Les Identités d’Amélie Nothomb De l’invention médiatique aux fantasmes originaires
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Les Identités d’Amélie Nothomb De l’invention médiatique aux fantasmes originaires
Collection Monographique Rodopi en Littérature Française Contemporaine sous la direction de Michaël Bishop
L
Amsterdam - New York, NY 2010
Les Identités d’Amélie Nothomb De l’invention médiatique aux fantasmes originaires
Mark D. Lee
Illustration couverture: Nishio-san et Amélie Nothomb, 1971. Collection Amélie Nothomb. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de “ISO 9706:1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence”. The paper on which this book is printed meets the requirements of “ISO 9706:1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence”. ISBN: 978-90-420-2967-5 E-Book ISBN: 978-90-420-2968-2 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010 Printed in The Netherlands
Préface du directeur de la Collection La Collection Monographique Rodopi en Littérature Française Contemporaine vise à offrir une série d’études critiques, concises et cependant à la fois élégantes et fondamentales, consacrée aux écrivain/e/s français/es d’aujourd’hui dont l’œuvre témoigne d’une richesse imaginaire et d’une vérité profonde. La plupart des études, choisissant d’habitude d’embrasser la pleine gamme d’un corpus donné, s’orienteront vers des auteurs dont l’écriture semble exiger tout de suite le geste analytique et synthétique que, je l’espère du moins, la Collection accomplira. L’œuvre d’Amélie Nothomb, depuis Hygiène de l’assassin (1992) et jusqu’à ses romans plus récents, Stupeurs et tremblements (1999), Métaphysique des tubes (2000), Biographie de la faim (2004), Ni Ève ni Adam (2007) ou Le Fait du prince (2008), offre une richesse contemplative à la fois énigmatique et, pour certains, provocatrice, et une élégance qui s’affirme loin de toute idée de banale et gratuite esthétisation. Comme on le sait, la grande question de l’identité a pris chez Nothomb des proportions simultanément inattendues et profondément authentiques. L’étude de Mark Lee, subtile, rigoureuse, sensible et lucide, puisant dans tout le corpus de l’auteure et très conscient de la pertinence, et parfois de l’impertinence, de la critique braquée sur celui-ci, cherche à creuser les complexités de la quête identitaire qu’explore incessamment cette œuvre aujourd’hui majeure : fausses identités construites et imposées de l’extérieur, intensités d’une vraie exploration du moi, inventions poétiques à la fois, et nécessairement, phantasmées et vécues par le biais d’un imaginaire voué à la difficile et parfois troublante connaissance de soi, désirs, hantises, révélations et occultations, etc. Les analyses proposées, délicates et vigoureuses, et toujours sensibles au caractère à bien des égards indéterminable, indécidable des récits finissent par chanter, en l’honorant, toute la poïesis d’une œuvre contemporaine exceptionnellement pertinente à une époque où l’identité de beaucoup de personnes se vit comme un vaste dédale foisonnant de sens instable et au-delà de nos simples équations platement géographiques et nationales. Michaël Bishop Halifax, Nouvelle-Écosse, Janvier 2010
Remerciements Ce livre est un cumul de réflexions, de conversations, de cours et de débats sans cesse renouvelés au contact des écrits d’Amélie Nothomb. Je voudrais d’abord remercier Nothomb non seulement d’avoir écrit des œuvres si riches mais aussi d’avoir répondu avec patience et efficacité à toutes mes questions, d’avoir facilité l’accès aux dossiers chez Albin Michel et d’avoir si généreusement accepté de prêter une belle photographie éloquente de sa collection familiale pour figurer sur la couverture de ce livre. En second lieu je voudrais remercier Laureline Amanieux, lectrice généreuse et interlocutrice privilégiée. Ses commentaires, ses encouragements et la finesse de son esprit ont contribué à la bonne élaboration de ce projet. Je lance un grand merci aux anciens étudiants avec qui j’ai eu le plaisir de découvrir la complexité des écrits d’Amélie Nothomb dans différents cours, et également aux nombreux collègues au Royaume-Uni, en France, en Belgique, au Canada et aux Etats-Unis devant qui j’ai exposé maintes idées lors des colloques. Je suis reconnaissant du soutien généreux du Marjorie Young Bell Faculty Fund, de la Fondation Crake et du comité de recherche à Mount Allison University qui ont appuyé mes projets. Je remercie aussi en toute amitié Marie-Claude Rogosin, Scott Lee et Thanh-Vân Ton-That qui ont fait une relecture du manuscrit, et Michael Bishop qui a accepté l’idée du livre. Enfin, je suis reconnaissant à ma famille – à Aamer, Isaac et Adam – de m’avoir accordé l’espace et le temps de mener ce projet à terme.
Introduction La structure de cette étude s’inspire de deux expériences : la lecture des écrits d’Amélie Nothomb et l’expérience de la médiatisation très particulière de cette auteure. Dans les années 90 le nom d’Amélie Nothomb – toujours associé à des romans aux titres étranges – traversait l’Atlantique avec une régularité obstinée. Si dans le milieu universitaire les auteurs contemporains ont souvent besoin d’avoir plusieurs livres publiés avant qu’on ne s’intéresse professionnellement à leurs œuvres, Nothomb a su intéresser son lectorat universitaire très vite. À trente ans cet écrivain avait déjà six romans publiés et une réputation internationale. Puisqu’il faut commencer ses lectures quelque part, j’ai commencé par le début : son roman Hygiène de l’assassin1 (1992) m’a tout de suite convaincu que l’on avait affaire à un talent hors norme. Quand Stupeur et tremblements et ensuite Métaphysique des tubes ont paru en 1999 et 2000 respectivement, leur humour noir, le sens de l’autodérision et une franchise déconcertante associée à une fausse simplicité m’ont poussé à approfondir mes lectures et à les partager avec mes étudiants et collègues qui ont aidé à enrichir les analyses qu’ici je développe. Depuis, chaque année, c’est un plaisir de voir arriver la fin du mois d’août pour pouvoir plonger dans une nouvelle création de l’imaginaire nothombien. Car, preuve qu’il s’agit d’un écrivain original et plein de talent, chaque nouvel ouvrage ne cesse de réorienter et d’approfondir les précédents. Nothomb est bien l’auteure d’une œuvre en plein mouvement. En Amérique du Nord et sans doute dans tout pays autre que la France et la Belgique – le public a moins connue l’autre expérience de nombreux lecteurs de Nothomb : sa forte médiatisation. Cette distance fournit probablement une perspective salutaire. De loin, il était 1
Hygiène de l’assassin (Paris: Albin Michel, 1992). À l’exception d’un roman, Le Fait du prince (2008) – lequel n’était disponible qu’en édition Blanche au moment de rédiger cette étude – toute citation des romans d’Amélie Nothomb se référera à la pagination de l’édition poche, donnée entre parenthèses dans le texte. Vu le nombre d’écrits de Nothomb, j’accompagne souvent le titre d’une œuvre avec l’année de sa publication entre parenthèses. La référence complète pour les écrits de Nothomb cités – romans, nouvelles et articles – se trouve dans la bibliographie à la fin de cette étude.
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encore plus difficile de réconcilier la personne nerveuse, volubile et attachante que l’on voyait par exemple passer sur le plateau télévisé de Bernard Pivot avec les différentes images que l’on présentait de cette romancière, surtout dans les médias français. Et il était encore plus difficile d’associer cette médiatisation à la voix que l’on rencontrait dans sa production littéraire. Même en faisant abstraction des exagérations journalistiques, il était clair que l’on ne parlait pas de Nothomb comme d’autres écrivains débutants. Ces contrastes incongrus ont éveillé mon intérêt professionnel et ont également inspiré le fond de cette étude. En 2001, alors que j’habitais Paris pendant un congé sabbatique, on a lancé un appel pour un premier colloque international sur les œuvres d’Amélie Nothomb à l’université d’Edimbourg2. En préparant ma contribution pour ce colloque, j’ai revu la totalité des écrits que Nothomb avait jusque-là publiés et j’ai en même temps découvert la richesse des dossiers de presse chez son éditeur de toujours, Albin Michel. Fort d’une intuition sur la complexité de la question identitaire chez Nothomb, j’ai proposé un livre sur cette auteure pour la présente collection. En Écosse et par la suite dans d’autres colloques en Belgique, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et au Canada divers débats sur les œuvres de cette auteure ont nourri mes analyses, en particulier les travaux et la conversation de Laureline Amanieux, étudiante alors en doctorat et depuis l’auteure d’une étude sur Nothomb3. En interviewant Nothomb en français en 20024 et ensuite en anglais dans le cadre d’une série d’interventions qu’elle a faites à San Francisco en 2005, j’ai noué un contact personnel avec l’auteure dans lequel j’ai retrouvé la verve de sa voix littéraire. Et cette voix vibrante était partout présente : dans ses livres, ses interviews et ses lettres à ses lecteurs. Nothomb, bien sûr, continue d’écrire et de publier. Pour le critique c’est à la fois un bonheur et une malédiction parce que l’auteure ne cesse d’augmenter le corpus, de l’enrichir. Pourtant, si mon propos était de réfléchir sur l’invention des identités chez Amélie 2 Certaines des études présentées à ce colloque furent publiées dans l’ouvrage Amélie Nothomb: Authorship, Identity and Narrative Practice (New York : Peter Lang, 2003) eds. Susan Bainbrigge et Jeanette den Toonder. 3 Laureline Amanieux, Amélie Nothomb, l’éternelle affamée (Paris : Albin Michel, 2005). 4 « Entretien avec Amélie Nothomb, » The French Review 77,3 (Feb. 2004) : 572.
Introduction 11
Nothomb, le point de départ ne changerait pas : avec son exposition de la vie d’une narratrice autobiographique, de la naissance – ou plutôt des naissances – jusqu’à l’âge de trois ans, le livre Métaphysique des tubes s’imposait comme un terrain d’investigation littéraire privilégié pour mes analyses. Et lorsque Le Fait du prince a paru en 2008, avec son narrateur qui change de nom et d’identité dans la légèreté et la jouissance, le moment était propice de bien cerner les termes de l’examen de son œuvre. La présente étude commence donc par l’interrogation des identités d’Amélie Nothomb telles qu’elles sont construites et contestées dans les médias depuis sa première rentrée littéraire en 1992 jusqu’en 2008. Alors qu’il est clair que tout écrivain débutant doit s’inventer en quelque sorte pour le public, il est beaucoup plus rare que dès son entrée en scène un écrivain trouve son identité directement mise en question. Ce fut pourtant le cas de Nothomb, accusée de ne pas exister, de n’être que le prête-nom pour un auteur-homme âgé qui voulait rester anonyme en publiant Hygiène de l’assassin sous ce nom considéré alors comme improbable. En m’appuyant sur une panoplie de documents témoignant de la réception de son œuvre et de sa personne – de nombreux compte rendus, appréciations et entretiens – j’expose dans le premier chapitre les circonstances de cette mise en question identitaire et j’étudie les conséquences pour le développement par la suite non d’une mais de plusieurs Amélie Nothomb dans la sphère publique médiatique. Je montre que l’invention médiatique d’Amélie Nothomb prend en effet plusieurs formes et fonctions qui continuent bien sûr d’évoluer. De l’exposition de ses origines belges à son côté extrême-oriental, de l’interrogation de sa voix, de ses cheveux, de son teint, de ses robes et chapeaux, à l’inspection de ses habitudes alimentaires, de ses fans et de ses procédés d’écriture, presque aucun aspect de la personne d’Amélie Nothomb n’a échappé à l’œil scrutateur des médias. On invente et réinvente Nothomb au fil des rentrées ; avec le succès on ne mentionne plus l’air de soupçon qui a marqué sa première rentrée, néanmoins une certaine méfiance en ce qui concerne son « personnage » et son identité persiste. La suggestion d’une certaine imposture aurait pu être un épiphénomène du monde médiatique et n’avoir aucune importance pour l’interprétation de son univers littéraire si elle ne touchait pas— bien à l’insu des accusateurs – un point sensible dans l’imaginaire de cette auteure. C’est alors que dans le deuxième chapitre j’entreprends
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une première analyse de la forme et du fond du roman autobiographique où précisément Nothomb met en scène l’invention, voire les inventions de ses identités. Ostensiblement un simple récit linéaire, Métaphysique des tubes est en réalité une œuvre extrêmement dense, structurée autour d’une série de scènes répétées qui demandent une articulation raisonnée. Lorsque l’on analyse les trois naissances racontées dans ce livre, lorsqu’on les lit en parallèle et qu’on les confronte avec d’autres scènes capitales de l’œuvre d’Amélie Nothomb – et aussi avec le récit de l’accouchement de ses propres livres-bébés – il se dégage des interstices une interrogation sur la légitimité de sa propre naissance et par conséquent sur ses propres parents. Dans le troisième chapitre nous revoyons cette dé-légitimation identitaire à la lumière de la notion psychanalytique et littéraire du roman familial : selon Freud l’invention d’un récit fantasmatique où un enfant s’invente d’autres origines lorsqu’il est insatisfait des siennes. Je reviens sur la notion psychanalytique freudienne, ensuite sur l’adaptation littéraire de Marthe Robert et la réorientation féministe du concept avant d’explorer les différentes manifestations du roman familial à travers la figure récurrente de l’orphelin dans les récits fictifs de Nothomb. À la fin de ce développement, je confronte ces diverses fabulations de l’imaginaire nothombien avec le roman des origines, Métaphysique des tubes, où l’on trouve l’élimination symbolique des parents biologiques et leur remplacement par la gouvernante japonaise, Nishio-san, et une version nippone du père. Dans l’exposition de ce roman familial japonais, il devient évident qu’enchâssé dans cette histoire se trouve un micro-récit fondateur : celui de Nishio-san racontant comment elle est elle-même devenue orpheline à l’âge de sept ans lors des bombardements américains. Le récit de Nishio-san se révèle à l’analyse une scène surdéterminée, un proto-texte qui structure et organise inconsciemment la forme et le fond de tous les récits d’invention et de perte d’identité fabulés non seulement dans Métaphysique des tubes mais, certes, ailleurs dans l’œuvre nothombienne. Après avoir analysé les multiples naissances dans le troisième chapitre, dans le quatrième je poursuis mon examen de la structure itérative de Métaphysique des tubes et de l’invention identitaire en sondant les multiples morts du roman – illustrées dans des scènes de noyade manquée et dans leur métaphorisation. Cette lecture nous
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oblige à revoir une fois de plus le rôle que joue le récit de Nishio-san qui elle-même a failli « se noyer » sous les débris de sa maison bombardée et qui a longtemps lutté pour regagner la surface. Ses efforts renouvelés annoncent non seulement les futures noyades de la narratrice mais aussi ces efforts sont-ils une métaphore de l’écriture répétée de cette scène sous différentes formes dans l’imaginaire nothombien. Puisque dans ce récit il s’agit d’une temporalité de retour différé, et d’autant plus qu’il s’agit de la destruction du Heim – du home ou de son chez-soi – afin d’avoir une emprise sur les enjeux tacites de cette métaphorisation je fais appel à une seconde notion psychanalytique freudienne, l’inquiétante étrangeté ou le unheimliche. Cette piste de lecture nous permet non seulement de comprendre la temporalité itérative de ces scènes comme un retour du refoulé, mais aussi de situer dans le récit de cette enfant enterrée sous les décombres de sa maison bombardée un retour fantasmatique au Heim originel, au ventre de la mère – le lieu matriciel de l’invention identitaire. En rapprochant la représentation des maisons dans d’autres écrits d’Amélie Nothomb des maisons perdues ou détruites dans Métaphysique des tubes, on arrive à l’impasse d’une énigme identitaire qui remonte jusqu’au ventre maternel et qui résiste à sa mise en lumière. Pour élucider cette énigme, la suite du quatrième chapitre introduit une anecdote biographique dont l’auteure connaît l’influence sur son identité imaginaire et particulièrement sur l’élaboration du roman Le Fait du prince (2008). Nothomb raconte qu’alors qu’elle était encore dans le ventre de sa mère, ses parents lui avaient donné un nom de garçon. À sa naissance, surpris, ils ont dû la débaptiser pour ensuite la rebaptiser d’un prénom féminin qui n’est pas Amélie et que l’auteur refuse, dans divers contextes, de prononcer. « Garçon manqué » à sa naissance, Nothomb met en scène dans son écriture un nombre important de personnages qui ont un rapport souvent trouble avec leur nom. J’entreprends une investigation pour savoir comment les personnages mal nommés perdent, changent ou se débarrassent de leur nom dans ces narrations, et dans une lecture contrastive j’analyse les dilemmes suscités par ce dé-baptême ou cette dé-nomination. Enfin, en lisant ces scènes en parallèle avec Métaphysique des tubes, je reconstitue et amène au grand jour sous ses différentes formes la scène de dé-baptême apparemment écartée ou interdite dans ce roman autobiographique. Ainsi, dans la dernière partie du chapitre, je conjugue les scènes de noyade avec les scènes de dé-baptême identi-
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taire de son œuvre. Pour conclure ce chapitre je propose une lecture orientée du Fait du prince où l’on voit revenir et éventuellement exorciser l’ombre de ce prénom de garçon. Et pour finir, à travers une autre lecture parallèle je situe le lieu fantasmatique de perte et d’invention du nom chez Nothomb dans l’acte jouissif d’écrire, un lieu que Nothomb appelle « le sous-marin » de l’écriture. Dans le cinquième et dernier chapitre, j’articule l’accusation d’imposture qui a marqué les débuts littéraires d’Amélie Nothomb avec la problématique de dé-légitimation et d’invention qui surgit dans le récit de ses propres origines. Et pour terminer mon étude, j’examine un dernier prolongement de cette problématique identitaire dans la représentation des différentes nationalités dans l’œuvre nothombienne. En commençant d’abord par sa fiction pour ensuite analyser les romans autobiographiques, je montre comment la confusion d’avoir plusieurs noms, identités et nationalités chez certains personnages se conjugue avec le fantasme de n’en avoir aucun, et comment ce fantasme s’exprime de manière assez comique dans l’idée que Nothomb se fait d’être belge. Dans toutes ces analyses, je suis soucieux de faire parler les textes mêmes de Nothomb, de dégager leur richesse et d’écouter non seulement ce qu’ils disent mais ce qu’ils cherchent mais n’arrivent pas à communiquer directement. Dans ce sens, je crois que ce livre, Les Identités d’Amélie Nothomb, respecte les dits et non-dits de l’œuvre. Partout je suis prudent de tenir compte dans mes analyses de leur cohérence par rapport au contexte historique de l’écriture nothombienne. Et, vu qu’il s’agit souvent de textes autobiographiques et d’interviews interprétés en parallèle avec des œuvres fictives, je voudrais souligner que les analyses littéraires ici proposées concernent des constructions imaginaires, souvent fantasmées de personnes qui peuvent ou non exister dans la vie, alors que les vraies personnes nous restent inconnaissables et hors notre propos. En fin de compte, je voudrais surtout que cette étude ouvre l’œuvre d’Amélie Nothomb à d’autres lecteurs et à d’autres interprétations et j’accepte avec plaisir les complications que ses futurs écrits apporteront à mon étude.
Chapitre I L’identité médiatique Les dossiers Albin Michel Je vais commencer cette étude de Nothomb non par la simple présentation de ses œuvres, ni même par le rapport des détails biographiques de sa personne, mais plutôt par l’examen des différentes versions que l’on trouve d’elle et de ses écrits dans les médias depuis la parution de son premier roman, Hygiène de l’assassin, en 1992. Pour ce faire, je vais m’appuyer principalement sur les dossiers de presse réunis chez son éditeur de toujours à Paris, Albin Michel. À chaque rentrée littéraire, avec l’annonce et ensuite la publication d’un nouveau livre de Nothomb démarre un nouveau dossier de presse chez son éditeur. Il s’agit d’une collection sinon exhaustive, du moins représentative de notices, d’interviews, de critiques et de comptes rendus prise pour la plupart dans des publications européennes de langue française, et organisée chronologiquement. Dans les premières années on parle d’elle et de ses livres dans la rubrique littéraire des grands quotidiens nationaux et régionaux (Le Monde, Le Soir, Libre Belgique, Libération, Le Parisien, Le Figaro, Les Dernières nouvelles d’Alsace), les magazines hebdomadaires (L’Express, L’Événement du jeudi, Le Nouvel observateur), comme dans les publications populaires spécialisées du monde des lettres (Magazine littéraire, Lire). Avec le temps, le succès et surtout avec sa médiatisation à la radio et à la télévision, cette sélection s’élargira à la presse populaire (Paris Match, Télérama, VSD, Psychologies), à la presse dite « féminine » (Elle, Vogue, Marie-Claire, Madame Figaro), à l’internet littéraire (Paru.com, Fnac.com, Bookseller.com), à la presse dite « people » (Gala, Point de vue, Voici), et même à la presse business française et étrangère (Challenges, Le Figaro économie, The Economist) qui s’intéressera à ses chiffres d’affaires. Autant dire toute la gamme journalistique se trouve représentée dans ces dossiers1. L’ensemble de ces 1
La collecte des articles chez l’éditeur n’est certainement pas exhaustive, et ne comprend qu’exceptionnellement des articles écrits dans des langues autres que le
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documents constitue un fonds précieux pour l’analyse et nous servira d’entrée privilégiée dans son œuvre. Non seulement l’image publique, journalistique des livres de Nothomb s’y dessine et se modifie comme on s’y attendrait avec l’établissement et l’évolution d’un œuvre littéraire, mais aussi y trouve-t-on mise en scène la construction, l’interrogation, l’éloge et parfois même la dérision d’un personnage médiatique qui souvent perturbe autant qu’elle ne fascine. Et surtout, puisque mon étude se préoccupera en majeure partie de l’élaboration de la question d’identité et des origines chez Nothomb, cet examen de la réception et de l’évolution de ce qu’on pourrait bien appeler « le phénomène Nothomb » s’avérera pertinent à l’interprétation littéraire qui s’ensuivra, informant parfois de façon imprévue notre appréhension de ses livres. Le phénomène Nothomb : la première rentrée Le problème de comment identifier un nouvel écrivain, de comment recevoir son premier roman, comment décrire sa vision littéraire et la présenter au public en est un auquel fait face tout journaliste et critique littéraire. D’abord, qui parmi les centaines de romanciers de la rentrée sera l’objet de son attention ? De quels traits faut-il en parler ? Certaines constatations – justes ou fausses – faites au sujet d’un premier roman et de son auteur peuvent persister le temps d’une saison littéraire; d’autres peuvent avec le recul du temps se révéler prémonitoires et durer toute une carrière. Toujours est-il qu’un auteur a beau écrire un chef d’œuvre : il importe d’intéresser le public pour qu’il remarque et découvre son ouvrage… pour que le premier ne finisse pas aussi le dernier. À cet égard, Amélie Nothomb a eu beaucoup de chance. Écrivain débutant à la rentrée de l’automne 1992, Nothomb attire très vite l’attention sur son roman, Hygiène de l’assassin, dans une publication estimée, Le Monde des livres. Dans un bel article intitulé
français. Une recherche dans des bibliographies académiques comme à l’internet révèle d’autres appréciations de lecteurs ou des interviews avec l’auteure nonrecensées par son éditeur. De plus, les articles recueillis chez Albin Michel ne s’accompagnent pas toujours des détails bibliographiques complets ; notamment, il manque assez souvent la pagination exacte. Je fournirai dans la mesure du possible la citation bibliographique la plus complète qu’il m’ait été possible de déterminer, et j’augmenterai au besoin ces articles avec d’autres qui ne se trouvent pas dans les dossiers Albin Michel.
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« Premiers romans : L’art de la cruauté » Alain Salles présente l’auteure et son roman au public de la manière suivante : Évidemment, on pourrait considérer un premier roman comme un troisième ou un quinzième. Au fond, premier, dernier, énième, on ne lui demande qu’une seule chose : de nous surprendre, nous inquiéter, nous changer. D’avoir du style ; de porter un univers. D’être de la littérature. En même temps, il bénéficie souvent d’une présomption d’innocence. Peut-être qu’un auteur naît vraiment, quelqu’un qui va compter, apporter, changer quelque chose. Peut-être. Voici le premier roman d’Amélie Nothomb. Elle a vingt-cinq ans, son livre a beaucoup de culot. Le Procès-Verbal et la Place de l’Étoile avaient aussi beaucoup de culot. C’est une qualité pour un premier roman, souvent après on s’assagit. Le Clézio et Modiano sont devenus des écrivains importants. Amélie Nothomb ? On verra bien. Mais son Hygiène de l’assassin aujourd’hui s’impose2.
Sans le savoir, ce critique flaire des pistes qui mèneront loin dans la critique journalistique nothombienne. En plus d’avoir le mérite de réfléchir sur la question du premier roman, l’article désigne des critères primordiaux dans la détermination de valeur littéraire. Salles ne doute pas de la valeur d’Hygiène de l’assassin, et il la trouve non seulement dans son « culot » mais aussi dans son « art de la cruauté », sa maîtrise exceptionnelle des dialogues. En effet, rappelons-le, Hygiène de l’assassin se compose essentiellement d’entretiens cinglants entre Prétextat Tach – prix Nobel de littérature, octogénaire obèse, odieux et mourant – et les cinq journalistes qui osent venir l’interviewer, chacun à son tour. Après l’élimination des quatre premiers arrive Nina, une femme qui saura s’imposer là où les autres se font écraser. Lectricedétective de ses romans, Nina verra dans la fiction du mourant la trace du vrai meurtre de la cousine – et le grand amour d’enfance – de Tach. Au terme d’un combat verbal impressionnant, Nina vaincra et tuera le coupable. Selon Salles, Nothomb débute sur la scène littéraire avec une vision singulière, audacieuse, comparable à d’illustres jeunes écrivains des années 1960. La comparaison est, bien sûr, une façon consacrée de présenter un nouvel écrivain au public et celle-ci vise à demander si Hygiène de l’assassin ne marquerait pas, lui aussi, le départ d’une carrière importante, une naissance, « peut-être ». Pourtant, ne nous 2
Alain Salles, « Premiers romans: L’art de la cruauté, » Le Monde des livres 11 sept. 1992.
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trompons pas. Les traits caractéristiques littéraires de son écriture – surprendre, inquiéter, changer le lecteur – viendraient non seulement de l’originalité de l’intrigue et de son style étonnant : « Amélie Nothomb a vingt-cinq ans, son livre a beaucoup de culot ». Nous n’aurons pas tort de voir que c’est surtout la réunion de la jeunesse de l’auteure et du culot de son livre qui contribue pour beaucoup à la surprise et, curieusement, à l’inquiétude créées par son entrée sur la scène littéraire. Aussi subtil qu’il soit, un doute est ici émis : Salles, se demande si l’on assiste à la naissance d’un vrai écrivain. Se pose-t-il des questions non seulement sur l’avenir d’un auteur et son audace, mais sur les origines, sur l’authenticité en quelque sorte de Nothomb ? Curieusement, il parle d’une « présomption d’innocence ». S’agit-il tout simplement d’une qualité découlant de sa jeunesse ? Ou suggèret-il la possibilité d’une expérience préalable (avons-nous affaire à un premier, un troisième, un quinzième roman ?), ou même d’une culpabilité cachée ? D’autres critiques reprendront en filigrane plusieurs de ces trames. Par exemple, la première critique d’un ouvrage de Nothomb qui paraît dans Le Nouvel observateur, « Occupons-nous d’Amélie ! » parle aussi d’une « certaine Amélie Nothomb, 25 ans : une révélation ! ». Impressionné par la hardiesse de l’intrigue et la réussite des dialogues, Pascal Bruckner remarque, apparemment à l’instar de Salles : « Il faut une effrayante maturité (ou une effrayante innocence) pour être capable à 25 ans de ciseler de telles reparties sans temps mort, sans fautes, sans lieux communs, et qui font toujours mouche par une chute inattendue. Décidément, il y a un mystère de la jeune littérature féminine »3. La jeunesse – voire la maturité dans la jeunesse d’Amélie Nothomb, ajoutée au fait qu’elle soit femme – étonne et créerait un « mystère » selon Bruckner. Il n’est certainement pas seul à le croire. Au terme d’un résumé de l’intrigue et d’un commentaire sur le style, Jean-Louis Kuffer dans un journal suisse écrira : « Tout cela pourrait sombrer dans l’invraisemblable, voire le grotesque. Or, Amélie Nothomb parvient, avec une maturité étonnante (elle n’a que 25 ans !) à nous faire croire à la folle utopie de son personnage »4. De son côté MarieLaure Rolland, au Luxembourg, conclura : « Pour un premier roman 3 4
Pascal Bruckner, « Occupons-nous d’Amélie!, » Le Nouvel observateur sept. 1992. Jean-Louis Kuffer, « Le Paradis ou je te tue, » 24 heures 17 sept. 1992. Je souligne.
L’identité médiatique 19
signé à l’âge de 25 ans, Amélie Nothomb fait preuve d’une aisance insolente et de qualités littéraires incontestables »5. Et, deux mois après la critique dans Le Nouvel observateur, Renaud Matignon ira encore plus loin dans sa précision de ce qui surprend dans ce début littéraire. Dans Le Figaro littéraire il s’étonne du style tranchant (« Elle écrit au couteau ») de Nothomb tout en émettant un petit doute. Il note que : Ça surprend. Même ça choque. Amélie Nothomb nous emmène avec une pureté rageuse, et une innocence perverse dans le voisinage de la mort, et elle nous y montre notre propre visage, comme si, dans un roman policier, le détective découvrait que c’est lui l’assassin. Et comme cette étrange exploration est conduite avec une maîtrise extrême, et qu’on s’y aventure comme dans un film d’épouvante, et qu’on découvre, sans préambule, chez une jeune femme qu’on nous dit avoir vingt-cinq ans, un humour meurtrier en même temps qu’une espèce de mystique des ténèbres, on savoure ce plaisir inconfortable d’entrer dans un territoire neuf, et dans ce qu’est toujours, tout compte fait, un univers d’écrivain : une zone d’insécurité6.
On le voit bien, l’âge de Nothomb déconcerte. Pourquoi le fait qu’une femme dans les premières années de la vingtaine ait un tel talent surprendrait-il tant, soulèverait-il des doutes ? Outre la maîtrise stylistique précoce de Nothomb, une première explication se trouverait dans la difficulté des critiques de mettre côte à côte et l’intrigue du roman et la situation de l’auteure. Voici Nothomb dont personne n’a apparemment entendu parler en France (et plus particulièrement dans le milieu littéraire parisien), un écrivain « innocent », une jeune femme qui au début de sa carrière met en scène tout son contraire : un vieil écrivain célèbre, obèse, d’humeur exécrable, auteur d’une trentaine d’œuvres et sur le point de finir son parcours. Comble d’audace, Nothomb, qui cherche comme tout débutant l’attention sinon la faveur des critiques et journalistes, les dépeint en caricature – humiliés dans son roman par le personnage principal sadique. Le monde dans lequel l’auteure veut faire son entrée serait impitoyablement tourné en dérision.
5
Marie-Laure Rolland, « Duel à huis clos, » La Voix du Luxembourg nov. 1992. Renaud Matignon, « Amélie Nothomb : une innocence meurtrière, » Le Figaro littéraire 20 nov. 1992. Je souligne.
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Canular ? Cabale ? Une lecture des dossiers de presse des années subséquentes révèle qu’à l’automne 1992 il circulait à Paris des rumeurs dont il nous semble apercevoir les échos dans les remarques des critiques déjà citées. En examinant plusieurs interviews avec Nothomb au cours des années suivantes et le témoignage d’autres, plus récemment, on peut reconstituer quelques faits curieux autour de sa recherche d’un éditeur et ensuite autour de l’expérience de sa première rentrée littéraire. Interrogée sur la question, Nothomb raconte comment elle s’est mise à écrire Hygiène de l’assassin lors de son retour en Europe, suite à des échecs professionnel (relaté en 1999 sous forme de Stupeur et tremblements) et sentimental (relaté en 2007 sous forme de Ni d’Eve ni d’Adam) à Tokyo. De Bruxelles elle a décidé d’envoyer son manuscrit aux éditions Gallimard à Paris, « en me disant que, même refusée, je ne pourrais jamais être plus humiliée qu’une petite employée japonaise »7. Quelle était sa consternation lorsque, dit-elle, « [j]’ai reçu un mot de Philippe Sollers me disant qu’il avait interdit le texte au comité de lecture et qu’il n’aimait pas les canulars. Découragée je suis demeurée à l’écart toute une année »8. Même si Nothomb affirme qu’elle n’a « jamais pu obtenir l’explication de cette missive »9, et qu’en 2004, elle ajoute que « [m]aintenant, chaque fois qu’il [Sollers] me voit, il affecte de me confondre avec une attachée de presse, c’est assez rigolo ! »10, nous saisissons bien ce que Sollers voulait faire comprendre par son terme « canular » : il ne croyait sans doute pas ce manuscrit l’œuvre d’une inconnue de vingt-trois ans si même Nothomb avait indiqué son âge en soumettant son manuscrit. Non, Sollers devait soupçonner un pseudonyme qui cachait un écrivain plus âgé, que l’on cherchait à le faire marcher dans une plaisanterie qui n’était pas à son goût, ni à celui des Éditions Gallimard, puisque les autres du comité de lecture ne verraient pas le manuscrit. 7
Jean-Claude Perrier, « Amélie Nothomb : La star a toujours faim, » Livres Hebdo 2 juil. 2004 : 85. 8 Marc Baronheid, « Amélie Nothomb : Tout pour le plaisir, » Le Vif/L’Express 25 août 1995 : 12. C’est également dans une publication belge que nous trouvons en 1992 la première mention du refus de lecture de Sollers. Voir Janine Lambotte, « La fille de l’Ambassadeur…, » Dimanche matin 6 sept. 1992. 9 Thiébault Dromard, « Entre Amélie Nothomb et Albin Michel, une relation d’éditeur à l’ancienne, » Le Figaro économie 9 août 2004 : V. 10 Michèle Manceaux, « Amélie Nothomb : ‘J’ai faim d’être une humaine.’, » MarieClaire déc. 2000 : 38.
L’identité médiatique 21
La réponse péremptoire de Sollers a laissé Nothomb déçue et « vexée » pendant un certain temps11. Cependant, là où une porte s’est fermée chez Gallimard, une autre s’ouvrirait peu de temps après chez Albin Michel lorsque Nothomb tenterait de nouveau ses chances en leur envoyant le manuscrit d’Hygiène de l’assassin. Si pourtant elle croyait le soupçon de canular dissipé – la simple et unique impression d’un éditeur trop méfiant – elle se trompait. Il se peut que l’histoire de son manuscrit refusé chez Gallimard ait fait le tour de Paris entre temps, car lors de la rentrée littéraire 1992 quelqu’un d’autre est allé plus loin dans l’énonciation d’un doute sur l’identité de l’auteur de ce roman. En 1995 Nothomb raconte que « la chroniqueuse Françoise Xénakis a avancé l’hypothèse d’un pseudonyme cachant une personnalité en vue. La rumeur annonçait une nouvelle affaire Gary/Ajar ». Mais, qui dit controverse ne dit pas du tout échec, car comme l’a bien compris Nothomb par la suite, « j’étais lancée »12. Amélie Nothomb est un homme dangereux Lancée, oui, et avec panache. Mais non sans parfois quelques inconvénients. Un air de soupçon – on le reconnaît suite à cette information – a persisté autour d’Hygiène de l’assassin pendant la rentrée 1992 et ainsi aurait-il informé subrepticement les commentaires des critiques, lesquels, avons-nous vu, ont parlé d’une « présomption d’innocence », d’un « mystère », d’un aspect « invraisemblable » et ont tous remarqué son jeune âge sinon son sexe. Même chez Albin Michel, selon le témoignage de Richard Ducousset en 2007, le manuscrit de Nothomb avait de quoi désarçonner ses premiers lecteurs. Interrogé sur les débuts de l’auteure, Ducousset indique : « nous avons été stupéfaits. Nous n’étions pas loin de penser que c’était l’œuvre cachée d’un grand écrivain connu tant ce manuscrit original, subtil, maîtrisé sortait du lot. La découverte de l’auteur en jeune fille singulière, d’une incroyable authenticité, a redoublé notre émerveillement »13. Et, sur un ton moins élogieux, en 2007 Patrick Besson prétend aussi qu’en 1992, « [j]’ai eu le manuscrit dans les mains aux éditions du Rocher : ai tout de suite pensé que c’était le livre d’un vieux monsieur ». Besson conclut, avec le recul du temps : « J’avais raison : Amélie est un vieux 11
Perrier, 85. Baronheid, 12. 13 Richard Ducousset, « Amélie est le contraire d’un écrivain marketing, » DirectSoir n194 5 sept. 2007 : 8. 12
22 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
monsieur. Cocasse, excentrique, neurasthénique, avide, orgueilleux, amusant, cultivé. Aux livres faits de briques et de breloques »14. Certes, bien des années après, sa propre maison d’édition semble bien consciente de l’ancienne rumeur que l’auteure d’Hygiène de l’assassin était un homme, et l’exploite en y faisant un petit clin d’œil. Avec une bonne dose d’ironie, en octobre 2006 Albin Michel a décidé de mettre une publicité dans le magazine Lire pour le roman Journal d’Hirondelle où l’on voit, en grandes lettres, au-dessus d’une image de l’auteure : « Amélie Nothomb est un homme dangereux »15. Ducousset, éditeur chez Albin Michel, nous l’avons vu, n’est certainement pas seul à noter la disproportion entre la maîtrise d’une voix littéraire que beaucoup ne peuvent s’imaginer attribuer qu’à un écrivain-homme âgé, et la présence du corps de la jeune femme « authentique » en chair et en os. En 1992 il y a une telle identification entre le personnage principal, Prétextat Tach, la voix narrative d’Hygiène de l’assassin et la personne jusque-là invisible de l’auteure, que nous avons droit d’y voir un véritable phénomène social, d’autant plus surprenant que ces éditeurs et journalistes sont pour la plupart passés par l’expérience du Nouveau roman où justement ces identifications étaient systématiquement démantelées. Il est vrai aussi que dans la bouche de certains, ces propos relèvent d’une certaine misogynie dans le monde des lettres françaises puisqu’on semble ne pouvoir attribuer tant de talent qu’à un homme16. Pourtant, même en 2008 des journalistes à l’oreille fine ont continué à remarquer que 14 Patrick Besson, « Amélie Nothomb, maîtresse d’elle-même, » Marianne 27 oct. au 2 nov. 2007 : 85. Ce commentateur du livre Ni d’Ève ni d’Adam (2007) se trompe systématiquement du nom du personnage principal du roman dans sa critique de celuici. 15 Lire oct. 2006 : 17. Cette publicité prend d’autres sens quand on sait que, apparemment il existe maintenant des gens qui usurpent l’identité de Nothomb sur internet. D’après l’auteure, « j’ai entendu parler d’un grand nombre d’Amélie Nothomb qui se baladent sur la Toile. Certaines sont probablement des hommes, et toutes, apparemment, sont sérieusement perverses et givrées. Contrairement à l’original… ». Voir Eric Neuhoff, « Le petit monde d’Amélie Nothomb, » Madame Figaro 12 sept. 2008 ‹http://madame.lefigaro.fr/culture/enquetes/355-le-petit-monde-d-amelie-nothomb›. 16 Interrogée en 2002 au sujet de la misogynie des critiques qui ne pouvaient s’imaginer l’auteure d’Hygiène de l’assassin qu’un homme, Nothomb remarque: « Oui, cela fait sourire de voir qu’encore aujourd’hui il faut expliquer à certains hommes que les femmes comprennent tout aussi bien la logique que les hommes ». Voir T. Ladroue, L. Frache et P. Navaï, « Entretien: Amélie Nothomb, » Migraphonies 2 (2002) : 91.
L’identité médiatique 23
Nothomb l’auteure en personne défie l’idée qu’ils se sont formée d’elle d’après son écriture, avant de la rencontrer. Cette apparente incompatibilité se fait de nouveau remarquer mais surtout analyser en 2008 par Richard Lea, journaliste avec l’important quotidien national anglais, The Guardian. Lea, a priori pas au courant de la controverse de 1992, raconte dans son article qu’avant de rencontrer Nothomb pour la première fois à Paris celle-ci avait refusé sa suggestion de contribuer une lecture à haute voix pour le site internet du journal anglais. En arrivant chez son éditeur il croit à une méprise et imagine que la personne qui vient à sa rencontre est une représentante des relations publiques: « It is only when this pale, neat woman composes herself for the start of the interview that I am finally sure she is no PR, but is in fact the person I have come to meet ». À la fin de l’interview, il cherche à s’expliquer la raison de son erreur initiale et du refus de Nothomb de faire une lecture pour leur site : Confident witty and courteous with a quick intelligence, a keen sense of humour, and the assurance brought by continued success, it is all the more puzzling that Nothomb should be unwilling to do a brief reading. She modestly suggests that she isn’t gifted as an actress, and cites the difference in literary cultures between England and France, where writers seldom perform their work in public. But the real reason for her refusal is a question of identity. Her literary voice is so vibrant, so baritonal that on first meeting her light, airy speaking voice comes as something of a surprise. It’s a curious mismatch of which she is only too aware17.
Sans le savoir, avec son commentaire sur la voix « de baryton » dans les livres de Nothomb – une voix d’homme entre le ténor et la basse – Lea renoue avec le controverse qui planait autour de la première rentrée littéraire de l’écrivain, et atteste directement de sa capacité insolite d’adopter avec succès des voix masculines comme féminines18. De plus, il met clairement le doigt sur la question identitaire que crée, selon lui, ce mismatch surprenant. 17
Richard Lea, « The Outsider, » The Guardian online 16 June 2008 ‹http://www.guardian.co.uk/books/2008/jun/16/fiction.richardlea›. 18 Nous aurons l’occasion d’interroger la question de l’identité sexuelle plus loin dans cette étude. Notons que Nothomb estime qu’elle a un autre ton : « Je crois que j’écris soprano même quand je traite de sujets graves ». Voir Pierre Vavasseur, « Amélie Nothomb : ‘Je ne sais jamais où je vais’, » Leparisien.fr 30 août 2008 ‹http://www.leparisien.fr/loisirs-et-spectacles/amelie-nothomb-je-ne-sais-jamais-ouje-vais-30-08-2008-183574.php›.
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Amélie Nothomb n’existe pas L’affirmation de Xénakis, nous l’apprenons en 2004, dans une plus longue évocation de l’incident, n’a pas eu qu’un côté publicitaire positif, en piquant la curiosité des lecteurs comme des journalistes. Voici ce que rapporte Nothomb : La journaliste Françoise Xénakis avait lancé une cabale, en affirmant qu’Amélie Nothomb ne pouvait exister. Que personne, même en Belgique, ne pouvait s’appeler comme ça. Et que, étant donné son livre, l’auteur ne pouvait être qu’un homme âgé ! Albin Michel a dû me montrer, pour prouver que j’existais. Ça n’a pas suffi. J’ai dû montrer mes manuscrits, pour prouver que c’est bien moi qui les avais écrits. Mais j’aurais pu les recopier… Aucun écrivain ne peut prouver qu’il est réellement l’auteur de ses livres19.
Outre le côté purement burlesque de cette situation, le dilemme auquel fait face Nothomb lors de sa première rentrée constitue une mise en question sérieuse de son autorité et certes, de son identité. Pour des raisons que nous explorerons ultérieurement, la romancière souffrait déjà et souffre toujours de ce qu’elle estime sa « principale angoisse […] celle de ne pas exister du tout ». Dans une anecdote racontée pour la première fois en mai 2005 lors d’une interview publique animée par Laureline Amanieux à l’Alliance française de San Francisco, et reprise dans un CD d’entretiens également animé par Amanieux, Nothomb donne ce qu’elle appelle l’« illustration absolument pathologique » de sa difficulté de croire qu’elle existe. Cela s’est manifesté quand on l’a intégrée dans le dictionnaire, Robert des noms propres, livre qui pour elle « énumère la réalité ». « [T]enaillée par [s]on angoisse de ne pas exister », Nothomb dit que, régulièrement, elle ne peut s’empêcher de se rendre, mal-déguisée, dans une Fnac (une librairie) pour vérifier son existence dans non un seul mais – si possible – dans tous les dictionnaires du rayon : Parfois les crises sont si graves que je me dis, « je ne vais pas être capable de sortir de cette Fnac » parce que la pile de dictionnaires est si grande, je n’en aurai jamais fini de vérifier. Et en même temps je suis prise. À ces moments-là je souffre, mais je ne peux pas vous dire à quel point. […]Je ne parviens pas à me raccrocher à quelque chose. Je suis en train de tomber dans une abîme, et j’essaie de me raccrocher à un mot, j’essaie de voir une entrée « Nothomb, Amélie » qui soit assez convaincante pour que je puisse
19
Perrier, 85-86.
L’identité médiatique 25 me dire « Bon, Amélie, maintenant tu y crois, tu l’as vue, tu peux en croire tes yeux. ». Et puis je me donne un grand coup de pied au derrière et je sors de la Fnac et on m’y revoit plus.
Sa conclusion à cette anecdote ? Elle ne se sent pas du tout « légitime dans son identité d’écrivain »20. On comprend dans un premier temps que, d’après ce dernier exemple, Nothomb ait besoin d’une preuve écrite, noir sur blanc, pour confirmer son existence, et que cette existence soit pour elle très fragile. Cela nous amènera, dans un second temps, à analyser le rapport compliqué que cette romancière entretient non seulement avec son patronyme mais aussi avec son prénom, lequel, nous le verrons, n’est pas son nom légal, de naissance. Toujours est-il qu’il y a une ironie invisible, supplémentaire dans toute cette controverse. Sans que les critiques le sachent en 1992, la jeune auteure avait voulu en effet publier son premier livre sous un pseudonyme, mais sa maison d’édition l’en a dissuadée : « Je voulais m’appeler Amélie Casus-belli ! Francis Esménard [chez Albin Michel] m’a convaincue que Nothomb était un très beau nom »21. Ce « beau nom » on l’examinera en plus de détail, mais notons ici que l’auteure est accusée de publier sous un pseudonyme alors qu’il n’en est rien. Malgré l’usage de son vrai nom de famille, elle est considérée comme un imposteur. Du côté de la réception, je soutiens que la négation catégorique de Xénakis cristallise une angoisse à l’époque latente et produit des effets qui se font sentir à court et à plus long terme. Au-delà du moment médiatique éphémère, l’accusation touche évidemment des questions de fond dans l’imaginaire nothombien. Que Françoise Xénakis ait été de bonne foi ou qu’elle ait lâché une boutade, dans l’immédiat Nothomb et son éditeur sentent la pression de « prouver » son existence, son « innocence », et spécifiquement de contrer quelques-unes des affirmations de la journaliste. Inventer Amélie Nothomb Xénakis aurait déclaré carrément que « Amélie Nothomb n’existe pas ». Cela veut dire que, pour cette critique, son nom est une invention. Et, comble de négation de sa personne, même lorsque 20
Laureline Amanieux, Autrement dit: Amélie Nothomb, CD. Éditions Autrement dit, 2007. 21 Daniel Garcia, « Les silences d’Amélie, » Lire sept. 2006 : 36.
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Nothomb se montre en chair et en os, on ne veut toujours pas la croire l’auteure d’Hygiène de l’assassin car, selon la journaliste – à l’exemple du protagoniste masculin de son roman – Amélie Nothomb ne peut être qu’un homme âgé qui se cache derrière un pseudonyme de femme. Notre auteure se trouve donc dans la situation embarrassante où elle et son éditeur doivent chercher à la faire exister aux autres, et non plus simplement au moyen de ses livres. Je soutiens qu’une conséquence importante de l’accusation de Xékanis est que des critiques – suite sans doute aux informations diffusées par Albin Michel et Nothomb elle-même lors des interviews – semblent mettre l’accent sur des éléments paralittéraires concernant l’auteure, dirait-on dans un effort de lui accorder plus de « réalité », plus de présence. Le phénomène n’est certainement pas unique à notre romancière. Car, dans une certaine mesure, Xénakis a tout à fait raison. Comme tout écrivain débutant, Amélie Nothomb n’existe bel et bien pas : elle n’a pas de passé sur la scène littéraire parisienne. Puisque ici sa naissance (voir les commentaires de Salles) et ses origines sont explicitement remises en question, il faut en quelque sorte l’inventer, la construire pour le public. Cette construction prendra plusieurs formes. De la mise en valeur de sa biographie à l’attention accordée à son corps de femme, de ses choix vestimentaires et même alimentaires à sa nationalité, de l’importance que l’on accordera à ses procédés d’écriture jusqu’à l’insertion du nom de l’auteure dans ses romans, l’invention de l’identité Amélie Nothomb évoluera au cours de sa carrière littéraire et médiatique, et suscitera maintes réactions, lesquelles nous développons maintenant. Nothomb, avec un b comme Belgique22 Regardons de près l’accusation que « personne, même en Belgique, ne pouvait s’appeler comme ça » retenue par Nothomb. Cette saillie de Xénakis prouve entre autres choses que la question du patronyme et de sa consonance joue un rôle dans la perception de l’authenticité d’un auteur. Cela nous apprend qu’à l’oreille parisienne – et surtout à l’oreille des médisants – le nom « Nothomb » pourrait passer pour une affabulation : c’est un patronyme que les Français, voir les journalistes parisiens – à la différence, nous le verrons, de ses compatriotes – ne 22
Titre d’une préface de Jacques de Decker. Voir « Nothomb avec un b comme Belgique, » in Amélie Nothomb : Authorship, Identity and Narrative Practice (New York, Peter Lang, 2003) X-XIV.
L’identité médiatique 27
connaissent pas. Certes, en ajoutant la précision, « même en Belgique », Xénakis semble faire référence, à sa manière, à l’idée d’un canular énoncée par Sollers, où l’insinuation tout hexagonale d’une bonne blague belge se joint à la création d’un pseudonyme. Il y a effectivement beaucoup de bagage culturel dans son commentaire. Comme si on veut prouver le contraire, que « si, ce nom existe, et surtout en Belgique », nous voyons plusieurs critiques dès 1992 – mais pourtant pas la première dans Le Monde des livres – donner des détails biographiques plus importants, sans doute fournis par l’auteure ou son éditeur. Déjà nous avons vu parmi les premières réactions à Hygiène de l’assassin que plusieurs journalistes ne manquent pas de souligner que Nothomb est belge, tout de suite après avoir noté son âge et son sexe. Un petit compte rendu de novembre 1992 est à cet égard typique. Il s’ouvre avec, « Un écrivain de quatrevingt-trois ans, Prétextat Tach […] » et finit en contrepoids avec « Amélie Nothomb, écrivain belge de vingt-cinq ans »23, où le contraste entre l’auteure et son personnage est sans doute significatif. Cependant, d’autres comptes-rendus présentent des informations plus élaborées, lesquelles semblent avoir pour but d’établir l’authenticité des origines de Nothomb en la situant dans une lignée non seulement nationale, mais aussi familiale et littéraire. La critique parue dans Le Parisien est à cet égard exemplaire. Elle commence de cette façon : Amélie Nothomb, issue d’une des familles les plus célèbres en Belgique, a vingt-cinq ans. Ses aïeux, d’une génération à l’autre, depuis la nuit des temps, sont sénateurs, ministres, poètes, ou philosophes. Elle est née le jour où son arrière-grand-père – l’homme politique, écrivain et poète Pierre Nothomb, s’est éteint. Amélie publie son premier roman d’une férocité rare24.
Nom, nationalité, âge, famille – avec professions très respectables – même des détails sur sa naissance et une bonne dose d’hyperbole journalistique (« depuis la nuit des temps ») : cet article communique tous les critères identificatoires biographiques essentiels, et encore, pour légitimer l’auteure et l’ancrer dans une réalité vraisemblable belge. Elle a aussi le mérite d’illustrer, dans la dernière phrase, la 23 « Premier roman: Hygiène de l’assassin, » Femme actuelle 30 nov. 1992. L’auteur n’est pas indiqué. 24 « ‘Hygiène de l’assassin’ d’Amélie Nothomb, » Le Parisien 26-27 sept. 1992. L’auteur n’est pas indiqué.
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tendance toute française d’appeler un écrivain-femme par son prénom, tendance que nous verrons s’amplifier au fur et à mesure que progresse la carrière de Nothomb. Une preuve – indirecte – que les Français ne connaissent pas son nom se révèle dans le fait que, apparemment, ils ne savent pas le bien prononcer. Une fois qu’elle a une réputation établie dans le monde des lettres françaises, Nothomb déclare sur un ton comique en 1996 : « je voudrais que ma célébrité serve à ce que l’on prononce enfin le b final du nom… Nothomb avec b! C’est mon seul but, cette croisade du b à prononcer! »25. Pourtant en Belgique, en 1992, d’après les articles du dossier de presse chez Albin Michel, les choses se passent différemment, d’autres choses s’entendent. Ici on s’aperçoit que certaines des mêmes informations diffusées à Paris peuvent véhiculer d’autres sens. Ironiquement pour la romancière, à Bruxelles comme à Paris le nom « Nothomb » attire l’attention. Dans une publication belge, La Dernière heure, après avoir donné le nom, l’âge de l’auteure et un résumé de l’intrigue du roman, la première question posée par la journaliste Caroline Geskens est la suivante : « Quel est votre lien de parenté avec l’actuel président de la Chambre, Charles Ferdinand Nothomb ». Et la seconde : « Cela vous a-t-il ouvert certaines portes de maisons d’édition ? »26. On peut comprendre la frustration d’Amélie Nothomb qui d’un côté de la frontière passe pour un homme se cachant derrière un nom considéré improbable, inventé, et de l’autre côté de la frontière pour une jeune qui ferait jouer la renommée de son patronyme et ses relations familiales pour avoir des entrées dans le monde de l’édition. La réponse de Nothomb est sans ambivalence. S’en tenant aux faits pour la première question – « Je suis sa petite nièce » – pour la seconde, l’auteure trouve qu’elle doit non seulement se défendre contre la suggestion de népotisme mais aussi justifier son choix d’un éditeur « étranger ». Donc, est-ce que le fait d’être une Nothomb lui aurait ouvert des portes ? :
25
Voir son interview avec Christian Libens « Chère Amélie, » La Revue générale 3 (1996) : 95. Nothomb n’a apparemment toujours pas réalisé son vœu puisqu’encore dans les médias rares sont les journalistes non-Belges qui prononcent le ‘b’ final de son patronyme. 26 Caroline Geskens, « Malade de l’écriture, » La Dernière heure sept. 1992.
L’identité médiatique 29 Aucune. Ce premier roman est publié en France. Là-bas, on ignore tout sur les Nothomb. Et cela m’arrange très bien. Je voulais absolument être éditée en France. Ce n’est pas un racisme anti-belge. Le marché y est seulement plus intéressant. Après avoir été refusée chez Gallimard, j’ai été acceptée à l’unanimité chez Albin Michel. J’ai beaucoup de chance27.
À la différence de l’affirmation comique de Françoise Xénakis, le nom Nothomb existe bel et bien en Belgique… et comment ! Et cette renommée expliquerait en partie le désir non-réalisé de l’auteure de publier son premier roman sous un pseudonyme (Amélie Casus-belli), justement pour éviter ce genre d’insinuations en Belgique, pour garantir en quelque sorte son autonomie. Et, même sans pseudonyme, publier en France où la renommée familiale n’a pas cours devait de toute façon lui offrir ce garant d’indépendance. Sa formule, « on ignore tout sur les Nothomb », confirme indirectement que Françoise Xénakis a raison de ne pas connaître ce nom, mais elle laisse entendre qu’il y a un non-dit à son sujet, lequel demanderait un éclaircissement. Certes, à l’image de ce « b » non-prononcé, muet dans la bouche des Français et parfois d’autres francophones, il y a des sous-entendus dans « Nothomb » que ceux à l’extérieur de la Belgique ne perçoivent pas, ne savent pas articuler. Interrogée en 2002 sur la réception de ses livres dans différents pays et sur la connotation qu’a son nom en Belgique, Nothomb nous explique que, En Belgique, c’est très différent en ceci que j’ai un nom qui est lourd à porter dans mon pays. C’est encore avec le public belge que ça se passe le plus mal, même si, bien évidemment, il y a aussi beaucoup de Belges qui me sont favorables. Mais il a fallu tout ce temps pour que le nom de Nothomb cesse d’avoir cette violente odeur désagréable. […] Eh bien c’est un nom qui pendant la dernière guerre n’était pas du bon côté, et qui est resté connoté droite catholique, dix-neuvième siècle. Donc il a fallu
27 Geskens. Déconcertée, peut-être agacée par les idées reçues dont fait preuve la journaliste sur sa vie et celle de sa famille, plus loin dans l’interview Nothomb se braque et donne une information fausse. Geskens note que le protagoniste d’Hygiène de l’assassin a passé son enfance dans un château, et demande à l’auteure si c’était aussi son cas. Nothomb ne la corrige plus et lui répond: « C’est exact. Petite fille, j’ai vécu dans un château, ». Nothomb, on le saura plus tard, a passé sa première enfance au Japon et en Chine.
30 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB dépasser ça. Maintenant ça commence à passer, en tout cas pour les jeunes. […] Nul n’est prophète dans son pays28.
Il faut dire que d’autres critiques belges donnent quelquesunes des mêmes informations biographiques sans pour autant avancer ouvertement l’idée que Nothomb se soit appuyée sur sa famille pour se faire éditer et se faire lancer dans le monde des lettres. Pourtant, les idées reçues concernant la famille Nothomb émergent toujours. Le titre d’un article paru en septembre 1992 dans Dimanche matin est à ce point de vue exemplaire, « La fille de l’Ambassadeur… ». Cette manchette réduit tout de suite l’auteure à son rapport avec un homme de sa famille – son père – et à sa fonction d’état. Le sous-titre de l’article a cependant le mérite de relativiser l’importance de sa nationalité par rapport à son talent : « Roman. Merveilleuse surprise, un nouvel auteur, belge par-dessus le marché, fait une entrée époustouflante dans le monde des romanciers ». Néanmoins, le premier paragraphe répond aux attentes des lecteurs en situant l’auteure dans une lignée belge bourgeoise et littéraire: Qu’Amélie Nothomb soit fille d’ambassadeur, appartenant à une famille pour le moins connue, avec un arrière-grand-père en son temps pilier des lettres belges, jouerait plutôt contre elle. Réticences sans fondement. « Hygiène de l’assassin » (Albin Michel) est un roman original, pas du tout « Je me souviens de mon enfance » et aussi éloigné qu’il est possible de ce qu’il est convenu d’appeler un « roman féminin »29.
Donc, des détails biographiques – lorsqu’on les fournit en France – peuvent paraître de l’ordre de l’information simple, ou légèrement exotiques (belge, famille diplomatique, ascendants littéraires) ; donnés en Belgique les mêmes détails font parfois lever des boucliers de méfiance chez les critiques et créent des attentes tout autres que dans l’Hexagone. Il est certain qu’en Belgique, même avant le succès confirmé d’Hygiène de l’assassin, les critiques manquent rarement de noter la 28 Mark D. Lee, « Entretien avec Amélie Nothomb, » The French Review 77,3 (Feb. 2004) : 572. Nothomb parle davantage de ce nom qui en Belgique, « n’est pas un cadeau » dans l’article de Nathalie Journo, « Quasi modeste, » Libération 9 oct. 1997. 29 Lambotte. Notons que dans les propos rapportés de Nothomb, c’est l’auteure ellemême qui parle de sa brève carrière d’interprète au Japon et du fait que son père y est ambassadeur. C’est également ici qu’elle parle de son expérience avec Philippe Sollers aux Éditions Gallimard.
L’identité médiatique 31
nationalité de Nothomb, souvent mais pas toujours de manière positive. Et même les propos moins favorables peuvent finir par produire, à l’occasion, l’effet contraire chez d’autres. Par exemple, à la sortie en 1993 de son second roman, Le Sabotage amoureux, François Nourrisier écrit : « L’an dernier, des amies de Belgique me dirent, comme je citais « Hygiène de l’assassin » : « Ah, non, vous n’allez pas nous chanter les louanges de la ‘petite Nothomb’ ». Visiblement le démarrage en trombe de cette romancière nouvelle venue les agaçait, et cet agacement me rendit illico Mlle Nothomb sympathique »30. Par contre, d’autres compatriotes, certainement enthousiastes, non seulement accentuent, mais exagèrent son appartenance à son pays d’origine. Après la saison des prix littéraires en France – où son premier roman est resté longtemps en piste pour le Fémina et le Médicis – le journal national Le Soir parle de notre romancière de vingt-cinq ans en termes plutôt tendres, légèrement chauvins – « Car elle a du nerf et de la verve, la petite Amélie, citoyenne belge, habitant Bruxelles » – et porté par ce qui semble un élan d’enthousiasme l’auteur de l’article va jusqu’à lui donner une naissance sur le sol belge – « Née à Bruxelles, dans une grande famille de la bourgeoisie belge »31 – alors que le public saura plus tard au moyen d’interviews et surtout avec la publication de romans autobiographiques, Nothomb est née en réalité à Kobe, au Japon, et n’a pas mis les pieds en Belgique avant ses dix-sept ans32. Nul n’est prophète dans son pays, comme nous le rappelait l’auteure et, ironiquement, parfois on n’y est même pas né. La flèche wallonne : la plus barge des Belges De l’autre côté de la frontière, et parfois de l’autre côté de la Manche, s’identifier comme belge c’est – pour des raisons culturelles – s’ouvrir à d’éventuelles plaisanteries. Au fur et à mesure que se construit l’identité publique de Nothomb au cours des années suivantes, quelques journalistes profiteront de temps à autre, et sur de différents registres, du statut national de Nothomb dans leurs descriptions de celle-ci. Faisant allusion à certains de ses goûts et habitudes (que nous examinerons de suite), et se servant d’une allitération facile, on la 30
François Nourissier, « Les dents de lait d’une femme fatale, » Le Point 4 sept. 1993. « Amélie Nothomb, la révélation de l’année, » Le Soir 17 nov. 1992. L’auteur n’est pas indiqué. 32 Voir les détails relatés dans Lee, 569. 31
32 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
surnomme en France « notre barge belge »33, « la plus barge des Belges »34 , ou « la plus excentrique des Belges »35. Le titre d’un grand article sur sa carrière et sa personne qui a paru en anglais au Royaume Uni, et ensuite au Canada en 2004, va dans exactement le même sens : « Walloonatic » – où l’on combine « wallon » avec le mot lunatic qui en français se traduit, « aliéné ». Le journaliste la présente ainsi en première phrase : « Amélie Nothomb is both the oddest and most popular of France’s current literary stars »36. Et, vu que depuis 1992 Nothomb publie un ouvrage à chaque rentrée littéraire, notre auteure a dès 1996 mérité la description suivante : « C’est la flèche wallonne : cette romancière belge publie à jet continu »37. Nom d’une course cycliste annuelle, ce sobriquet non seulement identifie Nothomb comme belge mais aussi met l’accent sur la rapidité avec laquelle elle écrit ses livres, ainsi que sur ses éventuels talents d’écrivain-athlète de longue haleine. Quand revient ce surnom à d’autres moments, l’allusion au cyclisme s’efface au profit d’une image apparentée au tir à l’arc, généralement employée de manière positive. Par exemple : « La flèche wallonne n’a pas raté sa cible »38, ou « la flèche wallonne a encore mis dans le mille »39. D’autres journalistes-critiques français jouent ironiquement avec les lieux communs concernant leurs voisins du nord dans leur peinture de Nothomb. Michèle Manceaux dans sa préface à une interview de 2000 constate que, « [t]out est contraste chez cette Amélie d’origine belge qui contredit la lenteur réputée de son pays »40. Et, s’inspirant sur un ton positif de la réputation toute spéciale que Nothomb avait déjà gagnée dans les médias français, Jérôme Béglé à Paris Match en 1998 parle de comment « [c]haque année, une extraterrestre belge franchit 33 « Revoilà Amélie, » Paris Match 29 août 2002 : 8. L’auteur de cet article n’est pas indiqué. 34 Clara Dupont-Monod, « Amélie Nothomb, Métaphysique d’un succès, » Marianne 14 oct. 2002 : 69. 35 Marianne Payot, « La boulimie d’Amélie, » L’Express 30 août 2004 : 72. 36 Philip Delves Broughton « Walloonatic, » Saturday Post (Canada) 5 June 2004. Article repris du Daily Telegraph (Royaume-uni). 37 Patrick Besson, « Et revoilà Amélie Nothomb !, » Paris Match 5 sept. 1996 : 16. Pourtant ce sobriquet s’emploie sur un ton négatif, chez Olivier Delcroix, « Une hirondelle aux ailes coupées, » Le Figaro 14 sept. 2006. 38 Jérôme Béglé, « Chapeau Amélie !, » Paris Match nov. 1999 : 130. 39 Jerôme Béglé, « Amélie Nothomb, La Rock star des lettres, » Paris Match 14 sept. 2006 : 14. 40 Manceaux, 32.
L’identité médiatique 33
le Quiévrain et vient en France exporter ses livres ». Béglé légitime, pourtant, la fécondité littéraire et terrienne de notre extraterrestre en fournissant, encore une fois, d’abondants détails historiques, particulièrement belges, pour le public français : Elle a de qui tenir ! Voilà plus de cent cinquante ans que les Nothomb hantent l’histoire de la Belgique. En 1830, Jean-Baptiste Nothomb rédige la Constitution du royaume. Quelques années plus tard, l’un de ses frères devient ministre de la Justice. Puis, entre les deux guerres, leur arrière-petitneveu Pierre milite pour la constitution d’une grande Belgique intégrant le Luxembourg et une partie de la Hollande. Deux de ses fils s’illustrent ensuite dans la Résistance. Puis c’est Patrick Nothomb le père d’Amélie, qui parcourt le monde de Washington à Tokyo, de Pékin à Dacca, comme ambassadeur du plat pays »41.
Qu’un élément de dérision ou d’admiration transperce dans l’emploi de ces sobriquets, il reste évident que, contrairement à ce que Xénakis avait prétendu, il n’y a pas d’incompatibilité entre être belge et s’appeler Amélie Nothomb. Les origines nationales de l’auteure resteront un des traits marquants de son identité médiatique et ce, encore bien après la publication de ses œuvres autobiographiques situées au Japon. Une diction très Comédie-Française Rappelons-nous : suite à l’accusation que son nom était une invention et elle un imposteur, Nothomb soutient que « Albin Michel a dû me montrer, pour prouver que j’existais »42. Mais en se montrant aux autres, elle court le risque que les journalistes fassent plus attention à sa personne et moins à ses livres. Le fait même qu’au début des années 1990 plusieurs soutiennent que seul un homme (âgé) ait pu écrire Hygiène de l’assassin et qu’encore récemment on soit toujours frappé par un certain mismatch, une dissonance entre sa voix littéraire et sa voix de personne – comme entre son apparence physique et ses personnages – et surtout le fait que, après qu’elle s’est montrée « [ç]a n’a pas suffi »43 , on ne voulait toujours pas la croire l’auteure de son roman, tout cela atteste que la perception de la voix et du physique 41
Jérôme Béglé, « Occupez-vous d’Amélie !, » Paris Match 1 oct. 1998 : 18. Notons que Patrick Nothomb fut diplomate aux Nations-unis à New York, et pas à Washington. 42 Perrier, 86. 43 Perrier, 86.
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nothombiens joue un rôle premier dans la construction de son identité médiatique. D’une part, vu les rumeurs qui circulaient lors de sa première rentrée littéraire, Nothomb se montre beaucoup pour profiter d’une célébrité qui aurait pu être éphémère : cela n’est pas étonnant. D’autre part, des journalistes et critiques font justement attention à la personne de l’auteure pour la faire exister. C’est une évidence que les écrivains créent dans leurs livres un univers à partir des mots. Il est moins évident que des journalistes s’intéressent à, ou commentent le parler d’un écrivain au lieu de sa littérature. Pourtant c’est ce qui ressort des articles et interviews journalistiques publiés au sujet de Nothomb sur plusieurs années. Dès 1993, d’abord dans un journal suisse, on note sa façon de parler et on constate un certain contraste avec ses personnages : Originale en diable, la fille de l’ambassadeur de Belgique au Japon est devenue, en deux livres, un écrivain célèbre. […] Bien élevée, s’exprimant avec élégance, elle qui a montré tant d’insolence envers les journalistes dans « Hygiène de l’assassin » (Albin Michel) n’est qu’indulgence avec son intervieweuse de la télévision romande dont la langue révèle quelques imperfections44.
Une journaliste, Anne Masset, au Libre Belgique se révèle particulièrement attentive au parler de Nothomb et se donne la peine d’essayer de le décortiquer. Son article de 1994 débute avec les remarques suivantes : Sa façon de parler est déjà tout un roman. D’un genre difficilement qualifiable. Résolument châtié, mâtiné d’autodérision, précieux ? Différent en tout cas, attachant certainement. Insolite chez cette jeune fille de 27 ans qui a passé nettement plus de temps à l’autre bout du monde que dans son pays d’origine45.
En effet, cette journaliste de son propre pays semble un peu déconcertée par la façon de parler de Nothomb. Elle a du mal non seulement à la décrire mais aussi à la situer chez cette auteure qui, note-t-elle bien, a passé « nettement plus de temps à l’autre bout du monde que dans son pays d’origine ». En 1996, toujours sur un ton de 44 Jacqueline Baron, « La semaine de télé de… Amélie Nothomb, » 24 Heures 25 oct. 1993. 45 Anne Masset, « Amélie Nothomb, monomaniaque de l’écrit, » Libre Belgique 4 août 1994 : 2.
L’identité médiatique 35
constat plutôt positif, nous avons, après une description étonnamment longue du physique de l’auteure, les remarques suivantes: Le timbre de la voix est clair. Mais ce qui frappe et séduit immédiatement, c’est une façon qui n’appartient qu’à elle de s’exprimer. Amélie Nothomb parle comme un livre. Articulation parfaite, mots choisis, phrases construites : cela devient si rare que l’on en est comme étonné46.
Et, en 2001 : Elle a l’allure d’une toute jeune femme pas encore sortie de l’enfance, un phrasé d’adulte et un vocabulaire de dictionnaire, qu’elle ponctue volontiers de superlatifs et de mots familiers. Un rire communicatif qui peut aller jusqu’aux larmes47.
Ou encore, de 2006 : La diction, enfin. Ce n’est pas pour rien qu’elle a fait des études de philologie. Elle enchaîne les phrases parfaitement charpentées, lexicalement riches et grammaticalement correctes, ce qui constitue une singularité, presque une incongruité, sur un plateau de télévision. […] Elle joue son propre rôle et personne ne s’en plaindra48.
Le commentaire, « cela devient si rare », pris avec les remarques que cette façon de parler est singulière, incongrue ou, « [i]nsolite chez cette jeune fille de 27 ans » soulignent non seulement que peu de jeunes – même peu de jeunes auteurs – savent bien s’exprimer, mais ensemble ils laissent transparaître l’idée que Nothomb parle comme une personne plus âgée, une personne plus expérimentée peut-être ? Nous ne sommes plus dans le moment du soupçon d’un pseudonyme, et cependant dire que l’auteure « parle comme un livre » ou comme l’a noté Martine de Rabaudy – qui ayant vu et surtout entendu Nothomb à la télévision en 1999 – remarquer que la romancière a « une diction très Comédie-Française, un vocabulaire inusité, une impeccable syntaxe »49 ou, lui attribuer comme Albert Sebag, une « propension à 46
Armelle Heliot, « Amélie Nothomb : le pur présent de l’enfance, » Le Figaro littéraire 11 oct. 1996. 47 Isabelle Lortholary, « La vie privée d’Amélie Nothomb, » Elle 20 août, 2001 : 32. 48 Dominique Dhombres, « Un ‘charmant petit monstre’, » Le Monde 15 sept. 2006 : 30. 49 Martine de Rabaudy, « Occupons-nous d’Amélie, » L’Express 28 oct. 1999 : 140.
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user du subjonctif imparfait en toute occasion »50, ou encore noter que « [c]haque mot dans sa bouche sort distinctement, les syllabes sont parfaitement articulées, la phrase bien construite, presque prête à être couchée sur papier »51 ce n’est pas seulement mettre l’accent sur le soin, l’élégance, l’érudition et la formation classique qui passent dans sa façon de parler (Nothomb a fait des études de latin et de grec et a obtenu un diplôme de philologie à l’Université Libre de Bruxelles), c’est aussi suggérer que Nothomb joue, que ses propos sont étudiés ou répétés avec soin, qu’avec sa « diction très Comédie-Française » Nothomb fait l’effet d’être un peu, sinon beaucoup actrice et ainsi, dans l’esprit de certains, un imposteur. L’air de soupçon persistera donc longtemps. Méfiez-vous des jeunes filles de bonne famille ! Bien qu’il y ait une certaine part de simple observation et parfois d’admiration dans les remarques précédentes, ces propos nous permettent de mettre le doigt sur une certaine méfiance envers Nothomb, laquelle commence dans des rumeurs sur son nom et se poursuit les années suivantes quant à l’authenticité de son parler et de sa personne en général. D’une part, les journalistes cherchent à faire ce qui leur paraît un contraste intéressant et important entre sa personne et ses personnages, souvent assassins il faut le dire. Par exemple, en 1995, à la publication des Catilinaires – roman dans lequel un homme tue son voisin obèse pour avoir été encombrant – Dominique Mobailly écrit : Elle a vingt-huit ans et toutes ses dents. Qu’elle plante dans les chairs avec une ardeur policée ; terrible Amélie Nothomb, dont le talent, incroyable, n’a d’égal que l’efficacité. Surdouée et démoniaque vous dis-je. On le savait depuis Hygiène de l’assassin, qui nous révéla en 1991 [sic], cette experte en psychologie, au regard implacable, qui suggère et tire plus vite que son ombre : il faut se méfier des jeunes filles belges de bonne famille, archilettrées, magiciennes des mots52 .
Et en 1997 à la sortie du roman Attentat, toujours admiratif malgré les précédents adjectifs « terrible » et « démoniaque », ce même critique 50
Albert Sebag, « Dieu, Amélie et les carpes, » Lepoint.fr 8 sept. 2000 ‹http://www.lepoint.fr/actualites-litterature/dieu-amelie-et-les-carpes/1038/0/63652 ›. 51 Anthony Palou, « Amélie Nothomb sans fard, » Le Figaro 30 août 2001 : 44. 52 Dominique Mobailly, « Les Catilinaires d’Amélie Nothomb, » La Vie n.2611, 14 sept. 1995.
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récidivera dans ses propos, avec encore plus de licence poétique cette fois : Méfiez-vous des saintes nitouches : elles vous décochent leur flèche en plein cœur sans crier gare. Ainsi, l’étrange Amélie, cette drôle de petite fille belge, nourrie de blédine gréco-latine, qui cache – on le sait depuis quatre ou cinq romans – sous ses airs d’aristocrate égarée une maestria de vieux routier de la plume et une audace de vrai briscard53.
La méfiance deviendra ainsi un leitmotiv sous la plume des journalistes dans la première période de la carrière de Nothomb, et audelà. En 1995, encore une critique des Catilinaires appelle les lecteurs à se tenir en garde : « Ne vous fiez pas à son air angélique ! Derrière son beau visage de première de la classe, Amélie Nothomb (vingt-huit ans à peine, déjà quatre livres publiés et une quinzaine d’autres dans ses tiroirs) cache une âme d’exterminatrice »54. Les journalistes semblent vouloir souligner une dissemblance sinon une contradiction entre un extérieur innocent, « angélique » – ici la physionomie « bien élevée » de l’auteure – et un intérieur qu’on a vu ailleurs qualifié de « démoniaque », lieu de la « vraie » personne qui se dévoilerait dans ses romans. Un article-portrait de Nothomb en 1996 est exemplaire à cet égard. Il commence également avec la formule maintenant consacrée pour ensuite énumérer quelques-uns de ce que seront les clichés autour de Nothomb : Méfiez-vous des jeunes filles de bonne famille ! Elles vous prennent des airs candides avec leurs grands yeux bleus, leur langage châtié, leurs châteaux et leurs arbres généalogiques à rallonge… Mais attention ! Quand on en vient au thème du point de croix en dix leçons, Amélie, elle, dégaine ses rencontres « ectoplasmiques », son goût prononcé pour les nourritures en décomposition (sic !) et sa manie unique d’être toujours « enceinte » d’un nouveau livre. Ange démoniaque ou démon angélique ? Qui sait ? Le personnage, en tout cas, semble exhumé de l’un de ses romans, dont l’atmosphère est si particulièrement dérangeante. (« Pornographique ! » condamne la frange ultra-catholique des Nothomb)55.
53
Dominique Mobailly, « Attentat de Amélie Nothomb, » La Vie n.2821, 23 oct. 1997. 54 « Le Nouveau massacre d’Amélie, » Le Méridonal 22 oct. 1995. L’auteur de l’article n’est pas indiqué. 55 Natacha Franceschi-Havard, « Amélie Nothomb : L’écriture ou la vie, » Gala 5 sept. 1996.
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Et, un autre article-portrait, paru dans un journal de Limoges, en rajoute avec une description portée volontairement à l’hyperbole médiatique : Qui n’a pas lu Amélie Nothomb ne peut imaginer le monstre de cruauté qui se cache en elle. Qui ne connaît pas Prétextat Tach, son double [...] ne peut deviner que la jeune Belge est en fait une bête (d’écriture) sadique, foncièrement méchante, et qui n’aime rien tant que la laideur quand elle rime avec noirceur. Et pourtant, elle est jolie Amélie, avec ses longs cheveux auburn et son look d’étudiante en lettres. Mais comme dans ses romans, il ne faut pas se fier à sa première impression, et se méfier de ses yeux qu’elle tient grands ouverts; de ce sourire trop franc pour exprimer un simple instant de bonheur…56
Quand on voit que quatre des cinq précédents articles du dossier de presse cités ci-dessus s’accompagnent de photographies de Nothomb – son visage en gros plan dans trois, toute sa personne de pied dans l’autre, avec chaque fois une expression souriante ou sereine, calme devant l’objectif de l’appareil-photo – et qu’on nous dit qu’on a une bête sadique devant les yeux, même si l’on sourit du contraste ironique, en effet comme lecteur on commence sérieusement à se méfier des apparences ! Ce qui ressort de ces comparaisons, et ce qui sourd aussi derrière les commentaires sur la diction presque « trop » parfaite de Nothomb, c’est le soupçon d’une duplicité chez l’auteure, la notion qu’elle n’est pas, ou ne peut pas être, ce qu’elle paraît. Jacques-Pierre Amette résume cette idée à sa propre manière quand il note, justement « deux Amélie Nothomb » : « Il y a la courtoise au langage policé, à la silhouette danseuse ; et puis la plus secrète, sépulcrale qui, sous un côté agile, léger, délicat, cultivé, raffiné laisse tomber un regard redoutable sur la vie en général »57. Pour un écrivain qui a vu au départ son identité sérieusement remise en question par les critiques, et qui déjà ne se sentait pas de fondation solide pour ancrer sa légitimité, cette méfiance exprimée par les critiques, même si l’on la prend au second degré, ne peut être que perturbante.
56 J-M Manquat, « Amélie Nothomb : Contre la paix des méninges, » La Montagne 3 nov. 1995. 57 Jacques-Pierre Amette, « Amélie Nothomb : Hygiène de l’assassin, » Le Point n.1770 17 août 2006 : 75.
L’identité médiatique 39
Le personnage Amélie Nothomb Amélie Nothomb n’existait pas, donc il a fallu l’inventer. Pour ce faire on s’est intéressé à sa famille, à ses origines, à son parler et, nous le verrons, particulièrement à son allure. Au fil des années certains éléments identificatoires physiques se remarquent et se reprennent avec une régularité étonnante malgré quelques variantes de ton. D’après les articles journalistiques, la romancière existe pour les autres non seulement par son écriture et sa voix, mais également et surtout – pour bien des journalistes – par son teint, ses yeux, son visage, sa silhouette et ses cheveux quant à son corps, par son choix de couleurs, ses jupes, chaussures, chapeaux et mitaines quant aux vêtements, et par ses préférences alimentaires et ses procédés d’écriture. Il serait difficile de croire que de tels détails recevraient autant d’attention chez un écrivain-homme. Quoiqu’il en soit, comme nous l’apprécierons par la suite, il y a eu peu d’auteurs, hommes ou femmes, comme Nothomb dans cette génération d’écrivains. Suivant le conseil initial de son éditeur, Nothomb s’est certainement beaucoup montrée pour prouver qu’elle existe. En 1995, résumant son attitude jusqu’alors, depuis la publication d’Hygiène de l’assassin en 1992, Nothomb dit : « J’ai voulu faire ce que tout jeune écrivain veut faire, parler de moi, mais Amélie Nothomb, 23 ans n’intéressait personne. Moyennant quoi, j’ai joué sur le contraste et je ne me suis rien refusé »58. Pourtant, n’ayant pas l’habitude qu’on la remarque – à vingt-trois ans elle passait totalement inaperçue – et encore moins qu’on l’écoute, la romancière va aussi beaucoup confier aux journalistes, on doit croire souvent de manière naïve, sans grand calcul. Ceux-ci, qu’ils la croient ou non vont très vite prêter attention et construire à partir d’éléments divers ce que plusieurs dans les médias appelleront le « personnage Amélie Nothomb ». De Monsieur 100.000 volts à la fantasque dame en noir Examinons donc l’identité physique de Nothomb telle qu’elle se construit, se reconstruit et s’interprète dans les commentaires des critiques en traçant l’évolution de quelques éléments. Est-ce le fait d’être jeune, jolie et femme qui autorise de nombreux journalistes – et non seulement des publications de mode féminine – à faire couler beaucoup d’encre sur la description de son physique et des tenues 58
Manquat.
40 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
qu’elle porte ? Une journaliste, perspicace et sans doute préoccupée par la question, souligne dès 1993 pour ses lecteurs le « look » Nothomb du début de sa carrière médiatique. Dans son second articleentretien avec l’auteure, Caroline Geskens tient à lui faire remarquer, « Vous portez un bustier à pois. Il y a un an, c’était une robe à pois. Et sur le plateau de Bernard Pivot aussi. Vous avez une prédilection pour les pois… ». Et à Nothomb – candide ou joueuse – de répondre : Comment le savez-vous ? Je m’habille autant que possible en noir à pois blanc. Certains m’appellent Monsieur 100.000 volts pour cette raison, comme Gilbert Bécaud. Au Moyen Age, les pois étaient considérés comme l’un des symboles du diable. Je suis donc habillée d’une manière démoniaque59.
Le style vestimentaire évoluera, comme c’est normal, au cours de la vie, mais quelques éléments et des vêtements et du physique de Nothomb demeureront pour des journalistes à chaque époque tout en s’interprétant différemment. Le noir et le blanc des pois, par exemple, reviendra sous d’autres formes et parfois seront-ils sémiotiquement chargés des connotations que Nothomb elle-même souligne, tout en plaisantant dans sa réponse à Geskens. Cela rejoint la duplicité sinon la dichotomie que nous avons vues ailleurs – « ange démoniaque ou démon angélique » – et filtrera peu à peu dans les descriptions de l’auteure. Déjà plus haut, avons-nous vu un critique dès1995 parler de ses « cheveux auburn et son look d’étudiante de lettres » ainsi que « ses yeux qu’elle tient grand ouverts »60. En 1996, après tout de même une réflexion sur son style d’écriture, laquelle peut « irriter », une autre journaliste nous fournit ce portrait détaillé : Sa longue silhouette souple et fine, sa démarche décidée, lui donnent l’allure d’une très jeune fille. Teint bien clair, haut front bombé que dégage une chevelure châtain foncé, regard profond, fossettes, c’est une beauté romantique, insolite, qui ne sacrifie rien à la mode61.
59
Caroline Geskens, « C’est écrit et signé, » La Dernière heure 7 sept. 1993. En effet, on peut voir cette tenue dans quelques photos de l’époque, ou bien dans les archives sur internet de l’INA, par exemple l’émission « Ah quels titres ! » du 21 septembre 1995. 60 Manquat. 61 Heliot.
