prend Gala pour unité évolutive, et non pas l'espèce, ni afortiori l'individu. C'est pourquoi j'appelle l'évolution «processus gaïen. ». Processus vivant: au sens où je l'utili se, l'expression désigne à la fois l'évolution et les divers processus qu'elle implique: morphogenèse, ontogenèse (cf. ce mot), et comportement proprement dit (cf. ce mot). L'évolution est considérée par les néo-darwiniens comme distincte de ces processus, thèse qu'avec Piaget et d'autres, je ne peux accepter (voir Chapitre 21). Sociobiologie: on la considère comme un nouveau champ d'étude, alors qu'il s'agit en réalité d'une école de pensée, et même d'un mouvement idéologique parmi certains biologistes, conduits par Edward O. Wilson. Lui et ses disciples considèrent que la société a une base biologique, ce qui est indéniable. Il est malheureusement difficile d'accepter leur conception de la biologie, et moins encore leur conception de la société, toutes deux outrancièrement mécanistes et réductionnistes, et reflets fidèles du paradigme scientifique sous sa forme la plus extrême. Stabilité: ne doit pas être confondue avec l'équilibre, qui est statique. La stabilité dans la nature est dynamique. Un système stable est celui dont le comportement est marqué par les discontinuités les plus minimes. De même, un tel système préservera les caractères de base de son ordre spécifique et son <
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coopèrent pour préserver l'intégrité, la structure et le comportement, qu 'ils tendent à restaurer après toute perturbation non destructrice. « Système» a une connotation quelque peu mécani ste, et d'autres termes ont été proposés pour le remplacer, notamment « holon » par Koestler, que je trouve préférable. Il me semble cependant, peut-être à tort, que le terme «système » est trop communément utilisé pour être abandonné. Technosphère: le monde produit par l'homme ou monde artificiel, par opposition à la biosphère, le monde des êtres vivants ou monde naturel. Max Nicholson, dans son ouvrage The Environmental Revolution, a été, à ma connaissance, le prentier à faire cette distinction. Théorie synthétique de l'évolution: les biologistes se sont progressivement détournés du néo-darwinisme dans les années 1920 et 1930. Il a été remis au goût du jour au début des années 1940, par Julian Huxley, Dobzhansky, Simpson et Mayr notamment. Cette nouvelle version du darwinisme prenait en considération la génétique des populations, qui avait été développée dans l'intervalle, et tendait également à quantifier davantage la théorie, ajoutant ainsi à sa respectabilité dans les ntilieux scientifiques. Cela revenait à définir les plus « aptes» - terme jusque-là imprécis - comme ceux qui réussissent le ntieux à faire proliférer leurs gènes. Vernaculaire : du latin vernaculus, l'esclave domestique, mais aussi du latin vernare, pousser, et donc vernal, qui apparaît au printemps. Désigne plus précisément ce qui est produit par une culture locale. Le tenne s'applique d'ordinaire à la langue et à l'architecture. Ivan Illich en a étendu le sens à tous les traits d'une culture locale qui ne lui ont pas été imposés par l'État ni par tout autre agent extérieur. J'applique le terme vernaculaire à une société et à certains de ses caractères, auto-organisés et auto-régulés plutôt que contrôlés par l'État et ses institutions. Vitalisme: théorie selon laquelle les processus vivants ne peuvent être expliqués que par référence à un principe surnaturel, tel que l' «entelechia » d'Aristote, 1' « entéléchie » de Driesch ou 1' « élan vital» de Bergson. Le vitalisme est considéré comme une alternative au mécanisme (cf. ce mot) et à l'organicisme (cf. ce mot).
Notes
Chapitre 1 1. Shelford, v., Animal Communities in America, pp. 302-303. 2. Tansley, A., «Classification of vegetation», pp. 118-149. 3. Odum, E., FUlldamelltals of Ecology, pp. 192-193. 4. Odum, E., communication personneUe. 5. Moore, B ., «Presidential Address to St. Louis Branch of U.S. Ecological Society» , 1917. 6. Woodger, J. H., Biological Principles, p. 22. 7. Ackoff, R. L., «General systems theory and systems research », pp. 117-122. 8. Craik, J. w., The Nature of Psychology, 1966, cité par Granit, The Purposive Brain, p. 9. 9. Ackoff, R. L., op. cil., pp. 117-122. 10. Georgescu-Roegen, N., «Economics and Entropy», pp. 13-18. 11 . Daly, H . et Cobb, J., For the Common Good, p. 37.
Chapitre 2 1. Boyle, R., in Mason, Main Currellls ofScielltific Thought, p. 136. 2. Prigogine, I., 1979, p. 64. 3. Ibid., p. 78. 4 . Morin, E., «Réponse à René Thom», p. 78.
Chapitre 3 1. 2. 3. 4.
Weiss, P., A Science of Life, p . 75. Zuckerman, S., 1932, pp. 94-97. Oatley, K., 1978, p. 158. Chaitanya, K., 1976, p. 214,
Chapitre 4 1. Adams, C. c., «The new natural history ecology», pp. 1149-1169. 2. Simberloff, D. S., «A succession of paradigm in ecology », p. 73. 3. Bodenheimer, F. S., The Concept of Biotic Organization in Synecology, pp. 75-90.
439
w.,
4 . Pirie, N. « Gardyloo» , p. 331. 5. Passmore, J., Science and ils Crilics, p. 53. 6. Rutherford, E., cité par Passmore, Science and ils Critics, p. 5. 7. Crick, F., Of Molécules and Men, p. 10. 8. Koyré, A., Newlonian Sludies, p. 23 . 9. Tansley, A., «Classification of vegetation », pp. 202-204. 10. G1eason, H ., « The lndividualistic concept of the plant association», pp. 1-20. Il. McIntosh, R., « H. A. G1eason, individualistic ecologist », p. 102. 12. Gleason, H., op. cil., pp. 1-20. 13. McIntosh, R., op. cil., p. 253. 14. Colinvaux, P. A., Introduction la Ecology, p. 621, cité par McIntosh, op. Cil., p. 14. 15. Curtis, J. T. , The Vegetation of Wisconsin, p. 657, cité par McIntosh, op. cil. 16. Whittaker, R. H., «Gradient Analysis ofVegetatioo» , pp. 207-264. 17. Kohler, 1947. 18. Chaitanya, K., The Physics and Chemistry of Freedom, p. 249. 19. Bertalanffy, L. von, Modem Theories of Development. 20. Passmore, J., Science and ils Critics, p. 53. 21. Odum, E., « The Strategy of Ecosystems Development », pp. 262-270. 22. Thorpe, W. H., «Sorne Implications of the Study of Animal Behabiouf», p. 55. Chapitre 5 1. Granit, R., The Purposive Brain, p. 7. 2. Fuller, R. et Putnam, P. , «On the Origin of Order in Behaviouf», pp. 99-112. 3. Granit, R., op. cil., pp. 18-19. 4. Lovelock, J., La Terre est un être vivant. passim. 5. Gerard, R., « Hierarchy, entitation and levels», pp. 161-173. 6. Huxley, J. S., Evolution in A ction, in Chaitanya, The Physics and Chemistry of Freedom, pp. 3-4. 7. Simpson, G., The Meaning of Evolution, p. 160. 8. Merrell, D ., Ecological Genelics, pp. 18-19. 9. Calow, P., Biological Machines, pp. 13-14. 10. Atlan, H., Enlre le cristal et la fumée, p. 21. Il. Grassé, P.-P., L 'Évolution du vivant, p. 2 16. Chapitre 6 1. 2. 3. 4.
440
Marsh, G . P., Man and Nature, p. 96. Duhos, R." Man Adapling, pp. 163-195. Margulis, L., communication personnelle. Day, W. R., «Environment and disease », p. 95.
Chapitre 7 1. Fantz, R., «The Origin ofGoern Perception », pp. 66-84.
2. Ibid., pp. 66-84. ChapitreS POlanyi, M., Personal Knowledge, p. 88. Koestler, A., The Ghost in the Machine, p. 287. Frank:l, v., « Reductionism and nihilism », p. 401. POlanyi, M., op. cit., p. 56. Humboldt, A. VOD, Cosmos, pp. 1848-1858. 6. Weiss, P., cité par Chaitanya, The Physies and Chemistry of Freedom,
1. 2. 3. 4. 5.
p.30. Chapitre 9 Ryle, G., The Concept of Mind, p. 58. Watson, J. B., Behaviourisn4 cité par Koestler, Janus, pp. 166-167. Tolman, E. c., Purposive Behaviour in Animais and Men, p. 372. Watson, J. B., op. cit., p. 198, cité par Koestler, op. cit., pp. 166-167. 5. Lundberg, G. A., cité par Herrick, The Evolution of Human Nature, p.19. 6 . Watson, op. cit., cité par Koestler, op. cit., pp. 168. 7. Hume, A Treatise on Human Nature, p. 137. 8. Ibid. , p. 189. 9. Polanyi, M., Personal Knowledge, p. 168. 10. Popper, K., Objective Knowledge, p. 259. 11. «Concem », The Times, 6 septembre 198 1. 12. Polanyi, M ., Personal Knowledge, p. 168. 13. Popper, K., Objective Knowledge, p. 259. 14. Darwin, c., Autobiographical Sketch, cité par Medawar, Plato's Republic, p. 88. 15. Darwin, C., in Darwin, E (éd.), The Life and Letters of Charles Darwin, p. 195. 16. Medawar, Plato's Republic, p. 88. 17. POlanyi, M ., op. cit., p. 167. 18. Thorpe,« Why the Brain is more than a Mere Computef», p. 9. 1. 2. 3. 4.
Chapitre 10 1. Horowitz, N., «The Gene », pp. 78-90. 2. Oatley, K., Perceptions and Representations, p. 135. 3. Bartlett, E, Remembering, p. 197. 4. Herrick, C. J ., The Evolution of Human Nature, p. 302, également pp. 403-404. 5. Craik, K., The Nature of Explanation, p. 61. 6. PolaDyi, M., op. cit., p. 74.
