LES NOUVELLES FIGURES DE LA DANGEROSITÉ
@ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005
http://www.librairieharmattan.com
[email protected] harmattan 1@wanadoo. fr
ISBN: 978-2-296-06778-3 EAN : 9782296067783
Paris
Sous la direction
de
Paul MBANZOULOU Hélène BAZEX, Olivier RAZAC et Joséfina ALVAREZ
LES NOUVELLES FIGURES DE LA DANGEROSITÉ
L'Harmattan
Collection Sciences criminelles dirigée par Robert Cario La collection Sciences criminelles se destine à la publication de travaux consacrés à l'analyse complexe du phénomène criminel. Multidisciplinaire par définition, elle a vocation à promouvoir les réflexions critiques portées par les disciplines impliquées, dont l'angle d'approche spécifique enrichit la connaissance globale du crime, tant en ce qui concerne les protagonistes (infracteur, victime, société) que les stratégies d'intervention sociale (prévention, répression, traitement). En France comme à l'étranger. Les contributions, émanant de chercheurs, de praticiens de la justice ou du travail social, empruntent la forme d'ouvrages de doctrine, de recherches collectives ou d'actes de rencontres scientifiques. Deux séries complètent la Collection. Le Traité de sciences criminelles, multi-auteurs, présente sous la forme de manuels les principales disciplines qui composent les sciences criminelles : philosophie criminelle, criminologie, politique criminelle, droit criminel, procédure pénale, criminalistique, médecine légale et victimologie. Les Controverses rassemblent de courts essais sur des questions majeures de la connaissance scientifique dans le champ criminologique. En pointant leurs contradictions, (re)découvertes et zones d'ombre, les réflexions participent à une meilleure compréhension de la complexité des conduites humaines. A paraître s. RatTati, Psychopathologie des femmes criminelles L.M. Villerbu (Dir.), Temps psychique, temps judiciaire J. Lasserre Capdeville, T. Sagardoytho, Les droits de la défense Piednoir, La police à l'épreuve des incivilités
dans le procès pénal
Derniers ouvrages parus M. Jaccoud (Dir.), Justice réparatrice et médiation: convergences ou divergences? D. Salas (Dir.), Victimes de guerre: en quête de justice I. Dréan-Rivette, Le principe de personnalisation de la peine dans le code pénal O. Chevrier, Crime ou folie: l'affaire Joseph Vacher L. Mortet, La suspension médicale de peine B. Gaillard, La médiation à l'épreuve du 'nous' social P. Thys, Criminels de guerre. Etude criminologique L.M. Villerbu (Dir.), Identification et sérialité Inavem (Dir.), Humanité et compétence dans l'aide aux victimes
Traité de sciences criminelles 7-1. J.P. AlIinne, Gouverner le crime. Histoire des politiques 7-2. J.P. Allinne, Gouverner le crime. Histoire des politiques 8. R. Cario, Justice restaurative. Principes et promesses
criminelles criminelles
françaises: françaises:
1789-1920 1920-2002
Controverses y. Le Pennec, Centre fermés, prisons ouvertes. Luttes sociales et pratiques éducatives spécialisées R. Cario, La prévention précoce des comportements criminels. Stigmatisation ou bientraitance sociale? R. Cario, P. Mbanzoulou (Dir.), La victime est-elle coupable? P. Mbanzoulou, N. Tercq, La médiation familiale pénale P. Mbanzoulou, La violence scolaire. Mais où est passé l'adulte? P.Y. Tournier, Loi pénitentiaire: contexte et enjeux
Ont collaboré
à cet ouvrage:
Alvarez Josefina, Responsable du département Recherche de l'Ecole Nationale d'Administration Pénitentiaire (ENAP). Bayle Paule, Service de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire, CHU de Rangueil, Toulouse. Bazex Hélène, Enseignant-chercheur à l'ENAP. Bert Jean François, Sociologue. Béru Laurent, Sciences de l'information et de la communication, Université Paris 3. Biadi-Imhof Anne, Sociologue, CNRS-GRASS, Paris. Bidet Marie, Sociologue, ENS, Cachan. Bouchard Jean-Pierre, Psychologue hors classe des hôpitaux, spécialiste des agresseurs et des victimes, UMD de Cadillac-sur-Garonne. Boudou Patricia, Centre Interdisciplinaire sur les Risques Urbains (C.I.R.U.). Châles-Courtine Sylvie, Enseignant-chercheur à l'ENAP. Champagne Patrick, sociologue à l'INRA et au Centre de sociologie européenne (EHESS et CNRS). Chéné Sabine, Centre Interdisciplinaire sur les Risques Urbains (C.I.R.U.) Clavel-Inzirillo Béatrice, Maître de conférences en psychologie du développement, Université de Lyon, Présidente du CRES (Centre de Recherche et d'Education par le Sport). Daillet Alexandre, Psychiatre, SMPR de Lille-Loos-Sequedin, Centre de ressources interrégional pour le suivi des auteurs de violences sexuelles (CHRU Lille). David Michel, Psychiatre des hôpitaux, chef de service, pôle de psychiatrie légale, SMPR de Baie-Mahault. Decroix Valérie, Directrice de l'Ecole Nationale d'Administration Pénitentiaire (ENAP). Derivois Daniel, Maître de conférences en psychologie interculturelle, psychologue clinicien, Laboratoire Santé Individu Société, Université de Lyon. Durand Valérie, service de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire, CHU de Rangueil, Toulouse. Eloi Mélina, Docteure en sociologie, A.T.E.R. à l'Université de Bordeaux 2. Franchitto Nicolas, Service de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire, CHU de Rangueil, Toulouse. François Aurore, Historien, Université de Louvain, Belgique. Giravalli Pascale, Psychiatre, Praticien hospitalier, SMPR des Baumettes, Marseille. Barrault Alain, Psychologue clinicien, CHG de Niort. Jean Mario, Conseiller d'insertion et de probation, SPIP des Deux-Sèvres.
Lafargue de Grangeneuve Loïc, Sociologue, ENS, Cachan. Lamaison Liliane, Service de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire, CHU de Rangueil, Toulouse. Lianos Michalis, Professeur à l'Université de Rouen et au Centre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS, ENS, Université de Caen). Mansuy Isabelle, Docteur en droit, Université Paris 1, Assistante du professeur Massimo Pavarini à l'Université de Bologne (Italie). Marguet-Guillen Maud, Master de psychologie, Laboratoire Santé Individu
Société - EA 4129, Université Lyon 2. Massin Veerle, Historien, Université de Louvain, Belgique. Mathieu-Huber Dominique, Géographe, Université Paris 1. Mbanzoulou Paul, Enseignant-chercheur à l'ENAP/CIRAP. Millaud Frédéric, Psychiatre, Institut Philippe-Pinel de Montréal, Québec. Professeur Agrégé de clinique, Université de Montréal, Québec. Moulin Valérie, Psycho-criminologue, Maître de Conférences à l'Université de Rennes 2. Oustrain Magali, Service de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire, CHU de Rangueil, Toulouse. Peretti-Ndiaye Marie, Sociologue, Association « Dialogues citoyens », doctorant CADIS, EHESS, Paris. Poncela Pierrette, Professeure à l'Université Paris X-Nanterre, Directrice du Centre de droit pénal et de criminologie. Przygodzki-Lionet Nathalie, Maître de Conférences en psychologie sociale, UFR de Psychologie, Université Lille 3. Raymond Serge G., Psychologue, Hôpital Kremlin Bicêtre. Razac Olivier, Enseignant-chercheur à l'ENAP/CIRAP. Rougé Daniel, Service de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire, CHU de Rangueil, Toulouse. Senon Jean-Louis, Médecin psychiatre, Professeur à l'Université de Poitiers. Sir ère Sophie, Psychiatre, Praticien hospitalier, SMPR des Baumettes, Marseille. Telmon Norbert, Service de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire, CHU de Rangueil, Toulouse. Thomas Carole, Sociologue, ENS, Cachan. Valenzuela Eduardo, Sociologue, Association « Dialogues citoyens », doctorant CADIS, EHESS, Paris. Vitiello Audric, IEP de Paris, Université de Tours. Villerbu Loick M., Psycho-criminologue, Professeur à l'Université de Rennes 2. Vimont Jean-Claude, Historien, Université de Rouen. Yvorel Jean-Jacques, Historien, CNFE-PJJ.
Avant-propos
Le colloque sur les nouvelles figures de la dangerosité a eu lieu sur le site de l'école les 15, 16 et 17 janvier 2008. La thématique proposée, travaillée par le comité scientifique depuis plus d'une année, s'est ainsi trouvée en plein cœur de l'actualité politique puisque l'Assemblée nationale venait d'adopter en première lecture le projet de loi sur la rétention de sûreté et que le visa sénatorial restait attendu. La suite nous apprendra que la raison de la protection sociale a emporté, pour l'avenir, le recours possible au placement en centre socio-médico-judiciaire de détenus en fin de peine dont l'évaluation de la dangerosité restante ne pourrait permettre le retour à la vie libre. La mission de réinsertion de l'institution pénitentiaire passe ainsi d'une logique de moyens à une logique de résultats. Il est dès lors peu surprenant de prendre acte du succès rencontré par cette manifestation, au travers de la mobilisation des participants (220) et de plus de quarante intervenants. Les personnels pénitentiaires ont été en toute logique les plus nombreux, en particulier parmi ceux des métiers d'insertion et de probation. L'intérêt a été manifeste également de la part des professionnels intervenant en milieu pénitentiaire (médecins, psychiatres, psychologues, membres de l'Education nationale) comme des autres professionnels (sociologues, historiens, anthropologues, juristes, philosophes, criminologues). Les partenaires associatifs et publics étaient également représentés. Enfin, plusieurs délégations étrangères (Belgique, Suisse, Andorre, Mexique) ont pris également part à cette manifestation.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
Le thème était donc fédérateur et a permis l'expression d'échanges et de partages, parfois vifs en ateliers, mais toujours dans le respect de la pensée de l'autre. Une telle richesse des réflexions méritait d'être transmise, objet du présent ouvrage, dont l'ensemble des contributeurs peut être vivement remercié au moment où la réorganisation des structures nationales de réflexion sur les questions de sécurité et de stratégie est en chantier, avec un objectif affiché de coordination de la formation et de la recherche 1.
Valérie Decroix Directrice de l'Ecole Nationale d'Administration
Pénitentiaire
1. v. Mission Bauer - Rapport mars 2008 «Déceler, étudier, former: une voie nouvelle pour la recherche stratégique. Rapprocher et mobiliser les institutions publiques chargées de penser la sécurité. »
Préface Un colloque sur la dangerosité à l'ENAP
L'idée portée par le Département de la recherche/CIRAP de l'ENAP d'organiser un colloque sur la dangerosité est en phase avec l'agenda législatif dominé depuis plusieurs années par cette thématique. Déjà engagé sur ce thème au plan de la formation des différents personnels pénitentiaires, l'ENAP participe par cette initiative à la réflexion de fond sur le sujet. Alors qu'on la pensait totalement balayée par l'histoire criminologique et reléguée comme exemple infortuné de la naissance de la criminologie, la notion de dangerosité est revenue en force depuis plusieurs années. En effet, ces cinq dernières années plusieurs lois ont été adoptées en France en référence à la lutte contre la récidive et à la dangerosité des auteurs, les plus importantes étant, eu égard au sujet traité, la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales et celle du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs1. Par ailleurs, entre
2004 et 2006, cinq rapports parlementaires 2 font apparaître la notion de dangerosité et la prise en charge de personnes dites dangereuses, en particulier par l'administration pénitentiaire. Le dernier de ces rapports, le plus illustratif, est le rapport Garraud, «la dangerosité et la prise en charge des individus dangereux ». Il propose, dans sa première préconisation, de développer la recherche scientifique afin de «définir les critères objectifs de la dangerosité » 3.
1. A ces textes importants s'ajoute la récente loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à l'irresponsabilité pénale. 2. Les rapports parlementaires sont: le rapport Clément du 7 juillet 2004 sur le traitement de la récidive des infractions pénales; le rapport Fenech d'avril 2005 sur le placement électronique mobile; le rapport Burgelin de juillet 2005 sur la santé, la justice et les dangerosités ; le rapport Goujon du 22 juin 2006 sur les mesures de sûreté concernant les personnes dangereuses; le rapport Garraud du 19 octobre 2006 sur la dangerosité et la prise en charge des individus dangereux. 3. Moins comme une suite à cette préconisation que comme résultat des avancements dans la préparation du col1oque et du constat du besoin criant de créer des savoirs spécifiques en la matière, l'idée a
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Les nouvelles figures de la dangerosité
En ce qui concerne l'impact des législations sur le besoin de formation du personnel pénitentiaire en la matière, le tournant s'est produit avec le décret n° 2004-1364 du 13 décembre 2004 (décret d'application de la loi du 9 mars 2004) qui s'est traduit dans l'article D.49-24 du CPP relatif à l'application des peines. Cet article prévoit la possibilité pour le juge de l'application des peines (lAP) de demander au service pénitentiaire d'insertion et de probation « de procéder à une synthèse socio-éducative du condamné avant sa libération, afin d'apprécier sa dangerosité et le risque de récidive ». Les études sur la dangerosité des individus et, plus concrètement, sur la «dangerosité criminologique» - liée étroitement au risque de récidive entrent ainsi par la grande porte dans les missions des conseillers d'insertion et de probation (CIP). Cela oblige l'ENAP à enrichir ses contenus de formation de données scientifiques et praxéologiques permettant aux futurs professionnels CIP d'accomplir leurs missions conformément aux préconisations du code de procédure pénale. Si l'école a fait les efforts nécessaires pour aborder cette question dans la formation, la complexité de la thématique et le peu de convergence existant entre les spécialistes sur les diverses extensions de la notion de dangerosité ainsi que sur la façon d'appréhender le « caractère dangereux» d'une personne rendent la tâche difficile. D'autant plus qu'il n'existe pas en France une tradition d'études en criminologie, branche préparant traditionnellement à ce type d'expertise. Cette réalité relève probablement d'une résistance ancienne des juristes à donner des lettres de noblesse universitaires à une discipline qu'ils ont toujours considéré comme périphérique au droit, alors même qu'elle se développait dans la plupart des pays européens et dans bien d'autres pays du monde. Curieusement, au moment où la dangerosité prend son essor en France, ce champ d'étude (en ce qu'il s'apparente à un diagnostic ou, encore plus, à un pronostic) a soulevé d'importantes interrogations de la part de nombreux criminologues. Pour la plupart, ces questionnements datent déjà et correspondent à une rupture avec la vision positiviste caractérisant les premières études sur la dangerosité, associées à la naissance même de la discipline au
XIXe siècle 4. Mais depuis quelques années, les positions critiques ont eu un
surgi au sein du ClRAP de réaliser une recherche sur la dangerosité dite pénitentiaire. Paul Mbanzoulou, enseignant-chercheur du ClRAP, s'est engagé dans cette voie. Les résultats de son étude devront être disponibles vers la fin 2009. Y. infra, la contribution de P. Mbanzoulou. 4. Y., entre autres les travaux de C. Debuyst et d'autres criminologues cités amplement par plusieurs contributions dans ces Actes.
Préface
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regain d'intérêt dans certains pays, en particulier sur l'approche actua-
rielle qu'ont affichée les études les plus récentes sur la dangerosité 5. L'impératif de formation ad hoc auquell'ENAP
se voyait confronté, en
écho à l'actualité des différents débats académiques, mais aussi - oh combien médiatiques, autour de la dangerosité des délinquants, explique donc le choix d'organiser un colloque sur cette thématique complexe. L'objectif était d'essayer de produire un enrichissement scientifique dans ces débats au travers de la confrontation de différents points de vue et de différentes approches. Quatre axes d'analyse ont ainsi été privilégiés: les causes sociohistoriques de la dangerosité, sa construction et sa représentation et, enfin, sa gestion, notamment par les différents professionnels mais aussi par la société même. Sans surprise, la pluralité de la notion de dangerosité ainsi que la complexité de son analyse ont été mises en évidence par les différentes communications, tout comme la difficulté de son traitement par les professionnels, compte tenu de l'existence avérée de différents types de dangerosité (criminologique, psychiatrique, pénitentiaire...) . Nous formons l'espoir de contribuer, par la réalisation du colloque et par la publication de ces Actes, à l'effort d'éclaircissement et d'approfondissement de cette notion polysémique qui restera, pour longtemps encore, sujet de polémiques et de questionnements majeurs dans le champ des études criminologiques.
Josefina Alvarez Responsable
du département
Recherche/CIRAP-ENAP
5. Y., entre autres, M. Yacheret, M-M. Cousineau, L'évaluation du risque de récidive au sein du système correctionnel canadien: regard sur les limites d'un système, Déviance et société, 2005, vol. 29, n° 2, 379-397 ; M. Vacheret, M-M. Cousineau, G. Lemire, Le système correctionnel canadien et la nouvelle pénologie : la notion de risque, Déviance et société, 1998, vol. 22, nO}, 37-50. D'autres critiques sont également citées par P. Poncela dans sa contribution.
Introduction par Hélène Bazex, Paul Mbanzoulou, Olivier Razac
La notion de dangerosité suscite actuellement une intense réflexion chez les professionnels et les experts concernés par le phénomène criminel. Les pouvoirs publics s'en sont également saisis avec la nécessité de proposer des préconisations pratiques pour la gestion de la dangerosité (Rapport Burgelin) face à une demande croissante de sécurité stimulée, entre autre, par les exemples très médiatisés de délinquants récidivistes remis en liberté. De nombreux textes législatifs ont ainsi été adoptés depuis 2005 en réponse à une telle dangerosité des sortants de prison. Tout se passe actuellement comme si « le législateur exprimait sa défiance vis-à-vis de la prison, inefficace pour amender, comme vis-à-vis de l'hôpital et de ses soignants (qui ne savent pas, bien entendu, soigner le crime) en proposant une surcouche sécu-
ritaire de privation de liberté pouvant être renouvelée à perpétuité»
1.
La loi n° 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental en est une illustration. Elle permet ainsi, à titre exceptionnel, de retenir en centre socio-médico-judiciaire de sûreté, à la fin de l'exécution de leur peine, les personnes condamnées à une réclusion criminelle de 15 ans au moins pour les crimes commis sur une victime mineure ou majeure (avec circonstances aggravantes) d'assassinat ou de meurtre, de torture ou d'actes de barbarie, de viol, d'enlèvement ou de séquestration dès lors que « leur particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive» a été dûment évaluée. 1. v. J.-L. Senon et C. Manzanera, Psychiatrie et justice: de nécessaires clarifications à l'occasion de la loi relative à la rétention de sûreté, ln Actualité Juridique Pénal, na 4-avril 2008, p. 176.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
Cette inflation médiatique de la dangerosité, à l'origine de l'avalanche législative, est relativement récente. Elle correspond, on le sait, à un retour en grâce de cette notion en psychiatrie, en criminologie et dans la gestion pénale et pénitentiaire de la délinquance. Il s'agit pourtant d'un terme ancien dont l'apparition est inséparable de la naissance de la criminologie, à la fin du XIXe siècle, avec « l'individu dangereux» de Lombroso. Depuis, la dangerosité criminelle était tombée dans une relative désuétude, en partie du fait de la crise de la criminologie clinique mise à mal par la criminologie de la réaction sociale. Une série de questions discutées lors du colloque autour de quatre axes sont développées dans cet ouvrage: comment expliquer le regain extraordinaire de cette vieille notion? Comment la définir? De quelle nature est la construction actuelle de la dangerosité? Comment la perçoit-on aujourd'hui ? A quelle évolution historique, sociale et culturelle peut-elle être reliée? Et finalement, la dangerosité est-elle une notion qui permet de gérer efficacement les situations dangereuses rencontrées par les professionnels et les citoyens?
1. Causes socio-historiques de la dangerosité On ne peut pas se contenter de faire référence à des risques objectifs pour expliquer les causes de la dangerosité. Si la dangerosité est plus que jamais d'actualité, ce n'est certainement pas parce que nous vivons dans une société plus que jamais dangereuse. Il faut donc expliquer l'importance que prend la dangerosité dans la société actuelle en la replaçant dans 1'Histoire et les grands processus sociaux qui l'agitent. D'une part, il s'agit de rappeler l'ancienneté de la problématique. Si le terme «dangerosité» est relativement récent (fin du XIXe siècle), l'importance de la place prise par l'individu dangereux dans la gestion politique des populations est liée à l'émergence et à la consolidation de l'Etat. Les figures de la dangerosité sont indissociables des conditions d'exercice du pouvoir moderne. Plusieurs contributions insistent sur la cristallisation de ces figures autour de personnages comme les vagabonds, les « antisociaux », plus généralement l'enfant ou le jeune et, d'une manière plus actuelle, les toxicomanes ou les délinquants sexuels. Il faudrait, à chaque fois, enquêter sur les mécanismes concrets à l' œuvre dans l'émergence des ces « dangerosités ». De même, il est bon de rappeler l'évolution importante des approches « scientifiques» du phénomène. De l'anthropologie criminelle à la génétique du comportement ou à l'évaluation actuarielle, il y a toujours une forte prétention de scientificité dans ces approches mais, une fois qu'elles s'avèrent
Introduction
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dépassées, on « découvre» leurs présupposés politiques ou idéologiques. Il faudrait donc plutôt chercher à savoir quelles rationalités hétérogènes sont à l'œuvre et comment elles se combinent pour produire les figures de la dangerosité à une époque donnée. D'autre part, l'importance croissante de la notion de dangerosité doit être reliée à un mouvement de civilisation qui produit une intolérance croissante aux risques de toutes sortes. Il est possible de lire ce processus en termes socioculturels. L'évolution de la société moderne produit une désocialisation de masse qui favorise l'anomie. Cet état d'individualisation déculturée rend l'individu fragile, inquiet de tout et donc dépendant des institutions qui le protègent. De même, la précarisation croissante favorise un sentiment d'insécurité généralisé qui induit une fragmentation sociale et la perception du monde en termes de risques et de dangers. Dans un monde de plus en plus institutionnalisé, le danger se loge moins dans ce qui risque de violer des valeurs communes que dans ce qui ne fait que perturber le fonctionnement des institutions qui gèrent le quotidien. En d'autres termes et paradoxalement, chacun (en tant que citoyen et usager) contribue à l'extension du domaine de la dangerosité en réclamant d'une manière toujours plus forte une sécurisation sans faille de son environnement.
2. Construction de la dangerosité La dangerosité peut se comprendre, au moins, de trois manières: la dangerosité psychiatrique, la dangerosité criminologique, la dangerosité carcérale et pénale. Ces trois dimensions hétérogènes ne renvoient pas à la même réalité: une personne dangereuse en raison d'une maladie mentale, le membre d'un groupe à risque, celui qui a commis un délit, celui qui risque d'agresser le personnel pénitentiaire ou ses co-détenus ou celui qui récidive. Pourtant, il est certain que ces différentes dimensions entretiennent entre elles des rapports étroits. Ainsi, au moment d'un procès, la logique pénale basée sur le passif et en particulier sur la récidive va se combiner avec le discours de l'expert qui peut lui-même associer les approches cliniques et
actuarielles,voire même les attentes ou les opinions dujuge 2 Le problème de la construction de la dangerosité semble donc être le risque de confusion non maîtrisée entre ces différentes logiques. N'y a-t-il pas des risques permanents de distorsions, de chevauchement entre les différen2. V. en ce sens J. Faget, « La fabrique de la décision pénale. Une dialectique des asservissements et des émancipations », ln Champ pénal/Penal Field, mis en ligne le 22 mai 2008, consulté le 2 juin 2008 URL : http://champpena1.revues.org/document3983.html
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Les nouvelles figures de la dangerosité
tes approches de la dangerosité ? Ces distorsions ne menacent-elles pas la légitimité théorique et l'efficacité pratique de la notion? En réponse à ces questionnements, les contributions réunies dans cet ouvrage font également apparaître l'aspect mixte de la construction historique de la dangerosité. Celle-ci a fait se superposer, en effet, différentes strates qui, en plus de leurs différences disciplinaires, possèdent sûrement une hétérogénéité épistémologique. La dangerosité se présente alors comme le fruit d'un mélange de concepts, d'approches, de méthodes, de contextes et par conséquent, de niveaux d'élaboration scientifique différents. Une telle hétérogénéité historique a pu être clarifiée par l'étude des causes sociohistoriques permettant l'élaboration d'une généalogie de la dangerosité.
3. Représentations
de la dangerosité
L'enjeu de la dangerosité est aussi celui de sa représentation sociale qui se distingue, bien sûr, de sa construction « scientifique ». Plus précisément, les débats sur la dangerosité se situent à l'intersection de trois champs possédant des logiques différentes, souvent contradictoires: schématiquement, la science (reposant sur le besoin de savoir), la politique (besoin d'agir) et les médias (besoin d'information). Les interactions entre ces logiques conduisent inévitablement à des confusions ou du moins à une forte ambiguïté des représentations portées par les acteurs. L'illustration en est assez claire lorsqu'un fait divers dramatique et très médiatisé conduit rapidement à des décisions législatives scientifiquement discutables. Bien que le problème se redouble dans le fait que les positions « scientifiques» sur le sujet soient elles-mêmes discutables et discutées. Ce que le colloque n'a cessé de montrer. Il est évident que ce problème de confusion ou d'ambiguïté des représentations est particulièrement saillant lorsqu'il s'agit des relations entre des professionnels travaillant ensemble et devant faire face à des comportements violents ou agressifs sans posséder les mêmes présupposés théoriques ou pratiques. C'est éminemment le cas en prison où les surveillants, les travailleurs sociaux, les médecins et les psychologues sont amenés à gérer collectivement des situations dangereuses sans en avoir la même perception. Si l'on peut, dans ce cas, vanter les vertus du dialogue et de l'échange d'informations, cela ne doit pas faire oublier la complexité inhérente et insoluble de la notion de dangerosité. Quoi que l'on fasse dans ce domaine, les places et les points de vue ne sont pas interchangeables et il faut se rendre à l'évidence: il n'existe pas (et n'existera sûrement jamais) de point de vue surplombant, de représentation unique de la dangerosité.
Introduction
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4. Gestion de la dangerosité En dernier lieu, il est apparu incontournable de porter la réflexion sur les enjeux de la gestion de la dangerosité et sur ses aspects praxéologiques. D'abord, la mesure de la dangerosité repose sur des représentations variables qui impliquent des modes de gestion spécifiques selon la culture et I'histoire des pays. La gestion législative de la dangerosité en France est, par exemple, différente de celle qui est actuellement menée dans d'autres pays européens. Alors qu'en Italie, l'appartenance aux mouvances terroristes ou aux réseaux du crime organisé concentre les attentions du public et des politiques, les aspects législatifs français se focalisent davantage sur la dangerosité de délinquants spécifiques (auteurs d'agression sexuelle, crimes de sang. ..), ayant commis des violences aggravées contre les personnes. Ensuite, la gestion de la dangerosité s'envisage sous ses aspects praxéologiques qui sous-tendent différentes logiques relatives à son évaluation et aux actions professionnelles de garde et de soin destinées aux personnes dangereuses. Dans le milieu carcéral par exemple, qui est naturellement dangereux en raison des tensions permanentes qui le traversent, il est essentiel de bien évaluer la dangerosité des individus tant au regard des risques d'agressions physiques envers le personnel et les détenus qu'au regard de la sécurité des établissements pénitentiaires. Or, là aussi, rien n'est simple dans la mesure où l'on a affaire à des individus qui sont déjà passés à l'acte. Et les critères d'évaluation de leur dangerosité vont varier en contenu et en extension selon leur parcours pénitentiaire, leur comportement en détention, leur fréquentation ou leur appartenance au grand banditisme ou à une mouvance terroriste. Sans omettre de considérer que l' enfermement et les conditions de détention peuvent faire varier le comportement d'un individu. TIn'est pas sûr que les critères et la gestion de ces deux types de dangerosité soient aisés à articuler. Dans la collaboration entre les professionnels chargés du soin et les professionnels chargés de la garde et de la sécurité, elle fait se confronter plusieurs logiques au sein desquelles il s'agira de questionner la place du sujet. Tour à tour détenu, usager, patient ou objet d'étude, il renvoie chaque professionnel au conflit qui se joue dans sa pratique: prédire l'imprévisible sous le regard d'une société « hyper réactive» aux risques inhérents à la prise en charge des personnes dangereuses. Pour finir, les difficultés relatives au positionnement professionnel encouragent à interroger l'existence d'un cadre institutionnel soutenant la pratique de ses agents confrontés à la gestion de la dangerosité. Leur permet-il de coconstruire une action à la fois déontologique, thérapeutique et sécuritaire ?
I CAUSES SOCIO-HISTORIQUES DE LA DANGEROSITÉ
1 De la «bosse du crime » aux expertises médico-judiciaires : une analyse socio-historique de la construction sociale de la dangerosité par Sylvie Châles-Courtine
Le thème de ce colloque fait fortement écho à l'actualité. Les évènements tragiques de Pau, l'issue malheureuse de la libération de Pierre Bodein, l'émotion vive provoquée par celle de Francis Evrard, le sensationnalisme médiatique autour d'affaires criminelles dramatiques ont exaspéré le débat sur la dangerosité et ont participé entre autres à précipiter l'adoption par les députés de la loi relative à la rétention de sûreté en janvier 2008. Les questions que soulève la dangerosité comme les mécanismes qu'elle génère ne sont pas nouveaux, ils renvoient à des préoccupations dont on peut repérer la récurrence dans 1'histoire. Je souhaite ici développer quelques pistes de réflexion pour tenter avec vous de comprendre: comment cette notion de dangerosité prend sa place dans notre société, comment en particulier elle se traduit dans les sciences humaines émergentes, comment depuis bientôt deux siècles elle guide et oriente les pratiques et détermine incidemment notre rapport à l'autre, comment enfin cette notion prend corps dans les multiples tentatives de sa définition et de son contrôle. Ambition bien grande je le reconnais, mais que je vais en tout cas m'efforcer d'esquisser. Car à l'heure où l'insécurité est un élément majeur des discours et des mesures politiques, où l'existence menaçante de « dangereux criminels» en liberté et la promesse de « tirer toutes les conséquences de leur état dangereux» 1 s'affichent comme autant d'engagements électoraux forts (et finalement peu contestés), il n'est pas inutile de faire un détour par I'histoire, pour saisir à quel point la criminali1.
Déclaration
du candidat Nicolas Sarkozy à Meaux, 13/04/2007.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
sation des marges, le contrôle des dangerosités procèdent de mécanismes récurrents dans lequel le corps entre autres occupe une place privilégiée. Pour commencer, il convient de rappeler que la notion de dangerosité est étroitement liée aux contextes sociaux, culturels, et politiques qui la produisent. En ce sens, cette notion construite nous renvoie à des pages complexes de 1'histoire des sensibilités et des mentalités, mais aussi à celle, tout aussi ardue, des rapports parfois obscures et équivoques qu'entretient la société avec ce qu'on nommera ici le phénomène criminel. La notion de dangerosité n'est pas une donnée brute, mais enracinée dans l'épaisseur des constructions sociales et culturelles. Floue et protéiforme, elle nous invite à questionner non seulement 1'histoire de ses représentations, mais également la variété et l'évolution dans l'histoire des seuils de tolérance face aux crimes et aux criminels. Si le mot et l'usage du terme dangerosité
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nous sont contemporains,
un
certain nombre de problématiques qui lui sont liées sont repérables à différentes époques de notre histoire. Ainsi, la peur de l'autre nourrie par les rumeurs, l'imaginaire de l'insécurité cultivé et entretenu par les pouvoirs sont prégnants dès le Moyen-Âge, ils sont comme l'a souligné Claude Gauvard 3 l'un des outils de la construction de l'Etat. Dès l'époque carolingienne, l'administration judiciaire, dans le souci de faire respecter l'ordre public, s'applique à diffuser des récits de crimes horribles commis par des larrons, à faire circuler des bruits inquiétants autour de l'existence nuisible de dangereux criminels. Des discours bruissent à propos d'hommes impurs, violents et sanguinaires capables du pire pour la communauté. Il s'agit par ces récits de baliser l'imaginaire collectif et de banaliser la répression en fédérant les sensibilités autour de figures d'exclusion. Les récidivistes, les bandits de grands chemins, les vagabonds sont alors les victimes désignées. Contre eux, la peine de mort est une bonne réponse. Elle rassure l'opinion et elle accroît, pense-t-on, la puissance souveraine. A la fin du Moyen Âge, le mouvement humaniste, soucieux des impératifs de l'Etat naissant, appelle à purger « le vaste repaire de larrons» que serait devenu le royaume de France et à exercer davantage une justice de rigueur à l'égard des criminels qui le polluent 4. Or les médiévistes le soulignent unanimement, la réalité criminelle a peu de choses à voir avec les récits anxiogènes diffusés massivement au plus grand nombre. 2. L'usage du terme émerge en 1963. V. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaire Le Robert, Paris, 1988. 3. V. C. Gauvard, Violence et ordre public au Moyen Age, Paris, Picard, 2005. 4. V. C. Gauvard, « De grace especial ». Crime, Etat et société en France à la fin du Moyen Age, Paris, Sorbonne, 1991, 2 volumes.
De la bosse du crime aux expertises médico-judiciaires
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Conjointement à ce mouvement, le terme d'incorrigibles apparaît dans les plaidoiries dès la fin du XIVe siècle; celles-ci usent de leur force pour donner peu à peu corps à un stéréotype humain aux barrières infranchissa5 bles. L'éventuelle récidive trahit le caractère diffamé du délinquant dont l'incorrigibilité est alors avérée et sévèrement punie. L'idée que certains ont un sang « pourri» et qu'il faut les expulser du corps social dans lequel ils ne s'intègrent plus fait son chemin. Ces individus sont suspectés d'être d'autant plus dangereux qu'ils pourraient contribuer à polluer le corps social en donnant le mauvais exemple. Les châtiments corporels et le bannissement se présentent alors comme de véritables moyens de purification de la communauté. En 1409, à Coutances, « Sandiette, fille de Guillaume T, adolescente de seize ans, est accusée de nombreux vols [...J.Avant d'être bannie à vie de Normandie, elle est soumise à un long et sévère supplice: fouettée le lundi puis le samedi sur la place de Saint-Lô et encore une semaine plus tard sur la place du marché de
Samoy, elle a aussi l'oreille coupée» 6. La désignation et l'exclusion des
indésirables s'adressent et touchent directement aux corps. Les marques d'infamie 7 sont autant le signe d'une politique d'exclusion qu'une façon d'institutionnaliser les dangerosités repérées par les gouvernants. La marque sur le front, le nez, l'oreille ou la main coupée sont des signes infaillibles qui rendent quasiment impossible la vie en communauté et condamnent le criminel à l'exclusion perpétuelle, son corps témoignant irrémédiablement de la nature des actes criminels commis. Cette rapide incursion dans I'histoire nous permet de rappeler un premier point: la fabrique de boucs émissaires est un instrument utile pour façonner les mentalités et domestiquer les conduites, comme elle permet à l'ordre établi d'asseoir son pouvoir et de légitimer ses pratiques. Mais au-delà de ce constat déjà bien connu, je souhaite surtout souligner l'importance accrue de s'appuyer non seulement sur l'imaginaire, mais de se référer de plus en plus au visible et au descriptible pour identifier les différentes catégories de populations et distinguer et exclure les déviants criminels du monde ordinaire. Le traité d'Ambroise Paré, Des monstres et des prodiges, paru pour la première fois en 1573, est à cet égard exemplaire puisqu'il propose une taxinomie « médicale» des fourberies, permettant de distinguer le vrai du faux 5. V. F. Briegel, « La récidive à l'épreuve de la doctrine pénale (XVI-XIXc siècles) , in F. Briegel, M. Porret, Le criminel endurci, Genève Droz, 2006, p. 96. 6. Archives nationales, Paris, ms JJ 164111** IX. V. H. Zaremska, Les bannis au Moyen Age, Paris, Aubier. 7. La marque V pour voleur, W pour voleur récidiviste, le M pour mendiant, le GaI pour galérien. V. H. Zaremska, Les bannis au Moyen Age, Paris, Aubier, 1996.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
mendiant, c'est-à-dire de distinguer le bon du mauvais pauvre, pour identifier ceux dignes de charité et ceux « coupables d'imposture» : «il les faut descouvrir tant qu'il sera possible, et les deferer au magistrat, à ce que punition en soit faite ainsi que l'énormité du cas requiert» 8. Ce souci de lisibilité du corps social revendiqué par les élites pour mieux maîtriser la frange menaçante des larrons imposteurs, des armées de gueux, des hommes dangereux pour l'ordre, ne va cesser de croître au cours des siècles et jusqu'à nos jours. Il va s'inscrire dans des formes et des légitimités nouvelles, que nous allons nous efforcer de rappeler dès à présent. Il va s'en dire que d'importantes mutations politiques, culturelles et sociales s'opèrent jusqu'à la Révolution française; le paysage social s'est lentement mais profondément transformé. Sous le poids des évolutions économiques et politiques, et des réformes conséquentes des institutions, la nécessité de contrôler, de distinguer, d'objectiver l'espace social se fait plus pressante, elle s'amplifie et s'impose nettement au début du XIXe siècle. Stimulée par les réformes institutionnelles, par l'évolution économique, la métamorphose des villes et une multitude de facteurs sur lesquels nous ne nous attarderons pas ici, la nécessité d'identifier clairement chaque zone de la société, s'énonce comme un impératif politique indispensable à 1'harmonie sociale et à l'idéal de progrès revendiqués à la fin du XVIIIe siècle. Ainsi, la gestion des crimes et des peines prend un tournant majeur, ses ambitions nouvelles de lutter contre l'arbitraire, de guider les hommes par la loi, de transformer les individus et d'amender les coupables par la peine ont rendu indispensable l'accumulation de savoirs sur l'homme. On s'éloigne très vite des recommandations de Beccaria 9 développées dans son traité décisif pour la réforme des pénalités: « que la vraie mesure des crimes soit le tort qu'ils font à la nation et non l'intention coupable ». Car d'une pénalité de l'acte souhaitée par la réforme, on glisse en pratique vers une pénalité de l'acteur, plaçant l'individu au centre de l'intervention pénale. C'est en particulier à partir de ce glissement que la notion de dangerosité va « s'épanouir» scientifiquement. Il s'agit pour les experts, désormais, d'éclairer la société et la justice en mettant à jour la spécificité du délinquant, d'évaluer sa nature, le degré de sa responsabilité, de décrypter les signes variés qui permettront non seulement d'adapter la peine à l'individu coupable, mais également de recueillir des outils utiles pour anticiper et maîtriser les dangers qu'il incarne. Dans cette entreprise, la science et en parti8. 9. cela, Au de punir,
V. A. Paré, Des monstres et des prodiges, Paris, Genève, Slatkine, 1996 (1573). V. C. Beccaria, Des délits et des peines, Paris, Cujas, 1966. V. P. Lascoumes, P. Lenoe1, P. Ponnom de l'ordre, une histoire politique du code pénal, Paris Hachette, 1989. V. M. Porret, Le droit Micha1on, 2003.
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De la bosse du crime aux expertises médico-judiciaires
culier la médecine et c'est le second point sur lequel j'aimerais insister, va
prendre une place inédite dans la panoplie de gouvernement 10, les grilles de lecture développées au cours du xrxe siècle vont guider durablement nos rapports aux criminels. La crainte des dégénérations très vive à la fin du XVIIIe, tant elles sont considérées comme la source du vice et des crimes, les chiffres alarmants sur l'état des populations laborieuses, régulièrement suspectées d'être le foyer de toutes les dangerosités, stimulent l'activité des médecins, qui vont mener
toute une série d'enquêtes 11 sur l'état de la société. Bien que menées par des hommes de sciences, la connaissance n'est pas, comme le rappelle Michelle Perrot, l'enjeu essentiel de ces enquêtes; il s'agit avant tout pour la société « de savoir pour se défendre ou tout simplement pour se rassurer» 12.Ainsi, quand en 1840 Henri Frégier publie «des classes dangereuses et des moyens de les rendre meilleures» 13, il entend apporter les outils utiles à l'Administration pour le gouvernement des hommes. Au-delà d'une volonté de mettre à jour une somme d'indications statistiques et physiologiques sur les caractères spécifiques d'individus potentiellement nuisibles, il s'agit pour lui d'énoncer « les préservatifs contre l'invasion du vice ». Plutôt qu'une remise en cause de l'organisation sociale, il s'agit dans cette enquête d'accumuler les éléments essentiels à l'identification, à l'anticipation et à la prévention sociale du danger. Pour Frégier, « les classes pauvres ont toujours et seront toujours la pépinière la plus productive de toutes sortes de malfaiteurs, ce sont elles que nous désignons plus particulièrement sous le titre de classes dangereuses ,. car lors même que le vice n'est pas accompagné de la perversité, par cela qu'il s'allie à la pauvreté dans le même indivi14. du, il est un juste sujet de crainte pour la société, il est dangereux» On voit là un mécanisme important dans l'élaboration de la notion de dangerosité: comme l'annonce le prospectus des Annales d'hygiène publique et de médecine légale, la science est mobilisée pour « éclairer la moralité et diminuer le nombre des infirmités sociales [...J,' elle prête ses lumières à la 10. V. J. Léonard, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, histoire intellectuelle et politique de la médecine française du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1981. Il. V. entre autres: L.R. Villermé, Des prisons telles qu'elles sont et telles qu'elles devraient être par rapport à I 'hygiène, à la morale, à l'économie, Paris, Méquignon-Marvis, 1820 ; B. Morogues, Du paupérisme et de la mendicité et des moyens d'en prévenir les funestes effets, 1834; A.J .B. Parentrapport l'hygiène Duchatelet, De la prostitution... considérée sous le de et de la morale et de l'administration, Paris, Baillière, 1837. 12. V. M. PeITot, Enquêtes sur la condition
ouvrière en France auXIXe siècle, Paris, Hachette,
1972,
p.15. 13. V. H.A. Frégier, Des classes dangereuses de la population de les rendre meilleures, Paris, J.B. Baillère, 1840.
14. V. H. A. Frégier, op.cit., p.7.
dans les grandes
villes et des moyens
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Les nouvelles figures de la dangerosité
science du gouvernement» 15.Cet enjeu est considérable, d'autant plus si on le considère sur une longue période. Car si on se penche rapidement sur quelques théories majeures développées par les scientifiques au cours du xrxe, nous allons percevoir à quel point ces savoirs produits vont façonner non seulement nos représentations mais guider et orienter durablement les pratiques préventives, éducatives, punitives, répressives. Dans cette dynamique, la phrénologie de Gall est un premier exemple. En effet, s'intéressant aux crânes des condamnés pour mieux cerner leur dangerosité, il établit un lien de « cause à effet» entre la forme anatomique et des penchants, dont celui du crime. La «bosse du crime» est la manifestation anatomique d'un instinct criminel naturellement plus développé chez un individu. Les causes du crime sont donc inscrites dans la loi du corps et il est indéniable pour Gall « que le penchant non seulement au meurtre mais même à l 'homicide exerce un épouvantable empire sur certains individus, au point que (..) il Y a des hommes assez malheureusement nés pour ne pouvoir être heureux que par des actions qui les conduisent à la place de grève» 16. Dans cette perspective, le crime n'est donc que le résultat d'un terrible penchant, le criminel un objet dépendant de sa nature corporelle. Au fil de son étude, il esquisse une typologie corporelle des différents crimes: les têtes des voleurs auraient alors toutes la même forme, les violeurs une nuque massive qu'un œil exercé pourrait désormais à coup sûr détecter en apprenant à les distinguer. Bien au-delà de l'inventaire de toutes ces protubérances anatomiques et de leurs correspondances anomiques, Gall ne se contente pas de localiser «l'organe du meurtre », mais il déduit de l'observation générale du crâne le degré de responsabilité du criminel et propose que la punition soit adaptée à son profil. Car les questions dominantes et préalables à toute décision judiciaire restent pour lui les suivantes: le criminel est-il responsable de ses actes? Est-il curable? Est-il éducable?
S'il ne l'est pas, alors « laplupart même [...] doivent être tués comme on tue des bêtes féroces, pour qu'elles ne détruisent pas les hommes»
17.
Gall inaugure un genre nouveau, qui ne va cesser de s'amplifier au cours du siècle, puisqu'il met non seulement le criminel au cœur de l'analyse criminologique mais aussi il naturalise le regard porté sur lui. Les hommes de sciences discutent, testent et contestent la théorie de Gall. On trouve régulièrement dans la presse des échos de cette phrénologie nouvelle: La Gazette 15. Annales d'hygiène publique et de médecine légale, Paris, 1829, p. VII. 16. V. J.F. Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacun de ses parties, cher, 1822, Tome 2, p.184. 17. V. J.F. Gall, op. cit., Tome 2, p.l85.
Paris, A. Bou-
De la bosse du crime aux expertises médico-judiciaires
29
des Tribunaux en 1826, par exemple, insiste sur l'importance d'observer attentivement avant de le juger le crâne d'un homme condamné pour la sep19 et partout en tième fois 18. Les têtes des forçats sont examinées à Toulon
France, il s'agit pour les observateurs de recenser les éléments permettant de diagnostiquer la véritable nature criminelle. Le criminel est porteur d'un danger, qu'il convient de jauger, de mesurer, de comparer, d'attester par la science, de manière à orienter les mesures sociales qui conviendront davantage à son cas. Sans détailler l'ensemble des débats et des controverses autour des théories de Gall, ni la subtilité de celles qui lui succèdent, la phrénologie marque l'ancrage du corps dans la construction des savoirs sur les crimes et les moyens de s'en préserver. Portés en effet par la conviction de l'existence d'une part d'un rapport inéluctable entre le physique et le moral et d'autre part d'un lien étroit entre la forme et la fonction, la communauté scientifique ne va cesser directement ou indirectement d'interroger les liens entre l'âme et le corps et de questionner leurs déterminations réciproques 20. Le grand examen ne va cesser de se déployer pour s'élargir à toutes les parties du corps. Lésions organiques, muscles atrophiés, anatomie disproportionnée, stature rabougrie, physionomies singulières et laides, arrêt du développement intellectuel sont les ravages que provoquent la misère, le crime, l'absence de morale, l'alcoolisme, les conditions de vie dégradées. Cet ensemble constitue des signes qui permettent de prédire, de diagnostiquer les dégénérescences latentes et ou manifestes et de situer les dangerosités. Dans cette production massive, l'idée qu'il existe des individus naturellement portés au crime et qu'il est possible de les identifier par l'observation affinée de leur corps est en cours. L'anthropologie criminelle naissante va le confirmer avec le « criminel type » de Cesare Lombroso en 1870. La théorie de Lombroso n'est pas une vague affirmation de la nature héréditaire du crime, cette thèse était déjà répandue à l'époque, mais une théorie imprégnée des thèses de Darwin et appuyée sur des mesures anthropométriques nombreuses (même si l'on pourrait discuter longuement de la méthodologie sur laquelle elles s'appuient). Selon Lombroso, les criminels sont des individus « restés en arrière» dans l'évolution, ils constituent « une race à part» et présentent un physique type : « les oreilles à anse, le front bas, la proémi18. Gazette desTribunaux, 22 février 1826. 19. V. H. Lauvergne, Les forçats, Grenoble, Million, collection mémoires du corps, 1991, (1841). V. C. Debierre, Le crâne des criminels, Paris, Masson, 1885. 20. V. S. Châles-Courtine, Le corps criminel. Approche socio-historique des représentations du corps des criminels, Thèse de doctorat en histoire, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, février 2003. Université de Paris-la-Sorbonne, 565 p.
30
Les nouvelles figures de la dangerosité
nence des mâchoires, l'asymétrie faciale [...J » 21. Pour Lombroso, le comportement criminel peut se rencontrer chez 1'homme normal, mais on reconnaît le criminel né à son anatomie et aux indices précieux qu'apporte l'étude des physionomies. D'ailleurs, chaque crime suppose une physionomie spéciale, une anatomie qui se rapporte au type même d'acte commis. Il existerait en quelque sorte un corps propre à chaque délit. Ainsi, «chez les violateurs presque toujours l'œil est saillant, la physionomie délicate, les lèvres et les paupières volumineuses. La plupart sont grêles, blonds, rachitiques et parfois bossus» tandis que «les meurtriers, les voleurs avec effraction ont les cheveux crépus, sont déformés dans le crâne, ont de puissantes mâchoires, des zygomes contestées, énormes et de fréquents tatouage» 22. Bien qu'officiellement remises en cause, abandonnées, les théories de Lombroso ont joué un rôle déterminant dans les débats sur l'anthropologie criminelle. Le « maître de Turin» a été d'une certaine manière un catalyseur provoquant une somme de réactions et de productions. Une lettre d'Hyppolite Taine en rend compte: « Sur la méthode que vous suivez et sur les résultats que vous obtenez, je n'ai comme tous les amateurs de vérité et de science que des félicitations à vous offrir,. vous avez ouvert une voie nouvelle et sur vos pas, les découvertes se multiplieront. Que les faits moraux comme les faits physiques aient leurs conditions précises, cela est maintenant évident pour tout homme de bonne foi qui a fait les études nécessaires,. rien de plus utile que la connaissance
de ces conditions et des indices qui les signalent»
23.
Son idée de criminel
type résonnait en effet dans de nombreux esprits, elle participait activement à renouveler les réflexions anthropologiques, mais également répondait en partie à des questions juridiques et sociales: « Dans son ensemble, c'est une œuvre remarquable qui ouvre une foule d'horizons et répond à un besoin social que le nombre croissant de criminels rend pressant» 24. En effet, la récidive définie dans les années 1880 comme la plus vaste
«gangrène criminelle» 25 rend indispensable la constitution de dossiers judiciaires solides, mais également l'élaboration de critères fiables de reconnaissance des populations dangereuses, que l'anthropologie criminelle et l'anthropométrie judiciaire développée par Alphonse Bertillon proposent
21. V. C. Lombroso, L 'homme criminel, criminel né, fou moral épileptique, Paris, Félix A1can éditeurs, 1887 (1876), 2 volumes, p. 131. 22. V. C. Lombroso, op. Cil., p. 224. 23. H. Taine, Lettre de Taine à Lombroso 12/04/1887, pp. 1-3, in préface C. Lombroso, op. cil.. 24. P. Topinard, P., L'anthropologie criminelle, Revue d'anthropologie, 3ème série, tome 2, 1887. 25. J. Reinach,Les récidivistes, Paris, éd. Charpentier, 1882.
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d'énoncer 26.La récidive effraie au point d'ébranler à la fin du siècle le mythe récent de l'emprisonnement pour favoriser celui de la déportation. Elle oblige surtout à renforcer les preuves de l'identité: démasquer le condamné dissimulant la sienne, prévenir toute possibilité de falsification une fois le condamné repris. TIs'agit alors de transformer les signes du corps en moyen de reconnaissance et de faire d'eux un signal. Ce qui conduit, comme jamais auparavant, à désigner l'individu, distinguer ses signes, fixer ses particularités et ses traits. On relève alors une somme importante d'ouvrages sur la spécificité organique, physionomique de toute une série de populations considérées comme dangereuses: les jeunes, les voleurs à Paris, les vagabonds criminels, les pédérastes en prison, les récidivistes... Rivés aux mesures et aux observations des corps, il s'agit non seulement d'identifier les délinquants, mais également de dire quelles formes les différents délits et crimes donnent au corps et de débusquer l'individu porté naturellement au crIme. En étudiant les sources, on se rend compte à quel point l'anthropologie criminelle n'a pas donné lieu uniquement à des débats académiques animés et prolixes. Pendant des années, ses productions ont été au centre non seulement des réflexions des criminologues, mais également des débats des assemblées législatives ou encore de ceux des palais de justice. Pour exemple, le filtrage et l'isolement des individus porteurs de stigmates, avant qu'ils n'aient commis de délit.. .,avait été envisagés par Lombroso. Cette mesure n'a pas été appliquée, mais elle a suscité des débats et trouve écho aujourd'hui dans certaines mesures envisagées sur la détection précoce de la délinquance avant trois ans. A ce sujet, voici ce que Lombroso écrit sur l'intérêt de détecter précocement les signes d'un penchant: «L'examen anthropologique, en révélant le type criminel, le développement précoce du corps, l'asymétrie... chez les enfants criminels, explique leurs insuccès didactique et surtout disciplinaire ,. il permet de les sélectionner en les séparant de leur camarades mieux doués pour les diriger vers des carrières mieux adaptées à leur tempérament »27. Dans le même esprit, Enrico Ferri, collaborateur fidèle de Lombroso, s'appuyant sur l'objectif majeur de l'anthropologie criminelle: «faire de la personnalité du criminel l'objet privilégié et principal des règles de la jus-
26. V. A. Bertillon, Une application pratique de l'anthropométrie, un procédé permettant ver le nom d'un récidiviste au moyen de son seul signalement, Paris, Masson, 1881. On pense aux travaux de Galton qui s'efforçait, en particulier par la photographie composite, de l'individu porté au crime. V. F. Galton, Les portraits composites, Revue scientifique de la l'étranger, juillet 1878. 27. V. C. Lombroso, Le crime, causes et remèdes, Paris, Schleicher, 1899.
de retrouégalement débusquer France à
Les nouvelles figures de la dangerosité
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tice pénale [...] » et donc adapter la sanction pénale « [...] à la personnalité du criminel», fait la proposition suivante: «[...] la conséquence logique [...J est la sentence indéterminée, [...] La peine préfixée est absurde comme moyen de défense sociale. Ce serait comme si à I 'hôpital le médecin voulait préfixer à chaque malade les jours de sa permanence dans l'établis-
sement » 28. Pour ce courant positiviste italien, la condamnation indéterminée réunit l'avantage d'une bonne application de la biologie et d'une protection maximale de l'Etat. La peine pour Emico Ferri ne doit pas être le châtiment d'un crime par une vengeance, mais plutôt une défense de la société adaptée au danger spécifique de chaque personnalité criminelle, le système des condamnations indéterminées induisant un contrôle constant, une surveillance absolue, une observation méticuleuse du condamné. On voit combien les questions introduites par le mouvement d'anthropologie peuvent avoir des récurrences et des échos dans notre actualité. Alors bien sûr la lecture du crime a évolué singulièrement tout au long du XXe siècle, et si le criminel est considéré, sous l'impulsion entre autres de Durkheim, comme un agent régulier de la vie sociale, l'idée de détecter par l'observation somatique le criminel en puissance n'est pas pour autant désamorcée; elle prend par contre des trajectoires plus subtiles, plus sinueuses. L'intérêt en particulier pour des réalités intérieures criminogènes, sourdes et invisibles ouvre de nouvelles perspectives dans la quête toujours pressante de situer et fixer les dangerosités. Ces changements de perspective bouleversent l'échelle des possibles. L'idée selon laquelle « tout homme est en puissance un criminel, un destructeur. Tous les sentiments, même les plus vilains, existent latents chez chacun d'entre nous» 29 s'impose progressivement. Les limites entre le normal et le pathologique, entre l'honnête homme et le criminel sont de plus en plus floues, en tout cas elles ne « sautent pas aux yeux» et nécessitent de nouveaux investissements. « La formule de la personnalité humaine s'est en effet agrandie» 30,se diffuse l'idée d'une criminalité latente qui justifie qu'on quadrille le corps social et qu'on généralise le soupçon à son ensemble. L'anxiété est à la fois plus anonyme et en même temps plus centrée sur l'individu: « l'objet de la peur est d'autant plus angoissant qu'il est tapi, enfoui en nous,
invisible, imprévisible»31. La notion de « pervers constitutionnel» proposée
28. V. 29. V. 30. V. 31. V. Robert
E. Fern, Différentes contributions à la sociologie criminelle, p.52. Laupts, Tares et poisons. Perversion et perversité sexuelle, Paris, G. CalTé, p.166. J. Dallemagne, Dégénérés et déséquilibrés, Bruxelles, 1895, p.5. A. PielTon, Le Grand Guignol, le théâtre des peurs de la Belle Epoque, Paris, Laffont, p. 15.
De la bosse du crime aux expertises médico-judiciaires
33
par Ernest Dupré 32en 1912 est une caricature de cette dynamique du soupçon élargi et silencieux. Ancré au plus profond du corps, le mal criminel peut envahir dans la plus parfaite invisibilité n'importe quel individu. Ainsi, les causes anatomiques et ou physiologiques pour expliquer la criminalité semblent s'affaiblir au profit d'hypothèses psychologiques considérées comme plus pertinentes. Ce qui apparaît désormais déterminant pour l'analyse, ce n'est plus tant de savoir si les caractères physiologiques ou anatomiques sont singuliers et propres aux criminels, mais plutôt de savoir si ces derniers sont les révélateurs ou les symptômes d'une psychologie et d'un profil extra-ordinaires. Le corps est alors porteur d'un langage qu'il convient de décoder pour mieux cerner l'individualité psychique, celle-ci n'étant au fond, comme l'écrit Théodule Ribot, que «l'expression subjective de l'organisme » 33. Nous connaissons aujourd'hui les quelques développements d'une science criminologique qui s'évertue à prédire le crime en s'appuyant sur la légitimité de la science. La génétique, la quête de l'ADN, ouvre des perspectives que certains souhaitent voir aboutir. Les initiatives récentes comme l'utilisation de l' électroencéphalogramme pour tenter de saisir « les pensées coupables» 34, d'anticiper les comportements délinquants par une série de pré-tests, d'identifier dès la grossesse les « signes avant-coureurs de risques de troubles de la conduite» 35,d'utiliser la biométrie pour contrôler les accès dans les cantines, ne sont que quelques manifestations contemporaines d'une problématique qui fait du corps un des éléments central et récurrent des tentatives d'objectivation des déviances et de contrôle des dangerosités 36.Mon propos ici n'est pas de réduire l'intention scientifique à quelques caricatures, ni même de remettre en question le sérieux de toutes ces démarches. Par ce rapide panorama, je souhaitais simplement vous alerter sur les risques à prendre pour vérité ce que simplement nos lectures et nos regards hérités et engagés nous déterminent à voir.
32. V. E. Dupré, "La perversité instinctive apparaît comme une forme de débilité et de déséquilibralion psychiques, que compliquent toujours des associations pathologiques diverses, notamment des anomalies de l'intelligence, du caractère, de l'humeur et de l'activité, et qui se traduit, dans la pratique, par les actes antisociaux les plus variés", in E. Dupré, "les perversions instinctives", in Pathologie de l'imagination et de l'émotivité, Paris, Payot, 1925, pp. 325-427. 33. V. T. Ribot, Les maladies de la personnalité, Paris, Ladrange, 1885. 34. V. N. Davie, « Identifier les tueurs-nés », Le Monde Diplomatique, décembre 2002, p.31. 35. «Troubles des conduites chez l'enfant et l'adolescent », expertise collective, INSERM, Paris, septembre 2005. 36. V. S. Châles-Courtine (sous la direction de), « Le corps et ses rapports à la délinquance », Revue d'histoire de l'enfance irrégulière, Temps de l'histoire n08, CNFE.PJJ, Janvier 2007.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
Je terminerai juste par une note plus « légère» tirée de la presse au moment du procès de Marc Dutroux : « L'entrée en scène de Marc Dutroux fut tout simplement effrayante de banalité. On attendait un monstre et, pour nous rassurer, on l'aurait donc souhaité physiquement monstrueux ,. je ne sais pas, un œil au milieu du front, des dents de vampire, des mains de catcheur. Mais non, ce qui est inquiétant, c'est qu'il est banal, atrocement banal. Bref, qu'il ressemble quelque part à vous et à moi» 37. Je vous laisse méditer.
37.
«Effrayant
de banalité », Christian
Hubert, La dernière heure, le 2 mars 2004.
2 Dangerosité et innocence: critique d'une critique par Michalis Lianos
Nous nous sommes immergés incontestablement depuis les années 1990 dans une conscience de la déviance fondée sur le danger et la probabilité
néfaste 1 ; une gestion «actuarielle» de la pénalité s'y est inévitablement associée 2. Cette immersion dans la dangerosité, produite en Europe continentale après les Etats-Unis et la Grande Bretagne, est souvent critiquée 3. J'essaierai d'expliquer ici brièvement que les prémisses de cette critique représentent souvent un paradigme simplificateur dans la compréhension du capitalisme postindustriel et de sa gouvernance. Cela ne signifie pas que la critique d'un sécuritarisme acharné soit fausse mais que sa portée est limitée par l'ignorance d'un contexte traversé par plusieurs dynamiques. Ce contexte est dès lors moins fort et moins coordonné qu'on le pense. J'essaierai de renforcer aussi une ligne théorique entreprise depuis un certain
temps 4, selon laquelle la volonté d'établir une normativité dans l'univers social postindustriel correspond de moins en moins à la capacité souveraine 1. Pour une discussion des prémisses théoriques, v. par exemple Hier S. P., "Risk and panic in late modernity": implications of the converging sites of social anxiety, British Journal of Sociology, vol. 54, no l, 2003. 2. V. M. Feely et J. Simon, "Actuarial Justice": The Emerging New Criminal Law in Nelken D. (ed.), The Futures ofCriminology, Sage, London, 1994. 3. L'étendue et la diversité de ce discours sont immenses; de la théorie du complot à la « littérature grise », ces critiques ont le point commun d'attribuer aux institutions publiques et privées l'intention et la capacité d'un contrôle invasif ou opprimant conduisant au déclin des droits fondamentaux; pour un exemple, « Obsessions sécuritaires », Manière de voir, Monde Diplomatique, no 71, 2003. Il est à noter que cette critique associe souvent à un aspect de classe la protection de la sphère privée, sans être consciente de la nature historiquement bourgeoise d'une telle protection légale. On trouve toutefois rarement des expressions de cette critique dans des revues scientifiques où les discours sont moins virulents (v. par exemple Welch M., Trampling Human Rights in the War on Terror: « Implications to the Sociology of Denial », Critical Criminology, vol. 12, no l, 2003.) 4. V. M. Lianos, Le nouveau contrôle social: toile institutionnelle, normativité et lien social, L'Harmattan, Logiques Sociales, Paris, 2001.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
des institutions publiques de la modernité. Loin de ce constat, on ne saurait comprendre le tournant du contrôle socio-technique et du système pénal vers la dangerosité. Les critiques actuelles dans le débat international autour de la pénalité, de la dangerosité et du traitement de la déviance sont solidifiées de façon à pouvoir résumer leurs prémisses principales. Premièrement, on se focalise sur la dimension' liberticide' du contrôle, de la surveillance et des politiques publiques qui les sous-tendent. Il s'agit de critiquer le rapport entre l'Etat et l'individu - et non pas la société, comme on aime le penser souvent - et de proposer que les libertés individuelles se diluent dans les dispositifs visant à contrôler et à sécuriser la vie des citoyens sans raison adéquate. Contre cette toile de fond d'inspiration foucaldienne, on ajoute des figures majeures, tel le capitalisme, pour construire une ligne qui traverserait les sociétés industrielles et postindustrielles du géopolitique au quotidien. Ainsi, émerge une cohérence rassurante selon laquelle une collusion systémique entre l'Etat et le marché menace aussi bien l'individu libre dans son existence privée que l'évolution de la planète entière en tant qu'environnement social et naturel. Cette continuité cohérente est nécessaire non pas pour démontrer la propagation sécuritaire mais pour la rendre critiquable. Il faut un rapport avec le pouvoir comme nous l'imaginons pour fonder une critique, en l'occurrence une idéologisation du contrôle en tant que projet d'assujettissement de la société. Ayant argumenté ailleurs 5 sur le passage du contrôle à une étape postfoucaldienne, je me concentre ici sur le retard de la critique que j'ai décrite. Sans la désavouer, nous pouvons l'approfondir afin qu'elle ausculte mieux les phénomènes avant de se prononcer sur leur rapport avec le pouvoir, rapport qui existe bien sûr par définition. Le regard sur le monde en termes de détection et d'évitement des menaces potentielles est un processus circulaire dans le monde postindustriel, que j'ai appelé cindynisation 6. Le développement de ce regard n'est pas imputable à la toile institutionnelle postindustrielle, à la dynamique commune et internationalisée entre les Etats et le marché. Les institutions, surtout en condition capitaliste, préfèrent largement une disposition individuelle et collective confiante, sûre d'un avenir meilleur, une condition qui se prête à l'expansion sans hésitations ou scrupules. C'est dans ce contexte que nous devrons saisir notre rapport avec le danger en tant que «solution de compromis» qui assure l'hégémonie institutionnelle face aux individus et aux collectivités. De ce point de vue, la « société 5. 6.
V. M. Lianos, Le contrôle social après Foucault, Du grec 'kindynos', le danger.
Surveillance
and Society, vol. l, no 3, 2003.
Dangerosité et innocence: critique d'une critique
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du risque» n'est que l'expression d'un déficit social face au besoin systémique de maintenir une pax mercatoria 7, une paix mercantile indispensable au maintien de la démocratie capitaliste et à son affirmation géopolitique. Le rôle du citoyen postindustriel dans ce processus passe indiscutablement par la peur; la peur d'autrui qui, étant depuis plus de trente ans socialement et culturellement inconnu, devient par définition porteur potentiel de toute menace. TIest donc naturel que la garantie offerte par l'activité institutionnelle soit surtout une garantie de protection, du fait qu'elle ne peut être une garantie d'expansion. Autrement dit, la condition postindustrielle est une condition de régression vers ['hégémonie sécuritaire qui témoigne d'une toile institutionnelle performante sur le plan organisationnel mais asthénique sur le plan de la souveraineté. C'est précisément ici que nous pouvons observer les nuances de la configuration actuelle de la dangerosité que l'on résumera brièvement sous les dimensions suivantes: Premièrement, nous semblons oublier facilement que la fonction historique des institutions politiques, y compris celles de la modernité, fut d'imposer des modèles de coexistence sociale et non pas de chercher à survivre dans l'hétéronomie. Or il est indéniable qu'aujourd'hui ce pouvoir souverain a disparu et que les institutions politiques et l'Etat cherchent à légitimer leur existence en prétendant à une utilité sociale et organisationnelle. Deuxièmement, dans leur quête de certitude au milieu de l'insécurité qui les entoure, les citoyens postindustriels accentuent cette demande d'utilité en jugeant les institutions politiques selon leur capacité à réduire l' insécurité8. Dans l'ère post-souveraine, le vecteur de la dangerosité devient ainsi la plateforme du dialogue démocratique. Si la coexistence sociale et la coercition institutionnelle ont disparu en tant que garantes des rapports sociaux et socio-politiques, il ne reste plus que la protection de chacun face aux autres. Troisièmement, les institutions du secteur privé ne peuvent qu'exploiter cette nouvelle configuration en cherchant «la valeur» là où se trouve la demande. En satisfaisant ainsi la demande individuelle de sécurité, elles augmentent la concurrence des institutions politiques qui sont obligées
7. V. M. Lianos, Point de vue sur l'acceptabilité sociale du discours du risque, Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, IHESI, Vol. « Risque et démocratie» n° 38, 1999. 8. V. sur l'accentuation de la concurrence par l'incertitude, Poppe M. et Valkenberg H., Effects of gain versus loss and certain versus probable outcomes on social value orientations, European Journal of Social Psychology, vol. 33, 2003.
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d'essayer de « sécuriser» davantage les rapports sociaux afin d'affirmer leur utilité au-delà du marché. Quatrièmement, cette spirale ascendante culmine dans la dépolitisation croissante de la demande publique de protection. Ainsi, si l'on ne peut gouverner contre l'économie, la mondialisation et le marché de l'emploi, on devra pouvoir gouverner contre l'amiante, les épidémies et, surtout, le danger de la nature la plus intentionnelle et la plus sociale: le crime. C'est donc par la faiblesse et non pas par la force des institutions actuelles, publiques et privées, que s'explique l'hégémonie de la dangerosité et plus particulièrement de la dangerosité pénale. Sécuriser n'est pas un objectif souverain contre la société, mais une conséquence d'une société dont les objectifs se résument aux rapports de ses parties de plus en plus fragmentées, autonomisées entre elles et libérées d'un projet politique centripète. Les critiques actuelles devraient ainsi abandonner une idée qui leur est chère, celle d'un complexe de pouvoir politique et économique qui s'affirme par le contrôle; il s'agit plutôt d'une illusion de moins en moins convaincante censée maintenir l'idée qu'un projet centralisé de gouvernance traverse toujours la société postindustrielle. Derrière cette illusion dont les conséquences, liberticides et autres, sont bien sûr réelles, nous trouvons une autre réalité, encore plus désagréable à admettre pour les critiques actuelles, notamment une majorité sociale et électorale qui se contente de la « sécurité» en tant que projet politique minimal sans se déplacer vers des visions politiques de société qui dépassent la condition individuelle. Pour le dire clairement, le public n'est pas innocent. En acceptant la dangerosité, notamment pénale, en tant qu'une des focalisations principales du projet politique, il affirme sans états d'âme que la «subpolitique» autour de la « qualité de vie» n'est pas pour la majorité une vision individuelle politisée de la société. Une telle vision se déplacerait d'ailleurs rapidement vers les prémisses sociales de la dangerosité (à gauche) ou les politiques des «valeurs essentielles» (à droite). Contrairement à ce que nous aimons penser, le public se stabilise en majorité sur une position qui ne se soucie outre mesure ni des mesures de contrôle, quand elles ne ralentissent pas les flux de travailleurs et consommateurs, ni des libertés abstraites mais de la possibilité de pratiquer sa liberté loin du danger que représentent les autres, et surtout certains autres. Les critiques actuelles autour de la dangerosité se trompent donc à la fois de prémisses et de cible en pensant que les institutions sont fortes et le public innocent. En continuant sur cette voie, ces critiques ne pourront surmonter leur statut d'argument de principe peu pragmatique dans la sphère sociale et
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renforceront involontairement la demande pour plus d'efficacité sécuritaire. Elles pourraient toutefois se restructurer utilement en s'orientant dans trois directions principales: 1) La focalisation sur le danger est une expression de la faiblesse des institutions postindustrielles sur le plan de la souveraineté. La réponse n'est pas de chercher de façon nostalgique à renforcer les institutions mais de proposer une critique qui se réjouisse de cette faiblesse et en fait sa condition systémique. 2) La « politique de la protection» est une politique des individus. La critique d'une culture excessive de dangerosité, pénale et autre, ne peut donc se fonder sur des arguments de liberté individuelle car la sécurité paraîtra toujours et inévitablement comme le premier avatar de cette liberté. 3) «La société» ne constitue pas une masse neutre, indifférenciée et irresponsable. Ceci est particulièrement vrai dans la condition postindustrielle où l'individu prétend à une vision politique qui lui est propre et qui combine librement des éléments hétérogènes par le passé. Une critique forte du citoyen postindustriel est indispensable à la critique de la culture de la dangerosi té.
3 La dangerosité des relégués « antisociaux » en France de 1948 à 1970 par Jean-Claude Vimont
La question de la dangerosité de certaines catégories de délinquants fut au cœur de la réflexion des réformateurs pénitentiaires après 1945. Jls s'attelèrent en effet au difficile problème des relégués multirécidivistes, en même temps qu'ils humanisaient un parc carcéral submergé de condamnés pour faits de collaboration. La loi de 1885, loi d'élimination de la métropole des auteurs de délits multiples qui envisageait une peine complémentaire et perpétuelle d'éloignement, était toujours en vigueur et elle le demeura jusqu'en 1970. Mais elle avait été réformée en 1942 afin que cette peine puisse s'effectuer en métropole, les bagnes coloniaux ayant été supprimés. Un article de cette loi envisageait la possibilité d'octroyer une libération conditionnelle à l'issue de trois années d'épreuve. Cette disposition avait été reprise lors de la rédaction des quatorze points de la"réforme pénitentiaire en 1945. La relégation s'apparentait ainsi aux mesures de sûreté en vigueur dans plusieurs pays voisins. La question de la dangerosité se trouva posée lorsqu'il fut question d'octroyer les libérations conditionnelles. L'administration pénitentiaire regroupa progressivement à Saint-Martinde-Ré les relégués et, à partir de 1946, tenta des libérations conditionnelles sur le territoire de l'île. Plusieurs incidents émurent la population. Les habitants protestèrent contre une telle initiative et l'expérimentation fut abandonnée. L 'hétérogénéité de la population des relégués interdisait des libérations automatiques et il apparut nécessaire de mieux connaître leur personnalité afin de les classer, puis de les orienter dans différents centres adaptés à leur profil avant même de les libérer. Assez vite se figèrent tant dans les discours des initiateurs de la réforme que dans les rapports des professionnels du terrain deux grandes catégories, à savoir les asociaux (la grande majorité) et les
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Les nouvelles figures de la dangerosité
antisociaux (environ 10 à 15% des relégués). Elles demeurèrent essentielles jusqu'en 1970. Tout stage d'observation, toute comparution devant une commission de classement ou de libération aboutissaient à ces étiquetages. Ils déterminaient la nature et la longueur des parcours carcéraux des uns et des autres. C'est la seconde catégorie, celle des antisociaux, qui retiendra ici notre attention, car les mesures rigoureuses de défense sociale envisagées à leur égard se fondaient sur le critère de leur dangerosité dont nous tenterons de cerner les contours et qui était censé les différencier de la masse de la population reléguée. Pour mener à bien cette étude, nous nous appuyons principalement sur les dossiers judiciaires de personnalité des centres de triage et d'observation établis à Lille, Rouen, Saint Etienne et Besançon ainsi que sur les pièces d'archives produites dans la prison d'antisociaux de Gannat et sur celles du centre de semi-liberté de Clermont-Ferrand. Il convient, dans un premier temps, de présenter la genèse de ces catégorisations en rappelant, à grands traits, les conditions et les résultats de la première expérimentation menée dans le centre de triage de Lille de 1948 à 1950. A partir de 1950, l'expérience lilloise fut étendue à d'autres centres et le « traitement des relégués» devint l'un des terrains d'innovation des partisans de la Défense sociale nouvelle. Nous nous efforcerons ensuite de présenter les critères de dangerosité retenus par ces expérimentateurs, magistrats, pénitentiaires, psychiatres pour définir les relégués antisociaux; critères qui influencèrent les pratiques d'observation des éducateurs, des assistantes sociales, des magistrats qui prenaient en charge les relégués dans les centres d'épreuve (SaintMartin-de-Ré et Mauzac), dans les centres de triage et d'observation, dans les prisons d'antisociaux (Lure et Gannat), dans les centres de semi-liberté (Clermont-Ferrand et Saint-Sulpice-Ia-Pointe). Grâce aux dossiers des détenus (plus de 1800 consultés), il est possible de vérifier la pertinence de ces critères et de mesurer les écarts entre les prescriptions et les pratiques. Les comportements en détention ne furent-ils pas beaucoup plus déterminants que le repérage de certains traits de personnalité? Les parcours carcéraux de très longue durée (10, 15,20 années en relégation), provoqués par cet étiquetage et ces diagnostics initiaux, posent la question de l'échec relatif de cette mesure de sûreté. Le centre de triage et d'observation installé dans la maison centrale de Loos-lès-Lille fonctionna de 1948 à 1962. La première expérience débute avec quarante-deux prisonniers choisis parmi les pensionnaires de SaintMartin-de-Ré. Ils sont acheminés à Lille le 16 avril 1948 pour préparer durant une année leur libération conditionnelle. La promesse de la libération conditionnelle à une date préfixée devait mieux faire accepter les six mois
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d'isolement par lesquels ils allaient débuter le stage. Le pari est de taille pour l'équipe réunie par le magistrat Vienne qui dispose à ses côtés du directeur de la maison centrale Gayraud, du psychiatre Vullien, d'une assistante sociale et d'un éducateur. Les relégués sont donc soumis à un régime progressif accéléré. Pendant les six premiers mois, ils sont placés à l'isolement absolu dans les quarante-deux cellules disponibles de la prison de Loos. Un travail leur est procuré par les concessionnaires de la maison. TIslacent des filets de pêche, montent des épingles à linge, plient du papier, confectionnent des sacs à charbon et des articles en fer. Ils peuvent ainsi cantiner et disposer d'un modeste pécule pour le jour de leur sortie. Pendant ce séjour, ils sont en contact régulier avec les membres de l'équipe qui multiplient les observations. L'éducateur organise des causeries collectives sur la morale sociale, sur les fléaux sociaux et a des entretiens individuels avec les détenus. A défaut d'enquêtes sociales difficiles à effectuer dans leur milieu d'origine, les observateurs sollicitent des autobiographies, des récits de vie qu'ils s'efforcent de contrôler. La trajectoire judiciaire et carcérale figure toujours au dossier. Le psychiatre les reçoit individuellement. Des tests pour mesurer le quotient intellectuel sont pratiqués. L'éducateur rédige une synthèse de l'ensemble des données recueillies. Elle sert de document de base lors de la réunion de la commission de classement présidée par le magistrat Vienne, commission qui les range dans une catégorie et les propose ou non à la semiliberté ou à la libération conditionnelle. A l'issue de la phase d'isolement, pendant trois mois, ils bénéficient de « sorties promenades» individuelles de trois heures pour reprendre contact avec la société. Ils reçoivent une somme d'argent, prise sur leur pécule, pour effectuer les achats qu'ils jugent nécessaires et ont l'obligation de bien se conduire à l'extérieur. Ils sont soumis à une surveillance discrète. C'est un test crucial pour ces hommes privés de liberté depuis près de six ans en moyenne, date de leur relégation. Leurs dépenses sont analysées, de même que leur capacité à rentrer à l'heure et à éviter de fréquenter les débits de boisson et les prostituées. Durant les trois derniers mois, ils bénéficient d'un régime de semi-liberté, travaillent dans l'agglomération et rentrent le soir dormir dans la prison. Ils doivent verser leur salaire sur leur pécule. Le premier mois se passe bien. Pendant le second, plusieurs reviennent en retard et pris de boisson. Certains dépensent trop, ne veulent pas remettre leur salaire à la pénitentiaire qui en prélève trois dixièmes. Quand les trois mois de semiliberté sont achevés, seize révocations de libération conditionnelle sont prononcées. Les motifs sont les suivants: une évasion, quatre fugues, cinq délits d'escroquerie ou de vol, trois cas de fréquentation du milieu des proxénètes de la cité, dix cas d'ivresse réitérée et un refus de travail.
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Le bilan de cette première expérience est en demi-teinte. Vingt-trois stagiaires ont été reclassés à Lille, dix comme ouvriers spécialisés, treize comme manœuvres. L'assistance post-pénale leur a procuré chambres ou meublés. Un délégué du comité d'assistance aux libérés les suit, de même que le juge Vienne, l'assistante sociale et l'éducateur de la prison. Cette tutelle pesante n'est pas acceptée par tous, d'autant qu'elle est prévue pour cinq années. Un mois après leur libération, les vingt-trois continuent de travailler mais, aux yeux du directeur Gayraud, six ou sept seulement ont des chances réelles de se réinsérer. Il ne se trompait pas puisque dans les mois qui suivirent douze libérations conditionnelles furent révoquées, onze relégués étant réincarcérés, le douzième étant en fuite. Les motifs étaient de menus délits et une mauvaise conduite. Les observateurs lillois avaient effectué des tris et ils proposèrent des catégories qui furent ultérieurement reprises dans tous les centres de triage. Ils furent rapidement d'accord pour constater que le monde des relégués était disparate et qu'il fallait s'efforcer d'individualiser les modalités de réinsertion dans la société en fonction du degré d'associalité constaté lors des examens médicaux, sociaux et psychologiques. Les observations menées par l'équipe d'expérimentateurs lillois ont conduit à distinguer plusieurs profils de relégués. De ce point de vue, l'expérience est un succès pour le juge Vienne, magistrat chargé du contrôle et de l'exécution de la relégation dans la maison centrale. Le directeur Gayraud privilégie le critère de la volonté pour distinguer les douze dangereux actifs (<
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cables. C'est cette terminologie qui devait être reprise ultérieurement par l'administration pénitentiaire. Pour Vienne, la récidive provenait d'un excès ou d'un défaut d'énergie vitale. Au fil des observations, les catégories ne manqueraient pas de s'affmer, de se diversifier, prévoyait Pierre Cannat en conclusion d'un rapport de 1950 sur l'expérience lilloise. On vit en effet apparaître peu après des subdivisions distinguant les ruraux des urbains. Le psychiatre Vullien avait conscience de la fragilité de ces classements. Il estimait les critères criminologiques trop incertains. Il avait également conscience des stratégies déployées par les relégués lors des observations, se forgeant une identité de victime, ne répondant pas ou faussement à des tests. Il y voyait un effet de « l'empreinte pénitentiaire. » Dès le 10 mars 1949, avant même l'issue de la première expérience, le directeur de l'administration pénitentiaire Charles Germain convoquait une Commission d'étude du «problème des relégués» avec Marc Ancel, Pierre Cannat, Jean Pinatel, Charles Péan, les expérimentateurs lillois. Les partisans de la défense sociale, les professionnels de l'emprisonnement des relégués, le représentant d'une œuvre caritative ayant une longue pratique de l'accueil et du reclassement de cette catégorie se côtoient pour élaborer une politique pénitentiaire adaptée. Le rapport introductif est confié à Pierre Cannat dont le livre Nos frères les récidivistes lui a conféré une autorité en la matière. Pierre Cannat était conscient de la difficulté de la tâche: « La très grande majorité sont absolument hors d'état de faire l'effort d'un apprentissage. (...) La décrépitude interne du relégué est d'une toute autre nature que l'inadaptation d'un jeune délinquant de vingt ans. (...) Le dangereux par perversité ou par déformation pathologique demeurera toujours dangereux une fois un métier acquis. L'aboulique demeurera aboulique. L'alcoolique retournera à la boisson. Et nous avons parmi les relégués un certain pourcentage d'excellents ouvriers que leur habilité professionnelle 2 n'a pas arrêtés sur le chemin de la récidive ». Pierre Cannat décrivait empiriquement plusieurs sous-groupes parmi les relégués. Il distinguait les individus dangereux «en raison de l'audace de leurs premiers délits qui les a menés rapidement à la relégation, soit plus souvent en fonction de la violence de leur caractère ou mieux encore de leur dérèglement mental» des individus moins dangereux mais «facteurs de désordre social », les souteneurs et les petits voleurs, les « épaves », le plus grand nombre, vivotant de leurs délits et «incapables de reprendre pied », les buveurs invétérés, les «débiles mentaux ». Pierre Cannat a précisé les
2. V. Revue de science criminelle ges 650-658.
et de droit pénal comparé,
Informations
pénitentiaires,
1949, pa-
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traits essentiels de l'individu dangereux et offert en 1950 aux lecteurs de la Revue de Science Criminelle et de Droit Pénal Comparé un portrait de relégué antisocial sous le titre « Un type de relégué 3 ». Il décrit le parcours et le comportement d'un jeune sanctionné de la relégation à l'âge de vingt-trois ans en 1941 et observé à Lille. Toutes les notations sur l'enfance, la délinquance, le comportement dans le centre, les réponses fournies lors d'entretiens concourent à forger un stéréotype du relégué antisocial. Les appréciations personnelles du contrôleur général des services pénitentiaires contribuent à la démonstration. L'examen criminologique est éclectique et juxtapose données psychologiques, psychiatriques, médicales, sociales pour aboutir à un diagnostic fort pessimiste et à une prédiction de comportement qui justifie le classement pénitentiaire rigoureux. L'ordre des observations sera suivi ultérieurement dans tous les centres de triage et d'observation. Il analyse en premier lieu les désordres de l'enfance et du milieu familial, puis la scolarité chaotique: « Plus intelligent que le milieu professionnel où il vit, paresseux depuis sa plus tendre enfance, rebuté par la dureté d'un métier manuel salissant, il est lentement dominé par un sentiment d'injustice et de révolte qui va en faire un dévoyé. A 15 ans, c'est déjà un taré ». Il s'arrête ensuite sur l'adolescence, les mauvaises fréquentations et les débuts de la carrière criminelle: «Le chômage achève de le désaxer. A 16 ans, il quitte sa famille pour une grande ville du Sud-Ouest, fréquente des repris de justice, commet des vols, passe son temps dans des cafés à jouer au poker. « Dès lors, il a découvert sa voie. Ce sont les imbéciles qui travaillent pour vivre! Il s'installe dans l'oisiveté ». Arrivent les premières condamnations, à un rythme soutenu, pour vols, grivèlerie et vagabondage, port d'arme et «embauchage de mineure en vue de la débauche ». «Voilà qui devient maintenant sérieux. Il est souteneur, constamment armé. Il tourne au gangster. C'est l'aboutissement normal d'une fainéantise définitivement installée ». Il est relégué en 1941. Pierre Cannat, après des considérations psychologiques et anthropométriques, propose ensuite de cerner sa personnalité: «Le fond de son être, c'est l'insoumission. Il suffit qu'il sente qu'on veut de lui une chose pour qu'il la refuse. Il travaillera s'il lui plaît de travailler, mais pas en prison parce qu'on veut l'y obliger. Il aime se dire anarchiste et voit clair en lui car effectivement il en est arrivé à ce point de désagrégation interne où il n'est plus capable de commander à lui-même. Tout, dans ses propos comme dans ses actes, n'est qu'impulsivité ». La description de son comportement durant le stage à Loos-lès-Lille complète le dossier de personnalité. Le détenu est dit indisci3. V. P. Cannat, « Chronique de criminologie. de droit comparé, 1950, pages 78-81.
Un type de relégué », Revue de science criminelle
et
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pliné. Il refuse le travail. Il méprise ses codétenus et ne comprend pas qu'on l'ait mis en relégation «avec tous les autres clochards ». Pierre Cannat conclut par un pronostic: « Il n'y a pas de solution possible hors de la prison parce qu'aucun self-government ne peut être inspiré à ce sujet» ; « M... est destiné à croupir de cellule en cellule, de cachot en cachot. Il est bouleversant de penser à un tel gaspillage d'âme humaine. La médecine ou la chirurgie nous livreront-elles quelque jour le secret d'une thérapeutique de l'anarchie constitutionnelle? » Au delà de la quête criminologique éclectique du magistrat Pierre Cannat qui témoigne des approches contradictoires d'un champ d'investigation à la prétention scientifique, il convient de relever toutes les appréciations négatives sur le comportement en détention de ce jeune relégué. Bien plus que son «anarchie constitutionnelle », c'est son refus de «jouer le jeu », de se soumettre au règlement du centre d'observation et de supporter les différentes phases de la progression vers la libération conditionnelle qui le range dans le groupe des antisociaux. L'analyse des dossiers de relégués montre en effet que les comportements insubordonnés lors des stages d'observation furent le motif essentiel de classement dans cette catégorie. Perdre de vue cette donnée disciplinaire risquerait de faire accorder trop d'importance à l'empirisme des approches criminologiques. Le magistrat Roger Vienne insistait en 1956 sur les comportements des antisociaux au sein de l'univers carcéral. Une minorité de détenus refusent tout contact avec les surveillants, s'opposent systématiquement ou, par bouffées, manifestent des revendications, déclamant contre l'infamie de la société. Une autre minorité de « cyniques tolérants» n'hésitent pas à assumer leur passé de délinquance, décrivant l'accomplissement de «bons coups », les techniques du cambriolage réussi ou l'art de la séduction de leurs protégées. La majorité des antisociaux «jouent le jeu» pour hâter le moment de la libération. Ils dissimulent leur agressivité et n 'hésitent pas à user de leur influence pour maintenir le calme au sein d'une détention. Cette attitude utilitariste montre leur compréhension des règles en vigueur dans les centres de relégués, mais leur soumission n'est qu'apparente. Il apparaît encore une fois clairement que les comportements en détention sont déterminants pour la classification dans le groupe des antisociaux. Détenus caractériels a-t-on coutume d'écrire. Cette caractérisation simpliste facilitait la ségrégation des indisciplinés. Aux côtés des relégués insoumis, les théoriciens de l'expérimentation évoquent les délinquants «professionnels» et leurs conceptions antisociales. Ils désignent ainsi les relégués qui appartiennent au milieu ou qui l'ont fréquenté, les souteneurs et auteurs de vols qualifiés, ces derniers ayant été sanctionnés de lourdes peines de réclusion ou de travaux
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forcés par les cours d'assises. «Caïds» des maisons d'éducation surveillée, chefs de bandes de quartiers, cambrioleurs pourvus d'un certain savoir-faire, et bien souvent « caïds» en détention, leur influence sur la masse des relégués effraie. Ils ne sont qu'une infime minorité, comme le reconnaissait le magistrat Roger Vienne, mais leur intelligence supposée est un facteur de risque. Le casier judiciaire joue un rôle déterminant, mais aussi l'attitude de ces récidivistes à l'égard de leurs actes passés lors des entretiens menés dans les centres d'observation. Une fois encore, leur comportement dans les centres de triage influe sur le classement. Ces essais de typologie conduisaient les réformateurs à privilégier le caractère indéterminé de la sentence de relégation. La combinaison de la loi de 1885 et de celle de 1942 autorisait l'élimination des individus reconnus «incurablement dangereux» et l'amendement des rééducables. Les partisans de la Défense sociale nouvelle proclamaient que leur objectif essentiel était le reclassement et la réinsertion des délinquants pour mieux préserver la société. Cependant, à l'égard de la catégorie minoritaire des antisociaux, isolée de la majorité au fur et à mesure que se développaient les observations dans les centres de triage, la défense sociale primait sur toute autre considération. Les antisociaux constituaient une catégorie d'ennemis a priori irréductibles qu'il convenait d'isoler, d'incarcérer, d'éliminer. L'usage de ce mot peut sembler excessif au lendemain des drames engendrés par les mesures de défense sociale mises en place par les régimes totalitaires. TIs'inscrit pourtant dans la logique de la relégation première manière, telle qu'elle était appliquée en Guyane. L'antisocial était réputé irrécupérable et inamendable, voué à achever ses jours en prison, à défaut de pouvoir l'expatrier outre-mer et faute d'une thérapeutique médicale ou chirurgicale adaptée, comme le déplorait Pierre Cannat en 1950. Ce discours répressif ne se cantonnait pas aux hautes sphères du bureau de l'application des peines de l'administration pénitentiaire. Dans les centres d'observation et dans les établissements qui accueillaient les relégués, les notations des magistrats, surveillants-chefs, éducateurs et psychiatres allaient dans le même sens et exprimaient un pessimisme non dénué de haine et de mépris parfois. Les contestataires, les «revendicateurs », « récriminateurs », « retors », ceux qui s'en prennent au personnel de surveillance, ceux qui n'acceptent pas cette mesure de sûreté indéterminée qu'est «la nouvelle relégation» sont rangés parmi les antisociaux. S'ils exercent une quelconque influence sur leurs compagnons, l'administration pénitentiaire interrompt tout cheminement vers la libération conditionnelle ou la diffère suffisamment pour espérer un changement d'attitude. La peine complémentaire de la relégation n'élimine plus mais brise l'énergie des for-
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tes têtes. A Loos, un membre du milieu marseillais, relégué à la suite de cambriolages, fut considéré comme un antisocial dangereux à cause de son tempérament récriminateur. En 1951, le magistrat Vienne refusa la libération conditionnelle à un ancien proxénète car il ne se pliait pas à la discipline du centre, refusant les corvées: «Il peut être considéré comme un antisocial réel qui s'est construit une morale sociale en marge et dont l'incarcération prolongée ne fait que développer l'agressivité 4». Retours en état d'ébriété et violences à l'égard de codétenus aboutissaient au même résultat. Les motifs de classement étaient rédigés ainsi: «tempérament nerveux et colérique dangereusement stimulé par l'alcool», «irritabilité dangereuse sous l'effet de l'alcool ». Un détenu écroué à Lure de 1957 à 1959 s'était fait remarquer lors de ses précédents séjours dans les centres de relégués. A Saint-Martinde-Ré, il avait comparu sept fois au prétoire pour violence et mauvaise conduite à l'égard du personnel de surveillance. A Besançon, il simula des accidents de travail et quémanda des aides auprès des œuvres d'assistance. Le psychiatre Charlin émit une appréciation très défavorable qui le rangea parmi les antisociaux: « Déséquilibré psychique constitutionnel schizoïde et paranoïaque encore jeune. Ne semble pas avoir compris le but de sa rééduca-
tion. A éliminer à la première occasion 5 ».
Fréquemment, lorsqu'une fugue, une évasion, lors des sortiespromenades ou pendant la phase de semi-liberté, interrompaient un stage dans un centre d'observation, la commission de classement, obligée de statuer en l'absence du relégué, le rangeait parmi les antisociaux. Le classement intervenait alors comme la sanction d'un comportement répréhensible en centre d'observation et de triage. La dangerosité de l'ouvrier agricole Gabriel Barrau n'était guère élevée. Ce n'était qu'un modeste voleur de bicyclettes. Mais en 1961, il s'évade du centre de triage de Besançon. La commission, estimant qu'il « avait trompé son monde» le range parmi les antisociaux; ce qui lui vaudra un séjour de quarante-cinq mois dans la prison de Lure. Qu'en est-il des convictions antisociales qui animeraient certains récidivistes. Dans de rares cas, il est fait mention d'un « apache anachronique» ou d'un «blouson noir attardé aux conceptions antisociales 6», un délinquant endurci, un individu redoutable. Des appréciations subjectives et tardives du milieu des années soixante qui ne s'appuient guère sur des faits préCIS.
4. Archives départementales du Puy-de-Dôme, Dossiers d'observation, 1124 W 268 5. A.D.P.D, Dossiers d'observation, 1124 W 256 6. A.D.P.D, Dossiers d'observation, 1124 W 256. Cette appréciation concerne un relégué condamné en 1958 et évalué en 1964 à Clermont-Ferrand.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
L'antisocial n'est-il pas finalement celui qui n'accepte pas d'emprunter la voie étroite et parsemée d'obstacles et de tentations que lui propose l'administration pénitentiaire pour gagner sa liberté? Il n'est pas en lutte contre la société mais ne supporte pas les règles du jeu de cette sentence relativement indéterminée qu'est devenue la relégation. La mise à l'écart des antisociaux garantissait l'ordre pénitentiaire. Une lourde condamnation aux travaux forcés prédispose également à ce classement. C'est le cas d'un ancien maquisard de l'Ain, frappé de douze années de travaux forcés pour des vols qualifiés au sortir de la guerre. Paul Hervé appartenait au milieu des gangsters parisiens des années trente. Auteur d'attaques à main armée, de cambriolages, condamné pour association de malfaiteurs, il subit quinze années de réclusion à partir de 1941 et la relégation. Lorsqu'il séjourne au centre d'observation de Besançon, en 1954, il a déjà subi seize années d'emprisonnement qui n'ont pas «amoindri sa dangerosité ». Il est classé antisocial rééducable 7. Les quelques auteurs de délits ou crimes sexuels étaient fréquemment classés parmi les antisociaux. Pour autant, le docteur Giscard de ClermontFerrand refusait d'accoler à ses pensionnaires l'étiquette de «pervers ». Joseph Bach est condamné à la relégation en 1950 pour des vols en récidive. A deux reprises, lors de libérations conditionnelles, et en état d'ivresse, il commet des exhibitions devant un garçonnet et une fillette. En 1966, le juge d'application des peines de Clermont-Ferrand refuse son admission à la semi-liberté et réclame son emprisonnement en centre fermé 8. Jules Arnaud avait été sanctionné de la relégation pour une série de vols, dont des vols qualifiés qui lui avaient valu dix années de travaux forcés. En stage à Rouen, il obtient la libération conditionnelle et est employé sur les Chantiers de Normandie. Il est arrêté et emprisonné pour outrages publics à la pudeur sur des garçonnets. La commission le range parmi les antisociaux et il est envoyé à Gannat. Force est de constater que la notion de dangerosité avancée par les observateurs de relégués durant les années cinquante et soixante ne s'appuyait guère sur les acquis d'une criminologie pas encore débarrassée des concepts hérités du XIXe siècle. Elle concernait principalement les détenus qui n'acceptaient pas la peine de la relégation et les modalités de son effectuation. Elle visait ceux qui semblaient correspondre au profil des délinquants d'habitude, tant discuté dans les congrès internationaux de criminologie, engagés dans la voie d'une carrière criminelle, membres du «milieu» et 7. 8.
A.D.P.D, A.D.P.D,
Dossiers d'observation, Dossiers d'observation,
1124 W 256. 1124 W 256.
La dangerosité des relégués « antisociaux» en France de 1948 à 70
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autres proxénètes. Certes les dossiers judiciaires de personnalité comportaient des développements psychologiques, psychiatriques et des considérations criminologiques, mais elles ne faisaient qu'orner d'un vernis prétendument scientifique l'observation de comportements qui dérangeaient. La grande majorité des antisociaux avaient posé des problèmes disciplinaires tout au long de leur parcours carcéral et l'étiquetle « dangereux» contribuait à prolonger leur mise à l'écart.
4 Quelques figures de la dangerosité juvénile: regard historique par Jean-Jacques
Yvorel
L'histoire contemporaine de la France est scandée par des périodes où les tensions sociales s'exacerbent. Ces conflits de classes, souvent dramatiques, forment autant de jalons chronologiques dans les manuels d'histoire. Ils débouchent parfois sur des changements de régime, comme en 1789, 1830, 1848, ou sur des transformations sociales comme en 1936. Ils peuvent aussi ne pas engendrer de changements socio-politiques majeurs, rester simplement gravés dans les mémoires et s'inscrire dans le martyrologue républicain et/ou socialiste comme les révoltes lyonnaises et parisiennes des premières
années de la Monarchie de juillet ou la Commune de Paris de 1871 1. Parfois
même, comme dans le cas des troubles de l'année 1841, la mémoire ellemême s'estompe, et seuls quelques spécialistes se rappellent que le pouvoir a tremblé et que l'armée et la police sont entrées en action 2. Cependant, le « social» n'épuise pas la conflictuosité3. Moins visibles, s'exprimant concrètement dans des espaces sociaux plus étroits, notamment au sein de la famille, les conflits de générations compte aussi parmi les «moteurs de l'histoire» 4. Comme en matière de conflits sociaux, les frictions généra1. Pour une réflexion d'ensemble sur les mouvements de contestation, voir Charles Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986, 622 p. ; Charles Tilly, Louise Tilly, Richard Tilly, The Rebellious Century 1830-1930, Cambridge, Havard university Press, 1975,354 p. 2. Sur cet épisode de l'histoire sociale française, voir Jean-Claude Caron, L'été rouge. Chronique de la révolte populaire en France (1841), Paris, Aubier, 2002, 348 p. 3. Sur le concept de conflictuosité, V. F. Chauvaud, « La conflictuosité en histoire », Les Cahiers du Gerhico, n° 3,2002, p. 7-18. 4. C'est le sociologue allemand Karl Mannheim qui le premier, en 1928, souligne le rôle de la génération dans la dynamique sociale dans « Das Problem der Generationen », in K6lner Viertal Jahrshefte jûr Soziologie. Ce texte princeps est traduit en français en 1990 par Gérard Mauger et Nia Perivolaropoulou : Karl Mannheim, Le problème des générations, Paris, Nathan, 1990, 122 p. Nous ne débattrons pas ici des problèmes épistémologiques que pose l'utilisation du concept de génération en sciences sociales, notamment en histoire. Au sein d'une bibliographie très importante, signalons les textes réunis
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Les nouvelles figures de la dangerosité
tionnelles sont permanentes. C'est même «l'une des constantes sociologiques les plus frappantes: les générations ne semblent fouvoir exister qu'en s'opposant pour mieux assumer leur identité propre» . Cependant, ce sempiternel conflit des générations connaît des phases d'exacerbation et des périodes d'étiage. Son accentuation peut avoir un double effet. Elle peut contribuer à l'évolution des formes même de la délinquance. Par exemple, on constate à Marseille, entre 1895 et 1914, un accroissement des violences commises par les jeunes. Céline Regnard-Drouot attribue, pour partie, ce phénomène aux tensions entre générations exacerbées par la crise qui affecte
les couches populaires 6. Elle agit surtout sur les représentations qui sont à la fois la marque et l'une des causes de l'accroissement du conflit générationnel. Les discours sur la jeunesse oscillent entre deux pôles: le plaidoyer pour une jeunesse magnifiée, porteuse d'avenir et la prophétie alarmiste qui décrit une jeunesse anomique, violente, toute livrée à ses passions, préfiguration d'un retour à la barbarie. Ces deux schèmes discursifs existent simultanément, mais lorsque « la société prend peur de sa jeunesse»
7
comme dans la
France de la Belle Epoque, le discours alarmiste devient dominant voire tellement envahissant qu'il rend inaudible tout propos divergent. C'est dans ces configurations qu'apparaissent des représentations archétypales du jeune comme l'apache ou le blouson noir, figures de la dangerosité identifiables par I'homme de la rue mais aussi par le policier, l'expert, le magistrat... Nous nous proposons, en nous appuyant sur un certain nombre d'études récentes, d'analyser les conditions d'émergence, l'utilisation notamment politique et la disparition de trois visages de la jeunesse dangereuse: le gamin de Paris, l'apache et le blouson noir.
par Jean-Charles Lagrée dans les Annales de Vaucresson, n° 30-31, histoire, PieITe Nora, « La Génération », ln Les lieux de mémoires, 1992, rééd. Gallimard, 1997, vol. 2, p. 2975-3015 ; Jean-Claude étudiants de Paris et le quartier Latin, Paris, Armand Colin, 1991, Jeunes et jeunesse en France de l'aube des « trente glorieuses» 2007, 498 p.
1989. Pour un usage de ce concept en Les Frances, III, 1, Paris, Gallimard, Caron, Génération romantique: les 435 p. ; L. Bantigny, Le plus bel âge? à la guerre d'Algérie, Paris, Fayard,
5. V. L. Bantigny, op. cil., p. 41. 6. V. C. Regnard-Drouot, Nécessité et honneur. Violences quotidiennes, violences criminelles à Marseille (1851-1914), thèse d'histoire, université d'Aix-Marseille I, 2006, 866 fD, (quatrième partie, l'éclatement des repères). Nous devons cette référence à Jean-Claude Farcy qui a attiré notre attention sur ce travail. 7. V. M. PeITot, "Quand la société prend peur de sa jeunesse en France, au XIXe siècle", ln Les jeunes et les autres. Contributions des sciences de l'homme à la question des jeunes. Vaucresson, CRIV, 1986, vol. 1, pp. 19-28.
Quelques figures de la dangerosité juvénile: regard historique
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1. La construction des archétypes Nous n'entendons pas d'écrire ici l'invention du gamin de Paris 8, de l'apache 9 ou du blouson noir 10,travail effectué par ailleurs. En nous fondant sur les études existantes, nous voulons simplement rappeler quelques éléments communs dans le processus de construction de ces figures de la dangerosité. Tous ces «idéaux-types» sont des productions multimédia tiques. Nous ne faisons pas là référence à d'actuels produits de hautes technologies, mais à la façon dont s'élaborent ces archétypes: ils mobilisent presque toutes les formes de productions culturelles disponibles et suscitent entre elles un «dialogue », un jeux d'emprunts et de renvois que nous croyons pouvoir qualifier d'intermédiatique. Ainsi, le Gamin se " promène" dans les différentes formes de littérature pittoresque, dans le théâtre, dans la chanson, dans la poésie et bien sûr il se retrouve dans toutes sortes de représentations
iconographiques : peintures, gravures, caricatures, estampes Il. Certes, « les
journalistes et leur exploitation du fait divers jouent un rôle majeur» 12dans la construction de l'apache, mais rapidement ce parangon de la dangerosité inspire tous les médias, de la chanson au cinéma naissant. Il en est de même du blouson noir qui n'a pas alimenté que l'activité de la presse « populaire»
8. Sur ce point, V. F. Chauvaud, "Gavroche et ses pairs: aspect de la violence politique du groupe enfantin en France au XIXe siècle" in Cultures & conflits, n° 18, été 1995, pp. 21-33 ; ]'-J. Yvorel, " De Delacroix à Poulbot: les images du gamin de Paris au XIXe siècle ", Revue d'histoire de l'enfance « irrégulière ». Temps de l'Histoire n° 4, L'image de l'enfance et de la jeunesse irrégulière, 2002, p. 3972. 9. Les travaux sur les apaches sont nombreux, tous insistent sur la construction de l'archétype depuis l'article pionnier de Michelle Perrot jusqu'à la récente thèse de Bettina Schmidt en passant par les contributions de Dominique Kalifa. Voir Michelle Perrot, " Dans le Paris de la Belle Époque: les "Apaches", premières bandes de jeunes" in Vincent (Bernard), (dir), Les Marginaux et les exclus dans l'histoire, Cahiers Jussieu, n05, printemps 1979, Paris, UGE, pp. 387-406 et "Des Apaches aux Zoulous... ou de la modernité des Apaches", in Enfance délinquante, enfance en danger: une question de justice, Actes du colloque de la Sorbonne, Paris, 1995, Ministère de la justice, p. 49-54 ; Dominique Kalifa, "Chez les Apaches. Un texte de Paul Matter", Cahiers de la sécurité intérieure, n° 18, 1994, p. 159-170; « L'archéologie de l'Apachisme. Les représentations des Peaux-Rouges dans la France du XIXe siècle », Revue d 'histoire de l'enfance « irrégulière ». Temps de l'Histoire n° 4, L'image de l'enfance et de la jeunesse irrégulière, 2002, p. 19-37; L'encre et le sang. Récits de crime et société à la Belle Époque. und Gesellschaftskrisen. Umbrüche, Paris, Fayard, 1995, 351 p ; Schmidt (C. Bettina), Jugendkriminalitilt Denkmodelle und L6sungsstrategien im Frankreich der Dritten Republik (J 900- J9 J4), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2005, 589 p. 10. En s'en tenant aux travaux historiques, sur les blousons noirs on peut se reporter à Françoise Tétard, « Le phénomène "blousons noirs" en France fin des années 1950-début des années 1960 », Révolte et société. Actes du Ive colloque d 'histoire au présent, Paris, Publications de la Sorbonne, tome II, p. 205-214 ; Ludivine Bantigny, « De l'usage du blouson noir. Invention médiatique et utilisation politique du phénomène "blousons noirs" (1959-1962) », dans Marwan Mohammed, Laurent Mucchielli, Les Bandes de jeunes. Des "blousons noirs" à nos jours, Paris, La Découverte, 2007, pp. 19-38 ; Élise Yvorel,"Les Blousons noirs" mineurs et l'Éducation surveillée: la répression d'un mythe », dans Marwan Mohammed, Laurent Mucchielli, op. cit., pp. 39-60; Sébastien Lepajolec, « Le cinéma des blousons noirs» dans Marwan Mohammed, Laurent Mucchielli, op. cit., pp. 61-81. I 1. V. J.-J. Yvorel, op. cil., p. 49-54. 12. V. M. Perrot, "Des Apaches aux Zoulous..., op. cit., p. 53.
Les nouvelles figures de la dangerosité
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mais aussi celle des cinéastes 13 ou des photographes 14, sans compter les musiciens de rock and roll dans le cadre d'un processus d'identification. Les portraits de ces «jeunes dangereux» sont à la fois exhaustifs et schématiques. Exhaustifs parce qu'ils entendent ne laisser aucun aspect des personnages dans l'ombre. Le physique, le vêtement, le langage, les loisirs, les valeurs, la moralité (ou plutôt l'immoralité) du gamin de Paris, de l'apache, du blouson noir sont exposés. Schématiques parce qu'en fait, mais c'est là le propre d'un archétype, quelques éléments suffisent rapidement à « dire» l'appartenance au type. Un vêtement déchiré, un corps étique, un mot d'argot permettent de définir un gamin; une casquette, un « eustache », une allure avachie nous décrivent un apache; un « cuir », une coiffure en «banane », une chaîne de vélo nous disent le blouson noir. Ce n'est pas un hasard si nos trois « figures» ont inspiré un grand nombre de caricatures. Les intéressés, notamment les apaches et les blousons noirs, c'est moins vrai pour les gamins de Paris, participent à la construction de leur propre mythologie. Les apaches avaient, nous dit Michelle Perrot, « un sens aigu de l'image dans leur propre mise en scène» 15. Il en est de même des blousons noirs qui posent devant les objectifs des reporters de Paris Match 16. «Les groupes ont partie liée avec les mots qui les désignent », écrit Pierre Bourdieu. TIs se les réapproprient pour partie comme le note Ludivine Bantigny 17.Les propos de Louis Chevalier concernant les ouvriers (et les gamins) de la monarchie de Juillet auraient pu être écrits pour les apaches ou les blousons noirs: «L'attitude des ouvriers est, à bien des égards, une riposte à l'opinion que l'on se fait d'eux et qu'ils se font d'eux-mêmes. Ils sont ce que l'on veut qu'ils soient: à l'écart de la civilisation parisienne, exclus de cette civilisation, , . par 18cette condamnation morale qui les isole et qu'eux-mêmes S approprzent»
.
En empruntant la voie de la construction d'un archétype, le processus de disqualification distille presque nécessairement un contre-poison: l'héroÏsation de celui-là même sur lequel il s'agit de jeter l'opprobre. C'est peut-être bien dans le cas du gamin de Paris que le phénomène est le plus 13. V. S. Lepajolec, op. cil. 14. Le rôle de Paris-Match, magasine où la photo joue un rôle central, dans la construction médiatique du phénomène Blousons noirs est désormais bien connu. C. Bacher, Le phénomène «blousons noirs» vu par la presse (fin des années 1950-début des années 1960), mémoire de maîtrise, ClermontFerrand, 2000. Voir aussi l'exposition Blousons Noirs du Centre d'exposition Enfants en Justice de Savigny-sur-Orge. 15. V. M. Perrot, "Des Apaches aux Zoulous... op. cil., p. 54. 16. L'exposition « Blousons noirs» 17. V. L. Bantigny, « De l'usage du blouson noir... op. cil., p. 23-24. 18. V. L. Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris, pendant la première moilié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958, rééd. 1978, p. 110.
Quelques figures de la dangerosité juvénile:
regard historique
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amplifié. Il connaît au mitan du siècle la consécration de la " grande littérature" : Victor Hugo va « .. .créer un personnage là où il n'existait qu'un être collectif. Et ce personnage présente une particularité décisive: il est la voix
des misérables»
19.