L’identité médiatique 41
Pour Libération, en 1997, on parle de « l’écrivain phénomène. Amélie Nothomb, silhouette noirâtre de la chevelure permanentée aux pieds bottillon »62. Et, avec force comparaisons, dix ans plus tard, en 2007, on parle encore d’une « étrange jeune fille au visage pâle comme de la craie, aux cheveux longs, noirs comme les plumes du corbeau »63. Décrire la pâleur du visage en contraste avec les cheveux foncés ou les vêtements noirs devient apparemment incontournable et rejoint indirectement le contraste sinon la dichotomie noir-blanc de la tenue Monsieur 100.000 volts, encore bien après qu’elle l’aura abandonnée. Dans les premiers temps, cette pâleur ne serait-elle pas accentuée par le simple effroi, le trac ? Martine de Rabaudy a observé Nothomb à la télévision sur le plateau de l’émission Bouillon de culture et a bien remarqué, « [s]a voix encore étranglée par la peur »64. Patrick Besson se souvient dans un article d’avoir croisé Nothomb deux ou trois fois au début des années 90 : C’était une vague jeune fille pâle et tremblante aux cheveux noirs emmêlés, avec un visage stupéfait aux traits indécis. Elle avait un chapeau et un parapluie comme une vieille dame Faizan. Tous ses regards et toutes ses paroles étaient une moquerie candide, intimidée des choses de la vie.
Alors qu’en 2000, il retrouve, « une brune mignonne assise à une table. Veste en jean, longue jupe noire et grosses godasses. Visage d’une fraîcheur prépubère, moins l’acné. C’est Amélie devant une feuille de papier »65. De même, dans une interview pour Lire en 2006, le grand homme de lettres belge, Jacques De Decker, fait lui aussi un contraste entre l’auteure que l’on connait maintenant et celle des débuts. Il se souvient que : J’ai participé à la toute première émission où [Nothomb] est apparue, en Belgique, sur un plateau de télévision, après la parution d’Hygiène de l’assassin, […]. J’ai découvert quelqu’un de littéralement mort de trac, qui semblait menacer de s’évanouir à tout instant. Son talent actuel de
62
Nathalie Journo, « Amélie Nothomb, Quasi modeste, » Libération 9 oct. 1997. Anthony Palou, « Amélie Nothomb : Parce qu’elle le vaut bien, » Le Figaro magazine 22 sept. 2007 : 94. 64 Rabaudy, 140. 65 Patrick Besson, « Amélie Nothomb, attachée de presse, » Voici 24 juil. 2000. 63
42 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB communication vient de l’immense effort qu’elle a su consentir pour surmonter sa peur du public66.
Le teint pâle ou son contraste avec le noir ne nous intéressent pas en soi. Mais ils s’intègrent dans plusieurs constructions médiatiques de Nothomb, lesquelles véhiculent différentes identités. En 2000, on notera entre d’autres choses, « ses gants noirs, ses voilettes, son visage blanc, cet air de jouer à chat perché, ses yeux qui riboulent […] Ce tourbillon noir à visage lunaire »67. En 2001 on la découvre « [h]abillée de noir, exceptée une petite jupe motif jeu de dames, un large sourire rose colore son visage blanc bougie »68. 2006 la retrouve avec « les mêmes cheveux longs couleur d’ébène, et une peau blanche, quasi-transparente. De grands yeux ronds démesurément ouverts sur le monde »69. Ces éléments se réunissent sous la plume de certains pour recevoir à différents moments la qualification « romantique » déjà notée plus haut dans une description de 1996. Encore en 2006 on la décrit ainsi : Au physique, elle reste blanche et noire comme un domino, exactement telle qu’elle fut quand elle apporta « Hygiène de l’assassin » à son éditeur, en 1991. Teint pâle et lunaire, obscurité des robes qui ressemblent souvent à des justaucorps romantiques. […] Elle est souple, agile, moqueuse, vifargent et en même temps sur le qui-vive. L’œil est perçant, scrutateur, subitement tendre70.
Et en 2008, renforçant son statut d’écrivain, on lui trouve « cette peau blanche, cette peau de papier qui la caractérise »71. L’identité romantique nothombienne, plutôt flatteuse, s’entend et s’édifie donc dans le discours de quelques journalistes. Le « visage blanc bougie » s’apparente, par exemple à ce vocabulaire, mais surtout l’adjectif « lunaire » qui revient plusieurs fois dans les descriptions données et qui véhicule, à l’image consacrée de l’artiste romantique, 66
Garcia, 36. En effet, si l’on consulte les archives vidéo de l’INA ou sur des sites de fans sur internet – lesquels paraissent et disparaissent régulièrement- on voit Nothomb trembler comme une feuille en attendant son tour d’être interviewée dans des émissions du début de sa carrière. 67 Jacques Pierre Amette, « L’espiègle Amélie, » Lepoint.fr 3 nov. 2000 ‹http://www.lepoint.fr/actualites-litterature/l-espiegle-amelie/1038/0/65299›. 68 Palou, Le Figaro 2001 : 44. 69 Nathalie Six, « Boycottons la télé-réalité, » Point de vue 7 au 13 sept. 2005 : 64. 70 Amette, Le Point août 2006 : 75. 71 Vavasseur, Leparisien.fr.
L’identité médiatique 43
une connotation de folie72, renforcée par la représentation des yeux « démesurément ouverts » et le « tourbillon » de ses cheveux. D’ailleurs « lunaire », mot choisi dans un portrait d’une Nothomb « blanche et noire comme un domino » reprend indirectement le premier sens de dichotomie, lequel est astronomique73. Certes, l’auteure elle-même s’est alliée avec le romantisme à un moment de sa carrière, quoique ironiquement. Dans son interview sur CD avec Laureline Amanieux, Nothomb indique que devant la question répétée de lycéens, envoyés dans des Salons du livre par leurs professeurs lui demander à quel courant littéraire appartiennent ses livres, l’auteure se dit devenue sensible à la frustration et à la déception des élèves quand elle leur expliquait qu’il n’existait plus vraiment d’écoles littéraires et qu’elle ne se sentait d’affiliation avec aucune, alors qu’ils attendaient une réponse beaucoup plus simple. Selon Nothomb, à un Salon du livre à Nancy, pour satisfaire ces élèves et pour ne plus les embêter avec ses explications, sans trop réfléchir elle a dit qu’elle appartient « à l’école du romantisme belge, en me demandant bien ce que cela pouvait être. […] Apparemment les professeurs ont approuvé leurs réponses »74. Auteure belge, sans aucun doute. Mais romantique ? L’appellation est un néologisme pour le moins intéressant, plutôt comique. Vu les circonstances de cette invention, on comprend d’autant plus un autre sobriquet donnée à l’auteure ; un critique l’a baptisée « la fantasque dame en noir »75. Prêtresse, princesse ou geisha gothique ? La description de traits tels le teint ou l’allure d’un écrivain devrait être insignifiante ou négligeable, et cependant un survol de la représentation médiatique de Nothomb révèle que pâleur et vêtements noirs devraient retenir notre attention justement parce qu’ils s’interprètent différemment selon l’époque où on les observe et le public auquel on veut rattacher l’auteure. Ainsi leur description dévoile-t-elle le point de vue de ceux qui veulent attribuer, imposer ou rappeler une certaine identité culturelle à Nothomb. Ce qui chez les uns s’explique comme un effet de la timidité ou de l’anxiété, sera chez 72
Par exemple, l’expression « être dans la lune ». « Phase de la Lune pendant laquelle une seule moitié de son disque est visible ». Le Petit Robert. 74 Amanieux, Autrement dit. 75 François Busnel, « Un cadavre exquis, » L’Express 22 aout 2002 : 46. 73
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d’autres le signe extérieur de l’artiste romantique – à connotation plutôt sérieuse, « littéraire » – et chez d’autres encore le signe d’une affiliation « gothique ». Cette dernière désignation semble revenir sous la plume de ceux qui veulent faire le lien entre Nothomb et son grand lectorat adolescent et jeune adulte, où le style gothique demeure populaire, du moins selon des journalistes certainement plus âgés. Anne Fulda, en reportage au Salon du livre à Paris en 2006, décrira ainsi la romancière : Elle est assise derrière son bureau. Comme une élève sage. Sorte de docteur Diafoirus aux longs cheveux et à la bouche rouge, Amélie Nothomb porte un énorme chapeau à larges rebords orné d’une boucle carrée. Sa tenue sombre fait ressortir son teint blafard, accentue son allure – savamment entretenue – de prêtresse néogothique. Et, à voir le nombre de personnes qui s’agglutinent, ce samedi […] le doute n’est pas permis, « la » Nothomb est une star. Elle crée l’événement. C’est la Mylène Farmer de l’édition. Qui sait savamment doser mystère et proximité. Talent et bons chiffres de vente76.
« Prêtresse néogothique » pour Fulda, Nothomb, on l’entend dans cette formule aurait un culte ténébreux et moderne autour d’elle, où l’auteure serait le maître spirituel principal et ses lecteurs, ses fidèles. Du sacré Nothomb passe au royal pour une autre journaliste qui la surnomme « princesse gothique »77 avec sensiblement les mêmes connotations. Faire ce lien, on le déduit d’après la référence à la chanteuse Mylène Farmer et à la foule qui vient la voir, c’est à la fois une façon de montrer la popularité et des livres et de la personne de la romancière. Pourtant, en même temps c’est une manière d’en limiter sinon de diminuer la portée littéraire, où tout ce qui est « jeune » et « populaire » doit selon les idées reçues être moins sérieux, moins digne d’attention critique. Le titre d’un article de 2006, où l’on cite Nothomb en exemple parmi d’autres, dit tout à cet égard : « Le succès populaire, quelle vulgarité ! »78. La preuve de cette popularité se voit non seulement dans les chiffres de vente, lesquels placent Nothomb à chaque rentrée depuis 1999 dans la liste des best76
Anne Fulda, « Amélie Nothomb, bête de salon, » Le Figaro 22 mars 2006 : 18. Jessica Piersanti, « Écrivain tout-terrain, » Journal français juil. 2006 : 8. 78 Joseph Macé-Scaron, « Le succès populaire, quelle vulgarité !, » Marianne 4 au 10 nov. 2006 : 18. En dessous du titre, on lit cette manchette : « Amélie Poulain et Amélie Nothomb, dans le même sac ? Icônes du public, l’une et l’autre ont par conséquent suscité puis symbolisé le dégoulinant mépris des élites ». 77
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sellers en France comme dans d’autres pays, mais aussi – comme le remarque Fulda – dans le public nombreux qui vient aux Salons littéraires et autres séances de signature dans les librairies rencontrer l’auteure des romans. Fort de ce succès auprès de lecteurs assidus que l’on a le droit d’appeler ses fans – phénomène que nous examinerons ultérieurement – un journaliste titre son article de 2006, « Amélie Nothomb, la rock star des lettres »79. Et, une fois de plus, Nothomb elle-même – chef de file de l’école imaginaire du romantisme belge, toujours sensible aux résonances que produit son patronyme (Nothomb/ tombe) – ne voit pas d’inconvénient à ce qu’on la rattache au phénomène gothique, tant qu’il n’y a pas de violence. En 2008 on lui demande de réagir aux lieux communs qui courent à son sujet. Au cliché « Le mouvement gothique l’a adoptée », Nothomb fait fi de tout rapprochement sur le plan vestimentaire et répond avec son aplomb habituel : J’étais gothique dès le départ, vu mon nom. Cette tribu s’est retrouvée en moi sans doute parce que nous avons le même état d’esprit. Je suis non violente, j’adore les poèmes de Baudelaire et les cimetières. Mais je ne suis pas pour autant la Marilyn Manson de la littérature : mes livres sont relativement sages80.
Évidemment, la perception de Nothomb, même la personne physiquement rencontrée par des journalistes lors des interviews, est influencée par la concurrence de nombreux éléments imaginaires. En plus des personnages et plus globalement de l’univers créés dans ses livres, il y a les multiples représentations médiatiques d’elle en circulation : des photos accompagnant ses entretiens publiés, ses passages à la radio et sur les plateaux de télévision qui, à la différence du passé, sont souvent archivés et facilement accessibles sous forme numérique, et les photos publicitaires mises à la disposition de la presse par son éditeur, justement pour « prouver » qu’elle existe. Pour finir avec le tracé d’un élément – le teint de l’auteure et son contraste avec le noir – à travers sa carrière, on doit noter encore une attribution culturelle clairement reliée à plusieurs de ces éléments imaginaires. Puis, il y eut la sortie des romans autobiographiques situés au Japon, Stupeur et tremblements en 1999 – le récit de sa vie de stagiaire dans 79
Béglé, 2006 : 14 Gilles Médioni, « Les vérités d’Amélie Nothomb, » Lexpress.fr 25 sept. 2008 ‹http://livres.lexpress.fr/entretien.asp/idC=14237/idR=5/idG=3 ›. 80
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une grande entreprise tokyoïte – Métaphysique des tubes en 2000 – récit de la petite enfance dans le Kansaï – et Ni d’Eve ni d’Adam en 2007 – l’histoire de sa relation avec son fiancé japonais. À cela s’ajoutent les photos de Nothomb sur la jaquette recouvrant les éditions blanches ou en couverture sur les éditions poches ou sur les bandeaux publicitaires : on la voit le visage blanchi, les lèvres très rouges à la japonaise. En conséquence certains journalistes situeront cette pâleur ailleurs, bien à l’orient. Par exemple, soudain, en la rencontrant en 1999 à la sortie de Stupeur et tremblements on va lui trouver un « [t]eint de porcelaine »81. Dominique Dhombres, au Monde, fait un amalgame culturel admirable d’éléments bioromanesques et médiatiques en circulation. Il débute un article de 2006 sous forme de portrait-devinette : « Le visage est extrêmement pâle, encadré de longues anglaises châtain, les lèvres écarlates, les vêtements noirs hors mode et même hors du temps. Une geisha gothique, en quelque sorte. Vous voyez de qui il s’agit ? »82. Enfin, Dhombres n’est pas seul à jouer sur la condensation d’une pluralité d’éléments identificatoires chez cette auteure aux expériences et origines disparates. En 2001, après une tentative de cerner sa personne, un journaliste conclut : « Le charme Nothomb pourrait se résumer ainsi : un mélange d’esprit français, d’humour belge et de politesse nipponne »83, une formule qui illustre elle aussi une modification et un déplacement dans la description d’un trait chez Nothomb en fonction de la construction médiatique imaginaire qui domine le moment. Sa courtoisie caractéristique ne s’attribue plus ici, comme au début de sa carrière, à ses origines sociales – rappelonsnous, elle était surtout une fille de bonne famille bourgeoise – mais à son expérience, ses origines japonaises. Et, en 2002 un autre critique essaie lui aussi de définir l’identité de la romancière en la multipliant avec une métaphore enivrante : « Enfin bref, Amélie, c’est un cocktail euro-exotique presque parfait : une bonne bière wallonne avec un zeste de nippon »84.
81
Philippe Dufay, « Amélie Nothomb: L’enfant terrible de la littérature, » Madame Figaro 7 oct. 1999. 82 Dhombres, 30. 83 Palou, Le Figaro, 2001 : 44. 84 Jean-François Josselin, « Amélie Nothomb, la fille qui travaille du chapeau, » Le Nouvel observateur 22 août 2002 : 4.
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Cette femme belge portant chapeau Nous l’avons noté, dans la première partie de sa carrière littéraire Nothomb se montre beaucoup et fait parler d’elle pour prouver qu’elle existe. Et, les journalistes lui prêtent une attention qui n’est pas toujours positive, flatteuse. De ses origines belges et japonaises à sa classe sociale, de sa façon de parler à ses cheveux, son teint et ses vêtements, Amélie Nothomb se construit sous la plume des critiques où se forgent non une mais plusieurs identités. Certains éléments, vus en passant dans les citations précédentes, ont dominé l’image médiatique de celle qu’Anne Fulda dénomme « la » Nothomb. J’ai retardé le moment d’exposer les plus communs d’entre eux pour ne pas répéter sans réfléchir le geste des médias, lesquelles – peut-être forcément – réduisent l’image nothombienne à quelques grands traits faciles à repérer et éventuellement à reproduire. Pour se faire remarquer, quoi de plus efficace qu’une coiffe ? Un chapeau ne sert pourtant pas seulement à attirer l’œil. Il occupe, traditionnellement, plusieurs fonctions dans la culture occidentale que j’esquisserai. D’abord, le couvre-chef peut-il s’agir tout simplement d’un accessoire de mode qui, comme tout vêtement, a aussi le mérite de vous réchauffer ou de vous protéger contre les éléments – le bonnet de laine, le chapeau de soleil – ou même les adversaires et des chutes – le casque. Ensuite, le chapeau peut également et en même temps signifier une appartenance nationale ou régionale. Par exemple, la coiffe de l’Alsacienne la distingue de la Bretonne ou de la Basque. Et, quand chapeau il y en a, il peut aussi renvoyer à une classe sociale : le couvre-chef du paysan ou de l’ouvrier est rarement celui d’un bourgeois ou d’un aristocrate. La même chose vaut évidemment pour les métiers. La coiffe – comme l’uniforme – du pompier, du gendarme, du militaire ou de l’infirmier facilite la reconnaissance en annonçant à tout le monde le métier de celui qui la porte. Bref, le chapeau est sur le plan symbolique garant d’identité et souvent d’autorité. Identité et autorité : ce sont précisément les deux choses que recherche consciemment ou inconsciemment Amélie Nothomb, à qui – justement- on les a refusées dès son entrée sur la scène littéraire. Est-elle la vraie auteure de son premier roman ? Existe-t-elle, « même en Belgique » ? Même si Nothomb ne portait des coiffes que parce qu’elles lui plaisent, que parce qu’elles sont belles, on doit convenir qu’en adoptant souvent le port d’un chapeau lors des événements
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médiatiques, l’auteure – comme les journalistes – invoque d’autres fonctions chapelières suggérées ci-dessus, si ce n’est qu’indirectement. La première indication d’une coiffe dans la presse écrite des dossiers Albin Michel remonte à 1998, mais l’article où on en parle laisse entendre que Nothomb en portait déjà depuis un bon moment. Ainsi, Jérôme Béglé à Paris Match décrit la romancière de la tête aux pieds, tout en ne manquant pas de commenter sa façon de parler : « Certains lorgnent ses invraisemblables chapeaux cloches. D’autres critiques ses vastes jupes de lainage et ses godillots d’alpiniste. D’autres encore se gaussent de son ton monocorde et de ses réponses toutes faites »85. Certes, en 1999, au moment de la sortie du roman qui marquera son plus grand succès critique et commercial, et sa plus importante médiatisation depuis Hygiène de l’assassin, Le Canard enchaîné confirme que la coiffe de Nothomb est devenue une manière efficace de l’identifier au public, pour qu’on reconnaisse rapidement de qui on parle : « Et un nouveau Nothomb : huit romans en huit ans, c’est le rythme de cette jeune femme belge portant chapeau »86. Et, lorsque Nothomb gagnera un grand prix littéraire cette année-là, cela donne à Paris Match l’occasion d’un second article, cette fois avec le titre « Chapeau Amélie !». Le journaliste développera le lien entre Nothomb et ses chapeaux, autant qu’il lui est possible, en filant ses métaphores : Même si l’espiègle Amélie Nothomb s’est forgé une réputation de « fofolle », il serait bien exagéré de dire qu’elle travaille du chapeau ! Pourtant, le lendemain de son élection au grand prix de l’Académie française pour son roman « Stupeur et tremblements », elle a posé dans la boutique d’un chapelier. Elle raffole de galures en tout genre87.
Dès 1999, donc, la coiffe de Nothomb domine son image publique surtout qu’elle en a porté une lors des grands événements médiatisés de la saison littéraire, notamment quand elle est passée dans l’émission de Bernard Pivot, Bouillon de culture, en septembre. Un article de Martine de Rabaudy, publié un mois après, décrit la scène et nous fournit au moins deux grandes fonctions du chapeau dans l’image médiatique nothombienne. Ce passage télévisé concré85
Béglé, 1998 : 18. André Rollin, « La baie des WC, » Le Canard enchaîné 1 sept. 1999. 87 Béglé, 1999 : 130. 86
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tisera également un moment tournant dans la réception de l’auteure. Rabaudy dépeint ainsi l’atmosphère sur le plateau de télévision : Et ce soir-là, soudain, on l’aima. C’était le 3 septembre à Bouillon de culture, chez Bernard Pivot. Amélie Nothomb (prononcer le « b ») venait d’échapper à un attentat. La terroriste Christine Angot, qui avait lancé ses grenades et déchiqueté les romanciers Jean-Marie Laclaventine et Michèle Gazier, lui laissait la vie sauve. La tension était à son comble sur le plateau quand ce fut à son tour de s’exprimer. La voix encore étranglée par la peur, elle se jeta dans le vide pour exposer le sujet de son roman Stupeur et tremblements, une histoire d’humiliation et de mépris. Sujet qui tombait à pic, alors que nous venions d’en vivre en direct une illustration magistrale. Elle fut sidérante. Protégée par son grand chapeau noir – « Il me fit effet de paratonnerre » – avec une diction très Comédie-Française, un vocabulaire inusité, une impeccable syntaxe, Amélie détendit l’atmosphère, déclencha les rires en narrant son expérience de salariée dans une entreprise japonaise, contant sa jubilatoire déchéance en un récit d’une cruauté hilarante88.
On constate ici que, symboliquement, le chapeau « protège » Nothomb ; il lui sert d’armure, de casque pour qu’elle ne sente pas les coups des adversaires. L’expression, « il me fit effet de paratonnerre », confirme certainement cette fonction, puisqu’un tel appareil est censé préserver des bâtiments des effets de la foudre en canalisant un excès d’énergie de l’air jusqu’au sol où il est neutralisé. Dans cette métaphore, la foudre est la mauvaise humeur et le mépris d’une autre invitée à l’émission ; les bâtiments sont la personne de Nothomb sinon des autres auteurs sur le plateau. Mais on le comprend aussi, le paratonnerre qu’est le chapeau de l’auteure sert non seulement à canaliser cette énergie mais aussi et peut-être surtout à l’attirer sur elle, à conduire l’attention, le regard des autres sur elle afin de les maîtriser. Il n’est pas certain qu’un écrivain dans un événement public, médiatisé, puisse maîtriser toute cette énergie – l’attention des autres – mais les répercussions physiques de la prendre sur elle sont éprouvantes, ressemblent à un coup – littéral – de foudre : « Alors que je n’avais pas bu une seule goutte d’alcool, je me suis réveillée le lendemain avec une gigantesque gueule de bois »89, certifie l’auteure. Fidèle à cette seconde fonction, Nothomb et son chapeau ont certainement attiré l’attention d’autres que ceux présents sur le plateau ce soir-là. Un autre article d’octobre 1999 le confirme, tout en nous 88 89
Rabaudy, 140. Rabaudy, 140.
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soulignant encore d’autres fonctions sémiotiques de sa coiffe. Philippe Dufay nous présente ainsi la romancière : Et la réputation d’Amélie Nothomb n’est pas pauvre en qualificatifs : perverse, cruelle, sadomasochiste, vénéneuse, un tantinet « fêlée ». Ajoutez à cela ses godillots « grunge », l’invraisemblable coiffure qu’elle arborait la dernière fois chez Pivot – « C’était un chapeau belge, précise-t-elle, étonnée, le même exactement que l’on peut voir dans le tableau de Van Eyck ‘Les Époux Arnolfini »90.
Le chapeau rejoint ainsi une de ses fonctions traditionnelles en signifiant l’appartenance régionale ou nationale de celle qui la porte. On voit que, comme la Bretonne traditionnelle porterait la coiffe de son pays, de manière similaire Nothomb porte un chapeau belge, et pas n’importe lequel, pour s’identifier. Il s’agit d’un couvre-chef confectionné par un Belge et qui, vu la référence picturale à Van Eyck – peintre qui a vécu surtout à Bruges – ancre d’autant plus la romancière dans le pays de ces ancêtres et dans son histoire picturale. Et, puisque le tableau de Van Eyck illustre un riche couple bourgeois et que Nothomb soit capable de le citer, on pourrait dire que ce chapeau renvoie aussi à une certaine classe sociale même si, ironiquement, le roman autobiographique qu’elle présente cette année-là relate les déboires d’une femme qui finit « dame pipi » dans une grande entreprise japonaise. La coiffe fait dorénavant partie intégrante des portraits d’Amélie Nothomb. On parlera de sa prédilection pour « l’imparfait du subjonctif et les chapeaux baroques »91, de ses « chapeaux sortis d’Alice au pays des merveilles »92, ou ses « chapeaux biscornus »93. Ce cliché est à tel point enraciné dans l’imaginaire du public que, lorsque les journalistes arrivent pour interviewer l’auteure, on note l’absence d’une coiffe. En 2006 on lit : « [p]as de chapeau haut de forme »94. Et en 2008 : « Vêtue de noir, souriante et sans chapeau »95 90 Dufay. Notons que dans ce tableau, actuellement à la National Gallery à Londres, c’est le mari du couple qui porte le chapeau. 91 Bertrand de Saint Vincent, « Amélie Nothomb : Mémoires d’un bébé, » Figaro Magazine 2 sept. 2000. 92 Amette, LePoint.fr nov. 2000. 93 Raphaëlle Rérolle, « Amélie Nothomb: Hygiène de l’écrivain, » Le Monde 9 oct. 2002 : 34. 94 Six, 64. 95 Vavasseur, Leparisien.fr.
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Preuve de la permanence de cet élément dans l’imaginaire public et la culture populaire, une statue de cire de Nothomb est rentrée au musée Grévin avec ce même chapeau96. Enfin, en 2006 également, Jessica Piersanti confirme ce que tout le monde sait déjà : les couvre-chefs définissent l’image publique consacrée de Nothomb : On la reconnaît de dos. Si sa silhouette a quelque chose d’un personnage sorti tout droit d’un film de Tim Burton, c’est surtout son chapeau qui en jette. Plus volumineux qu’un haut-de-forme, son couvre-chef fétiche accentue son allure de princesse gothique qu’elle entretient avec habilité. Dessiné par le modiste belge Elvis Pompilio, Amélie lui est fidèle, il fait partie de son identité : à la fois excentrique et formelle. En tout cas, il contraste avec son corps mince, en insistant visuellement sur sa tête. Pour un écrivain, c’est déjà un argument de taille97.
Marque de fantaisie – personnage de Tim Burton ou d’Alice au pays des merveilles – et indication de nationalité – une confection Pompilio à inspiration Van Eyck – ou bien casque qui la protège et paratonnerre qui attire l’attention sur elle, le chapeau nothombien lui fournit-il sémiotiquement, en fin de compte, une part de l’identité et de l’autorité qui lui ont manqué et qui sans doute lui manquent encore ? Les troubles appétences Aussi invraisemblable que cela puisse paraître à ceux qui n’ont de près ni de loin suivi la carrière de Nothomb, il existe un autre trait curieux qui a marqué l’identité médiatique de cette auteure pendant de nombreuses années. Il ne relève ni de ses origines, ni de sa façon de parler, ni de son apparence physique mais de ses habitudes alimentaires et digestives. Nothomb, avec une franchise qui dépasse l’ordinaire, laquelle frôle parfois la provocation, a sans doute encouragé à une époque la diffusion des informations sur cet aspect de sa vie. Cela semble commencer en 1994, du moins dans la presse écrite. Un article-portrait de l’auteure dans Le Nouvel observateur, à la 96 Voir les images de la statue de Nothomb sur le site du musée: http://www.grevin.com/node/365. Nothomb précise, au moment de l’annonce de son entrée au musée, qu’en raison des dimensions de son chapeau Pompolio qui rend son transport en train difficile, elle en a pris deux: un qu’elle conserve à Bruxelles et l’autre à Paris. Voir « Amélie Nothomb va entrer au Musée Grévin, » Le Figaro 20 nov. 2004 : 20. L’auteur de l’article n’est pas indiqué. 97 Piersanti, 8.
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sortie du roman, Les Combustibles, débute avec une réponse de Nothomb, fournie presque sans commentaire : « Mon hobby ? » Amélie Nothomb réfléchit un moment : « J’aime bien vomir. J’ai beaucoup vomi dans ma vie. Récemment, à Lille, chez un ami, j’ai vu une toile intitulée ‘Wittgenstein vomissant’. Elle semblait tout droit sortie d’un de mes livres. » Vomir, dit-elle98.
Il est vrai qu’une question étrange, incongrue, invite parfois d’étranges réponses. À l’exception d’un petit clin d’œil à l’ouvrage de Duras, Détuire dit-elle, le journaliste ne commente pas directement cette information insolite, sauf pour dire en résumé ironique : « Comme on voit, Amélie Nothomb est une fille très commune, très ordinaire »99. Pourtant, nous le saurons dans des interviews données plus tard et surtout avec la publication de livres où il en est question – Robert des noms propres en 2002, Biographie de la faim en 2004 – Nothomb a souffert d’anorexie durant son adolescence et donc son affirmation d’avoir beaucoup vomi vient sans doute des années de lutte avec la nourriture et avec son image corporelle. L’année suivante, en 1995, le magazine Elle lui demande de décrire pour le public une journée typique pour elle, du saut de lit à son coucher. Après une matinée d’écriture, en après-midi la romancière – qui y avoue sans broncher un alcoolisme enfantin, lequel sera relaté quelques dix ans plus tard également dans Biographie de la faim – indique que : C’est l’anorexie qui m’a sauvée de l’alcool. Sinon, je serais devenue un déchet humain. Aujourd’hui tous les prétextes me sont bons pour trouver des ersatz d’alcool. Même dans la nourriture. Quand je ne sors pas, mon dîner est composé exclusivement de moisissures : roquefort, fromages bleus (sans pain) et fruits blets100.
98
Fabrice Pliskin, « Amélie Nothomb, l’incendiaire, » Le Nouvel observateur 1 sept. 1994 : 82. 99 Pliskin, 82. 100 Eliane Le Reun, « Une journée avec Amélie Nothomb, » Elle 11 sept. 1995. Certes, Nothomb fait le lien entre manger les fruits pourris et sa fin d’anorexie: « Je me suis mise à en manger lorsque mon corps d’anorexique a réclamé de la nourriture. Je lui en voulais à cet organisme, je l’ai donc nourri d’aliments a priori répugnants, pour le punir ». Voir Lortholary, 34.
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Ces informations sont insolites mais assez anodines, sans conséquence croirait-on pour un écrivain. Cependant, on comprend qu’elles ont pris de l’ampleur quand, en 1997, dans un autre articleportrait publié à l’occasion de la sortie du roman, Attentat, Nothomb elle-même constate un curieux effet sinon une fonction médiatique : La demoiselle […] ne voit d’ailleurs pas d’inconvénient à ce que l’on dissèque son personnage. Du moment que les ventes suivent. « C’est un secret de polichinelle que je me nourris de pourriture végétale. A partir du moment où je l’ai dit, mes ventes ont été multipliées par dix ». Dans un secrétariat ou dans le hall d’accueil de son éditeur Albin Michel, Nothomb rend ses confessions aux yeux et aux oreilles de tous. Parle de roquefort, de fruits blets, de pourrissoir, d’alcool et d’aspirine. Ironique, elle propose même de poursuivre la conversation, qu’elle qualifie de « vomissement », dans les toilettes. Évidemment101.
Que cela ait augmenté ou non ses ventes, dorénavant son régime alimentaire fait partie de l’identité médiatique nothombienne, un élément que les journalistes manquent rarement de noter dans leurs portraits. Par exemple, en 1999, lorsque Philippe Dufay décrit Nothomb pour le public, nous avons vu plus haut qu’il commente d’abord sa réputation, ses chaussures et son chapeau, avant d’enchaîner, « [s]ans parler de ses troubles appétences pour la moisissure : ‘Ça, c’est à cause d’une question stupide d’Antoine de Caunes sur Canal +, il y a presque dix ans. J’ai eu le malheur de dire que j’aimais les fruits pourris’ »102. Si Nothomb ici met le doigt sur l’origine de cette information et prétend – dans une boutade ou non – en avoir profité, avec le succès critique et populaire du roman autobiographique de cette année, Stupeur et tremblements, elle semble vouloir en prendre ses distances et à relativiser son intérêt en lui attribuant une fonction autrement utile : « Pendant qu’on m’interrogeait sur mes habitudes culinaires, je n’avais pas à répondre à des questions sur mes convictions religieuses, politiques ou philosophiques »103. Il est rare de trouver une interview après cette rentrée où d’elle-même l’auteure aborde le sujet. Le mal semble pourtant fait. Les journalistes n’oublieront, ne lâcheront pas si vite et intègrent tout dans leurs constructions d’elle. En 2000, par 101
Journo. Dufay. 103 Béglé, 1999 : 130. 102
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exemple, Albert Sebag dans un article déjà cité arrondit ainsi son portrait de l’auteure : « sa passion pour des coiffes à ce point extravagantes que même un ‘Incoyable’ eût renoncé à les porter, sa gourmandise irrépressible pour les fruits gâtés en ont vite fait un personnage »104. La comédie Nothomb Si toute cette histoire de fruits pourris a débuté avec un passage à la télévision, on peut aussi attribuer son paroxysme et son déclin à un autre. C’est aussi en 2000 que Nothomb, invitée à l’émission de divertissement On a tout essayé de Laurent Ruquier, se trouve en quelque sorte piégée par sa réputation quand, sans qu’on ait prévenue ni elle ni son attachée de presse, on lui demande en direct de manger des fruits pourris devant les téléspectateurs. Visiblement déconcertée, l’auteure accepte malgré tout, bon enfant, de se prêter au jeu. Pourtant, on sent que la médiatisation est allée trop loin105. Nothomb jouit avec la publication de deux romans autobiographiques en 1999 et 2000 non seulement d’un immense succès populaire mais d’un important succès critique. Stupeur et tremblements gagne en 1999 le prix de l’Académie française. Métaphysique des tubes en 2000 est en lice pour plusieurs prix littéraires. Michèle Manceaux, dans un entretien avec Nothomb en décembre de cette même année, explore le rapport entre son anorexie adolescente et son régime alimentaire et se permet quelques questions pointues, quelques remarques réprobatrices à une auteure qu’elle estime talentueuse : M.M. : Est-ce aussi parce qu’en Asie, vous avez vu des enfants manger des aliments pourris que, l’autre jour à la télévision, vous avez mangé une pêche pourrie ? A.N. : Vous savez, j’étais bien tombée. Cette pêche était vraiment excellente. M.M. Mais pourquoi faites-vous la clown à la télé ? A.N. Vous croyez que je savais qu’on allait me demander une chose pareille ! 104
Sebag. Des extraits de cette émission sont disponibles des sites internet tels Youtube ou des sites consacrés à Nothomb. L’attachée de presse de Nothomb, Florence Godfernaux, absente ce jour-là, dit que cet incident a causé beaucoup de peine à l’auteure. Voir Michel Zumkir, Amélie Nothomb de A à Z (Bruxelles : Le Grand miroir, 2003) 77. Sylvain Courage aussi évoque cet incident dans « Les fous d’Amélie, » Le Nouvel observateur 16 oct. 2003 : 58. 105
L’identité médiatique 55 M.M. Vous pouviez refuser. A.N. J’ai été mise au pied du mur. J’ai le malheur – ça c’est vraiment un malheur – d’être quelqu’un de très poli. Si vous saviez combien j’en souffre, surtout à Paris. Mais quelque part, je suis heureuse de m’être conduite comme une Japonaise, parce qu’en étant polie avec les gens de la télévision, je pense avoir souligné leur impolitesse et finalement les avoir humiliés106.
Il est vrai que, globalement, la sympathie était du côté de Nothomb dans cet incident, mais on remarque une impatience dans le ton de Manceaux qui traduit l’attitude d’autres commentateurs, même favorables. Pendant des années Nothomb s’était beaucoup montrée pour prouver qu’elle existe, pour créer – avec la complicité des médias – une, sinon plusieurs identités. Et, au cours des années les critiques ont été enthousiastes ou non – comme c’est normal – pour ses livres. Mais, comme nous l’avons vu, dès son arrivée contestée sur la scène littéraire, il y a eu une méfiance persistante autour d’elle qui va de sa façon de s’exprimer – on trouvait son parler trop bien, ses propos trop étudiés – à son apparence physique – elle faisait jeune fille de bonne famille alors qu’elle mettait en scène des personnages macabres – à ses habits et j’en passe. Le danger a toujours été qu’on s’intéresse plus à sa personne et moins à ses livres. En 1997, une journaliste à Libération confirme et donne raison à cette tendance : Il est vrai que jusqu’ici les critiques se sont plus interrogés sur Amélie et ses vomissures, Amélie et son anorexie, que sur Amélie et son écriture. Peutêtre parce que de ce côté-là il n’y a pas grand-chose à dire. Ses romans se lisent vite, Nothomb cite beaucoup et ses effets sont parfois appuyés, souvent précieux. Normal quand on a lu Quo Vadis ? et Autant en emporte le vent à 11 ans et étudié la philologie à 17107.
Martine de Rabaudy résume la gêne, la méfiance quant à l’authenticité de Nothomb jusqu’en 1999, date de sa grande réussite avec Stupeur et tremblements, avant de concéder tout de même qu’elle fait preuve d’un talent hors norme: Depuis 1992, date de la publication d’Hygiène de l’assassin, qui faisait découvrir cette romancière belge de 25 ans à l’enfance japonaise et au discours fracassant, on avait appris à la scruter avec méfiance, tel le vilain petit canard de sa génération. Ses propos singuliers laissaient peu de 106 107
Manceaux, 38. Journo.
56 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB visibilité entre sincérité et affectation, par exemple lorsqu’elle révélait ne s’alimenter que de fruits pourris et porter des mitaines pour combattre le froid qui l’envahissait en écrivant. Son existence personnelle et celle de ses héros, d’une constante monstruosité, intriguaient jusqu’à indisposer108.
En 2000, Michel Abescat, après avoir repassé tous les clichés qui circulent autour de l’auteure, dit sensiblement la même chose à propos de ce qu’il appelle « la comédie Nothomb » : Ce n’est pas qu’on ne l’aimait pas, l’Amélie. Sa manière de mettre les doigts dans la confiture, de fourrer son nez là où il ne faut pas, ses dialogues vinaigrette, son humour-revolver nous la rendaient plutôt sympathique. Non, c’est la comédie Nothomb qu’on ne supportait plus. Ses grands chapeaux un peu cloches. Ses poses en « Quasimodo du milieu littéraire ». Ses confidences ébouriffantes à ras les colonnes de journaux. Amélie et ses vomissements. Nothomb et sa passion pour les fruits pourris. Mademoiselle en écrivain graphomane noircissant ses cahiers à spirales, enveloppée d’un grand manteau en poil de chameau pour lutter contre le froid. Bref, cette façon depuis Hygiène de l’assassin, de gérer son fonds de commerce de littérature et attrapes. […] friandises piquantes, cruautés à croquer, monstres et bizarreries en tout genre. Talent garanti, vivement emballé et expédié109.
Quand on commence à désigner un auteur non seulement par son prénom mais avec un article défini – l’Amélie – on sait qu’il est devenu plus qu’une personne : il est passé personnage. Et non sans ambivalence. D’un point de vue littéraire, en publiant une année après l’autre deux ouvrages autobiographiques à grand succès, la tentation de voir Nothomb en personnage se comprend bien. Cette vision se légitime d’autant plus que déjà son second livre publié, Le Sabotage amoureux, en 1993, était également d’inspiration autobiographique, et qu’en 1996, Nothomb s’était inscrite dans son roman Péplum sous forme d’un personnage-écrivain aux initiales A.N.. Certes, en 2002 elle récidivera en faisant mourir un personnage Amélie Nothomb à la fin du roman biographique Robert des noms propres, et en 2004 et 2007 paraîtront d’autres ouvrages avec des narratrices autobiographiques – Biographie de la faim et Ni d’Ève ni d’Adam, respectivement. En plus de toutes ces instances narratives et autobiographiques, on ne devrait pas sous-estimer l’influence de l’immense médiatisation qui a entouré l’adaptation filmique de Stupeur et tremblements, 108 109
Rabaudy, 140. Michel Abescat, « Amélie Nothomb : Chapeau bas, » Télérama 6 sept. 2000.
L’identité médiatique 57
du réalisateur Alain Corneau, où Sylvie Testud incarne Nothomb petite employée à Tokyo, rôle pour lequel elle a remporté le César de meilleure actrice de 2004. Ajouté aux instances romanesques et filmiques de l’auteure, il y a l’exposition médiatique paralittéraire qui accompagne la réussite phénoménale des livres de Nothomb. Chaque nouveau roman depuis 1999 est un best-seller en France et parfois ailleurs en Europe, et en conséquence il fait repartir les ventes des précédents quand de nouveaux lecteurs découvrent ses livres. À chaque rentrée Nothomb participe activement au lancement d’un nouveau roman. Elle donne une série d’interviews à la radio comme à la télévision, elle fait des séances de signature dans les librairies à Paris comme en province, dans des pays limitrophes et parfois encore plus loin. Appelée par un journal suisse en 2008 à revoir sa carrière depuis dix ans, Nothomb reconnaît que la publication d’un « méga best-seller a changé beaucoup de choses »: Avant je trouvais déjà phénoménal de vendre 50.000 exemplaires de chacun de mes livres. Mais je ne m’attendais pas du tout à ce que Stupeur et tremblements soit publié à 450.000 exemplaires pour la première édition et qu’en poche, on ne les compte même plus ! [J’ai gagné] de l’argent, ce qui change la vie, je peux vous le confirmer. Puis une confiance et une importance que je n’avais pas auparavant. Je suis beaucoup plus respectée et aussi, ce qui va de pair, beaucoup plus détestée…110.
D’un point de vue médiatique, l’auteure jouit pour le meilleur ou pour le pire d’une notoriété indéniable qui la magnifie en personnalité-personnage. Même avant ses succès continus du vingt-et-unième siècle, on l’appelait « l’écrivain-phénomène, Amélie Nothomb »111 principalement en raison de sa production annuelle. Dorénavant, plus personne ne semble contester son existence. En fait, comme nous l’avons vu plus haut, certains journalistes – mais certainement pas tous – s’en plaignent. En 2000, porté par un élan d’enthousiasme et pour son dernier roman et pour l’ensemble de ses livres, JacquesPierre Amette dira que Nothomb « possède sa légende » et conclura : 110
Eléonore Sulser, « Amélie Nothomb : J’ai écrit trente-sept romans, » Le Temps 20 sept. 2008 ‹http://www.letemps.ch/template/print.asp?article=240076› En 2003, Sylvain Courage au Nouvel observateur affirme que ce roman « vient même de dépasser, toutes éditions confondues, le million d’exemplaires ». Voir Courage, 57. 111 Journo.
58 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB Voilée et protégée par la rapidité même de son écriture, de son imagination, de son mouvement, elle devient personnage, vacarme, comédie, applaudissement, princesse. Aujourd’hui elle tient le rôle de coqueluche des médias et de star des lycéens. […] Depuis le surgissement du jeune Modiano à la fin des années 60, on n’avait pas vu pareil assaut de talent112.
Pour sa part, Jean-François Josselin en 2002 affirmera que : « [d]epuis dix ans, depuis Hygiène de l’assassin, c’est une star. Et comme les stars authentiques, elle sait fabriquer sa légende toute seule […] On l’a compris, Mlle Nothomb est davantage un personnage qu’une personne »113. Et en 2007, pour Libération, à la sortie de Ni d’Ève ni d’Adam : « Amélie Nothomb est devenue un personnage, tel est le lot des écrivains aimés »114. Les poissons d’avril à la tunique d’Amélie Nothomb Nothomb n’est plus simplement un écrivain, c’est une star, une célébrité aux yeux de beaucoup. Il semble que toutes les occasions sont bonnes pour sortir des clichés hétéroclites, positifs comme négatifs, afin de les renforcer en personnage-identité. En 2003, Nothomb est « un vrai phénomène d’édition, et à croire ce qu’on lit d’elle, un vrai phénomène de foire. Transe rédactionnelle, goût pour le bizarre et les fruits pourris, tendances masochistes et chapeaux géants »115. Les critiques – tout comme Nothomb elle-même – ont beau dire qu’ils veulent se séparer de ces clichés, il n’est pas sûr que cela soit encore possible. Ainsi, Anthony Palou en 2007 affirme que « Amélie Nothomb est ce genre de personnage que les médias adorent. Exubérant mais timide, volubile mais secret – bref, romanesque ». Pourtant, même si Palou incite ses lecteurs à lire son dernier roman, « considéré à l’unanimité comme un très bon cru, bon château, bonne année », plutôt que de faire attention aux clichés qui entourent l’auteure, il ne peut cependant s’empêcher de dire dans un exemple de prétérition flagrante: « On ne parlera donc pas des chapeaux, mitaines,
112
Amette, LePoint.fr nov. 2000. Josselin, 4-5. 114 Claire Devarrieux, « Amélie Nothomb: Spider-Woman, » Libération 1 nov. 2007 : 8. 115 Olivia de Lamberterie et Nathalie Vallez, « Amélie Nothomb : ‘Le bouton de mes émotions est réglé trop fort’, » Elle 1 sept. 2003 : 87. 113
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godillots, rouge à lèvres ou autres fruits pourris attachés à jamais comme des poissons d’avril à la tunique d’Amélie Nothomb »116. À la différence, donc, de la première partie de sa carrière, il semble que c’est donc malgré tous ces poissons d’avril, – « attachés à jamais » à l’image publique, à la construction médiatique de l’identité Amélie Nothomb – que les critiques apprécient ses œuvres. En 1999, Rabaudy conclut la même chose quand elle écrit des critiques que, « [l]es plus agacés, voire les plus malintentionnés, qui la soupçonnaient d’être une truqueuse, doivent avec le temps admettre son talent et convenir que sa fascinante sophistication est brute de décoffrage »117. Et, André Rollin, au Canard enchaîné, que nous avons vu présenter Nothomb aux lecteurs en la décrivant comme « cette jeune femme portant chapeau », indiquant ainsi qu’il la considérait plus un personnage et moins un écrivain, finit par dire : « Mais pourquoi bouder son plaisir puisque ce petit dernier est une vraie réussite ? »118. Michel Abescat, bien malgré, on le sent, tous les clichés qu’il sort de lui-même au sujet de l’auteure, et se servant toujours de l’article défini devant son prénom, conclut au sujet de Métaphysique des tubes : Amélie Nothomb explore subtilement les sensations, les découvertes et les angoisses de la petite enfance, mais surtout s’y livre avec une authenticité sans commune mesure avec les petites provocs médiatiques dont elle est coutumière. Son culot, sa gravité, servis par un humour féroce et une écriture débarrassée de tout effet, emportent l’adhésion pour une fois sans restriction. On savait qu’elle avait du talent, l’Amélie. Le voici enfin libéré119.
Les termes employés par Abescat – culot, gravité, humour féroce – rejoignent ceux des premières critiques d’Hygiène de l’assassin, c’està-dire d’avant la médiatisation de l’auteure. Cela confirme l’obstacle, la contrainte que représentent pour plusieurs critiques les nombreux éléments du personnage médiatique, lesquels lestent selon eux le véritable talent de Nothomb. Michel Polac, qui lui aussi avait apparemment vu l’auteure à la télévision en 1999 – lors de son pass116
Anthony Palou, « Amélie Nothomb : Parce qu’elle le vaut bien, » Le Figaro Magazine 22 sept. 2007 : 94. 117 Rabaudy, 141. 118 Rollin. 119 Abescat.
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age très remarqué chez Pivot – confirme cet effet quand en 2000 il écrit : En littérature, j’avais classé Amélie Nothomb dans les trois étoiles. À la télé, elle m’est apparue chichiteuse, avec des grands chapeaux, bonne, à vingt ans, pour le jury du Fémina. Éditée par Albin Michel, elle a droit […] à deux photos couleurs, et, sur l’une, elle a les yeux au plafond comme sainte Thérèse. C’était mal parti et, pourtant, dès la première page j’étais conquis120.
Et, Jean-Claude Lebrun, en 2004, affirme que Nothomb « s’est taillée une place non négligeable dans notre paysage littéraire » mais que « ces poses, ce goût pour sa propre mise-en-scène […] parfois occultent la réalité de l’œuvre, ou du moins peuvent en brouiller la perception »121. Sans pouvoir calculer qu’il aurait cet effet, il est tentant de voir que le chapeau « paratonnerre » de Nothomb – pleinement mis en scène lors de son passage à l’émission Bouillon de culture en 1999 – incarne une tension contradictoire qui permet finalement la « libération » du talent de l’auteure. D’abord une distraction, il a néanmoins rendu la romancière pleinement visible au plus grand nombre en attirant l’attention sur elle. Ensuite, fidèle à la fonction pratique du paratonnerre, il a maîtrisé ou au moins amadoué un certain temps la plus virulente, la plus nocive de cette attention pour laisser intacte le bâtiment, le talent, l’œuvre de la romancière. Et, une fois l’orage passé, ayant concentré et détourné ce danger, la coiffe retrouve une dernière fonction symbolique : celle d’accorder de la confiance à Nothomb, de l’autorité. Il est sûr que Nothomb essuiera d’autres coups de foudre, d’autres mauvaises critiques, mais si cela ne concerne que ses poissons d’avril – ses « chapeaux, mitaines, godillots, rouge à lèvres et d’autres fruits pourris » – elle-même, elle ne devrait plus y craindre grand-chose. Et, preuve que son paratonnerre de chapeau devient tout symbolique, Nothomb ne semble plus ressentir le besoin de le porter tout le temps afin de jouir de ses effets symboliques – les journalistes le remarquent dans son absence.
120
Michel Polac, « Née Bouddha, » Charlie Hebdo 9 août 2000. Jean-Claude Lebrun, « Amélie Nothomb : À la fin, un roman, » L’Humanité 21 oct. 2004 : 19. 121
L’identité médiatique 61
Le succès populaire, quelle vulgarité ! Un succès commercial continu se traduit peu souvent en succès critique et rarement en succès critique unanime, surtout à long terme. Certes, la réussite populaire est plutôt un fait aggravant aux yeux de certains. Il fait preuve, comme l’a noté un critique culturel précédent, de « vulgarité »122. Et, de concert avec une forte image médiatique, la célébrité qui souvent accompagne le succès fait gagner autant de partisans que d’antagonistes : « Je suis beaucoup plus respectée et aussi, ce qui va de pair, beaucoup plus détestée »123 dit Nothomb, depuis le succès phénoménal de1999. Un petit compte rendu en 2001 confirme le phénomène, tout en appelant à un peu de modération dans les propos: « Mais qu’ont-ils donc ? La critique a entamé un haro sur l’agaçante Amélie aussi injuste que bien des encensements »124. Et, en 2003 une autre journaliste note : Amélie Nothomb est l’une des écrivains les plus en vue de son époque, signant, avec la régularité d’un métronome, des romans généralement loués pour leur originalité, leur humanité et leur férocité, occasionnellement conspués. C’est que mademoiselle Nothomb n’a pas que des admirateurs, mais aussi quelques détracteurs qui lui reprochent ceci et cela, et notamment sa célébrité125.
Et, Lebrun, en 2004, nous convie à cette réflexion : Certes il y a ces poses, ce goût pour sa propre mise en scène, qui parfois occultent la réalité de l’œuvre, ou du moins peuvent en brouiller la perception. Mais se fabriquer un personnage n’est pas vraiment nouveau dans l’histoire de la littérature. […] Ce qui reste toujours, à l’échéance plus ou moins lointaine, c’est la vérité des textes. Et, de ce côté-là, la romancière belge a déjà fait valoir de sérieux arguments. Que l’on pense seulement à Hygiène de l’assassin ou Stupeur et tremblements, deux best-sellers infirmant l’idée un peu courte, obstinément répandue dans certains milieux, que le succès devrait aller de pair avec la médiocrité, et qu’à l’inverse, la confidentialité serait un gage certain de qualité. On sait ce qu’il en est de ce mode manichéen de réflexion, sans grand rapport avec le mouvement réel de la littérature126.
122
Macé-Scaron, 18. Sulser. 124 « Amélie, oh oui !, » Le Journal du dimanche 1 sept., 2001. Le nom complet du journaliste n’est pas indiqué. 125 Joëlle Smets, « Un mythe, bien malgré elle, » Le Soir MagActu 27 août 2003 : 14. 126 LeBrun, 19. 123
62 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
La célébrité et la fréquence de publication de Nothomb ont certainement fait sortir des accusations de médiocrité au cours de sa carrière. La régularité crée une familiarité qui à son tour, selon le proverbe, engendre parfois le mépris. Et Nothomb qui écrit beaucoup et publie régulièrement connaît, comme on l’a vu, le mépris depuis toujours. Dans cette veine, en 2007, Astrid de Larminat, découvrant le roman autobiographique Ni d’Ève ni d’Adam, offre le jugement suivant : Amélie Nothomb n’est pas comme tout le monde et c’est pour cela qu’on aime son personnage et ses livres. L’ennui, c’est qu’elle est devenue terriblement prévisible. Les névroses sont créatives et charmantes quand on a vingt ans mais dès qu’on gravit l’échelle des années, elles tendent à transformer les excentriques en caricatures d’eux-mêmes127.
L’Amélie look S’il n’y a rien de neuf dans l’accusation que les auteurs ont des névroses ou qu’ils se répètent, c’est vrai que la question de caricature est pertinente, encore plus lorsqu’il s’agit de la construction médiatique nothombienne. La preuve, comme nous l’avons constaté, est qu’il existerait selon plusieurs journalistes un « look » Nothomb que l’on peut non seulement identifier et réduire à quelques éléments essentiels, mais aussi reproduire et éventuellement vendre à d’autres. Par exemple, les dernières pages non-numérotées de l’abécédaire de Michel Zumkir, Amélie Nothomb de A à Z, donnent une image en bande-dessinée de Nothomb en sous-vêtements, avec la consigne « découper suivant les pointillés et habiller la poupée Amélie »128. Et à la page suivante on offre le choix, en pointillés également à découper, des tenues pour habiller sa poupée, dont un chapeau, une longue jupe noire, des gants et ainsi de suite. On comprend le degré de célébrité de Nothomb, de curiosité à son égard, à cet exemple seul. Le jeu est badin et il n’est certainement pas unique. En 2003 un article du Nouvel observateur reproduit en fin de reportage deux images de Nothomb avec en colonne la manchette suivante : « L’Amélie look ». En pseudo ekphrasis il s’ensuit une analyse de son « style »:
127 128
Astrid de Larminat, « Un Nippon de trop, » Le Figaro littéraire 11 oct. 2007 : 4. Zumkir.
L’identité médiatique 63 Jupe longue, mitaines et décolleté en V : le style de la romancière est étudié. Il mêle romantisme rétro et provoc de « punkette » : blousons, Doc Martens… Mais l’auteur d’Antéchrista se reconnaît surtout à son célèbre chapeau de sorcière signé du modiste belge Elvis Pompilio. Shopping « nothombophile » chic réalisé par Yasmin Kayser et Gaël Parravicini129.
De l’idée que son style – comme ses propos – est étudié, au romantisme, au côté punk (dont le gothique serait un sous-ensemble), à son chapeau iconique, tous les clichés autour de Nothomb se répètent ici en concentré, comme il se doit dans une caricature. En-dessous et à côté de ce petit paragraphe nous avons le « shopping nothombophile » : l’inventaire de tous les vêtements que porte l’auteure dans les images, avec le nom de marque, le prix, la boutique où on peut l’obtenir et même le téléphone pour faciliter leur achat. À qui s’adressent ces jeux, et quels messages sont véhiculés ? Parce qu’il s’agit d’une poupée dans le premier, et de mode chic dans le second, on doit supposer qu’on s’adresse principalement à un public de filles ou de femmes. Dans l’exemple de la poupée, Nothomb devient un objet fétiche que l’on peut posséder pour l’habiller selon les tenues consacrées proposées. Il a un côté pleinement ludique, enfantin, un tantinet coquin. Dans le second exemple, faute de ne pas avoir de poupée Nothomb, on nous dit qu’on peut se procurer soimême ses vêtements, adopter son « look » pour essayer – dans un sens – de la devenir. Bien au-delà de l’achat de ses livres, Amélie Nothomb devient alors un ensemble de produits que l’on peut identifier, reproduire, et éventuellement acquérir. Il s’agit du rapport ambivalent de fascination, basé sur un équilibre de proximité et de distance, que l’on retrouve entre des célébrités et leurs fans. Un autre effet se voit renforcer dans un dernier exemple. En 2004, Le Figaro Magazine publie un article-enquête « Êtes-vous Galvada ou Nothomb ? ». Avec un brin d’humour mais aussi avec pas mal de sérieux, on présente l’une et l’autre auteure. Partant sur des clichés macabres, on surnomme Nothomb la « chauve-souris belge » et « la surdouée gothique » afin de l’identifier aux autres. Selon les auteurs de l’article, Nothomb n’a pas seulement des lecteurs mais des « fans », « car il s’agit bien de cela – chaque rentrée littéraire est vécue comme une messe », commentaire qui la transforme de nouveau en « prêtresse gothique ». Le but prétendu de l’article ? Donner des 129
Courage, 57.
64 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
informations pour ensuite demander aux lecteurs : « Choisissez votre camp »130. Il s’agit de créer, sur un ton d’humour, un rapport d’identification avec l’une ou l’autre auteure en se reconnaissant éventuellement dans ses goûts et habitudes, tels qu’ils sont imaginés par les auteurs de l’article. Chaque écrivain a une page de prétendues préférences, avec pour Nothomb des rayons typiques des magazines d’idoles d’adolescentes : Nourriture, Lieux, Politique, Nectar, Maîtres à penser, Musique et sans faute, « Dress code », que voici : Les Nothombiens s’habillent en noir tendance gothique. On préfère le chapeau aux cheveux laissés en liberté. On porte des bottines et des mitaines. Le piercing n’est pas exclu. Il sera discret. Le teint est celui d’un légume de cave : blafard. On ne déteste pas les cernes. Bref, on s’habille Halloween, on se fringue famille Adams. Christina Ricci peut être un des modèles des Nothombiens. Pour ne pas résumer : on se veut excentrique, pas tendance131.
Le code proposé – poussé à la caricature bien sûr – parvient à toucher à beaucoup sinon à tous les clichés autour de Nothomb, avec plusieurs clins d’œil à la culture populaire. Certes, dans « Dress code », comme dans tous les rayons présentés, le jeu consiste à faire une extension caricaturale de la construction identitaire de Nothomb à d’autres domaines culturels, afin de voir ce que cela donne et apprendre si l’on a des affinités avec l’auteure. Parodique, il s’agit néanmoins d’un jeu d’identification sur des critères paralittéraires, où l’emploi du « on » est censé permettre au plus grand nombre d’entrer dans le cercle potentiel des fans de l’auteure. Lecteurs : Nothombiens, Nothombophiles et autres fans Poupée, shopping, look, toutes ces constructions attestent de la réalité d’un autre fait culturel produit non seulement par la lecture des livres de Nothomb mais certainement aidé par la médiatisation de sa personne : la réalité d’un public curieux, des « fans » que l’on surnomme des « Nothombiens » dans le dernier exemple. Car si la célébrité fait lever les boucliers et crée des jaloux chez certains, elle produit aussi l’effet contraire chez d’autres en attirant des lecteurs
130
Anthony Palou et Sébastien Le Fol, « Êtes-vous Gavalda ou Nothomb ?, » Le Figaro Magazine 19 juin 2004 : 8. 131 Palou et Le Fol, 10.
L’identité médiatique 65
fidèles, voire des fans. Ils constituent, aux yeux des journalistes, une partie du personnage médiatique nothombien. Les fans commencent généralement lecteurs, lesquels peuvent ou non chercher à rentrer en contact avec un écrivain autrement que par la lecture de ses romans. Il est vrai que Nothomb est singulière en ce qu’elle reçoit beaucoup d’attention des médias et qu’elle participe pleinement au lancement public de ses romans. Mais elle se distingue aussi en ce qu’elle entretient une relation épistolaire suivie avec maints lecteurs. Ce n’est pas que d’autres écrivains ne font pas pareil, mais Nothomb se démarque d’abord dans la quantité de lettres auxquelles elle répond personnellement, et ensuite dans son assiduité à cette activité. À Paris, elle se rend tous les matins chez son éditeur, Albin Michel, avec une régularité indéfectible pour trouver son courrier et y passer quelques heures à lire et à répondre aux lettres des lecteurs. Avec une autodérision qui lui est typique – et qui n’est pas sans rappeler son poste de madame pipi dans l’entreprise japonaise de Stupeur et tremblements – Nothomb explique l’évolution de cette pratique : J’avais tendance à venir chez mon éditeur pour écrire mon courrier, assise sur une marche d’escalier. En 2002, on m’a octroyé le bureau d’une jeune femme partie en congé de maternité. C’est mon lieu public. Arrivée souvent très tôt rue Huyghens, j’accueille parfois les livreurs qui me prennent pour la réceptionniste. Le concierge du lycée Paul-Bert voisin croit, lui, que je suis la concierge de la maison132.
Du temps qu’elle habitait principalement Bruxelles, Nothomb recevait et répondait à ses lettres à domicile. Dans un article de 1995 où on lui demande de décrire une journée caractéristique, l’auteure – qui avait à l’époque vingt-huit ans – donne quelques renseignements sur ses habitudes et ses correspondants d’alors : Vers 11h, je descends chercher le courrier. La boîte est pleine à craquer, car je reçois énormément de lettres de lecteurs. Je croyais, naïvement, m’adresser à un public élitiste, mais j’ai découvert que j’étais lue par toutes les catégories : ménagères, prêtres, philosophes… Je passe une ou deux heures à lire ces lettres et à y répondre. C’est un moment que j’adore133. 132
Jean-Claude Lamy, « Amélie Nothomb, contes et légendes, » LeFigaro.fr 7 août 2008 ‹http://www.lefigaro.fr/livres/2008/08/28/03005-20080828ARTFIG00002amelie-nothomb-contes-et-legendes-.php ›. 133 Le Reun.
66 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
Avec sa manie pour la précision, en 1997, dans un article-portrait pour Libération, on apprend qu’à cette époque – avant le succès phénoménal de 1999 – elle reçoit, « en moyenne 7 lettres par jour », et qu’elles arrivent, [d]e prêtres, de bergers, d’adolescents qui n’ont jamais rien lu, ou de vieillards « admirablement cultivés ». Elle dit aussi avoir « un grand lectorat sadique ». « Un jour quelqu’un d’un peu masochiste m’a écrit : ‘Tu es la sadique dont je rêvais depuis toujours. Mets des talons aiguilles et viens me fouetter’ ». Mademoiselle Nothomb, qui porte des talons plats, n’a encore jamais poussé le martyr jusqu’à honorer ce genre de rendez-vous134.
En effet sur ces sept lettres par jour, en 1995, Nothomb indique que « [c]ela va du mot d’insulte à la demande en mariage »135. Et, quand en 2006 un journaliste au Monde demande dans son article, « Seraitelle un auteur pour les jeunes ? », Nothomb lui répond avec aplomb : « Il y a un couvent de vieilles bonnes sœurs handicapées en Wallonie qui me lit avec assiduité »136. On remarque un lectorat pour le moins varié. Mais ces lecteurs ne se contentent pas d’acheter ses livres et de lui écrire. Suite au succès de Stupeur et tremblements, en plus des critiques littéraires et des articles sur la construction médiatique de Nothomb, la presse commence à faire des reportages au sujet des foules qui viennent aux événements publics de l’auteure. On examine leur existence comme un phénomène culturel qui éclairerait et s’intégrerait à son personnage public. Nous avons déjà vu Anne Fulda en reportage avec son article de 2006 « Amélie Nothomb, bête de salon ». Au Salon du livre à Paris en 2006, Fulda compte un samedi après-midi « quelques cinq cents personnes qui font la queue sagement » devant Nothomb. Voici une partie de la description qu’elle donne de la foule: Ils sont monomaniaques, « nothombophiles », presque comme les membres d’une secte. Et s’ils sont venus des quatre coins de la France, s’ils patientent de longues minutes – deux heures en moyenne pour approcher leur héroïne, ce n’est pas parce qu’ils sont mus par le syndrome « vu à la télé ». Ce n’est pas, non plus, parce qu’ils font collection d’autographes d’écrivains connus. Non, ce public, majoritairement féminin et jeune, est là pour saisir une part d’Amélie. Pour voler quelques mots. Certains sont venus quatre heures à 134
Journo. Baronheid, 13. 136 Dhombres, 30. 135
L’identité médiatique 67 l’avance pour être sûrs de pas la louper. Pour être sûrs de pouvoir l’approcher, lui parler ou même la regarder. Juste la regarder. La boire des yeux. La scruter137.
Fulda semble démentir l’idée reçue que Nothomb jouirait simplement de célébrité, qu’elle est un pur produit commercial. Les personnes qui viennent dans un Salon de livre sont bel et bien des lecteurs et souvent des correspondants. La journaliste note plus loin que Nothomb appelle plusieurs d’entre eux par leur prénom, rappelle leur dernière rencontre ou d’autres faits138. Elle décrit un rapport de réciprocité, de complicité qui va beaucoup plus loin que ce que l’on imagine dans les exemples précédents, en dépit même de sa caractérisation de son lectorat de « secte ». L’attention que l’auteure leur accorde lui est rendue dans le regard patient, assoiffé, presque fasciné qu’ils portent sur elle. Cependant nous trouvons tout de même ici une trace de la méfiance que certains journalistes maintiennent vis-à-vis du personnage public de Nothomb, spécifiquement dans le verbe « scruter » qu’emploie Fulda. On laisse entendre qu’il y a toujours quelque chose de caché dans sa personne sinon dans ses rapports avec le public. Tout comme les destinataires supposés des articles sur le look et ou la poupée Nothomb, le public qui vient dans cet événement s’avère généralement mais pas exclusivement féminin, selon la journaliste. Le magazine Lire, dans un dossier spécial consacré à Nothomb en 2006, rajoute quelques précisions quant aux personnes qui viennent aux dédicaces. L’auteur remarque que, « [c]e qui frappe, dans son public, c’est sa jeunesse : entre 15 et 30 ans, pour la plupart, beaucoup de filles, mais aussi des garçons. Souvent à la sexualité imprécise, ou ambiguë. Un public qui évoque, par certains côtés, celui de Mylène Farmer »139. Le rapprochement à la chanteuse Farmer – dont les fans ont une réputation d’être des inconditionnels – est presque constant dans les articles, surtout que l’édition allemande du magazine Vogue avait organisé leur rencontre et pris des photos en 1995. C’est une manière indirecte de rappeler le fort rapport d’identification entre public et auteure que nous avons vu dans les exemples caricaturaux140. 137
Fulda, 18. Cette information est corroborée dans beaucoup d’autres articles. Voir Piersanti (2000) et Courage (2003). 139 Garcia, 38. 140 En effet, Nothomb a publié la nouvelle peu connue, « Électre » en 1996, où le personnage principal est une femme devenue la fan obsédée d’une chanteuse. 138
68 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
Fulda se demande, « est-ce par mimétisme qu’une bonne partie de ses fans sont parées d’un couvre-chef ? »141. De son côté, Yves Jaeglé, en reportage au même événement, nous corrobore cette tendance imitative : « Elle attire surtout des femmes, qui ont toutes dans l’allure quelque chose d’Amélie »142. La notion avancée dans les articles ludo-parodiques que le public de Nothomb veut se rapprocher d’elle – comme des fans de chanteuse célèbre – en imitant ses prétendus goûts et préférences, en s’achetant même des vêtements semblables, trouve quelque fondement dans ces remarques et d’autres. Un reportage sur une conférenceséance de signatures dans une grande librairie parisienne, le jour de sortie de son roman pour la rentrée 2006, commence par comparer Nothomb à la chanteuse Madonna – alors de passage en France – et met l’accent sur le rapport mimétique entre public et auteure. En légende à quelques photographies de l’événement, on lit : La frénésie s’empare des Champs-Elysées quand Amélie Nothomb est annoncée. Laurent Bonelli, le libraire, et Florence Godfernaux, son attachée de presse, l’entourent comme une star. Ses fans les plus acharnés, qui vont jusqu’à s’habiller comme elle, auront attendu dix heures pour être sûrs d’obtenir la précieuse dédicace143.
En effet, nous avons droit à plusieurs photographies qui doivent correspondre à ces descriptions : une image de foule dans la rue, un gros plan sur un livre dédicacé, Nothomb en robe légère, assez décolletée, entourée dans une photo, assise devant un microphone et son public dans une autre, et l’image d’une jeune femme en pose, cheveux apparemment blond platiné, les yeux maquillés en noir et portant cravate. Il est difficile de réconcilier la photo de cette femme – sa cravate d’homme rappellerait éventuellement la remarque sur la « sexualité imprécise » mentionnée plus haut – avec celle de Nothomb. Pourtant, le rapprochement du journaliste est emblématique d’autre chose. Il fait preuve, une fois de plus, d’une réalité médiatique imaginaire nothombienne qui semble exister dans la culture populaire, parfois indépendante des images reproduites. Dans cette réalité il y a
141
Fulda, 18. Yves Jaglé, « Amélie Nothomb, star de la dédicace, » Le Parisien 19 mars 2006 :
142
28. 143
Béglé, 2006 : 14.
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un mimétisme entre l’auteure et ses fans même si, de toute évidence, cela n’est pas toujours visible dans les photos. Le dévouement et le fort rapport d’identification notés dans les articles peuvent aussi se traduire en un désir de posséder autre chose que le livre de l’auteure ou sa signature. La poupée Amélie en est un exemple ludique. « Êtes-vous Galvada ou Nothomb ? » (en demandant aux lecteurs de « choisir son camp ») propose aux lecteurs la possibilité d’avoir les mêmes affinités culturelles que l’auteure. Et, « L’Amélie look » en donne un exemple encore plus commercial, quand il analyse et propose tous les vêtements de Nothomb. L’auteur de ce dernier article fournit aussi dans son reportage un exemple des excès de comportement – caricaturaux sans doute – que peut produire cette fidélité possessive chez les admirateurs de Nothomb lorsque celle-ci est poussée à l’extrême : Parfois, le grand amour vire à la paranoïa. « Pour la première de l’émission Campus, j’ai osé dire tout le mal que je pensais de son roman Cosmétique de l’ennemi », se souvient la critique littéraire Agnès Léglise. « Dès le lendemain j’ai reçu deux coups de fil anonymes ! On menaçait de me donner la fessée ! Et j’ai été poursuivie dans la rue par une dingue qui m’expliquait : ‘Vous n’avez pas le droit de dire ça d’Amélie !’ »144.
Sylvain Courage décrit un autre excès, cette fois du côté de quelques critiques. Il demande si, dans son activité épistolaire et dans l’attention personnelle accordée lors des événements publics, comme les dédicaces, Nothomb ne serait pas en train de manipuler savamment ses lecteurs-fans : Nothomb, serait-elle aussi machiavélique que ses personnages ? Phagocyterait-elle ses adeptes pour mieux asseoir son succès ? Pour ses détracteurs les plus virulents, cela ne fait aucun doute. « C’est un gourou à gros sabots », écrit Patrick Besson dans une violente diatribe antiNothomb145.
Le terme biologique employé est pour le moins insolite. Il s’agit d’un mécanisme par lequel certains organismes absorbent et détruisent des particules étrangères. Drôle de métaphore pour les rapports entre une auteure et ses lecteurs ! On comprend toutefois le sens général, malgré 144 145
Courage, 58. Courage, 58.
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son excès, car il rejoint la longue histoire de méfiance vis-à-vis Amélie Nothomb que nous avons documentée. Ici, il s’agit de savoir si Nothomb manipulerait ses lecteurs, comme certains semblent soupçonner qu’elle truque son image et trompe ainsi les médias. Besson, cité ici146, n’est certainement pas le seul, même s’il est volontairement provocateur dans ses propos. La politesse de Nothomb vis-à-vis ses lecteurs, selon une hypothèse examinée dans le magazine Marianne, « apparaît suspecte et participerait à l’élaboration du personnage. ‘Une gentillesse toute commerciale’, s’insurge même un éditeur concurrent. ‘Tout est calculé, les mots, l’attention aux lecteurs, elle est très maligne’ »147. Les reportages sur les lecteurs et événements publics d’Amélie Nothomb s’avèrent, une fois de plus, l’occasion de remettre en question l’authenticité de sa personne. Votre personnage Amélie Nothomb On entend bien la part d’envie, de jalousie dans les commentaires des éditeurs rivaux, lesquels – même s’ils critiquent de façon anonyme le succès de Nothomb – ont néanmoins, au cours des années, cherché à la faire partir des Éditions Albin Michel en lui offrant des contrats plus rémunérateurs148. Selon ces médisants, Amélie Nothomb serait à ce point calculatrice qu’elle chercherait à embobiner des milliers de lecteurs avec une fausse politesse, avec la création de toutes pièces d’un faux personnage, qu’elle manipulerait les médias comme ses lecteurs dans le but de les séduire en leur vendant un produit. Nous le voyons bien : avec le succès elle est beaucoup plus respectée mais aussi beaucoup plus détestée. Il est vrai que, comme tout écrivain débutant, Amélie Nothomb n’existait pas, qu’il a fallu l’inventer. Et que, aggravée par la remise en question de son autorité, par l’accusation d’imposture, Nothomb s’est beaucoup montrée pour prouver son existence jusqu’à un certain moment de sa carrière. Mais de là à proposer qu’elle a l’astuce et les moyens de tromper année après année le monde des lettres, on perd la juste proportion des choses. Et pourtant, comme nous l’avons remarqué, beaucoup de critiques, depuis ses succès 146
Patrick Besson, « Avez-vous lu Amélie Nothomb ?, » Le Figaro littéraire 8 nov. 2002 : 14. En effet, Besson dit qu’il n’a pas finit le roman dont il fait la critique, et s’en prend plutôt à l’auteure. 147 Dupont-Monod, 70. 148 Dromard, V.
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continus, ont trouvé la médiatisation autour de Nothomb qui la fait exister nuisible à l’authenticité de sa voix littéraire, et ne comprennent pas qu’elle continue de participer à des activités paralittéraires qui la rendent, selon eux, suspecte aux yeux de l’establishment. En 2006, dans son portrait de Nothomb, le magazine Lire demande : « Mais n’en a-t-elle-pas, sans le vouloir, un peu trop fait ? ». C’est un des éditeurs chez Albin Michel qui donne la réplique et ensuite Nothomb elle-même qui s’analyse: « À une époque, le personnage médiatique a trop pris le pas sur l’auteur, constate Richard Ducousset. Amélie en a souffert, car on s’intéressait davantage au phénomène Nothomb qu’à ses livres ». Elle-même « ne regrette rien », mais se défend d’avoir voulu se construire une image : « Stephen King, l’un des romanciers les plus vendus au monde, n’a pas d’image. La preuve que c’est donc inutile. Et les gens qui viennent me voir en dédicace viennent parce qu’ils ont lu mes livres, pas pour que je leur signe un chapeau ! »149.
Ducousset revient à sa défense dans un autre témoignage en 2007 : Les seize livres qu’elle a publiés […] ont confirmé ce sentiment d’une œuvre véritable et d’un auteur pour qui la littérature est une nécessité absolue. Ses livres sont sa vie, et on ne l’imagine pas sans livres. Elle est le contraire d’une star en représentation, même lorsqu’elle aimante des foules entières dès qu’elle paraît en public. Elle est le contraire d’un « écrivain marketing » qui fabrique, même si elle a un succès public considérable et planétaire (traduite dans plus de quarante pays dans le monde). [..] Difficile de ne pas être fou d’Amélie Nothomb. Elle ne génère pas les sentiments tièdes150.
Rappelons-nous, lorsque Nothomb est peu connue, en 1995, elle explique son activité médiatique de cette façon : « J’ai voulu faire ce que tout jeune écrivain veut faire, parler de moi, mais Amélie Nothomb 23 ans n’intéressait personne. Moyennant quoi, j’ai joué sur le contraste et je ne me suis rien refusé »151. Certainement pas une star en représentation mais quelqu’un d’assez solitaire qui n’avait pas du tout l’habitude qu’on l’écoute et qui s’en est donné à cœur joie. Quand le succès arrive et qu’on commence à trouver que cette activité distrait
149
Garcia, 38. Ducousset, 8. 151 Manquat. 150
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de son œuvre littéraire, certains journalistes reviennent à la charge. Michèle Manceaux est directe : M.M. À la télé, avec la presse, vous continuez à vous exposer avec beaucoup de gentillesse. Vous n’en avez pas assez de parler de vous ? A.N. Non, mais votre question est pertinente : cela fait quand même huit ans que cela dure ! Huit ans de succès grandissant, ininterrompu. […] Je crois que si je n’en ai pas marre, c’est parce que j’ai eu tellement faim dans ma vie – pas de nourriture, évidemment ! mais une faim de rencontres, d’êtres humains, faim d’exister, faim d’être humaine152.
Ce passé jalonné de solitude et de faim donnera quelques années plus tard le très beau livre autobiographique Biographie de la faim (2004). Mais on comprend mieux maintenant pourquoi, quand elle n’a certainement plus vraiment besoin de faire parler d’elle pour avoir des lecteurs, Nothomb continue de « s’exposer ». Ainsi, Hubert Prolongeau, en rencontrant Nothomb, également en 2002, rapporte ces propos : On attendait un auteur à succès, vaguement excentrique. On se retrouve devant une grande fille vêtue de sombre, inquiète, à la fragilité flagrante. Le besoin d’être comprise, de parler, se lit dans des yeux marron, à la fois beaux et anxieux. D’emblée, sa franchise est presque impudique. « Je prends ma ‘ médiatisation’ comme une possibilité de contacts humains, ce dont j’ai le plus manqué pendant mon adolescence. J’étanche une soif dont j’ai longuement souffert’153.
Le fait que Prolongeau ne peut s’empêcher de noter la différence entre le personnage médiatique imaginaire qu’il croit connaître en l’anticipant et la personne qui se présente prouve qu’il persiste une disjonction entre les deux, une distance ou un espace qui déconcerte et dans lequel certains veulent encore introduire des doutes. Un autre journaliste au Monde confirme cette notion, tout en défendant Nothomb : Bien qu’elle puisse paraître outrancière, l’excentricité dont s’entoure la romancière n’est pas aussi fabriquée qu’on pourrait le penser. Simplement,
152
Manceaux, 36. Hubert Prolongeau, « La solitude à succès d’Amélie Nothomb, » Le Journal du dimanche 19 nov. 2000.
153
L’identité médiatique 73 son esprit ne bat pas les mêmes campagnes que le commun des mortels et son succès lui permet de donner libre cours à ses fantaisies154.
Enfin, en 2006, lorsqu’un journaliste en entretien avec l’auteure prend pour acquis qu’il y a un écart, qu’elle fabrique un personnage public, Nothomb semble perdre patience. Le journaliste lui dit : « on peut aussi parler d’un personnage Amélie Nothomb quand vous êtes en promotion et pourtant vous jouez le jeu des artistes en passant à la télévision, en rentrant dans une sorte de norme… ». Il n’a pourtant pas le temps de finir la formulation de sa question. L’auteure décide qu’il est temps de mettre les points sur les i : Vous savez, tout ceci ne procède d’aucune réflexion. Je fais les choses comme je peux. Le rêve serait de se passer évidemment de toute médiatisation, ce n’est certainement pas un plaisir, mais il le faut. Je ne me fais jamais l’effet d’être quelqu’un de différent. Quand on parle à son voisin de palier on ne parle pas de la même façon que devant 250 personnes […] C’est une question journalistique qui m’énerve : « Votre personnage Amélie Nothomb », mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est comme pour n’importe qui ! Évidemment qu’on est différent en fonction de toute personne qu’on a en face de soi. […] Humainement je ne demanderais pas mieux, que de me passer de tout ceci, mais j’aime être populaire, j’aime avoir du succès et je sais que je n’aurais pas ce succès-là si je n’étais pas un tout petit peu médiatique. Je le suis déjà bien moins que la demande155.
Nothomb s’explique avec une franchise admirable en fournissant des précisions sur ses rapports avec les médias, lesquelles ont – tout compte fait – énormément aidé à la diffusion de ses romans. Il est bien normal que les journalistes comme les lecteurs qui rencontrent ses œuvres d’inspiration autobiographique et fictives, et qui suivent – même de loin – la médiatisation de l’auteure, se demandent s’il y a continuité entre les livres, la personne représentée dans les médias et l’auteure que l’on rencontre dans une interview. En 2003, le magazine Elle, en guise d’introduction à un entretien, après avoir noté les clichés courants – « goût pour le bizarre et les fruits pourris, tendances masochistes et chapeaux géants… » – pose la question : « Mais que cache cette panoplie littéraire de foldingue ? Vérité ou couverture ? Folie ou provocation ? Au-delà de ces clichés et de son fabuleux 154
Rérolle, 34. Julien Wagner, « L’Hirondelle d’automne : Interview d’Amélie Nothomb, » Evene.fr nov. 2006 ‹http://www.evene.fr/celebre/actualite/interview-amelie-nothombjournal-hirondelle-561.php ›. 155
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destin, qui est donc la vraie Amélie ? 156». Et, au Nouvel observateur, Jean-François Josselin en 2002, nous l’avons déjà vu, affirme que « Mlle Nothomb est davantage un personnage qu’une personne ». Mais il poursuit ainsi : « Ce qui lui permet de jongler avec son autobiographie imaginaire et rêveuse. Qui est la véritable Amélie ? On ne le saura jamais. Peut-être une vieille femme professeur aux Langues orientales. Ou une chanteuse de rock déjantée »157. Pourtant ces questions, posées, c’est vrai, sur un ton de curiosité humoristique supposent néanmoins que non seulement il y ait une « vraie » ou « véritable » Amélie, mais qu’il y en ait une fausse. Certes, il y a la présomption qu’il y en ait une du tout, mais c’est une question identitaire à développer dans l’analyse de ses romans. Toujours est-il qu’en soulevant l’idée évidemment comique que Nothomb n’est pas un vieux monsieur se cachant sous un pseudonyme mais peut-être « une vieille professeur aux Langues orientales », Josselin rejoint – probablement sans le savoir – les rumeurs qui à la fois aidaient et minaient l’établissement de l’auteure au début de sa carrière. En effet, avec la phrase, « votre personnage Amélie Nothomb », nous avec l’auteure entendons encore une fois cette vieille suggestion d’imposture revenir rôder autour d’elle. Parfois, et sans doute aggravée par l’accusation de pseudonyme qu’elle n’a certainement pas oubliée, cette notion vient d’elle-même, de sa surprise d’avoir eu un succès auquel elle ne s’est toujours pas habituée. Se rappelant ses débuts littéraires Nothomb affirme en 2004 : Je ne pensais même pas être lue. Le succès m’a renversée. D’ailleurs, je ne m’y habitue pas. Je continue à trouver ça formidable et angoissant aussi. Je me dis qu’un jour on va me démasquer. On me prendra pour un imposteur. C’est comme au casino. A chaque publication, je remets tous mes jetons en jeu158.
Alors qu’à d’autres moments, Nothomb dira que ce soupçon persiste chez d’autres. Encore en 2008, seize ans après sa première rentrée littéraire, lorsque dans un article-portrait on demande à l’auteure de revenir sur les rumeurs de pseudonyme et d’imposture dans le cas d’Hygiène de l’assassin, Nothomb reprend et précise : « je n’avais 156
Lamberterie et Vallez, 87. Josselin, 4-5. 158 Stéphanie Janicot, « L’entretien : Amélie Nothomb, » Muze sept. 2004 : 11. 157
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aucun moyen de montrer que j’étais bien l’auteur du livre. Encore aujourd’hui, des personnes s’interrogent sur la paternité de mes romans »159. Paternité, maternité : les enfants À l’image du geste critique initial rencontré par l’auteure en soumettant son manuscrit – on a émis des doutes quant à son existence, on l’a soupçonnée de monter un canular – ici, après avoir amplement prouvé son existence, après avoir fait exister Amélie Nothomb dans les médias, on se méfie de nouveau de ce « personnage ». Dans un sens, la boucle semble bien bouclée puisque Nothomb – même avec des centaines de milliers d’exemplaires de ses livres achetés dans le monde – observe encore et toujours qu’on s’interroge sur la « paternité » de ses romans, à savoir si elle en est la véritable auteure. La qualification « paternité » est significative. Elle nous permet de terminer cet examen de l’identité médiatique nothombienne par l’identification d’une dernière facette de sa construction et d’annoncer des pistes d’exploration dans sa création littéraire, laquelle est fortement marquée par la question des origines. En plus des multiples éléments dans la construction médiatique nothombienne vus au cours de cette analyse – âge, sexe, famille, nationalité, voix, apparence physique, habitudes alimentaires, rapports avec son lectorat – il reste un dernier dont la fréquence nous appelle à l’examiner: il s’agit de la représentation répétée de la scène même de l’écriture. On demande souvent à Nothomb de décrire non seulement sa venue à l’écriture, mais comment elle écrit : Où ? Avec quel matériel ? Pendant combien de temps ? Avec quelle régularité ? Dans quelles conditions ? C’est un sujet que les journalistes curieux posent tôt ou tard à tout écrivain, mais dans le cas de Nothomb – une auteure dont la présence physique et l’exposition des manuscrits n’ont pas su satisfaire certains sceptiques médisants – ces questions prennent, sous ce jour, l’air d’un interrogatoire de la part des journalistes, et les réponses de Nothomb, ressemblent parfois à un témoignage destiné à rassurer et s’assurer que c’est bel et bien elle l’auteure de ses textes. Nothomb, nous l’avons déjà vu en conclusion à l’anecdote où elle décrit sa vérification répétée de son nom dans le dictionnaire Robert des noms propres, ne se sent pas du tout « légitime dans son identité 159
Lamy, LeFigaro.fr.