441
Chapitre 11
1. Kline, M., Mathematics in Western Culture, p. 217. 2. Pantin, C. P. A., The Relations between the Sciences, in Weiss, P., in Koestler, A. et Smythies, J. R., Beyond Reductionisill, p. 44. 3. Weiss, P., « The living system, determinism stratified », p. 25. 4. Woodger, J . H., Biological Principles, p. 123. 5. Singer, L, cité par Kothari, M. et Mehta, L., «Violence in modern medicine» in Nandy, Science, Hegemonyand Violence, p. 184. 6. Merrell, D., Ecological Genetics, p . 425. 7. Masterman, M ., «The Nature of the Paradigm», in Lakatos et Musgrave, Criticism and the Grawth of Knowledge, pp. 59-89. 8. Margalef, R., in van Dobben, W. H ., et Lowe-McConnell, Unifying Concepts in Ec%gy, passim. 9. Waddington, C. H ., in Koestler, A. et Smythies, J. R., Beyond Reductionism, p. 360. 10. Putrnan, S . D. et Wratten, R. J., Principles of Ecology, p. 69. II. Mann, R., communication personnelle. Chapitre 12 1. Nicholson, A. J., «The Balance of animal populations», pp. 132-178, cité par Putrnan et Wratten, op. cit. , p. 166. 2 . Putrnan et Wratten, op. cit., p. 103. 3. Ibid., p. 104. 4. Piaget, J., The Chi/d's Conception of the World, p. 56. 5. Rappaport, R., Ecology, Meaning and Religion, p. 98. 6. Reichel-Dolmatoff, G., «Cosmology as Ecological Analysis », The Ecologist, pp. 4-11. 7. Whitten, N. E., <<Ecological imagery and cultural adaptability», pp. 830-900.
Chapitre 13
1. Rappaport, R., Ec%gy, Meaning and Religion, pp. 97-98. 2. Bacon, F., cité par Bajaj, J., in Nandy, Science, Hegemonyand Violence, p.44. 3. Farrington, B., Francis Bacon, Philosopher of Industrial Science, cité par Bajaj, ibid., p. 45. 4. Worster, D., Nature's Economy, p. 30. 5. Nandy, A., «The pathology of objectivity », p. 207. 6. Izutsu, T., The Conception and Reality of Existence, cité par Nandy, A., Traditions, Tyrannyand Violence, p. 207. 7. Herrick, C. J., The Evolution of Human Nature, (adapté de), pp. 334-335. 8. Asch, S. E., «Opinions and social pressure », pp. 31-35 . 9. Kuhn, T., The Structure of Scientific Revolutions, p. Il8. 10. Popper, K., Objective Knowledge, p. 109. lI. Polanyi, M., Personal Knowledge, p. 295.
442
12. Popper, op. cit. , p. 112. 13. Whorf, B . L., Language, Thought and Reality, p. 58. 14. Spengler, The Decline of the West, Vol. J, pp. 369-373, cité par Rifkin, J . et Perlas, N., Algeny, p. 107.
Chapitre 14 1. Helier, E., The Desintherited Mind, p. 6. 2. Thoreau, D . H ., cité par Helier, E ., cité par Worster, D., Nature's Economy, p. 89. 3. Tillich, P., Systematic Theology, cité par Chaitanya, K., The Physics and Chemistry of Freedom, p. 29. 4. Darwin, Charles, 1971 (édition originale 1859), On the Origin of Species, J . M. Dent, Guilford. 5. Trivers, R. L., préface à R. DawIGns, The Selfish Gene, p. VIlI. 6. Waddington, C. H., The Evolution of an Evolutionist, p. 36. 7. Lorenz, K., Die angeborenen Formen moglicher Eifahrung z. Tierpsychologie, p. 235. 8. Piaget, J ., cité par SkolimowslG, H ., in Ayala, F. J. et Dobzhansky, T., Studies on the Philosophy of Biology, p. 221.
Chapitre 15
1. Darwin, C ., The Voyage of the Beagle, p. 39, cité par Worster, D., Natures Economy, p. 137. 2. Worster, D., op. cil., p. 137. 3. Polanyi, M., Personal Knowledge, p. 134. 4 . Carson, R. Printemps silencieux, cité par Graham, F., «The Witch-hunt of Rachel Carson», pp. 75-77. 5. Bean, W. B., cité par Graham, op. cit., pp. 75-77. 6. Meadows, D. et D., The Limits of the Growth. 7. Zuckerman, S., Address to the U. N. Confèrence on the Environment of Stockholm. 8. Brown, H ., Perception, Theory and Commitment, p. 162. 9. Koestler, The Ghost in the Machine, pp. 267-312. 10. Freud, Inhibitions, Symptoms and Anxiety, cité par Nandy, A. , « The pathology of objectivity », p. 202. Il. Nandy, A., op. cit. , p. 206. 12. Bettelheim, B., Surviving and other essays, cité par Nandy, Science, Hegemonyand Violence, p. 131. 13. Césaire, A., Discourse on Colonization, cité par Nandy, op. cit., p. 210. 14. Jungk, R., Brighter than a Thousand Stars, in Visvanathan, S., in Nandy, Science, Hegemony and Violence, p. 131. 15. Polanyi, M ., Personal Knowledge. Chapitre 16 1. Polanyi, M ., Personal Knowledge, p. 266.
443
2. 3. 4. 5. 6.
Ibid., p. 286. Ibid., p. 266. Popper, K., The Logic of Scientific Discovery, p. 38. Whitehead, A. N., Science and the Modern World, 405. Passmore, J., Science and its Critics, p. 57.
Chapitre 17 1. Comford, F. M., From Religion ta Phi/osophy, p. 13. 2. Hésiode, cité par ibid., p. 5. 3. Comford, Ibid., p. 14. 4. Flew, A., Evolutionary Ethics, p. 59. 5. Sprigge, T. L. S. , « The deflnition of a moral judgement », in Wallace et Walker, The Definition of Morality, p. 145. 6. Hux ley, T. H., in Huxley, T. H. et Huxley, J. S. (éd.), Touchsomes of
Ethics. 7. Simpson, G, G., The Meaning of Evolution, p. 307. 8. Monod, Le Hasard et la Nécessité, p. 220. 9. Huxley, T. H . et Huxley, J. S., (éd.), Touchsomes of Ethics, p. 133. 10. Needham, J., Order and Life, p. 144-145. Il. Monod, Le Hasard et la Nécessité, p. 220. 12. Simpson, G . G., The Meaning of Evolution, p. 314. 13. Waddington, C. H., The EthicalAnimal, p. 177. 14. Simpson, G. G ., op. cit., pp. 306, 347. 15. Monod, op. cit., p. 220. 16. Huxley, T. H., et Huxley, J. S., op. cit., p. 126. 17. Leopold, A., A Sand County Almanach, pp. XVIII-XIX. 18. Gerard, R., « The biological basis of ethics », pp. 92-120. Chapitre 18 1. Ravetz, 1., Scientific Knowledge and its Social Problems, p .. 150. 2. Brown, H., Perception, Theory and Commitment, p. 23. 3. Carnap, R., «Testability and Meaning », pp. 419-471. 4. Popper, K., Objective Knowledge, pp. 34-35. 5. Koestler, A., The Cod that Failed, p. 68. 6. Popper, K., op. cit., p. 37. 7. Medawar, P. B ., Platos Republic, p. 107. 8 . Lakatos, I. « Methodology of scientific research programmes » , 10 Lakatos et Musgrave, Criticism and the Crowth of Knowledge, p. 119. 9. Ibid. , p. 179. 10. Kuhn, T., in Lakatos et Musgrave, op. cit. , p . 6. 11. Watkins, J., in Lakatos et Musgrave, op. cit., p. 27. 12. polanyi, M., Personal Knowledge, p. 289. 13. Evans-Pritchard, Éd., Witchcraft, Oracles and Magie among the Azande, p. 335, cité par polanyi, op. cit., p. 289, 14. Polanyi, M., op. cit., p. 289.
444
15. Ibid., p. 291. 16. Ibid., p. 291. 17. Ibid., p. 287. 18. Evans-Pritchard, E., op. cit., in Polanyi, M ., op. cit., p. 287. 19. Lakatos, 1., in Lakatos et Musgrave, op. cit., pp. 100-101. 20. Polanyi, M., op. cit., p. 294.
Chapitre 19 Hughes, J. D., «Gaia an ancient view of the planet» , pp. 54-60. Platon, cité par Hughes, J. D., op. cit., p. 54-60. Hughes, J. D., op. cil., pp. 54-60. Morgan, T., in Worster, D ., Nature's Economy, p. 38 . 5. Dobzhansky, T., Mankind Evolving, in Thorpe, W. H., Science, Man and Morais, p. 12. 6. Ricqles, A. de, in Noël, E. (éd.), Le Darwinisme aujourd'hui, p. 64. 7. Suess, E., Die Entstehung der Alpen, p . 98. 8. Lamarck, J. P., in Grinewald, J., in Bunyard et Goldsmith, Gaia - The Thesis, the Mechanisms and the Implications, pp. 98-99. 9. Suess, op. cil., pp. 98-99. 10. Vernadsky, v., «Sketch for a history of the Biosphere », cité par Grinevald, Ibid., pp. 98-99. 11. Lovelock, 1987, p. 87. 12. Lovelock, ibid., p. 87. 13. Lovelock, ibid., p. 87. 14. Margulis et Sagan, 1983, pp. 160-167. 15. Lovelock, 1979, p. 10. 16. Lovelock, 1979, p. 10. 1. 2. 3. 4.
Chapitre 20 1. Woodger, J. H., Biological Principles, p. 300. 2. Whorf, B . L., Language, Thought and Reality, p. 20. 3. Eliade, M ., The Sacred and the Profane, pp. 73-74, trad. française: Le
Sacré et le Profane. 4. Gesell, A., «Studies in Child Developement» cité par Sinnott, E., Ce/l and Psyche, pp. 63-64. 5. Bergson, H., L'Évolution créatrice, in Chaitanya, K., The Biology of Freedom, p. 215 . 6. Sinnott, E., Ce/l and Psyche, p. 60. 7. Ibid. , p. 60. Chapitre 21 1. Haeckel, E., Histoire de la création des êtres organisés, pp. 204-229. 2. MacLean, cité dans Koestler, 1989, pp. 277-278. 3. Hearn, L., Japan : an Attempt al Interpretation, p. 38.
445
4. Radcliffe-Brown, A. R., Structure and FUllction in Primitive Society, p. 166. 5. Eliade, M ., Le Mythe de l'éternel retour.