Le nom propre efface le nom commun, le mythe écrase
l'archétype, Gavroche est désormais synonyme de gamin de Paris. Oubliés dès l'or les propos de Chateaubriand qui qualifiait ces enfants des rues de « singes laids et étiolés, libertins avant d'avoir le pouvoir de l'être, cruels et pervers... »20; oubliées les diatribes des frères Goncourt parlant d'un enfant « où tout le mal, tout le vice d'une capitale de deux millions d'hommes est en effrayante miniature» 21.En 1878, à l'heure où la République s'installe véritablement, le vicomte d'Haussonville a beau le regretter, c'est l'héroïsation hugolienne qui a triomphé: «Ce type bien connu devient, sur la scène ou dans la fiction, le gamin de Paris de Bouffé ou le Gavroche des Misérables 22,c'est-à-dire un mélange attrayant d'esprit, de courage et de sensibilité. Dans la réalité, c'est un être profondément vicieux, familier depuis son jeune âge avec les dépravations les plus raffinées, un mélange de ruse, de couardise et, un jour donné, de férocité» 23.Dans une moindre mesure, héros de théâtre, de roman et de cinéma autant que de faits divers, l'apache 24 et le blouson noir suscitent l'admiration d'une partie de la jeunesse des classes populaires. Remarquons au passage que c'est la vision héroïque de l'archétype qui s'inscrit le plus durablement dans l'imaginaire. Il n'y a plus d'apaches quand Becker tourne Casque d'or en 1952. Enfin, les discours savants, les propos experts participent aussi à la construction de ces archétypes. Nous avons montré comment, dans le cas du gamin de Paris, l'imagination littéraire et les constructions médiatiques nourrissent le discours scientifique empiriquement et conceptuellement et comment, réciproquement, écrivains et journalistes (au XIXe siècle, les mêmes hommes occupent souvent les deux fonctions) citent les enquêtes et les statistiques des experts dans une recherche d'effet de vérité 25. Prolongeant les travaux de Michelle Perrot et de Dominique Kalifa, Bettina Schmidt montre 19. V. L. Abélès, Le gamin de Paris", Cahiers-Musée d'art et d'essai, 1985, p. Il. Nous devons " beaucoup à cette remarquable présentation. 20. V. F. René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, (1841), rééd. Paris, Gallimard, 1951, tome II, p. 430, cité par Jean-Pierre A. Bemart, Les deux Paris. Les représentations de Paris dans la seconde moitié du XIX siècle, Paris, Champ Vallon, 2001, p. 254. 21. V. E. et J. de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, II, 1866-1886, édition établie et annotée par Robert Ricatte, Paris, Robert Laffont, 1989, pp. 14-15. 22. Nous retrouvons le même rapprochement Hugo/Bouffé à l'article gamin du Grand dictionnaire universel du XIXsiècle de Pierre Larousse. Mais là, la vision est positive. 23. V. Vicomte d'Haussonville, «L'Enfance à Paris », Revue des deux mondes, 1er juin 1878, p.600. 24. Sur l'héroÏsation de l'apache, V. D. Kalifa, L'encre et le sang, op. cil., p. 175-193. 25. V. J.-J. Yvorel, « L'invention de la délinquance juvénile ou la naissance d'un nouveau blème social », Forum, n° 113, octobre 2006, p. 27-47.
pro-
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Les nouvelles figures de la dangerosité
comment les sciences médicales, sociales et criminelles, en quête d'institutionnalisation et de légitimité, proposent leurs diagnostics et leurs solutions au problème des apaches. Elle retrace les approches des différentes disciplines - hygiène sociale, anthropologie criminelle, sociologie, pédagogie - en restitue les controverses et les circulations en les reliant aux discours médiatiques et politiques. Ludivine Bantigny met à jour la place des discours experts dans la construction des représentations de la délinquance juvénile des Trente Glorieuses 26. Ces validations « scientifiques» facilitent l'usage politique, législatif même, de l'archétype. 2. Usages politiques du gamin de Paris, de l'apache et du blouson noir L'archétype une fois construit, aucun parti, aucune tendance politique ne peut l'ignorer. Nous voulons ici nous arrêter sur deux modalités d'utilisation des idéaux-types de la monarchie de Juillet et des rrrèmeet VèmeRépublique. Le gamin de Paris, l'apache, le blouson noir vont être associés à des formes d'action politique ou de protestation sociale, généralement violentes et considérées comme illégitimes. Le lien ainsi établit renforce à la fois la disqualification de certaines pratiques et des individus supposés s'y livrer. Par ailleurs, l'archétype est largement utilisé pour justifier certaines politiques pénales au niveau législatif comme au niveau des pratiques effectives. Sans parcourir tout le spectre de ce double usage, nous allons essayer d'illustrer nos propos pour chacun de nos idéaux-types. La propension à élever des barricades et à tirer sur les forces de l'ordre est un trait constitutif, indissociable de la figure du gamin. Tous les tenants de l'ordre établi en font, à l'exemple du philanthrope belge Ducpétiaux, les initiateurs et les principaux acteurs de tous les désordres: «Qu'il advienne un mouvement, une émeute; ce sont les apprentis, les jeunes ouvriers, les gamins, comme on les appelle, qui se distinguent en première ligne, qui donnent le premier exemple du désordre, qui portent les premiers coups. Cette observation, on l'a faite simultanément à Paris, à Bruxelles, à Londres, et tout récemment encore lors des troubles qui ont éclaté dans les principaux centres manufacturiers de la Grande-Bretagne» 27.Parallèlement, la participation, bien réelle, de jeunes apprentis à des grèves insurrectionnelles ou à des épisodes révolutionnaires est l'occasion d'une disqualification de
26. V. L. Bantigny, « L'expertise et l'emprise. Construction et confrontation des savoirs sur les jeunes délinquants (1945-1975)>> dans J.-Cl. Caron, A. Stora-Lamarre, J. J. Yvorel (dir.), Les Âmes mal nées. Jeunesse et délinquance urbaine en France et en Europe, Besançon, Presse universitaires de Franche-Comté, (à paraître). 27. Ibid. p. 17.
Quelques figures de la dangerosité juvénile: regard historique
ces mouvements
et manipulés
dont l'avant-garde
serait composée d'enfants
59
irresponsables
28.
La naissance du gamin de Paris au début des années 1830 accompagne une nouvelle politique pénale à l'égard des mineurs. Le taux d'incarcé29 ration augmente très nettement et les peines s'allongent 30. On ouvre en 1833 le premier établissement pénitentiaire pour mineurs: la Petite Roquette. Cette prison, qui fonctionne selon le modèle «philadelphien» d'isolement cellulaire permanent, est très critiquée au congrès pénitentiaire de Bruxelles de 1847. Pour convaincre le congrès de ne pas voter une motion «anti-Petite Roquette », l'inspecteur des prisons Louis-Mathurin MoreauChristophe a recours à la figure du gamin de Paris: «L'enfant du peuple de Paris, le gamin de Paris, est à la fois un type et une exception,. l'enfant du peuple de Paris, du peuple de la dernière classe de la société, n'est pas enfant du peuple des communes rurales,. il appartient pour ainsi dire à une autre nation, à une autre race. C'est à proprement parler une individualité à part. Vous seriez surpris, messieurs, de l'intelligence précoce d'un enfant de Il ans de Paris. (...) C'est par l'intelligence qu'il brille, mais en même temps, c'est par le cœur qu'il pèche. Il pèche par le cœur parce que le plus souvent il appartient à une mère dont il a sucé les vices avec le lait, à un père habile dans l'art de vivre du bien d'autrui, à une famille dont les vertus domestiques sont le concubinage et la prostitution. Elevé à telle école, que voulez-vous que devienne ce malheureux? Dès qu'il peut marcher, il vague sur la voie publique, contracte l'habitude du larcin, l'habitude du vol et des actions coupables qui doivent le faire, un jour, un des hôtes les plus pervers de nos prisons. [...] Cet enfant est vicieux par nature, vicieux par essence. [...J Il faut les séquestrer, les isoler tous les uns des autres jusqu'au dernier. Tous sont infectés du même vice originel. On ne peut le détruire qu'en le neutralisant par l'emprisonnement individuel» 31.
L'usage politique de la figure de l'apache couvre l'ensemble du spectre, de l'extrême droite à l'extrême gauche, selon des modalités parfois surpre28. V. par exemple le cas des grèves de mineurs (au sens industriel) étudiées par D. CooperRichet, « La foule en colère: les mineurs et la grève au XIXe siècle », Revue d'Histoire de XIXe Siècle, n° 17, 1998/2, p. 57-67. 29. Le taux d'incarcération mesure le nombre de peines de prison par rapport au nombre de personnes jugées par les tribunaux. Il faut le distinguer du taux de détention qui mesure le nombre de personnes privées de liberté au regard de la population générale. Le taux d'incarcération est donc indépendant du nombre de personnes arrêtées et jugées et de la durée des peines, deux facteurs qui influent sur le taux de détention. 30. V. J.-1. Yvorel, « L'enfermement des mineurs de justice au XIXe siècle, d'après le compte général de la justice criminelle, Revue d'histoire de l'enfance irrégulière. Le temps de l'histoire, n° 7 Enfermements et éducations, décembre 2005, p. 77-109. 31. Débats du Congrès pénitentiaire de Bruxelles. Session de 1847, p. XVIII, cité par MarieSylvie Dupont-Bouchat, Éric Pierre, (dir.), Enfance et justice au XIX siècle. Essais d'histoire comparée de la protection de l'enfance 1820-1914. France, Belgique, Pays-bas, Canada, Paris, PUF, 2001, p. 122.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
nantes 32. Dans la presse populaire, l'apachisme est présenté principalement comme « la philosophie de l'action directe, la mise en pratique hardie des
conseils donnés par les théoriciens des partis d'avant-garde» 33. Les liens entre apaches et attentats anarchistes semblent naturels et comme l'écrit joliment Dominique Kalifa, «Rebelles au travail eux aussi, l'anarchiste, le syndicaliste ou le "gréviculteur" rejoignent l'apache dans les profondeurs de l'infra-social» 34.Le dispositif de disqualification croisée fonctionne totalement. Plus encore que dans le cas du gamin de Paris, l'apache est présent dans tous les débats sur la politique pénale. Il joue un rôle de premier plan dans l'échec de l'abolition de la peine de mort en 1908. Le mot apache est utilisé 22 fois durant les débats, essentiellement en faveur du maintien de la peine capitale 35. La silhouette de l'apache est présente dans le détournement de sens du débat sur la majorité de 1906 qui débouche sur une « fausse» minorité pénale et consacre la dangerosité de l'adolescent de 16 à 18 ans.36 L'usage politique des blousons noirs, alors que la guerre d'Algérie est à son acmé, est fort complexe. Les bandes de blousons noirs, avec leur culte de la virilité, sont-elles les classes préparatoires des guerres coloniales? Certains opposants à la « pacification» algérienne le laisse entendre: «Ce fascisme que toute une nation sécrète et appelle par ses démissions collectives, ce fascisme qui est ce vertige dans les esprits politiquement évidés, eux, les « mômes» le vivent et spontanément le révèlent. Ils mangent le morceau. Ils nous obligent (...) à réfléchir sur leur violence, sur le sens de leurs bagarres, leur goût pour l'uniforme et leur total indifférence au sens de cette
guerre dont ils seront - comme leursfrères- les soldats»
37.
Les blousons
noirs sont-ils des «jeunes travailleurs pauvres et exploités» ou doivent-ils être relégués au rang de lumpenprolétariat, ennemi objectif de la classe ouvrière? Le Parti Communiste passe d'une lecture à l'autre. Dans un premier temps, les Jeunesses Communistes s'efforcent de gagner à la cause ces jeunes, de convertir la révolte en conscience de classe révolutionnaire. Le trajet de Jean-Pierre Lebrun, blouson noir devenu collaborateur de L'Humanité, 32. V. B. Schmidt, op. cil. 33. Le Petil Parisien, 7 avril 1907. 34. V. D. Kalifa, L'encre et le sang, op. cil., p. 162. 35. Les débats de 1908 sur la peine de mort ont été saisis et annotés par Jean-Claude Farcy pour réaliser une exposition virtuelle sur le site Criminocorpus. C'est grâce à ce remarquable travail que nous avons pu effectuer ce comptage. 36. Sur cette question, voir Pascale Quincy-Lefebvre, «Âge et justice. Rester enfant devenir adulte dans le débat pénal au )(Xe siècle », dans Jean-Claude Caron, Annie Stora-Lamarre, (dir.), Les Âmes mal nées. Jeunesse et délinquance urbaine en France et en Europe, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté (à paraître). 37. L'Express, cité par Ludivine Bantigny, art. cil., p. 33.
Quelques figures de la dangerosité juvénile: regard historique
61
illustre cet effort 38.Du jour au lendemain, il y a eu un tournant idéologique et les dirigeants communistes choisissent de « s'aligner sur la représentation dominante dans l'opinion publique, que la presse a érigée: celle de jeunes malsains et dangereux» 39. Comme le note Françoise Tétard « s'il fallait se convaincre du rôle des blousons noirs comme acteurs sociaux, il suffirait d'analyser les politiques qui ont été construites et menées à leur égard, et qui en ont fait une "population-cible" » 40. Le phénomène blousons noirs amène l'Éducation surveillée à réviser son discours et ses pratiques 4\ il « dope» le secteur de la prévention spécialisée 42. Il contribue au déplacement institutionnel du centre de gravité des politiques de la jeunesse du Secrétariat à la Jeunesse et au Sport vers les ministères « lourds» : l'Intérieur, la Justice, la Santé 43.
3. Comment meurent les archétypes Si la naissance des archétypes a été largement étudiée, leur disparition, ou plus exactement leur transformation en catégories historiques n'ayant plus d'usage direct, a été rarement analysée. « Le gamin, admirablement dépeint par Victor Hugo, se fait rare grâce à la sévérité des lois sur le vagabondage,. on rencontre bien quelques pâles voyous ,. mais le vrai gamin, le gavroche dont le romancier nous a laissé
l'inimitable portrait, est disparu 44. » Ainsi s'exprime le lexicographe en 1872. En fait, ce ne sont pas les lois sur le vagabondage qui ont provoqué l'extinction de la «race du gamin de Paris », mais la transformation du regard sur l'enfance. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, se construit une nouvelle image de l'enfant pauvre de Paris. Cet enfant est d'abord un enfant victime, même s'il n'est pas totalement sans défenses. L'archétype du gamin qui englobait l'enfance" classe dangereuse" et l'enfance" classe malheureuse" éclate. Bientôt, la Troisième République entend convertir aux valeurs de la démocratie et du progrès cette l'enfance des classes populaires. Elle a conçu pour atteindre ce but une formidable machine à intégrer et à acculturer : l'école républicaine gratuite, laïque et obligatoire. Surtout, cette 38. V. le témoignage de Jean-Pierre Lebrun filmé par Michel Basdevant pour l'exposition Blousons noirs, mythes et réalités organisée par le centre d'exposition «enfants en justice» (Savigny-surOrge) . 39. V. L. Bantigny, op. cit., p. 36. 40. V. F. Tétard, op. cil., p. 212-213. 41. V. E. Yvorel, op. cil. 42. V. V. Peyre, F. Tétard, Des éducateurs dans la rue. Histoire ris, La Découverte, 2006, p. 122-127 (l'urgence des blousons noirs) . 43. F. Tétard, op. cil., p. 213. 44. V. P. Larousse, Grand dictionnaire p.12. L'article du Larousse" est de 1872. "
universel
du XIX
siècle,
de la prévention
spécialisée,
cité par Luce Abélès,
Pa-
op. cil.,
62
Les nouvelles figures de la dangerosité
tâche est incompatible avec l'usage de cette figure criminalisée de l'enfance. Désormais, pour personnifier le " péril jeune", il faudra une figure plus irrémédiablement négative que le gamin ou que le pauvre gosse. C'est dans l'apache, plus âgé, inéducable et inassimilable, que l'on retrouvera le symbole des classes dangereuses juvéniles. Les apaches disparaissent dans la tourmente de 1914-1918 et dans l'entre-deux-guerres aucune figure marquante de jeune dangereux n'est élaborée. Cette longue accalmie sur le front des conflits générationnels s'explique probablement par la conjonction des conditions démographiques et par la construction d'autres représentations de la délinquance, notamment la naissance du « milieu» avec ses personnages hauts en couleurs comme Paul Carbone et François Spirito. Les blousons noirs sont victimes de leur succès. L'enflure médiatique qui suit l'affaire du square Saint-Lambert et qui se poursuit pendant près de trois ans aura comme effet de faire disparaître le blouson noir, de le dissoudre dans un phénomène de délinquance banalisée. En 1962, pour l'essentiel, le terme blouson noir aura vécu. En définitive, au-delà des processus de dissolution différents selon qu'on se penche sur le sort du gamin, de l'apache ou du blouson noir, la cause profonde de l'effacement de ces figures de la dangerosité est la fin de leur utilité politique.
5 Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population dangereuse: les jeunes filles atteintes de maladie vénérienne (Belgique, 1912-1950) par Aurore François et Veerle Massin
À la fin du XIXe siècle, la notion de dangerosité se cristallise, entre autres, autour de deux phénomènes: d'une part, l'apparition de ce qu'on appelle aujourd'hui le 'péril vénérien', et d'autre part la naissance de la 'protection de l'enfance', ou la réponse donnée par l'État à une jeunesse en danger, afin d'éviter que celle-ci ne bascule,dans les rangs d'une population dangereuse, voir criminelle. Ces deux phénomènes, bien que déjà liés, restent pourtant à ce moment fort distincts. Le problème vénérien concerne alors essentiellement le champ de la prostitution, et même si la jeunesse n'y est pas étrangère, il en est peu question. Les dernières décennies du XIXe siècle marquent un tournant dans la perception de l'enfant délinquant, enfant coupable dont la conception « s'estompe derrière celle de l'enfant en danger qu'il faut protéger plutôt que punir» 1.Au terme de plusieurs décennies de débats parlementaires, la Belgique se dote en 1912 de sa première loi sur la protection de l'enfance 2. Largement inspirée de la doctrine de la défense
1. V. M.-S. Dupont-Bouchat, Les origines de la protection de l'enfance en Belgique (1830-1914), ln G. Masuy-Stroobant et P.C. Humblet (dir.), Mères et nourrissons. De la bienfaisance à la protection médico-sociale (1830-1945), Bruxelles, Labor, 2004, p. 24; Au sujet de ce nouveau regard porté à l'enfance délinquante en Belgique: 1. Christiaens, De geboorte vanjeugddelinquent (België 1830-1930), Bruxelles, VUBPress, 1999; M.-S. Dupont-Bouchat, De la prison à l'école. Les pénitenciers pour enfants en Belgique au XIxe siècle (J 840-1914), Kortrijk-Heule, UGA, 1996. 2. V. M.-S. Dupont-Bouchat & É. Pierre (dir.), Enfance et Justice au XIXe siècle. Essais d'histoire comparée de la protection de l'enfance, 1820-1914. France, Belgique, Pays-Bas, Canada, Paris, PUF, 2001 ; 1. Christiaens, A History of Belgium's Child Protection Act of 1912. The Redefinition of the Juvenile Offender and His Punishment, In European Journal of Crime, Criminal Law and Criminal
64
Les nouvelles figures de la dangerosité
sociale 3, cette législation nouvelle sort le mineur du champ pénal et institue les tribunaux pour enfants, confiant à des juges uniques et spécialisés le soin d'intervenir tant préventivement que curativement auprès de mineurs à la fois en danger et dangereux. Dans cette perspective protectionnelle, les faits commis par ces mineurs jugés passent au second plan, derrière le milieu familial dont l'évaluation, en grande partie, déterminera la décision du juge: simple réprimande ou placement chez des particuliers ou en institution privée ou publique. Parallèlement, après les années 1860, le corps médical développe ses connaissances au sujet des maladies vénériennes qu'il présente comme un véritable fléau, assimilable à l'alcoolisme ou à la tuberculose, et qu'il va falloir combattre par une hygiène sociale stricte, non seulement au sein des classes bourgeoises, mais aussi au sein du peuple, entrevu comme la source du mal. Assez rapidement, les maladies vénériennes - syphilis, gonorrhée, blennorragie - s'assimilent à la question même de la prostitution. La prostituée, quintessence de l'immoralité, transmet la maladie aux classes plus élevées, atteignant non seulement l'homme client et victime, mais aussi son épouse innocente et leurs (futurs) enfants. La notion d'hérédosyphilis hérédité syphilitique - ou la transmission par les parents de la maladie à leurs enfants, se répand dans l'opinion, faisant croître la peur sociale au sujet des maladies vénériennes ou syphilophobie 4, de manière spectaculaire. La dégénérescence, par une syphilis qui peut se transmettre sur plusieurs générations, menace l'ordre des familles et de la nation. La prophylaxie antivénérienne s'organise, à une échelle internationale, sans qu'il y ait d'unanimité autour des formes qu'elle doit revêtir. Ainsi la question de la prostitution, irrémédiablement liée aux maladies vénériennes et à leur propagation, voit s'opposer d'une part les partisans d'un contrôle policier et sanitaire de la prostitution, partant du principe que celle-ci est un phénomène inévitable (courant réglementariste) et d'autre part les partisans de l'abolition de toute forme de réglementation de la prostitution voire, pour les formes les plus moralisatrices de ce discours, de la prostitution elle-même (abo litionnistes) 5.
Justice, vol. 7/1, 1999 ; 1. Trepanier et F. Tulkens, Délinquance & protection de la jeunesse. Aux sources des lois belge et canadienne sur l'enfance, Bruxelles, Larcier, 1995. 3. V. F. Tulkens (dir.), Généalogie de la défense sociale en Belgique, 1880-1914, Bruxelles, StoryScienta, 1988; M.-S. Dupont-Bouchat, Le mouvement international en faveur de la protection de l'enfance (1880-1914), ln Revue d'histoire de l'enfance irrégulière, nOS, 2003. 4. V. A. Corbin, L'hérédo-syphilis ou l'impossible rédemption, ln Le temps, le désir et l'horreur: essai sur le dix-neuvième siècle, Paris, Flammarion, 1998, pp. 41-170. (lge et 20e siècles), Paris, 5. V. A. Corbin, Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution Aubier-Montaigne, 1979 ; A. François et C. Machiels, Une guerre de chiffres. L'usage des statistiques par
65
Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population
Au lendemain de la Grande Guerre - période durant laquelle l'occupant allemand reprend en main la lutte antivénérienne dans le but de préserver ses propres troupes -, le climat « alarmiste» 6 se teinte de patriotisme: sauver la nation et ses (futurs) enfants ne sera possible que par l'extinction de la maladie. La prostituée est toujours montrée du doigt comme principal vecteur, et première coupable. Dans l' entre-deux-guerres, le phénomène prend une nouvelle orientation, presqu'imperceptible dans les premiers temps, et qui voit la question de l'enfance rejoindre celle du péril vénérien, et plus particulièrement celle des jeunes délinquantes 7.Conséquence logique de cette attention portée aux problèmes de l'enfance et au relâchement des mœurs - dont les maladies sexuellement transmissibles constituent le symptôme par excellence -, les jeunes filles vont recevoir une attention particulière, cibles privilégiées d'un discours qu'il convient aujourd'hui de déconstruire. Une analyse en profondeur des pratiques et des théories qui les sous-tendent dévoile en effet les mécanismes qui se mettent en place pour combattre la maladie, et à travers elle, l'immoralité.
1. Les jeunes vénériennes en tant que population à risque: du préjugé à l'argumentaire scientifique Le climat alarmiste et moralisateur n'empêche pas, en effet, l'émancipation d'une certaine jeunesse, constamment dénoncée. Les regards convergent vers ces filles toujours mineures qui, par leur travail de servante ou d'ouvrière, se détachent du cercle familial pour s'intégrer socialement, et professionnellement. Parmi les comportements particulièrement stigmatisés, la fréquentation des cinémas, des bars et des salles de danse, le maquillage, et, bien entendu, les relations sexuelles hors mariage. L'image de la fille dévoyée, qui n'est pas (encore) une prostituée mais n'a rien d'une oie blanche, fait son chemin dans les esprits indignés, qui réclament une surveillance accrue sur ces menaces pour la moralité publique. La prophylaxie vénérienne se transforme: son objectif principal n'est pas uniquement la prostituée mais également la jeune fille du peuple, libre, les discours abolitionniste et réglementariste Mesure, 2007, XXII-2, p. 104.
sur la prostitution
à Bruxelles
(1844-1948),
ln Histoire
et
6. V.],- Y. Le Naour, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre: les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002. 7. V. A. Mooij, Out of otherness. Characters and narrators in the dutch venerai disease debates, 1850-1990, Wellcome Institute Series in the History of Medicine, Clio medica, vo1.47, Amsterdam, Rodopi, 1998 ; R. Davidson, Venereal disease, sexual morality and public health in interwar Scotland, in Journal of the History of Sexuality, vol. 5, n02 (oct. 1994), pp. 267-294 ; K. Velle, De syfiliskwestie in België in de 19de en het begin van de 20ste eeuw, in Tijdschrift voor socialewetenschappen, 32/4, 1987, pp. 331-362.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
vicieuse dans sa sexualité mais naïve par rapport au danger d'infection qui la guette et qui, par ses relations débridées, transmet la maladie vénérienne à une population de plus en plus large.
1.1. Maladies « genrée »
vénériennes,
risque social et sanitaire:
une approche
L'un des aspects les plus remarquables du discours qui se développe autour des maladies vénériennes chez les enfants de justice réside dans son orientation systématique et presque exclusive vers les filles. Dans leur abondante littérature consacrée à la délinquance juvénile, son étiologie et ses traitements, les praticiens et les observateurs abordent toujours la question des maladies vénériennes au féminin. Les institutions et les méthodes présentées (Asile-clinique de Bruges, Institut Saine-Marguerite de Cortone à Anvers) et les portraits de jeunes syphilitiques concernent toujours des filles de justice. Les procès-verbaux de l'Union des juges pour enfants, en 1924 et 1925, nous apprennent pourtant que dans l'établissement pour jeunes délinquants de Moll, où le dépistage et le traitement des mineurs est systématiquement organisé 8, 30 % des garçons sont syphilitiques 9. Le terme «d'hérédosyphilis» est cependant le seul utilisé à leur égard: les mœurs sexuelles des pensionnaires ne sont pratiquement jamais envisagées (à l'exception de comportements assimilés à la déviance, tels l'onanisme ou la pédérastie), et le seul mode de transmission abordé dans les rares allusions à la syphilis chez les garçons relève de l'hérédité. Dans sa thèse de doctorat portant sur 300 dossiers du tribunal des enfants de Bruxelles en 1929, la sociologue Aimée Racine est la seule à aborder cette différenciation selon les sexes, sans cependant remettre les chiffres en cause: «Les maladies vénériennes n'apparaissent que chez 3 d'entre nos 163 garçons, ce qui confirme la moindre fréquence de l'inconduite sexuelle parmi eux. Par contre, chez les filles, on trouve 17 cas de maladies vénériennes, soit 12.4% (00.)II faut ajouter qu'en règle générale, seuls les mineurs confiés à un établissement d'observation sont examinés au point de vue qui nous occupe ici. Nos pourcentages doivent donc rester quelque peu en dessous de la réalité. Dans l'ensemble donc, sur les 82 mineures 8. Archives de l'État à Beveren (A.E.B.), Union des Juges des Enfants (U.1.E.), Procès verbal de l'assemblée générale de l'Union des juges des enfants du Il juillet 1925. Intervention du juge Wets (Tribunal des enfants de Bruxelles), p. 1. 9. V. A.E.B., U.1.E., Procès verbal de l'assemblée générale de l'Union des juges des enfants du 6 décembre 1924. Intervention du juge Wets (Tribunal des enfants de Bruxelles), p. 7.
Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population
67
délinquantes de notre étude qui ont eu des rapports sexuels, 33 ou 40%, c'està-dire près de la moitié, en ont gardé comme conséquence soit le fardeau d'une maternité illégitime, soit une maladie vénérienne» 10. Ces écarts dans les chiffres, qui sont systématiquement mis sur le compte du dévergondage des filles par le discours moraliste ambiant, est pourtant en grande partie attribuable au parcours spécifique de ces filles: celles-ci deviennent enfants de justice du fait de leur comportement sexuel, largement stigmatisé, tandis que celui des garçons jouit d'une parfaite indifférence (pour peu qu'il s'inscrive dans la norme). Tandis que les garçons sont majoritairement poursuivis pour des faits de vols ou d'indiscipline, les filles qui comparaissent devant les juridictions pour mineurs sont presque toujours amenées à s'expliquer sur leur conduite sexuelle, que les faits soient qualifiés de prostitution, vagabondage ou inconduite et indiscipline sur base d'une plainte des parents. Plutôt que le symptôme de mœurs sexuelles précoces et débridées, il convient donc de placer cette différence dans les chiffres sous le signe d'une criminalisation de la sexualité des jeunes filles. Par ailleurs, l'absence de dépistage systématique chez tous les enfants de justice auxquels Racine fait allusion constitue une explication supplémentaire de cette surreprésentation des filles parmi les mineurs atteints de maladies vénériennes. Certes moins nombreuses que les garçons (elles représentent moins d'un tiers des enfants jugés), les filles de justice font systématiquement l'objet de mesures plus sévères, notamment en matière de recours au placement. Or c'est précisément lors des séjours en institution qu'un bilan de santé est établi et que les affections vénériennes sont repérées. Dans le même sens, à des fins d'instruction, les filles sont fréquemment soumises à des explorations corporelles durant l'enquête, dans le but d'établir ou non une éventuelle défloration, examens qui constituent par ailleurs une occasion supplémentaire de détecter d'éventuelles maladies.
1.2. Syphilis, dégénérescence et réaction criminelle Quels sont donc les tenants et aboutissants de ce discours autour du péril vénérien, qui révèle une crispation très nette autour de lajeunesse féminine? Assurément, outre l'aspect terrifiant d'une maladie mortelle, c'est la transmission de la maladie d'une génération à une autre et, en corollaire, l'idée de dégénérescence de la race qui, dans les discours, tiennent le haut du pavé. En 1928 le juge des enfants de Bruxelles Paul Wets s'exprime sur
10. V. A. Racine, Les enfants traduits en justice. Étude d'après trois cents dossiers du tribunal pour enfants de l'arrondissement de Bruxelles, Liège, Thorne, 1935, p. 107.
68
Les nouvelles figures de la dangerosité
la dégénérescence: «Elle a sa répercussion sur le physique et conséquemment sur le moral des enfants syphilitiques. Les anomalies mentales, les malformations, n'ont souvent pas d'autres causes que la syphilis congénitale» Il. Le corps médical, amplement relayé par les spécialistes et praticiens de la protection de l'enfance, a en outre tendance à développer un discours de méfiance autour des femmes en tant que vecteurs d'une maladie dont les signes extérieurs sont quelquefois particulièrement discrets, sinon inexistants 12.Les jeunes filles sont pour leur part d'autant plus stigmatisées que leur constitution physique les rendrait naturellement plus réceptives et contagieuses. Comme le dit le Dr Roucayrol, spécialiste des maladies vénériennes: « on doit se rappeler que la jeune femme, au début de la vie génitale, est en état de réceptivité exquise et qu'elle est infiniment plus sensible à la contagion, que la femme accoutumée» 13.Un quart de siècle plus tard, l'idée reste profondément ancrée dans les esprit, en témoigne cette assertion du directeur de l'Asile-clinique de Bruges, dans un numéro spécial de la Revue de l'Éducation Surveillée consacré à la Belgique: «(...) les organismes jeunes offrent des terrains particulièrement réceptifs, qui conservent la virulence et entretiennent la contagiosité du gonocoque. Ce sont des réservoirs à virus les plus dangereux et le péril vénérien, s'il reste ou renaît menaçant, le sera davantage par l'augmentation de ces foyers jeunes. Les vénériennes mineures sont insouciantes, téméraires, sans résistance morale et sous les apparences de la meilleure santé quelquefois, elles hébergent le virus le plus agressif» 14. La syphilis, enfin, compte alors parmi les multiples affections qui ont la réputation de mener droit au crime. L'idée, véhiculée depuis quelques décennies, ne fera pas d'emblée l'objet d'un traitement scientifique. Ainsi le juge Wets reconnaît-il que «des voix autorisées se sont élevées pour dénoncer le grave péril, qui menace actuellement la race, pour préconiser une action, pour énoncer un programme de défense. Mais avec son ampleur actuelle, la campagne est de date récente. Les matériaux n'abondent pas pour démontrer ce que nous pressentons tous: l'intimité des contacts entre la criminalité et l'affection vénérienne» 15. Dans la ligne de mire, on trouve 11. V. P. Wets, L'enfant de justice. Quinze années d'application de la loi sur la protection de l'enfance, Bruxelles, Office de publicité, p. 99. 12. V. Dr. E. Roucayrol, L'électricité dans le traitement des urétrites aigües et chroniques, Paris, V igot Frères Éditeurs, 1921, p. 9. 13. Ibid., p. 54. 14. V. 1. Van Zeir, Asile-Clinique et Établissement l'Éducation Surveillée, Paris, 1947, p. 75. 15. V. P. Wets, op. cit.., p. 100.
d'Éducation
de l'État
à Bruges,
in Revue de
Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population
69
l'affection en tant que telle et son impact sur l'organisme et le psychisme des malades. Sur base des travaux menés aux États-Unis par Healy et Burt 16,la juriste et sociologue belge Aimée Racine explique comment certaines «irrégularités physiques à caractère pathologique », allant des caries dentaires à la tuberculeuse ou aux affections vénériennes graves, deviennent des facteurs de délinquance, s'inscrivant dans un rapport de cause à effet plus ou moins immédiat: « En général, les désordres fonctionnels agissent sur le caractère par l'état d' auto- intoxication, de mécontentement, d'irritation qu'ils provoquent, et aussi parce qu'ils débilitent, en même temps que l'organisme, les inhibitions supérieures, c'est-à-dire la volonté. Parfois leur action est plus subtile et plus complexe: l'enfant malade se sent inférieur à ses camarades; on l'écarte des jeux, on le raille. Ainsi se développe ce sentiment d'infériorité décrit par Alfred Adler, qui exclut l'individu du groupe social quand il ne le dresse pas contre celui-ci» 17.De la même manière, l'idée selon laquelle, « l'irritation locale provoquée par ce genre d'affection peut rejeter le sujet dans l'inconduite en exacerbant ses appétits sexuels» connaît un succès notoire et durable, que l'on rencontre dans les pratiques. C'est ainsi que l'École d'Éducation de l'État à Namur constate le comportement plus amène de Marthe, revenue guérie de Bruges: «L'érotisme avivé par la syphilis en pleine évolution s'est manifesté à Bruges (amitiés pernicieuses). À présent, le calme est rétabli et Marthe peut compter parmi les plus silencieuses pacifiques; ici, nous n'avons remarqué aucune indiscipline ni immoralité» 18.
De la même manière, lorsque le délégué à la Protection de l'enfance demande au directeur de l'Asile-Clinique s'il trouve opportun d'organiser des vacances pour les mineurs placés en institution de l'État, dans la famille ou en groupe, celui-ci proteste: il ne peut être question de telles vacances pour les malades de la clinique, non seulement en raison du traitement qu'elles doivent subir régulièrement, mais aussi parce que l'instinct sexuel de ces mineures, plus fort que chez les filles de justice « ordinaires », les prédestine à
des faiblesses « licencieuses» 19. Le risque est trop grand, et le projet 16. V. et corrigée) 17. V. 18. V. 60, Rapport
C. Burt, The Young Delinquent. Londres, University of London Press, 1938 (3e édition revue ; W. Healy, The individual Delinquent, Boston, Little, Brown and Company, 1915. A. Racine., op. cil., pp. 253-254. A.E.B., Rijkskliniek en Rijksopvoedingsgesticht te Brugge (1922-1975), Boîte 712, Dossier d'observation de l'Établissement d'Observation de l'État à Saint-Servais, 28/03/1926.
19. V. A.E.B., Ibid., Boîte 584, Lettre du directeur Protection de l'Enfance Bonnevie, 21/11/1930.
Van de Vliedt au Directeur
général délégué à la
70
Les nouvelles figures de la dangerosité
abandonné. À cette influence de la pathologie sur la prédisposition à la transgression s'ajoute, pour reprendre les termes de Wets, « la grave question de l'hérédité syphilitique, avec les tares qu'elle révèle chez les victimes qui, diminuées par leur déficience et leur dégénérescence même, constituent une proie, plus canalisée vers la réaction
criminelle»
20.
Durant les années trente, la notion d' hérédité des
tendances criminelles, «autrement dit l'existence d'un type de criminel-né» 21, est de plus en plus contestée. Relativement méfiante par rapport aux développements les plus extrêmes de cette théorie, Aimée Racine n'en demeure pas moins convaincue par certains aspects, admettant que « si l'enfant de parents criminels ou anormaux n'est pas fatalement voué au crime, il est exposé plus qu'un autre à des influences soit biologiques, soit extérieures qui en font un être mal adapté à la vie, et souvent un délinquant» 22. Au sujet de l'hérédosyphilis, qui «provoque souvent des troubles du caractère ou de l'intelligence », Racine conserve tout son crédit envers «plusieurs auteurs [qui] déclarent avoir guéri chez des enfants de parents syphilitiques des tares telles que le vol, le vagabondage, le mensonge, grâce à un traitement médical approprié» 23. L'idée d'un lien privilégié entre les maladies vénériennes et la délinquance part donc d'un a priori, que les praticiens tenteront de démontrer méthodiquement, par le recours à « une exploration systématique des délinquants, et particulièrement des jeunes délinquants» 24. Souvent à grand renfort de statistiques, ces méthodologies multiplient les écueils, à commencer par celui-ci 25: examinant la plupart du temps une seule population déjà aux mains de la justice, voire incarcérée, les analystes y décèlent la présence de certains traits, en l'occurrence ici, l'affection du mineur ou de ses parents par une maladie vénérienne. La proportion de sujets 20. V. P. Wets, op. cil., p. 100. 21. V. A. Racine, op. cil., p. 239. 22. V. Ibid. 23. Ibid., p. 238. Aimée Racine cite à ce sujet les travaux du Dr Gilbert Robin: G. Robin, L'enfant sans défauts, Flammarion, 1930. 24. V. P. Wets, op. cil., p. 100. 25. Trois auteurs ont démonté les rouages de ce biais méthodologique, en matière de dissociation familiale: N. Lefaucheur, Dissociation familiale et délinquance juvénile ou la trompeuse éloquence des chiffres, in M. Chauvière, P. Lenoël et É. Pierre (dir.), Protéger l'enfant. Raison juridique et pratiques socio-judiciaires (XIXe-XXe siècles), Rennes, 1996, pp. 123-132 ; C. Léomant, Dissociation familiale et délinquance juvénile, remise en cause d'un stéréotype, in Annales de Vaucresson, 12, 1974, pp. 119-141 ; 1.-1. YVOREL, L'Université et l'enfance délinquante: 1939-1945, in Revue d'Histoire de l'Enfance Irrégulière, N°3, 2000, pp. 137-158.
Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population
71
possédant cette caractéristique, qui leur paraissait sans nul doute plus élevée chez les délinquants que dans le reste de la population, n'a que rarement fait l'objet d'études comparées. Pas plus que n'a été envisagée la responsabilité même des mécanismes d'approvisionnement de juridictions de l'enfance dans cette surreprésentation 26. L'observation médico-pédagogique des jeunes détenus atteints de syphilis donnera ainsi une assise scientifique à ce qui jusque là relevait de l'idée préconçue, à savoir qu'il existe une propension, parmi les êtres atteints de syphilis ou chez leur descendance, à commettre des actes délictueux.
2. Traquer justice
le mal: le dépistage (quasi) systématique
chez les filles de
Une large part des jeunes filles poursuivies devant le tribunal le sont, on l'a dit, du fait de leurs mœurs sexuelles. Étape banale et naturelle chez les garçons, l'expérimentation sexuelle chez les filles constituerait le premier pas vers la déchéance physique, sociale et morale. Aux défenseurs des libertés individuelles qui s'insurgent contre la bride que l'on souhaite imposer à ces jeunes filles, l'énumération des grands dangers qui guettent celles-ci est donnée en retour: traite des blanches, maternités hors mariage et maladies vénériennes, sans parler d'un ensemble de dégradations subtiles mais fâcheuses du comportement (irrégularité au travail, avilissement du mode de vie et relâchement des manières) 27.Au fil de ces développements, les filles atteintes de maladies vénériennes apparaissent comme un danger pour la société mais également - et peut-être avant tout - pour sa préservation morale. Les maladies vénériennes font partie intégrante de la lutte, mais ne la dominent pas, en ce sens où elles ne font pas l'objet, de la part des autorités judiciaires, d'une recherche pro-active spécifique auprès de la jeunesse féminine. La seule exception - notable - relativement à cet état de fait réside durant les deux occupations qu'a connues la Belgique (19141918 et 1940-1944), durant lesquelles les prostituées mineures font régulièrement objets de contrôles sanitaires initiés par l'occupant 28.
26. V. N. Lefaucheur, op. cil., pp. 124-125. 27. V. A. Racine, op. cil., pp. 98-105. 28. V. B. Majerus, La prostitution à Bruxelles pendant Crime, Histoire & Sociétés, 2003, vol. 7., nOl, pp. 5-42.
la Grande
Guerre:
contrôle
et pratique,
ln
72
Les nouvelles figures de la dangerosité
3. Vers la guérison: vénériennes
le traitement
médical
et moral
des jeunes
Jusqu'au lendemain de la première guerre, les filles de justice vénériennes, jusque là confiées à des hôpitaux le temps des soins, sont dirigées vers des institutions privées qui se sont spécialisées dans le traitement des vénériennes, tout en continuant à accueillir une population de mineures « mixte» (vénériennes et non-vénériennes).
3.1. Une nécessité sociale impérieuse: la création d'un établissement spécialisé En 1922, un nouveau type d'établissement, public, jugé comme tout à fait révolutionnaire, est ouvert. Il s'agit de l'Asile-Clinique de Bruges, destiné à recevoir uniquement des mineures placées par le juge des enfants et atteintes de maladies vénériennes 29. Cette institution, dont la mise en place est préparée à la sortie de la Grande Guerre, illustre parfaitement la protection morale et médicale que l'État veut assurer, non seulement à l'égard des mineures contaminées mais aussi de tout le reste de la population. Comme le dit le directeur de l'institution: « L'existence de ces instituts répond à une nécessité sociale impérieuse. Le bien qu'il réalise est incalculable. Non seulement la santé publique est préservée par l'internement de ces virus ambulants, mais en corrigeant ces inférieures générales (...) on peut espérer pour elles un avenir plus heureux» 30. Aucun établissement du même type n'est prévu pour les garçons. Cette institution particulière a pour mission de guérir les filles physiquement et moralement, afin d'atteindre un relèvement complet, et d'enrayer la progression de la maladie. « Non moins important que la cure médicale est le but éducatif poursuivi par l'institut. Ce but envisage pour ces jeunes immorales une vie sexuelle physiquement et moralement saine, pour maintenant et pour plus tard. Car sans la guérison morale, l'effort thérapeutique réalisé à grand frais de matériel et de dévouement, manquerait du complément indispensable pour éviter les rechutes» 31. L'infection vénérienne dépistée lors de l'observation par examens bactériologiques (V. supra) ne provoque pas nécessairement le transfert d'une mineure vers Bruges: d'autres institutions, qu'elles soient publiques 29. Alors que l'institution est souvent dépeinte comme une clinique pour syphilitiques, la maladie qui est la plus représentée à Bruges est en fait la blennorragie. Seules 25% des mineures y sont atteintes de syphilis entre 1935 et 1946. 30. V.1. Van Zeir, op. cil., p. 78. 31. Ibid., p. 76.
Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population
73
ou privées, sont susceptibles d'assumer le traitement adéquat, pour peu que la maladie ne soit pas à un stade trop avancé. C'est en principe l'état contagieux de la jeune fille, mêlé à la gravité de son affection, qui détermine le transfert vers l'Asile-Clinique de Bruges, dont le service médical dispose d'appareils modernes, absents des autres institutions pour mineures 32. Le ministère de la Justice, dont dépend l'Asile-Clinique, face aux problèmes de surpopulation auxquels l'établissement sera confronté, rappelle d'ailleurs régulièrement aux directions d'institutions pour jeunes filles, comme aux juges des enfants, que « seules les malades en situation grave ou difficile» doivent être envoyées à Bruges 33. Mais l'étude des pratiques nous apprend que cette institution reçoit surtout les mineures vénériennes réputées les plus immorales et indisciplinées, dont tous les autres établissements, publics ou privés, n'ont plus pu ou plus voulu s'occuper. Cette situation donne à l'Asile-Clinique une image et un relief particulier, de par sa population, vénérienne certes, mais surtout incorrigible, et de par sa réputation d'institution « poubelle» : «Généralement tout Bruges sert de dépotoir au pays. Il y a des vénériennes à Wandre, à Kiel, il y en a toujours dans les établissements privés; on conserve les maniables mais on décharge sur nous les indésirables, les vicieuses, les agressives, les anormales patentées... Je ne critique guère. Je constate simplement pour que les juges se rendent bien compte eux aussi de la tâche ingrate dévolue à Bruges... » 34.
3.2. « Un traitement de choc» ou l'alliance entre les soins moraux et médicaux Le traitement médical auquel les mineures vénériennes sont soumises est des plus stricts. La grande spécialité de l'Asile-Clinique est l'usage de la diathermie dans le traitement des affections vénériennes, traitement moderne dit « chimio-physio-thérapique », qui consiste, en plus de la médication et des lavements, à appliquer un courant électrique de haute fréquence aux zones affectées et qui permet, après plusieurs mois d'application régulière, de tuer l'infection, et finalement guérir le sujet 35.Mais les soins juxtaposés et les techniques mises en place ne permettent pas toujours une guérison 32. V. A.E.B., Rijkskliniek en Rijksopvoedingsgesticht te Brugge (1922-1975), Boîte 584, Lettre du Dr Recht, 12/12/1934. 33. A.E.B., Ibid., Boîte 32, Circulaire du Ministère de la Justice aux Établissements d'Observation et d'Éducation de l'État, 23/10/1928, citation traduite du néerlandais. 34. A.E.B., Ibid., Boîte 171, Lettre du directeur de l'Asile-Clinique Van de Vliedt à l'Inspecteur général à la protection de l'enfance Wauters, 07/02/1928. 35. V. Dr. E. Roucayrol, op. cil., p. 36. L'Asile-Clinique de Bruges possède l'appareil mis au point par le Dr Roucayrol, V. A.E.B., Ibid., Boîte 710, Dossier 40.
de diathermie
74
Les nouvelles figures de la dangerosité
facile. Après quelques mois d'amélioration, une rechute est toujours possible, et c'est pourquoi l'institution se montre intraitable sur la durée du traitement, comme l'explique son médecin attitré, le Dr Depoorter: « La pseudo-guérison et l'absence apparente d'agents infectieux peut exister souvent durant de longs mois malgré toutes les investigations les plus rigoureuses. Les échecs et les plus graves désillusions ne peuvent être évités que grâce à la vigilance et l'expérience d'une organisation éprouvée» 36. Ce médecin a ainsi fixé à huit mois la période durant laquelle les résultats sanguins devront être négatifs. Ces huit mois de rémission, qui s'ajoutent donc au temps de guérison, portent la durée moyenne du séjour à l'AsileClinique à vingt mois, ce qui provoque parfois l'impatience des familles, et des juges des enfants, qui s'insurgent en certaines circonstances contre le médecin de l'institution, accusé d'empiéter sur leurs compétences. La toutepuissance du médecin, qui seul décide des moments de libération en fonction de la guérison, en irrite donc plus d'un, et oblige l'établissement à devoir justifier son existence à maintes reprises. Pourquoi en effet, alors que les rechutes sont si fréquentes, devrait-on enfermer des mineures pour leur faire subir des soins dont elles pourraient aussi bien profiter ailleurs? « La science ne patauge plus du tout dans le doute et la Protection de l'enfance vénérienne et délinquante est heureusement établie sur des faits précis et indiscutables, et non sur des déclarations et des dispositions d'ordre subjectif ou des orientations et des appréciations personnelles. (...) Le but de l'AsileClinique fut d'ailleurs à l'origine, un traitement médical et une surveillance prolongés. La science et la technique ont servi peu à peu nos efforts et nos soucis (...) Mais comment, en vie privée et pour ces enfants, appliquer aussi longuement, minutieusement et sans coïts (donnant ou recevant une infection) cette seule chimio-thérapie efficace? Nos filles sont à peu près les seules au monde qui jouissent d'une telle faveur... "Précisément à tel endroit et non ailleurs" » 37. Le fait que les mineures puissent être placées à l'Asile-Clinique jusqu'à la veille de leur majorité donne lieu à de nombreuses libérations avant que la guérison soit définitive, ou ait même débuté. L'institution met parfois en contact ces mineures avec un médecin de leur région ou avec la Ligue nationale belge contre le péril vénérien, qui pourront les suivre, mais ce n'est pas systématique 38. Une fois la majorité atteinte, les malades n'ont 36. A.E.B., Ibid., Boîte 765, Dossier 640, Rapport médical du Dr Depoorter Mons, 16/04/1940. 37. A.E.B., Ibid., Boîte 765, Dossier 640, Lettre du Dr Depoorter Van de Vliedt, 15/05/1941. 38. A.E.B., Ibid., Boîte 708, Dossier 20, Dossier médical,
s.d.
au Juge des Enfants de
au Directeur
de l'Asile-Clinique
Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population
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plus rien à attendre, ni de la clinique, ni d'ailleurs de la part des autres praticiens de la Protection de l'enfance, qui se déchargent de leur cas. À ce traitement médical, s'ajoute un traitement moral, dont les objectifs sont clairement définis: «En général nos malades sont valides et bénéficient outre des soins médicaux spéciaux intensifs d'une éducation appropriée à leur mentalité et à leur affectivité tarées» 39. Le carnet sanitaire remis aux mineures à leur entrée en institution de l'État dans les années 1920, résume assez bien l'essentiel des principales mesures prophylactiques mises en place: apprentissage des règles d'hygiène de base et nécessité du suivi du traitement, couplées à des mises en garde sévères sur l'avenir des mineures si celles-ci ne respectaient pas ces règles simples. La peur de la dégénérescence, de la stérilité et du célibat obligé est largement exploitée 40. En 1936, l'administration décide d'organiser des conférences antivénériennes dans les établissements de l'État pour dépasser les explications évasives données par le personnel éducatif et apporter une réponse médicale claire aux questions des mineurs sur les risques qu'ils courent 41. L'essor du «sanitarisme» et la montée en puissance du rôle du médecin, qui se trouve désormais au cœur de ces institutions de l'État, est ici tout à fait palpable. L'institution présente également la formation scolaire et professionnelle - toute relative - qu'elle offre aux mineures comme un moyen sûr de leur éviter de retomber dans la débauche, par l'assurance d'un gagne-pain et d'une vie honnête. Le relèvement moral est sensé se produire au cours de ces diverses activités éducatives, tandis que la vie communautaire est mise à profit dans le but d'inculquer aux mineures les principes de loyauté, d'amour du travail, de solidarité, de compassion, et enfin une force de caractère solide, qui leur permettra de résister «aux tentations de la vie dans le monde» 42. Ici aussi, les résultats sont variables. Vu les problèmes de surpopulation à Bruges, une mineure est libérée au plus vite dès qu'elle est guérie de son affection vénérienne, et peut être rendue à sa famille ou placée en service. Si sa « guérison morale» n'est pas au point, elle est réorientée vers une autre institution, soit publique, soit privée, en fonction de son degré d'immoralité. Les réintégrations à Bruges, après un temps de libération, ne sont pas rares, même si elles constituent une minorité dans la population de l'institution (+/39. A.E.B., Ibid., Boîte 584, Lettre du Directeur de l'Asile-Clinique Van de Vliedt à la Présidente du Conseil National des Femmes Belges, 13/12/1934. 40. A.E.B., Ibid., Boîte 708, Dossier 20, Carnet sanitaire. 41. A.E.B., Ibid., Boîte 584, Circulaire du Ministère de la Justice aux Établissements d'Observation et d'Éducation de l'État, 16/01/1936. 42. Formule-type issus d'un dossier personnel de l'Asile-Clinique de Bruges.
76
Les nouvelles figures de la dangerosité
150/0). Le pessimisme, envers ces cas incorrigibles moralement et physiquement, est de rigueur. Comme le dit une institutrice de ces institutions de l'État, par rapport à ces vénériennes difficiles: « l'internement nécessaire ne fait que retarder la débâcle» 43.
Conclusion Sous couvert de protéger les mineurs délinquants vis-à-vis d'eux-mêmes mais également d'un milieu qui leur est néfaste, la loi sur la protection de l'enfance est avant tout un projet directement hérité de la défense sociale. À ce titre, elle s'intéresse à l'enfance victime en tant que génératrice d'un risque social et entend bien intervenir au cœur des familles populaires, agissant tantôt préventivement, tantôt curativement, par le placement en institution notamment. Dans cette perspective, la législation nouvelle permet une intervention auprès d'une catégorie de population érigée en population à risque: les jeunes filles sexuellement émancipées, et, pour certaines d'entre elles, atteintes d'affections vénériennes. Progressivement, un discours particulièrement stigmatisant se construit autour des mineures atteintes par ces maladies de la honte. Transmissibles de génération en génération, provoquant une inexorable dégénérescence de la race, ces pathologies et leurs symptômes pousseraient en outre celles qui en souffrent, ainsi que leur descendance, vers la réaction criminelle. L'importance des moyens pour combattre le fléau sera à la hauteur des angoisses qu'il suscite: au lendemain de la première guerre, plusieurs institutions privées se spécialisent dans le traitement des vénériennes mineures, tandis que le gouvernement prend le problème à bras le corps, avec la création de l'Asile-clinique de Bruges. Le discours médical, rapidement rejoint par celui des spécialistes et praticiens de la protection de l'enfance, a très vite revêtu une dimension « genrée », se focalisant presque exclusivement sur les filles, malgré un pourcentage non négligeable de garçons tout aussi gravement atteints. Les vénériennes mineures sont considérées comme les plus dangereuses: leur corps jeune serait porteur d'une maladie plus vive, plus féroce et plus contagieuse et à ce titre, il convient de les traiter et de les rééduquer à un comportement sexuel rangé et sain, afin de prémunir la société du danger
43. A.E.B., Ibid., Boîte 759, Dossier 561, Rapport d'observation Établissement d'Observation de l'État à Saint-Servais, 23/04/1941.
supplémentaire
après réintégration,
Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population
77
qu'elles représentent. Cet argumentaire rencontrera un succès d'autant plus franc auprès des milieux de la protection de l'enfance qu'il cadre parfaitement avec leur projet moral. Les maladies vénériennes s'ajoutent à d'autres désordres sanitaires et sociaux (alcoolisme, naissances illégitimes, etc.), et constituent autant d'arguments à resituer dans le cadre plus général d'une entreprise de remoralisation de la jeunesse féminine, suivant un projet d'acculturation des couches populaires aux valeurs bourgeoises. La moralité des filles est omniprésente dans l'approvisionnement des juridictions pour enfants et fera partie intégrante de leur réhabilitation par l'institution, où le traitement moral fait l'objet d'autant d'attentions que les techniques médicales de pointe mobilisées pour la cause. Au grand dam de ceux qui le portent, ce double projet moral et médical verra cependant ses effets limités par le même cadre légal qui a permis l'élaboration de cette intervention sanitaire contrainte: la loi sur la protection de l'enfance, par essence strictement limitée aux mineurs d'âge.
6 L'enfant dans la modernité: entre mineur en danger et mineur dangereux par Audric Vitiello
La jeunesse est moins un fait qu'une représentation performative. Si le processus de maturation prend sa source dans la biologie, la façon dont une société s'en saisit est touj ours singulière et renvoie à des référents culturels globaux qui définissent sa façon d'être au monde. Une crise éducative n'engage donc pas que des questions techniques d'efficacité; à travers celles-ci trouvent à s'exprimer des problématiques fondamentales quant à l'identité et à l'identification d'un collectif. Une « redéfinition des âges de la vie» et des pratiques subséquentes participe d'une véritable « mutation anthropologique» 1 des représentations et des conditions de l'existence humaIne. Or les représentations associées à l'enfance et à la jeunesse évoluent considérablement depuis quelques décennies, selon deux processus contraires de différenciation et de neutralisation. C'est cependant le premier aspect qui semble dominer les représentations, érigeant la différence juvénile en altérité irréductible et au final en danger pour la société. Le «péril jeune» est une figure aussi récurrente de la période contemporaine que sont variées ses incarnations - blouson noir, gauchiste, loubard, voire, termes révélateurs
par leur globalité, «jeune» et «bande de jeunes»
2
presque par essence
hostiles à la société adulte.
1. V. M. Gauchet, « « La redéfinition des âges de la vie », In Le Débat, n0132, novembredécembre 2004, p. 28. 2. V. M. Mohammed et L. Muchielli (dir.), Les bandes de jeunes: des « blousons noirs» à nos jours, Paris, La Découverte, 2007, 404 p.
Les nouvelles figures de la dangerosité
80
Selon ce schéma, c'est l'évolution de la jeunesse qui induit une crise des institutions: l'école ou la justice des mineurs ne seraient plus adaptées à leur nouveau public. Mais cette figure du jeune rétif aux institutions est insuffisante: elle laisse dans l'ombre le fait que la perception de l'enfant comme danger n'est pas seulement la cause, mais aussi, voire d'abord, une conséquence de la crise des institutions républicaines. Le péril jeune ne précède pas, mais en procède. Dès lors, le «rappel à l'ordre» 3 qui se dessine aujourd'hui et se borne à exiger le respect des normes collectives instituées ne peut qu'être inefficace: face à une crise foncièrement politique, touchant à la fois à l'identité et à l'identification du collectif, la réponse doit être politique. Il faut s'interroger sur l'utilisation stratégique du péril jeune: imputer au mineur la responsabilité de sa propre intégration pourrait bien servir à disculper l'ordre social et institutionnel actuel et à en assurer la conservation. Le problème résiderait alors dans un double déficit de politique, où d'une part le politique ne serait plus en mesure de réguler l'existence collective, où d'autre part le conservatisme institutionnel interdirait toute réforme des procédures par lesquelles s'effectue l'intégration.
1. La crise éducative comme crise de la société moderne Apprécier la situation contemporaine suppose de la replacer dans le cadre général de la modernité. Depuis P. Ariès, il est communément admis que celle-ci marque la «découverte de l'enfance»: l'émergence de l'enfance perçue comme réalité spécifique, appelant à l'établissement de rapports eux aussi spécifiques. A la distinction des « âges de la vie» 4 répond celle des
pratiques - qui restent à inventer: l'enfant constitue ainsi, dès l'origine, un problème pour la modernité. La découverte de l'enfance n'est qu'un aspect du phénomène global qui définit la modernité: la reconnaissance de la particularité. Celle-ci se déploie dans les deux dimensions constitutives de tout collectif humain, réalité « social-historique» fondée sur « l'unité de la double multiplicité de dimensions, dans la "simultanéité" (synchronie) et dans la "succession" (diachronie) » 5. La modernité est reconnaissance de l'historicité du monde humain et de l'individualité comme part constituante de tout collectif. Elle se caractérise donc par une double rupture
d'intégration - de l'individu vis-à-vis du social et du social vis-à-vis de tout ordre naturel. A l'univers toujours déjà intégré succède un univers toujours 3. 4. 5.
V. D. Lindenberg, Le rappel à l'ordre, Paris, Seuil, 2002, 94 p. V. P. Ariès, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1960, pp. 29-52. V. C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 148.
L'enfant dans la modernité: nÛneur en danger et mineur dangereux
81
en cours d'intégration, toujours en cours de (re)constitution à travers l'agir humain. Emerge la question de savoir comment réaliser ce collectif socialhistorique à partir, mais au-delà, des particularités temporelles et individuelles. Cette question appelle des réponses explicites, d'où l'autonomisation du politique, entendu comme réflexion et action dédiées à la « fonction [...] de régulation sociale, fonction elle-même née d'une tension entre le conflit et l'intégration dans une société» 6. Si «l'institution se présente comme un processus de construction et dé-construction incessantes des formes» 7, la modernité institutionnalise les procédures de sa propre institution: le processus dialectique résultant de la tension permanente entre «l'institué» et « l'instituant» 8 est cristallisé en «agences d'historicité» 9 et de socialité. Mais la modernité est aussi projet de rupture: histoire et individu sont, plus que des faits, des valeurs. L'intégration, au moment même où elle devient
explicite, devient donc également illégitime - ce que notait justement R. Aron: « il n'est pas surprenant que les sociétés tendent à se reproduire ellesmêmes. Ce qui est plutôt original, c'est que nos sociétés aient une idéologie
qui contredise leur réalité»
10.
Prise dans cette contradiction entre réalité et
idéalité, l'institution moderne est en crise chronique et cette propension à la crise la caractérise comme institution moderne. Cette tension est particulièrement sensible pour les instances organisant le rapport à l'enfant. En effet, celui-ci concentre et exacerbe les difficultés auxquelles est confrontée l'institution moderne: à la fois nouveauté préhistorique et individualité pré-sociale, il incarne le point extrême de l'ouverture et de l'indétermination des possibles. En tant que tel, il est à la fois opportunité sur laquelle s'appuyer, promesse de renouvellement et nécessité à gérer, menace de dissolution du monde commun. Ici trouve à s'exprimer l'impact «fondateur» Il du politique et ses limites vis-à-vis des idéaux modernes.
Cherchant à «réaliser une rupture radicale avec la tradition»
12,
la société
moderne ne peut survivre à la succession des générations qu'en fondant une 6. 7. P UF,
V. J. Leca,« Le repérage du politique», in Projet, vo1.°71, n01,janvier 1973, p.o24. V. J. Chevallier, «L'analyse institutionnelle», in J. Chevallier (dir.), L'institution, 1 981,
Paris,
p. 32.
8. Ibid., p. 6. 9. V. A. Touraine, Production de la société (1973), 2c éd., Paris, Librairie générale française, 1993, p. 91. 10. Entretien avec A. Akou, F. Châtelet et J. Mousseau, in Psychologie, n018, juillet 1978, p. 23. Il. V. J. Leca, « Le politique comme fondation», in Espace Temps, n076-77, 3c trimestre 2001, p.30. 12. V. H. Blumenberg,
La légitimité
des Temps Modernes,
Paris, Gallimard,
1999, p. 126.
82
Les nouvelles figures de la dangerosité
paradoxale «tradition du nouveau» 13; se voulant société d'individus, elle doit organiser l'institution éducative, «ce lieu [...] où il a touj ours été im-
possible de méconnaître que c'est la société qui fait les individus»
14.
L'enfant agit ainsi comme dévoilement des apories modernes, de «ce qu'une société individualiste-démocratique a le plus de mal à concevoir» : « l'articulation par excellence problématique entre droits individuels et contrainte collective» 15. L'enfant est danger pour le monde existant qu'il menace de subvertir radicalement; inversement, le monde est danger pour l'ouverture au possible que l'idéal moderne promeut et que l'enfant incarne. Cette dualité fonde la conception de H. Arendt de l'éducation comme double conservation, de l'enfant et de la société: « l'enfant a besoin d'être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que la monde puisse le détruire. Mais ce monde aussi a besoin d'une protection qui l'empêche d'être dévasté et détruit par la vague des nouveaux arrivants qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération » 16. Protection, l'éducation se distingue de la politique, qui est proj ection : «le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation », mais «en politique, cette attitude conservatrice [...] ne peut mener qu'à la destruction, car le monde, dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l'action destructrice du temps sans l'intervention d'êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf» 17.Dès lors, l'éducation moderne n'est légitime que si elle transcende l'opposition entre autorité et liberté, si elle les articule
pour devenir « exercice dialectique d'une autorité en vue d'une liberté»
18.
La conservation est autant autorisation réciproque: reconnaissance de l'autorité du collectif, du fait que c'est la société qui fait l'individu, et construction de l'individu comme auteur, c'est-à-dire reconnaissance de l'autorité de l'individu comme part constituante du collectif. Mais si l'éducation est « pré-politique» 19,préalable nécessaire régi par des principes distincts de la politique, elle n'en participe pas moins du politique. L'autonomie des ques13. V. H. Rosenberg, La tradition du nouveau, Paris, Minuit, 1962,284 p. 14. V. M. Gauchet, « L'école à l'école d'elle-même » (1985), repris in La démocratie même, Paris, Gallimard, 2002, p. 115. 15. Ibid.,p. 113. 16. V. H. Arendt, pp.238-239.
« La crise de l'éducation
», in La crise de la culture,
contre elle-
Paris, Gallimard,
17. Ibid., p. 246. 18. V. M. Gauchet, « Démocratie, éducation, philosophie », in D. BIais, M. Gauchet, une philosophie politique de l'éducation, Paris, Bayard, 2002, p. 37. 19. H. Arendt, Condition de l'homme moderne (1961), 3c éd. Paris, Calmann-Lévy p.64.
1989,
D. Ottavi, Pour / Pocket,
1994,
L enfant dans la modernité: mineur en danger et mineur dangereux J
83
tions éducatives n'est que relative, ne serait-ce que parce que ses limites et ses lignes directrices procèdent d'une décision qui est fondamentalement du ressort de la politique: la définition de l'identité du collectif. En cela, le rapport qu'une société entretient avec ses enfants dépend fondamentalement du rapport qu'elle entretient avec elle-même et avec son devenir. Ainsi est-il historiquement bien établi que la perception de l'enfant comme danger est l'un des symptômes caractéristiques d'une crise sociale: « l'apparition de représentations alarmistes de la jeunesse signale une crise de la reproduction des structures sociales» 20 et, au moins depuis la fin du XIXe siècle, «crise de l'enseignement [et] crise de la société» 21 vont de pair. A ce titre les difficultés contemporaines pourraient n'être qu'un nouvel exemple de cette tendance moderne à la crise sociale et institutionnelle qui, dans le champ éducatif, se traduit immanquablement par le sentiment que les jeunes générations constituent un danger. Restent pourtant deux éléments qui semblent propres à la crise actuelle et qui semblent ériger celle-ci en crise non seulement conjoncturelle, mais structurelle, non d'identité, mais d'identification.
2. La crise contemporaine comme crise du politique La longévité de la crise actuelle est remarquable. Depuis les débuts de la Ve République, la figure du jeune dangereux ne quitte pas la scène politicomédiatique: la crise du rapport à la jeunesse semble interminable. Parallèlement, le champ du danger s'étend: ainsi le «trouble des conduites », élément actuellement privilégié pour expliquer la dangerosité juvénile, est-il caractérisé de façon extensive comme une «atteinte aux droits d'autrui et aux normes sociales ». Cette confusion du droit (formel) et de la norme (informelle) est aussi symptomatique que problématique: en effet, la norme ne connaît aucune limite, s'applique aux aspects les plus divers de l'existence, des plus intimes aux plus publics, et des opinions aux actions. Dès lors, le champ des comportements perçus comme dangereux n'a plus de limites et la protection des droits se ramène souvent à la normalisation: la violence scolaire, par exemple, finit par désigner « toute activité / interaction s'appliquant à la sphère scolaire [...] tout en étant contraire aux fins collecti-
20. G. Mauger, « Les représentations sociales de la jeunesse Cahiers de la sécurité intérieure, nOS, mai-juillet 1991, p. 75. 21. V. Isambert-Jamati, Crises de la société, crises l'enseignement secondaire français, Paris, PUF, 1970,400 p.
comme facteur d'insécurité? de
l'enseignement:
», in Les
sociologie
de
84
Les nouvelles figures de la dangerosité
vement admises de l'institution» 22, bref toute «expression de conduites déviantes» 23 au regard de la normalité de l'ordre scolaire - y compris, depuis la crise laïque de 2004, l'adhésion à certains référents culturels qui mène désormais à l'exclusion de l'espace public 24. Or cette extension en longitude et en latitude de la dangerosité juvénile est contemporaine d'une évolution fondamentale quant à la structure de la société française: les années 1960 sont celles où s'affirme le primat de la société civile sur la communauté civique, de l'économique sur le politique. Les politiques publiques en direction de la jeunesse, après avoir été successivement guidées par les référentiels de «l'Etat éducateur» visant l'institution du citoyen, puis de « l'Etat développeur » cherchant à assurer le développement global de la nation, s'indexent désormais à la logique de « l'Etat régulateur» 25 où la priorité du socio-économique devient primauté, où la fonction de l'action publique se réduit à accompagner une dynamique inhérente à la société civile. Ce primat du civil sur le civique est typique du libéralisme. TIparticipe d'une logique structurellement « anti-politique », qui réduit volontairement la dimension proactive des pouvoirs publics dans l'institution du collectif. Ne leur est plus assignée qu'une posture réactive: le maintien de l'ordre assimilé à la sécurisation de la propriété de l'individu, de ses biens et de sa personne. Cette logique induit une mutation majeure dans la façon de penser et d'organiser le processus d'institution. La société se réduit à la somme des actions individuelles: la consistance propre du collectif se dissout. Or, en l'absence de vecteur de réflexion et d'actions collectives, la société instituée se présente comme un donné, à la limite de l'inéluctable: toute modification, dès lors qu'elle ne peut plus être choisie ni intégrée dans un projet valorisant, devient menace. Aussi la fonction des instances publiques tend-t-elle à se réduire à la conformation des particularités individuelles aux exigences de la société instituée. La différence juvénile est alors d'abord danger pour la société et l'éducation d'abord comprise comme réduction de cette altérité menaçante. 22. V. B. Mabilon-Bonfils,
L'invention
de la violence scolaire,
Ramonville
Saint-Agne,
Erès, 2005,
p.46. 23. Ibid., p. 175. 24. Je me permets sur ce point de renvoyer à mon article, « Les avatars contemporains de la question laïque» (à paraître dans le numéro « Immigration et identité nationale: une alliance controversée» de la revue Consommations et sociétés); v. également F. Lorcerie (dir.), La politisation du voile, Paris, L'Harmattan, 2005, 263 p. ; 1. Roman, « Pourquoi la laïcité? », in N. Guénif-Souilamas (dir.), La République mise à nu par son immigration, Paris, La Fabrique, 2006, p. 62-80. 25. V. B. Charlot, « La territorialisation des politiques éducatives: Charlot (dir.), L'école et le territoire. Nouveaux espaces, nouveaux p. 27-48.
une politique nationale », in B. enjeux, Paris, A. Colin, 1994,
L'enfant dans la modernité: nÛneur en danger et mineur dangereux
85
Il faut souligner que cette tendance est structurelle, intimement liée au libéralisme. Il est à cet égard remarquable que la dangerosité juvénile est un thème présent aussi bien dans la France contemporaine que dans les EtatsUnis des années 1950-60. Déjà alors, la conscience émergente de « l'adolescence comme phase en soi» 26érige celle-ci en danger pour l'ordre social: toute «angoisse souterraine de la société américaine trouvait une expression dérobée dans la question de l'adolescence» 27.Déjà alors, elle est traitée par le biais de « la délinquance juvénile », ce qui mène à lier répression pénale et normalisation sociale et culturelle: «son association avec la notion d'adolescence avait pour effet d'élargir considérablement la notion de délinquance: tout comportement irrégulier et même toute forme de langage non conventionnel, par exemple l'usage de mots obscènes, étaient considérés comme autant de pas vers la délinquance» 28. L'éducation se ramène alors à l'adaptation des acteurs civils aux exigences d'un ordre socio-économique inéluctable. D'où le succès du thème de la formation professionnelle, mais aussi des analyses culturalistes de la délinquance juvénile affirmant une continuité entre altérité culturelle et dangerosité civile, voire pénale. Tout écart à la norme est alors susceptible d'être une
menace en puissance - si bien que peut être retracée « la courbe évolutive du jeune enfant qui au fur et à mesure s'écarte du "droit chemin" pour s'enfoncer dans la délinquance» 29. Ici se dessinent en creux les contours
d'une vie bonne car conforme - ce que confirme la solution proposant de
résorber jusqu'aux «prémices de déviances» 30.
Cette ambition de définir des critères de la bonne vie individuelle est pourtant contraire aux principes mêmes du libéralisme, qui affirme la priorité du juste sur le bien. Devenu systémique, le libéralisme tend à se muer en « néo-libéralisme» - logique axée sur « le couple libéralisme économique ordre moral 31 ». De fait, «en posant le postulat que la liberté est dans
26. V. L. Passerini , « La jeunesse comme jeunes: l'Italie fasciste, l'Amérique des années jeunes en Occident, op. cit., 1. 2, p. 378.
métaphore du changement social. Deux débats sur les 1950 », ln G. Levi et J-C. Schmitt (dir), Histoire des
27. Ibid., p. 386-387. 28. Ibid., p. 387. 29. Sur la prévention de la délinquance. Rapport préliminaire de la commission groupe d'études parlementaire sur la sécurité intérieure, octobre 2004, p. 7.
prévention
du
30. Ibid., p. 8. 31. V. J. Baudouin, « Le moment "néo-libéral" du RPR : essai d'interprétation », in Revue française de science politique, vol. 40, n06, décembre 1990, p. 832. Pour une étude d'ensemble sur le néolibéralisme, v. 1. Cros, Le néo-libéralisme: étude positive et critique, Paris, Génin, 1951, 416 p. ; pour le cas français, v. F. Denord, Néo-libéralisme version française: histoire d'une idéologie politique, Paris, Demopolis, 2007, 407 p.
86
Les nouvelles figures de la dangerosité
I'homme» 32, la logique libérale interdit de penser les conditions sociales d'émergence de cette liberté. La responsabilité de l'intégration est alors imputée à l'individu lui-même - et l'Etat n'a en charge que l'encadrement répressif de cette auto-intégration. Si la société n'existe plus comme telle, il est impensable qu'elle crée ses membres: le jeune dangereux est réputé avoir choisi de l'être; il ne peut plus l'être du fait de la société, mais seulement du fait d'autres acteurs privés seuls susceptibles d'exercer une influence néfaste -
à commencerpar les familles.
Cette logique anime les projets actuels visant à encadrer l'action des familles en matière éducative. Celles-ci se trouvent ainsi investies d'une responsabilité primordiale quant au devenir de leurs enfants, tandis que l'action publique, en particulier scolaire, est reléguée au second plan. De fait, « sont désormais associés à la délinquance toute une série de "troubles des conduites et des comportements". Ainsi désignés comme les symptômes de pathologies individuelles ou d'origine familiale, ils se voient affranchis de leurs
éventuelles significationsinstitutionnellesou sociales»
33.
L'action publique
n'a plus à viser la réforme du collectif, mais à cibler les acteurs privés qui se révèlent problématiques pour les conformer: « il faut plus et mieux encadrer et sanctionner les enfants délinquants et leurs familles» 34. L'école, longtemps vecteur principal de l'action publique vis-à-vis de lajeunesse, devient secondaire et délaisse l'action éducative qu'est le développement d'un savoir-être pour se réduire à l'acquisition de savoir et de savoir-faire. L'ambition républicaine d'une éducation par l'école se dissout. L'école républicaine « prend ces enfants tels qu'ils lui viennent, avec leurs idées et leur langage, avec les croyances qu'ils tiennent de leur famille» 35: cet accueil des différences est l'a priori nécessaire pour que l'école réalise sa fonction d'intégration. Désormais, la crise laïque de 2004 l'a clairement illustré, la tendance est à l'exclusion des individus non conformes. Logique parfaitement résumée par B. Defrance: « aujourd'hui, la tendance lourde privilégie la répression pure et simple. [...] Les enseignants peuvent par l'institution de diverses commissions de discipline se débarrasser au réglementaire de ce qui devrait relever du pédagogique et les chefs
32. V. G. Burdeau, Le libéralisme, Paris, Seuil, 1979, p. 7. 33. V. Jésu, « Délinquance des jeunes: les parents sont-ils responsables? », in G. Neyrand (dir.), Faut-il avoir peur de nos enfants ?, Paris, La Découverte, 2006, p. 68. 34. Ibid., p. 72. 35. V. F. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire (1882-1887 et 1911), Paris, l(jmé, 2000, p. 174.
L'enfant dans la modernité: mineur en danger et mineur dangereux
87
d'établissement se débarrasser au judiciaire de ce qui devrait relever du ré. 36 g1emen taIre» .
3. La démocratie contre le déclin institutionnel? Appuyé sur une conception restrictive des fonctions de l'institution publique, ce glissement du pédagogique au disciplinaire est problématique car il fonde un conservatisme institutionnel qui ne peut qu'entériner, voire aggraver, la crise de l'école. Il amène en effet à opérer une interprétation partielle d'une tendance lourde de la période contemporaine qui creuse les contradictions inhérentes à l'éducation moderne: la relative neutralisation de la différence infantile, qui se traduit par la reconnaissance du mineur comme sujet de droits. Depuis le début du siècle se déploie en effet un processus de « libération des enfants », d'abord comme membres de la catégorie enfance, puis comme individus. Elle se lit dans l'évolution du statut juridique: longtemps «nonsujet de droits 37», l'enfant est saisi par le droit d'abord comme sujet de droits-créances du fait de sa spécificité infantile (droit à la protection, à l'éducation, etc.), puis depuis quelques décennies comme sujet de droitslibertés (droit d'expression, d'association, de participation, etc.). La Convention internationale sur les droits de l'enfant de 1989, ratifiée par la France, entérine «la grande mutation structurellement constitutive des sociétés et des cultures démocratiques [...], celle qui a conduit l'enfant des Modernes a être un sujet, non plus au sens d'un assujetti, mais au sens d'un être que nous nous représentons comme correspondant lui aussi à une figure de la subjectivité autonome» 38. Mais cette tendance à neutraliser la spécificité infantile n'est aujourd'hui saisie qu'à travers le prisme de la dangerosité juvénile. On la trouve à l' œuvre dans la volonté de modifier l'ordonnance du 2 février 1945 atténuant la responsabilité pénale des mineurs, au motif d'une évolution de la réalité
infantile - soit, comme le déclare N. Sarkozylors du conseil des ministres du 28 juin 2006, motivée par le fait que « les mineurs de 1945 n'ont rien à voir avec les géants noirs des banlieues d'aujourd'hui ».
36. V. B. Defrance, « Collèges et lycées: la jeunesse sous surveillance », in G. NeYrand (dir.), Fautil avoir peur de nos enfants?, op. cft., p. 55. 37. V. 1. Carbonnier, « Sur les traces du non-sujet de droits », in Archives de philosophie du droit, n034, 1989,pp. 197-207. 38. V. A. Renaut, La libération
des enfants, Paris, Bayard, 2002, p. 22.
88
Les nouvelles figures de la dangerosité
Les polémiques à ce sujet sont exemplaires de la difficulté à « penser les droits de l'enfant» 39contemporains dans toutes leurs implications. Ses opposants se contentent souvent de réaffirmer que l'enfant n'est pas un adulte et doit être l'objet d'un traitement spécifique, sans tenir compte du fait que le statut et les représentations sociales de l'enfant ont évolué en quelques décennies. Inversement, ses promoteurs semblent ne pas avoir conscience que, isolée, cette mesure introduit une contradiction majeure entre champs pénal et scolaire: alors que le mineur devrait à un âge plus précoce être traité comme un adulte responsable de ses actes, il resterait par ailleurs assujetti à l'obligation d'instruction - c'est-à-dire de fait à la fréquentation d'une institution scolaire inchangée. Ce décalage (déjà existant) est problématique car il diffuse des représen-
tations contradictoires de l'enfance
-
et en conséquence reflète autant qu'il
entretient la crise des pratiques et des institutions qui s'y rapportent. Creuser l'écart ne peut alors que creuser la contradiction, et en conséquence aggraver la crise des institutions éducatives. Mais la difficulté majeure réside dans le fait que la fonction proactive des institutions publiques est niée par le libéralisme contemporain, si bien que leur fonctionnement, leurs procédures deviennent de fait irréformables. Nier la fonction institutionnelle de l'école amène en effet à la présenter
comme un service rendu au public qui la fréquente, fréquentation réputée in fine volontaire - puisque les mineurs doivent endosser la responsabilité de leur cursus scolaire. Dès lors, toute réforme pédagogique est superflue: soit
les élèves s'adaptent, soit ils s'excluent
-
tout en restant, point lui aussi
contradictoire, soumis à l'obligation d'instruction. Même fondée sur une telle logique de contrat entre établissements et élèves (ou parents d'élèves), il reste cependant peu probable que l'école parvienne à dépasser sa crise actuelle sans réforme de son régime d'autorité interne. La contradiction serait en effet flagrante entre la reconnaissance de la subjectivité infantile hors de l'école et le maintien d'un ordre scolaire magistral confondant inégalités de savoir et de pouvoir, fonctions de magister et de dominus. Les instances de socialisation juvénile ne peuvent qu'être traversées par la dynamique démocratique d'égalisation des conditions, si bien que persister à les penser sur le mode d'une opposition frontale entre pouvoir du maître et soumission des élèves ne peut que les exposer à la contestation.
39. V. D. Youf, Penser les droits de l'enfant, Paris, PUF, 2002,184 p. Pour une analyse du projet de réforme de l'ordonnance de 1945, v. « Eduquer et punir: l'évolution de la justice pénale des enfants », in Esprit, nOlO, octobre 2006, p. 156-177.
L'enfant dans la modernité: mineur en danger et mineur dangereux
89
Dans cette perspective, il serait sans doute souhaitable que les procédures éducatives soient redéfinies et adaptées aux évolutions contemporaines, qu'elles intègrent une dimension démocratique à leur régulation. Il s'agirait alors d'assumer le fait que l'autorité adulte ne peut aujourd'hui plus être postulée, mais doit être justifiée aux yeux de ceux sur qui elle s'exerce, selon une logique proche de celle de la démocratie délibérative. La perspective de l'autorisation comme processus réciproque semble ouvrir des pistes en ce sens: l'institution fait autorité pour autant qu'elle reconnaît l' autori té de ses membres. Dès lors, réhabiliter l'institution « appelle de l'autorité négociée, contractuelle, intersubjective, une autorité "autorisée" par chacun et tous» 40dans un processus dialogique de constitution du collectif. Bref, « l'autorisation a pour objectif le vivre-ensemble et se manifeste en premier lieu par l'élaboration de règles communes» 41, légitimes dans la mesure où elles procèdent de « la liberté partagée» 42au sein de dispositifs démocratiques. Faute de ces espaces médiateurs, conformes à la logique démocratique, mais dont, comme toute médiation institutionnelle, le libéralisme ne peut que se défier, les difficultés ne peuvent se résoudre que dans l'informel, avec tous les risques d'arbitraire que cela implique, ou par l'élimination d'une des parties en présence. Affirmer qu'un ordre des choses est indiscutable revient en effet à interdire au conflit de prendre la forme policée de l'affrontement entre adversaires pour l'exacerber et le conduire à l'extrémité du politique: la définition de la frontière ami/ennemi et l'exclusion de ce dernier qui n'a plus à connaître que la force militaire de défense de la société. Compte tenu des évolutions contemporaines que constituent la diversification croissante des référents culturels et des modes de vie d'une part, la relative neutralisation de la spécificité infantile d'autre part, il semble improbable que les désaccords entre un ordre éducatif inchangé et un public renouvelé se résolvent d'eux-mêmes. L'alternative actuelle semble ainsi opposer la démocratisation du fonctionnement des institutions afin de renouveler les procédures de l'intégration et l'émergence d'une société d'exclusion qui relèguerait de plus en plus d'individus dans les marges d'un système axé sur le maintien de l'ordre social et institutionnel. Au total, la situation contemporaine, marquée par l'incertitude quant aux représentations de l'enfant et à ses rapports aux adultes, résulte d'un faisceau 40. V. J. Pain et A. Vulbeau, « L'autorisation ou les mouvements de l'autorité », ln A. Garapon et S. Perdriolle (dir.), Quelle autorité ?, Paris, Hachette, 2003, p. 158. 41. Ibid.,p.156. 42. V. J. Pain et A. Vulbeau, L'invention de l'autorité, Vigneux, Matrice, 2003, p. 35.
90
Les nouvelles figures de la dangerosité
complexe d'évolutions concomitantes qui mettent en cause à la fois l'identité et les structures d'identification du collectif. En tant que décalque d'une crise sociale et d'une crise politique, elle participe de plain-pied de la modernité, dans la mesure où celle-ci constitue une rupture des repères traditionnellement admis, et plus encore des principe mêmes de tradition et d'autorité. La spécificité de cette crise, qui explique sa durée, réside dans le fait qu'elle s'accompagne d'une crise du politique qui rend particulièrement difficile la formulation de nouveaux projets, de nouvelles perspectives susceptibles de (ré)animer le collectif, de (ré)orienter et de (ré)organiser tout ou partie de son existence selon des principes renouvelés - sinon dans le fond, du moins dans la forme de l'intégration institutionnelle.
II CONSTRUCTION
DE LA DANGEROSTÉ
7 Promenade de politique pénale sur les chemins hasardeux de la dangerosité par Pierrette Poncela
Il Y a bien longtemps, alors que j'empruntais des chemins d'école buissonnière, j'ai croisé des criminologues qui définissaient le crime ou la délin-
quance comme «la violation des droits humains politiquement définis»
1.
Puis, une rencontre plus importante m'a définitivement convaincue que toute réflexion sur le droit ou les institutions pénales ne pouvait faire l'impasse sur un préalable, ramassé dans une formule bien connue et répétée à l'envi: la
gestion différentielle des illégalismes 2. Conséquence directe de cette in-
contournable réalité, la dangerosité dont il est question dans la politique pénale de ces trente dernières années ne concerne pas la délinquance économique et financière. La lucidité, le courage et la détermination de professionnels de la justice pénale, chercheurs ou journalistes3 n'auront pas suffit à convaincre les pouvoirs publics que cette forme de délinquance est une « rupture profonde du lien social» qui met en danger les fondements de nos sociétés démocratiques. Gestion différentielle des illégalismes ? Il suffit en cette introduction de relire le portrait imagé du délinquant financier type brossé par une juge d'instruction qui avait rencontré beaucoup d'infracteurs semblables à celuici : « C'est un homme respectable, en costume sombre, chaussures fait main, montre ultraplate et décorations à la boutonnière. Il vit dans deux mondes 1. V. T. Platt, « Prospects for a radical criminology in the United States», Crime and Social Justice, 1974, n° 1,2-10. Voir aussi: I. Taylor, P. Walton, J. Young, The new criminology. For a social theory of deviance, Routledge and Kegan, Londres, 1973. 2. La paternité en revient, bien entendu, à Michel Foucault; notion introduite, définie et développée dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975, pp. 84-91 et 277-299. 3. V. not., D. Robert, Lajustice ou le chaos, Stock, 1996, entretÏens avec les sept magistrats signataires de « l'appel de Genève ».
94
Les nouvelles figures de la dangerosité
parallèles qui, dans son esprit, ne se rejoignent jamais. Ses actes personnels ne relèvent pas de la loi commune. Il se sent au-dessus des lois parce qu'il les achète, les contourne ou les viole» 4. Après ce préalable indispensable, revenons aux dangereux qui se trouvent en détention, et certes ils peuvent être dangereux mais avec d'autres manières que les délinquants économiques et financiers. Pour eux, différentes catégories de dangerosité ont été élaborées, dont les principales sont les suivantes: - la dangerosité psychiatrique, apparue au début du XIXe siècle; - la dangerosité criminologique, dont il est convenu de voir l'origine dans l'anthropologie criminelle du dernier quart du xrxe siècle; - la dangerosité carcérale 5, plus circonscrite, dans le sens où le danger dont il s'agit touche à la sécurité des personnes présentes en détention, à l'éventualité d'une évasion, voire à la dangerosité du détenu pour lui-même; - la dangerosité pénale, que j' ajouterai aux trois précédentes catégories de dangerosité, plus traditionnelles. Elle est celle dont je parlerai, celle qui apparaît dans les discours de politique pénale et que l'on retrouve dans les dispositifs juridiques. La dangerosité criminologique entretient des rapports étroits avec la dangerosité pénale. Sa pertinence a donné lieu à controverse, et continue de le faire. Un éminent représentant de cette tendance critique, Christian Debuyst, considère que poser la question de la dangerosité criminologique comme recherche de la probabilité d'un comportement délinquant ou d'une récidive correspond à un moment du développement de la criminologie qu'il nomme « sa maladie infantile» 6. En effet, la dangerosité criminologique ne résulterait pas d'une élaboration scientifique mais d'une volonté politique de gestion des populations à risque. Les criminologues seraient enrôlés dans cette entreprise par la volonté de donner un support scientifique aux réactions de politique pénale. Ces propos nous incitent à la prudence et, dans le cadre de cette communication, nous réserverons notre appréciation sur le bien-fondé et la pertinence des notions de dangerosité psychiatrique et criminologique. En revanche, et comme nous y invite C. Debuyst, rien ne s'oppose à ce que nous partions, d'un pas nominaliste, à la recherche de la dangerosité pénale. Avant d'examiner comment sont apparus les dispositifs juridiques actuels en 4. V. E. Joly, Est-ce dans ce monde-là ly, Notre affaire à tous, Les arènes, 2000.
que nous voulons vivre ?, Les arènes, 2003. V. aussi:
S. V. infra P. Mbanzoulou, « Quelles approches pénitentiaires de la dangerosité chapitre 9. 6. V. C. Debuyst, « La notion de dangerosité, maladie infantile de la criminologie 1984, vol. XVII, n° 2, pp. 7-24.
E. Jo-
des détenus? », Criminologie,
»,
Promenade de politique pénale sur les chemins hasardeux...
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relation avec la notion de dangerosité, il n'est pas inutile de préciser ce que nous entendons par politique pénale. La politique pénale est une pratique, parmi d'autres, de gouvernement des hommes. A cet égard, les références à la dangerosité illustrent bien ce que Michel Foucault nommait une «biopolitique » 7. La politique pénale utilise, met en œuvre, un ensemble de techniques, de procédés et de procédures destinés à diriger la conduite des hommes. Or, la politique pénale correspond aussi à une «pratique spéculaire de gouvernement» 8, dans le sens où tout pouvoir politique est tenu de calculer les effets en retour des diverses peines et mesures instituées sur l'instance qui punit et le pouvoir qu'elle exerce. Après les «petites émotions d'échafaud », il faut faire avec les petites émotions de prison autant qu'avec les mises en scène de la douleur des victimes. A cet égard, la dangerosité est aussi celle à laquelle est confronté le pouvoir politique - démocratie représentative et élective - pris au piège d'une récidive érigée en critère du succès ou de l'échec de sa politique pénale 9. Nous retrouverons aisément ce trait majeur de la politique pénale dans les développements contemporains de la notion de dangerosité pénale. Nous commencerons par étudier les travaux de diverses commissions ou groupes d'études mis en place par les pouvoirs publics, soit pas moins de sept rapports officiels remis entre 1994 et 2006, dont cinq entre 2004 et 2006. Nous analyserons, brièvement, les dispositifs juridiques directement issus de ces rapports et élaborés pour appréhender ou répondre à la notion de dangerosité. Associés à la dangerosité, quelques mots organiserons nos développements : insécurité, récidive, risque, suivi, mesure de sûreté, évaluation. Puis nous nous interrogerons sur l'économie punitive de la dangerosité actuellement mise en œuvre en France, sans pour autant occuper tout le champ de la politique pénale.
1. Dangerosité et insécurité Les années 70 voient l'affrontement de deux courants antagonistes de politique pénale. Jusqu'en 1975, diverses mesures d'assouplissement du régime de détention seront prises: élargissement des conditions d'octroi de la semiliberté, création des réductions de peine et des permissions de sortir, amélioration de la réglementation relative au régime disciplinaire et au travail, mise 7. V. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard/ Le Seuil, 2004. 8. V. G. Casadamont, P. Poncela, Il n y a pas de peine juste, Odile Jacob, 2004, pp. 49-94. 9. Sur la critique du « pénalocentrisme » dont relève ce trait de la politique pénale, V. P. Poncela, « La question de la récidive », RSC2005, 613-618.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
en place d'une commission de l'application des peines dans chaque établissement. A ces mesures, il faut ajouter l'introduction de peines de substitution à l'emprisonnement (loi du Il juillet 1975). Mais les émeutes qui ont lieu dans divers établissements pénitentiaires, dont l'issue fut parfois tragique, notamment à Clairvaux, ainsi qu'un meurtre commis lors d'une permission de sortir (affaire Maupetit) sont parmi les évènements qui vont permettre que le thème de l'insécurité s'impose comme un enjeu politique et qu'il devienne, par voie de conséquence, un argument de politique pénale. La loi du 22 novembre 1978 introduit une mesure, la période de sûreté, et une procédure tendant à neutraliser davantage les condamnés considérés comme dangereux. Le procureur de la République devient membre de droit de la commission de l'application des peines et se voit octroyer un droit d'appel suspensif et exclusif à l'encontre de toutes les décisions prises par le
juge de l'application des peines. La période de sûreté - laquelle ne résulte pas d'une décision spécialement motivée de la juridiction de jugement semble traduire autant une volonté rétributive plus forte que le souci de neutraliser plus longtemps des individus considérés comme dangereux. Conséquence, elle aussi, d'un fait divers tragique, la loi du 1er février 1994 - soit,
deux mois avant l'entrée en vigueur du nouveau code pénal - fait franchir un pas important à la neutralisation en prévoyant la possibilité de prononcer une période de sûreté de 30 ans, voire perpétuelle en cas de condamnation à une réclusion criminelle à perpétuité de l'auteur d'un assassinat d'un mineur de 15 ans, précédé ou accompagné de viol, de torture ou d'actes de barbarie. Ce qui fut nommé « la perpétuité réelle ». TIétait prévu que ces condamnés exécutassent leur peine dans des établissements permettant un suivi médical et psychologique adapté.
2. Dangerosité et récidive Le début des années 90 marque un tournant. Le tragique fait divers, évoqué supra, provoque aussi, dès décembre 1993, la mise en place d'une commission d'étude 10, chargée de proposer des mesures tendant à prévenir la récidive des criminels, spécialement quand les victimes sont mineures. Le rapport de la commission, remis en avril 1994, annonce l'ensemble des réformes qui depuis ont vu le jour. Il formule le problème de la récidive dans les termes d'une sorte de piège que la politique pénale se tend à elle-même: « La récidive est à coup sûr l'un des problèmes les plus graves posés aux
1O. V. Commission d'étude pour la prévention de la récidive des criminels, de Marie-Elisabeth Cartier, professeure de droit pénal.
placée sous la présidence
Promenade
de politique pénale sur les chemins hasardeux...
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pouvoirs publics dans un Etat de droit. Elle révèle l'échec du système pénal dans son ensemble et remet en question les solutions répressives retenues au regard notamment des finalités de la peine ». Ce rapport marque une rupture dans l'économie punitive en remettant en cause les aménagements de peine et la temporalité des peines et entend combattre ce qui fut désigné par l'expression « érosion des peines », bien maladroite manière d'englober des mesures de nature différente conduisant à la réduction de la durée de la peine prononcée. Le rapport suggérait ainsi la création d'un crédit de réduction de peine, support d'un suivi post-pénal, la suppression des grâces collectives, la conversion des réductions de peine supplémentaires en réduction du temps d'épreuve nécessaire pour obtenir la libération conditionnelle. Mais plus encore, ce rapport préconisait la création d'un suivi post-pénal obligatoire pour tous les condamnés sortant en fin de peine et la création d'une peine complémentaire de suivi post-pénal pour toutes les infractions punies de peines criminelles. Les auteurs du rapport ne craignaient pas de déplorer que les principes généraux du droit français ne permissent pas le prononcé de peines à durée indéterminée! Il Parmi les préconisations figure aussi la nécessité d'une observation continue des détenus afin d'évaluer leur état dangereux. Mais la connaissance du condamné par des examens cliniques demeure le modèle; dans ce but est fortement suggérée la formation en criminologie de psychiatres et de psychologues devant intervenir comme experts. Les années 90 sont aussi celles de l'arrivée en France des peines électroniques. En 1995, le rapport Cabanel12, deuxième rapport officiel consacré à la récidive, propose d'instaurer une assignation à domicile sous surveillance électronique. Deux ans après, la loi du 19 décembre 1997 introduit en droit français le placement sous surveillance électronique. Puis la brèche dans la finitude des peines se dessine avec l'instauration du suivi socio-judiciaire (loi du 17 juin 1998) dont l'objectif explicite est de « prévenir la récidive ». Peine complémentaire, temporaire (10 ans et 20 ans maximum selon qu'il s'agit de délits ou de crimes), encourue pour un nombre limité d'infractions sexuelles, elle est cependant et très justement qualifiée prémonitoirement de «peine pas comme les autres »13. L'injonction de soins fait débat; la loi prévoit que le condamné qui refuse de se soumettre au traitement proposé
Il. logique du droit 12. 13.
Sur ce point, la Cour européenne des droits de l'homme apporte une modale de la peine dans la jurisprudence de la CEDH, ln Les droits de pénal ?, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, V. Pour une meilleure prévention de la récidive, rapport d'orientation P. Couvrat, Le suivi socio-judiciaire, une peine pas comme les autres,
réponse. V. P. Poncela, La l'homme, bouclier ou épée 2007, p. 363. remis au Premier Ministre. RSC 1999. 376.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
devra exécuter une peine d'emprisonnement, dont le principe et la durée (de 2 à 5 ans) sont fixés par la juridiction de jugement. En 2004, le mouvement s'accélère. En février, une proposition de loi « tendant à instaurer des peines minimales en matière de récidive »14 est déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale. Ses auteurs prétendaient remédier au système alors en vigueur qualifié de peu dissuasif, en ce qu'il ne prévoyait qu'une aggravation, au demeurant facultative pour le juge, des peines encourues. Le texte proposait d'y apporter quatre modifications principales : - prévoir le caractère automatique de l'aggravation des peines encourues par l'introduction d'une peine minimale dite «peine plancher» ; - rendre les règles relatives au non-cumul et à la confusion des peines inapplicables aux personnes condamnées en état de récidive; - écarter les récidivistes du bénéfice des aménagements de peine prononcés par le juge de l'application des peines, c'est-à-dire, de fait, les soumettre à une période de sûreté égale à la durée de la peine prononcée; - exclure la possibilité pour les récidivistes d'être placés sous surveillance électronique. La plupart des propositions furent jugées trop répressives et contraires aux traditions juridiques françaises; elles provoquèrent la création d'une mission parlementaire, au sein de laquelle se retrouvèrent les principaux auteurs de la proposition de loi.
3. Dangerosité et suivi Mais entre-temps, la loi du 9 mars 2004 directement issue des travaux de la commission Warsmann 15 apporte des changements importants à l'ensemble du droit de l'exécution des peines. Cette loi formule pour la première fois le principe d'un suivi pour les sortants de prison 16: « L'individualisation des peines doit, chaque fois que cela est possible, permettre le retour du condamné à la liberté et éviter une remise en liberté sans aucune forme de suivi judiciaire» (art. 707 al.3 CPP). Pour ce faire, est créé un nouveau mécanisme de suivi en transformant le régime juridique des réductions de peine. La durée des réductions de peine obtenues, soit pour absence de mauvaise conduite en détention, soit pour avoir manifesté des efforts sérieux de réinsertion lors de la détention, devient le support 14 Déposée le 4 février 2004, à l'initiative de C. Estrosi et de G. Léonard. 15. V. 1.L. Warsmann, Les peines alternatives à la détention, les modalités d'exécution des courtes peines de prison et la préparation des détenus à la sortie de prison, Ministère de la Justice, Paris, 2003. 16. V. P. Poncela, Finir sa peine:
libre ou suivi ?, RSC 2007, pp. 883-894.
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d'obligations imposées à la personne libérée. Désormais, tous les aménagements de peine, toutes les peines de milieu ouvert peuvent comporter les mesures de contrôle et les obligations prévues pour le sursis avec mise à
l'épreuve
17.
Les modifications apportées au suivi socio-judiciaire sont im-
portantes: sa durée s'allonge et passe à 20 ans pour les délits, et à 30 ans, voire perpétuité, pour les crimes; il est assorti d'un plus grand nombre d'obligations; une nouvelle sanction est prévue en cas de refus de se soumettre à un traitement: l'impossibilité d'obtenir des réductions de peine supplémentaires, accordées pour efforts de réinsertion. Quelques mois plus tard, la commission parlementaire présidée par Pas-
cal Clément - qui sera nommé Ministre de la Justice un an plus tard - remet son rapport18. Les peines planchers sont abandonnées et le rapport énonce une vingtaine de propositions. L'accent est mis sur la récidive des auteurs d'infractions sexuelles ou de violences contre les personnes, mais aussi de violence contre les biens. Deux cas de récidive spéciale par stipulation de délits assimilés sont aussi prévus: d'une part pour la traite des êtres humains et le proxénétisme; d'autre part pour tout délit de violence volontaire ou commis avec violence. Un point important concerne la notion de «réitération », plus large que celle de récidive légale, qui séduit davantage les auteurs du rapport soucieux d'une définition officielle de cette notion pour harmoniser les pratiques. Elle sera reprise dans la proposition de loi suivante. L'avantage de la notion de réitération est de susciter ou d'autoriser une plus grande sévérité quand les conditions nécessaires au constat d'une récidive légale ne sont pas réunies. Le système actuel d'aggravation des peines encourues est complété par la limitation à deux du nombre de sursis avec mise à l'épreuve pouvant être prononcé par grande catégorie d'infraction. Quant au régime d'exécution des peines privatives de liberté, une seule restriction est prévue, consistant à diminuer la durée du crédit de peine pour absence de mauvaise conduite, laquelle serait d'un mois par an au lieu de deux. Parmi les mesures de prévention, on notera la réaffirmation de la nécessité d'éviter des « sorties sèches» et surtout, bien qu'il s'agisse tout autant de répression, une invitation à réfléchir sur le placement sous surveillance électronique mobile pour les « criminels les plus dangereux ayant purgé leur peine ». Enfin, est prévue la création d'un fichier national des auteurs d'infractions reconnus irresponsables pénalement en raison de troubles psychiques, quelle que soit l'infraction commIse. 17. V. articles 132-44 et 132-45 CPo 18. V. La lutte contre la récidive au cœur de la politique d'information n° 1718, juillet 2004.
pénale,
Assemblée
nationale,
rapport
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Les nouvelles figures de la dangerosité
Des mesures concernent aussi les médecins psychiatres et les psychologues cliniciens intervenant auprès des auteurs d'infractions sexuelles et dans le cadre du suivi socio-judiciaire. Le rapport recommande la mise en place d'instruments spécifiques tendant à mesurer la dangerosité des détenus tout au long de leur période d'incarcération, notamment s'agissant d'auteurs d'infractions sexuelles. L'examen clinique est un peu écorné par la reprise des propos du Dr Louis Roure qui regrette la place trop importante faite à la clinique en France, au détriment de l'évaluation fondée sur des données statistiques. Le système correctionnel canadien est donné en exemple. Les auteurs du rapport proposent alors une «méthodologie pluridisciplinaire» reposant sur des expertises psychiatriques, médico-psychologiques et comportementales... Faisant suite à ce rapport, une seconde proposition de loi
fut déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale le 1er décembre 2004 19.
4. Mesures de sûreté et électronique Le texte reprend les dispositions de répression de la récidive contenues dans le rapport, mais y ajoute un titre relatif au placement sous surveillance électronique mobile (PSEM). Ce dernier, prévu pour des durées très longues, le maximum étant de 20 ans en matière délictuelle et de 30 ans en matière criminelle, est qualifié de mesure de sûreté. La création est prévue, dans le ressort de chaque cour d'appel, d'une « commission des mesures de sûreté », présidée par un magistrat du siège; elle est appelée à donner son avis sur le PSEM. Ces dernières dispositions vont soulever un tollé de protestations.
Elles seront largement amendées par le Sénat 20. Ce dernier limite l'utilisation et la durée du PSEM, mais lui conserve la qualification de mesure de sûreté. Or, les mesures de sûreté, en raison de leur but préventif ou curatif, reçoivent une application immédiate. La distinction tenant au but poursuivi n'est pas toujours évidente entre peine et mesure de sûreté. Ainsi, la Cour européenne des droits de I'homme a conféré une portée autonome à la notion de peine 21, ce qui dans plusieurs occasions lui a permis de faire échapper à la rétroactivité une sanction administrative ou une mesure, en les qualifiant de peine ouvrant la possibilité d'un constat de violation de l'article 7 de la Convention européenne des droits de l'homme. C'est finalement la question de la dangerosité qui inspirera la demande faite par le Premier mi-
19. V. Proposition de loi relative au traitement de la récidive des infractions pénales, adoptée par l'A. N. le 16 décembre 2004. 20. V. Proposition de loi adoptée par le Sénat le 10 février 2005. 21 Pour la contrainte par corps, voir Jamil ci France, 8 juin 1995 et Soumare ci France, 24 août 1998.
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nistre à un député, ancien magistrat, de constituer un groupe de travail pour réfléchir sur le PSEM. Un rapport est remis en avril 2005 22. Si, au départ, la demande était d'étudier les différents aspects de l'utilisation du PSEM des « criminels les plus dangereux ayant purgé leur peine» , à l'arrivée, les propositions vont bien au-delà et préconise le PSEM à tous les stades de la procédure: contrôle judiciaire; peine prononcée par la juridiction de jugement comme peine alternative ou comme modalité d'exécution du suivi socio-judiciaire et de l'interdiction de séjour; peine substituée par le juge de l'application des peines à une peine d'emprisonnement égale ou inférieure à un an ; et enfin aménagement d'une peine privative de liberté en cours d'exécution. Cependant, et provisoirement, les débats au Parlement et les auditions réalisées par le groupe de travail ont eu raison de la tentative de réintroduction, en droit pénal, des mesures de sûreté: le PSEM y est conçu comme une peine, relevant de l'autorité judiciaire, et non comme une mesure de sûreté. A ce stade, le PSEM pourrait être décidé à titre probatoire d'une libération conditionnelle, comme modalité d'exécution d'une sortie anticipée sur crédit de peines, comme mesure d'accompagnement d'une permission de sortir accordée à un détenu dit « dangereux» condamné à une peine égale ou supérieure à lOans d'emprisonnement. L'engouement pour les peines électroniques a diverses causes. La plupart des travaux 23 en soulignent deux principales: le coût financier et les expériences étrangères - principalement les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.Il convient d'y ajouter l'adéquation des peines électroniques, et spécialement le PSEM, à un nouveau paradigme punitif: «Au paradigme du milieu clos se substitue progressivement le paradigme du contrôle continu et de la com-
munication instantanée» 24. Il ne s'agit plus d'imposer une stabilité mais de « s'assurer de la traçabilité de l'individu» 25.
5. Dangerosité criminologique et mesures de sûreté Parallèlement au travail des parlementaires, le ministre de la Justice et le ministre des Solidarités, de la Santé et de la Famille, avaient procédé en juillet 2004 à la mise en place conjointe d'une commission d'étude. Placée sous 22 Le placement sous surveillance électronique, mission confiée à Georges Fenech, avril 2005. 23. V. lC. Froment, M. Kaluszynski (ss dir.), Justice et technologies. Surveillance électronique Europe, Presses Universitaires de Grenoble, 2006. 24. V. A. Garapon cité dans le rapport Fenech, op. cil., p. 15. 25. Id., V. ég., P. Poncela, Punir au XXIc siècle: sous contrôle 2006, n° 272/273,10-13.
à perpétuité?,
en
Gazette du Palais,
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la présidence de Jean-François Burgelin, alors procureur général à la Cour de cassation, elle remet son rapport en juillet 2005 26. Deux catégories d'infracteurs sont concernées par ce travail sur « le concept de dangerosité des auteurs d'infractions ». D'une part, ceux atteints de troubles mentaux, pour lesquels est posée la question du type de prise en charge médicojudiciaire qu'il convient de mettre en place. D'autre part, les infracteurs présentant un profil dangereux pour lesquels est posée la question d'un suivi postérieur à l'exécution de la peine. Pour les seconds, qui nous intéressent surtout ici, nous relèverons deux types de propositions destinées à « tous les auteurs d'infraction présentant un état de dangerosité criminologique» : le prononcé à leur encontre d'un suivi socio-judiciaire, quelle que soit l'infraction commise, et leur soumission, postérieurement à l'achèvement de leur peine, à une mesure de sûreté soit en milieu ouvert, soit en milieu fermé. Deux mesures de sûreté de milieu ouvert sont prévues: un placement sous surveillance électronique pour une durée comprise entre 6 mois et un an ; un suivi de protection sociale, lequel est dans son contenu l'identique de la peine de suivi socio-judiciaire. Toute violation aux obligations découlant de ces mesures de sûreté constitue un délit autonome sanctionné d'un emprisonnement. Enfin, et c'est la nouveauté sans doute la plus décriée de ce rapport, des «centres fermés de protection sociale» sont proposés pour les «personnes particulièrement dangereuses sur un plan criminologique et ayant commis des faits criminels très graves ». Cet enfermement serait décidé pour un an, renouvelable sans limitation. Notons cependant que les auteurs de ce rapport ont pris soin de spécifier que ces nouveaux établissements ne devraient pas êtres gérés par l'administration pénitentiaire.
6. Consécration des mesures de sûreté: la loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive La loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive met en place des dispositifs juridiques directement issus des travaux parlementaires et des rapports des commissions d'étude mentionnés précédemment. Dans notre promenade de politique pénale, elle est une étape sur laquelle il convient d'insister. Avant de faire quelques observations sur la décision du Conseil constitutionnel la concernant, les dispositions les plus significatives doivent être mentionnées. Ce sont: la métamorphose du suivi sociojudiciaire; l'instauration de mesures de sûreté nécessitant un examen de dangerosité, ainsi que de commissions pluridisciplinaires des mesures de 26. V.« Santé, justice et dangerosité
: pour une meilleure prévention
de la récidive ».
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sûreté; la consécration de la réitération; l'accroissement de la répression à l'encontre des récidivistes. Le suivi socio-judiciaire cesse d'être une peine complémentaire spécifique aux infractions sexuelles et peut désormais être prononcé pour toutes les atteintes volontaires à la vie, les violences volontaires commises dans un contexte familial, les crimes d'enlèvement et de séquestration, les tortures et actes de barbarie et les destructions, dégradations ou détériorations de bien par explosifs, incendie ou tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes. Des mesures de sûreté sont créées. Dès lors que le suivi socio-judiciaire était une peine complémentaire encourue pour l'infraction ayant donné lieu à condamnation, une « surveillance judiciaire », applicable à la libération du condamné, pourra être prononcée. La surveillance judiciaire est expressément qualifiée de «mesure de sûreté» 27, donc d'application immédiate, c'est-à-dire rétroactive si l'on veut bien retenir le critère classique pour juger de la rétroactivité de la loi pénale plus sévère, à savoir la loi applicable au jour de la commission de l'infraction. La seule et unique condition d'applicabilité de fond est «une récidive dont le risque paraît avéré» et constaté par une expertise médicale, dès lors que l'auteur de l'infraction a été condamné à une peine privative de liberté égale ou supérieure à 10ans et que le suivi socio-judiciaire était encouru. Sa durée autant que son support juridique sont ceux des réductions de peine dont le condamné a bénéficié, qu'il s'agisse de l'absence de mauvaise conduite ou d'efforts de réinsertion. Le glissement est donc net car la surveillance judiciaire sort des limites de la peine prononcée, l'une des conditions d'applicabilité étant liée à la peine encourue (le suivi socio-judiciaire) qui, précisément, n'a pas été prononcée. Dans son contenu, la surveillance judiciaire comporte diverses modalités de suivi. Peuvent en effet être imposés aux libérés: les mesures de surveillance et huit des obligations du sursis avec mise à l'épreuve 28, les obligations spécifiquement prévues pour le suivi socio-judiciaire 29,ainsi que l'injonction de soins et, nouveauté de la loi de décembre 2005, un placement sous surveillance électronique mobile. Outre les cas évoqués ci-dessus de suivi socio-judiciaire encouru mais pas prononcé servant de support à une surveillance judiciaire, le placement 27. V. Art. 723-29 CPP. 28. Les obligations prévues par les 2° et 3°,8° à 14° de l'art. 132-45 CPo 29. Interdiction de paraître dans certains lieux, notamment les lieux accueillant des mineurs; interdiction d'entrer en relation avec certaines personnes, notamment des mineurs; interdiction d'exercer une activité professionnelle ou bénévole impliquant un contact habituel avec des mineurs (art. 131-36-2 CP).
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sous surveillance électronique mobile (PSEM)est une mesure de sûreté applicable dans trois autres hypothèses ayant pour point commun le prononcé ab initio d'un suivi socio-judiciaire par la juridiction de jugement. Soit cette dernière aura d'emblée prononcé un PSEM,soit le PSEMsera décidé ultérieurement par le juge de l'application des peines, éventuellement dans le cadre d'une libération conditionnelle. Dans ces trois situations, des conditions au prononcé d'un PSEMsont posées: la personne concernée doit être majeure, avoir été condamnée à une peine privative de liberté égale ou supérieure à 7 ans et avoir fait l'objet d'une expertise médicale constatant sa dangerosité ; de plus? la mesure doit apparaître indispensable pour prévenir la récidive à compter du jour où la privation de liberté prend fin. Dans tous les cas, la mise en œuvre du PSEM n'est possible qu'avec le consentement du condamné; cependant, en cas de refus, l'emprisonnement prononcé par anticipation lors de la condamnation à un suivi socio-judiciaire pourra être mis à exécution. La durée du PSEMest de 2 ans renouvelable une fois en matière délictuelle et renouvelable deux fois en matière criminelle, mais ne peut toutefois excéder la durée de la mesure qui sert de support (suivi socio-judiciaire, libération conditionnelle, surveillance judiciaire/réductions de peine). La loi du 12 décembre 2005 apporte aussi des modifications au régime de l'enregistrement au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIlAIS)créé en 2004 pour le fichage des auteurs, majeurs ou mineurs, d'infractions sexuelles commises à l'encontre de mineurs. Son domaine est élargi aux crimes de meurtre ou assassinat commis avec tortures ou actes de barbarie ou en état de récidive légale et les
crimes de tortures ou actes de barbarie 30. Toute personne dont l'identité est enregistrée dans le FIlAIS est soumise, à titre de mesure de sûreté, à des obligations permettant de la localiser avec précision: justifier son adresse une fois par an, ou chaque six mois si elle a été définitivement condamnée pour un crime ou un délit puni de 10 ans d'emprisonnement; déclarer ses changements d'adresse dans les 15 jours. Le manquement à ces obligations fait encourir une peine de 2 ans d'emprisonnement et une amende de 30 000 euros. La durée de ces obligations - potentiellement la même que la durée de l'inscription - peut être très longue. Les délais courent à compter de la fin de l'exécution de la peine et sont de 30 ans en cas de crime ou délit puni de 10 ans d'emprisonnement et de 20 ans dans les autres cas.