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d’écrivain »160. L’accumulation de détails autour de la scène d’écriture aurait la même fonction que les vérifications multiples de son nom dans le dictionnaire. Dans le dossier de presse Albin Michel, c’est en 1994 que nous en trouvons les premières mentions dans des portraits et interviews : Quand Nothomb écrit, la température de son corps baisse « dramatiquement ». Écrire l’enrhume. Le fait est constant. Sitôt qu’elle manie son stylo Waterman Maestro à encre bleu pour noircir un de ses cahiers Atoma à spirale, Amélie transit. Aussi écrit-elle coiffée d’un bonnet et emmitouflée dans un long manteau de laine qui traine jusqu’à terre – « même l’été ». Avec pareil équipage, elle ressemble au yéti, dit-elle161.
Quelle que soit l’intention des journalistes et de Nothomb, la quantité de détails fournis, ici comme dans la fiction, a l’effet d’ancrer l’auteure dans une réalité concrète, précise, une réalité que l’on pourrait éventuellement vérifier. Justement, en 1997 un article sur Nothomb publié en Belgique s’accompagne de deux photos remarquables. Est-ce seulement par curiosité que l’on voit une première avec Nothomb assise dans son canapé bruxellois, un cahier à la main, fixant l’objectif avec un petit sourire, et une seconde où l’on voit en gros plan ses mains tenant ouvert un cahier à spirales bien rempli d’écriture très ordonnée ? Cette dernière porte la légende « Une écriture compulsive qui exclut l’ordinateur »162. Rappelons-nous l’affirmation de Nothomb sur les mesures qu’elle et sa maison d’édition ont prises pour montrer qu’elle existe: Albin Michel a dû me montrer, pour prouver que j’existais. Ça n’a pas suffi. J’ai dû montrer mes manuscrits, pour prouver que c’est bien moi qui les avais écrits. Mais j’aurais pu les recopier… Aucun écrivain ne peut prouver qu’il est réellement l’auteur de ses livres163.
160
Amanieux. Pliskin. 162 « Amélie Nothomb : La plus barge des Belges, » Match de Paris 13 nov. 1997. Le nom du journaliste n’est pas indiqué. Une photo d’un manuscrit dans les mains de l’auteure accompagne également l’article de Jérôme Béglé, en octobre 1998 (18). Elle porte la légende : « A jets continus et sur des cahiers à spirales, elle essaie de dompter son imagination ». 163 Perrier, 86. 161
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A la lumière de cette citation, les photos et détails ont l’air de preuves matérielles destinées non simplement à satisfaire la curiosité des lecteurs mais aussi à faire taire des sceptiques. Très tôt dans sa carrière Nothomb étonnera beaucoup en publiant régulièrement : un roman par année et de temps en temps des nouvelles. La fréquence de publication est telle que cela fait sourciller certains et bientôt fait également partie des clichés sur sa personne médiatique. Puisqu’elle écrit plusieurs heures tous les matins, elle accumule logiquement beaucoup de manuscrits. En avril 1994, quand elle a 27 ans, on lui demande où elle en est dans son « marathon littéraire ». Elle répond : Les Combustibles est mon vingtième roman, je suis en train d’écrire le vingt-troisième. J’écris 3,7 romans par an, c’est un rythme, je l’ai constaté après-coup. Ceci dit, et je tiens à le préciser, n’allez surtout pas imaginer que tous ces romans sont bons. Il y a une énorme proportion de romans ratés dont il est hors de question que je les publie. Il y en a peut-être un sur quatre ou un sur cinq qui vaut la peine. J’écris depuis mes dix-sept ans mais j’ai atteint cette véritable monomanie – puisque maintenant, je ne fais plus que ça, je ne pense plus qu’à ça – à vingt-deux ans164.
La prépondérance de chiffres dans ses précisions produit directement ou indirectement les mêmes effets réalistes. Il s’agirait de preuves irréfutables qui appuient son authenticité, donnent créance à son existence d’auteure. Ce genre de renseignement, d’ailleurs, Nothomb le fournira chaque année avec la rédaction et la publication de nouveaux livres. Pourtant, cette fréquence dans la publication et dans la rédaction trouvera dès 1996 une caractérisation très spéciale. Nothomb commence à parler de sa production littéraire en termes de maternité, un lexique qu’une fois elle l’adopte, elle n’abandonne plus. Son abondante rédaction s’appelle dorénavant sa « fécondité » : « Je passe ma vie à être enceinte de mes livres », dit-elle, s’excusant de n’écrire pas moins de « 3,7 manuscrits par an ». Le livre, on le porte, mais on l’expulse aussi car « il a quelque chose d’un corps étranger. On ne le voit pas venir. Comme la poussière entre dans l’huître et provoque une réaction allergique… » Elle sourit : « Attention, je ne prétends pas que mes romans soient pour autant aussi précieux que perles fines… » 165. 164 165
Masset, 2. Heliot.
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Humble mais précise Nothomb réclame ainsi la maternité de ses romans si pas exactement la paternité. Du père, on n’en parlera jamais, à part cette image ostréicole qui fait de celui-ci une poussière dans la chair de l’huître. Vu que Nothomb se décrit enceinte c’est donc elle la mère et, tout de suite après sa naissance, un livre s’appelle un bébé : « J’assiste à un accouchement. Quand tout à coup le bébé est hors de moi, je me dis ‘Voilà, peut-être qu’il est moche, mais il est là’ »166. Et plus loin dans le temps, comme avec les êtres de chair et d’os, le livre s’appelle son « enfant »167. Le topo du livre comme enfant est certainement bien répandu dans l’histoire littéraire, mais dans le contexte que nous avons ici vu se développer, on peut imaginer qu’il sert surtout à réaffirmer le lien – tout physique – entre auteure et son œuvre, pour qu’aucun doute ne puisse plus subsister. Qui pourrait remettre en question son autorité ? Car, comme le dicton latin nous l’apprend « Mater semper est… ». Les critiques et journalistes, nous l’avons vu de différentes manières dans cet examen de la construction médiatique de Nothomb, ont interrogé son « personnage » et son authenticité. Certes, leurs constructions, interrogations, éloges, reproches, analyses et méfiance n’auraient aucune incidence si la question identitaire ne trouvait pas aussi des échos dans la vision littéraire, dans l’imaginaire de la romancière. Le fait même de la répétition de la métaphore maternelle (fécondité, grossesse, accouchement, bébé, enfant) – tout comme la recherche répétée de son nom dans le dictionnaire – nous indique que la question est chargée de sens pour Nothomb, qu’elle traduit une relation identitaire trouble à investiguer. Il appelle à une interrogation plus profonde des questions d’identité, de légitimité et des origines, questions que nous explorerons maintenant dans les romans d’Amélie Nothomb.
166 167
Vavasseur, Leparisien.fr. Voir Lee, 564. Ou en anglais, voir Lea, Guardian on-line.
Chapitre II L’invention littéraire Nous avons commencé cette étude d’Amélie Nothomb en abordant au premier chapitre la question de comment identifier un nouvel écrivain, de comment recevoir son premier roman, comment le faire exister pour le public. Vu la maturité déconcertante de sa voix littéraire, en contraste avec sa jeunesse, à la première rentrée littéraire des rumeurs de canular et de cabale ont circulé autour de l’auteure d’Hygiène de l’assassin. Ce fut à tel point que, selon les dires de la romancière, une journaliste, Françoise Xénakis, a affirmé « qu’Amélie Nothomb ne pouvait exister. Que personne, même en Belgique, ne pouvait s’appeler comme ça »1. En dépit du comique de cette affirmation, nous avons constaté qu’elle avait pourtant du vrai. Dans la mesure où Nothomb, comme tout écrivain débutant, n’avait pas de passé sur la scène littéraire parisienne ou française, il a bien fallu l’inventer pour qu’elle existe aux yeux des autres. Avec des accusations d’imposture ou de pseudonyme en 1992, cette invention n’est devenue que plus impérative. Nous avons donc examiné l’existence médiatique nothombienne en présentant et en analysant sa construction cumulative à partir de multiples éléments identificatoires : âge, sexe, famille, nationalité, diction, physique, vêtements – même son appétit et ses rapports avec son grand lectorat. Si Nothomb s’est montrée année après année pour prouver son existence, force est de constater qu’une certaine méfiance vis-à-vis sa personne demeure dans l’esprit d’aucuns. Pourtant, en fin de compte, malgré quelques interrogations persistantes sur la paternité de ses romans, plus personne, apparemment, ne pourra dire : « Amélie Nothomb n’existe pas ». Plus personne… sauf Nothomb elle-même. D’une main, nous avons vu la romancière remettre en question son existence en contestant la fabrication d’un personnage médiatique à son nom. Et de l’autre trouvons-nous Nothomb préoccupée – indépendamment et sans 1
Jean-Claude Perrier, « Amélie Nothomb : La star a toujours faim, » Livres Hebdo 2 juil. 2004 : 85.
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doute depuis toujours – par la question identitaire, laquelle par le hasard des choses s’était imposée de l’extérieure et pour de tout autres raisons dans le contexte de sa première rentrée littéraire. L’écrivain semble chercher et vouloir produire des preuves de son existence autant pour elle-même que pour les autres. Dans son interview sur CD avec Laureline Amanieux, rappelons-nous que Nothomb avoue que sa principale angoisse est celle « de ne pas exister du tout »2. De la vérification clandestine répétée de son nom dans les dictionnaires de noms propres, à l’énumération et à l’exposition de ses manuscrits pour des journalistes, et à l’emploi conséquent d’une métaphore de maternité pour appuyer son lien avec ses textes, Nothomb interroge tacitement et explicitement non seulement la nature mais aussi, paraîtil, le fait de son existence en tant que personne et en tant qu’écrivain. En 2008, à la sortie de son roman Le Fait du Prince – où il est justement question d’assumer l’identité d’un autre – Nothomb affirme : [J]e crois que nous sommes tous à des degrés divers, et en particulier les écrivains, des imposteurs. En tout cas, moi, je me sens tout le temps coupable d’imposture et je vis dans la terreur absurde d’être dénoncée. L’absurdité tenant au fait que tout le monde sait que je suis un imposteur, puisque je suis écrivain. Que pourrais-je être d’autre ? 3.
Ayant commencé mon étude du côté de la réception, je voudrais maintenant explorer la question identitaire dans les écrits d’Amélie Nothomb. Après tout, normalement les pouvoirs d’invention d’un auteur ne s’exercent pas principalement, ou pas du tout dans les médias. Cette construction démesurée était un phénomène médiatique particulièrement nothombien. Mais, comme le remarque indirectement l’auteure elle-même dans la citation donnée ci-dessus, un écrivain invente et s’invente surtout dans son écriture, d’où la notion que l’imposture, dans le sens d’une création d’identités, est le propre de tous les auteurs. Cependant, à la différence d’autres et pour des raisons à explorer, Amélie Nothomb ressent dans le soupçon d’imposture une certaine « terreur absurde d’être dénoncée ». C’est maintenant l’heure d’examiner la force et les formes de cette préoccupation 2
Laureline Amanieux, Autrement dit: Amélie Nothomb CD. Éditions Autrement dit, 2007. 3 Marie-Françoise Leclère, « Amélie Nothomb, l’écriture est la vie, » Lepoint.fr 14 août, 2008 ‹http://www.lepoint.fr/actualites-culture/amelie-nothomb-l-ecriture-est-lavie/249/0/266749›.
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identitaire en explorant sa construction non seulement dans l’ouvrage autobiographique qui raconte les origines et la petite enfance de l’auteure – Métaphysique des tubes – mais également dans les nouvelles et romans de fiction où, tout aussi fort, cette préoccupation se manifeste dans l’imaginaire d’Amélie Nothomb. Métaphysique des tubes : forme et fond Rappelons-nous qu’en 1992 Alain Salles, dans une des premières critiques d’Hygiène de l’assassin, se demande : « [p]eut-être qu’un auteur naît vraiment, quelqu’un qui va compter, apporter, changer quelque chose. Peut-être »4. Salles parle de la possibilité que le premier roman d’Amélie Nothomb soit la révélation d’un auteur important, qu’il signale les débuts d’une carrière littéraire remarquable. Je voudrais sortir sa phrase de son contexte initial pour la reprendre de façon plus littérale : « Peut-être qu’un auteur naît vraiment ». Si certains doutent de votre existence – où si vous en doutez vous-même – quelle meilleure façon de prouver et fonder votre autorité et votre identité que de présenter votre propre naissance ? « Peut-être ». Salles n’a jamais su si bien dire l’incertitude autour d’une naissance – huit ans avant que Nothomb n’en parle elle-même. Car, alors qu’on peut dire que, logiquement, tout le monde naît une fois et pour toutes, Métaphysique des tubes offrira le spectacle de non une mais de plusieurs naissances, et ainsi remettra-il en cause leur statut avec un « peut-être », une qualification importante. Examinons cet ouvrage curieux. Publié en 2000, un an après les succès critique et public phénoménaux de Stupeur et tremblements, Métaphysique des tubes est un livre pour le moins singulier, malgré une structure à première vue assez simple. D’abord il y a unité de lieu : toute cette histoire autobiographique se passe au Japon, principalement dans la région du Kansaï où vivent le protagoniste du roman et son entourage immédiat. Ensuite, il y a une tranche de temps bien délimitée. Si l’on regarde les indications données dans le texte, les faits ont lieu entre août 1967 et août 1970, avec la majorité du récit consacrée aux six derniers mois. Quant à l’organisation et au temps du récit, ce roman se compose de quinze chapitres non-numérotés – entre deux et dix-sept pages dans l’édition de poche – et il relate au passé 4
Alain Salles, « Premiers romans: L’art de la cruauté, » Le Monde des livres 11 sept. 1992.
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simple et de manière chronologique la vie d’un narrateur – ou d’une narratrice, comme on le verra – de ses débuts jusqu’à ses trois ans. Admettons-le : il y a peu de gens qui remontent dans leurs souvenirs jusqu’à la petite enfance. Encore moins nombreuses sont celles qui oseraient pousser leur récit personnel – ou qui s’en croiraient capables – non seulement jusqu’au stade d’être bébé, mais jusqu’à la naissance. C’est pourtant le cas de notre auteure qui dans une interview affirme que, « [l]’un de mes rares privilèges, c’est que j’ai une très très bonne mémoire de ma toute petite enfance ; c’est peut-être la seule chose spéciale que j’ai. Je me souviens très bien de ma petite enfance »5. Cette capacité sinon ce désir de pousser si loin les limites de la mémoire et du récit personnel montrent pour le moins une préoccupation avec les origines et éventuellement avec leur sens. Mais si Métaphysique des tubes couvre un temps bien circonscrit – quelques trois ans – et se situe dans un lieu uni quoique exotique pour les Occidentaux – le Japon – il se démarque en faisant preuve d’un point de vue de narration initialement désorientant et possède une intrigue qui, en dépit de certains côtés classiques pour le genre autobiographique, apporte quelques entorses de taille au récit des origines. Et ce, tant dans les événements que dans la façon de les relater. Curieusement, même s’il s’agit d’un récit personnel dans ce livre, pendant les trois premiers chapitres tout se relate à la troisième personne – pour des raisons que nous verrons par la suite – avant de passer dramatiquement à une narration à la première personne au cours du troisième chapitre et de la maintenir pendant les douze chapitres suivants, comme on s’y attendrait dans une autobiographie dite « normale ». En plus d’avoir la particularité de commencer très tôt dans la vie d’un protagoniste qui deviendra une narratrice « je », et en dépit de la relation chronologique d’événements qui lui arrivent forcément pour la première fois, Métaphysique des tubes est surtout structuré autour d’une série de scènes répétées, lesquelles le lecteur ne remarque peut-être pas tout de suite, mais dont les liens deviennent 5
Susan Bainbrigge, Jeanette den Toonder, « Interview with Amélie Nothomb, » in Amélie Nothomb: Authorship, Identity and Narrative Practice (New York : Peter Lang, 2003) 194. Nothomb a aussi affirmé avoir une excellente mémoire en parlant de son roman autobiographique de 1993, Le Sabotage amoureux : « J’ai une caractéristique qui est celle de me souvenir très bien de ma toute petite enfance, sans pour autant me souvenir du langage que je parlais à l’époque ». Voir Stéphane Lambert, « Amélie Nothomb, » in Les Rencontres du mercredi (Bruxelles : Ancre Rouge, 1999) 24.
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visibles et significatifs en les juxtaposant. Le retour de ces scènes clefs, leur persistance ici comme leurs nombreux échos ailleurs dans son œuvre, demande une interprétation comparative. Je propose de les confronter entre elles, non seulement dans ce roman mais également avec leurs variantes récurrentes ailleurs dans son œuvre et dans ses interviews. Dans les interstices de cette confrontation nous pourrons entendre l’articulation de quelques non-dits de l’imaginaire nothombien. Dieu, le Rien, le Tube La répétition principale dans les trois premiers chapitres du roman est sans doute la plus évidente mais aussi est-elle la plus improbable et la plus consternante. Il s’agit de la naissance répétée du protagoniste ; naissance qui, du fait de sa récurrence, remet en question son statut et celui de l’être qui naît. En effet, pour une auteure qui avoue dans une interview que sa principale angoisse est celle de ne pas exister, l’incipit du roman autobiographique n’est pas très rassurant. Voici comment le narrateur impersonnel, à la troisième personne et à champ limité débute son récit, en décrivant la venue au monde du personnage principal du roman : Au commencement il n’y avait rien. Et ce rien n’était ni vide ni vague : il n’appelait rien d’autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon. Pour rien au monde il n’eût créé quoi que ce fût. Le rien faisait mieux que lui convenir : il le comblait. (5)
Une allusion biblique teintée de sérieux comme d’humour accompagne et sous-entend l’ouverture du livre. Spécifiquement, il s’agit du récit de la création dans la Genèse – mot qui littéralement veut dire « naissance ». Cet intertexte n’est ni un hasard, ni gratuit. Il hausse le ton en créant l’expectation que nous allons avoir sinon la clef des origines de l’univers et de l’homme – comme dans la Bible – alors au moins, par analogie, celle de l’instance narrative de Métaphysique des tubes. « Au commencement il n’y avait rien ». Du point de vue tout subjectif, tout égoïste d’un narrateur autobiographique cette affirmation est bien logique. Car selon son point de vue rien, en effet, n’existe avant lui ; tout commence avec lui. Pourtant, à la différence de l’Ancien Testament, où par la volonté de Dieu on passe du rien
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préexistant à l’invention du monde, cette naissance-ci commence par et donne lieu sur le rien. Et, contrairement au récit biblique où Dieu est le géniteur du monde, l’agent qui ordonne la création ex-nilo, ici c’est le personnage « Dieu » qui naît dans une absence remarquable de géniteurs. Tout suffisant, tout passif et indépendant des autres, il n’a apparemment ni besoin ni envie d’eux: « il n’appelait rien d’autre que lui-même ». Le lecteur pourrait croire avoir affaire à un récit purement mythique – avec Dieu comme personnage principal – et non au récit autobiographique d’une personne. Pourtant, comme ce roman le confirmera, qu’on le veuille ou non tout récit des origines relève finalement d’une invention mythique. Petit à petit dans ces premiers paragraphes on s’aperçoit qu’il s’agit bel et bien des origines d’un être-humain – ou presque – avec un corps, et non pas d’une divinité éthérée. Par exemple, le second paragraphe déclare que, « Dieu avait les yeux perpétuellement ouverts et fixes » (5). Cependant, à chaque avancée positive d’une activité ou d’un attribut humain il y a un recul et une négation du monde comme de soi-même: « S’ils avaient été fermés, cela n’eût rien changé. Il n’y avait rien à voir et Dieu ne regardait rien » (5). Certes, dans les trois premiers paragraphes le mot « rien » paraît pas moins de douze fois, soulignant la seule abondance qui caractérise sans vraiment identifier ce personnage : le rien, la négation. À ce titre, le personnage-Dieu a beau naître, selon le narrateur il ne vit pas pour autant : « Dieu ne vivait pas, il existait » (5). Drôle d’existence. Drôle de naissance. Tout trait qui pourrait donner à cet être une identité repérable est effacé, annulé. Parmi ces traits sans distinction il y a surtout l’absence, l’élision ou l’effacement du moment précis de sa propre naissance : Son existence n’avait pas eu pour lui de début perceptible. Certains grands livres ont des premières phrases si peu tapageuses qu’on les oublie aussitôt et qu’on a l’impression d’être installé dans cette lecture depuis l’aube des temps. Semblablement, il était impossible de remarquer le moment où Dieu avait commencé à exister. C’était comme s’il avait existé depuis toujours. (5-6)
Alain Salles, avait-il sans le savoir raison de mettre une qualification dans sa phrase? « [P]eut-être qu’un auteur naît vraiment […] Peutêtre ». Il paraît que oui. Ne pas avoir de moment repérable pour débuter votre vie laisse entendre plusieurs choses. D’abord, malgré la
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dénomination initiale de « Dieu », ou la mention de « grands livres », il y a une autodérision indéniable à l’œuvre ici, du genre : « je suis si peu important que ma naissance ne fut même pas remarquée ». Mais surtout, l’effacement du moment de naissance renforce l’absence d’une identité distincte, il supprime les limites perceptibles qui forment la personne et la définissent. Cette absence, cette lacune – comme nous le verrons par la suite – pourrait être un grand handicap tout comme elle pourrait constituer un grand avantage, en lui octroyant une importante liberté d’invention. Dans le cas de notre personnage-Dieu au premier chapitre du roman, nous constatons que cette naissance hautement non-remarquable va de pair avec sa présentation en tant que « tube », laquelle clôt le premier chapitre et donne lieu au titre au roman. Nous commençons enfin à saisir pleinement que nous avons affaire à un bébé, et pas à un être purement mythologique, lorsque nous apprenons que : Les seules occupations de Dieu étaient la déglutition, la digestion et, conséquence directe, l’excrétion. Ces activités végétatives passaient par le corps de Dieu sans qu’il s’en aperçoive. La nourriture, toujours la même, n’était pas assez excitante pour qu’il la remarque. Le statut de la boisson n’était pas différent. Dieu ouvrait tous les orifices nécessaires pour que les aliments solides et liquides le traversent. C’est pourquoi, à ce stade de son développement, nous appellerons Dieu le tube. […] Il filtrait l’univers et ne retenait rien. (7)
Prise comme métaphore, l’image du tube nous fait encore mieux comprendre la question d’identité à l’œuvre dans l’ouverture de ce roman. L’unique activité – digestive – opérée par le tube traduit en termes biologiques la difficulté d’attribuer des éléments identitaires au bébé qui naît, sinon son refus de les endosser. Tout comme un tube ne fait que filtrer l’univers en ne retenant rien – la nourriture rentre par un orifice pour en sortir par un autre, sans modifier ni autrement animer ou intéresser le bébé – ce personnage ne retient aucun des traits identificatoires de base que nous avons examinés, par exemple, dans la construction médiatique du premier chapitre : pas de sexe, pas de nom, pas de nationalité, même pas de parents à ce moment de la narration. Certes, les tubes sont – selon le narrateur – « de singuliers mélanges de plein et de vide, une membrane d’existence protégeant un faisceau d’inexistence » (7). Le narrateur autobiographique se repré-
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sente donc un être parfaitement non-identifiable. Il décrit un corps6 tantôt vide tantôt plein. Plus précisément, il représente une forme corporelle à qui l’attribution d’une identité fixe ou au moins stable est peut-être sciemment impossible, puisque « les aliments solides et liquides le traversent ». Pourtant, envisagé de manière plus positive, il s’agit en même temps d’un corps capable de prendre – du fait de son vide constitutif et le temps d’une digestion, selon la métaphore filée – virtuellement toute identité proposée. Naissance manquée : la Plante Vu que le bébé-tube existe sans vivre, que son existence n’a pas eu de début perceptible, qu’il n’est que traversé par le monde environnant et qu’il n’a ostensiblement aucune subjectivité ni identité à ce moment du récit – pas de nom, pas de production langagière, pas de désignation sexuelle – on peut dire qu’à bien des égards c’est un enfant qui naît sans véritablement naître, qu’il s’agit d’une naissance en quelque sorte manquée. Ce manque à naître se confirme de plusieurs façons dans le second chapitre où des détails parfois drôles, parfois consternants de sa vie sont exposés. Le chapitre débute avec un changement important de perspectif en nous apprenant l’existence des parents et leur attitude envers leur enfant: Les parents du tube étaient inquiets. Ils convoquèrent des médecins pour qu’ils se penchent sur le cas de ce segment de matière qui ne semblait pas vivre. […] — Cet enfant ne pleure jamais, ne bouge jamais. Aucun son ne sort de sa bouche, dirent les parents. […] — Votre enfant est un légume. C’est très préoccupant. Les parents furent soulagés par ce qu’ils prirent pour une bonne nouvelle. Un légume, c’était de la vie. — Il faut l’hospitaliser, décrétèrent les docteurs. (9)
Selon le narrateur, ce bébé est un tube ou un « segment de matière ». Pour les médecins, il s’agit d’un « légume ». Et pourtant les parents, « soulagés » d’après le narrateur par ce diagnostic, vont pouvoir y trouver leur compte :
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La représentation du corps sous forme de tube donnée par Nothomb a certainement des résonances avec le corps anorexique, lequel refuse, ne retient pas la nourriture. Nous reviendrons à cette notion dans la note 2 du chapitre IV.
L’invention littéraire 87 Ils avaient déjà deux enfants qui appartenaient à la race humaine : ils ne trouvaient pas inacceptable d’avoir, en surplus, de la progéniture végétale. Ils en étaient même presque attendris. Ils l’appelèrent gentiment « la Plante ». (10)
L’appellation « Plante » pour désigner leur troisième enfant atteste bien que – aux yeux des parents – il ne leur est pas né un vrai être humain. Outre les termes végétaux pour désigner leur petit il y a en plus des atténuations adverbiales qui trahissent subrepticement l’attitude des parents, toujours selon la perspective du narrateur. Par exemple, les parents ont « déjà » deux enfants. Ils ont « en surplus » de la progéniture végétale. Ils sont « même presque » attendris. En effet, la double négation, « ne trouvaient pas inacceptable », souligne leur manque d’enthousiasme franc à l’égard de ce dernier, sinon leur déception. Toutes ces qualifications illustrent la notion tacite que les parents n’attendent pas grand-chose de cet être et, éventuellement, qu’ils n’attendaient pas cette naissance-ci, qu’elle n’était pas à la hauteur des deux autres enfants – dont on apprend l’existence pour la première fois dans la formule aussi cruelle que comique : « Ils avaient déjà deux enfants qui appartenaient à la race humaine ». Ainsi peut-on dire que cette naissance n’est pas réussie. Elle est manquée dans un premier sens puisque, selon le terme même des parents, elle ne produit que de la progéniture végétale, « la Plante ». Certes, en lui donnant un nom qui n’est pas du tout un prénom de personne, mais une catégorie végétale, les parents ne font pas simplement observer son comportement, ils nient son humanité. Et l’on remarque également que – conséquence de la déshumanisation nominative, « la Plante » – nous avons une désignation qui ne nous permet toujours pas, lecteurs, d’attribuer ce qui est parmi les principaux éléments identificatoires pour une personne dans la culture occidentale : le sexe de l’individu. Le statut asexué de l’enfant corrobore donc dans ces premiers chapitres la singulière impersonnalité de cette étrange narration autobiographique à la troisième personne. Une des caractéristiques les plus perturbantes qui semble prouver aux parents comme au narrateur que cette naissance est manquée est le mutisme ininterrompu de l’enfant dès et depuis sa mise au monde. Le narrateur y revient deux fois : « Il ne pleurait jamais. Même au moment de sa naissance, il n’avait émis aucune plainte ni aucun son. Sans doute ne trouvait-il le monde ni bouleversant ni touchant » (13). Et, quelques pages plus loin :
88 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB Les bébés, au moment de leur naissance, crient. Ce hurlement de douleur est déjà une révolte, cette révolte déjà un refus. C’est pourquoi la vie commence au jour de la naissance, et non avant, quoi qu’en disent certains. Le tube n’avait pas émis le moindre décibel lors de l’accouchement. (17)
Au moment donc où il naît, le bébé ne marque pas son entrée dans le monde. En ne rentrant pas en communication avec les autres – aussi élémentaire que soit cette communication – il ne leur confirme pas sa naissance, il la laisse d’une certaine manière non-accomplie, en suspens, manquée. Ce mutisme primaire et persistant traduit-il simplement son indifférence – comme le narrateur veut nous faire croire – ou s’agit-il, selon une passivité plus active, d’un refus de naître, de reconnaître ce monde et ces parents ? La suite du second chapitre relate alors les tentatives diverses des parents pour animer leur enfant muet, inerte, passif. Déjà les bruits de la maison, le passage du jour à la nuit, même un tremblement de terre particulièrement fort – qui fait effondrer des plaques du plafond sur le berceau du bébé – ne le font pas réagir (10-11). La première expérience que tentent alors les parents pour « réveiller » l’enfant nous sera ultérieurement significative. Il s’agit d’une privation : « Ils cessèrent de lui donner à boire et à manger jusqu’à ce qu’elle réclame : ainsi, elle finirait bien par être forcée de réagir » (11). Au bout de trois jours, le tube ne réclame toujours rien, n’émet pas la moindre plainte. La mère est « horrifiée » par la passivité morbide de son enfant, et les parents rompent son jeûne pour l’alimenter de nouveau (11). Avec le temps les parents s’accommodent du mutisme du « tube ». Ils ne trouvent finalement pas cette situation trop fâcheuse selon le narrateur qui la présente avec quelques remarques comiques : Ils avaient trois enfants : un garçon, une fille et un légume. […] On pouvait le laisser des journées entières sans baby-sitter […] Un poisson rouge dans un aquarium leur eût donné plus de tracas. […] c’était un beau bébé calme qu’on pouvait montrer aux invités sans rougir. Les autres parents étaient même jaloux. (12)
Mais quand arrive l’âge où l’on attend qu’un enfant commence à se mettre debout, à ramper ou à marcher et que la « Plante » ne bouge toujours pas, les parents deviennent plus actifs. Ils le changent de lit : aucun effet. Ils le prennent sous les aisselles pour lui donner l’idée de se tenir debout : il se laisse tomber en arrière. On lui propose de la
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musique en lui faisant écouter de tous les genres : absence totale de réaction chez le petit : « Les parents renoncèrent à faire de lui un musicien. Ils renoncèrent d’ailleurs à en faire un être humain » (1617). Visiblement, les parents n’attendent plus rien de celui qu’ils nomment « la Plante ». Accident mental : la seconde naissance Enfin, preuve ultime que la première naissance est manquée, il arrive inopinément une seconde. Pour comprendre cet événement, le narrateur termine le deuxième chapitre avec une discussion élaborée des accidents, lesquels sont par définition des événements inattendus, imprévisibles. Selon la théorie exposée les progressions de croissance chez les humains – s’asseoir, ramper, marcher, parler – ne sont pas dues à une fatalité biologique intérieure mais à des accidents physiques ou mentaux. L’accident mental se décrit dans une métaphore longuement filée : L’accident mental est une poussière entrée par hasard dans l’huitre du cerveau, malgré la protection des coquilles closes de la boîte crânienne. Soudain, la matière tendre qui vit au cœur du crâne est perturbée, affolée, menacée par cette chose étrangère qui s’y est glissée ; l’huître qui végétait en paix déclenche l’alarme et cherche une parade. Elle invente une substance merveilleuse, la nacre, en enrobe l’intruse particule pour se l’incorporer et crée ainsi la perle. Il peut arriver que l’accident mental soit sécrété par le cerveau luimême : ce sont les accidents les plus mystérieux et les plus graves. Une circonvolution de matière grise, sans motif, donne naissance à une idée terrible, à une pensée effarante – et en une seconde, c’en est fini pour toujours de la tranquillité de l’esprit. Le virus opère. Impossible de l’enrayer. Alors, contraint et forcé, l’être sort de sa torpeur. A la question affreuse et informulable qui l’a assailli, il cherche et trouve mille réponses inadéquates. Il se met à marcher, à parler, à adopter cent attitudes inutiles par lesquelles il espère s’en sortir. (19-20)
Nous ne saurons pas laquelle des deux sortes d’accidents arrive au bébé ; une poussière entrée par hasard, ou une sécrétion interne. Ni ne connaîtrons-nous, explicitement du moins, la question « affreuse et informulable qui l’a assailli ». Mais le fait est qu’un jour, « le jour le plus important de son histoire », soudain, « la maison se mit à retentir de hurlements ». Les cris qui étaient absents à la première naissance…
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retentissent bel et bien maintenant et de façon quasi-continue, pour annoncer sa venue différée au monde : Comment expliquer cette naissance postérieure de deux ans à l’accouchement ? Aucun médecin ne trouva la clé du mystère. C’était comme s’il avait eu besoin de deux années de grossesse extra-utérine supplémentaires pour devenir opérationnel. (23)
À la différence d’une naissance dite « normale » où il y a préalablement fécondation, une échéance plus ou moins prévisible qui prépare les parents, et certainement la mère qui est physiquement présente à la naissance, celle-ci se passe tout autrement. Et les circonstances dans lesquelles arrive cette étrange naissance communiquent de nouvelles informations sur comment le narrateur situe et identifie le bébé par rapport à lui-même et à sa famille. Selon la version ici proposée, la seconde naissance n’est d’abord pas le résultat d’une fécondation de la mère par le père. Elle se produit de façon accidentelle, inattendue, le fruit d’une conception où les parents et la sexualité humaine ne jouent aucun rôle. Ensuite, la mère n’est même pas présente à la naissance – laquelle s’annonce par les cris retentissants du bébé – mais à courte distance, ailleurs dans la maison: « La mère et la gouvernante, d’abord pétrifiées, cherchèrent l’origine de ces cris » (21). Ainsi, en comparant les deux naissances on peut voir que les deux parents – mais notamment la mère – sont écartés de la naissance ; métaphoriquement dans le premier cas et littéralement dans le second. La première fois, selon la version du narrateur, même si biologiquement le bébé naît de sa mère, on décrit une naissance dans le vide et le silence, une non-naissance où le bébé refuse ou omet de reconnaître la présence des parents, comme sa mise au monde avec le moindre cri. La seconde fois, le narrateur renchérit en rendant littéraux la naissance indépendante métaphorique et l’écartement des parents de cet événement. Il précise qu’il y a non seulement une distance physique – le bébé était seul quand elle se produit, la mère et la gouvernante étant ailleurs – mais aussi une distance temporelle puisqu’il s’agit, nous dit-on, d’une « naissance postérieure de deux ans à l’accouchement ». Et la réaction initiale à ces cris – la mère et la gouvernante sont d’abord «pétrifiées» par les hurlements – montre à quel point elles n’y étaient pas préparées : elles sont toutes deux immobilisées par une forte émotion, sans doute la surprise, la terreur
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ou la peur. Aux bruits des cris on imagine qu’un singe ou qu’un fou « échappé d’un asile » (21) ait pénétré dans la maison. Tout cela crée l’étrange situation où une mère découvre son propre « nouveau-né » de deux ans. Ainsi, sans développer plus loin ici, la concurrence de circonstances décrites dans cette naissance bizarre nous encourage à observer que cet enfant est littéralement, et peut-être figurativement, un enfant trouvé. L’idée que la mère trouve « un autre » enfant se confirme plus loin dans le récit. Ayant localisé les cris et l’enfant, la mère juge que celui-ci ne ressemble pas à l’être qu’elle avait jusque-là connu : « elle ne reconnaissait plus ce qui pendant deux années avait constitué un spectacle apaisant ». Si la mère ne le connaît plus c’est tout de même elle qui – comme dans une naissance typique, s’il y en a – présente son nouvel enfant aux autres de la famille. Elle convoque initialement le frère et la sœur pour constater cette transformation radicale : « Son frère et sa sœur furent invités à s’extasier devant la sainte colère de Dieu » (22-23). Et quant au père, une fois rentré, il « était aussi excité que si un quatrième enfant lui était né » (24). Cette drôle de remarque souligne non seulement la notion qu’il s’agit d’une nouvelle naissance ou d’un nouvel être trouvé dans la maison, mais elle a aussi le contreeffet moins heureux de rappeler que « le troisième enfant » ne fut pas une réussite. Pourtant, la narration laisse entendre que, malgré cet éveil, l’enfant n’accède toujours pas pour autant au stade d’un être humain aux yeux des parents. La seconde naissance est-elle aussi manquée ? La première avait produit un légume inerte, non-communicatif. La seconde, différée de deux ans, prouve selon une logique biologique bien originale que l’enfant avait besoin d’une grossesse « extra-utérine supplémentaire ». Malgré cette seconde naissance « accidentelle », en dépit des cris pour prouver sa venue au monde, l’enfant ne naît toujours pas un être entièrement humain. La première exclamation de la mère nous le confirme indirectement: « Elle courut dans la maison en clamant : ‘La Plante n’est plus une plante !’ » (22). Plus une plante, on peut en convenir, mais quoi au juste ? Pas tout à fait une personne non plus, apparemment. Car les parents continuent néanmoins à désigner l’enfant du sobriquet végétal et le narrateur à le comparer avec d’autres formes de vie non-humaines. Par exemple, dans un élan d’enthousiasme le père téléphone à sa mère à Bruxelles pour lui annoncer : « La Plante s’est réveillée ! Prends un avion et viens ! »
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(24). Mais cet enthousiasme pour leur plante qui crie est de courte durée : la colère, la mauvaise humeur et l’insomnie persistantes de l’enfant commencent à faire regretter aux parents leur tube d’autrefois : « Avaient-ils gagné au change ? Ils avaient un rejeton mystérieux et calme et se retrouvaient avec un chiot doberman » (26). Les cris sont tels que la mère pense même le jeter par la fenêtre (27). Enfin, preuve de la persistance et éventuellement de l’importance de la scène du réveil coléreux d’un bébé, Nothomb en présente une version fictive dans une nouvelle de 2004. Au lieu d’une poussière, d’un irritant qui entre mystérieusement dans la matière tendre du cerveau, « perturbée, affolée, menacée par cette chose étrange qui s’y est glissée » (19) nous avons dans « L’Entrée du Christ à Bruxelles » (2004), un protagoniste qui littéralise cette irritation sous forme d’un clou qu’il introduit à coups de marteau dans la tête d’un nouveau-né, lequel bien-sûr se met à crier de façon continue (10), tout comme le bébé de Métaphysique des tubes hurle pour annoncer sa seconde naissance. Nous élaborerons l’étrange répétition modifiée de cette scène macabre prochainement, mais pour l’instant notons que celle-ci articule une douleur qui n’est pas explicite dans la seconde naissance du roman, et que les parents du bébé hurlant dans la nouvelle ne sauront jamais l’origine des cris et finiront leur vie de manière funeste. Naissances : livres et enfants Avant d’examiner la troisième et croit-on la dernière naissance, la naissance définitive de Métaphysique des tubes, comparons comment le narrateur autobiographique présente sa ou ses naissances avec la façon dont Nothomb décrit l’enfantement d’un livre dans des interviews. Rappelons-nous : bien avant et encore après la publication de Métaphysique des tubes, Nothomb se sert d’une métaphore de maternité pour décrire son processus d’écriture. Selon cette métaphore la romancière tombe enceinte d’un livre. Le temps de sa rédaction est donc sa grossesse. Elle porte son livre un certain temps et finit par accoucher du manuscrit, qu’elle appelle son enfant. À la fin du premier chapitre nous avons conclu que – face aux médisants qui remettaient en cause son statut d’auteure – cette métaphore filée produit l’effet de resserrer les liens entre Nothomb et sa production littéraire. Même si ce n’est pas l’intention explicite de Nothomb, la métaphore sert à la légitimer dans son identité d’auteure, pour qu’on ne puisse plus remettre en question la paternité ou la maternité de ses
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livres. Je voudrais examiner les deux sortes de naissances pour voir si l’une n’éclaire pas, ne nous fait pas mieux comprendre l’autre et ses enjeux. Est-ce que, par exemple, la description des naissances du narrateur autobiographique va dans le même sens de légitimation ? Commençons par quelques ressemblances et différences. Il est frappant de constater dans une interview de 1996 – citée à la fin du premier chapitre de cette étude – que Nothomb, pour parler de la conception d’un livre, emploie un vocabulaire quasi-identique à celui qui prépare la seconde naissance du bébé dans Métaphysique des tubes. Voici encore les propos rapportés par Armelle Heliot : « Je passe ma vie à être enceinte de mes livres », dit-elle, s’excusant de n’écrire pas moins de « 3,7 manuscrits par an ». Le livre, on le porte, mais on l’expulse aussi car « il a quelque chose d’un corps étranger. On ne le voit pas venir. Comme la poussière entre dans l’huître et provoque une réaction allergique… » Elle sourit : « Attention, je ne prétends pas que mes romans soient pour autant aussi précieux que perles fines… »7.
Alors que, rappelons-nous, dans son roman autobiographique l’accident mental qui donne lieu à la seconde naissance résulte d’une : poussière entrée par hasard dans l’huître du cerveau […] [L]a matière tendre qui vit au cœur du crâne est perturbée, affolée, menacée par cette chose étrangère qui s’y est glissée […] Elle invente une substance merveilleuse, la nacre, en enrobe l’intruse particule pour se l’incorporer et crée ainsi la perle. (19)
Dans les deux versions, il y a une vision ostréicole de l’engendrement et de la naissance d’un « enfant ». C’est-à-dire que la sexualité humaine n’y joue aucun rôle. Cela n’est pas vraiment étonnant pour la conception d’un livre, mais avec la répétition de l’image d’huitre et de poussière, on peut par contre encore mieux apprécier la représentation asexuelle de l’engendrement qui mène à la seconde naissance du bébé dans Métaphysique des tubes. Et ce, d’autant plus quand, en 2006, interrogée sur comment elle trouve l’inspiration de tous ses livres, Nothomb – mystérieuse, discrète et comique – répond en souriant : « C’est l’immaculée conception » 8. Mais, pour rester avec les citations précédentes, on voit aussi la notion 7
Armelle Heliot, « Amélie Nothomb : le pur présent de l’enfance, » Le Figaro littéraire 11 oct. 1996. 8 Jessica Piersanti, « Écrivain tout-terrain, » Journal français juil. 2006 : 9.
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que l’engendrement d’un enfant comme celui d’un livre se dépeint la conséquence d’un irritant qui fait réagir, qui met en branle un mouvement. Finalement, dans les deux cas le hasard se souligne : ce ne sont pas des actes réfléchis, planifiés et le résultat est tout aussi inattendu, imprévisible. Examinons les résultats dans l’un comme dans l’autre cas. Quand il s’agit d’enfants-livres, humble, Nothomb n’hésite pas à préciser que tous ses romans ne sont pas pour autant des « perles fines », des réussites incontestables. Pourtant, en contrepartie à cette modestie il y a la possibilité que quelques-uns pourraient l’être. Ceux qu’elle présente à son éditeur pour la publication seraient au moins éligibles de rentrer dans cette catégorie d’œuvres, alors que les autres, les inédits qu’elle ne garde que pour elle, ne le seraient pas. Le parallèle semble se maintenir dans Métaphysique des tubes : il y a des « perles » et il y a le bébé tube. Dans d’autres entretiens où l’on demande à Nothomb de revenir sur sa place dans la famille, l’auteure confirme cette idée, laquelle demeure implicite dans son roman autobiographique mais sensible dans les propos dévalorisants qui caractérisent le troisième enfant. En dialogue avec Michèle Manceaux, Nothomb indique en 2000 avec une autodérision typique mais révélatrice : Mes parents avaient déjà eu un garçon et une fille, parfaits, beaux, intelligents. Et je me disais : « Pourquoi m’ont-ils mise au monde ? Ils ont déjà réussi la perfection ! » Donc je ne pouvais plus rien leur apporter, pas même l’inconnu d’un troisième sexe !9
Nous aurons lieu de revenir sur d’autres éléments dans cette déclaration mais on comprend dans l’immédiat que, pour rester avec la métaphore ostréicole de part et d’autre, les deux premiers enfants de la famille Nothomb, « parfaits », seraient des perles alors que le troisième… qu’est-ce qu’il est au juste ? La réponse du roman, nous l’avons vue, est sans ambages : c’est un tube, un légume, un segment de matière, une Plante ou, suite à la seconde naissance, un chiot doberman. Est-ce que, donc, les termes employés dans Métaphysique des tubes pour décrire l’enfant filtrent également dans les descriptions des livres non-réussis ? Oui, et de manière étrange, conséquente. En 2001, 9
Michèle Manceaux, « Amélie Nothomb: ‘J’ai faim d’être une humaine.’, » MarieClaire déc. 2000 : 34.
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voici comment Nothomb dépeint les nombreux romans qu’elle rédige, dont beaucoup restent non-publiés : « J’ai maintenant 33 ans, et je viens de terminer le quarantième. Ce sont mes bébés muets, mes enfants de papier »10. Dans cette citation constatons d’abord que Nothomb désigne ses livres, comme souvent le narrateur autobiographique les enfants de la famille, par l’ordre de naissance. La remarque, « Le père était aussi heureux que si un quatrième enfant lui était né » (24), est un bon exemple de cette tendance pour les enfants de chair, alors que pour les livres la pratique est constante chez l’auteure. Dans une interview de 1997, Nothomb indique avec sa précision indéfectible : J’appelle mes livres par leur numéro. Hygiène de l’assassin portait le numéro 11. Le sabotage amoureux, le 17 ; Les combustibles le 20 ; Les catilinaires, le 23 ; Péplum, le 25 ; X qui a failli être publié cette année, le 29 ; et celui-là [Attentat], le 30 »11.
Il semble important que l’ordre, que la succession des « enfants » soit respectée pour Nothomb. Mais, outre ce fait, nous voyons également dans la citation de 2001 que les ouvrages – surtout les non-publiés, doit-on croire – sont muets, comme la Plante du début du roman. C’est une caractérisation potentiellement significative de la part d’une auteure qui dans un roman autobiographique met en scène un narrateur qui se décrit un bébé strictement silencieux pendant ses deux premières années d’existence. La logique élaborée dans Métaphysique des tubes nous éclaire sur le sens de cet adjectif et peut-être sur la nature des ouvrages non-édités. Étant muets, est-ce que ces livres ne naissent donc pas tout à fait, comme la Plante avant son réveil accidentel ? Car un bébé, pour naître « vraiment » selon la logique du narrateur du roman autobiographique, doit faire du bruit, doit crier sinon hurler pour confirmer sa naissance. Ces « bébés muets » ou enfants de papier non-publiés restent dans des tiroirs, sans être lus par le grand public. Ils restent sans voix. Pourrait-on les caractériser aussi le produit d’une naissance manquée, à la manière du bébé-tube ?
10
Isabelle Lortholary, « La vie privée d’Amélie Nothomb, » Elle 20 août 2001 : 33. « Amélie Nothomb : La plus barge des Belges, » Match de Paris 13 nov. 1997. Le nom du journaliste n’est pas indiqué.
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Les déchets, les moches, les ratés Vu que Nothomb écrit tous les jours mais qu’elle ne publie qu’un roman par année et périodiquement des nouvelles, il est normal qu’elle accumule au fil du temps beaucoup de manuscrits. Devant cette information, par exemple comme lorsque Nothomb fait son énumération dans la citation précédente, il est normal aussi que, curieux, des journalistes lui posent des questions sur le statut de ses ouvrages non-publiés. On donne alors à l’auteure l’occasion de parler de leur enfantement et de leur sort ultérieur. Son commentaire, « je ne prétends pas que mes romans soient pour autant aussi précieux que perles fines », n’est certainement pas unique. Le jugement que porte Nothomb sur ces enfants de papier non-édités est souvent beaucoup plus sévère. En 1994, bien avant les grands succès publics qu’elle connaîtra en fin de décennie, et sans encore tremper dans la métaphore de maternité, Nothomb est la première à remettre en question la qualité des romans non-publiés : J’écris 3,7 romans par an, c’est un rythme, je l’ai constaté après-coup. Ceci dit, et je tiens à le préciser, n’allez surtout pas imaginer que tous ces romans sont bons. Il y a une énorme proportion de romans ratés dont il est hors de question que je les publie. Il y en a peut-être un sur quatre ou un sur cinq qui vaut la peine12.
En 1995, elle n’est pas moins dure – ou perspicace – dans son autocritique : « ‘J’écris 3,7 romans par an’, annonce-t-elle très sérieusement, ‘mais ce ne sont pas 3,7 chefs-d’œuvre, il y a un immense déchet’ »13. Romans ratés, immense déchet : il n’y a que l’auteure qui puisse émettre un jugement si catégoriquement dépréciatif sur la qualité de ses écrits. Le jugement est si sévère que l’on hésite à faire le rapprochement avec la métaphore des « enfants ». Pourtant, Nothomb le fait à notre place et dans des termes tout aussi critiques. En 2004, le journaliste Eric Neuhoff demande à l’écrivain de se prononcer sur comment savoir si un livre est fini. Nothomb répond sans équivoque : Ça, bizarrement, jamais d’hésitation. C’est pour ça que je prends la métaphore de la grossesse qui est un lieu commun mais qui convient parfaitement. Parce que quand le bébé est sorti, je me dis : tiens, bah le 12
Anne Masset : « Monomaniaque de l’écrit, » Libre Belgique 8 avril 1994 : 2. J-M Manquat, « Amélie Nothomb: Contre la paix des méninges, » La Montagne 3 nov. 1995.
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L’invention littéraire 97 voilà. Il ne lui manque rien. Il est peut-être moche, il est peut-être raté, mais il est là14.
Ce sont des propos durs, venant de la part d’une mère sur sa propre progéniture, même s’il ne s’agit que de progéniture de papier ! Et pourtant, est-ce que la clairvoyance, la résignation ou éventuellement la déception de l’auteure se distinguent tellement de la réaction des parents du roman autobiographique ? Il est vrai que, dans l’ouverture de Métaphysique des tubes, les parents ne commentent pas la beauté de l’enfant : la nature leur a donné un bébé physiquement intact, mais inerte. Pourtant, le jugement de Nothomb sur certains de ses livres « ratés » pourrait tout aussi bien résumer la prise en charge des parents de leur enfant-tube : «Il est peut-être moche, il est peutêtre raté, mais il est là ». Les parents du roman ne s’arrêtent pas à l’inertie de leur bébé – ils l’assument et s’en accommodent, en l’appelant « gentiment » la Plante. Mais il y a tout de même l’idée qu’ils ont eu affaire à une naissance manquée. Certes, le jugement de Nothomb sur certains de ces « bébés » suite à leur naissance rappelle étrangement une vanne acerbe lancée par sa grand-mère maternelle à son égard, rapportée non seulement dans ce même entretien avec Neuhoff, mais ailleurs aussi. Le journaliste lui demande si, « [l]es mauvaises critiques, ça compte ? ». À quoi Nothomb répond avec l’anecdote suivante : Pas des masses. Ce qui m’a énormément aidée là-dedans, c’est d’avoir une grand-mère atroce, qui était méchante… La première fois qu’elle m’a vue, quand j’avais dix-sept ans, elle m’a dit : « Eh bien, ma petite, j’espère que tu es intelligente parce que tu es tellement laide. » Alors chaque fois que je lis une vacherie sur moi, je compare à ce que ma grand-mère me disait et je me dis : bof15.
Nothomb, la personne qui, adolescente, subit cette remarque méchante de la part de sa grand-mère – une figure parentale – semble en avoir surmonté la critique avec le temps. Mais nous aurons tort de minimiser trop vite ses effets. En 2006 Nothomb répète l’anecdote avec la remarque notable supplémentaire : « Le traumatisme a été
14
Eric Neuhoff, « Amélie Nothomb : Cette fois, tout est vrai, » Madame Figaro 3 sept. 2004 : 47. 15 Neuhoff, 47.
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épouvantable »16. Un bébé-livre ne ressent rien, c’est évident, quand on le critique. Une adolescente, mal dans son corps comme dans sa culture, vulnérable, en ressent toute la méchanceté sans pouvoir y répondre librement. L’obligation familiale la freine. Et le narrateur qui relate l’existence du bébé-tube qui, lui, n’a initialement aucune voix, qui reste muet ? Qu’est-ce qu’il ressent ou perçoit dans le jugement ou les comparaisons des parents ? Lui qui, évidemment, n’a pas demandé à naître dans cette famille ; lui qui « n’appelait rien d’autre que luimême » (5). On voit se tisser ici une série de scènes indépendantes, mais certainement interconnectées dans leur reproduction et reconfiguration d’une situation et d’un vocabulaire similaires. Leur confrontation nous permet de déduire et d’entendre d’autres sens parfois tus dans l’énonciation individuelle. Le jugement de Nothomb vis-à-vis de certains de ses propres enfants de papier, pris ensuite avec le récit du verdict cuisant de sa grand-mère – à qui l’on présente sa petite-fille avec quelques dix-sept ans de délai, dix-sept ans après sa naissance – influent forcément sur notre appréhension de l’attitude des parents visà-vis de leur troisième enfant et sa différence ressentie par rapport aux deux premiers, « parfaits ». Quelles en seront les conséquences sur la construction et l’établissement identitaires du narrateur autobiographique qui, déjà, on se le rappelle, est passé par deux naissances ? Avant d’examiner la troisième naissance de Métaphysique des tubes, la naissance d’un autre point de vue de narration au roman et d’une identité subjective, finissons notre comparaison des enfants de papier et de chair et le sort qui leur est réservé suite aux jugements que l’on porte sur eux. Le Frigo, la méthode Ogino Selon les indications données dans des entretiens avec l’auteure, il y a une temporalité assez stricte à respecter dans la grossesse d’un livre comme dans la nature avec les êtres humains. Un article-portrait de 1997 indique que Nothomb « se dit enceinte de ses romans. 365 jours sur 365, avec un taux de fécondité avoisinant les 3,7 bébés-bouquins par an »17, sans conteste bien au-delà de la fécondité humaine. À ce rythme, l’auteure a fait le calcul de combien de temps, typiquement, 16 17
Leclère, 2008. Nathalie Journo, « Amélie Nothomb, Quasi modeste, » Libération 9 oct. 1997.
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une grossesse livresque dure chez elle. En 2003 elle dit : « Je constate que mes grossesses – j’en suis, il ne faut pas que je me trompe, à la quarante-neuvième (tous n’ont pas été publiés, NDLR) – durent toujours environ trois mois et que mes bébés ont toujours le même volume ! »18. Pourtant, il existe non seulement un temps de grossesse mais apparemment une temporalité post-natale à observer aussi. Nous savons que le sort réservé à chaque enfant de papier n’est pas pareil. Il n’est sans doute pas pareil non plus pour les enfants de chair. Cependant, le moment de jugement d’un manuscrit n’arrive pas tout de suite après l’accouchement. Il y a certains délais à respecter avant de décider si l’auteure a affaire à « un moche », « un raté » ou à « une perle » – un manuscrit qu’elle pourrait soumettre à son éditeur pour la publication. Dans un entretien enregistré en 2002 et publié en 2004, Nothomb indique qu’elle ne pense pas du tout au grand public au moment de la rédaction et que sa décision de présenter son manuscrit aux autres vient ultérieurement : [j]e me pose la question deux mois après avoir terminé le livre. Il y a une période où le livre sent trop mauvais. J’appelle ça « mettre le livre au frigo ». Après deux mois de frigo, le livre ne sent plus trop mauvais et puis, je peux le lire. Là je me dis, « Bon, ça, ce n’est pour personne » : ce qui est le cas le plus fréquent puisque je ne publie que le quart de ce que j’écris. Ou alors, « Ça, c’est à partager »19.
Dans une autre interview, Nothomb réitère l’idée d’un délai nécessaire à respecter, mais la durée est différente. Quand Éric Neuhoff lui demande si elle sait tout de suite, après l’avoir fini, si un manuscrit restera ou non dans un tiroir, l’auteure lui répond : Non. Il faut qu’il soit terminé depuis deux semaines pour que je commence à avoir une vague idée de ce que c’est. J’ai alors une période de lucidité très courte qui dure environ quatre jours. J’ai intérêt à me faire une opinion en quatre jours parce que avant c’est trop tôt et que après ce sera trop tard. Voilà. C’est la méthode Ogino, il s’agit vraiment de tomber juste20.
18
Olivia de Lamberterie et Nathalie Vallez, « Amélie Nothomb: ‘Le bouton de mes émotions est réglé trop fort’, » Elle 1 sept. 2003 : 90. Il est vrai que la plupart des romans de Nothomb font entre 150 et 200 pages en édition de poche. 19 Mark D. Lee, « Entretien avec Amélie Nothomb, » The French Review 77,3 (Feb. 2004) : 564. 20 Neuhoff, 46.
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Dans ces deux versions, on constate qu’il faut prendre du recul pour avoir une bonne perspective sur la valeur d’une œuvre ; il faut avoir une certaine distance sinon physique au moins temporelle vis-à-vis de son « enfant ». Et lui – de son coté – a également droit à une période de « non-jugement » suivant la naissance. Pendant ce laps de temps, le manuscrit-bébé est « au frigo », dans un espace où, selon la suggestion des termes employés par Nothomb, il peut rester dans une sorte d’état de suspension, de conservation prolongée. À bien regarder les propos de l’auteure, il y a ostensiblement, immédiatement après la naissance, une sorte de dégoût de proximité entre l’auteure et sa progéniture de papier, trop frais. Étant donné le commentaire sur l’odeur, (« Après deux mois de frigo, le livre ne sent plus trop mauvais »), on détecte même une légère répulsion. Ainsi le frigo sert non seulement à la conservation mais aussi – presque littéralement – fournit-il une espèce de cooling-off period, un délai de réflexion. C’est un espace-temps où pour elle-même comme pour les autres, le livre n’existe pas complètement. Si l’on compare cette séquence et ces remarques à ce qui se passe avec le troisième enfant de Métaphysique des tubes, on peut voir que le manuscrit comme le bébé est durant le temps d’avant son jugement dans une zone indécise, transitoire ; il est en quelque sorte aux limbes – ni pris, ni rejeté. Le récit du roman nous fait comprendre, selon une lecture parallèle, que le livre comme le bébé-tube naît sans vraiment naître tout à fait. Il y a attente d’un jugement dans un cas, et attente d’une autre naissance dans l’autre. Ou, ne pourrait-on pas tout aussi bien renverser le parallèle et dire que c’est le troisième enfant qui attend aussi recevoir un jugement ? Si oui, lequel ? Dans cette perspective, le jugement peut bien s’entendre dans les désignations non-humaines du troisième enfant : tube, Plante, chien doberman. La référence à la méthode Ogino pour trouver le moment propice, la période de discernement lucide, est curieuse. D’abord on comprend que, joueuse, Nothomb veut prolonger la métaphore biologique de fécondité et de maternité dans son explication de la production d’un livre. Mais cette méthode est justement une pratique « naturelle » de contraception : on évite une grossesse, on contourne la fécondité en s’abstenant des rapports sexuels pendant l’ovulation. Cette référence curieuse – et unique, il faut le dire dans des interviews
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– semble faire écho aux mentions faites ailleurs sur la fécondité sans rapports sexuels. Donc, accouchement, période de « frigo » suivie d’un jugement dans le cas des bébés-livres. Accouchement, période de mutisme inerte, suivie d’une seconde (mais pas la dernière) naissance dans le cas du bébé-tube. La suite de Métaphysique des tubes nous apprendra le destin du tube. Et celui des manuscrits non-édités ? Les journalistes, comme les lecteurs, sont curieux de savoir le sort des « ratés » et « moches », car ils sont forcément plus nombreux que les manuscrits ultérieurement édités. Jouent-ils un rôle quelconque dans la production littéraire de Nothomb ? À plus d’une occasion, on demande à l’auteure si elle ne recycle pas au moins des parties de ces romans qu’elle qualifie de ratés pour de futurs projets d’écriture. Car, ce serait concevable d’imaginer qu’un roman qui n’aboutit pas dans l’immédiat pourrait se retravailler ou se reporter dans une rédaction future. La romancière infirme catégoriquement cette idée et dans des termes très curieux. Par exemple, à Pierre Vavasseur en 2008 elle dit : « J’assiste à un accouchement. Quand, tout à coup, le bébé est hors de moi, je me dis ‘Voilà ! peut-être qu’il est moche, mais il est là’ ». Et quand le journaliste lui demande, « Vous ne recommencez jamais ? », Nothomb réplique : « Ce serait remettre le bébé dans son ventre ! Il est né comme ça : s’il est boiteux, laissons le boiter. Ce que je fais, c’est écrire un autre livre »21. Et en 2005, lorsque Bertrand Tessier demande à Nothomb, « Vous arrive-t-il de réutiliser, d’une manière plus ou moins détournée, des livres non parus ? », le propos de l’auteure est presque identique : Jamais. Ce n’est pas pour rien que je parle de grossesse. On ne tombe pas enceinte du même bébé. Et quand bien même je verrais que l’un d’eux est raté, je ne me dirais pas : je vais le remettre dans mon ventre et en faire autre chose. Je l’aime même s’il est raté22.
Ces affirmations prouvent que la notion de brouillon ou même de réécriture est totalement étrangère à Amélie Nothomb, appuyée par la 21
Pierre Vavasseur, « Amélie Nothomb : ‘Je ne sais jamais où je vais’, » Leparisien.fr 30 août 2008 ‹http://www.leparisien.fr/loisirs-et-spectacles/amelie-nothomb-je-nesais-jamais-ou-je-vais-30-08-2008-183574.php›. 22 Bertrand Tessier, « La dernière colère d’Amélie Nothomb, » France soir 25 août 2005 : 26.
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logique biologique de maternité. Chaque nouvel ouvrage est dans son esprit une entité indépendante, le résultat d’une grossesse unique. À ce titre, la notion refusée de « remettre le bébé dans son ventre » est cohérente mais aussi est-elle frappante et peut-être significative. Si remettre un livre dans le ventre équivaut selon les remarques de Nothomb à réécrire, il semble donc, à première vue, que cette idée contraste totalement avec un commentaire du narrateur de Métaphysique des tubes sur ce qui s’est passé avec le bébé-tube. Rappelons-nous, lorsque celui-ci se réveille brusquement, lorsqu’il naît mystérieusement en différé le narrateur demande : Comment expliquer cette naissance postérieure de deux ans à l’accouchement ? Aucun médecin ne trouva la clé du mystère. C’était comme s’il avait eu besoin de deux années de grossesse extra-utérine supplémentaires pour devenir opérationnel. (23)
À la lumière de cette explication imaginée, nous entendons éventuellement un désir non-réalisable s’articuler dans l’impossibilité, « je vais le remettre dans mon ventre et en faire autre chose », surtout de la part d’un parent qui serait déçu par le ratage de sa progéniture. Mais à bien regarder, les deux situations illustrent en fin de compte une seule et même philosophie si ce n’est que sur le plan imaginaire. On ne revient apparemment jamais en arrière. On croirait qu’il serait possible de retravailler un livre, de le remodeler pour le ressortir sous une autre forme mais il n’en est rien. Selon Nothomb si un livre est raté, il reste raté. Chez le bébé-tube comme chez le livre on ne pourrait pas, même si on le voulait, regagner le ventre maternel pour refaire ou finir sa grossesse autrement. Pourtant, à la différence du manuscrit, dans le cas du troisième enfant il y a un étrange recours semblable mais autre. Faute de pouvoir regagner le ventre maternel, il a pu – dans l’imagination du narrateur autobiographique – bénéficier d’une grossesse extra-utérine ; il fallait au bébé-tube un ventre extramaternel, indépendante de la mère pour naître. Il est tentant de voir cette période prolongée post-accouchement-mais-pré-natale comme l’équivalent chez les enfants-manuscrits du temps de « frigo » dont parle Nothomb. Certes, il y a dans les deux cas quelques ressemblances curieuses. La séquence temporelle est similaire et l’on pourrait même voir une concordance dans le fait que Nothomb mesure dans une interview ce temps de « deux mois » et dans l’autre de « deux semaines », et que son narrateur autobio-
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graphique précise « deux ans » de délais. Pourtant, la grossesse extrautérine chez le troisième enfant prépare une transformation radicale de sa nature, alors qu’il ne serait pas logique de voir la même chose pour les livres qui eux sortent du « frigo » refroidis mais essentiellement pareils. Quelques-uns, il est vrai, naîtront autrement, quitteront leur statut de livres muets pour trouver une vie auprès des lecteurs lorsqu’ils seront édités, mais chez cette auteure qui ne croit pas aux retouches il n’y a pas de modification de nature une fois né. Les perles seront des perles, les ratés resteront des ratés. Ces livres non-réussis ne peuvent pas, dans l’esprit de Nothomb, être des brouillons pour autre chose, puisque cette catégorie n’a pas cours dans son écriture. S’il y avait parallélisme complet entre les deux sortes d’enfants, puisque les brouillons n’existent pas dans la pratique littéraire nothombienne, le bébé-tube ne pourrait pas en être un non plus. Lui non plus ne peut regagner le ventre maternel et donc il reste selon cette logique plutôt « un raté ». Or, devant un livre raté Nothomb nous dit qu’elle l’accepte, qu’elle l’aime quand même et elle en fait un autre, un nouvel enfant, indépendant du précédent. Le fait de la transformation du bébé-tube lors de la seconde naissance semble alors affaiblir le parallélisme. Pourtant, d’autres remarques nous font comprendre que sur le plan imaginaire le parallèle continue de fonctionner. Même si nous savons bien que le bébé qui naît deux ans après son accouchement n’est pas biologiquement nouveau, le commentaire du narrateur à propos de la réaction du père laisse entendre que cette logique – quoique imaginaire – demeure malgré tout valable pour l’enfant initialement raté : « Le père était aussi excité que si un quatrième enfant lui était né » (24). Ainsi, le narrateur met-il l’accent sur l’idée qu’il est né un autre, un nouvel enfant aux parents et qui n’est pas repassé par le ventre maternel. Que donc Nothomb fait-elle de tous ces manuscrits, ces romans ratés ? Certaine qu’elle ne veut pas qu’ils changent de statut, qu’elle ne reviendra pas sur son jugement premier23, Nothomb dit 23 Il y a une exception à ce jugement autrement incontesté et catégorique, et nous en avons déjà vu la mention dans l’entretien où Nothomb parle d’un roman « X qui a failli être publié cette année ». Voir « Amélie Nothomb : La plus barge des Belges, » Match de Paris 13 nov. 1997. En 2004, elle explique un peu plus longuement ce changement d’avis unique dans sa carrière littéraire. Un journaliste lui demande si elle n’a jamais eu de manuscrit refusé, à quoi Nothomb répond : « Une seule fois, mon quinzième manuscrit. Lorsque je l’ai eu terminé, [son éditeur] m’a dit : ‘Vous êtes
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qu’elle prend des mesures pour que le public ne les lise jamais. En 2003 un journaliste lui demande si elle compte tout simplement les brûler, comme c’est le cas de livres qui servent à réchauffer des personnages de son roman Les Combustibles (1994). « Impossible », répond l’auteure : Ce sont aussi mes enfants. Je les reconnais. Je les garde. Cela me pose d’ailleurs de vrais problèmes. Juridiques et métaphysiques. Je pense déjà à après ma mort. J’ai pris des mesures testamentaires pour que les livres que je n’ai pas voulu publier ne le soient pas. Mais le notaire m’a dit que soixante-quinze ans après, un auteur perd tout droit. Ça ne m’a pas inquiétée au début car je me suis dit que soixante-quinze ans après ma mort, personne ne se souviendrait de moi. Toutefois on ne peut pas tout à fait exclure quelques tordus. Alors je profite de votre tribune. Comment faire pour que des manuscrits soient inaccessibles sans pour autant être détruits ? On m’a déjà fait des propositions intéressantes. Les léguer à l’enfer de la Bibliothèque Vaticane. Les envoyer en orbite dans l’espace. Le Vatican paraît plus sûr. Dans l’espace, on ne sait jamais sur qui on peut tomber24.
À travers son inimitable sens d’humour, on constate tout de même l’attachement de l’auteure pour sa progéniture de papier et le dilemme sérieux que pose le sort des manuscrits non-publiés à Nothomb. Il lui faut en quelque sorte les moyens de les envoyer aux limbes, où ils existeraient pour elle mais pas pour les autres. On remarque que la solution bibliothécaire comme spatiale revient à leur trouver une sorte de « frigo » encore plus froid et permanent. Légitimité, illégitimité : l’enfant manqué Au premier chapitre, nous avons examiné l’emploi de la métaphore de maternité dans le contexte des doutes émis au sujet de « la paternité » des romans d’Amélie Nothomb. Au terme de cet examen nous avons conclu que la métaphore avait pour fonction de la légitimer dans son identité d’auteure – tant aux yeux des autres qu’à ses propres yeux – en mettant l’accent sur le lien tout empirique, physique entre elle et sa production littéraire. Notre analyse dans le chapitre actuel a exposé l’étendu de ces rapports et les a confrontés avec la représentation de la mise au monde du troisième enfant dans Métaphysique des tubes et de folle de publier ça maintenant ! Attendez d’avoir soixante-quinze ans’. Il avait raison. Je l’ai écouté ». Voir Perrier, 84. 24 Xavier Houssin, « Amélie Nothomb : ‘Mon secret n’est pas encore lisible’, », Point de vue 10 sept. 2003 : 56-57.
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ses relations avec ses parents. Il est vrai que, quand on demande à Nothomb de réfléchir sur les deux situations – être mère d’un enfant, être auteure d’un livre – toutes proportions gardées elle souligne ce qui les rapproche au profit de ce qui les sépare. Notons par exemple le commentaire suivant de 2006 : Je n’ai jamais accouché d’un enfant de chair, et je n’ai donc pas pu mesurer les différences. Mais je pense que ce sont quand même des actes du même ordre qui impliquent une dose d’amour et un investissement physique et mental colossal25.
Ou, ces propos de 2003 : Comme mes livres sont mes enfants, je me garderai de dire avec lesquels j’ai des problèmes. Mais il y en a vraiment qui m’indisposent. Comme des relations humaines, mes rapports avec eux ne cessent d’évoluer. Depuis trois ans, je ne peux plus saquer celui-là, mais ça va peut être s’arranger !26
Ces dernières citations confirment, outre les nombreux éclaircissements que nous ont fournis les comparaisons entre enfants de chair et enfants de papier, la relation affective complexe, non sans ambivalence qui caractérise les deux relations parent-enfant. Pourtant, quelle que soit la complexité de ses relations avec ses livres, il n’y a pas la moindre interrogation sur leur « paternité » dans les propos de Nothomb. Nothomb demeure l’auteure incontestable de ses livres ; ce n’est que dans la réception – du côté de quelques critiques malveillants – que cette question s’est posé. Mais est-ce que l’on présente les parents du troisième enfant de Métaphysique des tubes les « auteurs » incontestables de leur bébé-tube ? Y a-t-il une interrogation de leur légitimité ? Non, et oui. La réponse est dichotomique. Certainement non, si nous restons uniquement sur le plan des faits physiques. Sur ce plan l’enfant est bel et bien né de ses deux parents et de personne d’autre. Mais la réponse contraire est tout aussi valable. Incontestablement oui, cette légitimité est souvent et partout interrogée si nous tenons pleinement compte des suggestions véhiculées par les deux naissances du bébé, des suggestions qui seront à leur façon réitérées dans la 25
Agnès Figueras, « Le pouvoir aux téléspectateurs : Amélie Nothomb, » Écrire magazine n92 mai-juin 2006 : 11. 26 Lamberterie et Vallez, 90.
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troisième et croit-on la dernière naissance. Rappelons-nous, selon le narrateur autobiographique le bébé arrive dans un vide. L’effacement du moment inaugural de son existence gomme et écarte aussi l’existence des parents, lesquels ne sont pas mentionnés dans tout le premier chapitre du roman. Selon le narrateur, pour le bébé-Dieu les parents tout comme le monde lui sont apparemment superflus : « il n’appelait rien d’autre que lui-même » (5). Et lorsque, au second chapitre, ses parents sont mentionnés, le narrateur les tient à distance du bébé avec l’emploi systématique d’articles définis – « la mère », « le père ». Leur sont refusés des adjectifs possessifs (sa mère, son père,) que l’on attend normalement, qui réaffirmeraient leur statut de parents de cet enfant-ci. Certes, nous avons bien remarqué que l’impersonnalité du point de vue de narration – à la troisième personne – traduit dans la forme même du roman cette mise à distance des parents. Et, cet écartement se représente d’ailleurs comme mutuel – du moins dans la perception narrateur – un fait corroboré non seulement dans l’anecdote de privation de nourriture, mais aussi dans la « nonnomination » de leur enfant. Car le nom « la Plante » opère une autre privation, symbolique, mais néanmoins tout aussi vitale que la nourriture, en lui ôtant même son statut de progéniture humaine. Dans ce sens, on peut dire sans jeu de mots que l’on ne présente pas le bébé comme un enfant humain légitime. C’est un enfant illégitime, un enfant manqué. Enfin, le fait d’avoir plusieurs naissances prouve sur plusieurs plans que la légitimité des parents est elle aussi ouvertement contestée. Selon une logique assez simple, si la naissance avait réussi pleinement la première fois, si elle avait produit un enfant légitime – l’enfant « normalement » humain que les parents devaient attendre, et non de la progéniture végétale – il n’y aurait pas eu besoin d’y revenir avec une autre naissance. Or, nous avons vu dans l’exemple des livres-enfants que dans l’imaginaire nothombien il n’y a ostensiblement pas de retour possible au ventre de la mère. La seconde naissance, du fait même qu’elle arrive, infirme la validité, l’efficacité, la légitimité de la première et atteste implicitement qu’il y a eu naissance manquée, un enfant manqué. Peut-on alors dire en contrepartie qu’il y a eu « parents manqués » ? La seconde naissance, fruit d’une grossesse extra-utérine, extra-maternelle de deux ans signale l’interrogation imaginaire jusqu’ici la plus concrète de la légitimité des parents. En l’occurrence la mère trouve littéralement un autre
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enfant dans sa chambre. Coléreux, l’enfant tient à naître mais autrement et ailleurs. On ne sait pas avec certitude la ou les raisons de cette colère et des coups que donne le petit à ses parents, mais visiblement, toutes ces circonstances nous font comprendre qu’il ne veut pas naître de ces parents-là. Quand par exemple la mère se met devant son enfant et lui répète, « en articulant très fort : – Papa ! Maman ! », l’enfant s’enrage de plus belle et veut prendre sa revanche en refusant de nommer, de reconnaître ses parents : « [N]e savait-elle donc pas à qui elle avait affaire ? Le maître du langage c’était lui. Jamais il ne s’abaisserait à répéter ‘Maman’ et ‘Papa’ » (26). Ainsi, peut-on dire que c’est l’enfant qui, une fois de plus dans ce récit, rend illégitimes ses parents. Ou, si l’on veut, il les dé-légitime pour, apparemment, s’auto-légitimer. Certes, la tendance auto-légitimatrice se confirme et prend son essor dans la mise à distance des parents, les multiples naissances, la caractérisation asexuelle de sa seconde fécondation et surtout, évidemment, dans le terme qu’emploi le narrateur de manière conséquente pour désigner l’enfant : « Dieu ». Tout cela constitue une prise d’autorité, une usurpation de pouvoir au détriment de l’autorité parentale. Si après la seconde naissance Dieu est toujours un bébétube sans prénom, sans sexe, ce n’est pas seulement qu’on les lui aurait enlevés, c’est aussi qu’il les a, en quelque sorte repoussés ; il refuse ces traits identitaires. Jusqu’au seuil de la troisième naissance il reste toujours sans grande identité, ayant surtout refusé celle qu’il devait logiquement hériter des parents. Pourtant, divin, Dieu a en principe la capacité de prendre ou d’en inventer d’autres. La troisième naissance nous instruira sur laquelle ou lesquelles. La grand-mère, le chocolat blanc : la troisième naissance À la fin du deuxième chapitre de Métaphysique des tubes nous avons le récit d’une troisième naissance du troisième enfant. Il s’agit d’une des scènes les plus dramatiquement comiques de l’œuvre d’Amélie Nothomb, presque trop riche en possibilités d’interprétation. Je propose de l’examiner principalement sous la loupe identitaire. Cette scène constitue une étape privilégiée dans l’édification des tensions qui articuleront l’identité de ce narrateur qui, au terme de cette transition, devient narratrice. D’une part, son événement, selon la logique exposée plus haut, met en valeur le caractère manqué,
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incomplet, non-réussi des naissances précédentes. Et d’autre part, cet événement pose les bases d’une identité « humaine » légitime. Nous avons vu que, au réveil coléreux du bébé-tube à l’âge de deux ans, emporté par un élan d’enthousiasme, le père téléphone à sa mère à Bruxelles, lui annonce la transformation de « la Plante » et la prie de venir leur rendre visite au Japon. Quelques mois plus tard, le temps de se préparer correctement, la grand-mère prend l’avion pour retrouver la famille. Rentrant à la maison japonaise depuis l’aéroport d’Osaka, les parents ne lui cachent pas leur frustration avec le dernier enfant. Leurs propos, pris à la lettre, traduisent on ne peut plus clairement leur rejet de celui-ci, tout en contraste avec l’attitude positive envers les deux autres enfants : En chemin vers la montagne, on parla des enfants : les deux aînés étaient merveilleux, le troisième, était un problème. « On n’en veut plus ! » La grand-mère assura que tout allait s’arranger. […] Elle n’avait plus vu le frère et la sœur depuis trois années. Elle s’extasia des sept ans du garçon et des cinq ans de la fille. Elle demanda alors à être présentée au troisième enfant, qu’elle n’avait encore jamais rencontré. On ne voulut pas l’accompagner dans l’antre du monstre : « C’est la première à gauche, tu ne peux pas te tromper. » De loin, on entendait des hurlements rauques. La grand-mère prit quelque chose dans son sac de voyage et marcha courageusement vers l’arène. (27-28)
Le narrateur adopte un ton humoristique, mais les paroles dures des parents – « On n’en veut plus ! » – et leur négligence – ils ne se donnent même pas la peine de lui présenter directement leur troisième enfant à la différence de ce qu’ils font pour les deux autres – corroborent sinon renchérissent la mise à distance, le repoussement de l’enfant. Dans cette section, bien que nous soyons encore dans une narration à la troisième personne il y a un glissement sensible de focalisation narrative avec un rapprochement net entre la voix du narrateur et le point du vue de « Dieu » enfant. Nous commençons à tout percevoir à travers ses yeux et ses oreilles. Qui plus est, pour appuyer l’immédiateté et l’intensité du récit, pour souligner son lien vif avec le présent, le temps de narration se modifie dramatiquement dès la phrase suivante : du passé simple nous passons abruptement au présent. Nous sommes certainement toujours dans un récit rétrospectif mais ces changements avertissent le lecteur qu’il s’agit de souvenirs forts, actifs pour le narrateur, débordant le cadre historique
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du passé pour atteindre le « je » au présent de la narration. Il se produit alors une scène formidable où la grand-mère apprivoise « le monstre » récalcitrant avec une arme on ne peut plus belge : le chocolat blanc. Depuis son lit-cage le bébé voit s’approcher une femme, la main tendue : En effet, une main apparaît dans son champ de vision mais – stupeur ! – il y a entre ses doigts un bâton blanchâtre. Dieu n’a jamais vu ça et en oublie de crier. — C’est du chocolat blanc de Belgique, dit la grand-mère à l’enfant qu’elle découvre. De ces mots, Dieu ne comprend que ‘blanc’ : il connaît, il a vu ça sur le lait et les murs. Les autres vocables sont obscures : ‘chocolat’ et surtout ‘Belgique’. Entretemps, le bâton est près de sa bouche. — C’est pour manger, dit la voix. […] En un soubresaut de courage, il attrape la nouveauté avec ses dents, la mâche mais ce n’est pas nécessaire, ça fond sur la langue, ça tapisse le palais, il en a plein la bouche – et le miracle a lieu. La volupté lui monte à la tête, lui déchire le cerveau et y fait retentir une voix qu’il n’avait jamais entendue : — C’est moi ! C’est moi qui vis ! C’est moi qui parle ! Je ne suis pas ‘il’ ni ‘lui’, je suis moi ! Tu ne devras plus dire ‘il’ pour parler de toi, tu devras dire ‘je’. Et je suis ton meilleur ami : c’est moi qui te donne le plaisir. Ce fut alors que je naquis, à l’âge de deux ans et demi, en février 1970, dans les montagnes du Kansai, au village de Shukugawa, sous les yeux de ma grand-mère paternelle, par la grâce du chocolat blanc. (29-31)
La part du comique comme la part du sérieux dans cette scène fondatrice sont indéniables. Pourtant c’est souvent par l’humour que nous sont communiqués dans l’écriture nothombienne les événements les plus importants aux significations multiples, parfois tacites. Examinons-les. Le récit de cette naissance étrange a pour fonction de légitimer la troisième enfant dans le sens qu’elle lui confère finalement certains des traits essentiels à l’identité d’un être humain. À bien les examiner, il s’agit pour la plupart des mêmes traits – avec quelques exceptions notables – qui ont servi à construire l’identité publique de l’auteure au début de sa carrière littéraire, et à contrer l’accusation que « Amélie Nothomb n’existe pas ». D’abord, nous voyons ici se relater la naissance d’une voix narrative, l’éveil d’une conscience voisée à la première personne, la naissance d’une subjectivité individuelle avec le pronom « je ». Ce changement radical du point de vue ne fait que
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renforcer l’étrange impersonnalité qui précédemment imprégnait la voix narrative du roman. Autre caractéristique identitaire jusqu’ici effacée et qui découle de la naissance du « je » : la voix narrative nouvellement née désigne une personne sexuée. On apprend quelques pages plus loin avec l’accord des adjectifs au féminin que ce « je » renvoie bien au pronom sujet d’une petite fille : « Je devins le genre d’enfant dont rêvent les parents : à la fois sage et éveillée, silencieuse et présente, drôle et réfléchie » (35). Et, du moins à première vue cette enfant semble finalement l’enfant de quelqu’un… sinon de quelque chose. Suite à cette scène, la narratrice dira bien pour la première fois « mes parents », « mon père et ma mère » (32), où l’adjectif possessif qui jusqu’ici leur était refusé fait enfin irruption dans le récit. Pourtant, la filiation parentale directe que suppose l’emploi de ces adjectifs – si importante dans l’établissement d’une identité et surtout, comme nous l’avons bien noté, dans la construction identitaire médiatique de Nothomb au début de sa carrière – cette filiation est clairement problématisée dans le récit de la troisième naissance. Car, une fois de plus voyons-nous les parents écartés de la scène originaire, cette fois paraît-il à la faveur de la grand-mère paternelle. Contrairement à une naissance biologique « normale » où un enfant naîtrait de sa mère – avec une coïncidence entre le moment d’accouchement et moment de naissance – dans cette version trempée de chocolat blanc il y a de nouveau un écart temporel – de deux ans et demi – et un écart générationnel. On saute une génération, on élide les parents mais surtout et encore la mère biologique est écartée. Tout cela afin de naître de la main d’une parente qui, la narratrice insiste en y revenant de différentes manières, arrive de très loin, qui lui est une parfaite inconnue : « Je ne sais pas qui tu es », se dit la voix subjective narratrice récemment animée par le chocolat, « mais vu que tu m’as apporté à manger, tu es quelqu’un de bien. Les deux mains soulevèrent mon corps du lit-cage et je fus dans des bras inconnus » (32). Le récit de cette rencontre et de cette naissance déloge les parents une fois de plus et semble faire de la troisième enfant, comme dans la seconde naissance, une enfant trouvée, laquelle n’hériterait pas – ou hériterait moins – son identité de ses parents. Le rôle que joue la grand-mère dans cette naissance peut s’interpréter de plusieurs façons. En effet, dans la dernière phrase récapitulative de ce récit, nous remarquons que la narratrice naît « sous les yeux » de celle-ci. Cette formule semble diminuer le rôle
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actif de la grand-mère au profit du chocolat qu’elle apporte ou même au profit de la petite fille. La grand-mère serait alors un simple témoin oculaire – quoique privilégié – de cette naissance. La narratrice naît certainement par son entremise, mais l’événement est surtout produit par l’efficacité, « par la grâce » de la substance fécondatrice qu’est le chocolat blanc. Il est certain que l’on pourrait mettre en valeur le côté « sorcier » de cette scène, son caractérisation de rite de passage miraculeux ou mystique. Selon cette version la grand-mère – pleine de sagesse, venue de loin, ayant fait un grand voyage ardu – arrive tel un chevalier avec son bâton blanc, son sceptre sacralisant, ce qui corroborerait l’enfant dans ses prétentions divines. Ou bien elle arrive telle une bonne fée pour administrer une potion magique à l’enfant, afin de libérer sa voix narrative et les prémices d’une identité implicitement tenues prisonnières dans son état de Plante. Certes, quelques paragraphes plus loin, lorsque la grand-mère revient voir les parents avec une enfant souriante et docile dans les bras, la narratrice appuie cette image en proposant toujours sur un ton comique une version purgative et macabre de ce même scénario : [La grand-mère] se garda bien de révéler la nature de l’arme secrète à laquelle elle avait recouru. Elle préféra laisser planer un mystère. On lui supposa des dons de démonologie. Personne n’avait prévu que la bête se rappellerait son exorcisme. (32)
Ici on dépeint la grand-mère une guerrière – munie d’une « arme secrète » – ou une prêtresse arrivée pour exorciser sa petite-fille. Dans cette version imaginée il y a une fois de plus la notion d’une libération de la voix et de la subjectivité de la fille, mais avec la suggestion supplémentaire que la fille était jusqu’ici possédée par quelque chose, des démons, dont il fallait la purger. Nous aurons lieu de revenir ultérieurement explorer cette caractérisation dans un autre contexte. Pourtant, si l’on met entre parenthèses l’aspect magique ou chevaleresque de cette scène, digne d’un conte de fées, et que l’on la replace dans le contexte du roman, nous constatons que la troisième naissance ressemble à plusieurs égards à la seconde. Là où nous avions l’image d’une poussière qui rentre dans la chair de l’huître pour l’irriter et créer miraculeusement la nacre et ensuite une perle, ici nous avons le chocolat blanc qui entre par la bouche, fait exploser le cerveau de volupté et produit une subjectivité voisée. Il est tentant de
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voir une éventuelle affinité entre la nacre et le chocolat blanc – tous deux des fluides blanchâtres qui durcissent – mais dans une naissance il s’agit d’un déclencheur et dans l’autre du résultat de la fécondation. Par ailleurs, on pourrait certainement chercher un rapprochement entre le chocolat blanc comme catalyseur de transformation et le sperme fécondateur mâle qui mettrait en branle l’éclosion de vie. Mais, outre la présence de la grand-mère, des termes religieux réorientent cette piste de lecture. Par exemple, quand l’enfant savoure le chocolat blanc qui « fond sur la langue » « tapisse le palais » on parle d’un « miracle » qui a lieu. Nous sommes bien dans un récit proche du sacrement d’eucharistie catholique où l’hostie, blanche, tendue par le prêtre est reçue dans la bouche de la communiante. Étant donné que, jusqu’à cette partie du roman, le narrateur appelle l’enfant « Dieu », un tel rapprochement ne devrait pas surprendre. Certes, la caractérisation « miracle » réitère l’asexualité de la fécondation et de la naissance. Elle écarte d’encore une autre manière les parents de l’affaire et rappelle étrangement la remarque précédemment notée de Nothomb au sujet de l’origine de ses nombreux livres : « C’est l’immaculée conception »27. Il est possible de développer plus loin les parallélismes entre cette naissance et la cérémonie eucharistique. Car, si l’eucharistie est un rite divin transformateur qui peut rendre la grâce et produire des miracles, elle est aussi et surtout la commémoration du sacrifice de la mort du Christ. Nous sommes tentés alors de chercher dans cette scène de naissance la commémoration d’un sacrifice, d’une mort. Plusieurs possibilités s’offriront à nous au cours de notre étude, dont la plus évidente est la mort prochaine de la grand-mère. Pour l’instant, notons une autre qu’il nous incombera d’examiner en plus de profondeur par la suite. Dès la première rentrée littéraire d’Amélie Nothomb, lorsqu’on fournissait aux journalistes des détails sur son âge et ses origines pour appuyer la réalité de son existence, un article paru dans Le Parisien rapporte que « issue d’une des familles les plus célèbres en Belgique », Amélie Nothomb « est née le jour où son arrière-grandpère, – l’homme politique, écrivain et poète Pierre Nothomb, s’est éteint »28. Cette information biographique apparemment anodine ne se répète pas souvent dans les dossiers, mais elle confirme que 27
Piersanti, 9. « ‘Hygiène de l’assassin’ d’Amélie Nothomb, » Le Parisien 26-27 sept. 1992. L’auteur n’est pas indiqué.