Chapitre 22 1. Darwin, F., The Life and LeI/ers of Charles Darwin, p. 345. 2. Simpson, The Memling of Evolution, p. 212. 3 . Dobzhansky, T. , « Studies in the philosophy of biology», in van Dobben, W. H. et Lowe-McConnell, R., Unifying Concepts in Ecology, p. 322. 4. Thorpe, W. H., cité par Koestler et Smythies, Beyond Reductionism, p.393. 5. Weiss, P., in Koestler et Smythies, Beyond Reductionism, p. 46. 6 . Ibid., p. 46. 7. Dobzhansky, op. cit., pp. 322-324. 8. Monod, J., Le Hasard et la Nécessité, p. 159. 9. Monod, op. cit., p. 159. 10. Bridges, B., <<Environmental genetic hazards», pp. 19-24. Il . Dawkins, R. , The Selftsh Gene, p. 19. 12. Stanner, W. E. H ., «The Drearning », in Harnmond, An Introduction in Cultural and Social Anthropology, pp. 289-290. 13. Odum, E., Basic Ecology, p. 47. 14. Orians, G. H., « Diversity, stability and maturity in natural ecosystems », in van Dobben and Lowe-McConnell, Unifying Concepts in Ecology, pp. 139- 150. 15. Holling, C. S., «Resilience and Stability of Ecosystems», in Jantsch et Waddington, Evolution and Consciousness, p. 8 1. 16. Holling, op. cit., p. 91. 17. Waddington, C. H ., in Jantsch et Waddington, op. cit., p. 24.
Chapitre 23 1. Roszak, T., Where the Wasteland Ends, p. 143. 2. Berman, M., The Re-Enchantment of the World, p. 16. 3. La Barre, w., The Human Animal, p. 283. 4. Calow, P., Biological Machines, pp. 5-6. 5. Woodger, J. H ., Biological Principles, p. 264. 6. Ibid., p. 270. 7. Ibid., pp. 229-230. 8. Polanyi, M., Personal Knowledge. 9. Worster, D., Nature's Economy, p. 42. 10. Stallneck, N., Strange Seas ofThought, pp. 91-92. II . Helier, E., The Desinherited Mind, p. 6. 12. Wordsworth, in Worster, D ., Nature's Economy, p. 82. 13. Cf. Driesch, 1908. 14. Bergson, H ., L'Évolution créatrice, p. 12. 15. Ibid., p. 98.
446
16. Needham, J., arder and Life, p. 117. 17. Lovelock, J., «The Gaia Hypothesis », p. 35. 18. Lovelock, J., The Practical Science of Planeta ry Medicine, p. 31. Chapitre 24 1. Bern ard, C ., Leçons sur les Phénomènes de la Vie communs aux animaux et aux végétaux, p. 22 1. 2. Fredericq, L., Lutte pour l'existence chez les Animaux, p. XXXv. 3. Cannon, w., The Wisdonz of the Body, p. 22. 4. Ibid. , p. 22. 5. Ibid., p. 24. 6. Ibid., p. 23 . 7. Ibid., p. 25. 8. Patten, B. C. et Odum, E. P., « The cyhernetic nature of ecosystems», pp. 886-895. 9. Rappaport, R., Pigsfor the Ancestors, p. 4. 10. Reichel-Dolmatoff, G ., « Cosmology as ecological analysis », pp. 4-11. Il. Harding, T., « Adaptation and stability», p. 54. 12. Patten, B. C., et Odum, E. P., op. cit., pp. 886-895. 13. Patten et Odum, ibid. 14. Odum, E. P. , Basic Ecology, p. 46. 15. Odum, H ., Environment, Power and Society, p. 331. 16. Simberloff, D. S. et Wilson, E. O . L., <<Experimental zoogeography of islands », pp. 278-290. 17. Heatwold, H . et Levins, R ., « Trophic structure stability and faunal change during recolonization », pp. 53 1-534. 18. Putman, S. D. et Wratten, R. J., Principles of Ecology, pp. 343-344. 19. Sagan, D. et Margulis, L., « The Gaian perspective of ecology », pp. 160- 167. 20. Lovelock, J., Gaia: A New Look on Life on Eanh, p. 10.
Chapitre 25 1. Waddington, C. H., The Evolution ofan Evolutionist, pp. 221-222. 2. Orians, G. H., in van Dobben et Lowe-McConnell, Unifying Concepts in Ecology, pp. 139-150.
Chapitre 26 1. Monod, J., Le Hasard et la Nécessité, p. 121. 2 . Huxley, J ., Evolution in Action, p. 165, cité par C haitanya, K. , The Biology of Freedom, p. 83. 3. Broadhurst, A. et Ramsay, W. R. , « The non-randomness of attempts at random responses », pp. 300-304. 4 . Beer, S., « Beyond the twilight arch », p. 12. 5. Riedl, R., arder in Living Organisms, p. 69.
447
6. Waddington, C. H., The Listener, cité par Koestler, Janus, p. 173. 7. Bernai, J. D., The World, the Flesh and the Devit, p. 66. Chapitre 27 1. Sherrington, Sir c., Man on his Nature, p. 104. 2. Barcroft, J., The Brain and its Environment, pp. 73-81. 3. Ibid., pp. 73-81. 4 . Beer, G . de, Embryos and Ancestors, p. 16. 5. Haan, B. de, Animal Psychology, p. 59. 6. Oatley, K., Perceptions and Répresentations, p. 166. 7. Stent, G., Paradoxes of Progress, p. 118. 8. Monod, J., Le Hasard et la Nécessité, cité par Stent, G ., Paradoxes of Progress, p. 118.
Chapitre 28 1. Holst, E. von, «Vom Wesen der Ordnung in Zentralbervensystem», cité par Bertalanffy, L. von, General Systems Theory, p. III. 2. Lorenz, K., Die angeborenen Formen moglicher Erfahrung z. Tierpsychalogie, p. 235. 3. Granit,. R., «Adaptability of the nervous system and ils relation to chance, purposiveness and causality», pp. 1372-1387. 4. Linton, R., in Kardiner, A., The Psychological Frontiers of Society, pp. 47- 100. 5. Hardy, Sir A., The Living Stream, p. 176 . Chapitre 29 1. Merrell, D. J., Ecological Genetics, p. 90. 2. Ibid., p. 89. 3. Ibid., pp. 89-90. 4 . Bertalanffy, L. von, «Chance or Law? », in Koestler et Smy thles, Beyond Reductionism, p. 66. 5. Woodger, J. H., Biological Principles, pp. 149-150. 6. Grassé, P.-P., L'Évolution du vivant, p. 359. Chapitre 30 1. Johnson, C. G., «The aerial migration of insects », pp. 132-138. 2. Kalmus, H., Regulation and Control of Living Systems, p. 157. 3. Hull, C. L., A Behaviour System, p. 224. 4 . Dixon, M. et Webb, E. C., Enzymes, in Thorpe, Science, Man and Morais , p. 45. 5. Ibid., p. 45. 6. Waddington, C. H., in Koestler et Smythles, Beyond Reductionism, p. 381. 7. Grassé, P.-P., L 'Évolution du vivant, p. 180.
448
Chapitre 31 1. Sherrington, Sir c., Man on his Nature, p. 8. 2. Herrick, C. J., The Evolution of Human Nature, pp. 253-254. 3. Skinner, B. F., Verbal Behaviour, p. 163, cité par Koestler, The Ghost in the Machine, p. 169. 4. Ibid., p. 438, in ibidem, p. 169. 5. Ibid. , p. 439, in ibidem, p. 169. 6. Ibid., p. ISO, in ibidem, p. 169. 7. Polanyi, Personal Knowledge, p. 150. 8. Oatley, K., Perceptions and Representations, p. 116. 9 . Herrick, C. J., The Evolution of Human Nature, p. 358. 10. Krechevsky, 1., «Hypothesis Versus Chance in the Pre-Solution Period in Sensory D iscrimination », cité par Herrick, C. J., op. cit., p. 358. Chapitre 32 1. Herrick, C. J., The Evolution of Human Nature (éd. 1954), p. 368. 2. Nandy, A communication personnelle. 3. Binet, A. et Simon, T. H., «The Development of Intelligence in Children», cité par Chaitanya, K., The Psychology of Freedom, p. 230. 4. Heim, A. The Apparaisal of Intelligence, p. 230. 5. Harlow, H. F., « The Evolution of learning», cité par Roe et Simpson, Behaviour and Evolution, pp. 269-290. 6. Ibid., pp. 269-290. 7. Hingston, R. W. G., Problems of Instinct and Intelligence among Tropical lnsects, p. 287. 8. Ibid., p. 287. 9. Ibid., p. 285. 10. Cuénot, L., L'Évolution biologique, p. 222. Il. Piaget, J., Biologie et Connaissance, p. 66. 12. Sherrington, Sir c., Man on his Nature (éd. (975), pp. 93-94. 13. Ramon y Cajal, S., cité par Sherrington, op. cit., p. 108. 14. Darwin, C., On the Origin ofSpecies, p. 167.
w.,
Chapitre 33 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
Jantsch, 1980, p. 309. Jantsch, ibid., p. 309. Jantsch, ibid., p. 307. Jantsch, ibid., p. 308. Herrick, 1954, p. 289. Thorpe, 1965 p. 97. Huxley cité dans Thorpe, ibid., p. 62.
Chapitre 34 1. Castle cité dans Sampson, R. Neil, Farmland or Wasteland, Rodale Press, PA, p. 82.
449
2. Medawar, P. B., The Hope of Progress, pp. 244-261. 3. Ward, L., The Psychic Factors of Civilization, pp. 244-261, cité par Worster, D., Natures Economy, p. 175. 4. Ibid., pp. 244-261, cité par ibid., p. 175. 5. Bakeless, J, « Our land as it was», pp. 247-249. 6. Lee, R. B., Man the HunIer, in Vayda, A., Environment and Cultural Behaviour, pp. 47-79. 7. Park, M., Voyages dans l'intérieur de l'Afrique. 8. Bowles, B. D., «Underdevelopment in agriculture in colonial Kenya », in Bethwell et Ogot, Ecology and Hislory in East Africa, pp. 195-21.5. 9. Bernier, P., Voyages de François Bernier. 10. Post, L. van der, The Lost world of the Kalahari, p. 253. Il. Ch' ien Lung, cité par Toynbee, A., A Study in History, p. 161. 12. Katz, S. H., et Young, M. V, «Biological and social aspects of breastfeeding », pp. 75-85. 13. Ibid., pp. 75-85 . 14. Lovelock, J., The Practical Science of Planetary Medicine, p. 183. 15. Wilson, C, Man's Impact on the Global Environment, pp. 123-126. 16. National Academy of Sciences, Policy Implications ofGloba Warming, pp. 57-63.
Chapitre 3S J. 2. 3. 4. 5.