30. La loi du 4 avril 2006 y ajoutera le proxénétisme tution d'un mineur.
à l'égard
d'un mineur et le recours à la prosti-
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Des commissions interdisciplinaires des mesures de sûreté sont instituées, chargées de rendre un avis motivé sur le prononcé d'une mesure de sûreté. Leur composition et leur fonctionnement, ainsi que les modalités de mise en œuvre de l'examen de dangerosité prévu pour la surveillance judiciaire et le
PSEM,ont fait l'objet du décret d'application du 1er août 2007 31. De plus, la loi du 12 décembre 2005 consacre une nouvelle catégorie juridique, la réitération, laquelle devient un obstacle au bénéfice d'une confusion de peines. En outre, des récidives spéciales supplémentaires sont créées; les prononcés successifs de sursis avec mise à l'épreuve se voient limités, sursis dont le champ d'application est cependant élargi (peines d'emprisonnement égales ou inférieures à 10 ans et non plus 5 ans), et la durée d'épreuve allongée (5 ou 7 ans et non plus 3 ans). Enfin, le prononcé d'une suspension de peine médicale est rendu plus difficile par l'introduction d'une restriction généraIe: l'existence d'un « risque grave de renouvellement de l'infraction» ; la mesure devient dans tous les cas révisable systématiquement tous les 6 mois. Une halte s'impose à présent au Conseil constitutionnel pour faire la cueillette de quelques considérants utiles à la réflexion sur les mesures de sûreté et la dangerosité. La décision concerne la loi du 12 décembre 2005 32. Le Conseil constitutionnel a été appelé à se prononcer sur l'application rétroactive de la surveillance judiciaire, cette mesure de sûreté pouvant être décidée à l'encontre de personnes condamnées pour des faits commis antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi. Visant l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 (DDH),le Conseil constitutionnel relève en premier lieu que le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère «ne s'applique qu'aux peines et aux sanctions ayant le caractère d'une punition », reprenant ainsi une qualification déjà utilisée par lui à plusieurs reprises. Puis, deux considérants permettent au Conseil Constitutionnel de rejeter toute violation du principe de non-rétroactivité de la loi pénale. D'une part, en qualifiant la surveillance judiciaire de «modalité d'exécution de la peine prononcée », dans la mesure où sa durée est limitée à celle des réductions de peine dont le condamné a pu bénéficier. D'autre part, en refusant à la surveillance judiciaire la qualification de peine ou de sanction, dans la mesure où, ordonnée par la juridiction de l'application des peines, « elle repose non sur la culpabilité du condamné mais sur sa dangerosité ». Mais le Conseil constitutionnel y ajoute un autre considérant, lequel n'est pas dénué d'intérêt. Bien que dépourvu de caractère punitif, le PSEMordonné 31 Décret n° 2007-1169 du 1er août 2007 «modifiant le code de procédure pénale, relatif au placement sous surveillance électronique mobile ». 32. Décision n° 2005-527 DC du 8 décembre 2005 ; V. F. Rouvillois, La notion de dangerosité devant le Conseil constitutionnel, Rec. Dalloz, 2006, p. 966.
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au titre de la surveillance judiciaire doit respecter le principe selon lequel « la liberté de la personne ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire» (art. 4 et 9 DOH).Reprenant les conditions énoncées dans la loi quant au régime juridique du PSEM (champ d'application, but poursuivi, procédure applicable, nécessité du consentement du condamné), le Conseil constitutionnel en déduit qu'aucune rigueur non nécessaire ne pourra résulter de l'imposition d'un PSEM.Pour importante qu'elle fût, la loi du 12 décembre 2005 n'avait pas achevé le train d'études et de réformes destinées à appréhender la dangerosité des auteurs d'infractions et ainsi éviter leur récidive.
7. Dangerosité et évaluation En février 2006, le député Jean-Pierre Garraud se voit confier la présidence d'une mission sur « la dangerosité et la prise en charge des individus
dangereux ». Le rapport 33, remis huit mois plus tard, traite pour la première fois directement de l'évaluation de la dangerosité. Il est proposé, d'une part, d'élaborer des « outils actuariels d'évaluation de la dangerosité criminologique pouvant être utilisés au soutien d'un examen clinique» et, d'autre part, d'instituer des « commissions pluridisciplinaires d'évaluation de la dangerosité chargées, sur réquisitions judiciaires, de donner un avis sur la dangerosité d'un mis en examen ou d'un condamné ». En annexe du rapport, figurent les « outils actuariels» disponibles et des « outils d'aide à l'évaluation clinique» . Le rapport reprend à son compte les préconisations relatives aux mesures de sûreté contenues dans le rapport Burgelin, qu'il s'agisse du suivi de protection sociale ou des centres fermés de protection sociale. TIpropose aussi la possibilité de prononcer un suivi socio-judiciaire pour toutes les infractions d'atteinte aux personnes. Après ce rapport, trois lois sont venues compléter l'arsenal juridique destiné à lutter contre la dangerosité et la récidive. D'abord, la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance étend encore le champ d'application du suivi socio-judiciaire et accroît les contrôles pour les personnes inscrites au FIlAIS quand leur dangerosité le justifie 34. Ensuite, la loi du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs parachève l'entreprise commencée en 2004. Pour les crimes ou délits commis en état de récidive légale, des peines minimales sont 33. V. Réponses à la dangerosité, 34. V. art. 706-53-5 al. 3 CPP .
La documentation
française,
octobre 2006.
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prévues. L'injonction de soin devient automatique, d'une part en cas de
condamnation à un suivi socio-judiciaire - sauf décision contraire de la juridiction -, et d'autre part en cas de placement sous surveillancejudiciaire sauf décision contraire du juge de l'application des peines -. Quand le suivi socio-judiciaire encouru n'a pas été prononcé, le juge de l'application des peines pourra remédier à cette absence, soit pendant la libération conditionnelle, soit pendant l'incarcération, et ordonner une injonction de soins, après expertise médicale 35.En outre, des sanctions spécifiques viennent s'ajouter à l'emprisonnement déjà prévu en cas de refus de se soumettre aux soins: la privation de toute réduction de peine supplémentaire, sauf décision contraire du juge de l'application des peines, et l'impossibilité d'obtenir une libération conditionnelle. Enfin, une loi vient d'être adoptée tandis que nous terminons cet article. Elle instaure une « rétention de sûreté », consistant en un placement dans un établissement fermé appelé « centre socio-médico-judiciaire de sûreté ». Elle est applicable aux personnes ayant terminé d'exécuter leur peine, condamnées à une réclusion criminelle de 15 ans au moins pour une infraction figurant dans une liste légale, dès lors que leur « particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive» a été dûment évaluée. Le placement, renouvelable chaque année, résulte d'une procédure contradictoire et relève de «juridictions régionales de rétention de sûreté» composées de trois conseillers à la Cour d'appel. Un recours est prévu devant une «juridiction nationale de la rétention de sûreté» composée de trois conseillers à la Cour de cassation. Une saisine du Conseil constitutionnel a immédiatement été annoncée.
8. Une économie punitive complexe Les développements qui précèdent semblent attester de l'élaboration et de la mise en place progressive, depuis la fin des années 1970, d'une économie punitive de la dangerosité. Nous ferons quelques observations sur les caractéristiques qu'elle présente, puis sur la complexité des politiques pénales actuelles et, par voie de conséquence, sur celle de l'économie punitive en résultant. Une économie punitive de la dangerosité repose, dans sa mise en œuvre, sur un examen et sur une évaluation de la dangerosité des auteurs d'infractions. A cet égard, des publications récentes sont consacrées à la
35. L'injonction de soins devient aussi possible lors que le suivi socio-judiciaire était encouru.
dans le cadre d'un sursis avec mise à l'épreuve,
dès
108
Les nouvelles figures de la dangerosité
«justice pénale actuarielle» 36. Ce « concept », hérité du vocabulaire et des méthodes utilisés dans les assurances, a fait son entrée dans le champ pénal aux Etats-Unis, dans l'Etat de l'Illinois, à la suite de l'étude menée, en 1928, par Ernest Burgess sur 3000 personnes ayant bénéficié d'une libération conditionnelle; il rechercha les corrélations statistiques entre l'absence de récidive et une vingtaine de variables indépendantes 37. A la suite de cette étude, la décision d'octroi de la libération conditionnelle fit intervenir un « actuarien» venu du monde des assurances aux côtés des autres acteurs judiciaires. L'utilisation, dans les décisions de justice pénale, de corrélations statistiques entre un certain nombre de variables et les prédictions de délinquance et de récidive s'est ensuite généralisée aux Etats-Unis, mais aussi au Canada. Divers outils d'évaluation ont été mis au point reposant sur les mêmes présupposés. Dans les causes de cet engouement pour la justice actuarielle, les dégâts provoqués par le réquisitoire de Martinson contre la clinique criminologique et les programmesdits de « traitement de la délinquance» - le maintenant célèbre Nothing works - ont eu un rôle non négligeable; ils ont été admirablement résumés par Guy Houchon: «La vulgarisation hâtive du principe de Martinson a conduit à en retenir ce qui convient à une certaine nonchalance intellectuelle et à l'inertie administrative dans un ballet au ralenti où évoluent conservateurs impénitents et libéraux désabusés» 38. Les expériences, aussi bien états-uniennes que canadiennes, doivent nous inciter à la circonspection face à l'utilisation d'outils actuariels dans la justice pénale. Les études critiques venant de ces deux pays sont maintenant nombreuses 39; deux parmi les plus pertinentes retiendront notre attention. Pour les Etats-Unis, Bernard Harcourt, dans un livre récent 40, fait une critique à la fois technique et théorique de l'utilisation des méthodes actuarielles par la justice pénale. Le fondement de la justice actuarielle - une théorie
économique de la rationalité des agents - et l'objectif poursuivi -la neutralisation des groupes à fort taux de délinquance - ont eu pour conséquence de cibler les groupes à fort taux de délinquance. Outre une croissance exponen-
36. V. Ph. Mary, Pénalité et gestion des risques: vers une justice actuarielle en Europe, Déviance et Société, 2001, vol. 5, n° 1,33-51. 37. Telles que la nationalité, la race du père ou de la mère, le QI, le casier judiciaire, le type de personnalité, le diagnostic psychiatrique, les circonstances de l'infraction, etc.. 38. V. G. Houchon, Evolution du concept de dangerosité en criminologie européenne ("vingt ans après.. "), Criminologie, 1984, vol. XVII, n° 2, 79-91. 39. V. not. P. Landreville, M. Petrunik, Le «délinquant dangereux» dans les législations nordaméricaines, ln Dangerosit et justice pénale, C. Debuyst (dir.), Médecine et Hygiène/Masson, 1981, 207229. L'étude comporte une importante bibliographie dont l'intérêt est toujours actuel. 40. V. B. Harcourt, Against prediction. Profiling, policing and punishing in an actuarial age, The university of Chicago press, 2006.
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tielle de la population carcérale, maintes fois relevée, d'autres conséquences sont analysées. D'une part, la stigmatisation d'un groupe, entraînant de sa part une déligitimation du système pénal, une dégradation des rapports avec la police et une baisse du respect de la loi. D'autre part, ce ciblage a provoqué le développement de la délinquance des groupes non-ciblés, creusant l'écart entre la délinquance réelle et la population carcérale. B. Harcourt résume ainsi la situation dans les prisons états-uniennes : par une sorte de « prophétie auto-réalisatrice» et empêchant toute forme de réinsertion, il n'y a plus que des récidivistes ou des potentiels récidivistes en détention. Pour le Canada, les études critiques sont nombreuses. Les recherches publiées par Marion Vacheret et Marie-Marthe Cousineau 41en sont une bonne illustration. Elles ont notamment étudié l'utilisation d'outils actuariels pour évaluer le risque de récidive en vue des prises de décision de libération conditionnelle. Figurant dans leurs conclusions, quelques points méritent
d'être soulignés - et devraient engager nos lecteurs à regarder de plus près ces travaux - . D'abord, les outils actuariels mis en place utilisent au final des critères peu variés et redondants, parmi lesquels l'infraction commise occupe une place prépondérante. Ensuite, un nombre important de détenus considérés comme porteurs de risques élevés, donc ne bénéficiant pas de libération anticipée, ne récidivent pas (60 % environ), posant la question incontournable des faux positifs. Enfin, on constate une baisse du nombre de libérations conditionnelles accordées, traduisant la mise en œuvre docile, par les experts et les décideurs, d'un principe de précaution. L'économie punitive de la dangerosité est sans doute, pour partie, fondée sur un principe de précaution. Ce dernier est légitime, pour autant qu'il s'exerce dans les limites de la peine prononcée. Or, la politique pénale se fait l'écho actuellement d'opinions favorables à l'instauration en droit français de peines à durée indéterminée, par le truchement de mesures de sûreté. Ces dernières viennent prolonger la durée de la peine par l'imposition d'obligations, pouvant aller jusqu'à un enfermement dans une structure « socio-médico-judiciaire de sûreté», dans le but de prévenir une récidive aléatoire mais jugée probable après un examen de dangerosité 42. Gestion des risques lit-on un peu partout. L'un des paradoxes de la sécurité est d'avoir 41. V. M. Vacheret, M-M. Cousineau, Quelques éléments de compréhension des libérations d'office réussies, Revue canadienne de criminologie et de justice pénale, 2003, vol. 45, nOl, p. 99 ; L'évaluation du risque de récidive au sein du système correctionnel canadien: regard sur les limites d'un système, Déviance et société, 2005, vol. 29, n° 2, 379-397 ; M. Vacheret, M-M. Cousineau, G. Lemire, Le système correctionnel canadien et la nouvelle pénologie : la notion de risque, Déviance et société, 1998, vol. 22, nOl,37-50. 42. V. Loi relative à la rétention de sûreté, adoptée définitivement l'examen par le Conseil constitutionnel.
le 7 février 2008, sous réserve de
Les nouvelles figures de la dangerosité
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engendré une prolifération des risques 43 ; tout dysfonctionnement,tout aléa devient un risque. Les quartiers pauvres sont des quartiers à risque, les familles en difficulté sont des familles à risque, etc. Comment comprendre les lignes de la politique pénale actuelle? D'abord en la situant dans le contexte général d'une politique où l'objectif de réduction des risques est omniprésent, mais aussi, plus spécifiquement, en analysant le fonctionnement du système pénal dans son ensemble. Les premiers commentaires sur l'instauration de la rétention de sûreté, alors qu'elle n'était encore qu'un projet, ont repris à l'unisson le thème du retour à l'anthropologie criminelle 44et à la doctrine de la défense sociale de la fin du XIXe et du début XXe siècle 45. La sanction ne serait plus mesurée par la responsabilité de l'auteur de l'infracteur mais par sa dangerosité et tendrait uniquement à éliminer l'individu dangereux. Cette analyse nous semble trop simpliste car dans l'économie punitive actuelle, la sanction est ordonnée autant à la responsabilité qu'à la dangerosité et elle tend aussi bien à l'élimination qu'à la réinsertion. L'auteur de l'infraction est d'abord responsable: de l'acte commis, de la sanction prononcée à son encontre pour laquelle son consentement est de plus en plus sollicité, de l'exécution de sa peine durant laquelle il doit avoir un projet et s'y tenir, de sa réinsertion pour laquelle il doit manifester des efforts sérieux, de sa dangerosité enfin puisqu'il est sanctionné en cas de refus de se soumettre à un traitement. Entretenir, voire faire naître, un sentiment de responsabilité chez le condamné est au cœur des pratiques punitives actuelles. Moins remarquée, la responsabilité de l'Etat est, elle aussi et dans une certaine mesure, prise dans ce mouvement d'assignation de responsabilités. Elle obéit à un impératif très présent dans la politique pénale de ces dernières années, celui de l'indemnisation due aux victimes, formulé dans les termes d'un droit à réparation. Un régime de responsabilité pour risque (ou sans faute) de l'Etat s'applique en cas d'incidents/accidents provoqués par un condamné en libération conditionnelle, en semi-liberté ou en permission de sortir. Il pourrait en aller de même désormais pour les libérés sur réduction de peine, qu'ils soient astreints ou non à une surveillance judiciaire. Cette responsabilité pour risque se double d'une responsabilité pour faute pouvant 43. V. l'intéressant article de M. Lianos, Point de vue sur l'acceptabilité que, Les Cahiers de la sécurité intérieure, 1999, n° 38, 55-73. 44. V. en particulier, R. Garofalo, La criminologie. pénalité, F. AIcan, Paris, 2ème édition refondue, 1890. 45. V. en particulier
sociale du discours
du ris-
Etude sur la nature du crime et la théorie de la
les ouvrages du belge A. Prins, Criminalité
et répression
(1886), Science pénale
et droit positij(1899), La défense sociale et les transformations du droit pénal (1910).
Pron1enade
de politique pénale sur les chemins hasardeux...
111
être décidée par la Cour européenne des droits de l'homme pour violation de l'art. 2 de la Convention européenne des droits de l'homme 46, dès lors qu'une personne a perdu la vie du fait d'un condamné ayant bénéficié d'une libération conditionnelle, d'une semi-liberté ou d'une permission de sortir. Ainsi, l'auteur d'une infraction est tout autant responsable que dangereux. Se pose à présent la question de savoir si aujourd'hui, en France, la peine tend principalement à l'élimination ou à la neutralisation. La réponse est pour nous négative, même si les apparences peuvent tromper et nos développements consacrés aux textes récents y contribuent. Les termes dans lesquels est posée la question de la récidive ont pour conséquence de rendre le récidiviste totalement insupportable pour le pouvoir politique; en effet, il renvoie au système pénal l'image de son échec. D'où toute une suite de mesures incohérentes, mais permettant un affichage de sévérité et donc d'action: des restrictions aux mesures d'aménagement des peines étirant jusqu'à l'absurde la rétribution de l'acte commis; l'aggravation exagérée des peines prononcées réduisant à néant le principe de proportionnalité des peines. Les arguments avancés pour remédier à cet état de fait sont souvent pires que le mal, comme par exemple l'invocation du principe d'individualisation des peines. Bernard Harcourt a très pertinemment démontré comment la justice actuarielle était le résultat d'une obsession pour l'individualisation des peines, en ce qu'elle correspond à la volonté d'un choix rationnel de la peine mieux adaptée à l'individu. Il en va de même des mesures de sûreté liées à la dangerosité, répondant au même souci d'adaptation des modalités d'exécution des peines à l'individu. Mais, plus encore, la suppression des réductions de peine pour bonne conduite ou des grâces collectives découle directement des critiques mal fondées d'intégristes de l'individualisation, lesquelles arrivèrent à point nommé pour conforter une politique pénale hostile à toute forme de réduction de la durée de la peine prononcée. Faisant le panorama de la politique pénale en Europe, Françoise Tulkens et Françoise Digneffe ont souligné un autre travers de l'excès de l'individualisation sur la responsabilité respective de l'auteur de l'infraction et de la société: «L'émergence et l'utilisation de la notion de dangerosité dans le champ de la politique criminelle nous parait (dès lors) en définitive renforcer la volonté classique de concentrer la réaction sociale sur l'individu,
l'individu délinquant et lui seul»
47.
Le principe d'individualisation des pei-
nes est invoqué à tort et à travers. Le principe de proportionnalité de la peine 46. Cour EDH, 24 octobre 2002, Mastromatteo ci Italie. 47. F. Tulkens, F. Digneffe, La notion de dangerosité dans la politique dentale, ln Dangerosité et justice pénale, op. cil., 1981, 191-205.
criminelle
en Europe occi-
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Les nouvelles figures de la dangerosité
à la gravité de l'acte commis peut constituer un rempart à une peine sans fin. Rempart destructible mais qui résiste tant que s'imposent le principe de légalité des peines et une éthique de la modération dans les peines infligées. Légalité, proportionnalité, modération: tels sont les trois principes sur lesquels il ne faut pas transiger. Une politique pénale dualiste explicite s'est imposée en France depuis la TIleRépublique. L'année 1885 a vu l'instauration d'une part de la relégation perpétuelle et de la transportation des récidivistes et d'autre part de la libération conditionnelle. TIen va de même aujourd'hui. L'économie punitive dominante est autant celle de la réinsertion que de la dangerosité. Il faut cependant insister, avec gravité, sur le risque encouru par les politiques et les programmes de réinsertion. Ce risque résulte de l'obligation de résultats, réduite à l'absence totale et immédiate de récidive, imposée à ceux chargés de la mise en œuvre des politiques et des programmes de réinsertion. Or la réinsertion d'un individu peut être chaotique, pour des motifs aussi bien individuels que sociaux; les personnels pénitentiaires le savent mieux que personne. Aussi, pour terminer, à l'intention des personnels pénitentiaires, cette réflexion de Michel Foucault me semble particulièrement opportune: «la peine est toujours un peu un pari, un défi de l'instance judiciaire à l'institution pénitentiaire» 48.
48. V. M. Foucault, Punir est la chose la plus difficile Tome IV, Gallimard, 1994, p. 209.
qui soit (1981), Dits et écrits, 1954-1988,
8 Vers un diagnostic psychocriminologique construction de la dangerosité... ou la fabrique des imprudences
:
par Loick M. Villerbu et Valérie Moulin Préambule
Tout titre est susceptible de critiques dès lors qu'il annonce un point de vue sur un problème à propos duquel il est supposé que chacun puisse avoir son opinion. C'est afin d'aller au-delà de l'opinion et transformer une question sociale et morale en un problème clinique, qui puisse garantir à toutes les parties un risque a minima, dans le respect des droits et des intégrités (dans un contexte social partagé entre isolement sécuritaire et intégration sociétale), que la référence à un diagnostic criminologique prend tout son sens. Ce texte tentera de poser les éléments et les termes d'un diagnostic criminologique de la dangerosité, à la manière dont le savoir psychiatrique avait pu en poser un concernant la dangerosité pour soi, puisqu'il semble aller d'évidence que la dangerosité vise plus aujourd'hui les autres que soi-même. Nous interrogerons les impasses et mésusages possibles de ce type de diagnostic ainsi que les mutations des savoirs et usages sociétaux pour qu'un tel concept puisse prendre consistance en dehors d'une référence unique au psycho/psychiatre ou magistrat, bien que les uns et les autres disposent d'un double savoir positif (droit et médecine) et l'art de s'en servir. Mais cet art ne peut avoir les certitudes d'un mécanicien. Dans notre histoire scientifique et professionnelle, la dangerosité s'est partagée sur deux pouvoirs, deux ministères, deux référents, que les uns ont nommés "psychiatriques", les autres "criminologiques", dans l'inter jeu du
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Les nouvelles figures de la dangerosité
psychiatre et du magistrat. Mais ces réalités historiques ont-elles encore un sens aujourd'hui? Et si oui, lequel au regard des grandes mutations qui ont amené du début du XIXe au seuil du :xxe siècle? Auquel cas, à quel prix les dépasser ou les maintenir, dans une culture qui, à côté d'autres effets de civilisation (ne possédant pas d'institution de défense sociale), a maintenu que ce qui relevait de la psychiatrie ne pouvait relever du droit? Serait-ce la tension entre ces deux pouvoirs qui, ayant façonné en deux siècles notre approche, nous fait croire qu'il s'agit toujours de deux réalités différentes? Absolument et radicalement, au point que l'histoire fait aux uns et aux autres un même pied de nez lorsque les troubles de la personnalité ne se font pas psychiatriques et qu'ils envahissent les demeures carcérales dont l'existence ne tient qu'à une certaine forme de pari historique sur la façon de conserver un ordre social. Car il n'y a qu'un pas pour penser l'identité de nature de la peine de mort et de la privation de liberté et si l'une tend vers sa suppression, l'autre pourrait bien lui emboîter le pas.
1. La référence à la notion de dangerosité, une vie politique des savoirs et sciences Ces schémas contemporains, plus que des systèmes scientifiques objectifs, sont d'abord les produits des aléas de la vie politique des sciences. La question posée et le thème traité rendent compte d'une thèse sur les conditions anthropologiques de I'homme à partir de ce qui le définit comme tel, un « vivre ensemble» 1 dans les conditions définies par la révolution de 1789 (récapitulant et dépassant l'ancien droit), mais aussi la responsabilité qu'il peut avoir de son irresponsabilité à ne pas pouvoir "tenir ensemble" son intérêt et l'intérêt d'un autre. La question de la dangerosité est l'autre face de la responsabilité pénale, sous le primat d'un espace commun d'existence et d'une alliance a priori, dans laquelle "exister" équivaut à "rendre des comptes" en faisant la part des choses. Un a priori qui tend de plus en plus à être gommé, pour être remplacé par une démarche contractuelle prérequise, par où s'expose aujourd'hui une histoire «mécontemporaine » entre sondages d'opinion, populisme pénal et utopie sociale. Le caractère invasif de la langue juridique (dans son rapport au droit et à la science pénitentiaire) n'est certainement pas sans influence sur l'idéalisation d'une responsabilité qui n'apparaît comme telle que lorsqu'elle est pénale, comme si elle n'était pas objet de connaissances 1. V. L-M. Villerbu, V. Moulin, Responsabi1isation : changement de paradigme, effets sur les représentations professionnelles et la prise en compte de l'infracteur, Actes du colloque « le Pénal aujourd 'hui : pérennité ou mutation », Montréal, décembre 2007 (à paraître).
Vers un diagnostic psychocriminologique
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en sciences humaines, alors qu'il existe aussi une responsabilité qui se nomme sur le plan psychologique dans le rapport du sujet avec lui-même,
son acte, la sanction et à la peine 2 notamment.
2. Quatre grandes questions et problématiques L'analyse d'une série de quatre questions et problématiques s'impose avant de trouver un début de réponse aux considérations sur « quelle dangerosité ? », « quelle responsabilité? ». En introduisant
une réflexion sur le « don et la dette », sur « la réciproci-
té et la mutualité» constitutives de l'homme comme être au monde 3 et en possibilité de faire des choix (en tant qu'il produit - de l'échange et du profit - pour être), il est selon nous possible d'approcher au plus près les problématiques éthiques et politiques de ce nouveau siècle. I - Héritée du XIXe siècle, l'articulation de l' aliénisme et de la justice a ceci de particulier que l'on nomme toujours le second champ de la même manière, en variant seulement ses attributs (d'une justice rétributive à une justice restauratrice par exemple, quoique ce soit en réalité bien plus complexe). Le premier champ a, lui, obéit à toute une série de transformations. L'aliénation dite mentale s'est poursuivie en pathologie puis en santé mentale et celle-ci en psychiatrie, regroupant le morbide et son traitement. Cette dernière s'est diversifiée en prenant acte de ce qui la constituait: une unité disciplinaire, plus qu'un recueil savant et patient d'observations, en vue d'un traitement. Passant d'un traitement moral (que le registre de la passion et de la vertu ordonnait) à un registre de cure (agencée autour d'identifications originelles aliénantes ou d'un objet conçu comme reste d'expériences et ordonnateur d'un sujet), vers un individu complexe, par la qualité de ses constructions environnementales, socio et psycho-familiales ou biopsychologiques; s'éloignant d'une séméiologie qui cherche son fil rouge dans une référence à la structure, l'expérience contemporaine, dans son pragmatisme, le cherche maintenant dans des compositions syndromiques qui, se voulant athéoriques, deviennent dépendantes des modes praticiennes de soigner et de guérir, elles-mêmes dépendantes des opinions comme des modèles organisant les référents scientifiques, biologie cellulaire et chimiothérapie, schéma cognitif, organisation neurologique.
2. V. V. Moulin, L-M. Villerbu, Examen médico-psychologique des auteurs, vers une expertise psychocriminologique, ln : Psychocriminologie, prise en charge des victimes et des auteurs, J-L Senon, G. Lopez; R. Caria (dir.), Dunod,. 2008, Paris. 3. V. L. Binswanger, Introduction à l'analyse existentielle, Editions de Minuit, 1971," Paris.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
II - Un contexte de santé publique en mutation. L'articulation renouvelée de ce que l'on nomme justice et psychiatrie est d'abord le produit d'un jeu politique à propos des conditions prêtées à l'être-homme aujourd'hui, dans la gouvernance qui lui est faite. Et l'on peut, au mieux, les identifier dans un contexte de santé publique et dans une politique de santé publique: une politique des solidarités articulant une politique criminelle, sanitaire, sociale, éducative et dont le spectre des acteurs englobe non seulement les acteurs directs ou indirects de ces ministères et des sciences afférentes, de leur environnement idéologique, mais aussi les acteurs indirects, c'est-à-dire les médias; ce que la modernité a fait, en l'instrumentant, du bouche à oreille ou de l'antique complainte. Nul doute encore que l'importance prise par la question de la dangerosité dans les médias et ailleurs (voir les délibérations au Parlement et au Sénat) est indicative de changements profonds dans les modes de régulation du lien social. Modes réalisés en référence à des fonctionnements et à des idéologies, au sentiment de Justice, réapproprié par les non spécialistes, en particulier ceux qui en avaient été instrumentés sans recours, les plaignants. Que de plaignants ils deviennent victimes, tout un monde bascule, en créant de toutes pièces les nouveaux plaignants, ceux qui seraient par hypothèse à venir. L'énoncé de la loi qui tranche et sépare, objectivant auteur et plaignant en deux classes distinctes, se secondarise, en même temps, à trois niveaux au mOIns: 1) au profit d'un prononcé sur la réitération et les effets de celle-ci au regard des peurs individuelles qu'elle inspire et entretient... 2) au regard de ce l'on peut attendre d'une administration qui gère des postes d'intervention psych- (psychiatres, psychologues, éducateurs ou infirmiers spécialisés, assistants sociaux... En oubliant que le médecin aliéniste du temps passé a engendré psychiatres et psychologues et que euxmêmes se sont subdivisés en autant de classes et de corps professionnels spécialisés, les infirmiers et leurs spécialisations de la même façon que le magistrat du départ s'est pluralisé en autant de sous-pouvoirs, d'instruction, des libertés, de l'application des peines, des victimes..). 3) Au vu des effets réels, imaginés et supposés des procédures que, par idéologie, on appelle médicales ou thérapeutiques, traduisant ou bien la pauvreté de nos références (un même mot pour désigner une pluralité d'interventions) ou leur sacralisation (par l'énigme du vivant dont les neurosciences ou les sciences psychologiques ou psychanalytiques auraient la
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clé), mais encore le scientisme 4 d'une référence que le politique appelle pour couvrir des raisons qui se masquent ailleurs. III - Le troisième axe concerne les changements dans le champ expertal. Notamment, le changement de référence des acteurs du procès pénal, et en particulier des experts, dont la mission est de se prononcer, soit sur la nature acquise d'un individu, soit sur l'émergence d'un acte dans une histoire de vie, réduite ou non, à une carrière délinquantielle. Les modifications dans ce champ n'ont pas été actées, dans le recours aux experts, dans un mélange des genres et dans une confusion permanente d'objet. Par exemple, l'expertise mentale, dite psychiatrique, précède et succède à l'examen psychologique dans le cours d'un procès, comme si de l'une à l'autre il y avait simple capitalisation différentielle d'un savoir complémentaire. Alors que si la première avait comme objet de dire la raison/déraison, dont les raisons pouvaient être d'autant plus multiples que leur inventaire n'était pas fixé 5, il était attendu de la seconde, de produire les effets patrimoniaux et aptitudinels d'une histoire et des apprentissages. Sa fonction était d'accompagner, tout autant que de concevoir, un suivi de pénalité, d'en dire les meilleures circonstances au regard d'effets d'histoire. Et ce, sans oublier qu'un tel examen vient d'abord de la justice des mineurs avec ce qu'elle portait d'espoir, de différences à acquérir à partir d'une prise en charge judiciaire 6. Ces deux examens bien repérés dans le temps et dont les usages se sont défaits, se sont insidieusement doublés d'un autre, en s'appropriant ce qui au fond était, au départ, la capitalisation de l'expérience du magistrat: la réitération et sa prévisibilité. Ce qui dans une approche psychocriminologie 7 est travaillé du coté du sens, économique et intersubjectif, d'un acte dans une histoire qui ne se réduit pas aux acquis, à l' actuarialité, mais dont celle-ci figure au nombre des facteurs tout autant critiques et cliniques, permettant d'instruire un polymorphisme existentiel, sur la base d'une théorisation de la crIse.
4. V. L.M. Villerbu, Psychologues et thérapeutes. Sciences et techniques cliniques en psychologie, L'Harmattan, 1993, Paris. 5. V. L.P. Roure, J.P. Renard, Pratique de l'expertise psychiatriqu, Masson, 1993, Paris. 6. V. S.R. Raymond, Les expertises en sciences humaines: psychologie et psychiatrie, 1989, Privat, Paris, Duflot-Favori C, Le psychologue expert en justice, PUF, 1998, Paris. 7. V. L.M. Villerbu, Identification et sérialité. De la police scientifique à l'analyse psychocriminologique, L'Harmattan, 2008 ; V Moulin, V. Approche dynamique, processuelle et spatiale de l'agir criminel violent: vers une modélisation psychocriminologique intégrative du passage à l'acte. ln, la psychologie criminologique, ouvrage collectif, sous la direction de B. Gaillard, ln press, 2008, Paris.
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IV - Le quatrième axe d'interrogation concerne la dangerosité,prise entre principes et actualités. La dangerosité de la démence et des troubles de la personnalité 8 peut-elle être encore ce que l'on en croyait, entre libre arbitre et déterminations morbides quand le changement personnel est conçu comme prévalent? Au moment de son invention, dans la référence à la témibilité, il s'agissait de rendre compte d'une puissance de nuire, relativement indépendante de ses conditions d'exercice (i.e. des effets d'histoire et de la valeur normative que nous leur accordons, entre généalogie délinquantielle et hérédité morbide). Et ce, dans la visée qui lui était donnée sous sa forme expertale, psychiatrique: dangerosité pour soi et dangerosité pour les autres? Peut-on dire que ce qui en faisait sa puissance inquiétante, la gravité et l'insolence du scandale réalisé sont aujourd'hui du même registre? L'équation entre prison et asile pouvait être pensée avant que ne s'invente à coté de l'hospitalisation d'office ou de l'hospitalisation à la demande d'un tiers I'hospitalisation libre et la conviction qu'il fallait déployer pour convaincre, et la sortie de prison pouvait être « sèche ». Aujourd'hui, qui dit hôpital dit sortie et suivi ambulatoire; qui dit fin de peine dit aménagement de peine et la notion de détenu continue à désigner ceux qui ne sont plus dans les murs: l'incarcération n'est pas une panacée, l'hospitalisation d'office ne dit rien de ses effets en soi... tandis que le crime est pensé dans une dimension de réitération a priori, au moment où la peine de mort a disparu avec l'exil ou la relégation et avec elle à la fois la quiétude d'un état dépassé et les rebonds d'une pensée de la prévention définitive. A propos de la dangerosité, la question porte directement sur le marquage et l'identification des sites de la peine pénale et des exigences de changement personnel. Et ce, avec une force accrue pour ces personnes dont on admet par consensus que la raison raisonnante n'est pas défaillante et que seuls ses buts sont dévoyés. Le pénal ne peut se contenter de n'être qu'un bras de la justice puisqu'il est clair pour tout le monde que les «monstres 9» qu'il peut contenir un temps, exigent une autre pensée sur la carcéralité et donc d'autres dispositifs sociaux. La suppression de la peine de mort et la possibilité de réhabilitation qui lui fait symétrie ont induit un changement profond et peut-être définitif dans nos représentations de la dangerosité. Les criminels sont d'autant plus non amendables, non curables.. .que les systèmes d'aides et de prévention de 8. V. G. Bal1et (1907), L'expertise 1999,Paris 9. Pour reprendre une expression, d'isolement a priori non définissable.
médico-légale aujourd'hui
et la question
de la responsabilité,
comme hier, familière,
L'Harmattan,
en vue de justifier
un temps
Vers un diagnostic psychocriminologique
119
l'environnement ont échoué dans leur mission de protection de la personne 10 et d'un système global. Si ce n'est le retour à un motif de pervers constitutionnel, c'est du moins l'affichage sans nuances de l'inamendabilité des psychopathes.
3. Une thèse en cinq points:
des dépassements
à envisager
La dimension historique du concept et son usage contemporain exigent certains dépassements tant cliniques qu'éthiques, que d'un point de vue conceptuel ou épistémologique afin que le débat ne se trouve pas réduit aux dimensions politiques d'une simple gouvemance. - Cliniques, parce qu'il n'est nullement sûr que nous observions sur un mode similaire à celui du XIXe. Nos regards ont changé de nature et nos constructions sémiologiques se sont diversifiées et autrement rationalisées. - Ethique, parce que notre rapport à l'interdit et à sa transgression s'est compliqué des découvertes épistémologiques freudiennes et des sciences humaines.
- Conceptuel ou épistémologique, parce que le principe de volonté et du libre arbitre (composé sur la base d'une alliance inconditionnelle 11 à la base de la punissabilité, élaboré sur une philosophie morale) s'est complexifié d'une double référence à la responsabilité et à la culpabilité psychologique et judiciaire d'une part et d'une pénalité conçue sur le mode d'un changement personnel d'autre part. - Praxéologique, parce que les modes d'énonciation de la loi ne sont plus suivis des mêmes effets ou prises en charge et des professionnalités nouvelles ont créé une hétérogénéité de références non pensables à l'époque. - Systémique, parce que le changement de normativité référentielle qui entraîne avec lui un changement de vocabulaire, de rhétorique et d'attente propose toujours une autre construction idéelle du monde, de soi et de l'autre. Les mots font les choses tant que celles-ci ne résistent pas à l'idée que l'on s'en fait. De fait, quelle est la part d'errance acceptable dans nos constructions scientifiques, la part d'indétermination acceptable et retenue?
10. Des citoyens conçus comme des voisins, des proches. 11. V. J. Ellul, Le contrat et l'alliance, ln L.M. VilIerbu, Le contrat en sciences humaines, pratiques sociales et de santé, pp. 28-34,1986, Presses Universitaires Rennes 2, Rennes.
dans les
Les nouvelles figures de la dangerosité
120
- La distinction d'une dangerosité psychiatrique d'une part, criminologique d'autre part: confusion d'un exercice du pouvoir avec un exercice du savoIr. Des distinctions entre dangerosités psychiatrique et criminologique entretiennent un système de convictions et de croyances a priori et contestables parce que biaisant le développement des recherches tant praxéologiques qu'épistémologiques. Par exemple: - l'équation entre structures mentales, dites psychopathologiques, relevant de la maladie mentale et l'inadéquation des troubles de la personnalité et de la pathologie mentale relevant quand même du savoir psychiatrique (clinique des structures et des syndromes) : s'ils peuvent aussi relever de la psychiatrie, ils exigent que celle-ci n'en soit pas nécessairement le contrôleur, la référence ultime. - La médicalisation du criminel et de son crime qui en faisait sa folie obéit à bien d'autres conditions: le crime passionnel ou crime d'honneur s'est fait crime de possession égoïste et l'on sait mieux distinguer entre possession et passion, états narcissiques et réactionnels, au-delà de la distinction d'une jalousie normale et d'une jalousie pathologique. Le xrxe avait la vertu de ses passions ou la passion des vertus comme modes explicatifs psychomoraux là ou nous introduisons des systèmes d'identifications aliénantes. Le crime sous excitant endogène s'est fait conscience paradoxale de soi dans ses effets d'inconscience. L'état importe moins que la crise, et dans la crise ce qui a fait la mise hors jeu d'un soi égaré. Le crime psychotique sous les allures de l'acte gratuit ou sous les allures d'une détermination aveugle imposée du dehors s'est bien compliqué des découvertes cliniques faites par les théoriciens des états limites, des états narcissiques (et parmi ceux-ci des psychopathes. ..) et des psychoses transférentielles. - l'équation entre passé délinquant et persistance de la délinquance (la clinique actuarielle et épidémiologique)... Toutes ces équations maintiennent l'idée d'un danger potentiel porté par un individu indépendamment de son environnement ou totalement dépendant de celui-ci et de ses constructions historiques, négligeant ce faisant tous les facteurs contextuels. - Quels rapports entre l'inflation contemporaine de la clinique actuarielle et la perte d'estime de la structure? Comment la clinique actuarielle vientelle au lieu d'une référence vague à la dangerosité et comment est-elle sous la dépendance d'une ingénierie de contrôle des risques, i.e. de l'inventaire
Vers un diagnostic psychocriminologique
121
12 des dangerosités ? Comment les théories de la rationalité délinquante offrent-elles du criminel une perspective construites sur les formes pratiques de dissuasion du passage à l'acte criminel 7, Quel en est le biais spécifique 7 - Quels rapports entre le «crime, mode d'emploi»
des praticiens de
Quantico 13 et sa couverturedans une langue empruntée à la pathologie mentale des tueurs 7 Renaissance de la structure ou dévoiement au service d'une enquête détective 7 Comment appréhender cette confusion entre un état mental et sa saisie compréhensive dans un fait environnemental éco-systémique, dans un but de défense du lien social, des personnes, de la société 7 - Que nomme-t-on pathologies mentales aujourd'hui au regard des changements profonds des suivis psychiatriques et sociaux 7 Que définit-on par troubles de la personnalité 7 Quelles sont les conséquences de l'invention des thérapeutiques, de leurs dispositifs, dans la construction de la maladie mentale ou des troubles de la personnalité 7 Et quelles sont les incidences des changements dans le partage des soins, dans les modes d'accompagnement effectifs des psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux.. .qu'ils soient de référence santé ou référence justice 7 Quel est par ailleurs le sens de cette dernière distinction (santé-justice) et ses effets pervers 7 Comment et en quoi la notion référente de dangerosité est-elle en grande partie surdéterminée par les distributions contemporaines des différents corps de métiers et leurs usages, des normes et des valeurs de lobbying qu'ils entretiennent 7
- La dangerosité criminologique est dans un même parcours et en contredépendance aux incertitudes de la première. L'expérience de la réitération est devenue d'autant plus importante que sortie et aménagement de peine sont devenus plus assurés, en quelque sorte, que la contrainte carcérale a pris une dimension hors les murs et avec elle les besoins en prévention des travailleurs sociaux habilités, des juges d'application des peines ou encore des juges des libertés. Les connaissances en « besoins de l'environnement », en « possibilité de contention» sont devenues nécessaires. Un espace de travail s'est organisé; c'est celui que l'on a défini comme actuariel dans la tentative de maîtrise des éléments d'un passé délinquantiel au cours d'un trajet de vie. Le faciès lombrosien des théories de la dégénérescence s'est fait évènements de vie infractionnels dans une sociologie des pouvoirs de contention. Une ingénierie s'est mise en place et avec elle une 12. V. M. Cusson, La délinquance, une vie choisie. Entre plaisir et crime, Cahiers du Québec, 2007, Montréal. 13. V. P. Le Bas, Le criminel sériel: de la nécessité d'une nouvelle approche psychologique, ln L.M. Villerbu, Dangerosité et vulnérabilité en psycho-criminologie, L'harmattan, 2003, p. 103-157, Paris
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Les nouvelles figures de la dangerosité
tache managériale spécifique. Elle permet de classer des individus en catégories faible/moyen/fort en fonction d'un calcul de risques dont les paramètres sont empruntés à des caractéristiques extérieures, internes à I'histoire des événements de vie, ponctuée du recours ou non à des substances qui atténuent la raison ou le contrôle de soi, donc statiques. Le trop plein d'humanisme, reproché à la première dangerosité, s'est mué en trop vide de références à la personne subjective, dont seul les effets sont à repérer en contre-dépendance aux potentialités des effets nosographiques. Nous sommes dans ce temps de bascule, aidés en cela comme dans l'autre temps par les effets politiques attendus de nos savoirs: c'est à la manière dont l'enquête détective aux prises avec les soucis de réitération avait inventé ses banques d'empreintes anthropométriques, digitales, qu'elle invente les empreintes orales, d'iris, de salives ou d'ADN, et que diverses banques se constituent sur le modèle d'une observation empirique et épidémiologique, dans des emprunts à la clinique. On ne prête jamais qu'aux riches; les notions de dangerosités psychiatrique et criminologique n'ont jamais accédé à des constructions expérimentables. Là où nous croyons pratiquer de la théorie nous ne faisons que théoriser de la pratique. Le débat en apparence scientifique n'est qu'un jeu de pouvoirs et d'idéologies en compétition.
4. Une conversion nécessaire: d'un état de nature à un moment de crise et à son installation 4.1. Une clinique de crise Dit autrement, pouvons-nous encore maintenir la distinction d'une dangerosité psychiatrique et d'une dangerosité criminologique lorsque la première doit se prononcer sur un état mental au moment des faits et la seconde sur des faits à venir? D'autant que l'on sait fort bien que ce « au moment des faits» a toujours fait problème, comme fait problème aujourd'hui telle ou telle condamnation de tel ou tel patient diagnostiqué positivement sur le plan mentaL.. mais pas au moment des faits. La raison du fou est comme la raison d'Etat, elle a ses bonnes et mauvaises fois, ses moments de légitimité dans un calcul qui tient plus de la politique que de la référence scientifique. Fou peut-être, mais pas ignorant de folie, quand même.. .pas tout le temps. D'un positivisme fondamental au départ qui considérait un état morbide, ou de folie ou de structure, comme permanent, on en est venu à penser un état transitoire et à donner de l'importance à la question de la crise ou encore du mésusage de soi.
Vers un diagnostic psychocriminologique
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Ce n'est donc plus la structure mentale définie une fois pour toutes qui fait la dangerosité mais sa mise en crise et celle-ci est dépendante de bien des facteurs divers qui n'exonèrent plus globalement: le psychisme est devenu hétérogène. Des reliquats de raison exigent en contrepartie le paiement d'une dette. Et cette dette a d'autres interlocuteurs; le jeu du créancier et du débiteur, de la créance, s'est transformé. Que nous raconte l'histoire de la clinique comme méthodologie d'une part, tentatives d'interprétation d'autre part et action sur le changement? 1- La clinique s'est construite en tripartition. Le temps de son histoire est le temps d'invention des traces, de leur nature (où s'inscrivent-elles ?) et de leur retentissement (que construisent-elles en terme de néo-réalité psychique ?). Comme on doit à S. Freud l'organisation d'un psychisme fondé sur la trace d'expérience subjective organisée en une clôture intrapsychique (le fonctionnement trifonctionnel de l'inconscient), on doit à C. Lombroso avec son Homme criminel, aux théories évolutionnistes, l'invention de la trace comme trace d'une nature la matérialisant et on doit aux approches existentielles de L. Binswanger des notions aussi importantes que celle de Fonction Vitale et Histoire Intérieure de la vie. La clinique raconte une histoire et une organisation en trois pans parallèles: - Epidémiologique: quand il s'est agi de recourir aux techniques d'observation en vue de prévenir la diffusion du risque dans un temps long. Pour ce faire, il s'agissait d'innover en syndromes dans une perspective non pas athéorique mais sans affichage d'une modélisation autre que celle qui est rendue possible par les techniques et technologies statistiques de regroupement attestable. - Endémiologique: quand le regard s'est porté sur les processus d'implosions psychiques et notamment lors de situations de crise, dans un temps court et dans le cadre d'un monde ordonné sur la base d'axiomes existentiels. Comment les références actuelles sur la victimologie ont-elles contribué à changer l'abord des personnes en soins psychiatriques ou thérapeutiques, en suivi socio-judiciaire ? Quelle part fait-on à cette expérience grise comme la littérature quand elle est définie comme telle? - Systémique: quand la théorisation de l'être au monde comme sujet de désir ou sujet de l'inconscient, comme organisation biologique et l'autoexpérimentation se sont trouvées à définir et redéfinir des modèles de fonctionnement du psychisme. Dans un temps sans durée: l'inconscient est temporel, ses incidents sont inclus dans la clôture qu'il est, au même titre que la
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Les nouvelles figures de la dangerosité
neurobiologie peut définir ses accidents par extrapolation des connaissances dont elle dispose de son fonctionnement, hors de toute référence à la durée subjective. - La sortie d'une impasse des politiques de savoir: vers un diagnostic psychocriminologique de la dangerosité ? Deux axes s'en dégagent: crimino-psychologique dans une logique d'imputation entre un auteur virtuel et un acteur supposé, patho-biographique dans une logique de la crise entre une organisation et l'aménagement de ses fractures. Les mutations de nos références scientifiques, de nos idéologies et de nos utopies impliquent d'autres missions et d'autres organisations de savoirs, sans céder sur l'éthique et la déontologie. Du danger comme principe inclus dans un environnement (un environnement criminogène en soi) ou dans une entité personnelle (une dangerosité potentielle portée par des structures mentales), l'analyse se déporte vers une étude des risques contextuels relevant des modes opératoires, de I'histoire personnelle et de l'environnement actuel, des opportunités et des modes d'aménagements structuraux ou axiomatiques. .. Toute une série de représentations vacille impliquant une dimension nouvelle de la temporalité et de la crise, du passé historique délinquant ou non et des constructions réactionnelles, de l'apprentissage de la criminalité et des vigilances à exercer à partir d'un environnement donné. - Un renversement de position, les bases d'un diagnostic criminologique dans une approche psychocriminologique. La clinique psychocriminologique subvertit les quatre vecteurs habituels d'une enquête crimino-psychologique incluant le modus operandi, le modus vivendi, l'opportunité et la construction psychique.. .pour n'en observer et ne mettre en expérience que les temps de crise. Que ces derniers se donnent à voir en chaos ou en constructions raisonnées: des données observables, fabriquées, des impasses et des décompensations. Loin d'être un avis sur la dangerosité à venir, c'est une étude dynamique des vecteurs de fragilisation ou de vulnérabilité liés tant à la personne psychologique qu'à son environnement comme dimension essentielle 14; ou encore qui, loin d'être une affaire de spécialistes du psychisme, ne peut se penser, se représenter et être mis en action que dans un cadre d'institutions et de personnes en réseau, lesquelles loin de n'être qu'une combinaison de mondes pluridisciplinaires ne peuvent se réaliser que dans la création et l'offre de plateaux techniques ou de plates-formes de compétences, vers un objet rendu commun et toujours différent pour chacun des partenaires dont 14. V. V. Moulin, L-M. Villerbu, Examen médico-psychologique des auteurs, vers une expertise psychocriminologique, ln : Psychocriminologie, prise en charge des victimes et des auteurs, op. cil.
Vers un diagnostic psychocriminologique
125
les compétences sont a priori formatées par des enjeux disciplinaires euxmêmes toujours en voie d'être dépassés et obsolètes. C'est la projection d'un concept renouvelant les représentations du danger (comme potentialité) et des dangerosités (comme risques énumérables), dans un mode opératoire et psycho-criminologique. Le diagnostic criminologique n'est pas un diagnostic portant essentiellement sur un individu moyen, rendu visible par quelques fonctions ou éléments de son histoire criminelle, mais un diagnostic dont la complexité repose à la fois sur les trois cliniques que nous avons énumérées et sur la remise en cause possible des dangerosités psychiatrique ou criminologique. Le diagnostic criminologique dans une approche psychocriminologique est une pensée complexe qui fait du chaos le lieu d'une modélisation et ne réifie aucunement un moment comme s'il s'agissait d'un état. Il pose par principe que l'on a affaire ni à un homme pourvu ou dépourvu de raison, ni à une trajectoire criminelle qui serait le lieu d'un parcours à l'état naturel, mais à un lieu ou à un site vulnérant où penser la crise, la désorganisation des prises et des emprises sur le monde et sur soi.
4.2. Quatre champs d'observation - Dangerosité versus vulnérabilité: la dangerosité observable au plan cri-
minologique est en fait une induction, faite sur la base d'un modus operandi dont il faut chercher les contextes psychiques et sociaux vulnérants ou susceptibles de l'être. Chacun est dangereux là où il est vulnérable et les lieux de vulnérabilité sont multiples. - Vecteurs existentiels critiques: une situation existentielle pensée en termes de complexité, sur la base de vecteurs constitutifs de toute situation infractionnelle. Le modus operandi et ses possibilités d'adaptation au changement imprévu, le modus vivendi et ses capacités à sortir des impasses axiomatiques, les opportunités, et leur fabrication, l'organisation psychique systémique et les aménagements de ses décompensations. Non point chercher dans ces quatre vecteurs des indices en soi de dangerosité, mais considérer dans chacun d'entre eux les impasses et décompensations psychiques, sociales, réaménagées sur un mode délinquantiel spécifique. - Opérationnalisation de l'hétérogénéité psychique. Si en termes statiques, il est possible de penser en terme de co-morbidité (juxtaposition de prévalences disciplinaires), en termes dynamiques, on pensera dans une référence aux aspects polymorphes des manifestations réactionnelles de souffrance psychique ou de désarroi. Polymorphes au sens où l'on rendra équiva-
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Les nouvelles figures de la dangerosité
lente toute perturbation d'un système psychique qui emprunte comme voies privilégiées les attaques au lien social, en s'en prenant aux pouvoirs qu'ils représentent: justice et délinquance, formation et échec d'apprentissage, socialisation et invalidation des institutions référentes, troubles somatiques et mises en cause des pouvoirs médicaux.. .Polymorphisme que l'on dira intra et extra-délinquantiel, sur un mode non aléatoire. Le polymorphisme extra-délinquantiel va de pair avec un polymorphisme intra délinquantiel suivant des pentes privilégiées, qui paraissent raconter une histoire lorsqu'elles sont mises bout à bout mais qui sont d'abord l'expression d'une forme d'attaque du lien social, procédant par essai et erreur, à la recherche d'une forme ou d'une gestalt existentielle infractionnelle sans défaut (une œuvre). Si des éléments actuariels aident à cette constitution, ce qui est premier pour l'évaluation est d'abord la recherche de production d'une forme existentielle et dans un tel contexte de pensée, on voit bien que ce qui devient essentiel est la recherche de ce que l'infracteur découvre dans la commission de l'infraction, dans le schéma mis en œuvre, avant pendant et après. Ce qu'il apprend de lui-même, comme aménagement subjectif, est plus important, ici, que ce qu'il apprend dans ses essais de sécuriser son environnement infractionnel. Une victimologie/agressologie de l'agresseur naît de ce mouvement de retour sur lui-même; et devient nécessaire pour penser la réitération. - Opérationnalisation des temps de l'agir ou la temporalité actée. Si nous attribuons à la vie psychique un mouvement propre, identifiable dans les formes infractionnelles, ou autres, qu'elle peut prendre, nous sommes conduits dans le même temps à se poser la question d'un temps et d'un rythme de cette activité psychique. A ce titre, c'est la notion de séquentialisation de la vie psychique qui viendra répondre au mieux aux différents temps élémentaires qu'une observation statique vient mettre en évidence. Le polymorphisme est séquentiel et chaque séquence de vie (chaque manifestation d'interpellation de l'autre ou quête pulsionnelle, dans ses pouvoirs supposés), doit emprunter des voies qui viennent traduire les impasses des précédentes; impasses qu'une victimologie empirique sociologique identifie sous la forme de victimisation secondaire et qu'en terme psychocriminologique nous pouvons identifier comme l'épuisement des ressources structurelles d'une forme existentielle. Les séquences existentielles et leur repérage demandent de nouveaux dispositifs d'analyse.
Vers un diagnostic psychocriminologique
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Mais l'on doit aussi tenir compte de ce qu'une psychologie dynamique non référencée à la criminologie a pu désigner sous la forme générique d'une logique de l'acte. Dans une approche psychocriminologique, une telle logique de l'acte ne peut prendre sens et s'incarner qu'en termes de séquences, de rythme vital. Si l'on doit au champ analytique la découverte de ce qui fait l'acting out ou démonstration agie de la valeur de soi dans la mésestime dans laquelle on croit être maintenu etdu passage à l'acte comme la traversée de l'altérité et l'effacement de tout autrui, on doit admettre que ces deux logiques sont essentiellement des logiques de rupture, logiques qui ne tiennent pas compte des logiques cycliques ou de retour. Cette dernière implique un polymorphisme extra ou intra-délinquantiel, tel par exemple que le retournement en son contraire, actif versus passif, destruction versus réparation. L'identification de ces logiques actées dans le temps est essentielle et vraisemblablement là encore, dans une certaine mesure, les considérations actuarielles non réduites à elles-mêmes sont nécessaires. L'enchevêtrement des espaces psychiques est alors une condition pour penser la réitération, tenant à la fois à des logiques de rupture et à des logiques cycliques.
4.3. Repérages et conditions d'un diagnostic criminologique. Quels sont aujourd'hui les empêchements à la réalisation d'un diagnostic criminologique? - les clôtures disciplinaires et professionnelles. Si ce qui se lit d'un coté, la personne qualifiée criminelle se lit identiquement de l'autre coté, les personnes et les institutions spécialisées dans l'accompagnement psycho-pénal, aucune des instances en jeu n'est réductible à ce qu'il fait ou a fait. Ce qui se construit en espace actuariel (ici épidémiologique) ou dans le temps15 (ici la clinique endémiologique) est autant d'espaces de mise à l'épreuve de la décision psychocriminologique (le recours à l'acte criminel ou non), à la recherche de l'incident subjectif ancien, non élaborable, non élaboré, motif des attaques du/au lien social et fonction des opportunités sociales et psychiques. - les idéologies latentes au service d'un lobbying social et qui souvent avancent masquées sous des considérations à caractère éthique. Il y a des résistances nées des propriétaires de territoires constitués. Ces résistances: - secondarisent le référentiel criminologique en prenant prétexte de son passé originaire et positif. La dénaturalisation du savoir criminologique entamé ces dernières années ne serait qu'une auto-tromperie;
15 Au cours d'une « conversion
criminelle»
pour reprendre
l'expression
de De Greeff.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
- excluent ce même référentiel dans une pratique technicienne d'économie pénale; - font opposition à d'autres intervenants et se définissent par exclusion, en thérapeutes particulièrement, comme les seuls susceptibles d'en savoir quelque chose dans des conditions éthiques, - dénient toute spécificité aux modes existentiels qui font de certains des criminels par moments; - ou encore et peut être enfin, dénient au champ clinique ou cognitif des sciences humaines toute possibilité de recherches qui ne s'effectuent pas sur le mode thérapeutique, pensant pour tout le monde et en général ce qui est bon et bien (exit la référence éducative ou psychopédagogique, c'est-à-dire tout autre tiers qu'eux-mêmes). L'histoire récente de ces trente dernières années a montré en France combien nombre de résistances à ce qui peut être appelé globalement le soin était en grande partie dues aux confusions disciplinaires sur des notions de demande, aux confusions nées d'une pratique exclusive de populations (interroge-t-on une victime comme un agresseur? Le modèle de cure élaboré pour des registres névrotiques peut-il être sans effet iatrogène16 pour le suivi de problématiques qui n'en relèvent pas?..), aux confusion de langues entre les champs juridique et psychologique (en particulier sur les dimensions du consentement et de l'assentiment, de la culpabilité et de la responsabilité, de la sanction et de la peine). Le problème le plus crucial que nous rencontrons aujourd'hui, c'est celui, sans doute, de la redéfinition des champs de compétences du pénal et du psychologique et la mise en avant de leur apparente exclusion réciproque.
16. V. H. Searles, L'effort pour rendre l'autre fou, Gallimard,
1977, Paris.
9 Quelles approches pénitentiaires des détenus?
de la dangerosité
par Paul Mbanzoulou
La dangerosité des délinquants est une notion complexe qui suscite encore des interrogations dans la communauté scientifique et chez les professionnels pénitentiaires, car elle admet des points de départ de natures différentes les unes des autres, variables en contenu et en extension. La construction actuelle de ce concept, accompagnée par une importante inflation médiatique, englobe différents éléments constitutifs de la dangerosité, qu'ils soient objectifs (l'homme dangereux, les situations dangereuses, la législation qui s'y réfère) ou subjectifs (les représentations, les pratiques, les défmitions individuelles). De même, il existe plusieurs définitions de la dangerosité suivant les auteurs 1.Un accord semble néanmoins perceptible autour de la définition de la dangerosité comme propension à commettre des actes d'une certaine gravité, dommageables pour autrui ou pour soi, fondés sur l'usage de la violence. Quelle que soit la définition retenue, l'administration pénitentiaire est concernée, au moins à double titre, par la question de la dangerosité (ou des dangerosités 2) des détenus. D'une part, il paraît indispensable de bien évaluer la dangerosité pénitentiaire des détenus, en tenant compte des particularités de l'enfermement et des conditions de détention, afin de mieux gérer la sécurité des personnes et des établissements, d'autre part, il semble tout aussi indispensable de bien évaluer la dangerosité criminologique des
1. V. J.-P. Cornet, D. Giovannangeli, Ch. Marmont, Les délinquants sexuels. Théories, évaluation et traitement, Frison-Roché, coll. Psychologie vivante, 2003, p. 68 et s. ; L. Roure, L'état dangereux. Aspects sémiologiques et légaux, Masson, coll. Médecine et psychothérapie, 1991, p. 13 et s. ; C. Debuyst , « La notion de dangerosité, maladie infantile de la criminologie », Criminologie, 2, 7-24, 1984. 2. V. C. De Beaurepaire, la psychopathologie, entre justice
C. Bénézech, et psychiatrie,
M. & C. Kottler, Les dangerosités : de la criminologie Paris, John Libbey Eurotext, 2004.
à
Les nouvelles figures de la dangerosité
130
détenus éligibles aux dispositifs d'aménagement de peine ou, pour le moins, dans la préparation de la sortie des détenus à l'issue de la peine 3. Il paraît dès lors nécessaire d'analyser la manière dont l'administration pénitentiaire conçoit la dangerosité (présumée ou avérée) des détenus en milieu carcéral à travers les mutations sociales qui la traversent, tant au regard de la multiplication des régimes pénaux, rendue possible par l'augmentation de la population pénale, que de la nécessité de préparer le retour à la vie libre des personnes détenues. Compte tenu de l'hétérogénéité notoire de cette notion de dangerosité, il nous semble pertinent de situer tout d'abord sa généalogie en milieu carcéral (1) avant de montrer la mixité actuelle qui la caractérise (2) et de nous interroger sur la manière dont le personnel pénitentiaire l'aborde (3).
1. La généalogie de la dangerosité en milieu carcéral D'après le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 20 janvier 1994, « l'exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l'amendement de celui-ci et
permettre son éventuelleréinsertion sociale»
4.
A la lumière de cette défmi-
tion, il est possible d'affirmer, de manière relativement brutale, que la prison est par nature violente, même si cette violence est codifiée dans les textes, dans la mesure où elle prive de liberté d'aller et de venir des individus qui y sont incarcérés. Le principe de la contrainte sur lequel elle est fondée en fait un lieu intrinsèquement dangereux, puisque ceux qui y sont enfermés n'aspirent qu'à s'en aller, au risque de se rebeller contre l'ordre carcéral, voire d'exercer diverses formes de violence à l'encontre du personnel. Une
lecture rapide des statistiques 2006 de l'administration pénitentiaire (au 1er janvier 2007) plante le décor de cet environnement dangereux au travers du nombre d'incidents enregistrés: Il évasions; 265 mouvements collectifs (dont 10 ayant nécessité l'intervention des équipes régionales d'intervention
et de sécurité
-
ERlS); 550 agressions graves commises par les détenus
contre le personnel; 93 suicides; 376 actes de violence entre détenus (dont 3 homicides) et 648 personnels agressés de manière plus violente qu'en 2005.
3. V. P. Mbanzoulou, La dangerosité des détenus. Un concept flou aux conséquences bien visibles: le PSEM et la rétention de sûreté, A1Pénal, Dalloz, avri12007, pp. 171-175. 4. V. P. Mbanzoulou, La réinsertion sociale des détenus. De l'apport des surveillants de prison et des autres professionnels pénitentiaires, L'Harmattan, ColI. Sciences criminelles, 2000, p. 194.
Quelles approches pénitentiaires de la dangerosité des détenus?
131
Les notions d'ordre interne et de sécurité des établissements sont devenues de manière critiquable des concepts valise de construction sociale et de gestion de la dangerosité en prison. Sans véritable distinction, toute situation pouvant contrarier cet ordre interne et afortiori la sécurité est perçue comme porteuse de danger potentiel auquel le personnel pénitentiaire doit répondre de manière appropriée. L'approche envisagée dans pareille situation consiste à collecter des informations en amont afin de mieux anticiper les risques ou les incidents que les détenus peuvent générer en détention. La sécurité des établissements pénitentiaires a toujours été, en effet, la préoccupation majeure de l'administration pénitentiaire. Un détenu qui s'évade, par exemple, symbolise non seulement l'échec de l'institution carcérale au regard de l'obligation des résultats en matière de sécurité, mais expose également le personnel pénitentiaire et les autres détenus à un danger potentiel d'importance variable (mise en danger, agression, blessure, prise d'otages). Les détenus particulièrement signalés (DPS)représentent en ce sens la figure majeure de la dangerosité en prison. Catégorie apparue en 1967 comme réponse à opposer aux truands liés au grand banditisme lors de leur incarcération, il s'agit des détenus inscrits au fichier spécial de la répression du banditisme ou ceux désignés par l'administration pénitentiaire en raison des risques qu'ils présentent pour l'ordre public eu égard aux faits commis, aux liens entretenus avec une association de malfaiteurs, aux probabilités d'agression ou d'évasion. L'analyse des huit critères d'inscription au répertoire des détenus particulièrement signalés, établis dans le cadre de la refonte de la Circulaire R0025 du 19 mai 1980 portant instruction ministérielle relative au fonctionnement de ce répertoire, permet de comprendre la place consacrée à l'évasion comme ressort de la construction de la dangerosité pénitentiaire. Il regroupe: 1) les détenus appartenant à la criminalité organisée locale ou régionale mais n'ayant pas fait l'objet d'un commencement d'exécution d'une évasion; 2) les détenus ayant été signalés pour des évasions réussies ou des commencements d'exécution d'une évasion par ruse ou bris de prison selon un mode opératoire simple et sans violence; 3) les détenus dont l'évasion pourrait avoir un impact important sur l'ordre public en raison de leur personnalité et/ou des faits pour lesquels ils sont écroués; 4) les détenus appartenant à la criminalité organisée nationale ou internationale ou aux mouvances terroristes mais n'ayant pas fait l'objet d'un commencement d'exécution sur une affaire d'évasion; 5) les détenus appartenant à la criminalité organisée nationale ou internationale ou aux mouvances terroristes, ayant fait l'objet d'un signalement par
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Les nouvelles figures de la dangerosité
l'administration pénitentiaire, les magistrats, la police ou la gendarmerie selon lequel des informations recueillies témoigneraient de la préparation d'un projet d'évasion; 6) les détenus susceptibles de grandes violences ayant commis un ou des meurtres, viols ou actes de torture et de barbarie en établissement pénitentiaire ; 7) les détenus appartenant à la criminalité organisée nationale, transnationale ou aux mouvances terroristes ayant fait l'objet d'un commencement d'évasion; 8) les détenus appartenant à la criminalité organisée nationale ou transnationale ou aux mouvances terroristes ayant déjà réussi une évasion. Ces détenus sont dès lors objet d'une vigilance renforcée durant l'incarcération et au cours de leurs déplacements (rotations de sécurité ou diverses extractions). C'est en ce sens que la direction de l'administration pénitentiaire a publié le 10 août 2007 une note de la Garde des Sceaux, ministre de la Justice, relative aux mesures de sécurité à observer dans les quartiers d'isolement susceptibles d'héberger des détenus dangereux. Celle-ci précise qu'il appartient au chef d'établissement d'apprécier la dangerosité des détenus placés à l'isolement. Elle indique également le régime de détention applicable à ces détenus isolés et les dispositions particulières à l'égard de ceux identifiés comme dangereux en raison notamment de leur appartenance au grand banditisme ou à une mouvance terroriste ou de leur passé judiciaire et pénitentiaire. Comme l'ont montré diverses recherches 5, une évolution importante s'est opérée au cours de ces dernières années dans la phénoménologie de la criminalité en Europe, faisant apparaître des nouvelles manifestations du crime organisé. De nouveaux réseaux criminels opérant notamment sur la traite d'êtres humains, sur le trafic des drogues ou sur la contrefaçon ont fait irruption dans l'Europe de Schengen. Une telle évolution ne pouvait qu'avoir des répercussions dans les prisons européennes. En France, par exemple, sont apparues des nouvelles catégories de détenus étrangers appartenant à des réseaux mafieux, souvent en provenance de l'Europe de l'Est, posant avec acuité la question de la sécurité des établissements pénitentiaires. Même si les prisons françaises sont parmi les plus sûres, les diverses évasions que l'administration pénitentiaire a connues ces dernières années (de
5. Cf. G. Mennetrier, Sécurités Femmes. Traite des femmes à des fins d'exploitation sexuelle et coopération transfrontalière, Paris, Forum Européen pour la Sécurité Urbaine, 2000 ; 1. Alvarez, Approche locale de la criminalité organisée: liens entre petite criminalité et grand criminalité dans des quartiers dits en difficulté de l'Europe, Forum Européen pour la Sécurité Urbaine, 2000.
Quelles approches pénitentiaires de la dangerosité des détenus?
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Roger Garcia à la maison d'arrêt de Toulouse-Saint-Michel en 2000 à Pascal Payet à la maison d'arrêt de Grasse en 2007) l'a amenée à renforcer ses dispositifs d'analyse et de gestion de la dangerosité des détenus. La création par arrêté du 30 décembre 2003 de la sous-direction de l'état-major de sécurité (EMS),regroupant tous les services de l'administration centrale en charge des questions de sécurité pénitentiaire, participe de cette logique visant à accroÎtre les capacités de réaction et d'anticipation des risques liés à certaines catégories de détenus. La classification des maisons centrales en fonction des critères de sécurité passive renforcée et la multiplication des régimes de détention adaptés aux différents profils des personnes détenues, à travers une gradation de la rigueur des régimes de détention, constituent à la fois une stratégie de gestion de la dangerosité mais également un processus de construction sociale de la dangerosité des détenus. Si la création, par circulaire en date du 27 février 2003, de dix équipes régionales d'intervention et de sécurité (ERIS)renvoie davantage à la gestion de la dangerosité en établissement pénitentiaire, on pourrait y voir également un processus de construction de la dangerosité pénitentiaire pour peu qu'on s'intéresse aux raisons qui ont suscité leur création. En effet, à l'occasion de divers événements, notamment l'attaque par un commando de la maison d'arrêt de Fresnes le 12 mars 2003, le maintien de l'ordre est devenu la priorité des établissements pénitentiaires 6, d'autant que la présence d'armes et de substances explosives constatée en détention a conduit à la prise de conscience par l'administration pénitentiaire de sa propre vulnérabilité. Par ailleurs, les missions des ERISsont bien claires: renforcer les structures locales, participer à l'organisation des fouilles, rétablir l'ordre avant l'intervention
éventuelle des forces de police ou de gendarmerie 7. Elles dénotent bien un
recentrage sur la sécurité et, par conséquent, la mise en avant de la dangerosité pénitentiaire. Comme la plupart de ces événements ont toujours un important retentissement médiatique, l'évaluation de la dangerosité pénitentiaire est très souvent couplée à la notion de risque médiatique et de violence. La probabilité de médiatisation ou d'exploitation extérieure d'une situation va dans ces conditions conduire l'administration à accorder davantage d'attention à la ou les personne(s) concernées), quel que soit le profil pénal. En cas de médiatisation d'un fait, une réactivité des services sera très vite observée avec une remontée sans failles d'informations et une amélioration de la situation. La notion de « détenu médiatique », de plus en plus utilisée par les personnels, 6. V. Cour des comptes, Garde et réinsertion. La gestion des prisons. La documentation française, 2006, p. 36 (193p.). 7. V. Ministère de la justice, Rapport d'activité 2003, p. 49.
Rapport public thématique,
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Les nouvelles figures de la dangerosité
renvoie à ces diverses situations de surdétermination de la dangerosité pénitentiaire. Au public particulier des DPS s'ajoute le nombre important de personnes incarcérées souffrant de troubles de la personnalité et du comportement, qui ne relèvent pas de la psychiatrie 8, ainsi que les détenus contestataires et indisciplinés ou ceux en attente de classement par la commission nationale DPS, objets d'une surveillance renforcée. Ils sont également tous considérés comme porteurs d'un danger important au regard de l'ordre intérieur ou de la sécurité des personnes. Dès lors, la conduite en détention d'un détenu devient un critère important de détermination de la dangerosité de celui-ci au regard de l'ordre intérieur ou de la sécurité de l'établissement. C'est dans
cette optique qu'est apparue la notion de dangerosité pénitentiaire 9 qui se définit en référence à la menace potentielle que l'individu représente contre la sécurité des personnes et des établissements pénitentiaires voire, de manière abusive, contre l'ordre intérieur. La dangerosité pénitentiaire a donc pour paradigme l'impératif de sécurité des établissements pénitentiaires. Elle n'est cependant pas une notion pure. Elle admet des points de jonction, voire de tension, avec d'autres formes de dangerosité également décelables en détention.
2. La mixité de la dangerosité en milieu carcéral La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1994 ci-dessus évoquée assigne également à la peine privative de liberté la mission de favoriser l'amendement du détenu et de permettre son éventuelle réinsertion sociale. Une telle orientation, inscrite aujourd'hui en droit positif français par la loi du 9 mars 2004 (article 707 CPP) était déjà constatée en 1945 avec l'inscription de l'objectif d'amendement des détenus dans les principes de la réforme Amor et avec la loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire. Elle a eu pour conséquence l'émergence de l'individualisation de la peine par la prise en compte de la personnalité du détenu et de son parcours pénal dans sa prise en charge. Avec l'apparition en détention depuis une vingtaine d'années d'une nouvelle population pénale constituée de délin-
8. V. Inspection générale des services judiciaires/Inspection générale des affaires sociales, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, Ministère de la Justice/Ministère de l'Emploi et de la Solidarité, 200l. 9. V. D. Lhuilier, N. Aymard, L'univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison, Desc1ée de Brouwer, 1997, p. 101 ; G. Blin, J.-S. Merandat (sous la direction de C. Frazier), Le Centre national d'observation. Méthodes et perspectives, EMS1-DAP, Juin 2007,36 p.
Quelles approches pénitentiaires de la dangerosité des détenus?
135
quants sexuels (19,7%), de toxicomanes (13,7%) et de malades mentaux 10, la lutte contre la récidive, apparue comme une mission à part entière de
l'administration pénitentiaire,s'en trouve évidemmentcomplexifiée Il. Le discours politique ainsi que des prescriptions législatives imposent cette mutation puisque la question de la dangero sité est toujours abordée
sous l'angle du criminel dangereux ou récidiviste 12, auquel est réservé un traitement beaucoup plus rigoureux qu'aux autres criminels. Les lois des 12 décembre 2005, 5 mars 2007 et 10 août 2007 constituent l'expression même de cette conception, dans la mesure où elles ambitionnent de prendre en compte la dangerosité de certains profils de délinquants afin de mieux défendre la société. Le passé pénal d'un délinquant tout comme la nature de l'infraction commise apparaissent ainsi déterminants, car la lutte contre la récidive y est présentée comme une priorité de la lutte contre la délinquance. La dangerosité des détenus est devenu un sujet d'actualité à chaque fait divers de récidive d'un sortant de prison, notamment en matière de délinquance sexuelle. Deux rapports ont été remis au gouvernement au cours de ces deux dernières années traitant d'une part de « Santé, justice et dangerosités: Pour une meilleure prévention de la récidive» (Rapport Burgelin, juillet 2005) et d'autre part de «L'évaluation de la dangerosité des auteurs d'infractions pénales atteints de troubles mentaux» (Rapport Garraud, octobre 2006). Le premier rapport insistait notamment sur la nécessité d'une meilleure évaluation de la dangerosité psychiatrique et criminologique des auteurs d'infractions atteints de troubles mentaux et demandait une meilleure prise en compte de la dangerosité dans le traitement judiciaire et médical des auteurs d'infractions pénales. Le second poursuivait la réflexion engagée par la Commission Santé-Justice en étudiant plus particulièrement les méthodes pour évaluer la dangerosité psychiatrique ou criminologique ainsi que les conséquences juridiques pouvant être tirées d'une dangerosité avérée.
10. Un entrant en prison sur dix déclare avoir un suivi psychiatrique préalable à son incarcération. Pour plus de détails, V. A. Duburcq et col., Enquête de prévalence sur les troubles psychiatriques en milieu carcéral (phase 1 de l'étude épidémiologique), Rapport final, DGS-DAP, Réf. 2001-148, 2004, p. 16 et s. Camp. J.-F. Burgelin, Santé, justice et dangerosité pour une meilleure prévention de la réci" dive, Rapport de la Commission Santé-Justice, juillet 2005, p. 7. Il. V. A. Kensey, Prison ment mieux protégée?, Armand charge pénitentiaire des auteurs tation Française, 2007, 197 p. 12. V. M.H. Renaut, Une
et récidive. Des peines de plus en plus longues,' la société est-elle vraiColin, 2007, p. 23 et s. V. ég. J. Alvarez et N. Gourmelon, La prise en d'agressions sexuelles, coll. Perspectives sur la justice, Ed. La documentechnique juridique
appliquée
à un problème
de société, la récidive.
De
la notion de consuetudo deliquendi au concept de dangerosité, R.S. C., 2000 ; A. Coché, La détermination de la dangerosité
des délinquants
en droit pénal, PUAM, 2005.
136
Les nouvelles figures de la dangerosité
La dangerosité criminologique apparaît clairement comme le concept autour duquel l'administration pénitentiaire doit aborder la question de la lutte contre la récidive, l'article D.49-24 du code de procédure pénale allant jusqu'à confier au service pénitentiaire d'insertion et de probation la possibilité de procéder à une synthèse socio-éducative du condamné détenu avant sa libération, afin d'apprécier sa dangerosité et le risque de récidive. La dangerosité criminologique correspond à la tendance ou la grande probabilité de violer la loi pénale 13,une prédisposition au crime. Une étroite relation peut néanmoins être établie entre gravité de l'acte (délit, crime) et dangerosité du délinquant, justifiant ainsi une pénalité différente ou un régime de détention particulier. En effet, l'incarcération des détenus se déroule dans le cadre d'un service public pénitentiaire gouverné par une logique qui pose comme postulat que la période passée en prison doit servir à préparer le retour du condamné dans la société. Cette préparation consiste à favoriser la réinsertion des personnes confiées au service public par l'autorité judiciaire. Une telle logique pose également comme axiome qu'il est possible d'aider un condamné, dans le cadre pénitentiaire, à acquérir des habitudes de vie conformes à celles organisant la vie en société. Or, la dangerosité avérée de certains détenus vient remettre en cause ce projet humaniste d'envergure dans la mesure où, ne disposant pas d'outils scientifiques incontestables permettant une évaluation certaine et la prise en charge intégrale d'une telle dangerosité, l'administration pénitentiaire éprouve davantage de difficultés dans la réalisation de sa mission face à ce public. Très récemment, le Bureau de gestion de la détention de l'Etat-major de sécurité (EMS1) a effectué un audit du Centre national d'observation (CND) afin de décrire de la manière la plus exhaustive la méthode de travail de ce centre et d'envisager ses perspectives de développement. Cet audit est d'autant plus intéressant à analyser que le CND représente une structure indispensable à l'individualisation du régime de détention. Faisant suite à la lettre de mission de Monsieur le Directeur de l'administration pénitentiaire en date du 8 décembre 2006, ce rapport fait apparaître trois formes de dangerosité évaluées par le CND: la dangerosité pénitentiaire, la dangerosité psychiatrique et la dangerosité criminologique 14.
13. C. Debuyst : L'état dangreux est un phénomène psycho-social caractérisé par des indices révélateurs de la grande probabilité pour un individu de commettre une infraction contre les personnes et les biens, Trme cours international de criminologie, Paris, 1953. 14. V. G. Blin, J.-S. Merandat (sous la direction de C. Frazier), Le Centre national d'observation. Méthodes et perspectives, EMS1-DAP, op. cil., p. 17 et s.
Quelles approches pénitentiaires de la dangerosité des détenus?
137
La dangerosité pénitentiaire y est définie comme relative à l'état d'une personne détenue se caractérisant par la très grande probabilité de troubler l'ordre interne de l'institution carcérale (violences physiques, comportements auto-agressifs, évasions, mouvements collectifs). On y découvre que dans les synthèses du CND, les psychologues, les travailleurs sociaux, les psychiatres et les personnels de surveillance se prononcent souvent sur la dangerosité pénitentiaire et donnent parfois un avis sur la capacité du détenu à vivre en collectivité et à s'intégrer au sein d'un groupe. La dangerosité psychiatrique y est définie comme une manifestation symptomatique liée à l'expression directe de la maladie mentale. On y apprend que les psychiatres donnent des indications sur la dangerosité psychiatrique en précisant, le cas échéant, que la non-prise, par un détenu de son traitement médicamenteux peut être source d'accroissement du risque de violences ou de décompensation tant en milieu pénitentiaire qu'en milieu libre. La dangerosité criminologique enfin est présentée comme un phénomène psychosocial caractérisé par des indices révélateurs de la très grande probabilité de commettre une infraction contre les personnes ou les biens. Son évaluation revient à pronostiquer un acte de réitération ou de récidive. L'audit constate que l'évaluation criminologique est insuffisamment mise en lumière par les professionnels du CND.Ces derniers affichent en effet plus de réticences à se prononcer sur la dangerosité criminologique, craignant tout autant de figer le détenu dans la posture d'une personne non réinsérable et insusceptible d'évolution au cours des années futures et d'engager leur responsabilité du fait d'un pronostic erroné. Afin de développer la mission d'évaluation du CND,l'audit préconise les points suivants:
- « Mettre
en place une flexibilité des sessions CND afin d'accueillir
un nom-
bre de stagiaires accru (environ 50) aux profils diversifiés et complexes; - Développer l'évaluation de la dangerosité pénitentiaire afin de la rendre plus lisible dans les synthèses; - Evoquer la dangerosité criminologique dès lors que cet éclairage apparaît nécessaire soit lors d'un projet d'aménagement de peine, soit lors d'un se15 con d passage» . L'approche de la dangerosité en établissement pénitentiaire est compliquée par sa nature mixte et parfois paradoxale. C'est ainsi qu'une bonne adaptation à l'univers carcéral, pourtant appréciée par le personnel, n'est pas un gage suffisant d'absence de dangerosité de la part du détenu à l'extérieur. 15. Méthodes
V. G. Blin, J.-S. Merandat (sous la direction et perspectives, op. cil., p. 34.
de C. Frazier),
Le Centre national
d'observation.
138
Les nouvelles figures de la dangerosité
Comme l'a souligné le rapport Burgelin, «des détenus présentant un pronostic élevé de récidive, comme ceux condamnés pour des infractions à caractère sexuel, peuvent avoir un bon comportement en prison sur le plan de la discipline; inversement, la réaction à l'emprisonnement peut se traduire chez certaines personnes par un rejet des règles et de la hiérarchie pénitentiaires, attitude qui, pour autant, n'est pas forcément le signe d'une dangerosité criminologique en milieu ouvert» 16. Les délinquants sexuels qui ne cherchent pas à s'évader engendrent néanmoins d'autres problèmes en détention en raison du rejet qu'ils suscitent et des brimades qu'ils subissent de la part des autres détenus 17.De même, les détenus toxicomanes peuvent être responsables d'un certain nombre de trafics, autour de la drogue ou divers rackets, générateurs de nombreuses agressions ou comportements conflictuels en détention 18. A la dangerosité criminologique s'ajoute, voire s'amalgame, la « dangerosité psychiatrique », définie comme un risque de passage à l'acte principalement lié à un trouble mental, et notamment au mécanisme et à la thématique de l'activité délirante. En effet, la présence de plus en plus importante dans les établissements pénitentiaires de détenus souffrant de pathologies de la santé mentale, relevant de soins psychiatriques 19, complique l'approche de la dangerosité. Le caractère souvent imprévisible et incontrôlable de leurs réactions favorise le glissement entre comportements dangereux et individus dangereux. Le lien entre ces deux formes de dangerosité est bien ténu car la personnalité du délinquant, non pathologique, peut aussi décompenser, pendant l'incarcération, sur un mode pathologique. La perspective de la dangerosité sera alors principalement psychiatrique. Comme on peut le noter, l'univers carcéral est devenu de plus en plus singulier, car les relations professionnelles et sociales avec les détenus se nouent autour du danger, dans un environnement gouverné par l'impératif de sécurité. La dangerosité psychiatrique se fond dès lors dans la dangerosité pénitentiaire, dans la mesure où les détenus malades mentaux créent des incidents, aux conséquences toujours imprévisibles en détention, ou agressent indûment le personnel.
16. V. J.-F. Burgelin, op. cil., p. 10.
Santé, justice et dangerosités
: pour une meilleure
prévention
de la récidive,
17. V. J-J. Hyest, G.-P. Cabanel, Prisons: une humiliation pour la République, Les rapports du Sénat, n° 449, 1999-2000, p. 37. 18. V. D. Voituron, Les nouvelles formes de dangerosités en prison, In C. De Beaurepaire, C. Bénézech, M. & C. Kottler, Les dangerosités : de la criminologie à la psychopathologie, entre justice et psychiatrie, op. cil., p. 420. 19. V. J.-F. Burge1in, Santé, justice et dangerosités op. cil., p. 8 et s.
: pour une meilleure
prévention
de la récidive,
Quelles approches pénitentiaires de la dangerosité des détenus?
3. L'approche
139
de la dangerosité par les personnels pénitentiaires
L'état de la question établi brièvement ci-dessus confirme la complexité de la notion de dangerosité et les difficultés que pourraient rencontrer les personnels pénitentiaires dans leur manière d'aborder et de gérer quotidiennement la dangerosité des détenus. Apparaît en même temps l'intérêt qu'il y aurait à connaître la façon dont ces personnels appréhendent et utilisent cette notion de dangerosité car deux logiques peuvent sans cesse s'opposer: la logique de prévention de la récidive (s'appuyant sur la dangerosité criminologique) et la logique de l'action quotidienne fondée sur les exigences de sécurité et d'ordre (s'appuyant sur la dangerosité pénitentiaire). Or les critères d'évaluation de ces deux fonnes de dangerosité ne sont pas les mêmes. Si sur le plan criminologique les caractéristiques de l'infraction commise par l'intéressé (la nature des faits, le mode opératoire et le mobile) et son passé pénal sont des critères détenninants, comment les professionnels pénitentiaires évaluent-ils la « dangerosité pénitentiaire» d'un détenu? C'est ainsi que notre recherche sur les «approches pénitentiaires de la
dangerosité », conduite actuellement dans le cadre du ClRAP, vise à analyser la manière dont les personnels pénitentiaires (personnel de direction, d'insertion et de probation et de surveillance notamment) appréhendent et contrôlent la dangerosité (présumée ou avérée) des détenus en milieu carcéral. Il s'agit concrètement d'un travail sur les discours et pratiques autour de la dangerosité, élaboré au travers de deux axes principaux: la construction sociale de la dangerosité 20et la gestion de la dangerosité 21. L'approche choisie permettra, dans un premier temps, d'identifier la signification que ces personnels donnent ou non à la notion de dangerosité, les ressorts sur lesquels elle s'appuie, ainsi que la place qu'elle occupe dans leur pratique professionnelle. Il sera question de mieux cerner les connaissances (praxéologiques ou scientifiques) qu'ils mobilisent dans le repérage des détenus présentant une dangerosité ou lorsqu'ils sont appelés, en tant que personnel d'insertion et de probation, à élaborer une synthèse socio-éducative préalable à la libération du condamné, évaluant sa dangerosité. Dans un second temps, il s'agira d'analyser leurs actions et réactions face à la dangerosité, telle qu'ils l'appréhendent, afin de comprendre leurs fon20. Pour cet axe, nous prendrons appui sur les résultats de l'étude exploratoire conduite par N. Przygodzski-Lionet, Y. Noël, Individu dangereux et situations dangereuses: les représentations sociales de la dangerosité chez les citoyens, les magistrats et les surveillants de prison, Psychologie française, n049,2004,pp.409-424. 21. Pour ce deuxième axe, nous prendrons appui sur les résultats de l'étude, plus ancienne, conduite par J. Dozois, J. Poupart, M. Lalonde, Dangerosité et pratique criminologique en milieu adulte, Criminologie, 1984, vol. 17, pp. 25-51.
140
Les nouvelles figures de la dangerosité
dements. En effet, l'examen du processus de décision de ces personnels face à la dangerosité des détenus permettra d'identifier les logiques en jeu, la compétence construite dans l'action (expérience professionnelle), la traduction dans l'action des connaissances acquises au cours de leur formation, les liaisons des informations privilégiées et les liens éventuels entre la construction sociale de la dangerosité et la pratique qui en découle. Au final, cette recherche permettra de comprendre comment les personnels pénitentiaires construisent des compétences autour de cette question et l'impact qu'elles ont sur la gestion de la détention ou sur la préparation à la sortie du détenu. La confrontation de leurs différentes approches praxéologi-
ques avec les conceptions scientifiquesles plus courantes permettra de situer leurs particularités, d'étayer leurs potentialités et limites et de dégager de nouvelles perspectives professionnelles ainsi que des préconisations en matière de formation initiale et continue. Diverses questions sont soulevées auxquelles nous tenterons de répondre: - Quels indicateurs de la dangerosité utilisent-ils? (L'apparence extérieure? la manière d'être? l'origine sociale ou ethnique? la nature de l'acte commis? le comportement dans l'institution? . .) - Existe-t-il des différences dans le choix des indicateurs en fonction de leurs catégories professionnelles d'appartenance et/ou de la catégorie de leur établissement pénitentiaire (MC,CD,MA)? - Se réfèrent-ils à des modèles théoriques? - Quels axes explicatifs de la dangerosité des détenus privilégient-ils: l'axe sociodémographique, l'axe pénal, l'axe criminologique et psychopathologique ou l'axe pénitentiaire? - Comment tentent-ils d'enrayer ou de réduire la dangerosité perçue des détenus? D'ores et déjà, la phase de pré-enquête conduite permet d'avancer les hypothèses suivantes: - la construction de la dangerosité est variable en fonction des catégories professionnelles. Les personnels de direction et les personnels de surveillance accordent davantage d'importance à la détermination du risque que le détenu fait courir à la sécurité des personnes et de l'établissement (dangerosité pénitentiaire), alors que les personnels d'insertion et de probation privilégient le passif du détenu et la nature de l'infraction (dangerosité criminologique) ; - l'évaluation de la dangerosité est davantage tributaire de l'appropriation que chaque professionnel fait de la situation, en lien avec la qualité des relations entretenues avec le détenu concerné et le contexte professionnel, que de l'existence d'un protocole formalisé. Elle est dès lors subjective;
Quelles approches pénitentiaires de la dangerosité des détenus?
141
- la gestion de la dangerosité est variable selon la catégorie professionnelle d'appartenance et la nature de l'établissement. Elle obéit principalement au schéma institutionnel formalisé (prescriptions légales et réglementaires) ou intégré par les agents (habitudes de travail, culture d'établissement). Cette recherche, dont le terme est prévu en juin 2009, se déroulera dans divers établissements pénitentiaires: maisons d'arrêt d'hommes, maison d'arrêt de femmes, maisons centrales, centres de détention, centre des jeunes détenus et le centre national d'observation CND. La population de recherche choisie, sur la base du volontariat, sera composée des personnels de direction, des personnels de surveillance et des personnels d'insertion et de probation des établissements sélectionnés. Un effort de diversification de l'échantillon sera consenti au regard de données telles que l'ancienneté professionnelle, le grade, le parcours pénitentiaire (diversité de lieux de service), le sexe.
Conclusion La dangerosité des détenus peut se comprendre de différentes manières: la dangerosité criminologique, la dangerosité psychiatrique et la dangerosité carcérale ou pénitentiaire. Ces trois formes de dangerosité ne renvoient pas à une même réalité comme on vient de le voir. Dès lors, le problème qui se pose pour le personnel pénitentiaire est celui du choix du ou des critère(s) pertinent(s) permettant de définir la dangerosité du détenu, car le même individu peut être dangereux à partir d'un critère ou d'un ensemble de critères et ne pas l'être à partir d'un autre critère ou ensemble de critères. Or l'environnement pénitentiaire nécessite un ajustement sans failles au potentiel de danger qu'incarne chaque détenu. Si l'incarcération des détenus jugés dangereux neutralise (momentanément) leur dangerosité à l'égard de la société, il en va en effet autrement pour le personnel pénitentiaire et les codétenus qui peuvent être exposés au risque d'agression, de rébellion à l'ordre carcéral ou d'évasion. Le concept de dangerosité pénitentiaire ou «carcéraIe» 22 peut être considéré comme pertinent et voire même opérationnel. Il peut en ce sens dicter un certain nombre d'actions et servir de référence à leur évaluation. Reste la question de la dangerosité criminologique. Comment l'évaluer de manière satisfaisante dans la perspective de la lutte contre la récidive? Une telle évaluation doit-elle relever de la compétence du personnel pénitentiaire? Est-il suffisamment formé pour cela? L'heure n'est22. V. N. Przygodzski-Lionet, Y. Noël, Individu dangereux et situations dangereuses: les représentations sociales de la dangerosité chez les citoyens, les magistrats et les surveillants de prison, Psychologie française, op. cil., pp. 409-424.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
elle pas venue de penser enfin à la création en France d'un nouveau corps de
métier formé de criminologues? 23 Voilà autant de questions demeurées sans réponses auxquelles les fructueux débats suscités par ce colloque ne manqueront sans doute pas d'apporter des éléments de réponse. De même que la recherche en cours permettra de faire apparaître les conceptions et les compétences des personnels pénitentiaires mobilisées autour de la dangerosité des détenus ainsi que les problèmes majeurs rencontrés par eux dans la gestion quotidienne de la dangerosité perçue des détenus.
23. V. R. Cario, A.M. Favard et R. Ottenhof (dir.), Profession criminologue, Coll. Criminologie et sciences de l'homme, Erès, 1994; G. Kellens, Criminologie et société. Le criminologue dans la cité: hier, aujourd'hui, demain, Actes du 50ème anniversaire de l'Ecole liégeoise de criminologie Jean Constant, Ed. Bruylant, 1998.
10 L'expertise mentale judiciaire: le temps de la réforme et de la modernisation par Jean-Pierre Bouchard
« EXPERT », « EXPERTISE », voilà des mots qui évoquent pour le sens commun la connaissance, l'expérience professionnelle de haut niveau, l'art de l'analyse et de l'évaluation porté à ce qui se fait de mieux, à l'objectivité, à l'avis très éclairé et peu contestable tant il est pétri d'exactitude et de vérité. Ce n'est hélas pas toujours cette réputation qu'ont l' « expertise psychiatrique» et l' « expertise psychologique» dans la sphère judiciaire. Il suffit d'avoir assisté à quelques querelles d'experts «psy », qui après avoir expertisé une même personne en font des analyses partiellement ou totalement différentes, pour douter de la validité et de la fiabilité systématiques de ces évaluations. L'expertise «psy » est en crise profonde, ce n'est pas nouveau mais ce n'est pas non plus une fatalité insurmontable. Il faut donc la réformer, la faire évoluer, l'actualiser, la fiabiliser, la moderniser.
1. Les erreurs en matière d'expertises psychiatrique un problème ancien et récurrent
et psychologique:
La fréquentation des salles d'audience, la lecture et l'analyse d'un grand nombre d'expertises psychiatriques, médico-psychologiques ou psychologiques réalisées ces cinquante dernières années (dans toutes les régions de France métropolitaine et dans les départements et territoires d'outre-mer), la connaissance et l'examen clinique de beaucoup de ces personnes expertisées montrent que le problème des erreurs d'expertise « psy » est ancien et récur-
144
Les nouvelles figures de la dangerosité
rent. La dramatique affaire dite d'Outreau, pour les erreurs d'expertise 1, n'est hélas qu'une partie visible d'un grave problème para-judiciaire et humain plus fréquent. Ce problème n'est d'ailleurs pas inconnu. Les expertises « psy » ont parfois été désignées comme étant « l'une des sources de pollution importante de la justice », ce qui est pour le moins contraire au but de la mission confiée aux experts. Ces erreurs sont constituées par des évaluations cliniques partiellement ou totalement erronées, par des inadéquations entre les constations cliniques et ce que prescrit le droit (l'article 64 de l'ancien Code pénal et l'article 122.1 du nouveau Code pénal notamment) 2, par des positionnements personnels ou idéologiques nuisibles au devoir d'objectivité des experts et de la justice, etc. Les conséquences, négatives de ces erreurs sont judiciaires, sanitaires et plus largement humaines. Or, les préjudices engendrés dans les affaires les plus anonymes, qui sont les plus nombreuses, ne sont la plupart du temps ni repérés, ni réparés. Si chacune de ces erreurs est grave pour les justiciables qui en subissent les effets, les erreurs portant sur les questions de responsabilité ou d'irresponsabilité pénales des auteurs d'infractions sont sans aucun doute les plus lourdes en conséquences négatives. L'irresponsabilité préconisée à tort peut éviter les sanctions pénales prévues par la loi aux contrevenants, aux délinquants et aux criminels dont les expertises présentent ce type de conclusions (cette absence de jugement et de sanction peut bénéficier principalement aux auteurs d'affaires les plus graves puisque les expertises psychiatriques et psychologiques sont ordonnées systématiquement dans le cadre des instructions criminelles ou relatives à des délits de nature sexuelle). Elle peut 1. V. M. Lemaire, S. Lewden, Ces experts psy qui fabriquent des coupables sur mesure, Editions L'Harmattan, 2007. 2. L'article 64 du Code pénal français napoléonien en vigueur depuis 1810 a été remplacé le 1er mars 1994 par l'article 122.1 du nouveau Code péna1. Comme l'article 64 autrefois, l'article 122.1 depuis mars 1994 permet de statuer sur l'irresponsabilité et la responsabilité pénales des infracteurs, notamment dans le cadre des instructions criminelles ou relatives à des délits de nature sexuelle (Confer articles 81, 706-47 et 706-47-1, D16 et suivants du Code de procédure pénale) où les expertises mentales dans leurs formes actuelles sont systématiquement ordonnées. Article 64 de l'ancien code pénal français en vigueur de 1810 à février 1994 : « Il n'y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pu résister ». Article 122-1 du nouveau Code pénal français en vigueur depuis le 1er mars 1994 : 1er alinéa: « N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». 2eme alinéa: « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable: toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime ». V. ég. Sénat de la République française, L'irresponsabilité pénale des malades mentaux, Documents de travail du Sénat, série législation comparée, 2004, 132 : 28 ; D. Bouley et al., Les fondements historiques de la responsabilité pénale, Annales médico psychologiques, 2002 ; 160 : 396-405 ; J. Le Calvez, De l'article 64 du Code pénal à l'article 122-1 du nouveau Code pénal, Actualités Psychiatriques, 1995, 3 (XXV) : pp. 3-12.
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également priver les victimes directes et indirectes d'un procès pénal auquel elles ont droit suite aux infractions et aux préjudices, souvent très lourds, qu'elles ont subis. Ce type d'erreurs était en fréquence plus présent qu'aujourd'hui il y a une quinzaine d'années et plus et concernait notamment les auteurs d'infractions psychopathes ou pervers sexuels (aujourd'hui respectivement diagnostiqués personnalités anti-sociales ou paraphiles). Depuis, la tendance expertale a basculé dans l'excès inverse. On assiste trop souvent à une demande faite par les experts de sur-responsabilisation des auteurs d'infractions présentant des troubles mentaux, demande qui génère leur sur-condamnation pénale et donc une pénalisation de la folie contraire à un très vieux principe remontant à l'Antiquité, principe clairement établi en France dans le fameux article 64 du Code pénal napoléonien de 1810. Cette dérive explique en grande partie la présence importante de malades mentaux en prison, présence régulièrement dénoncée par les instances les plus officielles et les spécialistes les plus divers 3. Dans ce cas, ces malades mentaux, s'ils sont incarcérés à tort, ne peuvent être contraints, pour la majorité d'entre eux, à être soignés. Leurs pathologies et leur dangerosité, sous le double effet éventuel de l'incarcération et du manque de soins, peuvent donc se maintenir ou s'aggraver et mettre ainsi dans certains cas en péril leur sécurité (stigmatisation et agressions par d'autres personnes incarcérées à cause de leurs troubles mais aussi automutilations, suicides, etc.), celle de leurs co-détenus ou celle du personnel pénitentiaire (agressions, tentatives d'homicide ou beaucoup plus rarement homicides). Ces troubles mentaux peuvent également générer des risques importants de passages à l'acte pathologiques et dangereux après leur levée d'écrou. Ainsi, en France, en moins de vingt ans le nombre de non-lieux pour raisons de troubles psychiques 3. V. P. Pradier, La gestion de la santé dans les établissements du programme 13000, évaluation et perspectives, Rapport réalisé à la demande du Garde des Sceaux ministre de la Justice et du secrétaire d'Etat à la Santé et l'Action sociale, 30 Septembre 1999. V. ég. J. Floch, La France face à ses prisons, Rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur la situation dans les prisons françaises, na 2521, 6 juillet 2000 ; La santé mentale et le suivi psychiatrique des détenus accueillis par les services médico-psychologiques régionaux. Etudes et Résultats, na 181, juillet 2002, D.R.E.E.S. (Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques du ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité) ; Sénat de la République française, L'irresponsabilité pénale des malades mentaux, op. cit., 2004, 132: 28; J.-F. Burgelin, Santé, justice et dangerosités: pour une meilleure prévention de la récidive, Rapport de la commission Santé-Justice, ministère de la Justice et ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille, Juillet 2005 (consultable sur Internet); E. Gallet et al., Les psychotiques incarcérés, Revue de Psychiatrie et de Psychologie Légales « Forensic »,2000, 2-3, 48-52 ; N. Guibert, Délinquants « dangereux» : les proposi-tions du Sénat, Le Monde, 28 juin 2006 ; A. Martorrell, Malades psychotiques en milieu carcéral, esquisse historique et éléments d'actualité, L'Information Psychiatrique, 1991, 67, 4, 293-307; P. Saint, Inadéquations entre l'expertise psychiatrique et la dangerosité criminologique, Synapse, 1999, 160, 37-42 ; P. Tron, G. Loas, De la fiabilité des expertises: étude comparative sur des patients hospitalisés ou emprisonnés après un acte criminel, Annales Médico Psychologiques, 1992, 150, 10, 741-746.
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présentés au moment des faits par les auteurs d'infractions expertisés aurait été divisé par cent. « ... Le nombre d'accusés jugés irresponsables au moment des faits est passé de 17% au début des années 80 à 0,17% pour l'année 1997... l'incarcération des psychotiques est ainsi retenue, pour le plus grand malheur de l'administration pénitentiaire. En raison d'une dérive psychiatrique et judiciaire, des milliers de détenus atteints de troubles psychiatriques errent sur le territoire national, ballottés entre les établissements pénitentiaires, leurs quartiers disciplinaires, les S.M.P.R., les D.M.D., les unités fermées des hôpitaux pénitentiaires. Le tout sans aucune cohérence. Paradoxe terrible, la réforme du Code pénal et la nouvelle pratique des psychiatres ont abouti à un résultat inattendu: de plus en plus de malades mentaux sont aujourd'hui incarcérés. La boucle est bouclée: la prison, aujourd'hui en France, est en train de retrouver son visage antérieur au Code pénal napoléo. nlen»
4
.
M. Bénézech a également dénoncé depuis longtemps la «faillite de l'expertise» 5 : «Décider du sort d'une personne, fut-elle criminelle, après quelques dizaines de minutes d'un entretien unique dans un bureau est inacceptable à notre époque pour les affaires complexes ou importantes. Le décalage entre les diagnostics portés par les experts et ceux portés par les psychiatres travaillant en milieu pénitentiaire sur des criminels condamnés est révélateur du peu de fiabilité de la pratique expertale » 6. La justice moderne doit pouvoir prendre en compte avec justesse tous les éléments de la vie et de la personnalité des justiciables et ne peut pas se satisfaire d'évaluations de ces éléments trop souvent approximatives ou erronées. Une réforme réaliste de l'expertise psychiatrique et de l'expertise psychologique en général (en matière pénale comme en matière civile) doit donc être réalisée au plus vite en France 7. Cette réforme est d'autant plus impérative que ces demandes d'expertise ne cessent d'augmenter et de se diversifier.
4. V. Rapport de la commission d'enquête du Sénat sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France. « Prisons: une humiliation pour la république », 4-7. Session ordinaire de 1999-2000. 5. M. Bénézech et al., Les dangerosités, Paris, 10hn Libbey Eurotext, 2004, 7-23 (Chapitre « Introduction à l'étude de la dangerosité », paragraphe sur la« faillite de l'expertise », 18-19). 6. V. M. Bénézech, De la nécessaire création de centres d'évaluation et d'expertise criminologiques à l'échelon national, ln Médecine pour la prison de l'an 2000, Actes du premier congrès mondial de médecine pénitentiaire francophone, Paris, Palais du Luxembourg, 25-26 octobre 1996, 82-85. 7. Ce constat, certes alarmant mais nécessaire, ne doit pas masquer la bonne qualité de bon nombre d'expertises psychiatriques et d'expertises psychologiques réalisées tous les jours.
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Certaines réformes ou préconisations de réformes récentes 8 n'abordent pas ou demeurent vagues sur les solutions à apporter aux points les plus problématiques : l'aggravation régulière (et irréversible ?) du manque d'experts psychiatres, le contenu de la formation et l'expérience professionnelle des psychiatres et des psychologues experts. Si dans l'affaire dite d'Outreau les défaillances des expertises d'enfants ont été particulièrement médiatisées, il faut rappeler que les problèmes posés par les expertises « psy » ne se limitent pas aux mineurs. TIs sont d'ordre général, en particulier parce que les psychologues et les psychiatres qui sont amenés à expertiser des enfants, des pré-adolescents ou des adolescents expertisent également la plupart du temps tout autre type de personnes et vice versa. Ces points très critiques concernant l'évolution des effectifs d'experts et la qualité générale des prestations en matière d'expertise doivent donc être abordés et résolus rapidement 9.
2. « L'expertise psychiatrique» et «l'expertise psychologique », une distinction à supprimer Si historiquement la distinction entre « expertise psychiatrique» et « expertise psychologique» était fondée, cette distinction paraît très difficile à conserver à l'avenir. Deux types de raisons conduisent à ce constat: des raisons liées à l'effectif actuel et futur des experts potentiels et des raisons liées à la nature des questions posées aux experts.
8. Rapport du groupe de travail chargé de tirer les enseignements du traitement judiciaire de l'affaire dite «d'Outreau », ministère de la Justice, Février 2005. V. ég., Loi n° 2004-130 du Il février 2004 (Titre VII) et décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004 relatif aux experts judiciaires; Rapport de la commission d'enquête parlementaire chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l'affaire dite d'Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement: «Au nom du peuple français, juger après Outreau », XIIe Législature, Assemblée nationale, rapport n03125, juin 2006. 9. V. J.-P. Bouchard, Réformer l'expertise psychiatrique et l'expertise psychologique: un impératif pour la justice, Le concours médical, tome 128-02, 18 janvier 2006, 97-99; L'expertise mentale en France entre « pollution de la justice et devoir d'objectivité », Droit pénal, éditions LexisNexis JurisClaset seur, n° 2, février 2006, étude n° 3,15-16. V. ég. J.-P. Bouchard, Réformer l'expertise psychologique l'expertise psychiatrique: une impérieuse nécessité pour la justice, Le journal des psychologues, juin 2006, n° 238, 30-33 ; « L'expertise mentale: entre fragilités et certitudes », Communication au conoque sur «La preuve pénale », Université de La Sorbonne, Paris, 10 novembre 2006; J.-P. Bouchard, L'indispensable réforme de l'expertise psychologique et de l'expertise psychiatrique. Communication faite dans le cadre du XXIe Forum professionnel des psychologues, Palais des Papes, Avignon, 23, 24, 25 novembre 2006 et dans le cadre des conférences « Regards sur l'actualité », Institut d'études judiciaires, Université Panthéon-Assas, Paris II, faculté de droit, 19 février 2007.
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2.1. L'effectif actuel et futur des experts potentiels: les psychiatres Depuis de nombreuses années déjà, bon nombre de magistrats évoquent leurs difficultés à trouver suffisamment d'experts psychiatres dans certaines régions. Cette raréfaction ou cette pénurie va encore s'aggraver considérablement en France car la diminution du nombre des psychiatres en formation mise en œuvre depuis 1983 va réduire de façon très importante cet effectif professionnel dans les années à venir par le biais des cessations d'activité liées à l'âge. Il faut donc craindre que l'expertise dite psychiatrique ne soit plus réalisable dans des conditions satisfaisantes faute d'experts psychiatres en nombre suffisant. La seule revalorisation pécuniaire des actes d'expertise ne garantit pas la résolution de ce problème crucial.
2.1.2. Les psychologues Au contraire, les psychologues sont en nombre beaucoup plus important que les psychiatres et ce nombre ne cesse d'augmenter fortement (environ 5000 psychologues nouveaux sont actuellement diplômés et titrés chaque année en France). Psychologues et psychiatres peuvent avoir une zone de carences commune: dans l'immense majorité des cas, ils n'ont pas reçu au cours de leur cursus universitaire initial de formation valide concernant la connaissance des auteurs d'infractions, des victimes et de l'expertise. Une réforme importante de la formation initiale des psychologues et des critères de recrutement et de compétence des enseignants de la psychologie à l'université devrait également être rapidement mise en place pour remédier à ces carences. Cette réforme serait de nature à améliorer, entre autres, les prises en charge des victimes, des agresseurs, la lutte contre la délinquance, la criminalité, la récidive et les pratiques en matière d'expertise 10.
2.2. La nature des questions posées aux experts Il existe un chevauchement important dans les questions écrites (et orales pendant les audiences) posées aux experts psychiatres et aux experts psychologues qui font fréquemment double emploi quant aux analyses qu'elles suscitent (voir pour exemple dans l'encadré en fin de chapitre les questions écrites habituellement posées, missions-types, en matière d'expertises psychiatrique et psychologique des personnes mises en examen). Ce n'est donc 10; J.-P. Bouchard, Proposition de réforme de la formation des psychologues en France et dans l'Union Européenne, L'Encéphale, revue de psychiatrie clinique, biologique et thérapeutique, 2008 .
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pas le maintien de ces deux « listes» de questions souvent semblables qui peut apporter en soi une amélioration de l'évaluation de la personnalité et des comportements des personnes expertisées. Maintenir ces deux listes de questions, même en les différenciant davantagellet12,ne ferait qu'aggraver les possibilités de résolution des problèmes liés aux effectifs d'experts sans apporter un gain important dans l'évaluation clinique des personnes expertisées. Ces éléments liés à l'évolution prévisible des effectifs de psychiatres et de psychologues et à la distinction de plus en plus artificielle sur le fond entre «expertise psychiatrique» et « expertise psychologique» plaident en faveur d'une suppression de cette distinction difficile à maintenir et à réaliser actuellement dans certaines régions, et ailleurs dans un avenir très proche (faute d'experts psychiatres en nombre suffisant). Les concepts d' «expertise psychiatrique» et d' «expertise psychologique », dans leur acception actuelle, devraient donc être supprimés et remplacés par le concept unique d' « expertise mentale» (ou par une appellation équivalente: «expertise psychique », etc.). Cette expertise mentale serait indifféremment réalisée soit par des psychiatres, soit par des psychologues, sous condition que les uns et les autres soient bien formés et expérimentés dans les domaines par rapport auxquels ils pratiquent cette expertise. Car comment être expert dans un domaine dans lequel on n'a pas reçu et validé de formation spécifique et dans lequel on a peu ou pas d'expérience professionnelle de terrain? Une augmentation qualitative du niveau général des prestations en matière d'expertise passe inévitablement par une mise à disposition de la justice d'un nombre suffisant d'experts bien formés et professionnellement expérimentés où que ce soit sur le territoire national. La création d'une « expertise mentale» pratiquée soit par des psychiatres, soit par des psychologues, réellement sélectionnés comme étant formés et compétents pour réaliser ces missions, permettrait de mettre rapidement, de façon fluide et adaptée, à la disposition de la justice et des justiciables ces effectifs nécessaires d'experts de qualité bien répartis géographiquement. Leurs missions communes, et les questions qui leur seraient posées, pourraient couvrir la totalité du champ clinique des missions actuelles confiées indépendamment aux psychiatres et
Il. V. Réponses à la dangerosité, Rapport sur la mission parlementaire confiée par le Premier ministre à M. Jean-Paul GaITaud, député de la Gironde, sur la dangerosité et la prise en charge des individus dangereux. Octobre 2006. Consultable sur Internet. 12. V. J-L. Senon, M. Belonc1e, A. Ciavaldini, A. Penin et al, Audition publique, Expertise psychiatrique pénale, 25 et 26 janvier 2007 (Paris), Rapport de la commission d'audition. consultable sur Internet.