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naissances et morts ont coïncidé dans l’histoire personnelle de notre auteure. Je la signale ici pour y revenir quand elle pourrait s’enrichir d’autre sens. Certes, pour tout lecteur de littérature française comme pour tout écrivain, vu la charpente de la scène présente, il serait difficile d’y éviter la référence proustienne, même si l’on le voulait. Comme avec la scène de la madeleine chez Proust, nous avons une enfant qui délecte une friandise offerte par une de ses parents – ici la grand-mère, là la mère – avec des résultats quasi-épiphaniques. Alors que chez Proust le petit gâteau fait ressurgir le passé, le temps perdu, et révélera les multiples moi qui forment le narrateur, chez Nothomb on met l’accent sur l’établissement d’une première identité, d’un moi : une naissance forcément orientée vers l’avenir. Alors qu’il est indéniable que c’est la grand-mère qui offre le chocolat à l’enfant, la narration suggère que l’enfant n’y soit ni simplement passive à, ni certainement victime de sa transformation : « il attrape la nouveauté avec ses dents ». L’enfant s’active, prend d’elle-même le chocolat et s’arroge donc au moins en partie la responsabilité du déclenchement de son éveil. L’exclamation, « C’est moi qui vis ! » ou « je suis moi ! », fait preuve d’un raisonnement tautologique aux échos vaguement cartésiens, et d’une circularité tout appropriée sans doute à celle qui était si longtemps un bébé-tube. Comme avant, il s’agit de nouveau d’une scène de fécondation où l’activité sexuelle parentale est quasi-absente, et où la tendance autolégitimatrice s’entend. Écrite au passé simple, en contraste avec le passage qui relatait l’événement des faits au présent, la phrase de conclusion frappe : « Ce fut alors que je naquis à l’âge de deux ans et demi …». Elle confère un caractère solennel, sentencieux, historiquement exacte et par conséquent irréfutable à la naissance de la narratrice. Avec une autorité quasi-juridique, laquelle rectifie l’incomplétude des naissances précédentes, la narratrice fait le constat de sa propre naissance ; elle se situe dans un lieu et un temps précis, deux éléments essentiels à l’établissement d’une identité légale et, croit-on légitime. Ainsi peut-on conclure que l’enfant autrefois connue comme « de la progéniture végétale » cumule ou même s’octroie dans cette naissance plusieurs traits identitaires, parfois au détriment d’autres. Elle est maintenant une fille, et non plus un tube, une plante ou Dieu – ces désignations précédentes étant toutes asexuées. Aussi a-t-elle une
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date de naissance qui, pour être de deux ans et demi postérieure à sa mise au monde biologique, ne reste pas moins précise et clairement située. Enfin, la phrase laisse entendre que la narratrice aurait également – du fait de sa précision sinon de son insistance sur le lieu de sa naissance – une solide appartenance japonaise et ce, on le soupçonne au préjudice d’un héritage européen belge. Implicitement présent dans la scène de naissance avec la mention des origines du chocolat sinon de la grand-mère, l’héritage belge est étrangement gommé dans l’auto-déclaration de naissance de la narratrice. Il est vrai que, plus tôt dans le deuxième chapitre, dans une discussion sur le mutisme du troisième enfant, le narrateur nous apprend sur un ton d’humour que le bébé est belge : Les parents du tube étaient de nationalité belge. Par conséquent, Dieu était belge, ce qui expliquait pas mal de désastres depuis l’aube des temps. […] Le tube avait trouvé une solution ingénieuse aux querelles linguistiques nationales : il ne parlait pas, il n’avait jamais rien dit, il n’avait même jamais produit le moindre son. (14-15)
Assez rapidement, suite à la troisième naissance, la narratrice sortira de son mutisme pour tomber dans d’autres querelles linguistiques. Cependant, même si dans chaque naissance les parents sont écartés, même si dans la troisième on apprend que le vocable « Belgique » reste obscur pour l’enfant, la venue de la grand-mère de Bruxelles et l’origine du catalyseur qu’est le chocolat blanc – produit belge par excellence – sembleraient réaffirmer en arrière fond un lien national. Mais si ce lien se déclare, il s’affirme par-dessus la tête des parents. L’enfant semble bien plus belge par sa dégustation d’un aliment national délicieux que par un lien avéré avec l’héritage de ses parents. Ainsi, dans l’auto-constat de naissance de la narratrice voyons-nous s’articuler les premières traces d’une tension entre sol et sang quant à son identité nationale, une tension qui sous-tendra tous les autres romans autobiographiques nothombiens. D’un reversement ironique, c’est la grand-mère qui présente aux parents la fille qu’elle a trouvée et transformée, et ils la reçoivent avec une ambivalence marquée : Mes parents stupéfaits virent arriver la grand-mère souriante qui portait une enfant sage et contente. — Je vous présente ma grande amie, dit-elle, triomphante.
L’invention littéraire 115 Je me laissai transbahuter de bras en bras avec bonté. Mon père et ma mère n’en revenaient pas de la métamorphose : ils étaient heureux et vexés. Ils questionnèrent la grand-mère. Celle-ci se garda bien de révéler la nature de l’arme secrète à laquelle elle avait recouru. Elle préféra laisser planer un mystère. On lui supposa des dons de démonologie. Personne n’avait prévu que la bête se rappellerait son exorcisme. (32)
Les parents, d’abord « stupéfaits » sont par la suite « heureux et vexés » : selon la narratrice ils restent incertains, méfiants envers celle qui quelques minutes plus tôt était un « monstre » ou une possédée pour rester avec l’image de démonologie dans la dernière phase. Nous verrons que cette ambivalence leur est bien rendue. Car cette fille qui leur revient métamorphosée, cette fille qu’ils « transbahutent » – qu’ils passent des uns aux autres sans grande délicatesse – est en train de conquérir, quelles que soient les apparences, une identité indépendamment de ses parents, certes une identité à l’encontre de ses parents. D’enfant manqué elle devient enfant… mais enfant de qui ? Le pacte presque autobiographique : corps et nom Le quatrième chapitre de Métaphysique des tubes fait le résumé des « progrès » identitaires de la narratrice qui, à ce moment bien précis, semble tendre la main vers une identification avec l’auteure du roman. Pour la narratrice, le point d’articulation entre ces personnes et identités sera la mémoire et le corps : En me donnant une identité, le chocolat blanc m’avait aussi fourni une mémoire : depuis février 1970, je me souviens de tout. […] Une affirmation aussi énorme – « je me souviens de tout » – n’a aucune chance d’être crue par quiconque. Cela n’a pas d’importance. S’agissant d’un énoncé aussi invérifiable, je vois moins que jamais l’intérêt d’être crédible. […] Avant le chocolat blanc, je ne me souviens de rien : je dois me fier au témoignage de mes proches, réinterprété par mes soins. Après, mes informations sont de première main : la main même qui écrit. (35-36)
Comme nous l’avons entrevu dans l’inévitable sous-texte proustien, dégustation et mémoire vont de pair dans la scène fondatrice de la narratrice comme dans la scène de la madeleine dans À la recherche du temps perdu. Et la narratrice, ayant fait son propre constat de naissance, ira ensuite très loin à l’intérieur de son récit vers une déclaration d’identification autobiographique. Elle suggérera un rapprochement pour le lecteur entre personnage – enfant née au Japon
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– voix narrative – le « je » narrateur adulte qui relate un « je » narré, enfant – et auteure – Amélie Nothomb. Même si Métaphysique des tubes porte la mention « roman »29 sur sa page titre (page 3 dans l’édition de poche), même si la narratrice devance en les articulant les doutes probables du lecteur à croire en une telle capacité de mémoire, même si elle reconnaît la part d’invention nécessaire à son projet, elle invoque néanmoins pour en appuyer l’authenticité une contigüité corporelle entre les trois instances discursives avec « la main même qui écrit », l’instrument écrivant par excellence. Le corps, partout contigu, serait ici garant de véracité30, tout comme il devait l’être quand l’auteure Amélie Nothomb a dû se montrer pour prouver son existence d’auteure lors de sa première rentrée. Le geste d’offrir le corps comme garant reviendra à un seul autre moment du roman quand ce que la narratrice appelle « l’énormité » de ses affirmations risque encore de faire douter les lecteurs de leur authenticité. Suite à un accident qui laisse le personnage-fille avec une cicatrice, à la dernière page de Métaphysique des tubes la narratrice admet, tout en soulignant l’invraisemblable de son propos, que : Parfois, je me demande si je n’ai pas rêvé, si cette aventure fondatrice n’est pas un fantasme. Je vais alors me regarder dans le miroir et je vois, sur ma tempe gauche, une cicatrice d’une éloquence admirable. (157)
Vu l’importance accordée au plaisir, à la volupté dans la naissance au chocolat blanc, il n’est pas étonnant que le corps soit une des charnières dans l’identité de la narratrice autobiographique de ce roman. Certes, à la différence du lieu géographique et d’une affiliation avec une culture nationale – lesquels seront souvent interrogés d’un roman autobiographique à un autre – le corps demeurera un trait relativement stable, sujet certainement à interprétation mais assez constant même en dépit de l’épreuve anorexique à l’adolescence. Nous examinerons son rôle dans l’identité sociale et raciale chez 29
Si le livre porte clairement la mention « roman », il est vrai que la page titre du dossier de presse de Métaphysique des tubes chez Albin Michel décrit ce livre « l’autobiographie de l’auteur, de zéro à trois ans». 30 Nothomb fait appel au corps comme garant d’authenticité et d’honnêteté dans sa contribution « Habeas corpus », un article qui dénonce la prolifération de calomnies anonymes sur Internet, et qui prône l’authentification de la réalité de la personne au moyen des signatures. Voir Amélie Nothomb, « Habeas corpus, » Charlie Hebdo 23 avril 2008.
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Nothomb dans le cinquième chapitre de cette étude, mais notons ici qu’il porte comme témoignage de sa continuité des traces physiques de son passé, telle une cicatrice. Pourtant, il manque un élément d’identification rudimentaire tant pour affermir l’identité de notre protagoniste que pour resserrer un vrai pacte autobiographique : le prénom. Étant donné l’ironie avec laquelle la narratrice présente quelques-unes des scènes de sa vie et le libre cours qu’elle donne à l’invention imagée, il n’est pas du tout certain que celle-ci cherche à conclure un tel pacte avec le lecteur. Certes, quand pacte il y a il s’accompagne généralement d’une « identité de nom », comme le précise Philippe Lejeune, « entre l’auteur (tel qu’il figure, par son nom, sur la couverture), le narrateur du récit et le personnage dont on parle »31. Or, jusqu’ici notre personnage devenu « je » narratrice n’a pas de nom. Il nous semble enfin être arrivé au bout de notre attente avec la troisième naissance. Voici comment dans son résumé des événements des trois premiers chapitres du roman la narratrice aborde la question du nom de la protagoniste sans pour autant y répondre : Pourtant, ma grand-mère et ses sucreries ne restèrent au Japon qu’un mois : mais ce fut suffisant. La notion de plaisir m’avait rendue opérationnelle. Mon père et ma mère étaient soulagés : après avoir eu un légume pendant deux années puis une bête enragée pendant six mois, ils avaient enfin quelque chose de plus ou moins normal. On commença à m’appeler par un prénom. (36)
De toute évidence, suite à la troisième naissance les parents légitiment symboliquement leur troisième enfant avec un vrai prénom de vrai être humain. Cependant, le nom ne s’énonce pas, ou plutôt la narratrice ne permet pas que ce nom se prononce. Rappelons-nous : avant la troisième naissance le narrateur impersonnel appelait le bébé « le tube » ou « Dieu » ou de la « progéniture végétale ». Les parents, quand ils parlaient d’elle, avaient choisi un nom qui n’en était pas un : « la Plante ». Lorsque finalement ils estiment leur enfant un « vrai » enfant, le prénom qu’ils ont choisi est ici tu, omis par la narratrice. Nous aurons tort de croire que cette omission est unique. Même si plusieurs journalistes, critiques littéraires et universitaires dans leurs travaux désignent la narratrice-personnage du roman 31
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique (Paris: Seuil, 1975) 23-24.
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« Amélie », nulle part dans Métaphysique des tubes ne trouve-t-on ce nom prononcé. Son absence, voire sa suppression – si même ce prénom était destiné à la protagoniste – est systématique alors que de toute évidence plusieurs sont convaincus de l’avoir lu. Il paraît que ces journalistes et critiques ont conclu à un de préceptes du pacte autobiographique sans que les faits du roman l’autorisent. À la place de la narratrice ils opèrent un rapprochement, sinon une identification entre auteure, narratrice et personnage avec le nom « Amélie » et ce, étrangement à l’image des premiers critiques des romans de Nothomb, lesquels ne pouvaient dissocier l’auteure de ses personnages, comme nous l’avons bien vu dans notre analyse de leur réception. Ainsi, en 2000 Thierry Gandillot – apparemment entraîné par la très évidente nomination « Amélie » ou « Amélie-san » pour le personnage principal du roman autobiographique à énorme succès de l’année précédente, Stupeur et tremblements – parlera par exemple dans son article du « difficile éveil à la vie du bébé Amélie »32. Le même élan aurait emporté un journaliste au Monde qui écrit comment « Amélie adore l’eau »33 dans sa critique, où il est sans équivoque question du personnage et non de l’auteure de Métaphysique des tubes. Soit pour les journalistes. Mais on voit que même plusieurs universitaires semblent elles aussi sujettes à l’influence de la forte médiatisation autour de la personne de Nothomb – laquelle encourage, on le comprend bien, un amalgame sinon une confusion entre la voix d’auteure et la voix littéraire narrative et, éventuellement, le personnage du roman. Par exemple, on peut lire que « le bébé-Amélie se prend, comme tout bébé japonais […] pour le centre du monde »34, ou « Amélie is, however, miraculously reborn as a conscious and self-
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Thierry Gandillot, « Nô, carpes et chocolat, » L’Express 24 août 2000. L’édition de poche a d’ailleurs une autre citation de Gandillot sur la quatrième de couverture du roman: « Amélie a trois ans, sa vie est un roman. Déjà ». 33 Hugo Marsan, « L’enfant-dieu et les monstres, » Le Monde 1 sept. 2000. Le soustitre de l’article indique, justement : « Avec sa vraie-fausse autobiographie, une fois de plus Amélie Nothomb part gagnante». 34 Hélène Jaccomard, « Le fabuleux destin d’Amélie Nothomb, » L’Esprit créateur XLII,4 (Winter 2002) : 47.
L’invention littéraire 119
aware human being »35, ou encore « Even sweet Amélie, in The Character of Rain, practices extreme hypocrisy »36. Il y a ici une certaine précipitation nominative, inexacte mais sans doute compréhensible. Car dans des interviews Nothomb répète parfois volontiers en d’autres termes le récit d’événements relatés par la narratrice du roman et elle ne cesse de réclamer l’exactitude de tout, selon son souvenir37. Pourtant le fait demeure que le prénom « Amélie » ne parait nulle part sous la plume de notre narratrice, alors que, nous le verrons, une fois qu’elle naît pour la troisième fois d’autres noms de personnages figureront là où la logique narrative le demande. Qu’en est-il de cette ellipse ? La narratrice aurait-elle tout simplement oublié de dire son nom ? Nom et Nommer : « Amélie n’existe pas » Nous aurons lieu d’explorer l’extension de cette problématique à travers l’œuvre nothombienne, mais nous l’avons déjà compris : la question de la nomination est au centre de la construction identitaire dans Métaphysique des tubes, comme la question du nom était autrement au centre de la question de l’identité médiatique de l’auteure, surtout au début de sa carrière littéraire. Quand nous avons rencontré l’affirmation de Françoise Xénakis que « Amélie Nothomb ne pouvait exister. Que personne, même en Belgique, ne pouvait s’appeler comme ça »38, nous nous sommes interrogés sur le manque de reconnaissance qu’il y avait autour du nom Nothomb en France à cette époque, et sur la nécessité de construire cette identité pour les autres. Nous avons aussi appris les réticences de l’auteure de publier sous son vrai nom de famille, lequel avait une histoire lourde à porter dans la Belgique de ses ancêtres. Par contre, ici nous sommes devant une interrogation du prénom. La phrase légèrement modifiée doit maintenant se dire : « Amélie n’existe pas ». Du moins ce prénom ne 35
Victoria Korzeniowska, « Identification, Identity and Allegiance in Amélie Nothomb’s Stupeur et tremblements and Métaphysique des tubes, » WIF Studies (Special Issue) 2005 : 171. 36 Martine Guyot-Bender, « Amélie Nothomb’s Dialectic of the Sublime and the Grotesque, » in Novels of the Contemporary Extreme Eds A-P Durand et N. Mandel, (London: Continuum, 2006) 123. The Character of Rain est le titre de la traduction anglaise de Métaphysique des tubes. 37 Voir notamment l’interview avec Danièle Georget, « Amélie Nothomb trempe sa plume dans le lait de son biberon, » Paris Match 28 sept. 2000 : 3-5. 38 Perrier, 85-86.
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parait pas dans Métaphysique des tubes. Alors qu’il est certainement envisageable d’avoir un récit à inspiration autobiographique sans que le nom du narrateur ne s’énonce, nous verrons que dans le cas de ce récit l’omission du prénom de la protagoniste est à ce point invariable qu’il prélude d’autres significations. La circonlocution, « On commença à m’appeler par un prénom », où l’on annonce sans dire le nom est d’autant plus significative qu’elle coïncide avec la découverte de la capacité de parler, voire de nommer chez la protagoniste-enfant. C’est elle qui nous apprendra quelques fonctions clés de la nomination, lesquelles nous aideront à mieux cerner les raisons éventuelles de l’omission de son prénom et ses conséquences pour l’identité. Car la naissance d’une voix chez la narratrice grâce au chocolat blanc lui révèle d’abord l’utilité d’apprendre à marcher – qu’elle entreprend sans plus attendre – et ensuite l’intérêt de parler. Si la narratrice ne rapporte pas le prénom dont ses parents l’ont finalement baptisée, quelques paragraphes plus loin elle ne se privera pas de l’expérience, voire du privilège de nommer son entourage et d’en tirer des préceptes. Nommer, surtout quand il s’agit des premiers mots d’un enfant, est souvent construit comme un événement hautement significatif, non seulement pour la famille mais surtout pour l’enfant qui parfois hérite du récit des mots et qui l’intégrera à son histoire personnelle. Dans un vocabulaire psychanalytique, ces premières paroles marquent le moment où l’enfant signale qu’il quitte le stade imaginaire – stade d’indifférenciation avec le monde qui l’entoure – pour accéder au stade symbolique du langage et des substitutions. Notre enfant protagoniste n’est certainement pas typique à cet égard, vu les multiples délais et naissances qu’elle cumule avant de parler. Certes, suite à la seconde naissance, lorsque « il » hurlait de colère et sa mère cherchait à l’aider à prononcer ses premiers mots, «Papa ! Maman ! », frustré, convaincu de sa divinité, il s’est braqué en refusant catégoriquement de les reconnaître : « Le maître du langage c’était lui. Jamais il ne s’abaisserait à répéter ‘Maman’ et ‘Papa’ » (26). Maintenant qu’elle est devenue une entité subjective opérante et qu’elle se rend compte qu’elle a la capacité de parler, la protagoniste se donne le temps de méditer afin de mieux ménager ses effets. Sensible à l’arbitraire des mots et au côté performatif de l’énonciation, l’enfant prétend réfléchir longuement à l’effet que produira sur les
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parents son premier mot. Elle considère plusieurs possibilités avant de conclure : Les parents sont une espèce susceptible. Il faut leur servir les grands classiques qui leur donnent le sentiment de leur importance. Je ne cherchais pas à me faire remarquer. Je pris donc un air béat et solennel et, pour la première fois, je voisai les sons que j’avais en tête : — Maman ! Extase de la mère. Et comme il ne fallait vexer personne, je me hâtai d’ajouter : — Papa ! Attendrissement du père. Les parents se jetèrent sur moi et me couvrirent de baisers. (37)
Malgré sa réticence précédente, il semble bien que l’enfant ait changé d’avis depuis sa récente « exorcisme » au moyen du chocolat blanc. Elle semble maintenant prête à s’abaisser pour reconnaître, pour légitimer enfin et pleinement ses parents. Pourtant, ne nous hâtons pas. Déjà l’emploi d’articles définis – « la mère », « le père », « les parents » – devrait nous alerter que tout n’est pas si simple. Avant d’investiguer les qualifications qui accompagnent la nomination des parents, il sera important d’examiner les fonctions que découvre l’enfant dans l’acte de nommer, fonctions qu’elle déduit de ses propres expériences nominatives. L’enfant se rend compte que nommer c’est valoriser aussi bien la chose/ la personne nommée que le signifiant lui-même : « il est vrai que dire les choses à haute voix est différent : cela confère au mot prononcé une valeur exceptionnelle. On sent que le mot est ému qu’il le vit comme un signe de reconnaissance » (38). Ayant vu la réaction des parents, la protagoniste hésitera ainsi longtemps avant de dire son troisième mot : « aspirateur ». Il s’agit d’une sorte de reconnaissance car elle trouve dans l’appareil une affinité d’ordre métaphysique, du fait de sa forme de tube et de sa capacité d’avaler « les réalités matérielles qu’il rencontrait » et de les transformer « en inexistence » (40). Elle qui fut si récemment un tube digestif composé de vide y voit son semblable. En prononçant son quatrième mot, « Juliette » – le prénom de sa sœur – l’enfant confirme les pouvoirs positifs de la nomination : « Le langage a des pouvoirs immenses : à peine avais-je prononcé à haute voix ce nom que nous nous prîmes l’une pour l’autre d’une folle passion » (41-42). Cependant le contrepied de cette découverte est
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aussi valable. Pour son cinquième mot la protagoniste refuse sciemment de nommer son frère aîné : Il était hors de question que je choisisse pour cinquième vocable le prénom de mon frère, de quatre ans mon aîné : ce mauvais sujet avait passé un après-midi assis sur ma tête à lire un Tintin. Il adorait me persécuter. Pour le punir, je ne le nommerais pas. Ainsi, il n’existerait pas tellement. (42)
Ainsi, nommer quelqu’un ou quelque chose, c’est valider son existence en le reconnaissant. Au lieu de nommer son frère, l’enfant le punit pour exercer ailleurs son pouvoir positif. Elle élit de dire un mot japonais, et nomme sa gouvernante nippone : Nishio-san. Résumons donc. La nomination montre non seulement une certaine maîtrise et reconnaissance du langage mais aussi et surtout des autres. Elle rend ainsi sensibles les rapports de force souvent invisibles qui existent entre personnages. Nommer est un indice symbolique parmi d’autres qu’un sujet détient le pouvoir de faire ou de pas faire exister l’autre, comme on vient de voir avec l’exemple du frère. Certes, du temps qu’elle était encore un enfant hurlant et frustré de ne pas pouvoir parler, il avait déjà entrevu cette fonction du langage : il avait observé que les parents et leurs satellites produisaient avec leur bouche des sons articulés bien précis : ce procédé semblait leur permettre de contrôler les choses, de se les annexer. […] N’était-ce pas l’une des principales prérogatives divines que de nommer l’univers ? (25)
Selon cette logique, du fait que la narratrice les nomme, ses parents comme sa sœur et Nishio-san existent. Elle les légitime tout en exerçant ou en croyant exercer une mesure de contrôle sur eux. Et dans son choix de ne pas nommer son frère, il n’existe donc pas ou il existe « moins ». Le dilemme auquel nous sommes confrontés alors est le suivant : puisque le prénom de la narratrice ne se prononce pas, devons-nous conclure que « Amélie » n’existe pas ou existe peu ? On pourrait chercher une espèce de logique divine à ce que la narratrice n’a pas de nom. Après tout, non seulement n’avait-t-elle pas de pronom sujet « je » pendant longtemps, elle était aussi « Dieu ». Et Dieu désigne justement, selon la Bible celui qui n’a pas de nom : « je suis celui qui est »39, nous apprend la Bible ; une affirmation qui n’est 39
Exode 3,14.
L’invention littéraire 123
pas sans rappeler la déclaration d’existence de la voix de la narratrice à sa troisième naissance. Toutefois, sans rentrer dans de profondes méditations théologiques, si l’on suit le raisonnement nominatif qu’énonce la narratrice elle-même, puisque les parents commencent à l’appeler par « un » prénom, ce ne sont pas eux qui persistent à refuser la légitimité de l’existence de leur fille. C’est la fille qui refuse de leur donner le droit de la nommer, qui refuse de leur accorder cette mesure de contrôle sur son identité. Certes, nous avons vu de nombreuses occasions avant la troisième naissance où le narrateur trouve le moyen de ne pas nommer l’enfant, souvent à la faveur d’autres termes imagés – par exemple « une bête enragée » – ou bien par la désignation plus neutre, « le troisième enfant ». Maintenant qu’on sait qu’elle a un prénom, s’il n’y a pas d’interdiction qui plane sur ce nom il devrait logiquement figurer dans la narration. Outre la circonlocution, « On commença à m’appeler par un prénom », il y a deux autres scènes où de toute évidence le nom de l’enfant devrait se prononcer. Et dans chaque exemple, en ne pas laissant se prononcer ce nom il y a néanmoins d’autres messages communiqués. En fait, nous avons déjà examiné une de ces scènes : il s’agit du moment où la grand-mère – arrivant avec dans les bras sa petite-fille docile, nouvellement métamorphosée – présente aux parents leur propre fille et ainsi leur usurpe ce privilège : « Je vous présente ma grande amie, dit-elle, triomphante » (32). Non, même si on l’attend, la grand-mère ne dit pas le prénom de la fille aux parents. Nous avons remarqué l’incongru de cette situation mais la phrase ellemême est à réécouter. Car, si l’on prête bien l’oreille, le lecteur très attentif entendra au moins l’écho du prénom « Amélie » dans la présentation de la grand-mère, lorsqu’elle dit « ma grand amie ». Le prénom est ostensiblement interdit dans la bouche des parents mais, apparemment, il demeure autorisé, si ce n’est que de manière détournée ou déformée dans la bouche de la grand-mère. L’autre scène où le prénom de la protagoniste-narratrice devrait logiquement se prononcer par les parents est plus comique mais aussi sans doute est-elle plus lourde de significations. Elle arrive vers la fin de Métaphysique des tubes à l’occasion du troisième anniversaire de la narratrice, moment faussement gai du roman où la fille reçoit à sa grande consternation non l’éléphant en peluche qu’elle avait tant espéré, mais trois bêtes dont elle a horreur : des carpes. Les
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parents les ont introduites dans le bassin du jardin familial et en font une surprise à leur fille. La narratrice, prise de dégoût, se trouve ensuite confrontée à une suggestion inattendue de la part de ses parents, suggestion où le nom de la fille devrait s’énoncer mais ne s’énonce pas. Déjà déçue par le cadeau, ironique, la narratrice relate la suite : Mes parents, jamais à court d’une bonne idée, me dirent : — Ton frère, ta sœur et toi, vous êtes trois, comme les carpes. Tu pourrais appeler l’orange André, la verte Juliette, et l’argentée porterait ton nom. (134)
D’un tour de narration habile, la narratrice a trouvé encore le moyen de ne pas laisser son prénom passer les lèvres de ses parents. Pourtant, non seulement les parents veulent-ils lui infliger les carpes en cadeau, mais pire encore ils veulent imposer à leur fille les prénoms des enfants pour les poissons détestés. Nous voyons alors quelque chose d’étrange à l’œuvre que la narratrice-fille cherche à communiquer mais que, apparemment, elle ne peut pas dire directement. Il est clair que l’enfant a horreur de ces bêtes et que son dégoût s’intensifie à l’idée qu’une des carpes porte son prénom. Le texte nous encourage à nous demander si, par association, la narratrice n’a pas autant horreur de son propre prénom que de l’idée d’entendre ses parents le prononcer. Car, alors qu’il lui est apparemment impossible de refuser le cadeau, elle trouve au moins le moyen de refuser la nomination. D’un rebondissement qui traduit tout son déplaisir à faillir entendre son prénom se prononcer par ses parents, sinon sa répulsion à l’entendre souvent dire à l’avenir pour désigner les carpes, astucieuse, la narratrice retourne la situation en soustrayant aux parents ce pouvoir nominatif, afin de l’exercer elle-même : Je trouvai un prétexte gentil pour éviter ce désastre onomastique. […] — Non, je leur ai déjà donné des noms. — Ah. Et comment les as-tu appelées ? « Qu’est-ce qui va par trois, déjà ? » me demandai-je à la vitesse de l’éclair. Je répondis — Jésus, Marie et Joseph. — Jésus, Marie et Joseph ? Tu ne penses pas que ce sont des drôles de noms, pour des poissons ? — Non, affirmai-je. — Et qui est qui ?
L’invention littéraire 125 — L’orangé est Joseph, la verte est Marie, l’argentée est Jésus. Ma mère finit par rire à l’idée d’une carpe qui s’appelait Joseph. Mon baptême fut accepté. (134-135)
En effet, à bien réfléchir la narratrice agit ici exactement de la même manière que dans notre premier exemple d’omission du prénom. Selon la narratrice les parents ont commencé à l’appeler par un prénom et ensuite c’est elle qui décide de parler, de nommer les autres. Ici elle refuse encore de laisser dire son prénom par ses parents et s’octroie très clairement à leur place ce pouvoir nominatif40. Mais qui plus est, ce faisant elle remet les parents – sans doute de façon inconsciente – bien à leur place, justement en les déplaçant. Car en substituant à son nom interdit le nom de Jésus, elle dit effectivement à ses parents une fois de plus et à sa façon qu’elle est hors de portée, supérieure à eux, divine. Certes, en se mettant à la place de Jésus, en se situant métaphoriquement mais explicitement dans la sainte famille, elle leur exprime aussi de manière détournée que, psychologiquement, elle n’est pas leur enfant, qu’elle est le fruit d’une « conception immaculée », qu’ils ne sont pas ses parents41. Robert des noms propres : Maman ! Papa ! Peut-être… Nous avons entendu ce message en sous-texte un peu partout dans la première partie de Métaphysique des tubes. Mais lorsque l’enfant a nommé ses parents on aurait cru cette histoire terminée puisque, effectivement, elle semble les légitimer sans ambigüité aucune. Pourtant, rien n’est moins évident. Il est donc temps de revenir aux termes employés par la narratrice dans la scène de nomination de ses parents. Pour dégager tous ses sens nous allons la confronter avec une scène parallèle dans l’œuvre nothombienne. Car la scène des premiers mots n’est pas unique dans les écrits de Nothomb. Assurément, elle paraît 40
Il y a un autre exemple dans Métaphysique des tubes où la narratrice se donne le droit de nommer. Il s’agit d’une scène où elle joue à mentir à sa sœur. La narratrice raconte qu’elle a un âne gris qui s’appelle Kaniku. Lorsque Juliette demande à sa sœur comment elle sait le nom de l’animal, la narratrice répond, « C’est moi qui lui ai donné ce nom », à quoi Juliette réplique : « Tu n’as pas le droit. Il n’est pas à toi » (113). Cette logique nominative toute simple confirme l’idée que les parents n’ont pas le droit de nommer la narratrice dans le roman puisqu’elle « n’est pas à eux », puisqu’elle n’est pas leur fille. 41 Nous réexaminerons cette scène en plus grand détail au quatrième chapitre de cette étude.
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assez importante, riche ou problématique dans l’imaginaire nothombien pour que l’auteure y revienne l’écrire encore, mais autrement. La séquence qui nous intéresse se trouve dans le roman, Robert des noms propres (2002) et elle semble à première vue reprendre de façon parallèle plusieurs des éléments et termes vus dans Métaphysique des tubes, avec quelques écarts notables. Dans les deux textes il s’agit de suivre l’histoire d’une protagoniste-fille à partir de la petite enfance. Cependant, alors qu’un des récits s’arrêtera à l’âge de trois ans, l’autre se poursuivra jusqu’à l’âge adulte. Et, à la différence du roman autobiographique où la narratrice mettra deux ans et demi avant de dire son premier mot, dans Robert des noms propres, avec sa narration à la troisième personne, nous avons la protagoniste, Plectrude, qui ne tardera pas à parler : « Plectrude prononça son premier mot à l’âge normal et ce fut : « Maman ! ». Clémence, le personnage qui reçoit ce mot – déjà la mère de deux enfants – et son mari, Denis, réagissent plutôt comme les parents de Métaphysique des tubes : Clémence s’extasia. Hilare, Denis lui fit observer que le premier mot de chacun de ses enfants – et d’ailleurs de tous les enfants du monde – était Maman. […] Elle le prononçait rarement mais quand elle le prononçait, c’était avec une clarté solennelle qui forçait l’attention. On eût juré qu’elle choisissait son moment pour ménager ses effets. (28)
Le second mot de l’enfant se fera attendre un peu, mais dans les deux textes il s’agit de « Papa », suivi des noms des autres enfants dans la famille (29). Dans Métaphysique des tubes, nous avons noté un pareil élan d’émotion chez les parents mais aussi la disparition des adjectifs possessifs pour les désigner : « Extase de la mère, […] Attendrissement du père. Les parents se jetèrent sur moi et me couvrirent de baisers (37). Si ces liens subissent d’abord une légère atténuation, ils sont ensuite ouvertement interrogés : Je pensais qu’ils n’étaient pas difficiles. Ils eussent été moins ravis et admiratifs si j’avais commencé à parler en disant : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes » ? ou : « E=mc2 ». A croire qu’ils avaient un doute sur leur propre identité : n’étaient-ils donc pas sûrs de s’appeler Papa et Maman ? Ils semblaient avoir eu tant besoin que je le leur confirme. (37-38)
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Qu’est-ce que se dit entre les deux scènes ? Ici, en plus de renforcer la notion que c’est elle qui nomme les autres – et non le contraire – la narratrice-enfant trouve le moyen de remettre en question l’authenticité des parents, et ce, dans le geste, dans l’acte de langage même qui était censé les légitimer. À la place des parents elle énonce ses propres doutes sur leur identité : « n’étaient-ils pas sûrs de s’appeler Papa et Maman ? ». Cette remise en question du statut des parents est pleinement communiquée dans l’intertexte avec Robert des noms propres. Car, sans que l’enfant Plectrude le sache au moment où elle dit ses premiers mots, la femme et l’homme qu’elle nomme « Maman » et « Papa » ne le sont pas. Plus tard dans la vie elle apprendra que ceux qu’elle croyait ses parents sont en réalité sa tante et de son oncle. Plectrude, le roman nous l’indique, est encore nouveau-né lorsqu’elle devient orpheline. Clémence et Denis adoptent le bébé suite à la mort violente des parents biologiques. Il semble bien qu’en réécrivant de manière parallèle et sans doute inconsciente la scène des premiers mots de Métaphysique des tubes, Nothomb articule dans un texte de fiction42 ce qui n’a pas pu ou n’a pas su s’y dire directement : la conviction imaginaire d’être orpheline accompagnée du fantasme de la mort des parents. Faisons le point. L’absence d’un prénom dans Métaphysique des tubes nous remet étrangement dans une situation que nous avons rencontrée plus tôt dans cette étude : l’anecdote des dictionnaires de noms propres, relatée par Nothomb dans une interview sur CD. Au lieu d’avoir l’auteure, poussée par son angoisse « de ne pas exister du tout », qui vérifie clandestinement la présence de son nom dans des piles de dictionnaires – convaincue qu’elle ne le trouvera pas – ici, à la différence de Nothomb qui finit par trouver son nom – encore et encore, sans être rassurée – nous aurons beau chercher son nom dans Métaphysique des tubes, nous ne le trouverons pas. Doit-on en conclure que « Amélie n’existe pas », si tant est que « Amélie » fut le nom dont les parents l’ont baptisée ? Pas un simple oubli ni une omission innocente, cette absence de prénom nous obligera à revenir approfondir la question du prénom au quatrième chapitre de cette étude. Mais dans les cas que nous avons examinés on peut dire que 42 Robert des noms propres n’est pourtant pas ‘tout à fait’ fictif : Nothomb y fait la biographie romancée d’une chanteuse, Robert, dont elle avait fait la connaissance et dont la vie l’a intriguée. Et il s’agit d’une chanteuse qui justement a changé de nom. Ces questions seront développées au chapitre IV.
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son omission est une façon détournée de refuser le pouvoir de légitimation aux parents, de repousser l’identité que les parents lui auraient léguée, et curieusement, de les « punir », comme la narratrice l’explique dans l’exemple du frère. Certes, je soutiens que la suppression du nom est surtout une façon pour l’enfant de prendre sur elle des pouvoirs d’invention identitaire beaucoup plus importants. Car, à bien examiner le récit des scènes de nomination ou de nonnomination dans Métaphysique des tubes à la lumière de leur réécriture dans Robert des noms propres, on peut conclure que, en délégitimant ses parents et en se réservant son nom, c’est-à-dire son identité pour elle-même, la narratrice ouvre grand la porte à une invention de soi très élaborée. Exister, assassiner : le sixième mot La notion est déjà implicite dans l’intertexte avec Robert de noms propres, pourtant l’énonciation du sixième mot rapporté par la narratrice-enfant quelques pages plus loin lui confirmera l’autre des deux grandes fonctions métaphysiques du langage. L’enfant avait bien remarqué qu’elle pouvait faire exister les autres en les nommant. Ensuite, en écoutant sa gouvernante japonaise raconter une anecdote macabre de sa jeunesse, la narratrice comprend que le contraire est également valable. Elle en déduit les conséquences métaphysiques pour l’existence et pour l’identité : Quand la douce Nishio-san me parlait, c’était le plus souvent pour me raconter, avec le rire nippon réservé à l’horreur, comment sa sœur avait été écrasée par le train Kobé-Nishinomiya lorsqu’elle était enfant. À chaque occurrence de ce récit, sans faillir, les mots de ma gouvernante tuaient la petite fille. Parler pouvait donc servir aussi à assassiner. L’examen de l’édifiant langage d’autrui m’amena à cette conclusion : parler était un acte aussi créateur que destructeur. Il valait mieux faire très attention avec cette invention. […] C.Q.F.D., le sixième mot fut « mort ». (43-44)
La narratrice a compris qu’à côté du pouvoir de faire vivre, assassiner ou faire mourir est aussi un des pouvoirs et fonctions symboliques du langage. Elle a donc pleinement saisi le côté performatif de la parole et des récits, surtout dans leur répétition. Nous avons déjà vu la narratrice mettre en œuvre les deux grandes fonctions du langage, dans l’exemple d’une seule et même énonciation : « Maman ! », « Papa ! ». Le langage fait donc non seulement exister, il peut fait
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aussi mourir les autres, métaphoriquement sinon en réalité, car la mère et le père continuent à remplir leurs fonctions de parents sur le plan réel même si leur légitimité s’interroge directement et indirectement sur le plan imaginaire. Déloger les parents – psychologiquement mais pas forcément physiquement – permet qu’on se crée, qu’on s’invente une identité à sa propre guise. Si « parler est un acte aussi créateur que destructeur », alors la narratrice est ici en train d’annoncer les principes de son art poétique, les fondements d’une invention identitaire que nous verrons se développer sous diverses formes tant dans les textes autobiographiques que dans les romans et nouvelles de fiction. Nous verrons comment un autre récit macabre de Nishio-san entendu dans la première enfance de la narratrice constituera un fonds imaginaire puissant et pour elle et pour l’auteure qui transposent, adaptent et élaborent non seulement des éléments particuliers mais aussi la fonction performative de ce récit pour leurs propres narrations. Afin d’encadrer et ensuite de saisir l’expansion de cette invention romanesque et autobiographique, je propose d’articuler et analyser dans le prochain chapitre ces élaborations identitaires à partir d’une notion psychanalytique et littéraire qui maintenant s’impose : le roman familial.
Chapitre III Orphelines et orphelins Le roman familial chez Amélie Nothomb Si dans le premier chapitre nous avons examiné la construction et la mise en question des identités médiatiques d’Amélie Nothomb, et dans le deuxième chapitre l’auto-interrogation des origines et de la légitimité de la narratrice du roman autobiographique, Métaphysique des tubes, dans ce troisième chapitre, afin de pouvoir cerner l’élargissement fictif et autobiographique de ce questionnement il est temps de réarticuler la problématique identitaire à la lumière d’un concept psychanalytique et littéraire qui éclairerait les enjeux imaginaires nothombiens et son extension discursif : le roman familial. Freud : Der Familienroman Freud a décrit le phénomène du roman familial dans un court essai publié pour la première fois en 1909 : « Le roman familial des névrosés »1. En dépit du titre qui souligne un caractère pathologique, Freud décrit le processus normal mais difficile par lequel tout enfant se détache progressivement de l’autorité de ses parents pour devenir indépendant, et soutient que « le progrès de la société repose d’une façon générale sur cette opposition des deux générations » (157). Dans un premier temps l’enfant est partagé entre le désir de ressembler à ses parents et la nécessité de se différencier d’eux. Son processus de détachement est stimulé par de petits événements dans la vie qui servent de justification pour un sentiment d’insatisfaction avec les parents, le sentiment d’avoir été maltraité, d’avoir été l’objet d’une injustice – surtout en comparaison avec les autres enfants de la famille ou bien en observant l’exemple d’autres parents avec leurs enfants. Ces sentiments poussent l’enfant à prendre, psychologiquement, sa 1
Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés, » in Névrose, psychose et perversion 12e édition, trad. sous la direction de Jean LaPlanche (Paris : PUF, 1973) 157-160.
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revanche contre ses parents, revanche qui se déclare dans une interrogation de ses origines et éventuellement dans l’invention d’autres. Voici la description de Freud : Le contenu des événements en question est manifestement le sentiment d’être évincé. Les occasions ne sont que trop fréquentes où l’enfant est évincé, ou du moins se sent évincé, où il ressent qu’il ne reçoit pas tout l’amour de ses parents et regrette, tout particulièrement, de devoir le partager avec des frères et sœurs. La sensation de ne pas voir ses propres sentiments pleinement payés de retour se fait alors jour dans cette idée des premières années de l’enfance, idée dont souvent on se souvient consciemment et d’après laquelle on est un enfant d’un autre lit ou un enfant adopté (157-158).
Le roman familial est donc une activité fantasmatique pour la plupart inconsciente où l’enfant, hostile, gardant rancune à ses parents, s’invente et se raconte en représailles d’autres origines. Freud dit que cette activité fantasmatique est universelle mais particulièrement inhérente non seulement aux névrosés – où il prend une dimension pathologique – mais aussi chez « toute personnalité supérieurement douée ». Pendant l’enfance il se manifeste dans des récits faits à soimême, dans des jeux ou dans le « rêve diurne » (158) – une activité qui peut persister bien au-delà de la puberté. Dès ce premier stade du phénomène, avant la découverte de la sexualité adulte, il est déjà clair que Freud véhicule des partis pris d’homme éduqué au dix-neuvième siècle. Il met l’accent presque uniquement sur l’enfant-garçon en conflit plus avec son père qu’avec sa mère, et donc selon l’auteur il est plus porté à vouloir se libérer de celui-là. Certes, Freud prétend que « l’activité fantasmatique des filles peut, sur ce point se montrer beaucoup plus faible » (158). On comprend donc que la suite de sa description embrassera presque exclusivement le point de vue du garçon et que la spécificité féminine l’intéresse beaucoup moins. Freud expose l’évolution du récit imaginaire construit par l’enfant qui s’est senti évincé. Afin d’exprimer ses sentiments d’injustice envers ses parents et de les punir, l’enfant commence à leur devenir étranger et son activité fantasmatique « prend pour tâche de se débarrasser des parents, désormais dédaignés, et de leur en substituer d’autres, en général d’un rang social plus élevé » (158-159). Freud constate ensuite une modification générale dans le roman familial à partir de la découverte de la sexualité adulte quand
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l’enfant « saisit que pater semper incertus est tandis que la mère est certissima » (159). Dans ses fantasmes l’attraction érotique pour la mère rentre indirectement dans le récit de l’enfant garçon et l’agressivité œdipienne envers le père se déclare dans un désir de le supprimer. Le garçon va s’imaginer l’enfant d’un autre lit, le fruit d’une liaison cachée que sa mère, certissima, aurait eu avec un autre homme typiquement bien né – ou du moins mieux né que son père de fait. La mère, secrètement infidèle au père, est ainsi érotisée, mais en même temps, de par le soupçon d’infidélité, elle et le père font l’objet d’une vengeance et de représailles dans ce récit imaginaire. Freud reconnaît qu’il y a parfois d’autres objets de désir que les parents visés dans ces récits. Par exemple, en se racontant enfant d’un autre père, le garçon fantasmatiquement illégitime chercherait par exemple à s’autoriser une attraction illicite pour sa sœur. En fin de compte, Freud conclut que sous ces récits de vengeance il persiste « la tendresse originelle que l’enfant conserve pour ses parents ». Car il détecte dans les traits attribués aux faux-vrais parents la tendance idéalisatrice primaire de tous les enfants envers leurs aînés : Il s’écarte du père tel qu’il le connaît maintenant pour se retourner vers celui auquel il a cru, dans les premières années de son enfance, et ce fantasme n’est à proprement parler que l’expression du regret de voir disparu ce temps heureux. La surestimation des toutes premières années de l’enfance reprend donc pleinement ses droits dans ces fantasmes. (160)
Il existe donc, pour Freud, en dessous de toute construction d’un roman familial une certaine nostalgie d’une enfance idéalisée avec des parents idéalisés. L’Adaptation littéraire : roman des origines Pour des lecteurs, la formulation freudienne du roman familial est évidemment riche en possibilités littéraires. Car cette activité fantasmatique met en scène l’amour, la vengeance, l’infidélité, le désir de meurtre, c’est-à-dire plusieurs des grandes intrigues de l’imagination humaine y sont, prêtes à faire de la littérature. Le concept du roman familial nous importe surtout en ce qu’il souligne comment l’expérience psychique des structures familiales est foncièrement discursive. La critique Marianne Hirsch le dit bien : « In Freud’s terms the family romance is an imaginary interogation of origins, an interrogation
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which embeds the engenderment of narrative within the experience of family »2. L’expérience et l’interrogation des origines familiales engendrent la forme narrative. C’est-à-dire, même si nous ne sommes pas tous des écrivains, nous expérimentons la réalité sociale et psychologique de notre famille – ses structures, les interactions entre ses différents membres – sous forme d’un récit narratif qu’on se raconte, s’invente et modifie en fonction de nos désirs. Dans ce sens le roman familial est toujours et déjà pleinement discursif : il forme et s’informe des structures narratives qui forcément, en nous situant, nous définissent. Et il révèle l’identité inventée, fabulée de notre propre personne. La critique Marthe Robert, consciente de la nature discursive du roman familial a adapté la notion freudienne pour développer dans les années 1970 toute une théorie du roman. Dans son Roman des origines et origines du roman3, Robert se concentre comme Freud sur l’enfant garçon pour en faire le personnage principal de deux grandes divisions au genre romanesque dans la littérature occidentale. La première orientation s’inspire du stade prépubère de la description freudienne : l’enfant d’avant la découverte de la sexualité adulte. Le romancier – mais aussi l’auteur de fables et de contes de fée – imagine donc son personnage principal un « enfant trouvé » qui nie la réalité et s’évade dans un monde chimérique. Toutes les variations sur ce scénario produiraient le genre merveilleux en littérature. La seconde orientation correspond au second stade décrit par Freud où l’enfant s’imagine bâtard. Ambitieux, motivé par un désir de revanche le bâtard confronte la réalité et cherche à faire son chemin dans le monde souvent par la séduction des femmes. Les variations sur ce scénario produiraient selon Robert le genre réaliste en littérature. La présente étude cerne l’invention et explore les permutations d’identité chez Nothomb alors que l’adaptation du roman familial par Marthe Robert recherchait une classification de tout un genre littéraire à travers plusieurs littératures nationales. Son adaptation importante nous confirme au moins que le concept du roman familial est éminemment pertinent à l’analyse romanesque. Notre étude a commencé par l’exposition de la construction médiatique 2 Marianne Hirsch, The Mother/ Daughter Plot: Narrative, Psychoanalysis, Feminism (Bloomington : Indiana University Press, 1989) 9. 3 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman (Paris : Grasset/ Gallimard collection Tel, 1972).
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d’Amélie Nothomb, où des circonstances extérieures ont beaucoup influé sur la perception et la création de plusieurs identités. Ensuite nous avons interrogé l’existence d’Amélie Nothomb dans son récit autobiographique des origines. Basée sur l’expérience personnelle, cette construction identitaire est pour le moins singulière, avec ses trois naissances et le positionnement étrange de l’enfant narratrice par rapport aux parents. Mais, du fait qu’elle s’écrit, qu’elle est le travail discursif d’une activité imaginative mémorielle intense sur les premières années de l’existence, ce récit se prête volontiers à une réarticulation selon l’optique du roman familial. Même sans cette optique, notre analyse a relevé partout la distance qui se creuse entre les parents et leur troisième enfant. Nombreux sont les « petits événements » dont parle Freud dans la vie de cette enfant qui justifieraient son sentiment d’avoir été évincée, d’avoir été moins bien traitée, moins estimée que les autres enfants de la famille et qui seraient donc à l’origine de cet écart relationnel. Rappelons-nous la déclaration de Nothomb faite dans une interview à la sortie du roman autobiographique et qui illustre comment elle imagine ses parents situer sa naissance par rapport aux autres enfants de sa famille : Mes parents avaient déjà eu un garçon et une fille, parfaits, beaux, intelligents. Et je me disais : « Pourquoi m’ont-ils mise au monde ? Ils ont déjà réussi la perfection ! » Donc je ne pouvais plus rien leur apporter, pas même l’inconnu d’un troisième sexe !4
À la différence des deux autres enfants, « parfaits, beaux, intelligents », les parents n’appellent pas leur troisième enfant par un vrai prénom et nous en avons analysé les conséquences identitaires de cette privation. De plus, notre examen de la phrase, « Ils avaient déjà deux enfants qui appartenaient à la race humaine : ils ne trouvaient pas inacceptable d’avoir, en surplus, de la progéniture végétale » (10), a révélé bien des atténuations d’affection et d’égards pour le troisième enfant, lequel arrive « en surplus » aux deux autres – qui sont implicitement essentiels – lequel ne peut « plus rien […] apporter » aux parents. Ces formules traduisent aussi la perception d’un sentiment de déception de la part des parents et serviraient de justification 4
Michèle Manceaux, « Amélie Nothomb: ‘J’ai faim d’être une humaine.’, » MarieClaire déc. 2000 : 34.
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de rancune à l’enfant. Certes, notre confrontation des naissances dans Métaphysique des tubes avec les descriptions des naissances d’enfants-livres a établi que le troisième enfant tomberaient dans la catégorie des « ratés », « déchets » et des « moches » – jugement qui non seulement fait le contrepoids presque parallèle à la description « parfaits, beaux, intelligents » du frère et de la sœur, mais aussi qui trouve son écho dans la sentence volontairement méchante de la grand-mère maternelle prononcée quand Nothomb avait dix-sept ans : « Eh bien, ma petite, j’espère que tu es intelligente parce que tu es tellement laide »5. On peut encore rajouter la phrase des parents, « les deux aînés étaient merveilleux, le troisième, était un problème. ‘On n’en veut plus !’ » (27-28), prononcée à l’arrivée de la grandmère paternelle au Japon, laquelle constitue elle aussi et très précisément une de ces occasions fréquentes dont parle Freud où l’enfant « se sent évincé, où il ressent qu’il ne reçoit pas tout l’amour de ses parents et regrette, tout particulièrement, de devoir le partager avec des frères et sœurs. » (157-158). Enfin, l’autre « petit événement » qui provoquerait un sentiment d’insatisfaction : le narrateur raconte que, parallèlement à la privation d’un vrai prénom de personne, on prive aussi l’enfant de nourriture pendant plusieurs jours pour observer sa réaction. Les parents décident de ne pas parler aux médecins de leur expérience sur leur enfant, de peur qu’on ne les trouve « sadiques » (11). L’enfant encaisse cette privation sans broncher, et les parents finissent par accepter l’« enfant manqué » tel qu’il est. À croire le scénario freudien, ces événements provoquent chez l’enfant des sentiments qui vont justifier son détachement et plus tard la création d’un roman familial pour leur riposter. Et le détachement de l’enfant-tube au début du roman est, nous l’avons vu, extraordinaire, hors norme. Avec son inertie et sa passivité, il semble dès sa naissance détaché de ou indifférent à tout. Pourtant, la description de Freud nous permet de corroborer ce que nous avons déduit dans notre analyse : il ne s’agit éventuellement pas tout à fait d’indifférence de la part de l’enfant mais, comme dans l’exemple du mutisme, d’une sorte de refus destiné à punir les parents. En ne criant pas à sa naissance, en persistant à ne prononcer aucun mot pendant ses deux premières 5 Eric Neuhoff, « Amélie Nothomb : Cette fois, tout est vrai, » Madame Figaro 3 sept. 2004 : 47.
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années d’existence l’enfant ne reconnaît pas l’efficacité, la véracité de sa naissance et surtout il ne reconnaît pas ses parents. Certes, cette naissance et les suivantes illustreront la riposte fantasmatique classique du roman familial : l’idée « d’après laquelle on est un enfant d’un autre lit ou un enfant adopté » (Freud, 158). Les deuxième et troisième naissances sont une façon de remettre en question l’événement de la première, d’affaiblir la légitimité de son événement et les traits identitaires qui devaient en découler. Nous avons vu l’enfant trouver divers moyens pour suggérer la délégitimation des parents et de lui-même. L’exemple le plus original est la série de fantasmes autour de chaque naissance. Né Dieu-tube inerte et passif dans la première, né une bête hurlante fruit d’une fécondation asexuelle et d’une grossesse extra-utérine dans la seconde, et née une fille douce et apprivoisée – quoique toujours sans prénom rapporté – grâce à une fécondation au chocolat blanc belge dans la troisième. La narratrice protagoniste tisse le roman de ses propres origines pour dire dans les quatre premiers chapitres de Métaphysique des tubes qu’elle n’est pas l’enfant de ces parents-là, qu’elle veut naître ailleurs et de d’autres parents, qu’elle n’est finalement pas simplement un enfant manqué mais, comme on l’a bien vu dans l’exemple de la seconde naissance, un enfant trouvé. Pour faire vivre le fantasme d’être un enfant trouvé et certainement pour s’inventer d’autres origines il faut bien couper les liens avec les parents biologiques, et entériner la mise à distance afin de punir ceux-ci. Une scène que nous n’avons pas examinée précédemment mais qui illustre succinctement cette dé-légitimation est celle de la tentative d’allaitement. Le narrateur toujours impersonnel à ce moment du récit raconte que, au commencement de la vie du troisième enfant, la mère avait essayé de lui donner le sein. Aucune lueur ne s’était éveillée dans l’œil du bébé à la vue de la mamelle nourricière : il resta nez-à nez avec cette dernière sans rien en faire. Vexée, la mère lui glissa le téton dans la bouche. Ce fut à peine si Dieu le suça. La mère décida alors de ne pas l’allaiter. Elle avait raison : le biberon correspondait mieux à sa nature de tube, qui se reconnaissait dans ce récipient cylindrique, quand la rotondité mammaire ne lui inspirait aucun lien de parenté. (13-14)
Même si, selon le dicton latin cité par Freud, mater certissima est, le narrateur souligne dès cette scène le manque de reconnaissance de lien
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de parenté entre l’enfant et la mère, Notons bien que, aux yeux de l’enfant, la mère est « vexée » par ce manque de reconnaissance. Il a réussi à la blesser dans son amour-propre, à la « punir » comme, d’ailleurs, dans les deux autres exemples où nous avons vu ce mot s’employer : lors de la présentation de l’enfant transformée par la grand-mère aux parents « heureux et vexés » (32), et lorsque l’enfant s’empresse de dire « Papa ! », après avoir nommé sa mère, pour ne « vexer personne » (37). Dans chaque cas l’enfant communique son interrogation des liens de parenté. Toutefois, devant la réalité bien constante de l’existence de ces parents, quel recours pourrait avoir une enfant telle notre narratrice, avec une « personnalité supérieurement douée », nourrie d’un sentiment d’injustice envers les parents ? Freud nous dit que l’enfant peut se les fantasmer morts et les remplacer avec d’autres. Nous avons vu habilement s’exprimer ce désir dans la nomination ambivalente des parents, sa réécriture dans une scène parallèle de Robert des noms propres, et dans l’énonciation du sixième mot : « mort ». Contraint, par la présence indéniable des parents, on s’attendrait à ce que ce fantasme trouve une expression atténuée dans le roman autobiographique, avec ses exigences d’exactitude quoique assouplies. Pourtant, il se réalisera dramatiquement dans l’espace fictionnel imprégné de vérité fabuleuse, lequel nous examinons maintenant dans toute son ampleur déliée avant de revenir mieux voir sa configuration toute spécifique dans les récits autobiographiques. Le Roman familial en fiction : les orphelins nothombiens Contrairement à ce que prétend Freud dans son essai, et en faux contraste avec tous les protagonistes mâles ou des auteurs hommes étudiés par Marthe Robert, l’activité fantasmatique d’Amélie Nothomb est loin d’être « faible » ; c’est une femme qui ne manque nullement d’imagination. Marianne Hirsch, ayant noté les limitations de Freud et de Robert, se demande dans The Mother/ Daughter Plot quelles sont les implications pour une enfant fille qui veut développer son imagination et écrire. Selon Freud, une des conditions au développement de l’imagination est la possibilité de remplacer le parent du même sexe, en l’occurrence le père, semper incertus, avec un autre, souvent de statut plus élevé. En rendant son père illégitime, le garçon se libère de sa contrainte familiale et ouvre la porte à des fantasmes d’invention de soi plus vastes et ambitieux. La fille peut
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difficilement fantasmer la substitution du parent du même sexe, sa mère, si celle-ci est par définition certissima. Donc Hirsch en conclut que : The mother’s presence, however, makes such fantasies impossible ; therefore, we might extrapolate, in order to make possible the ‘opposition between successive generations’ and to free the girl’s imaginative play, the mother must be eliminated from the fiction. The Freudian family romance pattern clearly implies that women need to kill or to eliminate their mothers from their lives, if they are not to resign themselves to a weak imagination. (56)
Hirsch, qui dans son livre examine une gamme d’auteures sur plusieurs époques, note bien que la « female family romance » et l’accès aux intrigues (« plot » en anglais) se fondent sur le meurtre ou l’élimination de la mère et l’attachement au père/ au mari surtout dans les romans du dix-neuvième et du début du vingtième siècle. Et elle en constate une évolution marquée à l’époque féministe anglo-américaine des années 1970 où « the elimination of fathers has become either a precondition or an important preoccupation of female plots » (129). Le cas, ou plutôt les cas fictifs du roman familial chez Nothomb ne semblent pas faire beaucoup de distinction entre le sort des mères et des pères, et les raisons de ce manque de discrimination sont sans doute nombreuses, et certaines révélatrices de la spécificité nothombienne. D’abord, dans son roman autobiographique le principal fantasme semble tourner autour de l’enfant trouvé ou, nous le verrons, de l’enfant orphelin. Ce fantasme, selon le schéma freudien élaboré par Marthe Robert, relève du stade d’avant la sexualité adulte et donc il tomberait dans le domaine du roman merveilleux. Or, pour être entièrement orphelin il faut bien éliminer les deux parents. Ensuite, l’imagination nothombienne ne se limite nullement aux protagonistes femmes ou filles, une variante que peu de critiques qu’ils soient hommes ou femmes ne semblent pouvoir embrasser pleinement. Nous en avons déjà rencontré une version de cette étroitesse dans la réception médiatique de la personne d’Amélie Nothomb, dans l’impossibilité de beaucoup d’accepter que son premier roman soit l’œuvre d’une femme. À cet égard je crois que la caractérisation asexuée du bébé comme « tube » ou « Dieu » pendant les premières années de l’existence témoigne indirectement de l’aptitude nothombienne à adopter et à saisir le point de vue masculin
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comme féminin sur le plan imaginaire. Certes, nous avons entendu dans une remarque volontairement comique mais révélatrice de Nothomb, qu’avec sa naissance elle n’a plus rien apporté aux parents déjà comblés d’avoir un garçon et une fille parfaits, « pas même l’inconnu d’un troisième sexe »6. Comment donc s’exprime et se réinvente le roman familial dans les œuvres de fiction de Nothomb ? Et bien, si Freud a raison quand il dit que « l’activité fantasmatique prend pour tâche de se débarrasser des parents, désormais dédaignés » (158) alors les solutions proposées chez Nothomb sont radicales. Les parents dans la fiction nothombienne trouvent à quelques exceptions près une mort précoce et violente. En conséquence nous trouvons peu d’enfants d’un autre lit et beaucoup d’orphelins, lesquels se font souvent adopter. Orphelin et Orpheline : Hygiène de l’assassin et Mercure L’imagination de Nothomb ne manque pas d’invention : ses personnages parents mourront de maintes manières. Dès son premier roman, Hygiène de l’assassin (1992), nous trouvons ce fantasme pleinement réalisé. Le personnage principal, Prétextat Tach – octogénaire obèse, cancéreux, lauréat du prix Nobel de littérature – se trouve confronté avec un crime qu’il avait commis à l’adolescence et avec l’histoire de son enfance. Tach, nous dit son accusatrice, Nina, est devenu orphelin dans les circonstances suivantes : [O]n signale en 1909 le décès de Casimir et Célestine Tach, morts noyés par la marée du Mont-Saint-Michel où le jeune couple s’était rendu en voyage. Mariés depuis deux ans, ils laissaient un enfant de un an, je vous laisse deviner qui. En apprenant la mort tragique de leur fils unique, les parents de Casimir Tach meurent de chagrin. Il ne reste plus qu’un seul Tach, le petit Prétextat. (104)
Non seulement les parents de l’enfant sont expédiés dans une seule phrase – morts noyés – mais les grands-parents paternels également. Conforme au scénario classique du roman familial décrit par Freud, les parents morts seront remplacés par des gens « d’un rang social plus élevé » (159), en l’occurrence les grands-parents maternels d’ascendance noble. Voici comment on les présente :
6
Manceaux, 34.
Orphelines et orphelins : le roman familial 141 [J]’ai appris que, si votre père descendait d’une obscure famille, Célestine, elle était née marquise de Planèze de Saint-Sulpice, branche aujourd’hui éteinte […]. Une lignée déjà fort clairsemée en 1909, mais aux quartiers de noblesse écrasants. Apprenant le décès de leur fille, le marquis et la marquise décident de prendre en charge leur petit-fils désormais orphelin, et c’est ainsi que vous vous établissez au château de Saint-Sulpice à l’âge de un an. […] vous êtes un bébé adoré par sa famille, malgré la mésalliance de votre mère. (104)
Donc, le protagoniste garçon perd parents et grands-parents – il devient doublement orphelin – mais arrive tout de même à s’élever socialement. Il finit dans un château et renoue avec un passé noble perdu. On note bien que les vrais parents sont répudiés dans ce scénario – le père pour ne pas être noble, la mère pour avoir fauté en s’engageant dans une mésalliance. Pourtant, même cette coupure somme toute assez passive ne semble pas suffire. Car dans le roman, après avoir assassiné sa cousine, Prétextat, adolescent, mettra le feu au château familial et tuera ainsi tous les parents qu’il lui restait, qu’ils soient nobles ou non. Il liquide ainsi toute sa famille, toutes les personnes qui auraient pu l’entraver dans sa vie, dans son ambition de construire une œuvre littéraire et une identité qui lui seront propres. Avant d’examiner d’autres personnages orphelins dans d’autres récits fictifs de Nothomb, on constate bien la force du fantasme de devenir orphelin dans le fait qu’il paraît également sous forme métaphorique. C’est ainsi qu’il survient dans les propos du personnage-narrateur Émile, dans le roman Les Catilinaires (1995). Quand Émile doit faire face à un voisin insupportable qui débarque chez lui jour après jour à la même heure, brouillant la paix de la maison chérie que lui et sa femme ont pu finalement s’acheter après des années de travail, désemparé, Émile ne sait plus quoi faire, à qui faire appel. Il exprime ainsi son désarroi dans cette réflexion imagée : Certes, des armées de philosophes s’en étaient rendu compte avant moi. Mais la sagesse des autres n’a jamais servi à rien. Quand arrive le cyclone – la guerre, l’injustice, l’amour, la maladie, le voisin –, on est toujours seul, tout seul, on vient de naître et on est orphelin. (89)
Être orphelin, on l’a largement compris dans l’exemple de Prétextat Tach, limite strictement le rôle que peuvent jouer les parents dans le développement de l’identité d’un personnage. Si être orphelin accorde beaucoup de liberté à un enfant en l’affranchissant de la présence
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contraignante des parents, il peut aussi, comme dans la métaphore employée ci-dessus, laisser l’enfant orphelin vulnérable aux autres. C’est surtout cette possibilité qui est exploitée dans le prochain exemple dans la fiction nothombienne. Dans le roman Mercure (1998) le personnage principal est une jeune femme, Hazel, qui comme Tach perd ses parents au début du vingtième siècle. Mais à la différence de Tach, elle se trouve orpheline à l’âge de dix-sept ans. Hazel raconte qu’en 1918 elle et ses parents quittent Paris pour voyager à Cherbourg où ils comptent gagner en paquebot New York, ville où elle est née. Pourtant, lorsqu’ils arrivent sur la côte normande les parents rencontrent la mort : « Sur une route presque déserte, nous étions une proie provocante pour tout bombardement aérien. Je me suis réveillée orpheline sur une civière » (27). Cinq ans après les événements Hazel se dépeint ainsi : « j’étais un détritus parmi des milliers de victimes de guerre qui mourraient comme des mouches. Mes parents avaient été tués et je n’avais rien ni personne » (10). Quelques différences remarquables ressortent en comparant le sort de ces deux premiers orphelins. D’abord, malgré le caractère accidentel de la mort des parents dans les deux cas, c’est finalement le personnage mâle qui, même s’il est très jeune au moment des faits, finit par être nettement plus actif dans le rejet de son passé. Prétextat démontre plus ouvertement le désir de punir et riposter, latent dans le roman familial classique. Et encore en contraste avec l’ascension de Prétextat, Hazel qui a vingt-trois ans au moment de la narration estime que sa vie, « pourtant courte, a été l’histoire de ma déchéance perpétuelle. Jusqu’à mes douze ans, j’ai été Hazel Englert, petite princesse de New York » (26). C’est ainsi que la perte de ses parents ne lui permet pas de découvrir ou d’inventer de plus nobles origines mais plutôt de faire le deuil de sa chute sociale. En effet, être orpheline et de surcroît belle à dix-sept ans ne vous met pas exactement dans la même situation qu’un bébé. Et pourtant, en dépit de son âge Hazel se fait « adopter » elle aussi, et comme le bébé Prétextat il s’agit de quelqu’un de la génération de ses grands-parents, un homme d’une cinquante d’années son aîné. En réalité, le personnage Omer Loncours profite de la vulnérabilité de Hazel : il la trompe en lui faisant croire que le bombardement qui a tué ses parents l’a défigurée. Il la gardera séquestrée dans une île au large de la côte normande et entretiendra une relation sexuelle trouble avec elle. Et ce ne sera pas la première fois, le roman nous l’apprend, que
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Loncours agit ainsi. Des années avant il avait aussi récupéré une femme vulnérable suite à une catastrophe, en l’occurrence un incendie dévastateur. Cette femme, la belle « [o]rpheline aisée, Mlle Langeais » (109), fut elle aussi trompée et isolée pendant des années par Loncours, avant de se suicider. « L’avantage avec les orphelines » Loncours remarque très justement, « c’est qu’il n’y a pas de beaux parents » (117). Néanmoins, cette figure parentale mêlée d’érotisme ambivalente mourra à la fin de Mercure, noyé en suicide. Et le personnage orphelin sera « libre » de nouveau. D’après ces deux exemples, il est clair que le sort d’un orphelin se distingue de celui d’une orpheline. Prétextat Tach suit le schéma classique freudien de l’enfant garçon orphelin et encore – avec ses meurtres supplémentaires, la suppression active de toute sa famille. Et de son côté, le récit du personnage Hazel se conforme presque exactement au schéma du « female family romance » exposé par Hirsch, où l’enfant fille fantasme de tuer sa mère et finit par s’attacher au père, au mari ou à son semblable. Notre orpheline subira la perte des deux parents et deviendra bien la proie d’un homme qui fait figure de père ou de grand-père. Pourtant malgré ces différences et à la lumière du sort dernier des figures parentales dans ces récits, il est clair que le but narratif dans ces deux romans familiaux fictionnels n’est pas simplement le désir de punir et de remplacer les parents mais de s’en libérer totalement. Un message à élucider : Cosmétique de l’ennemi et Robert des noms propres Dans les œuvres publiées après Métaphysique des tubes (2000), les fantasmes associés avec le roman familial reviennent encore plus fréquemment, et un dilemme jusqu’ici tu ou implicite se déclare. Dans son roman de 2001, Cosmétique de l’ennemi, Nothomb nous offre un personnage adulte, Textor Texel, qui nous apprend que lui aussi s’est retrouvé orphelin à l’âge de quatre ans. Les circonstances de la mort des deux parents ne nous sont pas divulguées. Si l’on peut croire son récit, ce personnage aurait d’abord violé une femme pour ensuite revenir l’assassiner dix ans plus tard. Il meurt à la fin du roman. Comme Prétextat Tach – assassin également rappelons-nous – Texel sera élevé par ses grands-parents. Toutefois, à la différence de ce personnage – dont le nom ici fait étrangement écho à celui de Textor Texel – la disparition des parents le laissera perplexe : « Mes parents
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sont morts quand j’avais quatre ans, en me laissant en héritage cette identité mystérieuse, comme un message que j’aurai à élucider » (15). La question d’une identité mystérieuse comme héritage a un sens spécifique au roman : est-il ou n’est-il pas le double imaginaire de l’autre personnage du roman, Jérôme Angust ? Mais l’interrogation que lui laisse la perte des parents est valable pour tous les personnages orphelins, lesquels font leur chemin identitaire à l’ombre des parents morts qui les laissent pour le meilleur ou pour le pire sans repères. Et c’est un chemin qu’ils laisseront jonché d’autres morts. Cette même interrogation identitaire est présente chez un autre personnage, déjà rencontré lors de notre discussion de la nomination des parents, dans Robert des noms propres (2002). Plectrude, la protagoniste du roman devient elle aussi orpheline suite à la mort très violente de ses deux parents. Alors que sa mère était encore enceinte, elle assassine le père du futur bébé d’un coup de revolver à la tête, « pour protéger mon bébé », dit-elle à la police, contre un choix de prénom qui la dégoûtait (18-19). Emprisonnée pour meurtre, la mère accouchera, nommera son enfant et se pendra dans sa cellule. Plectrude se fait élever par son oncle et sa tante qu’elle appelle et qu’elle croit être ses père et mère. À l’adolescence elle apprendra la vérité de son identité et sa venue au monde trouble, mystérieuse, cachée. Toute sa vie elle s’était crue l’enfant légitime des adultes qu’elle appelait ses parents alors qu’elle était enfant adoptée, orpheline. Evincement et fabulation mensongère : Antéchrista L’année suivante, en 2003, Nothomb publiera Antéchrista, roman où, si l’on ne trouve pas de personnage littéralement orphelin, on en trouve toutefois un exemple métaphorique qui donne voix à tous les sentiments d’insatisfaction et de rivalité à l’origine du roman familial. À première vue l’intrigue n’a rien de comparable aux récits de meurtre et de perte que nous avons jusqu’ici examinés. Et pourtant nous y trouvons tous les éléments du fantasme freudien. Il s’agit d’un récit rétrospectif à la première personne, relaté du point de vue de Blanche, étudiante d’à peine seize ans, déjà en première année d’études à l’Université Libre de Bruxelles. Fille unique demeurant chez ses parents, inexpérimentée et timide, notre narratrice adolescente fait la connaissance d’une certaine Christa à l’université. Alors qu’elle a seize ans comme Blanche, Christa ne manque nullement d’entregent ni d’intrigue. Habitant les cantons belges de l’est et faisant des heures
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de train pour se rendre à Bruxelles suivre ses cours à la fac, Christa s’insinue d’abord dans la vie de Blanche et ensuite et surtout dans l’estime de ses parents, lesquels en accueillant à bras ouverts l’arrivée subite de cette fille jusque-là inconnue, se montrent encore plus susceptibles à la maladresse et à l’isolement sociaux de leur fille que Blanche elle-même. Sous prétexte qu’elle est d’origine modeste et qu’elle ne peut se payer une chambre d’étudiante à Bruxelles, Christa finit par se faire inviter chez Blanche où elle occupera de plus en plus la place de la véritable fille. L’intrigue illustre les débuts, l’évolution et la fin des sentiments de rivalité chez Blanche pour l’affection de ses parents. Il s’agit bien du « sentiment d’être évincé » que décrit Freud à l’origine du roman familial, de ce regret de devoir partager tout l’amour des parents « avec des frères et sœurs ». Alors que dans Métaphysique des tubes, nous avons trouvé la trace de ces sentiments chez un bébé et petit enfant – revus par un narrateur et une narratrice adultes – ici nous avons une narratrice adolescente qui peut pleinement articuler la découverte des sentiments d’évincement. Car cet évincement, l’expérience d’une dépossession par intrigue, sera aussi émotionnel que physique. Dès son premier dîner dans la famille de Blanche, Christa n’épargne rien pour séduire les parents qui de leur côté commencent à lui faire des remarques flatteuses, au préjudice implicite et ensuite explicite de leur propre fille : Le soir, ma mère décréta : — Ta Christa est une trouvaille ! Elle est incroyable, drôle, spirituelle, pleine de vie… Mon père emboîta le pas : — Et quelle maturité ! Quel courage ! Quelle intelligence ! Quel sens des relations humaines ! […] — Ce que tu es coincée ! Ton amie s’est montrée à moi sans aucune manière et elle a bien raison. Si elle pouvait te guérir de tes pudeurs maladives, ce serait parfait. — Oui. Et ce n’est pas le seul domaine dans lequel elle pourrait te servir d’exemple. Il me fallut un effort considérable pour contenir ma fureur. (3132).
Bien que nous soyons ici dans le domaine de la fiction, on ne peut s’empêcher d’entendre en écho à cet échange les remarques des parents dans Métaphysique des tubes sur les qualités des deux enfants aînés de la famille par rapport au troisième, ou bien la vanne corrosive
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de la grand-mère maternelle sur la laideur de sa petite-fille de dix-sept ans. On peut supposer une « fureur » semblable provoquée dans ces cas aussi. La dépossession de Blanche se littéralise dans cette narration avec l’arrivée d’une rivale. Si Christa commence par occuper la chambre et prendre même le lit de Blanche une nuit par semaine, son emprise semble encore plus complète aux yeux de Blanche: « elle s’était emparée de mes parents et de leur appartement » (46), constatet-elle avec souffrance. Mais quand les parents, sans consulter leur fille, invitent Christa à coucher toutes les nuits en semaine chez eux, Blanche, l’enfant jusque-là unique – le seul objet d’amour filial des parents – perd sa souveraineté indivisible. Le père déclare à Christa : « Tu es une sœur pour elle ! » (50). Et à l’instar du protagoniste Emile des Catilinaires, lequel devant l’introduction implacable et répétée du voisin obèse qui vient occuper tous les après-midi la maison et qui cherche à exprimer sa confusion en images, Blanche aussi traduit tout directement sa perception de son nouveau statut dans la famille : « J’étais orpheline » (51). Blanche est censée avoir gagné une sœur, mais elle s’estime avoir subi une perte. Évincée, elle perd métaphoriquement, affectivement ses parents à cause d’une autre et ne cesse de vivre de nombreux « petits événements » dont parle Freud, lesquels lui prouvent la préférence des parents pour une autre. La mère et le père de Blanche prennent le parti de Christa dans toutes les disputes, à tel point que Blanche dit très clairement : « j’aurais voulu être aimée comme elle l’était » (102). La scène la plus transparente de cette chute arrive au moment de la fête des rois lorsque Christa, de retour après quelques semaines d’absence pendant les vacances de fin d’année, retrouve sa famille bruxelloise d’adoption, une galette des rois dans les mains. Quand personne ne tire la fève, il s’ensuit une dispute où, pour faire plaisir à Christa, la mère décide de lui mettre la couronne sur la tête en déclarant : « De toute façon, c’est Christa notre reine ! » (105). Le message est on ne peut plus clair. Christa a effectivement usurpé la place royale que devait occuper l’unique enfant de la maison. La réalité de cet évincement est réaffirmée par d’autres. Lorsqu’il y a des soirées dans la famille, les invités s’emballent de Christa qui joue « la jeune fille de la maison ». Ils concluent que c’est elle la fille unique dans cette famille, alors que Blanche passe inaperçue, invisible. Dans l’esprit de Blanche, son existence, voire sa
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naissance même sont remises en question : « Les invités n’avaient aucune idée de qui j’étais et s’en fichaient pas mal. Peut-être avaientils reçu, seize ans plus tôt, un faire-part de naissance qu’ils s’étaient hâtés de jeter à la poubelle » (109). En écho une fois de plus aux premiers chapitres de Métaphysique des tubes, voici encore un exemple d’une naissance apparemment digne d’oubli, ou dont on estime que le résultat vaut la poubelle, qu’il est un « déchet ». Dans d’autres contextes nous avons vu la logique de la phrase « Amélie Nothomb n’existe pas » ou « Amélie n’existe pas ». Ici, en prolongeant les sentiments d’évincement de cette enfant, on peut dire que « Blanche n’existe pas ». Le schéma freudien nous suggère que, nourri de ses sentiments, l’enfant prend sa revanche dans une activité fantasmatique où les parents sont punis. Blanche, enragée de voir ses parents prendre le parti de Christa dans tout, manifeste par trois fois son désir de vengeance dans une espèce de « rêve diurne ». Les deux premiers exemples surviennent lorsque Christa raconte aux parents comment la veille leur fille avait reçu « son premier patin » (72) d’un garçon que Christa estime quelconque. Le père commente : « Pour Blanche, c’est bien ». Blanche, trahie, furieuse devant les rires des trois autres s’adonne au fantasme suivant qui l’envahit : L’espace d’un instant, j’entrevis dans ma tête un article de la rubrique Faits divers : « Une jeune fille de seize ans massacre ses parents et sa meilleure amie. Elle refuse d’expliquer son geste ». (73)
Devant d’autres commentaires et d’autres rires, son fantasme s’élabore : L’entrefilet de journal se précisa dans mon esprit : « Une jeune fille de seize ans massacre sa meilleure amie, la cuisine en ragoût et la donne à manger à ses parents, qui meurent empoisonnés ». (73)
Et, suite au couronnement de Christa par la mère, Blanche rêve : J’entrevis ce titre dans la rubrique Chiens écrasés : « Une jeune fille de seize ans massacre ses parents et sa meilleure amie avec un couteau de cuisine pour une curieuse affaire de galette des rois ». (106)
On note bien que les fantasmes meurtrières de Blanche lui viennent sous forme écrite et publique – des articles ou titres imprimés
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dans le journal. Cela corrobore non seulement la nature discursive et éventuellement universelle du roman familial, mais également sa banalité. Et l’on remarque aussi que, même si les deux rubriques journalistiques où paraît l’information de ces meurtres sont presque pareilles, en passant des « Faits divers » aux « Chiens écrasés » il y a une dégradation, une humiliation de plus à infliger aux parents et à Christa. Contrairement aux autres récits où parents et d’autres membres de la famille sont physiquement éliminés, dans Antéchrista nous n’avons pas la réalisation d’un assassinat. Certes, Blanche prendra même la défense de ses parents contre la fausse amie/ sœur duplice. Christa lui avoue derrière le dos des parents qu’elle les méprise. Ainsi Blanche vengera-t-elle ses parents dupes et les protégera contre Christa en dépistant tous les mensonges que celle-ci leur avait racontés pour chercher leur faveur. Ce faisant, c’est Blanche qui expulsera sa fausse sœur et de sa vie et de celle de ses parents7. En accomplissant cet évincement en représailles, Blanche nous fait comprendre que le vrai roman familial réalisé dans Antéchrista – une histoire inventée au sujet des origines – n’est pas celui que fantasme Blanche mais l’histoire que Christa avait fabulée au sujet de sa propre vie. Car, dans la version romancée que Christa donne aux autres de sa vie, c’est elle l’orpheline du roman. Pour Blanche, sa mère et son père, Christa se dépeint une fille infortunée des provinces lointaines, venue à la capitale faire son chemin difficile dans la vie. Elle leur raconte qu’elle est d’un milieu défavorisé, qu’elle fait des heures de train parce qu’elle ne peut même pas se payer une chambre d’étudiante, qu’elle travaille comme serveuse le week-end chez elle. Ses parents ne pouvant pas l’aider, Christa se représente « orpheline » du moins du point de vue financier. Pour arrondir en beauté son histoire, Christa prétend entamer des études de science politique pour rectifier plus tard des injustices sociales, et dit 7
Si Blanche réussit à chasser Christa physiquement de l’appartement, son occupation psychologique s’avère plus tenace. Malgré ses activités pour prouver avec succès la fausseté des histoires de Christa, Blanche semble toujours souffrir d’avoir intériorisé la vision négative pernicieuse de sa rivale. C’est ainsi qu’on peut comprendre la dernière scène du roman où Blanche continue de faire des exercices devant un miroir que Christa lui avait appris. Shirley Ann Jordan fait une lecture comparative de trois scènes de miroir dans ce roman dans « Becoming Women : Amélie Nothomb’s Studies in Constraint, » in Contemporary French Women’s Writing (Oxford : Peter Lang, 2004). Voir surtout 267-279.