Eliade, M., The My th of the Eternal Return, pp. 55-56. Pittendrigh, C., «Adaptation, Natural Selection and Behaviouf», p. 394. Bertalanffy, L. von, Modem Theories of Development (éd. 1933), p. 9. Weiss, P., A Science of Life, p. 25. Morin, E., La Méthode, Vol. I, p. 78.
Chapitre 36 1. 2. 3. 4.
Jones, W. H. S., « Philosophy and Medicine in Ancient Greece », pp. 1-10. Egerton, P., « Changing concepts of the balance of nature », p. 333. Forbes, S. A., «On sorne interactions of organisms », pp. 11-1 8. Allee, Emerson, Park, Park et Schmidt, Princip les of Animal Ecology,
p. 728. 5. McKinney, H. L., « Alfred Russell Wallace and the discovery of natura! selection », pp. 345-346. 6. Saint-Pierre, S. H. B. de, Études de la Nature, p. 244. 7. Lamarck, J. P., in Piaget, Biologie et connaissance, p. 65. 8. Passmore, J. Science and its Critics, p. 65.
Chapitre 37 1. Patai, R., Man and Temple in Ancient Jewish My th and Ritual, p. Il . 2. Frazer, Sir J., Creation and Evolution in Primitive Cosmogony, p. 16. 3. Campbell, cité par Frazer, op. cit., p. 16.
450
4. Steinberg, L., Die Religion der Gijaker, cité par Frazer, op. cil., p. 17. 5. Comford, F. M., From Religion to Philosophy, p. 78. 6. Warren, W. W., History of the Ojibways, pp. 47-48, cité par Frazer, op. cit., p. 18.
Chapitre 38 1. Hall, A D. et Fagen, R., G., Definition of System, pp. 18-28. 2. Koestler, A , in Koestler et Smythies, Beyond RedLictionism, p. 197. 3. Jantsch cité dans Jantsch et Waddington, Evolution and Consciousness: Our Human System in Transition, p. 38 4. Monod, J., Le Hasard et la Nécessité. 5 . Weiss, P., Hierarchically Organized Systems in Theory and Practice, p. 99. 6. BertaJanffy, L. von, Théorie générale des systèmes. 7. Op. cit., «Modem Theory of Development », pp. 184-185 . 8. Odum, E. P., Basic Ecology, p. 3-4. 9. Weiss, P., A Science of Life, passim. 10. Koestler, A Janus , pp. 23-56. 11. Begon, M., Harper, J. et Townsend, C., Ecology. 12. Whyte, L. L., Wilson A et Wilson D., Hierarchical Structures. 13. Pattee, H. H., Hierarchy Theory. 14. Macko, D. et Mesarovic, M. D., « Foundations for a scientific theory ofhierarchicaJ systems" , in Whyte, L., Hierarchica/ Structures, p. 29. 15. Grene, M., « One Word, how many Concepts », cité par Whyte, op. cit., p. 56.
Chapitre 39 Worster, D., Natures Economy, p. 37. White, G., The Natura/ His/ory of Se/borne, cité parWorster, op. cit., p. 7. Darwin, C., De l'origine des e'pèces, in Worster, op. cit., p. 156. Ospovat, D., The Development of Darwin 's Theory, pp. 60-85 . Warming, J. E. , The Oecologie of Plants, pp. 82-95. 6. Pound, R., « Symbiosis and Mutualism », American Naturalist (1893), pp. 509-520. 7. Adams, C. C., « The new naturaJ history ecology», pp. 1149- 1169. 8. Boucher, D. H. et Vandermeer, J. H., « Varieties of mutualistic interactions in population models», pp. 549-558. 9. Boucher, D. H. et Risch, S., « What ecologists look for », p. 8. 10. Boucher, D. H. (éd.), The Biology of Mutualism, p. 6. Il. Boucher, D. H. , James, S. et Keeler, K. H., « The Ecology of MutuaIism », pp. 3 15-347. 12. McNaughton, S. J., «Grazing as an optimization process, », pp. 695702. 13. Owen, D. F. et Wiegert, R. G., « Mutualism between grasses and grazers », pp. 376-491. 1. 2. 3. 4. 5.
451
14. Mattson, W. 1. et Addy, N. D ., « Photophagous insects as regulators of forest primary production », cité par Owen et Wiegert, op. cit., pp. 376-491. 15. Boucher cité par Boucher, D . H. (éd.), The Biology of Mutualism, p. 22. 16. Janzen, D . H., « The natural history of mutualism », in Boucher (éd.), The Biology of Mutualism, p. 20. 17. Boucher, D. H., in Boucher (éd.), op. cit. , p. 22.
Chapitre 40 1. Darwin, C., On the Origin of Species, p. 126. 2. Kropotkine, P., Mutua/ Aid, pp. 5-6. 3. Boucher, D. H., in Boucher (éd.), The Bi% gy of Mutualism. 4. Ricklefs, R. F., Ecology. 5. Dawkins, R., The Selfish Gene (éd. 1976), p. 140. 6. Merrell, D. J., Ecologica/ Genetics (éd. 1981), p. 425. 7. Connell, J . H., « Diversity and the co-evolution of competition», pp. 131-138. 8. Price, P. W., in Gaud, Priee et Siobodchikoff, The New Ec%gist, p. 354. 9. Augros, R. et Stanciu, G., The New Biology, p. 93. 10. Shaw, C., cité par Eibl-Eibesfeldt, 1., « The Fighting Behaviour of Animais », p. 116. II. Eibl-Eibesfeldt, 1., « The Fighting Behaviour of Animais ». 12. Vayda, A. P., « Maori Warfare », in Bohannan (éd.), Environment and Cultural Behaviour, p. 367. 13. Engels, F., cité par Worster, D., Natures Economy, p. 148. 14. Zuckerrnan, S., The Social Life of Monkeys and Apes, pp. 94-97.
Chapitre 41 1. Radcliffe-Brown, A. R., Structure and Function in Primitive Society, p. 181. 2. Bertalanffy, L. von, Modem Theories of Deve/opment, p. 123. 3. Ungerer, E., Der Aufban des Naturwissens Pëdagogische Hochschule, cité par Bertalanffy, op. cit., p. 12. 4 . Radcliffe-Brown, A. R., Structure and Function in Primitive Society, p. 181, voir en général, pp. 178-187. 5. Ibid., p. 186. 6. Putman, S. D. et Wratten, R. J., Principles of Ecology, p. 268. 7. Odum, E. P., Basic Ec%gy. 8. Monod, J., Le Hasard et la Nécessité, pp. 115-116.
Chapitre 42 1. Boyden, S., «Evolution and health», pp. 304-309.
452
Chapitre 43 1. McIntosh, R., «Sorne problerns of theorical ecology", in Saarinen, E., Conceptuallssues in Ecology, pp. 21 -22. 2. Odurn, E. P., Basic Ecology, p. 225. 3. Ibid., p. 225. 4. Washburn, S. et Lancaster, C., «The evolutio n of hunting», in Lee et Devore, Man the Humer, p. 293. 5. Jackson, W. , communication personnelle. 6. Boyden, S., <<Evolution and health », pp. 304-309.
Chapitre 44
1. Weiss, P. A., Science of Life, p. 36. 2. Shilpp, P. A. (éd.), Albert Einstein, Philosopher ScientÎst, p. 257. 3. Ashrnore, J., « Technology and the hurnanities », in Chaitanya, K., The Biology of Freedom, p. 120. 4. Weiss, P., A Science of Life, p. 5. 5. Waddington, C. H., p. 336, in Chaitanya, K., The Biology of Freedom, p.208. 6. Harnberger, v., «Regeneration », p. 67. 7. Weiss, P., «The living system, determinisrn stratified », in Koestler et Srnythies, Beyond Reductionism, p. 38. 8. Rapoport, A., dans Behavioural Sciences. 9. Wadclington, C. H., in Waddington (éd.), Toward a Theorical Biology, p.336. 10. Ibid., p. 337. Il. Singh, Rév. J. A. L. et Zing, R. M., WolfChiidren and Ferai Man. Chapitre 45
1. Woodger, J. H., Biological Principles, p. 295. 2. Odurn, E. et Patten, B. C., « The cybernetic nature of ecosystems », pp. 886-895. 3. Weiss, P., A Science of Life, p. 82. 4. Nisbet. 5. Wing-Tsit-Chan.
Chapitre 46 1. Epstein, S. S., The Politics of Cancer, 1978, Sierra Club, San Francisco. 2. Darnon, A., Human Ecology in the Solomon Islands, pp. 19 1-2 16. 3. Prior, 1., et aUi, Migration and Gout : The Tokelan Islands Migration Study, pp. 457-46 1.
Chapitre 47 1. Banfield, E. C., The Moral Basis of a Backward Society, pp. 65-66.
453
2. Lux, K., Adam Smith~ Mistake, p. 195, citant A. D. M . H . A. 3. Populations Trends, 1990. 4. Dalrymple, T., « Nasty, British and Short », pp. 9-10. 5. Ibid., pp. 9- 10. 6. Ibid., pp. 9-10. 7. Lewis, O., « The Culture of Poverty», pp. 19-25. 8. Dickey, L., « Historicising the Adam Smith Problem », cité par Lux, op. cit., p. 107. 9. Pattison, J., et Kim, P., The Day America told the Truth, p. 197, cité par Tistall, S., p. !O. 10. Taylor, J. , Daily Telegraph, 1990. II. Cloward, R. et Ohlin .. L. E., Delinquency and Opportunity, pp. 164-176. 12. Merton, R. K., Social Theory and Social Structure, pp. 142-144. 13. Durkheim, E., Le Suicide. Chapitre 48 1. Hall, R. H., « Beware of these fabricated foods », p. 5. 2. Forrester, J. W., « Alternatives to catastrophe », pp. 4-9. 3. Wilson, E. O., « Sociobiology », pp. 341-345. Chapitre 49 1. Frank!, V. E., « Reductionism and Nihilism », in Koestler et Smythies, Beyond Reductionism, p. 400. 2. Ibid., pp. 398-399. 3. Roszak, T., Where the Wasteland Ends, p. 180. 4. Mo nod, J., Le Hasard et la Nécessité, pp. 224-225. 5. Stent, G ., ParadoXJ of Progress, p. 127. ChapitreSO 1. Wynne-Edwards, V. C., «Population control in animaIs» , pp. 68-74.