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aux psychologues. Afin d'affiner leurs diagnostics différentiels et leurs évaluations si nécessaire, les psychiatres et les psychologues experts pourraient avoir recours à l'avis complémentaire de sachants somaticiens et à l'ensemble des informations concernant la personne expertisée (dossier( s), avis d'autres professionnels, informations et avis délivrés par des proches, etc.) .
3. La mise en place d'une pratique d'« expertise mentale» de qualité: un impératif à réaliser rapidement La mise en place d'une pratique d'expertise mentale de meilleure qualité en France est une urgence qui ne peut se limiter à quelques modifications partielles qui se révèleront insuffisantes et à nouveau problématiques à court ou à moyen-terme. En plus du décloisonnement des actuelles «expertise psychiatrique» et «expertise psychologique », elle passe aussi inévitablement par d'autres changements de fond importants et complémentaires qui doivent obéir à quelques grands principes de nature à combler les carences qui génèrent le plus souvent des erreurs.
3.1. La création d'un consensus clinique etjuridique de l'expertise mentale Afin d'éviter le développement d'évaluations, d'analyses, de conclusions, de points de vue, erronés, subjectifs et/ou idéologiques nuisibles au devoir d'objectivité des experts, il faudrait créer un consensus clinique et juridique officiel émanant de la communauté scientifique et juridique compétente. Ce consensus porterait sur les aspects cliniques concernant les différents types de personnes expertisées, sur les différents types d'expertises, sur la mise en adéquation de ces contenus cliniques avec ce que prescrit la loi (notamment sur la question centrale de la responsabilité et de I'irresponsabilité pénales) et sur les façons reconnues comme étant optimales pour réaliser et pour rendre compte des expertises mentales (code de bonnes pratiques). En ce qui concerne l'irresponsabilité pénale par exempl, ce consensus pourrait officialiser de façon cliniquement et juridiquement argumentée que certains troubles psychiques graves (la débilité mentale profonde, la détérioration intellectuelle importante, les délires psychotiques 13, les troubles gra13. V. l-P. Bouchard, Sous l'emprise du délire: évolution d'un cas de schizophrénie ayant donné lieu à des passages à l'acte meurtriers, vampiriques et cannibaliques, Nervure, Journal de Psychiatrie, IIU3, avril 1990, 37-40 (article primé dans le cadre du concours de la meilleure observation clinique) ; J.P. Bouchard, A. S. Bachelier, Schizophrénie et double parricide: à propos d'une observation clinique,
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ves de l'humeur et d'autres troubles qui feraient consensus), s'ils génèrent de façon exclusive l'infraction reprochée à la personne expertisée et « abolissent son discernement ou le contrôle de ses actes », sont une cause d'irresponsabilisation pénale. Ce consensus clinique et juridique n'aurait pas pour but de brider ou d'enfermer l'expert dans un carcan rigide: il serait un repère qui l'aiderait à faire ses évaluations et à apporter ses conclusions sans perdre ses capacités à s'adapter aux particularités propres à chaque personne expertisée. Ce consensus serait également un repère intéressant et utile pour les magistrats et pour les avocats (en particulier dans le débat contradictoire) qui doivent fréquemment gérer des développements et des querelles d'experts au jargon difficilement compréhensible et aux fondements scientifiques souvent très discutables. Ce consensus clinique et juridique devrait enfin être revu et réactualisé régulièrement au regard des évolutions scientifiques et juridiques.
3.2. L'obligation de formation des experts L'expertise mentale est un acte professionnel difficile et délicat qui fait appel à des connaissances importantes, vastes et complexes qui ne peuvent s'inventer ou s'improviser. L'ensemble des psychiatres et des psychologues candidat( e)s à la réalisation d'expertises mentales devraient obligatoirement avoir reçu et validé une formation préalable spécifique concernant les différents types d'application de l'expertise mentale et les différents types de personnes expertisées (enfants, pré-adolescents, adolescents, adultes, personnes âgées, auteurs d'infractions, victimes, malades mentaux, etc.). Dans cette formation préalable impérative, le consensus clinique et juridique actualisé relatif à l'expertise mentale devrait évidemment occuper une place centrale. Des connaissances périphériques mais nécessaires dans la culture d'exercice de l'expert devraient être également enseignées (la déontologie et la connaissance du système judiciaire et de ses rouages par exemple). Afin de réactualiser leurs connaissances et leurs pratiques, et d'obtenir le renouvellement de leur agrément, les experts devraient également suivre et valider des cessions de formation continue au cours de leur carrière. La mise en place de programmes nationaux de formation préalable et continue, harmo-
Annales médico-psychologiques (Paris), 2004, Vol. 162, n08, 626-633 ; J.-P. Bouchard, Violences, homicides et délires de persécution, Annales médico-psychologiques (Paris), 2005, n° 10, Vol. 163, 820-826 ; « Paranoïa, schizophrénie et dangerosité : de la clinique à la prévention des passages à l'acte », Communication aux 18èmes journées de l'Association Francophone d'Etudes et de Recherche sur les Urgences Psychiatriques (A.F.E.R.U.P.) ayant pour thème « Urgences psychiatriques et dangerosité : de la psychiatrie à la criminologie », Centre Universitaire, Agen, 23 et 24 mars 2007.
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nisant les niveaux de compétence et de prestation, devrait être préférée aux seules initiatives personnelles dans le choix des formations.
3.3. L'expérience professionnelle des experts Les psychiatres et les psychologues candidat( e)s à la réalisation d'expertises mentales devraient avoir déjà acquis un minimum d'expérience professionnelle clinique (cinq ans à temps plein paraît être une durée minimale). Autrement dit, en sortant de sa formation initiale à l'université, le (la) jeune professionnel(le) inexpérimenté(e) - psychiatre ou psychologue - ne devrait pas réaliser d'expertise mentale. Il (elle) devrait attendre d'avoir acquis une maturité professionnelle de terrain suffisante. Les psychologues et les psychiatres experts ayant développé leur pratique et leur expérience professionnelle de terrain dans un ou plusieurs domaines spécifiques (enfants, adolescents, personnes âgées, malades mentaux, auteurs d'infractions, victimes, etc.) devraient pouvoir être commis en priorité dans ce(s) domaine(s) pour réaliser des expertises. Cette orientation et cette expérience professionnelles pourraient être enregistrées et officiellement prises en compte lors de l'inscription et lors du renouvellement de l'agrément de ces praticiens sur les listes d'experts. Ainsi? les magistrats, les justiciables et leurs conseils auraient une connaissance claire des orientations et des compétences professionnelles des experts désignables ou désignés.
3.4. Le temps passé et les périodes opportunes pour réaliser les expertises Si l'expert a la possibilité d'examiner la personne qu'il expertise pendant autant de temps et autant de fois que nécessaire, il est difficile de penser raisonnablement qu'au contraire un examen d'expertise puisse être réalisé de façon valide en moins d'une heure et demie (pour les cas simples). Il serait également intéressant, voire indispensable, que l'expert examine au moins à deux périodes différentes la personne expertisée: la première au plus près de sa désignation (c'est-à-dire également au plus près des faits qui ont déclenché la procédure) et la deuxième au plus près de l'audience de jugement qui est souvent éloignée dans le temps. Cette mesure, si elle était systématique, permettrait d'évaluer avec plus de validité l'état initial et l'évolution des personnes expertisées (victimes 14 et auteurs d'infractions notamment) et 14. V. J.-P. Bouchard, V. Moulin, Les conséquences psychologiques des agressions, Revue de la gendarmerie nationale, 2000, 194, 51-65 ;J.-P. Bouchard, « La prise en charge psychologique des victimes », Revue de la gendarmerie nationale, 2003; 205: 88-92. V. ég. J.-P. Bouchard, C. Franchi,
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permettrait également à l'expert de corriger sa première évaluation si nécessaIre.
3.5. Les expertises mentales étendues à tous les auteurs d'infractions? Si des éléments de personnalité, et en particulier des troubles et des pathologies psychologiques ou neuro-psychologiques présentés par les infracteurs, peuvent jouer un rôle plus ou moins important dans la commission de certains crimes, ces mêmes éléments peuvent aussi jouer ce même rôle dans des passages à l'acte concernant les niveaux moins graves d'infractions: contraventions et délits. Or les expertises psychiatriques et psychologiques sont ordonnées systématiquement dans le cadre des instructions criminelles ou relatives à des délits de nature sexuelle (Confer articles 81, 706-47 et 706-47-1, D16 et suivants du Code de procédure pénale). Afin de respecter plus encore le principe d'équité et d'égalité des justiciables devant les juridictions et la justice, l'expertise mentale ne devrait-elle pas être systématiquement étendue à tous les auteurs de délits et éventuellement aux auteurs de contraventions? Cette expertise pourrait être adaptée ou simplifiée, par rapport à ce qu'elle serait en matière criminelle, mais devrait porter au moins sur la question cruciale de la responsabilité ou de l'irresponsabilité pénales des délinquants et des contrevenants.
3.6. Les décisions d'irresponsabilisation pénale induites par les expertises mentales prises au terme des audiences de jugement Les décisions d'irresponsabilisation pénale induites par les expertises mentales concluant que la personne expertisée « n'est pas pénalement responsable» car « atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes» devraient être prises uniquement au terme des audiences de jugement après déclaration d'imputabilité des faits et de culpabilité. Ce déplacement de l'instruction à l'audience de la prise de décision concernant la responsabilité ou l'irresponsabilité pénales des auteurs d'infractions présenterait un quadruple avantage: - en supprimant ce processus judiciaire « à deux vitesses », il assurerait un plus juste rendu de la justice en soumettant tous les avis d'experts à la nécesC. Bourrée, C. Lepers, Explosion de l'usine AZF de Toulouse: conséquences psychologiques sur le personnel d'une entreprise voisine, Revuefrancophone du stress et du trauma, 2003, tome 3, n° 4 : 241247.
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saire régulation du débat contradictoire lors des audiences de jugement et minimiserait par là même les risques d'erreurs d'expertise et de conséquences négatives que ces erreurs peuvent générer. Lors de ce débat contradictoire, experts, magistrats et avocats pourraient étayer leur argumentation en s'aidant du consensus clinique et juridique de l'expertise mentale si nécessaire (voir 9 3.1.) ; 15ordonné en cours d'instruction éviterait - cette suppression du «non-lieu» que l'enquête ne s'arrête souvent prématurément sans que toute la vérité soit connue. Il permettrait ainsi aux victimes et à leurs proches d'avoir l'assurance d'accéder au procès de leur(s) agresseur(s) et à toutes les informations disponibles concernant les faits qu'elles ont subis. Cette assurance de jugement, ne les exposant plus à un risque d'annulation et d'extinction pénales en cours d'instruction de l'affaire ou des affaires les concernant, serait également essentielle pour leur permettre de mieux « comprendre» et de mieux dépasser une période souvent très douloureuse de leur existence. Les informations et les éléments révélés lors du procès pourraient éventuellement être repris et utilisés dans un processus psychothérapeutique ultérieur de certaines de ces victimes; - il garantirait aux personnes expertisées (victimes et auteurs d'infractions) que les risques d'erreurs d'expertise mentale pouvant les concerner seraient fortement minimisés par le débat contradictoire lors du procès. Il éviterait notamment pour les accusés malades mentaux la création erronée de patients « faux médico-légaux» ; - il permettrait aux auteurs d'infractions pathologiques (et à leurs conseils) faisant l'objet d'une décision d'irresponsabilisation pénale en fin d'audience d'accéder à toutes les informations orales ou non orales délivrées lors de l'épreuve de réalité qu'est le procès. Ces informations pourraient être reprises et utilisées dans beaucoup de cas pendant la phase thérapeutique, concernant ces personnes présentant des troubles psychologiques ou neuropsychologiques, qui devrait succéder au jugement. Si des personnes s'avéraient notoirement pathologiques et vulnérables sur le plan psychologique avant et/ou pendant leur jugement, elles pourraient être protégées de la publicité du procès et des débats par une décision de déroulement des audiences à huis clos.
15. Le terme de «non-lieu» devrait être remplacé par un terme plus clair car il est source de beaucoup de confusions. Souvent compris comme une annulation des infractions commises par les malades mentaux, il signifie en fait qu'« il n'y a pas lieu» de poursuivre et de condamner les personnes considérées comme pénalement irresponsables.
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3.7. La revalorisation des actes d'expertise L'expertise mentale est un acte clinique complexe, important, utile et noble dans sa finalité. Sa rémunération devrait évidemment être proportionnelle aux nouvelles exigences de qualification et de prestations demandées aux experts. Les bases forfaitaires actuelles fixées aux articles R.116 à R.120-2 du Code de procédure pénale sont de 205, 80 euros pour l'expertise psychiatrique, 222, 95 euros pour l'expertise psychiatrique effectuée en matière d'infractions sexuelles (alors que ce n'est pas nécessairement la nature de l'infraction qui fait la difficulté de I' expertise) et de 172, 80 euros pour l'expertise psychologique. Cette dernière est souvent beaucoup plus longue et plus lourde à réaliser que l'expertise psychiatrique, en particulier quand le psychologue expert utilise des tests psychométriques et/ou des épreuves projectives de personnalité (techniques complémentaires d'évaluation, auxquelles les psychiatres ne sont pas formés, qui supposent au-delà de l'examen classique d'expertise par entretien(s) un temps important de passation, de dépouillement, d'analyse, d'interprétation et de rédaction des résultats) 16.Ces tarifs actuels de l'expertise psychiatrique et de l'expertise psychologique sont unanimement reconnus comme étant très insuffisants.
Conclusion L'intérêt majeur de cette réforme serait de permettre, en particulier par le décloisonnement des concepts actuels d'« expertise psychiatrique» et d' « expertise psychologique », la mise en place rapide d'un effectif suffisant d'experts professionnellement expérimentés et bien formés à la pratique de l'expertise mentale où que ce soit sur le territoire national (métropole et départements et territoires d'outre-mer). En conférant ainsi plus d'objectivité et de fiabilité aux évaluations des personnes expertisées, cette réforme pourrait également diminuer le nombre de demandes de contre-expertises ou de surexpertises qui compliquent, alourdissent et allongent les procédures. En permettant de mieux rendre compte de la dimension humaine qui est au cœur de chaque « affaire », cette modernisation, cette fiabilisation et cette simplification sur la forme de l'expertise mentale participeraient au développement d'une avancée nouvelle et indispensable dans l'art difficile de rendre la justice. A une époque où l'on a de cesse de vouloir sécuriser de plus en plus de
16. V. L. Leturmy, J.-L. Senon, C. Manzanera, E. Aboucaya, M. Savart, D. Soulez-Larivière, M. Lasbats, L'expertise pénale, Actualité juridique pénale, éditions Dalloz, 2006, 2: 58-79. V. ég. C. Rizet, J.-L. Viaux, J.-P. Bouchard, C. Condamin, H. Romano, M.-A. Hélie, Psychologie et justice: paroles d'experts, Le Journal des psychologues, juin 2006, n° 238,24-50.
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décisions judiciaires en les prenant après expertise(s), ne faut-il pas enfin sécuriser l'expertise elle-même? ...
Annexes Questions écrites habituellement posées (missions-types) aux experts psychiatres et aux experts psychologues dans le cadre des expertises de personnes mises en examen (quelques variantes sont possibles dans la formulation de certaines questions de ces missionstypes) . Mission confiée aux experts psychiatres (expertises psychiatriques):
1 - Dire si l'examen du sujet révèle des troublespsychiques. Le cas échéant, les décrire et
préciser à quelles affections ils se rattachent. 2 - Dire si l'infraction qui lui est reprochée a eu une relation avec ces éventuels troubles, en particulier si la personne était atteinte, au mOlnent des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ou d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes, en application de l'article 122-1 du nouveau Code pénal.
3 - Le sujetprésente-t-il un état dangereux?
4 - Le sujet est-il accessible à une sanction pénale? 5 - Le sujet est-il curable ou réadaptable ? Mission confiée aux experts psychologues (expertises psychologiques): 1 - Analyser les dispositions de la personnalité du (de la) mis(e) en examen dans les registres de l'intelligence, de l'affectivité et de la sociabilité et apprécier leur dimension pathologique éventuelle " 2 - Faire ressortirlesfacteurs biologiques,familiaux et sociaux ayantpu influersur le déve-
loppement de sa personnalité;
3 - Précisersi les dispositionsde lapersonnalitéou des anomaliesmentalesontpu intervenir
dans la commission de l'infraction; 4 - Indiquer dans quelle mesure le (la) mis(e) en examen est susceptible de se réadapter et préciser quels moyens il conviendrait de mettre en œuvre pour favoriser sa réadaptation; 5 - Faire toutes observations utiles (dans le cadre de cette question générique qui balaie de nombreux points, l'expert psychologue peut, entre autres, donner son avis sur la responsabilité ou l'irresponsabilité pénale, de la personne expertisée - c'est aussi une des conclusions possibles de la réponse donnée à la question numéro trois - sur son accessibilité à une sanction pénale et sur sa dangerosité).
Il Évolution et critique du concept de dangerosité dans la criminologie: la mise en perspective foucaldienne par Jean-François
Bert
«Nous voilà donc avec trois phénomènes superposés qui ne s'accordent pas: un discours pénal qui prétend traiter plutôt que punir, un appareil pénal qui ne cesse de punir, une conscience collective qui réclame quelques punitions singulières et ignore le quotidien du châtiment qu'on exerce silencieusement en son nom ». Michel Foucault
C'est entre 1975 et 1979 que Michel Foucault réfléchit à la notion de dangerosité. Dans Surveiller et punir, par exemple, il rappelle la nécessité pour notre société de perpétuer la frange des délinquants - individus par définition dangereux ou potentiellement dangereux - en la fixant pour permettre, en contrepoids, la soumission du reste des individus au système de coercition en place 1. Le rêve utopique d'une société sans délinquance, encore actif au XVIIIe siècle, laisse place à une instrumentalisation politique, économique et sociale de la délinquance: «sans délinquance, pas de police. Qu'est-ce qui rend la présence policière, le contrôle policier tolérable pour la population, sinon la crainte du délinquant? Vous parlez d'une aubaine prodigieuse. Cette institution si récente et si pesante de la police n'est justifiée que par cela. Si nous acceptons au milieu de nous ces gens en uniforme,
1. Cette thèse n'a pas été facilement accueillie dans le champ de la sociologie, encore moins dans celui de la criminologie. R. Boudon, par exemple, relève que « la thèse principale de l'ouvrage est fondée sur un sophisme. Foucault prétend que la prison est responsable d'une augmentation des taux de criminalité. D'où il suppute que, si on la maintient tout de même, c'est qu'elle sert des intérêts occultes. Or, si la prison peut favoriser la récidive, on ne peut affirmer qu'elle fasse augmenter les taux de criminalité, car elle a aussi un caractère dissuasif, c'est-à-dire qu'elle empêche que certains crimes et délits ne soient commis. Il est bien sûr impossible de quantifier cet effet dissuasif, mais on ne peut en aucun cas en méconnaître l'existence ni par suite confondre, comme le fait Foucault, taux de récidive et taux de criminalité ». Raymond Boudon avec Robert Leroux (2003), Y-a-t-il encore une sociologie?, Paris, Odile Jacob, p. 151.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
armés, alors que nous n'avons pas le droit de l'être, qui nous demandent nos papiers, qui viennent rôder devant le pas de notre porte, comment serait-ce possible s'il n y avait pas les délinquants? Et s'il n y avait pas tous les jours dans les journaux des articles où l'on nous raconte combien les délinquants sont nombreux et dangereux? » 2 Trois ans plus tard, dans «L'évolution
de la notion d'individu dange-
reux. .. » 3 qui, à bien des égards, peut se lire dans la lignée de son cours au Collège de France sur Les anormaux, Foucault rappelle comment, au XIXe siècle, la psychiatrie va peu à peu passer d'une logique médicale et thérapeutique à la défense de l'ordre social. C'est surtout, rappelle Foucault, le critère de la dangerosité qui obligea les juristes, pour appliquer la loi, à avoir recours à un nouveau type de discours -l'expertise psychiatrique - susceptible de comprendre et d'interpréter les crimes sans raison des monomaniaques. Ce rabattement du médical sur le juridique, rabattement réciproque, est l'occasion pour Foucault de remettre profondément en cause le discours de l'expertise en montrant qu'il est une production sociale. Si ce discours procède d'un statut scientifique et objectif (en ce sens il s'agit d'un discours de vérité), c'est d'abord un discours qui a de réels effets judiciaires et une importante capacité normative. L'idée générale qui structure la démarche de l'expertise psychiatrique est qu'une fois identifiés les sujets à haut risque, il est possible de les écarter de l'avenir que l'on redoute pour eux. À ces deux premiers exemples, il faut ajouter au moins trois autres textes - plus précisément un débat et deux articles de presse - dans lesquels Foucault poursuit cette analyse. Dans un débat qui l'oppose en 1977 à J-P Faye et D. Cooper, Foucault rappelle l'importance grandissante de la notion de dangerosité pour les psychiatres après la loi de 1838 qui les transforme en «fonctionnaires de l 'hygiène publique (...J chargés de contrôler tout ce qui est désordre, ce qui est danger. C'est la notion de danger, finalement, qui a été introduite à ce moment-là, théorisée dans la psychiatrie et la criminologie au XIX siècie» 4. Dans « Attention Danger », article publié le 22 mars 1978 dans le journal Libération, Foucault souligne cette fois-ci le glissement, essentiel et dramatique, dans le fonctionnement de la justice pénale, entre une conception de la « dangerosité » comme virtualité ou probabilité - ce qu'elle est à son origine 2.
V. M. Foucault, «Entretien sur la prison: le livre et sa méthode », Le Magazine Littéraire,
na 1 0 1, 1 975,
3. Déviance Law and 4. première
p. 3I.
V. M. Foucault, «L'évolution de la notion d'individus dangereux dans la psychiatrie légale », et société, vol. 5, na 4, 1981, p. 403-422. Première publication en 1978 dans le Journal of The Psychiatry, vol. I, pp. 1-18. «Enfermement, psychiatrie, prison », Dits et écrits, tome III, pp. 332-360. Débat publié pour la fois dans la revue Change, na 22-23 : La folie encerclée, octobre 1977, pp. 76-110.
Evolution et critique du concept de dangerosité en criminologie
159
et une conception de la « dangerosité » comme état permanent, disposition durable, capacité: une« sombre qualité qu'on prête aux individus ». Foucault ajoute également: « on est en train de créer l'infraction psychologique, le « crime de caractère». Je te punis parce que tu n'es pas comme il faut» 5. Ce glissement est d'autant plus dramatique que la dangerosité permet de jouer sur la punition, en particulier en modulant la durée de la peine
et de l'emprisonnement 6. Enfin, dans «La stratégie du pourtour », publié en mai 1979 dans Le Nouvel Observateur, Foucault dénonce la procédure du flagrant-délit. Centrale dans la nouvelle loi anticasseurs du gouvernement, cette procédure a été abondamment utilisée à Paris lors des manifestations du 23 mars 1979 qui se terminèrent par de nombreuses altercations violentes entre les manifestants sidérurgistes et les forces de l'ordre. Si Foucault s'intéresse à cette procédure, c'est qu'elle entérine un passage entre une justice fonctionnelle et une justice de la sécurité ou de la protection qui n'a plus pour seule et unique fonction que la défense de la société contre ses dangers les plus quotidiens: « ce sont les dangers qui marquent l'importance relative des infractions: gros danger d'un caillou lancé, petit danger d'une grosse fraude fiscale [...J la justice doit réagir au danger réel plus encore qu'au délit établi» 7. Ces trois textes ont aussi une autre spécificité. À la marge de la production « classique» de Foucault, ils sont tous trois représentatifs d'une actualité politique et sociale intense qui s'est traduite, du moins en France à partir de 1974, par l'invasion dans l'espace politique, et a fortiori dans l'espace judiciaire et social, de la question de la sécurité. Jugée par beaucoup responsable des nouvelles formes de contrôle et d'un nouveau discours sur la punitivité qui trouvera sa légitimation dans la loi « Sécurité et liberté» de Peyrefitte en 1981, cette omniprésence du problème de la sécurité va être également la cause d'une augmentation importante et continue de la population carcérale comme, à un autre niveau, de la généralisation du statut de victime. Malgré tout, denière des critiques souvent faciles et idéologiques de la dangerosité, Foucault a su décentrer ce thème omniprésent pour essayer de cer-
5. V. M. Foucault, « Attention danger », Dits et écrits, tome III, pp. 507-508. 6. Argument que Foucault va répéter à de nombreuses reprises, comme en 1977 dans un débat avec R. Badinter intitulé « L'angoisse de juger» : «On convoque des psychiatres qui tiennent des discours à couper bras et jambes, tant du point de vue psychiatrique que du point de vue judiciaire, et que tout le monde fait semblant de considérer comme des exposés techniques de haute compétence. C'est au terme de cette liturgie juridico-psychologique qu'enfin les jurés acceptent cette chose énorme: punir, avec le sentiment qu'ils ont accompli un acte de sécurité-salubrité sociale, qu'on va traiter le mal en envoyant un bonhomme en prison pour vingt ans. L'incroyable difficulté à punir se trouve dissoute dans la théâtralité. ». ln Dits et écrits, tome III, p. 294. 7. V. M. Foucault, «La stratégie du pourtour », Dits et écrits, tome III, p. 794-796.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
ner d'autres logiques, politiques surtout, qui ont participé de sa diffusion dans l'espace public. En effet, la critique foucaldienne de la « dangerosité » ne porte pas seulement sur le versant épistémologique; même si pour l'historien il est important de comprendre les lacunes qu'entraîne un usage parfois irraisonné de la notion depuis la fin du XIXe siècle, elle doit être aussi et surtout politique. C'est par cette notion que les sociétés contemporaines ont pu déterminer la gestion de certaines populations en attirant tous les regards sur la violence individuelle plutôt que sur la violence structurelle ou collective. Derrière la dangerosité et la dramatisation excessive de la criminalité, se joue une réalité politique bien différente qui, pour Foucault, a su stratégiquement instrumentaliser la « dangerosité » pour renforcer l'intolérance sociale, par exemple en essayant de rendre les pauvres ou les criminels totalement responsables de leur situation, mais surtout pour accroître les potentialités répressives.
1. Critique de la notion de « dangerosité »
L'aspect épistémologique que souligne Foucault - avec d'autres 8
-
concerne tout d'abord l'imprécision et l'arbitraire de la notion. Sans véritable valeur scientifique, la dangerosité véhicule l'idée fausse que le recours à l'expulsion ou à l'enfermement suffirait à protéger la société de ses dangers et de ses violences. Depuis la fin du XIXe siècle, l'usage de la notion de dangerosité par les criminologues et les psychiatres permet également d'emboiter deux logiques différentes. Celle du «judiciaire» qui cherche à savoir si certains comportements peuvent être menaçants pour la société en essayant d'appréhender, de mesurer, le plus exactement possible la « quantité » de danger que peut représenter un individu ou un groupe d'individu, et celle de la psychiatrie qui, depuis la loi de 1838 qui pose explicitement la question de la prévention sociale face au risque de la dangerosité en autorisant l'internement sous la forme du placement d'office (pour la première fois une peine privative de liberté n'est pas liée à l'action commise), cherche au contraire à savoir si l'on peut prévoir le comportement dangereux d'une personne à l'aide de «signes» ou de «stigmates» caractéristiques: «A partir du moment où la loi de 1838 entre en vigueur, vous voyez que la question posée au psychiatre sera celle-ci: Nous avons devant nous un individu qui est capable de perturber l'ordre ou de menacer la sûreté publique.
8. V. ég. C. Debuyst, « Le concept de dangerosité et un de ses éléments (criminelle)), in Déviance et société, 1977, pp. 363-387.
constitutifs:
la personnalité
Evolution et critique du concept de dangerosité en criminologie
161
Qu'est-ce que le psychiatre a à dire en ce qui concerne cette éventualité de trouble ou de danger? » 9 Avant de porter son regard vers l'anormalité quotidienne, l'indiscipline, l'agitation, l'indocilité ou le manque d'affection, les psychiatres de la fin du XIXe siècle se sont d'abord longuement interrogés sur les grands crimes monstrueux des monomaniaques comme Antoine Léger (1824), Auguste Papavoine (1825), Henriette Cornier (1826) et surtout Pierre Rivière (1835) qui défraye alors la chronique judiciaire et médico-légale. Maladie sans délire dont le seul symptôme est le crime, la monomanie homicide est alors au centre d'une forte dispute entre deux pouvoirs: celui des juges qui cherchent, par exemple avec Rivière, à faire respecter l'ordre et la loi: Rivière est coupable; et celui des psychiatres qui, au contraire, revendiquent le droit de l'enfermer au nom de la protection de l'ordre social. Comme le rappelle Castel dans le dossier Pierre Rivière, le principal enjeu de cette concurrence entre les instances pénale et médicale est de substituer partiellement un mode de contrôle à un autre. La psychiatrie cherche à élaborer une intervention «qui ne serait pas condamnée à arriver toujours trop tard parce qu'elle serait fondée sur un savoir capable d'anticiper la possibilité d'une conduite délictueuse avant même qu'elle ne se produise» 10. Éclate alors aux yeux des psychiatres la «personnalité» monomane de Rivière Il. Personnalité visible depuis son enfance lorsqu'il crucifie des grenouilles, décapite des rangées de choux dans le jardin familial ou suspend un enfant par les pieds. ..Ces «j eux» enfantins deviennent des signes de sa faiblesse intellectuelle, voir d'une déficience mentale porteuse, à terme, d'un certain nombre de dangers que son crime n'a fait que confirmer. Ce que Foucault cherche d'abord à problématiser avec l'affaire Pierre Rivière, c'est la manière dont l'individu entre dans un vaste mécanisme d'enregistrement et de capture des conduites individuelles les plus ordinaires, comme des manières d'être et d'agir sans importance. Contrairement à la théorie classique du droit qui rappelle que la détermination psychologique d'un comportement déviant est contraire à l'idée d'une justice qui doit être rendue à partir de la stricte connaissance des actes du criminel, l'introduction de l'expertise psychiatrique dans les tribunaux a pour conséquence de déplacer le statut tant juridique qu'anthropologique de la folie: celle-ci est plus qu'une maladie, c'est un danger permanent. Il y a 9. V. M. Foucault, « Les anormaux », cours du 12 février 1975, Paris, Gallimard, 2004, p. 129. 10. V. R. Castel, «Les médecins et les juges », Moi, Pierre Rivière..., Folio Histoire, Paris, 1973, p. 381. Il. D'autres questions sont aussi posées: PieITe Rivière est-il un fou qui a su simuler, dans son texte, la raison, ou au contraire un être raisonnable qui joue la folie? Est-il responsable de son acte?
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Les nouvelles figures de la dangerosité
parenté d'ailleurs, pour les psychiatres de la fin du XIXe, entre folie et le crime, entre crime et folie. Il devient essentiel alors de préciser le degré de dangerosité de l'individu pour s'assurer, par des moyens de neutralisation ou de réhabilitation, de son comportement futur. Cette psychologisation des délits à partir de la notion extrêmement ambiguë de « monomanie» est considérée aussi par Robert Castel dans ses analyses sur l'ordre psychiatrique comme une ouverture et une extension, à
l'ensemble de la société, de l'espace du pathologique 12. Si la psychiatrie est désormais porteuse d'un jugement sur les risques sociaux, elle donne en même temps les meilleures dispositions à prendre pour les éviter et préserver les valeurs fondamentales de la société. Le problème, encore une fois, est que ce réflexe de défense exige la mise à l'écart d'individus dangereux ou jugés dangereux. Deux conséquences principales sont à tirer de ces relations entre psychiatrie et justice. La première, que révèlent certaines des analyses de Foucault, est que 1'« invasion» des tribunaux par les experts «psy» en général, ces «experts du motif», va engendrer l'illusion que l'on punit le criminel pour son bien. La seconde est que la pathologie supposée du criminel offre toujours la possibilité d'une récidive à venir. D'un point de vue épistémologique, également, la dangerosité reconduit l'opposition du normal et du pathologique. Si sur ce point précis la critique de Foucault suit les premiers enseignements de G. Canguilhem qui, dans Le normal et le pathologique, problématise la prétendue objectivité médicale et l'idée que la santé relève avant tout d'une valeur que l'on peut établir de manière scientifique, le généalogiste préfère rappeler le fait que toute norme porte en elle une prétention de pouvoir qui est d'abord un principe de correction, ici des activités criminelles et des populations (marginalisées, précarisées ou en situation d'exclusion) susceptibles de poser problème. Cette critique épistémologique et historique de Foucault n'est pas nouvelle. Depuis la fin des années cinquante, en effet, la dangerosité est une notion mise en crise par plusieurs études scientifiques qui pointent du doigt l'incertitude des prédictions mais surtout la surévaluation constante du phénomène. Par contre, ce que perçoit sans doute le mieux Foucault, c'est la logique instrumentale qui sous-tend l'usage de cette notion dans le champ politique, judiciaire et médical. Si le recours au « danger» permet de classer, répartir, trier, identifier et enfin neutraliser un individu ou un groupe d'individus, il permet surtout d'alimenter tout un système qui fonctionne en 12. V. R. Castel, L'ordre psychiatrique,
Les Ed. de Minuit, Paris, 1976, p. 77.
Evolution et critique du concept de dangerosité en criminologie
163
vase clos: la dangerosité renforce le sentiment d'insécurité qui, à son tour, renforce l'idéologie sécuritaire ou un désir de plus en plus fort de sécurisation qui, à son tour, exacerbe la perception du danger 13.
2. Ce que cache la « dangerosité » Après cette première critique qui montre comment, depuis le XIXe siècle, le système pénal des pays occidentaux est entièrement imprégné de « dange-
rosité »- de l'arrestation à l'application de la peine - , Foucault montre aussi comment cette notion est devenu un moyen de légitimer le nouvel impératif de « défense sociale» qui depuis la fin du XIXe siècle repose sur un contrôle des populations de plus en plus complexe et subtil, lié à cette obsession de la sécurité et aux potentialités de dangerosité d'un acte ou d'un comportement.
2.1. Un nouveau type de contrôle? À la différence d'autres auteurs qui ont porté leur attention sur les « appareils » de contrôle social et, plus largement, sur les lieux et les pratiques contrôlés par l'Etat, Foucault a cherché à mettre en avant le fait que les
contrôles modernes - disciplinaires (c'est-à-dire individualisants) et biopolitiques (c'est-à-dire globalisants) - ont la capacité de continuellement déborder le cadre des institutions pour envahir l'ensemble de l'espace social et circuler, comme le note encore Foucault, «à l'état "libre"» 14.Surveiller et punir n'est donc pas seulement une analyse de la façon dont le contrôle fonctionne dans des lieux et des espaces clos, mais d'abord une tentative de modélisation de la manière dont le contrôle devient de plus en plus invisible et imperceptible en se «désenfermant» ou plutôt en se «désencastrant» des institutions qui l'ont vu naître. Malgré tout, ce processus de dissémination ou de diffusion du pouvoir disciplinaire, propre aux sociétés modernes, semble aller vers un but «prédéterminé» 15.Tous ces mécanismes s'ajustent selon 13. Comme le rappelle Henri-Pierre Jeudy, « Ainsi se constitue un paradoxe; l'organisation de la protection peut augmenter le pouvoir de l'angoisse parce qu'e11e répond en miroir à la hantise de l'agression. EUe crée un état d'esprit qui s'entretient de la présomption du danger. L'individu apeuré peut finir par être pris au piège des dispositifs qu'il choisira. ». In « Les enjeux de l'insécurité », Informations sociales, n° 6, 1986, pp. 9. 14. V. M. Foucault, Surveiller et punir, Ga11imard, Paris, 1975, p. 246. 15. V. M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, tome III, 1977, p. 303. Lors d'un autre entretien, il répète cette impossibilité de pouvoir déterminer le lieu du pouvoir comme de trouver son point d'origine: «Mais si tu me demandes: cette nouve11e technologie de pouvoir a-t-elle historiquement son origine dans un individu ou dans un groupe déterminé d'individus qui auraient décidé de l'appliquer pour servir leurs intérêts et rendre leur corps social utilisable par eux, je répondrais: non. Ces tactiques ont été inventées, organisées à partir de conditions locales et d'urgences particulières. Elles se
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Les nouvelles figures de la dangerosité
une imbrication graduée quasi parfaite qui permet au(x) pouvoir(s) d'assurer un contrôle constant sur les individus. La prison, à la suite de l'école, de l'hôpital ou de l'asile ne fait que continuer «sur ceux qu'on lui confie un travail commencé ailleurs et que toute la société poursuit sur chacun par d'innombrables mécanismes de discipline» 16. Si Foucault cherche à analyser l'ensemble du système, c'est d'abord parce que cette désinstitutionalisation du contrôle a permis un nouvel investissement de la vie quotidienne des individus dans laquelle se côtoient dans une logique de vases communicants ces «juges de normalité» : le professeur-juge; le médecin-juge; l'éducateur-juge; le «travailleur social»juge. .. et où règne désormais l'« universalité du normatif» 17.Cette position critique suscita immédiatement des débats, en particulier sur la manière dont, dans cette perspective généalogique, les changements dans les techniques seraient révélateurs d'un changement de rationalité politique 18. Encore une fois, et pour bien comprendre ce que veut nous dire Foucault, il faut prendre la peine de reprendre en détail le contexte politique et social dans lequel Surveiller et punir a été écrit. Un contexte marqué par le passage de Michel Poniatowski au Ministère de l'Intérieur, de 1974 à 1977, de nouvelles stratégies répressives, comme par exemple la multiplication des contrôles policiers ou des «fichages» 19, mais aussi par un discours répressif beaucoup
plus affirmatif comme en février 1975 où Poniatowski annonce lors d'un entretien radiodiffusé qu'il «n
y
a aucun endroit en France où la police
puisse pénétrer (...) Aucun endroit n'est protégé, tous les endroits doivent se conformer à la loi nationale, qu'il s'agisse des minorités ou des Églises» 20.
C'est sans doute dans « La vie des hommes infâmes» que Foucault cernera le mieux la mise en place de cette exigence sans précédent de surveillance des individus et de leurs conduites à partir de l'archivage des connaissances acquises et de l'épinglage constant des sujets sur leur biographie. La sont dessinées, morceau par morceau, avant qu'une stratégie de classe les solidifie en vastes ensembles cohérents. Il faut noter d'ailleurs que ces ensembles ne consistent pas en une homogénéisation mais bien plutôt en un jeu complexe d'appuis que prennent les uns sur les autres les différents mécanismes de pouvoir, qui restent bien spécifiques ». 16. Op. cil., p. 354. 17. Op. cil., p. 356. 18. V. P. Lascoumes, « Surveiller et punir, Laboratoire de la problématique de la gouvemementalité : des technologies de surveillance pénitentiaire à l'instrumentation du pouvoir », in Les Sphères du pénal avec Michel Foucault, Antipodes, Lausanne, 2007, pp. 19-29. 19. Ce qui inquiète une grande partie de la population est la possibilité de connexion de ces différents fichiers. Outre celui de la police nationale, de plus en plus de fichiers administratifs se mettent en place. Voir sur ce point D. Linhardt, « La «question informationnelle », éléments pour une sociologie politique des fichiers de police et de population en Allemagne et en France (années 1970-1980), in Déviance et société, vol 29, 2005, 3, pp. 259-272. 20. V. Syndicat de la magistrature, Justice sous influence, Maspero, Paris, 1981, p. 45.
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lettre de cachet du XVrne siècle, rappelle-t-il, connaît une mutation impor-
tante dans ses fonctions sociales. Elle suit un nouveau trajet - ascendant sous forme de demande, avant de redescendre par l'appareil policier dans le corps social. Cette modification annonce l'émergence de ces «mécanismes populaires de contrôle qui caractérisent l'évolution du XVlr siècle et qui expliquent comment s'amorce, à l'aube du XIX siècle, l'ère du panoptisme qui va recouvrir toute la pratique et, jusqu'à un certain point, toute la théo-
rie du droitpénal»
21.
De la même manière, les vies racontées de ces indivi-
dus touchés par l'arbitraire du pouvoir et du contrôle social du XVIIIe permettent de condamner - par «ricochet» - l'extension de la surveillance policière, les pratiques de surveillance et les mécanismes de sécurité contemporains. La figure de 1'« homme fiché» devient au début des années soixante-dix l' objet de toute une série de dénonciations à la fois juridiques et sociales 22.La revue Champ social, par exemple, rappelle les dérives de ces surveillances «administrativo-judiciaires» qui cherchent à faire jouer au mieux le rapport entre pouvoir et savoir: «Parallèlement aux fichiers policiers, et pouvant ultérieurement être connectés avec ces derniers, des fichiers administratifs de plus en plus nombreux se mettent en place et insèrent de ce fait les populations dans un quadrillage de plus en plus rigoureux [. ..J » 23. Cette lecture critique de notre quotidien dévoile encore une fois comment les accrocs d'une vie sont désormais annonciateurs d'un crime ou d'un comportement à risque à venir. C'est précisément ce processus d'extension et de transformation du contrôle social dans la société française contemporaine que Pierre Lascoumes cherche à analyser en 1977 en prenant pour objet la prévention spécialisée, pour lui paradigmatique de la nouvelle «extension-dissolution» du contrôle social. En suivant Foucault, mais aussi à partir d'une observation précise des pratiques policières, P. Lascoumes rappelle que le contrôle social se définit d'abord par un mouvement d'élargissement de ses prérogatives et de ses spécialisations. Plus précisément, il se présente « comme franchissant un degré supplémentaire dans le "panoptisme". Tout le système précédent était basé sur des passages à l'acte qui permettaient la prise en charge soit par saisie directe, soit par renvoi. Avec les pratiques de sectorisation, les 21. V. M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, tome II, 1974, p. 601. 22. V. à ce sujet dans le Monde Diplomatique d'avril 1976, l'article de Maurice. T. Maschino, intitulé « Des libertés menacées? Quand une société assiste, impuissante, à la naissance d'un totalitarisme feutré, peut-être n'est elle déjà plus libre. » Dans cet article, Maschino analyse en détail le risque de psychiatrisation de la société française, risque qui fait écho à ce que Foucault analyse dans La Volonté de savoir: «de la répression policière, on s'oriente actuellement, en effet, vers une prévention-répression plus insidieuse, mais probablement plus efficace - d'ordre psychiatrique. Les technocrates qui sont ici des psychocrates investissent peu à peu tous les secteurs de l'existence ». 23. V. Y. Faucoup, « Contrôle social », Champ social, n022, 1976, p. 32-37.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
nouvelles agences cherchent à être le plus près possible de ce qui se passe. Et ce n'est pas sans raison que la sectorisation est apparue à certains comme un "ratissage". C'est l'ensemble de la vie quotidienne dans sa totalité et son immédiateté qui se trouve placée sous le regard des îlotiers, des agents communautaires et autres animateurs. En même temps, la déspécialisation s'intensifie, les policiers font dans l'éducatif, les éducateurs deviennent thérapeutes et les "psy" animateurs sociaux» 24. Un processus de « can25 cérisation » du contrôle social, comme l'appelle encore P. Lascoumes, qui participe totalement de la nouvelle volonté de l'État d'étendre l'action judiciaire à la moindre infraction. Une tolérance zéro qui fait écho à une politique consciente et volontariste dont l'accent est mis d'abord sur la sécurité des citoyens: «Autrefois, [précise Foucault], l'État pouvait dire: "Je vais vous donner un territoire" ou "Je vous garantis que vous allez pouvoir vivre en paix dans vos frontières". C'était le pacte territorial, et la garantie des frontières était la grande fonction de l'État. (...J Ce que l'État propose comme pacte à la population, c'est: "Vous serez garantis. " Garantis contre tout ce qui peut être incertitude, accident, dommage, risque. Vous êtes malade? Vous aurez la Sécurité sociale! Vous n'avez pas de travail? Vous aurez une allocation de chômage! Il Y a un raz de marée? On créera un fonds de solidarité! Il Y a des délinquants? On va vous assurer leur redressement, une bonne surveillance policière! » 26.
2.2. Une nouvelle théorie:
« La défense sociale»
27
Cette recherche sans fin de la défense des citoyens qui est plus généralement la recherche d'un consensus permettant de vivre en commun va connaître au milieu des années soixante-dix une utilisation sans précédent dans le discours politique. L'équivocité et la permutabilité de la notion de dangerosité va rendre possible une nouvelle alliance du politique et du social à partir de plusieurs logiques:
24. v. P. Lascoumes, Prévention et contrôle social, les contradictions du travail social. Genève, Masson, 1977, p. 176. 25. Ce terme de cancérisation est spécifié dans l'ouvrage: «On parlera de cancérisation du contrôle social chaque fois qu'un instituant de la déviance (ayant à la fois un rôle répressif et normatif) étendra son champ d'intervention dans un double mouvement d'élargissement et de spécification du contrôle ». 26. V. M. Foucault, «Michel Foucault: la sécurité et l'Etat», entretien avec R. Lefort, in Dits et écrits, tome III, 1977, p. 385. 27. François Ewald rappelle que cette doctrine de la Défense sociale qui a permis de poser le problème de la responsabilité différemment mais surtout d'inscrire la « dangerosité » comme concept fondamental des politiques criminelles date de 1889 et de la fondation de l'Union international du droit pénal. Voir sur ce point: Fr. Ewald, « Responsabilité et dangerosité », in Généalogie de la défense sociale en Belgique (1880-1914) sous la direction de Françoise Tulkens, 1988.
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- «La peur» qui sera d'autant plus exacerbée qu'elle est pour beaucoup proportionnelle à l'augmentation de la population urbaine. - « L'ordre », « le maintien de l'ordre », « la fermeté» qui sont des discours que Foucault envisage à partir de la catégorie du flagrant délit, signe pour lui d'une nouvelle confiance, quasi aveugle, que la justice accorde à l'enquête policière. - «Maitrise du danger », enfin, qui est assurée d'abord par l'exclusion de certaines catégories d'individu, et, dans une moindre mesure, par leur ségrégation ou leur rétention. Historiquement, ce sont trois points d'application qui vont être particulièrement touchés par ces procédures d'identification-prévention: les inadaptés scolaires, les handicapés, et les individus dangereux. Comme le rappelle François Ewald, ces politiques de prévention ont d'abord pour caractéristique d'être des procédures d'identification, des procédures de savoir plus que de pouvoir, des procédures où, pour la première fois, «l'exercice du pouvoir semble se réduire à un mode particulier de constitution de savoir ou d'informations» 28.Une critique qui est également portée par Robert Castel qui va surtout insister sur la nature ambivalente de ces nouvelles stratégies de l'administration sociale qui, depuis un siècle, constituent dans un face-àface avec la médecine préventive un contrôle de plus en plus serré des individus dit «à risques ». Ce passage «de la dangerosité au risque» a pour conséquence de constituer celui-ci comme un effet de la combinaison des différents facteurs sur lesquels il s'agit d'intervenir. Ces facteurs sont des éventualités qui sont sélectionnées à partir d'un ensemble de dangers légitimés socialement. Ils offrent la possibilité à toutes sortes d'experts, en présentant cette intervention comme une prévention sociale, d'intervenir préventivement sur la société en modifiant durablement les comportements individuels et collectifs. Comme le rappelle encore Castel, l'aspect iatrogène de la prévention consiste justement dans le fait qu'aujourd'hui, « un risque ne réside pas dans la présence d'un danger précis, porté par un individu ou même par un groupe concret. Il est un effet de la mise en relation de données abstraites ou facteurs qui rendent plus ou moins probable l'avènement de comportements indésirables» 29. Les facteurs de risques qui ont tendance à remplacer la prise en compte de l'individu comme sujet, ouvrant la possibilité d'une définition de l'espace social en termes d'environnement porteur de dangers, élargissent la gamme des contrôles qui servent finalement au dépistage sys28. Op. cil., p. 318. 29. V. R. Castel, «De la dangerosité aux risques )), Actes de la recherche en sciences sociales, p.122.
168
Les nouvelles figures de la dangerosité
tématique et au marquage durable de l'individu en lui constituant « un profil qui va le placer sur une filière» et en facilitant son assignation à une destinée sociale. Il suffit pour cela, rappelle Castel, « de rassembler deux conditions : disposer d'un système de codage assez rigoureux pour objectiver ces différences; se donner les moyens d'inventorier systématiquement tous les sujets qui composent une population donnée» 30 .
3. La stratégie du pourtour:
un usage politique de l'intimidation
« La stratégie du pourtour », l'article certainement le plus critique de Foucault, décrit comment la justice se trouve enchâssée dans ce nouveau discours de défense et de sécurité. L'exemple de cette mobilisation conjointe entre police et justice contre un « ennemi intérieur» éclate lors des manifestations du 23 mars à Paris où s'opposent violemment, au moment de la dissolution du cortège, des sidérurgistes de Longwy et les forces de police. Les jugements contre les « casseurs» furent expéditifs et sans appel. Cette répression, comme tente de le montrer Foucault, ne s'adressait pas uniquement aux inculpés pris en flagrant délit mais aux simples grévistes qui, lors des prochaines manifestations, risquaient désormais d'être identifiés à des délinquants en puissance: « on n'est pas sûr qu'un manifestant ait cogné? En tout cas, derrière lui, il y avait la manifestation et, au-delà, toutes celles qui vont venir et, au-delà encore, la violence en général et le chômage, et l'Italie et le P. 38, et la Rote Armee Fraktion » 31. La contestation sociale et l'opposition politique sont, de plus, assimilées à de la délinquance. « Faire peur », « intimider », « accroître la répression» sont considérés comme des solutions réelles aux problèmes de la violence et de la délinquance. Plus besoin, avec cette nouvelle stratégie du pourtour, d'identifier précisément les individus dangereux ou de développer une méthode fiable capable de prédire la dangerosité ; elle désintègre l'identité du délinquant dans le social et permet la généralisation d'un contrôle sécuritaire qui manœuvre les peurs et fait que le citoyen réclame lui-même une police de plus en plus forte ou une justice qui soi à même de protéger la société, « à détecter ce qui est périlleux pour elle, à l'alerter sur ses propres dangers. Une justice qui se donne pour tâche de veiller sur une population plutôt que de respecter des sujets de droit» 32.
30. V. R. Castel, La gestion des risques, Le sens commun, 31. «La stratégie du pourtour », op. cil., p. 796. 32. Ibid.
Paris, 1981, p. 131.
Evolution et critique du concept de dangerosité en criminologie
169
1976-1977 va précipiter cette désintégration de l'image classique du criminel. En effet, l'accroissement du sentiment de violence et d'insécurité va largement contribuer à faire accepter la vision d'une société ou la violence est partout présente et menace quotidiennement sa stabilité 33. Plusieurs affaires criminelles sont mises en avant par les médias et vont participer de ce nouveau climat général de défense et de sévérité: Ranucci condamné le 10 mars 1976 à la peine de mort pour l'enlèvement et le meurtre d'une petite fille de huit ans; Jaques Carrein condamné à mort par la cour d'assises du Pas-de-Calais le 12 juillet 1976 pour tentative de viol et d'assassinat sur une fillette; Patrick Henry condamné à perpétuité en janvier 1977. Trois affaires médiatiques auxquels il faut ajouter le jugement des jurés de Coutances du 22 septembre 1976 qui ont condamné à la détention perpétuelle Christian
Jouvin, accusé d'avoir martyrisé sonjeune cousin Patrice 34. Accusé d'avoir enlevé et assassiné un enfant âgé de huit ans, Patrick Henry est jugé en février 1976. Son crime ainsi que son comportement lors de l'audience vont susciter indignation et colère générales. Il est alors présenté, dans les médias, comme le « monstre de Troyes », 1'« ogre champenois» et encore « le détenu le plus exécré de France ». Patrick Henry se voit épargner une condamnation à la peine capitale par la plaidoirie de son avocat, Maître Badinter. Foucault rappelle la force de cette plaidoirie qui avait surtout pour but de rappeler aux jurés l'importance de juger les actes et non la personnalité du détenu 35.L'affaire Patrick Henry est pour Foucault, aussi, emblémati-
33. Alain Peyrefitte dépose en 1977 un rapport du Comité d'études sur la violence; il Y affirme que « longtemps tenue en marge, la violence s'est installée au cœur de la Cité. Pas encore en maîtresse, mais ce temps peut venir. Si rien n'est fait pour répondre à l'interpellation qu'elle nous adresse, ce temps viendra sans doute (...). Un sentiment d'insécurité générale est apparu, qui lui-même peut engendrer la violence, dans une société où la règle du droit n'entraîne plus un consensus général et où certains sont tentés de se faire justice eux-mêmes. Ce sentiment d'insécurité est à l'origine de ce rapport et de la réflexion qui nous a été demandée (.. .). Pour suivre les tours et détours de la violence, nous avions besoin d'un fil conducteur. Nous l'avons trouvé dans le sentiment d'insécurité qui s'est réveillé en France dans les dernières années ». (p. 30-32). Ce rapport sera suivi, en 1980, par le « Projet Peyrefitte », basé essentiellement sur une restauration de l'ordre, de la peine et un discours de la punitivité. Ce projet de loi, plus prompt à garantir la sécurité de l'Etat que les libertés individuelles, sera alors largement critiqué par le Syndicat de la magistrature. 34. Le 23 septembre 1976, France Soir insista largement sur les traitements terribles infligés à Patrice: « Il le roue de coups, lui mutile les organes génitaux et le précipite la tête la première contre les murs de l'appartement avant de le pendre pieds et mains liés, à l'horizontale, dans un placard, avec une roue d'automobile sur le ventre. L'enfant succombera à ses blessures Il avait la tête enflée comme une outre. » D'une manière générale, ce sentiment d'insécurité, sans cesse grandissant, est en grande partie lié à l'opinion publique mais surtout au caractère marquant des crimes qui sont mis en avant dans les médias. 35. Ces arguments, ajoute-t-il, «tactiquement habiles (...) avaient surtout le mérite d'utiliser en pleine lumière, en la retournant contre elle-même, la logique du système pénal actuel ». M. Foucault, op. cil., p. 288. Foucault avait aussi pris position lors de l'exécution de Claude Buffet et Roger Bontems en 1971.
170
Les nouvelles figures de la dangerosité
que de l'action de la presse dans l'instrumentalisation, par le pouvoir, de la dangerosité. Dans Surveiller et punir, déjà, Foucault avait noté l'importance de ces journaux qui, depuis le XIXe siècle, se « repaissent de sang» et qui, à force de faire jouer quotidiennement le même mélodrame, ont fini par rendre acceptable l'ensemble des contrôles judiciaires et policiers qui quadrillent la société en dessinant une nouvelle délimitation du champ de la délinquance, mais surtout en assimilant le criminel à un « monstre» d'un type tout à fait particulier porteur d'insécurité. Si le monstre brouille les cartes classiques de l'appareil judiciaire qui repose sur le mythe que la sanction doit être pédagogique ou que le réprimé mérite sa sanction, qui exige en tout cas que le criminel apparaisse clairement comme celui qui a transgressé la loi, il a aussi une autre fonction: celle de poser une contradiction au cœur du système juridique, de l'obliger à faire une exception. Une exception qui n'apparaît pas comme un excès de pouvoir mais d'abord comme le signe d'une nouvelle « sollicitude» de l'Etat tout aussi problématique dans ses conséquences
36
36. «Regardez comme nous sommes prêts à vous protéger, puisque dès que quelque chose d'extraordinaire arrive, évidemment sans tenir compte de ces vieilles habitudes que sont les lois ou les jurisprudences, nous allons intervenir avec tous les moyens qu'il faut. Ce côté de sollicitude omniprésente, c'est l'aspect sous lequell 'État se présente. C'est cette modalité-là de pouvoir qui se développe », semble-t-il bon à Foucault de préciser en 1977 dans son entretien avec R. Lefort.
12 D'une société du risque 1 à une société du danger? par Patricia Boudou et Sabine Chéné
Préambule Notre société a laissé une place considérable à la notion de risque, faisant de l'expression d'V. Beck, une société du risque, une formulation largement connue et utilisée. Cela dit, un nouveau paysage semble se dessiner au travers d'une notion en plein essor pourtant ancienne: celle de dangerosité. L'actualisation de ces deux notions peut porter à questionnement. L'envolée de ces deux notions (risque et dangerosité) est-elle symptomatique d'une société où le besoin de sécurité est devenu une valeur fondamentale? Quelle signification pouvons-nous percevoir dans ce passage d'une société du risque à une société du danger? Cette nouvelle société fait-elle apparaître de nouvelles figures de dangerosité ou met-elle plutôt en exergue des dangerosités ? Pour amener une véritable réflexion criminologique autour de ces quelques questionnements, il est essentiel, dans un premier temps, de revenir sur les notions de danger et de risque, avec une attention toute particulière quant à leurs utilisations en matière criminelle (actes dangereux, personnes dangereuses, risque de récidive). Ces premiers éléments permettront de mieux appréhender le concept de dangerosité dans notre société et d'en évaluer tous les effets, notamment dans l'approche criminologique.
1. En référence à l'ouvrage d'U. Beck, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Flammarion, 2003, 521 p.
172
Les nouvelles figures de la dangerosité
1. Repères et réflexion sur les notions de risque et de danger 1.1. Risque et danger: deux notions complémentaires La notion de risque est très largement usitée et dans des sens très différents: risque individuel, risque collectif, prise de risque, situation à risque. Le dictionnaire de la langue française (Le Petit Robert, 1990) définit tout d'abord le risque comme un « danger éventuel plus ou moins prévisible ». Historiquement, nous retrouvons cette définition dès le XIVe siècle dans les assurances maritimes en Italie. Ce n'est qu'au XIXe siècle qu'elle a évolué vers une utilisation purement juridique où cette notion s'est rapprochée de la notion d'accident. Aujourd'hui, le risque est devenu social, économique, technologique, écologique, politique, criminologique, englobant une variété culturelle des définitions du risque. Quel que soit le domaine retenu, un risque peut être potentiel, c'est-à-dire hypothétique, ou avéré. Différents auteurs nous éclairent en apportant, en fonction de leur discipline, des éléments de compréhension sur la notion de risque. D'un point de vue psychologique, J-P. Martineau 2 explique que «Le risque serait un danger potentiel, révélé ou réveillé par un acte et/ou une représentation mais qui reste conditionnel, suspendu aux écarts du réel (par rapport à la représentation mais aussi par rapport à la pulsion) et aux écarts du désir (par rapport au principe de réalité, à l'action contrôlée). Penser le risque, c'est intégrer dans la considération de l'action une part d'imprévisibilité (marge d'erreur, d'incidents, d'actes manqués) qui interdit de parler de "risque zéro" » 3. En sociologie, P. Peretti-Watel4 précise que «le risque est d'abord culturel
parce que la perception que nous en avons est culturellement définie»
5.
C'est pourquoi une situation donnée pourra être perçue comme risquée pour une personne et non pour une autre. Dans une approche politique, J. Bouyssou 6 affirme que « [.. .] le risque est inséparable de l'action, il est partout présent dans notre vie quotidienne» 7. Le concept du risque définit donc à la fois un champ de représentation et d'action. Le risque ne se réduit donc pas à de simples faits: le risque est
2. V. J-P. Martineau, Penser le risque: cindynique ou risquologie, ln Psychologie du risque, Homo, Université de Toulouse-Le Mirail, Presses universitaires du Mirail, nOXXXIII, 1994, pp. 5-29. 3. V. J-P. Martineau, op. cil., p. 7. 4. V. P. Perreti-WateI, La société du risque, La Découverte, 2001, 123 p. 5. V. P. Perreti-Watel, op. cil., p.16; 6. V. 1. Bouyssou, Théorie générale du risque, Economica, 1997, 146 p. 7. V. J. Bouyssou, op. cil., p. V.
D'une société du risque à une société du danger?
173
aussi une idée, une construction de l'esprit. De plus, et selon B. Kouchner 8, « Le risque est nécessaire à l'individu, le risque est nécessaire à la société. Le risque est le défi dont la société a besoin pour trouver ses repères. Une société sans risque serait une société sans objectif, une société morte ». Au regard de cette intervention, le risque zéro n'existe effectivement pas, il s'agit donc de le gérer et non de l'éliminer. Pour autant, les médias et les politiques semblent nous assurer le contraire en nous berçant de l'illusion que l'enfermement des personnes dangereuses suffIrait à tranquilliser la société. Ce qui n'est pas sans nous rappeler des croyances du XIXe siècle où la prison permettait l' enfermement pour la sécurité de la société. Mais l'histoire nous a montré que l'enfermement n'était pas une fin en soi et n'était pas une réponse suffisante (par contre, elle permettait de rassurer la population). On pourrait alors affirmer que le besoin de sécurité réclamé nous ramène à reprendre des concepts aussi anciens. Même si on parle de société du risque, la question qui semble s'imposer aujourd'hui c'est une question de danger. Le danger est ce qui menace ou compromet la sûreté, l'existence de quelqu'un ou de quelque chose. Une différence de temporalité distingue la notion de danger de celle du risque même si dans le langage courant on a tendance à les assimiler. Dans ce sens, le sociologue F. Chateauraynaud indique que « le danger peut surgir dans le champ d'expérience de manière totalement imprévisible, alors que le risque comme construction suppose un espace de calcul préalable» 9. De plus, un danger est une caractéristique d'une chose ou d'une situation qui peut affecter négativement l'intégrité d'un individu ou d'une chose. Le danger est un effet indésirable ou négatif exercé sur une cible par la mise en contact de cette cible avec une source de danger. Cette source de danger a donc un potentiel d'effet indésirable. Le risque est défini comme la probabilité de survenue de cet effet indésirable. Cette notion prend en compte l'existence
d'une possible exposition de la source avec la cible 10.
8. Colloque« Risque & société» organisé les 18, 19 et 20 novembre 1998 sous l'égide de l'Académie des Sciences, par le Haut Comité du Centenaire de la Découverte de la Radioactivité, en partenariat avec la Cité des Sciences & de l'Industrie de Paris La Villette et l'Institut Européen de Cindyniques. 9. V. F. Chateauraynaud, Redoubler de vigilance: les contraintes cognitives et les enjeux politiques des nouveaux modèles de gestion des risques, ln Réflexions autour du risque, Actes de journées d'étude, E.N.A.P, C.I.R.U, C.I.R.A.P, mai-juin 2003, pp. 51-59. 10. Par exemple, un insecticide est un produit chimique créé pour tuer les insectes. La source de danger est l'insecticide. La cible: les insectes. L'effet négatif est la mort des insectes. Le danger est donc la mort des insectes lorsque l'insecticide est utilisé, c'est-à-dire si on expose les insectes à l'insecticide. Le risque pour les insectes est donc qu'ils soient exposés à l'insecticide. Si cette exposition n'a pas lieu, le risque est quasiment nul (car le risque zéro n'existe pas) mais le danger demeure car l'insecticide conserve ses propriétés néfastes sur les insectes; elles ne sont simplement pas utilisées.
174
Les nouvelles figures de la dangerosité
Le danger est donc bien présent en soi mais ce qui change c'est la perception du risque qui est plus relatif. C'est ce dernier point qui semble essentiel en criminologie. Si l'on résume nos propos, le danger est donc le prélude au risque lui-même prélude à l'accident. Le danger est donc indépendant de la probabilité de l'accident alors que le risque tient compte de cette probabilité. Il faut donc de nombreuses conditions pour que le danger devienne immédiat. Mais cette théorie s'intègre-t-elle à la criminalité?
1.2. Conception du risque et du danger dans l'approche criminologique Dans le domaine de la criminologie, M. Bénézech, C. De Beaurepaire et C. Kottler Il définissent la « dangerosité » comme la capacité d'un individu ou d'un groupe à présenter un risque de violence et de transgression, physique ou psychologique, ou encore comme une disposition, dans un contexte donné, à passer à l'acte d'une manière violente et transgressive. En effet, s'il existe des troubles exposants, il existe aussi des situations à risque ou des représentations sociales qui génèrent des comportements de violence ou en activent la disposition chez les individus. Or, l'identification d'un risque implique de l'évaluer, d'en analyser les déterminants et de le prévenir. Ainsi, une société du risque laisse l'opportunité d'examiner la délinquance comme la manifestation de dysfonctionnements qui touchent la société alors qu'une société du danger réduit l'examen à l'étude de la personnalité. La réflexion apparaît primordiale dans la mesure où passer d'une société du risque à une société du danger vient marquer les espaces d'intervention et par là même vient transformer les pratiques professionnelles. Il est en effet essentiel de cibler les différences et comprendre les conséquences, car en termes de délinquance, les réponses et leurs effets seront différents selon la notion choisie. Le choix porté à une population dangereuse donnera lieu à des réponses restreintes et propres à celle-ci, tandis que cibler une population générale ne peut amener qu'une réponse de prévention globale. A l'heure des évaluations, il est donc essentiel de poser correctement ces notions pour anticiper au mieux les axes d'intervention. Ainsi, la nouvelle loi sur la prévention de la délinquance (n02007-297 du 5 mars 2007) qui intègre pour la première fois la notion de dangerosité dans un cadre de prévention oriente et modifie les pratiques professionnelles. Le terme dangerosité se retrouve dans l'alinéa 1 de l'article 42 qui stipule que l'article 706-53-5 du Code de procédure pénale est complété par deux phraIl. V. M. Bénézech, C. De Beaurepaire, C. Kottler, Les dangerosités. De la criminologie chopathologie, entre justice et psychiatrie, John Libbey Eurotext, 2004, 424 p.
à la psy-
D'une société du risque à une société du danger?
175
ses: « Si la dangerosité de la personne le justifie, la juridiction de jugement ou, selon les modalités prévues par l'article 712-6, le juge de l'application des peines peut ordonner que cette présentation interviendra tous les mois. Cette décision est obligatoire si la personne est en état de récidive légale ». Par l'adoption de la notion de dangerosité, la loi sur la prévention de la délinquance (n02007-297 du 5 mars 2007) laisse bien percevoir les dérives possibles ou du moins les confusions attenantes au niveau, notamment, des espaces d'intervention. En effet, en fonction de la lecture de cette notion, une interprétation réductrice peut s'opérer, notamment celle selon laquelle une seule étude de la personnalité suffirait à déterminer la dangerosité d'un individu. Il est donc essentiel de connaître la démarche à suivre et l'orientation choisie pour donner un cadre professionnel cohérent. Il est important de s'entendre sur la signification des termes «prévention de la délinquance» pour éviter une interprétation trop réductrice et pour ne pas mettre en avant qu'un seul angle: la protection de la société (trop réducteur par l'enfermement). C'est pourquoi l'évaluation de la dangerosité devrait être présentée comme une évaluation nécessitant un regard croisé soutenu par une approche globale. Ce qui n'est pas actuellement systématique en France d'où le flou dans l'interprétation de la notion de dangerosité et dans l'utilisation simpliste de ce terme, voire même parfois contradictoire. En effet, aujourd'hui le débat sur la notion de dangerosité omet la réflexion autour des trois courants de l'évaluation de la dangerosité : le courant néopositiviste, le courant psychiatrique et le courant psycho-criminologique. Le courant néo-positiviste: l'évaluation de la dangerosité repose sur un déterminisme individuel qui nécessite le repérage des individus dangereux par des méthodes objectives, comme l'échelle V.R.G.A.12. Le courant psychiatrique: l'évaluation de la dangerosité repose sur un rapport reconnu entre des traits pathologiques et un risque de passage à l'acte. Le courant psycho-criminologique : l'évaluation de la dangerosité se base sur le rapport entre le sujet tel qu'il fonctionne et son environnement. Ce qui nous permet de conclure sur le fait que la notion de dangerosité en soi est peut être insuffisante et demande à être complétée, voire élargie, à d'autres notions comme le risque pour répondre pleinement à sa finalité: prévenir la récidive.
12. Violence Risk Appraisal
Guide.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
2. Ouverture au concept de dangerosité : effets et limites 2.1. Le concept de dangerosité : un concept encore mal maîtrisé Face à une demande croissante de l'évaluation de la dangerosité auprès des experts, se pose la question du champ d'intervention, comme le soulignait F. Chateauraynaud dans ses propos: «le danger peut surgir dans le champ d'expérience de manière totalement imprévisible, alors que le risque comme construction suppose un espace de calcul préalable ». En matière de risque de délinquance, cette différence de champ est présente et se différencie selon le terme risque ou danger. Ainsi, le terme « dangerosité » évoque un espace plus réduit ou une population ciblée, on parle alors de dangerosités au pluriel. Comme nous l'avons précisé précédemment, la notion de dangerosité doit être complétée par d'autres notions comme le risque pour répondre pleinement à sa finalité (prévenir la récidive). Ainsi, l'accent doit bien être mis sur la dangerosité criminologique qui fait directement référence à l'évaluation d'un risque de récidive d'un sujet ayant commis un premier passage à l'acte, à la différence de la dangerosité psychiatrique qui révèle la présence d'un trouble mental au moment d'un fait et qui est aujourd'hui le fondement même de la dangerosité. Dans certains discours, il semble se creuser un espace de confusion entre dangerosité criminologique et dangerosité psychiatrique qui amène, à juste titre, certains professionnels et chercheurs à s'inquiéter de l'importance croissante du terme «dangerosité ». Par ailleurs, cette confusion semble persister à d'autres niveaux nous questionnant sur une évolution actuelle: le passage d'une société du risque à une société du danger. Ce qui conduit également à des confusions dans les définitions mêmes comme la définition d'une situation dangereuse. En effet, aujourd'hui une situation dangereuse peut être définie comme une menace ressentie de façon réelle ou imaginaire provenant d'une agression interne ou externe contre l'intégrité de leur structure par un individu ou un groupe d'individus (S. Buffard 13).L'état dangereux quant à lui est un complexe de conditions sous l'action desquelles il est probable qu'un individu commette un délit (J-L. Senninger 14).Au contraire de l'acte dangereux qui est celui qui possède un certain nombre de caractéristiques, la gravité, la soudaineté, l'imprévisibilité, la menace pour l'environnement ainsi que l'éventualité d'une répétition et d'une sommation
13. V. S. Buffard, Est-il dangereux de se pencher?, ln Dangerosité et justice pénale. Ambiguïté d'une pratique, Ch. Debuyst (édit.), Médecine et Hygiène, 1981, p. 177-189, Genève. 14. V. J-L. Senninger, Dangerosité. Etude historique, ln L'Information psychiatrique, n07, 1990, pp. 690-696.
D'une société du risque à une société du danger?
(C. Collin 15). Pourtant, dans la réalité, prenons-nous rencier ces termes et de ne pas faire d'amalgame?
la précaution
177
de diffé-
2.2. Les risques de dérive Dans un esprit de simplification de ce concept complexe, on a oublié les risques de dérive qu'il encourt. En effet, la tendance est de donner des relations simplistes de causalité pour expliquer le passage à l'acte alors qu'en fait un ensemble de caractéristiques dégage la réalité des faits. Dans le but d'assurer la sécurité de la société, on simplifie la notion de dangerosité à un simple modèle de facteurs de risque alors que la dangerosité, comme le souligne E. Archer 16,n'est rien d'autre qu'une probabilité 17.Il est donc en soi très contradictoire, voire impossible, de vouloir simplifier une probabilité. Le désir de vouloir rendre le concept de dangerosité opérationnel fait qu'on omet les risques de dérive: - le manque de cohérence dans la notion de dangerosité ; - les évaluations personnelles par l'expert ; - la croyance du risque zéro; - l'absence totale de responsabilités; - la simplification de facteurs de risque, notamment sur le simple sujet; -la croyance en des solutions simples, comme l'enfermement ; - une prise en charge réduite à une enquête de personnalité. Ces risques de dérive s'expliquent grandement, selon M. Foucault, par la superposition de trois phénomènes qui ne s'accordent pas: «Un discours pénal qui prétend traiter plutôt que punir, un appareil pénal qui ne cesse de punir, une conscience collective qui réclame quelques punitions singulières et ignore le quotidien du châtiment qu'on exerce silencieusement en son nom ». La contradiction de ces objectifs ne peut aboutir qu'au flou de l'objectif du concept de dangerosité qui peut être vu sous trois angles: - la protection de la société; - le risque de récidive; - la punition.
15. V. C. Collin, Risques urbains: 1995, 223 p.
Union européenne,
16. Psychiatre, chef du service médico-psychologique auprès des tribunaux.
prévention Régional
et gestion des risques, Lavoisier,
(S.M.P.R) de Loos-lès-Lille
et expert
17. V. E. Archer, La dangerosité : le point de vue psychodynamique, In Les dangerosités. De la criminologie à la psychopathologie, entre justice et psychiatrie, sous la direction de M. Bénézech, C. De Beaurepaire, C. Kottler, John Libbey Eurotext, 2004.
178
Les nouvelles figures de la dangerosité
La contradiction réside dans le fait que la protection de la société et la punition se basent sur des faits alors que le risque de récidive est fondé sur des potentialités. Par ailleurs, un risque supplémentaire réside dans une surévaluation possible des cas dangereux comme le montrent S.M. Livermore 18 et ses collaborateurs: «Admettons qu'une personne sur mille va tuer et admettons qu'un test très précis peut différencier avec 95% d'efficacité ceux qui vont tuer de ceux qui ne vont pas tuer. Si nous testions 100 000, sur les 100 qui vont tuer, 95% seraient retenus. Mais malheureusement, sur les 99 900 qui ne vont pas tuer, 4 995 personnes seraient retenues comme des tueurs potentiels. »
Conclusion Au vu des risques de dérive de l'utilisation du concept de dangerosité, on peut en pratique rappeler que la prise en compte de cette idée dans le champ pénal nous semble extrêmement inquiétante. En effet, comme nous l'avons précisé, le juge rend ses jugements sur des actes commis (les faits), alors qu'avec la prise en compte de la dangerosité il serait amené à juger un individu sur des potentialités. Ce qui revient à punir une personne sur de simples présomptions alors qu'en droit pénal français on est condamné sur sa culpabilité. Mesurons-nous actuellement les conséquences que cela aurait sur notre système pénal? Sommes-nous alors prêts à passer d'une société du risque (besoin de sécurité où le risque reste présent) à une société du danger (où le risque est éliminé) ? Aujourd'hui, se pose alors, plus que jamais, la question de l'acceptabilité du risque dans le champ criminel comme dans d'autres champs.
18. V. S.M Livermore, C.P Malmquist, P.E Meehl, On the justifications University of Pennsylvania Law Revue CXVII, 1968, pp. 75-96, Philadelphia.
for civil commitment,
In
13 Le risque routier dans les espaces périurbains un nouveau danger sociétal ?
:
par Dominique Mathieu-Huber
Il est couramment admis de définir la dangerosité comme une propension à commettre des actes dangereux pour soi-même ou pour les autres et ce en
recourant à l'utilisation de la violence 1. Le questionnementauquel le lecteur est ici convié porte sur la nature d'une activité banale: la mobilité physique des individus. En fait, convient-il de pointer l'existence d'un risque routier ou est-on fondé à déceler une nouvelle forme de dangerosité qui serait celle de la route? Nous proposons ici une réflexion sur la mobilité des individus et plus encore sur l'appréhension de l'activité de conduite. Avant tout autre développement, il sera nécessaire de clarifier rapidement les termes de la question. D'une part, de quel type de mobilité parle-t-on et quelles sont ses caractéristiques principales? D'autre part, et cette interrogation est primordiale, existe-t-il vraiment un risque et/ou un danger routier et aux yeux de quels acteurs? Enfin, en fonction de la perception qu'auront les usagers des réseaux routiers, est-ce que leurs comportements seront modifiés et si oui en quoi? Pour une première approche simple et pratique, on rappellera que la mobilité peut être définie comme la capacité à se mouvoir et particulièrement à se déplacer physiquement d'un lieu à un autre. Puisqu'on rencontre parfois différentes expressions pour qualifier la mobilité, il n'est pas inutile de mentionner que ce qui constitue le fait générateur de cette recherche est l'étude de la mobilité ordinaire des individus. Ainsi, de prime abord, la mobilité 1.
v. supra P. Mbanzoulou,
« Quelles approches
pénitentiaires
de la dangerosité
des détenus?
».
180
Les nouvelles figures de la dangerosité
quotidienne devrait s'incarner en des déplacements qui se produisent chaque
jour. De manière plus formalisée, certains auteurs 2 ont employé cette expression pour qualifier l'ensemble des déplacements qu'un individu effectue couramment, de façon plus ou moins standardisée et dans des territoires familiers. Immédiatement, le type de déplacement qui vient à l'esprit pour illustrer ce type de mobilité, tout au moins pour un actif occupé, est celui du déplacement domicile-travail. On pourrait alors s'imaginer trop rapidement des déplacements massifs et répétitifs. TI convient de nuancer cette vision dépassée car des travaux récents 3 ont montré que la mobilité quotidienne se traduit de plus en plus par des déplacements individualisés, variés voire variables suivant de moins en moins un schéma rigide unifié. Quoi qu'il en soit, c'est donc bien à partir d'une forme de mobilité banale que la question du risque ou du danger de la route sera ici abordée. Quelles sont les principales caractéristiques à retenir de cette mobilité quotidienne des habitants des espaces périurbains d'Île-de-France? Tout
d'abord, le moyen de transport massivement privilégié est l'automobile 4 quand bien même une alternative offerte par les transports en commun existe 5. Ensuite, les distances parcourues ainsi que les temps passés sont en moyenne supérieurs à ceux des habitants d'autres types d'espace urbain 6. Ces précisions succinctes permettent maintenant d'aborder la question précise du ressenti de l'activité de conduite automobile et de l'incidence de celui-ci sur les comportements des automobilistes périurbains.
1. Caractérisation
du risque routier
Il convient donc de s'attarder sur la notion de risque appliquée à l'activité de conduite automobile. Tout d'abord, en effectuant une rapide revue de la littérature scientifique et technique, on constate que l'expression «risque routier» est employée par des auteurs d'horizons scientifiques variés. Chronologiquement, ce sont des ingénieurs ou chercheurs praticiens de 2. V. O. Andan, B. Faivre D'arcier, C. Raux, Mouvements, déplacements, transport: la mobilité quotidienne, in Auray J-P. (dir.), Encyclopédie d'économie spatiale, Ed. Economica, 1994, pp. 247-253. V. ég. M-H. Boulahbal, Les territoires de mobilité quotidienne, thèse de doctorat en transports, École nationale des Ponts et Chaussées, 2000, 343 p. 3. V. J-P. Orfeuil, L'évolution de la mobilité quotidienne, comprendre les dynamiques, éclairer les controverses, Synthèse INRETS, 2000, 146 p. 4. Résultats provenant de nos enquêtes de terrain et d'analyses et traitements de données issues du recensement fait par l'INSEE en 1999. 5. V. G. Baudelle (et al.), Les conséquences d'un choix résidentiel périurbain sur la mobilité: pratiques et représentations des ménages, ln Cybergeo, n0287, 2004. 6. V. B. Baccaïni, F. Sémécurbe, G. Thomas, périurbanisation, INSEE Première, 2007/1129.
Les déplacements
domicile-travail
amplifiés
par la
Le risque routier dans les espaces périurbains
181
l'aménagement comme Yerpez 7 qui ont d'abord utilisé cette expression. Quasi simultanément, ce vocable a été confirmé, puisqu'employé par les plus hautes instances juridiques de l'État. Dans des recommandations faites au gouvernement le 19 juin 1999, le Conseil constitutionnel mentionne le risque routier. Cette expression a ensuite été repérée dans les publications de
sociologues 8 et enfin reprise et comme vulgarisée par les campagnes de communication du ministère des Transports et de l'Équipement 9. Ces relevés constituent un premier indice attestant de l'existence plausible du risque routier. Une deuxième démarche consiste à confronter une définition générale du risque et l'activité de conduite automobile. Suivons le propos de Castel pour qui «un risque au sens propre du mot est un événement prévisible, dont on peut estimer les chances qu'il a de se produire et les coûts des dommages qu'il entraînera. Il peut ainsi être indemnisé parce qu'il peut être mutualisé » 10.Dans le cas de notre étude, l'événement prévisible (parfois aussi qualifié d'aléa) serait l'accident. L'estimation des chances de se produire est un peu plus délicate à réaliser car il faudrait intégrer des données de nature différente, factuelles Il concernant le trafic et comportementales liées au conducteur, mais celle-ci n'est pas impossible. Enfm, l'estimation des dommages entraînés peut se faire et est déjà bien souvent pratiquée par les assureurs et les services judiciaires lorsqu'ils doivent par exemple chiffrer le préjudice corporel subi par une victime d'accident en vue de l'indemniser. Ainsi apparaît-il que l' objet « risque routier» est bien constitué. Par ailleurs, si l'on revient à la définition posée au tout début de notre propos, on ne manquera pas de constater qu'il n'est pas rigoureux de prêter à un objet technique, la route en l'occurrence, une dangerosité spécifique. Si des actes dangereux sont commis, c'est bien par des individus et non par des objets; de même, comment prétendre que la route userait de violence pour déclencher des accidents contre des personnes? Enfin, pour terminer cette clarification, il ne faut pas manquer de rappeler que le risque routier (y compris dans sa matérialisation sous la forme de l'accident) est bien distinct de la délinquance routière. Les termes de l'article 7. V.1. Yerpez, Le risque routier dans la ville, Anthropos, 1998,225 p. 8. V. P. Peretti-Watel, Sociologie du risque, Annand Colin, 2000, 286 p. ; C. Perez-Diaz, Théorie de la décision et risques routiers, In Cahiers internationaux de sociologie, 2003/CXN, pp.I43-160. 9. V. Ministère des Transports, de l'Équipement, du Tourisme et de la Mer, dossier de presse La semaine de la sécurité routière, 2005 \V\vw.securiteroutiere.equipement.gouv.fr/IM G/pdf/sric_ dp _semaine_sr _2005_10 _I2.pdf 10. V. R. Castel, L'insécurité sociale, qu'est-ce qu'être protégé?, Le Seuil, 2003, p. 59. Il. Par exemple, le nombre de véhicules en circulation, le nombre de kilomètres parcourus, la quantité de véhicules parcourant une certaine voie et le nombre d'accidents survenus sur cette voie.
182
Les nouvelles figures de la dangerosité
223-1 du code pénal12 s'appliquent au délit non intentionnel qui caractérise les actes identifiés comme relevant de la délinquance routière. Cependant ceux-ci ne sont pas au cœur de notre recherche dans la mesure où nous nous préoccupons des situations banales et non exceptionnelles. De même, les individus enquêtés 13 ne sont a priori ni des auteurs ni des victimes d'infractions, mais des usagers ordinaires des réseaux routiers qui, le cas échéant, ont pu être dans l'une ou l'autre des situations, mais ne sont pas étudiés en tant que tels. On peut donc comprendre que le spécialiste devrait plutôt penser en termes de risque routier; cependant cette position est-elle partagée par les usagers eux-mêmes? Les conceptions scientifiques et les pratiques communes concordent-elles?
2. Les discours des usagers de la route Lors des entretiens réalisés, tous les interviewés, ou presque, ont prononcé des termes dérivés de « danger» ou se rattachant au même champ lexical. Il est apparu que spontanément ceux-ci pensaient au danger et non au risque. Ainsi, les termes employés le sont d'une part pour qualifier l'infrastructure elle-même, d'autre part pour définir des situations dans lesquelles s'exerce le déplacement.
2.1. L'infrastructure
dangereuse
« C'est la route qui est en cause », cette affirmation plutôt péremptoire résume bien une façon de penser assez souvent rencontrée. Les usagers périurbains associent très souvent danger et configuration de la route. Ainsi, dans les cas les plus fréquents, c'est le tracé de la voie plus que son état d'entretien qui est mis en cause. Dès lors, « elle est hyper dangereuse, [il y aJ énormément de faux-plats» et « il y a des virages qui sont dangereux à
plusieurs endroits» il est notable de constater que ce sont à des contraintes extérieures à la route" elle-même, la topographie principalement, qu'est imputé l'aspect dangereux. D'autres usagers, moins nombreux il est vrai, émettent
12. « Le fait d'exposer directement autrui à un risque de mort ou de blessures (...) par la violation manifestement délibérée d'une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement. » 13. Ne voulant pas alourdir le texte avec trop d'aspects méthodologiques formels, nous renvoyons le lecteur à Mathieu-Huber (2007). Cependant, précisons que les communes dans lesquelles cinquante entretiens semi-directifs ont été passés sont celles de Chenoise (Seine-et-Marne) et Mareil-sur-Mauldre (Yvelines). Les thèmes abordés lors des entretiens étaient regroupés en trois rubriques. Les enquêtés parlaient d'abord de leur choix résidentiel. Ils étaient ensuite invités à évoquer leurs déplacements en spécifiant tant les modes de transport que les motifs et fréquences ou lieux de déplacements. Enfin, le ressenti et la sécurité de ces déplacements étaient précisés.
Le risque routier dans les espaces périurbains
183
des critiques implicites sur la conception des voiries. Ainsi, certains signalent l'étroitesse de quelques voies qui, de fait et selon eux, introduit du danger dans la conduite en cas bien sur de rencontre avec des véhicules venant en sens inverse, mais aussi quand il faut négocier des virages sur ce genre de petite « départementale très sinueuse ». Certaines remarques vont plus loin, des usagers expriment des reproches quant à une mauvaise lisibilité de la route qui « donne une fausse sécurité, ça donne une impression rassurante, en fait ça l'est pas du tout ». Cette remarque sur la lisibilité de la route est très importante car pour reprendre les propos de Lynch 14, si la lisibilité n'est pas bonne, alors l'individu sera moins capable de reconnaître les éléments du paysage et ne pourra pas les organiser en un schéma cohérent, et donc son déplacement en sera gêné. Toujours à propos de la lisibilité de la route, mais en allant plus loin encore dans la critique, un enquêté a signalé que puisqu' « on n'a pas l'impression qu'elle soit très dangereuse, on se méfie pas» et c'est alors que le danger peut se concrétiser, que l'aléa peut survenir. Cette remarque traduit bien qu'une certaine prise de conscience s'opère chez quelques usagers. Dans ce cas, que l'automobiliste ait ou non rencontré la situation d'accident, il analysera la route empruntée comme délicate et ne se sentira pas ou plus en sécurité. Par ailleurs, l'entretien des routes est parfois jugé insuffisant 15donc pouvant entraîner des difficultés pour la conduite. Même si ce point ne fait pas l'unanimité, on peut reprendre une opinion assez souvent exprimée selon laquelle le réseau principal est perçu comme convenablement entretenu alors que le réseau secondaire semble plutôt dans un état d'entretien assez médiocre. Globalement, les usagers acceptent cet état de fait et disent pratiquer ce type de voies secondaires en connaissance de cause.
2.2. Les situations de conduite dangereuses Les interviewés qualifient ensuite de dangereuses des situations de conduite dégradées dues à des intempéries comme le gel ou la pluie: « en hiver, la route c'est vraiment dangereux (...), ça glisse, c'est une catastrophe». En reprenant les conclusions de Flamm 16, on peut rappeler que ces situations mettent à l'épreuve la confiance des conducteurs. Par contre certains usagers mettent en cause des activités humaines: « ce qui est dange14. V. K. Lynch, L'image de la cité, Dunod, 1976,222 p. 15. C'est souvent l'irrégularité de la chaussée (trous ou bosses) qui est en cause. 16. V. M. Flamm, Comprendre le choix modal, les déterminants des pratiques modales sentations individuelles des moyens de transport, thèse de doctorat, École polytechnique Lausanne, 2003, 307 p.
et les repréfédérale de
184
Les nouvelles figures de la dangerosité
reux, c'est les tracteurs,. quand ils sortent sur la route, ils foutent de la terre molle partout et ça glisse ». L'environnement est également relevé comme source de danger: « ici, le danger c'est les chevreuils» ,. cette remarque qui pourrait sembler anecdotique n'est pas isolée. Un autre aspect de l'environnement, certes plus immobile, est aussi relevé comme dangereux, « la route de Beynes [RD 191) est un peu dangereuse à mon avis avec la rangée de platanes» car « il y a eu des voitures entourées autour ». Enfin, subsiste encore l'idée que le danger, comme l'enfer, c'est les autres, ou du moins vient des autres. Selon les enquêtés, cette dangerosité tient au comportement non adapté que les automobilistes ont sur certaines voies. En effet, sur « un petit chemin (...) ils se comportent là dessus comme sur une autoroute». Cette remarque illustre les conclusions de Peretti-Watel pour qui «la conduite au volant serait perçue comme une interaction avec autrui (...) c'est donc d'autrui que viendrait le danger» 17.Cependant, il est possible de tempérer un peu ces propos car au vu des entretiens réalisés, si les comportements sont toujours montrés du doigt, ils ne sont toutefois pas considérés comme les seuls facteurs de danger sur la route.
2.3. Quelle reconnaissance du risque? Dans leurs discours, les interviewés n'utilisent que très peu le terme « risque» ou l'un de ses dérivés. Précisément, vingt et une personnes sur quatre-vingt-trois entendues ont employé ce terme. Quantitativement, c'est d'abord pour qualifier les comportements des automobilistes que le mot « risque» est prononcé, et ce que ce soit pour parler de soi-même ou des autres automobilistes. Ainsi, certains reconnaissent s'exposer au risque routier soit en l'initiant 18soit en le subissant. Un homme a ainsi explicitement reconnu avoir pris des risques en conduisant: «j'estime avoir doublé à un endroit en étant limite (...) ayant pris un peu de risque». Une femme a, quant à elle, expliqué savoir s'exposer à un risque mais préférer ne rien changer à ses pratiques de déplacement: «la petite route qui fait NoisyFontenay (...) est très étroite (...) où les gens roulent comme des fous (...) je prends un risque tous les matins quand je la prends, j'en suis consciente, mais bon... ». Cette attitude plus passive et moins intentionnelle que la première citée relèverait plutôt de l'acceptation fataliste du risque que de la prise de risque délibérée.
17. V. P. Peretti-Watel, Sociologie du risque, Armand Colin, 2000, pp. 249 et 251. 18. Cette OCCUITenceest extrêmement rare et n'a été reconnue spontanément que par deux enquêtés.
Le risque routier dans les espaces périurbains
185
Par contre, certains automobilistes périurbains utilisent aussi le terme de risque pour décrire un état de fait assez général lié à l'activité de conduite automobile. Dans ce cas précis, c'est moins le type d'activité qui est sujet à risque que, tout simplement, le fait de se déplacer. Et ceci dans la mesure où l'individu entre en relation avec d'autres individus et, de ce simple fait, s'expose à ce qui est ressenti comme un risque. Ainsi, un couple s'exprimet-il, l'épouse énonce en premier lieu que lors des déplacements en automobile, «il y a le risque d'accident qui n'est pas négligeable» puis l'époux enchaîne la conversation en précisant: « le risque d'accident... mais on fait attention (...) on cherche la réduction du risque (...) je prends des routes où le risque est le plus faible possible, parce que comme je fais beaucoup de kilomètres, je mesure le risque ». Finalement, il ressort de ces propos que le risque évoqué par les conducteurs tient à une multiplicité de facteurs mais à aucun en particulier.
3. L'impact du risque routier sur les pratiques de déplacement Un point essentiel doit tout d'abord être souligné: quelle que soit la représentation que les usagers ont de la sécurité de leurs déplacements, pas un n'a dit avoir renoncé à se déplacer à cause d'une sécurité jugée trop insuffisante ou d'un risque trop grand. Il est vrai que différer un déplacement contraint, tel celui pour se rendre sur son lieu de travail, oblige à un changement de stratégie parfois compliqué et qu'annuler ce type de déplacement est assez peu envisageable. Malgré tout, même pour des déplacements plus libres, les usagers ne semblent pas renoncer. Par ailleurs, aucun n'a dit choisir de prendre un autre moyen de transport si la sécurité en voiture n'était plus jugée suffisante. Il semblerait qu'une fois effectué, le choix de se déplacer en automobile ne soit guère remis en question; avec une sorte de fatalisme, beaucoup d'usagers acceptent leur sort.
3.1. Le rapport à l'accident Il est apparu que le dysfonctionnement du système, c'est-à-dire la survenue de l'accident, impressionne particulièrement les usagers et cela que l'accident concerne l'individu lui-même, des proches ou des connaissances, ou simplement qu'il en soit témoin. En fait, il apparaît que l'accident est perçu comme le principal indicateur d'insécurité routière par les automobilistes périurbains, il incarne à lui seul le risque routier auquel on s'expose. L'interprétation de l'accident peut se faire à plusieurs niveaux, tout d'abord pour celui qui assiste à l'accident. Certains auteurs pensent que cette
186
Les nouvelles figures de la dangerosité
expérience indirecte d'insécurité routière va influencer la conduite19 et que, de ce fait, le comportement sera modifié vers plus de prudence. C'est en effet bien ce qui transparaît des propos tenus par un enquêté: «je me suis rendu compte qu'on prenait de mauvaises habitudes au volant, connaissant le trajet on était moins attentif. Lefait d'avoir vu plusieurs accidents sur la route m'a fait prendre conscience qu'en étant au volant il fallait rester très vigilant et puis maintenir cette vigilance. (...) On n'est pas à l'abri non plus, en étant prudent on peut limiter les risques pour soi et les autres ». D'autres auteurs au contraire ne sont pas si formels, ils expliquent que l'accident, on pourrait peut-être ajouter si ses conséquences sont bénignes, n'aura pas d'incidence sur les comportements et pratiques de celui qui l'a subi. C'est le cas de Peretti-Watel qui explique que pour paradoxal que cela puisse paraître, l'accident est parfois interprété comme révélateur de la capacité à bien conduire d'un automobiliste 20. En effet, sans sa maîtrise et ses réflexes, ce qui n'a été que dégâts matériels aurait pu avoir des conséquences physiques beaucoup plus graves. Ainsi, l'accident subi sera moins considéré comme un échec ou une action ratée que comme un incident mineur vécu sur le mode du « ça aurait pu être bien pire si je n'avais pas su comment m'y prendre ». Quoi qu'il en soit, l'accident dans son ampleur et les conséquences qui lui sont attribuées, supposées ou fondées, sont fréquemment amplifiés. Il est un phénomène marquant qui forme et déforme les représentations que se font les automobilistes de la sécurité de leurs déplacements, voire influera sur les comportements.
3.2. Une transformation des comportements de conduite Plusieurs enquêtés nous ont dit adopter une attitude particulière lors de la conduite sur certaines voies où la sécurité était jugée moins bonne. Ils ont signalé qu'ils se méfiaient particulièrement de certains passages et que donc ils étaient « particulièrement vigilant sur cette route». Cette vigilance se traduit par une accentuation des distances de sécurité avec le véhicule précédent ou bien par la renonciation au dépassement sur un tronçon particulier quand le conducteur sait que quelques kilomètres plus loin une meilleure configuration de la voirie lui permettra le dépassement voulu. Une autre incidence tient au changement d'attitude envers la vitesse. Ecoutons cette femme qui, bien qu'installée depuis deux années dans la Brie, 19. «Witnessing an accident will considerably influence the behaviour caution », Simonet & Wilde, 1997, p.237. 20. V. P. Peretti-Watel, Sociologie du risque, op. cil., 2000.
of a driver towards increased
Le risque routier dans les espaces périurbains
187
explique avoir changé de façon de faire sur la RD 231 : « avant je la prenais à 110, 120, maintenant je ne dépasse pas le 90 ». Cette modification n'est nullement due à une quelconque présence des forces de l'ordre contrôlant et sanctionnant car l'enquêtée dit ne jamais en avoir vu ni entendu parler sur cette voie. De plus, cette automobiliste n'a jamais eu d'accident sur cette route. Il s'agirait plutôt d'une pratique de régulation de comportement par la vitesse devant le risque ressenti et surtout après avoir vu des accidents. C'est ce qui ressort également du témoignage d'une autre femme, mais dans ce cas-là il faut comprendre que la modification de comportement n'a pas résisté au temps, les anciennes façons de faire ont été reprises. «J'ai eu un accident d'ailleurs. (...) La voiture était morte. (...) Ah ben au départ, chaque fois que je passais à eet endroit-là, je ralentissais autolnatiquement. Bon, puis bon, après j'ai oublié. » Cependant, le cas le plus fréquent demeure celui d'une non-incidence sur les choix d'itinéraire et ce, que l'usager ait ou non subi un accident. L'un dira sans détour que la sécurité, « e 'estpas un critère de choix de notre itinéraire». Un autre qui pourtant a eu un accident précisera qu'il n'a pas voulu changer d'itinéraire. TIfaut donc comprendre que dans ce cas le risque routier n'a pas d'influence sur les pratiques spatiales de déplacement mais peut en avoir sur les comportements. Il semblerait donc qu'il existe une certaine rigidité des pratiques de déplacement due par exemple à la force de la routine et aux coûts de transaction estimés trop élevés pour changer ses pratiques. On retiendra donc que le risque routier est plutôt imprécis chez les périurbains et que l'accident bien évidemment redouté ne modifie qu'à la marge les comportements. L'aléa semble inhérent à l'activité de déplacement elle-même et est accepté avec fatalité. Ce que le chercheur identifie comme un risque relativement toléré car conçu comme personnel et découlant d'une activité volontairement et sciemment pratiqué, est différemment perçu par les usagers eux-mêmes. Ils tendraient à stigmatiser des dangers de la route là où on ne peut à proprement parler que mettre en évidence un risque diffus mais néanmoins réel.
III
REPRÉSENTATION
DE LA DANGEROSITÉ
14 La dangerosité : explications, évaluation, représentations et gestion. De l'intérêt d'une approche psychosociale par Nathalie Przygodzki-Lionet
A l'heure où il est quotidiennement question de « dangerosité », de « situations dangereuses» et d'« individus dangereux », il importe de s'interroger sur les raisons de l'émergence actuelle de cette problématique et sur les difficultés que pose l'évaluation de la dangerosité, du fait notamment des représentations plurielles que recouvre cette notion et des différents modes de gestion qu'elle suscite. L'objectif de cet exposé étant de mettre en évidence l'intérêt d'une approche psychosociale de la dangerosité, il importe, avant de décliner ses apports quant à ces questionnements, de définir brièvement ce qu'est la psychologie sociale.
1. Qu'est-ce que la psychologie sociale? La psychologie sociale est une discipline psychologique et, en ce sens, aucune limite précise ne la sépare d'autres domaines de la psychologie tels que la psychologie de l'enfant, la psychologie clinique ou encore la psychologie générale. Tous ces champs partagent un intérêt pour les comportements humains et ont en fait bon nombre de concepts en commun. Quelle est donc alors la spécificité de la psychologie sociale? Comme l'a écrit Moscovici en 1984, « la psychologie sociale se distingue moins par son territoire que par un regard qui lui est propre» 1. Le psychologue social va généralement considérer que nos comportements sont affectés par nos diverses apparte1.
V. S. Moscovici,
Psychologie
sociale, Paris, PUF, 1984, p. 8.
192
Les nouvelles figures de la dangerosité
nances groupales (démographiques, professionnelles, culturelles.. .), par les positions que nous occupons dans les structures sociales et par les relations que nous entretenons avec les autres. Cette manière d'appréhender le comportement humain, en reliant ces trois termes que sont le soi, autrui et le contexte, a conduit un certain nombre de psychologues sociaux à définir la psychologie sociale comme la «science des interactions» 2. Cette prise en considération systématique des liens entre les caractéristiques d'un individu et celles de la situation dans laquelle il se trouve pour comprendre son comportement permet, en outre, d'éviter 1'« erreur fondamentale d'attri-
bution » 3, erreur classique qui consiste à sous-estimer le rôle des causes situationnelles dans l'explication des événements au profit des causes dispositionnelles. Quel intérêt peut présenter ce regard psychosocial en ce qui concerne la problématique de la dangerosité ?
2. La dangerosité : tentatives d'explication L'emploi de plus en plus fréquent de cette notion de dangerosité, aux niveaux social, politique et juridique, peut s'expliquer, d'un point de vue psychosocial, non seulement par le profond sentiment d'insécurité ambiant mais aussi par la tentative de le contrôler. L'insécurité ressentie par bon nombre de citoyens aujourd'hui résulte d'abord d'un manque de clarification conceptuelle. Les termes de violence, d'agressivité, de criminalité et de dangerosité, pour ne citer que ceux-là, font désormais partie de notre vocabulaire quotidien mais combien d'entre nous savent précisément ce que recouvre chacun de ces mots? Le fait de les utiliser constamment sans savoir véritablement de quoi on parle engendre une confusion générale qui n'est bien évidemment pas favorable à une prise en charge efficace de ces problématiques. Comment, en effet, résoudre un problème si on ne l'a pas d'abord défini avec précision? Ainsi, Horenstein 4, constatant l'absence de définition claire du terme «violence» dans le cadre des travaux sur la violence à l'école, regrette le manque de volonté réelle de se saisir de ce problème. L'incertitude causée par cette confusion conceptuelle est encore renforcée par les messages véhiculés par les médias de l'information et du divertissement. Sous la pression de la concurrence médiamétrique, les médias cherchent à « accro-
2. V. J-P. Leyens, Psychologie sociale. Bruxelles, Mardaga, 1979, p. Il. 3. V. L. Ross, The intuitive psychologist and his shortcomings: distortions in the attribution process, In L. Berkowitz (Ed.), Advances in Experimental Social Psychology, New York: Academic Press, 1977, vol. 10, pp. 173-220. 4. V. M. Horenstein, cembrel998.
communication
au 6ème Salon International
de Psychiatrie,
Paris, 8-12 dé-
La dangerosité : explications, évaluation, représentation et gestion
193
cher », via un processus de «sollicitation émotionnelle» 5, le maximum de lecteurs et de téléspectateurs. Cette recherche à tout prix du sensationnel amène finalement les médias à nous donner une image déformée voire mensongère de la réalité. Plusieurs recherches récentes réalisées aux Etats-Unis montrent clairement que les informations diffusées dans la presse écrite 6, par les journaux télévisés 7 et au travers des séries policières télévisées 8 correspondent peu à la réalité des infractions commises et des techniques de police scientifique. Cette désinformation généralisée s'accompagne d'une diffusion croissante d'images violentes, que ce soit à la télévision, au ciné-
ma 9 ou encore dans les jeux vidéo. De très nombreux travaux ont été menés en psychologie des médias 10 et un large consensus se dégage chez les chercheurs quant à «l'impact différé» et «l'impact indirect» de la violence médiatisée. Plus précisément, I'habituation émotionnelle et cognitive à la violence résultant de l'exposition régulière aux émissions et films violents nous conduit à une certaine banalisation de la violence tout en favorisant, dans le même temps, le développement du «mean world syndrome» Il, c'est-à-dire cette tendance à cultiver une conception négative du monde environnant, perçu comme menaçant et dangereux. Se sentir en sécurité constituant un besoin fondamental chez l'être humain, on comprendra aisément le malaise psychologique engendré par cette impression de vivre dans une « société du risque» 12où la maîtrise des événements qui nous affectent semble sérieusement menacée. Dès lors, tout individu tentera de restaurer cette sensation d'être en sécurité au travers de réponses adaptatives contribuant au rétablissement d'un sentiment de contrôle. De nombreuses études réalisées dans le champ de la psychologie sociale du contrôle, et exposées avec clarté par Nicole Dubois 13 dans son 5. V. 1. Baudrillard, Dette mondiale et univers parallèle, Libération, rubrique «Rebonds», 15 janvier I 996. 6. V. S. Sorenson, J. Peterson Manz, & R. Berk, News media coverage and the epidemiology of homicide, American Journal of Public Health, vol. 88 (l0), p.151 0-1514, 1998. 7. V. K. Dowler, Sex, lies and videotape: the presentation of sex crime in local television news, Journal of Criminal Justice, n034, 2006, p. 383-392. 8. V. M. Houck, Crime Scene Investigation: The reality. Scientific American Magazine, 2006, p. 33-37. 9. V. N. Przygodzki-Lionet, et T. Toutin, Crimes en série, série de victimes: quelle présentation de la victime dans le cinéma français? Criminocorpus, Dossier thématique n° 3 « Crimes et criminels au cinéma », 2007 [En ligne] URL : http://\vww.criminocorpus.cnrs.fr/artic1e285.html 10. V. P. Marchand, Psychologie sociale des médias, Rennes, PUR, 2004. Il. V. G. Gerbner, L. Gross, M. Morgan & N. Signiorielli, Growing up with television: the cultivation perspective. In J. Bryant & D. Zillman (Eds.), Media effects, Hinsdale, NJ : Erlbaum, 1994, pp. 1741. 12. V. U. Beck, Le monde des débats, 8, 1999, p. 14. 13. V. N. Dubois, La psychologie du contrôle, Grenoble,
PUG, 1987.
194
Les nouvelles figures de la dangerosité
ouvrage de 1987, ont apporté la preuve que l'homme a besoin de contrôler son environnement ou au moins, à défaut de pouvoir exercer un contrôle effectif, de croire en son contrôle. Les comportements mis en œuvre en vue de la restauration d'un sentiment de maîtrise environnementale peuvent être variés mais les recherches en psychologie sociale montrent que le fait de catégoriser les individus, notamment en fonction de leur degré de dangerosité, est particulièrement efficace. Le phénomène de « catégorisation sociale », mis en évidence et décrit par Tajfel14 comme un processus d'ordonnancement et de simplification de l'environnement par le découpage de celui-ci en catégories (par exemple, les individus « dangereux» versus «pas dangereux »), s'accompagne nécessairement d'images mentales simplificatrices et généralisantes concernant ces catégories (<
de Lippman en 1922 15, sont en fait des stéréotypes, c'est-à-dire «des croyances socialement partagées au sujet des caractéristiques personnelles, généralement des traits de personnalité mais aussi souvent des comporte-
ments, d'un groupe de personnes» 16. Au-delà des bénéfices immédiats de la catégorisation, à savoir la possibilité de repérer rapidement les individus considérés comme «dangereux» et l'atténuation du sentiment de danger par le fait même de les avoir « ciblés », les stéréotypes qui en découlent permettent également à la fois d'expliquer ce qui est arrivé (<
14. V. H. Tajfe1, La catégorisation sociale, ln S. Moscovici (Ed.), Introduction à la psychologie sociale, Vol. l, Paris, Larousse, 1972, 272-302. 15. V. W. Lippman, Public Opinion, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1922. 16. V. J-P. Leyens, V. yzerbyt & G. Schadron, Stéréotypes et cognition sociale, Liège, Mardaga, 1996.
La dangerosité : explications, évaluation, représentation et gestion
195
3. La dangerosité : problèmes d'évaluation Cette classification des personnes en fonction de leur dangerosité repose forcément sur une évaluation sujette à de nombreuses critiques en raison de sa forte variabilité. En effet, la dangerosité d'un individu constitue rarement une donnée constante, tout simplement parce que l'individu en question, avec ses caractéristiques particulières, se retrouve dans des situations diverses qui peuvent plus ou moins activer sa dangerosité. Ainsi, il importe, quand on évalue la dangerosité potentielle d'un sujet, de procéder à une analyse personnalisée intégrant également le contexte. Alors que de nombreux travaux traitent de cette variabilité de la dangerosité potentielle d'un individu, peu d'auteurs mettent l'accent sur la variabilité inhérente à l'évaluation de cette dangerosité. Pourtant, la dangerosité perçue peut être considérée comme la résultante d'un système complexe d'interactions entre facteurs à la fois personnels mais également situationnels (voir Figure 1).
196
Les nouvelles figures de la dangerosité
Figure 1 : Système d'interactions des divers facteurs d'influence intervenant au cours de l'évaluation de la dangerosité (Przygodzki-Lionet & Dupuis-Gauthier, 2003)17
Les variables personnelles recouvrent non seulement les appartenances catégorielles (catégories d'âge, de sexe, catégories professionnelles, culturelles. ...) mais aussi les caractéristiques psychologiques stables des protagonistes, telles que leur organisation psychique et leurs traits de personnalité. Les variables situationnelles font référence, quant à elles, aux divers états psychologiques temporaires (anxiété, mauvaise humeur ) des personnes au moment de l'examen. Certains auteurs, comme Isen & Daubman 18 ou encore Bodenhausen, Gabriel & Lineberger 19, ont montré que ces conditions psychologiques influent directement sur le fonctionnement cognitif. Cellesci peuvent être associées à la fois à des événements extérieurs à l'évaluation (par exemple, être de mauvaise humeur suite à la réception d'une mauvaise nouvelle le jour même) mais également au contexte spécifique dans lequel elle se déroule (par exemple, être anxieux par le fait de devoir faire l'évaluation en détention). Il est bien évident que recevoir une personne dans son cabinet en ville ou la rencontrer dans un parloir en prison sont des situations très différentes susceptibles d'avoir une incidence différenciée sur l'évaluation. Ainsi, le contexte social de l'évaluation, c'est-à-dire le cadre et les conditions physiques de son exécution, est une dimension à ne pas négliger. Celle-ci renvoie directement à la «psychologie de l'environnement» 20 qui, en étudiant l'environnement comme un objet spécifique à travers les caractéristiques socio-spatiales et les relations que les individus et les groupes entretiennent avec les différents espaces dans lesquels ils évoluent, permet de mieux comprendre comment la relation à l'environnement social peut influencer les comportements. Par ailleurs, toute évaluation supposant nécessairement l'existence d'un sujet qui lui est soumis, ce rapport évaluateurévalué est à prendre aussi en considération. Finalement, c'est de cette intersubjectivité qui s'inscrit dans un espace-temps spécifique qu'émerge une certaine perception de la dangerosité. Partant de là, il n'est pas étonnant de voir apparaître tant de divergences de position quant à la dangerosité perçue d'un individu. L'approche psychosociale, en mettant l'accent sur la complexité de tout jugement, du fait de l'implication de multiples facteurs
17. V. Przygodzki-Lionet, N. & Dupuis-Gauthier, C. (2003). La dangerosité : émergence d'une notion et critiques d'un concept. FORENSIC, Revue de Psychiatrie et Psychologie Légales, 15,15-19. 18. V. A.M. Isen & K.A. Daubman, The influence of affect on categorization. Journal of Personality and Social Psychology, 47,1984, pp. 1206-1217. 19. V. G.V. Bodenhausem, S. Gabriel & M. Lineberger, Sadness and susceptibility to judgmental bias: the case of anchoring, Psychological Science, 11 (4), 2000, pp. 320-323. 20. V. G-N. Fischer, La psychologie de l'environnement social, Paris, Dunod, 1997.
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d'influence, apporte un certain éclairage sur cette variabilité évaluative. Ainsi, un même évaluateur pourra tout à fait apprécier de manière différente la dangerosité d'une personne selon par exemple le lieu ou le moment de l'examen (variabilité intra-individuelle). Les appréciations quant à la dangerosité d'un individu diffèrent aussi souvent d'un expert à l'autre (variabilité intraprofessionnelle), les nombreuses différences interindividuelles, et notamment celles relevant du type de formation suivie 21, expliquant pour une bonne part ces divergences. L'observation d'une telle diversité de conclusions chez les experts psychiatres et psychologues ne rend plus surprenants les fréquents problèmes de communication entre ces «psy» et les professionnels de la justice, la perception de la dangerosité chez ces derniers présentant certaines spécificités, quelquefois en totale opposition avec celles des professionnels de la santé (variabilité interprofessionnelle). Combien de fois ai-je pu observer, à l'occasion de mes déplacements en tant que psychologue «correspondant santé» dans les établissements de la Direction interrégionale des services pénitentiaires de Lille, des altercations entre personnels de surveillance et personnels soignants ! Les surveillants sollicitaient fréquemment les psychiatres pour qu'ils administrent un traitement à tel détenu qu'ils considéraient comme particulièrement dangereux et dont ils craignaient une agression. Les psychiatres sollicités répondaient souvent par la négative, affirmant que, pour eux, ce détenu n'était pas dangereux. Ces anecdotes révèlent parfaitement que l'utilisation, par des professionnels différents, du même vocable « dangereux» ne signifie pas qu'ils parlent de la même chose et qu'ils en ont la même représentation.