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qu’elle aime un beau garçon infortuné comme elle aussi. Sous cette optique la famille de Blanche réalise bel et bien le fantasme d’un roman familial pour Christa : elle remplace les parents pauvres avec d’autres plus aisés (ils sont professeurs) qui l’adoptent comme fille. Bien sûr tout est faux dans son récit ; son copain est moche, ses parents sont riches, elle ne travaille pas dans un bar, elle méprise la mère et le père de Blanche tout comme elle trompe ses propres parents : elle leur dit qu’elle paye un loyer sur Bruxelles alors qu’en réalité elle empoche l’argent pour elle-même. Si les deux cas exposés dans Antéchrista – de Blanche et de Christa – nous apprennent la primauté du roman familial comme mobile et moyen d’invention de soi, l’exemple de Christa nous révèle en fin de compte quelque chose sur la nature du roman familial nothombien qui était tacite dans les fabulations romanesques que nous avons jusqu’ici examinées : l’efficacité sinon la nécessité du mensonge dans la création d’une identité. Les autres exemples romanesques du roman familial sont bien sûr des inventions de l’imaginaire d’une auteure, éventuellement la réalisation de désirs universels, mais avec Antéchrista Nothomb nous présente en toutes lettres l’exemple d’un personnage qui se sert d’une fabulation mensongère, le roman familial, pour parvenir à ses buts. Nous verrons cette permutation pleinement réalisée ailleurs. Bébé hurlant et orpheline : « L’Entrée du Christ à Bruxelles » En juillet 2004, Nothomb publie une nouvelle qui une fois de plus met en scène une « vraie » orpheline. Il s’agit de « L’Entrée du Christ à Bruxelles », nouvelle que nous avons brièvement examinée lorsque nous avons comparé son personnage bébé qui pleure sans cesse au bébé tube qui n’arrête pas de hurler, suite à la seconde naissance dans Métaphysique des tubes. Dans ce petit récit macabre nous suivons la vie d’un certain Salvator, jeune homme ambitieux de vingt ans qui travaille chez un riche oncle dans l’espoir d’hériter un jour sa fortune. L’oncle Nazaire, cinquante-huit ans, lui présente Irène, dix-neuf ans et Salvator s’imagine que son oncle la lui destine comme femme. Le jour où Salvator pense déclarer ses sentiments, l’oncle lui dit qu’Irène est enceinte de son enfant qu’ils élèveront ensemble. Dégoûté de l’écart d’âge entre les deux amoureux, mais encore plus enragé d’avoir perdu la chance d’hériter, quelques jours après la naissance du bébé Salvator tente de l’assassiner. Il lui enfonce un clou dans la tête à coups de
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marteau et s’enfuit, horrifié au bruit des cris. Honteux, Salvator fuira jusqu’à Hong-Kong où il fera fortune et un mauvais mariage. Après dix-huit ans d’absence, divorcé, Salvator revient à Paris où il rencontre une jeune et belle orpheline de dix-huit ans, Zoé8. Ils tombent amoureux et se marieront. Bien des éléments du récit nous encouragent à faire le rapprochement entre Zoé et le personnage orpheline Hazel de Mercure. D’abord Hazel et Zoé, en dépit de leur âge (dix-sept et dix-huit ans respectivement) sont toutes les deux présentées – littéralement – comme des enfants trouvées que l’on prend initialement pour mortes. Dans Mercure, suite au bombardement qui tue les parents de Hazel, des brancardiers posent le corps de celle-ci, « recouvert d’un linge », sur le sol devant Loncours qui a du mal à savoir si elle est vivante ou morte (117). Dans la nouvelle de 2004, Salvator, allé dans un dîner mondain à Paris, se promène seul dans le jardin quand il tombe sur ce qu’il imagine « le cadavre d’une jeune fille […] allongée à même l’herbe […] sa robe blanche comme un linceul » (20). En réalité Zoé s’était évanouie à cause des migraines dont elle souffre depuis l’enfance. Salvator comme Loncours est immédiatement fasciné par la jeune femme et tombe amoureux d’elle. Dans un certain sens le cas de Zoé ressemble à la description classique du roman familial et aux personnages orphelins dans d’autres récits nothombiens, avec quelques entorses de taille. D’une part, comme Prétextat Tach qui a perdu parents et ensuite grands-parents. Zoé nous apprend : « [j]e suis doublement orpheline, puisque mes parents adoptifs sont morts » (21). Elle dit à Salvator que ses parents se sont suicidés quand elle avait six mois, en lui laissant une lettre qu’elle n’a jamais osé lire, et ses parents adoptifs sont morts dans un accident de voiture quand elle avait seize ans (25). D’autre part, comme Tach mais à la différence de Hazel, il n’y a pas de chute sociale : les parents de Zoé, comme les parents adoptifs, comme Salvator son futur mari sont tous riches, s’ils ne sont pas nobles. Pourtant, 8
Comme je l’ai noté dans mon compte rendu de cette nouvelle, on peut voir dans ce récit une image déformée du périple relaté non seulement dans Biographie de la faim, et mais aussi, maintenant qu’il est publié, dans Ni d’Ève ni d’Adam. Au lieu de partir de l’Europe pour aller en Asie se réconcilier avec son passé comme c’est le cas dans les textes autobiographiques, ici le personnage accomplit le parcours contraire avec parfois des réflexions semblables sur l’étrangeté de ce retour. Voir Mark D. Lee « Biographie de la faim et L’Entrée du Christ à Bruxelles, » The French Review 79,3 (Feb. 2006) : 669-671.
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à l’instar de Hazel, qui selon le schéma du « female family romance » exposé par Hirsch – où l’enfant fille fantasmerait la mort de la mère pour s’attacher au père, au mari ou son semblable – Zoé si elle n’est pas aussi vulnérable que Hazel, elle tombe néanmoins amoureuse d’un homme de vingt ans son aîné, d’un homme qui très clairement dans le récit, aurait pu être son père. Car, on l’aura bien compris, Zoé est ce bébé né de la liaison entre l’oncle Nazaire et Irène ; elle est la fille que Salvator aurait pu avoir avec Irène et qu’il a tenté d’assassiner avec un clou, lequel reste d’ailleurs bien planté dans le crâne de Zoé après toutes ces années et qui explique les migraines dont elle souffre dans la nouvelle. La lettre des parents, que Zoé n’a jamais lue mais que Salvator lit en secret, nous le confirmera. Dans son essai, Freud souligne l’idée que pater semper incertus est. Cela permet qu’un enfant s’invente sur le registre fantasmatique un autre père ou pour l’enfant-fille, comme le remarque très justement Marianne Hirsch, que tous les hommes soient des frères ou pères potentiels, que toutes ses relations hétérosexuelles risquent en fantasme d’être incestueuses (56). Dans le cas de Salvator et de Zoé, nous avons une relation qui frôle sur ce plan l’inceste père-fille, comme dans Mercure où une orpheline a une relation sexuelle trouble avec l’homme qui fait figure et de père adoptif ou d’homme protecteur et d’amant. Salvator, avant d’apprendre les origines de Zoé, décrira ainsi son amour pour elle : Salvator n’en revenait pas de l’aimer si fort. Certes, elle avait tout pour susciter en lui l’amour le plus fou, et cependant ce qu’il éprouvait pour elle le dépassait. Parfois, il n’osait même pas lui dire combien il l’aimait de peur de l’incommoder. Il sentait bien qu’il l’aimait en des régions de son être qui d’ordinaire étaient étrangères, voire opposées à l’amour. (27)
Bien sûr, Nothomb dose ici son récit d’un humour macabre dont elle semble pleinement consciente. Salvator, l’amant de Zoé, a failli aussi être son assassin – une situation qui est somme toute assez fréquente dans l’écriture fictive nothombienne9. La possibilité que l’orpheline Zoé ait pu facilement être la fille de Salvator est un fait supplé9
Voir Hygiène de l’assassin où Prétextat Tach, bien plus âgé que Nina, lui déclare son amour et son désir qu’elle le tue (172). Voir Attentat (1997) où Épiphane assassinera Ethel pour lui prouver son amour. Voir Cosmétique de l’ennemi (2001) où Textor Texel tue la femme qu’il croit aimer et qu’il avait violée des années avant.
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mentaire peut-être « aggravant », confirmé par le roman familial. Nothomb semble encourager le rapprochement entre l’élément incestueux du roman familial dans « L’Entrée du Christ à Bruxelles » et la relation entre Hazel et Loncours dans Mercure avec dernier clin d’œil intertextuel. Contrairement à d’autres récits nothombiens, dans « L’Entrée du Christ à Bruxelles » tout ne finit pas par des morts. Salvator, pour réparer extraordinairement son geste assassin d’avoir enfoncé un clou dans la tête de Zoé il y a dix-huit ans, cherche une pince à épiler pour le lui enlever de son crâne pendant qu’elle dort. Son acte se termine sur un geste qui fait appel au roman où figurent Hazel et Loncours : « Zoé n’eut aucune réaction et continua à dormir de ce sommeil intense qu’il lui avait connu dix-huit ans plus tôt. Il désinfecta au Mercurochrome la plaie minuscule » (43, je souligne). Rappelons-nous : la mort des parents d’un autre orphelin, Textor Texel de Cosmétique de l’ennemi lui a laissé « en héritage cette identité mystérieuse, comme un message que j’aurai à élucider » (15). Dans « L’Entrée du Christ à Bruxelles », cet héritage pourrait s’interpréter comme le destin tout étrange de vouloir épouser son assassin, celui qui aurait pu, en plus, être son père. Mais ce message prend aussi la forme très concrète de la lettre que les parents laissent à Zoé, qu’elle ne lit jamais mais que Salvator lit à sa place. Avec cette lettre, les parents expliquent leur suicide. La situation qu’ils décrivent nous fait forcément revenir la lire en parallèle à la situation du bébé-tube qui crie dans Métaphysique des tubes : Quand tu liras ces mots, ta mère et moi serons morts depuis longtemps. Tu n’as que 6 mois, tu ne te souviendras pas de nous. Sans doute est-ce une action horrible de se suicider quand on a une petite fille comme toi. Nous te demandons de bien vouloir nous pardonner. En vérité, nous n’en pouvons plus : tu hurles, Zoé, tu hurles tout le temps. C’est à devenir fou. Les pédiatres qui t’ont examinée n’y comprennent rien. Irène et moi, nous avons l’impression d’avoir donné la vie à un bloc de douleur. Nous ne dormons plus depuis des mois : peut-être n’avons-nous plus notre raison. Hélas, qui pourra nous comprendre ? Comment supporter la perpétuelle détresse d’un bébé ? (41)
La seconde partie de la lettre, qui concerne la disparition de Salvator, nous sera très importante ultérieurement, mais ici remarquons la reprise fictive d’une situation que nous avons vue s’écrire dans Métaphysique des tubes. Encore une fois, comme ce fut le cas de l’intertexte de Robert des noms propres – où un enfant nommé
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reconnaît ses parents mais en même temps les délégitime – dans la version fictive d’une scène autobiographique, Nothomb semble donner voix à ce qui n’a pas pu se dire directement dans Métaphysique des tubes. Si l’on confronte maintenant les deux situations, elles semblent presque parallèles. Dans chacune nous avons des parents inquiets, perplexes, clairement exaspérés devant un bébé qui hurle sans explication apparente. Les parents autobiographiques à l’instar des parents fictifs consultent des médecins : « Les médecins ne comprirent pas d’avantage ce nouvel état que le précédent : « l’apathie pathologique » s’était muée en ‘irritabilité pathologique’ sans qu’aucune analyse explique le diagnostic » (27). En guise de réponse, les médecins disent aux parents que le bébé finira par se calmer. « ‘Si je ne l’ai pas jeté par la fenêtre auparavant’, pensait la mère exaspérée » (27). Dans Métaphysique des tubes, les parents regrettent leur légume paisible d’autrefois et « les bonnes nuits qu’on passait ! C’en était fini de leur sommeil : Dieu était l’insomnie personnifiée » (26). Dans la citation ci-dessus, les parents de Zoé n’en peuvent plus ; ils ont l’impression d’avoir donné la vie à « un bloc de douleur », une description déshumanisante qui n’est pas sans rappeler le bébé-tube devenu chiot doberman. Si dans les deux récits les parents ne savent pas l’origine des cris, on nous propose quand même des explications. Selon le narrateur de Métaphysique des tubes, la seconde naissance qui donnera lieu aux cris provient d’un accident mental démarré, rappelons-nous, non par l’introduction d’un clou dans la tête, mais par une poussière « entrée par hasard dans l’huître du cerveau », et qui laisse « la matière tendre qui vit au cœur du crâne […] perturbée, affolée, menacée par cette chose étrangère qui s’y est glissée » (19). Ou bien elle est provoquée par un accident secrété par le cerveau lui-même, une « circonvolution de matière grise, sans motif [qui] donne naissance à une idée terrible, à une pensée effarante » (19-20). Le résultat demeure pareil : le bébé se réveille et crie sans cesse. Les lecteurs comme Salvator savent que les cris de Zoé sont des cris de douleur, causés par l’introduction du clou, par une tentative de meurtre dont les parents restent ignorants. Quelle est l’extension logique de ce parallélisme intertextuel ? Il serait exagéré de suggérer que le bébé autobiographique ait aussi subi une tentative d’assassinat. Assassinat, non, mais suppression d’identité, oui, avec privation du nom propre, doublée d’une privation de nourriture et tous les autres petits événements qui servent
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de justification à l’enfant de la réalité de son évincement, et dont les parents semblent ignorants. Les parents de Zoé – laquelle fut presque évincée par Salvator, son rival pour l’héritage familial – expliquent qu’ils se suicident en raison des cris insupportables de leur fille. On voit bien dans la confrontation de ces scènes que le sort des parents fictifs, morts suicidés, réalise une fois de plus (voir Robert des noms propres) et d’une autre manière détournée le désir non-dit de suppression parentale chez l’enfant dans Métaphysique des tubes. La fureur, la colère du bébé autobiographique semblent l’expression articulée d’une injustice perçue et du désir d’éliminer les parents. Salvator, nous avons vu, enlève le clou de la tête de Zoé d’un geste réparateur. Il décide de ne rien dire des raisons de la mort des parents à sa femme de peur qu’elle ne s’en sente coupable le reste de sa vie. Certes, l’idée d’imaginer la culpabilité que ressent Salvator, à l’origine des cris et du suicide, est assez forte pour que le narrateur de la nouvelle – qui fait figure d’auteur – intervienne pour la seule et unique fois dans le récit. C’est sans doute l’unique occasion où nous avons l’expression d’un regret du fantasme meurtrier du roman familial chez Nothomb. Compatissant avec Salvator, le narrateur ou la narratrice dit : « Au degré de culpabilité qui était le sien, nul ne peut le rejoindre, à commencer par l’auteur de ces lignes, qui ne peut que regarder Salvator avec toute l’humanité possible » (44). Passer à l’acte : Journal d’Hirondelle Pour notre dernier exemple fictif du roman familial nothombien, il n’est aucunement question de regret ou de culpabilité. Le désir de prendre sa revanche sur ses parents en les éliminant – le fantasme de l’orpheline métaphorique Blanche d’Antéchrista – se réalise dans toute sa violence parricide dans Journal d’Hirondelle (2006). Il s’agit d’un récit rétrospectif à la première personne où un narrateur masculin, ayant ingéré une substance nocive, relate les événements qui mènent à sa mort. Le temps de l’écriture – et ainsi de la digestion – correspond ainsi aux dernières heures de sa vie ; les derniers mots coïncideront avec son trépas. Son récit se résume ainsi : suite à un chagrin d’amour, le narrateur perd son emploi et surtout sa capacité de sentir. Sa solution à ce deuil est des plus radicales. Il cherchera des activités neuves pour réveiller ses sens et finit par changer de nom et devenir tueur à gages pour la mafia russe à Paris. La torpeur dans laquelle vit le narrateur au
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commencement du livre et qui l’amènera à son nouveau métier d’assassin s’illustre par une image curieuse qui n’est pas sans rapport avec l’état de bébé-tube dans Métaphysique des tubes. Journal d’Hirondelle s’ouvre donc sur l’évocation de ce sentiment de désorientation qui se produit parfois au moment du réveil, ce moment seuil entre sommeil et éveil10 quand, selon le narrateur : [o]n ignore si l’on est enfant ou adulte, homme ou femme, coupable ou innocent […] où l’on a le rare privilège de ne pas avoir d’identité. Or, il n’est pas de liberté plus grande que cette courte amnésie de l’éveil. On est un bébé qui connaît le langage. On peut mettre un mot sur la découverte innommée de notre naissance : on est propulsé dans la terreur du vivant (7).
La description reprend autrement, étrangement la situation du bébétube, sans sexe, sans nom, et sans identité dans Métaphysique des tubes. Le narrateur réussira à sortir de sa torpeur sensorielle petit à petit en tuant sur commande des gens désignés par son employeur. Et, nous avons évoqué l’hypothèse plus haut que le bébé tube sort aussi de son mutisme et de son inactivité en fantasmant l’élimination des parents. L’indifférence au monde rend le narrateur un assassin presque parfait. Il s’acquitte admirablement des ses « contrats » jusqu’au jour où on lui donne pour mission de liquider toute une famille : le père, ministre, sa femme et leurs trois enfants. Est-ce un hasard si nous avons la même configuration que la famille de la narratrice autobiographique ? Certes, lorsqu’il était enfant, ce tueur à gages était au moins orphelin de père : « je n’ai jamais tué mon père, l’avion dans lequel il voyageait ayant explosé quand j’avais douze ans » (58). Adulte, il accueille la série d’assassinats proposée avec enthousiasme : « J’ai horreur des familles » (45). Si donc le narrateur ne tue pas sa propre famille, dès son arrivée à la maison de campagne où vivent ses futures victimes, il y a des indications qu’il revient visiter un lieu qu’il avait déjà vu, comme si c’était sa propre maison : « Quand j’arrivai à la maison, pour la première fois de ma vie j’eus l’impression de bienêtre domestique. Je me sentis aussitôt chez moi » (48). L’assassin tue sans componction deux des trois enfants et la mère dans leurs lits, et part à la recherche des deux autres qui semblent s’être déjà levés. Il les 10
Encore une fois nous avons un intertexte – volontaire ou involontaire – avec Proust, en l’occurrence les premières pages de A la recherche du temps perdu, où le narrateur se réveille et ne sait plus qui il est ni où il se trouve.
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trouve dans la salle de bains où il surprend la fille qui braque un revolver sur son père, en menaçant de lui tirer une balle dans la tête s’il ne lui dit pas tout de suite où il a mis son journal intime. Le père laisse échapper qu’il l’a non seulement pris mais qu’il l’a lu. La fille le tue dans son bain, et le narrateur la tue à son tour. La fille parricide n’est orpheline que quelques secondes, mais elle réalise – au moins partiellement et pendant ces quelques secondes – son désir de tuer ses parents avant de mourir. La fin du roman verra le narrateur mourir plutôt que de laisser d’autres yeux lire le journal intime de sa victime. N’ayant pas d’autre solution que de manger toutes les pages, il mourra de constipation. Mais, avant de mourir il cherche à comprendre le crime du père et la colère de la fille. Il semble que le père ait porté atteinte à l’intimité de sa fille en lisant son journal intime mais quand le narrateur lira le journal par la suite il ne trouve que pudeur et une absence frustrante de prénom. Perplexe il se demande, « avait-elle eu peur d’être épiée ? […] Peut-être était-ce cette crainte qui lui avait inspiré une retenue aussi absolue. Par ailleurs, quel est l’intérêt de se confier à un diaire si c’est pour se retenir ? » (59). Nous pourrions y voir quelques ressemblances avec le roman autobiographique Métaphysique des tubes où, la protagoniste-narratrice retient son nom, et éventuellement ne se livre pas autant – du moins sur le plan fantasmatique – qu’elle ne le fait dans ses écrits fictifs où elle donne libre cours à son imagination et aux fantasmes meurtriers du roman familial. Si tous les exemples fictifs précédents ne suffisent pas pour prouver la fascination nothombienne avec le fantasme orphelin, le fantasme d’éliminer les parents et éventuellement de les remplacer par d’autres, il nous reste un tout dernier, jusqu’à cette date, à citer. Il s’agit de la contribution que fait Nothomb à l’ouvrage collectif, Dans les secrets de la police : Quatre siècles d’Histoire, de crimes et de faits divers dans les archives de la Préfecture de police11. De tous les délits possibles, Nothomb présente le crime suivant: « Violette Nozières, La Parricide ». A dix-huit ans, Violette Nozières a tenté d’empoisonner ses deux parents mais n’a réussi à tuer que son père, Baptiste12. Son procès a révélé une vie mouvementée qui a fasciné entre autres les surréalistes, lesquels en ont fait leur muse. Nozières, 11
Sous la direction de Bruno Fulgini, (Paris : L’Iconoclaste, 2008) 222-223. Le fait que la victime s’appelle Baptiste nous sera significatif au quatrième chapitre de cette étude. 12
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qui a admis qu’elle volait de l’argent à ses parents pour le donner à son amant, a défendu son acte parricide en prétendant qu’elle était victime d’inceste depuis ses douze ans, alors que ses accusateurs ont vu dans son geste meurtrier le simple désir égoïste de prendre possession au plus vite de son héritage et de s’affranchir de ses parents. Dans son article Nothomb conclut, « il restera toujours un doute au sujet de ce personnage. Chérissons cette incertitude : c’est elle qui fait l’éternité de Violette Nozières » (222). Le roman familial autobiographique : la grand-mère au chocolat blanc Maintenant que nous avons évoqué toute l’ampleur des fabulations du roman familial dans la fiction et même dans un sujet de reportage nothombiens, il est temps de revenir confronter ces constructions fabulées avec ce qui se dit, ou tente de se dire dans Métaphysique des tubes, où la charpente de l’identité autobiographique s’érige. Soyons clair : Amélie Nothomb n’a pas tué ses parents. Ils ne sont pas morts non plus pendant son enfance d’une des nombreuses façons imaginées pour éliminer des parents fictifs dans son écriture. Au contraire, au moment de la rédaction de ce livre, ils sont bel et bien en vie en Belgique où ils se sont installés après une longue et illustre carrière diplomatique à travers le monde. Cependant, pour le lecteur critique il n’y a aucun doute : la dé-légitimation des parents du roman autobiographique s’exprime de maintes manières et leur élimination serait – selon le schéma freudien et les exemples fictifs examinés – bien imminente si elle n’est déjà pas effective après la troisième naissance. Car, si les parents ne meurent pas physiquement dans Métaphysique des tubes, cela n’empêche pas pour autant que la narratrice se représente sur le plan métaphorique et imaginaire comme enfant trouvée et orpheline. Cela nous laisse avec quelques questions à poursuivre dans la prochaine partie du roman autobiographique. Demeure-t-elle une simple enfant à l’abandon ou remplace-t-elle ses parents avec d’autres ? Notre examen de la scène de la troisième naissance a révélé que l’enfant élit de naître, après sa grossesse « extra-utérine » de deux ans et son réveil coléreux, non des parents biologiques mais de la main de la grand-mère paternelle et de son chocolat blanc magique, à l’aide duquel l’enfant trouvée dans sa chambre acquiert une identité à la première personne et la faculté de mémoire. Nous avons vu
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plusieurs exemples fictifs où, après le décès des parents, les grandsparents viennent élever le petit enfant orphelin à la place des défunts. C’est notamment le cas de Prétextat Tach, dont les grands-parents paternels le prennent en charge avant de mourir à leur tour de chagrin peu de temps après. Tach sera alors finalement récupéré par les grands-parents maternels. Textor Texel de Cosmétique de l’ennemi dit aussi que ses grands-parents l’élèvent après la disparition des parents. Les autres jeunes enfants orphelins sont élevés soit par d’autres parents de la famille – la tante et l’oncle dans le cas de Plectrude de Robert des noms propres – soit par d’autres adultes adoptifs, comme c’est le cas pour Zoé. La grand-mère paternelle ne prendra pas longtemps le rôle de parent substitutif dans Métaphysique des tubes, si elle le prend du tout dans l’imaginaire de la narratrice. Elle ne reste qu’un mois au Japon, le temps de rendre la narratrice « opérationnelle » (36). Certes, quelques mois après son retour en Belgique la nouvelle arrive que la grand-mère paternelle est morte. L’enfant narratrice apprend ceci lorsqu’elle descend l’escalier pour voir « le spectacle impensable » de son père pleurer dans les bras de sa mère « comme un bébé géant » (45). Scène curieusement pertinente chez une auteure dont le fantasme fictif récurrent tourne autour des enfants qui perdent leurs parents. La mère annonce la mort de sa grand-mère à la narratrice mais ne la croit pas intellectuellement assez mûre pour comprendre la notion. L’enfant dira son sixième mot, « mort » justement dans le contexte de la perte de sa grand-mère, et contestera intérieurement la supposition de la mère de cette façon : Mort ! Comme si je ne savais pas ! Comme si mes deux ans et demi m’en éloignaient, alors qu’ils m’en approchaient ! Mort ! Qui mieux que moi savait ? Le sens de ce mot, je venais à peine de le quitter ! Je le connaissais encore mieux que les autres enfants, moi qui l’avais prolongé au-delà des limites humaines. N’avais-je pas vécu deux années de coma ? Qu’avaient-ils donc pensé que je faisais, dans mon berceau, pendant si longtemps, sinon mourir ma vie, mourir le temps, mourir la peur, mourir le néant, mourir la torpeur ? (45-46)
La narratrice explique bien sa connaissance intime du concept de la mort ; mais étant donné la scène avec son père dont elle est témoin, sans doute s’agit-il également d’une connaissance intime de l’idée de perdre ou de vouloir perdre ses parents. Quoiqu’il en soit, après la disparition de sa grand-mère il n’est plus question que celle-ci
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remplace ses parents. Comme plusieurs personnages fictifs la narratrice se retrouve subitement « doublement orpheline ». Dans notre exploration des récits fictifs, nous avons constaté que le fait de devenir orphelin limite strictement le rôle que peuvent jouer les parents dans le développement de l’identité de celui-ci. Leur élimination peut accorder sur le plan imaginaire une liberté grisante tout comme elle peut rendre l’orphelin dépourvu, vulnérable. Déjà dans la description de l’action animatrice du chocolat blanc il y avait la notion d’un exorcisme, d’une purgation, d’une libération de quelque chose. Avec la mort de la grand-mère, la narratrice estime qu’il y a eu un troc, un échange entre elle et sa grand-mère : Je m’assis sur l’escalier en pensant à la grand-mère au chocolat blanc. Elle avait contribué à me libérer de la mort, et si peu de temps après, c’était son tour. C’était comme s’il y avait eu un marchandage. Elle avait payé ma vie de la sienne. L’avait-elle su ? (47)
Cette idée d’un marchandage – de troquer une mort contre une vie – se recoupe avec le sous-texte eucharistique entrevu dans notre lecture première de la scène du chocolat blanc: le Christ se sacrifie, meurt pour que d’autres vivent. Et lorsque l’on met ensemble la notion de marchandage proposée par la narratrice avec l’idée que la grand-mère est une mère symbolique, substitutive, qui lui a donné vie, on a la situation tout romanesque d’une femme qui meurt non pas exactement en couches mais pas longtemps après avoir donné naissance à la narratrice ; configuration qui confirme imaginairement la narratrice dans son statut d’orpheline. L’auto-constat de naissance qui suit la troisième naissance l’avait déjà suggéré : la narratrice se libère ou désire se libérer des contraintes de son identité héritée pour se situer pleinement et irrévocablement au Japon. Nous nous sommes demandé si, après avoir écarté parents et maintenant après avoir perdu la grand-mère, cette orpheline imaginaire ne trouverait pas d’autres parents pour les remplacer. La suite de Métaphysique des tubes, et certes de tous les autres récits autobiographiques de l’auteure, nous confirmera la riche fabulation d’un roman familial japonais. Et pour fonder et ensuite réaliser ce roman, il ne lui manque en apparence qu’une mère japonaise. La narratrice la trouve, et ô combien, dans la personne de Nishio-san, sa gouvernante bien aimée.
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Nishio-san : mère japonaise d’origine modeste Devant le spectacle perturbant de voir son père pleurer à la nouvelle de la mort de la grand-mère paternelle, consternée, la narratrice se pose des questions sur la mortalité. Elle avait beau déclarer son indépendance dans son constat de naissance, l’enfant semble toujours avoir besoin d’adultes, sinon d’une mère pour comprendre. Pourtant, il reste un obstacle évident à sa quête d’information. Rappelons-nous, la narratrice n’est censée avoir que six mots à son vocabulaire actif. C’est alors qu’elle révèle que, en réalité, dans ma tête, j’avais le vocabulaire nécessaire – mais comment passer, en un coup, de six à mille mots sans révéler mon imposture ? Heureusement, il y avait une solution : Nishio-san. Elle ne parlait que japonais, ce qui limitait ses conversations avec ma mère. Je pouvais lui parler en cachette, camouflée derrière sa langue. (48)
La langue est la manifestation sociale primaire de l’identité. L’élection de parler japonais – une décision positive – est en même temps un choix négatif : celui de ne pas parler français, c’est-à-dire de ne pas exprimer l’identité héritée et apprise des parents. La décision de ne pas rentrer en communication avec sa famille, de les exclure, redouble ainsi le mutisme du bébé tube de la première naissance jusqu’à ses deux ans et demi et nous fait douter encore que son silence n’ait pas été tout entièrement involontaire. Ainsi, lorsque la narratrice élit de parler à Nishio-san cette décision est surtout prise en opposition à sa mère comme l’indique la citation. Nishio-san est de ce fait un substitut pour sa mère. Non seulement la narratrice parle-t-elle en japonais, mais elle demande explicitement à sa gouvernante : « ne le dis à personne. C’est un secret » (48). Quand Nishio-san s’étonne qu’elle s’exprime en japonais avant le français, la narratrice prétend que : « C’est la même chose. Pour moi, il n’y avait pas des langues mais une seule et grande langue dont on pouvait choisir les variantes japonaises ou françaises, au gré de sa fantaisie » (49). Nous avons ici la description d’un phénomène répandu chez les enfants bilingues précoces, lesquels ne différencient pas radicalement l’une ou l’autre langue dans la première jeunesse13. Cependant l’enfant ne les parlera pas indifféremment dans 13 Voir les travaux de Ellen Bialystok, Bilingualism in Development: Language, Literacy and Cognition (Cambridge : Cambridge UP, 2001) 106.
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ce roman. Elle cachera ses capacités linguistiques françaises comme japonaises à sa famille. Ainsi la première expression de l’identité estelle non seulement japonaise, elle est aussi dissimulée, pratiquée dans le secret et à l’encontre des parents. La clandestinité de son expression, je soutiens, donnera à la narratrice un espace imaginaire où développer pleinement son identité japonaise, un espace où par la force du secret cette identité peut prendre des formes fantasmatiques élaborées, bien à l’écart de la réalité évidente de ses parents et de leurs origines occidentales. Initialement supprimée, nous verrons qu’il faudra un événement dramatique pour que la narratrice admette l’existence de son identité européenne. Bien que le mot ne se prononce pas dans Métaphysique des tubes, ailleurs, dans un autre texte autobiographique qui reprend en partie ces premières années de vie, Biographie de la faim (2004), Nothomb décrira Nishio-san, « ma mère japonaise » (57) et « ma mère nipponne » (58). Dans des interviews elle n’hésitera pas à répéter la même qualification. Par exemple, en légende à une photo de l’auteureenfant avec sa gouvernante – document qui accompagne un grand reportage sur Nothomb en 2004 – l’écrivain note : « là, c’est Nishiosan, ma nourrice, ma mère japonaise »14. Et dans un entretien en 2009 avec Josyane Savigneau, Nothomb certifie que « [Nishio-san] m’aimait comme si j’étais sa fille ; je l’aimais comme si elle était ma mère »15. Si pourtant dans Métaphysique des tubes la narratrice ne se sert pas de la désignation « mère » pour décrire sa relation avec Nishio-san – sans doute de peur de blesser les parents réels – il est clair d’après la relation décrite que celle-ci joue un rôle maternel dans sa vie. D’abord, la narratrice emploie la périphrase, « elle m’aimait autant que ses deux filles » (54) pour communiquer l’idée que la gouvernante est sa mère, tout en ne le disant pas explicitement. Ensuite, alors que la troisième enfant ne décrit pas en détail la relation qui existe entre Nishio-san et ses frère et sœur, elle souligne la place unique qu’elle occupe dans sa vie et présente cette relation dans le
14
Frédérique Joignot, « Amélie Nothomb : L’Enfance à en mourir, » Le Monde 2 (Magazine) 9 oct. 2004 : 25. 15 Josyane Savigneau, « Amélie Nothomb. Entretien avec Josyane Savigneau, » 26 jan. 2009 à la Bibliothèque publique d’information ‹http://archivessonores.bpi.fr/index.php?urlaction=doc&id_doc=2976›.
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contexte d’un effet culturel japonais plus général qui la privilégie d’emblée par rapport aux deux autres : Je m’aperçus très vite que mon âge me valait un statut spécial. Au pays du Soleil-Levant, de la naissance à l’école maternelle non comprise, on est un dieu. Nishio-san me traitait comme une divinité. Mon frère, ma sœur et les futago [filles jumelles de Nishio-san] avaient quitté l’âge sacré : on leur parlait d’une façon ordinaire. Moi, j’étais un okosama : une honorable excellence enfantine, un seigneur enfant. (55)
Non seulement la divinité de la narratrice aux yeux de Nishio-san se recoupe-t-elle, quoique différemment, avec son statut de « dieu » du début du roman, mais aussi redresse et renverse-t-elle les comparaisons dépréciatives aperçues dans l’attitude des vrais parents par rapport à ses deux aînés, lesquelles comparaisons ont dans l’esprit de la narratrice contribué à son sentiment d’évincement. Ainsi la narratrice décrit-elle dans les pages qui suivent comment Nishio-san la dorlote, lui chante, lui raconte des histoires, lui déclare sa beauté, la berce, l’habille en kimono, lui donne des mets japonais quand elle les veut : des actions qui la confirment si besoin il y a comme sa mère japonaise. La gouvernante est d’ailleurs la complice de l’enfant contre la mère non seulement en gardant le secret de ses capacités linguistiques, mais en n’obéissant pas à l’injonction maternelle de ne pas donner la nourriture japonaise supplémentaire à sa fille quand elle la lui demande (55). Cette petite transgression contraste explicitement avec le récit des parents qui ont privé le bébé-tube de nourriture. Certes, le simple fait de noter ces marques d’affection maternelle et de les attribuer à Nishio-san nous indique qu’elles n’étaient pas habituelles avec les parents biologiques. C’est alors que, en dépit du teint de sa peau et de ses traits occidentaux – dont il n’est pas encore question à cet âge, mais qui reviendront dans Biographie de la faim – en dépit de la présence quotidienne de ses parents, de ses frère et sœur réels, la conclusion de la narratrice sera catégorique, sans ambigüité : « entre des parents qui me traitaient comme les autres et une gouvernante qui me divinisait, il n’y avait pas à hésiter. Je serais japonaise » (56). Et, « [à] deux ans et demi, il eût fallu être idiote pour ne pas être japonaise » (58). Selon le schéma classique du roman familial exposé par Freud, le fantasme de l’enfant est de se débarrasser des parents « désormais dédaignés, et de leur en substituer d’autres, en général d’un
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rang social plus élevé » (158-159). Nous avons vu que le premier roman de Nothomb, Hygiène de l’assassin, reproduit fidèlement ce schéma lorsque les grands-parents maternels, aristocrates, adoptent finalement Prétextat après la mort des parents et grands-parents paternels. Dans le roman familial autobiographique nous trouvons une entorse toute spéciale à ce scénario dans la personne de Nishio-san, domestique japonaise, d’un rang social clairement inférieur qui – fantasmatiquement et même à plusieurs égards sur un plan pratique – prend la place occupée par la mère biologique. Déjà, il serait extraordinaire selon l’exemple freudien, basé sur l’enfant garçon, que la mère, certissima, soit remplacée. Pourtant, le « female family romance » exposé par Hirsch nous avertit que l’élimination de la mère est souvent la condition sans quoi une fille ne développe pas ses pouvoirs d’imagination. Notre narratrice ne manque nullement d’imagination et ainsi ne manquera-t-elle pas non plus de remplacer sa mère avec une autre, même si elle est de rang social inférieur. Car, comble d’ironie, les Nothomb sont déjà et doublement d’un rang social supérieur. D’abord par les hautes fonctions qu’exerce le père au Japon : il est consul au moment des événements de Métaphysique des tubes, et lors du retour des narratrices autobiographiques au Japon comme jeune adulte dans Stupeur et tremblements et Ni d’Ève ni d’Adam, le père sera ambassadeur à Tokyo. Ensuite par le simple fait que le père est baron héréditaire en Belgique, il est déjà noble – information fournie dans les détails biographiques qui ont servi à construire la personne médiatique d’Amélie Nothomb, mais pas divulguée dans le texte. Qu’en est-il donc de ce choix d’une domestique japonaise pour remplacer sa mère ? Dans l’explication freudienne, « la survenue fortuite d’expériences réellement vécues (à la campagne, la rencontre du châtelain ou du propriétaire terrien, à la ville, celle du personnage princier » – y est pour beaucoup dans le choix de parents de substitution fantasmés, lesquels sont généralement « plus distingués » que ceux remplacés (159). Que faire donc si l’on est déjà noble ? Il est vrai que le hasard a mis dans la vie de la narratrice Nishio-san, une personne douce et maternelle, quoique « d’un milieu pauvre et populaire » (53) selon le roman. Cependant le hasard y a aussi mis une autre mère potentielle substitutive et japonaise. Il s’agit de Kashimasan qui a beau être la deuxième domestique de la maison, elle est très
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certainement d’un rang supérieur à la première. Voici comment la narratrice la présente : Kashima-san avait une cinquantaine d’années et était d’une beauté aussi aristocratique que ses origines : son magnifique visage nous regardait avec mépris. Elle appartenait à cette vieille noblesse nippone que les Américains avaient abolie en 1945. Elle avait été une princesse pendant près de trente ans et, du jour au lendemain, elle s’était retrouvée sans titre et sans argent. (53)
Princesse, aristocrate, de la vieille noblesse, oui. Mais Kashima-san est également hautaine, méprisante, peu patiente, dédaigneuse. A la grande différence de Nishio-san, elle n’idolâtre pas la narratrice, lui donne une gifle quand l’enfant tente de prendre de sa nourriture et, nous le verrons, elle la laisserait mourir plutôt que d’interrompre ce qu’elle estime être le cours du destin. Même déchue de sa noblesse, Kashima-san ressemble à plus d’un titre à la représentation des parents dans le roman, particulièrement à la mère qui, belle et sévère, exerce en partie son rôle parental en refusant certains mets à la narratrice. Kashima-san est certainement plus stricte et plus âgée que la mère biologique, mais finalement cette ancienne princesse n’est sans doute pas assez « autre » pour prendre la place des parents qui eux aussi ont regardé leur bébé dépérir plusieurs jours, en la privant de nourriture, avant d’intervenir. Non, si Nishio-san est la « bonne mère », Kashimasan est « la mauvaise »16 et ces deux rôles dichotomiques féminins, rencontrés dans la petite enfance, reviendront sous forme d’autres personnages dans d’autres récits autobiographiques japonais. Outre ses qualités maternelles, ironiquement le rang inférieur de Nishio-san joue éventuellement sur le plan fantasmatique un rôle pratique dont parle Freud : celui de rabaisser le parent que l’enfant imagine remplacer. La narratrice punirait ainsi sa mère d’origine élevée, elle l’humilierait psychiquement en la remplaçant avec 16 Je fais ici allusion à la notion d’objets relationnels, ou d’objets partiels chez les petits enfants, notion développée par la psychanalyste Mélanie Klein. Klein soutient que les enfants intériorisent sous forme de représentation mentale les « bons » et « mauvais » objets – voire les bonnes et mauvaises personnes. En l’occurrence il s’agit souvent de deux versants d’une même personne, la mère. Voir J. LaPlanche et J-B Pontalis, « ‘Bon’ objet, ‘mauvais’ objet, » in Vocabulaire de la psychanalyse 10e édition (Paris : Presses Universitaires de France, 1967) 51-52. Laureline Amanieux note aussi cette dichotomie. Voir son Amélie Nothomb: L’éternelle affamée (Paris : Albin Michel, 2005) 38.
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quelqu’un d’origine modeste, « pas jolie » (52), pleinement étrangère et certainement exotique du point de vue occidental17. Le père japonais Il y a sans aucun doute une autre motivation, primordiale, dans l’élection de Nishio-san comme mère substitutive et que nous examinerons de suite. Mais d’abord, qu’en est-il du père dans ce roman familial japonais ? Rappelons-nous, selon la version romanesque du « female family romance » exposé par Marianne Hirsch dans son examen de la littérature du dix-neuvième et du début du vingtième siècles, l’enfant-fille qui veut faire valoir son imagination élimine généralement la mère et s’attache au père ou à un mari. Ce scénario s’est reproduit avec quelques variantes chez les personnages orphelines dans la fiction nothombienne – dont Hazel de Mercure et Zoé de « L’Entrée du Christ à Bruxelles ». S’il « eût fallu être idiote pour ne pas être japonaise », alors pour faciliter et élaborer cette prise d’identité dans le roman familial autobiographique il est non seulement avantageux de se trouver une mère japonaise mais aussi est-il utile – pas idiote – d’avoir l’imagination nécessaire pour concevoir son père comme japonais. Car si la narratrice ne remplace pas ouvertement son père dans Métaphysique des tubes, dans ses descriptions ultérieures de lui il est certain qu’elle l’orientalise, elle le japonise. Ainsi, une des anecdotes les plus séduisantes du roman concerne la découverte de la narratrice que son père – consul belge – est aussi chanteur de nô, art opératique ancien et stylisé, natif du Japon. Sans avoir de connaissances préalables du Japon ou de sa culture avant de prendre son poste diplomatique, et suite à un malentendu avec l’interprète et guide qui l’initiait aux diverses formes artistiques japonaises, le père se voit contraint plus par politesse que par véritable appréciation de suivre des leçons de chant avec un des plus grands maîtres du nô japonais. Le père finit par en devenir son disciple et au bout de longues années de pratique quotidienne – tous les matins avant d’aller travailler au consulat – il finit par gagner une certaine renommée au pays du Soleil-levant : « Comme il était le seul étranger au monde à posséder ce talent, il devint célèbre au Japon sous le nom qui lui est resté : ‘le chanteur de nô aux yeux bleus’ » (94-95). 17
Il ne faut pas confondre ici la représentation psychique et fantasmée de la figure de la mère ou du père avec les vraies personnes dans la vie, lesquelles demeurent inconnaissables.
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Le prestige dont jouit le père y serait pour beaucoup dans sa « réhabilitation » aux yeux de sa fille et dans l’alimentation de son fantasme d’être elle-même japonaise. Il n’est pas difficile de voir que l’attitude du père envers le Japon se reproduit et se magnifie chez sa fille : « Ce jeune diplomate de trente ans avait eu pour ce pays un coup de foudre réciproque. Le Japon devint et demeura l’amour de sa vie » (90). Aux yeux de la fille, son père est littéralement transformé par son amour et son admiration ; il réalise le fantasme qu’elle nourrit pour elle-même : devenir, comme son père, un pseudo-Japonais aux yeux bleus. La découverte de son père en Japonais est frappante, inattendue. La narratrice apprend qu’il est chanteur de nô lorsque la mère emmène ses enfants assister à un long opéra dans lequel joue le père. Voici la scène où, aux yeux et aux oreilles de la fille – qui à ce moment du roman a révélé aux autres ses capacités linguistiques françaises – le père passe d’être le simple mari de sa mère, et le père des autres enfants pour devenir un Japonais stylisé et artistique : Je vis mon père entrer sur scène avec l’extrême lenteur requise. Il portait un costume superbe. Je ressentis une grande fierté d’avoir un géniteur aussi bien vêtu. Puis il se mit à chanter. Je réprimai une expression de terreur. Quels étaient donc ces sons bizarres et effrayants qui sortaient de son ventre ? Quelle était cette langue incompréhensible ? Pourquoi la voix paternelle s’était-elle transformée en cette plainte méconnaissable ? Que lui était-il arrivé ? J’avais envie de pleurer, comme devant un accident. — Qu’est-ce qu’il a, Papa ? chuchotai-je à ma mère qui m’ordonna de me taire. (96)
La narratrice explique par la suite que le nô est un art abscons qui suscite chez les non-initiés, comme elle l’était, « un profond malaise » (96). Pourtant l’expression de terreur réprimée chez la fille, la voix méconnaissable du père, l’envie de pleurer, ces sentiments finalement d’inquiétante étrangeté prouvent que le père a effectué avec succès une modification radicale, de quelqu’un de familier à quelqu’un d’étranger. Et la transformation est à la fois une perte – de son identité européenne, de son statut de père réel – et un gain – d’une identité japonaise – réconciliés dans une seule et même personne. Certes, la scène opératique apprend à la fille quelque chose d’autre sur la nature de l’identité : quelle que soit son origine nationale ou raciale, l’identité est non seulement un trait fixe, elle est aussi et surtout performative.
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Nous avons eu la démonstration répétée de cette leçon dans la façon dont les médias présentent Nothomb comme actrice, comme auteure qui, selon leur jugement, adopte différents accoutrements pour jouer différents rôles. Cette leçon reviendra également dans le sentiment d’usurpation dont jouit ou dont souffre l’auteure et que nous investiguerons prochainement. Mais dans le contexte présent, le spectacle du père et de sa performance légitiment l’identité fantasmée de la narratrice, son élection d’avoir des origines nippones. Nishio-san : proto-orpheline Donc, pour fonder et légitimer le roman familial de Métaphysique des tubes, la narratrice accentue le côté japonais du père et surtout élit-elle Nishio-san comme mère nippone et interlocutrice primaire pour remplacer sa mère réelle. Pourtant, le choix de Nishio-san est motivé par autre chose que sa langue japonaise, ses origines modestes et ses qualités maternelles. Car, après la mort de la grand-mère, la gouvernante ne lui sert pas seulement à ancrer fantasmatiquement sa nouvelle identité japonaise. Aussi contradictoirement que cela puisse paraître, même si Nishio-san est une mère de substitution, une mère qui remplace la biologique, pour la narratrice elle sert surtout et encore à confirmer sur le plan fantasmatique son identité d’orpheline. Car, alors que la narratrice peut bien s’imaginer orpheline et communiquer par diverses moyens son fantasme de perdre les parents, de les éliminer et de les punir, alors que l’auteure, Amélie Nothomb, peut bien illustrer par la présence de multiples orphelins dans ses romans, nouvelles et essais la force, l’attraction et la persistance du fantasme en l’élaborant sous diverses formes, en fin de compte Nishio-san n’a rien à imaginer : c’est une véritable orpheline et l’histoire des circonstances dans lesquelles elle l’est devenue constitue pour la narratrice comme pour l’auteure Amélie Nothomb le récit identitaire discursif fondateur de leur imaginaire, le carrefour textuel de questions manifestes et tacites qu’il nous incombe maintenant d’articuler. Situons le récit de Nishio-san dans son contexte au roman. Ayant appris la mort de la grand-mère qui lui a donné la vie, ayant vu son père pleurer comme un bébé géant dans les bras de sa mère, la narratrice cherche à comprendre la nature de la mortalité en consultant Nishio-san, sa mère japonaise. Ses questions sur la mort sont significatives non seulement parce que la narratrice conçoit qu’il y a eu une
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espèce d’échange de vie contre la mort entre sa grand-mère et elle, mais aussi parce que, nous l’avons vu, la narration de sa petiteenfance trahit le fantasme de vouloir remplacer ses propres parents. Ainsi, lorsque la narratrice demande à sa gouvernante pourquoi on meurt, une fois revenue de sa surprise d’entendre cette fille parler couramment, Nishio-san lui dit que c’est « normal de mourir quand on est vieux ». Cette réponse laisse entendre qu’il n’est pas normal de mourir jeune et c’est alors que la narratrice lui demande : « Racontemoi les bombardements » (49). De toute évidence ce ne sera pas la première fois que la gouvernante racontera l’histoire qui suit puisque, en la demandant, la narratrice se montre déjà au courant de son existence. Il semble que Nishio-san ait dans le souvenir de la narratrice la particularité de répéter non seulement le récit des bombardements mais aussi – comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent – celui de la mort violente de sa sœur : « Quand la douce Nishio-san me parlait, c’était le plus souvent pour me raconter, avec le rire nippon réservé à l’horreur, comment sa sœur avait été écrasée par le train Kobé-Nishinomiya lorsqu’elle était enfant » (43). Le premier récit illustrait à la narratrice le double pouvoir performatif du langage – créer, comme dans le cas de nommer ou faire exister quelqu’un, et assassiner : « À chaque occurrence de ce récit, sans faillir, les mots de ma gouvernante tuaient la petite fille » (43). Avant même d’entendre l’histoire des bombardements, le lecteur est alerté de sa nature performative et itérative. Certes la répétition de ces histoires nous confirme à la fois leur fascination persistante, inassouvie pour la narratrice comme pour Nishio-san qui, dans l’acte de les raconter, doit chercher à comprendre, à maîtriser un événement traumatisant ainsi que les sentiments d’horreur et de perte qu’il a suscités, lesquels doivent toujours échapper à son entendement. Donc, à la demande de la narratrice – en pleine élaboration de son propre roman familial – Nishio-san fait le récit de comment en 1945, à l’âge de sept ans, elle est devenue orpheline lors d’un raid aérien américain. Rapporté par la narratrice, le récit se fait principalement au discours indirect, ponctué de quelques phrases de Nishiosan au discours direct. Couchée dans son lit Nishio-san entend les bombardements se rapprocher de sa maison. « Un matin, les bombes avaient commencé à pleuvoir » et la fille espère que « la mort la trouverait endormie ». Une énorme déflagration a lieu, et elle s’imagine
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d’abord qu’elle est « déchiquetée en mille morceaux » avant de se rendre compte que son corps est toujours intacte mais que l’explosion l’a ensevelie sous les décombres de sa maison : « elle avait mis un certain temps à comprendre qu’elle était enterrée » (50). Les rudes épreuves ne font que commencer, car elle se met à creuser, « en espérant qu’elle se dirigeait vers le haut ». En creusant, la fille de sept ans rencontre un bras détaché de son corps, elle se trompe de cap, doit s’arrêter pour écouter, pour s’orienter : « Je dois aller vers le bruit : c’est là qu’il y a la vie. » (50-51). La narratrice est curieuse de savoir comment, enterrée, Nishio-san pouvait encore respirer : « L’air venait difficilement, mais il venait. Tu veux la suite ? » La narratrice la réclame « avec enthousiasme » (51). Quand l’enfant arrive à la surface, où son instinct lui a dit qu’il y a la vie, elle découvre que c’est en fait un lieu de mort et de destruction : Parmi les maisons détruites, il y avait des morceaux d’êtres humains. La petite avait eu le temps de reconnaître la tête de son père avant qu’une énième bombe explose et l’enfouisse très profond sous les décombres. À l’abri de son linceul de terre, elle s’était d’abord demandé si elle n’allait pas rester là : ‘ C’est encore ici que je suis le plus en sécurité et qu’il y a le moins d’horreurs à voir.’ Peu à peu, elle s’était mise à suffoquer. Elle avait creusé vers le bruit, effarée à l’idée de ce qu’elle allait découvrir cette fois. Elle avait eu tort de s’inquiéter : elle ne put rien voir, car à peine avait-elle émergé qu’elle se retrouvait quatre mètres plus bas. (51)
Nishio-san répétera les mêmes actions pendant des heures : creuser afin de retrouver la surface pour ensuite être à nouveau enterrée par une autre explosion : « Je ne savais plus pourquoi je remontais et je remontais quand même, parce que c’était plus fort que moi. […] Quand la pluie de bombes a cessé, j’étais stupéfaite d’entre encore en vie » (52). L’enfant apprendra qu’en plus de son père, sa mère et ses frères sont morts également, et elle est jalouse de sa sœur qui « écrasée par le train deux ans plus tôt, avait échappé à ce spectacle ». Devant le récit épouvantable de ces morts, la narratrice a une drôle de réaction : « Nishio-san avait vraiment de belles histoires à raconter : les corps y finissaient toujours en morceaux » (52). Ce récit de mort foudroyante, violente, entendu, absorbé voire réclamé par la narratrice au moment où elle quitte le stade imaginaire de l’infans pour rejoindre elle-même la communauté des personnes
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qui communiquent par le symbolique du langage, ce récit de liquidation familiale et de suffocation – répété avec passion, horreur et franchise – s’inscrit par sa forme et par son fond doit-on croire de manière indélébile dans l’imaginaire de l’enfant narratrice. Il est certain que la narratrice dans son désir d’identification avec sa mère japonaise, fantasme qu’elle aussi est orpheline et vit par procuration mais sans souffrir directement les mêmes épreuves et tribulations de Nishio-san. Car le récit de Nishio-san réalise discursivement pour la narratrice, dans une violence autrement inimaginable, inavouable ses pulsions les plus assassines, destructrices, vengeresses, de même que les craintes les plus épouvantables de perdre ses parents. Ainsi, la narratrice peut, dans la sécurité et la jouissance du cadre discursif s’identifier avec sa mère de substitution et se dire « Moi aussi je suis orpheline. Moi aussi je suis japonaise ». La puissance du récit de Nishio-san, la vivacité de ses détails macabres et l’enthousiasme avec laquelle la narratrice le reçoit, tout cela nous encourage à supposer non seulement que la narratrice fasse sienne son histoire, mais qu’elle entremêle ses propres fantasmes aux faits biographiques de sa gouvernante. Nous avons tout de même affaire ici à une histoire remémorée et ensuite écrite, entendue dans la prime enfance au seuil de l’accès au langage : le jour même où la narratrice admet pour la première fois qu’elle sait parler. Certes, Nishio-san ne lui transmet pas simplement une histoire à laquelle la narratrice s’identifie, elle lui communique également comment raconter une histoire. Le fort sens de narration de Nishio-san – avec son début faussement calme, sinistre – l’attente dans le lit – suivi d’un événement éclatant, bouleversant – les premières bombes – lequel entraîne une série de péripéties dramatiques sur un cycle répétitif – creuser vers la surface pour être enterrée encore et encore sous d’autres bombes – avant de finir sur le spectacle d’une horreur paisible – les corps déchiquetés – tout cela fait de la gouvernante une conteuse accomplie qui apprend à la narratrice non seulement ce qui est digne d’être raconté, mais comment structurer un récit. De fait, il est tentant de voir que Nishio-san donne à la narratrice autobiographique comme à l’auteure Amélie Nothomb non seulement certains éléments et structures de leurs futures narrations – en leur apprenant ce qui constitue une « véritable » histoire – mais certainement par son récit Nishio-san va les légitimer, leur accorder la permission de fantasmer un roman familial. Par un jeu d’identification
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on ne peut plus intense, ce récit autorise la narratrice et l’auteure à raisonner : « Pour devenir japonaise, moi aussi je dois devenir orpheline ». Nous comprenons ainsi que Nishio-san est la « proto » orpheline de l’œuvre et de l’imaginaire nothombiens : elle est l’orpheline textuelle par excellence dont l’histoire informe ouvertement et tacitement, directement et de façon détournée, les divers fantasmes du roman familial dans l’œuvre d’Amélie Nothomb18. La liquidation totale de la famille de la gouvernante fait écho à l’élimination intégrale de la famille de Prétextat Tach dans Hygiène de l’assassin – noyés et incendiés. Elle rappelle la coupure d’avec les parents vécue par Zoé, la double orpheline de « L’Entrée du Christ à Bruxelles », ou encore la violence de la mort des parents de Plectrude dans Robert des noms propres .Elle suggère les fantasmes parricides coléreux non-réalisés de Blanche dans Antéchrista, ou fait appel à l’assassinat complet de la famille dans Journal d’Hirondelle. Sans doute laisse-t-elle aussi notre auteure avec une « identité mystérieuse, comme un message […] à élucider » (15) tel Textor Texel de Cosmétique de l’ennemi, ou le sentiment d’abandon imaginé par Émile dans Les Catilinaires. Ou bien elle sous-tend la vulnérabilité de Hazel dans Mercure, qui elle aussi a perdu ses parents, est devenue orpheline, lors d’un bombardement en temps de guerre : « j’étais un détritus parmi des milliers de victimes de guerre qui mourraient comme des mouches. Mes parents avaient été tués et je n’avais rien ni personne » (10). Oui, l’histoire de Nishio-san joue certainement par rapport aux autres écrits nothombiens, sur le plan imaginaire et ses traductions 18
Si je fais la précision « textuelle » en caractérisant le statut de Nishio-san, c’est parce que dans la biographie familiale para-textuelle des Nothomb – celle qui n’est pas écrite de la main de notre auteure – il existe un autre exemple d’une personne qui devient orphelin sous les feux militaires. Il s’agit du père même d’Amélie Nothomb, Patrick. Dans son étude, Amélie Nothomb : L’éternelle affamée, Laureline Amanieux, citant Patrick Nothomb et son oncle Paul, rapporte comment le père de Patrick est mort « dans une manœuvre militaire, lors d’un exercice avec une bombe qui explose accidentellement, tuant tous les officiers se trouvant à proximité » (p.92). Patrick était encore bébé à l’époque ; il n’avait que huit mois quand il a perdu son père, et par la suite il a été élevé principalement par ses grands-parents maternels, comme le sont les personnages Prétextat Tach et Textor Texel dans la fiction d’Amélie Nothomb. Il est certain que cette histoire familiale a aussi influé sur l’imaginaire de notre auteure. Sans que nous puissions en mesurer son importance, nous devons noter au moins son recoupement et son renforcement avec l’histoire tragique de Nishio-san, laquelle la narratrice autobiographique met en vedette dans Métaphysique des tubes.
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narratives, tous les rôles que nous avons ici exposés. Mais dans la structure de Métaphysique des tubes elle en joue d’autres encore, lesquels il n’est véritablement pas possible de reconnaître tant que l’on ne situe pas le récit de la gouvernante dans une séquence d’autres scènes répétées au roman. La juxtaposition et la confrontation de ces scènes nous permettront d’articuler quelques « messages » non-élucidés concernant la question de l’identité nothombienne, particulièrement la question de l’usurpation. Je propose maintenant de les examiner et de les articuler ensemble.
Chapitre IV Noyades et baptêmes : morts et naissances Dans Métaphysique des tubes, sous l’allure d’un simple récit chronologique qui suit l’évolution d’une narratrice autobiographique belge née au Japon, de sa venue au monde jusqu’à ses trois ans, nous trouvons d’autres histoires et d’autres structures, moins visibles, lesquelles compliquent et mettent en cause cette simplicité apparente. En effet, nous avons vu et nous verrons encore que la progression chronologique du roman recouvre une autre structure, très dense, sans doute inconsciente, basée essentiellement sur l’itération et la différence. Il s’agit dans ce roman des origines d’un agencement qui semble traduire l’effort répété de comprendre et de dire quelque chose sur l’identité que la narratrice n’arrive pas à bien saisir ou à communiquer, quelque chose qui ne serait pas accessible dans un récit linéaire. Il n’est donc pas du tout sûr que la voix qui raconte cette histoire maîtrise ces répétitions ou les sens qui se dégagent dans leurs interstices. Cela ne veut pas dire, cependant, que ces répétitions soient sans organisation. Par exemple, si les quatre premiers chapitres de Métaphysique des tubes nous présentent le récit des trois naissances de la narratrice – lesquelles remettent en cause la légitimité des parents en donnant lieu à l’élaboration tacite d’un roman familial – les autres chapitres du roman nous offrent en contrepoids l’histoire des multiples morts de l’enfant. De toute évidence, rien n’est simple chez cette narratrice qui n’a pas encore atteint ses trois ans. Soyons précis : la narratrice ne meurt pas – ou pas exactement – à la fin du roman. Non, de même que nous avons eu des naissances manquées dans la première partie du texte, nous aurons également des morts manquées dans la seconde partie. Il s’agit du récit des near death experiences de la narratrice, des épisodes où elle faillit mourir noyée. Nous verrons que la séquence des naissances du début du roman et celle des noyades dans la seconde partie du texte s’interpellent à plusieurs égards mais surtout qu’elles se croisent et se rejoignent étrangement dans l’histoire des bombardements relatée par Nishio-san au milieu de Métaphysique des tubes. Il est temps
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d’examiner les noyades de l’enfant afin de revenir articuler leurs rapports avec le récit de notre proto-orpheline, Nishio-san. Première noyade manquée : « Au secours ! » Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, même si la narratrice communique régulièrement en japonais avec sa gouvernante, elle continue de cacher ses capacités linguistiques à sa famille en demeurant quasi-muette devant eux, à part quelques mots choisis : « En français, je disais toujours très peu de mots afin de ménager mes effets » (65). L’enfant a cependant envie, parfois, de riposter contre son frère et un autre garçon, Hugo, qui vit provisoirement avec la famille. Toutefois elle se retient pour ne pas révéler ses capacités. Elle prétend que « j’aurais perdu, en parlant, certains égards qui sont dus aux mages et aux débiles mentaux » (66), mais nous comprenons aussi que, en limitant sa communication verbale à Nishio-san, elle continue surtout de nourrir son fantasme d’un roman familial japonais en excluant sa famille biologique. En effet, il faut un événement dramatique pour que l’enfant trahisse son subterfuge et parle en français, et cela arrive lors d’une sortie à la plage. La narratrice raconte qu’un jour elle s’éloigne du reste de la famille et s’aventure à marcher toute seule très loin dans la mer quand, soudain : le banc de sable qui m’avait portée jusque-là s’était affaissé. Je perdis pied. L’eau m’avala. J’essayai de gigoter les bras et les jambes pour revenir à la surface, mais chaque fois que ma tête émergeait, une vague nouvelle me la replongeait sous les flots, tel un tortionnaire cherchant à me soutirer des aveux. (68)
La fille fait alors une découverte terrible. Quand ses yeux sortent de la mer elle voit non seulement ses parents qui dorment sur le rivage lointain, inconscients du drame qui a lieu devant eux, mais d’autres gens qui l’observent sans intervenir, « fidèles au vieux principe nippon de ne jamais sauver la vie de quiconque, car ce serait le contraindre à une gratitude trop grande pour lui » (68). Effrayée par le spectacle des gens qui assistent à sa mort sans réagir, instinctivement la narratrice crie en japonais « Tasukete ! », mais c’est en vain. Ils restent impassibles devant sa noyade. Finalement, la narratrice se dit, « Il n’était plus temps de faire des pudeurs avec la langue française » et elle hurle la même chose, cette fois en français : « Au secours ! ».
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C’était peut-être cela, l’aveu que l’eau voulait obtenir de moi : que je parlais la langue de mes parents. Hélas ces derniers ne m’entendirent pas. Les spectateurs nippons respectèrent leur règle de non-intervention jusqu’à ne pas prévenir les auteurs de mes jours. Et je les regardai me regarder mourir avec attention. (68-69)
L’enfant finit par couler vers le fond de la mer et les yeux ouverts elle passe ce qu’elle croit les dernières minutes de sa vie à remarquer la beauté de l’eau traversée de lumière. Ayant perdu toute notion du temps, elle reste là, sous l’eau, jusqu’à ce que brusquement, « [d]es bras m’arrachèrent et me remontèrent à l’air » (69). Prévenue par Hugo, qui avait vu la tête de la narratrice disparaître sous l’eau, la mère s’est précipitée à son secours. La fille remercie Hugo et tout le monde est stupéfait d’apprendre qu’elle sait parler. Nous savons bien que l’enfant a déjà prononcé d’autres mots avant cet événement – principalement des noms et d’autres substantifs – mais c’est ici où pour la première fois, selon la narratrice, elle daigne rentrer véritablement en communication avec sa famille biologique. Et justement, la première phrase qu’elle prononce est un appel à l’aide dans une de ses deux langues maternelles. Il est vrai que cette énonciation n’est pas tout à fait volontaire, puisque ce n’est que devant une menace de mort que la narratrice se met à parler « la langue de [s]es parents », qu’elle admet – au moins sur le plan verbal – qu’elle appartient à cette famille, qu’elle fait valoir son héritage européen pour la secourir. Certes, si selon le texte les parents n’entendent pas son appel, sa mère arrivera tout de même. Mais notons bien : la narratrice caractérise son énoncé d’aveu. On doit comprendre qu’ici elle est obligée – sous menace de mort – d’avouer ses parents dans le sens que, par le fait même de son énonciation en français, elle les reconnaît. C’est un moment décisif dans l’évolution de l’identité autobiographique nothombienne. D’une part nous avons finalement une concession à l’évidence que la narratrice est bel et bien d’origine européenne ; une concession faite sur un registre de résignation et de détresse. D’autre part, et en contrepartie, nous avons une première indication de l’inefficacité, de l’illusion ou de la nonviabilité d’une identité entièrement japonaise – une hypothèse qui sera rondement confirmée dans des termes étrangement apparentés et de plusieurs façons à l’âge adulte dans Stupeur et tremblements (1999) et Ni d’Ève ni d’Adam (2007). Car, bien qu’ils observent la fille se
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débattre et entendent son cri, et malgré l’explication culturelle de leur inaction, les Nippons ne réagissent pas à cet appel au secours en japonais – l’autre « vraie-fausse » langue maternelle. Au péril de son existence, la fille vit l’inefficacité de son appel et l’inaction des Japonais comme un refus, comme l’annonce de l’infirmation future de son identité nippone aux yeux du reste de la société. Il est aussi sans doute significatif de remarquer que Hugo, la personne qui signale la noyade aux parents et qui sauve donc indirectement la vie de leur fille, est un enfant eurasien, c’est-à-dire l’image biologiquement réussie de ce à quoi la narratrice aspire dans son roman familial personnel, avec son fantasme d’une mère orientale et d’un père européen japonisant. Est-ce une coïncidence si Hugo – en plus d’être mi-asiatique mi-européen selon la narratrice – vit loin de ses parents biologiques ? En raison de la guerre qui sévit alors au Vietnam, les parents de Hugo l’ont confié aux parents de la narratrice « pour une durée indéterminée » (65). Hugo fait donc figure de pseudo-orphelin eurasien. Si l’énoncé « Au secours ! » est tout à fait approprié dans cette situation, quand on relit cette scène à la lumière d’autres informations, quand on la voit comme la répétition similaire mais différente d’une situation spécifique que l’on a déjà vue, cet appel au secours devient autrement significatif. La troisième enfant qui s’est laissé vivre sans exister pendant les premières années de sa vie, celle qui prétend qu’elle était indifférente à tout lorsqu’elle était tube est également celle qui, par la suite, a caractérisé cette non-vie d’une sorte de « mort active ». Rappelons-nous que devant l’annonce du trépas de la grandmère, la narratrice soutient qu’elle sait mieux que tout autre le sens du mot « mort » parce que, « [l]e sens de ce mot, je venais à peine de le quitter ! […] Qu’avaient-ils donc pensé que je faisais, dans mon berceau, pendant si longtemps, sinon mourir ma vie, mourir le temps, mourir la peur, mourir le néant, mourir la torpeur ? » (45-46). Ainsi, de façon générale mais aussi dans une situation précédente bien précise, la narratrice a déjà vécu l’expérience pour le moins perturbante de mourir lentement pendant que d’autres la regardaient. Il s’agit de la séquence où le narrateur d’alors relate comment les parents ont privé le bébé-tube de nourriture pendant trois jours pour tester ses réactions (11). À l’image des spectateurs japonais en villégiature sur la plage qui n’interviennent pas, qui voient, impassibles, mourir une enfant devant eux – la tête submergée plusieurs fois par les vagues – il
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y a eu les parents du bébé-tube qui, du point de vue de celui-ci, en le privant de nourriture l’ont également « regard[é] mourir avec attention ». Ainsi, lorsque l’on lit ces deux scènes en parallèle, il est bien logique de supposer que le bébé-tube a aussi lancé un appel – inarticulé ou inarticulable – aux parents, un « Au secours ! » qui leur disait : « Je suis bien vivant, mais devant vous je me meurs ! ». Dans un autre sens alors, la narratrice qui se noie avoue quelque chose : cette description nous fait comprendre non seulement que l’aveu, que la reconnaissance des parents est forcée mais également que dans l’autre scène – affamé, déshydraté – le bébé cherche à manifester une détresse et une frayeur plus ou moins audibles malgré son allure de passivité indifférente. Pourtant, dans le cas de privation de nourriture comme dans la scène de noyade, ce sont les parents biologiques qui, même s’ils n’ont pas de leurs oreilles entendu cet appel, viennent à point nommé secourir la petite, lui sauver la vie en la sortant de l’eau ou en la nourrissant à nouveau. Notons avant d’étudier les autres scènes de noyade que, dans notre examen initial de cette scène étrangement déconcertante de privation – où nous entendons maintenant un faible appel au secours en sous-texte – nous avons fait le rapprochement avec une autre privation, celle d’un nom propre pour le bébé-tube. Nous commençons à voir se mettre en place autour de ces scènes une constellation de termes et d’images apparemment associés dans l’imaginaire nothombien. Avec l’exposition critique des autres noyades du roman, nous serons prochainement en mesure de les articuler ensemble et de les interroger. Renversement : noyade manquée du père On pourrait croire l’épisode de noyade bien terminé, réglé pour la narratrice une fois pour toutes. La famille lui apprend à nager et désormais elle adore jouer dans l’eau. Pourtant, le texte nous apprend que tout n’est pas si simple. Une enfant qui a failli se noyer une fois, c’est dramatique mais vu la vulnérabilité des petits dans un élément qui leur est souvent hostile, ce n’est peut-être pas tout à fait extraordinaire. Quand le même enfant faillit se noyer une seconde fois dans le dernier chapitre du roman, et qu’un autre membre de son entourage disparaît sous l’eau, et que l’événement le plus traumatique du roman emprunte un vocabulaire apparenté à la noyade pour s’illustrer, force est de constater que cette expérience semble fasciner et marquer la
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narratrice. De même qu’il y a eu plusieurs naissances dans la première partie du roman, événements qui, en raison de leur caractère répétitif peuvent être définis comme naissances manquées, dans la seconde partie de Métaphysique des tubes il y aura plusieurs noyades – à la fois sous forme littérale et sous forme métaphorique. La récurrence des noyades nous incite à nous demander si dans cette expérience – comme dans la répétition des naissances – il n’y a pas quelque chose qui échappe à l’entendement de la narratrice, quelque chose auquel, inconsciemment ou non, elle ne cesse de revenir afin de le comprendre, quelque chose qui cherche à se communiquer bien malgré elle. Le lecteur averti d’Amélie Nothomb soupçonne qu’il a affaire à une problématique plus vaste, à « un message à élucider ». Faisons le point. La narratrice semble avoir mis en place avec succès un roman familial japonais, et à l’exception de la présence contestatrice de Kashima-san, rien – même pas le fait de son corps européen – ni personne – même pas l’existence de sa propre mère biologique – ne semble infirmer le bien-fondé de son fantasme. Certes, dans toute l’œuvre autobiographique de Nothomb ce n’est que pendant cette courte période entre deux noyades et lorsque le fantasme du roman familial fonctionne sans contestation flagrante que nous avons l’expression d’une harmonie totale avec le monde. Lésée, évincée, la narratrice peut sur le plan imaginaire punir ses parents, s’imaginer orpheline et, tout en gardant ses parents sur le plan réel, elle peut fonder une nouvelle identité en les remplaçant par d’autres qui l’adorent encore plus. La narratrice illustre son entente parfaite – et laisse présager sa perte – dans un épisode où la main dans la main elle et son père se promènent dans les rues du village après les inondations printanières : C’était un vrai quartier japonais, calme et beau, bordé de murs coiffés de tuiles nippones, avec les ginkgos qui dépassaient des jardins. Au loin, la ruelle se transformait en un chemin qui serpentait dans la montagne vers le Petit Lac vert. C’était mon univers : il m’y fut donné, pour la seule fois de mon existence, de m’y sentir profondément chez moi. J’avais le bras en l’air pour tenir la main paternelle. Tout était à sa place, à commencer par moi, quand je m’aperçus que ma main était vide. (102)
La disparition du père se raconte sur un registre tantôt comique tantôt dramatique. Il s’avère qu’il est tombé subitement et sans doute par distraction dans un caniveau ouvert et se trouve en dessous
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du niveau de la chaussée, dans un trou entouré d’un tourbillon d’eau et d’où il ne peut pas sortir. Bien trop brièvement « à sa place », la narratrice se retrouvera brusquement déplacée, délogée, la main vide. Dans un premier temps cette scène nous apprend qu’à côté de l’harmonie la plus délicieuse rôde la menace terrible de tout perdre, comme l’exprime la narratrice tout de suite après avoir remarqué que son père ne lui tient plus la main : « Une angoisse sans nom s’empara de moi : comment un homme pouvait-il se volatiliser ainsi ? Les êtres étaient-ils des choses si précaires que l’on puisse les perdre sans motif et sans explication ? » (103). La disparition – pour l’instant provisoire – d’un des parents par rapport à l’eau est de bien mauvais augure pour ce qui suivra dans le roman. Dans un second temps, par sa situation dans le récit et par une fonction itérative moins évidente, la scène nous communique encore autre chose. En la regardant bien, nous avons en effet ici le renversement presque exact de la situation de noyade de la fille. Dans la scène précédente c’était la fille qui marchait tranquillement, les pieds dans l’eau, quand soudain « le banc de sable qui m’avait portée jusque-là s’était affaissé » (68). Alors qu’ici c’est le père qui se promène dans les rues inondées quand, tout à coup, il perd pied et tombe dans l’eau. Et, là où dans la première scène on avait l’enfant qui se noyait sous les yeux de gens qui l’observaient, ignorant son appel de détresse, ici c’est le père qui se retrouve sous l’eau, avec sa fille qui le regarde sans réagir. Cherchant à ne pas la paniquer, à la différence de sa fille le père ne crie pas « Au secours ! » ; il lui demande calmement de rentrer signaler sa chute dans l’eau à la mère. La narratrice, absorbée probablement par le souvenir en sous-texte de sa propre noyade manquée, a d’autres préoccupations : « Je fixais le trou d’eau qui l’avait englouti, m’émerveillant qu’il puisse me parler à travers ce rempart liquide : j’aurais voulu le rejoindre pour voir comment était son logis aquatique » (104). Certes, à l’instar des spectateurs japonais sur la plage et, l’on doit croire en réplique punitive à ses propres parents, lesquels l’ont longuement observée dépérir quand ils l’ont privée de nourriture, insouciante la fille prendra bien son temps à rêvasser et à jouer avant de rentrer à la maison pour apprendre la nouvelle du père à la mère. Car c’est bien l’enfant qui maintenant se trouve en position de pouvoir par rapport à un de ses parents en péril. L’exclamation du père quand finalement la mère arrive à son secours – comme elle l’a fait pour l’enfant qui se noyait – révèle à la place de
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la fille le sentiment d’impatience, de frustration, de peur ou de désespoir que, infans, le bébé-tube n’a pas pu ou pas su articuler alors : « Enfin, vous voilà ! gémit l’égoutier » (107). En effet, avec la supposition de la fille que le père doit exercer le métier d’égoutier – vu qu’il se tient dans les égouts – le lien avec la scène de privation et son renversement se confirme. C’est maintenant le père qu’elle imagine en égoutier, une sorte d’être des tubes comme elle se l’était imaginé si longtemps1. Noyade métaphorique : triplement orpheline La preuve de l’importance textuelle de l’expérience de la noyade, la preuve de son impact indélébile sur l’imaginaire de la narratrice se trouve confirmée dans le fait que l’on en trouve un emploi métaphorique plus loin dans Métaphysique des tubes dans l’illustration de l’événement le plus marquant de sa vie d’alors. À la différence de la scène précédente avec son père – que l’on peut voir comme le prélude à celle-ci – il s’agit du moment qui rompra pour toujours l’harmonie de l’existence de la narratrice, l’information dévastatrice qui contredira concrètement son fantasme d’avoir et de pouvoir garder sans encombre ses origines japonaises. La fille surprend une conversation au cours de laquelle la domestique méchante, Kashima-san, gronde et humilie Nishio-san pour lui faire croire que la famille lui manque de respect. Soumise à l’autorité aristocratique de Kashima-san, Nishio-san donne son congé. Au désespoir, la fille raconte tout ce qu’elle a entendu à ses parents qui, furieux, finiront par retenir la gouvernante bien-aimée. Pourtant, sur les lèvres de sa mère la fille apprend la terrible vérité que son enfance japonaise parfaite prendra fin un jour de toute manière. Elle découvre que Nishio-san ne restera pas indéfiniment avec eux, que la fille perdra sa mère de substitution : « Ton père ne sera pas éternellement en poste au Japon. Dans un an, ou deux ans, ou trois ans, nous partirons. Et Nishio-san ne partira pas avec nous. À ce moment il faudra bien que tu la quittes » (122). Après avoir fantasmé sur l’élimination des vrais parents dans son roman familial, après avoir fait un échange de vie contre la mort avec sa grand-mère paternelle et trouvé une mère de substitution 1
De plus, le métier imaginé du père – quelqu’un qui travaille à l’entretien, au curage des égouts – rappelle ou annonce les futures fonctions de la narratrice de Stupeur et tremblements où elle finit par récurer les toilettes d’une entreprise japonaise.