2. Ibid., pp. 68-74. 3. Ibid., pp. 68-74. 4. Reichel-Dolmatoff, G., « Cosmology as ecological analysis» , pp. 4-11. 5. Ibid., pp. 4-11. ChapitreS1 1. Piaget, J., Biologie et Connaissance, p. 36. 2. Piaget, J . et Inhelder, B. , « The Gaps in empiricism. », in Koestler et Smythies, Beyond Reductionism, p. 145. 3. Ibid. , p. 145. 4. Cf. Clements, Frederic, Plant Succession, 1916, Washington. D. C. 5. Worster, D., Natures Economy, p. 202. 6. McIntosh, R. P., « A. Gleason, individualistic ecologist», p. 255.
454
7. Tansley, A ., «The use and abuse of vegetational concepts and terms», pp. 284-301. 8. Malin, J., «Soil, animal and plant relations of the grassland », cité par Worster, Nature's Economy, p. 202. 9. Ibid., p. 245. 10. Ricklefs, R. F., Ecology (éd. 1980), p. 726. Il. Putman, S. D. et Wratten, R. J., Principles of Ecology, p. 97 12. Ricklefs, op. cil., p. 729. 13. Putman et Wratten, op. cil., p. 100.. 14. Ibid., pp. 101-103. 15. Ibid., pp. 101-103. 16. Ibid., p. 103. 17. Ibid., pp. 103-104. 18. Odum, E . P., Basic Ecology, pp. 442-446. 19. Ibid., Fundamentals of Ecology, p. 151. 20. Ibid., pp. 150-151. Chapitre 52 1. 2. 3. 4. 5.
May, R., Slability and Complexity in Model Ecosyslems, p. 39. Prigogine, 1., et Stengers, L, La Nouvelle Alliance, p. 178. May, op. cil., p. 52. Ibid., p. 49. Ibid., p. 173.
Chapitre 53 1. MerrelI, D. J. et UnderhilI, J. c., « Selection for. DDT resistance in inbred laboratory », pp. 140-142. 2. Waddington, C. H., The Evolution of an Evolutionist, p. 69. 3. Jurion, F. et Henry, J., Can Primitive Farming be Modernized ?, pp. 4449, cité par Freeman, P., Subsislence Agriculture, p. 36. 4. Scott, J., «The Subsistence ethic », pp. 75-76. Chapitre 54 1. Coleman, J. S., The Adolescent Society, p. 103. 2. Ministère de l'Éducation des États-Unis, 1964. 3. Raum, O. F. in Middleton, J. (éd.), From Child 10 Adult, p. 93 4. Waddington, C. H., The Evolution of an Evolutiollist, pp. 285-286. 5. Read, M ., « Education in Africa », in Middleton, J. (éd.), From Child to Adult, p. 275. 6. Coleman, J. S., op. cit., p. 3. Chapitre 55 1. Stanner, W. E. H., «The Drearning», in Hungerford, T. A. G., Australian Signposls, pp. 51-65.
455
2. Wheeler, Sir RE. M., Early India and Pakistan, pp. 112-113. 3. Armelagos, G. et McArdle, A., « The Role of culture in the control of infectious diseases», pp. 179- 182. 4 . Dubos, R., «Will man adapt to megalopolis?» pp. 12-15. 5. Rappaport, A., «Culture and Environment », p. 270. 6. Krige, E. J., The Social System of the Zulus, pp. 39-53. 7. Jaulin, R, <<Ethnocide», pp. 12-15. 8. Geist, v., «About natural man and environment design », pp. 331-350. 9. Lévi-Strauss, c., Tristes Tropiques, pp. 220-221. 10. Hildyard, N., «B uilding for coUapse», pp. 46-53. Il. Blake, P., « Can technology solve the housing crisis? », cité par Hildyard, op. cit. , pp. 46-53. 12. Mumford, L., The My th of the Machine, cité par Dubos, R., « Will man adapt to megalopolis», pp. 12-15. 13. Goldsmith, K., communication personnelle. 14. Coosmaraswamy, A., Symbolism in IndianArchitecture, p. 8. 15. Plutarque, cité par Comford, From Religion to Philosophy, p. 53. 16. Eiseman, E, Bali : Sekala and Niskala, p. 5. 17. Rei che l-Dolmatoff, G ., «The Kogi lndians and the Environment», pp. 16-21. 18. Patai, R, Man and Temple in Ancient Jewish My th and Rilual, p. 116. 19. Ibid., p . 114. 20. Laflesche, E, Who was the Medicine Man ?, p. 8, in Cornford, E M., From Religion to Philosophy, p. 69.
Chapitre 56 1. Gerard, cité par Whyte, Wilson and Wilson, dans Hierarchical Structures, p. 224. 2. Gerard, ibid., p. 224. 3. Anaximandre, cité par Cornford, E M ., From Religion to Philosophy, p. 8. 4. Comford, op. cit., p. 10. 5. Hildebrand, M. von, « An Amazonian Tribe's View of Cosmology», in Bunyard et Goldsmith, Gaia, the Thesis, the Mechanisms and the ImpLications, pp. 186-236. 6. Hildyard, Anne, communication personnelle. 7. King, EH., Farmers of Forty Centuries, p. 48. 8. Polanyi, K., The Great Transformation, p . 53. 9. Ibid., p. 53. 10. Sahlins, M., « Tribal Economies», in Dalton, G. (éd .), Economie Development and Social Change, pp. 43-61. II . Liedloff, Jean, communication personnelle. 12. Park, M., Voyages dans l'intérieur de L'Afrique, p. 154. 13. Sahlins, M., op. cit., pp. 43-61. 14. Thumwald, R, Die MenschLiche GeseUschaJt, p. 163. 15. Ibid., p. 49, et en général pp. 46-61. 16. Sahlins, op. cit., pp. 43-61.
456
17. Akpala, A., «Problems in initiating industrial labour in a pre-industrial community », pp. 291-301. 18. Huber, P. B., « Organizing production and producing organization », in Fisk (éd.), The Adaptation of TraditioflaL Ag ricuLtu re, pp. 158-179. 19. Huber, ibid., p. 174. 20. Kaberry, P. , AboriginaLWomen, p. 33. 21. Malinowski, B., « Anthropology as the oasis of social science », p. 232. 22. Malinowski, B., cité par Dalton « Economic Theory and Primitive Society », pp. 1-25. 23. Polanyi, K., The GreaI Transformation, p. 46. Chapitre 57 1. Cornford, F. M., From Religion to Philosophy, p. 167. 2. Reichel-Dolmatoff,: G., « Cosmology as ecological analysis », pp. 4-11. 3. Ibid., pp. 4-11. 4. Douglas, M., The LeLe of the Kasai, pp. 62-87. 5. Garine, I. de, cité par Fischer, C., L'Homnivore, p. 50. 6. Liedloff, J., communication personnelle. 7. Skolimowski, H., TechnoLogy and Huma n Destiny, p. 15. 8. Fernea, R., Shayk and Effendi, p. 315. 9. Voelcker, J. A., Repo rt on the Improvement of Indian AgricuLture , in Dogra, 1983, pp. 84-87. 10. Hume, A. O., AgricuLturaL Reform in India, cité par Dogra, 1983, p. 84. II . Mann, R. B., « Time Running Out », pp. 48-53. 12. Payer, c., The World Bank MonthLy Press Review, New York., 1982, p. 33. 13. World Bank [Banque mondiale] , 198 1, AcceLerated DeveLopment in Sub-Saharan AgricuLture, p. 35. 14. Sharp, R. L., « Steel axes for stone age Australians », in Hammond (éd.), An Introduction to CuLturaL and SociaL AnlhropoLogy, pp. 84-95. 15. Sachs, W., «Six essays on the archeology of development », in McCully, P., «The Case Against Climate Aid», pp. 249. 16. Keyes, R., « We, the lonely people », in Mathes, J. C. et Gray, D., «The Engineer, as social radicai», pp. 119-125. 17. Mathes, J. C. et Gray, D., «The Engineer, as social radical », pp. 11 9-125. 18. McCully, P., «The Case Against Climate Aid », p. 249. 19. Ravetz, J., Scientific KnowLedge and its SociaL ProbLems, p. 63. 20. Medawar, P. B, The Hope of Progress, p. 125. 21. Nelkin, D., «Threats and promises», in Holton, G. et Morrison, R. S ., The Limits ofScientific Inquiry, pp. 191 -209. 22. Shapiro, E. et Beckwith, 1969, p. 1337, cité par Roszak, T., Where the WasleLand Emis, pp. 239-240. 23. Baltimore, D., « Umiting Science», in Holton, G. et Morrison, R. S., The Limits of Scientific Inquiry, pp. 37-45. 24. Chargaff, E., Letter to Science, in Culliton, B. J. , « Science Restive public », in Holton, G. et Morrison, R. S. , The Limits of Scientific Inquiry, pp. 15 1-152. 25. Cavalieri, L. F., The DoubLe-Edged HéLix, p. 64.
457
26. Abian, A., «Hate Winter? Here's Man's Solution: Blow Up the Moon », Wall Street Journal, 22 avril 1991, pp. 1 et 7. Chapitre 58 1. Armstrong, W. E., « Rossel Island money», pp. 424429. 2. Mauss, M ., Le Don. 3. Malinowski, B., Argonauts of the Western Pacifie, pp. 156- 194. 4. Dalton, G (éd.)., Tribal and Peasant Economies, pp. 44-65. 5. Douglas, M . «Raffia cloth distribution in the Leie Economy », in Dalton, op. cit., pp. 103-122.
Chapitre 59 Odum, E. P., «The strategy of ecosystems development», pp. 262-270. Malinowski, B., Argonauts of the Western Pacifie, p. 176. Polanyi, K, The Great Transformation, p. 57. Gandhi, M. K, An Autobiography, p. 350. Polanyi, K, op. cit., p. 56. Ibid., p. 78. 7. Ibid., p. 160. 8. Salaman, R. N., The History and Social Influences of the Potato, p. 293. 9. Lux, K, Adam, Smiths Mistake, p. 107. 1. 2. 3. 4. 5. 6.