4. La dangerosité : différences de représentation Apparaît dès lors clairement l'intérêt d'étudier quelles représentations mentales recouvre la notion de dangerosité, cette approche permettant, par l'accent qu'elle porte sur la dimension symbolique des phénomènes, de mieux saisir la signification attachée au terme «dangerosité». Comme le déclarait le philosophe Paul Ricoeur, « le sens émerge de la différence entre ce que l'on dit et ce dont on parle ». L'étude approfondie des représentations sociales de la dangerosité devrait favoriser cette émergence du sens qui lui est attribué. Il est d'autant plus important de s'intéresser aux représentations sociales que, comme l'écrivent Bonardi & Roussiau, « elles ont ceci de particulier qu'elles touchent tous les aspects et tous les domaines de la vie so21. V. R.T. Salekin, R. Rogers & K.L. Ustad, Juvenile waiver to adult criminal courts. Prototypes for dangerousness, sophistication-maturity and amenability to treatment. Psychology, Public Policy and Law, 7(2),2001, pp. 381-408.
198
Les nouvelles figures de la dangerosité
ciale elles agissent jusque dans les recoins intimes de la vie des individu, et " matérialisent également les relations entre vie publique et vie privée,' bref, elles sont partout et efficaces pour tout» 22. L'importance de ce concept de représentation, considéré effectivement comme fondamental en psychologie sociale, est bien mise en évidence par sa position centrale dans le schéma proposé à la figure 2.
Figure 2 : Schématisation de la dynamique psycho-socio-cognitive en jeu dans la vie sociale
22. V. C. Bonardi, & N. Roussiau, Les représentations
sociales, Paris, : Dunod, 1999, p. 7.
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L'analyse des interprétations que nous faisons de notre environnement social, et plus spécifiquement les représentations que nous élaborons au sujet des individus et des groupes sociaux, constituent l'un des champs de recherche les plus développés actuellement en psychologie sociale. La compréhension des comportements humains ne peut en effet se limiter à ce qui est directement observable: elle nécessite la prise en considération de l'ensemble des processus psycho-socio-cognitifs à l' œuvre dans la vie sociale. Cette démarche relève de ce que l'on appelle la «cognition sociale », approche centrée sur « le processus par lequel un individu construit et entretient une connaissance de la réalité sociale et, ce faisant, la produit ou la reproduit socialement» 23. Ces processus psycho-socio-cognitifs s'inscrivent d'abord dans un contexte social global, c'est-à-dire dans un contexte socioculturel et historique donné, au sein duquel la communication sociale, notamment institutionnelle et médiatique, va venir moduler la pensée sociale. La communication sociale constituant l'instance de transmission, d'élaboration et de transformation de la pensée sociale (idéologies, croyances et valeurs dominantes dans une société), celle-ci peut-être considérée comme «la face cognitive de la communication sociale» 24. Les représentations sociales, fondement de la pensée sociale, se situent véritablement à l'interface entre le social et l'individuel. Il s'agit de constructions sociocognitives élaborées progressivement en fonction des relations entre les individus, les groupes et leur environnement physique, social et idéologique. Dans la mesure où ces représentations ne sont pas de simples reproductions mentales du réel, elles ont un sens bien spécifique pour chacun d'entre nous et font donc apparaître quelque chose de celui qui les livre, sa part d'interprétation de la réalité. Les représentations sociales se construisant en référence non seulement à notre histoire personnelle mais aussi à notre culture, c'est-à-dire à nos normes et valeurs qui elles-mêmes sont tributaires de nos insertions spécifiques dans un ensemble de rapports sociaux 25, ce qui détermine leur contenu se situe pour l'essentiel du côté des enjeux identitaires et des rôles sociaux. Par cet enracinement social, les représentations sociales acquièrent un caractère à la fois plus collectif et plus stable que les perceptions sociales. Une autre différence entre représentations et perceptions sociales concerne la nature des
23. V. J-L. Beauvois, & J-C. Deschamps, Introduction, ln J-L. Beauvois, C. Bonnet & J-F. Richard (Ed.), Traité de psychologie cognitive 3 : Cognition, représentation, communication, Paris, Dunod, 1992, p.7. 24. V. M-L. Rouquette, La communication sociale, Paris, Dunod, 1998, p. 7. 25. V. E. Tafani, S. Bellon & T. Aposto1idis, Théorie des champs sociaux et dynamique représentationnelle : approche expérimentale des effets des asymétries positionnelles sur la structure d'une représentation sociale, Revue Internationale de Psychologie Sociale, J 5(2),2002, pp. 57-91.
200
Les nouvelles figures de la dangerosité
objets sur lesquels elles portent. Louvet & Rohmer 26 constatent que, même si l'objet d'une représentation peut théoriquement être aussi bien humain, social, matériel ou idéel, en pratique, cet objet concerne généralement un concept abstrait (par exemple les représentations de la dangerosité). Par contre, la perception sociale porte sur des objets «sociaux », c'est-à-dire principalement des personnes et des groupes (par exemple la perception des individus dangereux). Pour ces auteurs, représentations et perceptions sociales sont des concepts théoriques complémentaires pour comprendre les conduites sociales. Nos conduites, et plus précisément nos comportements, sont déterminées par nos attitudes vis-à-vis d'un objet particulier, c'est-àdire par les émotions et/ou sentiments induits par la présence réelle ou évoquée de cet objet (composante affective de l'attitude), par un ensemble de croyances, de savoirs et de jugements en rapport avec cet objet (composante cognitive de l'attitude) et par l'intention d'action éveillée par l'objet (composante conative de l'attitude). Le lien entre représentations-perceptions sociales et attitudes a été souligné par un certain nombre d'auteurs, Rouquette et Rateau 27 considérant par exemple que les représentations sociales sont ce qui fédère, sans s'y réduire toutefois, un faisceau d'attitudes. Cellesci sont donc présentées comme dépendantes des représentations sociales et Rateau a d'ailleurs montré, dans le cadre d'une expérience publiée en 2000 28, que la remise en cause d'un élément central d'une représentation entraînait un changement d'attitude. Il semble indéniable, à la lumière de cette description de la dynamique psycho-socio-cognitive mise en jeu dans la vie sociale, que la manière dont on va se représenter et percevoir une personne aura une incidence directe sur nos attitudes, et conséquemment sur nos conduites et comportements à son égard. Pour en revenir à la dangerosité, le fait de devoir rencontrer une personne que l'on considère comme dangereuse provoquera généralement une attitude négative, cette négativité se traduisant aux niveaux émotionnel (émergence de la peur par exemple), cognitif (<
de leur hiérar-
La dangerosité : explications, évaluation, représentation et gestion
201
notion de dangerosité devient un véritable enjeu social partagé par la justice, la police, la psychiatrie et la psychologie, de tenter de mettre en évidence ce que représente cette notion pour les différents professionnels concernés. C'est précisément dans cette perspective que s'est inscrite une récente recherche menée auprès de citoyens, de policiers, de magistrats et de personnels pénitentiaires. L'approche psychosociale adoptée dans cette étude nous a logiquement conduits à distinguer « l'individu dangereux» de «la situation dangereuse» et, en conséquence, à émettre I'hypothèse d'une part, d'une certaine convergence des représentations sociales de la «personne dangereuse» chez ces trois groupes de professionnels amenés à côtoyer le même type d'individus et d'autre part, de divergences représentationnelles quant à «la situation dangereuse» du fait des spécificités de leur environnement de travail respectif. Avant de présenter les résultats majeurs issus de cette recherche, il importe d'en détailler quelque peu la méthode.
4.1. Méthode: Participants: Cent vingt personnes (47 femmes et 73 hommes, de 38 ans et 3 mois en moyenne) ont accepté de participer à cette étude. Ces sujets étaient répartis en quatre groupes indépendants: 30 policiers, exerçant dans six commissariats du Nord de la France (commissariats d'Arras, Calais, Lens, Lille, Roubaix et Tourcoing) ; 30 magistrats du siège (juges), exerçant dans six Tribunaux de Grande Instance (TG!) de la Cour d'appel de Douai (TGI de Béthune, Cambrai, Douai, Dunkerque, Lille et Valenciennes) ; 30 personnels de surveillance des prisons, exerçant dans six établissements pénitentiaires de la Direction interrégionale des services pénitentiaires de Lille (maisons d'arrêt de Dunkerque et de Loos, centres de détention de Bapaume et de Loos, Centres pénitentiaires de Château-Thierry et de Longuenesse) ; 30 sujets-contrôle, n'exerçant aucun métier en lien avec la police ou la justice. Matériel et procédure: Nous avons procédé à des entretiens individuels semi-directifs, structurés par huit conditions dans lesquelles les quatre groupes de sujets étaient placés consécutivement: Condition 1 : Qu'est-ce qu'un individu dangereux pour vous, en tant que citoyen?
202
Les nouvelles figures de la dangerosité
Condition 2 : Qu'est-ce qu'une situation dangereuse pour vous, en tant que citoyen? Condition 3 : D'après vous, qu'est-ce qu'un individu dangereux pour un policier? Condition 4 : D'après vous, qu'est-ce qu'une situation dangereuse pour un policier? Condition 5 : D'après vous, qu'est-ce qu'un individu dangereux pour un magistrat? Condition 6 : D'après vous, qu'est-ce qu'une situation dangereuse pour un magistrat? Condition 7: D'après vous, qu'est-ce qu'un individu dangereux pour un surveillant de prison? Condition 8 : D'après vous, qu'est-ce qu'une situation dangereuse pour un surveillant de prison? Traitement des données: Les réponses verbales recueillies auprès de l'ensemble des participants ont d'abord été soumises à une analyse de contenu logico-sémantique 29, qui a consisté à inventorier puis comptabiliser les unités de sens présentes dans le discours des sujets. Cette analyse fréquentielle simple 30a ensuite été complétée par une Analyse Factorielle des Correspondances (AFC) associée à une «analyse de la contiguïté». Ce traitement statistique particulier présente l'avantage de proposer une visualisation immédiate, et en deux dimensions, d'une structure sémantique complexe. TI est à signaler également que le traitement de ces données s'est fait en deux temps: il s'est d'abord centré sur les réponses fournies par les citoyens, les magistrats et les surveillants de prison 31 avant d'intégrer celles des policiers 32.
29. V. R. Mucchielli, L'analyse de contenu des documents et des communications, Paris, ESF, 1991. 30. L. Bardin, L'analyse de contenu, 10ème éd., Paris, PUP, 2001. 31. V. N. Przygodzki-Lionet & Y. Noël, Individu dangereux et situations dangereuses: les représentations sociales de la dangerosité chez les citoyens, les magistrats et les surveil1ants de prison, Psychologie Française, 49,2004, pp. 409-424. 32. V. N. Przygodzki-Lionet, S. Nyock Ilouga & A. Haroune, Personnes et situations dangereuses: quelles perceptions sociales chez les professionnels de la police? Analyse comparée avec des profession-
nels de la justice, Pratiques Psychologiques (soumis).
La dangerosité : explications, évaluation, représentation et gestion
203
4.2. Résultats: On constate d'abord que, pour chaque groupe de sujets, le nombre d'unités de sens produites dans les conditions relatives à l' « individu dangereux» est significativement plus élevé que celui concernant la «situation dangereuse », ce constat révélant bien notre propension générale et systématique à appréhender le monde davantage en termes personnologiques qu'en termes situationnels. On observe également, comme l'avait d'ores et déjà souligné Guimelli en 1999 33, l'impact du degré d'implication des participants quant à l'objet étudié sur la manière dont ils se le représentent. Ainsi, les représentations sociales de la dangerosité sont beaucoup plus élaborées chez les professionnels que chez les sujets tout venant, moins directement confrontés aux personnes et situations dangereuses. Cette différence de niveau d'élaboration apparaît au travers des discours développés par les participants lors des entretiens: les sujets-contrôle, comparativement aux professionnels, ne définissent généralement l'individu dangereux qu'à partir d'une seule dimension (<
33. V. C. Guimel1i, La pensée sociale, Paris, PUF, 1999.
204
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de sujets met nettement en exergue les divergences représentationnelles, chacun de ces groupes occupant un espace sémantique qui lui est propre. Figure
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Figure 3 : Graphe de l'espace sémantique relatif à la condition « Individu dangereux pour un magistrat» (tiré de Przygodzki-Lionet & Noël, 2004)
Nonobstant cette variabilité représentationnelle intergroupes, un consensus semble se dégager quant à la définition de l' «individu dangereux» : celui-ci est qualifié, par nos quatre groupes de sujets, comme quelqu'un d'agressif, cette agressivité pouvant être contrôlée ou incontrôlée. Ces deux pôles, intentionnel versus impulsif, du facteur «agressivité », que l'on retrouve à la figure 3, correspondent bien à la traditionnelle dichotomie faite entre « dan gerosité criminologique » et « dangerosité psychiatrique ». Quant à «la situation dangereuse », elle fait l'objet de multiples représentations, toutes différentes d'un groupe de sujets à l'autre et d'une condition à l'autre. Les premiers résultats avaient déjà mis en évidence cette hétérogénéité. Ainsi, les sujets tout-venant considèrent toute situation d'isolement comme dangereuse pour eux, estiment que ce sont les relations avec l'extérieur qui constituent la principale source de dangero sité pour les personnels de sur-
La dangerosité : explications, évaluation, représentation et gestion
205
veillance et ne savent pas ce que peut être une situation dangereuse pour un juge. Pour le groupe des surveillants, la dangerosité est associée, quelle que soit la condition, à toute situation de regroupement de personnes. Quant aux magistrats, ils affirment que c'est la surpopulation carcérale qui est génératrice de danger pour les personnels pénitentiaires, ils disent se sentir en danger en situation d'isolement quand ils répondent en tant que citoyens mais ce sont les facteurs de risques repérés chez les justiciables rencontrés et les risques liés à leurs fonctions qui sont évoqués quand ils se positionnent en tant que juges. Le traitement des réponses des personnels de police ne remet pas en cause cette disparité des représentations, ces professionnels invoquant encore d'autres causes situationnelles de dangerosité. Au regard de ces résultats qui confirment I'hypothèse de départ, ne serait-il pas plus juste de parler, non pas de la dangerosité, mais des dangerosités, comme le suggèrent d'ailleurs De Beaurepaire, Benézech et Kottler par le titre de leur ouvrage de
2004 34 ?
5. La dangerosité : pour une gestion interdisciplinaire Le fait que les représentations sociales de la dangerosité soient, selon l'expression de Moscovici, «cognitivement polyphasiques »35 est intéressant d'un point de vue théorique mais il importe, pour une gestion efficace des personnes et des situations dangereuses, de saisir les raisons et les implications de cette « polyphasie cognitive ». Toute réalité psychique s'inscrit inévitablement dans une réalité sociale, ce qui signifie que nos représentations mentales non seulement se construisent et se transforment en fonction de nos caractéristiques personnelles et de l'environnement dans lequel nous évoluons mais constituent aussi une forme de connaissance «pratique» permettant l'orientation et la justification de nos conduites et interactions sociales. Nos représentations sont donc nécessairement « socialement polyfonctionnelles », d'une part parce qu'elles guident nos actions et leur donnent une signification et d'autre part parce que ces actions sont directement tributaires du contexte dans lequel elles prennent place. Partant de là, il est logique que des groupes professionnels différents, soumis pour chacun d'entre eux à des contraintes et à un environnement de travail spécifiques, ne perçoivent pas de la même façon la dangerosité d'un individu et/ou d'une situation. Le caractère général et transversal de 34. V. C. De Beaurepaire, M. Bénézech & C. Kottler, Les dangerosités : de la criminologie chopathologie, entre justice et psychiatrie, Paris, John Libbey Eurotext, 2004. 35. V. S. Moscovici, Pourquoi l'étude Société, 4(2),2001, pp. 7-24 (not. p. 24).
des représentations
sociales
en psychologie?
à la psy-
Psychologie
&
206
Les nouvelles figures de la dangerosité
la notion de « dangerosité » ne peut donner lieu à un système représentationnel unique, chaque professionnel adoptant en conséquence un langage qui lui est propre et qui est susceptible de ne pas être compris par les autres. Ne pas comprendre quelqu'un ne veut toutefois pas dire que son langage n'est pas juste; il révèle simplement une autre manière, toute aussi utile socialement, d'appréhender le monde environnant. Apparaissent dès lors clairement la pertinence et l'intérêt de développer une démarche pluraliste dans laquelle on admet la diversité, les différences d'appréciation entre professionnels étant exploitées plutôt qu'occultées. Une telle approche pluridisciplinaire de la dangerosité, par le croisement des regards qu'elle implique, ne peut qu'améliorer son évaluation. Cette pluridisciplinarité témoigne d'une certaine ouverture d'esprit dans la mesure où, en reconnaissant explicitement l'importance de la prise en considération d'autres avis que ceux relevant de son propre champ d'activité, elle porte utilement atteinte à ce que Sumner 36 a appelé «l'ethnocentrisme », c'est-à-dire cette tendance à concevoir son propre groupe d'appartenance comme le meilleur. Malgré les incontestables bénéfices de l'approche pluridisciplinaire pour l'évaluation de la dangerosité, se pose la question de sa réelle efficacité pour la gestion de la dangerosité. La pluridisciplinarité suppose en effet la prise en compte, dans le cadre de rencontres ponctuelles par exemple, des appréciations d'autres professionnels concernés par la problématique mais ne signifie pas forcément l'établissement de relations de travail entre ces professionnels. Or il faudrait, pour une bonne gestion de la dangerosité, que tous les personnels impliqués collaborent dans une véritable interdépendance positive. Développer des activités réellement coopératives chez des professionnels soumis à des exigences différentes (de sécurité versus de prise en charge par exemple) n'est certes pas évident et demandera à ceux-ci encore de nombreux efforts mais une gestion de qualité ne passera, à mon sens, que par l'interdisciplinarité.
36. V. W.G. Sumner, Folkways,
New York, Ginn, 1906.
15 Les médias, la dangerosité et les risques par Patrick Champagne
«Les psychiatres seraient-ils dangereux? » s'interrogeait récemment le psychiatre Jean-Luc Cacciali dans le Journal français de psychiatrie (n023, p. 38), évoquant le traitement, par les médias, de drames impliquant des malades mentaux. Ainsi, cite-t-il Le Monde qui se demandait gravement, à l'occasion d'un fait divers tragique, si les psychiatres ne seraient pas déchirés « entre le secret médical et le respect dû à la société ». De même signalet-il tel reportage récent du magazine d'information télévisé de France 2, « Envoyé spécial », consacré « aux trop nombreuses personnes dangereuses que les psychiatres laisseraient vivre en dehors des murs de l'hôpital» mais qui, après avoir implicitement encouragé à I'hospitalisation sous contrainte abordait, dans une seconde partie, la question des « internements abusifs ». Finalement, concluait Jean-Luc Cacciali, «ne serait-ce pas les psychiatres qui seraient dangereux à force de méconnaître la dangerosité de certaines personnes ou au contraire de la suspecter abusivement? » Cet exemple illustre le fait que le problème de la dangerosité en psychiatrie et en criminologie comporte une dimension médiatique presque indissociable dans la mesure où il tend à être posé publiquement à l'occasion de faits divers exceptionnels mais dramatiques. Et les émotions collectives que ces faits divers déclenchent ne peuvent laisser indifférentes les autorités politiques. Autrement dit, les débats sur la dangerosité de certains individus pour la collectivité se situent, comme un certain nombre d'autres problèmes tels ceux qui portent, par exemple, sur l' « insécurité» engendrée par les comportements délinquants notamment dans certains quartiers dits « sensibles» ou plus généralement les «risques» sanitaires ou alimentaires, à l'intersection de trois secteurs du monde social et donc de trois grandes catégories d'agents, à savoir les scientifiques qui sont censés savoir, les hommes politiques qui doivent prendre les mesures nécessaires et enfin les jour-
208
Les nouvelles figures de la dangerosité
nalistes qui exercent une fonction de production et de diffusion de l'information voire, depuis quelques années, une fonction d'alerte auprès de ce qu'il est convenu d'appeler « l'opinion publique », sur des questions touchant d'éventuels risques pour la santé ou l'environnement. Or, la rencontre
entre ces trois univers sociaux - la science, la politique, le journalisme tend à être marquée par des relations conflictuelles tant les logiques qui régissent ces trois grands secteurs du monde social sont différentes et même souvent contradictoires. Et les relations entre les agents sociaux qui appartiennent à ces trois secteurs du monde social oscillent le plus souvent entre soumission et révolte, appui docile aux institutions puissantes et opposition soupçonneuse, les journalistes pouvant soit relayer, sans prendre de la distance, les positions des instances scientifiques officielles soit à l'inverse mener des enquêtes afin de révéler (parfois de fabriquer) un « scandale» mettant en cause ces mêmes institutions. Sans doute peut-il exister ponctuellement, entre ces trois types d'acteurs, des possibilités de collaboration respectant les logiques propres à chacun, la presse pouvant même jouer un rôle utile d'information et de pédagogie en direction du grand public. Mais il faut surtout prendre en compte le fait que, le plus souvent, les relations entre ces trois formes différentes de pouvoir qu'incarnent les agents de ces sec-
teurs -
le savoir, le faire savoir et le pouvoir politique - sont loin d'être
simples et sont marquées fondamentalement par l'ambiguïté.
1. Les scientifiques, les hommes politiques et les journalistes Avant d'aborder plus directement la question de la dangerosité dans ses rapports avec les médias, je voudrais donc faire un bref détour afin de mettre en place les différentes parties prenantes au débat, à savoir les scientifiques, les politiques et les journalistes. S'agissant des hommes politiques, on peut dire qu'ils ont toujours cherché à contrôler le plus étroitement possible les informations diffusées par la presse, celle-ci ayant des effets, réels ou supposés, sur ce qu'on appelle « l'opinion publique» (et donc sur les électeurs). Ces effets sont jugés trop importants pour que les responsables politiques ne cherchent pas à peser sur la production de l'information. Si la forme que peuvent prendre les relations qui s'établissent entre le champ politique et le champ journalistique sont variables, il reste que tous ceux qui participent au jeu politique - responsables politiques, militants d'associations, etc. - ne peuvent se désintéresser totalement des médias et cela d'autant plus que ceux-ci tendent à devenir omniprésents dans le fonctionnement même de la vie politique et, au-delà, de la société. Pour exister politiquement, il faut au préalable exister médiatiquement comme le montre, entre autres exemples
Les médias, la dangerosité et les risques
209
récents, la mise en scène médiatique des «sans domicile fixe» par l'association Les enfants de Don Quichotte dont il n'est pas indifférent de savoir qu'elle est dirigée par un comédien professionnel qui a une certaine compétence en matière de spectacle. Mais cela signifie aussi que quand quelque chose existe médiatiquement, cela tend, du même coup, à exister politiquement comme le montrent précisément les faits divers «à la une» impliquant des malades mentaux ou des récidivistes. Ou encore comme c'est le cas des émeutes dans les banlieues dites « sensibles» qui peuvent se déclencher spontanément, sans plan de communication préalable, à la suite d'une intervention de police qui tourne mal, mais qui, une fois déclenchées, ne peuvent laisser indifférentes les autorités politiques. On assiste alors bien souvent à une communication médiatique du pouvoir en place visant à convaincre l'opinion publique, que les responsables politiques ont la situation «bien en main». La seule chose qui, dans le rapport entre le pouvoir politique et les médias, varie au cours de l'histoire réside dans les moyens de pression qui peuvent être légitimement employés pour orienter la production journalistique. La forme la plus radicale, sinon la plus efficace, de contrôle par le pouvoir a consisté, par le passé, ou encore aujourd'hui mais seulement dans les situations de crise majeure, à instaurer la censure et/ou à diffuser une information quasi-officielle comme ce fut le cas, par exemple, lors de la guerre du Golfe, les autorités ayant demandé aux journalistes de faire preuve, en la circonstance, de « responsabilité» (ce qui semble vouloir dire qu'en période ordinaire, ce n'est pas toujours le cas). La presse écrite a effectivement connu, en France, avant la législation très libérale de la loi de 1881, la censure et le régime de l'autorisation préalable. Tout donne à penser que cette libéralisation de la presse est fortement liée à l'apparition et au développement de la presse populaire à gros tirage et au poids économique de ce nouveau venu dans le champ de production de l'information. Cette évocation d'un passé lointain touchant les relations entre journalistes et hommes politiques, loin d'appartenir à l'histoire, peut éclairer les débats qui sont les vôtres et qui concernent les rapports actuels entre la psychiatrie, la criminologie et le pouvoir politique. Le problème de la dangerosité des malades mentaux s'est, en effet, lui aussi posé dès le XIXe siècle lors la constitution de la psychiatrie et de la criminologie en tant que disciplines savantes mises à contribution pour protéger la société. Si cette forme radicale et brutale de contrôle qui consiste à censurer la presse et donc à réduire l'autonomie journalistique à rien, ou presque rien, a disparu aujourd'hui et si l'indépendance politique de la presse est au-
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jourd'hui fortement affirmée et défendue, cela ne signifie pas pour autant que le monde politique ait renoncé à toute action visant à obtenir, mais par d'autres moyens, le même résultat. Bien au contraire. La censure politique a été remplacée par des techniques de manipulation plus douces et plus sophistiquées, plus conformes aussi au régime démocratique et à l'évolution générale de la société. Ces nouvelles formes de manipulation de l'information - au passage, je signale que l'information n'est pas une donnée qui serait constatable objectivement par les journalistes qui seraient « honnêtes» mais le produit d'une lutte visant à imposer une certaine vision de ce que doit être une « véritable information» et dont les journalistes ne sont que les agents les plus visibles - ces nouvelles formes, donc, vont de l'établissement de relations privilégiées entre hommes politiques et journalistes avec toutes les relations de complicité qui ne manquent pas alors de s'instaurer (on parle à ce propos de «journalisme de connivence ») jusqu'aux diverses techniques employées par les officines de communication par lesquelles ils tentent d'imposer à la presse ce que doit être l'agenda politique, c'est-à-dire les sujets que les responsables politiques veulent voir traités dans les grands médias à la une mais aussi et surtout peut-être les sujets qu'ils ne veulent pas voir dans les médias les plus influents. La persuasion, la fabrication d'événements « clé en main» comme le dit la publicité d'une agence de communication (expression qui mériterait par soi seule une analyse) tendent ainsi à remplacer la propagande politique qui était relayée par des journalistes militants ou dociles. Les journalistes de télévision n'ont acquis une relative indépendance par rapport aux responsables politiques qu'au cours des années 1980, pour tomber d'ailleurs dans une autre dépendance, celle de l'audimat, une dépendance qui n'est pas moins contraignante surtout s'agissant des problèmes soulevés à l'occasion, comme on le verra, de faits divers liés à votre colloque. Cette évolution n'est en fait que la conséquence des transformations globales qui caractérisent la société elle-même, à savoir l'élévation du niveau scolaire de la population, le recul de l'engagement politique traditionnel, la diffusion d'une culture scientifique, le recul des croyances religieuses, la faible efficacité de ce qui est trop visiblement de la propagande, la multiplication des médias qui rend aujourd'hui impossible le verrouillage complet de l'information, la lutte des journalistes, plus diplômés qu'auparavant, pour conquérir une certaine autonomie intellectuelle, etc. Si l'on considère maintenant les relations entre le monde savant et celui des médias de grande diffusion, on voit que celles-ci ne sont pas moins problématiques. Pendant longtemps, le problème ne s'est pas posé, scientifiques et journalistes s'ignorant réciproquement. La science n'a fait l'objet d'une rubrique
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d'actualité dans la presse quotidienne que depuis une cinquantaine d'années avec les progrès spectaculaires de la médecine et la conquête spatiale, c'està-dire dans un contexte de science triomphante et d'exploits technologiques remarquables que les politiques souhaitaient médiatiser pour des raisons politiques. Mais en dehors de ces deux domaines, rares étaient les occasions de médiatisation de l'activité scientifique, d'une part parce que les journalistes scientifiques, très dominés dans leur rédaction, ne parvenaient pas à faire passer leurs sujets mais aussi parce que les scientifiques n'avaient pas besoin de se faire médiatiser, bien au contraire, pour obtenir des crédits de recherche ou pour progresser dans leur carrière. Cette situation a changé dans la période récente et notamment depuis ce qu'on a appelé « les années sida ». La science est de plus en plus un domaine médiatisé et pas nécessairement pour de bonnes raisons, du point de vue du moins des scientifiques, les journalistes tendant à peser désormais sur le fonctionnement de certains secteurs de la vie scientifique et de la recherche médicale (par exemple avec la mobilisation médiatique en faveur du Téléthon). Les retombées de la médiatisation dans la fabrication des notoriétés scientifiques ou dans les arbitrages budgétaires des centres scientifiques ne relèvent plus de l'anecdote. Certains savants sont devenus hautement médiatiques tandis que d'autres aspirent à le devenir. La frontière qui séparait la science du journalisme n'est plus aussi rigoureuse qu'auparavant. Certains journalistes prétendent même intervenir dans les débats scientifiques tandis que, inversement, dans leurs publications, les scientifiques peuvent inclure leur activité en direction des médias. La relation entre scientifiques et journalistes s'est aujourd'hui presque inversée: les journalistes, aujourd'hui, n'ont plus besoin de demander aux scientifiques des informations comme c'était le cas autrefois mais doivent plutôt faire le tri entre toutes celles qui leur arrivent « spontanément» des services de communication des institutions scientifiques. Les savants, de leur côté, communiquent de plus en plus afin de peser sur la production de l'information scientifique, sautant même parfois un échelon régulateur important de la vie savante, à savoir la publication dans les revues professionnelles spécialisées. Et, inversement, les journalistes scientifiques n'hésitent plus à intervenir dans le fonctionnement de la cité savante, surtout lorsqu'elle est traversée de conflits comme on l'a vu à propos du sida, de la mémoire de l'eau, de la fusion froide, des effets des lignes à haute tension sur la santé, des radiations nucléaires sur l'apparition de cancers, des OGM, etc., soutenant certains contre d'autres, fabriquant ou renforçant des notoriétés, s'érigeant parfois en tribunal d'appel des décisions prises par les autorités scientifiques. Ces processus sont très généraux, le développement des
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médias et les logiques de concurrence qui sont à l' œuvre ayant pour effet d'élargir le champ du médiatisable et par là l'intervention des journalistes dans le fonctionnement d'univers autonomes comme la science mais aussi comme la justice dont les relations avec la presse sont aussi ambiguës que celles que je viens de décrire sommairement. S'agissant enfin des relations entre scientifiques et hommes politiques, on peut aisément constater qu'elles ne sont pas, elles aussi, sans problèmes. C'est toute la question des experts qui est posée, de leur autonomie par rapport au pouvoir politique, question que je vais laisser de côté ici devant centrer mon exposé sur les journalistes et le traitement médiatique des risques. Donc, s'agissant des médias, je voudrais insister sur deux points qui me semblent importants pour comprendre le rôle des médias dans des débats publics à dimension scientifique (et plus largement savante), et notamment les débats dans lesquels on demande aux scientifiques de trancher sur un problème de risque, même lorsqu'ils ne sont pas en mesure de le faire, notamment parce que la communauté scientifique est divisée. Dans un premier temps, je voudrais brièvement évoquer les transformations actuelles du champ journalistique dans la mesure où elles pèsent sur le traitement de l'information en général et sur celui de l'information à dimension scientifique en particulier. Dans un second temps, je voudrais montrer que les effets de la médiatisation ne dépendent pas des journalistes eux-mêmes mais des effets de cette médiatisation sur un certain nombre d'acteurs et/ou sur le grand public qui peut ou non faire directement pression sur les responsables politiques à travers notamment la technologie des sondages d'opinion.
2. Quelques transformations
récentes du champ journalistique
On ne peut pas parler « des médias » en général et de leur rôle dans la construction sociale de la réalité et par là dans la manière dont les problèmes, dans les débats publics, sont posés. Il faut prendre en compte, en effet, la structure de ce qu'il est convenu d'appeler le «champ journalistique» pour appréhender la manière dont se construit ce type de débat compte tenu de la position que les différents médias occupent dans le champ de production journalistique. S'il faut parler de « champ journalistique» de préférence à «médias », à «presse» ou à «journalistes », c'est parce que le milieu journalistique constitue un microcosme qui s'est historiquement structuré, qui a ses hiérarchies internes et ses oppositions, ses conflits et ses concurrences, ses dominants et ses dominés. La production journalistique s'inscrit à l'intérieur de cet espace. De sorte que pour comprendre la production de
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chaque type de médias et, à l'intérieur de chacun d'entre eux, la production de chaque journaliste qui y travaille, il faut prendre en compte l'ensemble du champ de production journalistique tel qu'il est structuré à un moment donné du temps. En particulier, il faut prendre en compte le fait que les journalistes écrivent en fonction de ce que font et de ce qu'écrivent les autres journalistes. TIy a les sujets obligés dont il faut parler parce que les autres journalistes en parlent ou parce que les stratégies de communication des acteurs sociaux tentent d'imposer leur actualité. TIy a l'« angle» que le journaliste adopte pour traiter un sujet et qui est choisi pour se démarquer de ceux qui sont adoptés par les supports concurrents, etc. Bref, il convient de ne pas oublier que les journaux sont d'abord lus par les journalistes concurrents et donc que la presse sert à fabriquer la presse, ce qui explique largement les effets d'emballement qui surgissent en permanence, le fait que certains événements font « la une» le même jour de tous les journaux sans que les journalistes eux-mêmes en saisissent toujours les raisons. L'analyse en terme de champ permet de rendre compte du fait qu'il existe ce qu'on peut appeler une « information dominante », c'est-à-dire un produit collectif difficilement contrôlable par les journalistes eux-mêmes, chaque support médiatique et chaque journaliste contribuant, pour une part plus ou moins
grande, à l'information quotidienne - en fait quelques sujets mis en exergue chaque jour parmi des milliers de sujets possibles - qui est reçue par les lecteurs et téléspectateurs, qui est potentiellement productive d'effets, notamment au niveau de ce que l'on appelle « l'opinion publique» et par là, plus ou moins directement, sur le champ politique lui-même. Parmi les transformations qui me paraissent les plus importantes pour notre propos, il y a d'une part le fait que la télévision est devenue le média dominant du champ journalistique et, d'autre part, le fait que la rubrique des faits divers tend à occuper une place majeure dans l'information produite par ce média. L'information télévisée est en effet devenue, dans le champ de production de l'information, incontournable. Jusqu'à la fin des années 70, l'information dominante, c'est-à-dire celle qui était crédible, qui était donc reprise par les médias «qui comptaient» et qui exerçait des effets sur le champ politique était du côté de la presse écrite sur laquelle Le Monde exerçait un véritable magistère. Ce n'est qu'à la fin des années 70 que l'information télévisée est progressivement devenue, pour le milieu journalistique, l'information dominante, moins pour sa qualité intrinsèque que par les effets de diffusion de plus en plus considérables qu'elle exerçait auprès du grand public à mesure que la population s'équipait en récepteurs de télévision. Bon indicateur de la position de plus en plus dominante que l'information télévisée occupe dans le champ journalistique, c'est à cette
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époque également que les journalistes de la presse écrite entrent dans les rédactions des chaînes de télévision, marquant ainsi la rupture avec la télévision gaulliste, politisée et peu crédible. Dans les années 70, les journaux télévisés seront largement une sorte de mise en images de «la une» du Monde: il s'agissait alors d'être irréprochables et d'acquérir ainsi une certaine légitimité professionnelle. Dans les années 80, c'est le quotidien Libération qui jouera ce rôle. Mais progressivement, la concurrence entre les chaînes qui va s'exacerber avec l'apparition de chaînes privées, avec la privatisation d'une chaîne publique et avec la mise en place de l'audimat vont progressivement conduire à une information faisant monter en «une» les sujets «grand public », le quotidien référent pour les journaux télévisés étant aujourd'hui Le Parisien. Les faits divers, une rubrique qui intéresse particulièrement le fonctionnement de la justice et de la psychiatrie, vont devenir omniprésents et vont être le cadre dans lequel la question, autant scientifique que politique, de la dangerosité des individus, malades mentaux ou délinquants, va se poser au moins publiquement. Les conséquences de ces changements dans le fonctionnement du champ journalistique sont considérables. La télévision a, en effet, une audience quotidienne qu'aucun journal de presse écrite ne peut revendiquer. Même l'ensemble de la presse écrite quotidienne ne peut rivaliser avec les médias audiovisuels qui ont un pouvoir de diffusion, dans 1'histoire du journalisme, jamais atteint jusque là. Par ailleurs, ce sont désormais les télévisions qui commandent les processus de reprises et, par là, la production de l'information dominante. Les journalistes de télévision sélectionnent dans la presse écrite les informations qui composeront les journaux télévisés (la télévision étant en grande partie elle-même un média de reprise), ces derniers étant à leur tour très regardés par les rédacteurs en chef de la presse écrite qui décideront à partir de là des titres du lendemain dans leurs propres journaux. Il y a là un processus circulaire de renforcement qui, lorsqu'une « affaire» s'enclenche, peut avoir des effets considérables qui sont hors de proportion avec la réalité. Par ailleurs, l'information dominante est devenue une information essentiellement visuelle qui exerce, sur le grand public, des effets de croyance très puissants (<
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déontologie professionnelle impliquant une hiérarchisation de l'information dans laquelle le fait divers occupe une position mineure. L'information télévisée est devenue une information populaire, grand public, mais possédant cependant une légitimité comparable à celle des journaux de la presse dite « de référence» comme Le Monde. La seconde transformation majeure, je l'ai évoqué précédemment, réside dans le fait que la science est devenue un domaine comme un autre pour les journalistes. Il y a une actualité et un mode de traitement journalistiques qui s'applique désormais à l'activité scientifique, celle-ci pouvant être soumise au journalisme d'investigation comme on l'a vu dans le cas de la recherche sur le sida. La conséquence est que les débats publics sur des problèmes à composante scientifique vont être dominés par des logiques médiatiques qui tendent à privilégier le spectaculaire, l'extraordinaire, le conflit, la personnalisation, autant de caractéristiques qui éloignent des logiques scientifiques. La hiérarchie des informations a également changé; les journalistes, sous la pression des logiques économiques et de la concurrence, sont poussés, souvent contre leur gré, à traiter les sujets qui sont censés intéresser le « grand public ». En définitive, le champ journalistique n'est plus au service du champ scientifique, donnant la parole aux autorités en place pour célébrer les progrès de la science. Il est au service de lecteurs et de téléspectateurs qui, abandonnant de plus en plus une vision fataliste de la condition humaine, recherchent des coupables à leurs malheurs et, pour certains, des indemnisations en tant que victimes.
3. Les effets de la médiatisation sur la question des risques et de la dangerosité La période récente a donc été marquée par des changements profonds qui vont peser de manière nouvelle sur la fabrication de l'information et, par contrecoup, sur le problème de la dangerosité: le traitement de l'information est désormais dominé par les médias audiovisuels et leur logique de l'audimat qui affecte le secteur de l'information dans sa totalité; la confiance dans la science s'est érodée, notamment depuis l'affaire dite « du sang contaminé» au début des années 1990 ; l'attitude devant les risques de larges couches de la population tend à être dominée par le principe de précaution et par une exigence impossible de «risque zéro» dans les domaines touchant la santé; enfin, la liste n'est pas limitative, on assiste à une prise en compte de la position de victime qui est, entre autres, liée à une demande d'indemnisation. Il faut trouver des coupables lorsque recule le
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fatalisme devant le malheur. Quelles conséquences ces changements peuvent-ils avoir sur les secteurs scientifiques et sur la nature des risques en cause? Pour donner des éléments de réponses à cette question, j'évoquerai brièvement trois exemples très contrastés, l'encéphalopathie bovine spongiforme (la «vache folle »), l'affaire du sang contaminé et enfin, je terminerai par là, la question de la dangerosité. Ces exemples, c'est la raison pour laquelle je les ai retenus, ont en commun deux caractéristiques majeures. La première réside dans le fait que des problèmes de santé publique sont en cause, ce qui est un sujet aujourd'hui très sensible, qui suscite donc un intérêt très fort auprès d'une population qui, entre autres indicateurs de cette évolution, consacre chaque année un peu plus à ses dépenses de santé. Il existe un second point commun à ces cas qui réside dans le fait que ces cas posent des problèmes à dimension scientifique mais dans lesquels il existe des risques, des incertitudes, ce qui crée une situation très favorable au traitement médiatique puisque cela signifie qu'il existe des conflits et des oppositions dans les milieux scientifiques et que les journalistes recherchent une mise en débat qui les place en position d'arbitre et non de porte-micro des autorités en place. Le progrès rapide de la science a pour conséquence spécifique de permettre presque en temps réel une certaine traçabilité et une identification rapide de la source des dangers et donc de rendre possible la désignation éventuelle de responsables. La science permet de savoir d'où vient le mal lorsqu'il survient et fait reculer le fatalisme qui est une attitude fortement liée à l'impuissance et à l'ignorance des causes du malheur. Lorsqu'il existe en outre des incertitudes quand à l'appréciation précise des risques, la situation laisse aux journalistes une marge de jeu dans le traitement de l'information (le pire peut toujours être évoqué afin de donner des frissons aux lecteurs ou de susciter leur indignation). Ainsi, dans le cas de la «vache folle », les médias rapportaient avec inquiétude les résultats d'une étude en cours qui avait fixé une fourchette de contamination possible des humains, en Angleterre, qui allait de quelques centaines à plusieurs centaines de milliers. Dans le cas de la transmission du sida, les médias avaient rendu compte d'une simple hypothèse de travail de chercheurs qui s'interrogeaient sur la transmission du rétrovirus par les moustiques. Premier exemple, le cas de l'encéphalopathie bovine spongiforme. Les articles, reportages, interviews qui ont été consacrés à ce problème ont été considérables, la presse oscillant entre les déclarations rassurantes et les enquêtes alarmistes. Certains responsables politiques ont parlé de «presse folle », dénonçant par là le fait que les médias exagéraient les dangers. Les
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journalistes, quant à eux, dénonçaient à l'inverse l'irresponsabilité supposée des autorités politiques et leur tendance à minimiser les risques. On se souvient que cette affaire avait été déclenchée par les médias à la suite de la déclaration, à la Chambre des communes, d'un ministre anglais qui avait évoqué les inquiétudes des scientifiques au sujet de l'éventuelle transmission à 1'homme de la maladie des vaches par la consommation de certains abats, précisant que les risques de transmission ne concernait pas la viande elle-même. La déclaration du ministre anglais donnera lieu, dès le lendemain, dans la presse anglaise, à une couverture médiatique très importante et très alarmiste. C'est la lecture de la presse anglaise par les journalistes français qui va les conduire à leur tour à traiter le sujet en bonne place (Le Monde) par exemple, l'évoquera en première page avec un titre conséquent). Puis s'enclenchera une sorte de réaction en chaîne dans l'ensemble de la presse, chaque support de presse ne voulant pas être en reste avec une affaire qui sent le scandale sanitaire et qui peut toucher tout le monde, et donc des consommateurs de médias. Les télévisions, notamment, vont reprendre à leur tour ce sujet et vont lui donner un retentissement considérable, l'illustrant spectaculairement de quelques vaches vacillantes sous l'effet du prion coupable et de prises de vue peu engageantes d'abattoirs. Dès le lendemain, le gouvernement français se sentira obligé de décréter l'embargo sur les vaches anglaises, ce qui ne pourra que renforcer, chez les journalistes et dans la population, l'idée que l'affaire était sérieuse. Chaque support de presse va aller à la recherche d'informations supposées cachées, de « scoops» afin de se démarquer des journaux concurrents. On évoque les produits à base de dérivés bovins et des risques potentiels qu'ils feraient courir. On jette la suspicion sur toutes les productions des industries agro-alimentaires, etc. Les journalistes dénoncent le fait que, avec les farines animales données aux vaches, on ait transformé des herbivores en carnivores, ce qui est, pour les scientifiques, une absurdité. Les lecteurs et les téléspectateurs ont la possibilité de réagir immédiatement à ce bombardement médiatique. Ils peuvent le faire en effet en tant que consommateurs en n'achetant plus de viande de bœuf, réaction qui a eu, de fait, des effets directs sur tout le secteur de la viande. On a assisté à un déplacement, le problème de santé s'effaçant devant les problèmes économiques de la filière viande. Peut-on dire que la presse a bien informé la population et permis un véritable débat public? Les scientifiques n'ont pas réussi à faire passer cette vérité statistique qui est que la «vache folle» n'est responsable que d'une dizaine de décès en France depuis l'origine (c'est-à-dire depuis plus de 25 ans) et n'est donc pas un problème de santé publique alors que le tabac et la route font des milliers de victimes chaque année. Le vrai
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problème de santé n'est pas là ou les médias l'ont, par leur logique même, situé mais en outre les journalistes ont contribué à créer une situation de crise pour tout un secteur économique, obligeant les pouvoirs publics à mettre en place des stratégies de communication pour éviter un effondrement complet de la filière viande française et à dépenser des sommes considérables pour indemniser les agriculteurs et pour stocker les surplus ainsi générés par la chute brutale de la consommation. En résumé, la crise vétérinaire initiale a ainsi entraîné une crise médiatique qui, à son tour, a entraîné une crise économique. Paradoxalement, en France, c'est le ministère de l'Agriculture qui fut le plus concerné par un problème prétendument de santé publique et non le ministère de la Santé. S'agissant de l'affaire du sang contaminé, une affaire très complexe qui a mis en cause des scientifiques, des politiques, des journalistes, des associations de victimes, des militants homosexuels, des juges, des intérêts économiques, etc., je me bornerai ici à quelques remarques très rapides en rapport avec le sujet de cet exposé. La presse magazine et la télévision ont indiscutablement joué, dans cette affaire, un rôle important pour ne pas dire essentiel. Pour les hémophiles qui n'avaient pas accepté une contamination qui, selon eux, aurait pu être évitée et dont ils rendaient responsables les médecins, ces médias ont pu être une instance de recours et d'instruction officieuse qui a contribué à ce que leur plainte soit prise au sérieux par une justice elle-même sous la pression médiatique. On a pu dire que sans la presse, il n'y aurait pas eu de scandale. La diffusion, sur une grande chaîne généraliste, du film tourné par une famille montrant jour après jour la lente agonie de leur jeune fils hémophile ne pouvait que susciter une forte émotion dans le public et faire basculer 1'« opinion publique» du côté des victimes, le ministre de la Santé de l'époque demandant publiquement le pardon des victimes après le visionnage d'un document qui n'éclairait pourtant en rien l'affaire. La télévision, en traitant ainsi ce problème, a contribué à faire une «opinion publique» qui, a son tour, a exercé une forte pression sur les instances judiciaires pour que cette affaire ne se termine pas par un non-lieu. Si la médiatisation de cette affaire a permis de pointer un certain nombre de dysfonctionnements dans la transfusion sanguine, il n'est pas sûr que le débat tel qu'il s'est déroulé dans les médias, et notamment dans les médias audiovisuels, ait été totalement satisfaisant: la focalisation des journalistes sur les personnes (un
procédé médiatique - la «peoplelisation » - qui ne cesse aujourd'hui de se développer), la chasse aux coupables, le « lynchage médiatique» de personnalités non encore jugées, la désignation à la vindicte populaire de boucs
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émissaires, la mise en exergue ironique de la déclaration de la ministre de la Santé de l'époque qui, pourtant à juste titre, estimait être « responsable mais pas coupable », tout a contribué à évacuer les véritables problèmes structurels que cette affaire dramatique a posé malgré elle.
5. Insécurité et dangerosité La cas des sciences de l'homme est encore plus problématique. Sans doute, la psychiatrie, la sociologie comme la criminologie sont des sciences qui ont donc leur logique qui n'est pas celle des médias et qui se trouvent dans des situations très exposées s'agissant d'évaluer la dangerosité des individus. Et cela d'autant plus que la notion de « dangerosité » a connu ces dernières années une extension qui doit beaucoup aux médias et à l'usage de sens commun qu'ils ont fait (ou repris) d'une notion qui peinait déjà à avoir un sens précis pour la communauté scientifique. C'est que, comme la sociologie, la psychiatrie et la criminologie sont des sciences qui ne peuvent proposer des explications des comportements humains qu'en termes probabilistes. Mais, à la différence de la sociologie à qui on ne demande pas de faire des diagnostics individualisés, la psychiatrie (et dans une moindre mesure la criminologie) est tenu de répondre à des attentes politiques, judiciaires et plus largement sociales en émettant des avis sur la dangerosité d'individus singuliers. Les inévitables incertitudes, qui sont le plus souvent moins des erreurs de diagnostic que les conséquences, parfois dramatiques, des limites inhérentes aux sciences de l'homme, sont au principe d'une nouvelle extension de la notion qui réside précisément dans la médiatisation des libérations qui ont mal tourné. A côté de la dangerosité objective de catégories d'individus présentant des propriétés sociales et psychiatriques précises, que l'on peut mesurer statistiquement, il existe, pourrait-on dire, un « sentiment de dangerosité » dans la population, c'est-à-dire une perception de la dangerosité qui est en grande partie médiatiquement produite par le traitement télévisé de certains faits divers, sentiment qui est moins corrélé à la dangerosité objective qu'au fonctionnement du champ journalistique. Il en fut de même d'une notion comme celle d'« insécurité» qui peut avoir un sens précis et objectif construit par les spécialistes à partir de statistiques détaillées des actes de délinquance enregistrés ou supputés, mais qui donne lieu également à une perception sociale en décalage plus ou moins grand avec la réalité objective sous l'effet du traitement télévisuel de la délinquance (dans les journaux télévisés mais aussi dans les magazines d'information). Ce n'est sans doute pas un
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hasard si la notion de « sentiment d'insécurité» a dû être introduite pour la première fois, en 1977, dans le rapport Réponses à la violence (dit « rapport Peyrefitte »). Elle était la conséquence de deux processus concomitants. Le premier concerne la télévision. C'est au cours des années 70 que la quasitotalité des ménages vont devenir possesseurs d'une télévision, ce qui va entraîner l'intensification de la concurrence entre les chaînes publiques que j'ai évoquée précédemment, y compris dans le domaine de l'information. TF1 notamment fera une place grandissante aux faits divers dans les journaux télévisés. Et l'on se souvient de ce présentateur de télévision qui, à propos de l'enlèvement d'un enfant en janvier 1976 à Troyes par Patrick Henry, avait ouvert le journal par un terrible « la France a peur ». La recherche de l'audience qui conduit à créer les conditions de l'empathie la plus immédiate avec les victimes (on les voit, on les plaint, on se met à leur place, etc.) et l'efficacité de la télévision en ce domaine font que tout le monde peut se sentir le voisin de tout le monde, chaque nouveau fait divers ajoutant aux précédents et produisant un effet de répétition et d'accumulation biaisant largement la perception et produisant là aussi un décalage entre la réalité perçue et la «réalité réelle» objectivable statistiquement. Le second processus est l'usage de plus en plus permanent, par les acteurs du champ politique, des sondages d'opinion qui vont mettre en évidence l'existence d'une logique autonome, par rapport à la réalité objective, de la perception sociale de la délinquance. Si la distinction entre « insécurité» et « sentiment d'insécurité» est désormais bien établie, il n'en est pas de même s'agissant de la notion de « dangerosité », réalité objective et perception de cette réalité étant touj ours largement confondues. Qu'un pédophile ayant exécuté sa peine récidive à sa sortie de prison et ce sont tous les pédophiles qui sont potentiellement dangereux (et même ceux qui ne le sont pas comme on l'a vu dans l'affaire d'Outreau) au point qu'un fait divers dramatique et très médiatisé peut conduire dans des délais très brefs les politiques, pour satisfaire une « opinion publique» inquiète, à l'adoption d'une loi ad hoc plus répressive qui peut d'ailleurs être en contradiction avec une politique pénale de long terme visant une efficacité sociale et non une satisfaction ponctuelle et démagogique de l'opinion. Mais il y a plus. La notion d'insécurité reste largement inscrite dans le contexte pénal et reste liée à la délinquance ou à sa perception. Ce n'est pas le cas de la dimension politico-médiatique de la notion de dangerosité qui a connu une extension en dehors de la psychiatrie. De sorte que l'on peut se demander s'il est souhaitable ou même encore possible de l'utiliser sans confusion, y compris dans les médias. Ainsi, par exemple, le moteur de recherche Google ne trouve pas moins de 350 000 occurrences de
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la notion de dangerosité sur Internet, celle-ci désignant tout risque, quel qu'il soit, au point que cette notion ne possède plus aucun pouvoir discriminant. On parle de la dangerosité de substances, du Wi-Fi, des drogues, des jouets chinois, des téléphones portables, des failles informatiques, des brevets logiciels, des pesticides, de la créatine, des malades mentaux bien sûr, mais aussi de la faune en Nouvelle-Calédonie, etc. A cet inventaire à la Prévert, on peut même ajouter la « dangerosité de Nicolas Sarkozy pour la démocratie » précisément du fait de sa loi sur les mesures de sûreté applicables aux malades mentaux qui présenteraient encore, après l'exécution de leur peine, une certaine dangerosité. Ce concept dont on a évoqué à juste titre l'effet de mode qui l'affecte aujourd'hui et qui fait qu'il est employé à propos de tout et n'importe quoi ressemble à ces concepts « attrape-tout» que Bachelard évoquait dans son analyse de l'esprit préscientifique. Pourtant, ce néologisme, du fait de sa lourdeur, fait malgré tout savant, ce qui lui donne une certaine légitimité scientifique et un certain poids, dans les médias notamment. Un spécialiste du langage - Bernard Cerquiglini reconnaissait, dans une chronique sur la chaîne de télévision TV5, que le mot n'était certes pas des plus légers mais que c'était un terme technique qui restait utile à l'heure où on se préoccupe de protection de l'environnement ou du consommateur parce qu'il importe de pouvoir estimer la dangerosité d'un produit ou d'une activité. Et de fait, la notion désigne une potentialité de danger, réelle ou imaginaire. La notion s'inscrit ainsi dans un champ sémantique, fortement présent dans les médias depuis une vingtaine d'années, qui entre en résonance pour partie avec la notion d' « insécurité », mais plus largement avec celles de «risque» et de «principe de précaution ». Elle renvoie à des affaires diverses qui ont donné lieu à une médiatisation importante et qui ont comme point commun de mettre en danger la santé humaine. Mais si l'on compare les risques supposés des OOM ou les risques, à prouver, de cancers qui seraient dus au passage sur la France du nuage de Tchernobyl en 1986, on voit que les problèmes de dangerosités psychiatrique ou pénale se posent avec une immédiateté particulière: le passage à l'acte est instantanément dénoncé, les conséquences dramatiques sont aisément saisissables et une demande de vengeance tend à se manifester dans le corps social, et cela d'autant plus que la douleur des victimes associée à un sentiment d'injustice, de risque non assumé et donc non accepté, est donnée en spectacle. Le risque potentiel des OOM, à l'inverse, n'est pas donné à voir mais seulement ceux qui invoquent ce risque et qui peuvent devenir des figures très populaires. On comprend que cette question puisse rester plu-
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sieurs années en suspens sans problème. De même, l'attribution éventuelle d'un cancer à un nuage radioactif est peu médiatisable en soi; les actions en justice qui ont été engagées par certains peuvent être bloquées dans l'appareil judiciaire sans créer, par médias interposés, de mouvement d'opinion pesant sur les responsables politiques. Il n'en est pas de même du spectacle télévisé d'une souffrance humaine due à une agression. La télévision a sans doute fortement contribué à une prise en compte croissante des victimes dans le cadre même des procès qui ne jugent plus seulement les coupables mais sont censés aussi soigner les victimes. C'est aussi la logique des médias qui conduit à une vision fortement biaisée du fonctionnement de la justice et de la perception de risques liés à la délinquance. Si un criminel libéré récidive, c'est la libération de tous les criminels qui tend à être mise en cause même si les cas de récidive sont statistiquement peu nombreux. Les faits divers tragiques qui suscitent aujourd'hui les émotions collectives les plus intenses tels que viols ou assassinats de mineurs, crime commis par un récidiviste, etc., qui font la une des médias précisément parce qu'ils sont ceux qui révoltent le plus la conscience commune, comportent du même coup une telle charge émotive (les médias audiovisuels ne pratiquant guère la modération en ce domaine) que les données objectives que les scientifiques (ou les juges) pourraient invoquer seraient de peu de poids pour le lecteur ou le téléspectateur ordinaire. Les risques importants qui sont acceptés (comme prendre sa voiture) n'effacent pas le risque faible illustré par un fait divers local, dramatique voire dramatisé qui, bien qu'exceptionnel, tend à devenir une affaire d'Etat par l'effet de diffusion de l'information à l'échelle nationale. Les hommes politiques, pour répondre (électoralement et médiatiquement) à ces émotions suscitées dans l'opinion par les télévisions tendent de plus en plus à marquer médiatiquement leur solidarité compassionnelle en assistant les victimes ou leurs proches devant les caméras. Des lois pénales peuvent même être élaborées dans l'urgence après un fait divers ayant donné lieu à une forte médiatisation et compte tenu d'une demande croissante de sécurité de la part de la population. Mais cette pression médiatique qui s'exerce sur la justice est elle-même au principe de mesures judiciaires qui ne sont pas sans risques. A dénoncer un laxisme des juges, plus imaginaire que réel mais qui s'appuie sur la médiatisation de quelques faits divers et de quelques déclarations démagogiques de responsables politiques largement diffusées dans les médias audiovisuels, ne risque-t-on pas la multiplication de mesures de sûreté qui, elles, porteront réellement atteinte aux libertés? On comprend que les magistrats, comme les scientifiques, suivent désormais
Les médias, la dangerosité et les risques
223
des séances de média training, c'est-à-dire apprennent à «communiquer» avec les journalistes, c'est-à-dire à déjouer autant que faire se peut les effets négatifs de la logique médiatique sur le message. N'est-ce pas les médias, au final, qui sont les plus dangereux dans la mesure où, comme ce fut le cas à propos de l'affaire d'Outreau, ils sont aussi prompts à pousser les juges à incarcérer d'éventuels coupables qu'à dénoncer les incarcérations abusives dont ils sont largement responsables?
16 Diffusion d'une « portraitisation » sociale et ethnique du danger urbain par Laurent Béru
Condensant les informations et abrégeant les explications afin de faciliter la compréhension du consommateur médiatique (lecteur, auditeur ou téléspectateur), le discours des médias de masse sur la plupart des faits d'actualité tend souvent à se limiter à des commentaires convenus et simplifiés. Les producteurs de l'information, les journalistes, convoquent, en effet, à la fois des banalités et des stéréotypes culturellement connus du grand public. Dans le cas de nombreux phénomènes sociétaux liés à des actes violents, il est généralement question de localiser géographiquement, socialement et/ou ethniquement le péril qui vient, presque de prévenir du risque de violence. Par exemple, d'après le discours médiatique, les activités illégales de "proximité" (comme le commerce de cannabis) sont uniquement le fait de "bandes" d'individus de condition sociale défavorisée, fréquemment d'origine africaine, et demeurent circonscrites aux quartiers populaires. Grâce à cette localisation, le traitement médiatique du danger sociétal rejoint -
voire alimente -l'action politique dans la perspective de garder à distance
- ou de mettre à l'écart -les zones et les populations dangereuses. Les habitants des cités pauvres, a fortiori quand ils sont non blancs et d'origine extracommunautaire, sont ainsi victimes de discriminations qui stigmatisent 1. La présente étude se propose de mettre en lumière la présence d'une équation sociale réductrice, simplificatrice, mais pour le moins opérante, qui agit à un moment ou à un autre dans la réflexion des rédactions journalistiques et des états-majors politiques - voire également dans les pratiques policières et judiciaires. Cette équation définit une sorte d'ennemi de l'intérieur 1. V. G. Derville, La stigmatisation des jeunes de banlieue, ln Communication et Langage, 1997/113, septembre, pp. 104-117.
226
Les nouvelles figures de la dangerosité
lambda, c'est-à-dire une figure représentative des classes dangereuses françaIses : jeunes générations + population masculine + périphéries urbaines + classes ouvrières + cultures non judéo-chrétiennes + communautés non blanches = classes dangereuses Nous verrons que, quand sont rassemblés ces divers éléments, la réflexion journalistique s'écourte pour faire place à des discours préconçus, des idées reçues presque "réflexes". Pour mener à bien notre travail, nous étudierons le traitement du journal Le Monde des faits divers médiatisés, devenus "pics événementiels surmédiatisés", qui portèrent sur les comportements déviants et violents, avérés ou supposés, de jeunes individus pauvres, non blancs et issus des quartiers populaires (principalement des agressions contre des personnes, accompagnées ou non accompagnées d'actes de vandalisme contre des biens publics ou privés). La période retenue est celle des années 2000 : elle nous permettra d'effectuer certains renvois aux deux décennies précédentes.
1. Des localisations postcoloniales pour préciser le danger urbain Dans le traitement journalistique des phénomènes urbains de petite délinquance, de vandalisme et d'incivilité, les stigmatisations ont particulièrement tendance à se porter sur les individus des banlieues populaires et des classes modestes ou pauvres, mais aussi sur les communautés ethniques d'origine extra-européenne - principalement africaine -. Les problèmes d'insécurité sont ainsi pensés et traités à partir du filtre de l'intégration des immigrés; mais, curieusement, ce filtre est également convoqué pour parler des Français ayant des parents maghrébins ou subsahariens. Pesant sur l'agenda des médias d'information, une pression sécuritaire, présente dans la presse populaire (France-Soir ou Aujourd'hui en France) et de référence (Le Monde ou Le Figaro), est conditionnée par les stratégies communicationnelles des principaux partis et hommes politiques qui, de droite comme de gauche, tentent de (re)prendre du terrain sur l'extrême droite et de distancer l'extrême gauche. Ainsi, ces logiques médiatico-politiques s'invitent dans les débats électoraux; elles contribuent à appuyer l'introduction de mesures sécuritaires, publicisées à grand renfort d'interventions médiatiques.
Diffusion d'une portraitisation sociale, ethnique du danger urbain
227
Par exemple, en 2006, après les propos de Ségolène Royal, abordant le
possible encadrement militaire des adolescents délinquants 2, et ceux de Nicolas Sarkozy, accusant certains juges d'être trop laxistes envers les jeunes délinquants 3, les médias sont partis réaliser des reportages dans une maison d'arrêt et un tribunal de banlieue populaire: celle de Villepinte et celui de Bobigny, situés dans le département de la Seine-Saint-Denis. Les politiques, eux-mêmes, localisent le danger: ainsi, en juin 2007, la ministre de la Justice Rachida Dati a choisi le tribunal de Bobigny pour présenter le
programme de sa future action relative à la justice des mineurs 4. Tantôt suivant, tantôt devançant cette idée de localisation, les médias en font de même: ainsi, en juillet 2007, deux semaines après le dévoilement du programme de Dati, le quotidien national Le Monde a également choisi le parquet des mineurs de Bobigny pour relater une journée-type des juges et des avocats confrontés à des cas de délinquance chez des adolescents 5.
Cibler de ce fait la violence sécrétée au sein des lieux populaires correspond, certes, à une réalité propre au département de Seine-Saint-Denis, où les affaires judiciaires concernant les mineurs sont plutôt nombreuses. Mais la récurrence de ce ciblage s'explique aussi par l'image médiatique négative que portent les populations des quartiers populaires. Pour les médias qui souhaitent parler des mineurs auteurs d'actes condamnables, faire un reportage qui se passe de commentaires équivaut souvent à enquêter auprès des classes pluriculturelles et multiethniques des banlieues pauvres. De même, le message politique médiatiquement délivré est le suivant: le problème sociétal a été cerné, tant au niveau spatial que culturel. De là, un discours apparaît en filigrane: de l'incendiaire de poubelles à l'agresseur d'innocents en passant par l'insulteur vulgaire, les délinquants sont généralement des produits sociaux des quartiers populaires des grandes agglomérations urbaines et proviennent très souvent des communautés dites issues de ['immigration ou d'origine étrangère - les discours médiatiques et politiques français n'utilisent pas ces expressions pour qualifier les individus d'ascendance portugaise ou italienne, polonaise ou hongroise, mais uniquement pour désigner ceux d'origine maghrébine (algérienne, marocaine...) ou subsaharienne (malienne, sénégalaise.. .). Au final, les images d'EpinaI qui stigmatisent les cités françaises sont reprises et confortées. 2. V. I. Mandreaud et J.-B. Montvalon, « Ségolène Royal enflamme le débat à gauche sur la sécurité », Le Monde, 3 juin 2006. 3. V. P. Ceaux, «Les magistrats serrent les rangs », Le Monde, 23 septembre 2006. 4. V. A. Salles, « Rachida Dati veut qu'''une réponse soit faite" un mineur », Le Monde, 23 juin 2007. 5. V. A. Salles, «Justice d'urgence », Le Monde, 6 juillet 2007.
à chaque infraction
commise
par
228
Les nouvelles figures de la dangerosité
Depuis les années 1980, les médias œuvrent à chroniquer les probabilités de délinquance dans les quartiers pauvres telles des fatalités dramatiques. Les faits de criminalité qui touchent les habitants des zones urbaines sensibles sont devenus des marronniers médiatiques. Au même titre que les feuilletons juridico-sportifs - de l'affaire VA-DM, touchant le football, à l'affaire Festina, concernant le cyclisme - ou les "scandales" politicofinanciers - de l'affaire du financement illégal des partis politiques à l'affaire Clearstream -, les violences et autres tensions agitant les banlieues populaires pourvoient aux organes médiatiques des moments sociétaux forts; ces moments sont à la fois tragiques et spectaculaires. Par exemple, depuis les années 1990, à chaque période de fin d'année, les incendies volontaires d'automobiles dans l'agglomération strasbourgeoise sont notifiés comme une série en cours 6. Seulement, à l'instar de nombreux faits répréhensibles et condamnés par la loi, l'acte de carboniser une voiture dans un grand ensemble urbain est souvent perçu comme étant l'œuvre de jeunes individus non blancs; ils sont français, certes, mais d'abord et avant tout considérés sous les traits d'individus pauvres et issus de l'immigration africaine. Dans de nombreux commentaires de journalistes judiciaires, l'ethnicité et la condition sociale d'individus délictueux sont soulignées comme des points - parmi d' autres (colère, asociabilité...) - qui permettent d'expliquer leurs méfaits. Curieusement, le discours médiatique ne mentionne pas, le cas échéant, l'origine et le type ethnique des délinquants quand ceux-ci sont blancs ou caucasiens. Cela vaut pour les « petits» délinquants comme pour les «grands» criminels. Ainsi, par exemple, s'il fut médiatiquement précisé la particularité métisse de Thierry Paulin, surnommé le « tueur de vieilles dames» 7 - dans le cas de Guy Georges, surnommé le «tueur de l'est », il fut également indiqué son ethnicité, notamment par l'évocation de son père, un ancien soldat afro-américain 8 -, il n'en fut pas de même pour Florence Rey et Audry Maupin, tous les deux blancs. En effet, pour expliquer et qualifier la déviance meurtrière du duo meurtrier ReyMaupin, les médias préférèrent évoquer leur conscience anarchiste 9 concernant
le cas d'autres
meurtriers
blancs
(Francis
Heaulme,
Emile
Louis.. .), les médias ne soulignèrent également pas le fait qu'ils sont de type caucasien. 6. V. not., Le Monde des 3 janvier 2002 et 2 janvier 2004.
1997, 3 janvier
1998, 2 janvier
1999, 2 janvier
2000, 3 janvier
7. V. M. Georges, « L'acharnement, la routine et le hasard », Le Monde, 17 décembre 1987. 8. V. A. Pereira, « Face aux famiBes des victimes, Guy Georges vacille mais persiste dans son silence », Le Monde, 28 mars 2001. 9. V. J.-M. Dumay, « Le cauchemar de la fusil1ade de la place de la Nation », Le Monde, 20 septembre 1998.
Diffusion
d'une portraitisation
sociale,
ethnique
du danger
urbain
229
Les événements de novembre 2005, marquant une impressionnante explosion autodestructrice dans les quartiers populaires (incendies de véhicules, d'écoles, d'entreprises...), firent état de l'attitude ethnocentrique des médias d'information français à considérer les "fauteurs de trouble" en tant qu'individus aux traits subsahariens ou maghrébins, et cela avant d'être perçus en tant qu'individus français. De ce fait, ils furent symboliquement dénaturalisés et métaphoriquement singularisés au sein de la communauté française - ce fut notamment le cas de Khaled Kelkal (un des auteurs des attentats terroristes à Paris en 1995) et de la plupart de ses acolytes 10ou de YoussoufFofana (un des meurtriers d'Ilan Halimi à Bagneux en 2006) et de plusieurs de ses complices Il. C'est comme si les notions républicaines d'indivisibilité et d'égalitarisme, qui devraient être centrales pour les rédactions journalistiques hexagonales, n'étaient, dans la pratique, que des notions relatives, ou du moins en ce qui concerne certains actes pénalement répréhensibles et prétendument accomplis par une certaine partie de la population française. Par conséquent, suivant le lieu de résidence, la classe sociale et l'origine ethnique de la personne fautive, les commentateurs médiatiques respectent ou négligent l'idéologie républicaine, dans le but de distinguer les Français dangereux des Français pacifiques, les citoyens qui violent la loi de ceux qui la révèrent. Le délinquant français blanc est généralement décrit comme étant un délinquant, alors que le délinquant français non blanc est quant à lui décrit comme étant un délinquant noir, maghrébin et/ou musulman : ce dernier est ainsi évoqué à partir de ses traits ethnoraciaux et donc considéré dans toute son étrangeté non européenne et/ou non caucaSIenne.
2. Des qualifications postcoIoniaIes pour préciser le danger urbain Le point de vue médiatique est particulier quand il est question d'actes de violence et de vandalisme effectués par des habitants des banlieues populaires, a fortiori s'ils sont jeunes et d'origine africaine. Depuis les tensions urbaines rhodaniennes et franciliennes survenues dès les années 1980, les successifs commentaires journalistiques et paroles politiques désignent la population de certaines communes (Vaux-en-Velin, La Courneuve...) dans des cas de figure bien précis: principalement pour 10. Dans son ensemble, la presse française a insisté sur l'ethnicité de Khaled Kelka1. Par exemple, le 2 octobre 1995, le journal L 'Humanité a qualifié deux des proches de Kelkal de «Français d'origine algérienne ». 11. Dans son ensemble,
la presse française
a insisté sur l'ethnicité
de Youssouf
Fofana. Par exem-
ple, le 24 février 2006, le journal Libération a qualifié Fofana de «Français d'origine ivoirienne ».
230
Les nouvelles figures de la dangerosité
évoquer l'agressivité des banlieusards pauvres et parler des immigrés extraeuropéens 12.De ce fait, les affrontements entre forces de l'ordre, préservant la sûreté publique, et groupes rebelles, créant des troubles à l'ordre public, sont considérés différemment selon les singularités des seconds nommés: dans les commentaires médiatiques diffusés, la posture empathique est certaines fois tempérée et d'autres fois accrue. Quand les actions destructrices (dévastation de champs, souvent des parcelles expérimentales appartenant à l'INRA, établissement public de recherche scientifique et technologique) des faucheurs volontaires d'organismes génétiquement modifiés reçoivent l'indulgence des médias et des politiques 13, les actes (auto)destructeurs de certains individus en banlieue ne bénéficient pas d'une
aussi forte clémence 14. En effet, si la compréhension peut être de mise afin de saisir la colère ressentie par les populations appauvries et discriminées, la fermeté républicaine est prescrite par les personnalités politiques au moindre dégât touchant des bâtiments publics (écoles maternelles, annexes de mairies, salles de sport, bibliothèques...) des quartiers populaires. Pour nommer la délinquance issue de ces banlieues, à l'intérieur desquelles vivent souvent plus de soixante origines et nationalités différentes 15 - c'est notamment le cas au sein des grands ensembles de communes de SeineSaint-Denis (Saint-Denis, Sevran, Stains...) -, un vocabulaire spécifique est employé par les hommes politiques et peu ou prou relayé par les organes médiatiques. C'est le cas de termes populaires péjoratifs publicisés par 16 d'anciens ministres de l'Intérieur «sauvageons» (Jean-Pierre
Chevènement), «caïds» 17 (Daniel Vaillant) ou «racailles» 18 (Nicolas Sarkozy). Quand il n'est pas question des cités populaires, des classes ouvrières et/ou des communautés non blanches, ces termes dévalorisants et
12. V. A. Battegay et A. Boubeker, Les images publiques de l'immigration: médias, actualité, immigration dans la France des années 1980, Ed. L'Harmattan, ColI. Migrations et changements, 1993, 191 p.,p. 165. 13. V. H. Kempf, « La gauche solidaire des faucheurs d 'OGM », Le Monde, 18 septembre 2004 ; H. Kempf, « Les faucheurs d 'OGM se sont une nouvelle fois heurtés aux gendarmes », Le Monde, 28 septembre 2004. 14. V. 1. Mandreau et S. Zappi, «Partagé sur l'état d'urgence, la gauche ne sait pas de quel côté s'opposer au gouvernement », Le Monde, I 0 novembre 2005 ; 1. Mandreau, « "La réponse aux émeutes, ce n'est pas plus d'argent" », Le Monde, 1er décembre 2007. 15. V. A. Chemin,
« A Stains, les destins croisés de mères en difficulté
», Le Monde,
18 novembre
2005. 16. V. P. Ceaux, «M. Chevènement annonce un renforcement de la lutte contre les violences urbaines », Le Monde, 18 mars 1998. 17. V. P. Ceaux et C. Prieur, «Mme Lebranchu et M. Vaillant veulent "mobiliser la gauche sur la sécurité" », Le Monde, 6 septembre 2001. 18. V. L. Van Eeckhout, « M. Sarkozy veut promouvoir l'égalité des chances par la loi », Le Monde, 28 octobre 2005.
Diffusion
d'une portraitisation sociale, ethnique du danger urbain
231
désobligeants disparaissent - excepté le terme "caïds", notamment utilisé pour parler des chefs de la mafia française. D'après un raisonnement réducteur, les commentaires médiatiques dessinent ainsi un portrait-robot du délinquant de base, à la fois violent et intolérant: jeune chômeur très peu ou pas du tout diplômé, habitant une cité populaire de banlieue, non blanc (très souvent nommé Beur ou Black), de culture non judéo-chrétienne. Dans notre corpus, ce sanguin intransigeant urbain a caractérisé, depuis les années 2000, l'homophobe, le misogyne, le raciste et le méprisant de classe. Dès qu'un phénomène négatif propre à la société française se produit également dans les banlieues populaires et/ou est accompli par des habitants des cités pauvres, il est presque toujours décrit comme étant symptomatique de ces zones d'habitation et de ces populations : ce fut le cas des viols collectifs, médiatiquement renommés «tournante » ou de la xénophobie contre les personnes blanches, médiatiquement rebaptisée «racisme anti-Blancs ». Cependant, il n'y a pas qu'en banlieue où les répressions et autres humiliations improvisées contre des homosexuels ont lieu 19, où les actes machistes ou sexistes contraignent la vie sociale et professionnelle des femmes 20, où le racisme discrimine en imposant un délit de faciès à l'encontre de l'Autre 21.Plusieurs faits divers, suscitant reportages journalistiques et commentaires d'intellectuels, participèrent à institutionnaliser dans le débat public et à normaliser dans l'opinion publique une division sociospatiale et ethnoraciale de la société française. Un fait divers surmédiatisé au cours du printemps 2002, communément nommé « affaire Paul (papy) Voise » et dont le déroulement coïncida avec le premier tour de l'élection présidentielle, est un exemple parmi tant d'autres révélant l'existence de l'équation socio-médiatique simpliste - mais pour le moins prégnante, car très souvent reconduite - précédemment soulignée. Les journaux télévisés des trois premières chaînes évoquèrent l'affaire en prenant soin de préciser le jeune âge des suspects et le caractère défavorisé du quartier de l'agression 22. Certes, dans cette affaire, l'emballement des rédactions audiovisuelles et radiophoniques n'a pas eu d'incidence sur le journal Le Monde. Cependant, «l'affaire Paul (papy) Voise» est loin d'être isolée: nous pouvons citer plusieurs pics événementiels médiatiques où la réflexion et 19. V. M. Kessous, « Le tabou homo des cités », Le Monde, 29 janvier 2006. 20. V. S. Zappi, «Dans les cités, de nombreux freins à la pratique sportive pour Le Monde, 27 avril 2004. 21. V. P. Smolar, «Bandes: la spirale de l'ultra-violence », Le Monde, 25 février 2006. 22. V. les journaux
télévisés de TF1, de France 2 et de France 3 du 20 avril 2002.
les filles »,
232
Les nouvelles figures de la dangerosité
l'investigation journalistiques se sont pour le moins limitées à la mise en liaison des différents éléments contenus dans l'équation énoncée lors de notre introduction. Par exemple, ce fut le cas lors du fait divers communément nommé « affaire du bagagiste de Roissy» : l'étude du cas de ce dernier, Abderazak Besseghir, souligne que son origine maghrébine et sa confession musulmane n'ont fait que jouer en sa défaveur 23. Ainsi, le 7 janvier 2003, Le Monde publie une brève qui laisse peu de mystère sur les intentions du présumé coupable, confondu non pas grâce à son ADN ou à des témoignages concordants, mais à son origine ethnique et à son appartenance confessionnelle: «Le bagagiste de Roissy [est] en contact avec des
islamistes [considérés] comme proches de la mouvance islamiste»
24.
En
effet, dans un contexte national et international dans lequel il est fortement question de débusquer et paralyser les filières hors-la-loi qui alimentent le terrorisme islamique global, coupable d'attentats anti-occidentaux, un suspect maghrébin et musulman, de surcroît embauché dans le deuxième aéroport européen, suscite l'intérêt des cellules antiterroristes mais également celui des rédactions journalistiques. A l'inverse, les multiples attentats nationalistes bretons des années 1980 et 1990 25, malgré les multiples dégâts matériels causés, n'ont pas déteint sur l'ensemble de la population bretonne - le Breton lambda est loin d'être assimilé à l'activiste de l'Armée révolutionnaire bretonne (ARB). L'emballement médiatique lors de l'affaire de l'employé de l'aéroport francilien fut en grande partie dû au fait suivant: le portrait du coupable idéal fut parfaitement incarné par le bagagiste. Malheureusement pour lui, il eut la malchance de ressembler trop fortement au portrait-robot que les médias se font du terroriste agissant sur le sol français: depuis septembre 2001, l'activisme terroriste est internationalement reconnu dans le sens du terrorisme islamique. Cependant, en France, cette activité illégale n'est pas l'apanage d'individus d'origine maghrébine et de foi musulmane; nous pouvons dénombrer l'activisme d'individus appartenant à des organisations nationalistes corses ou basques 26.L'emballement médiatique relevé à l'orée 23. V. F. Chambon, « L'enquête sur l'arsenal du bagagiste de Roissy s'oriente vers la piste de la préparation d'un attentat », Le Monde, 1eT janvier 2003 ; F. Chambon, « Des traces de TNT sur la banquette du véhicule du bagagiste de Roissy», Le Monde, 4 janvier 2003. 24. «Le bagagiste
de Roissy en contact avec des islamistes
», Le Monde, 7 janvier 2003.
25. V. not., ces deux brèves publiées dans Le Monde: « L'ARB revendique un attentat en I1le-etVilaine» (2 juillet 1989) ; « L'armée révolutionnaire bretonne revendique l'attentat contre la mairie de
Belfort» (1eT novembre 1998). 26. T. Dominici, B. Loyer,
Identité
2003/110,
pp.
Le nationalisme
et pouvoir
103-128.
local:
dans la Corse contemporaine, le cas
de la revendication
d'un
ln Pôle Sud, 2004/20, département
basque,
pp. 97-112 ; In Hérodote,
Diffusion
233
d'une portraitisation sociale, ethnique du danger urbain
de l'année 2003 consécutivement à l' "affaire du bagagiste de Roissy" rappelle fortement celui qui s'est emparé de la profession journalistique lors de l' "affaire du RER D", qui s'est déroulée un an plus tard, au début de l'été 2004 27.
3. Des représentations
postcoloniales pour préciser le danger urbain
Depuis la fin des années 1980, les médias et les politiques, pointant la perpétuation en France de certaines pratiques coutumières africaines (mutilations sexuelles 28 ou mariages forcés 29) interdites par les lois républicaines, orientent l'essentiel du débat portant sur les mentalités patriarcales qui limitent la liberté féminine vers les délits commis au sein des communautés franco-subsaharienne et franco-maghrébine. Entre 2001 et 2003, la rédaction du journal Le Monde, comme bien d'autres de ses consœurs (Le Parisien, Libération, Le Figaro.. .), s'est notamment illustrée en multipliant les articles dédiés aux viols collectifs - médiatiquement renommés "tournantes" perpétrés dans les cités de banlieues populaires 30. Par là, ce fut également l'occasion pour le quotidien français de consacrer de longs articles plus généraux sur certains rapports malsains et dégradants entre filles et garçons 32 des quartiers pauvres 31.A l'origine de cet intérêt soudain, un livre et un 33 film participèrent à témoigner d'une certaine réalité alarmante concernant les relations entre les jeunes banlieusards des deux sexes; ayant joui d'une très forte médiatisation, le message de ces deux œuvres fut repris par une association féministe 34, également très médiatisée. A la faveur du discours médiatique dominant, le caractère alarmant d'une minorité d'affaires judiciairement avérées refléta la norme des rapports entre adolescents et adoles27. V. E. Fottorino, « Méthode de nazis », Le Monde, 13 juinet 2004 ; P. Smo1ar, « Stupeur après l'agression antisémite d'une femme dans le RER )), Le Monde, 13 juillet 2004. 28. V. M. Peyrot, «Le procès de l'excision: une condamnation pour l'exemple », Le Monde, 10 mars 1991 ; Catherine Vincent, « L'intolérable excision )), Le Monde, 13 décembre 2006. 29. V. Ch. Chombeau, « Victimes parce que femmes )), Le Monde, 5 décembre 1990 ; M.-P. Subtil, )), Le Monde, 2 avril 2000. « Les mariages forcés déchirent des famines issues de l'immigration 30. V. not., Le Monde février 2003. 31. V. F. Chambon et plus vierge, c'est une pute" meuf en jupe, ils la traitent
des 24 avril 2001, 26 avril 2001, 29 septembre
2002, 17 septembre
2003 et 2
M. Laronche, « "Pour les garçons, celle qui fume dans la rue ou qui n'est )), Le Monde, 25 octobre 2002 ; D. Saubaber, « "Dès que les mecs voient une de pute" )), Le Monde, 4 février 2004. 32. V. A. Garcia, « Un témoignage sur "l'enfer des tournantes" dédié aux "frangines de galère" », Le Monde, 25 octobre 2002. 33. V. F. Chambon, «La Squale, une fiction militante pour alerter l'opinion )), Le Monde, 29 novembre 2000. 34. V. S. Zappi, « Fort de ses premiers succès, le mouvement Ni putes ni soumises interpelle le chef de l'Etat )), Le Monde, 5 octobre 2003.
234
Les nouvelles figures de la dangerosité
centes des cités pauvres 35- dans un sens, les quelques cas répertoriés par la justice valurent pour les cas non connus pour cause d'absence de dépôt de plainte. Les affaires judiciaires consécutives à l'immolation de Sohane Benziane (en octobre 2002) et à la lapidation de Ghofrane Haddaoui (en octobre 2004), liées à des quartiers populaires de région parisienne et de l'agglomération marseillaise et concernant des jeunes individus pour la plupart nés de parents d'origine maghrébine, (re)mirent à l'ordre du jour l'idée selon laquelle le danger pour les (jeunes) femmes de France se trouve être situé dans les cités pauvres, pluriculturelles et multiethniques. Pour sa part, l'affaire du racket et du calvaire d'Ilan Halimi (en février 2006) participa à mettre en avant dans les médias la haine xénophobe et l'intolérance confessionnelle qui gangrèneraient les banlieues populaires et
les populations non blanches 36. Par conséquent, les quartiers et villes pauvres à l'intérieur desquels se sont déroulés des actes de violence, représentent et sont perçus tels des miroirs fidèles de l'ensemble des zones urbaines défavorisées de France 37.Dans les commentaires journalistiques consécutifs aux manifestations parisiennes de lycéens en 2005 38 et d'étudiants en 2006 39, les expressions «jeunes de banlieue» et «jeunes issus de l'immigration» soulignèrent également la logique violente à la fois raciste et asociale des Noir(e)s d'origine modeste: les médias firent remarquer le caractère ethnoracial de l'événement, et moins son caractère socioéconomique. A l'appui des images télévisées décortiquées dans les colonnes de la presse et sur les plateaux de télévision, les commentaires construits autour de la présence d'une majorité d'agresseurs apparemment non blancs et d'une majorité d'agressés apparemment blancs l'emportèrent sur ceux bâtis autour de la présence d'une majorité d'assaillants potentiellement pauvres et d'une majorité d'assaillis potentiellement riches.
35. V. L. Mucchielli, Le scandale des tournantes: que, Ed. La Découverte, Coll. Sur le vif, 2005, 128 p.
dérives médiatiques,
contre-enquête
sociologi-
36. V. L. Branner, « A Créteil, le sentiment d'insécurité février 2006 ; B. Hopquin, « Juifs-Noirs, le grand malentendu
de la communauté juive », Le Monde, 26 », Le Monde, 22 avril 2006. 37. V. M. Kessous, « A Bagneux: "On a peur de prononcer le mot 'luif'''' », Le Monde, 5 mars 2006 ; M. Kessous, «L'ombre de Sohane, cité Balzac », Le Monde, 31 mars 2006. 38. V. L. Branner, « Manifestations de lycéens: le spectre des violences anti-"Blancs" », Le Monde, 16 mars 2005 ; L. Van Eeckhout, « Un appel est lancé contre les "ratonnades anti-Blancs" », Le Monde, 26 mars 2005. 39. V. L. Branner, « Au coeur d'une bande du "9-3", le plaisir de la violence », Le Monde, 25 mars 2006 ; M. Kessous, « Dans le sillage des "casseuses" du "9-3" », Le Monde, 6 avril 2006.
Diffusion
235
d'une portraitisation sociale, ethnique du danger urbain
A l'instar de certaines pratiques « républicainement»
déviantes de la po-
lice française 40, les principaux médias hexagonaux s'accordent sur le portrait-robot du violent des territoires urbains. La construction de cette portraitisation de l'individu agressif n'est pas très éloignée de celle établie aux Etats-Unis d'après les techniques du profilage policier. Soulignons par ailleurs que de nombreuses études américaines relèvent que le profilage racial, mis en place par la police américaine pour lutter contre le crime, s'avère peu efficace: les coûts démocratiques sont bien plus importants que les gains sécuritaires 41. En France, cette pratique ethnoraciale, interdite par les lois républicaines, est loin d'être inopérante dans les faits - il n'y a pas que le délit de faciès, mais également celui de la tenue vestimentaire ou de l'accent vocal 42. La stigmatisation des individus non blancs et modestes des quartiers populaires des grandes agglomérations françaises (Paris, Lyon, Strasbourg...) est autant la conséquence des poncifs coloniaux que des images d'EpinaI liées au confinement des classes dangereuses aux marges des centres-villes. Des années 1950 aux années 2000, la mise au ban sociale s'est principalement effectuée en périphérie urbaine: les lotissements HLM construits à la chaîne remplaçant les baraquements des bidonvilles bâtis à la hâte 43. Avec la mémoire de l'esclavage des Noirs et celle de la colonisation des Maghrébins, l'idée d'une inégalité ethnoraciale entre Blancs et non-Blancs, antérieurement inscrite dans le droit français par l'intermédiaire du Code noir 44
et du Code de l'indigénat 45, s'est plus ou moins perpétuée dans certains réflexes discursifs et autres schèmes mentaux - le chercheur Patrick Simon 46évoque d'ailleurs la nécessité de « décoloniser les imaginaires ». Les médias français ont développé dès le début des années 1980 un univers de stéréotypes pour décrire, souvent de manière grossière, le jeune d'origine 40. V. L. Mucchiel1i, Délinquance et immigration ln Criminologie, 2003/36, pp. 27-55 (voir p. 32-33).
en
France:
un
regard
sociologique,
41. V. D. Harris, Profiles in injustice: why racial profiling cannot work, Ed. New Press, Coll. African American studies, 2003, 320 p. 42. V. l'interview de L. Mucchielli : C. Boltanski, «"Les contrôles contribuent à provoquer des infractions" », Libération, vendredi 6 avril 2007. 43. V. M. Lallaoui, Du bidonville aux HLM, Ed. Syros, Coll. Au nom de la mémoire, 1993, 142 p., p. 44 et s. 44. V. O.-A. Mignot, Le droit romain et la servitude d'Histoire de la Guadeloupe, 2001/127-128, pp. 25-46. 45. V. E. Saada, Citoyens et sujets de l'Empire français: ln Genèse, 2003/53, pp. 4-24.
aux Antilles,
ln Bulletin
de la Société
les usages du droit en situation
coloniale,
46. V. P. Simon, La République face à la diversité: comment décoloniser les imaginaires, ln La fracture coloniale (dir. par N. Bancel et al.), Ed. La Découverte, Coll. Cahiers libres, 2006, 314 p., pp. 237-246.
236
Les nouvelles figures de la dangerosité
africaine, appartenant à la classe ouvrière et résidant dans une cité de banlieue populaire. A chaque épisode violent au sein de ces lieux, évités au maximum par les classes moyennes et supérieures, le traitement médiatique de l'événement est tel qu'il correspond peu ou prou à la « confirmation de la sauvagerie des ''jeunes des cités"» 47, preuve de la justesse de leur «mauvaise réputation » 48. D'ailleurs, partagée tant par les grands organes médiatiques que par les personnalités politiques de premier plan, la principale peur fondée autour des dangers ethnoraciaux et sociospatiaux est celle d'assister à l'exportation géographique de la violence que renferme les quartiers populaires, et cela à la faveur des « descentes» en centre-ville des banlieusards des cités environnantes. Ce fut le cas en décembre 1998, lors des événements toulousains consécutifs à la mort d'un adolescent causée par un policier en service 49, et durant l'été 2007, au cours de rixes opposant de nom-
breux individus en plein Paris 50. Conclusion Dans les articles de presse étudiés, les commentaires discriminatoires sont prégnants concernant la dangerosité (potentielle) du groupe ou de l'individu qui habite un quartier populaire. De plus, une fixation médiatique s'affirme concernant la localisation des zones dangereuses: de manière générale, les médias français traitent avant tout de la violence présente dans les territoires urbains, accordent bien plus d'intérêt aux événements violents qui éclatent en banlieue populaire lyonnaise (Vaulx-en-Velin, Vénissieux, Villeurbanne...) ou parisienne (Trappes, Les Ulis, Montfermeil.. .), et moins à ceux qui explosent dans les quartiers pauvres de l'agglomération rouennaise ou troyenne. Par ailleurs, nous pouvons distinguer un sentiment « ethnoidentitaire » 51 blanc, consolidé par une norme socio-médiatique: celle-ci 47. V. L. Mucchielli,
Le scandale
des tournantes,
op. cit., p. 14 et s.
48. V. M. Pinçon, Cohabiter: groupes sociaux et modes de vie dans une cité HLM, Ed. Plan Construction, ColI. Recherches, 1982, 248 p., p. 95 et s. 49. V. J.-P. Besset, « Depuis quelques mois, des bandes du Mirail descendent sur le centre-ville », Le Monde, 15 décembre 1998 ; J.-P. Besset et S. Thépot, « Les violences ont débordé les quartiers du Mirail dès l'après-midi de lundi », Le Monde, 16 septembre 1998. 50. V. G. Davet et E. Vincent, « Les bandes sous la loupe des RG », Le Monde, 6 septembre 2007 ; G. Davet et E. Vincent, « A Paris, la vendetta entre GDN et Def Mafia déborde dans la rue », Le Monde, 6 septembre 2007. 51. A. Bastenier, Qu'est-ce qu'une société ethnique? : ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d'immigration, Ed. Presses Universitaires de France, Coll. Sociologie d'aujourd'hui, 2004,346 p., chap. 3.
Diffusion d'une portraitisation sociale, ethnique du danger urbain
237
consiste à révéler ou taire l'origine ethnocul turelle des délinquants selon leur ethnicité. Distinguant les anciens établis des derniers arrivants, ce sentiment ethnocentrique s'avère plus que général: il n'est pas uniquement prégnant lors de cas de petite délinquance et n'implique pas seulement des descriptions négatives d'individus non blancs. Par exemple, hormis la référence sportive avec l'équipe de France de football, qui est médiatiquement nommée «Black-Blanc-Beur» 52 pour préciser la présence en son sein de non-Blancs - par comparaison, le discours des journalistes sportifs ne souligne pas que les équipes masculines françaises engagées dans le Tour de France cycliste sont composées que de Blancs, de Whites ou de Gaulois -, les organes journalistiques français évoquent les femmes politiques Rachida
Dati et Rama Yade en précisant leur ethnicité - maghrébine pour l'une, subsaharienne pour l'autre 53.
52. J. Buob, « La France voit la vie en bleu », Le Monde,
Il juillet 1998.
53. A. Salles, « Rachida Dati, Sarkozette sans complexe », Le Monde, 24 mai 2007 ; M. Van Renterghem,« Rama Yade, la "Condi Rice" de Sarkozy », Le Monde, 21 juin 2007.
17 Le danger à sa porte? La représentation des gens du voyage, des raveurs et des mineurs délinquants chez les riverains par Marie Bidet, Loïc Lafargue de Grangeneuve et Carole Thomas
Nous nous intéresserons aux réactions hostiles que suscite chez les riverains l'introduction de groupes réputés dangereux dans leur environnement immédiat, à partir de l'examen de trois situations en France: les aires d'accueil pour les gens du voyage, les rassemblements de musique techno (rave-parties et teknivals), et les Centres éducatifs fermés (CEP) 1 pour mineurs délinquants. On retrouve ici le fameux syndrome NIMBY (Not in my backyard), qui s'exprime sous cette forme: «où vous voulez mais pas chez moi ». Utilisée à l'origine pour analyser les réactions face aux projets d'implantation d'équipements polluants, cette notion peut être étendue à celles que déclenche la venue de certains groupes sociaux considérés comme indésirables. Ainsi, bien avant que les aires d'accueil ne soient rendues obligatoires par la loi Besson du 5 juillet 2000 2, les gens du voyage et autres nomades sont assimilés à des groupes dangereux 3. L'implantation d'équipements permanents (aires d'accueil) ou ponctuels (aires de grand passage pour les grands groupes) est systématiquement perçue comme l'arrivée de nombreux maux. Les pouvoirs publics sont alors tiraillés entre un discours officiel d'application de la loi et celui de protection de l'ordre public.
1. Les Centres éducatifs fermés (CEF) sont créés à l'article 33 de l'ordonnance du 2 février 1945 modifiée par la Loi de programmation et d'orientation de la Justice du 9 septembre 2002. 2. La loi Besson du 5 juillet 2000 prévoit en effet l'élaboration de schémas départementaux qui cartographient les structures d'accueil à réaliser. 3. V. M. Bidet, L'étude des aires de grand passage: paradoxes d'une dynamique en cours pour l'Institut National des Hautes Etudes de Sécurité (INHES).
d'accueil,
étude
240
Les nouvelles figures de la dangerosité
Les rave-parties et autres teknivals sont, eux, souvent présentés comme des zones de non-droit en raison de la consommation massive de drogues qui y a lieu. Depuis 2003, le ministère de l'Intérieur soutient pourtant l'organisation de certains rassemblements de masse de ce type, mais les sites prévus sont en permanence contestés par les riverains et les élus locaux qui se font fréquemment leurs porte-parole 4.
L'installation de CEF en 2003 - des centres présentés par les acteurs poli-
tiques comme une réponse à la « demande de sécurité des Français» 5 pendant la campagne électorale présidentielle de 2002 - donne lieu à une véritable mobilisation collective d'hostilité dans les communes concernées vis-àvis de jeunes très stigmatisés. « On a voté contre l'insécurité et on nous impose des délinquants! On n'en veut pas! » 6. À partir de ces trois terrains, nous étudions ici comment des acteurs clés de fabrication de la dangerosité, les médias dans un premier temps puis les autorités politiques dans un second temps, se saisissent de l'installation de ces populations au plan local.
1. Un traitement médiatique dépendant et des routines journalistiques
du contexte local
Le traitement journalistique de l'information est régulièrement dénoncé comme producteur de peur, de dangerosité. Pourtant les études de réception de la seconde moitié du 20e siècle confirment la théorie des effets limités de Lazarsfeld en montrant que l'efficacité des effets d'information dépend largement des conditions sociales de réception et invitent à la prudence. L'étude ici proposée de la médiatisation de ces phénomènes NIMBY montre finalement une grande diversité de traitement en fonction du contexte local ainsi qu'un traitement de «routine» inhérent au travail journalistique qui tend à nuancer le rôle des médias dans la construction de catégories dites « dangereuses».
1.1. Les riverains à la une Les teknivals font en général la «une» des quotidiens locaux avant, pendant et après leur déroulement. En Bretagne, les deux teknivals les plus 4. V. L. Lafargue de Grangeneuve, Techno, territoire et action publique, rapport pour l'INHES, avril 2007, et du même auteur: Gérer les risques avec les jeunes: État, cultures jeunes et (in)civilité, ln Lien social et Politiques, printemps 2007,57, pp. 141-150. 5. V. C. Thomas, Une catégorie à l'épreuve du juridique: la « fermeture juridique» dans la loi Perben l, In Droit et société, 2006, 63/64 « Justice en réforme », pp. 507-525. 6. Paris Normandie, « Le château de la discorde », 14 février 2003.
La représentation des gens du voyage, raveurs... chez les riverains
241
importants, celui du début de l'été et celui de décembre (en marge du festival des Transmusicales) font l'objet d'une couverture intensive de la part de Ouest-France. En 2006, on peut même parler d'un véritable feuilleton, dans la mesure où les incertitudes pesant sur la tenue ou non de la manifestation sur le site choisi, ajoutées aux problèmes rencontrés lors de précédentes éditions, ont permis de produire des articles très en amont de la manifestation - en l'occurrence plusieurs semaines avant. Les articles sont construits en deux temps: d'une part le rappel des acteurs en présence (préfecture, organisateurs, forces de l'ordre) et des enjeux en termes de choix du terrain; d'autre part les témoignages de riverains (habitants, agriculteurs concernés par l'occupation de leurs terrains) mais également de raveurs dans certains cas. Selon les supports, le choix des paroles de riverains est plus ou moins stigmatisant, certains journalistes allant jusqu'à mobiliser des propos qui vont à l'encontre de la représentation traditionnelle des riverains apeurés par l'étranger: « Ce n'est pas la rave ou les raveurs qui me dérangent, mais l'attitude des policiers, assure Betty qui va se trouver aux premières loges. La dernière fois, ça a été tout un cirque pour rentrer chez nous. Il fallait . 7 montrer nos passes et nos paplers» . Dans le cas de stationnement spontané ou illicite 8 ne concernant que quelques caravanes, la presse se contente de le faire apparaître de façon descriptive, sous forme de brève. Les aires de grand passage, en cas de stationnement spontané ou illicite, font souvent l'objet d'articles sur les problèmes soulevés par ce stationnement qui a généralement lieu sur des équipements publics (terrains de sport, parkings, littoraL..), dénonçant l'infraction commise par ces groupes. Dans un second temps, il s'agit de s'intéresser aux raisons de ces stationnements et d'interroger les élus sur leurs responsabilités quand aucune aire de grand passage n'est mise en place. Les journalistes sont amenés à donner la parole aux voyageurs, souvent à leur demande. Dans un troisième temps, la presse locale suit la mise en œuvre des différentes décisions juridiques visant l'expulsion des caravanes ou les négociations entre gens du voyage et élus locaux. Les riverains
-
habitants
et commer-
çants - font généralement part de leurs peurs éparses dans la presse locale
9
7. Ouest-France, « La rave en marge des Trans sur les rails », 5 décembre 2006. 8. Nous adoptons le terme de « stationnement spontané» qui cotTespond à l'installation de caravanes dans une commune qui ne répond pas à ses obligations d'accueil et dans le cas inverse, nous employons l'expression «stationnement illicite ». 9. Exemple courant d'un discours de riverain: « Nous avons peur que la venue de gens de passage n'entraîne des désordres, des vols, enfin, vous savez bien, quoi, les nomades, on ne peut jamais vraiment les contrôler », extrait de Centre Presse, « Ces gens-là, nous, on n'en veut pas », 27 septembre 1989. V. aussi Le Pays Malhouin, «Des installations gênantes pour la mairie », 3 août 2006 et Ouest France, « Gens du voyage: les riverains en colère », 9 août 2006.
242
Les nouvelles figures de la dangerosité
vis-à-vis des gens du voyage 10.Seules les associations constituées contre un projet d'implantation d'aire d'accueil l'utilisent afin de donner une visibilité à leurs revendications, notamment dans leur opposition aux élus locaux Il. L'implantation des CEF fut largement reprise dans les grands quotidiens nationaux ainsi que sur les chaînes de télévision hertziennes nationales en raison de l'importance politique accordée à cette réforme en 2002. Quelques années plus tard, cette implantation correspond pour les médias à des événements purement locaux. C'est en fait l'accès des riverains aux médias qui permet d'introduire la peur et la représentation très «concrète» du danger dans les sujets, par l'entremise de la parole des riverains ou d'élus qui déplorent la perte de leur «tranquillité» et le «manque de concertation ». La commune de Saint-Denis-le-Thiboult, dont « la population crie au scandale» (Le Figaro, 22/02/03) et dont « le maire, Bernard Mainemare, fait sienne les inquiétudes de ses administrés» (Libération, 19/02/05) concentre l'attention des journalistes: « Le village dit non aux 'sauvageons' » (France Soir, 14/02/03), « Un centre éducatif fermé qui fait peur» (Métro, 18/02/03), « Huit ados et tout le village à dos» (20 Minutes, 18/02/03), « Grogne contre un centre éducatif fermé» (L 'Humanité, 21/02/03). On observe dans le quotidien régional local, Paris-Normandie, des citations très stigmatisantes pour les jeunes, tel le titre «Qui voudrait 12 alors que les articles sont traités de façon d'un tel voisinage?» apparemment factuelle, le journaliste prenant soin d'appuyer chacune de ses affirmations par une citation de riverain.
1.2. Pratiques journalistiques et configurations locales Erik Neveu montre que les mobilisations sociales sont d'autant plus relayées par la Presse quotidienne régionale (PQR) qu'elles bénéficient du soutien des autorités locales 13. On retrouve cette configuration dans le cas des mobilisations de riverains. A Saint-Denis-Le-Thiboult, le conseil municipal menace, par presse interposée, de donner sa démission puis organise une démission symbolique. Paris Normandie est ici un relais précieux pour la municipalité et le mouvement de riverains tandis que le journal Sud-Ouest 10. Sur les nombreux stéréotypes sur les gens du voyage: V. J.-Y. Blum Le Coat, C. Catarino et C. Quiminal, Les gens du voyage: errance et prégnance des catégories, ln A. Gotman (dir.), Villes et hospitalité. Les municipalités et leurs étrangers, Fondation de la maison des Sciences de l'Homme, 2004, pp. 157 -1 76. Il La Nouvelle République du Centre-Ouest, « Une aire de malaise », 12 mai 2005. 12 Paris-Normandie, 8 février 2003. 13. V. E. Neveu, Engagement et distanciation. Le journalisme local face à un mouvement D. Pasquier et D. Cefaï (dir.), Les sens du public, PUF, 2003, p. 459.
social, in
La représentation des gens du voyage, raveurs... chez les riverains
243
prend beaucoup de distance avec les riverains lors de l'implantation du CEF de Sainte-Eulalie (Gironde). Lorsque les mouvements de riverains suscitent dans l'espace local une réaction hostile des élus, « les impératifs de prudence et d'objectivité [propres aux rédactions) aboutissent à accorder une attention similaire aux opposants et à réduire considérablement les avantages du "biais compréhensif' pour les protestataires, voire à réduire drastiquement leur accès à l'espace éditorial» 14.Ici, le CEF de Sainte-Eulalie fait l'objet d'une grande mobilisation mais le maire, communiste, se sent finalement contraint de s'écarter de la mobilisation compte tenu du positionnement «haineux» des habitants à l'encontre des jeunes lors d'une réunion publique sur le projet. La distance prise par le journal Sud-Ouest à l'égard des riverains se retrouve pour d'autres cas, prenant même la forme de critiques du journaliste envers les riverains dans des articles sur des aires d'accueil quotidiennes des gens du voyage soutenues par la municipalité. Les journalistes condamnent ainsi les positions de rejet des habitants vis-à-vis des gens du voyage: « Les élus ont trouvé des Châtelleraudais hostiles et parfois violents dans leurs propos [...J Haine, xénophobie, peur, mais aussi - heureusement - propos plus posés ont ponctué cette soirée à double sens» 15.Si la mise en scène de la dangerosité de ces populations au travers de la parole de riverains ou de la dramatisation des situations peut s'observer dans les trois cas, elle dépend donc largement de la configuration locale.
1.3. L'objectivité journalistique et la question des sources
« L'objectivité », véritable mythe professionneljournalistique 16, renvoie principalement à l'absence de parti pris. Les travaux de Jean-Gustave Padioleau 17offrent une représentation originale de ce mythe en démontrant comment il assure deux fonctions principales pour les journalistes: d'une part rendre uniforme les procédures de travail des journalistes en instaurant des routines, d'autre part être conforme à l'exercice éthique et déontologique de leur travail. En effet, ces routines offrent une grande protection aux journalistes contre d'éventuelles critiques qui pourraient leur être adressées en termes de parti pris, étant toujours en mesure d'argumenter sur le fait qu'ils agissent de la même façon pour tous, une contrainte encore plus prégnante
14. 15. 2005. 16. 17. 76 (n03),
V. E. Neveu, idem. V. La Nouvelle République
du Centre-Ouest,
V.1. Le Bohec, Les mythes professionnels V. J.-G. Padioleau, Système d'interaction 1976, p. 271.
«Gens
du voyage:
une réunion
desjournalistes, l'Harmattan, et rhétoriques journalistiques,
choc )), 6 mai
2000, p. 231. ln Sociologie du travail,
Les nouvelles figures de la dangerosité
244
pour la presse locale, les journalistes de la presse quotidienne régionale dépendant d'un large réseau d'interconnaissances. « Tous ceux qui voulaient s'exprimer sur le sujet [de l'implantation du CEF à Sainte-Eulalie] ont pu le faire. [...]Même si on n'est jamais totalement objectif, sur un tel sujet mon souci est vraiment de faire parler les uns et les autres et de donner des informations. Je ne pense pas avoir fait d'articles polémiques là-dessus. [...] Dans notre métier, la multiplication des sources est quand même une garantie d'aller vers la vérité. » 18
Le suivi de ces «polémiques» par les médias rentre dans le fonnat standard du «pour» et du «contre », propre au traitement journalistique. Le journaliste dispose ici de deux discours de cadrage majeurs - le discours de l'institution promotrice et le discours des riverains-« anti» susceptibles de donner sens à l'exposition d'une politique plus générale. « Deux points de vue s'opposent qui doivent apparaître à l'intérieur d'un même univers équitable» 19 quels que soient la nature des arguments développés par les uns ou les autres et l'ampleur du phénomène NIMBY. L'interaction institutions/rédactions semble répondre au premier abord au schéma des « définisseurs primaires» selon lequel « la préférence structurelle accordée, dans les médias, aux opinions des puissants a pour résultat que ces "porteparole" deviennent ce que nous appelons les premiers définisseurs des
thèmes»
20.
En effet, dans les trois cas, le «respect» de la figure
locale (représentant de l'État ou élu) renforce de toute évidence le phénomène d'acceptation de la source comme « définisseur primaire ». Lorsque les aires de grand passage existent par exemple, la presse locale est alors saisie par les collectivités pour témoigner de la réussite de leur équipement et ainsi légitimer leur investissement aux yeux de la population locale. Dans le même temps, à partir du moment où les élus se rallient, voire prennent la tête de la contestation des riverains, les journalistes se sentent autorisés à donner un plus large accès à leurs colonnes aux protestataires.
18. Entretien avec l'une des rubricardes Justice du journal Sud-Ouest le 7 septembre 2006. 19 J.-P. Esquenazi, L'écriture de l'actualité. Pour une sociologie du discours médiatique, Presses universitaires de Grenoble, 2002, p. 25. 20 S. Hall, C. Critcher, T.Jefferson, J.Clarke, et B. Roberts, Policing the crisis: Mugging, the State and Law Order. London, Macmilnnan, 1978, p. 58.
La représentation des gens du voyage, raveurs... chez les riverains
245
La médiatisation de ces projets qui dérangent les riverains fait apparaître l'ambiguïté de l'action publique locale. Comment les autorités administratives et les élus locaux en charge de ces projets gèrent-ils la venue de ces populations « indésirables» ? Quels moyens ont-ils pour légitimer l'intérêt de ces dispositifs face à une population locale remontée?
2. L'action publique, les riverains et les populations perçues comme dangereuses Les élus locaux et autorités administratives responsables de la mise en place des CEF, aires d'accueil et autres teknivals adoptent différents dispositifs pour faire accepter leur présence. La négociation peut ainsi avoir lieu sous la forme de « concertation publique» mais aussi d'« arrangements institutionnalisés », sans pour autant que les populations concernées soient moins stigmatisées.
2.1. Concertation et débat public Face aux représentations négatives des populations concernées par ces projets chez les riverains, les élus et/ou autorités administratives recourent souvent aux réunions publiques. C'est un moyen pour eux, d'une part, d'expliciter leur projet de façon «pédagogique» - expliquer la loi qui impose ces décisions, le choix des lieux retenus, le rôle de chaque acteur impliqué dans la gestion du projet... - et, d'autre part, de modérer I'hostilité des riverains vis-à-vis des groupes « dangereux» en relativisant les conséquences néfastes de leur accueil. En règle générale, on n'a pas affaire véritablement à des débats publics 21 dans la mesure où la décision d'implantation est déjà prise (sous réserve de contestations juridiques ultérieures). Les autorités peuvent donc faire preuve de pédagogie, expliquer, informer; il n'en reste pas moins que les riverains ont le sentiment d'être face à un événement imposé «de l'extérieur ». À l'image de mutations qui concernent bien d'autres secteurs de la vie sociale, émerge ainsi l'idée « d'un droit au "débat public" [...J. La contestation des projets d'aménagement n'est pas réductible à des questions d'intérêt. Elle reflète aussi une aspiration démocratique de citoyens refusant, pour repren21. Par débat public nous entendons ici la tenue d'une assemblée visant à faire rencontrer les différentes parties impliquées dans la réalisation d'un projet en vue de prendre des décisions communes.
246
Les nouvelles figures de la dangerosité
dre les expressions les plus fréquentes, devant les dossiers "bouclés" » 22.
d'être "mis devant le fait accompli ",
Tout d'abord, nos différents cas ne peuvent faire l'objet d'une saisie de la Commission nationale pour le débat public (CNDP) 23. En effet, la CNDP peut être mobilisée pour les projets à partir d'un coût de 150 millions d'euros ou de 20 kilomètres d'autoroute 24. Il revient donc, d'un côté, aux seules autorités administratives et élus de mettre en place d'autres dispositifs d'information et de participation aux décisions publiques et, de l'autre, aux riverains de demander plus de transparence dans les décisions et d'en être partie prenante. Comme le définit un élu, « la réunion publique est une épreuve qu'il faut assumer. Nous y sommes assaillis de questions, parfois agressives, mais cet échange est nécessaire: comment la population peutelle adhérer à un projet si son porteur ne lui expose pas la vocation de l'équipement, son fonctionnement, la façon dont les risques y sont appréhendés ? » 25. L'usage des dispositifs «participationnistes» dans le cadre de sujets « chauds» comme ceux étudiés semble néanmoins mettre en lumière un double paradoxe. D'une part, alors que les enquêtes réunions publiques et autres formes de démocratie participative se développent et sont présentées comme une « innovation démocratique» 26 voire un renouvellement des formes de participation politique, certains sujets semblent ne pouvoir s'y prêter pour les élus. Comme le confie un élu à propos de la mise en œuvre d'une aire d'accueil sur son territoire: « c'est impossible de communiquer en amont sur les gens du voyage. C'est une bombe nucléaire. C'est perdu d'avance, personne n'en veut. Alors on préfère essuyer les plâtres après»
27.