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japonaise, la narratrice apprend ici qu’elle perdra sa mère d’élection, qu’elle deviendra orpheline… triplement. D’abord atterrée par les paroles de sa mère, la fille retrouve sa voix et déclare : « Moi, je ne pars pas. Je ne peux pas partir. […] Je dois vivre ici ! C’est mon pays ! C’est ma maison ! ». Et lorsque la mère contredit ouvertement l’affirmation de sa fille avec, « Ce n’est pas ton pays ! », la traduction en images de son désespoir, de son détresse est révélatrice : — C’est mon pays ! Je meurs si je pars ! Je secouais la tête comme une folle. J’étais dans la mer, j’avais perdu pied, l’eau m’avalait, je me débattais, je cherchais un appui, il n’y avait plus de sol nulle part, le monde ne voulait plus de moi. (123-124)
D’un seul coup la fille encaisse la réalisation d’un nombre de pertes bouleversantes : mère, maison et patrie d’élection. Certes, la formule « il n’y avait plus de sol nulle part » anticipe bien la situation des narratrices des autres ouvrages autobiographiques qui sont souvent dépeintes comme des apatrides. À l’exception de la mort de la grandmère, cette fois et contrairement aux pertes précédentes fantasmées ou vécues de seconde main, celles-ci seront bien réelles. Impossible après la discussion précédente de ne pas remarquer que la réalisation de ces pertes reprend presque les termes exacts de la première noyade. De même que la fille a senti un banc de sable s’affaisser sous elle – « [j]e perdis pied. L’eau m’avala. J’essayai de gigoter les bras et les jambes pour revenir à la surface » (68) – ici, apprenant qu’elle devra quitter le pays, la maison et la mère qu’elle adore, l’enfant a également l’impression de perdre pied, de se débattre, impuissante, dans une eau qui l’avale. Et la représentation métaphorisée de cette nouvelle reprend également la scène de noyade renversée où la disparition subite du père a elle aussi provoqué une angoisse sans nom et lui a fait pressentir la précarité des choses que l’on peut « perdre sans motif et sans explication » (103). Pourtant, à la différence des deux dernières scènes de noyade, et malheureusement pour la narratrice, à cette occasion il n’y aura personne pour venir la secourir. Si l’on prolonge la comparaison, on peut dire qu’elle aura beau crier « Au secours ! », cette fois elle se noiera. La narratrice interrompt son récit des événements et prend brièvement du recul pour souligner que les pertes ici annoncées ne sont que les premières d’une longue série de deuils qui marqueront son enfance et son adolescence et ce, selon une loi biblique tirée de
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l’histoire de Job : « Ce qui t’a été donné te sera repris ». La désillusion est totale, le sentiment d’être amputée de ce qu’elle aime, sans retour : « On essaiera de te berner comme Dieu berne Job en lui « rendant » une autre femme, une autre demeure et d’autres enfants. Hélas, tu ne seras pas assez bête pour être dupe » (124). À y bien réfléchir et tenant compte des ironies implicites, l’enfant qui avait élu Nishio-san et le Japon pour fonder son roman familial semble nous dire dans son allusion biblique que l’on ne pourra pas la tromper en lui « rendant » sa vraie famille. Elle se dépeint donc une fois de plus orpheline sur le plan imaginaire, vivant avec une famille d’adoption. Non seulement la narratrice se représente-t-elle comme orpheline, mais comme orpheline noyée. Qu’en est-il donc de l’itération de cette scène, laquelle on le constate maintenant, influence clairement l’imaginaire de la narratrice jusque dans la métaphorisation d’une expérience clé? Car, nous n’en avons pas encore fini avec ces scènes de noyade : il nous en reste toujours une dernière à prendre en compte à la fin du roman et qui entérinera les pertes ici annoncées. Récit primordial : Nishio-san, orpheline noyée Je soutiens que nous avons déjà vu, déjà lu, déjà entendu avec la narratrice l’histoire d’une orpheline noyée, et que cette histoire, primordiale, fut si marquante qu’elle structure inconsciemment toutes les autres versions qu’il nous est donné de lire. À peine masquée, cette scène est celle du récit des bombardements de Nishio-san. Dans le chapitre précédent, nous avons vu que Nishio-san est la « protoorpheline » de l’œuvre et de l’imaginaire nothombiens, l’orpheline par excellence qui semble informer toutes les autres instances textuelles de cette figure. On peut comprendre que son récit organise non seulement les diverses fabulations du roman familial et ses variantes dans les écrits de Nothomb mais aussi sous-tend-il, je le propose maintenant, la récurrence des fantasmes et expériences de noyade dans Métaphysique des tubes. Car, à bien examiner le récit de Nishio-san en relation avec ces autres scènes, on s’aperçoit qu’il s’agit justement de se noyer. Dès le début de son récit l’eau s’inscrit avec l’image : « Un matin, les bombes avaient commencé à pleuvoir » (50, je souligne). Après qu’une bombe fait exploser sa maison, assurément Nishio-san ne se retrouve pas subitement sous l’eau, mais plutôt enterrée sous les décombres de sa maison détruite. Son dilemme est pourtant pareil à celui d’une personne qui se noie. Si l’élément dans
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lequel elle se débat est plus dense que l’eau, une fois revenue de sa surprise, comme la narratrice dans la mer, elle se débat aussi mais en creusant avec les mains. Nishio-san doit également regagner la surface si elle veut survivre, si elle ne veut pas « se noyer » sous les débris. Rappelons-nous la seule préoccupation de la narratrice qui, fascinée, demande souvent ce récit : elle veut savoir comment Nishio-san pouvait respirer en dessous. Et, l’enfant japonaise ne remonte pas seulement une fois pour prendre l’air et respirer ; comme la fille dont la tête est submergée à répétition par les vagues, de peur de suffoquer Nishio-san remonte plusieurs fois vers la surface où elle rencontre de nouveaux bombardements et finit enterrée, renvoyée vers le bas encore et encore : « à peine avait-elle émergé qu’elle se retrouvait quatre mètres plus bas » (51). Même avant d’apprendre que son temps au Japon est limité, la fille s’identifie si fort à sa gouvernante qu’elle peut faire psychologiquement abstraction de tout ce qui les différencie pour l’élire comme mère de substitution. Bien que la langue japonaise les rapproche, son corps d’Occidentale blanche, ses origines sociales et l’existence bien réelle de sa vraie mère biologique les séparent. Maintenant, en apprenant qu’elle perdra sa mère fantasmée, sa maison et sa patrie japonaises, la narratrice s’identifie logiquement de nouveau avec le récit de celle qui, enfant, a elle aussi tout perdu. Car le récit de Nishio-san, surdéterminé, réalise littéralement et avec une violence épouvantable ce que la narratrice vit pour l’instant sur le plan émotionnel et psychologique. La maison d’enfance de Nishio-san est dévastée – littéralement en débris autour d’elle – sa famille est perdue, tuée, littéralement morcelée, démembrée. Cette fois dans l’esprit de l’enfant elle peut se dire avec encore plus de conviction ce que nous avons déduit dans notre première lecture de cette scène : « Moi aussi je suis orpheline ». Et, même si le message ostensible de la nouvelle annoncée par la mère semble être que la narratrice quittera le Japon, qu’elle ne sera pas japonaise, que ce n’est pas son pays, le message contraire pourrait se communiquer aussi. Car, si l’on pousse l’identification aussi loin que possible, puisque les deux personnages perdent les mêmes éléments de leur existence, il se peut que notre narratrice, au lieu d’y voir l’infirmation définitive de son identité japonaise, y trouve au contraire la preuve indirecte qu’elle aussi doit être japonaise comme sa bonne bien-aimée, du fait de la ressemblance de leurs expériences de perte. Autrement dit, en perdant Nishio-san, para-
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doxalement la narratrice se rapproche d’elle. Puisque nous verrons les autres narratrices autobiographiques continuer de nourrir leur fantasme de pouvoir rester japonaise, par mimétisme inconscient et une logique toute particulière, il semble que notre narratrice actuelle se dise « pour devenir japonaise, moi aussi je dois devenir orpheline comme Nisho-san ». Elle perdra physiquement sa gouvernante, elle en souffrira beaucoup, pourtant elle conservera autre chose sur le plan imaginaire. Nous l’avions souligné dans notre première lecture, mais on l’apprécie encore plus maintenant. Il y a une telle imbrication des histoires des deux « orphelines japonaises » qu’il n’est plus possible de dire où l’une commence et l’autre finit. Certes l’intérêt n’est pas dans une éventuelle vérification de la fidélité du récit des bombardements de la gouvernante, ni dans l’exactitude des histoires de noyade de la narratrice. L’importance de son histoire est ailleurs. Elle réside dans le fait que la narratrice l’ait faite sienne, qu’elle l’ait pleinement intégrée à sa propre identité imaginaire, fabulée ou non. On peut envisager cette transaction, cet échange entre les deux d’une autre façon. Apprenant qu’elle doit quitter sa gouvernante et perdre sa maison et sa patrie, la narratrice est initialement sous le choc et au dépourvu, pourtant elle y gagne quelque chose. Preuve de l’importance durable de Nishio-san dans la vie et dans l’imaginaire de la narratrice et d’Amélie Nothomb, et témoignage de la douleur inexprimable de sa perte, cette domestique japonaise lui a fait don de son propre récit primordial. Et Nothomb rend bien ce don – à elle et à nous – en l’intégrant dans son œuvre littéraire. Non, sa mère japonaise ne lui a pas véritablement donné naissance, mais elle lui a certainement donné le récit qui nourrira encore et encore, pour le meilleur ou pour le pire, les siens propres. Deuxième noyade : suicide manqué Au chapitre précédent nous avons appris que la narratrice reçoit en cadeau pour son troisième anniversaire des bêtes dont elle a particulièrement horreur. Ses parents lui offrent trois carpes et la narratrice évite ce qu’elle appelle un « désastre onomastique » en empêchant ses parents de leur donner les mêmes noms que les trois enfants de la famille. Par un détour narratif habile, elle fait en sorte que son prénom ne soit pas prononcé par ses parents et s’octroie à leur place le pouvoir nominatif en les appelant Jésus, Marie et Joseph. Les
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poissons-cadeaux la dégoûtent viscéralement, mais pour ne pas déplaire à ses parents et sans doute pour ne pas passer pour ingrate, elle obéit à leur consigne et se résigne à ce qui devient le calvaire de sa vie : aller au bassin du jardin familial nourrir les carpes tous les jours avec des galettes de riz émiettées. Pour diverses raisons – que nous interpréterons ultérieurement – elle trouve répugnante la vue de leurs bouches lippues ouvertes qui remontent à la surface chercher leur nourriture. Pour l’instant, cette scène nous intéresse parce que c’est ici que la narratrice faillit se noyer une seconde fois en tombant dans le bassin avec les carpes. Pourquoi sent-on la nécessité de reprendre quelque chose que l’on a déjà fait ? Refaire quelque chose, nous l’avons vu avec l’exemple des naissances dans ce roman, c’est signaler tacitement que la première fois n’a pas réussi, que vous n’avez pas su faire ce que consciemment ou inconsciemment vous cherchiez à accomplir, que quelque chose dans le premier geste n’a pas atteint son but. Nous avons vu deux naissances manquées dans le roman avant d’en arriver à celle qui passe pour la « bonne » naissance au chocolat blanc belge. Dans la scène que nous examinons ici, il serait logique de supposer que la narratrice cherche à bien finir sa noyade. La première était manquée, dans la mesure où l’enfant n’est pas morte. Au cours de la noyade « métaphorique » – ayant appris qu’elle quittera le Japon et Nishio-san – l’enfant dit qu’elle mourra si elle part. Mais même si elle est brisée, désillusionnée, rendue psychologiquement orpheline, elle n’est toujours pas morte physiquement. Avec cette dernière scène de noyade, il semble que la narratrice cherche à rectifier cet inachèvement. La séquence est déjà remarquable en ce qu’elle se relate au présent tout comme la scène de chocolat blanc avec la grand-mère. Nous avons une fois de plus la suggestion que les événements ici racontés, bien qu’ils soient dans le passé, sont encore étroitement liés au présent. À la vue des bouches ouvertes des poissons à la surface de l’eau, la narratrice dégoûtée se fait la réflexion que l’on pourrait sans trop de difficulté deviner leurs tubes digestifs, et se rend compte que son sentiment d’horreur vient de ce qu’elle s’y reconnaît : Et, toi, que crois-tu être d’autre ? Tu es un tube sorti d’un tube. Ces derniers temps, tu as eu l’impression glorieuse d’évoluer, de devenir de la matière pensante. Foutaise. La bouche des carpes te rendrait-elle si malade si tu n’y
186 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB voyais ton miroir ignoble ? Souviens-toi que tu es tube et que tube tu redeviendras. (145)
Il est clair que dans son rapport ambivalent d’attraction et de répulsion pour les carpes il s’énonce ici une relation trouble avec son corps que plusieurs critiques ont très justement rapprochée des représentations corporelles des anorexiques2. Pourtant, dans le contexte immédiat du roman la narratrice nous annonce qu’une boucle ici est en train de se boucler. Les pieds au bord du bassin, tremblante, l’enfant de trois ans a un haut-le-cœur et : « [h]ypnotisée, je me laisse tomber dans le bassin. Ma tête heurte le fond de pierre » (146). La voici donc en train de se noyer encore une fois, horizontale, flottant dans l’eau à un mètre en dessous de la surface3. Comme lors de la première noyade où une fois qu’elle a fini de se débattre pour atteindre la surface, l’enfant trouve un calme curieux, ici l’enfant admire encore sans angoisse, « sereine », la lumière du soleil à travers l’eau : « Je me sens bien. Je ne me suis jamais sentie aussi bien. Le monde vu d’ici me convient à merveille » (147). Et, encore pareille à la première noyade dans la mer, il y a quelqu’un qui l’observe lentement mourir sans intervenir : Une frêle silhouette humaine apparaît qui se penche vers moi. Je pense avec ennui que cette personne va vouloir me repêcher. On ne peut même plus se suicider tranquille.
2
Voir les études de Catherine Rodgers, « Nothomb’s Anorexic Beauties, » et de Désirée Pries « Piscina: Gender Identity in Métaphysique des tubes, » dans l’ouvrage édité par Susan Bainbrigge et Jeanette Den Toonder, Amélie Nothomb: Authorship, Identity and Narrative Practice (New York: Peter Lang, 2003). Pour une analyse moins littéraire mais plus clinique des représentations anorexiques du corps, voir l’excellent article de Gaëlle Séné, « Anorexie Mentale et fantasmes. À propos de l’œuvre d’Amélie Nothomb, » Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) : 44-51. Notons qu’avec le récit de l’anorexie du personnage Plectrude dans Robert des noms propres (2003), et aussi de sa propre lutte avec cette maladie dans Biographie de la faim (2004), Nothomb a rendu explicite bien des préoccupations implicites dans ses écrits antérieurs. 3 Dans mon article, « Amélie Nothomb : Writing Childhood’s End, », j’examine tout autrement cette noyade dans une lecture intertextuelle avec la scène de meurtre, dans l’eau, du personnage Léopoldine d’Hygiène de l’assassin. Cette lecture en parallèle révèle le resurgissement d’une scène d’agression sexuelle dans les deux romans et anticipe le récit de l’auteure dans Biographie de la faim (150-152) de son viol à l’âge de douze ans dans la mer. Voir Amélie Nothomb: Authorship, Identity and Narrative Practice (New York : Peter Lang, 2003) 147-151.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 187 Mais non. Le prisme de l’eau me révèle peu à peu les traits de l’humain qui m’a repérée : c’est Kashima-san. Je cesse aussitôt d’avoir peur. Elle est une vraie Japonaise du passé et, en plus elle me déteste : deux bonnes raisons pour qu’elle ne me sauve pas. (148)
Pourtant, à la différence de la noyade dans la mer, même s’il y a quelqu’un qui l’observe et lui sourit, l’enfant du bassin ne criera pas « Au secours ! ». Elle pourra enfin, apparemment, bien accomplir ce qui lui a échappé lors de la première noyade et ce qui est resté sur le plan métaphorique depuis l’annonce de son départ imminent du Japon : sa mort dans l’eau. Dans un petit monologue intérieur adressé à Kashima-san, depuis sa tombe aquatique l’enfant dit : Tu as raison de sourire. Quand le destin de quelqu’un s’accomplit, il faut sourire. Je suis heureuse de savoir que je n’irai plus jamais nourrir les carpes et que je ne quitterai jamais le Japon. […] Il n’y a pas de plus fascinant que l’expression d’un être humain qui vous regarde mourir sans tenter de vous sauver. (149)
Cela fait maintenant trois fois que la narratrice observe des gens qui la regardent mourir. Elle semble avoir envie de mettre fin à tout cela. Désillusionnée par la perspective d’une vie sans sa mère de substitution Nishio-san, sans sa maison du Kansaï, sans sa patrie du Soleil-levant – toutes spectaculairement déchiquetées dans l’intertexte des bombardements – désenchantée par la perspective d’une « fausse vie » avec une « fausse famille » – comme elle l’avait si bien exprimé dans son allusion à Job – l’enfant préfère cette fois bien réussir sa mort, même si c’est sous le regard malveillant d’une observatrice qui fait figure de « mauvaise mère ». Le récit surdéterminé de Nishio-san ressurgit en sous-texte une fois de plus dans cette dernière scène de noyade. Certes, l’histoire de la fille japonaise enterrée qui « se noie » sous les décombres de sa maison détruite semble dicter, programmer certaines actions et attitudes de notre narratrice dans l’eau du bassin. Par exemple, Nishiosan, après s’être orientée dans l’amas de débris, creuse d’abord pour aller vers le haut, vers la surface : « C’est là qu’il y a la vie », lui avait dit son instinct. Il l’avait trompée : c’était là qu’il y avait la mort. Parmi les maisons détruites, il y avait des morceaux d’êtres humains. La petite avait eu le temps de reconnaître la tête de son père avant qu’une énième bombe explose et l’enfouisse très profond sous les décombres. (51)
188 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
Ici la narratrice est lasse de remonter encore et encore de ses plongées dans l’eau, non seulement lors de la noyade dans la mer mais aussi lors de la noyade métaphorique où sa mère lui apprend la terrible nouvelle. Comme Nishio-san, elle n’est plus certaine que la vraie vie se trouve « là-haut », à la surface. Car pour Nishio-san, à la surface il n’y a qu’une scène de mort, de feu et d’épouvante qui l’attend. Pour l’enfant désenchantée à la nouvelle de son départ imminent, à la surface il y a une fausse famille et la perspective d’une non-vie qui sera « rythmée par le deuil : Deuil du pays bien-aimé, de la montagne, des fleurs, de la maison, de Nishio-san et de la langue que tu lui parles. Et ce ne sera jamais que le premier deuil d’une série dont tu n’imagines pas la longueur » (124). La narratrice ne veut plus être « trompée » comme l’instinct de vie a trompé Nishio-san, ni « dupe » comme Job. Elle sait ce qui l’attend là-haut. Tout comme notre noyée sous l’eau dans le bassin, Nishio-san dans les décombres est elle aussi tentée par une autre fin : « A l’abri de son linceul de terre, elle s’était d’abord demandé si elle n’allait pas rester là : ‘C’est encore ici que je suis le plus en sécurité et qu’il y a le moins d’horreurs à voir’ » (51). Et notre noyée du bassin se dit: « Je ne me suis jamais sentie aussi bien. Le monde vu d’ici me convient à merveille » (147). Nishio-san, la survivante apparemment indomptable, résiliente finira néanmoins par regagner la surface, malgré tout. Mais on ne peut pas dire qu’elle est dupe. Elle termine son récit à l’enfant qui l’écoute avec la liste des personnes aimées qui sont maintenant des cadavres, et un sentiment de jalousie : « J’étais jalouse de ma sœur qui, écrasée par le train deux ans plus tôt, avait échappé à ce spectacle » (52). Autrement dit, devant la réalité de toutes les pertes, initialement au moins elle aurait préféré être morte que de voir et de vivre cette scène apocalyptique. La narratrice de Métaphysique des tubes semble aussi épouser cette attitude en voulant en finir avec la vie. Elle est sur le point de réaliser le vœu jaloux émis par sa gouvernante de mourir plutôt que de confronter ce cumul de pertes : « La troisième personne du singulier reprend peu à peu possession du « je » qui m’a servi pendant six mois. La chose de moins en moins vivante se sent redevenir le tube qu’elle n’a peut-être jamais cessé d’être » (152).
Noyades et baptêmes : morts et naissances 189
Donner la vie : les mains et le récit de Nishio-san Ainsi, il y a une certaine logique discursive et fantasmatique à ce que ce soit les mains de Nishio-san qui arrachent la narratrice du bassin et de la mort, pour la ramener à la vie. De même que Nishio-san, enfantsurvivante et sa future mère de substitution japonaise a dû apprendre à vivre dans la perte et la désillusion, la narratrice apprendra elle-aussi à vivre dans un monde amoindri s’il n’est pas exactement en ruines. Quand la narratrice commence à s’écarter de la fin programmée par le récit de sa gouvernante, celle-ci en tant que bonne mère la ramène ici de force. D’un geste au combien symbolique, en la retirant de sa tombe liquide, sans le savoir Nishio-san resserre les liens d’identification qui persisteront entre la narratrice et elle-même : L’air entre dans mes poumons qui s’étaient pris pour des branchies. Ça fait mal. Je hurle. Je suis en vie. Les yeux me sont rendus. Je vois que c’est Nishio-san qui m’a tirée de l’eau. Elle crie, elle appelle à l’aide. Elle est en vie, elle aussi. (153)
Contrairement à la première venue au monde, quand l’enfant de Métaphysique des tubes naît dans le silence, ici la prise d’oxygène et les hurlements de l’enfant annoncent que nous avons affaire, in extremis, à une pseudo-scène de naissance entre les mains de sa gouvernante. Il y a une telle imbrication du récit de Nishio-san dans les multiples noyades de la narratrice que l’on a l’impression que l’histoire des bombardements ordonne ou organise celle-ci pour qu’elle finisse de manière semblable. C’est-à-dire qu’à l’instar des événements du récit de mort manquée de Nishio-san, la narratrice devra quitter l’eau, retrouver la surface, et vivre sa vie, même si c’est une vie désillusionnée. De manière poignante et significative, l’ultime répétition d’une scène de noyade manquée se transforme en une scène de naissance, laquelle se solde par une scène de reconnaissance masquée. Car les hurlements de la fille ne doivent pas seulement se comprendre comme l’expression de la douleur physique quand l’air rentre dans ses poumons mais, en contraste avec le mutisme de sa première naissance biologique, il s’agit aussi d’une reconnaissance de Nishio-san en tant que mère. C’est une légitimation que ses parents réels n’ont pas eue alors. Dans un premier temps cela rend certainement un dernier hommage à la femme à laquelle la narratrice s’identifie si fort, à celle qui lui a fait don d’une identité fantasmée. Et dans un second temps,
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cette reconnaissance hurlée dans la douleur doit aussi se comprendre comme un cri de perte, comme le sont de toute façon tous les cris de naissance qui expriment la séparation avec le ventre de la mère, aussi bien que la reconnaissance du monde qui l’accueille. Car, même si la narratrice retrouve Nishio-san dans l’immédiat, ce ne sera que pour la perdre sous peu quand elle quittera le Japon. Ainsi le roman finit sur une affirmation, atténuée doit-on l’admettre, de la vie et surtout de la longévité de Nishio-san dans son imaginaire. C’est dans ce sens que l’on doit comprendre la remarque autrement incongrue de la narratrice qu’« [e]lle est en vie, elle aussi ». Nishio-san aussi survit ou a survécu à une même expérience de catastrophe qu’elles ont partagée4. Si l’on peut convenir que les scènes de noyade dans Métaphysique des tubes sont une répétition déformée de la scène des bombardements relatée par Nishio-san, et si la dernière de ces noyades s’annonce une scène masquée de naissance, alors par une logique transitive implacable nous devrions ouvrir la possibilité que la scène des bombardements raconte elle aussi une scène de naissance, quoique déguisée, et que par conséquent toutes les scènes de noyades le sont aussi à différents degrés. Assurément, l’histoire racontée par Nishiosan – réclamée et absorbée par la narratrice – n’a pas fini de se montrer le carrefour textuel, le récit fondateur qui informe les autres récits du roman. La surimpression d’une quatrième naissance sur une scène de noyade ou de suicide manqué est pour le moins troublante et nous signale que nous n’avons pas fini d’articuler leur signification. Car à la fin du roman nous sommes étrangement de retour à une situation similaire à celle du début. En vie, mais visiblement désillusionnée, la narratrice adulte intervient dans les derniers paragraphes pour se demander :
4
La terrible histoire d’enfance de Nishio-san revient et se répète plus tard dans la vie lorsque Nothomb est adulte. Dans les dernières pages du livre autobiographique, Biographie de la faim (2004), l’auteure raconte que Nishio-san s’est malheureusement trouvée dans le tremblement de terre de Kobé en janvier 1995. Quand Nothomb arrive finalement à la joindre au téléphone, Nishio-san lui dit que « sa maison s’était effondrée sur elle et que cela lui avait rappelé 1945 ». Elle n’a pas perdu sa famille mais elle a perdu toutes ses économies, cachées dans la maison détruite. Sa réaction devant sa perte – « Qu’est-ce que ça fait? Je suis en vie » (190) – reprend la philosophie toute pragmatique, résiliente qu’elle semble communiquer à la narratrice en la repêchant dans le bassin.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 191 Éprouvais-je du dépit d’avoir eu la vie sauve ? Oui. Étais-je pourtant soulagée d’avoir été repêchée à temps ? Oui. J’optai donc pour l’indifférence. Cela m’était égal, au fond, d’être morte ou vive. Ce n’était que partie remise. (156)
L’« indifférence » à la sortie de cette noyade manquée travestie en naissance est presque identique à celle qui a caractérisé l’attitude du bébé-tube lors de sa première naissance, au début de Métaphysique des tubes. L’ouvrage autobiographique se clôt, et le reste de la « nonvie » de la narratrice débute, sous le signe de la répétition. C’est une hypothèse qui se confirme étrangement dans la toute dernière phrase du roman: « Ensuite, il ne s’est plus rien passé » (156). Il ne s’est plus rien passé non seulement dans le sens que les événements les plus marquants de sa vie ont déjà eu lieu, mais aussi dans le sens que tout n’est ou ne sera qu’une répétition de ces événements. Il ne reste plus rien « de neuf » à vivre5. On peut encore mieux l’apprécier maintenant : un des dons offerts par le récit de Nishio-san et transmis ou imposé à la narratrice est justement son caractère itératif. Et sur le plan de l’énonciation – Nishio-san le raconte maintes fois à la demande de la narratrice – et sur le plan de l’énoncé – il relate la « noyade » répétée de la fille de sept ans sous les bombes – ce récit joue un rôle itératif déterminant dans l’écriture nothombienne. À l’image de la fille qui creuse longtemps et qui arrive encore et encore à la surface pour être enterrée de nouveau sous les bombes, à l’instar de la narratrice qui subit plusieurs noyades mais qui finit toujours de gré ou de force par émerger de l’eau, le récit de Nishio-san ne cesse de refaire surface dans ce livre et ailleurs dans l’œuvre nothombienne sous des formes familières mais étranges : il s’agit d’une scène qui à la fois légitime son identité d’orpheline, qui réalise les fantasmes violents du roman familial, qui articule les multiples expériences de noyade et qui, maintenant, semble aussi sous-tendre les expériences de naissance. C’est dans cette dernière piste de lecture que nous explorerons par la suite.
5
Dans un autre article je replace cette même temporalité dans le contexte de la répétition de la fin de l’enfance à travers ses livres. Voir Lee, « Writing Childhood’s End, » 141-153.
192 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
L’inquiétante étrangeté : Das Unheimliche Dans ses réflexions sur l’expression poétique, Paul Valéry décrit très succinctement le phénomène itératif que nous rencontrons dans la structure de Métaphysique des tubes. Il écrit : « Notre mémoire nous répète le discours que nous n’avons pas compris. La répétition répond à l’incompréhension. Elle nous signifie que l’acte du langage n’a pu s’accomplir »6. Le retour insistant de la scène fondatrice de Nishio-san sous diverses formes réécrites témoigne non seulement de sa richesse, de sa surdétermination sémiotique ou même de sa valeur poétique, mais aussi et surtout d’un effort inaccompli de saisir ou d’articuler un non-dit que l’itération ne cesse de nous signaler. Il nous répète non pas une phrase, mais une scène complexe que nous n’avons pas comprise et qui en revenant se re-présenter encore sous différentes formes refuse de se taire. Nous avons affaire à une structure et une temporalité répétitives qui échappent à l’entendement mais qu’une autre notion psychanalytique pertinente peut nous aider à éclairer. Vu que le récit explicite de Nishio-san relate la destruction de sa maison d’enfance, de son Heim, et que, à l’exemple de sa gouvernante, le récit autobiographique de notre narratrice relate la crainte anticipée de la même perte, je propose de reformuler cette itération à l’aide du concept de l’inquiétante étrangeté ou du Unheimliche en allemand. Cette bifurcation freudienne nous permettra finalement d’élucider un « message » qui cherche à s’articuler non seulement dans les noyades, destructions et naissances répétées du roman mais aussi dans l’angoisse de « ne pas exister du tout »7 de l’auteure et dans la terreur « absurde » d’être dénoncée comme imposteur8 sur lesquelles nous avons commencé notre examen de la construction de l’identité imaginaire dans les écrits d’Amélie Nothomb.
6
Paul Valéry, « Commentaires de Charmes, » in Œuvres de Paul Valéry I coll. Pléiade, (Paris : Gallimard, 1957) 1510. 7 Laureline Amanieux, Autrement dit: Amélie Nothomb, CD. Éditions Autrement dit, 2007. 8 Marie-Françoise Leclère, « Amélie Nothomb, l’écriture est la vie, » Lepoint.fr 14 août 2008 ‹http://www.lepoint.fr/actualites-culture/amelie-nothomb-l-ecriture-est-lavie/249/0/266749 ›. Cette interview mise en ligne diffère légèrement de l’interview publiée dans le numéro 1874 du Point, le 14 août 2008. Elle s’affiche « l’interview intégrale » et donc je m’y référerai.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 193
Dans son essai de 1919, « Das Unheimliche »9, Freud entreprend de trouver une explication pour le phénomène clinique et esthétique de l’inquiétante étrangeté, présent dans la vie comme dans les créations artistiques. Le traducteur de l’essai signale tout de suite l’insuffisance de la circonlocution française à rendre la spécificité du terme allemand lequel est un « adjectif substantivé formé sur la racine Heim (anglais home, « chez soi ») précédé du préfixe privatif un » (212). Sa précision nous importe parce qu’une partie de l’exposition de Freud repose justement sur sa propre analyse du mot allemand, de ses racines et des divers emplois que l’on trouve dans des expressions idiomatiques allemandes. Freud fait remarquer que le mot unheimlich « est manifestement l’antonyme de heimlich, heimisch (du pays), vertraut (familier) » (215). En allemand donc, l’adjectif heimlich qualifie ce qui est familier, globalement associé avec le Heim, son « chez soi » ou sa patrie, alors que le unheimlich relèverait de son contraire : ce qui n’est pas familier, ce qui est étrange ou étranger. Pourtant le rapport d’opposition n’est pas aussi tranché que l’on pourrait le supposer. Au terme d’une analyse de maints exemples, Freud conclut que l’adjectif heimlich a des sens idiomatiques qui rejoignent ceux de son contraire ; que l’un est en réalité un sous-ensemble de l’autre, de son opposé. Il soutient que le unheimlich est en fin de compte une forme « défamiliarisée » de quelque chose de heimlich, c’est-à-dire une version aliénée, déformée, à peine reconnaissable de quelque chose qui nous est bien connu, bien familier mais que l’on ne saisit pas tout de suite. Freud transpose cette structure de « l’un dans l’autre » sur le plan psychique et il en conclut que nous avons affaire à la manifestation d’un mécanisme de refoulement et de retour : ce Unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement. La mise en relation avec le refoulement éclaire aussi maintenant pour nous la définition de Schelling selon laquelle l’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. (246).
Freud affirme que lorsqu’un affect perturbant est refoulé dans l’inconscient, il se transforme en angoisse et cherche à se manifester. L’inquiétante étrangeté est donc ce « quelque chose de refoulé qui fait 9
Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté, » in L’inquiétante étrangeté et autres essais trad. Bertrand Féron, (Paris : Gallimard, 1985) 210-263.
194 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
retour » (246), qui vient à la lumière du jour. L’écart ou la divergence entre deux choses ressemblantes mais différentes suscite le sentiment de malaise désorientant qu’est l’inquiétante étrangeté. Avant de poursuivre avec les exemples relevés par Freud dans son essai, remarquons tout de suite que la temporalité et le mécanisme ici décrits répondent assez justement sur le plan de l’énonciation discursive à l’itération d’une « même mais autre » scène : la structure que nous avons notée dans notre analyse de Métaphysique des tubes. Si l’on part de l’idée que le récit de Nishio-san est ce qui est familier pour la narratrice – du fait qu’elle le lui raconte souvent – mais certainement traumatisant, en raison des destructions et pertes qu’il relate – alors en rencontrant des versions similaires mais différentes de ce récit dans les histoires de noyade ou éventuellement dans les scènes de naissance de la narratrice, nous avons affaire à quelque chose de familier, de heimlich, qui ne cesse de revenir sous une forme autre, défamiliarisée, unheimlich. Certes, l’image de quelqu’un qui ne cesse de remonter vers la surface pour être englouti par des eaux ou des débris reproduit avec une précision étonnante le mécanisme psychique même décrit par Freud, en le traduisant dans une expérience physique et spatiale. À l’instar de Nishio-san enfant, nous avons une scène qui refait surface à plusieurs reprises sous la plume de l’auteure, chaque fois autre, ressurgissant dans ou sous un nouveau récit apparent ou « conscient » de Métaphysique des tubes. Ces retours présentent le lecteur, sinon la narratrice, avec une sorte de « déjà-vu » désorientant, lequel informerait bien le sentiment exprimé par la narratrice-adulte à la fin du roman lorsqu’elle prétend que, « Ensuite il ne s’est plus rien passé » (157). Est-ce une coïncidence si le récit de Nishio-san parle justement de la destruction du Heim ? Si l’on veut rester sur le plan littéral et revenir à la biographie de notre auteure, il est certain que Nothomb a connu beaucoup de « chez soi » de homes ou de Heim dans sa jeunesse. Enfant d’un diplomate belge, Nothomb a suivi son père en poste autour de la planète et a donc déménagé tous les trois ou cinq ans. Et, jusqu’à l’âge de dix-sept ans Amélie Nothomb n’a même pas connu le pays d’origine de ses parents, la Belgique, pays dont elle est citoyenne au moins par le sang. Pourtant, on sait déjà d’après notre lecture de Métaphysique des tubes que sur le plan fantasmatique le Japon demeure le pays d’origine rêvé pour notre narratrice, un fantasme non seulement légitimé par le fait indéniable de la géo-
Noyades et baptêmes : morts et naissances 195
graphie de sa naissance au pays du Soleil-Levant10 mais aussi bien nourri par la mise en place d’un roman familial japonais. Nous aurons l’occasion d’examiner le prolongement du Heim fantasmé et la représentation plus générale des « chez soi » ou des maisons dans les écrits fictifs et à caractère autobiographique de l’auteure par la suite. Dans son étude Freud explore plusieurs manifestations « classiques » de l’inquiétante étrangeté où, dans la littérature du dixneuvième siècle comme dans la pratique clinique, il décèle le retour d’éléments familiers sous des formes étranges, dé-familiarisées. Qu’il s’agisse de fantômes, de maisons hantées, de dédoublements effrayants de personnages, ou de la répétition incongrue d’un chiffre dans la vie quotidienne11, la majorité des exemples révèlent le retour d’un refoulé qui a un rapport avec une peur de la mort ; l’envers unheimlich par excellence de ce qui est familier, heimlich, à tous : la vie. Cependant il est un fantasme fréquent associé avec l’inquiétante étrangeté et signalé par Freud qui nous intéresse tout particulièrement par sa reprise et son articulation de plusieurs scènes de Métaphysique des tubes. Freud indique que : Nombre de personnes décerneraient le prix de l’étrangement inquiétant à l’idée d’être enterré en état de léthargie. Simplement, la psychanalyse nous a enseigné que ce fantasme effrayant n’est que la transmutation d’un autre qui n’avait à l’origine rien d’effrayant, mais se soutenait au contraire d’une certaine volupté, à savoir le fantasme de vivre dans le sein maternel. (250)
Un peu plus loin Freud élabore l’étendu de ce fantasme qui, dit-il, « apporte la plus belle confirmation de notre conception de l’inquiétante étrangeté ». Il constate que des névrosés déclarent souvent que, le sexe féminin est pour eux quelque chose d’étrangement inquiétant. Mais il se trouve que cet étrangement inquiétant est l’entrée de l’antique terre natale [Heimat] du petit d’homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord. « L’amour est le mal du pays [Heimweh] » affirme un mot plaisant, et quand le rêveur pense jusque dans le rêve, à propos d’un lieu ou d’un paysage : « Cela m’est bien connu, j’y ai déjà été une fois »,
10
On se rappelle l’auto-constat de naissance de la narratrice: « Ce fut alors que je naquis, à l’âge de deux ans et demi, en février 1970, dans les montagnes du Kansai, au village de Shukugawa » (30). 11 Freud donne l’exemple du sentiment d’inquiétante étrangeté provoqué chez une personne qui commence à remarquer le retour incongru du chiffre 62, et la tentation superstitieuse d’y voir une l’indication « du temps de vie qui lui est imparti » (241).
196 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB l’interprétation est autorisée à y substituer le sexe ou le sein de la mère. L’étrangement inquiétant est donc aussi dans ce cas le chez-soi [das Heimische], l’antiquement familier d’autrefois. Mais le préfixe un par lequel commence ce mot est la marque du refoulement. (252)
À la lecture de ce fantasme du unheimlich, c’est le lecteur de Métaphysique des tubes et surtout du récit de Nishio-san qui éprouve un sentiment d’inquiétante étrangeté. Car, envisagé sous l’optique du fantasme exposé par Freud, le récit de Nishio-san change une fois de plus d’aspect sous nos yeux. Nous y avons bel et bien le récit patent d’une enfant qui, suite à une déflagration, met « un certain temps à comprendre qu’elle était enterrée » (50). À la fois « à l’abri de son linceul de terre » (51) et résolue coûte que coûte à quitter sa tombe pour retrouver la surface. Mais, abordé sous un autre jour, nous avons vu ce même récit se transformer en l’histoire de la réalisation des fantasmes destructeurs du roman familial, et en l’histoire de la légitimation d’une identité d’orpheline japonaise. De plus, en le confrontant avec d’autres séquences du roman, nous y avons également et en même temps vu la pré-articulation des multiples expériences de noyade dans Métaphysique des tubes. Maintenant, à la lumière de la formulation freudienne du unheimlich, nous y voyons en plus le récit fantasmé en palimpseste d’une naissance et d’un retour au sein maternel, un scénario que la logique transitive nous avait déjà suggéré. Évidemment, pour Nishio-san son récit est tout simplement la remémoration d’une histoire personnelle cauchemaresque, de la perte à l’âge de sept ans de ses parents et de sa maison sous les bombardements américains. La répétition de son récit est la preuve de la nature traumatique de son événement. Si maintenant il s’agit également d’un fantasme « de vie dans le sein maternel », ce n’est pas tant dans l’imaginaire de Nishio-san – dont nous ne savons pas grandchose finalement – que dans celui de la narratrice qui, elle, a absorbé ce récit et s’y est tellement investie psychiquement et affectivement qu’elle le fait sien. Comment comprendre le rôle que joue ce récit unheimlich dans le roman ? Qu’est-ce que le retour au « lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord » cherche-t-il à nous communiquer ? Freud soutient dans son essai que l’inquiétante étrangeté est justement « quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti » (246). Je propose à la suite de Freud l’hypothèse suivante : le récit de Nishio-san nous donne à voir la scène primordiale
Noyades et baptêmes : morts et naissances 197
qui jusqu’ici est restée à l’ombre dans Métaphysique des tubes. Ce récit maintenant unheimlich met en lumière la scène heimlich par excellence de la narratrice, la scène que toutes les autres variantes – noyades ou naissances – cherchent à illustrer mais n’arrivent qu’à répéter de façon indirecte, partielle, déformée. Il s’agit de la seule naissance qu’il ne nous est pas donné de voir : la première naissance biologique. Elle a beau ne pas paraître directement dans le roman, elle a beau être refoulée dans l’ombre, elle ne reste pas moins présente sous cette forme indirecte. C’est la scène à laquelle toutes les autres ne cessent de revenir d’une façon ou d’une autre – en la suppléant, en la corrigeant – et que le fantasme unheimlich ici transcrit met au grand jour12. Si – comme le suggère l’explication freudienne – le récit de Nishio-san relate une naissance, alors nous voyons maintenant dans les tentatives répétées de la fille de sept ans de regagner la surface la métaphore de l’effort de la narratrice – plusieurs fois repris – de naître, de quitter le ventre de la mère pour trouver la vie. Le parallélisme entre ce micro-récit de Nishio-san et le macro-récit du bébé qui devient narratrice est étonnamment exact. Car, à l’exemple des efforts répétés de la fille japonaise de sortir de sa tombe de débris, Métaphysique des tubes nous indique que, contre toute logique biologique, la naissance de l’enfant n’est pas unique non plus : elle doit s’y prendre plusieurs fois avant de réussir, à la troisième tentative, son exploit de naître. Le récit de Nishio-san nous dit que, après s’être rendu compte qu’elle est enterrée et ayant découvert un bras détaché dans les débris autour d’elle, la fille japonaise creuse vers le haut pour arriver une première fois à la surface. Elle ne trouve pas « la vie » que normalement on y attendrait en quittant sa tombe, mais un monde mis à feu, détruit, un monde de mort. Le bébé-tube non plus ne trouve pas la vie à laquelle on s’attendrait au bout de sa première naissance, là où 12 Laureline Amanieux rapporte le récit de la naissance effectivement difficile de Nothomb dans Amélie Nothomb: L’éternelle affamée (Paris : Albin Michel, 2005). En parlant de sa mère, Nothomb raconte que : « J’ai été son accouchement le plus pénible et le plus douloureux, le plus long. Il faut dire que j’avais commencé très fort, puisque je suis née à l’envers, c’est-à-dire en montrant d’abord mon derrière à la face du monde, ce qu’on appelle naître par le siège. Et ma tête est restée bloquée. Elle ne voulait pas sortir. En plus, j’avais une circulaire du cordon. J’étouffais pour deux raisons différentes: j’avais la tête bloquée dans ma mère, et le cordon était en train de m’étrangler ». Voir 13-14.
198 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
commence la narration du roman. Il trouve plutôt une sorte de « nonvie » inerte. Il s’affiche indifférent à cette situation même si sa présence semble déconcerter, sinon décevoir ses parents. Certes, l’inactivité prolongée du bébé-tube pendant ce temps semble reproduire la situation d’être « enterré en état de léthargie » (250) qui, selon Freud, accompagne le fantasme de vouloir retourner dans le ventre de la mère. Lorsqu’une « énième bombe explose » (51) et enfouit Nishiosan très profond sous les décombres, nous avons vu que la fille n’est plus certaine de vouloir remonter à la surface. Métaphoriquement, nous retrouvons le fantasme freudien évoqué précédemment. Pourtant, ce « linceul de terre » est représenté un lieu détruit ; il n’est plus son « chez-soi », son Heim intact. Encore, le texte nous dit que, « elle s’était d’abord demandé si elle n’allait pas rester là : ‘C’est encore ici que je suis le plus en sécurité et qu’il y a le moins d’horreurs à voir’ » (51). Mais, rester sous terre – ou pour articuler la métaphore – rester dans le ventre détruit de la mère équivaut à mourir, à suffoquer lentement. En suivant le parallélisme on peut supposer que le bébétube léthargique veut lui aussi regagner le sein, l’utérus de la mère ou y rester. Cette possibilité littérale n’existe pas pour lui. Rappelons la remarque de Nothomb que nous avons rapportée lors de notre analyse de la naissance de ses livres-enfants : « Et quand bien même je verrais que l’un d’eux est raté, je ne me dirais pas : je vais le remettre dans mon ventre et faire autre chose »13. « You can never go home », nous dit bien le dicton anglais, phrase lourde de significations diverses dans ce contexte. Nous avons vu, cependant, que le bébé-tube trouve une autre issue à son dilemme. Faute de pouvoir rentrer dans le ventre maternel – qu’il soit biologiquement inaccessible ou représenté dramatiquement détruit comme dans notre lecture métaphorique du récit de Nishio-san – le narrateur de Métaphysique des tubes s’imagine une solution ingénieuse pour naître une seconde fois. Il avance l’hypothèse d’une grossesse extra-maternelle : « C’était comme s’il avait eu besoin de deux années supplémentaires de grossesse extra-utérine pour devenir opérationnel » (23). Enfin, malgré sa fatigue et les horreurs dont elle témoigne, Nishio-san réussira à sortir des débris, elle retrouvera et la surface et la 13
Bertrand Tessier, « La dernière colère d’Amélie Nothomb, 2005 : 26.
» France soir 25 août
Noyades et baptêmes : morts et naissances 199
vie certainement bien difficile d’une orpheline de guerre. De son côté le bébé quittera sa torpeur de plante et sa colère de « bête enragée » (36) quand elle naîtra une troisième fois, orpheline japonaise fantasmée. Grâce au chocolat blanc belge offert par sa grand-mère, elle acquiert une mémoire, une identité et un nom, quoique pas énoncé dans le texte – et tous propres à elle : « On commença à m’appeler par un prénom » (36). Si la piste de lecture freudienne est juste et que l’histoire de Nishio-san soit également le récit fantasmé d’un retour au Heim originaire, au ventre de la mère, il s’agit d’un Heim spectaculairement dévasté, détruit. Cette destruction correspond à la représentation fantasmée de l’élimination des parents déchiquetés par une déflagration. Nous avons perçu aussi dans cette élimination extraordinaire la perte anticipée de sa maison et sa patrie japonaises. Mais avec les intertextes d’eau et de noyade, avec la question jamais bien résolue de l’absence ou de la suppression du prénom de la narratrice dans le roman, avec l’angoisse de l’auteure de ne pas exister, d’être un imposteur, et surtout les images effrayantes du Heim originaire détruit, il y a bien une autre histoire sinon d’autres histoires qui cherchent à se dire dans cette scène unheimlich, laquelle sort néanmoins à la lumière du jour. Garçon manqué : sexualité ambiguë À chaque rentrée littéraire certains journalistes sont curieux de savoir si Nothomb s’investit auto-biographiquement dans les personnages qu’elle invente, que ce soit Prétextat Tach – prix Nobel obèse et odieux d’Hygiène de l’assassin (1992), ou par exemple le personnage du tueur à gages de Journal d’Hirondelle (2006). Lors de la publication en 2008 du Fait du prince, Marie-Françoise Leclère au Point demande donc à l’auteure quel rapport il y aurait entre elle et le personnage principal du roman, Baptiste Bordave. C’est dans ce contexte que Nothomb déclare non seulement qu’elle se sent, comme son personnage, « un imposteur » – « je me sens tout le temps coupable d’imposture et je vis dans la terreur absurde d’être dénoncée » – mais aussi suggère-t-elle un rapport éventuel, non expliqué, entre le prénom de ce personnage et un fait biographique qui remonte jusqu’avant sa naissance : Il y a autre chose, peut-être : ce prénom de Baptiste qui s’est imposé. Quand je suis née, mes parents étaient persuadés d’avoir un garçon qu’ils avaient
200 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB appelé Jean-Baptiste. Pour une fille, ils n’avaient rien prévu. Alors ils ont pris le premier prénom venu, qui n’était pas Amélie14.
Avec cette petite anecdote diffusée dans ce contexte et à l’écrit,15 Nothomb nous donne sans doute à son insu un indice pour élucider un des « mystères » de la construction identitaire dans son œuvre. Cette information nous aidera plus tard à relire et à comprendre encore autrement l’étrange scène fantasmatique relatée par Nishio-san, et bien d’autres éléments de la narration de Métaphysique des tubes. C’est une clé qui nous obligera à revisiter dans l’immédiat la question du genre sexuel et surtout celle des noms, de la nomination, et de la construction identitaire non seulement dans cet ouvrage autobiographique mais, comme le suggère le rapprochement fait par l’auteure, dans d’autres textes aussi. Même sans faire intervenir cette information, lorsque nous avons analysé la structure des premiers chapitres de Métaphysique des tubes, nous avons conclu que pour diverses raisons il y a eu au début de sa vie, dans l’imaginaire de l’enfant, une naissance manquée. La preuve qu’elle est manquée s’est trouvée d’abord confirmée dans le fait qu’il a fallu s’y prendre à plusieurs reprises avant de « bien » naître, une notion succinctement corroborée dans le choix et l’emploi d’un nom qui n’est pas un nom de personne par les parents pour désigner leur bébé. L’appellation « Plante », avons-nous vu, confirme bien qu’aux yeux des parents et selon la perception du narrateur d’alors il ne leur est pas né un vrai être humain. Certes, nous avons décelé la suggestion de déception de la part des parents, sous l’humour du narrateur, dans la comparaison peu flatteuse suivante : « Ils avaient déjà deux enfants qui appartenaient à la race humaine : ils ne trouvaient pas inacceptable d’avoir, en surplus, de la progéniture végétale. Ils en étaient même presque attendris » (10). Si maintenant on fait introduire l’anecdote qu’avant la naissance du troisième enfant les parents étaient « persuadés d’avoir un garçon qu’ils avaient appelé Jean-Baptiste», on peut corroborer et approfondir autrement cette impression d’une déception. L’attitude diversement illustrée par les parents, avons-nous conclu dans notre 14
Leclère. Cette interview reproduit une information que Nothomb m’avait communiquée dans une conversation de 2002 et que, dans une lettre personnelle datée du 14 avril 2009, elle dit l’avoir relatée dans certaines interviews dès 1994. 15
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analyse au second chapitre de cette étude, a déjà laissé transparaître l’idée qu’ils n’attendaient pas grand-chose de cet être inerte. On peut maintenant certifier que, littéralement, ils n’attendaient pas cet enfantlà, mais un autre : un certain Jean-Baptiste. Il est vrai que, en raison du fait temporel de la grossesse humaine, tout enfant qui naît dans une famille fait l’objet d’une attente, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non. Et, tout enfant qui vient au monde prend une place en quelque sorte préétablie : on sera l’enfant de certains parents et pas d’autres, qui eux ont un nom et une situation sociale. En plus, un enfant naît aîné, cadet ou benjamin : il occupera la position qui l’attend dans la structure familiale et modifiera celle-ci avec la spécificité de sa personne après la naissance. Fait particulier dans le récit de Nothomb, ses parents avaient élaborée et concrétisé beaucoup plus d’éléments de l’identité de leur enfant à naître que sa simple position de futur troisième enfant. Ils avaient prévu non seulement l’élément identificatoire et socialement déterminant de son sexe, mais aussi son nom. Et pas n’importe lequel, puisque le prénom que l’auteure rapporte reprend un nom célèbre dans l’histoire familiale paternelle : c’est un Jean-Baptiste Nothomb qui au dix-neuvième siècle fut un homme politique important dans la fondation de l’État belge moderne. Chargé d’un tel poids familial et national, ce nom ne peut que créer encore plus d’attentes chez les parents, les deux petits déjà dans la famille et sans doute chez l’enfant qui naît. L’élaboration de l’identité sociale de l’enfant à naître est donc si développée dans l’imaginaire des parents que ceux-ci seront totalement pris au dépourvu quand naîtra non le garçon qu’ils attendaient mais une fille. Ainsi peut-on dire dans un premier temps que, pour les parents, l’enfant qui naît n’est certainement pas un garçon, mais psychiquement n’est-elle pas uniquement une fille non plus. Par le fait qu’il s’agit d’une fille qui prend la place d’un garçon attendu, elle est surtout un garçon manqué. Plus tout simplement le troisième enfant de la famille, elle est l’enfant qui arrive à la place de JeanBaptiste. C’est un Jean-Baptiste manqué qui naît. Ce qualificatif, « manqué », vient encore une fois s’introduire dans notre caractérisation des événements marquant la vie de la narratrice autobiographique. Le garçon manqué est le fruit d’une naissance manquée et vivra au moins deux noyades manquées. C’est une Belge blanche qui voudrait être nippone, mais qui finit ici –
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comme dans les autres ouvrages autobiographiques – une Japonaise ratée ou manquée. Tout cela nous confirme qu’il y a au sens fort du terme un manque de coïncidence entre l’image que les autres ou la société créent et renvoient, et celle que la narratrice s’imagine ou se représente d’elle-même. Cet écart existentiel est sans doute présent chez tout le monde sous une forme ou une autre ; les philosophes, psychanalystes et artistes de toutes sortes l’ont diversement étudié. Chez la personne d’Amélie Nothomb et de sa narratrice autobiographique, cela se traduit sur le plan esthétique en une création littéraire à temporalité itérative, par une structure de scènes unheimliche, répétées et reprises, jamais tout à fait les mêmes apparemment indépendantes mais secrètement interconnectées, rarement simples. Le manque de coïncidence nothombienne produit une création riche, pleinement poétique au sens valérien du terme, parfois comique et souvent trouble. Il engendre une série d’intrigues romanesques autour du problème de l’identité. A côté de la logique interne de Métaphysique des tubes et des interprétations que nous avons déjà proposées dans nos lectures précédentes, nous devons comprendre encore autrement et le sentiment de vide qui caractérise le bébé-tube du début du roman, et la sexualité ambiguë ou indécise qui accompagne ce vide. Ce sentiment illustrerait non seulement l’impression de n’être qu’un tube digestif inerte mais aussi un vide identitaire devant l’attente non comblée des parents : ne pas savoir exactement qui on est et de quel sexe on doit être. Dans l’ouvrage autobiographique l’appellation « bébé-tube », comme le terme « le troisième enfant » et surtout « Dieu » désignent tous un être neutre, asexué ou sans sexualité précise – et un être qui ne fait pas l’objet d’une affection franche non plus, il faut l’admettre. Cela ne s’arrange guère mieux avec l’appellation « la Plante » – justement un organisme végétal non-sexué, non-humain. La confusion et l’hésitation des parents après la naissance inattendue d’une fille, le temps qu’ils mettent à revenir de leur surprise et à trouver un autre nom se reproduisent clairement dans les modifications de voix narrative et du point de vue de narration dans les premiers chapitres de Métaphysique des tubes. On passe d’une troisième personne impersonnelle et neutre au début du roman – période pendant laquelle on suppose que l’enfant n’ait pas ou s’imagine ne pas avoir de nom – à une première personne « je » au féminin, après la troisième naissance au chocolat blanc quand, nous dit-on, « on commença à m’appeler par
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un prénom » (36). Le vide et l’ambiguïté de cette période d’inertie déteignent sur le bébé et augmentent le désarroi des parents devant un enfant inattendu, devant un enfant trouvé à la place d’un autre, une caractérisation qui renoue brièvement avec et renforce le fantasme du roman familial que nous avons déjà élaboré. Certains propos tenus par Nothomb dans des interviews se comprennent autrement à la lumière de cette interprétation et méritent qu’on les réexamine. Revenons à cet entretien avec Michèle Manceaux en 2000 dans lequel Nothomb se positionne ainsi par rapport à ses parents et à son frère et sa sœur : Mes parents avaient déjà eu un garçon et une fille, parfaits, beaux, intelligents. Et je me disais : « Pourquoi m’ont-ils mise au monde ? Ils ont déjà réussi la perfection ! ». Donc je ne pouvais plus rien leur apporter, pas même l’inconnu d’un troisième sexe !16
L’interrogation explicite des raisons de sa naissance – « Pourquoi m’ont-ils mise au monde ? » – laisse entendre qu’enfant, Nothomb ne pouvait pas imaginer, ou à mis du temps à savoir ce que ses parents attendaient d’elle, et que ces attentes ne furent pas comblées. L’idée qu’ils avaient « déjà réussi la perfection » illustre bien que, dès sa mise au monde, elle sent qu’elle déçoit ses parents, et non plus seulement en comparaison avec ses aînés comme on l’avait compris lors de notre interprétation du roman familial. L’étonnante remarque dosée d’humour que Nothomb-bébé n’a pu plus rien leur apporter, « pas même l’inconnu d’un troisième sexe », n’est donc plus simplement une boutade fantasque. Elle témoigne éloquemment de la réalité psychique chez l’auteure de son désir de sortir de l’opposition garçon ou fille. Elle semble dire que, devant l’attente non comblée de la naissance d’un Jean-Baptiste, elle aurait aimé n’être ni garçon, ni fille. Car en naissant fille, elle reste psychiquement pour ses géniteurs un garçon manqué et provoque la déception parentale. Ainsi, la désignation « Dieu » ou « tube » traduit indirectement et encore son souhait non-réalisé dans la citation ici donnée : celui d’accéder au statut d’un enfant non-marqué d’identité sexuelle, justement pour ne pas décevoir les parents.
16
Michèle Manceaux, « Amélie Nothomb: ‘J’ai faim d’être une humaine.’, » MarieClaire déc. 2000 : 34.
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D’autres propos tenus par Nothomb lors des interviews méritent un nouvel examen à la lumière de ces notions. Par exemple, dans un entretien aux questions parfois grinçantes avec Gérard Miller en 1999, c’est avec un brin d’ironie que maintenant on lit certaines réponses de Nothomb remplies d’autodérision. Faisant allusion à l’accusation que Nothomb joue un rôle, telle une comédienne, dans les médias, le journaliste lui demande : « C’est fatigant d’être Amélie Nothomb vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? ». Badine, l’auteure répond : « Épuisant ! ». Miller poursuit avec « Combien d’années pour en arriver là ? » et Nothomb, ironique, certifie dans sa réplique quelque chose qui n’est pas tout à fait juste, on le sait maintenant : « Les études n’ont joué aucun rôle, je n’ai jamais été très éducable ni très influençable. Je dois être Amélie Nothomb de naissance », où le verbe « devoir » dans le sens d’une supposition probable laisse planer un petit doute qu’elle ait été Amélie « de naissance », depuis le début de sa vie. Cela passerait pour une simple réplique divertissante et sans grande signification si plus loin, dans le contexte d’une question sur sa nationalité, l’auteure ne rajoutait que : Aujourd’hui, j’ai enfin compris que je n’étais absolument rien du tout. […] Disons que je suis un rien du tout qui ne fait pas trop honte à ses parents. Heureusement d’ailleurs, parce que j’ai beau avoir 32 ans, je me rends compte que, si je décevais mes parents, cela me rendrait malheureuse17.
Nous constatons la persistance chez l’auteure adulte d’une peur de décevoir ses parents, tout de suite après avoir énoncé sa conviction intérieure de n’être rien, d’être une sorte de vide. Bien sûr ce sentiment et cette certitude rappellent la suite de la première naissance, relatée dans Métaphysique des tubes. Justement, en étant « un rien du tout », elle éviterait encore mieux la déception parentale. Très curieusement, sa remarque sera suivie d’une question de la part du journaliste sur l’identité et le genre sexuels. Sa réponse confirme encore cette notion d’une sexualité ambiguë ou indécise. Miller lui demande : « Vous sentez-vous femme ? » et Nothomb – au lieu de garder le ton comique – décide comme cela lui arrive fréquemment de dévoiler avec une honnêteté déconcertante ses convictions intimes : « Non je ne me sens pas sexuée. Pour ne rien vous cacher, je manque 17 Gérard Miller, « Amélie Nothomb : ‘Je suis un rien du tout’, » L’Événement 9 sept. 1999.
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cruellement d’un regard sur moi et je ne cherche pas en avoir ». Certes, quand Miller lui dit, « Trouvons un point de certitude : vous êtes un être humain ? », Nothomb, qui n’avait pas encore publié le récit autobiographique racontant comment elle fut un tube et « la Plante » durant sa petite enfance, lui répond : « J’imagine. Franchement, je sais pas »18. Cette histoire de vide ontologique et d’ambiguïté sexuelle, présente dès la naissance, poursuit Nothomb tout au long de sa carrière. Par exemple, dans notre analyse de la réception de ses œuvres et de la construction de son identité médiatique, nous avons vu qu’elle va jusqu’à intégrer des clichés qui circulent au sujet de certains de ses lecteurs et fans. « [C]e qui frappe, dans son public, c’est sa jeunesse : entre 15 et 30 ans, pour la plupart, beaucoup de filles, mais aussi des garçons. Souvent à la sexualité imprécise, ou ambiguë »19, observe en 2006 Daniel Garcia lors d’une séance de signatures avec Nothomb. Cette imprécision dans la définition ou dans l’orientation sexuelle existerait également du côté des personnages nothombiens, auxquels différents lecteurs s’identifieraient. En réponse à une question sur les raisons de sa popularité dans le milieu gay, Nothomb répond que : Je ne peux pas prétendre savoir toutes les raisons de cet attachement, si ce n’est, je pense, l’ambiguïté sexuelle de beaucoup de mes personnages. Ambiguïté sexuelle qui est probablement la mienne, aussi ! Disons que c’est une chose que l’on peut retrouver chez beaucoup de mes personnages : c’est qu’ils sont assez peu sexués, ce qui les amène souvent à vivre des liaisons de tout genre ! Ils sont assez open, quoi !20
D’autre part, bien qu’il ne s’agisse pas tout à fait d’ambiguïté sexuelle mais de pluri-sexualité – si l’on peut inventer le terme – nous avons également noté la difficulté chez certains critiques d’accepter que cette auteure puisse mettre en scène et adopter avec succès des voix narratives masculines aussi bien que féminines. Nothomb y voit surtout un manque d’imagination chez ces critiques : « Certaines personnes ont l’air de trouver formidable que je puisse à volonté être 18
Miller. Daniel Garcia, « Les silences d’Amélie, » Lire sept. 2006 : 38. 20 Cécile Duclos, « Rencontre avec Amélie Nothomb, » La Dixième Muse n.35 nov.déc. 2008 : 14. Dans mon article « Amélie Nothomb : Writing Childhood’s End » je développe d’autres explications pour le manque de sexualité adulte chez beaucoup de personnages nothombiens. Voir surtout p. 143-144. 19
206 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
homme ou femme en écrivant. Donc oui, bien sûr que je peux avoir, quand j’en ai besoin, tous les sexes de mes personnages »21. Et, en 2006, lorsqu’on lui demande si elle ressent une différence en écrivant un roman en tant que narrateur masculin ou féminin, Nothomb précise encore : Pas particulièrement. Je dois dire qu’un des grands luxes de l’écrivain, c’est que l’on n’est pas forcé de prendre partie comme nous le devons dans la vie courante où l’on doit plus ou moins assumer notre côté féminin et notre côté masculin. C’est une nécessité sociale que je trouve terriblement ennuyeuse et triste. Dans les livres au moins, on a ce luxe de ne pas être contraint à choisir22.
Enfin, il y a eu aussi, comme nous l’avons noté au premier chapitre, des lecteurs à l’oreille fine comme Richard Lea du quotidien britannique The Guardian. Ce journaliste a perçu un écart, un « mismatch » masculin-féminin dans les « deux voix » de l’auteure, l’une intérieure à l’œuvre et l’autre extérieure, celle de l’auteure qui parle avec les médias. Lea conclut que ce manque de coïncidence entre les deux est lié à une question d’identité chez Nothomb. Rappelons-nous qu’il explique dans son article que la vraie raison pour laquelle l’auteure a refusé de faire une lecture à haute voix pour le site web de son journal était selon lui une « question of identity. Her literary voice is so vibrant, so baritonal that on first meeting her light airy speaking voice comes of something of a surprise. It’s a curious mismatch of which she is only too aware »23. Même si dans son interview avec Miller, Nothomb prétend qu’elle « manque cruellement d’un regard sur moi », l’auteure est consciente et elle-même un peu surprise par la divergence entre sa voix parlée plutôt féminine et ce qu’elle appelle sa voix intérieure. Dans notre interview publiée en 2004, en réponse à une question sur « l’ennemi intérieur » avec lequel l’auteure dit lutter psychologiquement depuis longtemps, Nothomb affirme que : « Il a ma voix 21
Ursula Del Aguila, « Amélie Nothomb: Elle les tombe toutes, » Têtu nov. 2008 : 25. 22 Julien Wagner, « L’Hirondelle d’automne: Interview d’Amélie Nothomb, » Evene.fr nov. 2006 ‹http://www.evene.fr/celebre/actualite/interview-amelie-nothombjournal-hirondelle-561.php ›. 23 Richard Lea, « The Outsider, » The Guardian online 16 June 2008 ‹http://www.guardian.co.uk/books/2008/jun/16/fiction.richardlea›.
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intérieure, qui n’est absolument pas aiguë. Quand je m’entends à la télévision ou à la radio ou ailleurs je suis toujours frappée par le fait que j’aie une voix très féminine. Mais, la voix intérieure dans ma tête n’est pas sexuée »24. Ce serait trop simple de voir une causalité directe entre cette identité manquée de garçon que les parents entendaient imposer officiellement à leur enfant à naître et toutes les manifestations d’ambiguïté sexuelle, vraies ou imaginées – tant chez les personnages nothombiens que dans son public varié. Pourtant il n’en reste pas moins évident d’après les citations ici examinées que Nothomb se voit, s’entend ou veut se voir ou s’entendre « open », indéterminée par son genre sexuel25. Ainsi, lorsque l’on lui pose des questions sur être femme et écrivain, Nothomb refuse systématiquement les limitations d’une seule identité sexuelle, surtout en ce qui concerne le travail de l’esprit. Dans notre entretien publié en 2004, à la question, « [D]ire que vous êtes une écrivain-femme, est-ce que cela a un sens pour vous ? », Nothomb répond : Non, les gens savent bien que je suis une femme. Est-ce qu’un écrivain homme éprouve le besoin de dire qu’il est un écrivain-homme ? […] Sincèrement, quand j’écris j’ai tous les sexes que je veux et j’en ai franchement la sensation physiologique. Etre un écrivain seulement femme ? Non. Oui, aussi. Mais pas seulement26.
Ou encore, en réponse à une question de Joëlle Smets en 2003 : Je ne me suis jamais identifiée à la notion de femme car je la trouve trop restrictive. Il suffit de voir comment le sexe féminin est ghetoïsé par une partie du monde littéraire. Je pense à cet ouvrage qui classait les livres par genre, policier, science-fiction, femme !27
Enfin comme nous l’avons noté dans l’interview avec Miller et déjà vu corroborer dans la non-existence du bébé-tube de Métaphysique 24
Mark D. Lee, « Entretien avec Amélie Nothomb, » The French Review 77,3 (Feb. 2004) : 574. 25 Certains critiques voient dans cette ambiguïté sexuelle un symptôme et un fantasme de l’anorexie féminine, où l’adolescente cherche à retarder le développement du corps et revenir à un corps non-marqué d’enfant, à force de privations. Voir les travaux de Lee, Pries, Rodgers et Séné. 26 Lee, 573. 27 Joëlle Smets, « C’est l’écriture qui m’a créée, » Le Soir MagActu 27 août 2003 : 17.
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des tubes, Nothomb se voit comme « un rien du tout qui ne fait pas trop honte à ses parents », ce qui dans un sens serait une manière absolue d’éviter les limitations et catégories imposées de l’extérieur. Commentant la phrase de Duras, « Écrire, c’est être personne », citée par le journaliste Stéphane Lambert, Nothomb dit : « Je comprends très bien cela. Etre personne, c’est un rêve. Se libérer de toute cette personnalité, de toutes ces choses sans intérêt, c’est un rêve »28. Pourtant, ce vide et cette ambiguïté ne sont pas non plus de simples choix de la part du bébé-tube du roman. Il nous faudra revenir à l’anecdote de Jean-Baptiste racontée par Nothomb afin d’articuler la question de l’effacement du prénom, ou de ce que j’appelle la dénomination, et examiner ses conséquences durables sur la notion d’identité dans son œuvre. Dé-nomination, dé-baptême : Amélie, existe-t-elle ? Dans notre examen précédent des noms et de la nomination dans Métaphysique des tubes, nous avons remarqué qu’un critère élémentaire du pacte autobiographique n’est pas respecté dans cet ouvrage. Pour avoir un vrai pacte, selon la définition initiale de Philippe Lejeune, il doit y avoir identité entre le nom de l’auteur tel qu’il figure sur la couverture du livre, le narrateur du récit et le personnage dont on parle29. Toutefois, même si plusieurs critiques et journalistes désignent la protagoniste du roman dans leurs articles et études par « Amélie », ce nom ne paraît nulle part dans le texte. Nous avons examiné des séquences où, logiquement, le nom de la protagoniste devrait paraître dans la narration, mais à chaque fois la narratrice trouve le moyen que ce nom ne se prononce pas. Vu que la suppression du prénom semble systématique au roman, nous avons conclu qu’il ne peut s’agir d’un simple oubli de la part de la narratrice ou de l’auteure. Certes, lorsque la narratrice nous apprend dans l’énonciation de ses premiers mots le pouvoir de faire exister ou ne pas faire exister les autres – en l’occurrence son frère – soit en les nommant soit en refusant de les nommer, nous nous sommes demandé si le texte ne cherche pas à nous dire que « Amélie n’existe pas », et ce, un tant soit peu à l’image de la boutade de Françoise Xenakis qui, lors de la première rentrée littéraire de Nothomb en 1992, a remis en 28
Stéphane Lambert, « Amélie Nothomb, » in Les Rencontres du mercredi (Bruxelles : Ancre Rouge, 1999) 30. 29 Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique (Paris : Seuil, 1975) 23-24.
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question l’identité de l’auteure avec une phrase semblable. Enfin, très curieusement, nous nous sommes retrouvés dans la même situation racontée par Nothomb qui – poussée par une angoisse de ne pas exister – consulte de manière obsessionnelle tous les dictionnaires de noms propres dans les rayons d’une grande librairie afin de vérifier que son nom y est, afin de se prouver son existence30. En lisant attentivement quelques scènes de nomination manquée, notre première interprétation a été que la narratrice évite surtout que ses parents la nomment. Elle leur refuse ce droit, ce pouvoir sur elle et se l’octroie à leur place, notamment dans la scène où elle nomme les carpes offertes en cadeau pour son troisième anniversaire. Preuve de son désir de pouvoir nominatif sur elle-même et sur les autres, c’est elle qui plus tôt dans le roman nomme ses parents, et pas le contraire comme on s’y attendrait dans la relation parents-enfant. Certes, dans cette scène même où la narratrice semble enfin reconnaître ses parents en leur disant « Maman ! » et « Papa ! », par le biais d’un intertexte on introduit un doute sur leur statut de vrais parents. Lors de notre premier examen tout cela est rentré dans un jeu de légitimation et de dé-légitimation qui nourrit son roman familial. Il est maintenant temps de revisiter cette question de noms et de nomination à la lumière de l’anecdote que rapporte Nothomb du bébé garçon qu’attendaient ses parents. Voici encore ce que raconte l’auteure, dans le contexte d’une discussion sur « la terreur absurde d’être dénoncée » comme imposteur : « Quand je suis née, mes parents étaient persuadés d’avoir un garçon qu’ils avaient appelé JeanBaptiste. Pour une fille, ils n’avaient rien prévu. Alors ils ont pris le premier prénom venu, qui n’était pas Amélie »31. Et, dans une lettre de l’auteure datée de 2009, Nothomb ne laisse planer aucun doute : « Pendant 9 mois, j’ai bel et bien porté ce prénom »32. Interrogeons d’abord la séquence de nomination. On croirait que, généralement, il vaut mieux attendre la naissance d’un enfant avant de lui donner son nom. Ou bien et surtout, si l’on ne sait pas avec certitude le sexe de l’enfant à naître, on imaginerait plusieurs noms de garçon et de fille, et à la naissance on ferait sa sélection. Cela éviterait beaucoup de confusion onomastique et identitaire par la suite. Du moins, c’est ainsi que Nothomb, auteure, agit pour nommer ses 30
Laureline Amanieux, Autrement dit: Amélie Nothomb. Leclère. 32 Lettre de l’auteure datée du 14 avril 2009. 31
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propres livres-enfants, à une exception près. Interrogée sur sa façon de trouver les titres de ses romans, l’auteure précise : « Sauf dans le cas d’Hygiène de l’Assassin où ça est venu avant même que je sache de quoi j’allais parler, généralement cela vient vers la fin, voire à la fin »33. Dans son interview avec Leclère, Nothomb réitère cette manière de trouver les titres de ses livres dans une comparaison on ne peut plus directe avec la nomination des enfants : « Je procède comme les mamans des Esquimaux. Je ne sais pas de quoi je tombe enceinte, je fais mon travail et quand le bébé naît je lui donne un nom en fonction de la tête qu’il a »34. De toute évidence, en réalité, selon l’anecdote de sa propre naissance, les parents de Nothomb n’ont pas procédé ainsi. N’ayant choisi qu’un seul prénom – de garçon – « ils n’avaient rien préparé pour une fille »35 – lorsque les parents ont vu la tête du bébé qui est né, ils ont été pris au dépourvu. Ne pouvant prendre ni le nom, ni le sexe et donc pas du tout l’identité qui lui étaient destinée, l’enfant reste un certain temps sans nom, anonyme, pendant que les parents en cherchent un autre. Ainsi, qu’elle le veuille ou non, l’enfant se retrouve un certain temps dans les limbes. Et, non seulement au sens métaphorique, c’est-à dire dans un lieu ou temps mal défini – un état indécis qui pourrait tout aussi bien décrire la sexualité imprécise d’un garçon manqué. Non, la troisième enfant se trouverait également dans les limbes dans le sens théologique propre : le bébé à qui on retire son nom occupe cet espace où séjournent les enfants non-baptisés. Car l’enfant qui naît n’est pas simplement vide – comme après la première naissance les descriptions du bébé-tube dans son état végétatif le représentent. Non, elle est vidée, ou plus exactement elle est débaptisée du nom qui lui était destiné. Hasard ironique ? Ce JeanBaptiste manqué se trouve inopinément sans nom, débaptisé, dans les limbes nominatifs. Dans plusieurs interviews où l’on parle à l’auteure de la religion et de l’influence de la Bible dans la famille Nothomb réputée très catholique, l’écrivain fait parfois un rapprochement entre sa naissance et la perte de la foi de ses parents. En 2004, dans une conversation avec Eric Neuhoff, ce journaliste cherche à mesurer l’influence de la Bible dans la jeunesse de Nothomb. L’auteure lui 33
Lee, 567. Leclère. 35 Lettre du 14 avril 2009. 34
Noyades et baptêmes : morts et naissances 211
répond : « Mes parents, qui avaient eu une éducation très religieuse, venaient de rejeter en bloc la religion, donc ce livre qu’ils avaient révéré avant ma naissance, ils se mettaient à en dire le plus grand mal »36. La même année, en conversation avec Violaine Binet, Nothomb dit tout simplement, « je suis née au Japon où mes parents ont perdu la foi »37. Mais en 2003, elle énonce sur le mode d’une interrogation enjouée un lien éventuel entre les deux événements : « Enfant, j’avais la foi qui déplace les montagnes. Mes parents, eux, l’ont perdue à ma naissance. Faut-il y voir un lien de cause à effet ? Je crois que non, quand même. J’allais à la messe en cachette. Je priais pour mes parents »38. Impossible pour nous de dire à la place des parents s’il existe un lien tant soit peu ténu entre la perte de foi et la naissance de la troisième enfant. Mais il est évident que les deux faits demeurent liés dans l’esprit de l’auteure. On ne sait pas avec certitude si Nothomb a été officiellement baptisée dans la religion catholique à sa naissance selon les sacrements de l’église. Pourtant, nous pouvons dire sans aucun doute qu’elle fut débaptisée, dans le sens d’être dénommée et ainsi était-elle sur le plan imaginaire susceptible de séjourner un certain temps dans cet entre-deux, cette non-vie des limbes que l’on voit si curieusement décrite dans les premiers chapitres de son roman autobiographique. Une phrase que prononce la narratrice dans un autre contexte vient maintenant résumer cette situation avec une justesse étrange, et produit d’autres sens. Ayant appris qu’elle et sa famille devront quitter le Japon tôt ou tard, ayant appris que tôt ou tard elle perdra la gouvernante qu’elle vient tout juste de retrouver, la narratrice prend du recul sur sa situation et trouve un principe terrible – emprunté à l’histoire de Job dans la Bible – qui règle sa vie : « ‘Ce qui t’a été donné te sera repris’ » (124). Ce précepte, on le comprend suite à l’anecdote de Jean-Baptiste, est à l’œuvre dès la naissance de l’enfant. Le nom, l’identité qu’on lui avait donnés à sa naissance seront repris, 36
Eric Neuhoff, « Amélie Nothomb : Cette fois, tout est vrai, » Madame Figaro 3 sept. 2004 : 47. 37 Violaine Binet « Hygiène de l’écrivain, » Vogue sept. 2004 : 141. 38 Catherine Castro, « Dans les petits papiers d’Amélie Nothomb, » Marie-Claire nov. 2003 : 70. Nothomb dit sensiblement la même chose en 2001: « Quand je suis née, mes parents venaient de perdre la foi. Je ne sais pas s’il y a un lien de cause à effet ». Voir Isabelle de Lortholary, « La vie privée d’Amélie Nothomb, » Elle 20 août 2001 : 34.
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tout comme le pays, la mère substitutive et le Heim de la narratrice seront repris plus tard au cours de sa vie d’enfant. « Ce qui t’a été donné te sera repris ». Donc, le problème n’est pas que le bébé naisse et que les parents n’aient pas de nom ; il y a déjà un nom qui l’attend – ou mieux il l’a déjà porté in utero durant les neuf mois de grossesse. Logiquement, avant de pouvoir lui donner un autre nom il faut donc vider, éliminer, « reprendre » le premier. Il faut dé-nommer, débaptiser l’enfant avant de pouvoir le renommer, le rebaptiser « correctement ». Dans ce sens l’acte des parents est non seulement positif avec le choix d’un nouveau nom imposé, mais aussi et surtout négatif. : ils doivent reprendre ou effacer le premier nom. Et par conséquent l’enfant aussi doit réussir psychologiquement cette double action d’élimination ou de dé-baptême et la prise ou l’adoption d’un nouveau nom, d’une nouvelle identité. Alors que le fil narratif patent de Métaphysique des tubes ne semble pas raconter ouvertement ce double processus d’élimination et d’acquisition d’un prénom, si nous examinons d’autres écrits nothombiens, nous serons en mesure de pouvoir lire, de pouvoir amener au grand jour et de rendre perceptible un récit refoulé que le roman autobiographique raconte sans raconter. Car, nous verrons que ce dilemme, à savoir porter un nom pour ensuite le changer, l’effacer ou le perdre – que ce soit volontaire ou involontaire – n’est certainement pas unique à l’histoire personnelle d’Amélie Nothomb. C’est une situation qui revient avec une insistance suspecte dans d’autres textes et ce, à tel point que, à l’instar d’autres scènes récurrentes, nous aurons raison d’y voir une tentative d’articuler un non-dit important sur l’identité. Nommer, dominer, posséder : Hygiène de l’assassin et Cosmétique de l’ennemi D’abord, nous constaterons que la question de la nomination et du prénom est une préoccupation de nombreux personnages nothombiens en dehors de Métaphysique des tubes. Dans notre lecture précédente nous avons vu que nommer ou ne pas nommer quelqu’un sert à faire exister ou à faire « moins exister » celui-ci. C’est une manière efficace de rendre visibles les rapports de pouvoir entre les personnages, puisque la personne qui nomme contrôle ou cherche à contrôler l’identité et aussi l’autre ainsi nommé. Dès son premier roman, Hygiène de l’assassin (1992) et donc bien avant son récit auto-
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biographique de 2000, Nothomb a illustré sa préoccupation avec cette fonction. Vers la fin de cet ouvrage Prétextat Tach, ayant perdu plusieurs joutes verbales avec Nina – la journaliste venue confronter l’écrivain mourant aux crimes de son adolescence – tente de reprendre le dessus en utilisant le nom de son adversaire. Celle-ci, aucunement dupe des intentions de Tach, lui interdit de l’appeler par son prénom : « Vous me mettez mal à l’aise. […] Entendre son prénom prononcé par un assassin doublé d’un obèse, ça a quelque chose d’ignoble. […] Vous me dégoûtez » (171). Mais Tach persiste : J’ai besoin de vous nommer. […]Ma pauvre petite, vous, si aguerrie, si mûre, vous êtes encore, sous certains aspects, comme l’agneau qui vient de naître. Ignorez-vous ce que signifie le besoin de nommer certaines personnes ? Imaginez-vous que le commun des mortels m’inspire le même besoin ? Jamais, mon enfant. Si on éprouve au fond de soi le désir d’invoquer le nom d’un individu, c’est qu’on l’aime. (171-172)
Comme Tach, comme la protagoniste enfant de Métaphysique des tubes, divers personnages de l’œuvre nothombienne seront sensibles aux pouvoirs de la nomination et exprimeront leur désir non seulement d’entrer en rapport avec l’autre mais dans les cas les plus extrêmes de le dominer ou le posséder au moyen du nom prononcé. Sur le plan beaucoup plus prosaïque mais non moins autoritaire du monde hiérarchique de l’entreprise japonaise, il y a l’exemple du viceprésident et supérieur de la narratrice du roman autobiographique Stupeur et tremblements (1999). La narratrice nous dit que celui-ci clame à tue-tête son nom à tout moment et en déduit la fonction : « – Amélie san ! Il le dit de cette façon nippone et formidable qui consiste à confirmer l’existence d’une personne en lançant son nom en l’air » (175). Pourtant, sur un registre beaucoup plus sinistre et à l’instar de Prétextat Tach, le personnage violeur et assassin Textor Texel du roman Cosmétique de l’ennemi (2001) se servira du même procédé pour dominer les autres. D’abord en répétant son propre nom il cherchera à s’imposer et à établir son autorité vis-à-vis de son interlocuteur, Jérôme Angust, un homme rencontré apparemment par hasard dans une salle d’attente à l’aéroport. Ensuite Texel devancera et déstabilisera son voisin, lequel est censé être à ses yeux un parfait inconnu, en prononçant son nom sans même que celui-ci le lui ait dit : « – Comment savez-vous mon nom ? – C’est écrit sur l’étiquette de
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votre sac de voyage » (11). Enfin, Texel obligera Angust à écouter son récit de viol où, justement, sa plus grande frustration aura été de ne pas avoir appris le nom de sa victime. Lorsque dix ans plus tard Texel la retrouve, il lui déclare : « Je voulais vous revoir pour deux raisons. D’abord pour connaître enfin votre prénom. Ensuite pour que vous vous vengiez » (65). En effet, Texel nous apprend que, dans son esprit, connaître le prénom de l’autre c’est le posséder encore plus intimement, bien plus radicalement que par le viol du corps. La femme aura au moins cette petite victoire sur son meurtrier dans ses derniers moments de vie : elle refusera de lui apprendre son prénom. Texel ne connaîtra le prénom de sa victime qu’après sa mort, en lisant un reportage sur le crime le lendemain dans le journal : Cette lacune m’avait été insupportable. J’avais été pendant dix années, dans la situation d’un lecteur obsédé par un chef d’œuvre, par un livre clé qui aurait donné un sens à sa vie, mais dont il aurait ignoré le titre. […] Et là, je découvrais le titre de l’œuvre adorée : son prénom. Et quel prénom ! (72)
La métaphore livresque ici élaborée – par un meurtrier sadique, il faut l’admettre – nous confirme l’importance des prénoms non seulement dans la connaissance et éventuellement dans la possession de l’autre, mais aussi dans la résolution d’un mystère. Vu l’anecdote racontée par Nothomb – qu’elle est poussée par un besoin irrépressible de chercher encore et encore son nom dans des piles de dictionnaires de noms propres – il est tentant de voir dans la métaphore ici employée la confirmation supplémentaire indirecte que lorsqu’il y a un doute sur son identité, spécifiquement sur son nom, apprendre ou trouver son véritable nom, le nom juste, serait une manière de résoudre une incertitude taraudante, une façon de « donner un sens à sa vie », d’avoir une emprise puissante, définitive, sur soi-même comme sur l’autre. Le nom juste et le nom donné à la légère : Mercure et Stupeur et tremblements Nous arrivons à la situation où un personnage s’interroge sur le rapport imaginé d’adéquation ou d’inadéquation – de coïncidence ou de manque de coïncidence – entre un individu et son nom. C’est une situation qui reproduit en écho celle dans laquelle s’est trouvé à sa naissance notre Jean-Baptiste manqué de la famille Nothomb. Par exemple, dans le roman Mercure (1998) deux femmes, Hazel Englert
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et Françoise Chavaigne, font connaissance et entament assez rapidement une discussion sur leurs noms. Hazel cherche à se rapprocher de sa nouvelle amie au moyen d’un jeu d’onomastique. Mais à la différence de Tach ou de Texel, elle ne semble pas chercher à la dominer : Peut-être existe-t-il des liens mystérieux entre certaines personnes. Nos noms, par exemple : vous vous appelez Chavaigne, n’est-ce pas ? — Oui. — On dirait châtaigne – et vos cheveux sont châtains. Or, moi, je me nomme Hazel, ce qui signifie noisetier – et mes cheveux sont de couleur noisette. Châtaigne, noisette, nous venons d’une famille identique. — C’est drôle un prénom qui veut dire noisetier. […] — Je ne sais pas s’il faut s’attacher à la signification des noms. Ils nous ont été donnés à la légère. — Moi, je crois qu’ils sont l’expression du destin. Dans Shakespeare, Juliette dit que son Roméo serait aussi merveilleux avec un autre nom. Elle est pourtant la preuve du contraire, elle dont le prénom exquis est devenu un mythe. Si Juliette s’était appelée… je ne sais pas… — Josyanne ? — Oui, si elle s’était appelée Josyane, ça n’aurait pas marché ! Elles éclatèrent de rire. (60-61)
Évidemment dans la fiction ce genre de jeu onomastique et sémiotique n’a pas besoin d’être ancré dans des faits vérifiables pour qu’on comprenne son sens : les personnages de Mercure se créent une intimité amicale en tissant des liens entre leurs noms. À première vue la narratrice autobiographique de Stupeur et tremblements (1999), dans une scène parallèle publiée l’année suivante, semble faire la même chose. À l’instar de Hazel, elle chercherait elle aussi à trouver un lien onomastique avec un autre personnage féminin du roman, Fubuki, sa supérieure immédiate dans l’entreprise tokyoïte : — Dans votre prénom, il y a la neige. Dans la version japonaise de mon prénom, il y a la pluie. Cela me paraît pertinent. Il y a entre vous et moi la même différence qu’entre la neige et la pluie. Ce qui ne nous empêche pas d’être composées d’un matériau identique. — Trouvez-vous vraiment qu’il y ait un point de comparaison entre vous et moi ? (78)
À la différence de Françoise, qui accepte par le biais des noms de resserrer les liens entre elle et Hazel, ici Fubuki, offusquée, refusera
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d’y voir un quelconque rapport entre elle et la narratrice qui, estime-telle, est maladroite, débile et incompétente en plus d’être occidentale. Pourtant, ces extraits nous intéressent aussi parce qu’on y interroge ouvertement la fonction du nom donné à la naissance par les parents. Les noms, sont-ils « donnés à la légère », comme le suggère le personnage de Mercure ? Ou bien, faut-il y voir « l’expression du destin » ? Y a-t-il des noms qui ne conviennent pas aux personnes, qui ne coïncident ou ne « marchent » pas ? Y a-t-il des rapprochements onomastiques qui se refusent ? Une discussion semblable mais différente revient plus loin sur un registre comique teinté de sérieux dans Stupeur et tremblements. Au cours d’une tirade sur le sort des Japonaises et Japonais écrasés par un système bureaucratique et sociale très lourd, la narratrice nous offre les réflexions onomastiques suivantes : L’une des merveilles de la langue japonaise est que l’on peut créer des prénoms à l’infini, à partir de toutes les catégories du discours. Par l’une de ces bizarreries dont la culture nippone offre d’autres exemples, celles qui n’ont pas le droit de rêver portent des prénoms qui font rêver, comme Fubuki. Les parents se permettent les plus délicats lyrismes quand il est question de nommer une fille. En revanche, quand il s’agit de nommer un garçon, les créations onomastiques sont souvent d’un sordide hilarant. Ainsi, comme il était on ne peut plus licite d’élire pour prénom un verbe à l’infinitif, monsieur Saito avait appelé son fils Tsutomeru, c’est-àdire « travailler ». Et l’idée de ce garçonnet affublé d’un tel programme en guise d’identité me donnait envie de rire. J’imaginais, dans quelques années, l’enfant qui rentrerait de l’école et à qui sa mère lancerait : « Travailler ! Va travailler ! » Et s’il devenait chômeur ? (103-104)
Il est clair que l’on court le risque d’une incongruité comique en appelant son enfant par un nom qui ne correspond pas avec sa personne. Ce n’est peut-être pas aussi mal-assorti que d’appeler sa fille, Jean-Baptiste, mais sans aucun doute un nom mal choisi, un nom qui ne coïncide pas ou qui se présente comme un mismatch est malheureux pour celui qui le porte. Il faut espérer que celui qui est affublé d’un nom qui ne lui convient pas aura l’occasion et les moyens de s’en défaire. Le prénom, ou « Comment s’en débarrasser ? » Dans l’œuvre d’Amélie Nothomb nous voyons donc une préoccupation onomastique développée – bien compréhensible pour
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une romancière mais sans doute plus intense que chez d’autres auteurs. Et dans ce contexte, comme suggéré précédemment, la situation de porter un nom pour ensuite le changer ou le perdre est un scénario qui reviendra avec une telle fréquence et sous des formes si variées qu’on ait droit d’y voir un élément important de l’imaginaire nothombien. Les circonstances dans lesquelles les personnages perdent ou changent de nom sont diverses et leur élaboration nous instruira sur une trame identitaire tacite à Métaphysique des tubes. « Sans nom » : le vide sublime Commençons par un texte dont le titre annonce d’emblée cette problématique. « Sans nom » est une nouvelle fantastique que publie Nothomb lorsqu’elle paraît en supplément au numéro du magazine Elle en juillet 2001. Un « je » narrateur masculin et anonyme propose en ouverture de raconter une « légende du Nord » (3), un récit qui se situera « en Finlande, quelque part entre Faaaa et Aaaaa » (4). Parti en plein hiver « à la recherche de la dame de [s]es pensées » (4), cet homme se retrouve au bout de trois jours affamé, désorienté et menacé par les chiens qui devaient tirer son traîneau. Le protagoniste voit une lueur à l’horizon et pénètre dans une vaste maison où il trouve quatre Finlandais, quasi-muets, avachis devant une télévision. À la fin des émissions ils lui donnent à manger toujours sans lui adresser la moindre parole. Reconnaissant, ému, le narrateur trouve « sublime cette hospitalité singulière » (21) et porté par un élan philosophique il tente de comprendre ainsi leur générosité silencieuse, associée à un manque d’intérêt déconcertant à son égard : Cette attitude devait s’expliquer entre autres par la géographie : quand on s’aventurait si loin dans les hivers du Nord, la solidarité devenait un devoir. À partir d’une certaine latitude, l’homme se débarrassait de son passé, de sa personnalité, de son identité, voire de son casier judiciaire, pour ne plus être qu’un homme, cette créature effarée, composée de cinquante pour cent de faim et de cinquante pour cent de froid. (22)
Voilà une première justification – socio-géographique – assez originale expliquant l’abandon ou la perte d’un nom. Elle expliquerait non seulement le manque de curiosité chez ses hôtes quant à son identité, son passé, sa personne, mais aussi pourra-t-on croire, le titre de la nouvelle. Cependant le sens du titre s’éclaircit mieux plus loin lorsque, pendant la première nuit une autre expérience – fantastique –
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apportera d’autres éléments d’explication. Une fois endormi le narrateur succombera à une volupté si intense qu’il croit « approcher la mort » (34). Il expérimente un plaisir « de l’ordre de l’indicible » (35) qui dure toute la nuit. Au matin un de ses hôtes vient le chercher, l’observe et rentre avec grande difficulté en communication avec le narrateur. L’hôte principal, gardien de cette maison-refuge, lui raconte comment les autres résidents sont également arrivés par hasard dans ce lieu, qu’eux aussi goûtent chaque nuit ce plaisir indicible et qu’ils n’envisagent plus de repartir. Le garde se représente « [e]sclave de ce qui ne porte pas de nom » (45). Conséquence directe de l’abandon nocturne répété à cette volupté envahissante : celui qui y succombe commence à perdre l’usage de la parole et jusqu’à l’articulation de ses pensées et de son identité. Afin de prouver le bien-fondé de ce qu’il dit, devant les autres l’hôte demande au narrateur de se présenter : Je m’apprêtai à décliner mon identité quand je me rendis compte, pour ma plus profonde stupeur, que je l’avais oubliée. Je restais bouche bée devant leur air hilaire. — Eh oui, commenta le garde. Il suffit d’une nuit ici pour ne plus savoir son nom. […] On vit très bien sans cela. Le symbole n’est pas sans beauté : pour accéder au sommet de la jouissance, il faut accepter de renoncer à son identité. (51-52)
Comment se défait-on de son nom ? Cette nouvelle nous apprend qu’il suffit non seulement d’atteindre le Grand Nord, mais surtout de s’adonner à un plaisir si sublime qu’il ne porte pas de nom, si intense qu’il efface le nom de tous ceux qui le vivent. Ainsi l’expérience même, tout comme la personne qui le vit demeurent sans nom. Mais cela n’empêche pas le narrateur de vouloir prolonger son plaisir. Car en conclusion il découvre « qu’écrire sa jouissance la décuplait – non pas dans le texte, mais dans la vie » (64). Ce premier exemple extrême et volontairement mystérieux de la perte du nom nous sera ultérieurement significatif. Notons toutefois qu’il réalise dans un texte de fiction fantastique le fantasme déjà formulé par Nothomb dans son entretien avec Stéphane Lambert : ne pas avoir d’identité, être personne : « Je comprends très bien cela. Etre personne, c’est un rêve. Se libérer de toute cette personnalité, de toutes ces choses sans intérêt, c’est un rêve »39. Ce rêve se réalise de 39
Lambert, 30.