Chapitre 60 1. Maine, Sir H. S ., Ancient Law. 2. Fustel de Coulanges, N. D., La Cité antique, p. 194. 3. Cf. Morgan, cité par Worster in Nature s Economy, 1977 4. Lods, A. , Israel, p. 392. 5. Cf. Tonnies, Ferdinand, Communauté et Société. 6. Pappenheirn, E , in Jones, «Beyond Industrial Society », pp. 141-147. 7. Rappaport, R. A ., Ec%gy, Meaning alld Religion, p. 146. 8. Voir The Ecologist, The UN Food and Agricultural Organization (FAO), «Promoting World Hungef», Vol. 21, n° 2, mars/avril 1991. 9. Clastres, P., La Société contre l'État, p. 170. 10. Lowie, R., Primitive Society, pp. 344-345. 11. Diamond, S., ln Search of the Primitive, p. 142. 12. Clastres, op. cil., p. 174. 13. Banfield, E. c., The Moral Basis ofa Backward Society, pp. 83-84. 14. Ibid., pp. 155-156. 15. Diamond, S., op. cÎt., p. 145. 16. Popenoe, D., <
458
Chapitre 61 Sheldrake, R., The Presence of the Past, pp. 150-154. Harrison, J., Themis, p. 517. Ibid., p. 517. Anaximandre, cité par Comford, F. M., From Religion to Philosophy, p. 8. 5. Comford, F. M., op. cit., p. 12. 6. Hérodote, cité par Comford, op. cil., p. 12. 7. Jamblique, cité par Comford, op. cit., p. 54. 8. Homère, cité par Harrison, op. cil., p. 532. 9. Groot, J . J. M. de, The Religion of the Chinese, cité par Cornford, op. cit., p. 45. 10. De Groot, ibid., p. 174. II. Needham, J., The GreatTItration, pp. 36-37. 12. Yu-Lan, Feng, A Short History of Chinese Philosophy, cité par Peerenboom, «Beyond naturalism ", p. 4 . 13. Ibid.,p.5. 14. Chan, Wing-Tsit, A Source Book in China Philcsophy, cité par Peerenboom, op. cil., p. 9. 15. Morenz, S., Egyptian Religion, p. 113. 16. Ibid., p. 114. 17. Bloomfield, M., The Religion of the Veda, p. 175. 18. Chaitanya, K., « A Profounder ecology », pp. 127-128. 19. Ibid., pp. 127-128. 20. Hocart, A. M., Kings and Councillors, p. 142. 21. Eiseman, F., Bail, Sekala and Niskala, p. 12. 22. De Groot, 1. 1. M., The Religion of the Chinese, Comford, op. cit., p. 176. 23. Harrison, J., Themis, p. 526. 24. Chantepie de la Saussaye, P. D ., Manuel d'Histoire des Religions, in Comford, From Religion to Philosophy, p. 176. 25. Murray, R, «The Biblical Vocabulary of Justice », p. 1. 26. Murray, ibid., p. 1. 27. Murray, R., ibid., p. 1. 28. Chaitanya, K., op. cil., p. 127-135. 29. Comford, op. cil. , p. 33. 30. Hughes, J. D., «Gaia: an ancient view of the planet », pp. 54-60. 31. Hughes, ibid., pp. 54-60. 1. 2. 3. 4.
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Index
Abian, 336 Ackoff, 21, 60 Adams (1873-1955), 34, 223 Addy, 226 Adler (1870-1937), 108, 276 Adrian (1889-1977), 34 Akpala, 322 Allee (1885-1955), 208, 224 Alrieri, 295 Anaximandre (6W-546 av. J.-c.), 318, 363 Archimède (287-2121211 av. J.-C.), 330 Aristote (384-322 av. J.-c.), 306, 358,408 Armelagos, 307 Armstrong, 339 Asch (1907-1996),85 Ashby (1903-1972),218,2 19 Ashmore, 252 Aspinall (1926-2000), 15 Atlan, 45 Audy, 146 Augros, 233 Augustin (354-430), 97 Bacon (1561-1626), 82, 334 Bahugana, 344 Bakeless, 192 Baltimore, 335 Banfjeld (1916-1999), 265, 359 Barbe-Baker (1889- 1982), 26, 189,375, 390,397 Barcroft (1889-1977),161,162 Bartlett (1886-1969), 68 Bastien, 392, 393 Bates ( 1825-1892), 65 Bateson (1861-1926), 24 Bau, 15 Beer, 158 Bean (1909-1989), 93 Begon,221 Bender, 327 Bentham (1748-1832), 243 Bennett, 319
Berdiaev (1874-1947), 381 Berg, 332
Bergson (1859-1941), 123, 143, 144,408 Berkeley (1685-1759), 86 Berman, 140 Bcrnal (1905-1971), 160 Bernard (1813- 1878),146,147,257 Bernier (1656-1688), 193 Berry, 92 Bertalanffy (1901-1972), 14,22, 39,83, 98,164, 169, 204,218,219, 238 Bettelheim (1903-1990), 95 Binet (1857-1911),181 Birch (1918), 232 Blake (1757-1827), 311 Blau (1828-1879), 327 Bloomfield (1855-1928), 365 Blyth ( 1898- 1964), 58 Bodenheimer (1897-1947), 35 Bohannan (1920),338, 345 Boltzmann (1844-1906), 409 Borkin,131 Boucher, 224, 225, 226, 227, 230 Bougainville (1729-1811),1 80 Bowles, 193 Boyden, 241, 244, 249 Boyle ( 1627-1691), 28 Braharn, 410, 411 Brevedent, 193 Bridges, 134 BriJlouin (1854- 1948), 254, 404, 405, 406, 407, 409,415 Broadhursl, 157 Broglie (1892-1987), 65, 252 Brown, 94, 106, 107 Brucke (1880-1941), 41 Buckle (1821-1862), 352 Bunyard, 14, 15 Burkhardt, 306 Caillois (1913-1978), 372 Cairns, 158, 171 Calow,44, 141 Candolle (1778-1841), 228 Cannon (1871-1945),146,147,148,149, 152
491
Carnap ( 189 1- 1970), 107 Carnot (1796- 1832), 403 Carson ( 1907- 1964), 93 Cavali eri ( 19 19), 336 Césaire (19 15), 95 Chaitanya (1486), 15, 32,39,365,367 Chan ( 1901 - 1993), 364 Chantepie de la Saussaye ( 18 18- 1874), 366 Chargaff ( 1905), 335, 336 Ch' ien Lung, 194 Clastres ( 1934- 1977),356, 358 Clausius ( 1822- 1888), 403 Clements, 284, 285, 286 Cloward, 270 Cobb, 23, 3 16, 342 Cobbett ( 1762-1835), 58 Codrington (1830- 1922), 370 Cohen, 26 1 Cole (1954), 20, 11 9 Coleman ( 1960, 302, 304 Coli nvaux, 38 Connell ,232 Coomaraswamy (1877- 1947), 3 13 Cornford (1874- 1943), 26, 100, 101, 2 15, 3 19,328,363,368,369 Coul anges (1830- 1889), 354 Craik (1826- 1887), 2 1, 68 Crick ( 19 16), 36, 45, 174 Cuénot (1866- 195 1), 183,238 Cummings ( 1894- 1962),70 Cumont (1868- 1947), 400 Curtis, 37, 38 Dalrymple, 267, 268 Dalton, 317, 338, 339 Daly, 23, 3 16, 342 Dama n, 262 Darwin ( 1809- 1882), 24, 44, 65, 90, 92, 132, 166, 167, 184, 185,2 14,2 16,223, 229,230,232,234,235,426 Dawkins ( 194 1), 62, 102,135,23 1 Day ( 1849- 1923), 50 De Beer ( 1899-1 972), 158,1 62 De Groot ( 1854- 192 1), 64, 364, 366 Denys (40 1 av. J.-C.), 358 Descartes (1596- 165 0), 22, 27, 7 1, 83, 140, 14 1,210,334 Devore, 3 17 Diamond ( 1922- 198 1), 358 Dickey, 269 Digby ( 1603 -1 665), 222 Di xon, 174 Dobzhansky ( 1900- 1975), 24, 132, 133, 134, 157
492
Douglas ( 19 13- 1996), 329, 340, 34 1, 373 Driesc h (1867- 194 1), 3 1,1 43, 144, 154, 250 Dri ver, 377 Dubois (1903- 1991), 377, 378 Dubos (1901 - 1982), 50, 308 Durkheim ( 1858- 19 17), 19,266,270,370 Eccles ( 1903- 1997), 257 Eden, 159 Egerton, 208 Eibl-Eibesfeidt, 233 Einstein ( 1879- 1955), 108 Eiseman, 3 13, 366 Eldredge, 133 El iade ( 1907- 1986), 202, 275, 3 13, 375 Eliot ( 1889- 1965), 265 Ellu1 (19 12- 1994), 2 10 Elsasser (1904- 199 1), 75 Elton, 209, 290 Engels ( 1820-1 895), 235 Epstein,262 Evans-Pritchard (1 902- 1973), 110, lI1 , 210 Everet!, 4 12 Fagen, 2 18 Fantz ( 1925- 1983), 53, 54 Farrington, 82 Fawcett ( 1833-1884), 65 Feinberg ( 1934-1 992), 60 Femea, 330 Feyerabend ( 1924- 1994), 98 Fisher (1 865-1 940), 210 F1ew, 101 Foley,I4 Forbes ( 1844- 1930), 208 Forrester ( 19 18),273 Forster (1879- 1970), 265, 272 Frankl (1 905- 1997), 56, 57, 275, 276 Frazer (1 854- 194 1), 215, 2 16, 372 Fredericq, 147, 148 Freeman, 298 Freud ( 1856- 1939), 94, 108,276 Fromm ( 1900- 1980), 92 Fuller (1895 -1 983), 42,139 Galbraith ( 1908), 352 Galilée (1564- 1642), 70, 71,1 40,334 Gandhi ( 1869- 1948),1 5,342, 344, 349 Gari ne, 329 Gause, 230, 235 Geist,3 10 George, 139 George III ( 1899- 198 1),194
Georgescu-Roegen (1906- 1981), 22. 406, 408, 410 Gerard ( 1900- 1974), 43, 70, 105, 218,320 Gesall, 122 Gleason (1898- 1975), 37, 38, 285, 286, 398 Goethe (1749-1832), 70, 89,143 Goffman, 334 Goldschmidt ( 1878-1958), 133 Goodwin, 14, 34 Gorsuch, 356 Gossens, 316 Gould,133 Gran it ( 1900- 199 1), 2 1, 41, 42,165,260 Grassé, 46, 156, 171, 175,427 Gray, 333 Grene, 22 1 Gresser, 14, 16 Grey (1812-1898),193 Grinevald, 14, 16 Gurwitsch, 252 Gulhrie (1886- 1959),177 Haan (1867-1951),162 Haeckel (1834-1919).127 HaU, 158, 195,21 8,273 Hamberger, 252 Hanovre, 179 Harding (15 16-1572), 149 Hardy (1896- 1985),1 66 Harlow, 181, 182 Haljler, 22 1 Harrison (1850- 1928), 206, 214, 362, 363, 366,379,380 Hauser (1812-1928), 254 Head, 68 Hearn (1850- 1904), 377, 380 Heatwole, 15 1 Hebb ( 1904- 1985), 267 Heim, 181 Heisenberg (190 1- 1976), 83 Heizer, 308 Henslow (1796- 186 1), 92 Herrick, 30, 47, 68, 84, 178, 179, 181 , 187 Hésiode (820-885), 100,328 Hildebrand. 320 Hildyard, 311 HingSlon, 182, 183, 186 Hippocrate (460-378 av. J.-C.). 146 Hobbes ( 1588- 1679), 139,353,359 Hoeart (1883-1939), 352, 366 Holling, 137 HolSl (1908- 1962), 165 Hom, 78 Horowitz, 66 Huber,323