D'autre part, certains auteurs voient dans l'opposition des riverains à un projet d'infrastructure une nouvelle façon de prendre part à la vie de la ci22. V. A. Jobert, L'aménagement général, In Politix, 1998/42, p. 85.
en politique
ou ce que le syndrome
NIMBY
nous dit de l'intérêt
23. La CNDP a été instaurée par la loi Bamier du 2 février 1995 qui consacre les dispositifs de débat public introduit par la circulaire Bianco du 15 décembre 1992. V. C. Blatrix, Devoir débattre. Les effets de l'institutionnalisation de la participation sur les formes de l'action collective, ln Politix, 2002, vol. 15, n057, pp. 79-102. Voir aussi l'ouvrage collectif: M. Revel, C. Blatrix, L. Blondiaux, J.-M. Foumiau, B. Hérard Dubreuil et R. Lefebvre (dir.), Le débat public: une expérience française de démocratie participative, La Découverte, 2007, 412 p. 24. La loi sur la démocratie de proximité du 27 février 2002 prévoit en effet une extension de la procédure de débat public. Elle accroît également le champ de compétence de la CNDP. V. P. Subra, op. cil., p. 149 et s. nes,8
25. V. L. Mauduit, Déchets, seule la concertation désamorce septembre 2003, p. 59. 26. V. L. Blondiaux, op. cil., p. 118 et s. 27. Extrait d'un entretien avec un élu réalisé le 3 mars 2005.
le NIMB Y, ln La Gazette des Commu-
La représentation des gens du voyage, raveurs... chez les riverains
247
té 28.Pourtant, il semble difficile, outre la constitution de mouvements associatifs, de voir où commence la volonté d'être associé à une décision publique et où intervient un sentiment de « racisme ordinaire ». Dans le cas particulier de l'implantation d'une aire d'accueil, on assiste bien à « la construction d'une identité collective [qui) exige l'élaboration d'une argumentation sur le projet cohérente avec l'image de citoyens soucieux des affaires publiques » 29. Dans notre exemple, le discours «non à l'aire d'accueil des gens du voyage» devient progressivement «oui à la réhabilitation de l'aire d'accueil qui existe déjà ». L'obligation de civisme vis-à-vis de la population concernée ainsi que le fait de posséder un discours argumenté sur la faisabilité de l'équipement participent de la visibilité et de la crédibilité d'une association de riverains. Il paraît alors complexe de saisir les réelles motivations des riverains qui oscillent entre l'implication dans la vie de la cité et une haine avérée pour les gens du voyage. Les différents dispositifs de concertation évoqués permettent de faire comprendre l'obligation légale d'accueil de ces groupes et parfois de relativiser une partie des préjugés et des nuisances qui leur sont attribués. Néanmoins, l'action publique prend d'autres formes, notamment celle d' « action conjointe» 30 visant à mettre en œuvre les projets d'accueil de ces populations.
2.2. Arrangements locaux et compensations pour les riverains Derrière les mobilisations des riverains, on assiste bien souvent à des jeux d'acteurs complexes entre État et collectivités locales: en règle générale, l'État cherche à imposer l'accueil de ces groupes déviants ou délinquants sur certains territoire, et les élus concernés s'opposent à ces choix - ou tentent d'en tirer partie. « On n'a rien sans rien... On a aidé à financer une station d'épuration, permis d'augmenter une brigade de gendarmerie, même poussé pour que des maires obtiennent des décorations... Le marché est clair, certains nous disent"
il n
y
en a pas beaucoup
qui en veulent
mais moije
fois cela se traduit aussi par des partenariats
veux bien "... Par-
très intelligents:
près de
28. Sur la thématique des lignes TGV et de la constitution des col1ectifs et associations face aux décisions nationales des grands projets d'infrastructures, V. V. Catherin, La contestation des grands projets publics. Analyse microsociologique de la mobilisation des citoyens, L' Harmattan, 2000, 332 p. et J. Lolive, La montée en généralité pour sortir du NIMBY. La mobilisation associative contre le TGV Méditerranée in Politix, 1997/39, pp. 109-130. 29. V. C. Blatrix, op. cil., p. 96. 30. V. P. Duran, Penser l'action publique, LGDJ, 1999, p. 114.
248
Les nouvelles figures de la dangerosité
Saint-Étienne par exemple, le CEF prête la salle de sport à la mairie lorsque les jeunes ne sont pas là. Moi je dis aux maires, "le CEF, c'est un outil éducatif mais en deuxième c'est un outil économique" » (Responsable de la mission CEF, Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse 31). Les compensations sont nettement moins marquées et très difficilement évoquées dans le cas de réalisations d'aires d'accueil des gens du voyage. Les «arrangements» ont lieu autour d'enjeux «locaux ». Celui qui veut bien implanter une aire d'accueil sur sa commune se verra «récompensé» par une aide fmancière pour certains équipements culturels et sportifs ou pour un soutien dans l'adoption de certains documents d'urbanisme 32. Plus visibles pour les riverains, les équipements collectifs (traitement des eaux usées, raccordement électrique, voierie, ligne de transport en commun) inhérents à l'insertion de l'aire d'accueil dans le tissu urbain de la commune vont bénéficier à l'ensemble de la population se trouvant sur le quartier concerné. Mais dans la plupart des cas, les riverains estiment « qu'il afallu attendre les Manouches pour obtenir des demandes vieilles de vingt ans ou qui ont déjà fait l'objet de pétitions et de multiples coups deftl auprès de la commune ». Ces « compensations» mises en avant par les élus apparaissent donc illégitimes aux yeux des riverains. Autre exemple, les autorités politiques insistent sur les compensations, plus ou moins officielles, qui seront offertes aux riverains en échange de leur acceptation de la tenue du teknival. L'aménagement durable d'un site, par exemple sous la forme de routes en zone rurale, est souligné par les acteurs publics, comme pour le teknival de Chavannes (Cher) en 2006. De la même façon, les autorités politiques insistent sur l'apport économique non négligeable que représente la venue de dizaines de milliers de personnes pour les commerçants locaux. On assiste même, dans certains cas, à une forme d' « officialisation
du troc "nuisances contre compensations"
»
33
: les autori-
tés incitent les commerçants locaux à s'installer directement sur le site pour la durée du teknival. À Vannes et à Angoulême, un « village» des commerçants a ainsi été mis en place sur le lieu même de la manifestation pour vendre sandwiches, boissons, etc.
31. Direction du ministère de la Justice chargée de l'implantation et de la gestion des CEF, entretien, 25 mai 2005. 32. Inversement, la commune bloquant la mise en œuvre du schéma départemental d'accueil des gens du voyage sur le territoire intercommunal peut se voir lourdement sanctionnée puisqu'elle empêche la réalisation globale des dispositifs d'accueil qui est la condition sine qua non de la possibilité d'expulser toute caravane stationnant en dehors des structures d'accueil officielles et prévues. 33. A. Jobert, op.cil., p. 82.
La représentation des gens du voyage, raveurs... chez les riverains
249
Conclusion L'opposition
des riverains à des dispositifs visant l'accueil de populations
réputées «dangereuses»
interroge le concept d'« hospitalité» 34. Au-delà
d'une vision schématique du riverain égoïste face à l'intérêt général, ces problèmes renvoient aux difficultés soulevées lorsque 1'hospitalité est rendue obligatoire et institutionnalisée par la loi 35. Les différentes «stratégies 36 d'évitement» des riverains, et parfois des élus, sont alors nombreuses pour ne pas voir son territoire « envahi ».
Cette recherche reflète les interrogations également soulevées par un discours courant du « bien chez nous, bien entre nous» 37où la peur du danger est écartée par la ressemblance avec ses pairs et une hypersécurisation du
territoire habité 38. La représentation des différentes populations dites problématiques montre à quel point la question du rôle de l'Etat dans la mise en
œuvre du droit et la sauvegarde des « modalités de coexistence sociale»
39
sur son territoire reste posée.
34. A. Ootman, PUF, 2001, 507 p.
Ce sens de I 'hospitalité.
Essai sur les fondements
sociaux
35. V. A. Ootman, L'hospitalité façonnée par le droit: la loi Besson gens du voyage, In A. Ootman, Ville et hospitalité, op. cil., pp. 199-234.
de l'accueil
sur l'accueil
de l'autre,
et l'habitat
des
36. V. C. Robert, Tsiganes et nomades, ln Informations sociales, 2000, p. 67. 37. Cité in Le Monde, « Ces pauvres que les Français ne veulent pas voir près de chez eux », 29 décembre 2002. 38. V. l'exemple de l'opération urbaine du Val d'Europe en France. 39. V. H. Belmessous, Le Val d'Europe: naissance d'une ville hors normes, Workingpaper n04, La République des idées, novembre 2004, 30 p.
18 Dangers d'hier et d'aujourd'hui dans le cadre des placements familiaux (1960-2000) : de la pauvreté à la maltraitance par Mélina Eloi
Cet article propose d'envisager l'évolution des principes de justification en matière de placement familial. En effet, l'expression « enfant en danger» jalonne les dossiers d'enfants recueillis à l'Aide Sociale à l'Enfance. Tout porte donc à croire que les pratiques et les argumentations des professionnels de l'aide à l'enfance se structurent autour du thème de la dangerosité familiale. Mais qu'est-ce que cela signifie? Ce qui était considéré comme « dangereux» il y a 50 ans l'est-il aujourd'hui encore? Pour être plus précis, nous voulons montrer comment la « classification» des parents dangereux a évolué en glissant progressivement vers la notion « d'enfant en danger ». Si hier ce dernier était pour l'essentiel menacé par la précarité économique et morale du milieu familial (l'enfant est mal nourri, mal soigné, mal éduqué, le père est alcoolique et la mère volage disent les dossiers d'enfants les plus anciens), il est aujourd'hui symptôme d'une famille qui fonctionne mal, en particulier parce qu'il est maltraité physiquement et moralement et parce que ses droits ne sont pas respectés. En effet, les résultats d'un travail de thèse récemment achevé permettent de valider l'idée selon laquelle si pendant longtemps le danger encouru par l'enfant s'est cristallisé autour du concept de pauvreté, ce type d'argumentation disparaît peu à peu pour laisser place à une représentation bâtie autour du thème des maltraitances et plus encore des violences sexuelles 1. En d'autres termes, les frontières de la dangerosité se sont déplacées des conditions d'existence des familles et de leur supposée 1. V. M. Eloi, Du silence à l'indignation: la découverte de « l'enfant maltraité ». Pratiques et normes de l'Aide Sociale à l'Enfance d'hier et d'aujourd'hui en Dordogne (1960-2000), Thèse de sociologie, Université de Bordeaux 2, novembre 2007.
252
Les nouvelles figures de la dangerosité
« débilité» 2 aux violences exercées à l'encontre des enfants. Certains dangers s'estompent donc au profit d'argumentations nouvelles. Ainsi, nous avons tenté de montrer que la référence récente à «l'enfant maltraité» appelle aussi à servir de nouvelles formes de contrôle social et d'encadrement des familles. Il va sans dire qu'il ne faut pas réduire la notion de maltraitance aux seuls sévices physiques. Le préjudice «familial» encouru par l'enfant peut également être appréhendé par les professionnels de l'aide à l'enfance en termes de fragilités, de dépressions et autres maladies mentales. Ainsi, les exemples de ce qui peut être labellisé sous le terme de « dangero sité » se décuplent à l'infini. Quoi qu'il en soit, le danger quelle que soit la forme qu'il prenne est aussi une affaire de normes, de valeurs, de regards portés sur l'enfance et l'éducation. En effet, ce n'est pas seulement une famille qui maltraite un enfant et un enfant qui est violenté, c'est aussi la société qui écarte, stigmatise et condamne ces actes. En ce sens? l'évolution du rapport social en faveur de l'enfance est aussi un processus historique profond. Notre communication peut donc recouvrir les différents axes définis. Ainsi, les causes socio-historiques du danger pourront être appréhendées, tout comme le processus de construction du danger, les représentations sociales qui lui sont attachées et la gestion qui en découle. Pour être plus précis, la dangerosité dans le cadre du placement familial a historiquement été conçue comme une des ramifications possibles de la misère et de la pauvreté. Le danger recouvrant des réalités historiques, cette notion est nécessairement plurielle. En témoigne la relativité socio-historique des perceptions de la «famille dangereuse» d'une part et de «l'enfant en danger» d'autre part. Il faut également ajouter à cela que la notion « d'enfant maltraité» est le fruit d'une lente construction sociale, historique et juridique. Enfin, les perceptions de la «bonne famille» n'ont cessé d'évoluer dans le temps. TIen résulte donc de nouvelles façons de «penser» et de gérer les problèmes sociaux et familiaux. Ainsi, on peut se poser la question de savoir comment concilier droits de l'enfant et droits des familles, y compris dans des situations gravement conflictuelles. L'analyse d'un corpus important de dossiers d'enfants placés en Dordogne depuis 1960 permet de distinguer quatre figures du danger qui se succèdent et parfois se chevauchent depuis une cinquantaine d'années. Le concept de danger désigne donc des réalités historiques particulières: il s'agit tantôt de la pauvreté des familles et de ses différentes déclinaisons
2.
« Débilité»
est un terme récurrent
dans les dossiers d'enfants
placés dans les années soixante.
Dangers d 'hier et d 'aujourd 'hui dans les placements
familiaux
253
(alcoolisme, débilité), tantôt des carences éducatives ou encore des diverses formes de maltraitances infantiles.
1. La pauvreté et ses avatars Plusieurs constats se dégagent de l'analyse des dossiers les plus anciens: absence de visibilité des maltraitances infantiles, faible terminologie appartenant au champ lexical de la violence, pratiques tournées vers 1'hygiène et le médical, mise à l'écart des familles dites naturelles. Aussi, les principes de justification reposent en grande partie sur le contrôle des pauvres et la stigmatisation des «mauvaises mères» (<
2. Les carences éducatives Ce mode de justification est plus spécifique aux années 1970. Les pratiques semblent « recentrées» sur les familles dites « naturelles» auparavant mises à l'écart et sur la « chasse» aux carences éducatives. La stigmatisation de la «mauvaise famille» et en particulier de la «mauvaise mère» est encore forte mais il s'impose dans le même temps la figure de l'enfant « délaissé» ou «moralement abandonné»; carences affectives et éducatives sont largement mises en avant: « madame R. est une femme simple d'esprit pour
254
Les nouvelles figures de la dangerosité
qui deux enfants en bas âge semblent une charge importante quant aux soins à donner, il faut s'attendre à ce qu'elle soit débordée et qu'elle ait des difficultés pour s'organiser convenablement. Sa santé posant quelques problèmes, il a été envisagé une ligature des trompes (.. .J, quand au bébé, il n y aurait pas d'inconvénients à le recevoir Recueilli Temporaire à notre pouponnière» (1974). On assiste dans le même temps aux prémices de la rhétorique du droit des parents: « (...) les relations entre la famille... et la famille d'accueil sont bonnes, les visites sont un peu plus fréquentes depuis que monsieur... a une auto, ce qui le valorise aux yeux des enfants, si les conditions familiales ne se sont pas suffisamment améliorées pour permettre d'envisager une remise définitive des enfants, il semble que des autorisations
de visite plus fréquentes
puissent être envisagées dans le courant de l'année
scolaire avant le retour définitif dans le milieu familial, le comportement des enfants devrait être observé au retour de chaque visite» (début des années 1970). Le danger prend donc un nouveau visage, la pauvreté cédant le pas aux « défaillances» parentales.
3. Les maltraitances
au sens physique
du terme
Au cours des années 1980, le mouvement d'identification des maltraitances infantiles comme problème public prend de l'ampleur avant de se radicaliser. Il en résulte de nouvelles représentations de la dangerosité familiale. Les réalités labellisées sous le terme de danger se métamorphosent donc à nouveau: les violences physiques dont sont victimes certains enfants se substituent à l'ancienne pauvreté des familles dans la façon d'argumenter les cas de placement comme en témoigne ce rapport écrit en 1981 : « (...) des traces de coups ont été découvertes par le milieu scolaire sur l'enfant, âgé de 5 ans (...J, à l'examen médical, des marques récentes de flagellation ont été décelées sur les jambes, ainsi que de nombreuses autres traces de coups plus anciennes, l'enfant, resté calme pendant l'entretien, a indiqué que les coups reçus provenaient de coups de martinet donnés par son père
(...J ».
Les violences physiques exercées à l'encontre des enfants suscitent désormais une indignation morale sans précédent et il faut ajouter à cela que le comportement déviant de l'enfant par rapport à des normes médicales, morales, scolaires ou psychologiques 3 devient un indicateur pertinent du 3. V. C. Delay, A. Frauenfelder, « La maltraitance» en tant que problème public et instrument d'encadrement des familles: analyse de l'émergence d'un nouveau régime normatif de «savoir éduquer », ln Revue Suisse de Sociologie, 31(2), 2005, pp. 383-406.
Dangers d 'hier
et d 'aujourd
'hui dans
les placements
familiaux
255
dysfonctionnement familial. On passe donc de la sanction des comportements parentaux non conformes à l' « enfant symptôme»
4. Les maltraitances sexuelles et psychologiques. Des principes de justification articulés autour des difficultés psychologiques des familles (de la mère « débile» à la mère « fragile») Plus récemment, les frontières du danger et de l'intolérable se déplacent du registre physique au registre sexuel et moral. Battre ou violenter un enfant de façon répétée est désormais inacceptable. En outre, les atteintes d'ordre sexuel puis psychologique saturent les dossiers d'enfants. Il n'est d'ailleurs pas exagéré de parler de «psychose» ou de «spectre» des abus sexuels, tant un nombre considérable d'enfants placés au cours des années 1990 a fait, à un moment donné du placement, l'objet de suspicions. Émerge également le thème de la maltraitance psychologique, souvent conséquence des deux premières. L'acte maltraitant ne peut plus être isolé de l'effet qu'il produit sur l'intégrité psychique des enfants. Mais le concept de maltraitance psychologique recouvre des réalités divergentes. Il s'agit soit de la conséquence «morale» de traumatismes physiques et sexuels, soit de la souffrance que provoquent sur les enfants les désordres familiaux ou encore l'ensemble des vexations, brimades, insultes proférées en leur direction. La dangerosité familiale change également en partie de visage: la référence à la maladie mentale ou à la dépression imprègne l'argumentation. On peut alors légitimement se demander si cette nébuleuse de troubles ne recouvre pas l'ancienne débilité des mères mise précédemment en évidence. S'il est bien vrai que certaines justifications rejoignent l'ancien thème de la débilité en empruntant néanmoins une terminologie plus douce, il reste que le discours psychologisant se structure plus volontiers autour de la dépression, de l'immaturité et de la figure de la mère « dépassée» et fragile: « (...) madame S. est malade mentale (...), elle est peu accessible à un discours cohérent concernant l'éducatif(...) », 1993. Quand il n'y a plus de définition cardinale de la « bonne famille », on glisse vers la psychologie des parents. À cela, il faut ajouter que l' « enfance malheureuse» des parents jalonne le discours vis-à-vis des familles «à problèmes» et devient un des arguments favoris des travailleurs sociaux pour expliquer le placement des enfants. L'image du « bourreau» lui même victime s'impose avec vigueur depuis la fin des années 1980, le danger se perpétuant d'une génération à l'autre. En témoignent les doutes émis quant aux capacités éducatives des parents de Dylan: « Monsieur et Mlle ont connu des enfances difficiles (...) ,.
256
Les nouvelles figures de la dangerosité
l'inquiétude est grande quant aux capacités des parents à s'occuper du bébé, pas de déclaration de grossesse, pas de suivi médical (...), le manque de repères éducatifs, temporels s'accentue dans cette période de crise laissant les enfants dans une période d'insécurité (...), nous demandons le placement justice de S et Dylan ». Enfin, deux autres figures perdurent dans l'histoire du travail social: celle de la mère «volage» d'une part (caractéristique des années 1960) et celle de la mère « immature» d'autre part (caractéristique des années 1980). Néanmoins, le mode discursif et la terminologie à l'œuvre dans la désignation et plus particulièrement pour l'image de la mère volage - sont forts différents de ceux d'antan: « (...) le tiers séparateur est nécessaire pour rappeler à Yasmine la loi et clarifier les relations mèrelfille dans la mesure où les rôles sont inversés, Yasmine étant la plus mature des deux (...)>> 1991. L'exemple de Fahrad, Recueilli Temporaire à l'Aide Sociale à l'Enfance en 2003, est aussi éloquent à cet égard: « (00.)madame se trouve enceinte de son septième enfant et l'accouchement est prévu mi-août, elle est célibataire et élève seule ses 6 enfants, âgés de 6 à 13 ans, madame est originaire de M. et est arrivée en métropole depuis quelques années, elle vit sur P. depuis 2 ans. Tous les enfants sont de pères différents, madame est très isolée (.00)». Il serait néanmoins exagéré de considérer l'immaturité et/ou le vagabondage sexuel des mères comme les uniques critères pour envisager le placement des enfants mais bien souvent ces thèmes servent en partie de justificatifs à l'intervention du travail social dans les familles. Ils viennent en fait se surajouter à des motifs plus dangereux: alcoolisme, maltraitances, pathologies mentales lourdes. Disons que ce type d'argumentation vient plus confirmer le placement ou le danger qu'il ne les explique.
Conclusion Si l'histoire du placement familial est celle du passage de la sanction des comportements déviants (pauvreté, débilité, alcoolisme) à une attitude moins tranchée, séparer un enfant d'un milieu dont l'influence est jugée pernicieuse est une pratique pérenne en travail social. En revanche, la façon de justifier les retraits d'enfants a considérablement évolué, ce qui revient à dire que les frontières du danger et de l'intolérable se sont déplacées pour reprendre l'expression de Didier Fassin et de Patrice Bourdelais 4. Pour le dire
4. V. D. Fassin, P. Bourdelais, Les constructions de l'intolérable, Études d'anthropologie d 'histoire sur les frontières de l'espace moral, Paris, Ed La Découverte, 2005, 230 p.
et
Dangers d 'hier et d 'aujourd 'hui dans les placements
familiaux
257
différemment encore on ne retire plus l'enfant pour tenter d'agir sur sa famille mais pour lui éviter d'en souffrir. Plus qu'un changement radical des pratiques, il se dessine plutôt une évolution de l'argumentation autour des cas de placement. Autrement dit, les normes ont subi des mutations plus rapides que celles des pratiques sans compter que la terminologie à l' œuvre en travail social n'a cessé de se transformer sur l'ensemble de la période de référence. À partir de l'exemple du placement familial, il est possible d'entrevoir comment les dangers et les risques se construisent, se diffusent et se modifient. Si la pauvreté a constitué un véritable « cheval de bataille» à une certaine époque de l'histoire du travail social, on pourrait dire qu'aujourd'hui, elle joue un rôle de « cheval de Troie ». En effet, ce travail a largement montré que le thème de la pauvreté et de ses avatars qui jalonnait la justification des placements les plus anciens s'estompe rapidement pour laisser place à des argumentations structurées autour de la maltraitance déclinée sous différentes formes (physique, morale et sexuelle) tout en insistant sur les difficultés psychologiques auxquelles sont confrontées les familles. Pourtant, la catégorie des pauvres connaît très certainement un essor sans précédent et les placements familiaux concernent, dans l'écrasante majorité des situations, des familles dont les conditions matérielles d'existence sont des plus précaires. Pour le dire autrement, la pauvreté des parents n'est plus un principe de justification «acceptable» alors que la population des bénéficiaires de l'Aide Sociale à l'Enfance recouvre celle des pauvres. La cible des services sociaux n'a guère bougé au fil des décennies: ce sont toujours les pauvres. En cela, la question sociale est en partie masquée par des questions morales. Ainsi, il est possible de penser que la référence à « l'enfant maltraité» appelle à servir de nouvelles formes d'encadrement des familles et de la pauvreté. Des formes de contrôle social plus « modernes », qui englobent aussi la judiciarisation croissante des situations de placement, se substituent donc aux projets plus ou moins explicites de normalisation d'antan. Dans tous les cas, l'éventail des pratiques professionnelles est justifié à partir de la notion d'intérêt de l'enfant, ce qui a permis une certaine radicalisation du problème de la maltraitance et du danger qui en découle. La notion de danger est au fondement d'une multitude de pratiques professionnelles dans l'histoire du travail social mais il reste que son champ a subi de profondes évolutions sémantiques en l'espace d'un demi-siècle. Si le danger désignait jadis l'influence pernicieuse de certaines familles en situation de grande précarité, c'est aujourd'hui son immédiateté qui prévaut pour envisager tant le placement de l'enfant qu'une saisine de la justice.
19 Les toxicomanes et la psychiatrie: des outils pour dompter la peur par Anne Biadi-Imhof
1. Toxicomanie et psychiatrie:
les risques de la rencontre
La question de la dangerosité, violence, contagion de la déraison n'a cessé d'être accolée aux représentations de la folie et associée durant un siècle et demi aux pratiques les plus barbares de la psychiatrie. La dangerosité est
constitutive de la psychiatrie rappelle R.Rechtman, 1 et de la gestion de la violence dépend, depuis son origine, sa reconnaissance sociale. Ce même auteur cite M. Foucault pour qui « la psychiatrie s'est constituée en science de l'hygiène publique par la production d'un discours sur la dangerosité de la folie» 2 et sur la capacité du dépistage psychiatrique à prévoir l'imprévisible. Les dérives liées à l'usage de stupéfiants, tant que cet usage est resté
l'apanage d'une élite intellectuelle en quête d'une nouvelle subjectivité 3, ont plutôt trouvé au sein de l'institution psychiatrique une écoute un peu plus respectueuse des personnes que celle réservée ordinairement aux aliénés. Les phantasmes d'insécurité liés à la toxicomanie, à partir des années 1960-70, vont de pair avec un phénomène de consommation devenu massif et sans frontières, mais surtout avec le fait qu'il s'exprime prioritairement chez les
1. V. R. Rechtman, Quelques aspects de la gestion psychiatrique de la violence ln L 'Homme et la Société, n° 138, oct-déc. 2000, p. 56. 2. V. M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France 1974-75, Paris, Hautes Etudes, Gallimard Le Seuil, 1999. 3. V. G. Vigarello, Entre peurs et excès, l'alcoolisme et la toxicomanie en France au XIXc siècle, ln A. Ehrenberg; P .Mignon Drogues, Politique et Société, Ed.Descartes 1997, pp. 288-303.
260
Les nouvelles figures de la dangerosité
jeunes. R.Castel et A.Coppel 4 voient dans « l'usage sauvage des drogues» un «moment de rupture» des contrôles sociétaux. «La consommation se met à représenter à la fois un danger et une fascination: danger parce qu'elle est dérégulée ... fascination, parce qu'elle ouvre sur un mode de vie alternatif organisé autour d'un autre système de valeurs que celui du commun» 5. Ces éléments: massification, débordement des frontières, jeunesse et valeurs alternatives ont contribué à placer la toxicomanie sur le registre de la dangerosité extrême 6.
Cette communications'appuie sur deux recherches 7 et interroge, à partir d'angles différents, les relations entre la psychiatrie et les toxicomanes. D'une part, la contrainte de soins confronte les soignants à une relation thérapeutique médiatisée par la justice. Cette donnée a été abordée à travers une double démarche méthodologique: 8 - les discours produits par les intervenants (soignants, intervenants psychosociaux) ou par les acteurs des diverses instances en charge de ces procédures de soins obligés ûustice, DDASS, police) pour expliquer et donner du sens à leurs pratiques; 9 10 de situations de «soins - les pratiques explorées à partir du suivi obligés ». Ces échanges singuliers sur une même situation ont permis de suivre les logiques qui construisent cette «configuration triangulaire-jugetoxicomane-soignant»
Il.
D'autre part, « L'impact de la représentation de la maladie dans la prise en charge des patients toxicomanes» a donné lieu à une approche de sciences 4. V. R. Castel, A. Coppel « Les contrôles de la toxicomanie» ln A.Ehrenberg edit, Individus sous influence, Ed. Esprit, Paris 1991 5 V. R. Castel et A. Coppel, op.cit., p. 239. 6. V. S. Brochu, N. Brunelle, Toxicomanie et délinquance, ln Psychotropes, revue internationale des toxicomanies, Masson, Déc. 1997, vol. 3 n04. Les auteurs signalent qu'autour des 20 dernières années plus de 2500 articles scientHiques ont été publiés sur la question. 7. V. A. Biadi-Imhof, La place de la contrainte dans la relation thérapeutique ln Ph. Milburn (dir.) L'orientation pénale et le traitement des consommations de psychotropes: évolutions, compromis et ambivalences. Rapport MILDT/INSERM/CNRS, mars 2002, p 92-147. V. ég. A.Biadi-Imhof, « Impact de la représentation de la maladie dans la prise en charge des patients toxicomanes: Une approche de sciences humaines sur les représentations des soignants», ln M.R. Moro (dir.), Impact de la représentation de la maladie dans la prise en charge des patients toxicomanes: analyse longitudinale, 88 pages, partie sociologjque du rapport PHRC (Programme hospitalier de recherche clinique), Direction Régionale de la Recherche Clinique de l'Assistance Publique Hôpitaux de Paris. Hôpital St Louis, mars 2006 8. 45 entretiens semi-directifs. 9. Suivi d'une trentaine de situations. 10. Rencontres, parfois à plusieurs reprises, dans trois CSST, des différents acteurs amenés à intervenir dans une situation d'injonction thérapeutique ou d'obligation de soins. Il. V. R. Crété, Le toxicomane, le juge et le soignant, ln Psychotropes, Déc.1997, Vol.3, n04.
Les toxicomanes et la psychiatrie: des outils pour dompter la peur
261
humaines sur le point de vue des soignants 12. Cette recherche fait apparaître l'intérêt d'un nombre croissant de psychiatres pour le soin aux usagers de drogues, nouvel espace clinique directement en prise avec les questions de société. Mais elle souligne aussi l'ambivalence des intervenants pour gérer la dimension de l'illicite, pour interpréter et répondre à l'urgence/danger pour l'individu ou pour la société, pour jongler entre contrat et contrainte, rejet et fascination. Deux registres seront sollicités pour rendre compte de la complexité des relations entre la psychiatrie et les toxicomanes: celui du malaise des psychiatres face à la dimension de l'illégalité des produits et celui de l'altérité que pose les consommateurs de stupéfiants.
2. Illicite, peur, danger:
le malaise des psychiatres
La dimension illicite des produits participe à la construction sociale de la toxicomanie. Au regard de la loi du 31 décembre 1970, l'usager de stupéfiants est d'abord un infracteur. L'irruption de cette question dans le champ sanitaire donne lieu à des représentations différentes selon la catégorie de professionnels. Mais l'illicite questionne aussi le rapport à la loi et l'usage structurant et/ou contraignant qu'ils peuvent en faire. Dès les années soixante, c'est au secteur psychiatrique qu'incombe la prise en charge des toxicomanes, parallèlement aux alcooliques et aux malades mentaux. La création des « centres spécialisés» avec la loi de 1970 trouve néanmoins les psychiatres peu enclins à s'impliquer dans ces nouvelles structures. Durant plus de vingt ans, la psychiatrie publique, comme d'ailleurs le reste du système de santé, n'aura de cesse de rejeter les toxicomanes, malgré les « injonctions de soins », sous prétexte qu'ils n'ont pas de demande et qu'ils sont ingérables. Il faudra l'arrivée du sida et la prise de conscience sociale d'une nécessité de « gestion des risques» liés à l'usage de drogues pour amener un changement de perspective et ouvrir aux
toxicomanes de nouvelles possibilités de soins 13 à distance respectable de l'institution psychiatrique. Aujourd'hui le secteur spécialisé de soins aux toxicomanes est de plus en plus influencé par les psychiatres 14.Ce retour de 12. 13. sont très s'investir
35 entretiens semi-directifs auprès des différentes catégories d'intervenants. Jusqu'aux années 1995, les structures de soins (cure de sevrage et post cure) pour toxicomanes peu médicalisées, moins de 8%. Ce sont les médecins généralistes qui très massivement vont auprès de cette population et initier des réseaux qui vont peu à peu, avec la mise en place des traitements de substitution, rejoindre les unités qui se développent en partenariat avec les services hospitaliers 14. V. N. Goyaux. Le discours des acteurs du champ sanitaire, ln L.Simmat-Durand (dir.), L'usager de stupéfiants entre répression et soins: la mise en oeuvre de la loi de 1970, CESDIP, Ministère de la Justice, CNRS, Études et Données Pénales, 1998. pp.366-386.
262
Les nouvelles figures de la dangerosité
la psychiatrie sur le devant de la scène, à la fois pour gérer les situations lourdes (polytoxicomanies et substitution) et pour répondre aux comorbidités psychiatriques qu'elles révèlent, tendent à faire oublier les débats qui ont fondé depuis sa promulgation les réserves des psychiatres à l'encontre de la loi de 1970. Néanmoins, la relation thérapeutique avec les usagers sous main de justice semble concentrer un maximum des difficultés et des incertitudes que les soignants - les psychiatres surtout - expriment quant à l'échange
thérapeutique avec cette population 15. La tension qu'ils expriment, principalement à l'égard de la justice, renvoie au-delà de la dimension du licite et de l'illicite, du permis et de l'interdit, à la mission sociale spécifique qui incombe traditionnellement à la psychiatrie mais qu'elle partage avec la justice, celle de gérer la dangerosité. Dans le domaine des troubles mentaux, les rapports entre la justice et la psychiatrie vont se jouer sur la scène instrumentalisée de l'expertise. La justice est amenée à « réquisitionner» le psychiatre, qui ne peut se soustraire et qui se retrouve donc « contraint» à porter un diagnostic. Son rôle d'expert va redonner le pouvoir au psychiatre, avec en contre-partie la responsabilité médicale et sociale de la dangerosité. L'intérêt récent des psychiatres pour l'espace clinique de la toxicomanie 16ne peut faire abstraction du contexte socio-juridique auquel il se rattache. A nouveau, les psychiatres se retrouvent sur un terrain occupé par la justice, mais cette fois, ils ne sont plus dans la position d'être des experts mais simplement les exécutants d'une mesure de justice. Ce sont les décisions des procureurs et des juges, désignant le toxicomane comme malade et lui faisant obligation de se soigner, qui font office de diagnostic. Leur position dans ce dispositif les oblige à réaffirmer sans cesse une position de professionnels du soin, sans pouvoir se départir de leur responsabilité dans la gestion de la dangerosité. Certes la politique de réduction des risques a considérablement normalisé le recours aux soins pour une certaine catégorie d'usagers de drogues. Mais les psychiatres vont exprimer un «malaise» quant au rapport à la loi, malaise qui ne cache pas d'ailleurs la réalité d'un échange thérapeutique difficile: «.. .c'est la partie judiciaire, policière, c'est la partie qui ne m'appartient pas, j'essaie de ne pas la prendre en compte, parce que sinon on est vraiment encombré par ça...je ne suis pas l'auxiliaire de la police ni de la justice... c'est difficile d'avoir toutes ces données... la plupart du 15. V. A.Biadi-Imhof, 2005, Ed.De Boeck.
Relation
thérapeutique
16. V. L'ensemble des psychiatres que nous formations spécifiques autour de la toxicomanie l'addictologie, est maintenant proposée.
et «soins avons parce
obligés », ln Psychotropes,
vo1.11 n03-4
rencontrés n'ont cependant pas suivi de qu'il n'en existait pas. Une spécjalité,
Les toxicomanes et la psychiatrie: des outils pour dompter la peur
263
temps je ne connais pas la situation et quand je la connais, elle m'encombre.. .parfois ça fait peur et là on ne peut plus bien soigner. » (Psychiatre, praticien hospitalier) Ou encore, «Cette question de l'illicite ça rejoint la question: est-ce que vous êtes pareil face à un patient toxicomane et face à un autre patient, bien non, parce qu'on sait qu'il y a cette question là, les troubles de l'ordre qui peuvent être causés par un patient comme ça, donc ça suscite des angoisses, une peur aussi pour soi... c'est quelque chose de démesuré, on sait qu'il est prêt à tout faire pour avoir son produit... » (Interne en psychiatrie adulte recevant des toxicomanes) Enfin, « ...dans la relation thérapeutique, le patient sait que c'est interdit, moi je sais que c'est interdit, je sais qu'il sait et il sait que je sais, bon, mais ce n'est pas quelque chose que l'on travaille, on ne travaille pas l'interdit... » (Psychiatre ECIMUD 17) La problématique des «soins obligés» s'inscrit dans ces rapports d'influence entre justice et santé. Mais au-delà des débats de société et des représentations qu'ils produisent, la question des soins sous contrainte renvoie à des contextes professionnels où des acteurs produisent des pratiques 18. Dans les situations où l'usager de drogues est vécu par les soignants comme un délinquant plutôt que comme un malade, le processus thérapeutique devient très difficile: les patients font peur parce qu'ils actualisent la représentation toxicomanie-délinquance. Le secret médical concernant les patients sous main de justice place les soignants dans une situation de complicité. La contrainte de prescrire met les soignants dans une relation captive et compromettante sur le plan de la légalité. La demande sociale de contrainte est dure à assumer pour les soignants. Le regard des pairs marginalise ou exclut les médecins qui soignent des délinquants.
Certains soignants moins aguerris dans le métier sont véritablement déstabilisés par la réalité concrète du rapport à la loi: « On a des patients qui nous sont adressés pour injonction de soins, si ce patient continue à prendre des toxiques régulièrement ... bon, ce n'est pas facile l'articulation avec le judiciaire chez les toxicomanes ... je ne suis pas calé non plus ...est-ce qu'il faut en informer le procureur? Je me pose toujours la question. » (Interne 19.) en psychiatrie, CSST
17. ECIMUD, Equipe de coordination et d'intervention médicale 18. V. A.Biadi-Imhof, mars 2002, p. 106. 19. CSST, Centre de soins spécialisés pour toxicomanes.
auprès des usagers de drogues.
264
Ou encore: « délits. Dans dévaloriserait aille en prison
Les nouvelles figures de la dangerosité
On nous demande des certificats qui arrivent à cautionner les le formulaire, on nous demande de ne rien écrire qui le patient. Donc on le fait échapper et il faudrait mieux qu'il parfois pour arrêter l'escalade. » (Psychiatre en CSST)
La question de la «prescription obligée» est souvent évoquée comme une contrainte très lourde pour les médecins qui se disent privés d'une relation thérapeutique authentique et réduits au seul rôle de dispensateur, voire de dealer. « Il y a le fait que tout le monde est délinquant... La substitution c'est quelque chose que l'on fait parce que l'on est médecin, mais on est dealer d'une certaine manière. » (Interne en psychiatrie dans un CSST) La contrainte peut aussi être transformée et prendre le sens d'un apprentissage de la loi, dans ce cas elle devient la cadre structurant d'un projet thérapeutique 20.
3. La clinique toxicomane et la question de l'altérité «Les psychiatres n'aiment pas les toxicomane, et les toxicomanes n'aiment pas les psychiatres» 21.Si cette situation est en train de changer, on peut toutefois s'interroger sur la nature du danger ressenti par le monde psychiatrique au contact des usagers de drogue, et parallèlement sur les craintes de ces derniers à s'adresser à des structures psychiatriques. En d'autres termes, en quoi se font-ils peur? La question du manque et des comportements qui en découlent a longtemps été omniprésente dans la rencontre avec les toxicomanes. On peut dire qu'avant l'arrivée des produits de substitution qui ont donné aux soignants des outils légaux de négociation et d'intervention, la gestion ou, encore plus souvent, le refus d'être mêlé à la gestion de ces situations de manque ont occulté toutes les autres dimensions du problème. Le rôle actuel des psychiatres a largement contribué à faire passer une approche en termes d'urgence à une prise en charge inscrite dans la durée. Certes, «Être prescripteur est un rôle qui ne facilite pas le dialogue» mais en « organisant le projet de soins avec l'équipe, en fixant les règles du contrat, en acceptant la responsabilité du cadre », la présence des psychiatres va peu à peu sécuriser tout le dispositif. La représentation de dangerosité et
20. Nous n'aborderons pas cette dimension qui réinscrit l'échange avec les toxicomanes dans une relation thérapeutique ordinaire. 21. Plusieurs des psychiatres rencontrés ont résumé ainsi les relations entre la psychiatrie publique et les toxicomanes.
Les toxicomanes et la psychiatrie: des outils pour dompter la peur
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l'inquiétude persistante qui entourent les échanges avec les usagers de drogues vont se rassurer à leur contact. « On 22attend de moi qu'il ny ait pas de problèmes avec ces patients. On a très peur des problèmes avec les patients toxicomanes: violence, agressivité. » (Psychiatre, chef de service). Mais pour que la réassurance contribue à pérenniser les structures et les équipes, encore faut-il que l'intérêt manifesté par les différentes catégories de professionnels pour le soin aux toxicomanes se nourrisse qualitativement. L'innovation thérapeutique, la pluridisciplinarité, la qualité relationnelle sont de nature à répondre aux attentes 23 des intervenants et ce sont les psychiatres dont on attend prioritairement qu'ils soient en position d'y répondre. En ce qui concerne la rencontre difficile des toxicomanes avec la psychiatrie, certes les usagers de drogues ne veulent pas être assimilés au monde de la folie, mais surtout, la réalité du produit les inscrit dans une dimension spatiale et corporelle plutôt que mentale. La consommation de drogues est d'abord une expérience des sensations 24 du corps, expérience de plaisir qui bouscule la perception. Tant que l'exploration des liens entre le corps et la conscience a été conduite par une élite ayant les moyens de la verbaliser, la science psychiatrique s'y est intéressée, avec une «très lente découverte des "dangers" physiques et moraux» 25. Aujourd'hui, la consommation de drogues participe de l'intérêt pour la subjectivité. A. Ehrenberg s'interroge sur «Pourquoi les drogues ont-elles désormais un tel ancrage dans les sociétés occidentales? Pourquoi les drogues marchent-elles si "bien" ? Répondons-y d'emblée: parce qu'elles sont un artifice pour fabriquer de l'individu» 26. Mais contrairement à d'autres pratiques qui s'attachent à la construction psychique du moi, la consommation de drogues ancre l'individu dans l'espace physique de sa corporéité. Les toxicomanes, se retrouvent exilés «hors du temps» par la force de la dépendance qu'ils contractent à l'égard de leur corps, dépendance tant des sensations de bienêtre et de plaisir, que du manque et de ses manifestations diverses. Cet exil les conduit alors à se réfugier dans un espace apprivoisé, familier, protégé, pour se mettre à l'abri des regards, pour cacher leur illégalité, mais aussi parce que ce qui à trait aux pratiques du corps relève de l'intime. L'espace,
22. 23. 24. 25. 26.
Ce « on » désigne l'institution hospitalière dont dépend un chef de service. Ces attentes ont été explorées à partir de l'itinéraire des soignants vers le soin aux toxicomanes. V. P .Bouhnik, Le goût et la peine, Ed. La Découverte, 2007. V. G.Vigarello, op. cil., p. 288. V. Ehrenberg, P.Mignon, Ed.Descartes 1997, p. 55.
266
Les nouvelles figures de la dangerosité
quartier, réseau, local, argent, ni public ni privé est particulièrement inquiétant pour qui n'y participe pas. La réponse thérapeutique impulsée par la loi de 1970 et soutenue aujourd'hui par la politique de gestion des risques, mais aussi par les politiques de lutte contre l'exclusion, vise à réinscrire les usagers de drogues dans une exigence temporelle, mais elle peine à donner une place à ce vécu indicible 27 de l'espace/corps. L'échange thérapeutique avec les usagers de drogues place ainsi les soignants qui ont «envie de soigner» face à une altérité qui les déborde. Plusieurs registres tentent de rationaliser leurs difficultés: les représentations de «patients difficiles» 28 se prêtent à toutes sortes d'interprétations, mais lorsque les soignants sont confrontés dans leurs pratiques aux effets des produits - attirance et dépendance du corps, conséquences en termes d'argent, de délinquance, détériorations physique et psychique - ils ressentent l'incertitude et le vide de sens malgré le développement considérable des moyens. « Il ne faut pas oublier qu'au delà de ce qui se passe avec nous il y a ce qui se passe avec le produit, ce que ça veut dire d'avoir de l'argent pour prendre sa dose, ces exigences seront plus fortes que l'alliance thérapeutique. La contrainte, c'est le produit. » La clinique des toxicomanes, souvent déprimante, incite les soignants à leur proposer des formes nouvelles d'écoute 29et des supports d'identité pour reconstruire leur vie à travers des parcours narratifs 30. « Cette relation est caractérisée par l'incapacité à éprouver et à exprimer des affects, à verbaliser leur souffrance. Quand ils arrêtent les produits, ils ont beaucoup de manifestations hypocondriaques, beaucoup de symptômes et très peu d'élaborations, une espèce d'immaturité, un discours accusateur de la société. » Les « contre-attitudes» manifestent un autre domaine de difficultés souvent signalées par les soignants. Mais il reste difficile de prendre la mesure de l'impact de ces attitudes subjectives. « On ne peut plus bien soigner quand on a peur» reconnaît un thérapeute, «et il faut parfois mieux changer de médecin ». 27. V. A.Biadi-Imhof, «Substitution et gestion des risques face à la demande en urgence des toxicomanes », Intervention au colloque Le temps des politiques sociales, Fribourg, 22-23 novembre 2007. 28. Patients manipulateurs, menteurs, ingérables, etc. mais aussi hypersensibles, à vif, rejetés et qui s'excluent eux-mêmes, etc. 29. La consultation d'ethnopsychiatrie pour les toxicomanes aspire à donner un espace d'écoute à l'indicible de l'expérience de consommation. 30. V. O. Taieb, A.Revah-Lévy, T.Baubet, MR. Moro, Les histoires des toxicomanes: intérêts de la notion d'identité narrative de Ricoeur dans les addictions, In Evol.Psychiatr.,.2005, 70.
Les toxicomanes et la psychiatrie: des outils pour dompter la peur
267
Tandis qu'un autre souligne les dangers que présente la «fascination pour le comportement des toxicomanes très présente chez les gens qui s'en occupent ». Ces attitudes peur, fascination engendrent des comportements compensatoires sur un mode défensif ou offensif, « que ce soit la rigidité (..) ou de vouloir tout faire à la place du patient, dans une relation d'emprise où on se substitue enfait à la drogue ». Les réactions à ces manifestations de subjectivité sont ressentis comme « des mauvaises réponses» qui laissent des sensations d'insuffisance et de doute. « surtout ne pas juger et ne pas vouloir faire la morale parce que ça ne passera pas. » « Les gens qui ont peur des toxicomanes, ils en ont une peur viscérale, ils ont un sentiment d'insécurité (..). » Les soignants qui s'investissent dans le soin aux toxicomanes contribuent néanmoins à poser la question de l'altérité comme une véritable question sociale, celle de la situation d'exclusion dans laquelle vivent et ont vécu les toxicomanes, celle du problème sanitaire qui en découle, celle enfin des réalités économiques qu'elle contribue à révéler. « On ne peut ignorer l'échec de la prise en charge de la toxicomanie en France et la misère dans laquelle ont été tenus les gens touchés par cefléau, il afallu l'arrivée du sida pour provoquer un réveil. » « La toxicomanie est une maladie sociale, c'est un problème de société, la société doit se charger des suites des comportements qu'elle induit,. » Face à cette dimension sociale et politique de la toxicomanie, les soignants sont partagés entre « une responsabilité médicale pour éviter l'état délinquant des toxicomanes» et une implication dans la gestion des risques sanitaires, avec les exigences de contrôle social qui en découlent et qui leur laisse un goût amer.
Conclusion Les traitements de substitution, même s'ils ont ouvert tout un monde de nouvelles difficultés, ont néanmoins permis de normaliser les relations entre la psychiatrie et les toxicomanes, ou du moins à dompter la peur qui conduisait à exclure les usagers de drogues du système de santé. Les psychiatres retrouvent ainsi leur mission sociale de gestion de la dangerosité, même s'ils assument difficilement le rapport à l'illicité des produits et le lien avec la justice. En revanche, lorsque le rapport entre la psychiatrie et les toxicomanes interroge le registre de l'altérité, un fossé perdure qui renvoie aux
268
Les nouvelles figures de la dangerosité
fondements mêmes de notre société. La question de la toxicomanie nous apparaît comme un révélateur du mal-être qui s'est installé dans nos civilisations à mesure que l'accélération et les exigences du temps anéantissaient en quelque sorte la relation «naturelle» à l'espace. Cette relation naturelle passe par le corps, intermédiaire incontournable pour se sentir vivre. Mais le processus de civilisation ne cesse de vouloir contraindre
ce corps/espace dans des rythmes/temps 31. Les toxicomanes, même s'ils échouent à trouver le chemin vers l'appropriation de leur corps et qu'ils le violentent jusqu'aux limites de la vie, n'en posent pas moins la question
fondamentale du corps et de son régime d'activité. Lorsque M. Gauchet 32
s'inteIToge sur la « tendance longue et lourde de notre monde, la réduction de la violence physique» qui conduit à donner une place démesurée aux représentations de la violence, il place son questionnement sur un terrain psychologique et social mais n'aborde pas la dimension d'une régulation énergétique spontanée de l'organisme qui ne cadre pas avec les représentations de rationalité de la société. Certes le développement de la clinique de la toxicomanie montre l'intérêt des psychiatres pour ces «patients intéressants, actifs, qui font changer la société, avec lesquels on peut passer des contrats, qui finalement sont gratifiants », mais elle ne rencontre pas encore la dimension fondamentale de l'altérité que pose la toxicomanie qui est celle du rapport au corps. Les toxicomanes la vivent mais ne peuvent rien en faire parce que rien dans la société ne les y a préparés et les thérapeutes ne peuvent les entendre sur ce registre, d'où le rapport constant rejet/fascination.
31. V. A.Biadi-Irnhof, novembre 2007, op. cil. 32. V. M. Gauchet, Essai de psychologie contemporaine. (99), 1998, p. 166.
Un nouvel âge de la personnalité,
Le Débat
IV GESTION DE LA DANGEROSITÉ
20
De peurs en insécurité: comment articuler justice et santé dans notre démocratie? par Jean-Louis Senon
Les rapports entre justice et santé et particulièrement entre justice et psychiatrie connaissent des tensions accrues que l'on peut notamment relier à la conjonction de facteurs retrouvés dans la plupart des pays industrialisés: - le développement des peurs sociales et du sentiment d'insécurité ayant comme réponse de la part des politiques un empilage de lois pénales sécuritaires rédigées dans la précipitation dans le sillage d'événements médiatiques dont certains mettent en cause des malades mentaux; l'incidence de ces politiques pénales de tolérance zéro sur les malades mentaux plus que jamais précarisés et en difficulté d'insertion; - l'assimilation du crime et de la folie comme si tous les auteurs de crimes ne pouvaient être que des malades mentaux et la pression faite sur la psychiatrie publique pour «soigner les criminels» au nom de la confusion entre les maladies mentales et les troubles de la personnalité; ceci alors que les échecs du «traitement» psychologique ou psychiatrique du crime a largement été publié aux USA 1 ; - la désinstitutionnalisation psychiatrique connue par tous les pays européens depuis la dernière guerre mondiale avec la critique de l'asile et le développement d'un modèle ambulatoire comme politique sanitaire pour la psychiatrie publique depuis 15 ans; - dans le même temps, alors que les demandes se majorent vis-à-vis des secteurs de psychiatrie qui interviennent dans les établissements pénitentiaires depuis la loi de 1994, une importante crise démographique touchant la mé1. V. N. Morris, Punishment and Sentencing Reform in the United States, R. 1. D. P. 1982, p. 727 et s; D. Fogel, The American Debate on Sentencing Policy: A Decade of Struggle, R.1.D.P., 1982, p.749.
272
Les nouvelles figures de la dangerosité
decine et en particulier la psychiatrie, avec une carence en psychiatres et en infirmiers psychiatriques aggravée par l'inégalité de répartition des psychiatres sur le territoire national, alors que nombre d'établissements pénitentiaires sont implantés dans des zones rurales défavorisées.
1. Le développement des peurs sociales et du sentiment d'insécurité Depuis les années 1990, les pays européens connaissent un nouveau développement du sentiment d'insécurité et de la peur du crime. Ce phénomène est récurrent et a déjà parcouru nombre de pays. TIa déjà été noté il y a trente ans, dans les années 1970 par exemple au Canada qui promulguait en 1976 une loi «pour mieux protéger la société canadienne contre les auteurs de crimes violents et autres délits» ou encore en France avec la loi Peyrefitte de 1981. Tout se passe comme si, un quart de siècle après, tout se rejouait avec une nouvelle vague de peurs des citoyens relayées par les médias. Dans La peur en Occident, Jean Delumeau 2 montre bien que les individus pris isolément, les collectivités comme les civilisations sont engagés dans un dialogue permanent avec la peur. Après les terreurs médiévales, nos peurs connaissent un nouveau visage à l'époque contemporaine avec l'obsession de la sécurité, la peur du crime et le développement des politiques de précaution. L'avenir inquiète et les citoyens demandent à leurs gouvernants de les protéger de tout ce qui peut les menacer. Ces phénomènes demandent une lecture à la fois historique et psychosociologique. Jacques Laplante 3, dans La violence, la peur et le crime relie, le développement des peurs au passage des peurs sacrées aux peurs profanes en constatant la montée d'une nouvelle catégorie de peurs dans nos sociétés et des figures des ennemis qui fixent nos peurs: peur du criminel, peur du pédophile ou peur du malade mental: « les peurs profanes comme les peurs sacrées semblent obéir à une certaine logique, avec des conséquences diverses pour les groupes humains touchés. Les peurs de nature profane peuvent être récupérées, cultivées, transformées, de même que les peurs sacrées. Pour l'église catholique, le péché était un fléau et pour les démocraties modernes, le crime est un mal à combattre et le criminel, l'ennemi de la société. On peut comprendre dès lors que la peur influe sur la façon de définir ce même crime. Le crime et son auteur, un homme le plus souvent, captent toute l'attention et permettent aux valeurs d'émerger. L'individu, certains groupes, des situations particulières, des intérêts politi-
2. V. J. Delumeau, La peur en Occident, 1978, Fayard. 3. V. J. Laplante, La violence, la peur et le crime, Théories d'Ottawa,2001.
sociales,
Les Presses
de l'Université
De peurs en insécurité: comment articuler justice et santé... ? ques, des politiques
273
pénales jouent divers rôles lorsqu'il s'agit de juger de la
réalité du crime, la peur pourra toujours s y référer ». La peur du crime touche la plupart des pays industrialisés: 55 % des Suisses, 50 % des portugais, 45 % des Japonais et près de 40 % des Français
comme des Belges vivent cette peur 4. Dan Kaminski 5 rappelle qu'il existe un découplage entre insécurité et délinquance, les pays les plus insécures étant souvent ceux où les chiffres de la criminalité sont les plus bas. La peur du crime peut donc être analysée comme une peur irraisonnée ayant bien à voir avec les mouvements psycho sociologiques qui sous-tendent l'évolution de nos sociétés. Depuis les années 1960, plusieurs travaux de recherche ont été réalisés pour essayer de comprendre cette diffusion de la peur du crime dans nombre de pays. La commission Katzenbach aux Etats-Unis 6 avait proposé une étude sur les relations de rationalité de la peur du crime en distinguant les faits impliquant l'étude du crime et de la victime du criminel et ce qui peut en résulter comme escalade de la peur. Ces travaux démontraient déjà que la victimisation ne semble pas être un facteur majeur dans l'escalade des peurs individuelles. Beaucoup de travaux soulignaient que la peur du crime est forte si le risque d'occurrence criminelle et sa gravité sont considérés comme importants, mais la commission retrouvait un décalage entre le risque objectif et la peur du crime; dans sa conclusion, elle avançait le fait qu'un taux de victimisation peu élevé est paradoxalement accompagné d'une plus grande peur du crime. La peur de la victimisation est plus forte quand il y a plus de crimes, mais ce sont de façon paradoxale les personnes les moins exposées aux crimes qui sont les plus habitées par la peur du crime. Dans cette dynamique, le sentiment d'insécurité est associé à des exigences sociales amplifiées par les médias et dirigées vers les institutions publiques avec des demandes récurrentes émanant des citoyens à la police, à la justice ou à la psychiatrie, demandes qui sont aussi particulièrement tournées vers les partis politiques, visant à obtenir des engagements sur des valeurs fortes de protection et de sécurité individuelle des citoyens, avec le développement de politiques de précaution dans tous les champs de la société. Comme le souligne J. Laplante, « la sécurité vis-à-vis de la menace du crime est possible parce que le crime concerne à la fois l'individu, l'institutionnel et le politique. L'individu donne le pouls du quotidien, l'institutionnel assure 4. V. J.V. Roberts, La peur du crime et des attitudes à l'égard de la justice pénale au Canada: bilan des dernières tendances 2001- 2002, Rapport préparé pour le ministère du so11iciteur général du Canada, novembre 2001. 5. D. Kaminski, Une métonymie consensue11e : l'insécurité, Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2, 2005, pp. 415-421. 6. ln J. Laplante, La violence, la peur et le crime, 2001 Théories sociales, Les Presses de l'Université d'Ottawa.
274
Les nouvelles figures de la dangerosité
la continuité. L'interaction entre l'un et l'autre donne au pouvoir des indications sur la manière de les gouverner, puisqu'elle permet de fixer des règles et de les faire respecter s'il y a lieu ». Le débat est ancien sur les sources du sentiment d'insécurité. Il est habituellement avancé l'augmentation de la petite délinquance dans les quartiers difficiles mais aussi la plus grande sensibilité des citoyens aux incivilités de la vie quotidienne. Ces simples hypothèses ne sauraient à elles seules expliquer la croissance du sentiment d'insécurité. André Réa 7 avance que celui-ci est multifactoriel et qu'il a rapport avec la violence du social. Le sentiment d'insécurité est lié au cumul d'un ensemble de facteurs: dégradation du lien social et des conditions de vie, imprévisibilité de nos sociétés, passage de violences vécues collectivement à des peurs individuelles et développement de l'individualisme dans des sociétés où l'entraide sociale et le sentiment collectif s'émousse. Pour André Réa, le sentiment d'insécurité est avant tout lié au manque de prévisibilité et de sûreté dans les rapports sociaux avec la demande des citoyens d'une politique de précaution pouvant les garantir contre toute atteinte individuelle comme sociale avec la nécessité d'un risque zéro. Contrôle, précaution et réduction des risques deviennent donc les valeurs cardinales de la gestion politique de nos sociétés. Les politiques sociales ont bien changé depuis l'après-guerre. On constate effectivement une diminution de la «portance sociale» et de l'entraide communautaire qui caractérisaient tout à la fois la politique sociale des pays mais aussi les actions menées par nombre de mouvements associatifs, communautaires ou caritatifs qui relayaient la politique de l'État. Elle est loin, l'époque du développement de l'hébergement social comme des mouvements d'accompagnement d'insertion. L'augmentation du chômage, la crainte de l'inflation, l'absence de perspectives de retour à l'emploi dans le domaine de la réadaptation tout comme le désengagement de l'État sont autant de témoins de la fin du modèle de l'État-providence qui pendant des années a fait le pari de l'adaptabilité de la personne en difficulté. Cette évolution sociale touche tout autant le malade mental que l'ancien délinquant. L'un comme l'autre a autant de difficultés pour trouver place dans une société beaucoup plus dure ou la réadaptation et la réinsertion sont devenues pour des raisons économiques et de stigmatisation beaucoup plus complexes. La réduction des inégalités sociales n'est plus la priorité et, de la même façon, le traitement des causes collectives des déviances sociales n'est plus d'actualité. Comme l'avance
7. V. A. Rea, Désintégration sociale et affaiblissement L'État face à l'insécurité, 1999, éditions Labor Bruxelles.
de l'État 21-36, ln Y. Cartuyvels
et P. Mary,
De peurs en insécurité: comment articuler justice et santé... ?
Yves Cartuyvels 8 : « chacun est responsable
de sa propre trajectoire,
275
il est
contre-productif de vouloir réduire les inégalités sociales et dans le champ de l'ordre publique une société doit légitimement se contenter de gérer au moindre coût les effets néfastes des déviances. Elle doit chercher à réduire les risques sociaux et les nuisances qui sont associées aux déviances, sans se pencher trop (sic) ou encore moins prendre en charge les causes collectives de ces déviances individuelles »,
2. L'abandon du modèle Welfare et l'essor de politiques pénales sécuritaires de lutte contre la récidive Les politiques pénales connaissent la même évolution avec l'abandon du modèle du Welfare pour la mise en place de politiques pénales sécuritaires. Pour Yves Cartuyvels 9, le modèle welfare disparaît dans tous les pays européens : « ce modèle de justice paternaliste à vocation préventive et éducative qui oscillait entre des objectifs de solidarité et de normalisation, d'assistance et de contrôle, est aujourd'hui contesté dans la majorité des pays. Si le calendrier et les modalités diffèrent selon les pays, le mouvement de remise en question est généralisé, même si cette contestation, dans un certain nombre de pays, semble souvent plus effectif actuellement dans les discours publics que dans les pratiques concrètes des professionnels». La grande majorité des pays européens met en place des politiques pénales sécuritaires ou de tolérance zéro caractérisées par le développement des mesures pénales de lutte contre la récidive et la mise en place de mesures de sûreté allant dans le sens de la double peine: peine de détention puis mesure de sûreté et de contrôle pouvant comporter des soins obligés. La peur du crime est devenue la préoccupation première des citoyens et dans plusieurs démocraties les politiques ont été dépassés par l'initiative populaire à l'exemple de la Suisse où une votation au printemps 2004 établit la privation de liberté à vie pour les personnes dangereuses, malades mentaux ou détenus, tout en donnant au psychiatre le rôle essentiel d'évaluer la dangerosité et de proposer des possibilités thérapeutiques. Cette politique pénale sécuritaire est effectivement toujours associée à une sollicitation de la santé pour « soigner» le criminel dans une confusion entre maladie mentale et crime, en oubliant que la maladie est l'exception dans les crimes qui font 8. V. Y. Cartuyvels et P. Mary, L'État face à l'insécurité, op. cil. et F. Bailleau, Y. Cartuyvels, La justice pénale des mineurs en Europe, entre modèle Welfare et inflexion néolibérale, Déviances et société, logique sociale, L'Harmattan, 2007. 9. V. F. Bailleau, Y. Cartuyvels, inflexion néolibérale, op. cil.
La justice pénale des mineurs en Europe, entre modèle Welfare et
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l'objet des peurs collectives: dans l'homicide l'auteur est un malade mental dans moins de 5% des cas et chez les auteurs de violences sexuelles les don-
nées de la littérature sont du même niveau 10. Dans le même temps, notre société fait place aux victimes. L'auteur de l'infraction n'est plus au centre du procès pénal, la compassion qu'il générait a disparu et toute l'attention compassionnelle se centre sur les victimes. La maladie mentale comme excuse atténuante de responsabilité s'émousse et la compassion pour le malade s'efface devant la peur qu'il suscite. Les lois pénales sécuritaires trouvent une cible aisée chez les malades mentaux dont l'insertion et la réhabilitation sont de plus en plus difficiles dans des sociétés devenues de plus en plus dures pour ceux qui sont en situation précaire. Dans cette politique de tolérance zéro, les Etats-Unis ont confirmé que le malade mental est un bouc émissaire tout trouvé. Dans un travail réalisé par E. Louan Il, nous avons montré qu'en 2002, 15.000 personnes détenues souffrant de troubles psychiatriques ont transité dans le système carcéral municipal de la ville de New-York et que dans cette même cité, la prison est devenue un véritable asile. 6.000 personnes malades mentales ont été suivies en établissement pénitentiaire face à 5.800 dans les hôpitaux publics. Dans tous les pays la détermination de la dangerosité est un préalable au jugement et les lois pénales se centrent de plus en plus sur l'évaluation de la dangerosité. Notre pays n'échappe pas à la règle et on constate la sortie annuelle ou bi-annuelle de lois sécuritaires : o Loi du 30 août 2002, loi d'orientation pour la sécurité intérieure; o Loi d'orientation et de programmation pour la justice, dite Loi Perben 1, du 09 septembre 2002, préconisant l'usage massif de la comparution immédiate et réformant l'ordonnance de 1945 ; o Loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure; o Loi du 12juin 2003 sur la violence routière; o Loi du 27 novembre 2003 sur la maîtrise de l'immigration; o Loi du 09 mars 2004, dite Loi Perben 2, adaptant la justice aux évolutions de la criminalité avec renforcement des pouvoirs de police des parquets, élargissement de la garde à vue jusqu'à 96 heures, y compris pour les mineurs de 16 à 18 ans, allongement de l'enquête de flagrance de 8 à 15 j ours, création de nouvelles infractions telles que les actes zoophiles et la
10. V. lL. Senon, C. Manzanera, Etats dangereux, délinquance et santé mentale: représentations, insécurité et peurs sociales comme source de la stigmatisation des malades mentaux, Information psychiatrique, 2007, n° 83, pp. 655-662. Il. V. E. Louan, J.L. Senon, La situation des auteurs d'infractions souffrant de troubles mentaux dans les systèmes judiciaires et pénitentiaires de la ville de New York, Annales médico-psychologiques, 163 (2005), pp. 834-841.
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divulgation d'éléments d'enquête, et surtout mise en place d'un plaidercoupable à la française; cette loi prévoit la mise en place du fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles et l'extension du fichier des empreintes génétiques; o Loi du 12 décembre 2005 qui vise à renforcer la répression contre la récidive en instituant de nouvelles mesures de suivi des condamnés « dangereux ». Cette loi élargit les catégories de délits qualifiées de récidive et limite la possibilité de sursis avec mise à l'épreuve. Elle établit la surveillance judiciaire comme une double peine en modifiant le Code de procédure pénale dans son article 723-29 qui prévoit que lorsqu'une personne a été condamnée à une peine privative de liberté d'une durée égale ou supérieure à 10ans pour un crime ou un délit pour lequel le suivi sociojudiciaire est encouru, le juge de l'application des peines peut sur réquisition du procureur de la république ordonner à titre de mesures de sûreté et aux seules fins de prévenir une récidive, dont le risque paraît élevé, prévoir qu'elle sera placée sous surveillance judiciaire dès sa libération... o Loi du 5.03.2007 sur l'équilibre de la procédure dans le sillage de l'affaire d'Outreau prévoyant la création de pôles de l'instruction et l'accroissement de la cosaisine, le renforcement du contradictoire de l'instruction s'orientant vers une expertise contradictoire: adresse de la mission d'expertise au procureur de la République et aux avocats des parties qui disposent d'un délai de 10 jours pour demander au juge d'instruction de modifier ou de compléter les questions posées à l'expert ou d'adjoindre à l'expert ou aux experts déjà désignés un expert de leur choix. La loi crée le rapport d'étape et le rapport provisoire de l'expertise. Dans ce cadre, le juge d'instruction peut demander à l'expert de déposer un rapport provisoire avant son rapport définitif. o Loi du 5.03.2007 relative à la prévention de la délinquance (heureusement amputée des articles qui prévoyaient la modification de la loi de 1990 sur I'hospitalisation des malades mentaux dans une assimilation inadmissible entre délinquance et maladie mentale) allant dans le sens de la fin de la singularité du modèle français de prévention de la délinquance avec mise en cause progressive de la politique de traitement social et éducatif de la délinquance et retour en force de la prévention pénale. o Loi du 10 aout 2007 sur la récidive et les peines plancher, comportant une nouvelle interpellation des soignants en élargissant le champ de l'injonction de soins; o Loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté, la surveillance de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental qui introduit dans le Code de procédure pénale les articles 706-53-13 à 706-53-22 qui prévoient qu'« à titre exceptionnel, les personnes
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dont il est établi, à l'issue d'un réexamen de leur situation intervenant à la fin de l'exécution de leur peine, qu'elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu'elles souffrent d'un trouble grave de la personnalité, peuvent faire l'objet à l'issue de cette peine d'une rétention de sûreté [...], à la condition qu'elles aient été condamnées à une peine de réclusion criminelle d'une durée égale ou supérieure à quinze ans pour les crimes, commis sur une victime mineure, d'assassinat ou de meurtre, de torture ou actes de barbarie, de viol, d'enlèvement ou de séquestration» ou sur une victime majeure lorsque ces crimes sont aggravés. La cour d'assises doit avoir expressément prévu dans sa décision la possibilité d'une mesure de rétention de sûreté à l'issue de la peine. La mesure est prise pour un an par la juridiction régionale de la rétention de sûreté, sur saisine du procureur général, au moins trois mois avant la date prévue pour la libération du condamné. Elle entraine le placement de la personne en centre socio-médico-judiciaire de sûreté dans lequel lui est proposée une prise en charge sociale, médicale et psychologique. Les dispositions autorisant un placement en rétention de sûreté, en cas de méconnaissance des obligations résultant de la surveillance de sûreté, sont d'application immédiate. 3. La psychiatrie publique en période de crise ne doit-elle pas se recentrer sur ses missions cardinales? Comme dans tous les pays européens, la psychiatrie française a connu dans l'après-guerre une mutation importante avec la remise en cause de l'asile comme instrument de soins et l'avènement de thérapeutiques efficaces avec l'emploi des neuroleptiques, des antidépresseurs et des tranquillisants diffusés depuis les années 1960, sans parler de la diffusion des psychothérapies psychanalytiques. Avec cette ère thérapeutique, on est alors passé d'une psychiatrie sans moyens, immobilisant le malade à l'asile, à une psychiatrie active ayant comme objectif de donner des soins ne compromettant pas l'insertion sociale et familiale du patient. Le secteur de psychiatrie a eu cet objectif que de donner des soins de proximité au patient, au plus près de son domicile. C'est ainsi que se sont mis en place des centres médicopsychologiques et que l'ensemble de la politique sanitaire en psychiatrie s'est faite autour d'un modèle ambulatoire tout en préservant quelques lits d'hospitalisation complète pour recevoir les patients en situation de crise ou les poussées évolutives de leur maladie. Contrairement à d'autres pays européens, la France a connu avec le secteur de psychiatrie une désinstitutionnalisation douce qui a néanmoins fait passer le nombre de lits d'hospitalisation complète de 170.000 en 1970 à moins de 50.000 en 2000, le nombre de lits ayant été divisé par deux en 15 ans. De la même façon, la durée moyenne de
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séjour en psychiatrie est passée de 250 jours en 1970 à près de 30 jours en 2000. Dans le même temps, les hospitalisations à la demande d'un tiers sont passées de près de 28 000 en 1985 à 66 000 en 2003 alors que les hospitalisations d'office atteignaient Il 000 en 2003. Au moment où la politique sanitaire parle de santé mentale en élargissant son champ d'action, la psychiatrie est en recherche de repères dans une période de tensions particulièrement critiques et de sur-sollicitations répétées. Ces tensions sont notamment liées au développement continu de la file active des patients pris en charge par la psychiatrie publique, au fait que les urgences sont à saturation et que nombre d'hôpitaux constatent l'absence de lits disponibles avec une importante pression à l'entrée pour des hospitalisations à temps complet. De la même façon, les CMP sont en liste d'attente, les psychiatres privés saturés et les inégalités géographiques entre l'axe privilégié Paris-Lyon-Marseille et le reste de la France ne font que s'accroître. La démographie médicale et paramédicale en psychiatrie est plus que jamais préoccupante avec plus de 800 postes de psychiatre vacants dans les hôpitaux publics et des difficultés majeures pour recruter des infirmiers ou infirmières pour les secteurs de psychiatrie. Ces vacances de postes sont préoccupantes pour les secteurs difficiles pouvant amener des fermetures d'hôpitaux dans les régions défavorisées et mettant en difficulté ceux qui interviennent dans des missions complexes de la psychiatrie tels que les SMPR, les UMD ou les secteurs de psychiatrie intervenants en milieu pénitentiaire. L'élargissement des missions de la psychiatrie dans le champ de la santé mentale remet en cause les missions cardinales des équipes de secteurs qui devraient se centrer sur la prise en charge des pathologies lourdes dont la mortalité ou la morbidité sont élevées. Il ne faut pas oublier que les psychoses chroniques représentent 1 à 3 % de la population générale, que les troubles dépressifs concernent ou ont concerné 15 à 20 % de celle-ci et que la question du suicide reste un véritable problème avec 12 000 morts par an et 120 000 tentatives de suicide par an. La prise en charge des pathologies psychotiques chroniques et notamment de la schizophrénie reste toujours un problème avec des ruptures de soins qui peuvent être à l'origine de violences et plusieurs crimes commis par des malades mentaux ont fait réfléchir. De la même façon, le suivi des troubles bipolaires graves pose les mêmes problèmes de rupture de soins. Après avoir vu ses missions s'élargir de façon constante depuis une quinzaine d'années, la psychiatrie publique ne va-t-elle pas devoir se recentrer sur ses missions cardinales et sur la prise en charge des troubles mentaux graves sévères et durables, mission qu'elle a bien du mal à assurer de façon homogène sur l'ensemble du territoire?
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Cette question se pose au moment où l'opinion publique comme les parlementaires remettent en cause la séparation entre troubles mentaux et troubles de la personnalité. Il est rappelé que les troubles mentaux identifient des maladies mentales de l'axe 1 au diagnostic reconnu par les classifications internationales CIMIO ou DSM IV et pour lesquels des conduites à tenir ou des traitements sont codifiés dans le cadre de recommandations internationales. Parmi ces maladies mentales se retrouvent les psychoses chroniques comme la schizophrénie, les troubles bipolaires, les troubles dépressifs ou les addictions... TIn'en est pas de même des troubles de la personnalité de l'axe 2 pour lesquels le diagnostic ne fait pas l'unanimité et où il n'existe pas de traitements, pas de médicaments ou de conduites à tenir reconnus au niveau international. Les auteurs de violences sexuelles sont souvent assimilés à des paraphilies, troubles de la personnalité identifiés par le DSM IV. De la même façon, la psychopathie est envisagée dans les classifications internationales comme une forme de troubles de la personnalité. Dans le sillage de l'audition publique sur la psychopathie 12, il est rappelé que la prise en charge des personnes présentant des organisations limites de la personnalité de type psychopathique relève d'une prise en charge multidisciplinaire, socioéducative articulée avec l'intervention d'une équipe psychiatrique. Quel peut être la place de la psychiatrie publique dans le domaine de la prise en charge des troubles de la personnalité et comment peut-on envisager un investissement de celle-ci à un moment où elle traverse une période critique du fait de la démographie? La psychiatrie a manifestement fait des progrès dans le domaine des prises en charge des troubles de la personnalité avec dans notre pays l'élaboration d'une clinique du passage à l'acte d'inspiration psychanalytique dans le sillage des travaux de Claude Balier 13dont le premier ouvrage Psychanalyse des comportements violents a ouvert une voie de travail en milieu pénitentiaire au CMPR de Varces. D'autres pays travaillent sur d'autres bases théoriques avec des approches notamment cognitivocomportementales. Nous restons là dans un domaine toujours expérimental et où le travail ne peut se faire que cas par cas. En reprenant ces éléments et en les rapportant au fait que seul un homicide sur 20 à 50 est le fait d'un malade mental et que moins de 4 % des auteurs de violences sexuelles sont reconnus comme malades mentaux 14,on doit s'interroger sur la place que la psychiatrie peut occuper dans le parcours judiciaire des auteurs de crimes: 12. Audition publique sur la prise en charge de la psychopathie, 15 et 16 décembre 2005, Ministère de la Santé, Rapport de la Haute Autorité de Santé \vww.has-sante.fr 13. V. C. Balier, Psychanalyse des comportements violents, Fil Rouge, PUP, 1987. 14. V. J.L. Senon, C. Manzanera, Etats dangereux, délinquance et santé mentale: représentations, insécurité et peurs sociales comme source de la stigmatisation des malades mentaux, op. cil., pp. 655-662.
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- depuis la loi de 1994, la psychiatrie à toute sa place dans la prise en charge des détenus présentant des troubles mentaux au décours de leur incarcération. La France est un des seuls pays industrialisés qui donnent à l'hôpital la mission d'intervenir dans les établissements pénitentiaires afin d'y apporter des soins psychiatriques de qualité égale à ceux qui sont délivrés par le service public de psychiatrie; les limites de ses missions ont actuellement bien à voir avec la pénurie médicale et paramédicale préoccupante des secteurs de psychiatrie. Elle maintient sa présence dans les SMPR et bientôt par les URSA en cours de construction. - Depuis la loi de 1998, les auteurs de violences sexuelles condamnés à un suivi sociojudiciaire avec injonction de soins doivent s'inscrire dans une prise en charge psychiatrique ou médicopsychologique. Nombreux sont les professionnels de santé qui ont vérifié l'intérêt de l'obligation de soins pour initier un travail de psychothérapie mais l'application de la loi de 1998 reste très hétérogène dans notre pays et répond difficilement aux besoins de tous les auteurs de violences sexuelles qui en relèvent pour les mêmes raisons. Au-delà de ces deux champs d'intervention institutionnalisés, il semble utopique d'envisager l'intervention de la psychiatrie publique dans l'ensemble des établissements pénitentiaires pour une prise en charge « psychocriminologique » des condamnés présentant des troubles de la personnalité. Par contre, ne pourrait-on envisager à titre expérimental une structure pénitentiaire liée par convention avec une équipe de santé où des professionnels de psychiatrie formés en criminologie pourraient sur la base du volontariat tester un travail criminologique multidisciplinaire ?
4. L'évaluation de la dangerosité au carrefour du débat Santé-Justice Dans le cadre des politiques pénales de tolérance zéro et d'une façon plus générale de la politique de précaution et de réduction des risques qu'appliquent tous nos états, l'évaluation de la dangerosité est le problème majeur du débat entre politiques et psychiatres, qu'ils soient soignants ou experts. L'audition publique sur l'expertise psychiatrique pénale organisée par la Fédération Française de Psychiatrie avec le soutien et la méthodologie de la Haute Autorité de Santé 15a considéré qu'il était toujours important de dissocier dangerosité psychiatrique et dangerosité criminologique. La dangerosité psychiatrique est entrevue comme manifestation symptomatique liée à l'évolution de la maladie mentale et de ses aléas thérapeutiques, notamment 15. V. J.L. Senon, lC. Pascal, G. Rossinelli (dir.), Expertise que des 25 et 26 janvier 2007, John Libbey, 2008.
Psychiatrique
Pénale, Audition
publi-
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les ruptures de soins. La dangerosité criminologique est définie comme prise en compte de l'ensemble des facteurs environnementaux et situationnels susceptibles de favoriser l'émergence du passage à l'acte violent ou, selon Christian Debuyst, comme «Phénomène psycho-social caractérisé par les indices révélateurs de la grande probabilité de commettre une infraction contre les personnes ou les biens» 16.Cette dernière définition souligne bien l'ambigüité de l'évaluation de la dangerosité comme risque de commettre une infraction réprimée par la loi; il s'agit bien d'essayer de prévoir un délit ou un crime à venir au-delà même du fonctionnement psychique, de l'aménagement défensif et de ses aléas ou des hypothèses psychodynamiques de la répétition. Comme le souligne Bruno Gravier dans son intervention à l'audition publique 17,l'évaluation de la dangerosité reste un problème difficile en particulier dans notre pays où les psychiatres n'ont pas l'habitude de l'utilisation des échelles d'évaluation, pas plus que de travailler de façon multidisciplinaire avec les professionnels socioéducatifs vers une évaluation partagée de la dangerosité. L'audition publique sur l'expertise psychiatrique pénale recommande le développement de travaux de recherche pour la validation en langue française d'échelles actuarielles ou mixtes d'évaluation de la dangerosité en préconisant leur utilisation par un clinicien confrontant les données de l'évaluation à celles de l'examen clinique.
Conclusion Le débat sur l'intervention de la psychiatrie publique dans les troubles de la personnalité est en plein dans le champ de l'actualité avec les travaux parlementaires sur la loi sur la rétention de sûreté présentée par le gouvernement. Nos élus ne sont pas divisés quand toutes tendances politiques confondues, ils envisagent de créer un lieu de rétention pour les auteurs de crimes ayant purgé une peine d'au moins 15 ans de réclusion criminelle pour homicide, viols ou actes de torture et de barbarie. Par contre, le débat est très vif entre la position du gouvernement qui propose que la rétention soit judiciarisée et celle de l'opposition qui entrevoit comme réponse à la dangerosité une hospitalisation d'office dans un hôpital psychiatrique-asile. Les arguments tournent autour de la question des soins que la psychiatrie pourrait ou non donner aux criminels dangereux. Dans ce contexte, il semble important 16. V. C. Debuyst, Dangerosité et justice pénale, Collection Déviance et société, Masson, 1981. 17. V. B. Gravier, Comment évaluer la dangerosité dans l'expertise psychiatrique pénale et quels sont les difficultés et les pièges de cette évaluation? ln J.L. Senon, J.C. Pascal, G. Rossinelli(dir.), Expertise psychiatrique pénale, Audition publique des 25 et 26 janvier 2007, op. cil., pp. 151-162.
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de rappeler que crime et maladie mentale ne se superposent pas et que la psychiatrie n'a pas de traitements codifiés à proposer au criminel même si celui-ci présente des troubles de la personnalité. Les progrès de la clinique du passage à l'acte ne permettent pas de remettre en cause la distinction maladie mentale trouble de la personnalité, ce qui ne s'oppose pas à la possibilité d'unités pénitentiaires expérimentales se donnant les moyens d'une évaluation criminologique et d'un accompagnement socio-psycho-éducatif susceptible de limiter le risque de réitération.
21 La gestion de la dangerosité des détenus en droit pénitentiaire français et italien par Isabelle Mansuy
Pour l'homme de la rue, tout détenu apparaît comme un homme dangereux. Le seul fait d'avoir contrevenu à l'ordre social est considéré par lui comme représentant un danger potentiel, d'autant plus évident que l'infraction est plus grave. Toutefois, le degré de dangerosité présumée d'un individu ou d'un groupe d'individus varie fortement d'un pays à l'autre, les représentations sociales liées à cette notion dépendant en grande partie de facteurs culturels. C'est pourquoi une personne considérée comme dangereuse en France ne le sera pas nécessairement en Italie, et vice versa. Cette considération liminaire, qui pourrait sembler une lapalissade, n'est pourtant pas sans intérêt. Alors que nos précédents travaux de comparaison juridique prenaient comme système de référence l'ordre juridique français 1, cette recherche sur la gestion de la dangerosité des détenus en France et en Italie, s'adressant à l'origine à un public de chercheurs italiens, a pris comme référence le droit italien. Et c'est en préparant l'intervention à ce colloque que nous avons pris la mesure de l'écart qui sépare les représentations en matière de dangerosité en France et en Italie. En France, comme le montre les thèmes des interventions à ce colloque, la question de la dangerosité renvoie essentiellement à celle du traitement des délinquants sexuels, des malades mentaux et des multirécidivistes, thèmes qui font l'objet de nombreuses prises de position tant par les politiques que par des spécialistes de toutes disciplines. En Italie, les personnes actuel1. V. en particulier, L'Harmattan, 2007.
1. Mansuy,
La protection
des droits des détenus
en France
et en Allemagne,
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lement considérées comme dangereuses sont d'abord les étrangers que l'on appelle extracommunautaires (en référence à la Communauté européenne) et en particulier les roms roumains (qui, en réalité, ne sont juridiquement plus extracommunautaires depuis l'entrée de la Roumanie dans l'Union européenne), les membres de la criminalité organisée (la mafia sous ses diverses formes) et les quelques reliquats du terrorisme d'extrême-gauche qui, dans les années 70, a profondément marqué l'évolution du droit italien (en particulier du droit pénitentiaire, mais pas seulement) et est réapparu sporadiquement au cours des dernières années. TIsemble donc qu'en France domine une conception psychiatrique de la dangerosité, alors qu'en Italie c'est une conception criminologique qui semble prévaloir. Il s'agit là, bien entendu, d'une interprétation superficielle, fruit d'une observation non scientifique et, sans doute, quelque peu subjective, de deux réalités médiatiques. Disons pour simplifier que le chef de l'État italien ne réagit pas chaque fois qu'un pédophile est soupçonné d'avoir récidivé, tandis que Nicolas Sarkozy s'intéresse assez peu au sort des membres d'Action Directe. Cette différence dans la manière d'aborder la question de la dangerosité est corroborée par la typologie des personnes incarcérées. Alors qu'en France sont particulièrement représentés au sein de la population carcérale les délinquants sexuels, les toxicomanes et les malades mentaux, en Italie, ce sont essentiellement les étrangers extracommunautaires, les mafieux et les terroristes qui remplissent les prisons. Et cela aura évidemment des conséquences sur les instruments à la disposition de l'administration pénitentiaire pour gérer la dangerosité des personnes dont elle a la charge. Point sur lequel nous reviendrons. Cela ne signifie pas que toute conception criminologique de la dangerosité soit absente du débat français, de même qu'une conception psychiatrique de ce phénomène est parfois prise en compte en Italie. Paul Mbanzoulou, par exemple, nous a parlé, au cours de ce colloque, des « détenus particulièrement signalés» en France qui correspondent, en partie tout au moins, aux personnes issues du grand banditisme. Il s'agit bien là d'une forme de dangerosité criminologique. En Italie, la dangerosité psychiatrique n'est que peu considérée au niveau du traitement pénitentiaire, mais elle l'est en revanche dans le cadre des mesures de sûreté. Le droit pénal italien, depuis le code fasciste de 1930, connaît en effet la distinction, qui existe aussi dans d'autres ordres juridiques et qui est en train d'être introduite en France, entre les peines (pécuniaires et/ou privatives de liberté) et les mesures de sûreté qui se cumulent ou se substituent (dans le cas d'une personne considérée comme irresponsable pénalement) à la peine. Le critère d'application d'une mesure de sûreté est, selon les termes mêmes de l'article 202 du Code pénal italien, la dangerosité sociale de la personne:
La gestion de la dangerosité des détenus en droit pénitentiaire
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« les mesures de sûreté ne peuvent être appliquées qu'aux personnes socialement dangereuses qui ont commis un fait considéré comme délictueux par la loi ». L'article 203 ajoute que « au sens de la loi pénale, est socialement dangereuse la personne qui, même si elle n'est pas punissable, a commis des faits [délictueux), lorsqu'il est probable qu'elle commette de nouveaux faits considérés comme délictueux par la loi ». C'est donc le risque de récidive qui fait la dangerosité sociale au sens de la loi italienne et c'est le juge de fond qui évalue la dangerosité sociale. Il est intéressant de noter que la loi pénitentiaire, sur laquelle nous allons revenir, s'applique aussi aux personnes soumises à des mesures de sûreté. Mais dans la pratique, l'ampleur des mesures de sûreté reste marginale car, mis à part l'hôpital psychiatrique judiciaire, réservé aux personnes irresponsables pénalement, et quelques mesures de sûreté patrimoniales (comme la confiscation), elles sont tombées en désuétude. Mais revenons à notre sujet, à savoir la gestion de la dangerosité dans le cadre pénitentiaire en France et en Italie. Le droit italien, et en particulier la loi pénitentiaire italienne (Ordinamento Penitenziario), adoptée en 1975, distingue « dangerosité pénitentiaire» 2, liée au comportement du détenu en prison, et « dangerosité criminelle », liée à la gravité du délit commis. Cette dernière, la dangerosité criminelle, peut entraîner des effets aussi bien sur le traitement intra muros que sur l'octroi éventuel d'aménagements de peine. Nous allons donc détailler ces deux formes de dangerosité qui intéressent directement le domaine pénitentiaire et examiner si les instruments de gestion que propose l'ordre juridique italien se retrouvent en droit français, ou s'il serait souhaitable qu'ils y soient. Avant cela, toutefois, un bref rappel historique apparaît nécessaire pour comprendre la législation italienne en la matière. Adoptée en 1975, la loi pénitentiaire italienne a subi, au cours des années, d'importantes modifications qui en ont, peu à peu, changé l'économie générale. Profondément marqué par la fonction rééducative de la peine, ce texte transpose dans la loi l'article 27, paragraphe 3 de la Constitution, selon lequel « les peines ne peuvent consister en des traitements contraires aux sentiments d'humanité et elles doivent avoir pour but la rééducation du condamné ». Faisant suite à des émeutes violentes dans les établissements carcéraux de la péninsule, la loi pénitentiaire poursuit deux objectifs: d'une part, développer les mesures alternatives à la détention afin de limiter les flux d'entrée en prison; d'autre part, reconnaître formellement des droits aux détenus en faisant en sorte que 2. Sur la notion de « dangerosité pénitentiaire» en France, V. supra (chapitre 9) l'intervention de Paul Mbanzoulou, « Quel1es approches pénitentiaires de la dangerosité des détenus? » et les observations formulées par François Boullant au cours de ce colloque.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
toutes les décisions concernant le traitement pénitentiaire soient des mesures juridictionnelles (prises par le juge ou le tribunal de surveillance) susceptibles d'un recours en cassation. Du point de vue de la gestion de la dangerosité, la loi pénitentiaire de 1975, dans sa version originelle, ne contenait aucun instrument, au-delà du régime disciplinaire proprement dit 3. Le législateur avait, en effet, alors pensé que l'introduction des mesures alternatives, dont l'octroi dépendait en grande partie du comportement du condamné, suffirait à gérer ces situations particulières de tension. Mais cette position utopiste est très vite confrontée à la réalité sociale et carcérale. En particulier, les exigences de la lutte contre le telTorisme, dans la seconde moitié des années 1970, mènent à une différenciation du traitement pénitentiaire en fonction d'une dangerosité avérée ou présumée, donnant à la loi pénitentiaire une coloration sécuritaire qu'elle n'avait pas à l'origine. Dans un premier temps, le pouvoir exécutif adopte des mesures temporaires permettant d'appliquer un traitement pénitentiaire plus rigoureux à certains types de détenus, en particulier les personnes impliquées dans des activités teIToristes ; ces mesures seront ensuite pérennisées par le législateur au début des années 90, lorsque que commencera la lutte contre la criminalité organisée. Il s'agit de l'article 14 bis de la loi pénitentiaire relatif à la surveillance particulière des détenus « pénitentiairement dangereux» et de l'article 41 bis qui, en liaison avec l'article 4 bis de cette même loi pénitentiaire, permet la suspension du régime ordinaire de détention pour certaines catégories de condamnés considérés comme «criminellement dangereux ».
1. La gestion de la « dangerosité pénitentiaire» Selon l'article 14 bis de la loi pénitentiaire italienne, peuvent être soumis au régime de la surveillance particulière les détenus qui « par leur comportement compromettent la sécurité ou troublent l'ordre des établissements pénitentiaires », ceux qui « empêchent par la violence ou la menace les activités des autres détenus », et ceux qui, « dans le cadre de la vie pénitentiaire, profitent de l'état de dépendance des autres détenus à leur égard ». Il 3. A propos du régime disciplinaire, nous ne l'avons pas pris en considération dans le cadre de notre étude car il nous semble que, s'il est certain qu'il s'agit d'un instrument de gestion des détenus, l'infliction d'une sanction disciplinaire est un instrument de gestion a posteriori, c'est-à-dire après qu'a été commis un acte contraire au règlement intérieur. Nous avons choisi de nous intéresser plutôt aux instruments de gestion a priori, c'est-à-dire qui sont appliqués en raison d'une dangerosité présumée, qu'elle soit présumée par la loi, par le juge ou par l'administration. Nous ne parlerons donc pas de la réponse punitive à un fait déterminé (sanction disciplinaire), mais des instruments tendant à empêcher que soient commis certains faits (évasion, révolte, poursuite d'activités criminelles,. . .).
La gestion de la dangerosité des détenus en droit pénitentiaire
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s'agit bien, dans ces trois cas, de comportements en détention, abstraction faite du type de délit commis ou du type d'auteur d'infractions concerné. C'est pourquoi la doctrine italienne parle en la matière de différenciation du traitement pénitentiaire en raison de la dangerosité pénitentiaire de
l'individu 4. Ce régime de surveillance particulière ne constitue pas une mesure disciplinaire mais une modalité du traitement pénitentiaire. TIa une durée de six mois, renouvelable par périodes de trois mois, sans que soit prévue une durée maximale. La mise en œuvre de ce régime est de la compétence de l'administration pénitentiaire après avis, obligatoire mais qui ne la lie pas, du conseil de discipline (composé du directeur de l'établissement, d'un médecin, d'un éducateur et de deux professionnels experts en psychologie, psychiatrie et criminologie clinique). En cas d'urgence, l'administration peut décider la mise en application du régime de surveillance particulière sans l'avis du conseil de discipline, mais elle doit l'obtenir dans les dix jours qui suivent. La décision doit être motivée tant quant à l'existence des conditions qui en légitiment l'application que quant aux restrictions constituant la surveillance particulière, lesquelles doivent être absolument nécessaires pour le maintien de l'ordre et de la sécurité de l'établissement. La mise en œuvre de la mesure doit être immédiatement communiquée au juge compétent (le magistrat de surveillance) afin qu'il puisse exercer son pouvoir de contrôle. Le détenu dispose en outre d'un droit de recours devant le tribunal compétent (le tribunal de surveillance) qui doit statuer dans les dix jours. La décision du tribunal est susceptible d'un recours en cassation. En quoi consiste exactement le régime de surveillance particulière? Selon l'article 14 quater de la loi pénitentiaire, il consiste en des « restrictions strictement nécessaires au maintien de l'ordre et de la sécurité apportées à l'exercice des droits des détenus et aux règles de traitement prévues par la loi pénitentiaire ». En aucun cas les restrictions en question ne peuvent concerner le maintien des liens familiaux (visites des membres de la famille), l'organisation de la défense pénale (visites de l'avocat), le respect de l'intégrité physique (promenades, alimentation, santé, hygiène) et spirituelle (livres, radio, pratiques religieuses). Existe-t-il en droit français des instruments comparables à ceux prévus par l'article 14 bis de la loi pénitentiaire italienne? Oui, et ils sont nom4. V., par exemple, Mario Canepa, Sergio Merlo, Manuale di diritto penitenziario, Giuffrè Editore, Milano, 2004, p. 187 s. ; Massimo Pavarini, Bruno Guazzaloca, L 'esecuzione penitenziaria, Utet, Torino, 1995, p. 283 s.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
breux. Par exemple, l'inscription au répertoire des détenus particulièrement signalés et la surveillance renforcée qui leur est appliquée. Ou encore des « mesures spécifiques de suivi, d'observation et de contrôle adaptées à l'état de dangerosité de ces détenus» 5 prévues par des notes ou circulaires de l'administration pénitentiaire, telles que le placement en isolement, les transfèrements réguliers, les fouilles de cellule ou corporelles plus fréquentes, l'affectation dans des établissements au régime plus strict. En bref, ce n'est pas tant la nature des instruments de gestion de la dangerosité pénitentiaire qui diffère d'un ordre juridique à l'autre que la nature de la source juridique qui permet leur mise en œuvre. Dans le droit italien, en effet, c'est la loi qui prévoit et encadre strictement l'utilisation de tels instruments, qui peut d'ailleurs faire l'objet d'un contrôle juridictionnel. Dans le droit français, ce sont des textes infra-législatifs qui prévoient ces instruments que le juge considère, dans la plupart des cas, comme des mesures d'ordre intérieur 6, même si la jurisprudence administrative en la matière est en train d'évoluer 7. Mais l'originalité réelle du droit pénitentiaire italien par rapport au droit pénitentiaire français concerne la gestion de la dangerosité que la doctrine italienne définit de « criminelle ». Même si l'évolution actuelle du droit français semble aller dans une direction similaire.
2. La gestion de la « dangerosité criminelle» En droit italien, la dangerosité criminelle a des conséquences tant sur le traitement pénitentiaire intra muros que sur les aménagements de peine auxquels peut prétendre le condamné. L'article 4 bis de la loi pénitentiaire distingue, en effet, deux catégories de détenus pour lesquels l'obtention de mesures d'aménagement de peine est plus difficile, voire quasiment impossible. À la première catégorie appartiennent les personnes condamnées pour des 5. La formule est empruntée à une note du 29 octobre 2003 qui a été abrogée depuis. 6. Par exemple, l'inscription au répertoire des détenus particulièrement signalés. 7. En particulier en matière d'isolement, depuis l'arrêt Remli, Cons. d'Et., 30 juil. 2003, Dalloz, 2003, Jur. p. 2331, note M. Herzog-Evans, AJDA, 2003, p. 2090, note D. Costa, qui a fait suite à la décision de la CAA Paris,5 novo 2002, Dalloz, 2003, luT. p. 377, conc1. J.-P. Demouveaux, AJDA, 2003, p. 175, note D. Costa, J.-P. Cere, E. Pechillon, « Le contrôle du placement à l'isolement: une nouvelle étape dans la formation du droit pénitentiaire », Revue pénitentiaire et de droit pénal, 2003, Chrono p. 389. En matière de transfèrement imposé, les juges du fond tendent à remettre en cause la qualification de mesure d'ordre intérieur (Cf. en particulier TA Limoges, 28 mai 2003, Richet, req. n° 00937-011079, D., 2004, 16, p. 1098, chrono M. Herzog-Evans; CAA Paris, 19 déco 2005, Boussouar, req. n° 05P A000868, M. Delesse, H. De Suremain, Dedans dehors, 53, 2006, pp. 28-29 ; CAA Nancy, 2 fév. 2006 ; CAA Paris, Il avril 2006, Ségura, req. n° 02PA02389. Avec la solution contraire, cf. TA Dijon, 3 juin 2003, Azaiza, req. n° 021963, inédit), mais le Conseil d'État n'a pas encore modifié sa jurisprudence (Cons. d'Et., 8 déco 1967, Kanayalds, Rec., p. 475; Cons. d'Et., 2 fév. 2000, Glaziou, req. n° 155607).
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délits liés à la criminalité organisée ou qui suscitent une alarme sociale particulièrement importante, tels que les délits à visée terroriste, l'association mafieuse ou certaines délits contre la personne comme la réduction en esclavage. Les condamnés qui appartiennent à cette catégorie ne peuvent bénéficier d'aucun aménagement de peine, autre que les réductions ordinaires de peine, sauf s'ils collaborent avec la justice, c'est-à-dire s'ils aident la police ou la justice à identifier ou capturer des auteurs de délits liés à la criminalité organisée, et qu'ils n'ont plus de liens avec cette même criminalité organisée 8. À la seconde catégorie prévue par l'article 4 bis de la loi pénitentiaire italienne appartiennent les personnes condamnées pour des délits graves, mais moins graves que ceux de la première catégorie, tels que l'homicide volontaire, la contrebande de tabac, le trafic de drogues, les délits de violence sexuelle ou certains délits en matière d'immigration clandestine. Pour ces condamnés, l'accès aux mesures d'aménagement de peine n'est exclu qu'en cas de lien avec la criminalité organisée. Dans le cas contraire, ils se voient seulement appliquer des conditions plus rigoureuses pour pouvoir obtenir de telles mesures, en particulier en ce qui concerne la part de la peine à expier. Enfin, après avoir exclu du bénéfice des mesures d'aménagement de peine, dans les années 1990, les personnes impliquées dans la criminalité organisée, en particulier dans les activités mafieuses, le législateur a au-
jourd'hui choisi d'exclure les multirécidivistes9. À la différence près que, si les personnes impliquées dans la criminalité organisée peuvent retrouver le bénéfice de ces mesures si elles choisissent de collaborer avec la justice 10, l'exclusion des multirécidivistes du parcours de l'aménagement de peine ne poursuit pas le but de lutter plus efficacement contre la récidive en s'assurant la collaboration des intéressés, mais uniquement celui de neutraliser ceux qui ont été condamnés à plusieurs reprises. La loi interdit que soit prononcée plus d'une fois une mesure de libération avec mise à l'épreuve, de détention à domicile ou de placement en semi-liberté, ce qui revient à exclure les multirécidivistes du bénéfice des mesures d'aménagement de la peine. En outre, la loi « ex-Cirielli » augmente les délais à l'expiration desquels les condamnés multirécidivistes pourront bénéficier d'une mesure d'aménagement de 8. Art. 58 ter de la loi pénitentiaire. La notion de collaboration avec la justice est précisément définie par la loi, définition qui a en outre été complétée par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle; cf. par exemple, Mario Canepa, Sergio Merlo, Manuale di diritto penitenziario, Giuffrè Editore, Milano, 2004, p. 187 s. 9. Loi n° 251, dite « ex-Cirielli », adoptée le 5 décembre 2005. Sur ce point, cf. Bruno Guazzaloca, « Le più recenti riforme della disciplina penitenziaria », in Massimo Pavarini, Bruno Guazzaloca, Saggi sul governo della penalità, Edizioni Martina, Bologna, 2007, p. 123 s. 10. Art. 58 ter de la loi pénitentiaire.
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peine. Ainsi, le multirécidiviste devra avoir purgé deux tiers de sa peine avant de pouvoir obtenir une semi-liberté (contre la moitié auparavant). Si le multirécidiviste a été condamné pour un délit de l'article 4 bis de la loi pénitentiaire (criminalité organisée), le délai passe à trois quarts de la peine. C'est donc la loi pénitentiaire italienne elle-même qui définit qui est dangereux d'un point de vue criminel et quelles sont les conséquences de cette dangerosité dans la perspective de la sortie du condamné. La reconnaissance d'une telle dangerosité a aussi une facette intra muros. Selon le deuxième paragraphe de l'article 41 bis de la loi pénitentiaire, en effet, les règles ordinaires du traitement pénitentiaire peuvent être suspendues à l'égard des condamnés énumérés dans la première partie de l'article 4 bis, que nous venons de citer. L'objectif de cette mesure est d'éviter que les membres de groupes mafieux ou terroristes incarcérés puissent continuer à diriger leurs activités criminelles derrière les barreaux. C'est pourquoi elle est décidée par le ministre de la Justice, pour une durée comprise entre un et deux ans, renouvelable chaque année tant que le détenu a la possibilité de garder des contacts avec des associations criminelles ou terroristes. En quoi consiste cette suspension du régime ordinaire de détention, journalistiquement qualifié d'« incarcération dure» ? Elle consiste en des mesures de haute sécurité interne et externe, tendant principalement à empêcher tout contact avec l'organisation criminelle d'appartenance; en une limitation des visites aux membres de la famille, à une fréquence moindre (au maximum deux par mois) et dans des conditions de surveillance accrue (contrôle auditif et enregistrement des visites) ; en la limitation des sommes, des biens et des objets qui peuvent être reçus de l'extérieur; en un contrôle accru de la correspondance; enfin en une durée réduite de promenade (maximum quatre heures par jour) et une limitation des contacts avec les autres détenus (maximum cinq personnes). En pratique, ces personnes sont le plus souvent incarcérées dans des établissements de haute sécurité, dans lesquels l'exercice de leurs droits est fortement limité. Le condamné soumis à un tel régime dispose toutefois d'un droit de recours devant le tribunal de surveillance. Mais compte tenu de la nature administrative de la mesure, la jurisprudence considère que le contrôle doit se limiter à un contrôle minimum de la mesure. Les critiques à l'égard d'un tel régime de détention sont parfois
La gestion de la dangerosité des détenus en droit pénitentiaire
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très dures, tant de la part de la doctrine italienne Il que des instances européennes 12.
La loi pénitentiaire italienne prévoit donc des instruments de gestion spécifiques aux détenus qu'elle considère comme criminellement dangereux, instruments qui concernent aussi bien le traitement pénitentiaire qui est appliqué à de tels détenus que leurs perspectives de sortie. Qu'en est-il du droit français? En ce qui concerne le traitement intra muros des détenus considérés comme dangereux, le droit français utilise les mêmes instruments que cette dangerosité soit purement «pénitentiaire» ou qu'elle soit «criminelle », pour reprendre la distinction faite par la doctrine italienne. Les mesures que nous avons évoquées au point précédent de cette intervention sont donc aussi applicables aux détenus considérés comme dangereux en raison du type de délit qu'ils ont commis. Quant aux perspectives de sortie de ces condamnés considérés comme dangereux, on assiste ces dernières années à un mouvement de politique pénale qui va dans le sens de la loi italienne, tendant à empêcher le retour de certains types de délinquants dans la société. La législation française en matière d'exécution des peines a, en effet, connu de nombreuses réfonTIes ces dernières années, tant du point de vue procédural (la juridictionnalisation de l'application des peines achevée par la loi du 9 mars 2004, par exemple) que du point de vue du fond, en fonction des urgences auxquelles le pouvoir politique entend répondre (concernant les délinquants sexuels, les multirécidivistes.. .). Les normes retardant la possible sortie de certains condamnés (périodes de sûreté, peines plancher,...) et celles imposant un certain contrôle après que la peine a été expiée (en particulier pour les délinquants sexuels) se multiplient dans les lois les plus récentes 13.
Conclusion En conclusion, la présence toujours plus importante de la notion de dangerosité comme critère de gestion de la vie en détention est un phénomène Il. V. par exemple, en français, Mariacarmen Colitti, «41 bis: le régime de détention spéciale en Italie », ln Malena Zingoni-Fernandez et Nicola Giovannini, La détention en isolement dans les prisons européennes, Bruxelles, Bruylant, 2002. 12. V. en particulier les rapports au gouvernement de l'Italie relatifs aux visites effectuées par le CPT en Italie du 15 au 27 mars 1992 (CPT/Inf (95) 1), du 22 octobre au 6 novembre 1995 (CPT/Inf (97) 12), du 13 au 25 février 2000 (CPT/lnf (2003) 16) et du 21 novembre au 3 décembre 2004 (CPT/Inf (2006) 16). 13. Par exemple, la loi renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs du 10 août 2007 ou le projet de loi relatif à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pour cause de trouble mental, actuellement en discussion au Parlement.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
relativement récent en France, alors qu'il existe depuis plus longtemps en Italie. Les particularités liées à la nature de la délinquance en Italie, en particulier les associations mafieuses et terroristes, expliquent en grande partie que la loi italienne se soit préoccupée avant le législateur français de codifier les instruments à disposition de l'administration pénitentiaire pour gérer ces phénomènes en détention. Au-delà d'une évaluation qualitative sur les régimes mis en place, et notamment sur les régimes d'« incarcération dure» imposés aux mafieux et terroristes, qui ne peuvent que susciter quelques perplexités au regard du respect des droits de I'homme, il est indéniable que le fait que la loi encadre ces dispositifs, définisse les catégories de personnes auxquelles ils peuvent s'adresser et prévoit des voies de recours contre les mesures prises par l'administration pénitentiaire a le mérite d'assurer plus de clarté et de transparence dans la gestion de cette dangerosité. En outre, la Cour constitutionnelle a ainsi eu l'occasion de se prononcer à plusieurs reprises sur la constitutionnalité de ces dispositifs au regard des droits protégés par la Constitution italienne et parfois de rectifier le tir lorsque le législateur s'était éloigné des préceptes de la loi fondamentale. Toutefois, certains auteurs ne manquent pas de signaler comment l'administration pénitentiaire italienne préfère souvent la mise en œuvre d'une sanction disciplinaire ou la restriction discrétionnaire de l'accès à certains droits pour gérer certains détenus «pénitentiairement » dangereux, car ces procédures sont moins formelles juridiquement. De même, une partie de la doctrine s'inquiète de l'interdiction d'octroi de mesures d'aménagement des peines à certains types de condamnés qui risque d'entraîner un allongement non négligeable de la durée des peines effectivement expiées et favorise la délation, dans la mesure où la collaboration avec la justice permet une
sortie quasi immédiate de prison 14. À l'heure où la France semble enfin sur le point de se doter d'une loi pénitentiaire, il ne serait sans doute pas inutile de s'interroger sur ces problématiques qui ont été soulevées de l'autre côté des Alpes.
14. Sur ces points, V. Massimo Pavarini, Bruno Guazzaloca, L'esecuzione penitenziaria, Utet, Torino,
1995,
p. 303 et s.
22 Les progrès cliniques en traitement et la réduction de la dangerosité : comment les évaluer? 1 par Frédéric Millaud
Introduction L'Institut Pinel est un hôpital psychiatrique sécuritaire, qui dessert l'ensemble de la province de Québec. Il est spécialisé en psychiatrie légale, dans l'évaluation de la dangerosité et le soin aux patients violents. Ainsi, deux caractéristiques cliniques apparaissent prédominantes: les patients présentent ou ont présenté des problèmes de violence et la question de leur dangerosité est centrale; par ailleurs, pour une part d'entre eux, ils présentent des maladies sévères et persistantes. Ces aspects cliniques se retrouvent bien sûr de façon fréquente dans la population psychiatrique générale, mais peuvent être plus marqués dans notre institution, en particulier les aspects liés à la dangerosité. Depuis plusieurs années, on observe un intérêt de plus en plus marqué à l'utilisation d'outils d'évaluation systématisés 2.Cliniciens et administrateurs sont intéressés à donner les meilleurs soins possibles au moindre coût et à la satisfaction des patients 3. Ainsi, l'utilisation d'outils cliniques complémentaires à l'évaluation clinique va certainement dans le sens d'une 1. Le contenu de ce texte a déjà été publié par la Revue canadienne de psychiatrie. V. F. Millaud, N. Auclair, J.P. Guay, A. MC Kibbe, Instrument de mesure des progrès cliniques pour des patients psychotiques violents, Revue Canadienne de Psychiatrie, 2007;52,11,735-743. 2. V. B. Gravier, Y. Lustenberger, L'évaluation du risque de comportements violents: le point sur la question, Annales Médico-Psychologiques, 2005; 163, 668-680. 3. V. BM McGrath, RP Tempier, Implementing quality measures in psychiatry: from theory to practice: shifting from process to outcome, Can J Psychiatry, 2003;48:467-474.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
plus grande rigueur et d'une meilleure efficience. On se doit cependant d'insister sur la complémentarité de tels outils à la pratique clinique 4, leurs limites 5 et en aucun cas, ils ne peuvent être suffisants à eux seuls, tel que nous le verrons dans la suite de l'article. Il existe des instruments qui visent à évaluer la dangerosité (HCR-20 6, START 7), mesurer les comportements violents (OAS 8) ou préciser la notion de psychopathie clairement associée à un risque de violence 9. Cependant afin d'intervenir au plan clinique pour réduire cette dangerosité nous devons mettre en place les mesures thérapeutiques appropriées et en évaluer l'effet et la pertinence. Il s'agit donc de mesurer les progrès en traitement, en ciblant les variables modifiables. Or cette mesure des progrès en traitement des patients violents est une préoccupation qui de façon surprenante, apparaît assez peu dans la littérature 10bien qu'elle soit utile au plan clinique et de plus en plus nécessaire au plan judiciaire et administratif. C'est donc dans le cadre de cette préoccupation que nous avons créé et implanté l'instrument de mesure des progrès cliniques (IMPC) pour des patients psychotiques violents.
1. Élaboration de l'instrument des données cliniques
et cueillette informatisée
L'instrument a été élaboré dans la perspective d'une unité de soins à l'intérieur d'un hôpital sécuritaire, c'est-à-dire un milieu fermé. Il s'agit d'une unité de 21 patients qui présentent des troubles psychotiques liés à une
4. V. F. Millaud, 1.L. Dubreucq, Évaluation de la dangerosité du malade psychotique, Ann Med Psycho l, 2005~163, 846-851 ~ K. Douglas, 1. Ogloff, S. Hart, Evaluation of a Model of Violence Risk Assessment Among Forensic Psychiatric Patients, Psychiatric Services, 2003~54,10,1372-1379. 5. V. RD. Hare, The Hare Psychopathy Checklist: Revised. Toronto, Ontario: Multi-Health System,
Inc~ 1991
6. V. C.D. Webster, K.S. Douglas, D. Eaves, S. D. Hart, HCR-20: Assessing Risk Violence. Version 2. Vancouver: Mental Health, Law and Policy Institute, Simon Fraser University) 997. 7. V. C.D. Webster, M.L. Martin, 1. Brink, T.L. Nicholls, C. Middleton, Short-Term Assessment of Risk and Treatability (START). Hamilton: St-Joseph's Healthcare and Port Coquitlam: Forensic Psychiatric Services Commission~2004. 8. V. S. Yudofsky, 1. Silver, W. Jackson, 1. Endicott, D. Williams, The Overt Aggression Scale for the Objective Rating of Verbal and Physical Aggression, American Journal of Psychiatry, 1986)43,3539. 9. V. G. Côté, Les instruments d'évaluation du risque de comportements violents: mise en perspective
critique,
Criminologie
200 1~34, 1,31-45.