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manière toute jouissive et presque sans aucun regret dans « Sans nom ». Journal d’Hirondelle : nouveau nom, nouvelle vie Si d’autres exemples fictifs de la perte du nom dans l’écriture nothombienne semblent moins fantastiques, ils ne sont pas moins frappants. Par exemple le personnage principal du roman Journal d’Hirondelle (2006) réalisera ce prodige non une, mais deux fois et ce, chez la personne du « je » narrateur qui devient tueur à gages. Lorsque nous avons examiné au chapitre précédent cet ouvrage dans le contexte du roman familial, nous avons noté que le texte s’ouvre sur l’évocation toute proustienne de la désorientation identitaire qui accompagne parfois le moment du réveil, que le narrateur compare plus loin à la confusion que l’on doit sentir au moment de la naissance. Après l’anecdote du dé-baptême du troisième enfant de la famille Nothomb, l’incipit de ce roman mérite un nouvel examen car il prend maintenant d’autres significations : On se réveille dans l’obscurité sans plus rien savoir. Où est-on, que se passe-t-il ? L’espace d’un instant, on a tout oublié. On ignore si l’on est enfant ou adulte, homme ou femme, coupable ou innocent. […] En quoi consiste la vie en cette fraction de seconde où l’on a le rare privilège de ne pas avoir d’identité ? En ceci : on a peur. Or, il n’est pas de liberté plus grande que cette courte amnésie de l’éveil. On est un bébé qui connaît le langage. On peut mettre un mot sur la découverte innommée de notre naissance : on est propulsé dans la terreur du vivant. (7)
Lors de notre lecture précédente nous avons remarqué que cette description reprend autrement, étrangement la situation du bébé-tube, sans sexe, sans nom, et sans identité dans Métaphysique des tubes. Ajoutons maintenant que le narrateur souligne que c’est un « privilège » de ne pas avoir d’identité – justement le rêve évoqué par Nothomb dans son interview avec Stéphane Lambert et réalisé de manière fantastique par les personnages de « Sans nom ». Et, vu l’ambivalence vécue par le garçon manqué qui à regret selon Nothomb, n’a même pas su apporter « l’inconnu d’un troisième sexe »40 à ses parents, déjà comblés d’un garçon et d’une fille parfaits, est-ce un 40
Manceaux, 34.
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hasard si cette amnésie bienvenue va jusqu’à effacer la différence entre homme et femme ? Pourtant, la perte d’identité – et implicitement de nom – ici décrite ne se vit pas dans la volupté comme dans la nouvelle fantastique, ni dans l’indifférence prétendue dans Métaphysique des tubes. Non, notre narrateur souligne la peur, la terreur, la « pure angoisse » (7) qui accompagnent ce laps identitaire. C’est une angoisse qui rappelle celle « de ne pas exister du tout » évoquée dans l’interview sur CD avec Laureline Amanieux41. Non, ici le narrateur soutient que dans cette situation on n’a qu’une idée en tête. À la différence des habitants du refuge fantastique finlandais qui ne peuvent s’imaginer quitter le lieu délicieux de leur perte identitaire, ici le narrateur déclare : « on se lève, on cherche la porte, on est perdu comme à l’hôtel » (7-8). Cette première confusion terrifiante en ouverture ne se reproduira pas avec la même intensité durant le roman, mais le narrateur changera volontairement tout de même deux fois de nom au cours de son récit. Au début de l’ouvrage il nous dit souffrir d’un chagrin d’amour qui amortit toutes les sensations qu’il a connues, et donc il finira par travailler comme assassin pour la mafia russe à Paris afin d’éprouver des sensations neuves. Est-ce seulement par pragmatisme qu’à l’occasion de son embauche comme tueur à gages, notre narrateur anonyme décide que le moment est propice de changer de nom ? « On ne me demanda pas ma carte d’identité : je pus donner le nom que je voulais. Ce fut Urbain, mon rêve en matière de prénom » (16). Quand on change de profession et de vie, il est sans doute commode d’entériner cette coupure avec un changement d’identité. La perte du nom original – lequel n’est divulgué nulle part dans ce récit – ne semble poser aucun problème à notre narrateur. Il s’accommode très bien du nouveau nom comme de sa nouvelle profession, qu’il exercera sans componction. Et, vers la fin du roman lorsqu’Urbain décide de changer une fois de plus de vie en abandonnant son métier d’assassin, il laissera tomber son nom d’emprunt pour en adopter tout aussi facilement un nouveau. Quand son futur employeur lui demande, « Tu t’appelles comment ? », il suffit apparemment de prononcer un autre nom pour que les autres le croient : « Il ne fallait plus que je m’appelle Urbain. J’optai pour le nom d’un autre pape : – Innocent » (79). 41
Amanieux, Autrement dit.
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Cependant, cette préoccupation onomastique ne se limitera pas à sa propre personne. Notre assassin professionnel qui ne faisait guère attention aux « clients » qu’il devait liquider devient inopinément amoureux de, sinon fasciné par sa dernière victime : une fille qu’il surprend en train de tuer son père. Comme Textor Texel dans Cosmétique de l’ennemi, le narrateur sera frustré de ne pas savoir le nom de cette fille. Il ne l’apprend ni dans le journal intime de la fille qu’il lui prend après sa mort – « Le prénom de la défunte n’y apparaissait pas » (59) – ni en regardant les actualités à la télévision le lendemain – « On parlait de moi, mais personne ne savait qui j’étais. J’espérais qu’ils diraient le prénom des victimes. Hélas non. Ils n’avaient déjà plus d’identité » (62). Poussé comme Texel par le besoin d’être en rapport avec sa victime bien-aimée, frustré par le besoin d’une intimité que seul le prénom peut ostensiblement offrir, le narrateur finalement lui en inventera un : « moi qui t’ai froidement saccagée, je voudrais te réchauffer, moi qui brûle de savoir qui tu étais, qui tu es, je te nommerai Hirondelle » (63). Ainsi, le narrateur comme sa victime changeront tous deux de nom, et dans chaque cas on ne saura jamais le prénom que le nouveau nom vient effacer. Cette lacune onomastique leur garantit en fin de compte une certaine intimité et opacité que le lecteur ne pénétrera pas au cours de sa lecture. Acide sulfurique : le prix du prénom Un personnage féminin, et potentiellement victime de meurtre, perd son nom dans un autre texte de Nothomb. Il s’agit de Pannonique du roman Acide sulfurique (2005). Les circonstances dans lesquelles le nom s’efface sont des plus dramatiques. Cette jeune femme sera prise sans raison particulière dans une rafle alors qu’elle se promène un jour au Jardin des Plantes. En effet, toutes les personnes ramassées seront internées dans un grand camp de concentration afin d’être filmés pour une émission de téléréalité. Et comme dans les camps nazis de la Seconde guerre mondiale, les organisateurs font tout pour effacer l’identité des détenus, surtout leur nom : « Un matricule qui leur était tatoué dans la peau devenait l’unique nom autorisé. CKZ 114 – ainsi s’appelait Pannonique » (29). Celui qui ôte le nom de quelqu’un pour lui en donner un qui n’est pas un nom véritable, lui prive aussi d’une partie de son humanité. C’est ce que nous avons constaté dans un tout
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autre contexte – certainement moins dramatique – dans notre interprétation du nom « la Plante » dans Métaphysique des tubes. L’effacement du prénom dans Acide sulfurique témoigne d’une déshumanisation volontaire massive. Pourtant toute une trame narrative du roman raconte comment les prisonniers, et Pannonique en particulier, tentent de tirer profit de l’écart entre leur nom effacé et le matricule dont on les affuble. Une kapo du camp, Zdena, comme les autres prédateurs et assassins de l’œuvre nothombienne – Textor Texel, Urbain/ Innocent – sera vite frustrée par son ignorance du véritable nom de ses victimes et le narrateur en expliquera bien le principe qui y est à l’œuvre : elle brûlait de connaitre le prénom de CKZ 114. À force de rugir ce matricule quarante fois par jour, elle le trouvait insatisfaisant. Ce n’est pas pour rien que les humains portent des noms à la place de matricules : le prénom est la clé de la personne. C’est le cliquetis délicat de sa serrure quand on veut ouvrir sa porte. C’est la musique métallique qui rend le don possible. Le matricule est à la connaissance de l’autre ce que la carte d’identité est à la personne : rien. (37)
Justement, comme la victime de Textor – qui en l’occurrence s’appelle Isabelle – Pannonique refusera de dire son nom non seulement à la kapo Zdena, mais aussi évitera-t-elle de le dire, initialement du moins, aux autres prisonniers du camp. Notons que les propos du narrateur sur la valeur du prénom ressemblent étonnamment à ceux tenus par Texel dans Cosmétique de l’ennemi. Au lieu du titre d’un « livre clé » (72) dans le cas de Texel, nous avons ici une « clé » toute seule. Dans le cas des kapos, le refus du nom est bien compréhensible. S’il est vrai que « le prénom est la clé de la personne », alors livrer son nom serait livrer la dernière partie de son humanité, de son individualité à celles et ceux – kapos et spectateurs – qui veulent vous posséder tout entier pour vous détruire. Se réserver son nom est une façon de se protéger dans le sens où les kapos peuvent bien s’attaquer à un matricule somme toute insignifiante, mais jamais ils n’atteindront la vraie personne qui porte un vrai prénom. Dans le cas des autres prisonniers, la logique semble un peu différente. Ne pas leur communiquer son nom serait une manière de leur déclarer que, « ici, dans ce lieu infâme, il n’est pas possible de connaître la vraie personne que je suis. Je me réserve mon vrai prénom pour la vie en dehors de cette prison ».
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En fin de compte, Pannonique aura son nom effacé mais ce prénom lui reviendra. Elle sera contrainte d’offrir son prénom au kapo Zdena contre la vie d’une prisonnière que l’on menace de tuer sur le champ si elle ne le prononce pas. Pannonique voit que son nom a sauvé une vie et annonce aux autres : « Si chacun d’entre nous prend conscience du prix de son prénom et se conduit en conséquence, bien des existences seront épargnées » (71). Pourtant, l’effet ne durera pas. La clé de la personne de Pannonique n’intéresse les autres que le temps de sa médiatisation. Les prisonniers passeront par bien d’autres épreuves avant finalement de mettre fin à la folie du camp. Et une fois sortie de ce lieu concentrationnaire Pannonique reprend son prénom. « Simon Wolff » : injustice et usurpation Sans doute l’exemple le plus comique mais également l’interrogation la plus directe d’un personnage qui décide volontairement de changer de nom se trouve dans une nouvelle intitulée « Simon Wolff », publiée par Nothomb dans la Nouvelle Revue Française en avril 1996. Ce récit interroge ouvertement la situation d’une personne qui estime que son nom est un handicap pour l’avancement dans la vie – un tant soit peu à l’image du garçon japonais étrangement nommé dans Stupeur et tremblements, lequel pourrait un jour devenir chômeur et dont le prénom, Tsutomeru ou « travailler » ne correspondrait pas à ses capacités. Le narrateur du récit au nom très distinctif, Venantius Xatamer – et dont il n’est pas satisfait – est un scientifique pas très doué qui justement après sa thèse ne veut plus travailler pour réussir. Comme le futur personnage Baptiste Bordave du roman Le Fait du prince (2008), Xatamer passera par l’usurpation d’une identité préexistante pour arriver à ses fins. Avec, apparemment, la même facilité que notre tueur à gages de Journal d’Hirondelle qui change aisément de nom, Xatamer prendra un jour l’identité d’un certain Simon Wolff. Ou plutôt il prendra les identités de Simon Wolff car l’avantage de ce nom est qu’il est si commun qu’il en existe plusieurs dans le monde de la recherche scientifique : « la banalité de ce nom me permet d’endosser la paternité d’articles innombrables. Certes, j’ignore leur contenu, parfois même leur existence. Aucune importance : pour nourrir un curriculum vitae, seule compte la longueur de la liste des œuvres » (51). Grâce à cette usurpation astucieuse, Xatamer multiplie son identité avec un seul et même nom. D’un coup notre « philologue
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médiocre » s’arroge non seulement un nom et la paternité des articles mais aussi des « diplômes prestigieux des plus célèbres universités américaines, britanniques et allemandes » (52). Et surtout, sans trop travailler il multiplie non seulement son identité mais ses revenus, en soutirant de l’argent au CNRS (Centre national de recherche scientifique), des fonds qu’il empoche sans remords. On voit donc qu’un nom peut avoir un prix, mais pas du tout dans le sens où l’entend Pannonique d’Acide sulfurique. Et, à la différence, nous le verrons, du personnage Baptiste Bordave, que Nothomb inventera quelques douze ans plus tard, Xatamer – chercheur raté – prétend ne pas vouloir profiter exagérément de son larcin : « M’appeler Simon Wolff ne me permet pas d’être le mari des femmes que les autres Simon Wolff ont épousées, ni d’habiter leur maison, ni de prendre leur argent (encore que) » (54). Car ce sera exactement le parcours de Bordave dans Le Fait du prince. La seule règle de vie pour Xatamer est de ne pas s’installer, de « fuir les capitales et les grandes villes. Les usurpations d’identité ont plus de risques d’y être repérées » (52). Et l’unique personne qui est dans la confidence de ce vol d’identité et avec qui Xatamer maintient un contact est un certain « D. N. » « Je lui téléphone régulièrement pour savoir comment évolue mon affaire. Il est formel : elle n’évolue pas » (53). L’abandon du nom donné à la naissance (ou son renoncement) et donc la décision d’en prendre un nouveau sont dus à une insatisfaction d’ordre fondamentale, concernant bien d’autres personnages nothombiens, et formulée par Xatamer en ces termes : l’identité que nous recevons à la naissance. Le nom et « ce qui va avec » : situation sociale, nationalité, voire les tares physiques. On n’imagine pas plus injuste. Or, contre cette iniquité originelle, quelle autre procédure existe-t-il que le mensonge ? […] Depuis des années je vivais dans l’obsession que la vérité s’était mal conduite envers moi, que j’avais une revanche à prendre contre elle. (54-55)
Nom, nationalité, tares physiques. Les propos de Xatamer articulent et renforcent autrement et avec une précision étonnante les sentiments d’injustice qu’éprouverait un enfant qui nourrit le fantasme d’un roman familial. De notre lecture de Métaphysique des tubes nous avons déduit que la troisième enfant trouve elle aussi une certaine injustice avec son nom et son identité. D’abord, preuve indirecte qu’elle n’est pas contente de son nom ou de ceux qui veulent le dire,
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de diverses manières elle évite qu’il ne soit prononcé dans ce roman autobiographique. Éclairé par l’anecdote de Nothomb relatant comment, à sa naissance, son nom on a dû être changé, pour renforcer la trame du roman familial dans ce texte on peut maintenant dire que l’enfant est dès sa naissance en quelque sorte une orpheline de nom. Ensuite, comme Xatamer qui voit une injustice à être déterminé par une seule nationalité, l’enfant de Métaphysique des tubes n’est pas satisfaite de la nationalité qu’elle hérite de ses parents. Finalement, dans d’autres romans autobiographiques de l’auteure situés au Japon – dont Stupeur et tremblements, Biographie de la faim (2004), et dans une moindre mesure Ni d’Ève ni d’Adam (2007) – si les narratrices ne se plaignent pas directement de leurs « tares physiques » elles seront cependant confrontées à l’écart entre leur prétention japonaise et la réalité de leur peau et de leur faciès d’Occidentale blanche, évidents pour tous les Nippons qui les entourent42. Xatamer se demande devant cette iniquité originelle : « quelle autre procédure existe-t-il que le mensonge ? ». Notre protagoniste autobiographique passera par une autre sorte de mensonge quand elle développera la fabulation identitaire d’un roman familial à la japonaise. Car comme Xatamer, elle aussi peut dire : « Depuis des années, je vivais dans l’obsession que la vérité s’était mal conduite envers moi ». Dans « Simon Wolff » donc, un personnage a un compte à régler avec l’identité qu’il a reçue à la naissance. Il prend sa revanche en changeant de nom et, il faut le dire, en prenant l’argent du Ministère de l’Éducation Nationale. La narratrice de Métaphysique des tubes semble elle aussi avoir un compte à régler avec son identité. Elle prendra sa revanche en mettant en scène de diverses façons la délégitimation et même le fantasme d’élimination de ses vrais parents biologiques afin de devenir japonaise. Or, si l’on peut suivre le parallélisme jusqu’au bout, la narratrice comme Xatamer a dû aussi avoir un nom qui ne lui convenait pas et, comme les autres personnages mal nommés de l’œuvre nothombienne elle aussi doit vouloir le perdre, l’éliminer. Le fil conducteur de notre lecture a été l’interrogation suivante : Comment s’y prend-on dans l’œuvre et l’imaginaire nothombiens pour changer de nom ? Jusqu’ici nous avons vu que l’on peut perdre son nom de manières variées. Dans « Sans nom » on apprend 42
Nous examinerons ces questions dans le cinquième chapitre de cette étude.
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non seulement que monter dans les latitudes du Grand Nord peut estomper les particularités de l’identité d’un individu mais surtout que céder à un plaisir envahissant peut effacer son nom dans un vide identitaire sublime. Journal d’Hirondelle nous confirme après Proust que son nom peut s’oublier dans une amnésie déconcertante au moment du réveil, ou bien que l’on peut perdre son nom tout simplement en en proférant un nouveau, en s’inventant une nouvelle vie. Dans Acide sulfurique le système concentrationnaire volontairement déshumanisant ôte le nom aux détenus et leur apprend de façon très dure la valeur du prénom. Et finalement « Simon Wolff » nous montre que l’on peut décider d’usurper l’identité d’une ou de plusieurs personnes et ainsi abandonner ses anciens nom et identité. Cette nouvelle nous apprend surtout que l’on peut vouloir s’inventer un nouveau nom parce que le premier serait symbolique d’une injustice identitaire héritée à la naissance. Nous verrons deux autres exemples de changement de nom dans les œuvres fictives nothombiennes, dans Robert des noms propres dont le titre est déjà très évocateur, et bien sûr dans Le Fait du prince où il est question d’usurpation et d’imposture. Mais avant de revenir conjuguer tous ces exemples avec Métaphysique des tubes, il est temps de citer encore une fois un personnage qui, à l’instar de Simon Wolff et à la place de notre narratrice autobiographique s’interroge sur les raisons qui ont poussé ses parents à choisir son nom. Dans Cosmétique de l’ennemi, Textor Texel ne cesse de prononcer, voire de répéter son nom non seulement parce qu’il veut imposer son autorité mais également parce que le nom dont ses parents l’ont affublé est un mystère qu’il cherche à comprendre : — Textor Texel, reprit l’homme en insistant sur la difficulté qu’il y avait à prononcer cette succession de x et de t. Je me demande ce qui s’est passé dans la tête de mes parents pour m’appeler ainsi. — Fallait leur demander. — Mes parents sont morts quand j’avais quatre ans en me laissant en héritage cette identité mystérieuse, comme un message que j’aurai à élucider. — Élucidez-le sans moi. (14-15)
Texel, comme Simon Wolff, a sans doute un compte à régler avec ses parents et avec son nom : on ne sait pas s’il est insignifiant – donné
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« à la légère » – ou s’il est « l’expression du destin »43. Son enquête pour connaître le nom de celle qu’il viole et tue, est-elle sans rapport avec cette identité mystérieuse ? L’itération de son nom-mystère nous rappelle une fonction de la répétition que nous avons trouvée chez Valéry : « Notre mémoire nous répète le discours que nous n’avons pas compris. La répétition répond à l’incompréhension »44. Dans quelques interviews Nothomb articule la question identitaire en utilisant sensiblement les mêmes termes, et justement en citant le moment de la naissance. Ainsi en 2008, Cécile Duclos demande à Nothomb pourquoi la recherche identitaire est un thème récurrent dans ses romans. À quoi l’auteure répond : Mais parce que l’identité est le premier mystère ! C’est le premier mystère qui se pose à la naissance. En tant qu’enfant, on ne sait pas si son identité est une chose qu’il faut élucider, donc une chose préexistante, qu’on devrait retrouver, ou si l’identité est à inventer : c’est-à-dire un grand vide que l’on doit composer de toute pièce. Moi-même, je dois vous dire que, à 41 ans je n’ai toujours pas trouvé !45
Et la même année dans une émission télévisée belge, Nothomb reprend la même idée en disant que l’identité : se construit à travers une… interrog … une hésitation, hésitation que je crois on s’est tous posée en tant qu’enfant. En tout cas je me souviens que je me la posais. A la naissance – enfin quand on est petit – on se demande « est-ce que je suis une personne qui est déjà là en moi et il m’appartiendrait alors d’élucider cette personne en découvrant l’énigme que je suis ? », ou « est-ce que je n’existe tout simplement pas du tout et alors je dois m’inventer ? »46.
Invention à partir d’un vide – un vide d’origine, un vide laissé par une dé-nomination, un vide auquel on peut aspirer – ou élucidation d’une identité, d’un nom qui est préexistant et qui organiserait le destin ? Nothomb se présente ici comme Texel réitérant le mystère de son propre nom comme une énigme à élucider. Et comme Texel encore, comme Venantius Xatamer, pour la narratrice autobiographique de 43
Mercure, 60. Valéry, 1510. 45 Duclos, 14-15. 46 « Interview avec Amélie Nothomb, » 50 degrés nord RTBF, diffusée sur Arte Belgique 17 sept. 2008. Consulté sur le site http://www.antechrista.info le 2 nov. 2008. 44
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Métaphysique des tubes cette énigme prendrait la forme bien concrète d’un nom hérité, octroyé à la naissance et qui pose problème. Mais justement, à la différence de Texel, la narratrice ne dit pas son nom. Et de quel nom ou plutôt de quels noms la narratrice veut-elle se débarrasser pour rectifier cette iniquité et résoudre son mystère ? C’est ce que nous devons maintenant clarifier avant de pouvoir bien saisir ce que les romans Robert des noms propres (2001) et Le Fait du prince (2008) peuvent nous apporter dans cette exploration. Le Prénom tu : seules nos répulsions parlent vraiment de nous Il est enfin temps de relire une dernière fois et jusqu’au bout l’histoire que raconte l’auteure au sujet de sa nomination. La voici encore : Il y a autre chose, peut-être : ce prénom de Baptiste qui s’est imposé. Quand je suis née, mes parents étaient persuadés d’avoir un garçon qu’ils avaient appelé Jean-Baptiste. Pour une fille, ils n’avaient rien prévu. Alors ils ont pris le premier prénom venu, qui n’était pas Amélie. En fait, ils ont passé leur temps, ma mère surtout, à m’appeler Claude, Colette, n’importe quoi jusqu’à se centrer sur Amélie. J’aime bien Amélie, c’est mignon, ça fait soubrette, c’est un petit territoire onomastique qui a bien voulu de moi47.
Soyons clair : Nothomb dit qu’elle avait reçu avant sa naissance un nom qui, vu son sexe, ne pouvait lui convenir. Avec le prénom JeanBaptiste, choisi par ses parents, elle était certainement mal nommée, victime d’un mismatch. Nous avons déjà élaboré bien des symptômes qui semblent découler de cette confusion dans la représentation imaginaire qu’elle se fait d’elle-même, tant dans les ouvrages littéraires que dans des interviews. Mais une fois débarrassée de ce nom qu’elle a porté neuf mois in utero, elle en a certainement reçu un autre de ses parents. Mais lequel ? Et quel est son statut ? Selon les dires de l’auteure dans l’interview citée ci-dessus, il s’agissait du « premier prénom venu, qui n’était pas Amélie ». C’est-à-dire, selon cette version des faits qu’il s’agit d’un de ces noms « donnés à la légère » (61) comme le dit Françoise dans le roman Mercure. Non seulement Nothomb trouve ici une périphrase ingénieuse pour ne pas dire ce nom tout en répétant le nom qu’elle préfère, qu’elle veut imposer – « le premier prénom venu, qui n’était pas Amélie » – mais dans aucune interview que j’ai pu recenser l’auteure ne prononce ce 47
Leclère.
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prénom. Certes, à l’image du prénom absent, élidé ou supprimé dans Métaphysique des tubes, le second prénom qu’ont choisi les parents est tout aussi systématiquement tu. Ainsi, dans mon entretien avec Nothomb, enregistré en 2002 et publié en 2004, lorsque je lui demande en fin d’interview, « Est-ce que vous voulez dire votre nom ? », sa réponse est nette, catégorique : Non, parce que cela induirait en erreur. Les fois où il m’y eut arrivé lieu de le dire, les gens mettaient un malin plaisir à m’appeler comme ça. Alors pourquoi m’appeler comme ça quand ce n’est pas mon nom ? C’est comme le numéro de ma carte d’identité : est-ce qu’on va m’appeler par le numéro de ma carte d’identité ? 48
Aucun doute : le nom que tait Nothomb la gêne, l’importune sérieusement. Suite à l’histoire de « Simon Wolff » on a envie de dire qu’elle le trouve injuste, qu’il relève d’une « iniquité originelle », car visiblement il ne coïncide pas avec la personne ni avec l’identité qu’elle croit avoir. À cet égard Nothomb aussi est comme ces enfants japonais infortunés, affublés d’un nom qui ne leur convient pas – un Tsutomeru chômeur à qui on prendrait « un malin plaisir » à dire : « Va travailler ! »49. Si Nothomb ne veut pas dire ce prénom, nous pouvons tout de même deviner sa fonction. Car sa propre caractérisation ici est plus tranchée que celle de l’exemple nippon qui est plutôt tristement comique. « [C]e n’est pas mon nom », atteste-t-elle. La comparaison entre ce prénom non prononcé et « le numéro de ma carte d’identité » nous encourage à chercher sa ressemblance avec le jugement formel du roman Acide sulfurique sur la nature des matricules : « Le matricule est à la connaissance de l’autre ce que la carte d’identité est à la personne : rien » (37). Nous comprenons que le « vrai » prénom de Nothomb, c’est-à-dire le prénom légal sur sa carte d’identité et donné par ses parents en substitution au Jean-Baptiste anticipé, est pour elle un faux-vrai nom. C’est un nom manqué, un nom qui, au lieu de donner à celui ou celle qui la prononce l’impression de connaître intimement ou de posséder l’autre – comme l’ont prétendu Prétextat Tach, Textor Texel, Hazel Englert, et le narrateur de Journal d’Hirondelle – ne donne qu’une emprise illusoire et fausse. Ainsi ce 48 49
Lee, 575. Stupeur et tremblements, 104.
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prénom n’a-t-il nullement pour elle la fonction d’une « clé », réservée aux vrais noms qui – dans son imaginaire – coïncideraient de façon cratylique avec la personne : « Ce n’est pas pour rien que les humains portent des noms à la place de matricules : le prénom est la clé de la personne » (37), nous dit encore le narrateur d’Acide sulfurique. À l’instar des détenus dans le camp de ce roman, interpellés par les kapos qui hurlent leurs matricules, on doit conclure qu’appeler l’auteure par ce nom ne donne pas une authentique connaissance d’elle. Si l’on poursuit le parallélisme, on peut dire que ce prénom la déshumanise, tout comme le numéro de sa carte d’identité. Cette appellation « induirait en erreur » parce qu’il ne donne pas accès à son humanité, à son identité véritable. Ainsi ne lira-t-on pas ce prénom dans Métaphysique des tubes. Pourtant on entendra un autre nom choisi par les parents, lequel prend la place et la fonction du prénom passé sous silence. Car à l’instar d’un numéro de carte d’identité ou d’un matricule déshumanisants, nous avons toujours un sobriquet : « Ils l’appelèrent gentiment ‘la Plante’ » (10). Nous l’avons constaté plus haut, le fil narratif explicite de Métaphysique des tubes ne semble pas raconter en toutes lettres l’histoire de nomination et de dé-nomination opérée par les parents, et que Nothomb relate très succinctement dans l’interview citée. Et cependant, l’exploration d’autres textes nous a révélé à quel point le souci du prénom fait partie de son imaginaire. Je soutiens, néanmoins, que ce récit est bel et bien présent dans Métaphysique des tubes, que le roman autobiographique raconte cette scène sans la raconter directement. Malgré la suppression du prénom, cette scène trouble ressurgit tout de même, et nous sommes maintenant en mesure de la saisir. Elle revient dans l’histoire du « désastre onomastique » (134) savamment évité par la narratrice quand ses parents lui offrent des carpes pour son troisième anniversaire, histoire que nous avons déjà analysée dans un autre contexte. Plusieurs éléments nous incitent à penser que nous nous trouvons confrontés sinon à une déformation de la scène même de nomination, du moins à sa version métaphorique et rectificative. Ce qui nous alerte en premier lieu n’est pas simplement le fait de nommer, mais c’est surtout la question d’un dégoût prononcé, d’une réaction ou d’une émotion forte que l’on ne peut dissimuler. La narratrice du roman énonce de manière explicite le lien entre la répugnance et l’identité :
Noyades et baptêmes : morts et naissances 231 Il m’arrive de penser que notre unique spécificité individuelle réside en ceci : dis-moi ce qui te dégoûte et je te dirai qui tu es. Nos personnalités sont nulles, nos inclinations plus banales les unes que les autres. Seules nos répulsions parlent vraiment de nous. (137)
Si dans les exemples déjà examinés on avait un doute sur la gêne que provoque chez Nothomb le prénom « qui n’était pas Amélie » choisi par les parents, dans la scène principale de Métaphysique des tubes où logiquement le prénom de la narratrice devrait apparaître mais où il n’est pas prononcé pas cette gêne est flagrante. Grâce à un malentendu que l’enfant n’est pas prête à pardonner, ses parents lui offrent en cadeau d’anniversaire non l’éléphant en peluche qu’elle espérait mais trois carpes. Ils se sont trompés en s’imaginant que leur fille aimait les carpes, alors qu’en réalité c’est leur symbolique qui la laissait perplexe. Le roman indique que, quand arrive le mois de mai au Japon, la fille remarque que l’on hisse, tel un drapeau, un poisson de papier rouge en forme de carpe devant certaines maisons. On lui explique que, pendant tout le mois de mai on en met un devant toutes les demeures des familles ayant un garçon, et que « la carpe était le symbole des garçons » (81). Consternée, la fille demande à voir des vraies carpes afin de chercher le rapport entre les garçons et ces poissons. Elle n’en trouve aucun, sinon qu’ils sont tous deux laids : « C’était peut-être ça, le point commun à l’origine de cette symbolique : avoir quelque chose de vilain. Les filles n’eussent pas pu être représentées par un animal répugnant » (86). La méprise des parents dans leur choix de cadeau n’est pas innocente. Il est au moins ironique et sans doute significatif que ceux qui avaient imaginé que leur enfant à naître était un garçon pendant les neuf mois de grossesse lui offrent pour cadeau le jour de son anniversaire le symbole national nippon des garçons, l’animal qui dit au monde « ici habite un garçon ». Car, soyons précis ce jour est bel et bien le troisième anniversaire du jour où les parents ont été pris au dépourvu en voyant naître non le garçon, Jean-Baptiste, qu’ils attendaient mais une fille. Les carpes sont offertes en commémoration du jour même où les parents ont dû effacer le nom et l’identité masculins prévus pour leur enfant, le jour où par la suite ils ont dû prendre « le premier nom venu, qui n’était pas Amélie ». Ainsi la scène qui suit s’annonce-t-elle d’emblée comme la reconstitution – consciente ou inconsciente – de la scène absente ou refoulée de
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Métaphysique des tubes : la scène de naissance suivie du moment de nomination et de dé-nomination de l’enfant par les parents. Telle notre auteure qui retourne chercher son nom dans des piles de dictionnaires de noms propres, tel un traumatisé qui revit, souvent sans le vouloir, une expérience forte qu’il n’était pas en mesure de comprendre dans son premier événement, telle la mémoire qui nous répète le discours que nous n’avons pas compris, nous trouvons ici le retour à cette scène identitaire mystérieuse. À condition de bien regarder la scène de nomination des carpes, on peut y voir un parallélisme et renversement étonnants par rapport à la scène de nomination relatée par Nothomb. Car la narratrice devant les carpes, ce jour d’anniversaire, se trouve exactement dans la même situation que les parents le jour de sa naissance. Elle est très précise sur ce point. La protagoniste reçoit non le cadeau qu’elle attendait depuis longtemps, comme les parents ne « reçoivent » pas l’enfant qu’ils attendaient. La fille espérait un éléphant en peluche, et les parents leur Jean-Baptiste. Arrivé le moment de révéler le cadeau, la fille voit à sa surprise et, il faut dire à sa grande déception et à son horreur, trois carpes. Les parents au moment de la naissance voient une fille. Et bien sûr, la logique nous dit que la réaction de la fille devant les carpes informe ce que les parents ont ressenti, ou ce qu’elle imagine qu’ils ont ressenti à sa propre naissance : la déception, l’horreur. La narratrice qui, au moment de recevoir les carpes en cadeau croit initialement pouvoir dissimuler sa déconvenue aux parents et son dégoût aux autres, se dit intérieurement qu’elle trouve ce cadeau « immonde » (131). Elle apprend ensuite à sa grande consternation qu’elle ne peut pas simplement ignorer les carpes, mais que tel un parent qui se retrouverait soudain avec des enfants à charge, elle devra les nourrir tous les jours, s’occuper d’elles (132). Quand on lui demande si elle est contente, voici ce que répond et ensuite ce que pense véritablement la fille : — Très. Enfer et damnation. J’aurais préféré ne rien recevoir. Ce n’était pas tant par courtoisie que j’avais menti. C’était parce qu’aucun langage connu n’aurait pu approcher la teneur de mon dépit, parce qu’aucune expression n’aurait pu arriver à la cheville de ma déception. (132)
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Le parallélisme entre l’arrivée inattendue des carpes et la naissance inattendue d’une fille n’est pas tendre avec les parents. Il est, certes, sans merci. Car nous sommes obligés de nous demander si la naissance de leur fille, imprévue, ne provoque la même réaction chez les parents50. Bien qu’ils paraissent heureux d’avoir une fille qui ressemble à un légume, chaque parent penserait en lui-même : « Enfer et damnation. J’aurais préféré ne rien recevoir ». « Seules nos répulsions parlent vraiment de nous » (137). Quand les parents proposent de baptiser les carpes des mêmes noms que les trois enfants de la famille, la narratrice ne peut plus supporter, ne peut plus se retenir et le parallélisme strict semble s’interrompre. La forte répugnance qu’éprouve la narratrice devant les carpes, son horreur de ces poissons se manifeste et se confond – ce n’est pas un hasard – avec l’horreur qu’elle ressentirait à voir qu’on donne les noms des trois enfants de la famille – le sien, surtout – aux bêtes détestées. Nous nous trouvons bien devant la reconstitution de la scène de nomination, qui apparaît de nouveau : Mes parents, jamais à court d’une bonne idée, me dirent : — Ton frère, ta sœur et toi, vous êtes trois, comme les carpes. Tu pourrais appeler l’orange André, la verte Juliette, et l’argentée porterait ton nom Je trouvai un prétexte gentil pour éviter ce désastre onomastique. — Non, Hugo serait triste. — C’est vrai. Nous pourrions acheter une quatrième carpe ? — Vite, inventer quelque chose, n’importe quoi. — Non. Je leur ai déjà donné des noms. — Ah. Et comment les as-tu appelées ? « Qu’est-ce qui va par trois, déjà ? » me demandai-je à la vitesse de l’éclair. Je répondis : — Jésus, Marie et Joseph. […] L’orange est Joseph, la verte est Marie, l’argentée est Jésus. Ma mère finit par rire à l’idée d’une carpe qui s’appelait Joseph. Mon baptême fut accepté. (134-135) 50 Nous avons déjà vu l’écho de cette répulsion dans le second chapitre de cette étude, dans le rapport que Nothomb entretient avec ces enfants-livres nouveau-nés, et son commentaire, dans une interview, qu’elle les met dans le « frigo » pendant un laps de temps, après quoi « le livre ne sent plus trop mauvais ». Voir Lee, French Review 564. D’ailleurs, bien que je ne la développe ici, il est implicite qu’il y a des liens à articuler entre la temporalité nécessaire à Nothomb pour accoucher d’un livre, de lui trouver un titre, de le mettre au frigo et de porter un jugement sur sa publication, et la temporalité de nomination et dé-nomination et la suggestion d’une répulsion à l’œuvre dans sa propre naissance.
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Si la scène de nomination et dé-nomination évoquée dans des interviews avec l’auteure n’est pas à proprement parler présente dans Métaphysique des tubes, nous avons toutefois ici le double différé, la version unheimlich écrite de cette scène lacunaire, trouble, répétée et corrigée de façon significative par la narratrice elle-même. D’abord, nous avons déjà noté que le jour de naissance (ou peu de temps après) est généralement le moment où l’on donne un nom à un enfant. Et voici les parents qui répètent sans hésitation la même erreur qu’ils avaient commise à la naissance de la troisième enfant, en suggérant qu’on donne à la carpe qui la représente exactement le même prénom que la narratrice escamote très adroitement dans les propos de ses parents : « l’argentée porterait ton nom ». La périphrase est ici habile, tout comme les autres détours discursifs qu’emploie Nothomb pour éviter que ce prénom soit prononcé. Mais, la répétition menaçante de cet acte de nomination reste sans ambages : ces noms mais surtout – on l’a compris – le nom que n’ont même pas le droit de dire les parents constituent un « désastre onomastique » pour la narratrice et pas simplement une « iniquité » comme l’a décrit Venantius Xatamer en parlant de son nom malheureux. Sur le point de frôler pour la seconde fois, sinon pour la troisième fois – si l’on compte aussi le nom de Jean-Baptiste – le « désastre », mot qui littéralement veut dire « être né sous une mauvaise étoile », la stratégie suggérée par Xatamer dans « Simon Wolff » vient ici offrir une solution efficace à la catastrophe nominative qui se prépare. Lorsqu’on se trouve injustement affublé d’un « nom, ‘et ce qui va avec ’ », Xatamer se demande : « contre cette iniquité originelle, quelle autre procédure existe-t-il que le mensonge ? » (55). Ainsi l’enfant protagoniste passera elle-aussi par le mensonge de l’invention pour se tirer d’affaire : « Je leur ai déjà donné des noms », annonce-t-elle en mentant. Soudain, d’une prise d’autorité sans précédent, la narratrice s’arroge à elle-même les pouvoirs nominatifs d’habitude réservés aux seuls parents. Lorsque nous avons lu cette scène la première fois, nous avons surtout souligné la dé-légitimation des parents dans le contexte du roman familial. On peut ajouter maintenant qu’en assumant son rôle, la narratrice ici cherche à corriger ou à rectifier le « désastre onomastique » qui a marqué son entrée dans la vie. Pourtant, en même temps remarquons qu’elle semble répéter l’erreur des parents, à qui l’on reproche d’avoir
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nommé « à la légère ». À l’instar des parents, qui quelques trois ans plus tôt – jour pour jour – ont dû réfléchir rapidement et choisir un nom pour leur fille, la narratrice est ici déconcertée et prise au dépourvu par le besoin de trouver « à la vitesse de l’éclair » des noms qui conviennent aux carpes. Il est temps d’étendre notre première interprétation des prénoms choisis : Jésus, Marie, Joseph. Dans notre lecture précédente nous y avons surtout vu la confirmation que l’enfant veut délégitimer ses parents en se représentant l’enfant d’une autre famille, en l’occurrence divine. On pourrait rajouter dans ce sens que prendre le nom de Jésus représente – du point de vue psychanalytique du moins – l’exemple emblématique, par excellence, d’un fantasme du roman familial puisqu’il s’agit justement d’un garçon qui s’imagine le fils bâtard non simplement d’un père de rang plus élevé, mais le fils de Dieu ! Ces interprétations valent toujours, cependant elles doivent se développer encore à la lumière de ce que nous avons découvert depuis. L’auteure nous dit que ses parents l’avaient nommée JeanBaptiste avant sa naissance. Mais Jean-Baptiste n’est-il pas précisément celui qui prépare la venue de Jésus ? Le nom de Jésus révèle alors une autre logique à l’œuvre dans ce choix. Nothomb, « garçon manqué », a une narratrice autobiographique qui, lorsqu’on lui donne l’occasion de corriger l’erreur nominative, le « désastre onomastique » des parents, choisit justement de se représenter par un prénom masculin relié à celui qui l’attendait pendant neuf mois. On peut voir dans la sélection d’un nom masculin – pour remplacer celui, féminin, que ses parents allaient lui imposer de nouveau par le détour des carpes – le retour en sourdine de l’ombre du garçon que Nothomb devait être, selon les parents et elle-même. Cette ombre semble se renforcer encore plus avec le commentaire final de la narratrice disant que son « baptême fut accepté » ; or on sait que Jean-Baptiste est justement celui qui baptise. Non seulement les carpes sont ironiquement des symboles du sexe masculin au Japon, mais l’étrange retour d’un nom de garçon dans la rectification de l’erreur parentale montre à quel point le premier nom, la première identité apparemment effacée pèse encore avec toute son ambivalence dans l’imaginaire et risque de ressurgir. Or, non plus seulement une manière de communiquer sa prise de distance avec ses parents – avec la suggestion d’un roman familial – ce nom de Jésus serait-il aussi une façon détournée de se réconcilier
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sinon avec le garçon qu’elle a été ou qu’elle devait être aux yeux des parents ? Est-ce une façon de réparer la déception qu’elle leur a causée en étant une fille en non garçon ? Est-ce également une manière de leur déclarer qu’en s’appelant indirectement Jésus, elle est la version supérieure de Jean-Baptiste ? Ainsi peut-on avancer que si le prénom féminin non rapporté est donné « à la légère », sans grande réflexion par les parents, le prénom Jean-Baptiste sur lequel ils avaient longuement médité, et que la narratrice a pendant neuf mois porté, garde sa fonction d’être « l’expression d’un destin »51. L’ombre de Jean-Baptiste semble hanter bien encore l’œuvre de Nothomb. C’est une hypothèse que nous aurons lieu d’explorer ultérieurement. Robert des noms propres : le prénom travesti… éliminé ! Au troisième chapitre de cette étude nous avons vu dans la nouvelle « L’Entrée du Christ à Bruxelles » (2004) un personnage au nom de Salvator qui fuit Paris après avoir tenté de tuer par jalousie le nouveau-né de son oncle. Ce jeune homme s’exile à Hong-Kong pour faire peau neuve. Pourtant, il n’y fera fortune qu’une fois qu’il aura surmonté l’obstacle d’un nom… d’objet. Personne ne veut acheter des parapluies donc Salvator décide, par un tour de marketing, de leur inventer un autre nom. Le narrateur du texte formule son astuce de cette manière : « Quand il y a un blocage mental autour de quelque chose, il y a intérêt à le débaptiser. Le jeune homme ne vendit plus des parapluies mais des salvators52 » (13). Débaptiser fonctionne non seulement dans le monde des affaires mais – à la suite de Xatamer Venantius de la nouvelle « Simon Wolff », à l’instar du narrateur de Journal d’Hirondelle et à l’image de la narratrice de Métaphysique des tubes confrontée avec des carpes – on comprend que débaptiser marche tout aussi bien 51
Mercure, 60. Le dernier commentaire de la mère dans cet extrait laisse perplexe. Pourquoi rit-elle « à l’idée d’une carpe qui s’appelait Joseph » alors que les noms Marie ou Jésus pour des carpes semblent tout aussi ridicules ? Le nom Joseph dans la logique nominative se donne à la carpe que dans cette scène les parents allaient nommer André, à l’honneur du fils aîné. Il semble donc que la mère rie à l’idée d’imaginer son fils aîné s’appeler autrement que du nom que ses parents lui avaient choisi – le nom du grand-père paternel défunt. Le rire de la mère est éventuellement une image détournée du « malin plaisir » (Lee, 575) que d’autres prendront à appeler Nothomb par le prénom qu’elle refuse de dire. 52 Salvator opère ici une antonomase, où le nom propre devient un nom commun.
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lorsqu’il s’agit de noms de personnes. Un « blocage mental », une « iniquité originelle » (« Simon Wolff » 55) ou un « désastre onomastique » (Métaphysique des tubes 134) peut vous empêcher de réaliser ce que vous ambitionnez dans la vie et donc les personnages se débarrassent de leurs noms de diverses manières pour parvenir à leurs buts. À l’exception du Fait du prince (2008) – sur lequel nous reviendrons par la suite – il y a un dernier roman qui évoque l’exemple d’un personnage qui perd ou qui change de nom, et sans doute est-ce le cas le plus violent de dé-nomination ou de dé-baptême dans l’œuvre nothombienne. Ce n’est sans doute pas un hasard si, au cœur d’une violence mêlée de dégoût, le prénom féminin escamoté de Nothomb y fait son apparition légèrement travesti. Il s’agit du roman de 2002, au titre très évocateur : Robert des noms propres. Rappelonsnous : ayant reçu un nom qui bloque ses ambitions, le personnage Xatamer Venantius, cherchant sa « revanche », se demande : « Quelle autre procédure existe-t-il que le mensonge ? » (55). Venantius optera pour l’usurpation d’une identité multiple. La narratrice autobiographique de Métaphysique des tubes choisira l’invention des noms de la Sainte famille et la revanche d’un fantasme de roman familial. Or, Robert des noms propres nous montrera qu’il est possible d’accomplir ce déblocage de façon beaucoup plus spectaculaire, avec un assassinat. Publié en 2002, deux ans après la parution de Métaphysique des tubes, Robert des noms propres reprend étrangement quelques grands éléments du roman autobiographique situé au Japon. Nous avons déjà vu qu’il existe des parallélismes et des intertextes entre les deux ouvrages, notamment la scène reprise des premiers mots prononcés par un bébé : « Maman ! » (27) et « Papa » (29). Dans le second chapitre de cette étude nous avons avancé l’idée que, dans cette biographie romancée de la vie d’une amie de l’auteure – la chanteuse Robert – Nothomb se permet d’énoncer plus ouvertement des notions qui restent implicites ou cachées dans sa propre autobiographie romancée. Les deux textes parlent de la naissance et du développement d’une fille. La narration autobiographique s’arrêtera peu après les trois ans de la narratrice avec une ultime expérience de noyade, alors que dans Robert des noms propres, on suivra l’histoire d’une protagoniste, Plectrude, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte quand elle aussi menacera de se suicider par noyade. Puisque Plectrude
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apprendra à l’adolescence qu’elle est orpheline et que les adultes qu’elle appelait ses parents ne sont pas ses vrais parents biologiques mais son oncle et sa tante, nous avons déduit de ce parallélisme l’expression détournée du désir à peine caché chez la narratrice de Métaphysique des tubes de remettre en question le statut de ses propres parents dans le contexte des fantasmes d’un roman familial53. Les parallélismes explicites et implicites entre les deux romans vont bien au-delà de cet exemple. Car, si comme Valéry l’écrit, « [n]otre mémoire nous répète le discours que nous n’avons pas compris »54, alors on peut dire que Robert des noms propres nous répète « le discours » toujours pas compris de la scène de nomination et de dé-nomination que nous avons vue en version rectifiée dans Métaphysique des tubes, laquelle est elle-même une version romancée de l’histoire que Nothomb relate très succinctement dans son entretien avec Marie-Françoise Leclère. Et, alors que le prénom légal supprimé, tu ou contourné par Nothomb ne paraît nulle part dans le roman autobiographique et n’est jamais prononcé par l’auteure dans des interviews, il échappera brièvement à l’interdiction qui pèse sur lui pour surgir sous une forme à peine modifiée dans Robert des noms propres, avant d’être totalement éliminé dans des circonstances dramatiques. Robert des noms propres ne commence pas exactement avec la naissance de la protagoniste fille mais avec la vie de ses parents qui attendent sa naissance. Dans cette perspective, nous sommes donc durant les premières pages du roman on ne peut plus clairement dans la réécriture littéraire, dans l’invention romanesque de la situation dans laquelle se trouvaient les parents de Nothomb, avant sa mise au monde. Les parents de la protagoniste à naître, Fabien et Lucette, ont tous deux dix-neuf ans et ils attendent un enfant. À mesure que progresse la grossesse, l’entente entre les jeunes mariés disparaît. La femme est fatiguée et irascible et le mari impatient. Il la néglige et commence à s’absenter pour s’adonner au tir. Les deux se disputent beaucoup et leur principal sujet de querelle – est-ce une surprise ? – tournera autour de l’avenir et du prénom de leur enfant à naître. Un 53
D’ailleurs, le récit de l’anorexie de la protagoniste de Robert des noms propres anticipera le récit quelques années plus tard de la vie de la narratrice autobiographique de Biographie de la faim (2004), le seul livre qui ne porte pas la mention « roman » jusqu’à date dans l’œuvre de Nothomb. 54 Valéry, 1510.
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jour Fabien taquine sa femme enceinte en lui disant : « Si c’est un garçon, ce sera Tanguy. Si c’est une fille, ce sera Joëlle ». Le narrateur nous apprend que, sans lui répondre directement Lucette pense qu’« elle détestait ces prénoms » (9). Qui plus est, les deux parents imaginent un avenir bien différent pour leur enfant. Puisque le bébé bouge beaucoup dans le ventre de sa mère, celle-ci prédit : « Ce sera un danseur ou une danseuse », alors que le futur père déclare : « Ce sera un footballeur ou une emmerdeuse » (10). Lucette, fâchée, jure à son enfant : « Je te protégerai, je ne te laisserai pas devenir un Tanguy footballeur ou une Joëlle emmerdeuse, tu seras libre de danser où tu voudras, à l’Opéra de Paris ou pour des bohémiens » (10-11). Si comme le prétend la narratrice de Métaphysique des tubes, « [s]eules nos répulsions parlent vraiment de nous » (137), alors Lucette se dévoile entièrement en donnant libre cours à l’expression de sa répulsion pour les prénoms que Fabien suggère pour leur enfant. Ainsi, une nuit pendant que son mari dort, Lucette se lève pour chercher son revolver. Elle vise la tempe de Fabien et lui murmure, « Je t’aime, mais je dois protéger le bébé contre toi » (16), avant de tuer son époux en déchargeant l’arme. Quand la police arrive pour interroger Lucette, celle-ci répète qu’elle l’a tué pour protéger son bébé. Et quand on lui demande si Fabien avait menacé le bébé, Lucette répond : — Il voulait l’appeler Tanguy si c’était un garçon et Joëlle si c’était une fille. — Et puis ? — Rien. — Vous avez tué votre mari parce que vous n’aimiez pas son choix de prénoms ? Elle fronça les sourcils. Elle sentait bien qu’il manquait quelque chose à son argumentation et, pourtant, elle était sûre d’avoir raison. Elle comprenait très bien son geste et trouvait d’autant plus frustrant de ne pas parvenir à l’expliquer. Elle décida alors de se taire. (18-19)
En prison, Lucette ne reniera pas son geste. Elle précisera tout simplement que : Vouloir appeler son enfant Tanguy ou Joëlle, c’est vouloir lui offrir un monde médiocre. Moi, je veux que mon bébé ait l’infini à sa portée. Je veux que mon enfant ne se sente limité par rien. Je veux que son prénom lui suggère un destin hors norme. (20)
240 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
Lucette donnera naissance à une fille en prison et décidera – contre l’avis de tout le monde – de l’appeler Plectrude, un nom singulier, pleine de fantaisie qui annoncera à tous ceux qui la connaîtront « qu’elle est exceptionnelle » (21). Elle fait baptiser l’enfant de ce nom et se pend la même nuit dans sa cellule sans laisser de lettre. « Le prénom de sa fille, sur lequel elle avait tant insisté, lui tint lieu de testament » (23). À la différence de la nouvelle « Simon Wolff », où un nom trop distinctif – marié il est vrai à un manque de talent pour la recherche scientifique – constituera un obstacle aux ambitions de Venantius Xatamer, et où l’usurpation d’un nom banal, Simon Wolff, est la solution à cet obstacle injuste, ici dans Robert des noms propres nous avons apparemment le scénario contraire. Joëlle et Tanguy sont considérés des noms trop communs, selon Lucette, pour sa fille ; ils ne sont pas, dans les mots de Hazel de Mercure « l’expression d’un destin » (60), ce ne sont pas des prénoms qui suggèrent « [u]n destin hors norme », alors que le prénom Plectrude le serait. La violence avec laquelle Lucette « défend » son enfant à naître contre l’injustice de porter un nom qui ne convient pas à son idée de l’avenir à laquelle cet enfant peut aspirer, contre un nom qu’elle déteste, prouve que nous avons ici affaire non à encore un simple exemple de changement de nom chez Nothomb, mais bien à un rejet. Et étant donnée ce que nous révèle la scène des carpes dans Métaphysique des tubes, ce rejet parle autant d’Amélie Nothomb et de son rapport à son prénom que de son personnage Lucette. Cette histoire d’un dé-baptême par meurtre pour résoudre « un blocage mental » (« L’Entrée du Christ à Bruxelles » 13) semble bien une nouvelle occasion pour l’auteure de comprendre sinon de rectifier, voire de régler son compte à un prénom qui lui aussi est légué « injustement » en « testament » (23), à l’image de Textor Texel qui dans Cosmétique de l’ennemi a estimé que son nom lui est laissé en « héritage » par ses parents, « un message que j’aurai à élucider » (15). Dans cette époque de circulation rapide d’informations – même si l’authenticité des informations laisse souvent à désirer – il n’est pas difficile d’apprendre le prénom que Nothomb a reçu « en héritage », le nom qu’elle tait. Mais sans se fier à des sites douteux ou à des publications parodiques, il existe des sources plus réputées qui
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divulguent le prénom, sans attirer indûment l’attention là-dessus55. Lorsque le magazine Lire a consacré son grand dossier de la rentrée 2006 à Amélie Nothomb, le journaliste Daniel Garcia, sans doute par un souci d’exactitude et aucunement par un « malin plaisir », révèle à la place de l’auteure le prénom qu’elle-même, elle refuse de dire. Dans une brève biographie du père de l’auteure, dont la carrière de diplomate a commencé par une prise d’otages en Afrique, Garcia rapporte les renseignements suivants sur la famille Nothomb : Après ce haut fait d’armes, Patrick Nothomb mènera une carrière diplomatique à travers le monde. Trois enfants naîtront. André, Juliette et Fabienne Amélie, la petite dernière, en 1967, alors que les Nothomb se trouvent au Japon56.
On notera bien que le prénom défendu, Fabienne, n’est pas rapporté seul, comme s’il était l’unique et légitime prénom de l’auteure. Non, il s’accompagne tout de suite du prénom que Nothomb de même que tous les membres de sa famille et tous ses lecteurs reconnaissent comme son vrai, son véritable prénom : Amélie. Ainsi, cet article semble nous dire que l’autre prénom de l’auteure n’a de légitimité dans ce dossier qu’à côté, au mieux, de celui qu’elle emploie dans la vie. Et de plus, il n’a apparemment sa place que dans la suite des prénoms donnés par les parents à leurs trois enfants, une séquence qui – notons-le bien – est à l’instar, ou presque, de la manière dont on rapporte les noms des carpes-enfants dans Métaphysique des tube lors de la scène de nomination manquée : « Tu pourrais appeler l’orange André, la verte Juliette, et l’argentée porterait ton nom » (134). Si l’on revient maintenant à Robert des noms propres, contrairement à ce que l’on pourrait attendre, le prénom que Nothomb refuse de dire n’est pas donc un des deux – masculin ou féminin – 55 Nombreux sont les sites qui fabulent autour d’autres origines des détails biographiques sur Amélie Nothomb. Ce n’est pas la peine de les mentionner. Un essai parodique pourtant, d’inspiration perecquienne, publié en Belgique, jouera avec le prénom légal de l’auteure. Voir Alain Dantinne, Hygiène de l’intestin (Bruxelles : Éditions Labor, 2004). Et, sur internet il existe des sites réputés, par exemple le site des anciens élèves du lycée français de New York où Nothomb fut scolarisée pendant trois ans, qui donne aussi le prénom légal de l’auteure entre parenthèses. Voir : http://www.lfnyalumni.org/en/news/no.27/53/1249. Consulté le 18 mai, 2009. 56 Garcia, 36.
242 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
pour lesquels Lucette était prête à commettre un assassinat, afin de « protéger » son enfant. Ce n’est ni Tanguy ni Joëlle. Non, le prénom surgit travesti, sous sa forme masculine, et déplacé. Il ne tombe pas sur la fille à naître mais sur son père, Fabien. Qu’en est-t-il de ces modifications curieuses ? Si l’on examine ce nom par rapport aux scènes précédentes, nous pouvons voir une logique qui s’articule à la fois dans le déplacement du nom, dans le sort qui est réservé à celui qui le porte et dans la masculinisation du prénom. Car le prénom semble la condensation révélatrice de plusieurs désirs et pulsions. D’abord, le fait que le prénom modifié soit donné au père de l’enfant à naître et pas à l’enfant même pourrait traduire l’interdiction persistante, même dans un roman, d’avoir un personnage enfant affublé de ce nom. De plus, ce déplacement renforce l’idée que ni la répulsion ni la vengeance ne devraient tomber sur le petit mais sur celui ou ceux qui osaient mal le nommer. Ainsi, le meurtre de Fabien – le parent qui voulait imposer au bébé avant sa naissance un prénom détesté, répugnant – réaliserait la revanche inavouée chez l’auteure de punir les parents pour l’avoir injustement baptisée d’un nom qui ne correspond pas à sa personne ni à son destin. Nous l’avons déjà vu, les parents réels n’ont pas fait comme Nothomb avec ses propres enfants-livres : « Je procède comme les mamans des Esquimaux. Je ne sais pas de quoi je tombe enceinte, je fais mon travail et quand le bébé naît je lui donne un nom en fonction de la tête qu’il a »57. Ils l’ont nommée avant et ils se sont trompés. En tuant Fabien, ce père romanesque, nous voyons alors ressurgir et se réaliser un autre exemple du fantasme de roman familial. Et qui plus est, on multiplie cette vengeance en renvoyant une version à peine déguisée du prénom répugnant sur un des parents responsables. Il s’agit bien d’un nom travesti, et non du véritable prénom, Fabienne, qui n’a toujours pas le droit d’apparaître en toutes lettres, même dans cette scène fictive de violence et de vengeance débridées. La masculinisation du prénom semble donc chargée de sens. Fabien semble être le rappel et certes la condensation des deux prénoms, des deux identités offertes et imposées mais par la suite refusées : l’identité masculine du garçon que Nothomb devait naître, représentée par le nom de Jean-Baptiste qu’elle a porté pendant neuf mois, et 57
Leclère.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 243
l’identité féminine refusée, incarnée dans le prénom Fabienne. Ainsi trouve-t-on de nouveau une trace de l’ambivalence qui affleurait dans la sélection du nom de Jésus pour l’enfant-carpe dans Métaphysique des tubes, qui révélait non seulement une vengeance contre les parents, comme ici, mais également un sentiment de culpabilité latente dans l’imaginaire nothombien lié au fait d’être une fille et pas le garçon désiré. Ces deux émotions s’entremêlent dans le travestissement de Fabienne en Fabien. L’ombre du garçon qui n’est pas né semble planer encore dans ce texte et ne s’arrête pas là. Plectrude passera par bien des déboires au cours du roman. Elle devient anorexique, se casse la jambe et renonce à son rêve de devenir danseuse. Elle se brouille avec sa mère – qu’elle apprend est véritablement sa tante – et devient elle-même mère à dix-neuf ans. La protagoniste décide de mettre un terme à sa vie, comme sa mère l’a fait après l’avoir mise au monde, en se suicidant. Plectrude menace de se jeter d’un pont pour se noyer. Est-ce un clin d’œil à la fin de Métaphysique des tubes où la narratrice elleaussi décide se de laisser tomber dans le bassin du jardin avec les carpes pour finir sa vie ? Pourtant, in extremis dans les deux textes arrivera quelqu’un pour arrêter la noyade. Dans le cas de Plectrude ce sera un ami musicien, Mathieu, qui deviendra par la suite son amoureux. Le roman se termine rapidement en indiquant qu’ils vivront heureux ensemble. Et, apparemment pour marquer ce changement dans sa vie, Plectrude comme bien d’autres personnages nothombiens perdra son prénom pour en prendre un autre. À l’instar de la narratrice de Métaphysique des tubes qui se baptise indirectement Jésus, ici sans grande explication, c’est aussi un nom d’homme qu’adopte Plectrude : Vivre le parfait amour avec Mathieu Saladin, musicien de son état, avait donné à Plectrude le courage de devenir chanteuse, sous un pseudonyme qui était un nom de dictionnaire et qui convenait ainsi à la dimension encyclopédique des souffrances qu’elle avait connues : Robert. (188)
Choisir le nom masculin Robert semble donc confirmer la même évolution identitaire ambivalente nous avons vue dans la sélection du nom Jésus, et que nous avons aussi devinée à l’œuvre dans le travestissement de Fabienne en Fabien. Mais, par le biais de son introduction dans le titre du roman, il communique une autre fonction, un autre acte qui cherche à s’accomplir dans ce texte.
244 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
Le titre, Robert des noms propres, évidemment fait appel au dictionnaire du même nom. Choisir de nommer son roman du même titre que cet ouvrage est plus qu’un geste amusant de dédoublement. Cela annonce à tout lecteur que dans ce roman il est question non seulement d’un personnage Robert qui aura plusieurs noms propres, mais vu les intertextes dégagés, cela nous montre aussi qu’il s’agit d’un personnage qui a un doute sur son véritable nom, d’un personnage qui cherche à savoir quel nom, ou quels noms lui sont propres. Peut-on ignorer que c’est précisément dans des piles de dictionnaires de noms propres en librairie58 – comme nous l’avons déjà vu – que Nothomb dit qu’elle cherche de façon obsédée son propre nom, pour confirmer son existence ? Deux ans après la publication de Métaphysique des tubes donc, l’auteure écrit et publie un ouvrage dans lequel elle peut effectuer et illustrer, de manière détournée, l’élimination d’un prénom qui lui fait horreur et la recherche d’un nom qui lui est propre. Et, fait que nous n’avons pas encore mentionné, dans les toutes dernières pages de ce roman, l’auteure introduit un personnage avec son propre nom, Amélie Nothomb. Cette Amélie Nothomb rappelle à Plectrude-Robert qu’elle était « témoin in utero » (189) du meurtre de Fabien par sa mère. Cette Amélie Nothomb lui demande donc de purger le désir de meurtre qu’elle aurait hérité de cette expérience d’avant la naissance en l’assassinant. Plectrude-Robert s’exécute et ainsi sont éliminés dans ce roman non seulement « Fabien », mais aussi « Amélie Nothomb ». D’ailleurs, à condition de le lire en syllepse, on peut voir que le titre de ce roman véhicule encore une autre signification. L’adjectif « propre » doit non seulement se comprendre dans le sens d’une affirmation ou d’une interrogation d’un nom qui est distinctif ou exclusif à une personne, mais également dans le sens de ce qui est propre, net, purgé ou exempt de souillure. Car avec ces changements de prénoms et ces assassinats de personnages, Robert des noms propres relate très certainement l’effort de rectification et de purgation de noms et personnages qui font problème, qui confondent l’identité, pour en arriver à une qui vous est propre, c’est-à-dire particulière, mais aussi au sens de débarrassée des noms des autres. Dans ce double sens sylleptique le titre est l’expression condensée de l’effort de
58
Amanieux, Autrement dit.
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nomination et de dé-nomination qui domine l’imaginaire nothombien59. Baptêmes, dé-baptêmes et noyades Il est maintenant temps de revenir au roman autobiographique, Métaphysique des tubes, pour enquêter – en dehors de la scène de la nomination des carpes – afin de savoir si la problématique de nomination et dé-nomination cadre avec ce que nous avons identifié comme étant la scène originaire par excellence du roman autobiographique, à savoir le récit du bombardement de la maison de Nishio-san lorsqu’elle était enfant. Rappelons-nous, cette scène était le carrefour textuel fantasmatique de plusieurs trames itératives au roman. À travers la destruction de la maison familiale de Nishio-san durant la guerre, ce récit, avons-nous conclu, donne également, dans le contexte de l’élaboration d’un roman familial, une représentation fantasmée de l’élimination métaphorique des parents de la narratrice. Notre analyse a de plus montré que ce micro-récit figure dans l’horreur une double perte : celle de la maison et de la patrie japonaises de la narratrice. Certes, en articulant la temporalité et la structure itératives du roman à la lumière de la notion freudienne du unheimlich, nous avons compris que le récit de Nishio-san relate aussi un des fantasmes classiques de l’inquiétante étrangeté, celui d’être enterré vivant, lequel est selon Freud une métaphore pour le retour fantasmé au Heim originaire, le ventre de la mère. Finalement, en constatant que le récit de Nishio-san anticipe, condense et transforme toutes les scènes de noyade dans le roman, nous avons mis le doigt sur
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Dans son roman de 2009, Le Voyage d’hiver, Nothomb reprend à sa façon plusieurs de ces préoccupations onomastiques, mais en miroir. Nous y trouvons un personnage narrateur masculin qui a surpris ses parents en naissant non la fille qu’ils attendaient mais un garçon : « Quand j’étais dans le ventre de ma mère, mes parents, persuadés que j’étais une fille, m’avait baptisé Zoé. ‘Un si joli prénom, et qui signifie la vie !’ proclamaient-ils. […] Je naquis avec un démenti entre les jambes. Ils s’en accommodèrent avec bonne humeur » (14). Le narrateur, au nom de Zoïle, trouve à la lecture du Robert des noms propres, qu’il est mal-nommé et en veut à ses parents : « Bref, Zoïle était un crétin odieux et ridicule. Ce qui explique que personne n’ait jamais appelé son enfant de ce prénom à la sonorité bizarre. Sauf mes parents, bien sûr. » (15). Par contre, la bien-aimée de Zoïle est une femme qui porte un nom de garçon, Astrolabe, donné à la fille par sa mère « par vengeance » contre le père (5152).
246 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
un lien entre les noyades répétées et les efforts répétés de la narratrice de naître de ce Heim. Quand on sait que le mot « baptiser » vient du grec baptizein, « immerger », et que l’une des scènes et métaphores récurrentes du roman concerne la noyade ou l’immersion répétée de la narratrice dans l’eau, et lorsque par la suite nous conjuguons cette structure avec l’information que la troisième enfant dans la famille Nothomb devait s’appeler Jean-Baptiste et qu’elle a été débaptisée plusieurs fois, nous voyons toutes ces scènes de noyade changer une fois de plus d’aspect, et un nœud trouble de significations s’élucider d’une nouvelle manière. Il nous faudra les revoir une dernière fois. Voit-on l’enfant se faire débaptiser dans le roman ? Sans avoir recours à l’anecdote que raconte Nothomb sur Jean-Baptiste ni à la scène où l’enfant empêche ses parents de rebaptiser les carpes avec les noms des enfants, nous avons déduit un dé-baptême implicite dans le vide qui caractérise le bébé au début du texte. L’appellation déshumanisante « la Plante » pour la troisième enfant de Métaphysique des tubes n’est pas un prénom, mais elle prend la place d’un prénom et suppose qu’une dé-nomination ait eu lieu. D’autres scènes métaphoriques pour la perte du nom se présentent aussi, de manière indirecte. Par exemple nous avons déjà proposé l’idée que l’épisode de privation de nourriture pendant trois jours est une métaphore pour une privation de nom. En arrêtant de nourrir leur enfant-Plante, les parents, selon le narrateur à ce moment du récit, cherchaient l’effet suivant : « Ils cesseraient de lui donner à boire et à manger jusqu’à ce qu’elle réclame : ainsi, elle finirait bien par être forcée de réagir » (11). Ici le bébé ne dit rien ; on doit supposer qu’il souffre en silence, observé toujours par ses parents, qui craignent que les médecins les trouvent « sadiques » (11) s’ils leur en parlaient. Pourtant, nous avons vu deux fois la narratrice revivre ailleurs dans le roman cette même situation perturbante, et la structure de répétition et de substitution qui organise ce roman nous encourage à les lire ensemble. La protagoniste, impuissante, sera observée par d’autres alors qu’elle risque de mourir dans les deux scènes de noyade du roman. Dans la première, les Japonais sur la plage l’observent sans intervenir, et dans la seconde, la méchante bonne, Kashima-san, la regarde se noyer dans le bassin du jardin familial, le sourire aux lèvres. L’appel « Au secours ! » (68) de la fille dans la première scène de noyade à la plage, forcée au risque de perdre sa vie de révéler à ses parents qu’elle sait
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parler, doit aussi s’exprimer silencieusement, on l’a supposé, dans le cas de privation de nourriture, et par extension, on doit le déduire, dans le cas de privation de nom. Car sans nourriture ou sans un nom qu’elle puisse revendiquer comme sien propre, l’enfant est vulnérable et dépérit. Enfin, la récurrence du motif de l’eau nous trahit indirectement quelque chose que nous avons sans doute déjà deviné. Il n’est pas difficile de voir que les multiples scènes de noyade sont aussi des versions unheimlich, déformées, familières mais étranges, de baptême et de dé-baptême. Notre Jean-Baptiste manqué qui deviendra Fabienne, et qui à un moment donné choisira le prénom d’Amélie, aura dans ces séquences de noyade la tête littéralement submergée à répétition au risque de perdre la vie ; c’est une métaphore à peine déguisée pour les multiples baptêmes et dé-baptêmes, des immersions et repêchages onomastiques qu’elle subit, mettant en péril l’établissement d’une identité. Ces plongées répétées sous l’eau ont sans doute aussi une fonction d’ablution, pour rendre propre ou purifier la narratrice – sinon du péché originel, au moins de la laver des prénoms néfastes. Et la confusion baptismale laissera l’auteure perplexe devant le mystère identitaire, comme nous l’avions déjà noté dans une interview citée plus haut : « En tant qu’enfant, on ne sait pas si son identité est une chose qu’il faut élucider, donc une chose préexistante, qu’on devrait retrouver, ou si l’identité est à inventer ; c’est-à-dire un grand vide que l’on doit composer de toute pièce »60. Commence-telle avec une identité et un nom donnés, ou avec un vide laissé par leur absence ou leur suppression ? Outre cet appel au secours que les parents n’entendent pas, quelles autres traces trouve-t-on chez la narratrice de cette épreuve identitaire aussi psychologique que physique ? Il nous incombe maintenant de relire quelques-unes des scènes de noyade pour savoir ce qu’elles nous disent sur l’épreuve de la perte ou du changement de nom. Le ventre unheimlich : « Ce n’est pas ton pays ! » Lorsque la narratrice apprend de sa mère qu’elle quittera Nishio-san, le village où elle est née et le pays qu’elle considère sa patrie, elle décrit son désarroi dans une métaphore de noyade :
60
Duclos, 41.
248 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB Je secouais la tête comme une folle. J’étais dans la mer, j’avais perdu pied, l’eau m’avalait, je me débattais, je cherchais un appui. Il n’y avait plus de sol nulle part (123-124)
Il est difficile de relire ces phrases à la lumière du lien entre baptêmes et noyades et de ne pas les imaginer aussi l’expression d’un désarroi devant la perte d’un autre repère identitaire important : le nom. Cela est d’autant plus plausible que, lorsque la narratrice fait le résumé de la leçon qu’elle tire de cette expérience de perte, elle emprunte une formule biblique qu’elle attribue à Job, formule que nous avons déjà examinée dans le contexte du prénom perdu ou supprimé : « Ce qui t’a été donné te sera repris » (124). Mais ce sont surtout certains propos de la mère lesquels ont provoqué des images de noyade – de baptême et de dé-baptême – qui maintenant prennent une tout autre allure selon cette métaphore. La mère dit à sa fille qu’ils vont tous devoir quitter le Japon un jour ou l’autre. Lorsque la fille proteste qu’elle ne peut pas partir – « Je dois vivre ici ! C’est mon pays ! C’est ma maison ! » – la réponse de la mère est ferme, catégorique, presque cruelle : « Ce n’est pas ton pays ! » (123). La mère pose ici une négation importante, lourde de sens, qui fait naître un fantasme de noyade chez la fille. Quels sont les sousentendus de cette phrase ? Dans le contexte de son énonciation la mère dit en premier que la vraie patrie de la protagoniste n’est pas le Japon, mais la même que pour tout le reste de la famille, à savoir la Belgique. « Il doit obéir à la Belgique » (123) lui dit la mère qui cherche à expliquer le travail de diplomate à sa fille. En quelque sorte, la mère lui dit sèchement d’abandonner son fantasme nippophile. Mais il y a encore plus dans son énoncé qui sous-entend que le Japon est la patrie d’autres gens, que sa fille a tort de chercher à s’y introduire, à faire sienne cette patrie et… à prendre ainsi la place réservée à d’autres, aux vrais habitants de ce pays. Certes, il ne s’agit pas d’un exemple précis de dé-nomination – la mère ne lui dit pas : « Ce n’est pas ton nom ! ». Et pourtant, dans la version complète de l’épisode du choix de nom avant sa naissance, puis du changement et des hésitations onomastiques après la naissance avant de se centrer finalement sur le nom d’Amélie, n’est-ce pas que Nothomb qualifie ce nom qui lui plaît d’« un petit territoire onomastique qui a bien voulu de moi »61, une espèce de pays d’où, 61
Leclère. Je souligne.
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contrairement aux autres pays, elle ne fut pas chassée ? Par le même procédé d’itération et de substitution que nous avons vu opérer ailleurs, je propose de réinsérer cet énoncé dans le contexte de l’autre noyade métaphorique du roman, dans le récit de Nishio-san se débattant sous les décombres de sa maison bombardée, pour savoir si cette phrase n’articule pas un non-dit important qui y reste jusqu’ici implicite et qu’il est temps d’expliciter. Carrefour surdéterminé, l’histoire que raconte Nishio-san est déjà fantasmatiquement chargée de multiples trames narratives. L’histoire – une jeune Japonaise se retrouve enterrée sous les débris de sa maison – récit absorbé et reformulé par la narratrice, devient un modèle narratif à peine déformé pour ses propres expériences de noyade et de naissance. On doit y voir aussi maintenant une élaboration métaphorique des multiples baptêmes et dé-baptêmes qu’a vécus que vivra la narratrice. Enfin, en relisant cette scène à la lumière de l’article « L’inquiétante étrangeté » de Freud, nous avons vu qu’elle réalise littéralement le fantasme d’être enterré vivant, lequel traduit une tentative fantasmée de regagner le Heim originaire, l’utérus de la mère. Relisons la description de Freud qui qualifie ce fantasme de « la plus belle confirmation de notre conception de l’inquiétante étrangeté » : Il advient souvent que des hommes névrosés déclarent que le sexe féminin est pour eux quelque chose d’étrangement inquiétant. Mais il se trouve que cet étrangement inquiétant est l’entrée de l’antique terre natale [Heimat] du petit d’homme, du lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord. « L’amour est le mal du pays [Heimweh] » affirme un mot plaisant, et quand le rêveur pense jusque dans le rêve, à propos d’un lieu ou d’un paysage : « Cela m’est bien connu, j’y ai déjà été une fois », l’interprétation est autorisée à y substituer le sexe ou le sein de la mère. L’étrangement inquiétant est donc aussi dans ce cas le chez-soi [das Heimische], l’antiquement familier d’autrefois62.
Par un effet de transposition, cette enfant qui s’identifie à la fille japonaise, désespérée, ensevelie, sous les décombres de sa maison explosée, cette enfant qui cherche fantasmatiquement à regagner la sécurité du ventre entend bien en écho la mère dire depuis l’autre scène un « Ce n’est pas ton pays ! » terrible. En effet, transposé dans le contexte du fantasme freudien, l’énoncé doit s’entendre : « Ce n’est 62
Freud, « L’inquiétante étrangeté » 252.