Hughes 15, 115,368,379,391 Hull (1884- 1952).174 Humboldt (1769- 1859), 58, 92 Hume (1711-1776), 60, 6 1, 62, 63, 33 1, 422,425 Hutton (1726- 1797), 117 Huxley Julian (1887- 1973), 43, 102, 103, 104, 12 1,1 57,187.292,383, 384 HuxleyT. (1825-1895), 102.228.229 Inhelder (1913- 1997), 282, 283, 284 !zutsu,83 Jackson, 249 Jacquard, 158 Jarues,226 Jantsch, 186, 383. 384 Janus (dieu romain), 221 Janzen, 226 Jau1in, 309, 310 Jeffers (1887-1962), 55, 59, 375 J ésus-Chris~ 400 Johnson, 173, 191 Joliot-Curie (1900-1958), 334 Jonas (1903- 1993), 369 Jones, 208, 352 Jungk (1913-1994), 95 Kaberry (19 10-1 977), 324 Kalmus (1955-1989), 173 Kant (1724- 1804), 62, 83 Kardiner, 37 1 Katz (1 937), 195, 196 Keeler,226 Kenyatta (1894- 1978), 376 Kepler (157 1- 1630), 108 Keyes, 333 Keynes (1883-1946), 342 IGm,269 Kincaid,412 King (1848- 1911), 319 Kline, 7 1
Koestler (1905- 1983), 56, 60, 61, 94, 108, 164, 183,218,219,221, 283, 403 Kohler (1887- 1967), 38 Kormondy, 233 Kothari, 14 Koyré ( 1892- 1964), 36, 275 Kraemer ( 1938). 207 Krechevsky ( 1901-1979). 179 Krige ( 1904), 309 Kropotkine (1842-192 1),100,222,230 Kuhn (1922-1996), 9,10,19, 72,85.99. 109, 110 Kumar,15
493
Kuper (19 11 -1996), 378
Maxwell, 251
La Barre (19 11 -1996), 140 La Chapelle, 218 Lagrange (1798-1827), 71, 140 Lakatos (1922- 1974), 109, 11 2 Lamarck (1744-1829), 24, 158, 166,2 10, 426 Lambert, 14 La Mettrie (1709-175 1),140 Lancaster, 248 Lao Tseu (600 av. J.-C.), 55, 362, 38 1 Laplace (1749-1823), 27, 140, 142 Lashley (1840-1958), 68, 179 Latouche, 338 Lavoisier ( 1743- 1794), 85 Lawrence (1885-1930), 369 Leder (1923), 170 Lee, 192,3 17 Leopold (1886- 1948), 100,105 Levins, 151 Lewi s (1914-1970), 268 Lévi-Strauss (1908), 3 10 Liedloff, 321, 330 Linné (1686-1704), 222, 237 Liverlees, 261 Livennore, 334 Locke (1632-1704), 36,53,86, 97 Lods (1923), 354,370 Lorenz (1903- 1989), 9 1, 165,272 Lotka, 290, 407
McCully, 333 McDougai l (187 1- 1938), 172
Ma~224,225,226,29O,291,292,407
Lotka et Volterra, 290
Lovelock, 14, 16,20,41,42,43, 11 8, 11 9, 145,151,152,198,207,2 12,247 Lowie (1883- 1957), 357 Lundberg, 61 Lux, 348 Lyell (1797-1875), 132 Macko,221 MacLean, 128, 183 Malin, 286, 288 Malinowski (1 884-1942), 325, 339, 343 Malthus (1766-1834), 229, 230, 234, 235 Mann, 14,74,33 1 Margalef, 73, 383, 388, 420 Margulis, 14,50, 118, 119,217 Markov (1856- 1922), 77, 78 Marsh (1801- 1882),48,131 Marx ( 1818- 1883),1 2,108,1 95, 322 Mason,405 Mastennan,72 Mathes, 333 Mauson, 226 Mauss (1872-1950),19,339,343
494
McFarlane, 14
McJntosh, 37, 74, 247 McKllight, 360 McNaughton, 226 McNeill, 308 Meadows,94 Medawar (1915- 1987), 41 , 53,65, 108, 156,186, 191,334,381,388 Merrell,44,72, 168, 169,232, 297 Merton (1910), 270
Mesarovic, 22 1 Messenger, 233
Metuh, 373 Meyerson (1859-1933), 8 1,98 Monod (190 1- 1976), 8 1, 102, 103, 104, 131, 134, 156, 163,219,275,276 Mooney, 296 Moore ( 1883-1966), 20, 25, 10 1, 422, 425 More (1614-1687), 143 Morenz (1914-1970), 364, 365 Morgan (1818-1881), 354 Morin, 29, 92, 206 Mueller (1943), 161 Muir, 295 Mumford (1895-1990), 312, 397 Murray, Robert, 367 Naess, 16 Nandy, 14,83,95,181 Napton, 308 Needham (1900-1995),103,145,364 Nelkin, 334 Newton (1643- 1727), 36, 108, 140 Nicholson (1895- 1969), 76 Nisbet, Robert, 259 Norberg-Hodge, 14,250,375 Oatley, 32, 67, 85,163,177, 179 Odum, Eugene 14,20,26,3 1,40, 75, 136, 137, 149, 150,220,221,222,225,241, 247,248,257,258,282,286,288,290, 296,343,386,387,388 Odum, Howard 150 Ohlin, 270 O'Neill, 73 Oparin, 237 Opler (1914-1981), 357 Orians,72, 137, 154 Ospovat, 223 Owen, 226
Paley (1743-1805), 116 Pantin,7l Pappenheim, 355 Pare (1509-1590),189 Park (1771 - 1806), 193,322 Parsons, 379 Passmore ( 1923), 36, 40, 99, 210 Pasteur (1822-1 895), 47, 50 Patai (190 1- 1996), 214, 2 15 Pattee, 218, 221 Patten, 75, 149, 150,257 Patti son, 269 Pavlov (1849-1936), 90,173 Petitjean, 14
Pfluiger(1829-191O),147 Piaget ( 1896-1980), 78, 91,153, 166, 183, 210, 282, 283, 284 Pierpont Morgan (1 867- 1943), 316 Pimentel, 295 Pirie,35 Pisistrate (605-527 av. J.-c.), 358 Pittendrigh ( 1919-1996), 45, 202, 204 Platon (428n-348n av. J.-C.), 70, 83, 143 Pline (23-79), 379 Plotin (205-270), 143 Plutarque (45-1 25), 330 Poincaré (1854-1912), 156,158 Polanyi Karl (1886-1964), 316, 317, 320, 32 1,323,325,327,344,345,346, 347 Polanyi Michael ( 189 1-1976), 9,10.31 , 55, 56,57,63, 64,65,69,74,86,93, 95, 97, 98, 106, 110, Ill, 112, 11 3, 142, 179, 275,398,399,422 Polya ( 1887- 1985), 55 Poncet ( 1887-1978), 193 Popenoe, 360 Popper (1902-1994),30,62,63,64,86, 98, 108, 109,258 Porrill,214 Pound (1870- 1964), 223 Price, 232 Priestley ( 1733- 1804), 85,140 Prigogine (1917), 28,137,186,219,291, 407 Prior, 262 Pulman, 73, 77, 78, 150, 151 , 221 , 231 , 240,282,286,287,288 Putnaru (Peter), 42 Pythagore (560-480 av. J.-C.), 363 Radcliffe- Brown (1881-1955),100,129, 202, 238, 239 Ramon y Cajal (1852-1934),184 Ramsay, 157 R'poport, 253, 423
Rapp.port (1926-1997), 79, 82, 149,278, 355,420 Raum, 302 Raup, 19 1 Ravetz, 16, 107, 334 Ray (1627-1704), 116. Read ( 190 1- 1978), 301, 303 Reagan, 356 Rcichel-Dolmatoff ( 19 12-1994),79,149, 278,280, 281,314,328, 391 Rensch,292 Ricklefs, 230, 286 Ricqles, 116 Riedl , 159,202, 283 Rohertson-Smith (1846- 1894), 376 Rockefeller (1839- 1937), 228 Romulus, 313 Rosnay, 14 Roszak, 89,140,276,381,381,397,423 Roux (1850-1924),24 Russell (1872-1970), 86, 115, 156, 383, 384 Rutherford (1871-1937). 36 Ryle (1900-1976), 60, 61 Sachs, 16,333 Sahlins (1930), 3 17, 321 , 322, 345 Saint-Pierre (1737-1814), 209 Sait (1851-1934),181 Salaman, 347 Sargant, 399 Saunders, 14
Schebesta (1887-1967), 371 Schoepf, 394 Schumacher (1911-1977), 349 Schweitzer ( 1875-1965), 172, 342 Scott, 298 Senghor ( 1906-200 1), 371 Sermonti, 16 Seton (1860-1946), 214 Shannon (1916-2001),403, 406,412, 413, 415, 417 Shapiro, 335 Sharp, 332 Shaw (1903- 1989), 97, 233 Sheldrake, 15, 362,399 Shelford (1877-1968), 20 Sherrington (1857- 1952), 161 , 178, 184, 260 Shiva, 14, 189 Siroherloff 35, 150,228 Simon, 18 1 Simpson 102, 103, 104, 132, 161 Singer (1904-1991), 72 Skinner (1904-1990), 177, 178
495
Skolimowski 327, 330 Smith (1723- 1790), 87, 88, 228, 230, 269 Smuts (1870-1950), 237 Spencer ( 1820-1 903), lOI, 135, 229,230 Spengler ( 1880-1936), 87 Sperry, 177, 258 Sprigge, 101 Standu, 233 Stanley, 133 Stanner (1905-1981), 135, 307 Starr,218 St Barbe-Baker ( 1889- 1982), 26, 189 Stent,9, 163,277, 398 Stirling, 309 Suess (1863- 1945), 11 7 Sumner (1840- 1910), 101, 354 Sumner Maine (1822- 1888), 353 Szilard, 334 Tamplin, 334 Tansley ( 1871 - 1955), 20, 37, 285, 286, 288,388 Taylor, 269, 402 Teilhard de Chardin (188 1-1955), 187 Tempels, 58, 100, 164,250,369,370,390 Testard,335 Thatcher, 353, 395 Thoreau (1817-1 862), 89 Thomdike (1874- 1949),177 Thorpe, 40, 65, 13 1, 132,174, 186, 187 Thumwald (1869-1954), 322 Tillich (1886-- 1965), 89 Tinbergen ( 1907-1988), 53 Tocqueville ( 1805-1859), 352 Toiman(1886-- 1954),6 1 Tonnies ( 1855- 1936), 355 Townsend, 221 Trivers,90 Trussell, 16 Turner (1920), 392 Tyler (1832- 1917), 3 12, 357 Underhi ll,297 Ungerer, 238 Van Der Post (1906- 1996), 194 Vandermeer, 224
Vayda,234 Velikovsky (1895- 1979), 94 Vemadsky (1863-1945), 117 Voelcker (1854--1937), 330 Volterra (1860- 1940), 290, 407
Waddington ( 1905-1975), 14,73,90,98, 102, 103, 104, 109, 134, 137, 153, 154, 159, 174, 252,253,254,283, 288,292, 297,303, 384, 405, 41 8, 423 Wall ace (1823- 191 3), 9, 110,208,400, 401 Walthe, 233 Wan Ho, 14 Wanniski,70
Ward (1841- 1924), 19 1 Warming ( 184 1-1924), 223 Washbum, 248 Washburn Hopkins (1857-1932),1 89 Watkins, 110 Watson (1 878- 1958), 43, 45, 61, 62, 177, 264 Weaver (1949), 403, 406, 412, 413, 415, 417 Webb, I74 Weber, Max, 259 Weiss, 14,3 1,34,58,66,72, 132, 151, 205,2 18,2 19,220,221 , 242,251,252, 253,257,258,290 Weissmann (1834-1914), 24, 426 Westermarck (1862-1937), 215 Wheeler (199 1),26,307 White, 30, 222, 223 Whitehead (1 86 1-1 947), 19,21, 40,98, 97, 167,222 Whitman (1842-1910), 256 Whinaker ( 1920- 1980), 38 Whitten,79 Whorf(1 897- 194 1),87 Whyte (1896-1972), 221 Wiegert, 226 Wilson, 90, 102, 150, 198, 210,424,425 Witko (Cheval Fou), 3 16 Wittgenstein ( 1889-193 1), 55 Wtihler (1800- 1882),21 Woodbum, 193 Woodger ( 1894-- 1981), 14,20,34,47, 72, 121 , 139,141,142, 169, 256 Wordsworth (1770- 1850), 89, 143 Worster, 14, 16,83, 93, 142,284,423 Wratten, 74, 77, 78, 150, 151 ,22 1,231, 240,282,286,287,288 Wurrnsted, 265 Wynne-Edwards (1906- 1993),103,279 Young, 174, 195, 196 Yu-Lan, 364 Zuckerrnan(1904-1993),32,94,235