10. V. R. Homsveld, H. Nijman, Evaluation of a cognitive-behavioral program for chronically psychotic forensic inpatients, Int J Law and Psychiatry, 2005;28:246-254.
Les progrès cliniques en traitenzent et la réduction de la dangerosité
297
maladie mentale majeure et qui ont tous commis des délits contre la personne ou des gestes de violence. Le point de départ a été la grille de Vérification Informatisée de l'atteinte des Objectifs Thérapeutiques (VIAOT) élaborée en 1995 et destinée aux agresseurs sexuels 11.Nous en avons surtout retenu les principes généraux quant à l'implantation dans notre unité de traitement, l'informatisation, le recueil des données et l'utilisation clinique par l'équipe multidisciplinaire. Ainsi chacun des membres de l'équipe a participé à la création, l'implantation et l'utilisation de l'outil; cela nous a paru indispensable pour que chacun s'approprie au mieux l'instrument et pour traduire l'esprit d'un travail d'équipe. En ce qui concerne le choix des items retenus, nous nous sommes principalement basés sur la spécificité de notre population, à savoir une population violente et souffrant de maladies psychotiques sévères. Ainsi, trois facteurs retenus sont considérés comme des éléments importants dans l'évaluation de la dangerosité au niveau de la littérature scientifique: la 13 pharmacologique et 14. la gestion et le contrôle de la colère Deux autres sont plus axés sur les aspects déficitaires liés à une maladie sévère et persistante: hygiène et capacité de socialisation. D'autres facteurs sont centrés sur le degré
présence de symptômes psychotiques 12, l'observance
Il. V. A. McKibben, 1. P. Guay, La mesure des progrès en traitement chez les agresseurs problématique, cadre théorique et approche phénoménologique, Forensic 2002;12:9-16.
sexuels:
12. V. B. Gravier, Y. Lustenberger, L'évaluation du risque de comportements violents: le point sur la question, op. cil., pp. 668-680; P. A. Brennan, S. Mednick, S. Hodgins, Major Mental Disorders and Criminal Violence In a Danish Birth Cohort. Archives of General Psychiatry, 2000, 7, pp. 494-500; S. Hodgins, C. G. Janson, Criminality and Violence among the Mentally Disorder, Cambridge University Press; 2002. V. ég. M.S. Humphreys, E C Johnstone, J F Macmillan et P J Taylor, Dangerous behaviour preceding first admissions for schizophrenia, British Journal of Psychiatry 1992; 161, pp. 501-505; Link B, Stueve A. Psychotic Symptoms and the Violent/Illegal Behavior of Mental Patients Compared to Community Controls. In: Monahan J, Steadman H, Ed. Violence and Mental Disorder. The University of Chicago Press,1994;137-159~ P. Taylor, P. Garety, A. Buchanan, A. Reed, S. Wessely, K. Ray et al., Illusions and violence, In : Monahan J, Steadman H, eds. Violence and mental disorder, Chicago: University of Chicago Press 1994~ pp. 161-182~ K. Tardiff, P. Marzuk, A. C. Leon, L. Portera, Violence by Patients Admitted to a Private Psychiatric Hospital, American Journal of Psychiatry 1997; 154, 1,8893 ~ 1. L. Dubreucq, C. Joyal, F. Millaud, Risque de violence et troubles mentaux graves, Ann Med Psycho l, 2005~ 163, pp. 852-865. 13. V. P. A. Brennan, S. Mednick, S. Hodgins, Major Mental Disorders and Criminal Violence In a Danish Birth Cohort. Archives of General Psychiatry 2000~7, 494-500. V. ég. 1. L. Dubreucq, C. Joyal, F. Millaud, Risque de violence et troubles mentaux graves. Ann Med Psychol 2005; 163: 852-865~ J. Bartels, R. E. Drake, M. A. Wallach et D. Freeman. Characteristic hostility in schizophrenic outpatients, Schizophrenia Bulletin 1991)7(l):163-171~ P. Appelbaum, P. Robbins, 1. Monahan, Violence and delusions: data from the Mc Arthur violence risk assessment study.Am J Psychiatry 2000; 157:566-572~ E. F. Torrey, «Violent behavior by individuals with serious mental illness », Hospital and Community Psychiatry 1994; 45 (7), 653-662. 14. V. P. A. Brennan, S. Mednick, S. Hodgins, Major Mental Disorders and Criminal Violence, op. cil., pp. 494-500~ R. Novaco, Anger as a risk factor for violence among the mentally disordered. In : Monahan J, Steadman H, eds. Violence and mental disorder, Chicago: University of Chicago Press 1994;21-59.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
d'autocritique, dimension étonnamment peu mentionnée dans la littérature sur les patients violents ,mais que l'on sait tout de même être corrélée avec l'observance du traitement 15,d'autres sur la capacité de demander de l'aide et l'alliance thérapeutique. Là encore la littérature est pauvre 16,mais on sait qu'il Y a corrélation entre alliance thérapeutique et résultats thérapeutiques 17.D'autres enfin nous ont semblé pertinents en fonction de notre expérience clinique et de leur importance dans la vie quotidienne de notre unité, comme les variables «code de vie» et «considération de l'autre» ou la connaissance des symptômes de la maladie, qui fait référence aux acquis cognitifs des patients. Plusieurs variables nous donnent des indications sur l'impulsivité (respect du code de vie, gestion de la colère) et complètent les informations des ~grilles OAS .Cette dimension, importante dans l'évaluation de la dangerosité 18,est donc obtenue de façon indirecte. Nous avons également consulté tous les membres de l'équipe multidisciplinaire qui travaillent à notre unité. Ainsi, chacun a pu donner son opinion quant à la prépondérance de tel ou tel item nécessaire à une bonne évaluation et à l'observation de progrès cliniques au cours d'un traitement. Tout ceci nous a donc permis de sélectionner les items sur lesquels il y avait consensus et d'éliminer d'autres éléments plus secondaires. On doit souligner que certaines variables peuvent paraître proches et souvent covarier (par exemple reconnaissance de la maladie et connaissance des symptômes). Malgré tout, à l'usage et sur un plan strictement clinique, nous avons observé l'indépendance de ces variables chez certains patients, ce qui est précieux. Par ailleurs, nous n'avons pas pris en compte d'autres éléments qui sont indispensables à une bonne évaluation du risque de violence, par exemple, tous les antécédents de violence, l'exposition à des modèles de violence ou le fait d'avoir été victime de vio lence antérieurement, les réponses positives ou les échecs aux traitements antérieurs etc. Tous ces facteurs historiques ne peuvent en effet pas changer et ne sont donc pas à considérer dans la perspective des progrès thérapeutiques. Nous avons également exclu les éléments associés aux consommations toxiques, bien que cet élément soit 15. V. M. L. Bourgeois, L'insight (conscience de la maladie mentale), sa nature et sa mesure, Ann Med Psycho12002; 160 :596-601. 16. V. F. Millaud, 1. L. Dubreucq, Évaluation de la dangerosité du malade psychotique, op. cit., pp. 846-851; F. Millaud, R. Roy, P. Gendron, 1. Aubut, Un inventaire pour l'évaluation de la dangerosité des patients psychiatriques, Revue canadienne de psychiatrie 1992; 7,608-615. 17. V. 1. D. Marleau, F. Millaud, N. Auclair, A comparison of parricide and attempted study of 39 psychotic adults, lnt J Law and Psychial1y, 2003;26, pp; 269-279.
parricide:
a
18. V. A. Brennan, S. Mednick, S. Hodgins, Major Mental Disorders and Criminal Violence, op. cil., pp. 494-500; 1. Allen, G. Tamoff, L. Coyne, Therapeutic Alliance and Long-Term Hospital Treatment Outcome, Comprehensive Psychiatry 1985;26, 2,187-194.
Les progrès cliniques en traitement et la réduction de la dangerosité
299
tout à fait prépondérant en terme d'évaluation du risque de violence et de stabilisation de malades psychotiques graves. En effet, la population étudiée réside en milieu interne fermé et les consommations toxiques n'apparaissent pas comme un problème quotidien fréquent dans notre hôpital. C'est par contre une dimension que nous devrons obligatoirement insérer dans cet instrument lorsque nous le destinerons aux services externes ou au milieu psychiatrique général. Onze variables ont été retenues: 1. État mental - manifestation de symptômes psychotiques 2. Gestion et contrôle de la colère, de l'impulsivité 3. Considération de l'autre (empathie) 4. Reconnaissance de la violence 5. Reconnaissance de la maladie mentale 6. Connaissance des symptômes de la maladie Observance pharmacologique 7. 8. Alliance thérapeutique et capacité de demander de l'aide Adhésion au code de vie de l'unité de traitement 9. Hygiène 10. Capacité de socialisation. Il. Ces onze variables, avec leur description, ont été entrées dans un programme informatique. Chaque mois, tous les membres de l'équipe multidisciplinaire, sans exception, cotent directement à l'ordinateur les onze items pour chacun des patients évalués. Pour chacune de ces variables, on utilise une échelle numérique de 1 à 5 avec possibilité de coter «6 information insuffisante ». Toutes les variables ainsi mises en opération sont informatisées. S'affiche à l'écran une version courte de la description de chacun des items. Si nécessaire et pour mémoire, on peut avoir accès à la version complète de la description des variables sur demande. Par ailleurs, en tête de chaque description de variable, est défini l'objectif visé par la variable. On doit toujours se référer à cet objectif en répondant, et la réponse choisie doit être celle qui se rapproche le plus de la situation clinique vécue. Ainsi, à titre d'exemple, voici la variable « observance pharmacologique» telle que décrite dans sa version courte puis dans sa version longue. Exemple: observance pharmacologique. Objectif: évaluer le niveau d'acceptation et de compréhension chez le patient du rôle de la médication dans la prise en charge de sa maladie. Étapes: 1. Le patient refuse ouvertement la médication. Ne comprend pas son rôle. Pas autonome.
300
Les nouvelles figures de la dangerosité
Le patient refuse ouvertement la médication. Ne comprend pas son rôle. Pas autonome. 2. Présente pseudo-acceptation. Se conforme. Peut cacher ou mal la prendre. Vit médication comme néfaste ou inutile. Ne comprend pas rôle. Pas autonome. Le patient présente une pseudo-acceptation. Peut cacher sa médication ou ne pas bien la prendre. Il vit la médication comme étant quelque chose de néfaste ou d'inutile pour lui mais se conforme. Parle peu de ce sujet. Il ne perçoit ni l'utilité, ni la fonction (rôle) de la médication. Peut contester. Pas autonome. 3. Accepte médication mais peut parfois avoir des doutes sur l'utilité peut négocier, questionner. Comprend une partie du rôle. Pas autonome. Le patient accepte de prendre sa médication mais émet parfois des doutes quant à l'utilité pour lui. Il peut négocier régulièrement avec le psychiatre pour différents changements (dose, pilule...). Comprend seulement en partie le rôle de la médication. Acceptation difficile. Pas autonome. 4. Accepte médication. Peut être autonome. Comprend utilité et rôle, la considère nécessaire. Peut persister doute à long terme. Autonomie bonne. Le patient accepte bien la prise de sa médication. Il peut être autonome et fiable à ce niveau. Il comprend l'utilité et la fonction (rôle) de la médication et la considère nécessaire. Il peut pers'ister un doute quant à la pertinence à long terme (toute sa vie). Bon niveau d'autonomie. 5. Accepte totalement la médication. Comprend son rôle et utilité. Accepte prise à long terme même si pas toujours facile. Excellent niveau autonome. Le patient accepte totalement sa médication. Il comprend son rôle et son utilité. Il est conscient qu'il devra prendre des médicaments à long terme et l'accepte même si cela n'est pas toujours facile. Excellent niveau d'autonomie. 6. Information insuffisante. Chaque patient est évalué mensuellement. L'utilité la plus immédiate est certes la production d'un bilan mensuel pour chaque patient qui permet de vérifier les progrès, d'identifier les secteurs toujours déficitaires et de réajuster les objectifs de traitement. Il s'agit donc d'un système d'observation environnementale qui enregistre, organise et traite des données cliniques émanant de l'observation clinique directe dans un environnement thérapeutique. Le tableau 1 présente un exemple de résultats d'une évaluation mensuelle. On soulignera que cette capacité des instruments
Les progrès cliniques en traitement et la réduction de la dangerosité
301
informatisés de cueillette des données à contribuer à l'interprétation de l'information à des fins cliniques a déjà été décrite auprès de diverses , , . 19 20 POpu Iatlons et notamment aupres d agresseurs sexue 1s . 2. Considérations
méthodologiques
L'utilisation d'un instrument comme l'IMPC doit reposer sur un certain niveau de consensus entre les juges. Afin d'estimer la variabilité de cotation de ces derniers, des analyses de fidélité inter-juges ont été effectuées sur la base de membres du personnel possédant une formation académique, une expérience de travail et un poste de travail comparables avec cette clientèle. Ces juges ont aussi reçu une formation semblable quant à la façon de coter les différentes variables. Dans la grande majorité des cas, les travaux nécessitant l'évaluation de l'accord entre deux juges utilisent le coefficient Kappa, présenté pour la première fois par Cohen 21.Bien que ce coefficient bénéficie désormais d'une multitude de variations lui permettant d'être utilisé dans une grande variété de' situations, il pose problème dans le cas de codificateurs multiples, ou lorsque les tableaux croisés ne comportent pas le même nombre de rangées et de colonnes, ce qui est souvent le cas avec l'IMPC. À titre d'exemple, certains codificateurs n'ont jamais attribué la cote 5 à aucun sujet, alors que d'autres l'ont déjà fait. Pour contrer ces difficultés, différents instruments statistiques furent développés pour mesurer la fidélité entre plusieurs juges sur des échelles numériques. Compte tenu du fait que nous avons affaire à plusieurs juges, la corrélation intra
classe (ICC), peut être d'une grande utilité. Shrout et Fleiss 22 considèrent le coefficient de corrélation intra-classe comme le simple ratio de la variance d'intérêt sur la somme de la variance d'intérêt et de l'erreur. Trois
19. V. E. Baratt, Impulsiveness and Aggression. In: Monahan 1., Steadman H., Ed. Violence and lvien/al Disorder, The University of Chicago Press, 1994;61-79. 20. V. M. a.Newman, A. Consoli, C.B. Taylor, Computers in assessment and cognitive behavioural treatlnent of clinical disorders: Anxiety as a case in point, Behavior Therapy, 1997;28:211-235; A. McKibben, 1. Proulx, R. Lusignan, The relationship between deviant sexual fantasy and affective components in rapists and pedophiles, Behavior, Research and Therapy, 1994;32:571-575. V. ég. 1. Proulx, A. McKibben, R. Lusignan, Relationship between affective components and sexual behaviors In rapists and pedophiles. Sexual Abuse: A journal of Research and Treatment, 1996;8, pp. 279-289; P. Lussier, J. Proulx, & A. McKibben, Personality characteristics and adaptive strategies to cope with negative emotional states and deviant sexual fantasies in sexual aggressors, International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, 2001 ;45: 159-170. 21. V. A. McKibben, 1. Proulx, & P. Lussier, Sexual Aggressors' Perceptions of Effectiveness of Strategies to Cope with Negative Emotions and Deviant Sexual Fantasies, Sexual Abuse: A journal of Research and Treatment,200 1; 13 :257-273. 22. V. 1. Cohen, A coefficient of agreement for nominal scales, Educational and Psychological Measurement, 1960;20, pp. 37- 46.
302
Les nouvelles figures de la dangerosité
principaux types d'ICC peuvent être utilisés, chacun d'entre eux référant à un design de recherche particulier. Pour les besoins d'un instrument comme l'IMPC, le type 2 (two-way random effects model), traitant les cliniciens et les patients comme deux facteurs aléatoires, fut utilisé. Les résultats de l'analyse de fidélité inter-juges sont présentés au tableau 2. Le tableau 2 présente les résultats des coefficients de corrélation intraclasse. Dans l'ensemble, les résultats vont de bons (0,74) à excellents (0,95) 23. Plus spécifiquement, les échelles Considération de l'autre et Reconnaissance de la violence ont tous deux obtenu des coefficients de 0,74, lesquelles peuvent être qualifiés de «bons ». Outre ces dernières, les échelles ont toutes obtenu des résultats pouvant être qualifiés d'« excellents », certaines d'entre elles obtenant même des scores moyens supérieurs à 0,90, comme par exemple la Gestion de la colère (0,92) et la Capacité de socialisation (0,95). Ainsi, quoique les éléments cliniques évalués par les échelles de l'IMPC pour patients psychotiques soient considérés par plusieurs comme des éléments difficiles à décrire et à mesurer, les résultats des analyses de fidélité inter juges vont de bons à excellents. Donc, dans l'ensemble, les cliniciens s'entendent lorsque vient le temps de faire une cotation des items de l'instrument IMPC. En ce qui concerne la consistance interne de l'ensemble des items calculée sur les scores moyens des juges, elle demeure élevée. En effet, pour les temps 1 à 15, l'alpha de Cronbach pour les Il items variait de 0,83 à 0,96.
3. Applications pratiques et illustration Chaque mois, la dernière semaine, chacun des membres de l'équipe multidisciplinaire pratique la cotation de l'instrument à l'ordinateur. La cotation porte exclusivement sur le mois précédent. Elle prend 50 à 60 minutes par personne pour une quinzaine de patients. Si l'information est manquante, les évaluateurs se doivent de répondre que l'information est insuffisante. Ainsi, chaque patient est évalué mensuellement sur chaque variable par huit à douze personnes. Cela permet une observation très complète, et qui tient compte de l'opinion de tous. Il est impossible de réunir tous les membres d'une équipe lors de discussions cliniques; de cette façon il existe au moins une représentation minimale; par ailleurs cela peut permettre d'avoir accès à des opinions divergentes sans crainte d'aspects 23. V. P. E. Shrout, & 1. I. Fleiss, Intraclass correlations: Uses in assessing rater reliability, Psychological Bulletin, 1979;86:420-428; D. V. Ciccetti, & S. S. Sparrow, Developing criteria for establishing interrater reliability of specific items: Applications of assessment of adaptive behaviour, American Journal of Mental Deficiency, 1981;86: 127-137.
Les progrès cliniques en traitement et la réduction de la dangerosité
303
communicationnels conflictuels, les résultats de la cotation étant anonymes. L'informatisation de l'instrument nous donne accès instantanément à des résultats qui sont facilement lisibles, tout d'abord sous la forme d'un tableau (voir à titre d'exemple le tableau 1) et secondairement sous forme d'un graphique qui peut nous montrer l'évolution clinique au fil des mois. La figure 1 illustre l'évolution d'un patient pour quatre variables pendant une période de 6 mois. Monsieur B admis hospitalisé après plusieurs délits de violence contre la personne est porteur d'un diagnostic de schizophrénie paranoïde et d'abus de substance toxique. Il n'y a aucun diagnostic à l'axe 2. Monsieur avait cessé de prendre sa médication, ce qui a mené à une rechute psychotique et à une désorganisation importante sur le plan du fonctionnement quotidien. La reprise d'une médication en février associée à la milieuthérapie, la psychoéducation et une psychothérapie individuelle de soutien ont amélioré l'état clinique et l'alliance thérapeutique. Cela s'est directement traduit par une progression des variables citées en exemple. La figure 2 illustre l'évolution d'un autre patient sur les mêmes quatre variables. On constate que même si l'état mental du patient est stable (4 - aucune manifestation de symptôme psychotique observable au quotidien), il y a peu d'évolution au cours des mois pour les autres variables. Monsieur S a commis un homicide intra-familial; il a un diagnostic de maladie affective avec épisode psychotique non congruent à l'humeur en axe I et de trouble de personnalité mixte (limite et narcissique) en axe II. Il accepte mal sa maladie, 1'hospitalisation et s'implique peu dans les traitements. L'obtention de ces données présente plusieurs avantages cliniques. Lors des discussions cliniques qui se font en équipe multidisciplinaire, la lecture de ces résultats nous permet de valider et partager nos perceptions et nos opinions quant à un patient donné. Dans la majorité des situations, tel qu'en témoigne le bon accord inter-juges, il y a entente sur les progrès observés et l'accent peut être mis sur les interventions thérapeutiques qui en découlent. Un écart type un peu plus élevé doit cependant nous amener à valider les façons de voir, pousser l'analyse clinique afin de trouver un sens. S'agit-il, par exemple, de mécanismes paranoïdes enkystés auxquels peu ont accès, ou bien cela traduit-il une situation de clivage? Les discussions s'en trouvent accélérées, chacun des membres de l'équipe peut s'exprimer librement sans crainte de la réaction des autres. On sait l'importance des situations de clivage face à des populations psychotiques violentes et du rôle joué par un trouble de personnalité associé. Il y a donc clairement dans ce type de situation l'identification rapide des zones de clivage, dédramatisation également de ce type de situation et par conséquent, résolution beaucoup plus rapide et aisée du problème. Sans qu'il y ait de situation de clivage, il
304
Les nouvelles figures de la dangerosité
peut y avoir des variations importantes des perceptions des patients, dépendant des groupes professionnels. Là encore, les informations obtenues nous permettent de faire des hypothèses cliniques beaucoup plus solides et argumentées sur des facteurs de réalité. L'observation des graphiques nous donne une information « qui saute aux yeux ». Certains aspects cliniques qui peuvent paraître secondaires chez un patient donné n'en méritent pas moins notre attention et doivent faire l'objet d'interventions thérapeutiques particulières. Tel patient dont le niveau de violence demeure élevé par exemple, pourrait voir passer sous silence une hygiène déficiente ou une faible capacité de socialisation. L'ensemble de ces données objectivées nous permet donc de facilement faire le tour d'une situation clinique qui est souvent complexe et « multifacétaire ». L'instrument nous aide à préciser quels sont les objectifs thérapeutiques à privilégier. Les membres de l'équipe peuvent mieux préciser, avec les patients, les buts à atteindre pour les prochains mois, et identifier des moyens. Ils sont amenés aussi à préciser leurs observations, le cas échéant. Il nous permet également de valider quels sont les objectifs qui ont pu être atteints au cours des derniers mois ou qui sont source de difficultés, de stagnation. On sait que le fait de fixer des objectifs de traitement contribue à augmenter la motivation des patients et améliore les résultats thérapeutiques 24. Par la suite, le patient est rencontré avec certaÎhs membres de l'équipe et les résultats obtenus avec l'instrument lui sont présentés de même que l'ensemble de la réflexion clinique qui, rappelons-le, est plus large. Cela permet de valider avec le patient quelle est sa propre évaluation des variables qui ont été cotées par l'équipe et de lui montrer notre opinion et notre évaluation. Cela crée là aussi une rencontre qui peut être riche et fructueuse et qui permet, la encore, de confronter les points de vue. L'opinion du patient peut être prise en compte et apporter des nuances pertinentes le cas échéant. Dans tous les cas, cela permet au patient de mieux se situer par rapport aux attentes qu'a l'équipe face à son traitement, face aux objectifs qui sont fixés et aux moyens qui peuvent être mis en place afin d'aider le patient à atteindre les objectifs thérapeutiques visés. L'obtention d'un consensus sur les objectifs de traitement est souhaitable. Un tel accord apparaît comme une part essentielle de l'alliance thérapeutique, elle même associée à de meilleurs résultats. L'observation par le patient des progrès
24. V. 1. L. Fleiss, Statistical 1981.
methods for rates and proportions
(2nd edition),
New York: Wiley,
Les progrès cliniques en traitement et la réduction de la dangerosité
305
qu'il a effectués et qui sont bien visibles sous forme graphique est aussi un élément très positif et dynamisant pour la suite des traitements.
4. Discussion: intérêt et limites de l'instrument L'observation clinique directe du patient est fondamentale dans l'évaluation de la dangerosité et des progrès thérapeutiques. Les informations sont parfois difficiles d'accès (absences du personnel, notes manuscrites éparses dans les dossiers etc..), elles sont rarement systématisées et leur lecture peut être ardue .La mise en place d'un instrument comme l'IMPC apparaît très pertinente à ce stade du recueil de l'information et au stade suivant du traitement de l'information. L'IMPC facilite la communication, l'identification des difficultés des patients, des zones de clivage. C'est un outil qui est également apprécié lors des «rencontres bilan» avec les patients. Là encore, il facilite l'établissement d'une meilleure communication et appuie la transparence dans la relation thérapeutique. Cette transparence est l'un des fondements de l'établissement d'une relation de confiance si nécessaire à une bonne évolution clinique et à la réduction de la dangerosité de nos patients. Il s'agit d'un instrument qui contribue à améliorer l'évaluation de la dangerosité d'une part, l'identification de la sévérité des pathologies, mais aussi et surtout illustre de façon concrète les progrès cliniques effectués; l'objectivation de ces progrès thérapeutiques est bien sûr source d'espoir et d'encouragement pour les patients, mais également pour les équipes multidisciplinaires. Elle renvoie à la motivation première qui anime chacun d'entre nous, à savoir de pouvoir aider et soigner nos malades. C'est un instrument clinique qui sert, par ailleurs, à la formation continue du personnel soignant. Le choix des variables indique au départ les éléments clé qui méritent attention et les discussions autour des graphiques deviennent opportunité d'enseignement et de réflexion. Outre l'intérêt que représente cet instrument au niveau individuel, nous avons également utilisé les données informatisées pour identifier quels sont les déficits ou les difficultés qui sont communes à plusieurs patients de notre unité. Cela nous a permis de mieux cibler la mise en place de thérapie de groupes. Ainsi, en fonction des types de patients qui résident à notre unité, nous pouvons mettre en place des groupes de gestion de la colère, de psychoéducation ou d'habileté sociale etc. Là encore, l'instrument nous sert à objectiver et collecter de l'information qui est plus précise, plus pertinente. En ce qui concerne les contraintes et les limites de l'instrument, soulignons que, tel que présenté dans cet article, il n'est valide qu'avec les
306
Les nouvelles figures de la dangerosité
patients qui résident dans notre milieu. L'étude de la validité de l'instrument doit être considérée comme préliminaire. Ce n'est pas un outil décisionnel quant à des recommandations médico-légales ni même quant aux décisions liées à la réinsertion sociale ou aux sorties de l'hôpital. Il s'agit d'un outil qui est, rappelons-le, complémentaire aux autres facteurs cliniques. L'instrument IMPC peut être utilisé en complément non seulement de l'évaluation clinique, mais aussi d'autres échelles d'évaluation (HCR-20, GAS) et de tests psychologiques, neuropsychologiques, notamment. C'est un instrument qui implique que chacun des membres de l'équipe multidisciplinaire de l'unité de traitement soit formé à la passation et à la cotation de cet instrument. Cela impose qu'une personne soit responsable de la gestion de l'instrument et puisse voir au bon fonctionnement du recueil des données inforlnatisées, de faire des rappels nécessaires lors de la dernière semaine Inensuelle aux membres de l'équipe, de recueillir et de présenter les données lors des discussions cliniques etc.
Conclusion L'IMPC est un instrument clinique qui vise à mesurer spécifiquement les progrès en traitement pour une population psychotique violente. L'implantation à notre unité depuis 5 ans s'avère tout à fait positive. Les premières analyses sont très encourageantes et offrent des perspectives cliniques et de recherche intéressantes. Nous devons également penser à adapter certaines variables de l'instrument en fonction de besoins cliniques autres, par exemple pour des services de psychiatrie générale, pour les services externes, voire pour des ressources intermédiaires. Cependant, quels que soient les lieux de pratique, le concept de cet instrument et sa structure générale, de même que le processus d'utilisation nous paraissent utiles, pertinents et faciles d'approche pour toute personne qui travaille au sein d'une équipe multidisciplinaire.
Les progrès cliniques en traitement et la réduction de la dangerosité
Tableau
1. Exemple
Variables
Manifestation des symptômes Gestion de la colère Considération de l' autre Reconnais. de la vio lence Reconnais. de la maladie mentale Connaissance des symptômes Observance pharmacologique Alliance thérapeutique Adhésion au code de vie Hygiène Socialisation Moyennes
d'un rapport
Résultats moyens
mensuel de l'IMPC
Écart-type
Nombre d'évaluateu rs Il
Information insuffisante
3,18
0,37
3,20
0,40
Il
0
2,55
0,78
Il
2
2,88
0,60
Il
2
3,00
0,40
Il
3
2,55
0,47
Il
4
3,18
0,78
Il
2
2,83
0,92
Il
2,55
0,50
Il
0
3,18
0,50
Il
2
3,00
0,50
Il
2,92
0,57
0
307
308
Les nouvelles figures de la dangerosité
Tableau 2. Les résultats interjuges (0=11)
Échelle Manifestation des symptômes Gestion de la co1ère Considération de l'autre Reconnais. de la violence Reconnais. de la maladie mentale Connaissance des symptômes Observance pharmacologiq ue Alliance thérapeutique Adhésion au code de vie Hygiène Capacité de socialisation
descriptifs
et relatifs
Scores moyens pour l'ensemble des iu2es Min. Moyenne Max
à l'analyse
ICC moyen
de fidélité
É-T
1,1
4,7
3,1
0,85
0,07
1,3
5,0
3,8
0,92
0,08
1,0
4,0
2,7
0,74
0,22
1,0
4,1
2,5
0,74
0,20
1,0
4,3
2,5
0,78
0,19
1,0
4,8
2,6
0,77
0,14
1,3
4,3
2,5
0,78
0,20
1,0
4,6
2,1
0,83
0,19
1,0
4,8
3,5
0,75
0,18
1,0
4,6
2,3
0,86
0,12
3,0
5,0
3,9
0,95
0,05
Les progrès cliniques en traitement et la réduction de la dangerosité
309
Figure 1. Monsieur B
~Conn -. ..
Sx
Observ Rx
-
Reemaladie ManifSx
Novembre
Janvier
Février
Mars
Avril
Mai
Les nouvelles figures de la dangerosité
310
Figure 2. Monsieur S
-+-Conn
-.
.
Sx
ObsRx Ife Reemaladie ManifSx
,..
,.",...--................
",.
.......-----
",.
~. . . . . .. - .. .. -
Septembre
Octobre
Novembre
Janvier
Février
23 Accueillir le danger, convertir la violence par Serge G. Raymond
Dernier pays européen à avoir pris cette décision, la peine de mort est abolie en France depuis octobre 1981. Mais si la peine de mort a disparu de la conscience collective, cela veut-il dire que le guillotiné, celui du Carré des Suppliciés d'Ivry sur Seine en soit résolument absent? Cette question, avec la relégation, court toujours dans l'imaginaire des condamnés. Elle est restée en suspens malgré le travail qui continue de se poursuivre. Et sous une autre forme préoccupe le législateur. Quels sont les liens entretenus entre la Shoah, les grands bouleversements connus dans ce XXe siècle et cette abolition ? Que savons-nous des effets réels, mais aussi symboliques, de cette abolition? Les raisons en furent-elles réellement humanistes et conduisentelles, ces mêmes raisons, à la suppression des peines définitives, des peines qui vont au-delà de l'attaque et de la disparition des corps physiques? Les peines d'infamie celles du rejet, celles de la mise à l'écart et de la stigmatisation s'arrêtent-elles avec la déportation du corps physique? Ne se met-il pas en place un processus d'extermination, de mise au ban ou de mise à mort de quelque chose, de quelqu'un ou dans quelque chose ou dans quelqu'un? Crimes contre l'intimité? Les réparations-indemnisations-victimisations pour si pertinentes qu'elles soient en ce moment « t » ne sont-elles pas corrélatives des questions posées par ce guillotiné et/ou risquent-elles de nous conduire en termes de judiciarisation-pénalisation-dépendance, aussi de tyrannie, vers une réduction des libertés individuelles? Un travail reste à faire, et qui concerne ici cette dangerosité insaisissable dont les professionnels voudraient bien connaître le ou les visages. Mais la connaissance est-elle suffisante?
312
Les nouvelles figures de la dangerosité
On a pu dire de la civilisation qu'elle s'est construite grâce au refoulement des pulsions sexuelles et meurtrières. L'expérience clinique, celle de l'attaque des corps, nous emmène assez loin du refoulement. Elle nous conduit à penser que la civilisation s'est construite par le fait de l'invention, de la capacité à échafauder et à trouver des solutions le plus souvent transitoires, en utilisant et en transformant les pulsions sexuelles et meurtrières afin de les rendre utilisables pour chacun. Ce ne serait donc pas le refoulement qui serait civilisateur, mais la capacité de conversion qui viendrait freiner et convertir le pulsionnel. On ne serait donc pas dans le contrôle du pul-
sionnel, dans la guerre contre l'ennemi intime 1. On serait à la recherche d'un équilibre en utilisant précisément toutes les composantes. 1. Questionnement
citoyen
Doute... doute... y a-t-il une place pour le doute. Le doute est-il supportable? Sa maîtrise, son effacement, son déplacement ne risquent-t-ils pas de déclencher ce qui est redouté, attendu, convoité? On entre là dans l'enfer du devoir, les exigences d'un sur moi qui tord l'obsessionnel. Mais quelles sont les conditions de surgissement du doute en 2008 ? Comment, ce peut-il qu'il préoccupe autant? Peur de demain, crainte de l'insécurité, terreur de l'anticipation? Sidération, arrêt du temps? Il n'y a pas de réponse au sens absolu. Mais des interrogations s'imposent. Quid de l'imperium des institutions républicaines? Quid de la pertinence des lois émanant des législateurs? Celles-ci sont-elles l'émanation de cet imperium pour codifier le quotidien, ou sont-elles des prothèses pour soutenir, et justifier nos institutions? Qu'en est-il du symbolique? Le Panthéon et le Palais de Justice ne risquentils pas d'annuler, parce que confondus, les effets qu'ils produisaient antérieurement? L'un consacrant le symbolique, l'autre en tirant conséquences sur la vie des citoyens. Avec ces notions de dangerosité, bien anciennes malgré leurs nouveaux visages, on entre dans une période de bascule où ce qui protégeait le corps des sujets et les mouvements de ces corps paraît n'être plus protégé par le corps famille: famille protégée par le corps patrimoine; patrimoine protégé par les corps institutionnels de l'État; État protégé par d'autres forces encore. En ce début du XXle siècle, peut-on suggérer que les corps des citoyens soient désormais dépouillés de leurs oripeaux; et que c'est démuni, dénudé, que chacun procède par tentative d'ajustement pour trouver une place aussi
1. V. P. Rotman, L'ennemi tions du Seuil, Coll. Point, 2007.
intime. Récit et scénario.
Algérie.
1959. Ils avaient 20 ans, Paris, Édi-
Accueillir le danger, convertir la violence
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dérisoire que mouvante. Les corps sont-ils en danger pour que cette dangerosité, ces dangerosités reviennent sur le devant de la scène? Elle s'y trouvait déjà hier. En 1810, après la rencontre de 1808 entre Esquirol (de Charenton) et le doyen Regnault (de la Faculté de Droit de Caen), un accord était trouvé sur le terrain de l'irresponsabilité. Et chacun connaît l'article 64 du Code pénal de 1810 : « Il n'y a ni crime, ni délit lorsque le sujet était en état de démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été soumis à une force à laquelle il n'a pu résister. .. » Cet article a été abrogé en 1994, soit pratiquement 184 ans après sa promulgation. Les institutions de la République furent-elles si stables pour qu'aucun changement ne soit survenu au cours de cette longue période? Qu'a-t-on fait de la Commune, des guerres de 1870, 1914, 1939, de la Shoah, de Hiroshima, de Nagasaki, d'Indochine, du Vietnam, d'Algérie dont, pourtant, nous nous inspirons timidement pour ébaucher les barèmes d'indemnisation? En 1838 (le 30 juin), après de longues discussions de la Chambre des députés et des pairs, le législateur proposait une loi relative à l'assistance aux aliénés et fixait des lieux d'accueil susceptibles d'accueillir les irresponsables définis par l'article 64 du Code pénal. Le certificat d'internement (placement d'office) insistait sur deux notions, celles d'un sujet «dangereux pour lui-même », c'est-à-dire susceptible de se mettre en danger de son propre fait, et « dangereux pour autrui », c'est-à-dire de mettre autrui dans la même situation. À cette époque, on parlait autant de l'individu que de ses biens ou de ceux d'autrui. Cela est tellement vrai que même l'imputabilité contemporaine, qui peut l'exonérer de responsabilité, ne l'exonère pas de réparer. En 1990, soit 152 ans après sa naissance, et 4 ans avant la réforme de l'article 64, les modes de placement seront modifiés. Au placement d'office, surtout stigmatisé parce qu'il pouvait être, s'il l'a parfois été, générateur d'internement arbitraire, a succédé l'Hospitalisation d'Office (H.O.) surtout générateur d'externement arbitraire. Quant au placement volontaire, il s'est vu remplacé par cette notion d'Hospitalisation à la Demande d'un Tiers (H.D.T.). Ces réformes furent-elles un simple toilettage, une sorte d'hommage rendu aux initiateurs du secteur dont L. Bonnafé, S. Follin et Le Guillant furent les fers de lance? Où ont-elles marqué une bascule dans le rapport à la folie, aussi à la délinquance, à la transgression? Depuis une quinzaine d'années, pour diverses raisons sur lesquelles il faudrait revenir, beaucoup de nos patients sont internés à domicile, enfermés dans leur délire devant leur ordinateur ou sur leur «paillasse ». Plus simplement enfermés dans leur tête, en état d'errance, parfaits nomades en rupture de soins.
314
Les nouvelles figures de la dangerosité
Dans ce contexte, il est effectivement intéressant d'observer ce retour vers des interrogations qui ne sont pas vraiment nouvelles et qu'à sa façon Philippe Rappard a pu problématiser en se posant la question du discerne-
ment de l'État 2. La faiblesse des institutions républicaines, par étape, conduit le législateur à produire des lois dont G. Deleuze a pu dire que leur nombre était un bon indicateur de l'état dans lequel se trouvait l'État,que leur nombre et leurs contradictions en organisant la vie du citoyen jusque dans les alcôves devenait tyrannique jusqu'à rendre le citoyen fou. L'État, en 2008, dispose-t-il d'un solide jugement? Son discernement n'est-il pas altéré? Pour les travailleurs de l'écoute, pour le psychologue du service public et pour bien d'autres, la situation est inconfortable en cela que la dangerosité enferme, pour eux, la notion de pré-délit, d'anticipation d'une infraction sur le même mode que celui du symptôme, mais d'une prédiction risquant ici de porter atteinte aux libertés individuelles. Mais elle enferme aussi cette autre notion de mise en danger de la vie d'autrui qui oblige à des initiatives. Coincés entre le marteau et l'enclume, entre respect des libertés individuelles et respect de la vie d'autrui, coincés entre sanitaire et sécuritaire, quelle posture ces travailleurs du sanitaire, du sécuritaire, du pénitentiaire, du judiciaire peuvent-ils bien adopter?
2. Précautions citoyennes La plupart des auteurs, souvent des chercheurs et des praticiens s'efforçant de problématiser leur travail dans le champ de la violence et de l'évaluation des sujets et situations à risques, sont en accord sur un point: on ne sait pas vraiment définir la dangerosité, tant les facteurs en jeu sont nombreux et les paramètres qui veulent en rendre compte sont incontrôlables 3. On peut seulement en observer les effets et apprécier leurs conséquences sur les évaluations en situation de réquisition (constatation) ou d'expertise (procédure pénale), conséquences en termes de sur-prédiction ou de sousprédiction des comportements dont les effets sont parfois catastrophiques (12
morts dans l'affaire de Luxeuil ; 2 morts à Pau, 2004; 1 mort - proche de 2. 2000. 3.
V. Ph. Rappard,
L'État
et la psychose,
V. en ce sens, R. Pouget et lM.
Paris, L'Harmattan,
Costeja, La dangerosité,
Coll. Trouvailles
Rapport de médecine
et retrouvailles, légale présentée
au Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue Française, LXXXVc Session, Bordeaux. 6-19 juin, Paris. Masson, 1987; SJ. Bomstein et S.O. Raymond, État dangereux, Ency. Med. Chir. (Paris France), Psychiatrie 37145 A 10, 1987 ; s.o. Raymond, Faits de violence et prédiction des comportements. Ency. Méd. Chir. (Paris - France), Psychiatrie 37145 A 10, Éditions Techniques, 1990 ; L'acte d'Ubris ou le désir de I 'homme antique, Éditorial suivi de « La dangerosité, une clinique de composition », In Forensic, Revue de Psychiatrie et psychologie légale, N° 98, 1998.
Accueillir le danger, convertir la violence
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l'auteur - en décembre 2005 en des circonstances particulières de sortie d'essai d'H.O.). L'unique réalité observée au quotidien est le flou des repères, la flexibilité des textes, les dérobades de la loi, la désymbolisation des ossatures, la démétaphorisation des corps; en somme une perte ou un autre visage du sacré qui paraît abolir la durée, nier l'intimité, transformer les apparences et livrer de façon crue ce qui fait le sujet. Ce qui le tient debout. Les professionnels se trouvent confrontés à des populations de marginaux, de décrochés de la notion de soins et de secteur psychiatrique, de décrochés du symbolique et de nomades de toutes sortes dont J. Feuillard (1998), de son lieu d'observation, l'Infirmerie Psychiatrique de la Préfecture de Police (LP.P.P.), nous donne une assez bonne image. Les professionnels se trouvent surtout confrontés à des attaques au corps dont les motifs n'apparaissent pas d'emblée, attaques au corps des individus en des surgissements drastiques, c'est-à-dire imprévisibles, sans causes immédiatement observables, fussent-elles neurologiques... Le sanitaire, le sécuritaire pénitentiaire, tous se trouvent ici concernés et doivent s'efforcer de dégager des positions communes, ce qui ne signifie pas consensuelles obligatoirement, mais ont plutôt à voir avec des positions éthiques. Il paraît, ce faisant, nécessaire de distinguer ce qui à trait à la rationalité du technicien aux prises avec une clinique de l'urgence fondée sur un appareillage dont il a la maîtrise: urgentistes... Samu... pompiers... d'une part de la clinique de la composition qui est celle du psychologue devant les si-
tuations à risques d'autres part 4. Il y aurait en somme deux cliniques, l'une
tout à fait visible, repérable, en lien avec l'événement fût-il constitué d'actes paradoxaux. Et une autre moins immédiatement observable, contenant précisément la première et cherchant à problématiser une logique sur des voies qui échappent à toute rationalité. Cette logique, dans notre travail, est celle du meurtre et de la violence meurtrière; soit une lutte conduite par 1'humain pour ne pas se détruire ou se faire détruire. Cette perspective, homicidologique, est résolument celle de l'humain massacreur. En matière de violence, d'utilisation de la violence et d'évaluation de la dangerosité comme point d'articulation et d'anticipation de production de cette violence, il n'existe aucun corpus de connaissance qui puisse vraiment en rendre compte. Certains auteurs ont même pu parler d'anarchie conceptuelle concernant toutes ces notions montrant au moins qu'il était difficile de
4. V. S.G. Raymond, L'acte d'Ubris ou le désir de l'homme rosi té, une clinique de composition », op. cil.
antique, Éditorial suivi de « La dange-
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Les nouvelles figures de la dangerosité
trouver un langage commun à tous les cliniciens 5. Sûrement pour ces raisons, mais il en est d'autres, les travailleurs de l'écoute et du décryptage: médecins, psychologues, infirmiers, agents du judiciaire et du pénitentiaire paraissent avoir renoncé à mettre en avant ces notions de dangerosité jugées trop restrictives et déjà orientées. Quant aux chiffres qui en seraient le socle, ils apportent peu d'informations sur les visages de la criminalité, tant ceux-ci peuvent se transformer de l'intérieur. De la même façon que se transforment nos classements datés de la fin du XIXe siècle, nos entités nosologiques et leur étiologie prétendument connues. Actuellement les professionnels sont confrontés à un authentique amalgame entre conduites délinquantes et troubles du comportement, entre délinquance et folie, entre sécuritaire et sanitaire, entre social et clinique. Ils se demandent si ces phénomènes nouveaux, aux effets inattendus, par conséquent incontrôlables, sont problématisables pour rendre possible des actions concertées et de prévention. Toutes ces interrogations relatives à ces produits « amalgamés» de notre société se nourrissent des populations; pour donner un exemple, fréquentant les salles d'attente des Centres médicopsychologiques des secteurs psychiatriques, combien d'obligations de soins, c'est-à-dire de prescriptions judiciaires: parricide, uxoricide, infanticide et mère maltraitante, pédophile dans l'action, voire seulement dans l'intention, voisinent avec les prescriptions médicales de la population du secteur: psychiatrise-t-on le judiciaire ou judiciarise-t-on le psychiatrique? La psychiatrie publique se voit ainsi chargée, sans vraiment pouvoir affirmer n'y être pour rien, de quadriller les quartiers, de signaler les horsnormes, de domestiquer la sexualité des Français, de contrôler les verges (contre Léonard de Vinci) et d'imposer des remèdes alors que la science, sur ces terrains, quand elle ne délivre pas d'idéologie, reste beaucoup plus discrète 6. Sans proposer un débat entre Leriche, Canguilhem et Zagury sur cette question toujours ouverte d'un continuum santé-maladie, les praticiens s'efforcent de dire leur pratique en gardant à l'esprit la nécessité d'exhumer de la jurisprudence les conditions d'apparition de ce nouveau rapport au
5. V. F. Millaud, « La clinique de dangerosité de l'Institut Philippe Pinel de Montréal» In Nervure, Tome IV, na 9, Décembre 1991 - janvier 1992. 6. Hier, nous rappelait le Pr. E. Zarifian, les chercheurs s'efforçaient de trouver des molécules nouvelles pour soigner des maladies connues. Aujourd'hui, ce qu'on ne connaît pas relève de la maladie et se trouve rangé de gré ou de force sous la rubrique des entités nosologiques connues. Ceci permet la neutralisation à l'aide de molécules connues. Les délinquants changent ainsi de statut... ainsi va la science et les lobbies.
Accueillir le danger, convertir la violence
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corps, conditions qui viennent modifier la conception du singulier, au risque
d'entraîner une abolition de l'intimité 7. Peut-on ne pas tenir compte de ces transformations conceptuelles rendues possibles par la circulation des savoirs, des connaissances et de l'expérience, pour autant que ces trois points ne soient pas en opposition, et dont l'expérience nous apprend qu'elles sont en lien avec l'Histoire collective, celle des catastrophes provoquées par l'homme au cours, notamment, d'un XXe siècle qui fut assurément le paradigme de la destruction de 1'homme par l'homme? 3. Mutations paradigmatiques Qu'est-ce qu'un paradigme? De façon générale, il est défini comme le modèle absolu, le modèle explicatif le plus satisfaisant d'un point de vue logique ou empirique pour rendre compte d'un phénomène, d'un mouvement, d'un processus. Dans la perspective homicidologique, celle qui contient l'idée de la destruction des corps par le fait même de leur propriétaire, le paradigme est le modèle accompli de cette destruction, lequel contient les paramètres se rapportant au corps; des paramètres qui peuvent changer selon les cultures, selon les climats, selon les époques, jusqu'à précipiter l'apparition d'un nouveau paradigme. Ce paradigme restitue au plus près les temps d'attaque ou de destruction des corps les plus paradoxaux. Hier, le paradigme du crime fut le suicide avec son histoire et ce que cette histoire pouvait autant masquer que révéler; le parricide a pris le relais pour devenir le paradigme du crime comme modèle d'explication contenant une culture donnée, dans une période donnée et un climat défini. Lui succède par touches successives le prédateur d'enfants - pères incestueux, adultes pédo-
philes
-
comme paradigme du crime inauguré dès les années 1980 avec
l'abolition de la peine de mort et la Charte de l'Enfant consacrée par l'O.N.U. en 1989, les experts pressentent déjà des mutations. Les paradigmes d'hier préparent-ils ceux de demain? L'histoire du suicide est d'une approche malaisée. Selon des auteurs comme J. Cedras (2004) in G. Lopez et S. Tzitzis (2004), le suicide relèverait d'une double histoire. L'une, juridique, serait celle de sa répression; l'autre, sociologique ou philosophique, de ses causes et de sa prophylaxie. Il n'est pas fait mention de son rôle dans les sociétés. C'est surtout à la fin du
7. V. D. Zagury, Modèles de normalité face de J. Chazaud.
et psychopathologie,
Paris, L'Harmattan
Éditeur,
1998. Pré-
318
Les nouvelles figures de la dangerosité
xrxe siècle que le suicide a fait l'objet de diverses études, conjointement avec l'extension de la sociologie et, pour la France, avec la séparation de l'Église et de l'État si on retient l'opprobre que faisait peser, sur la personne du suicidé et sur celles de ses proches, l'Eglise catholique. L'influence de l'Eglise reste encore décelable en ce début de XXIe siècle, celle aussi des compagnies d'assurance. Les événements qui ont marqué le XXe siècle ont transformé l'approche des corps et celle de I'homicide de soi, qualifié de suicide, et celle de l'homicide de l'autre, appelé meurtre. Avec cette question de savoir, dans la perspective homicidologique de nos travaux d'expertise, si le meurtre de l'autre peut apporter des infirmations sur le meurtre de soi qui n'est pas obligatoirement volontaire ou mort volontaire. À cette époque du suicide comme paradigme, il est permis de penser qu'il était nécessaire à l'équilibre des villages ou celui des tribus, qu'il fallait protéger la communauté, toute mort volontaire risquant de remettre en question l'équilibre du groupe, d'interroger les impératifs de la transmission, de bloquer la circulation des histoires. Ainsi, dans les sociétés holistiques, celles des tribus et des communautés régies par les croyances, la mort volontaire était le plus grand risque encouru par l'équilibre de la communauté. Certes, nous rappelle G. Minois dans son histoire du suicide, la mort vo-
lontaire est absente de l'historiographie 8. On en sait aujourd'hui les raisons, mais elle n'en est pas moins présente et fait courir les mêmes risques. Avec cette précision que les notions de communauté ont changé et que le suicide a perdu sa valeur paradigmatique. Avec l'avènement des sociétés individualistes et la naissance de I'homme, détaché de l'Institution, le meurtre du chef de horde, devenu le patriarche, le meurtre du père comme représentant d'un nouveau découpage, celui du patrimoine et de la famille, cette attaque du totem est devenue le paradigme du crime en cela qu'elle faisait tomber les tabous relatifs à la propriété des biens, des femmes, des enfants. Ces éléments, également synthétisés par Freud et son triangle oedipien, paraissent aujourd'hui en voie d'éparpillement. L'expert psychologue découvre maintenant une bascule dans l'équilibre des rapports entretenus avec les corps. L'idée même de propriété, celle de famille, d'appartenance ou de possession se voit remise en question. S'y substitue un lien au corps désacralisé, démétaphorisé, désymbolisé, un lien au corps dépouillé de toute protection. Un corps cru. L'homosexualité en vient à interroger l'hétérosexualité, 1'homoparentalité vient questionner I'hétéroparentalité. Ceci dans un climat 8. V. G. Minois, Histoire du suicide. La société occidentale face à la mort volontaire, Paris. Fayard, 1995.
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ou le petit d'homme d'hier a gagné l'accession au sacré avec la Charte de l'O.N.D., mais dans un contexte désacralisé. Il est devenu ce qu'énonçait déjà G. Lapassade en 1961, le parent des parents exerçant désormais une authentique tyrannie à leur égard. Une tyrannie plus particulièrement dans sa relation singulière à la mère faisant le lit de la régression du père, de la virili-
té, des hommes et ceci dans un climat de totale désérotisation 9. La bascule dans le lien au corps paraît s'articuler sur un mode régressif chez l'adulte envers l'enfant, sur un mode de pré-maturation ou de maturation précoce chez l'enfant vis-à-vis de l'adulte. Autant d'arguments qui peuvent correspondre à une autre définition, aussi à une autre approche de la pédophilie. Dne approche qui exclurait la médicalisation de ce paradigme du crime contemporain, déjà en voie de mutation. À admettre de nos Centres médico-psychologiques au sein du secteur dans une population définie, à admettre aussi de nos expertises psychologiques qu'ils traduisent assez bien les accidents dans la rencontre du sujet avec luimême, avec ses proches ou/et son environnement, on admettra alors qu'ils peuvent servir d'analyseur aux mouvements psychologiques actuels. Or, l'observation de ces transformations conduit à envisager la gestation, déjà bien avancée, d'un nouveau paradigme: celui du filicide comme crime absolu contenant l'histoire des rapports au corps en train de se nouer. Le filicide, ici, est le meurtre de l'enfant accouché mais pas déclaré, le meurtre de l'infans, celui qui ne parle pas et qui ne fut ni n'est parlé. Ce meurtre de l'enfant nié, absent de l'imaginaire de ses procréateurs contient, dans les travaux qui nous sont demandés, parfois trois générations dont les mères ne peuvent se déprendre, prisonnières qu'elles sont d'une autre histoire. Ces meurtres-là sont en train de gagner leurs lettres de créance paradigmatiques et commencent à s'installer sur la place publique pour prendre la place de la victime du pédophile et pousser le pédophile dans les coulisses. La pléthore des lois qui entourent ce rapport agressif au corps constitue un déplacement du mouvement parricidaire où les enfants, à tuer les pères par le fait des mères, se verront, demain, condamnés à mourir toujours par le fait de ces mêmes mères. En attendant, non seulement les parents sont suicidaires, mais ce suicide paraît admis. Ceci est tellement vrai que les couples se voient fournir des prothèses, des déambulateurs, des éducateurs, des psychologues, des psychiatres pour assumer leurs fonctions parentales. Le parental sera bientôt enseigné dans l'école publique et les enfants gardés par
9. V. S.G. Raymond, «Dérives d'une sexualité fin de siècle », ln Le journal des psychologues, n° 170, septembre, 1999.
320
Les nouvelles figures de la dangerosité
l'État viendront agrémenter le temps disponible des parents d'un jour ou d'une semaine. Avec les encouragements de l'État.
4. Des concepts opérationnels En attendant l'avènement de ce nouveau paradigme où les mères vont rester attachées à leurs enfants morts parce que non parlés, parce que non morts non vivants, privés ou pas supportés du langage, au moins de la parole, il devient impératif de penser la violence au corps: l'attaque des corps; d'y penser telle que l'enseigne quelques dernières affaires ayant défrayées la
chronique et d'autres, pour l'auteur, plus anciennes 10. Sur la base de quels arguments peut-on orienter la réflexion relative à la violence, et à sa compréhension clinique alors qu'il n'existe aucun corpus de connaissances partagées qui puissent faire l'unanimité? Et en rappelant que toutes les personnes violentes ne sont pas obligatoirement aux prises avec des troubles mentaux avérés, de la même façon que les malades mentaux ne sont pas nécessairement violents Il. La question de l'imprévisible, de l'inattendu peut parfois faire la différence. Les psychanalystes et les éthologistes sont au moins en accord sur un point. Les humains sont résolument violents. C'est là leur spécificité. TIssont même l'unique espèce vivante capable de se détruire et de détruire l'autre pour mieux s'achever. Ceci n'est pas le cas des autres espèces qui obéissent probablement à des schèmes de comportements moins complexes en l'état des connaissances. Elles savent se regrouper, mettre en commun et hiérarchiser cette mise en commun pour assurer leur vie et la pérennité de l'espèce. Ce qui différencie l'humain de l'animal, c'est que l'humain est soumis à son pulsionnel, assujetti à son «ennemi intime », une servitude qui serait ignorée de l'animal. Pour si discutable que soit cette proposition, on peut admettre de l'humain qu'il ne soit pas programmé. Cette violence qu'un de nos grands psychanalystes contemporains, Bergeret, a appelée « fondamentale» 12 en cela qu'elle traverse l'humain et le tient debout, ne se confond pas avec l'agressivité. Pas plus qu'elle ne se substitue à cette violence-là, elle n'y voisine pas non plus.
1O. V. S.G. Raymond, Crimes de sang et fails de violence, Marseille, ves, 1993. Il. V. SJ. Borstein, S.G. Raymond, État dangereux, op. cil. 12. V. J. Bergeret, La violence fondamentale, Paris, Dunod, 1984.
Éditions Hommes et perspecti-
Accueillir le danger, convertir la violence
321
Des choix doivent être faits. Comme il apparaît difficile de faire la distinction entre état dangereux corrélatif de la prédiction de l'acte, et dangerosité concernant sa réalisation, on acceptera cette autre difficulté de distinguer violence et agressivité. En posant cependant que cette violence est inhérente à l'humain, on se posera cette question de savoir à quoi elle peut bien servir. Et comment il est possible de s'en servir. C'est donner un statut à l'agressivité eu égard à la violence. C'est faire de cette notion un rejeton produit par la violence et pour le mettre à son service. Ce service est celui de la transformation, de la mutation, de la domestication. La violence est meurtrière en cela qu'elle comporte cette poussée du « enlève-toi de là que je m'y mette ». Le «lui ou moi» du psychanalyste. L'agressivité, en revanche, comporte une seconde poussée, celle de la composition qui introduit la conjonction de coordination: toi et moi. C'est par cette composition nécessaire que s'initie le rapport à la mère et les liens qui en résulteront. Où est la sexualité? Elle est le second rejeton de cette « violence fondamentale» avec les mêmes fonctions de transformation, de mutation, de domestication que l'agressivité avec laquelle elle voisine. Puisant dans la violence, ou poussées par elle, elles ont fonction d'assurer la survie et la vie, c'est-à-dire d'aider au passage d'un stade de développement à un autre selon qu'on se situe sur le terrain du développement fonctionnel (maturation physique), du développement intellectuel (J. Piaget), du développement affectif (H. Wallon) ou du développement libidinal (M. Klein ou A. Freud). Ces deux modalités de conversion, de pondération et d'utilisation de la violence meurtrière permettent à l'enfant de maturer, à l'adolescent de criser, à l'adulte de mûrir ou de s'épaissir, aux moins jeunes de repenser le temps. À toutes les étapes de la vie, ces modalités interviennent. Les repérer peut aider dans cette domestication nécessaire à la vie de la violence. Mais il peut y avoir des accidents. Lorsque l'agressivité est débordée, lorsque la sexualité n'est plus un recours - et réciproquement - , lorsque ces deux instruments ne peuvent plus remplir leur rôle de composition, vont surgir acting out; recours par l'acte; passage à l'acte en des événements spectaculaires, redistribuant les histoires, faisant parler les silences, parfois sur plusieurs générations. Convoquant en somme les revenants des histoires individuelles, ceux des histoires collectives... à venir dire leur vérité 13 dès lors qu'ils n'étaient plus gardés ou maintenus par l'agressivité ou la sexualité. Ce découpage violence-agressivité-sexualité a ceci d'intéressant qu'il est opérationnel et peut parfois rendre compte de certaines séquences d'événements, soit pour 13. V. S.G. Raymond,
Pathobiographiesjudiciaires,
Paris. L'Harmattan,
2005.
322
Les nouvelles figures de la dangerosité
les interventions in situ (cellules de crise), soit dans les services, voire même
en Unités pour Malades Difficiles 14, soit au quotidien des réquisitionsconstatations et des expertises psychologiques. Le psychologue expert a pu ainsi poser, en Cour d'assises, et en des affaires particulièrement complexes, comment le viol pouvait être une forme de domestication de la violence meurtrière. Et comment certaines victimes, rarement les vraies destinataires des actes qu'elles subissaient, pouvaient pressentir cette pulsion meurtrière et penser sa conversion.
5. Clinique des histoires à dormir debout Les connaissances, fussent-elles universitaires et académisées, sont-elles vraiment au service du savoir, de l'expérience, du vécu? Ne constituentelles pas un barrage à cette expression venant de l'être dans son intérieur? Utiliser les concepts pour problématiser et transmettre est une chose, mais on peut aussi préférer la chair à seulement l'ossature. Ou penser qu'elles ont à voir ensemble. Que peut bien enseigner cette pédophilie, aujourd'hui si préoccupante et donnant lieu à la démesure? Que nous apprend le viol? Et que savons-nous de cette modification des rapports au corps, supports de tant de transgressions et du vote d'une pléthore de textes par le Parlement? Plus qu'à les opposer ou s'y opposer, comment peut-on se servir de la violence, de l'agressivité, de la sexualité? C'est sur ces questions que repose l'expérience de la plupart des praticiens de la violence. Conduisent-elles dès lors à se demander s'il est possible de définir des positions de service ou de répertorier des attitudes professionnelles dans le domaine de la dangerosité, qu'elle soit psychiatrique, criminologique, pénale, pénitentiaire... sécuritaire? Et comment, pour n'y pas revenir, concilier liberté individuelle et mise en danger de la vie d'autrui? Plutôt que se saisir des cas cliniques spectaculaires, on préférera une clinique du quotidien, des attitudes, un engagement, une éthique qui amènent à se demander où peut bien se trouver cette dangerosité dont on reparle tant, malgré le flou de sa (ses) définition(s). La dangerosité est-elle un indicateur de soin? N'impose-t-elle pas une autre forme d'accueil, un espace pour rendre possible l'imprévisible? Lorsqu'un tel sujet, la dangerosité, est traité et que son traitement est observé au cours du temps, avec les recherches dont il fait l'objet et les équili14. V. J.L. Senninger et V. Fontana, Les unités pour malades difficiles, Observatoire de la violence psychiatrique, Paris, Éditions Heures de France, 1994 ; (de) Ch. Beaurepaire, M. Benezech, Ch. Kottler, Les dangerosités. De la criminologie à la psychopathologie, entre justice et psychiatrie, Montrouge, Éditions John Libbey, Eurotext, 2004.
Accueillir le danger, convertir la violence
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bres qu'il faut préserver, s'agissant des libertés, la plupart des praticiens, ici le psychologue, se demandent quelles erreurs ils ont pu faire, quelles erreurs ils continuent de faire pour qu'un tel sujet, en permanence, se dérobe. Ils se demandent aussi ce qui leur manque, ce qu'ils n'ont pas su ou ne savent pas envisager alors qu'ils y sont tous les jours confrontés. Qu'est-ce qu'ils doivent inventer, quel est le concept qu'il faudrait créer pour approcher au moins loin une telle entreprise? Personne n'a de réponse, mais chacun perçoit être pris entre le marteau et l'enclume, entre: 1 - les stratégies à court terme conformes
1 - les stratégies à long terme conformes
aux intérêts duels
aux intérêts du plus grand nombre
immédiats
et souvent
indivi-
2 - la pénalisation 3 - la judiciarisation
2 - la dépendance
4 - la responsabilisation 5 - le pénitentiaire et ses rites
4 - la psychiatrisation 5 - l'asilaire est les modalités de place-
6 - le sécuritaire 7 - conduites délinquantes 8 -la mise en danger de la vie d'autrui
ment 6 - le sanitaire 7 - troubles du comportement 8 - la mise en danger des libertés individuelles : pré-délit
9 - prise en charge sociale
9 - prise en charge clinique
3 -la tyrannie
10 - contraintes Il - fusion sur-moi/moi: risé 12 - passage à l'acte
lU
gendarme intério-
Cf.)
'u
10 - contrat Il - éclatement du pulsionnel, ~ment incontrôlable 12 - acting out
surgisse-
Le recours par l'acte si finement bâti par le psychanalyste C. Balier d'abord à propos de ses délinquants (1988) puis de ses transgresseurs sexuels (1996) et dont on sait l'influence sur la loi de 1998 relative aux transgresseurs sexuels et à leur prise en charge montre à quel point les praticiens euxmêmes, entre marteau et enclume dans cette chaîne-là, ont à pratiquer l'incise. Ils ont à créer des espaces pour y élaborer des rôles de composition en prise sur la situation et en se conformant aux prescriptions mêmes dont sont porteurs les protagonistes dans un « que nous jouent-ils et que leur jouet-on? ». Sans prétendre conclure, les professionnels de la parole et de l'écoute ont à se demander comment il leur serait possible de ne pas mettre en danger les gens dont ils ont la charge, et qui leur accordent leur confiance. Comment ils pourraient ne pas mettre ces personnes en danger quand euxmêmes, comme professionnels, se trouvent régulièrement confrontés à des situations à risques ou mis en situation de ne pouvoir assumer cette prise en charge. Comment préciser les contraintes et les transformer en contrat quand l'appareil d'État, en ses institutions, voit ses capacités de jugement remises en question.
324
Les nouvelles figures de la dangerosité
Annexe - 1-
Aurélien est un petit bonhomme de 9 ans. En classe de CM! (bleu précisera-t-il). Un petit rouquin à l'œil vif, plein de taches de rousseur. Adorable. Et intuitif, rapide dans ses opérations mentales. L'appréciation des composantes de sa maturité présente un important décalage. Dysharmonique ? L'infirmière l'emmène en consultation - réquisition parce qu'il a été surpris, avec copains et copines de son âge, à des jeux sexuels et d'exploration dans le foyer où il réside. Il est habitué des foyers, des familles d'accueil, un «rodé des professionnels» qui sait me dire le rejet dont il fait l'objet. Et de me parler des parents qui le frappaient, de ce père qui, dans sa tête paraît occuper une grande L'officier de police judiciaire voudrait caractériser les faits. Et place. Je ne sais rien de ce père. Je sais seulement qu'il n'est pas absent. l'infirmière entre dans la salle d'entretien: «Aurélien, est-ce que tu as dis que ton père était mort la semaine dernière?}) Hurlements de la mort chez d'Aurélien: « C'est pas vrai... ! » Que faire de tout ça ? Sans vraiment revenir sur cette notion déjà ancienne de permanence l'enfant de 8-10 ans. Ce refus est-il un indice du développement? Est-on dans le déni? Dans la fabulation? Que nous apprend cette réaction qui, après tout, avait le droit de dire quelque chose de son père. Que nous apprend ce rappel à la réalité de l'infumière, ou de tout d'Aurélien peut sûrement être autre que celle des grands. Si Aurélien autre collaborateur? Après tout la réalité d'Aurélien - en de telles circonstances continue dans le déni, que se passera-t-il pour lui? Seulement de l'Haldol. Si Aurélien déprime, que se passera-t-il pour lui? Antidépresseur? L'ère est-elle encore aux psychothérapies? Et s'il se suicide? En la circonstance, il faut se demander de quel côté est la dangerosité. ... un peu plus tard dans la salle d'attente, Aurélien m'accroche: - Dis, Monsieur, je peux te dire un secret de garçon? Ben oui! quoi ça ? - Celui qui mange ma chair et boit mon sang à la vie éternelle, c'est - Du « cathé ». Non? - Tu sais, j'aime pas... » Métaphorisation, démétaphorisation, naissance de la foi? Que faire de ce matériel porteur en lui-même d'informations sur ce petit bonhomme? Éléments pour un fichage précoce? Avec l'avènement du signalement aux procureurs, il est certain que les démarches se sont multipliées. Et à un point tel que la découverte anatomique, inhérente au développement des enfants de 8-! 0 ans, se trouve désormais pénalisée ou stigmatisée. La loi du développement se heurte désormais à la loi pénale. L'absence de curiosité est cause de nombreuses difficultés; sa présence l'est désormais également. Que deviendront ces enfants demain, marqués dès le plus jeune âge du sceau d'une curiosité sanctionnée?
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de ces retraités, placés en maison du même nom, âgés de 60 à 65 ou 70 ans? À l'autre pôle, que faisons-nous Ginette est une petite bonne femme vivace qui porte allègrement ses 67 ans. Bien entourée par ses enfants, elle est placée sous tutelle. Problèmes d'attention, de concentration plus que de mémoire. Elle est depuis 24 mois dans cette maison, mène son petit monde et sait se faire apprécier. Ceci est tellement vrai qu'elle s'est trouvée, «a rencontré» dira-t-elle, un soupirant. L'homme en question, son ancien voisin, est âgé de quelques mois de plus. Et comme elle le dit: « À mon âge, si on y pense, on n'ose pas. Lui, il a osé. Et d'avouer quelques câlins et rapports sexuels avec un sourire enfantin. Peut-être aussi malicieux. Pourquoi cet examen? Parce que Madame la Directrice a signalé les agissements de ce petit couple, sur l'argument que le monsieur profitait de la vulnérabilité de cette dame. Il m'était demandé d'apprécier sa crédibilité alors qu'elle ne se plaignait de rien et surtout d'évaluer le retentissement des faits sur son psychisme. Que fait-on ici de la liberté individuelle? Ne met-on pas en jeu la vie d'autrui? Celle de cet homme, le partenaire. Celle de cette femme. Il s'agit là de traiter la dangerosité au quotidien. De se demander aussi ce que valent ces doutes constants et ces craintes de la responsabilité. Les expertises vont-elles s'immiscer dans la vie quotidienne?
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Entre les deux, il y a les ajustements, les compromis, la vie de couple, la vie de tous les jours et ses complications. En la circonstance, les violences conjugales qui ont pris une réelle ampleur ces dernières années. La place de plus en plus importante des femmes dans des institutions encore faites par les hommes et pour les hommes joue assurément un rôle dans cette extension. Quoi qu'il en soit, je vois Fabienne ce matin; solide dame de 45 ans, originaire des Antilles et mère de deux grandes filles d'un premier lit. Le visage est tuméfié, les yeux gonflés laissent à peine passer les prunelles. Elle trouve encore les moyens de s'excuser de tant de dérangement et de voir ce qui fut son couple avec une certaine tendresse. Elle va dire ce qu'est pour elle une journée, entre son plein temps à la Poste, ses deux filles, sa façon d'organiser seule toute sa maisonnée. Et cet homme qui ne sait pas l'aider. Cet homme qui sait sûrement qui bénéficie de toutes ses excuses. Cet homme qui la considère comme son bien, comme sa propriété, voudrait lui faire interrompre que pendre. À se demander situation. problème, officiers prison ». croyance
l'aimer sans pouvoir le prouver. Et qui lui laisse peu de liberté et qui
son travail. si, un jour,
Cet homme qui se montre jaloux, commente tous ses gestes, vérifie toutes ses actions et la bat pis elle «n'y passera pas... ». Elle décrit, incrédule, une situation de danger; incrédule quant à la s'agisse d'elle-même. Entre eux, l'entente sexuelle est plutôt bonne. Il se montre sensible. S'il y a
Incrédule quant au fait qu'il c'est ailleurs: «Je lui appartiens. Complètement... ». Si elle a porté plainte pour violences conjugales, sûrement aidée par les de police judiciaire femmes « qui connaissent bien tout ça... », c'est parce qu'elle a peur et qu'on lui a assuré qu'il n'irait pas « en Il faut écouter cette femme se dire, dire son histoire, dire ses deux filles, dire son homme, dire aussi sa croyance en son couple, une }) qui l'aide à accepter l'inacceptable parce que, pense-t-elle, «tout ça est un mauvais moment...
L'écoute de cette dame apporte des informations sur son compagnon qui sera examiné un peu plus tard. Les mêmes questions se posent. Sommes-nous en présence d'une revendication passionnelle renvoyant aux représentations maternelles, c'est-à-dire à une incertitude quant à l'objet? Est-ce ma mère ou ce qui en tient lieu vers laquelle je tourne mes demandes, mon avidité, mes insatisfactions? Sommesnous en présence d'un délire passionnelle ou l'objet est clairement identifié mais faisant, cette fois, courir un risque vital à l'objet en cause devenu la femme en question? Sommes-nous confrontés à un tableau mélancoliforme, un tableau sans espace de respiration, où se voit tué ce qu'il y a de l'autre en moi? Et qui est moi. Comment caractériser cette affaire? Le tableau couple est-il nécessairement psychiatrique? Chacun des deux peuventils fonctionner séparément? Si le couple persiste, Fabienne risque-t-elle sa vie? Si le couple se sépare, son compagnon est-il en danger? Qui peut en décider? Faudra-t-il envisager l'expertise de chacune des personnes souhaitant connaître une vie de couple? Comparer les résultats et confronter les profils? Il faudrait poursuivre sur ce quotidien. Développer des interrogations autour des populations nouvelles, délinquantes, souvent condamnées, fréquentant des Centres médico-psychologiques qui ne leur sont pas destinés. Il faudrait parler de maltraitance, des mères maltraitantes, potentiellement meurtrières, et avec lesquelles on établit des liens pour passer des contraintes imposées par la justice au contrat qui permet le soin. Parler aussi de menaces de mort que les professionnels apprennent à dévier, parfois avec l'aide de la police, souvent sans son aide. À dévier, à déplacer. Et à utiliser dans un but qu'on appelle thérapeutique.
24 Les soins à l'épreuve de la dangerosité à l'UHSI de Toulouse par P. Bayle, N. Franchitto, V. Durand, M. Oustrain, L. Lamaison, D. Rougé, N. Telmon
Le concept de dangerosité est le plus souvent abordé dans le cadre des soins psychiatriques. Ces dernières années, le sentiment d'insécurité dans les professions de soins est croissant. Des études récentes confirment l'accroissement du risque de violence contre ces professionnels 1. En dehors de la psychiatrie, ce sont les urgences qui semblent le plus exposées. Aucune de ces études n'abordent les soins somatiques en milieu pénitentiaire, et bien sûr encore moins en UHSI (Unité Hospitalière Sécurisée Interrégionale), entité nouvellement créée. Pourtant, la population prise en charge y est classiquement à risque de violence (hommes jeunes, fréquentes incarcérations pour violence, fréquentes intolérances à la frustration, conduites addictives et troubles mentaux...) 2. De plus, les facteurs déclenchants du comportement
agressif 3 tel que la privation de liberté, la déresponsabilisation,l'atteinte aux 1. V. G. Costargent, M. Vernerey, Rapport n0200J-J JO sur les violences subies au travail par les professionnels de santé, IGAS, 2001 ; T. Echeberz Riollet, Médecine et Insécurité: étude de l'insécurité et de l'exercice de la médecine générale dans les zones urbaines sensibles de l'agglomération toulousaine, Thèse pour le diplôme d'état de Docteur en Médecine qualification Médecine Générale, Toulouse, 2007-TOU3-1084 ; Y. Joisson, Violence et agressivité aux urgences: état des lieux au Centre Hospitalier Universitaire de Toulouse, Thèse pour le diplôme d'état de Docteur en Médecine qualification Médecine Générale, Toulouse, 2005- TOU3-1 020. 2. V. G. Guérin, Actualité et dossier en santé publique (ADSP), septembre 2003, 44, pp. 21-25 ; B. Falissard, lY. Laze, I. Gasquet, A. Duburc, C. De Beaurepaire, F. Fagnani, F. Rouillon, Prevalence of mental disorders, In French prisons for men: BMC Psychiatry, 2006, 6: 33 ; Prieto, N., Faure P., The mental health of new prisoners or of those monitored, In French prisons with "services medicopsychologiques regionaux" (SMPR, Regional Medical and Psychological Departments), consultable à l'adresse internet suivante: http://www .nc bi.n Im.nih.gov/ en trez/ query. fc gi ?CMD=Text&D B=pubmed 3. V. G. Costargent, M. Vernerey, Rapport n02001-110 sur les violences subies au travail par les professionnels de santé, op. cit. ; T. Echeberz Riollet, Médecine et Insécurité: étude de l'insécurité et de
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biens personnels, surajoutés à la violation de l'intimité, la douleur, l'anxiété, le sevrage tabagique... sont concentrés à l'UHSI du fait d'une « double privation de liberté» à la fois carcérale et sanitaire. Un an après l'ouverture de l'UHSI de Toulouse, il nous a paru intéressant de faire le point sur le concept de dangerosité dans le cadre de soins somatiques donnés dans ce nouveau type d'unité hospitalière.
1. Le contexte de l'étude:
présentation de l'UHSI de Toulouse
L'arrêté ministériel du 24 août 2000 a conduit à la création de huit UHSI, une par interrégion pénitentiaire. Leur but est d'améliorer les conditions de vie des personnes détenues hospitalisées, en leur apportant une qualité de soins équivalente à tout autre service hospitalier, en permettant une meilleure coordination entre centre hospitalier et établissement pénitentiaire, tout en rationalisant les moyens de surveillance et en limitant les risques d'évasion. Les hospitalisations à l'UHSI s'inscrivent dans le cadre d'un schéma national d'hospitalisation des personnes détenues présentant des maladies somatiques. Il existe ainsi un niveau local pour les hospitalisations de courte durée qui se font dans l'établissement de santé de proximité ayant signé une convention avec l'établissement pénitentiaire et un niveau national pour les soins de suite et rééducation (UHSI de Marseille, établissement de santé national de Fresnes). Les UHSI correspondent au niveau interrégional et sont destinées à recevoir toutes les hospitalisations de plus de 48 heures de l'ensemble de l'interrégion pénitentiaire. En pratique, elles servent également d'établissements de santé de proximité pour les établissements pénitentiaires de la ville où elles sont implantées. Leur principe est d'accueillir les personnes détenues dans une unité hospitalière spécifique en CHU, en chambres fermées. Il peut s'agir d'hommes ou de femmes, de majeurs ou de mineurs à partir de 13 ans, atteints de pathologies médicales ou chirurgicales. Contrairement aux hospitalisations en milieu psychiatrique, ces hospitalisations ne peuvent se faire qu'avec l'accord des patients, ce qui implique aussi que le patient peut théoriquement quitter l'unité contre avis médical. A Toulouse, il s'agit d'une unité de 16 lits (dont 14 chambres seules), unité fonctionnelle du service de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire implantée sur le site du Centre Hospitalier Universitaire de l'exercice de la médecine générale dans les zones urbaines sensibles de l'agglomération cit., S. Hill, 1. Petit, The violent patient: Emergency medicine clinics of North America, 315.
toulousaine, op. 2000, 2, pp. 301-
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Rangueil, établissement de proximité de la maison d'arrêt de Seysses et du centre de détention de Muret. Les détenus malades hospitalisés à l'UHSI de Toulouse dépendent administrativement de la maison d'arrêt de Seysses. L'UHSI de Toulouse fait partie, avec Marseille, des deux sites pilotes où la police n'intervient pas dans la surveillance du site. On n'y retrouve donc que deux types de personnels: le personnel hospitalier et pénitentiaire. Il faut signaler que l'ensemble des personnels était volontaire pour venir travailler dans l'unité. En ce qui concerne les soignants, aucun n'avait une expérience préalable des soins en milieu pénitentiaire; certains agents pénitentiaires avaient déjà travaillé dans les UCSA (Unité de Soins et de Consultations Ambulatoires implantées dans les établissements pénitentiaires). L'ensemble de ce personnel a bénéficié avant l'ouverture de l'unité d'une formation initiale commune. Un règlement intérieur spécifique à l'UHSI a été élaboré avec des mesures de sécurité appliquées par le personnel pénitentiaire: celui-ci assure la surveillance des personnes détenues (escorte vers les plateaux techniques et entre établissement pénitentiaire et UHSI) mais aussi la sécurité des personnes et des biens au sein et en périphérie de l'unité (garde périmétrique, contrôle de l'accès). Ainsi les chambres sont fermées et l'ouverture se fait uniquement par les surveillants qui restent derrière la porte lors des soins pour intervenir rapidement au moindre problème. Le nombre d'ouvertures concomitantes de porte est limité. Les sorties des patients se font uniquement sous escorte pénitentiaire pour soins ou parloirs organisés dans l'unité. Il est à noter qu'il n'y a pas de cour de promenade et que le tabac est interdit. Les circuits pour les transferts sur les plateaux techniques dans 1'hôpital ont été adaptés. Le niveau de surveillance est également adapté au profil pénal du patient détenu mais son renforcement limite encore plus la possibilité de mouvement dans l'unité augmentant les difficultés d'organisation des soins. L'UHSI comporte donc nombre d'éléments proposés habituellement pour assurer la sécurité 4: structure protégeant contre les intrusions avec moyens techniques (vidéo surveillance, accès réglementé, dispositifs d'alerte), présence de professionnels de la sécurité, effectifs humains, qualification et formatio~ préalable des personnels, confort, absence de promiscuité (chambre seule), calme relatif dans la structure et travail sur la confidentialité, l'intimité (fermeture des oculus des chambres pendant les examens) et la 4. V. T. Echeberz Riollet, Médecine et Insécurité: étude de l'insécurité et de l'exercice de la médecine générale dans les zones urbaines sensibles de l'agglomération toulousaine, op. cit. ; Y. Joisson, Violence et agressivité aux Urgences: état des lieux au Centre Hospitalier Universitaire de Toulouse, op. cit. ; J. Bonnet, Agressivité, violence, comment y faire face? Soins, 1998, 624, pp. 5-9.
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communication avec le patient (obtention d'un consentement préalable à I'hospitalisation: pas d'hospitalisation sous contrainte, informations quotidiennes sur les soins, prise en charge de la douleur).
2. Enquête sur la perception de la dangerosité à l'UHSI par le personnel soignant Afin d'évaluer la perception de la dangerosité à l'UHSI par le personnel soignant et ses conséquences éventuelles sur les soins, un entretien a été élaboré conjointement entre une infirmière, un cadre infirmier, un médecin et une psychologue.
2.1. Matériel et méthode Une infirmière de l'équipe a réalisé 13 entretiens semi-directifs auprès d'un échantillon de personnels volontaires: 4 infirmières (sur 16), 5 aidessoignantes (sur 12), 2 agents de service hospitalier (sur 6), 1 secrétaire (sur 2), 1 médecin (sur 2,5), représentatif des différentes catégories socioprofessionnelles et des différentes activités de l'unité. Ces entretiens ont été réalisés entre 8 et 10 mois après l'ouverture de l'UHSI. Ces entretiens comportaient deux thèmes principaux: le sentiment de sécurité (aspect psychologique, état d'esprit tranquille et confiant, sentiment d'être à l'abri des dangers et des risques), le concept de dangerosité (potentialité du danger, menace ressentie) et de danger (danger/risque: situation qui compromet l'intégrité d'une personne ou d'une chose, le risque étant un danger bien identifié) et une demande finale de suggestions. Les questions étaient formulées de la façon suivante: - Le sentiment de sécurité: Vous sentez-vous en sécurité à l'UHSI et pourquoi? Avez-vous éprouvé un sentiment de danger, de risque, de peur ou d'appréhension dans l'exercice de vos fonctions? Si oui dans quelles situations ? Par exemple, êtes-vous sur vos gardes lorsque vous rentrez dans une chambre? De quoi avez-vous peur? - La dangerosité et le danger (questions permettant également d'apprécier le retentissement sur les soins) : Sur quels critères appréciez-vous la dangerosité d'un patient à l'UHSI ? Vous paraît-il intéressant de connaître la raison de l'incarcération?
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En règle générale, en quoi le danger potentiel à l'UHSI modifie-t-il votre façon de faire avec les patients? Quand vous percevez un danger, comment adaptez-vous votre relation de soins et vos pratiques professionnelles? Finalement, pensez-vous qu'il y ait un risque à travailler à l'UHSI ? Le ou lesquels? L'entretien se terminait sur la demande de suggestions pour améliorer la sensation de sécurité à l'UHSI. La méthode utilisée pour analyser les données verbales était une analyse thématique permettant de repérer les représentations à l' œuvre chez les répondants concernant le sentiment d'insécurité, d'appréhension, les types de violence et de situations à risque identifiés, l'évaluation de la dangerosité des patients, les conséquences sur les soins.
2.2. Résultats Si l'on pose la question en terme de sentiment de sécurité, l'ensemble des personnels interrogés affirme se sentir bien et en sécurité à l'UHSI. Ce sentiment est essentiellement porté par l'ensemble du contexte pénitentiaire: principalement la présence rapprochée des agents pénitentiaires (7/13), mais aussi les mesures de sécurité (4/13). La « structure» fermée elle-même rassure (3/13). Huit agents signalent parfois un sentiment d'appréhension (rapporté sous divers termes: essentiellement appréhension et malaise, plus rarement peur) qui modère ce sentiment de sécurité. De même, Il agents sont sur leurs gardes en rentrant dans les chambres, dont 6 en fonction du patient et 5 systématiquement. Enfin, 4 expriment clairement la peur d'une agression physique. Un seul agent souligne l'absence d'évènement grave à presque un an d'activité. Si l'on repose directement la question de l'existence d'un risque à travailler à l'UHSI, la réponse est positive dans 12 cas sur 13. Ce risque est évalué supérieur à celui d'un service traditionnel dans 2 cas, inférieur à celui d'un service de psychiatrie dans 1 cas et d'un service d'urgence dans 2 cas. Parmi les types de violence, les craintes concernent clairement la violence physique soudaine et imprévue. Les situations à risques identifiées sont: - potentielles: crainte d'une agression extérieure contre le patient par vengeance de sa victime ou d'une tentative d'évasion à l'extérieur de l'unité, lors d'un transfert sur un plateau technique, alors que les agents pénitentiaires sont moins nombreux.
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- ou vécues: A l'extérieur de l'unité, crainte d'une agitation d'un patient, favorisée par les a priori et les regards des gens extérieurs; A l'intérieur de l'unité, la crainte la plus fréquente est de déclencher l'agitation d'un patient en rajoutant de nouvelles frustrations. Deux soignants rapportent une augmentation de l'agressivité en présence des agents pénitentiaires. Ces craintes sont de plus majorées par les malades qui disent « qu'ils n'ont rien à perdre» (condamnés à perpétuité). Pour évaluer la dangerosité des malades (auteurs potentiels de violence) à l'UHSI, les agents hospitaliers privilégient trois critères principaux: - le comportement du patient: jugement clinique subjectif du comportement du patient sur la voix, la gestuelle, les paroles, l'attitude agressive et le refus er
de soins (9/13 ; 1 facteur 5/13).
- les informations d'origine pénitentiaire, c'est-à-dire information orale di-
recte ou rapportée, ou la majoration des contraintes sécuritaires (7/13, 1er facteur 2/13). - l'infraction commise est rapportée 3 fois dont une fois comme critère principal, mais 8 agents sur 13 cherchent à connaître la raison de l'incarcération dont 4 de façon systématique. - Pour 5 agents, tous les malades de l'UHSI sont dangereux de principe puisqu'ils sont détenus. Il est signalé 4 fois que la différence avec les patients «normaux» est peu visible et que les patients sont plutôt « corrects» ce qui rend l'appréciation de la dangerosité difficile. Quelles sont les conséquences sur les soins? En comparant leurs pratiques professionnelles à l'UHSI et dans un service de soins somatiques traditionnel, les agents hospitaliers, sans différence entre les fonctions, signalent: - Une majoration de la vigilance à l'UHSI notamment par rapport au matériel: on rentre le strict minimum dans la chambre, on surveille le matériel, on vérifie à la sortie; - Une certaine mise à distance dans la relation de soin: sous cet aspect se cachent en fait des comportements différents: - Une mise à distance par mesure de sécurité largement préconisée lors de la formation: ne donner aucun détail sur soi, sa vie privée et surtout ses problèmes personnels, ne pas engager d'affect, pour éviter toute demande « hors soin» du détenu; - Une mise à distance systématique dans la relation du fait de la dangerosité inhérente au statut même de détenu;
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- Un ajustement de la distance dans la relation par la connaissance de la raison de l'incarcération. Trois agents craignent que la connaissance de l'infraction commise leur fasse perdre la neutralité affective et juger négativement le patient, les conduisant à modifier involontairement leur comportement. En fait, il est souvent exprimé par les agents interrogés que la connaissance de l'infraction sert plus à adapter la relation (<<savoir à qui l'on a affaire ») qu'à évaluer la dangerosité. En cas de risque plus précisé, l'adaptation des comportements n'a rien de spécifique: l'agent ne reste pas seul, limite la distance physique ou dans la relation, sort de la chambre; une seule personne fait appel d'emblée au système pénitentiaire (laisse la porte ouverte, fait rentrer l' agent pénitentiaire). Un seul agent dit diminuer de façon générale son temps de présence dans les chambres. Dans les suggestions pour améliorer le sentiment de sécurité, outre l'optimisation de l'organisation (par exemple concernant les transferts, les horaires de prise de rendez-vous, etc...) et l'amélioration de la communication et des échanges soignants/soignants et soignants/agents pénitentiaires, il est demandé de ne surtout pas rajouter de contraintes supplémentaires. Au contraire, il ressort la nécessité de diminuer les tensions qui sont source de violence: - En assurant la prise en charge de la dimension psychique: l'absence de consultation régulière d'un psychologue ou d'un psychiatre à 1'0081 est ressentie comme un vrai manque, responsable de la dégradation de certaines situations qui pourraient être évitées par cette présence; - En améliorant les conditions d'hospitalisations: - En accordant la possibilité de téléphoner si les patients l'avaient en détention (droit) ; - En assouplissant certaines règles avec un consensus d'équipe, par exemple pour accorder de façon cohérente et avec des limites claires certaines demandes des patients (type café supplémentaire ou possibilité de faire une activité physique comme du vélo d'intérieur dans la salle technique) pour limiter les frustrations et lever les tensions; - En mettant en place des activités en cas d'hospitalisation prolongée (diminution de l'ennui), éventuellement communes (diminution de l'isolement), en créant une cours de promenade (diminution de l'enfermement).
2.3. Discussion Dés les premières questions, et tout au long des entretiens, apparaît une contradiction entre un sentiment de sécurité fortement exprimé et le ressenti
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d'une appréhension, d'une dangerosité, de l'existence d'un risque à travailler à l'UHSI. Ce paradoxe est retrouvé à la fois quand il s'agit des patients (dangereux car détenus et pourtant « à l'air normal ») et quand il s'agit du cadre: ce cadre est rassurant mais renvoie en permanence à la notion de danger. Ainsi, un seul agent souligne l'absence d'évènement grave depuis l'ouverture de l'UHSI de Toulouse. Pourtant, il n'y a eu aucune agression physique à plus d'un an d'activité et les conflits s'expriment plus par une instrumentalisation du corps du malade détenu avec des refus de soins. Les craintes concernent clairement la violence physique. Les phénomènes de violence verbale ou d'incivilité ne sont pas rapportés. Il est possible que leur banalisation fasse qu'ils ne soient même pas relevés, cependant le fonctionnement sécuritaire avec la proximité permanente des agents pénitentiaires (pouvoir de dissuasion ?) et la majorité de personnels soignants féminins (plus apaisant et maternant) limite peut-être les agressions verbales. Les situations à risques identifiées, vécues ou potentielles, sont caractéristiques de la médecine en milieu pénitentiaire. Certaines craintes, concernant les agressions extérieures ou les tentatives d'évasion, sont à mettre en rapport avec des informations d'origine pénitentiaire, apportées lors de la formation initiale ou personnalisée selon le patient (de tels faits ne s'étant jamais produits à l'UHSI de Toulouse). D'autres rentrent dans le cadre d'expériences vécues: l'intolérance à la frustration des patients est particulièrement mise en exergue. Le manque de tabac, l' enfermement strict (pas de cours de promenade), le renforcement à l'UHSI de la rigidité du règlement sécuritaire (privations) par rapport à la détention habituelle sont des atteintes supplémentaires à la liberté et sont très mal tolérés par les malades. L'impatience, l'exigence, les récriminations à l'égard des soins sont souvent mal vécues par le personnel soignant alors qu'elles rentrent dans un comportement classique du malade détenu, d'autant que la maladie renforce la dépendance, voire l'infantilisation 5. Ce sont surtout les aides-soignantes qui craignent d'avoir à dire non à ces patients car ce sont elles qui apportent la nourriture, rentrent régulièrement dans leur intimité lors des toilettes et donc finalement dans l'espace de liberté qui reste au détenu. Elles sont donc confrontées aux «petites demandes» itératives du quotidien: ainsi le « café supplémentaire» a joué un grand enjeu dans la relation soignant/soigné mais aussi soignants-pour et soignants-contre et soignants/agents pénitentiaires. Enfin, un élément non rapporté par les agents mais bien réel est l'augmentation des comportements agressifs avec l'allongement de la durée 5. V. en ce sens, Y. Joisson, Violence et agressivité lier Universitaire de Toulouse, op. cil.
aux urgences:
état des lieux au Centre Hospita-
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d'hospitalisation, comme aux urgences 6, d'autant que la durée d'hospitalisation est parfois prolongée en raison de retard de transport pénitentiaire, notamment pour les malades détenus venant d'établissements éloignés. Ainsi, un malade-détenu signant un refus de soin avec contre-avis médical, qui le conduirait en milieu libre à une sortie immédiate, peut être contraint à rester hospitalisé 48 heures de plus. Il est manifeste que lors d'une hospitalisation à l'UHSI l'enfermement prolongé au-delà d'une semaine devient souvent rapidement intolérable et a même fait qualifier l'UHSI par certains patients de «mitard de luxe ». Pour apprécier la dangerosité, les agents pénitentiaires ont des critères spécifiques (dont notamment le profil pénal). A l'inverse, le premier critère des agents hospitaliers, c'est-à-dire le comportement du patient, n'a rien de spécifique: cette appréciation est comparable à celle pratiquée dans tout service de soins et dépendante de la personnalité de chacun. Les autres critères de jugement sont clairement des informations d'origine pénitentiaire et ceci montre qu'il existe à l'UHSI, un partage limité du «secret pénitentiaire », participant à l'appréciation de la dangerosité du détenu par plus de la moitié des agents hospitaliers. Enfin on retrouve, dans l'appréciation de la dangerosité, les mêmes contradictions qu'au début du questionnaire: il est manifestement difficile d'apprécier le statut du patient « détenu », de principe « dangereux» et qui pourtant reste le plus souvent « correct» et « al' air normal ». Aucun soignant ne rapporte directement d'effet négatif d'une sensation d'insécurité sur la qualité des soins et l'ensemble des soignants interrogés semblent trouver un certain accomplissement de soi dans son travail. La majoration de la vigilance, simple adaptation des pratiques, n'a pas de retentissement délétère sur les soins. Mais il est difficile de définir réellement l'impact de la mise à distance dans la relation sur les soins: cette mise à distance préconisée lors de la formation initiale des personnels a rendu, pour certains, la mise en route de relations humaines simples beaucoup plus difficile : quels sujets aborder en dehors de la maladie? La conversation la plus banale en milieu libre implique souvent personnellement; même parler de la pluie et du beau temps est parfois difficile dans le contexte d'enfermement extrême de l'UHSI. Et quand le malade-détenu aborde lui-même les raisons de son incarcération, la neutralité affective peut-être perturbée. Le désir, l'intérêt, la «nécessité» ou à l'inverse le refus de connaître l'infraction commise reste une question largement débattue: le type d'infraction est-il un facteur d'ajustement de la distance dans la relation? Dans l'étude sur les 6.
Ibid.
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soignants et les malades incarcérés de Bessin et Lechien 7, ces derniers perçoivent cette mise à distance liée à leur condition et considèrent que les jugements sur les actes conditionnent le regard et la façon de soigner. Le statut même de détenu peut impliquer la mise à distance systématique dans la relation du fait de la dangerosité inhérente à ce statut. A l'inverse, certains agents craignent que la connaissance de l'infraction commise leur fasse perdre la neutralité affective et juger négativement le patient, les conduisant à modifier involontairement leur comportement. Mais faut-il ne pas savoir pour traiter tout le monde de la même façon? Ce raisonnement apparaît similaire à celui du SIDA dans les années 80... Les résultats de l'enquête paraissent donc ambigus mais il est à noter que cette enquête n'est qu'une photographie de l'UHSI à quelques mois de l'ouverture: les éléments constatés sont donc susceptibles d'évoluer car l'adaptation à une situation de soins comportant beaucoup d'éléments nouveaux pour l'ensemble des personnels n'est certainement pas terminée à cette date. Mais finalement la mise à distance semble avoir peu d'incidence sur le temps de présence car un seul agent dit diminuer de façon générale son temps de présence dans les chambres. Cet élément temps reste tout de même un enjeu important de la relation soignant-pénitentiaire car si le temps de soin physique ne pose pas de problème, le temps d'écoute, de relationnel, voire d'éducation, temps «normaux» de soins en milieu libre, sont parfois source de tension car mal compris de la part du personnel de surveillance qui attend derrière la porte. Il ne semble pas non plus exister de déshumanisation de la relation à l'autre, le malade-détenu: des ajustements sont mis en place au cas par cas selon le comportement du malade pour mettre en place une relation spécifique et visant souvent à limiter les conflits. Il apparaît clairement que la demande de la majorité de l'équipe est plutôt d'adoucir les conditions pour apaiser les tensions et pouvoir au mieux prendre en charge les malades. Ceci est confirmé par les suggestions pour améliorer le sentiment de sécurité. Ces suggestions correspondent aux éléments classiques intervenant dans la pré-
vention des phénomènes de violence 8 : amélioration de l'organisation et de la cohésion d'équipe, mais surtout amélioration de la qualité de l'accueil des malades (par opposition à l'augmentation des privations), mise en place de moyens pour la prise en charge psychique (douleur psychique et anxiété) montrant la persistance de relations humaines dans ce cadre particulier d'exercice de la médecine en milieu pénitentiaire au sein de l'hôpital. 7. V. M. Bessin, M. H. Lechien, Soignants et malades incarcérés: conditions, pratiques et usages des soins en prison, consultable à l'adresse internet suivante: http://www.gip.recherche-justice.fr/recherches/syntheses/ 52-soignan ts. pdf 8. V. Y. Joisson, Violence et agressivité aux Urgences: état des lieux au Centre Hospitalier Universitaire de Toulouse, op. cit.
Les soins à l'épreuve de la dangerosité à I 'UHSI de Toulouse
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Conclusion Notre enquête montre bien qu'à l'UHSI la dangerosité potentielle présente dans tous les esprits des personnels interrogés n'élimine pas tout sentiment de sécurité et surtout la possibilité de réaliser des soins humains et d'une qualité proche de celle des autres services du CHU, si ce n'est identique. Le mode de fonctionnement des équipes soignante et pénitentiaire, constitué plus d'échange, de négociations et de recomposition régulière des pratiques que du classique « choc des cultures» médicale et pénitentiaire en est certainement un élément majeur, qui a certainement été favorisé par une formation initiale commune de l'ensemble des personnels. Le personnel soignant ne peut seul identifier toutes les situations à risque, le personnel pénitentiaire doit adapter les contraintes sécuritaires à l'état de santé du patient: ceci plaide en faveur de la nécessité d'un partage de l'information comparable au secret partagé tel qu'il est défini en médecine: le nécessaire, le suffisant et le pertinent.
25 Pratiques de la psychiatrie en milieu pénitentiaire et nouvelles dangerosités : attention danger! par Pascale Giravalli et Sophie Sirère
I. L'histoire d'une belette ou la « prévention»
d'un passage à l'acte
Ludwig Binswanger, dans Mélancolie et manie 1 , rapporte un cas clinique: Bruno Brandt hospitalisé pour mélancolie part un matin dans la forêt « avec l'intention de se pendre à ses bretelles [.. .]. Au cours de ses préparatifs, il aperçut subitement une belette [... J en train de flairer à travers le feuillage. Là-dessus il se dit: tu n'as encore jamais vu de belette, donne-toi le temps [.. .J. Après avoir attentivement observé le petit animal pendant une dizaine de minutes, il avait « constaté» que l'intention suicidaire s'était évaporée. Il récupéra ses bretelles déjà accrochées à une branche, s'habilla et retourna à la clinique ». Ici, conclut Binswanger, le « thème mélancolique (la décision du suicide) est remplacé par un autre thème (l'observation d'un petit animal gracieux non encore vu) ». Actuellement, la majorité des études et publications concernant « la ou les dangerosités » portent sur des personnes ayant déjà commis un acte dit «dangereux ». Leurs objectifs sont alors d'apprécier et d'évaluer le risque de récidive ou de réitération d'un acte, tentant ainsi d'identifier des critères, des facteurs de risque, voire un profil de personnalité, une typologie d'homme dangereux ou de criminel né. Outre l'imposture de la démarche actuarielle qui métamorphose les facteurs de risque (issus de la statistique des grands nombres) en prédictions (pour un individu donné), il nous semble qu'une telle approche contient par essence un défaut majeur.
1. v. L. Binswanger, Mélancolie et manie, Ed. PUF, 1987 (cas clinique rapporté par le Dr Henry, Xlème Conoque de Psychiatrie sur Les Psychothérapies, CHU Timone, Marseille, Mai 2000).
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Les nouvelles figures de la dangerosité
En effet, « elle ignore l'aléa qui peut permettre d'éviter le plus grave» 2. Cet aléa, c'est notre belette: le hasard et l'imprévu de la rencontre. Pour ce qui nous concerne aujourd'hui, c'est de clinique psychiatrique dont nous souhaitons vous entretenir. Nous vous proposons de réfléchir ensemble à la place du mot «dangerosité» dans le soin psychiatrique, à travers notre pratique quotidienne dans la rencontre avec des sujets enfermés dans un lieu de contraintes, lieu de mise à l'écart de populations désignées par le corps social comme «socialement dangereuses ». Revenir à ce qui fonde la psychiatrie: la folie, l'aliénation mentale, la maladie mentale, quelle que soit sa dénomination puisqu'elle est au cœur de nos missions, revenir à cela peut peut-être aider à sortir du manichéisme actuel: dangereux/pas dangereux, manichéisme qui nous entraîne trop souvent aux limites du soin.
2. Dangers, peurs et soin Peut-on se laisser soigner en ayant peur... Et peut-on soigner pris par cette même peur? La peur est un cheval de Troie 3 : c'est par les émotions que les autres rentrent en nous. Les plus grands sujets délirants persécutés, « les paranoïaques », projettent sur l'autre la terreur qui les envahit et les aliène... L'incompréhensible de la psychose suscite la peur. C'est parce que le soignant appréhende le vécu du sujet fou à travers le prisme de son savoir et de son savoir-faire qu'il peut reconnaître sa peur et la laisser à la périphérie. Car bien sûr il y a du danger à avoir peur! Et finalement quel est le plus dangereux: l'autre avec sa bizarrerie et son étrangeté... ou moi avec mes certitudes? Le soin psychiatrique passe avant tout par notre propre subjectivité, nos ressentis, nos attitudes et contre-attitudes que nous nous devons d'apprivoiser, de connaître, de reconnaître, de travailler... Pour ce faire, il y a la connaissance et l'expérience, l'une se nourrissant de l'autre au fil des rencontres. La psychiatrie ne s'invente pas mais chaque rencontre est unique, le soignant doit pouvoir s'autoriser à se laisser surprendre par l'autre. Travailler nos peurs fait partie intégrante du soin. Penser la peur, c'est pouvoir évaluer les situations de danger; alors que penser a priori le danger trop souvent nous empêche dans la rencontre. Et pour ne pas ressembler aux dindons de la fable 4 de La Fontaine qui tombent dans la gueule du renard à trop 2. V. Rapport IGA/IGSJ/IGAS, La prise en charge des patients susceptibles d'être dangereux, Février 2006, Paris, p. 5. 3. V.« [...] une fois que l'émotion est là, c'est l'intrusion de l'autre, le cheval de Troie de l'autre en soi », P. Jeammet, La Prévention, affaire de la Société tout entière, ln La Santé de l'homme 384, juil1et/août 2006. 4. V. J. La Fontaine, Diane de Sel1iers.
, Le renard et les poulets d'Inde,
Fables,
Livre douzième,
Fable XVIII, Ed.
Pratiques de la psychiatrie en milieu pénitentiaire
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le regarder, gardons en mémoire la morale qui clôt la fable: «le trop d'attention qu'on a pour le danger fait le plus souvent qu'on y tombe» !
3. Dangerosité et folie: une liaison dangereuse? La dangerosité est «le mythe fondateur de la psychiatrie [qui] se construit autour du problème du "fou criminel" » 5. Au XIXe siècle, la psychiatrie naît en transformant le criminel en malade 6 (jusqu'à conceptualiser la dangerosité en tant que processus morbide avec le diagnostic de monomanie homicide) ; sa légitimité se construit donc par la psychiatrie médico-légale en deux temps: la loi de 1810 du Code pénal et l'article 64 puis la loi de 1838 sur l'internement (l'hospitalisation d'office appelée Placement d'Office se fonde sur les troubles de l'ordre public et sur l'existence d'un «danger imminent »). Le lien entre folie et dangerosité est alors l'enfermement puisque la psychiatrie ne se conçoit qu'au sein de l'asile. Au XXe siècle, la psychiatrie s'émancipe de son origine, la psychiatrie médico-légale, en tentant de dénouer ce lien entre maladie mentale et dangerosité « au risque de nier certaines réalités ». Cela va même jusqu'à l'exclusion de la dangerosité du champ de la psychiatrie. TIexiste un balancier passant de l'axiome de Kraepelin qui disait que tout aliéné constitue un danger permanent pour son entourage et surtout pour lui-même, correspondant à l'enfermement asilaire, à l'affirmation validée par des études que les malades mentaux ne sont pas les personnes les plus dangereuses, appuyant alors le mouvement de désinstitutionalisation. La psychiatrie actuelle semble se perdre entre santé mentale et criminologie en opérant le retour du criminel: le malade mental redevient un criminel d'abord punissable. Il est intéressant à ce titre de mettre en perspective les recherches des années 70 qui montrent comment maladie mentale et dangerosité ne sont pas épistémologiquement liées et celles des années 90 et actuelles qui cherchent à démontrer l'incidence de la maladie mentale sur les actes violents
7.
5. V. J-L. Senninger, Notion de dangerosité en psychiatrie médico-légale, ln Encyclopédie Médicale Chirurgicale, EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-510-A-IO, 2007. 6. Op.cit. in note 3, p. 9. 7. V. F. Millaud, J-L. Dubreucq, Prédiction des comportements violents des malades mentaux: Synthèse de la littérature internationale, In Audition Publique: Expertise Psychiatrique Pénale, 25 et 26 janvier 2007, Paris.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
4. La dangerosité, un pronostic qui voudrait se faire passer
pour un diagnostic 8 La dangerosité est la probabilité de commettre un acte violent. Cette définition correspond à la notion d' « état dangereux» 9. Comment en est on arrivé à demander aux psychiatres de poser un « diagnostic» de dangerosité criminologique, d'une prédilection innée ou acquise à commettre des crimes. Est-ce que ce « faux» diagnostic a une valeur clinique? Dans quelle circonstance? Comment certains psychiatres imaginent-ils proposer une « sémiologie de la dangerosité », transformant une notion floue en signe clinique? Certains prônent l'utilisation d'échelles d'évaluation se plaçant dans une perspective de sécurité publique et de prévention de la récidive. Evaluer le risque avec une échelle standardisée permettrait alors de contourner le danger en supprimant la belette d'un coup d'un seul et d'intégrer le risque du risque. .. et surtout de ne rien risquer pour soi mais tellement pour l'autre et pour la démocratie, en tant qu'elle est garante des libertés individuelles. La dangerosité n'est opérante en clinique qu'en situation, dans la rencontre, c'est-à-dire lorsqu'elle est synonyme de « moment dangereux» ou de « situation dangereuse» et non pas d'un « état dangereux» ; le travail du psychiatre est de repérer ce danger du passage à l'acte chez un sujet qu'il tente de rencontrer et de l'aider à faire autrement: c'est toute l'ambition du soin. Et il y a un risque à soigner car soigner c'est s'engager dans la relation avec un sujet, c'est prendre des risques, c'est parier sur la belette. Alors le psychiatre, face à la demande politique et sociale, ne peut qu'être dans une position de résistance pour protéger le soin. Du reste, les recommandations
de l'audition publique sur l'expertise psychiatrique pénale 10 le soulignent et incitent les psychiatres, y compris lors des expertises, à se recentrer sur leur mission première, c'est-à-dire donner des soins au malade mental.
5. Le fou est-il en danger? Oui, lorsque la violence psychique inhérente à sa folie est niée ou, pire, sa folie toute entière déniée par l'aplatissement de la clinique psychiatrique au profit de la science des comportements et de la prévention de la récidive. La 8. V. M. Foucault, Surveiller Histoires, 1994, Paris, p. 258.
et Punir:
naissance
de la prison,
Gallimard,
colI. Bibliothèque
des
9. V. B. Gravier, Comment évaluer la dangerosité dans le cadre de l'expertise psychiatrique et quelles sont les difficultés et les pièges de cette évaluation? In Audition Publique: Expertise Psychiatrique Pénale, 25 et 26 janvier 2007, Paris. 10. Recommandations de la commission d'audition sur l'expertise psychiatrique pénale, Fédération Française de Psychiatrie, Haute Autorité de Santé et Direction Générale de la Santé, Mai 2007.
Pratiques de la psychiatrie en milieu pénitentiaire
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violence inhérente à la relation humaine est à l'œuvre aussi dans la psychose qui vient bouleverser le rapport à l'autre; c'est une donnée clinique essentielle parfois oubliée par les tentatives de dé stigmatisation de la maladie mentale; comme si la maladie mentale était une maladie comme les autres! N'est-ce pas la négation du sujet et de sa souffrance, le désir de normalisation des comportements avec un glissement sémantique introduisant morale et jugement dans des diagnostics comportementaux tels que: personnalité antisociale, trouble oppositionnel avec provocation, etc. .. ? La distinction entre dangerosité psychiatrique (risque de passage à l'acte agressif en raison de troubles mentaux) et dangerosité criminologique (risque de commettre une infraction pénale) tend à s'amenuiser avec certains « diagnostics» répertoriés comme tels dans les classifications psychiatriques internationales, la pédophilie par exemple (paraphilies du DSM IV et troubles de la préférence sexuelle de la CIM 10). Pourtant, dans un article traitant du normal et du pathologique, Arthur Tatossian nous rappelle que « l'inventaire des comportements extérieurs considérés comme déviants ne constitue nullement une psychiatrie» Il. Attention à la dangerosité « définie comme « accrochée» à certains types de personnes, de parcours, de pathologies sur le modèle de ce qu'on appelait au XIXe siècle « les classes dangereuses» 12.Le positivisme est toujours à l'œuvre à la lecture des travaux des psychiatres sur les multiples échelles 13, échelles qui nous apparaissent comme la quantification des raisons de croire, ces échelles de dangerosité qui font tant parler du pouvoir des psychiatres qui pourraient prévoir « scientifiquement» les conduites humaines.
6. La psychiatrie en danger? Et si, finalement, la dangerosité n'était que le symptôme d'une difficulté à être de la psychiatrie et non le symptôme clinique d'une maladie psychiatrique portée par un individu, le symptôme d'une société malade, malade de ses peurs? La psychiatrie ne saurait être concernée par la dangerosité que dans la mesure où le sujet malade mental y est impliqué. Evitons les prédictions et parlons du risque de passage à l'acte violent en ce qu'il a de psychopathologique et en ce qu'il peut éventuellement se prévenir par le travail de
Il. V. A. Tatossian, Société, culture et théorie psychiatrique, In Psychiatrie et Société: textes réunis en hommage à Paul Silvadon, Ed. Erès, 1981. 12. V. C. Laval, De la peur du danger à l'estimation des risques dans la relation d'aide, In Rhizome n023, Juillet 2006. 13. V. G. Côté, Les instruments d'évaluation tive critique, In Criminologie, vol. 34, nOI, 2001.
du risque de comportements
violents:
mise en perspec-
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Les nouvelles figures de la dangerosité
soin du sujet souffrant, de présence, de paroles, de pensées et d'élaboration, et parfois même par le hasard (notre belette !). La prévention du passage à l'acte ne peut s'élaborer que dans l'espace créé par le cadre de soin; par exemple, c'est la pensée du thérapeute et de l'équipe soignante qui peut aider l'autre à rétablir les « courts-circuits» de sa pensée en mal d'élaboration, à faire lien dans la déstructuration pulsionnelle à l' œuvre dans la psychose. Mais entre les « handicapés psychiques» et les « dangereux », entre le médico-social et la criminologie, restent-ils une place encore pour les fous, leur violence psychique et surtout pour la mission soignante de la psychiatrie?