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pas ton Heim ! », c’est-à-dire, non seulement ce n’est pas ton home, maison ou pays originaires, mais ce n’est pas ton utérus, « le lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord ». Dé-baptême et exorcisme : l’ombre de Jean-Baptiste Nous sommes maintenant en mesure de conjuguer ensemble ces différentes scènes de noyade dispersées pour comprendre le travail psychique et identitaire auquel l’enfant est confronté. L’énoncé, « Ce n’est pas ton pays », qui communique à la fille qu’elle a tort de chercher à habiter ou à faire sienne une patrie qui est réservée à d’autres dans le premier contexte, ici, transposé dans le fantasme du unheimlich, laisse entendre en parallèle que l’enfant aussi a tort de s’installer à la place des autres, qu’elle occupe dans cette circonstance la place, l’utérus de l’autre enfant ou destiné à l’autre enfant : JeanBaptiste. Dans la maison dévastée de Nishio-san, l’enfant comprend cette accusation d’usurpation. Elle ne peut donc pas retourner dans le ventre de la mère non seulement parce qu’il est représenté comme un lieu détruit, bombardé et suffocant, encombré de débris et de morceaux de corps déchiquetés, mais aussi et surtout parce que ce Heim n’est pas le sien propre. Et justement ces « morceaux d’êtres humains » (51) ne seraient pas seulement une représentation fantasmée de l’assassinat des parents mais en même temps ils sembleraient bien une représentation horrifique de l’autre qui a habité pendant neuf mois cet espace utérin réel ou imaginaire, lequel, apparemment, l’enfant doit supprimer, supplanter ou évincer pour découvrir et établir sa propre identité. Malgré l’appui de Freud, cela pourrait paraître exagéré de chercher une représentation psychique, fantasmatique d’un espace in utero dans Métaphysique des tubes. Pourtant n’est-ce pas dans Robert des noms propres, que le personnage Amélie Nothomb articule justement toute une théorie selon laquelle Plectrude-Robert a dû être le témoin privilégié d’une déflagration dans le ventre de sa mère ? Selon ce personnage portant le nom de l’auteure, elle a dû témoigner du coup de feu de Lucette assassinant le père au nom travesti, Fabien, défenseur des prénoms Tanguy ou Joëlle : Vous avez forcément perçu quelque chose. Vous êtes un témoin d’un genre très spécial : un témoin in utero. Il paraît que, dans le ventre de leur mère, les bébés entendent la musique et savent si leurs parents font l’amour. Votre mère a vidé le chargeur sur votre père, dans un état de
Noyades et baptêmes : morts et naissances 251 violence extrême : vous avez dû le ressentir, d’une manière ou d’une autre. (189)
Par parallélisme, selon cette logique nous avons bien raison de chercher dans Métaphysique des tubes un témoignage justement de l’intérieur, de l’utérus, qui relate une autre mais même déflagration. Et dans cette explosion il y a intersection entre l’assassinat de ceux qui voulaient infliger un prénom et une identité détestables à l’enfant à naître, et l’élimination spectaculaire des parents, la destruction punitive fantasmée du Heim, et éventuellement l’évincement de l’enfant qui a occupé cet espace. En fait, la narratrice autobiographique de Métaphysique des tubes, qui apprend dans le proto-texte de Nishio-san et la forme et le fond des futures histoires qu’écrira Amélie Nothomb, se réjouit de ce qui s’accomplit dans ce récit macabre. Elle conclut l’épisode avec la remarque : « Nishio-san avait vraiment de belles histoires à raconter : les corps y finissait toujours en morceaux » (52). On comprend qu’il y a eu une purgation réussie. Il existe toutefois une autre représentation de cette purgation dans Métaphysique des tubes, laquelle n’est encore une fois visible, qu’à condition de la mettre en perspective avec d’autres scènes. Nous l’avons déjà examinée dans le deuxième chapitre de cette étude. Il s’agit de la troisième naissance de l’enfant, celle au chocolat blanc qui a lieu sous les yeux de la grand-mère paternelle, arrivée de Belgique. Lors de notre première lecture nous avons bien vu que cette naissance marque le moment où l’enfant cesse d’être une bête enragée que l’on décrit à la troisième personne pour devenir une enfant docile avec une subjectivité conjuguée à la première personne. Nous avons proposé plusieurs interprétations de la transformation quasi-magique de l’enfant lesquelles nous pouvons maintenant affiner à la lumière de la discussion présente. La grand-mère tantôt y est représentée comme une guerrière, munie d’une « arme secrète » (32), tantôt dépeinte comme une bonne fée ou un chevalier qui, ayant fait un grand voyage ardu, sacre l’enfant avec le sceptre qu’est le bâton de chocolat blanc. Nous savons qu’au bout de cette expérience épiphanique, la fille deviendra une « je » narratrice de sa propre histoire, que le chocolat blanc lui donnera « une identité » et « une mémoire » (35), et que finalement ses parents auront, dans les mots de la narratrice, « quelque chose de plus ou moins normal. On commença à m’appeler par un prénom » (36) – sans nous dire lequel, bien sûr. Cependant, pour parvenir à ce statut d’enfant avec un prénom et une identité, pour
252 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
sortir de la torpeur et ensuite de la rage qui la caractérisaient jusque-là, les parents, « heureux et vexés » imaginent que la grand-mère a dû faire quelque chose d’extraordinaire pendant leur première rencontre : Ils questionnèrent la grand-mère. Celle-ci se garda bien de révéler la nature de l’arme secrète à laquelle elle avait recouru. Elle préféra laisser planer un mystère. On lui supposa des dons de démonologie. Personne n’avait prévue que la bête se rappellerait son exorcisme. (32)
Cette supposition n’est plus si farfelue. L’enfant – aidée par le chocolat et la grand-mère – opère ou subit justement une sorte de purgation, ici un « exorcisme », terme qui suggère que, jusqu’ici l’enfant a été possédée par quelque chose. Pas exactement des démons mais l’ombre ou l’esprit de l’enfant que la narratrice aurait dû être, l’ombre de l’identité et de l’autre prénom dont elle a été débaptisée mais avec laquelle cette enfant, on le devine, ne cessaient de lutter psychologiquement pendant son long mutisme de tube et sa période enragée. La dé-nomination n’est donc pas un acte simple. Elle comporte un travail ardu qui consiste à éliminer, à chasser les démons qui habitent l’autre nom, avant de pouvoir trouver un nom et une identité propres à elle. Et l’enfant n’a rien oublié de l’erreur de sa nomination première – comme le prouve le fait qu’elle en parle dans son interview avec Marie-Françoise Leclère – ni de son désensorcellement : « Personne n’avait prévu que la bête se rappellerait son exorcisme ». Notons que l’autre métaphore développée dans notre lecture précédente était l’allusion à un rite catholique, la cérémonie eucharistique. Nous avons exposé le parallèle entre l’ingestion de l’hostie et le chocolat blanc qui, nous indique le texte, « fond sur la langue, ça tapisse le palais, il en a plein la bouche – et le miracle a lieu » (30). Il ne s’agit pas d’exorcisme dans cette version mais d’une cérémonie qui repose bel et bien sur un sacrifice, sur la commémoration d’une mort – celle du Christ qui donne sa vie pour d’autres. Il est tentant de voir une fois de plus dans cette métaphore eucharistique la commémoration du sacrifice de Jean-Baptiste, le frère qui n’est pas né, qui a dû céder sa place, l’enfant que les parents ont dû « sacrifier » pour que la troisième enfant acquière sa propre identité, son propre nom, sa propre vie. Ablution baptismale, exorcisme de démons, sacrifice commémoratif : la conquête d’un nom propre est plus qu’une simple histoire de changement de nom.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 253
Évincement et expulsion : le Heim dénaturé Nous avons vu que l’ombre de Jean-Baptiste, comme celle de Fabienne, ne sont pas véritablement éliminées, une fois pour toutes dans l’œuvre et l’imaginaire nothombiens puisque la question du nom y revient comme un « discours » qui n’a toujours pas été compris. Certes, il y a deux manifestations sensibles dans l’écriture d’Amélie Nothomb qui découlent de l’idée que l’on a dû partager psychiquement son Heim avec un autre pendant neuf mois, et que l’on doit par conséquent – d’une manière ou d’une autre – continuer à lutter avec sa présence ou son ombre pour faire sa propre place. Cela se déclare d’une part dans ce sentiment d’évincement chez différents personnages, et d’autre part dans le rapport trouble qu’ont plusieurs personnages avec leur chez-soi, leur maison, home ou Heim, lesquels sont souvent physiquement dénaturés, envahis ou occupés par des intrus. Examinons ces manifestations psychologiques et narratives avant de les replacer dans une analyse du roman Le Fait du prince (2008) où, justement, les deux préoccupations se conjugueront ensemble quand un personnage Baptiste fera son retour. Dans le troisième chapitre de cette étude, nous avons identifié, à la suite de Freud, le sentiment d’évincement comme une justification psychique typique des enfants qui construisent un roman familial. Voici de nouveau comment Freud explique ce mécanisme : Les occasions ne sont que trop fréquentes où l’enfant est évincé, ou du moins se sent évincé, où il ressent qu’il ne reçoit pas tout l’amour de ses parents et regrette, tout particulièrement, de devoir le partager avec des frères et sœurs. La sensation de ne pas voir ses propres sentiments pleinement payés de retour se fait alors jour dans cette idée des premières années de l’enfance, idée dont souvent on se souvient consciemment et d’après laquelle on est un enfant d’un autre lit ou un enfant adopté63.
Après la relecture de Métaphysique des tubes, on comprend que la narratrice autobiographique ne rivaliserait pas seulement avec son frère et sa sœur pour capter l’attention parentale, mais également avec l’ombre de l’enfant-garçon qu’elle aurait dû être. Car qu’est-ce que l’évincement, sinon l’action de déposséder quelqu’un de la place qu’il croyait la sienne, qu’il croyait occuper seul ? Certes, la narratrice accentuera ce sentiment de dépossession pour nourrir le fantasme qu’elle est un enfant trouvé, un enfant d’un autre lit. Mais en même 63
Freud, « Le roman familial des névrosés » 157-158.
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temps persistera l’idée qu’elle est dès sa naissance dépossédée puisqu’elle a dû rendre le nom qui avait été prévu pour elle, puisqu’elle n’a jamais pu occuper la place qui devait être uniquement à elle seule, le Heim fantasmé ou réel. Et cette évincée va devoir devenir « évinceuse » à son tour si elle veut trouver un nom et une identité propres à elles. Ainsi n’aurait-elle pas, dès sa naissance, de véritable chez-soi, maison ou patrie. La déclaration de la mère : « Ce n’est pas ton pays ! » (123) ne fait que renforcer ce sentiment de dépossession. La fille montre qu’elle l’a bien compris quand elle en conclut : « ‘Ce qui t’a été donné te sera repris’ ta vie entière sera rythmée par le deuil. Deuil du pays bien-aimé, de la montagne, des fleurs, de la maison, de Nishio-san et de la langue que tu lui parles » (124). Deuil aussi, on doit croire de l’enfant Jean-Baptiste qu’elle n’a pas su être pour ses parents en étant une fille, et à l’ombre duquel elle doit vivre. Examinons brièvement comment cet évincement se traduit dans la représentation des maisons chez Nothomb. Car il est vrai que l’auteure a connu et a quitté beaucoup de maisons dans sa vie, comme elle le raconte dans des interviews mais aussi dans ses ouvrages autobiographiques, en particulier dans Biographie de la faim (2004) qui retrace la vie de l’auteure de son enfance japonaise jusqu’à l’âge adulte en Europe. Avec un père diplomate, l’auteure a dû changer de pays tous les trois ou cinq ans jusqu’à ce qu’elle s’installe à Bruxelles pour ses études supérieures. Dans son univers littéraire on constate que ses personnages ont un rapport variable avec les logements qu’ils habitent. Cela va des deux extrêmes. D’une part, il y a le personnage Xatamer Venantius de « Simon Wolff » (1994) qui semble refléter l’errance de l’auteure puisqu’il doit souvent changer de ville et de maison, de peur qu’on découvre qu’il a usurpé l’identité d’un autre64. Et d’autre part, il y a le personnage narrateur de « Sans nom » (2001) qui tombe sur un logement de fortune dans le Grand Nord finlandais, étrangement accueillant. En raison des expériences voluptueuses nocturnes qu’il y vit, dans lesquelles il perd son nom, il n’est pas prêt à quitter cette habitation. Ainsi réalise-t-il son rêve d’anonymat, de vide, et de sédentarité.
64
Notons que la seule personne qui est au courant de son délit est quelqu’un qui n’est désigné que par les initiales « D.N. » (53), lesquelles sont aussi celles de la mère d’Amélie Nothomb, Danièle Nothomb.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 255
Pourtant, avec la représentation fantasmatique de la maison totalement détruite dans le récit fondateur de Nishio-san, il n’est sans doute pas étonnant que plusieurs maisons dans l’œuvre nothombienne soient représentées des lieux dégradés physiquement ou moralement. Par exemple dans le premier roman d’Amélie Nothomb, Hygiène de l’assassin (1992), il y a également une maison détruite. Rappelonsnous qu’adolescent, Prétextat Tach mettra le feu au château familial – et tuera ce qui lui reste de sa famille – avant de s’embarquer dans sa vie d’adulte. Et, dans Les Combustibles (1994), des personnages sacrifieront peu à peu des parties de leur demeure au feu de cheminée pour se maintenir au chaud durant une guerre apparemment sans fin. Si elle n’est pas physiquement dégradée, la maison idéale des Catilinaires (1995) subira une atteinte d’un autre ordre qui rappellera en écho une autre situation que nous avons vue. Dans ce roman, au moment de prendre leur retraite, Émile, le narrateur, et sa femme Juliette recherchent leur maison parfaite et croient l’avoir finalement trouvée : Nous avons vu cette maison et aussitôt nous avons su que ce serait la maison. Malgré mon dédain des majuscules, je me dois d’écrire la Maison, car ce serait celle que nous ne quitterions plus, celle qui nous attendait, celle que nous attendions depuis toujours. […] Quand nous avons vu la Maison, nous avons éprouvé un soulagement délicieux : il existait donc, cet endroit auquel nous aspirions depuis notre enfance. (10-11)
Dans la mesure où, d’après notre lecture freudienne, cette maison, ce Heim est, sans doute aussi une représentation fantasmatique de la première maison – le ventre de la mère – il est maintenant significatif que le drame de ce roman sera provoqué par l’arrivée importune et régulière dans ce lieu brièvement paisible d’un voisin obèse, quasimuet, et plus tard de son épouse monstrueuse. Leur seule présence dénature la maison tranquille, parfaite et gâche la vie du couple. Le remède ? Après bien des péripéties, le retraité réussira à évincer l’intrus de sa maison, non en l’exorcisant mais en l’assassinant. Si l’on quitte le domaine de la fiction pour regarder brièvement les romans autobiographiques, il est clair que la maison d’enfance japonaise à Shukugawa correspond à la sorte de « Maison » sanctuaire fictionnelle des Catilinaires. C’est une habitation qui sera perdue, ensuite retrouvée… et perdue de nouveau. Dans Biographie
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de la faim Nothomb relatera son retour à sa maison d’enfance quand, jeune adulte, ayant regagné le Japon pour y travailler comme interprète dans une grande entreprise tokyoïte, la narratrice et sa sœur – venue en visite – font un pèlerinage jusqu’à Shukugawa : « Le village n’avait pratiquement pas changé : c’était ma sœur et moi qui nous étions métamorphosées » (186). Devant leur maison d’enfance les deux femmes font cette étrange réflexion : « Juliette et moi avions l’impression de nous promener dans un champ de bataille jonché de cadavres » (186). Si cette image correspond d’une part à l’évocation poétique d’un passé perdu – les personnes aimées comme les filles qu’elles avaient été ne sont maintenant que des cadavres sur leur chemin – d’autre part cette image de destruction et de morts laissés après une bataille doit forcément nous remettre en mémoire la destruction pendant la Seconde guerre de la maison de Nishio-san, et son récit fondateur. Et lorsque l’on examine Stupeur et tremblements (1999) publié un an avant Métaphysique des tubes, mais situé à la même époque que le pèlerinage relaté ci-dessus dans Biographie de la faim, on comprend que l’expérience humiliante et brutale du travail dans une entreprise japonaise a entièrement détruit toute illusion de pouvoir retrouver ou recréer « la Maison » ou n’importe autre chez-soi japonais. Au début de son contrat dans l’entreprise, la narratrice Amélie-san est très enthousiaste ; elle explique que le Kansai, la région où elle est née, est le lieu où : battait mon cœur depuis ce jour où, à l’âge de cinq ans, j’avais quitté les montagnes nippones pour le désert chinois. Ce premier exil m’avait tant marquée que je me sentais capable de tout accepter afin d’être réincorporée à ce pays dont je m’étais si longtemps crue originaire. (26-27)
Pourtant, après maints coups bas, brimades et gaffes culturelles la narratrice sera progressivement rétrogradée dans l’entreprise, dépossédée de ses fonctions et de son humanité sinon pas exactement « évincée » de la compagnie, puisqu’elle tiendra jusqu’au terme de son contrat. Une des conséquences de ce travail si long dans un tel environnement sera de ne plus pouvoir imaginer de chez soi : Quand j’étais à mon poste, aux toilettes du quarante-quatrième étage de Yumimoto, en train de récurer les vestiges des immondices d’un cadre, il m’était impossible de concevoir qu’en dehors de cet immeuble, à onze stations de métro de là, il y avait un endroit où des gens m’aimaient, me
Noyades et baptêmes : morts et naissances 257 respectaient et ne voyaient aucun rapport entre une brosse à chiottes et moi. […] « Non, tu as inventé cette maison et ces individus » […] [j]e parcourais des yeux les onze stations de métro et regardais au bout du trajet : nulle maison n’était visible ou pensable. « Tu vois bien : cette demeure tranquille est le fruit de ton imagination ». (159-160)
Amélie-san quittera définitivement et son poste et le Japon. Car sa mère aura eu apparemment raison : « Ce n’est pas ton pays ! ». Elle sera une seconde fois exilée, dépossédée de sa maison et de sa patrie rêvées. Ces exemples nous incitent à revoir les maisons et le motif de l’éviction dans quatre autres textes. Dans Antéchrista (2003) la protagoniste, Blanche, subira l’intrusion d’une fausse sœur, Christa, qui gagne l’amour et l’admiration de ses propres parents. Elle s’installe dans sa chambre, prend même son lit et, qui plus est, elle usurpera affectivement sa place de « vraie » fille dans la famille. Pourtant dans cette narration, l’évincée deviendra « évinceuse » car à son tour Blanche finira par déloger Christa – qui avait inventé une toute autre identité, comme nous l’avons vu dans notre analyse du roman familial dans ce texte. Blanche la fera expulser de sa maison mais les dernières séquences suggèrent que Christa hante toujours son esprit. Dans Journal d’Hirondelle (2006) l’évincement se fait dans un mélange de paix et de violence. Nous avons vu le narrateur décrire la maison où il se rend pour tuer toute une famille comme un lieu qui lui est étrangement familier, unheimlich : « Quand j’arrivai à la maison, pour la première fois de ma vie j’eus l’impression de bien-être domestique. Je me sentis aussitôt chez moi » (48). De même, nous devrons revisiter l’intrigue de Robert des noms propres (2002). Car, outre l’histoire de la grossesse de Lucette, il y a surtout celle de Plectrude qui apprend que la maison et les parents qu’elle croyait véritablement siennes – son véritable Heim – ne le sont pas. Mais dans cette version c’est la fille qui partira, qui sera chassée. Et, à l’instar de Robert des noms propres, où la disparition d’un homme (Fabien) coïncide presque avec la naissance d’une fille (Plectrude), nous avons finalement « L’Entrée du Christ à Bruxelles » (2004). Le personnage Salvator est un jeune homme qui au début de cette nouvelle s’introduit dans la maison de son oncle en espérant gagner sa faveur et sa fortune. Mais la naissance d’un bébé-fille l’évincera, le délogera. Pour les parents du bébé, la disparition de Salvator reste un mystère et une douleur, comme ils le disent dans leur
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lettre de suicide à leur fille, laquelle Salvator ne lira que presque vingt ans plus tard et par hasard : D’autre part, ta naissance fut accompagnée d’un triste événement : j’avais un secrétaire que j’aimais comme un fils. Il s’appelait Salvator, il avait 20 ans. Il vivait à la maison. Ta mère aussi l’aimait beaucoup. Tu étais née depuis quelques jours quand il a disparu : il s’est volatilisé, ne laissant aucune trace. La police nous a dit que ce genre de choses était fréquent et qu’il ne fallait rien espérer. Je souffre autant que si j’avais perdu un enfant. (42)
Donc, en résumé, à la naissance d’un bébé-fille, un homme que l’on considère comme un fils se volatilise. Celui-ci – sans que les parents qui écrivent cette lettre le sachent – a tenté d’assassiner la fille sans succès. Sous cet angle, ces événements familiers mais légèrement différents ressemblent à ce qui se serait passé dans l’imagination de l’auteure quand, au moment de la naissance d’une fille, le garçon que l’on attendait disparaît, subitement évincé. L’agression sur la fille reproduirait également la lutte psychique qui a eu lieu avant ou après la naissance avec l’ombre du garçon, et, comme nous l’avions constaté dans notre lecture de cette nouvelle, la future rencontre entre ces deux personnages pourrait être interprétée comme une tentative de réconciliation. L’exorcisme du « démon » de Jean-Baptiste n’est de tout évidence pas un fait accompli, surtout que, outre ces nombreux exemples où l’on devine la présence de son ombre65, Nothomb publiera en 2008 un roman où un personnage au nom ressemblant surgira pour changer d’identité. Le Fait du prince : usurpation, gestation et jouissance En 2008 Nothomb publie Le Fait du prince, où le personnage principal et narrateur, un certain Baptiste Bordave, abandonnera la vie qu’il a connue pour usurper le nom et l’identité d’un autre. Rappelonsnous que dans son interview avec Marie-Françoise Leclère, avant de 65 Nous voyons cette ombre revenir même en sous-texte tacite dans la contribution que fait Nothomb, «Violette Nozières, La Parricide », pour l’ouvrage collectif Dans les secrets de la police : Quatre siècles d’Histoire, de crimes et de faits divers dans les archives de la Préfecture de police éd. sous la direction de Bruno Fulgini (Paris : L’Iconoclaste, 2008) 222-223. Au troisième chapitre nous avons vu dans son choix de crime à commenter une expression du roman familial. Il s’avère que le nom du père que Violette Nozières assassine est Baptiste.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 259
relater l’histoire au sujet des noms Nothomb hésite puis affirme à propos de ce roman : « Il y a autre chose, peut-être : ce prénom de Baptiste qui s’est imposé »66. L’emploi de ce prénom dans le roman n’est donc pas accidentel, ni tout à fait un choix, puisqu’il s’impose. Il est motivé consciemment ou inconsciemment par l’histoire du JeanBaptiste que l’auteure, dans l’esprit de ses parents, devait être. Avant même de voir le trajet de ce personnage dont les initiales, « B. B. » – renvoient au « bébé », nous sommes poussés à y voir une version réécrite, certes inventée, éventuellement rectifiée du passage d’identité entre le garçon attendu par les parents de Nothomb et l’autre personne, le garçon manqué qui est né à sa place. Et, comme dans les autres exemples analysés, ce sera en grande partie l’histoire d’un dé-baptême et de la conquête d’une nouvelle identité. Racontée à la première personne, cette histoire relate sur un ton léger les aventures de notre protagoniste qui, un jour, est pris au dépourvu lorsqu’un inconnu frappe chez lui pour se servir du téléphone… et meurt inopinément quelques secondes plus tard, le combiné à la main. Déjà la situation – pas du tout tragique mais présentée comme inopportune, plutôt cocasse – est riche en parallélismes avec l’histoire personnelle de Nothomb. En effet, ces deux êtres – l’un s’appelle Baptiste – habitent brièvement une même maison ou Heim et l’un d’eux – ici l’intrus – meurt, disparaît aussi subitement qu’il est apparu, en pleine conversation téléphonique. Le protagoniste se retrouve avec le cadavre d’un inconnu à ses pieds. Notre Baptiste Bordave hésite. Il avait justement entendu dire la veille que, pour éviter des soucis, si quelqu’un meurt chez vous il ne faut pas tout de suite prévenir la police, mais plutôt embarquer le mort dans un taxi et l’acheminer vers l’hôpital. Au milieu de ses réflexions, il commence à inspecter les papiers du défunt et apprend sur sa carte d’identité plusieurs choses : que cet homme est né en 1967 – comme lui-même et comme Nothomb aussi, d’ailleurs – qu’il est de nationalité suédoise, bien qu’il lui ait parlé français « sans trace d’accent » et qu’il s’appelle Olaf Sildur (17). Bordave hésite encore et constate le comique incongru de sa situation : « Un ricanement intérieur m’avertit que, tôt ou tard, la cohabitation avec le Scandinave perdrait de son charme : il allait sentir, puer, gonfler, et ce ne serait qu’un début » (20). On ne vit pas avec un mort tout de même ; il faut 66
Leclère.
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que l’un des deux quitte cette maison. C’est alors que Baptiste Bordave a l’idée fantaisiste de faire un drôle d’échange : il envisage d’abandonner sa propre identité pour assumer celle du défunt : « si je lui enlevais ses papiers et le laissais ici un certain temps, ce cadavre passerait pour le mien » (21). Cette fantaisie sans violence devient si inexplicablement séduisante qu’il commence à céder à la tentation : Mon centre de gravité avait déjà quitté Baptiste pour Olaf. Je ne me rappelais même pas ce que je faisais avant. Avec effort, j’aurais pu m’en souvenir. Je ne produirais pas cet effort : si ma précédente activité ne me sautait pas d’emblée à la mémoire, c’était qu’elle n’en valait pas la peine. Ce devait être l’un de ces boulots interchangeables que l’on accepte pour payer le loyer. […] Sur le sol, le Scandinave ne donnait encore aucun signe de rigidité. Son identité quitterait sans heurt ce corps flasque pour m’envahir. - Baptiste, lui dis-je. Tu es Baptiste Bordave, je suis Olaf Sildur. Je me pénétrais de cette légitimité neuve. Olaf Sildur : cela me plaisait plus que Baptiste Bordave. J’y gagnais au change. Sur les autres tableaux, serais-je gagnant ? (27-28)
Comment se débarrasse-t-on d’un nom et d’une identité ? Il n’est pas forcément nécessaire de passer par un assassinat direct comme dans Robert des noms propres ; on peut apparemment se dépouiller de son identité par une sorte d’exorcisme en douceur, une espèce de transmutation identitaire d’un corps mort à un autre corps vivant, confirmée par un acte de nomination : « Tu es Baptiste Bordave, je suis Olaf Sildur ». Car, notons-le bien : nous sommes, comme dans la scène d’exorcisme au chocolat blanc de Métaphysique des tubes, devant une sorte de naissance ou renaissance – cette fois à l’âge de 39 ans. Il s’agit de la même logique d’échange devinée par la narratrice de Métaphysique des tubes, et dans la suggestion de sacrifice eucharistique avec le chocolat blanc, et dans la mesure où dans la mort de sa grand-mère belge, « il y avait eu un marchandage. Elle avait payé ma vie de la sienne » (47). Pendant quelques secondes, alors qu’il est encore lui-même et pas tout à fait l’autre, en s’observant mort à ses propres pieds Baptiste vit une espèce de dédoublement généralement réservé aux contes fantastiques. L’anecdote racontée par Nothomb est ici toujours parallèle mais interprétée dans un certain sens. L’être qui in utero a passé neuf mois avec le nom Jean-Baptiste découvre à sa naissance qu’il ne l’est plus ou qu’il ne peut ou ne veut plus l’être ; il abandonne le nom, l’identité de cet être pour devenir quelqu’un d’autre.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 261
Le défi du reste du roman – comme le défi de la vie de l’auteure – sera pour Baptiste de mener à bien cette usurpation inattendue, de renaître dans une identité dont il sait peu de choses, de se découvrir et se définir. C’est le défi de tout être humain, finalement, sauf qu’ici notre nouveau-né a déjà 39 ans. Les remarques de l’auteure sur le mystère de l’identité sont de nouveau pertinentes : C’est le premier mystère qui se pose à la naissance. En tant qu’enfant, on ne sait pas si son identité est une chose qu’il faut élucider, donc une chose préexistante, qu’on devrait retrouver, ou si l’identité est à inventer : c’est-àdire un grand vide que l’on doit composer de toute pièce67.
Baptiste Bordave ou B.B. est mort. Il doit maintenant découvrir sa nouvelle identité d’Olaf Sildur, laquelle est non seulement préexistante et à retrouver mais aussi à inventer et à découvrir. À la différence d’autres éliminations ou dé-baptêmes, violentes dans l’écriture nothombienne, notre protagoniste peut partir dans son exploration de soi sans grand remords puisqu’il n’était pour rien dans la disparition de celui qui – né la même année que lui – gît maintenant à ses pieds avec le nom qu’il avait porté jusqu’ici dans sa vie : « Pour la première fois dans ma vie, j’avais l’impression d’être libre » (32). La suite du roman relatera comment le nouvel Olaf Sildur s’installera petit à petit dans la vie de l’ancien. Le Fait du prince est ainsi, à bien des égards, une réécriture de la nouvelle « Simon Wolff » avec quelques différences remarquables. D’abord il y a bel et bien vol d’identité dans les deux textes, et les deux personnages profiteront financièrement et apparemment avec impunité de leur usurpation68. Alors que Venantius Xatamer prendra le nom de plusieurs Simon Wolff69 sans jamais chercher à les connaître, sans qu’il y ait échange
67
Duclos, 14. Il y a un autre texte de Nothomb où l’on profite de la mort d’un inconnu. Il s’agit de « Les Champignons de Paris », une nouvelle publiée en neuf épisodes dans Charlie Hebdo pendant l’été 2007. Un personnage, Sidoine Sedan, lit la rubrique nécrologique du Figaro pour se rendre aux enterrements des gens aisés, présenter de fausses factures impayées à la famille du défunt et leur soutirer quelques euros. Ainsi arrondit-il ses revenues. 69 Dans un moment de paranoïa, le nouvel Olaf Sildur du roman se demandera si luimême il n’a pas été victime d’une série de morts et d’usurpations d’identité sous un même nom, et évoque indirectement le procédé employé par Venantius dans « Simon Wolff ». Il se demande si, « un petit malin se servait de cette homonymie, peut-être 68
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d’identité avec un ou plusieurs morts, Baptiste Bordave n’en prendra qu’une seule. Et là où Xatamer cherchait à justifier son acte en disant : « Qu’est ce qu’un nom ? Rien. M’appeler Simon Wolff ne me permet pas d’être le mari des femmes que les autres Simon Wolff ont épousées, ni d’habiter leur maison, ni de prendre leur argent » (54), le nouvel Olaf Sildur ne connaîtra pas ces limites. Au cours du roman il exécutera chacun de ces actes avec la volonté de bien réussir son changement d’identité. Avec précaution il tentera d’endosser une identité préexistante. Ainsi, le nouvel Olaf prendra les clefs et la voiture de l’ancien et s’en ira. Sans trop réfléchir il se dirigera vers l’adresse versaillaise indiquée sur ses papiers, pénétrera dans la maison de l’ancien Olaf et fera la connaissance de son épouse. À celle-ci il ne racontera pas la mort de son mari mais se fera passer pour un collègue qui, par hasard, s’appelle aussi Olaf. Après un certain temps, la discrétion extraordinaire de cette femme lui fera penser qu’Olaf Sildur a dû être agent secret et il fait croire à son épouse qu’il en est un aussi. La maison – ou le Heim – joue un rôle important dans la transition entre une identité et une autre. En arrivant à Versailles, le narrateur énonce des propos dérisoires sur l’habitation où Olaf Sildur a élu domicile : « J’éclatai d’un rire narquois quand je vis la villa. J’ai horreur des villas. La villa, c’est l’idée que les âmes simples font du luxe. L’instinct compète ‘Villa mon rêve’ » (35). Et pourtant cette « Villa mon rêve » qui au départ n’a rien de « la Maison » idéale des Catilinaires, sera un lieu d’hospitalité et de repos exceptionnels, un peu à l’image de la maison-refuge de la nouvelle « Sans Nom » qui, sans grand caractère et coupée du reste du monde au Grand Nord finlandais, est un lieu qu’aucun visiteur ne veut quitter une fois qu’il y pénètre. Et une fois entré ou rentré dans « sa » maison, notre protagoniste n’a qu’une envie : y rester. Justement la villa versaillaise finira par être pour le nouvel Olaf une sorte de cocon paisible et nourrissant, un utérus où le narrateur évoluera le temps nécessaire pour bien terminer sa mue, sa métamorphose – de son ancienne identité de Baptiste Bordave à la nouvelle d’Olaf Sildur. Ce Heim devient unheimlich dans le sens que le protagoniste y fait un retour dans un espace qui a une fonction d’utérus, de ventre maternel. Ou
pour cumuler des revenues. Était-ce ce cumulateur qui avait trépassé chez moi? » (115).
Noyades et baptêmes : morts et naissances 263
plutôt, pour être exact, on devrait plutôt voir qu’il y vit une période de « grossesse extra-utérine » (23) comme l’a proposé la voix narrative de Métaphysique des tubes en expliquant la naissance différée du bébé de ce roman. Dans ce ventre versaillais, le narrateur mangera bien, mais surtout il dormira énormément, de jour comme de nuit pour faire avancer sa gestation – « Avais-je jamais dormi si tard ? La nouvelle incarnation devait y être pour beaucoup » (53). Et, il imbibera beaucoup de fluides, à la fois pour se laver de son ancienne identité et pour nourrir la nouvelle. Certes, ce liquide aux vertus transformatrices n’est autre que les excellents champagnes qui coulent à flots presque ininterrompus dans la villa, lesquels sont la principale nourriture d’Olaf pendant son séjour-gestation. Comme un réservoir de fluide amniotique dans lequel baignerait notre Olaf et qui alimentera sa vie utérine de villa, il y a littéralement toute une piscine remplie de bouteilles de champagne au sous-sol. Dans cette histoire de perte et d’usurpation de nom il y a une autre qui la redouble, avec force allusions aux faits biographiques onomastiques de l’auteure, pour ceux qui savent les reconnaître. Le narrateur – comme le lecteur – voudrait savoir le nom de l’épouse d’Olaf Sildur mais celle-ci, à l’image de Nothomb, refuse de le prononcer. Elle s’explique ainsi : — Je n’en ai pas. Celui de ma carte d’identité n’a jamais servi. Ma mère était amnésique et me donnait chaque fois un prénom différent. Mon frère et mon père ne m’appelaient pas. À l’école, on m’appelait par mon nom de famille, dont j’ai changé, heureusement. — Pourquoi heureusement ? — Parce que mon patronyme était Baptiste, un prénom d’homme. C’est bizarre d’être appelée Baptiste à tout bout de champ ». […] À part Baptiste, j’aime tous les prénoms qu’on me donne. (69-70)
Nous nous rappelons que, lors de notre entretien publié en 2004, Nothomb – comme ce personnage féminin – refuse de dire son prénom légal, lequel qui n’est que « comme le numéro de ma carte d’identité »70. Et dans une interview de 2008, l’auteure admettra implicitement l’existence d’un prénom autre qu’Amélie quand elle dit à Joseph Vebret que, « [c]e n’est pas le prénom qui figure sur ma carte
70
Lee, 575.
264 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
d’identité, mais on ne m’a jamais appelée autrement »71 – toujours sans dire ce prénom. Et, en légère contradiction avec l’affirmation précédente, comme Nothomb le confie dans son entretien avec Leclère, sa famille et surtout sa mère ont passé leur temps « à m’appeler Claude, Colette, n’importe quoi jusqu’à se centrer sur Amélie »72. Enfin, condensation de sa répugnance pour Fabienne et déplacement sur le prénom dont on l’a baptisée avant et dont on l’a débaptisée après sa naissance, notre personnage féminin a porté le patronyme Baptiste jusqu’à ce qu’elle épouse le premier Olaf Sildur. Preuve indirecte que cette femme veut elle aussi renaître dans une autre identité, que cette villa-Heim est également un lieu de transformation ou de gestation pour elle, ce personnage demande au nouvel Olaf de lui donner un prénom de son choix. Notre ancien Baptiste l’avait déjà nommée dans sa tête : « Mon ancien prénom m’autorisa à la baptiser Sigrid » (31). Il comprend son plaisir d’attendre et de recevoir un nom : « Je la comprenais : elle voulait vivre ad libitum ce moment fort que chacun ne vit qu’une fois et presque toujours sans en être conscient – recevoir un nom » (71). Cette Baptiste aussi changera d’identité. Les deux anciens Baptiste s’incrustent de plus en plus dans cette maison-cocon. « Je pense qu’il y a une malédiction dans votre villa », dit le nouvel Olaf. À quoi Sigrid répond : « Vous ne croyez pas si bien dire, déclara-t-elle […] je suis prise dans cette inertie qui est ici tellement voluptueuse que l’on ne voit pas pourquoi on voudrait y échapper » (122) – une phrase qu’aurait pu prononcer le narrateur de « Sans nom » à propos de la maison-refuge où il fait des rêves voluptueux. Pourtant, au terme de chaque grossesse réussie il doit y avoir une naissance. Il faut une personne ou un événement qui dit : « Ce n’est pas ton pays. Sors ! » Ainsi, une menace extérieure obligera Baptiste d’avouer son usurpation et forcera les deux à fuir leur villaHeim. Ils rouleront d’abord au hasard, puis prendront le nord et iront jusqu’en Suède avec des valises pleines d’argent. Dans la nouvelle « Sans nom », le narrateur prétend qu’« [à] partir d’une certaine latitude, l’homme se débarrassait de son passé, de sa personnalité, de son identité, voire de son casier judiciaire » (22). À Stockholm le nouvel Olaf cessera de s’interroger sur le mystère de son 71
Joseph Vebret, « Amélie Nothomb : Dans la marmite de son ventre est un grand secret, » Livres n.8 jan.-févr. 2008) : 26. 72 Leclère.
Noyades et baptêmes : morts et naissances 265
identité précédente pour passer à l’invention de sa nouvelle à partir d’un vide, certainement aidé dans un premier temps par le magot qu’il a emporté. Sur place il deviendra grand amateur d’art contemporain, épuisera tout l’argent volé et s’endettera énormément, au grand plaisir des banques. Comme chez Venantius Xatamer de « Simon Wolff », ni ce vol d’identité, ni ce vol d’argent ne semblent avoir de conséquences néfastes. Certes, comme le narrateur de « Sans nom » la coupure avec le passé et l’identité oubliée a pour cadre le Grand Nord et est vécue comme une expérience délicieuse. À cet égard la toute dernière scène du roman se lit comme un écho de la dernière scène de « Sans nom », où nous avons vu le narrateur au nom effacé par la volupté se mettre à écrire pour « décupler » sa jouissance (64). Les deux anciens Baptiste du Fait du Prince font une excursion quelque peu semblable sur laquelle termine le roman : Certains matins d’hiver, Sigrid me demandait de la conduire jusqu`au Cercle polaire. Il fallait rouler plus d’un jour et traverser la frontière norvégienne jusqu’à la côte. […] Sigrid contemplait interminablement la blancheur et je croyais savoir à quoi elle pensait. Pour moi, ce blanc était celui de la page vierge que j’avais conquise. (169-170)
Baptiste-Olaf a lui aussi réussi l’effacement du premier nom, et il trouve le reflet de cette purification identitaire dans la blancheur du Nord qui métaphorise la page vierge qui l’attend pour écrire son histoire, pour s’inventer. Dé-baptême et création littéraire: le sous-marin, entre Faaaa et Aaaaa Il est une dernière manifestation des expériences de baptême de débaptême dans l’imaginaire de cette auteure qu’il nous reste à examiner et sur laquelle nous terminerons cette analyse. Il s’agit de la scène même d’écriture d’Amélie Nothomb, laquelle rappelle étrangement la scène de perte d’identité sublime et jouissive qui clôt la nouvelle « Sans nom » et l’invention finale du Fait du prince. Car, outre la qualification constante de « grossesse » pour décrire sa production littéraire – description que nous avons étudiée en détail dans le deuxième chapitre de cette étude – Nothomb parle également et systémati-
266 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
quement du « sous-marin de l’écriture »73 lorsqu’elle cherche à rendre le moment le plus mystérieux qui soit pour l’écrivain : le moment de la création littéraire. Déjà, par son évocation d’un espace sous l’eau, nous savons qu’il y aurait un lien tacite, voulu on non, avec les expériences aquatiques surdéterminées dans Métaphysique des tubes, lien que nous explorerons ici. Quand il s’agit d’écrire, Nothomb n’est pas du tout l’auteure calculatrice, truqueuse, ou comédienne que certains critiques ont voulu dépeindre dans leurs appréciations du personnage médiatique. Au début de cette étude, nous avons analysé dans ses diverses manifestations cette attitude méfiante envers cet écrivain. Il est néanmoins vrai que certains des clichés autour de Nothomb – « des chapeaux, mitaines, godillots, rouge à lèvres ou autres fruits pourris attachés à jamais comme des poissons d’avril à la tunique »74 – ont leur origine dans une franchise parfois brutale, souvent pleine d’autodérision à propos de sa propre personne et qu’ils ont par la suite été grossis par les médias. Puisque les lecteurs, journalistes et critiques sont curieux de tout, on demande parfois à l’auteure de décrire comment elle écrit et quelques clichés médiatiques proviennent justement des descriptions de cet acte quotidien, très matinal. Par exemple, même si c’est pour ensuite dire qu’il n’en parlera plus, des critiques comme Michel Abescat ne se privent pas d’énumérer quelques clichés dont les suivants : Ses poses en « Quasimodo du milieu littéraire ». Ses confidences ébouriffantes à ras les colonnes de journaux. Amélie et ses vomissements. Nothomb et sa passion pour les fruits pourris. Mademoiselle en écrivain graphomane noircissant ses cahiers à spirales, enveloppée d’un grand manteau en poil de chameau pour lutter contre le froid.75
Pourtant, si l’on regarde bien ses descriptions de l’acte d’écriture, Nothomb dépeint une expérience physiologique et esthétique intense très particulière. Dans son interview de 1999 déjà citée, avec Gérard Miller, Nothomb précise :
73
Del Aguila, 25. Anthony Palou, « Amélie Nothomb : Parce qu’elle le vaut bien, » Le Figaro Magazine 22 sept. 2007 : 94. 75 Michel Abescat, « Amélie Nothomb : Chapeau bas, » Télérama 6 sept. 2000. 74
Noyades et baptêmes : morts et naissances 267 [écrire] est en tout cas l’une de mes plus grandes jouissances. J’éprouve un tel plaisir sensuel que je ne m’en priverais à aucun prix. C’est tellement physique que mon énergie est comme absorbée par ma tête qui devient brûlante, alors même que le reste de mon corps n’a plus rien pour se réchauffer. Enfin, ce n’est là qu’un des effets physiologiques de l’écriture… Il y en a bien d’autres, mais que la décence m’interdit de nommer76.
Dans cette évocation, on comprend non seulement pourquoi l’auteure a besoin d’un grand manteau pour lutter contre le froid, mais surtout le caractère sensuel, voluptueux de l’acte d’écrire. Pour désigner ce moment intense, jouissif, Nothomb invoquera un espace-temps qu’elle nomme son sous-marin. En parlant avec Del Aguila, Nothomb dit : Quand j’atteins le stade que je veux obtenir en écrivant, je suis dans ce que j’appelle le sous-marin de l’écriture. C’est un lieu de modification de soi où les sensations arrivent différemment. Et où l’on a le cœur qui faut. Que ce soit le corps de l’assassin, que ce soit le corps de l’amant, de l’amante77.
On note tout de suite que ce sous-marin est un lieu de « modification de soi » où la distinction identitaire homme-femme ne tient plus. C’est un lieu où elle peut assumer l’une ou l’autre identité sexuelle, un lieu où l’auteure peut retrouver l’ambivalence ou la pluri-sexualité liées à son expérience de garçon manqué et manifestée dans le fantasme de pouvoir être d’un « troisième sexe » qui éviterait et le binarisme social et la déception parentale78. Comme elle le déclare dans notre entretien : « Sincèrement, quand j’écris j’ai tous les sexes que je veux et j’en ai franchement la sensation physiologique »79. Pourtant dans son sous-marin, l’effacement de sa propre personne ne se limite pas à la seule identité sexuelle. Nothomb dit pouvoir y vivre les passions de toutes sortes, y compris, comme elle l’indique ci-dessus, la passion meurtrière. Certes, les frontières entre soi et l’autre entre le mot et la chose disparaissent. Voici une évocation plus longue de cette expérience relatée pendant notre entretien :
76
Miller. Del Aguila, 25. Très drôle, forte de son idée que les vrais auteurs peuvent tout s’imaginer, Nothomb finit son explication avec cette déclaration : « Il est temps qu’on sache que le lesbianisme, ce n’est pas que pour les femmes. C’est pour tout le monde! ». 78 Manceaux, 34 79 Lee, 573. 77
268 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB C’est clair que mon but, quand j’écris, c’est d’atteindre le sous-marin. Je l’atteins souvent, mais peut-être quand même pas à toutes les fois. Disons qu’à certains moments paroxystiques – et à mon avis on les sent dans mes livres – j’atteins le sous-marin, des moments où, comme je l’ai dit tout à l’heure, il n’y a plus aucune frontière entre le mot et la chose. En écrivant, j’ai totalement affaire à la réalité. […] Une sensation hallucinante […] on a l’impression en effet d’une très grande pression. Or, quand je suis dans cet état de sous-marin, j’entends des pulsations qui sont enfin les battements de mon cœur, mais très fort, dans toute ma tête. La sensation physique est extraordinaire. Les sensations physiologiques de ce que j’écris sont totales. Si je décris une scène violente, je vais éprouver cette violence, mais je vais l’éprouver avec une jouissance inimaginable. […] c’est l’extase. Surtout, quand on écrit un certain temps, quand on sort de ça on est sonné80.
Et, en parlant avec Miller, elle insiste sur l’exactitude, la littéralité de ses termes : Il y a des moments esthétiques où je m’élève en effet, où je monte. Il y en a d’autres, quand j’écris certaines scènes fortes, dionysiaques, où je descends dans mon sous-marin. Ce n’est pas une métaphore : je sens vraiment mon corps qui descend profondément. […] C’est un état limite, une expérience prodigieuse et rare, même si j’arrive à la connaître régulièrement, où je vis ce que j’écris à un degré de puissance exceptionnel. […] C’est un orgasme… qui prédispose magnifiquement à d’autres formes d’orgasmes81.
Dans l’expérience de « descendre dans son sous-marin », Nothomb décrit justement un « état limite », un état où elle cesse d’être un être discontinu, séparé, pour devenir un être continu : elle devient ce qu’elle est en train d’écrire dans un effacement paroxystique d’ellemême, éprouvant des sensations hallucinantes. C’est une expérience proche du sublime impersonnel où la distinction identitaire individuelle n’a plus cours82. Nous trouvons l’écho de ces descriptions dans l’expérience jouissive nocturne décrite par le narrateur de « Sans nom » et qu’il prolonge également dans l’écriture :
80
Lee, 566. Miller, 1999. 82 Pour une discussion philosophique et littéraire du phénomène – de Longin à l’époque moderne – voir l’excellente étude de Suzanne Guerlac The Impersonal Sublime, (Stanford : Stanford University Press, 1990) et surtout le premier chapitre, « Theories of the sublime, » p.1-12 où Guerlac donne une lecture du hypsos longinien qui ouvre sur des expériences créatrices comme l’acte d’écrire nothombien. 81
Noyades et baptêmes : morts et naissances 269 De retour dans ma chambre, je commençai à rédiger ce texte qui n’a aucune raison d’être, puisqu’il n’est pas destiné à être lu. Qui pourrait le lire ? J’ai découvert que l’on pouvait écrire dans le but unique de dire son plaisir. J’ai découvert, par la même occasion qu’écrire sa jouissance la décuplait – non pas dans le texte, mais dans la vie. (64)
Lorsqu’elle écrit, Nothomb n’écrit pas pour d’autres, non seulement parce qu’elle est absorbée par l’expérience même, mais dirait-on parce qu’à ce moment-là, dans son sous-marin, emportée par des sensations qui la dépassent, elle est en même temps l’autre. Et pour parvenir à cet état d’invention et de sensation, il faut précisément passer par une perte radicale de soi : Nothomb est justement, comme son personnage, « sans nom », débaptisée. Car dans son sous-marin d’écriture, Nothomb est de nouveau sous l’eau, dans cet espace de baptême et de dé-baptême auquel elle ne cesse de revenir dans Métaphysique des tubes et ailleurs dans son œuvre. Décrivant l’acte d’écrire à Laureline Amanieux, Nothomb explique que, « quand je commence à écrire, je me demande si ça va marcher à nouveau et à chaque fois je ne tarde pas à perdre pied »83. Elle s’y noie au risque de perdre son individualité, son nom, son identité, au risque de perdre son Heim. Et elle s’y lave pour pouvoir s’inventer de nouveau. Par extension, elle est aussi, dans cette « sensation hallucinante », de retour à la scène originaire fantasmée de l’enterrement et de la renaissance de Nishio-san, écrite et réécrite maintes fois. Certes, un dernier indice éloquent du lien entre la sensation sublime de descente dans son sous-marin et la perte d’identité dans « Sans Nom » apparaît non seulement dans le fait que l’expérience se répète chaque nuit – on se rappelle que Nothomb se lève quotidiennement vers les trois ou quatre heures pour commencer à écrire, et que son narrateur vivra toutes les nuits sa jouissance fantastique. Non, le lien est aussi présent et sans doute inconsciemment au début de la nouvelle « Sans nom », dans une expression géographique mystérieuse. Selon le narrateur de « Sans nom », son histoire de dénomination voluptueuse, son histoire de perte d’identité se passe « en Finlande, quelque part entre Faaaa et Aaaaa » (4). Entre Faaaa et Aaaaa, c’est-à-dire dans ces limbes, dans cet espace de dé-baptême 83
Amanieux, Autrement dit.
270 LES IDENTITES D’AMELIE NOTHOMB
entre « Fabienne » et « Amélie », ce lieu de dé-nomination où l’auteure, momentanément vide, peut usurper et inventer ; un lieu d’hallucination sensorielle d’une très grande pression, sous les eaux, sous les décombres d’une identité refusée, un lieu auquel elle revient pour nourrir sa création littéraire.
Chapitre V En conclusion : L’apatride belge À la fin de cet examen des identités chez Amélie Nothomb, il est temps de revenir sur l’intersection inattendue entre les circonstances qui ont marqué le début de la carrière littéraire de cette auteure et les premières années de sa vie. Et, afin de voir le prolongement des questions déjà étudiées, je propose de voir comment la problématique identitaire se manifeste dans l’interrogation d’une appartenance nationale chez cette auteure à qui on a interdit un Heim et un pays. Amélie Nothomb n’existe pas ? Au premier chapitre, en analysant la réception médiatique des écrits et de la personne d’Amélie Nothomb, nous avons vu qu’avant même que soit publié Hygiène de l’assassin, on a émis des doutes sur l’identité de son auteure. Selon Nothomb, Philippe Sollers, ayant reçu le manuscrit de son roman chez Gallimard, a refusé de l’éditer en disant « qu’il n’aimait pas les canulars »1. Et, même après qu’Albin Michel a accepté et a publié ce roman à la rentrée 1992, une journaliste a dit tout haut ce que d’autres, apparemment, disaient tout bas : la personne qui présentait ce roman comme sa propre œuvre devait être un imposteur, un affabulateur. Voici encore ce que raconte Nothomb : La journaliste Françoise Xénakis avait lancé une cabale, en affirmant qu’Amélie Nothomb ne pouvait exister. Que personne, même en Belgique, ne pouvait s’appeler comme ça. Et que, étant donné son livre, l’auteur ne pouvait être qu’un homme âgé ! Albin Michel a dû me montrer, pour prouver que j’existais. Ça n’a pas suffi. J’ai dû montrer mes manuscrits, pour prouver que c’est bien moi qui les avais écrits. Mais j’aurais pu les recopier… Aucun écrivain ne peut prouver qu’il est réellement l’auteur de ses livres2.
1
Marc Baronheid, « Amélie Nothomb : Tout pour le plaisir, » Le Vif/L’Express 25 août 1995 : 12. 2 Jean-Claude Perrier, « Amélie Nothomb : La star a toujours faim, » Livres Hebdo 2 juil. 2004 : 85.
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À la lumière de notre analyse du rapport complexe que Nothomb entretient avec les noms en général et avec son ou ses prénoms en particulier, nous relevons en conclusion de nombreux traits ironiques, ainsi que leur logique implacable. Les paroles de Xénakis de toute évidence restent inscrites dans la mémoire de l’auteure non seulement parce qu’elles font preuve d’une ignorance et d’une présomption toutes parisiennes, et non seulement parce que l’accusation est bien sûr fausse, mais surtout parce que – sans le savoir et sur un plan que la journaliste n’a pas pu anticiper – Xénakis a aussi vu juste. Car depuis le début de sa vie Nothomb n’a cessé de lutter contre un sentiment de doute quant à son identité, se demandant si elle a un nom propre à elle, dans les deux sens du terme. Notre Jean-Baptiste manqué, cet être qui durant les neuf mois de grossesse a porté ce prénom choisi par les parents, non seulement ne sera pas un garçon mais sera une fille sans nom. Donc, dès sa naissance se pose la question de savoir si la fille a usurpé la place de ce Jean-Baptiste, ou le contraire. La fille inattendue, rapidement débaptisée, refusera le prochain prénom dont on l’affublera, et rejettera ainsi l’injustice d’une identité héritée pour s’inventer une identité japonaise, qui sera elle aussi contestée dans diverses expériences. Il est ô combien ironique de constater qu’à l’âge adulte, lorsqu’elle débutera sur la scène littéraire, soudain Amélie Nothomb se trouvera accusée d’imposture. Qui plus est, on soupçonnera à la première rentrée littéraire notre garçon manqué d’être un homme âgé qui aurait inventé le nom d’Amélie Nothomb pour se faire passer pour un écrivain femme belge. Et dernier fait incongru, Nothomb croyant sans doute son nom de famille trop connu, trop chargé d’un passé politique, avait proposé à son éditeur avant la publication de prendre un pseudonyme : « Je voulais m’appeler Amélie Casusbelli ! Francis Esménard m’a convaincue que Nothomb était un très beau nom »3. Sans l’approuver, on peut certainement comprendre que Xénakis a eu raison dans la mesure où elle a indirectement touché un point sensible chez Nothomb, cet écrivain qui sur le plan psychique lutte depuis toujours avec la question d’usurpation d’identité et d’imposture. Ce sont ces mêmes incertitudes et angoisses qui poussent Nothomb à aller chercher systématiquement l’entrée portant son nom dans des piles de dictionnaires de noms propres, sans parvenir à croire, quand elle la trouve, qu’il s’agit véritablement d’elle, que 3
Daniel Garcia, « Les silences d’Amélie, » Lire sept. 2006 : 36.
En conclusion : L’apatride belge 273
l’entrée est la sienne4. Ainsi, réfléchissant sur la question identitaire au centre de son roman Le Fait du prince, Nothomb affirme en 2008 : En effet, cette histoire d’usurpation d’identité, en tant qu’écrivain, j’ai l’impression de la vivre tous les jours. J’ai ce sentiment d’imposture, et quotidiennement je vis dans la terreur absurde d’être reconnue, d’être dénoncée. A force d’endosser tant d’identités, on peut avoir un désir tout à coup de se laver, de retrouver une virginité identitaire. C’est mon fantasme en tant qu’écrivain, mais aussi en tant qu’être humain. C’est ce qui arrive à mon personnage5.
Xénakis a accusé l’auteur présumé mâle d’Hygiène de l’assassin d’imposture, mais la vraie Amélie Nothomb vivait déjà, de l’intérieur, cette angoisse, cette terreur. Et elle a donné une forme littéraire à cette hantise dans les nombreux personnages qui changent de nom ou qui rêvent de passer outre, de se purifier en retrouvant une « virginité identitaire ». Apatride ou poly-patride ? L’identité nationale Nous avons déjà vu comment le fantasme de retrouver une « virginité identitaire » se réalise dans Le Fait du prince, dans « Sans nom » et fantasmatiquement – à travers force baptêmes et dé-baptêmes – dans Métaphysique des tubes. Pour conclure cette discussion sur Nothomb et ses œuvres, je propose de voir comment ce désir de vide – une solution radicale au dilemme d’usurpation – se traduit par un dernier questionnement identitaire dans l’imaginaire nothombien : une interrogation autour de la nationalité. Vu le parcours de cette auteure – fille d’un diplomate belge qui suit son père en poste dans plusieurs pays autour du globe avant de s’installer pour la première fois de sa vie en Europe à fin de l’adolescence – il serait étonnant si la question de l’identité nationale n’apparaissait pas dans son écriture, associée aux préoccupations déjà étudiées6. Certes, dans la fiction d’Amélie Nothomb on rencontre un 4
Laureline Amanieux, Autrement dit: Amélie Nothomb, CD. Éditions Autrement dit, 2007. 5 « Amélie Nothomb : ‘Le risque exalte le bonheur’, » Directsoir n.397 9 sept. 2008 : 5. Le nom du journaliste n’est pas indiqué. 6 Dans cette section je reprends des éléments de mon étude à paraître prochainement : « L’Étranger chez Amélie Nothomb » in Francographies : Identité et altérité dans les espaces francophones européens, eds. Joy Charnley, Caroline Verdier, Susan Bainbrigge, (New York : Peter Lang, 2009).
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nombre important de personnages étrangers, bi- et multi-nationaux, dont une majorité d’Occidentaux. Outre les Belges et les Français, il y a une chanteuse canadienne7, quelques Helvétiques8, des Suédois9, des Finlandais10, plusieurs Hollandais11, une Franco-américano-polonaise12, un Russe13, des Yougoslaves14 et quelques Chinois15. Alors que chez ces personnages étrangers la question de l’identité nationale est un simple fait qui n’est pas problématisé en soi, dans trois nouvelles de Nothomb la nationalité suscite une interrogation identitaire dont les termes nous intéressent et qui demandent une exposition critique. Dans « Généalogie d’un Grand d’Espagne » (1996), nous avons un enquêteur en dialogue avec un personnage fuyant qui ne cesse de s’attribuer diverses origines. Frustré, l’enquêteur lui dit finalement : « Tout le monde a une nationalité, à moins d’être apatride. Êtes-vous apatride ? » (33). Dans la mesure où l’enquêteur de cette nouvelle n’aura jamais de réponse définitive, la question d’avoir plusieurs identités ou de n’en avoir aucune se pose ici très clairement. C’est un dilemme qui, on le devine aisément, est susceptible de concerner quelqu’un comme Amélie Nothomb. Elle est née dans un pays adoré qu’elle a dû quitter très jeune ; elle s’est retrouvée avec la carte d’identité d’un pays dans lequel elle n’a pas mis les pieds avant ses dix-sept ans, et avec un prénom sur cette carte qu’elle refuse de reconnaître comme sien. Le dilemme de ne pas avoir, de ne pas savoir ou de ne pas pouvoir déterminer la nationalité d’un personnage revient autrement développé dans la nouvelle « Simon Wolff » (1996) où nous avons vu la question d’identité nationale étrangement associée au délit d’usurpation. Car notre Venantius Xatamer, protagoniste sans doute français 7
Voir le personnage au nom de Saskatchewan de la nouvelle « Électre » (1996). Voir la groupie de la nouvelle « Électre », et le banquier suisse, Jean-Claude, de la nouvelle « Le Mystère par excellence » (1999). 9 Voir non seulement Olaf Sildur du Fait du prince (2008), mais aussi le personnage à ascendance suédoise, Celsius, du roman futuriste Péplum (1996). 10 Voir les hôtes dans la maison-refuge de « Sans nom » (2001). 11 Il y a Textor Texel de Cosmétique de l’ennemi (2001) et Dries Sedan des « Champignons de Paris » (2007). 12 Il s’agit d’Hazel Englert de Mercure (1998). 13 Voir le mafieux qui embauche le narrateur de Journal d’Hirondelle (2006). 14 Il s’agit des personnages du huis-clos Les Combustibles (1994). 15 Voir la première femme de Salvator dans « L’Entrée du Christ à Bruxelles », et les personnages du conte « Légende peut-être un peu chinoise » (1999). 8
En conclusion : L’apatride belge 275
au nom très particulier multiplie son identité et cache sa médiocrité professionnelle d’une manière toute novatrice. Pour rectifier l’injustice de l’identité qu’il a reçue à sa naissance, « [l]e nom et ‘ce qui va avec’ : situation sociale, nationalité, voire les tares physiques » (5455), il prendra un nom tellement banal parmi des scientifiques allemands, britanniques et américains qu’il peut prétendre à plusieurs nationalités sous un seul et même nom… usurpé. Or, puisque notre personnage n’arrête jamais de déménager de peur qu’on apprenne son vol, Simon Wolff est alors un personnage nomade et poly-patride qui devient par conséquent et en contrepartie apatride – sans nationalité – puisqu’il ne peut plus rentrer chez lui. Une troisième nouvelle, « Le Hollandais ferroviaire » reprend et développe dans un registre fantastique cette notion d’une seule personne avec maintes langues voire plusieurs nationalités. Structuré comme une blague, le texte présente plusieurs personnages, tous de langue et de nationalité différentes qui se retrouvent dans un lieu clos : un compartiment de train. Le narrateur, un professeur belge de civilisations antiques, observe en face de lui « un homme long et mince, âgé d’une quarantaine d’années, dont la nationalité était aussi difficile à déterminer que les origines sociales » (49). Il s’adressera à son premier voisin en néerlandais, et donc le narrateur conclut que les deux voyageurs doivent venir des Pays-Bas. Mais au second il parle en japonais, au troisième en portugais, et à sa voisine en arabe. Quand surgit le contrôleur de ce train Bruxelles-Paris, l’homme à la nationalité difficile à déterminer s’exprime en un français sans accent, avant de traduire un message pour le cinquième voyageur du compartiment avec des gestes du langage des sourds-muets. Le professeur qui a tout observé s’interroge : « était-il donc écrit sur le visage du Japonais qu’il était japonais, du Brésilien qu’il était brésilien et de l’Algérienne qu’elle était algérienne ? » (57-58). Le phénomène se reproduit en plus fort lorsque cet homme indéchiffrable se tourne vers le narrateurprofesseur et se met à lui parler en sumérien classique ! En guise d’explication de ses pouvoirs, il dit : « Vous connaissez la légende du vaisseau fantôme et du Hollandais volant, me répondit-il. Eh bien moi, je suis le Hollandais ferroviaire » (58-59). Et, sur ce il meugle à la perfection à des vaches dans un pré. Nous devons retenir de ces trois textes quelques éléments éloquents de l’imaginaire nothombien : à la fois l’injustice d’avoir un seul nom, une seule nationalité ou langue qui vous limite et vous
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définit, l’aspiration sinon la fantaisie de les multiplier, et la difficulté pour les autres de les déterminer. C’est une préoccupation qui traverse les romans autobiographiques d’Amélie Nothomb et qui nourrira sa perception de et sa relation avec sa propre identité nationale. Être belge, française ou… bulgare ? Si la fiction nothombienne est riche en personnages étrangers, on relève dans les romans autobiographiques une véritable profusion de nationalités mais où trois se démarquent de toutes les autres : les Belges, les Français et les Japonais. Ainsi, dans Le Sabotage amoureux (1993) et Biographie de la faim (2004) des narratrices autobiographiques relatent les aventures d’une fille, entre l’âge de cinq à sept ans, qui rencontre dans le ghetto diplomatique à Pékin presque toutes les nationalités du monde. Pour la narratrice cette diversité est une révélation. Dans Biographie de la faim elle donne les explications suivantes : Au Japon, je croyais l’humanité composée de Nippons, de Belges, accessoirement d’Américains à peine entrevus. À Pékin, je m’aperçus qu’il fallait ajouter à cette liste non seulement les Chinois, mais aussi les Français, les Italiens, les Allemands, les Camerounais, les Péruviens et autres nationalités plus étonnantes encore. (64)
Dans Biographie de la faim, parmi tous les ressortissants de tous les pays, c’est surtout la présence des Français qui se remarque : « La découverte de l’existence des Français m’amusa. Ainsi, il y avait sur cette terre une peuplade qui parlait presque la même langue que la nôtre et dont elle s’était accaparé la dénomination » (64). Pour la jeune protagoniste, l’existence des Français pourrait poser un problème de fond, à savoir : qu’est-ce qu’un étranger ? Julia Kristeva, dans son article « L’autre langue ou traduire le sensible » nous rappelle qu’« immédiatement mais aussi fondamentalement, l’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue »16. Or, les Français parlent « presque la même langue », mais pas tout à fait la même, on doit le comprendre. Dans Le Sabotage amoureux, la narratrice note le côté comique de leur rencontre : « les Français nous paraissaient pittoresques : ils nous demandaient avec une réelle candeur de parler en belge, ce qui nous faisait rigoler » (64). 16
Textuel 32 (juil.1997) : 157.
En conclusion : L’apatride belge 277
Devant cette nation si proche mais autre, la narratrice apprend ce que c’est qu’être belge. Et, elle apprend surtout qu’elle pourrait sans trop d’efforts passer pour française, qu’elle peut « multiplier » sa nationalité, un peu à la manière d’un Simon Wolff. Cette hypothèse sera étrangement confirmée à New York où la famille s’installera après le séjour à Pékin et où la protagoniste sera scolarisée au lycée français de la ville. Son apparente proximité linguistique et culturelle avec les Français lui apprendra qu’elle pourrait faire semblant d’être française, mais en même temps elle lui révélera son statut de belge. Elève surdouée, Amélie déconcerte ses professeurs : Les professeurs s’extasiaient et me demandaient : —Vous êtes sûre que vous êtes belge ? Je le leur garantissais. Oui, ma mère était belge aussi. Oui, mes ancêtres également. Perplexité des professeurs français. (89)
Et, avec ses camarades de classe cette même fierté de se savoir même mais « secrètement » autre s’illustre dans une scène comique : Arrivée deux semaines après la rentrée, une petite Française m’aima beaucoup. Elle s’appelait Marie. Un jour, dans un élan de passion, je lui confiai la terrible vérité : — Tu sais, je suis belge. Marie me donna alors une belle preuve d’amour ; d’une voix retenue, elle déclara : — Je ne le dirai à personne. (89-90)
Qu’est-ce qu’on peut déduire de l’identité d’après ces deux réactions ? Il semble que la nationalité n’est pas un trait identitaire que l’on peut lire sur son visage ou entendre dans les propos d’une personne. Ironiquement, ce sont deux éléments identificatoires polysémiques qui seront sur-interprétés dans la réception médiatique de Nothomb, comme nous l’avons vu. Et Biographie de la faim nous fournira plus loin une ultime preuve comique qui semble soutenir cette hypothèse lorsque la narratrice fréquentera à la campagne un camp d’été avec des enfants américains. Pendant son séjour, un professeur admiratif lui fait une étrange déclaration : « Tu as vraiment un authentique visage bulgare » (111). L’enfant aura beau le corriger, il ne voudra jamais en démordre.
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Est-ce que la nationalité belge est donc quelque chose qui peut se lire sur un visage ? Apparemment non. Nous sommes devant le même dilemme de discrimination que rencontre le narrateur du « Hollandais ferroviaire », lequel observe l’homme dans son compartiment « dont la nationalité était aussi difficile à déterminer que les origines sociales » (49). C’est également l’hésitation du narrateurenquêteur de « Généalogie d’un Grand d’Espagne » qui n’arrive pas à cerner la nationalité de son interlocuteur fuyant. D’où vient-il au juste ? Est-il apatride ? Et, dans le texte autobiographique comme dans « Simon Wolff », la narratrice ne semble pas gênée par cette ambiguïté identitaire nationale. La protagoniste autobiographique reste dans une certaine mesure inclassable, tout comme les personnages fictifs. Être belge lui donne une certaine identité indéterminée et multipliée, sinon une certaine invisibilité, et cela dans un registre aussi positif que négatif. Dans l’histoire de la réception des œuvres et de la personne d’Amélie Nothomb dans les médias français, nous avons vu que souligner la citoyenneté belge de l’auteure a plusieurs fonctions. Parfois, il est vrai, les critiques ne mentionnent sa nationalité qu’en tant qu’information supplémentaire anodine, sans que cet élément soit plus important qu’un autre. Être belge pour ces critiques n’est pas remarquable, pas « visible ». Pourtant nous avons constaté que d’autres critiques jouent avec les clichés et idées reçues qu’ont les Français sur leurs voisins du Nord pour mettre en valeur à tort ou à raison un côté drôle, étrange, excentrique de sa personne et de son œuvre. Nous voyons la narratrice autobiographique elle-même jouer avec ces attentes et clichés quand elle « confie » sa nationalité à Marie, et quand celle-ci sait qu’elle doit garder secret ce trait identitaire non visible. Encore d’autres critiques ont ancré Nothomb dans une réalité familiale et littéraire belge, à la fois pour raffermir l’authenticité d’une identité nationale qui fut remise en question par des médisantes comme Xénakis – qui a prétendu que « personne, même en Belgique ne pouvait s’appeler comme ça »17 – mais aussi, on le sent, pour la tenir encore à distance, pour ne pas avoir à l’accepter tout à fait dans le monde des lettres françaises. Et cette attitude s’entend un tant soit peu dans la « perplexité des professeurs français » (89).
17
Perrier, 85.
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Pourtant, ce qui est vrai en Occident, parmi les Français de New York – et ce qui est peut-être vrai pour bon nombre de Belges qui se retrouvent parmi des Français – ne le sera pas du tout en Extrême-Orient. Abordons à présent les conséquences de l’échec du roman familial japonais pour l’identité nothombienne. L’imposture japonaise Kristeva nous rappelait que « l’étranger se distingue de celui qui ne l’est pas parce qu’il parle une autre langue »18. Selon ce critère, les protagonistes autobiographiques nothombiennes ne seraient étrangères ni vis-à-vis des Français ni vis-à-vis des Japonais, puisque la langue japonaise est l’autre langue maternelle, celle de Nishio-san, la mère japonaise de substitution. Pourtant, si Métaphysique des tubes relate la mise en place et l’imminente destruction du roman familial japonais pendant la petite enfance, les autres textes autobiographiques situés au pays du Soleil levant rejoueront ce même scénario à l’âge adulte – à la fois dans la sphère sentimentale et dans la sphère professionnelle. La répétition sur d’autres plans de cette tentative de devenir japonaise confirme bien tristement la temporalité itérative qui était implicite dans la phrase qui clôt Métaphysique des tubes et la petite enfance : « Ensuite, il ne s’est plus rien passé » (157). Car même si la narratrice trouve une mère de substitution japonaise en la personne de sa gouvernante, Nishio-san, même si elle accentue le côté oriental de son père, même si elle parle presque exclusivement le japonais, le tout pour édifier son identité nippone, cette Belge sera expulsée, exilée physiquement quand sa famille biologique belge devra quitter le pays qu’elle croit sa patrie. Les mots de sa mère belge dans Métaphysique des tubes retentissent toujours comme un présage de ce qui adviendra encore plus tard dans sa vie : « Ce n’est pas ton pays » (123). Dans Biographie de la faim la narratrice raconte quelques incidents pertinents qui confirmeront et enrichiront notre appréciation du dilemme d’identité nationale pour la narratrice. Alors que l’enfant se croit fermement nippone, deux incidents viendront remettre en cause cette conviction. Son institutrice à l’école maternelle organise une activité où les élèves – surnommés les pissenlits – doivent chanter à tour de rôle. Quand arrive le tour de la petite protagoniste, on raconte que, subitement paralysée, elle perd la voix : « Et je lus, dans 18
Kristeva, 157.
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les yeux des pissenlits, cette chose affreuse: ‘Comment n’avions-nous pas encore remarqué qu’elle n’était pas nippone?’ » (36). La fille qui se croyait ou voulait se croire pleinement japonaise apprend brutalement son étrangeté – dans les yeux des autres – révélée à ellemême comme aux autres par sa défaillance vocale. Cette différence se confirme de façon toute visuelle plus tard, lorsqu’un jour dans la cour de récréation, soudain les élèves l’entourent et la déshabillent: « On voulait voir si elle était blanche partout, dit un porte-parole improvisé » (53). Elle apprend que son corps – et désormais son visage – trahiront sa non-nationalité japonaise, et remettront en question ses prétentions nippones. De même, Stupeur et tremblements (1999) et Ni d’Ève ni d’Adam (2007) mettent en scène – le premier dans le monde des affaires, le second dans la vie sentimentale – la recherche d’une identité japonaise et les échecs parfois cuisants qu’essuient les protagonistes autobiographiques. Ayant expliqué à une Américaine de son âge qu’il ne suffit pas de naître au Japon, qu’« [a]ucune nationalité n’est aussi difficile à acquérir » (19), la protagoniste de Ni d’Ève ni d’Adam entreprendra avec Rinri, son amoureux japonais, une ascension symbolique du mont Fuji parce que, nous explique-t-elle : [l]a tradition affirme que tout Japonais doit avoir gravi le mont Fuji au moins une fois dans sa vie, faute de quoi il ne mérite pas si prestigieuse nationalité. Moi qui désirais ardemment devenir nippone, je voyais dans cette ascension une astuce identitaire géniale. (87)
Ironiquement, elle montera sans son fiancé et battra le record de descente de la montagne ! De même, l’autre astuce sociale plus fréquente pour changer de nationalité et de nom – épouser un citoyen japonais – échouera également lorsque la narratrice se sauvera en Europe, mettant fin à leurs fiançailles et à ses ambitions japonaises. En contrepoids à l’incident à l’école maternelle où enfant elle perd la voix alors que tout le monde la regarde, il y a une scène de la vie professionnelle racontée dans Stupeur et tremblements. La protagoniste – jeune employée qui cherche à s’intégrer, à trouver sa place dans une grande entreprise japonaise – découvrira que maîtriser la langue de sa patrie désirée peut perversement être un handicap. Amélie-san sera justement réprimandée pour être trop japonaise dans un corps d’Occidentale. Son supérieur lui passe un savon pour avoir « servi le café avec des formules qui suggéraient que vous parliez le
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japonais à la perfection ! [...] Comment nos partenaires auraient-ils pu se sentir en confiance, avec une Blanche qui comprenait leur langue ? ». Et la punition tombe : « À partir de maintenant, vous ne parlez plus japonais » (20-21). D’après ses capacités linguistiques elle passe pour japonaise mais justement son visage de « Blanche » la trahit : on l’exclut en l’infantilisant, en lui ôtant sa voix. Ainsi, Amélie-san ferat-elle au cours du roman une autre descente fulgurante – cette fois professionnelle – au sein de l’entreprise, laquelle est aussi symbolique de sa perte de nationalité que sa descente rapide du mont Fuji. Elle finira dame pipi dans la compagnie, ce qui nous montre qu’elle est définitivement hors jeu. Ainsi se retrouve-t-elle à l’école maternelle comme dans l’entreprise japonaise dans une situation semblable à la scène récurrente que nous avons déjà analysée dans Métaphysique des tubes : être observée par les autres alors qu’on se sent impuissante, en péril. Il s’agit des scènes de noyade à la plage et dans le bassin des carpes, et de l’épisode où, l’ayant privée de nourriture pendant trois jours, ses parents l’observent sans intervenir. Même si dans la compagnie japonaise elle cherchera à dire indirectement, comme lors de sa première noyade dans Métaphysique des tubes, « Tasukete ! » ou « Au secours ! » (68), aucun collègue japonais n’écoutera vraiment son appel, personne n’osera aller jusqu’à briser la hiérarchie de la société nippone pour venir à son secours19. N’étant plus une enfant mais une adulte qui doit assumer sa propre survie, cette fois il est temps que la narratrice se sauve de sa « noyade » imminente. Il est vrai qu’en devenant dame pipi on pourrait voir qu’elle rejoint ne serait-ce qu’approximativement, ironiquement, quelques-unes des fonctions de la gouvernante japonaise qu’elle avait élue sa mère de substitution dans son roman familial. Mais la réalité est qu’elle se noie définitivement dans l’humiliation de ce poste aux toilettes ; elle tire la chasse sur son rêve identitaire. Rejetée comme japonaise, elle regagnera la Belgique. Les romans autobiographiques japonais confirment ainsi la même frustration du faux Simon Wolff lorsqu’il proteste l’injustice de « l’identité que nous recevons à la naissance. Le nom et ‘ce qui va 19
Il y a toutefois l’exemple du personnage sympathique de Monsieur Tenshi qui reconnaît les talents de la narratrice et voudrait lui donner l’occasion de les bien employer. Cependant elle et Monsieur Tenshi seront rondement grondés et punis par leur supérieur : « Taisez-vous. Ce pragmatisme odieux est digne d’un Occidental » (48).
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avec’ : situation sociale, nationalité, voire les tares physiques ». L’expérience nippone à l’âge adulte comme pendant l’enfance apprendra à la narratrice qu’elle n’est pas une vraie Japonaise mais une « Japonaise ratée »20, une Japonaise manquée. Ou bien, articulé autrement, la narratrice réalise sous une autre forme le sentiment d’imposture identitaire qui hante Nothomb depuis toujours : « J’ai ce sentiment d’imposture, et quotidiennement je vis dans la terreur absurde d’être reconnue, d’être dénoncée »21. Être belge : le vide Mais, les choses se passent-elles autrement en Belgique pour Nothomb ? Son expérience internationale pendant sa jeunesse, sa maîtrise du japonais et du français – et un excellent anglais aussi – au lieu de rendre l’auteure poly-patride, la rendent étrangement a-patride. Ayant définitivement quitté le Japon, elle est perpétuellement en exil : le pays où elle est née, la patrie qu’elle avait choisie l’a expulsée. Elle ne peut plus regagner symboliquement ou physiquement son Heim. Elle avait imaginé qu’en retrouvant finalement le pays de ses ancêtres, à la fin de l’adolescence, elle mettrait un terme à son exil. Au contraire, en débarquant en Belgique pour faire ses études, l’auteure dit qu’elle a finalement compris que « [l]à, j’étais vraiment l’étrangère. J’en ai beaucoup souffert quand je suis arrivée en Belgique où je n’avais pas le statut d’étrangère mais où j’avais tout d’une étrangère »22. En 1995 Nothomb explique pour une publication belge pourquoi après l’annulation de ses fiançailles au Japon elle a quitté ce pays : « je venais de me rendre compte que je n’étais pas aussi japonaise que je l’avais imaginé ». Lorsque le journaliste lui demande si par conséquent, de retour en Europe elle se sent belge, Nothomb reconnaît que, « [j]e suis arrivée en Belgique beaucoup trop tard pour m’y fondre. Fondamentalement, je n’ai donc pas de patrie »23. Comme dans « Généalogie d’un Grand d’Espagne », l’auteure doit entendre
20
C’est ainsi que Nothomb se décrit dans une interview avec Pascal Michelucci à l’Alliance française de Toronto, enregistrée le 5 février 2009. Voir « Rencontre avec Amélie Nothomb, » ‹http://www.alliance-francaise.ca/fr/ca_index_amelie_nothomb.php›. 21 DirectSoir 2008, 5. 22 Lee, French Review 571. 23 Baronheid, 13.
En conclusion : L’apatride belge 283
comme une accusation la phrase, « Tout le monde a une nationalité, à moins d’être apatride. Êtes-vous apatride ? » (33). On détecte donc chez Nothomb l’auteure – dans la première partie de sa carrière littéraire du moins – l’acceptation d’une sorte de vide national marqué par la perte, un sentiment de résignation renforcé sans doute par des expériences de rejet ou de mise à l’écart qui remontent loin dans son imaginaire. Mais peu à peu ce vide prend une allure quelque peu positive, associée à la Belgique. Si elle dit à ceux qui voudraient peut-être l’assimiler aux Français, « [j]e ne me sens pas spécialement belge ni française »24, en 1994, elle raffine son idée : « Je ne me sens rien du tout et cela m’aide beaucoup parce que, ne me sentant de nulle part et d’aucune nationalité, je me sens à l’aise partout »25. Certes, avec le temps Nothomb finira par trouver dans cette condition sans nationalité, apatride, quelque chose de particulièrement belge, quelque chose de particulièrement nothombien, il faut le dire : « Belge, c’est une bonne nationalité par défaut. Quand on n’est rien, finalement on est belge »26, a dit l’auteure en 2004. La jeune femme qui s’était sentie exilée lorsqu’elle s’est installée en Belgique pour la première fois, cette enfant qui s’est trouvée plusieurs fois débaptisée, sans nom, qui rêve d’atteindre une « virginité identitaire », celle qui prétend avoir « tous les sexes qu’elle veut » dans son « sous-marin » d’écriture, semble finalement y trouver son compte. Résumant toute la complexité du rapport imaginaire entre soi-même et l’étranger, entre être apatride et poly-patride, entre n’avoir pas de nom et pouvoir inventer tous les noms, Nothomb dit en 1999 : « j’accepte d’être un écrivain belge [...] Oui j’accepte, à condition qu’un Français ou qu’un Chinois puisse aussi être un écrivain belge ! »27. Cette auteure a bien trouvé « un petit territoire […] qui a bien voulu »28 d’elle, le lieu de ses identités : notre Japonaise ratée, notre Belge 24
Michèle Manceaux, « Amélie Nothomb : J’ai faim d’être une humaine, » MarieClaire déc. 2000 : 36. 25 Anne Masset, « Amélie Nothomb, monomaniaque de l’écrit, » Libre Belgique 4 août 1994: 2. 26 Éric Neuhoff, « Amélie Nothomb: Cette fois, tout est vrai, » Madame Figaro 3 sept. 2004 : 46. 27 Philippe Dufay, « Amélie Nothomb: L’enfant terrible de la littérature, » Madame Figaro 7 oct. 1999. 28 Marie-Françoise Leclère, « Amélie Nothomb, l’écriture est la vie, » Lepoint.fr 14 août, 2008. ‹http://www.lepoint.fr/actualites-culture/amelie-nothomb-l-ecriture-est-lavie/249/0/266749 ›.
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apatride et poly-patride, l’auteure à l’imaginaire asexué et poly-sexué, Amélie se trouve bien à une extrémité du pays sans nom, « entre Faaaa et Aaaaa »29.
29
« Sans nom » 4.
Bibliographie Romans d’Amélie Nothomb (par ordre chronologique, édition de poche sauf indication contraire) Nothomb, Amélie. Hygiène de l’assassin. Paris : Albin Michel, 1992. ___. Le Sabotage amoureux. Paris : Albin Michel, 1993. ___. Les Combustibles. Paris : Albin Michel, 1994. ___. Les Catilinaires. Paris : Albin Michel, 1995. ___. Péplum. Paris : Albin Michel, 1996. ___. Attentat. Paris : Albin Michel, 1997. ___. Mercure. Paris : Albin Michel, 1998. ___. Stupeur et tremblements. Paris : Albin Michel, 1999. ___. Métaphysique des tubes. Paris : Albin Michel, 2000. ___. Cosmétique de l’ennemi. Paris : Albin Michel, 2001. ___. Robert des noms propres. Paris : Albin Michel, 2002. ___. Antéchrista. Paris : Albin Michel, 2003. ___. Biographie de la faim. Paris : Albin Michel, 2004. ___. Acide sulfurique. Paris : Albin Michel, 2005. ___. Journal d’Hirondelle. Paris : Albin Michel, 2006. ___. Ni d’Ève ni d’Adam. Paris : Albin Michel, 2007. ___. Le Fait du prince. Ed. Blanche. Paris : Albin Michel, 2008. ___. Le Voyage d’hiver. Ed Blanche. Paris : Albin Michel, 2009. Nouvelles et articles d’Amélie Nothomb cités (par ordre chronologique) Nothomb, Amélie. « Électre. » in Des Plumes au courant. Paris : Éditions Stock, 1996. 63-74. ___. « Simon Wolff. » Nouvelle Revue française 519 (avril 1996) : 5156. ___. « Généalogie d’un Grand d’Espagne. » Nouvelle Revue française 527 (déc. 1996) : 29-39. ___. « Le Hollandais ferroviaire. » in Brillant comme une casserole. Bruxelles : La Pierre d’Alun, 1999. 47-60. ___. « Légende peut-être un peu chinoise. » in Brillant comme une casserole. Bruxelles: La Pierre d’Alun, 1999. 13-42.
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___. « Le Mystère par excellence. » Nouvelle offerte avec Le Grand livre du mois, sept. 1999. ___. « Sans Nom. » Nouvelle publiée en supplément à la revue Elle n.2900 (juil. 2001). ___. « L’Entrée du Christ à Bruxelles. » Nouvelle publiée en supplément à la revue Elle n.3053 (juil. 2004). ___. « Les Champignons de Paris. » Charlie Hebdo. Publication hebdomadaire du 4 juil. au 29 août 2007. ___. « Habeas corpus. » Charlie Hebdo 23 avril 2008. ___. « Violette Nozières, La Parricide. » Dans les secrets de la police : Quatre siècles d’Histoire, de crimes et de faits divers dans les archives de la Préfecture de police. Éd Bruno Fulgini, Paris : L’Iconoclaste, 2008. 222-223. Interviews, critiques et comptes rendus cités (par ordre alphabétique) Abescat, Michel. « Amélie Nothomb : Chapeau bas, » Télérama 6 sept. 2000. Amanieux, Laureline. Autrement dit : Amélie Nothomb. CD. Éditions Autrement dit, 2007. « Amélie Nothomb : La plus barge des Belges. » Match de Paris 13 nov. 1997. « Amélie Nothomb, la révélation de l’année. » Le Soir 17 nov. 1992. « Amélie Nothomb : ‘Le risque exalte le bonheur’. » Directsoir 397 9 sept. 2008. « Amélie Nothomb va entrer au Musée Grévin. » Le Figaro 20 nov. 2004 : 20. « Amélie, oh oui !. » Le Journal du dimanche 1 sept. 2001. Amette, Jacques Pierre. « Amélie Nothomb : Hygiène de l’assassin. » Le Point n.1770, 17 août 2006 : 75. ___. « L’espiègle Amélie. » Le Point.fr 3 nov. 2000 ‹http://www.lepoint.fr/actualites-litterature/l-espiegleAmelie/1038/0/65299›. Consulté le 4 nov. 2008. Bainbrigge, Susan, et Jeanette den Toonder. « Interview avec Amélie Nothomb. » in Amélie Nothomb : Authorship, Identity and Narrative Practice. New York : Peter Lang, 2003. 178-207. Baron, Jacqueline. « La semaine de télé de … Amélie Nothomb. » 24 Heures 25 oct. 1993.
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Table des matières Remerciements
7
Introduction
9
Chapitre I : L’identité médiatique
15
Chapitre II : L’invention littéraire
79
Chapitre III : Orphelines et Orphelins : Le roman familial chez Amélie Nothomb
131
Chapitre IV : Noyades et baptêmes : morts et naissances
173
Chapitre V : En conclusion : L’apatride belge
271
Bibliographie
285