Table
Introduction . . ....... ...... ................... ... Bénédiction chinook .. ............ ........ .... ....
7 17
1. L'écologie est l'organisation unificatrice de la connaissance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 2. L'écologie cherche à dégager les lois de la nature .... 26 3. L'écologie étudie les systèmes naturels dans le contexte de GaIa ......... .... .. . .. ..... . ..... .. .. .... 30 4. L'écologie est holistique . .............. .... . ... 34 5. L'écologie est téléologique .......... .. ......... 41 6. L'écologie explique les événements en fonction de leur rôle dans la hiérarchie spatio-temporelle de GaIa .... 47 7. La connaissance fondamentale est innée ........ . .. 53 8. La connaissance fondamentale est ineffable. Nous y avons accès par l'intuition ...................... 55 9. Le savoir écologique se développe par l'organisation mentale de la connaissance ..... ........ ........ 60 10. L'esprit présente une organisation hiérarchisée d'instructions associée à un modèle ou carte dynamique .. 66 11. L'écologie est qualitative .............. .. . . ..... 70 12. Seuls les modèles qualitatifs vernaculaires peuvent fournir la base d'informations nécessaire à l'adoption d'un comportement adaptatif .................... 75 13. L'écologie est subjective ................. ... ... 81 14. L'homme est cognitivement adapté à l'environnement dans lequel il évolue ......... .. ........ ....... 89 15. L'écoogie est chargée d'émotion ................. 92 16. L'écologie est une foi ........... ..... .......... 97 17. L'écologie reflète les valeurs de la biosphère ....... 100 18. Une proposition ne peut se vérifier qu'à partir du paradigme ou modèle dont elle fait partie . ............ 106 19. L'écosphère est un tout. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 497
20. Gaïa est une entité spatio-temporelle .............. 21. Gaïa, considérée comme processus spatio-temporel, est l'unité de l'évolution biologique et sociale ...... 22. C'est la stabilité, et non le changement, qui est la caractéristique essentielle du monde vivant ....... .... .. 23. Gaïa est vivante ....... .. .... .. .. . .. ...... ... . 24. Les systèmes naturels sont homéostatiques ... ...... 25. Les systèmes naturels sont homéorhétiques .. ...... 26. Le processus gaïen n'est pas aléatoire ............. 27. Les processus gaïens sont orientés vers un but ...... 28. Les processus du vivant sont dynamiques .......... 29. Les processus du vivant sont créateurs ............ 30. Chaque homme est un être conscient .............. 31. Les êtres vivants cherchent à comprendre leurs rapports avec leur environnement ..................... .. 32. Les systèmes vivants sont intelligents ...... ...... . 33. La conscience n'est pas l'apanage de l'homme. . . . .. 34. Gaïa est source de tous les bienfaits . .... ..... .... 35. L'écosphère est ordonnée .... . ... ......... .. .... 36. L'ordre gaïen est spécifique .. ........ . .... .. ... . 37. Aucune ligne de démarcation fondamentale ne sépare l' homme des autres êtres vivants ................. 38. La biosphère est une organisation hiérarchisée de systèmes naturels . ........ ... . . ................. 39. La coopération est le mode essentiel de relation gaïenne 40. La compétition est un mode secondaire de relation gaïenne . . . ..... . ............................ 41. Les systèmes naturels sont homéotéliques vis-à-vis de Gaïa . . .. . . ...... . ......... . ..... . . . ........ 42. Lorsque les mécanismes de régulation gaïens s'effondrent, le comportement devient hétérotélique ....... 43. Les systèmes naturels ne peuvent se comporter homéotéliquement que dans les limites de leur « intervalle de tolérance » ..................... .. ... .. ... ... 44. L'intervalle de tolérance des êtres vivants est leur champ spécifique ou environnement ordonné . . . .. . .. ..... 45. Le comportement d'un système naturel est gouverné homéoarchiquement par la hiérarchie des systèmes plus vastes dont il fait partie .... . ................... 46. Plus l'environnement s'écarte de l'optimum, plus la désadaptation biologique augmente ............... 498
121 124 131 139 146 153 156 161 164 167 172 177 181 186 189 202 207 214 218 222 228 237 243 247 250 256 261
47. Lorsque le milieu s'écarte de l'optimum, la désadaptation sociale croît ............................ 48. Plus l'environnement s'écarte de l'optimum, plus la désadaptation cognitive augmente ................ 49. Le psychisme de l'homme est mal adapté au paradigme scientifique . . ..... . .......................... 50. L'internalisation du contrôle accroît la stabilité .. . . . . 51. Les processus du vivant sont séquentiels et tendent vers l'état le plus stable .......... . ............. 52. L'accroissement de la complexité augmente la stabilité .............. . ......................... 53. En augmentant sa diversité, un système élargit la gamme des pressions écologiques auxquelles il est capable de faire face . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 54. Dans les sociétés vernaculaires, l'éducation est homéotélique vis-à-vis de Gaïa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55. Dans les sociétés vernaculaires, l'habitat est homéotélique vis-à-vis de Gala ....... . ........... ...... 56. Dans les sociétés vernaculaires, l'activité économique est homéotélique vis-à-vis de Gala ........... . ... 57. Dans les sociétés vernaculaires, la technique est homéotélique vis-à-vis de Gala . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 58. Dans une économie écologique, l'argent est homéotélique vis-à-vis de Gaïa ..... ... ... .. .... ........ 59. L'économie vernaculaire est locale, donc largement autosuffisante ............ . ... ......... .. . ... . ... 60. La communauté vernaculaire est l'unité de comportement homéotélique .. .. ........................ 61. L'homme traditionnel suit le Chemin ...... . ...... 62. Pour l' homme traditionnel, suivre le Chemin revient à accroître sa réserve de <
265 272 275 278 282 290 295 301 306 316 327 338 342 352 362 369 375 382 390 397
499
Édouard
GOLDSMITH
Le Tao de l'écologie «La lecture de ce livre permet de découvrir le cœur de l'écologie. » Jean-Marie Pelt Dans ce manifeste, l'un des grands penseurs de l'écologie jette les bases d' une nouvelle connaissa nce et propose une véritable co nversion des valeurs qui touche jusqu 'aux fon dements sociaux, éthiques et métaphys iques de l'homme. Il insiste sur l'interdépend ance de tous les êtres viva nts et la capacité des systèmes naturels à préserver leur stabilité. A la lumière des sociétés traditionnelles, il redéfinit la reIati on de l'homme à lui-même, à la nature et à l' univers. Il nous montre le chemin qui sait respecter l'organisation spécifique du vivant, source première de tout bienfait et de toute richesse. Ce livre fondate ur publié en 1994 sous le titre Le D éfi du XXI' siècle, est ici proposé dans une nouvell e éd ition revue et corri gée. Édouard Goldsmith est l'une des autorités mondiales en matière d'écologie. Il est le fondateur de la revue The Ecologi st en 1969, le directeur de son édition française L'Écologiste depuis sa création en 2000, l'auteur et l'éditeur de nombreux ouvrages , dont 5000 jours pour sauver la planète, Le Procès de la mor.dialisation, Le piège se referme, etc. Il a reçu en 1991 le prix Nobel alternatif
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1111 11 11 11111111111111 111 11111 ISB N 2 268 04285 5 9 782268 042855
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