Cas clinique de Jules Alors nous allons vous raconter l'histoire de Jules. Evoquons tout d'abord la peur, l'exaspération, l'impuissance qui tour à tour se sont emparées de tous ceux qui ont eu à le rencontrer: surveillants, saignants travaillant à I'hôpital psychiatrique ou en milieu pénitentiaire, patients ou codétenus. .. Jules a presque 50 ans et 2 ans d'incarcération lorsque nous le rencontrons à l'hôpital psychiatrique où il est hospitalisé sous le mode de l'Hospitalisation d'Office (article D. 398) à la demande du psychiatre intervenant dans l'Unité de Consultations et de Soins Ambulatoires (UCSA) de la Maison Centrale où il est affecté depuis peu. TIa présenté des « troubles du comportement sous-tendus par une activité délirante à thème persécutoire » indique le certificat médical initial, troubles à l'origine d'un passage à l'acte hétéro-agressif. Dans le service de psychiatrie où il est admis, l'effervescence est à son comble malgré une amélioration rapide de l'état clinique et un consentement aux soins. En effet, les conditions d'accueil rendent difficiles les soins. Ainsi, dans un courrier le praticien de l'établissement évoque« des conditions d'hospitalisation inacceptables et inhumaines [.. .], un risque d'évasion très important et la sécurité de tous les patients hospitalisés, des équipes saignantes et des habitants du quartier menacée [...] » ; il conclut qu'il s'agit d'un «patient très dangereux». Difficile dans ce contexte passionnel de savoir exactement de quoi il s'agit: de dangerosité du fait des troubles mentaux ou d'une dangerosité autre en lien avec son statut de détenu? Peu importe: les équipes soignantes évoque une grève s'il ne quitte pas rapidement l'hôpital. C'est dans ce contexte que nous décidons d'aller le rencontrer pour aider à trouver « la moins mauvaise solution» afin que les soins puissent se poursuivre. Le contexte fébrile et chaud en ce mois d'août a raison de notre optimisme habituel, sidérant pour une part nos capacités psychiques à penser la
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rencontre. Ainsi avec beaucoup d'a priori nous y allons et... la rencontre est étonnante. Il est clair d'emblée que celui qui a le plus peur n'est pas forcement celui auquel tout le monde pense! Jules nous investit dès la première minute à la fois comme médiateur et interprète du vécu persécutoire de la prison qui l'habite tout entier depuis des années et où la persécution s'enracine dans les petits riens du quotidien. La prison, à l'instar des milieux fermés dont les hôpitaux psychiatriques, peut être un véritable lieu expérimental de persécution réactivant chez les sujets les plus fragiles des angoisses de mort térébrantes et libérant des systèmes de défense archaïques comme la projection, le clivage et le déni. Grâce à la triangulation créée par notre présence et mise en œuvre par Jules, nous proposons une prise en charge avec son consentement sur l'unité d'hébergement et de soin à temps plein du Service Médico-Psychologique Régional (SMPR) où une équipe soignante est présente 24h sur 24 et une équipe de surveillants y assure la sécurité en journée. Ainsi, l'effervescence se déplace de l'hôpital à la prison, simple maison d'arrêt, des infirmiers de l'hôpital aux surveillants qui ne veulent pas de ce détenu aux Baumettes même au SMPR, technique trop souvent utilisée hélas par les établissements pénitentiaires d'origine pour accélérer le transfèrement de détenus difficiles à gérer. C'est le cas pour Jules qui rapidement est de nouveau exclu de l'établissement d'origine, les Baumettes devant servir à la fois de lieu de soins et de lieu de vie en attendant qu'une nouvelle affectation pénitentiaire soit décidée. Jules fait parti de ces personnes détenues dites DPS: Détenus Particulièrement Surveillés, allant de prison en prison en quête d'un lieu plus propice, on parle communément de « nomadisme pénitentiaire ». Cela fait maintenant vingt ans qu'il voyage ainsi. Jules est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour des faits graves auxquels sont venus s'ajouter d'autres incidents survenus en cours de détention. Depuis la fin de sa période de sûreté, il semble que les phénomènes délirants de persécution se soient aggravés et chronicisés. Il présente des troubles psychiatriques qui nécessitent, lors des moments de décompensation, des séjours en milieu hospitalier. A son arrivée au SMPR, il est très «engourdi» par le traitement neuroleptique instauré à 1'hôpital pour lui permettre de supporter d'être enfermé 24h sur 24. Seul en cellule, il est l'objet de mesures de sûreté particulières qui rapidement vont empêcher un déroulement correct des soins pour l'ensemble du service. Un chef, 2, 3 surveillants... Jules connaît, ressent les doutes, les peurs de l'autre, ses hésitations ; certains l'inquiètent alors il se montre inquiétant, méfiant, réticent, comme en miroir; d'autres le rassurent, il s'apaise alors pouvant se laisser un peu aller à parler de ses projets. Mais la moindre ouverture de cellule, le moindre mouvement doit être encadré, accompagné et l'on sait pourtant combien soigner c'est parler, proposer, nommer, regarder, toucher, mettre
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Les nouvelles figures de la dangerosité
des mots sur... des impressions, des sensations... des regards, des gestes... Jules est convaincu que «l'ensemble du système carcéral est là pour le tuer, il n'y a plus de hasard, tout prend sens à travers des codes, des signes, des interprétations et des intuitions ». Après quelques semaines à ce rythme et une tentative de mise au quartier d'isolement à sa demande qui ne dure que 2h, nous convenons avec le partenaire pénitentiaire de créer un espace d'articulation autour de Jules. L'objectif est de «partager» non pas le secret et la confidentialité ni d'instrumentaliser l'autre mais de partager avec respect l'expérience et le savoir-faire de chacun afin de restituer une cohérence à cette folle histoire humaine; bref, d'entendre les limites de chacun. C'est un travail d'articulation quotidien difficile, complexe mais qui a permis à Jules de se poser quelques temps et de recevoir les soins nécessaires avant de reprendre son douloureux périple. La prise de risque fut partagée par les deux partenaires chacun dans son champ de compétences sans confusion de missions et rôles de chacun. Un des objectifs du soin est d'aider le sujet à réinvestir sa vie psychique avec moins de douleurs et à se remettre en lien avec son histoire. Soigner dans un lieu privatif de liberté comme la prison ne peut se faire dans la contrainte du sujet et l'asservissement des prota-
gonistes. Le libre consentementau soin est et doit rester, avec la confidentialité et l'indépendance technique, la clef de voûte de la pratique psychiatrique en milieu pénitentiaire. Nous parlons de pratiques soignantes cela va de soi!
7. Le soin en milieu pénitentiaire:
un exercice « limite»
« Les équipes psychiatriques sont venues travailler en prison dans une optique clinique sectorielle: pour proposer un dispositif de soins au plus près de la population, rut-elle captive» 14.L'exercice « limite» de la psychiatrie en milieu pénitentiaire oblige à questionner sans cesse sa légitimité. Le risque de perdre notre âme est grand! Surtout lorsqu'on assigne les soignants à une place et à des fonctions de régulateur social: prédire la récidive, désigner et neutraliser le dangereux et éventuellement continuer à soigner mais surtout à participer à l'apaisement des tensions liées à l'enfermernent toujours plus long dans des lieux qui sont en train de redevenir de véritables usines à gaz. .. depuis les dernières lois sur les peines planchers et la prévention de la récidive. Le rapport de l'IGAS 15de 2006 nous rappelle d'ailleurs
14. V. C. Paulet, Quel est le devenir en milieu pénitentiaire des malades mentaux pour lesquels une altération du discernement est retenue par l'expert ou de ceux qui sont totalement responsabilisés? ln Audition Publique: Expertise Psychiatrique Pénale, 25 et 26 janvier 2007, Paris. 15. Op.cit. In note 3, p. 3/6.
Pratiques de la psychiatrie en milieu pénitentiaire
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que «les mesures de sécurité excessives peuvent dégrader la qualité des soins, mais aussi accroître [...J paradoxalement les risques de dangerosités ». A cette époque de nouveau de « grand renfermement » où les processus d'exclusion sont à l'œuvre, la prison accueille à nouveau misère sociale et misère sanitaire et Robert Badinter dans un article du Monde du 28 novembre 2007 16 convoque Victor Hugo et son qualificatif de «misérables» « pour ceux auxquels sera applicable la "rétention de sûreté" que notre justice psychiatrisée fabriquera demain dans nos prisons ». Car «un stigmate détruit les droits d'un individu; et, une fois stigmatisée, cette personne n'est plus tout à fait humaine », nous rappelait Erwing Goffmann 17 déjà en 1975. Il y a un déplacement de I'hôpital vers la prison des malades mentaux par leur responsabilisation (totale ou atténuée) et par leur précarisation et leur criminalisation (comparution immédiate pour petits délits ou même comportements relevant du trouble de l'ordre public). Le risque ségrégatif est maj eur : le patient suivi hier par le secteur devient dès lors qu'il a été incarcéré un dangereux délinquant. On assiste alors à la création contextuelle d'une nouvelle dangerosité.
Conclusion Le danger serait d'avoir toutes les réponses aux questions que posent les liens entre crime et folie. Le danger serait de croire en un discours de vérité. Le danger serait de feindre de ne pas voir ce malentendu sémantique entre justice et psychiatrie qui permet de demander aux experts de se prononcer sur la responsabilité (mais laquelle? celle du citoyen? celle du sujet ?) et sur la dangerosité (mais laquelle? celle de la relation? la dangerosité sociale? celle de la pathologie ?). Le danger serait de prendre les séries de corrélations statistiques pour des relations causales. Le danger serait de confondre prévention et prédiction. Le danger serait de mêler travail d'articulation et partage d'un secret médical. Le danger serait d'oublier que la peur de la folie hante l'imaginaire humain et que cette peur qui nous habite tous, c'est la dangerosité.
16. V. R. Badinter, La prison après la peine ln Le Monde, 28 novembre 2007. 17. V. E. Goffman, Stigmates (les visages sociaux des handicapés), Editions de Minuit, coll. Le Sens Commun, 1975, Paris.
26 La rencontre thérapeutique avec les auteurs de violences sexuelles: un autre mode d'abord de leur dangerosité par Alain Harrault, Mario Jean
Introduction La définition de la dangerosité est problématique. Construite historiquement, la dangerosité est multifactorielle et organise souvent un mélange des genres qui génère la confusion et relativise la valeur de cette notion. Son maniement est périlleux et le risque de dérapage idéologique est toujours présent. La naturalisation de cette notion, à partir de la figure de l'individu dangereux, empêche de penser les processus construits de la violence sociale. Face au calcul de probabilité d'un risque dans une situation abstraite, il s'agit de proposer l'évaluation du danger d'une situation singulière. Parler de danger plutôt que de dangerosité permet de redonner le caractère singulier et intersubj ectif à la situation. Prévenir, autant que possible, le danger encouru fait partie des nécessités de notre fonction mais nécessite des espaces d'échange et de formation tandis que mesurer la dangerosité s'avère une tâche quasi impossible qui débouche sur des mesures réactives et le plus souvent soumises aux idéologies du moment. Sensible à ces contradictions et à ces impasses, nous allons vous présenter un mode de prise en charge de patients agresseurs sexuels soumis à une obligation de soin. A travers cette présentation, nous montrerons en quoi ce dispositif de soin centré sur des sujets en difficulté avec le processus de subjectivation permet aussi d'aborder et de prendre en compte leur éventuelle dangerosité.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
1. Mise en place de l'obligation de soins Les dossiers confiés au SPIP le sont par un magistrat mandant, le Juge de l'application des peines (JAP) qui nous transmet un dossier après notification des obligations aux condamnés. Il peut nous donner des consignes particulières. Entre le jugement, la transmission au JAP et la saisine du SPIP, plusieurs mois peuvent s'écouler. Lors de la première convocation au SPIP, nous allons faire une évaluation de la situation sociale, familiale, professionnelle du probationnaire. Nous évoquons les faits, la condamnation, la ou les victimes. Nous cherchons à apprécier où se situe sa réflexion plusieurs mois après les faits et le jugement. Nous évoquons les différentes obligations prononcées lors de l'audience ou par le JAP lors de la notification, le sentiment du probationnaire sur la justification ou non de ces obligations. L'obligation de soins (O.S.), en particulier celle liée à des faits de délinquance sexuelle, demande le plus d'échange. Les personnes ne veulent pas en parler, veulent oublier ou alors sont dans le déni. D'autres ne se sentent pas capables d'en parler. J'essaie de les rencontrer trois ou quatre fois de façon rapprochée en leur demandant d'y réfléchir. Je leur évoque le dispositif de soin mis en place avec le secteur de psychiatrie avec lequel nous avons conclu une convention de partenariat (Secteur III). L'objectif est d'obtenir l'adhésion de la personne à ce dispositif. C'est très rare. Dans un premier temps, la demande de soins s'inscrit dans l'obligation à respecter: «je n'ai pas le choix, je ne veux pas retourner en prison ».
2. Présentation du dispositif Tout d'abord, évoquons certaines particularités auxquelles nous confronte la rencontre avec les AYS.
Du côté du patient: Non pas qu'il existe un profil unique d'agresseur sexuel, mais nous avons pu observer des constantes que l'on retrouve à des degrés divers selon les personnalités. Il s'agit de la confusion dans laquelle ces patients sont et aussi celle dans laquelle ils nous entraînent avec beaucoup de facilité. En effet, face à la menace et à l'angoisse d'anéantissement que peut générer les difficultés liées à l'autonomisation, ces patients ont recours à des mécanismes de défense visant: - soit à rester dans la confusion, à travers le déni et l'emprise. Le sujet est toujours dans le registre de la toute-puissance;
La rencontre thérapeutique avec les auteurs de violences sexuelles
- soit à sortir de la confusion,
mais par le clivage,
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l'exclusion,
l'affrontement, le passage à l'acte 1. Ce sont ces mouvements d'oscillation
entre le clivage, l'exclusion et la confusion qui permettent d'échapper à l'angoisse. Pour le patient, la confusion fait partie de son fonctionnement: tantôt elle le protége, tantôt elle le menace. Il existe très fréquemment une absence ou pour le moins une difficulté à porter une demande de soins. Dans le contexte social actuel et compte tenu de cette absence de demande, le législateur, dans un souci sécuritaire, ordonne très souvent une obligation de soins. Mais comment s'approprier une demande de soins issue d'un lieu à l'origine d'une violente blessure narcissique qui confronte souvent à une angoisse d'anéantissement massive. En effet, bien souvent, ces patients avaient trouvé, grâce au clivage, un équilibre et une insertion sociale que l'inculpation est venue brutalement mettre en cause.
Du côté du thérapeute C'est aussi dans un mouvement d'aller-retour entre une position autre, différenciée et la capacité à se laisser entraîner dans la confusion et/ou l'affrontement que pourra s'amorcer une rencontre et peut-être un travail
thérapeutique 2. Avec ces patients nous sommes confrontés à un « déterminisme induit dans l'autre» qui ne pourra être identifié comme tel qu'en croisant les points de vue de plusieurs professionnels sur un même patient. Ensuite seulement, l'équipe pourra « se prêter à servir de support à la reprise des défectuosités de l'expérience première propre à chaque cas» 3 afin d'aider le patient dans son travail de subjectivation.
1. Ce que R. Roussillon définit comme un "type de solutions par lesquelles la psyché tente de lier de manière non symbolique ou non complètement symbolique les excitations potentiellement désorganisatrices". ln Fr. Richard, S. Wainrib (dir.), La subjectivation, Chap. 3, «Pluralité de l'appropriation subjective », pp. 59-80. 2. Pour parler de ces mouvements auxquels le thérapeute est soumis, B. Penot parle: «d'un déterminisme induit dans l'autre» qui « commence par court-circuiter le préconscient du thérapeute le plus expérimenté ». Pour lui, contrairement à ce qui se passe dans le transfert objectaI, ici « l'induction subjective de l'autre-soignant va se révéler d'autant plus imparable qu'aura pu faire défaut chez le patient au moins dans ce secteur de sa psyché, une construction fantasmatique». Il parle alors de « transfert subjectal », terme qu'il reprend à X. Jacquey, in La passion du sujet freudien, 1999, Ed. Erès.
3.
B. Penot, idem
350
Les nouvelles figures de la dangerosité
3. Quelles sont les caractéristiques
de notre dispositif ?
Nous avons souhaité que notre dispositif soit constitué de plusieurs espaces de soins articulés les uns aux autres. Le patient est ainsi amené à rencontrer plusieurs thérapeutes et à mettre en oeuvre ses défenses de manière différente. En particulier, il pourra agir le clivage et l'emprise. Nous avons aussi choisi d'utiliser principalement le groupe comme outil thérapeutique et l'analyse groupale issue de la psychanalyse: groupes thérapeutiques pour les patients, groupes d'élaboration pour les soignants et groupes « mixtes» regroupant le patient, un thérapeute et le CIP que nous nommons « réunion triangulaire ». A travers ce dispositif, il est question: - de créer des espaces transitionnels susceptibles de mobiliser, de contenir,d'assouplir et de faire évoluer les processus archaïques; - de permettre que la relation à l'autre soit moins angoissante (diffraction, condensation, déplacements, circulation des éléments transférentiels) ; - de contenir, d'articuler et de mettre en résonance les dimensions « intrapsychiques, interpsychiques et transpsychiques » pour reprendre les concepts de R. Kaës 4. C'est à travers l'analyse des modes d'articulation de ces différents espaces qu'une représentation du patient pourra s'élaborer. La diachronie permet que se crée une histoire qui servira de support pour la transmission de cette représentation. Le patient pourra s'en approprier quelque chose à son rythme et se construire peu à peu sa propre représentation de luimême. Il s'agit là de la reprise d'un travail de subjectivation souvent resté bloqué à cause des traumatismes précoces auxquels le patient a dû faire face 5.
4. Rôle et intérêt pour le CIP Un cadre de soin ainsi défini fera loi pendant la durée de la mesure judiciaire. Le lieu où le cadre de soins pourra être interrogé, remis en cause par l'un ou l'autre des participants sera la réunion triangulaire. Cet espace nous permet d'être associé à un moment de soin. C'est un lieu d'échange, ce n'est pas un lieu de contrôle même si ce sentiment perdure parfois longtemps dans l'esprit du condamné. La continuité, la régularité de ces rencontres, le senti-
4. V. R. Kaës, Le groupe et le sujet du groupe, Ed. Dunod, 1993. 5. V. R. Roussil1on, « Les situations extrêmes et la clinique de la survivance psychique », ln 1. Furtas et Ch. Laval (dir.), La santé mentale en actes, Ed. Eres 2005. V. Annexe 1 : Résumé de notre fonctionnement.
La rencontre thérapeutique avec les auteurs de violences sexuelles
351
ment d'être soutenu et accompagné dans cette démarche de soin, aident à faire tomber certaines défenses. Dans cet espace de soins, nous apportons des éléments concernant la réalité de la situation sociale, familiale, professionnelle, judiciaire de la personne. Cela permet d'interroger les écarts, les décalages à travers la confrontation entre deux réalités. Dans ce cadre peuvent apparaître des attitudes de toute-puissance et de clivage. Cet espace peut aider à prendre en compte l'avis de l'autre. L'autre n'existe pas ou peu dans le cas des agresseurs sexuels. Le suivi ne se résume pas à la mise en place de l'obligation de soins, de la même façon on ne peut pas dire que nous prévenons la récidive en mettant en place uniquement l'obligation de soins. La prise en charge est globale. La personne doit être inscrite dans un processus d'insertion sociale et professionnelle qui confronte à une réalité, à d'autres contraintes. Comment s'organiser, comment négocier avec un employeur pour respecter les soins, comment en parler avec sa compagne? Les difficultés liées à cette réalité peuvent amener la personne à vouloir arrêter les soins ou à mettre en place des stratégies pour fuir ou éviter les soins. La réunion triangulaire permet d'aborder ces questions: je veux arrêter; je risque de perdre mon travail; je n'en vois plus l'intérêt; qu'est ce que je risque? Parfois les difficultés ne sont pas abordées par la personne mais elle ne vient plus au groupe de parole. Les absences sont signalées et interrogées lors de cette rencontre: les absences répétées au groupe de parole et à la réunion triangulaire entraînent un signalement au lAP; une convocation devant le lAP, en présence du CIP ; une reprise de la démarche de soins; une évocation et une reprise des événements en réunion triangulaire. La réunion triangulaire représente un cadre sur lequel chacun peut s'appuyer, auquel chacun peut faire référence; les échanges entre soins et justice n'ont lieu qu'ici, en présence du condamné. La démarche de soins s'inscrit dans la durée, le probationnaire peut accepter l'espace qu'on lui propose comme un lieu ou il est possible d'apprendre à faire avec la contrainte sans être soumis à une justice tyrannique, apprendre à entendre l'autre et travailler sur la relation à l'autre. Malgré les conduites de fuite ou d'évitement, le tout ou rien, les rappels à l'ordre du juge, le cadre de la réunion triangulaire reste immuable, solide malgré les attaques subies. Ce cadre peut devenir sécurisant parce qu'il s'inscrit dans la continuité, la régularité. Il peut aider à faire tomber des défenses, des postures. Il peut aider à l'expression de sentiments et de difficultés. Cet espace aide à faciliter la parole, nous en trouvons un certain bénéfice dans le cadre du suivi socio-judiciaire, nous pouvons ainsi faire des allers-retours entre la réunion triangulaire et le suivi SPIP.
352
Les nouvelles figures de la dangerosité
Nous pouvons évaluer l'implication dans les soins et nous pouvons questionner l'obligation de soins. C'est un espace d'accompagnement et de soutien favorisant une meilleure compréhension de la personne. C'est aussi un accompagnement vers la contrainte, mais parfois un accompagnement vers le retrait de la contrainte (démarche vers le JAP pour la levée de l'O.S.). Comme le précise Xavier Lameyre, si cette rencontre de la justice et du soin autour d'un même sujet peut permettre ou favoriser un travail psychique, elle n'a de raison d'être que sans interchangeabilité des places. Nous essayons de fixer une réunion triangulaire par mois. A la demande de l'un ou l'autre des participants, une réunion exceptionnelle peut être provoquée (souvent à l'initiative du soignant ou du CIP).
5. Présentation du cas de Monsieur R. Monsieur R. a été condamné par la Cour d'assises des Deux-Sèvres en septembre 2000 à 5 ans d'emprisonnement dont 12 mois avec sursis et 3 ans de mise à l'épreuve pour viol sur mineur de 15 ans. TIa été libéré en conditionnelle en avril 2002. M. R. est marié, père de 5 enfants. Il est reconnu comme bon père de famille, agréable dans la relation, jovial avec ses amis, travailleur. Le couple présente une relation harmonieuse. TIresitue son passage à l'acte dans un contexte alcoolique. Il est sorti avec un projet de travail dans une commune qui lui a proposé un CES. La mesure comprend l'obligation de travailler, de soins, de règlement de la partie civile, et de s'abstenir d'entrer en relation avec la victime. La prise en charge SPIP a débuté en juin 2002. Lors de notre première rencontre au SPIP, M. R. confirme sa situation dans l'emploi avec. projet de formation de chauffeur routier, sa démarche de soins auprès du CCAA en précisant qu'il est abstinent. M. R. se montre le plus adapté possible lors de l'entretien, prêt à engager tout ce qui est nécessaire pour prouver qu'il avait évolué, réfléchi, que sa sanction était logique et acceptée et qu'il ne risquait plus de recommencer. L'O.S. au regard des faits est évoquée. M. R. a bénéficié d'entretiens avec la psychologue de la maison d'arrêt de Niort, mais pas au sein du Centre de Détention. Je lui ai proposé une orientation vers le secteur 3 en lui expliquant le dispositif. Il a donné d'emblée son accord, dans un souci de conformité, précisant qu'il me faisait confiance (cet élément de confiance sera présent tout au long du suivi). Nous avons eu ensuite plusieurs rendez-vous rapprochés pour tenter de régler une situation financière difficile avec un travail de lien avec l'A.S. de secteur, la banque, le Trésor Public et l'employeur. Le SPIP a participé à un co-financement dans le cadre d'un dossier Commission d'Action Sociale
La rencontre thérapeutique avec les auteurs de violences sexuelles
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d'Urgence. Ces éléments peuvent apparaître hors sujet, mais ils montrent que le suivi ne se résume pas à la vérification du respect des différentes obligations. M. R. a rencontré l'équipe du secteur 3 en septembre, soit 4 mois après sa sortie. Je suis invité à la 1ère réunion triangulaire, qui est la réunion de fin d'évaluation. J'apporte des éléments et des précisions sur la situation judiciaire, sociale, familiale, professionnelle de M. R.. Cela permet déjà de mesurer les écarts entre ce que M. R. aura pu dire en évaluation et la réalité, et éventuellement d'interroger ces écarts. M. R. évoque ses difficultés à pouvoir assurer sa présence régulière aux soins en raison de son travail mais s'engage à trouver des solutions. L'équipe soignante lui propose d'intégrer un « groupe photo-langage» et nous fixons une date pour la prochaine réunion triangulaire (5 semaines plus tard). Lors de cette rencontre, M. R. évoque sa participation au groupe (3 séances). Suit"un échange avec le psychologue sur le ressenti, les difficultés ou non de parler Je questionne M. R. sur la révélation des faits, la procédure qui a suivi, les résonances sur le plan familial, sur le couple. En fin de réunion, il parle de son emploi et de ses difficultés pour venir (perte de temps == perte d'argent). Quelles solutions peut-il trouver (cf. réunion d'évaluation) ? Peut-il en parler à l'employeur (maire de la commune qui connaît la situation)? A-t-il besoin d'aide pour cette démarche? Nous aurons plusieurs réunions triangulaires où seront abordées ces questions. Fin 2002, début 2003. M. R. ne s'est plus présenté au groupe, ni aux réunions triangulaires. Les convocations au SPIP ne seront pas respectées également. Pendant cette période, je suis interpellé par le maire de la commune qui m'indique des absences, une alcoolisation fréquente. Il me fait part également d'un projet de M. R. qui envisage de se faire héberger chez un collègue de travail, qui vit seul (veuf) avec sa fille adolescente. M. R. habitant à 35 km de son emploi, il veut ainsi réduire ses frais de route. Jointe téléphoniquement, Mme R. ne semble pas informée de son projet, ni d'ailleurs de ses absences répétées aux soins alors qu'elle veille à lui rappeler ses RDV. Nous sommes a priori dans un contexte de récidive. La Juge de l'Application des Peines est alertée sur la situation. M. R. ne répond pas à la convocation du JAP. Il sera présenté par les gendarmes quelques jours plus tard sur mandat d'amener. Je suis présent à cette audition, le JAP me demande de présenter le déroulement du suivi. Je peux ainsi évoquer l'investissement de M. R. dans son suivi judiciaire, son implication dans l'obligation de soins et mon incompréhension sur sa déliquescence actuelle. (Plus tard, M. R. dira qu'il s'est senti soutenu par ma présence dans cette confrontation au Juge.)
354
Les nouvelles figures de la dangerosité
Il s'exprime difficilement, recroquevillé sur sa chaise. Il reconnaît son alcoolisme, évoque une hospitalisation en service alcoologie. La JAP lui rappelle le cadre de la mesure, le menace d'une révocation, lui impose de reprendre les soins au secteur 3. Les réunions triangulaires suivantes nous permettront de reprendre cet événement en faisant le lien avec l'histoire de M. R., en évoquant la place de sa femme dans son suivi (soutien/contrôle), le danger d'une récidive dans ce qu'il voulait mettre en place avec ce collègue Pour conclure, je préciserai que lors des mois suivants, M. R. se mettra à nouveau en difficulté par ses absences répétées au groupe photolangage, mais il maintiendra sa présence aux réunions triangulaires. Cet espace de rencontre entre soins et justice s'inscrit dans la continuité. Il propose un cadre sécurisant, étayant au patient/probationnaire ; celui-ci peut y trouver un soutien pour traiter les crises. Il permet d'approcher parfois la notion de danger à travers les éléments d'un contexte social, familial et professionnel rapportés par le travailleur social et/ou le probationnaire lui-même.
6. Commentaires Ce cas, représentatif des situations que nous rencontrons, illustre un même mouvement: les tensions internes sont d'abord agies dans le dispositif. Les thérapeutes vivent le «transfert subjectal ». Ils doivent travailler à partir de ce qui est agi en prenant appuis sur une élaboration en équipe. Cependant, il est nécessaire que nous ayons pu expérimenter, supporter ce qui était agi dans le dispositif et dans notre psychisme (angoisse, confusion, affrontement). Il faut que le patient puisse expérimenter sa survie et la nôtre à ce qui a été actualisé et éprouvé de part et d'autre. Ceci est facilité par l'articulation de différents espaces. Articulation entre les espaces de soins utilisés successivement par le patient (M.A., C.D., ambulatoire), articulation entre les différents espaces de soins à un même moment et articulation entre espace soignant et espace d'insertion et de probation. Ainsi, le patient est inscrit comme sujet dans une histoire. Il est inscrit dans la durée. C'est sur ce support que le conflit projeté à l'extérieur peut progressivement s'intérioriser et qu'un mouvement de subjectivation peut advenir. Ce mouvement se retrouve aussi dans l'évolution du rapport aux soins où l'on observe différents moments: les soins «pourquoi faire? Ça ne sert à rien! » ; les soins magiques, «j'ai besoin de soins soignez-moi» ; les soins « Maintenant il faut que je m'y mette !»
La rencontre thérapeutique avec les auteurs de violences sexuelles
355
Conclusion A travers les évolutions décrites, il est question d'accession au symbolique, du lent et long cheminement de l'irreprésentable vers le représentable. Les mots parviennent progressivement à lier les émotions. .. Mais il est aussi question de déstabilisation narcissique, d'éprouvés nouveaux chez des personnes où le bon objet interne est très fragile... Parfois le coût du changement est tel qu'il est impossible. Le passage entre les différents stades est un moment trop difficile, des stratégies sont mises en place pour échapper à une angoisse massive. Pourront apparaître alors: - des recours à l'acte (et la récidive en fait partie: Claude Balier parle à ce sujet «de se réduire momentanément à la pulsion pure pour échapper à la catastrophe psychotique» mais il peut aussi être question de se confronter à une réalité extérieure pour se sentir exister) ; - des idées de suicide ou tentatives de suicide pour échapper à un conflit psychique insupportable; - des épisodes de somatisation (la souffrance y est interne, reconnue mais déplacée, le conflit s'y exprime mais son origine psychique n'accède pas à la conscience) . S'il advient une récidive, celle-ci intervient à un moment du processus de soin et peut devenir l'élément déclenchant le franchissement d'une étape. L'expérimentation de la continuité du lien constitue un support narcissique important. Être positionné comme sujet peut alors constituer un soulagement plus fort que l'angoisse que cela représente. Parmi les conséquences concrètes, on trouve une meilleure reconnaissance des faits, de sa propre dangerosité, des conséquences sur la victime... Comprendre ainsi les mécanismes de l'évolution des patients permet d'être particulièrement vigilants aux moments charnières et de faire des liens avec les autres soignants/intervenants pour essayer d'éviter au patient le recours à des solutions le mettant ou mettant les autres en danger. Il s'agit ainsi de construire un dispositif qui puisse s'adapter aux expressions de la problématique des patients et non l'inverse. La dimension étayante et l'aspect diachronique introduit par l'histoire créée avec les patients en constituent les deux piliers essentiels. Dans cette perspective, l'articulation du suivi judiciaire et des soins est appréhendée comme un outil à visée thérapeutique et non comme une harmonisation des stratégies visant à prévenir la récidive. L'un des objectifs de cette articulation est de favoriser la constitution d'une contenance psychique adaptée au fonctionnement de ces sujets et non d'organiser une contention sécuritaire rigide et normative. Contenance solide et sans complicité mais malléable et empathique,
356
Les nouvelles figures de la dangerosité
s'appuyant sur la réalité concrète et la sensorialité plutôt que sur les contenus idéiques. Annexe: Résumé de notre fonctionnement I - Evaluation a) Evaluation par deux soignants séparément: Un psychologue et un infirmier
b) Elaboration en groupe d'un projet de soin si possible
II
-
La prise en charge, qui comporte toujours deux parties: A Travail psychothérapeutique classique: selon projet
- Groupe
de parole avec ou sans médiateur - ou Entretiens individuels - ou Entretiens familiaux En moyenne une fois tous les 15 jours.
B RéunionsTriangulaires Regroupant
- un des deux soignants
de l'évaluation, - le C.I.P. chargé du suivi de la mise à l'Epreuve et - le patient
En moyenne une fois toutes les 4-5 semaines.
III - Et pour les saignants un troisième espace:
. .
C - Réunion hebdomadaire du groupe T.A.A.G.S. Analyse des cas suivis, en particulier le transfert subjectal Réajustement du projet de soin.
27 Le psychiatre. Une (ancienne) nouvelle figure du traitement de la dangerosité par Michel David
La psychiatrie côtoie de longue date les situations dangereuses. Dès sa naissance au début du XIXe, il lui a fallu imaginer des outils législatifs et topographiques pour y répondre. Les soins sous contraintes pour les patients les refusant - et tous n'étant pas dangereux - ont été rendus possibles par la loi de 1838, réformée en 1990 et par la construction des asiles psychiatriques. Toutefois, dans les premiers temps du balbutiement de la psychiatrie, les aliénistes, très engagés dans le débat médico-légal, se sont évertués à traquer la maladie mentale cachée sous un acte violent (monomanie homicide), créant une tension entre les mondes sanitaire et judiciaire. Deux siècles plus tard, l'initiative du traitement de certaines formes de dangerosité n'appartient plus au psychiatre mais lui est assignée par le corps social au travers de dispositions juridiques qui lui imposent de donner son avis (expertise) sur la dangerosité ou de la traiter (injonctions de soins, thérapies pour limiter la récidive). Puisque l'aliéniste débusquait la maladie mentale sous l'acte homicide et cherchait à imposer cette idée à la justice, il faut s'attendre à voir maintenant la justice exiger un avis du psychiatre devant toute manifestation de dangerosité. A cette phase diagnostique doit succéder une approche critique afin d'interroger la pertinence des mesures préconisées. Certaines d'entre elles ne courent-elles pas le risque d'être contreproductives, voire d'être à l'origine de situations dangereuses, notamment en milieu carcéral, que ce soit pour les personnels pénitentiaires ou pour les professionnels de santé? Pourtant, il existe des solutions pour répondre à la dangerosité, sans pour autant croire à son éradication totale. Les moyens nécessaires posent des problèmes politiques, économiques, organisationnels dont l'approche difficile ne peut être en phase avec la simplification imposée
358
Les nouvelles figures de la dangerosité
par la médiatisation « hyperactive» et réductrice de tout problème complexe posé par notre société contemporaine.
1. La création du secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire Dans l'après Seconde Guerre mondiale, dans la continuité de l'esprit de la réforme Amor, il fallut bien penser au sort des détenus souffrant de troubles psychologiques. La réticence des psychiatres hospitaliers a été initialement considérable pour pénétrer dans les prisons et venir y soigner des troubles qui, selon eux, n'auraient été générés que par les médiocres conditions carcérales 1.Ce raisonnement fallacieux n'était pas partagé par des pionniers, comme le psychiatre Paul Hivert, qui ouvre le centre médico-psychologique régional (CMPR) à la prison de la Santé, à Paris en 1960. Une deuxième étape décisive qui prélude à l'organisation actuelle est l'ouverture du CMPR de Fleury-Mérogis avec le soutien de la DASS de l'Essonne et la coopération des psychiatres du centre hospitalier spécialisé d'Etampes en 1973. Sur les plans législatif et réglementaire, la situation des détenus souffrant de troubles mentaux s'appuyait ou s'appuie sur plusieurs références. L'article D. 398 du Code de procédure pénale indique que la présence de troubles mentaux chez une personne détenue relevant de l'hospitalisation d'office doit conduire le psychiatre à diligenter une hospitalisation en établissement spécialisé. En 1967, paraît une circulaire qui crée les centres médico-psychologiques régionaux qui sont dotés dix ans plus tard d'un règlement intérieur cosigné justice/santé. TIy est précisé que des soins en prison sont à privilégier pour éviter le maximum de transferts à l'hôpital. Le décret du 14 mars 1986 officialise la reconnaissance légale du secteur psychiatrique et crée surtout le secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire. Le secteur de psychiatrie né avec le souci de sortir du ghetto asilaire recréait une modalité interventionnelle autour d'un lieu de réclusion. Les SMPR ont une activité essentiellement ambulatoire. Certains disposent de places dites d'hospitalisation de jour. Les détenus y sont hébergés de jour et de nuit mais la présence soignante n'est que diurne. Seuls les SMPR de Fresnes et de Marseille sont équipés d'une hospitalisation 24h124 avec présence d'une équipe soignante de nuit mais avec un accès nocturne difficile aux patients. Cette dernière modalité est en voie de disparition avec la création, en 2002, des unités d'hospitalisation spécialement aménagées (URSA). Les SMPR dans la déclinaison de leur mission ont également une vocation post-pénale afin de participer à la réinsertion des détenus atteints de troubles mentaux. 1.
V. M. David, Psychiatrie
en milieu pénitentiaire,
colI. Nodules,
Ed. PUF., 1993, 127 p.
Le psychiatre. Une (ancienne) nouvelle figure du traitement
359
Pour cela, certains sont équipés d'une consultation externe à la prison. Cette activité reste marginale faute de moyens. Les Unités d'hospitalisation spécialement aménagées (URSA) sont nées avec la loi du 9 septembre 2002. Les URSA devront accueillir tous les détenus souffrant de troubles mentaux et nécessitant une hospitalisation quelle qu'en soit la modalité: hospitalisation libre ou sous contrainte (hospitalisation à la demande d'un tiers ou d'office). L'objectif est de donner à la population pénale les mêmes modalités de soins que la population générale. La création des URSA a été douloureuse pour nombre de psychiatres exerçant en milieu pénitentiaire. Au moment de leur genèse, l'opposition de la psychiatrie de secteur à recevoir des détenus en hospitalisation d'office se faisait croissante et massive. Avec les URSA, les psychiatres de SMPR voyaient venir le spectre de la création d'une filière ségrégative pour détenus, d'une raréfaction des non-lieux psychiatriques et de la poursuite de l'augmentation du nombre des malades mentaux en prison. En revanche, ils étaient exaspérés de voir l'inutilité d'hospitalisations d'office trop brèves pour être efficaces. Pire même, actuellement certains préfets refusent de signer les arrêtés d'hospitalisation d'office préférant laisser un détenu malade en prison plutôt que d'accepter une hospitalisation avec un risque d'évasion. Elle est significative de la prééminence des impératifs sécuritaires sur les objectifs sanitaires. La boucle est donc bouclée, aboutissant à ce que des sociologues nomment « la carcéralisation du soin psychiatrique» 2.
2. Dangerosité, dangerosités En se cantonnant à la dernière décennie, la préoccupation collective vis-àvis de la notion de dangerosité chez les délinquants peut être repérée à partir de la loi du 17juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles. Prononcée par le magistrat après avis expertal ayant posé l'indication d'une injonction de soins, le condamné se voit dans l'obligation de suivre des soins. Dans les suites de cette loi, l'injonction de soins a connu une extension progressive à d'autres types d'infractions non sexuelles où la dangerosité sur les personnes semble probable. Les lois sécuritaires ou des propositions ou projets de loi fleurissent à un rythme effréné. L'hyperactivité législative a pu s'appuyer sur plusieurs rapports parlementaires ou administratifs qui se sont penchés sur la question de la dangerosité en articulation avec le souci de prévenir la récidive délinquante (Tableau 1). Pourtant, la psychiatrie dans son ensemble est bien mal en point pour prétendre 2.
V. J. Bérard et G. Chantraine,
La carcéraIisation
du soin psychiatrique,
Vacarme,
42, hiver 2008.
Les nouvelles figures de la dangerosité
360
s'occuper de tout. Le rapport administratif sur la prise en charge des patients susceptibles d'être dangereux (2006) expose avec nuances les turbulences de la profession. Si l'épuisement et le flottement gagnent les équipes de psychiatrie, tel n'est pas le cas des politiques, jamais à court d'imagination. Concernant la dangerosité, de nouveaux qualificatifs fleurissent. On découvre ainsi la dangerosité avérée et la particulière dangerosité. Dans les expertises de pré-libération conditionnelle, les experts doivent parfois se prononcer sur la présence d'une « dangerosité avérée ». On peut se demander s'il y a besoin d'un expert pour constater une dangerosité qui si elle est avérée paraît certaine, donc probablement constatée par tous et notamment par le personnel pénitentiaire. En outre, si elle est psychiatrique, on peut se demander pourquoi l'individu est encore en prison (encore une responsabilisation excessive; bien que certains sujets puissent développer une pathologie psychiatrique pendant leur incarcération). S'il s'agit d'une dangerosité criminologique avérée, pourquoi demander l'avis du psychiatre? Source
Dangerosité trique
psychia-
Dangerosité criminologique
Rapport Burgelin (2005)
Risque de passage à l'acte principalement lié à un trouble mental et notamment au mécanisme et à la thématique de l'activité délirante.
Phénomène psychosocial caractérisé par les indices révélateurs de la grande probabilité de commettre une infraction contre les personnes ou les biens.
Rapport Sénat sur les mesures de sûreté pour les personnes dangereuses (2006)
Risque de passer à l'acte à un moment donné en raison de troubles mentaux.
Risque de commettre une infraction.
Commission d'analyse et de suivi de la récidive (2007)
Présence d'un trouble mental (au moment des faits) qui justifie une hospitalisation en milieu psychiatrique.
Evaluation d'un risque de récidive d'un sujet ayant commis un premier passage à l'acte. Evaluation probabiliste d'un risque d'un autre passage à l'acte d'un sujet qui le plus souvent n'est pas un malade mental mais qui présente des troubles de la personnalité.
Particulière dangerosité (définition politique) Loi rétention (2008)
de sûreté
Risque particulièrement élevé de commettre à nouveau un meurtre ou un assassinat, des actes de torture ou de barbarie, viol et enlèvement ou séquestration.
Tableau définitions des dangerosités
Dans la famille «dangerosités », on peut piocher la petite dernière: la « particulière dangerosité », présentée par un sujet ayant des troubles graves de la personnalité, créée dans le projet de loi sur la rétention de sûreté et qui devrait permettre d'enfermer à vie des détenus après la fin de leur peine. En-
Le psychiatre. Une (ancienne) nouvelle figure du traitement
361
fin, on pourrait aussi parler de dangerosité politique quand on voit la représentation nationale élaborer des lois sur des sujets qu'elle maîtrise mal, tout en l'admettant, et qui portent pourtant sur des principes fondamentaux d'un Etat de droit
3.
3. L'expertise psychiatrique pénale Que ce soit l'évaluation de la dangerosité ou le risque de constitution d'une filière psychiatrique étanche pour les détenus (par non-recours à l'irresponsabilisation psychiatrique), le rôle des experts psychiatres semble devenir prépondérant. Les différentes questions soulevées par l'expertise psychiatrique
pénale ne manquent pas
4.
A commencer par celles posées sans
détours par M. Foucault qui ne voyait dans l'expert psychiatre que le personnage d'Ubu et qui constatait la régression épistémologique de la psychiatrie dans l'expertise médico-légale 5. L'expertise psychiatrique permettant essentiellement, selon le philosophe, au juge de se soulager de l'angoisse de juger 6. Tous ces travaux appelaient à une conférence de consensus afin de mieux préciser le champ de l'expertise psychiatrique et les conditions de son exercice. Une audition publique 7 sur l'expertise psychiatrique pénale s'est tenue à Paris en janvier 2007. L'approche expertale de la dangerosité y a été étudiée Cette question d'importance conduit le jury à constater que maladie mentale et dangerosité sont trop aisément associées. Poursuivre dans cette voie pourrait amener à une nouvelle forme de « grand renfermement », légitimant des mesures de privation de liberté à durée indéterminée. Un an après l'audition, cette prévision se réalise dans le proj et de loi «rétention de sûreté ». La plus grande prudence est recommandée aux experts dans le traitement de cette délicate question car « la notion de dangerosité est une notion infiltrée de subjectivité qui ne se réduit pas à une analyse psychiatrique et qui nécessite une perspective pluridisciplinaire: en ce sens on peut parler de psychocriminologie ».
3. V. Débats des députés le 8 et le 9 janvier 2008 sur le projet de loi de rétention de sûreté. 4. V. M. David, L'expertise psychiatrique pénale, coll. Psychologiques, L'Harmattan, 2006, 237 p. 5. V. M. Foucault, Les anormaux, Cours au Collège de France, 1974-1975, Coll. Hautes Etudes, Ed. Gallimard et Le Seui1, 1999, 351 p. 6. V. M. Foucault, Dits et écrits IL 1976-1988, L'angoisse de juger, n0205, colI. Quarto, Ed. Gal1imard, 2001,1735 p. 7. Fédération Française de Psychiatrie et Haute Autorité de santé, Expertise psychiatrique pénale, Audition pub1ique, 25 et 26 janvier 2007, Paris, Rapport de la commission d'audition, www.has-sante.fr.
362
Les nouvelles figures de la dangerosité
Si la question de l'évaluation de la dangerosité dans le processus judiciaire revient comme un boomerang dans les mains des psychiatres, il ne faut pas s'en étonner. Dans l'inconscient judiciaire, l'histoire de la monomanie homicide n'a pas été oubliée. Puisque les aliénistes de la première partie du XIXe siècle étaient capables de discerner la maladie mentale là où tous ne voyaient qu'un passage à l'acte criminel, pourquoi les psychiatres contemporains, qui n'ont pu que suivre les progrès de la science, ne seraient-ils pas capables de discerner une dangerosité latente chez tout un chacun? Relier la particulière dangerosité à un trouble grave de la personnalité comme le précise le projet de loi voté par les députés sur la rétention de sûreté suit les remarques de la commission d'analyse et de suivi de la récidive qui recommande l'évaluation de toute forme de dangerosité, qu'elle soit psychiatrique ou criminologique, par un expert psychiatre ou psychologue.
4. Le constat Les grandes étapes ayant abouti à la situation actuelle peuvent être résumées de la manière suivante: 1) Intervention des aliénistes puis des psychiatres dans le débat médico-légal; 2) Participation de la psychiatrie hospitalière à l'ordre public (hospitalisations sous contrainte) ; 3) L'expert psychiatre devient le personnage d'Ubu (M. Foucault) ; 4) Diminution considérable des lits d'hospitalisation (de 120 000 en 1970 à 40 000 en 2005) ; 5) Création du secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire en 1986 ; 4) Raté de la loi de 1994 : pas d'unification médecine/psychiatrie (l'union fait la force) ; 5) Loi de 1998 créant le suivi socio-judiciaire et l'injonction de soins; 6) Crise de la psychiatrie de secteur (refus de recevoir des détenus) ; 7) Augmentation régulièrement constatée et dénoncée du nombre de détenus présentant des troubles mentaux; 8) Création des URSA en 2002 et confirmation de la création d'une filière psychiatrique ségrégative pour les délinquants; 9) Extension des missions expertales; 10) Crise de l'expertise (affaire d'Outreau); Il) Abrasion progressive du secret professionnel (COR, loi de rétention de sûreté, certificat «thérapies pour limiter la récidive ») ; 12) Projet de création des centres socio-médico-judiciaires (2007) ; 13) Projet de loi sur la castration chimique (2007). Pourquoi cette évolution et quelle pourrait être la volonté politique envers les délinquants dangereux ou présumés dangereux? L'objectif essentiel est de remplacer la peine d'élimination radicale par une neutralisation possiblement définitive. La rétention à vie devient envisageable, rendant vraiment perpétuelle une forme de réclusion.
Le psychiatre. Une (ancienne) nouvelle figure du traitement
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5. Les propositions Il nous faut agir entre deux attitudes: croire en l'inéluctabilité du destin d'un homme ou en l'impossible de toute action «thérapeutique» ou d'accompagnement, comme l'exprime le jury de l'audition publique sur l'expertise pénale: « C'est en abordant ces interrogations que l'on pourra aussi s'interroger sur la capacité de récidive, avatar de la dangerosité, entre le leurre du traitement pénal (penser qu'un sujet pourrait modifier du tout au tout sa structure psychique à la faveur de la punition ou de l'entreprise thérapeutique) et celui de penser que l'immuabilité de la structure du sujet signe son inamendabilité ». Pour cela, il faut renoncer à l'illusion d'une vie sans risque, à une sorte de principe précautionneux généralisé. Que pourrait-on faire si on renonce au principe du risque zéro et que l'on s'en donne les moyens (en considérant que l'Etat n'est pas en faillite) ? De nombreuses solutions existent! Ne serait-ce que sur les prises en charge pénitentiaires des auteurs d'agressions sexuelles 8 : - sur le plan judiciaire et pénal, recourir à toutes les modalités alternatives à l'incarcération; - sur le plan expertal, limiter la place de l'expertise 9, notamment en matière d'aménagement de peine, à la fois du fait des connaissances non fiables de la psychiatrie en ce domaine, mais aussi parce que le principe de précaution conduira les experts psychiatres à relever des particulières dangerosités et des dangerosités avérées chez de trop nombreux délinquants (les faux positifs seront certainement importants) ; - sur le plan psychiatrique, abolir le secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire 10 pour réintégrer les soins aux détenus dans le droit commun de la psychiatrie générale et éviter la création définitive d'une filière ségrégative. La psychiatrie de secteur doit renoncer à l'illusion de la déshospitalisation généralisée. TIfaut encore considérer qu'un certain nombre de patients méritent un encadrement très contenant, dans des conditions optimales d'accueil, d'hébergement, d'écoute et de soins qui doivent permettre d'éviter au maximum l'émergence de comportements violents. Plutôt que de créer des UHSA coûteuses et uniquement destinées à recevoir des détenus, il vaudrait mieux 8. V. 1. Alvarez et N. Gourmelon, La prise en charge pénitentiaire des auteurs d'agressions sexuelles, coll. Perspectives sur la justice, Ed. La documentation Française, 2007, 197 p. 9. V. M. David, Faut-il organiser la résistance aux expertises ?, Communication aux l7c journées nationales des Secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire et unités pour malades difficiles, 7 et 8 novembre 2005,
[email protected]. 10. V. M. David et B. Parra, Vingt ans après: vers un changement de paradigme des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire confrontés à l'emprise sécuritaire, En forme de « disputes », Communication aux l8e journées nationales des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire et unités pour malades difficiles, 6 et 7 novembre 2006,
[email protected].
364
Les nouvelles figures de la dangerosité
concevoir le développement d'Unités pour Malades Difficiles ou d'Unités de Soins Intensifs Psychiatriques (USIP).
6. L'appropriation
psychiatrique
des dangerosités
« Estre en dangier » en vieux français signifiait « être à la merci de quelqu'un, être soumis à son pouvoir ». Le psychiatre n'est-il pas à la merci du pouvoir politique et le « dangereux» à la merci d'un pouvoir psychiatrique illégitime, trop imbu d'un pseudo-savoir ? Au cours de ce long et progressif cheminement, la psychiatrie s'est appropriée un discours sur la dangerosité, notamment au travers de la pratique expertale, tout en se désengageant de la prise en charge thérapeutique des sujets souffrant de maladies psychiatriques graves, dont une des conséquences est parfois un comportement dangereux. Un certain discours théorique, expertal surtout, donnerait l'illusion aux dirigeants politiques que la psychiatrie aurait une compétence exclusive en
matière de dangerosité(s).En imitant les propos de George Lantéri-Laura Il sur les perversions sexuelles, ne pourrait-on pas transformer le titre de son livre en l'écrivant ainsi: Lecture des dangerosités. Histoire de leur appropriation psychiatrique. Et pourtant, cet auteur subtil précisait bien les limites de nos savoirs: « La science, réputée connaissance de la nature, doit produire des règles naturelles, et si elle s y refuse, en montrant qu'elle ne peut qu'expliquer, sans jamais imposer ou prohiber, il se trouve toujours des hommes de science pour enrober de leur prestige scientifique les interdictions dont la culture a besoin et que la science, en tant que telle, ne peut aucunement fournir. »
Il. V. G. Lantéri-Laura, son, Paris, 1979.
Lecture des perversions.
Histoire
de leur appropriation
médicale,
Ed. Mas-
28 Approche médicamenteuse de la dangerosité par Alexandre Daillet
La prise en charge pharmacologique de la dangerosité peut sembler à certains être une illusion ou une aberration. Il ne faut donc pas être dupe du caractère provocateur de ce titre, ainsi que du raccourci logique qu'il implique. Il faut donc ici comprendre: «Prise en charge pharmacologique des troubles de la personnalité et de certains troubles mentaux particulièrement présents dans les populations pénales et susceptibles d'influer sur la probabilité de passage à l'acte ». L'évolution de la psychopharmacologie d'une part, l'évolution de la psychiatrie biologique, qui aborde l'étiologie des troubles mentaux sur le plan des neurosciences d'autre part, ont permis une meilleure compréhension du passage à l'acte et l'utilisation plus large de psychotropes dans des applications de psychiatrie légale. Par ailleurs, le développement d'un courant psychiatrique de prise en charge des troubles de la personnalité, notamment sur le plan pharmacologique, autorise aujourd'hui à envisager une telle approche
1.
Il ne faut cependant pas en déduire qu'il faille développer une vision simpliste du problème. Le passage à l'acte dangereux s'inscrit dans un faisceau de causalités parmi lesquelles il y a lieu d'isoler les facteurs liés à l'auteur des faits d'une part et les facteurs extérieurs liés aux circonstances spécifiques qui ont précédé et accompagné le passage à l'acte d'autre part. En outre, le fait qu'il existe une possibilité d'abord pharmacologique des troubles de la personnalité ou des dimensions de la personnalité et du com1. v. S.C.Herpetz SC, M. Zanarini M, C.S. Schultz, L. Siever, K. Lieb, H.J. Müller, WFSBP Task Force on Personality Disorders, World Federation of Societies of Biological Psychiatry (WFSBP) guidelines for biological treatment of personality disorders, In The World Journal of Biological Psychiatry, 2007/8, pp. 212-244.
366
Les nouvelles figures de la dangerosité
portement humains ne justifie en rien que le médecin se départisse en quoi que ce soit des règles professionnelles, éthiques ou humaines qui doivent caractériser son action. En particulier, la prescription doit toujours être le résultat du colloque singulier entre le patient et son médecin. Ce colloque permet de préciser les caractéristiques particulières que revêtent les problèmes de personnalité ou de comportement chez une personne donnée et de mesurer les avantages escomptés de la prescription par rapport au risque potentiel ou aux inconvénients des médicaments utilisés. Le colloque singulier permet en outre d'évaluer la compliance du patient et de l'aider à gérer correctement son traitement, en particulier en lui assurant l'information la plus adéquate. Il importe donc de s'adresser ici principalement à des comportements ou à des traits de personnalité que le patient lui-même reconnaît ou dont il prend conscience qu'ils génèrent chez lui ou dans son entourage une souffrance significative. On pourrait qualifier ces caractéristiques d' égodystoniques. Le succès de la prise en charge dépend aussi du fait que le traitement procurera au patient un bénéfice sur le plan du bien-être général. Il est donc indispensable d'accompagner l'ensemble de la démarche d'une approche psychothérapeutique, quelles qu'en soient les modalités (cognitivo-comportementale, psychanalytique, systémique ou autres), pour peu que le psychothérapeute accepte l'idée qu'une telle médication soit prescrite. Parmi les facteurs liés à l'auteur, il y a lieu de préciser qu'il existe des causes lointaines, qui ont contribué à la structuration de la dangerosité de manière durable chez un sujet donné, c'est-à-dire les traits de la personnalité, mais aussi des causes prochaines, que l'on recouvre par le vocable état (état dépressif ou anxieux par exemple). Les déterminants des traits sont complexes. Il est aujourd'hui raisonnable de penser que les modèles les plus pertinents prennent en compte tant les caractéristiques biologiques du sujet concerné, à savoir son patrimoine génétique et son développement embryonnaire en particulier neurologique, que les événements de vie, ponctuels ou durables, auxquels ce sujet a été confronté (abandon parental, maltraitance ou négligence par exemple, mais aussi carences alimentaires, consommation d'alcool ou de drogues dès l'enfance ou l'adolescence). On sait aujourd'hui toute l'importance de tenir compte de l'interaction de ces facteurs plutôt que de l'influence spécifique de ces différents facteurs dans la compréhension de l'étiologie. Lorsqu'on se place du point de vue dimensionnel plutôt que catégoriel, c'est-à-dire lorsqu'on considère les traits de personnalité plutôt que les catégories diagnostiques, il est possible de considérer les problématiques de nombreux délinquants. Les dimensions qui nous concernent particulièrement peuvent être
Approche médicamenteuse de la dangerosité
367
classées dans deux grandes catégories: l'agressivité et l'impulsivité. Nous y adjoindrons, bien qu'elle ne représente pas une dimension de personnalité à proprement parler, la libido.
Si l'on se réfère aux entités nosographiques définies par DSM-IV-TR 2, l'agressivité est une dimension qui est retrouvée dans les troubles suivants: trouble explosif intermittent, trouble des conduites, trouble de la personnalité antisociale, trouble de la personnalité borderline. D'autres situations problématiques n'ont pas (ou pas encore) trouvé leur expression spécifique dans le DSM -IV-TR, comme l'alcoolisme de type II (alcoolisme à début précoce, dipsomaniaque et générant des comportements antisociaux uniquement en cas d'intoxication), la violence conjugale ou encore le comportement suicidaire, lequel semble corrélé aux comportements agressifs en général. La seconde dimension de personnalité est l'impulsivité, qui peut se définir comme une tendance à ne pas résister à une pulsion, même lorsque les conséquences néfastes d'un passage à l'acte sont connues.
1. Prise en charge de l'agressivité Parmi les neurotransmetteurs présents dans le système nerveux central, la sérotonine semble jouer un rôle tout à fait central au travers de la voie nerveuse partant des noyaux supérieurs du raphé pour aboutir dans le cortex pré frontal. Cette voie est impliquée dans la dépression, l'agressivité, l'impulsivité et le comportement suicidaire. Dans tout ces cas, c'est le déficit en sérotonine au niveau de la synapse qui a été impliqué. Diverses études ont montré que le déficit de la fonction sérotonergique était corrélé avec la tendance à l'agressivité. C'est en étudiant la concentration de l'acide 5Hydroxy-Indole-Acétique (5-HIAA) dans le liquide céphalo-rachidien de patients dépressifs que Âsberg et ses collègues 3 ont mis en évidence une dichotomie: le groupe des patients ayant une concentration basse de 5HIAA dans le liquide céphalo-rachidien présentaient des tendances suicidaires. En 1979, Brown et ses collègues 4 montraient une corrélation entre le taux de 5-HIAA dans le liquide céphalo-rachidien et l'hétéro-agressivité au cours de la vie chez des militaires atteints de troubles de la personnalité. Ces données ont été depuis largement reproduites. 2. V. American Psychiatrie Association. DSM-IV-TR : manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 2003, Paris, Masson. 3. V. M. Âsberg, L. Traskman, P. Thorén, 5-HIAA in the cerebrospinal fluid: A biochemical suicide predictor. In Archives of General Psychiatry, 1976/33, pp. 1193-1197. 4. V. G.L. Brown, F.K. Goodwin, J.e. Ballenger, P.F. Goyer, L.F. Major, Aggression in humans correlates with cerebrospinal fluid amines metabolites, In Psychiatry Research, 1979, n° l, pp. 131-139.
368
Les nouvelles figures de la dangerosité
A la suite de Lindgren et Kantak 5 (1987), les arguments scientifiquesont apporté des précisions, dans le sens d'une modulation de l'agressivité au travers d'un effet d'équilibre des récepteurs post-synaptiques 5-HT1 et 5HT2 de la sérotonine, situés sur les dendrites et les corps cellulaires des neurones du cortex préfrontal. Le fait est que l'augmentation de la sérotonine au niveau synaptique au moyen des inhibiteurs du recaptage de la sérotonine favorise cet équilibre dans le sens d'un rapport 5-HTI/5-HT2 augmenté, ce qui diminue l'agressivité. Le fait d'administrer une substance qui augmente à terme la disponibilité de la sérotonine au niveau de la synapse favorise la diminution des tendances agressives, impulsives, suicidaires et dépressives. A terme, en augmentant la sérotonine disponible au niveau synaptique, on favorise la sensibilité des récepteurs 5-HT1. C'est en particulier ce que réalisent les inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine comme la fluoxetine (Prozac @), la sertraline (Zoloft @), la paroxetine (Deroxat @) ou la fluvoxamine (Floxyfral @). Ceci nécessite cependant qu'il soit tenu compte du risque d'augmentation de l'agressivité et du suicide en début de traitement ou dans des populations spécifiques comme les adolescents. Pour contrer ce risque, l'administration de substances agissant directement comme agonistes des récepteurs 5-HT1 (a) peut être utile soit en début de traitement soit en vue de potentialiser des effets insuffisants. C'est le rôle que peuvent avoir des substances comme les spirones ou séréniques, substances peu utilisées à ce jour et dont la fonction reconnue est l'anxiolyse. La seule molécule de cette classe dont nous disposons en France est la buspirone (Buspar @). L'autre solution consiste à administrer des substances ayant une fonction antagoniste sur les récepteurs 5-HT2. C'est en particulier le cas d'un certain nombre d'antipsychotiques récents comme la pipampérone (Dipiperon @), la rispéridone (Risperdal @), la clozapine (Leponex @) ou encore l'olanzapine (Zyprexa@). Un nouvel antipsychotique, l'aripiprazole (Abilify@) possède à la fois une fonction agoniste 5-HTI et une fonction antagoniste 5-HT2, ce qui laisse présager qu'il puisse avoir d'excellentes qualités anti -agressives.
5. V. T. Lindgren, K.M. Kantak, Effects of serotonin receptor agonists aggression in mice, In Aggressive Behavior, 1987, n013, pp. 87-96.
and antagonists
on offensive
Approche médicamenteuse de la dangerosité
369
2. Prise en charge de l'impulsivité On décrit l'impulsivité comme la difficulté à maîtriser les pulsions ou à établir des stratégies comportementales socialement acceptables pour les satisfaire. A ce titre, l'impulsivité se retrouve dans des troubles tels que le jeu pathologique, la kleptomanie, la pyromanie, les achats compulsifs, mais aussi les paraphilies ou déviances sexuelles, ainsi que dans les troubles de la personnalité antisociale et borderline 6. Les toxicomanies, y compris l'alcoolisme, peuvent aussi rentrer dans cette catégorie. On sait aujourd'hui qu'il existe des raisons de penser que l'impulsivité de l'adulte est assez similaire au trouble de déficit de l' attention/hyperactivité de l'enfant, au point que cette entité diagnostique (trouble déficit de l'attention/hyperactivité) peut aussi être posée chez les adultes 7. Elle implique donc un hypofonctionnement dopaminergique au niveau des voies mésolimbiques, entre d'une part l'aire tegmentale ventrale et d'autre part le striatum ventral (nucleus accumbens, septum). La sérotonine joue également un rôle important dans l'impulsivité et l'administration d'inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine a été recommandée dans le traitement des troubles du contrôle des pulsions, notamment dans le traitement de déviances sexuelles 8. Des exhibitionnistes ont ainsi été traités avec succès. Les sérotonergiques présentent en outre l'avantage de diminuer la libido, ce qui est un effet secondaire craint dans le traitement de la dépression, mais peut représenter un avantage dans le traitement des auteurs d'infractions à caractère sexuel. On a également proposé l'administration d'antagonistes des récepteurs mu et kappa des opiacés pour diminuer la récompense ressentie lors des comportements impulsifs. Des essais cliniques ont entre autres été réalisés avec la naltrexone (Nalorex @, Revia @) dans la toxicomanie, l'alcoolisme, la kleptomanie, le jeu pathologique9 ou encore chez des adolescents qui présentaient des troubles du comportement sexuel 10.
6. V. A. Dailliet, P. Cosyns, F. Van Hunsel, Impulsivité, agressivité et paraphilies. In M. Dierick, M. Ansseau, H. D'Haenen, J. Peuskens, P. Linkowski (Rééditeurs), Manuel de Psychopharmacothérapie. Gent (Belgique): Academia Press, pp. 329-353. 7. V. S.V. Faraone, 1. Biederman, T. Spencer, T. Wilens, L.J. Seidman, E. Mick, A.E. Doyle, Attention-deficit/hyperactivity disorder in adults: An overview. In Biological Psychiatry, 2000/48, pp. 9-20. 8. V. D.M. Greenberg, J.M. Bradford, S. Curry, A. O'Rourke, A comparison of treatment of paraphilias with three serotonin reuptake inhibitors: A retrospective study, In Bulletin of the American Academy of Psychiatry and the Law, 1996/24, pp. 525-532. 9. V. S.W. Kim, J.E. Grant, D.E. Adson, Y.C. Shin, Double-blind naltrexone and placebo comparison study in the treatment ofpathological gambling, In Biological Psychiatry, 2001/49, pp. 914-921. 10. V. R.S. Ryback, Naltrexone in the treatment of adolescent sexual offenders, In Journal of Clinical Psychiatry, 2004/65, pp. 982-986.
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370
Si on a longtemps considéré que le trouble déficit de l'attention/hyperactivité était l'apanage des enfants et des adolescents, on reconnaît aujourd'hui la persistance de ce trouble à l'âge adulte représente un problème clinique important. Il pourrait se confondre dans une large mesure avec le trouble de la personnalité borderline. On sait aussi que ce trouble se retrouve en particulier chez des patients délinquants sexuels paraphiles (par rapport à des délinquants sexuels non paraphiles) avec une prévalence très élevée Il, au point que l'on a pu envisager d'adjoindre un psychostimulant tel que le methylphenidate (Ritaline @) dans le traitement pharmacologique de paraphilies
12.
3. Diminution de la libido Enfin, dans les cas les plus graves de délinquance sexuelle, en particulier répétitive, ou lorsque la prise de conscience par le sujet peut s'avérer trop faible, on a pris en considération l'idée de freiner la libido en supprimant l'action de la testostérone, hormone de la libido, chez les sujets concernés. Historiquement, des années 20 aux années 70 du XXe siècle, la castration physique a été largement pratiquée en Europe du Nord, le plus souvent avec l'accord (plus ou moins sollicité!) du patient lui-même 13. L'Allemagne nazie imposa la mesure par simple décision du juge sans consentement de l'intéressé, en ce compris pour l'homosexualité. Une première tentative de «castration chimique» fut réalisée dès les années 40 au moyen d'oestrogènes, mais les inconvénients (en particulier le cancer du sein) firent renoncer à cette méthode. Il fallut attendre l'arrivée des anti-androgènes, acétate de cyprotérone (Androcur @) en Europe et acétate de médroxyprogestérone (Dépo-Provera @) pour qu'une véritable freination de la libido puisse être envisagée. Depuis le début des années 90, on a suggéré que les analogues de la gonadolibérine pouvaient être utilisés avec moins d'inconvénients en termes
Il. V. M.P. Kafka, R.A. Prentky, Attention-deficit/hyperactivity disorder in males with paraphilias and paraphilia-related disorders: A comorbid study. In Journal of Clinical Psychiatry, 1998/59, pp. 388396. V. ég. M.P. Kafka, J. Hennen, A DSM-IV Axis I comorbidity study of males (n=120) with paraphilias and paraphilia-related disorders. In Sex Abuse, 2002/14, pp. 349-366. 12. V. M.P. Kafka, J. Hennen, Psychostimulant augmentation during treatment with selective serotonin reuptake inhibitors in men with paraphilias and paraphilia-related disorders: A case series. In Journal ofClinical Psychiatry, 2000/61, pp. 664-670. 13. V. 1. Bremer. Asexualization: A Follow-up Study of 244 Cases, New York, MacMillan Company, 1959, 366 p..
Approche médicamenteuse de la dangerosité
371
14
d'effets secondaires tout en assurant une diminution de la libido suffisante, agissant à la fois sur les fantasmes déviants et sur le risque de mise en acte. TI faut toutefois tenir compte d'une augmentation de la libido au cours des toutes premières semaines de traitement. Ce risque peut être contré par l'adjonction de cyprotérone pendant cette période. Ces traitements hormonaux ne sont toutefois pas exempts d'inconvénients importants: déminéralisation osseuse, augmentation du risque cardio-vasculaire, féminisation, perte définitive de la libido ou stérilité, même après arrêt du traitement.
4. L'importance
du régime alimentaire
La sérotonine est une monoamine fabriquée entre autre dans le cerveau à partir d'un acide aminé essentiel, le tryptophane. La transformation du tryptophane en sérotonine disponible comme neurotransmetteur n'est cependant pas l'utilisation prioritaire que le corps humain fait de cet acide aminé et il convient donc qu'il soit fourni en quantité suffisante. Il a été montré que le déficit en tryptophane dans l'alimentation est susceptible de favoriser des comportements violents 15,en particulier chez des sujets ayant des tendances agressives plus marquées. Le tryptophane est particulièrement présent dans le chocolat, les œufs, les bananes, les dattes, le lait, le fromage, la viande rouge ou la volaille. On reconnaît de plus en plus le rôle favorable des acides gras n-3 polyinsaturés sur l'état mental ou, a contrario, le rôle délétère joué par la privation de ces substances qui ne sont pas fabriquées par le corps humain, mais indispensables pour un fonctionnement mental harmonieux. Gesch et collègues ont ainsi comparé, dans une prison britannique, en double aveugle contrôlé par placebo, l'apport d'acides gras n-3 polyinsaturées et de vitamines dans un groupe de détenus et observé après une quinzaine de jours que le groupe traité manifestait une diminution significative, de l'ordre de 26,3 %, des comportements violents et antisociaux 16.
14. V. F. Thibaut, B. Cordier, lM. Kuhn, Effect of a long-lasting gonadotrophin hormone-releasing hormone agonist in six cases of severe male paraphilia. In Acta Psychiatrica Scandinavica, 1993/87, pp. 445-450. V. ég. A. RosIer, E. Witztum, Treatment of men with paraphilia with a long-acting analogue of gonadotropin-releasing hormone. In New England Journal of Medicine, 1998/338, pp. 416-422. 15. V. C. Bell, J. Abrams, D. Nutt D, Tryptophan depletion and its implications for psychiatry. In British Journal of Psychiatry, 2001/178, pp. 399-405. 16. V. C.B. Oesch, S.M. Hammond, S.E. Hampson, A. Eves, M.J. Crowder, Influence of supplementary vitamins, minerals and essential fatty acids on the antisocial behaviour of young adults prisoners. In Br J Psychiatry, 2002/181, pp. 22-28.
372
Les nouvelles figures de la dangerosité
Conclusions Les progrès de la psychopharmacothérapie, qui ont permis la prise en charge des troubles mentaux sévères, tels que la schizophrénie ou la psychose maniaco-dépressive, font envisager aujourd'hui la possibilité d'une prise en charge des comportements problématiques et des traits de personnalité. Cette approche reste cependant à développer. On peut envisager d'une part de diminuer l'agressivité et l'impulsivité pathologique, d'autre part de freiner la libido dans les cas les plus sévères de délinquance sexuelle à répétition. Cette approche nécessite cependant que l'éthique médicale soit préservée et qu'elle soit associée avec une prise en charge globale (sociale et psychologique, en particulier) si on veut en assurer l'acceptation et le succès. La démarche thérapeutique doit être individualisée et ne peut être appliquée de manière indisériminée. En particulier, le principe primum non nocere (d'abord, ne pas nuire) doit prévaloir. La réduction de la dangerosité ne constitue dès lors en définitive qu'un bénéfice secondaire d'une indication judicieusement posée dans l'intérêt du patient.
29 La construction d'une logique non punitive: les stages « dialogues citoyens » par Eduardo Valenzuela, Marie Peretti-Ndiaye
En France, la justice pénale repose sur trois piliers: l'incarcération, la prévention de la récidive et la réinsertion. Sur près de 200.000 personnes sous main de justice, les trois quart exécutent leur peine en milieu ouvert. En application de la loi, la plupart des peines de prison de moins d'un an ne sont pas exécutées. Ces courtes peines sont souvent remplacées par des peines alternatives à l'incarcération. Ces dernières, axées sur la prévention de la récidive et l'insertion, reposent toutefois sur un principe punitif: il faut « payer sa dette à la société» ainsi qu'à la victime. Certaines mesures se sont ainsi généralisées et sont appliquées sur tout le territoire français. C'est le cas des travaux d'intérêt général (TIG), du sursis avec mise à l'épreuve, de la liberté conditionnelle, du bracelet électronique et du chantier extérieur, entre autres, qui s'appuient sur le suivi socio-judiciaire. D'autres mesures sont mises en place au niveau départemental par les Services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) et impliquent parfois l'intervention de partenaires extérieurs. Il existe ainsi des groupes de parole autour de l'alcoolisme, des infractions au code de la route ou des violences conjugales, qui se déclinent localement. C'est dans ce dernier contexte que des modules «Dialogue Citoyen» 1 expérimentaux ont débutés en 1999 à l'initiative du SPIP des Yvelines. Le principe de ces modules était l'organisation de rencontres entre des personnes condamnées à des peines alternatives à la prison et des représentants de différentes institutions et associations. Ces personnes avaient du mal 1. draft.
V. E. Valenzuela,
Rapport d'étape
sur les modules
« dialogue
citoyen»
des Yvelines, mai 2006,
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Les nouvelles figures de la dangerosité
à accepter leur peine, ils étaient en manque de repères. L'objectif des rencontres était une réflexion sur soi des participants, l'acceptation de logiques différentes, comme celles des institutions de la Police et de la Justice et celles d'autres acteurs comme les élus locaux et militants associatifs. Les services pénitentiaires ont fait appel à des jeunes sociologues, doctorants du Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologiques (CADIS),de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, pour observer et intervenir comme médiateurs pendant ces stages afin de créer un espace de parole plus « libre» que celui offert par les travailleurs sociaux déjà en charge des contrôles judiciaires. Le groupe cible de ces modules «Dialogue Citoyen» était dans un premier temps des jeunes condamnés à des Travaux d'Intérêt Général pour la dégradation de biens dans les transports publics, les incivilités, les outrages. L'expérience est encore en cours dans les Yvelines, elle a servi de modèle à d'autres départements pour mettre en place des dispositifs équivalents. A partir de 2006, l'expérience menée a servi de référence pour l'application d'une partie du volet insertion de la loi Perben 2, prévoyant des stages de citoyenneté. Ces stages pouvaient être prononcés comme peine principale, dans le cadre des compositions pénales ou comme alternatives aux poursuites. C'est dans ce cadre qu'intervient aujourd'hui principalement l'association « Dialogues Citoyens. »
Les observations réalisées par les sociologues doctorants du CADIS dans le cadre du projet pilote ont permis à ces derniers d'acquérir une expérience, expérience à partir de laquelle l'association «Dialogues citoyens» a été créée. Un programme de recherche et d'extension de ces dispositifs a été mis en place, a partir des expérimentations faites sur plusieurs départements de l'Ile-de-France, du Centre et du Nord. L'expérience a cherché à intégrer des apports de la sociologie de l'action, notamment de l'intervention sociologique, mais également de la dynamique de groupe et de la psychologie. L'objectif central est de créer un espace de réflexion individuel et collectif pour les personnes condamnées à ces stages ou orientées par les travailleurs sociaux qui les suivent, et ce à travers les dialogues entre les différents acteurs de la cité et les personnes placées sous main de justice. Il s'agit ainsi d'offrir à chacun des stagiaires un espace pour penser son
rapport à soi et à l'autre tout en donnant des clés - par le biais d'un jeu de projections et d'identifications - pour comprendre les différentes logiques institutionnelles. Le stage de citoyenneté est ici envisagé comme un dispositif qui oppose une vision basée sur l'idée de norme et de déviance, à une autre basée sur la prise de conscience de processus inconscients, qui amènent à des passages à l'acte délictueux et trouvent leur ancrage dans le vécu de rejets identitaires et de stigmatisations. La reconnaissance du vécu de chacun
La construction d'une logique non punitive
375
est le premier pas vers une ouverture à l'autre, qui ne peut pas être imposée de façon normative, mais qui a besoin d'être induite, proposée. La réponse aux pratiques délinquantes que propose ce dispositif est donc: une fois que la société à travers son appareil judiciaire et pénal a marqué une limite contraignante à des faits considérés comme inacceptables, elle essaie d'induire une prise de conscience des faits commis et de leur conséquence pour autrui. L'objectif social est d'avoir un impact en termes d'insertion et de récidive. A partir des observations, de la pratique des modules «dialogues citoyens» et des stages de citoyenneté mis en œuvre par les SPIP et les tribunaux, en partenariat avec l'association Dialogues Citoyens, nous interrogeons les conditions sociales et Ï11dividuelles dans lesquelles s'inscrivent ces parcours, ainsi que la façon de participer à des prises en charge dont le but est le désistement de parcours délictueux ou délinquant. Nous nous arrêterons ensuite de façon plus précise sur ce dispositif spécifique d'alternative pénale que constituent les stages de citoyenneté. Après avoir envisagé le cadre historique et législatif au sein duquel cette mesure émerge, nous réfléchirons à son impact. Enfin, nous aborderons les questionnements empiriques et méthodologiques liés à une pratique en construction.
1. Réflexion sur les conditions sociales du passage à l'acte délictueux Pour comprendre les nouvelles formes revêtues par les actes délictueux, on ne peut se passer des lectures relatives aux changements sociaux et historiques les plus importants et notamment des travaux sur les origines de la crise, ses manifestations de violence, ses lieux de conflits entre autorité et
population et ses lieux de fractures. François Dubet 2 distingue trois paradigmes centraux autour desquels s'agencent différents modèles explicatifs de la délinquance. Le premier de ces paradigmes est celui du choix rationnel. Il peut donner lieu à des énoncés du type « il est facile de voler et rationnel de le faire étant donné l'inefficacité relative de la répression et la faiblesse du contrôle social et de la réprobation dans une société d'individus utilitaristes» et va souvent de pair avec le paradigme mertonien selon lequel la déviance est directement liée au décalage entre l'idéal d'égalité et l'inégalité de fait. Le second considère la faiblesse du contrôle social comme un des facteurs centraux dans le développement de la délinquance, cette faiblesse n'étant pas seulement le fait de l'Etat mais d'une façon bien plus large celui de toutes les instances traditionnellement en charge de ce contrôle (adultes, voisi2. 2002.
V. F. Dubet, « Délinquance
et sécurité:
note critique », p. 581-590,
ln Sociologie
du travail, 44,
376
Les nouvelles figures de la dangerosité
nage.. .). Le paradigme se référant au concept de domination constitue le troisième de cette typologie. Ici, l'idée prédominante est celle d'individus ne pouvant se constituer en acteurs sociaux du fait de l'importance des déterminants pesant sur eux. La délinquance apparaît comme un effet direct de cette incapacité à agir et à se constituer comme sujet au sein de l'espace social qu'ils habitent. Ces différentes lectures s'appuient toutes sur l'idée que, ces dernières années, la société française, et plus largement encore nombre des sociétés occidentales, n'arrivent plus à mettre en place un système incluant l'ensemble de la population, reléguant ainsi dans de nombreux espaces de fracture des pans entiers de sa population.
2. Une société fragmentée Placée depuis plusieurs décennies au cœur du langage politique et institutionnel, notamment pour désigner l'ensemble des pratiques mises en place pour incorporer des individus perçus comme extérieurs dans un ensemble plus large, voire 1'« effort d'un collectif sur lui-même pour maintenir ou affermir des liens avec un ensemble» 3, l'intégration pose aujourd'hui question. C'est ici l'intégration en tant que «processus multiforme [et] ensemble d'interactions sociales provoquant chez les individus un sentiment d'identification à une société et à ses valeurs, grâce auquel la cohésion so-
ciale est préservée»
4
que nous souhaitons questionner. Ce processus peut
être envisagé comme un mécanisme « continu d'intériorisation de règles et de valeurs communes [qui] permet de socialiser, dans un cadre national, des citoyens appartenant à des entités géographiques, des classes sociales, des cultures ou des religions différentes» 5, le cadre national a été jusqu'il y a quelques décennies la scène sur laquelle se jouaient ces processus d'intégration. Or, il apparaît aujourd'hui que les logiques économiques et identitaires ne font plus partie d'un même système social définit dans le cadre de l'Etatnation. Ce sont plutôt des logiques divergentes et autonomes, transnationales. Les individus se définissent beaucoup moins par rapport à leur appartenance ou intégration à ce cadre national que par rapport à une expérience personnelle, unique, dans laquelle ils combinent leurs appartenances pour devenir acteur et n'être atteint par aucune de ces 3. V. J.-P. Obin, A. Obin-Coulon, 4. V. P. Weil, La République et tion du Seuil/La République des idées, 5. V. P. Weil, La République et tion du Seuil/La République des idées,
Immigration et intégration, Paris, Hachette, 1999, p. 9. sa diversité. Immigration, intégration, discrimination, Paris, Édi2005, p. 47-48. sa diversité. Immigration, intégration, discrimination, Paris, Édi2005, p. 48.
La construction d'une logique non punitive
377
logiques. Dans ce cadre, les conflits sociaux ne sont plus structurants, ni porteurs d'historicité. La transformation sociale, l'intégration advient au cœur des individus et la capacité qu'a chacun de donner du sens à sa vie ne peut venir que d'une expérience personnelle et non pas de son inscription dans un système social de référence
6.
Dans un tel contexte, comment l'Etat peut-il continuer à intervenir dans les milieux de fracture sociale et comment, d'autre part, l'individu qui appartient à ces espaces de fracture peut-il arriver à se construire malgré les difficultés auxquelles il est confronté? Cette appartenance constitue souvent un handicap. Elle se traduit, en effet, par de plus grandes difficultés à trouver un emploi, le fait d'être ou se sentir victime de discrimination et de stigmatisation. Des situations qui s'accompagnent d'un rejet de l'autorité de phénomènes de groupe et de création de sous-cultures d'opposition. La déliquescence d'une forme traditionnelle d'autorité constitue dans ce contexte, pour beaucoup de professionnels exerçant dans ces zones que l'on nomme parfois « les quartiers », une préoccupation de premier ordre. L'acte délictueux individuel peut alors être perçu, si l'on accepte soimême un certain décentrement du regard, comme une réponse individuelle à des effets de domination ou d'exclusion. De même, les émeutes urbaines apparues en France depuis plusieurs décennies semblent s'inscrire dans une opposition collective à ces effets. Elles font souvent suite à des décès de jeunes lors d'actions menées par les forces de police et paraissent avoir pour moteur principal le déni par les autorités de toute responsabilité à ce propos. Mais ces différents cadres explicatifs ne semblent pas suffisants pour comprendre le passage à l'acte délictueux. Ils sont tous construits, en effet, sur des interprétations en termes de crise du système et ont ainsi tendance à en envisager les conditions sociales d'émergence comme uniquement situées à la marge, voire à l'extérieur d'un tel système. Nous avons identifié trois éléments qui constituent des foyers de tension propices à de tels passages à l'acte. Ces trois éléments sont des rapports dialectiques qui sont au cœur de l'univers social actuel en France. Ce sont eux qui travaillent la société française de l'intérieur, qui offrent la toile de fond sur laquelle se jouent nombre de ses débats publics et évolutions politiques. Il s'agit des rapports entre identité et altérité, entre argent et travail, et entre individualisme et citoyenneté. Touchant les individus au plus profond d'euxmêmes, ils ont une portée collective forte et semblent, aujourd'hui plus encore qu'hier, porteurs de contradictions, loin d'être résolues. 6. V. A. Touraine, A. Farhad Khosrokhavar, nouveau Paradigme, Fayard, 2005.
La recherche
de soi, Fayard, 2000 ; A. Touraine,
Un
378
Les nouvelles figures de la dangerosité
3. Les stages de citoyenneté: une réponse qui s'inscrit dans une histoire de la gestion de la dangerosité sociale Les stages et modules de citoyenneté réalisés par l'association «Dialogues Citoyens» sont mis en place en partenariat avec des instances judiciaires et pénitentiaires. Produits d'une histoire de la gestion de la dangerosité sociale, d'évolutions législatives comme de recherches sociologiques, ces stages ont pour objet d'offrir un outil de sanction « intelligent» et efficient en termes de lutte contre la récidive. Partie prenante d'un système d'intégration étatique, aujourd'hui mis à mal par de nombreux facteurs, les pratiques visant à gérer la dangerosité sociale ont été nombreuses. Leur étude permet d'entrevoir le passage d'une dichotomie opposant la norme à la déviance (ou l'anormal, qui doit être mis à l'écart ou rééduqué) à une autre opposant le sujet à celui qui n'arrive pas à être sujet, parce qu'il est sous l'emprise de logiques qu'il n'arrive pas à maîtriser. Dans Surveiller et punir 7, Michel Foucault analyse la façon dont le concept de délinquance a été élaboré dans la société française; il montre comment une certaine forme d'illégalisme a été historiquement stigmatisée pour permettre aux classes dominantes de maintenir impunies leurs propres transgressions, ce qui leur permettait de conserver leur hégémonie. Derrière un discours affirmant la volonté de normaliser le déviant, il fallait en réalité le stigmatiser afin de l'instrumentaliser pour la régulation du système et le maintien des hégémonies. Mais l'Etat et les classes dominantes aujourd'hui n'ont pas besoin d'un groupe stigmatisé par son « illégalisme », sous emprise, pour contrôler les classes populaires, car dans une économie mondialisée les conflits sociaux ne représentent plus les enjeux de pouvoir qu'ils pouvaient représenter dans le cadre d'une économie nationale. L'Etat a donc intérêt à agir sur les comportements délinquants pour garantir la paix sociale. Deux modèles se présentent comme alternative: le modèle américain, dans lequel l'exclusion est amplifiée et dont le système carcéral se substitue au système de protection sociale 8, et le modèle européen, davantage marqué par la subsistance d'éléments de protection sociale et d'égalité. A travers l'évolution de la justice, malgré la prolifération de discours sécuritaires, l'Etat réalise d'importants efforts budgétaires pour focaliser son action sur ceux qui ne répondent pas aux normes et sont poursuivis pour leurs délits, afin de favoriser leur intégration des normes, en leur offrant des 7. 8.
V. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, V. L. Wacquant, Les Prisons de la misère, Paris, Raisons d'agir,
1999.
La construction d'une logique non punitive
379
perspectives de sortie d'un parcours délinquant. C'est notamment ce que l'administration pénitentiaire et le système judiciaire font lorsqu'ils mettent en place des peines alternatives à l'emprisonnement, axées sur le suivi individuel et l'insertion.
Le stage de citoyenneté créé par la loi du 9 mars 2004 constitue un exemple à ce propos. Ces stages sont mis en place sous l'égide du parquet en ce qui concerne les alternatives aux poursuites, comme mesure de la composition pénale, comme peine principale et sous l'égide du SPIP (Service Pénitentiaire d'Insertion et de Probation) dans le cadre de l'obligation du sursis avec mise à l'épreuve, de l'exécution d'un Travail d'intérêt Général ou comme outil d'insertion dans le cadre du suivi de toute mesure dont est saisi le service. A l'automne 2005, après les violences urbaines qui ont enflammé la
France, nous avons créé l'association «Dialogues Citoyens» avec comme C
objectif d'étendre le dispositif des stages de citoyenneté à partir de l'expérience pilote des Yvelines, en l'enrichissant d'une recherche sociologique. Il s'agissait de contribuer à construire une réponse étatique permettant de sortir d'une surenchère faite de réponses répressives et de nouvelles émeutes et de réfléchir sur les conditions de sa mise en œuvre. Mais si le cadre légal détermine quelques principes pour ces stages, notamment en ce qui concerne le profil des personnes condamnées et les objectifs poursuivis, il ne définit toutefois aucune méthodologie de travail. L'action menée par l'association «Dialogues Citoyens» a pour objectif de contribuer à établir une telle méthodologie.
4. La pratique de l'association « Dialogues Citoyens» : vers une adaptation de la méthode de l'intervention sociologique Les stages «dialogues citoyens» se rapprochent du dispositif de l'intervention sociologique dans la mesure où ils reproduisent des situations sociales en permettant la rencontre de personnes placées sous main de justice avec des acteurs sociaux divers afin d'amener une réflexion individuelle et de groupe. Constituée dans les années soixante-dix pour répondre à la fois à une préoccupation théorique, construire la méthode analytique d'une sociologie de l'action, et à une préoccupation historiqu, interpréter les mutations de la société industrielle, cette méthode a connu de nombreuses modifications depuis 9. Conçue pour étudier les «nouveaux mouvements sociaux », 9. V. F. Dubet, M. Wieviorka, «Touraine and the method of Sociological in J. Clark, M. Diani (eds), Alain Touraine, 1996.
Intervention
», p. 55-76,
Les nouvelles figures de la dangerosité
380
elle a ensuite été appliquée pour l'étude de situations sociales telles que la vie dans les quartiers, la violence ou encore l'antisémitisme. Elle a enfin été adaptée pour étudier et rendre possible, dans ces circonstances, l'émergence du sujet par rapport à sa capacité d'être acteur de sa vie. Parmi les principes directeurs caractérisant cette démarche, il y a tout d'abord l'affmnation de la nécessité de mettre en contact direct des acteurs sociaux différents. Il s'agit pour les chercheurs de tenter de croiser les regards et, in fine, d'accéder à des éléments relevant de l'expérience des acteurs sociaux. Ce principe est partie prenante de la démarche engagée par l'association « Dialogues Citoyens ». La volonté de dépasser les idéologies est le second objectif de l'intervention sociologique. Cette volonté donne lieu à l'organisation de confrontations avec des acteurs sociaux qui, aux débuts de l'intervention sociologique, sont des adversaires sociaux - par exemple des représentants du patronat lors d'interventions s'intéressant au mouvement ouvrier - et des acteurs susceptibles de favoriser une certaine identification. Lors des stages de citoyenneté organisés par ADC 10, une dichotomie proche se retrouve. A la venue d'acteurs institutionnels, politiques ou associatifs se conjugue une volonté de favoriser au sein du groupe certains processus d'identification. La confrontation avec ces intervenants extérieurs a, lors des interventions sociologiques, une triple fonction: placer les individus dans un rapport social, éviter que le groupe ne s'enferme dans son idéologie, favoriser l'émergence d'interrogations au sein du groupe. Cette triple fonction est, lors des stages de citoyenneté, limitée par des éléments propres au cadre. La contrainte et le peu de temps sur lequel s'étale l'expérience constituent ici des limites qu'il ne faut en aucun cas nier. Mais les sociologues et psychologues médiateurs restent les garants de ces positions, théorisées dès les premiers temps de l'intervention sociologique; ils doivent être les interprètes et les analystes de l'expérience à laquelle ils font accéder le groupe. Leur rôle est à la fois de permettre l'expression de la subjectivité des individus et de construire des hypothèses permettant au groupe d'accéder au sens de cette expérience. Bien que limitée également par un grand nombre de facteurs, cette volonté se retrouve lors des stages de citoyenneté. C
Le troisième objectif de l'intervention sociologique est, lui, plus intimement lié que les précédents à l'objet premier de la démarche, à savoir étudier les mouvements sociaux. Il repose sur l'idée que tout mouvement social est organisé par trois principes: un principe d'identité, un principe d'opposition et un principe de totalité. Ce trinôme détermine le choix des intervenants 10.
Association
Dialogues
Citoyens.
La construction
d June logique non punitive
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extérieurs. Lors des stages et modules organisés par l'association «Dialogues Citoyens », ce choix est fait en fonction des éléments identifiés comme ayant un lien aussi bien avec le passage à l'acte délictueux qu'avec la reconnaissance de l'identité des Personnes Placées sous Main de Justice (PPSMJ), et avec une ouverture à l'autre, c'est-à-dire ceux qui représentent la loi, les formes d'action collective, le rapport homme-femme etc. Les stages et modules sont construits de façon à favoriser l'expression d'une expérience combinant la reconnaissance de l'identité et l'ouverture à l'altérité. Quatrième et dernier objectif de la démarche, la volonté de permettre aux membres du groupe une auto analyse de leur action. Cet objectif est poursuivi aussi bien au niveau individuel que groupai lors des dispositifs.
Conclusions provisoires L'objectif d'avoir un impact sur les parcours individuels à travers ce type de prise en charge guide l'évolution des dispositifs, qui se déclinent localement. Ils supposent une conjonction de volontés individuelles et institutionnelles, qui permettent au dispositif de se développer en favorisant le dialogue et l' interconnaissance. La construction de cette logique non punitive peut connaître quelques fois des résultats mitigés. Des stages sont parfois rejetés par les stagiaires, des acteurs institutionnels ou de la société civile peuvent adhérer de façon variable. Le rapport entre les chercheurs et les institutions judiciaires suppose une entente; les formes de transmission et de supervision de ce qui se joue à ,l'intérieur et autour de la mise en place de dispositif fait l'objet de la production d'une pratique et d'éléments de connaissance sociologique. La réussite du projet dépend aussi d'éléments indépendants de ce dernier. En effet, cette réussite est conditionnée par l'évolution de la conjoncture institutionnelle, par l'adhésion des différents acteurs aux résultats observables et par des orientations qui deviennent, à terme, des choix politiques.
30 Fragilités et dangerosité adolescentes: l'environnement en question par Daniel Derivois, Béatrice Clavel-Inzirillo, Maud Marguet-Guillen
Les figures de la dangerosité sont ici abordées dans leur lien avec la fragilité chez l'adolescent victime/délinquant. Ainsi que le souligne M. Benasayag 1, la fragilité est la « condition de l'existence: nous ne sommes pas invités à nous lier, nous sommes ontologiquement liés ». Cette condition de l'existence est ce qui rappelle, entre autres choses, la «longue durée des phénomènes sociaux» dont, pour notre part, le syndrome adolescents victimes/délinquants est une expression. Nous appelons adolescents victimes/délinquants des adolescents qui, ayant été victimes de maltraitances dans l'enfance et/ou à l'adolescence, affichent des comportements déviants,
violents, délinquants tout en se mettant constamment en danger 2. Ces ado-
lescents mettent à mal les institutions et interrogent leur « tâche primaire », c'est-à-dire ce pour quoi elles sont missionnées. Assez souvent, les deux problématiques qu'ils présentent sont étudiées de manière séparée: groupes victimes versus groupes délinquants. Nous faisons ici le choix d'étudier les deux phénomènes au sein d'un même sujet adolescent en interaction complexe avec son environnement. En effet, cette recherche en cours vise notamment à étudier l'impact de l'environnement sur la construction et le traitement de la fragilité et de la dangerosité à l'adolescence. Comment se construit le couple victime/délinquant? Comment se construit la fragilité? Comment se construit la dangerosité ? Qu'en est-il de l'adolescent en situa1. V. M. Benasayag, Lafragilité, La Découverte, 2007, 213 p. 2. V. D. Dérivais, Quand l'enfant placé s'identifie au père incarcéré, In Gaillard, B. Les violences en milieu scolaire et éducatif, Presses de l'Université de Rennes, 2005, ppA09-417 ; Le trajet de la violence à l'école, In Spirale, Revue de Recherches en Education, # 37, janvier 2006, pp. 39-48.
384
Les nouvelles figures de la dangerosité
tion migratoire et interculturelle ? Quels sont les risques d'ethnicisation de la dangerosité ? Nous ne répondrons pas à toutes ces questions. Nous essaierons de montrer qu'il y a une interaction complexe entre fragilité, dangerosité, adolescence et environnement et que la dangerosité vient aussi d'une difficulté à accepter et à accompagner la fragilité. Ce qu'il nous semble important de souligner, pour l'instant, c'est toute l'importance du rôle de l'environnement dans la construction de ce syndrome.
1. Fragilité et dangerosité dans l'environnement adolescent La dangerosité est un problème de confrontation à l'altérité. Nous vivons dans une société de la fragilité. Une société fragilisée notamment par sa difficulté à intégrer les mutations de l'altérité et l'inquiétante étrangeté familière qui émerge en son sein. Qui est l'autre? Où est l'autre? En quoi est-il menaçant? Qui menace qui? Cette difficulté devant l'acceptation de l'autre semble conduire à une culture de la dangerosité pour tenter de maintenir l'autre à l'écart et pour donner à la société l'air d'aller mieux. Cette culture de la dangerosité, avec en arrière-fond le politique, s'offre comme mode de gestion d'une altérité qu'on voudrait seulement extérieure. Les quartiers sensibles sont souvent montrés du doigt et, de plus en plus, la dangerosité se construit au cœur même des institutions de protection de l'enfance, avec le risque d'une psychiatrisation qui fragilise davantage certains enfants et adolescents. La fragilité et la dangerosité sont-elles devenues des signes de l'adolescence? Comment comprendre l'attaque de l'environnement par/sur l'adolescent victime/délinquant? L'environnement joue un rôle capital dans le développement de l'enfant et de l'adolescent. Devereux 3 a attiré l'attention sur son importance dans le
choix et la construction des symptômes. Winnicott 4 a mis l'accent sur plusieurs de ses fonctions de contenance (holding, handling, presenting object) caractérisant un environnement suffisamment bon. Autrement dit, l'environnement propose des signifiants «prêts à exploiter» à l'adolescent, il participe à la construction de ses comportements qu'il est censé également contenir.
3. 4.
V. Devereux, G., Essai d'ethnopsychiatrie générale, Gallimard, V. D. Winnicott, Jeu et Réalité, Gallimard, 1975,212 p.
1970, 394 p.
Fragilités et dangerosité adolescentes: l'environnement en question
385
C'est la raison pour laquelle nous sommes préoccupés par la construction de la dangerosité par l'environnement mais aussi par son traitement. Si l'environnement aide à sa mise en scène et en acte, il porte aussi en lui des matériaux pour aider l'adolescent à retrouver un certain équilibre sur la scène sociale. Etant donné que l'environnement primaire, représenté en des temps précoces par les parents, se déplace sur d'autres potentiels substituts parentaux (professionnels des champs socio-judiciaire, scolaire et sanitaire.. .), l'environnement est considéré ici dans son sens large et comprend plusieurs strates (familiale, sociale, urbaine, interculturelle, institutionnelle, politique) qui interviennent, selon nous, dans la formation du couple victime/ délinquant
2. A la rencontre de l'adolescent victime/délinquant Ce travail s'inscrit dans le cadre d'une recherche en cours depuis plus de quatre ans sur les parcours de vie d'adolescents victimes/délinquants rencontrés dans différents milieux de vie 5 et dans .le cadre de notre groupe de recherche sur «Enfances et adolescences fragilisées» (B. Clavel- Inzirillo,
D. Dérivois) au sein du laboratoire Santé, Individu, Société (SIS - EA 4129) en partenariat avec le Centre de Recherche et d'Education par le Sport (CRES). L'étude, qualitative, porte sur une vingtaine d'adolescents victimes/délinquants placés en Maison d'Enfants à Caractère Social (MECS) pour maltraitances et qui ont tendance à développer des conduites délinquantes, des adolescents incarcérés qui ont été placés et des adolescents évoluant en zones urbaines sensibles, bénéficiant du dispositif du CRES. Le corpus est composé de données issues de bilans ou de suivis psychologiques croisés avec des éléments d'anamnèse obtenus auprès des familles, des éducateurs ou dans les dossiers institutionnels des adolescents. L'analyse se fait à partir de la reconstruction de leurs histoires familiale, sociale, institutionnelle et de la relation clinique en mettant particulièrement l'accent sur la qualité de leurs milieux de vie successifs, leur environnement, ainsi que sur leur perception de leur vécu dans ces milieux. Une atteJ?tion spéciale est accordée à l'analyse de leurs interactions avec l'environnement ainsi que de la manière dont l'environnement les nomme et les accueille.
5. V. D. Dérivais, Quand l'enfant placé s'identifie de la violence à l'école, op. cil., pp. 39-48.
au père incarcéré,
op. cil., ppA09-417
; Le trajet
386
Les nouvelles figures de la dangerosité
3. Figures de la fragilité et de la dangerosité à l'adolescence Nous donnerons ici un aperçu de leurs profils tout en étant conscients qu'il s'agit de figures co-construites par l'adolescent et l'environnement en fonction de la situation relationnelle, sociale, (inter)culturelle, institutionnelle, épistémologique. Tout en sachant que la classification permet de gagner en clarté ce qu'on perd en subtilité et en complexité, nos observations nous permettent de mettre en évidence quelques figures (adolescent fragile, adolescent fragilisé, adolescent dangereux, adolescent en danger). Ces figures sont souvent intriquées entre elles et c'est la raison pour laquelle nous terminerons par une dernière figure hyper-complexe. Raymond ou l'adolescent fragile Après avoir vécu 12 ans en famille d'accueil pour cause de maltraitance de la part de sa mère (alcoolique qui décèdera d'un cancer généralisé suite à son alcoolisme), Raymond, 14 ans, est placé en institution car la famille d'accueil commençait « à avoir peur de lui ». Il aurait été à la fois auteur et victime de violences importantes dans cette famille. Une évaluation psychologique, à son arrivée dans l'établissement, a permis de constater chez lui une grande blessure narcissique, un manque de confiance en soi et une recherche excessive d'appui envers l'environnement familial et institutionnel. Il dira qu'il va essayer de « se saisir de cette perche» que lui tend le foyer, après « l'échec» de la famille d'accueil. Diabétique, il a déjà fait un coma diabétique suite à un abus d'alcool, ce qui le fragilise davantage au quotidien. Il mobilise ainsi beaucoup de professionnels autour de lui. Simon ou l'adolescent fragilisé Simon, 16 ans, vit en zone urbaine sensible et bénéficie du dispositif d'encadrement et de prise en charge proposé par le CRES (Centre de Recherche et d'Education par le Sport). Troisième d'une fratrie de quatre dont une sœur (14 ans) handicapée dont il s'occupe le week-end, il s'est toujours interrogé, sans succès, sur les raisons qui ont amené ses parents vietnamiens à émigrer en France. Très influençable dans son quartier, il a des soucis avec la justice pour des problèmes de vol. Simon veut «réussir à l'école et au foot ». Il est fier de dire qu'il travaille dans une pizzeria pour « faire plaisir à sa famille en faisant des cadeaux ». Pascal ou l'adolescent dangereux Troisième d'une fratrie de quatre enfants nés de parents d'origine étrangère, installés en France pour des raisons politiques, Pascal, 14 ans, est décrit comme « le vilain petit canard de la famille ». Alors que tout semble bien se passer entre le reste de la fratrie, il est celui qui « fait des conneries» et celui
Fragilités et dangerosité adolescentes: l'environnement en question
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sur qui « tout tombe ». Si les relations sont particulièrement conflictuelles et violentes avec sa mère, l'image qui fait écran est celle où Pascal a placé un couteau sous la gorge de sa petite sœur en menaçant de la tuer, elle ou la concierge. Après un bref passage en psychiatrie où les services se sont rendus compte que son cas ne relevait pas de la psychiatrie, Pascal est placé en institution. Pascal a déjà évoqué plusieurs fois la possibilité de se suicider en passant par la fenêtre. Il est, par ailleurs, très attentif à ce qui se dit et à ce qu'on écrit sur lui mais surtout à la qualité du regard porté sur lui. Il a, par exemple, qualifié son psychiatre de «fou» parce qu'il ne le «regardait même pas, il pensait qu'à écrire et à me donner des médicaments ». Nathan ou l'adolescent en danger Rencontré en foyer après un passage en CER, Nathan, 14 ans, a un passé lourd en événements. L'un des éléments importants dans son histoire est qu'à 4 ans, il a assisté au meurtre de son père (d'une balle à la tête) par sa grand-mère paternelle. Il développera dès 10/11 ans des conduites alcooliques et délinquantes dont des vols et des viols en réunion impliquant ses frères et sœurs. TIsemble n'avoir aucune notion de limite. Très attentif aux mots «racaille », «karcher» qui circulaient à l'époque dans les médias, il tiendra des propos ciblés envers des personnalités politiques dans la perception qu'il a des limites et de l'autorité. Ces quatre vignettes montrent notamment l'attention accordée par ces adolescents à la qualité de l'environnement humain qui les entoure. Ces adolescents qui ont vécu dans des environnements familiaux très carencés qui ont entravé la construction de leurs objets internes attendent beaucoup de l'environnement professionnel (social, judiciaire, politique...) pour les aider à reconstruire les étayages externe et interne et à intégrer des règles 6. Ce que montre aussi ces quatre bouts d'histoire, c'est que la classification est arbitraire, elle dépend de la part environnementale humaine qui observe et nomme ces adolescents. Par-delà le qualificatif, chacune de ces situations met face à une hyper-complexité difficilement gérable par une seule et même institution, tel que le montre la vignette suivante.
4. Un même adolescent hyper-complexe : Julien Nous présenterons ainsi une figure hyper-complexe qui rassemble toutes les autres, en termes de complexités et de subtilités. Voici le parcours trau6. V. B. Clavel-Inzirillo, D. Dérivois, D. Bideau, Y. Gianelli, Régulations cognitives, construction des règles et de la notion de justice chez des enfants de 6 à 12 ans vivant en Zone Urbaine Sensible », à paraître en avril-mai 2008 dans International Journal of Violence and School.
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Les nouvelles figures de la dangerosité
matico-délinquant de Julien, 16 ans, rencontré en MECS. Premier d'une fratrie de quatre enfants, n'ayant jamais connu son père, il a été placé à 9 ans, pour « ambiance malsaine à la maison ». Julien a vécu dans un climat de violence: alcoolisme, traumatismes sexuels, visionnage de films pornos avec les parents, attouchements...TI a dénoncé les attouchements par « les hommes de sa mère» mais celle-ci a toujours démenti. A Il ans en MECS, il a agressé sexuellement (attouchement) une fille de 8 ans. Les parents de la fille ont porté plainte mais cela a abouti à un non-lieu. A l'école, à 13, 14 ans, Julien a fait plusieurs attouchements sur d'autres enfants de 8 ans. La mère intervient pour dire que son fils «n'y est pour rien ». En MECS, à 16 ans, il a violé une petite fille de Il ans (fellation, pénétration anale). Julien est obligé de quitter l'établissement, avec la prison en perspective... Autres éléments importants: sa mère a été placée de l'âge de 8 ans à 17 ans. Le beau-père que Julien investit affectivement et qui a aussi abusé de lui n'a jamais connu son père. Lui aussi a été placé pour maltraitance... Nous pourrions ici nous interroger sur plusieurs niveaux de répétition qui incluraient enfants et adultes, plusieurs institutions, plusieurs familles, plusieurs générations. Le travail d'élaboration à faire mobiliserait divers professionnels de beaucoup d'établissements et nécessiterait une certaine cohérence pour tenter de saisir le problème dans son ensemble. Il est évident que toutes les figures évoquées plus haut peuvent s'appliquer à Julien. Julien est à la fois fragile, fragilisé, dangereux et en danger. Julien est un adolescent victime/délinquant hyper-complexe. Cette
hyper-complexitédonne tout son sens à la formule d'E. Morin 7 à savoir « le tout est dans la partie qui est dans le tout ». Il y a du Raymond, du Simon, du Pascal, du Nathan chez Julien et vice versa. Il y de l'individuel, du familial, de l'institutionneL.. dans tous ces comportements. Nous avons là un syndrome (victime/délinquant) construit dans le temps et dans l'espace par plusieurs couches environnementales humaines et qu'il appartient à ces mêmes couches et/ou à d'autres substituts professionnels de prendre en charge.
5. Comment/quoi prendre en charge? Le problème porte ici sur la dialectique sujet adolescent/environnement et les dispositifs de prise en charge. Faut-il prendre en charge la fragilité adolescente ou la fragilité environnementale ? La dangerosité adolescente ou la dangerosité environnementale? Nous faisons face ici à une intrication des couches environnementales (familiale, sociale, inter-culturelle, scolaire, ur7.
V. E. Morin, Introduction
à la pensée complexe,
Seuil, 2005,158 p.
Fragilités et dangerosité adolescentes: l'environnement en question
389
baine, institutionnelle mais aussi politique), autant de facettes de l'environnement global de l'adolescent victime/délinquant. Il nous semble que l'ensemble de ces couches devraient participer en même temps à la reconstruction de ce que nous proposons d'appeler l'enveloppe environnemen-
tale, dans ses faces externe et interne 8. La face externe vise notamment la
cohérence des institutions, des couches environnementales (familles, professionnels. ..). C'est cette cohérence qui va susciter chez l'adolescent la reconstruction de ses objets internes (face interne de l'enveloppe). La reconstruction de l'enveloppe environnementale inclut la famille, les institutions sociales, sanitaires, scolaires, judiciaires, politiques. Elle suppose non pas un travail pluridisciplinaire ou pluri-professionnel qui se contenterait d'un regard éclaté sur ces adolescents mais un travail interdisciplinaire, interprofessionnel, inter-institutionnel, interculturel, un travail avec les familles (comme le préconise la loi du 5 mars 2007 sur la protection de 1' enfance) qui articulerait les temps et les espaces de la prise en charge. Le défi est dans l'inter et c'est un défi épistémologique et politique. La dangerosité ne saurait être traitée à la périphérie. Et si la dangerosité venait de la mondialisation, avec toutes les altérités externes et internes qui se conjuguent en même temps et qui fragilisent l'équilibre de nos sociétés?
Et si le défi était d'assumer notre fragilité comme le dit M. Benasayag 9 ? Et si l'accompagnement des adolescents victimes/délinquants était à ce prix? Ces adolescents sont des capteurs, des détecteurs d'environnement. Ils n'ont pas été suffisamment sentis par l'environnement, mais ils cherchent à sentir l'environnement, y compris en l'attaquant 10. Alors, que peut l'environnement professionnel pour ces adolescents? Tâche difficile que d'accompagner ces assoiffés d'environnement humain de qualité! Mais comme le dit si bien le philosophe, « ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est la difficulté qui est le chemin» (Kierkegaard).
8. V. D. Dérivais, que. 2008, Soumis.
La traversée
traumatique
de l'enfant placé en institution:
9. V. M. Benasayag, Lafragilité, op. cit., 213 p. 10. V. D. Dérivais, Psychodynamique du lien drogue-crime à l'adolescence. sation, Collection sciences criminelles, L'Harmattan, 2004, 220 p.
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Répétition
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Table des matières Avant propos Valérie Decroix....................................................................................... Préface. Un colloque sur la dangerosité à l'ENAP Joséfina Alvarez ... ... ............. Introduction Hélène Bazex, Paul Mbanzoulou, Olivier Razac.................................... I. Causes socio-historiques de la dangerosité ..................................... 1. De la «bosse du crime» aux expertises médico-judiciaires : une analyse socio historique de la construction sociale de la dangerosité Sylvie Châles-Courtine ............. 2. Dangerosité et innocence: critique d'une critique Michalis Lianos ...................................................................................... 3. La dangerosité des relégués « antisociaux» en France de 1948 à 1970 Jean-Claude Vimont............................................................................... 4. Quelques figures de la dangerosité juvénile: regard historique Jean-Jacques Yvorel............................................................................... 5. Pratiques judiciaires et institutionnelles autour d'une nouvelle population dangereuse: les jeunes filles atteintes de maladie vénérienne (Belgique, 1912-1950) A urore François et Veerle Massin ......................................................... 6. L'enfant dans la modernité: entre mineur en danger et mineur dangereux A udric Vitiello......................................................................................... II. Construction de la dangerosité ....................................................... 7. Promenade de politique pénale sur les chemins hasardeux de la dangerosité Pierrette Poncela....................................................................................
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Les nouvelles figures de la dangerosité
8. Vers un diagnostic psychocriminologique : construction de la dangerosité... ou la fabrique des imprudences Loick M Villerbu et Valérie Moulin ....................................... 9. Quelles approches pénitentiaires de la dangerosité des détenus? Paul Mbanzoulou.................................................................................... 10. L'expertise mentale judiciaire: le temps de la réforme et de la modernisation Jean-Pierre Bouchard............................................................................ Il. Évolution et critique du concept de dangerosité dans la criminologie: la mise en perspective foucaldienne Jean François Bert................................................................................. 12. D'une société du risque à une société du danger? Patricia Boudou et Sabine Chéné........................................................... 13. Le risque routier dans les espaces périurbains : un nouveau danger sociétal ? Dominique Mathieu-Huber..................................................................... III. Représentation de la dangerosité.................................................. 14. La dangerosité : explications, évaluation, représentations et gestion. De l'intérêt d'une approche psychosociale Nat
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15. Les médias, la dangerosité et les risques
Patrick Champagne
.....
16. Diffusion d'une « portraitisation » sociale et ethnique du danger urbain Laurent Béru........................................................................................... 17. Le danger à sa porte? La représentation des gens du voyage, des raveurs et des tnineurs délinquants chez les riverains Marie Bidet, Loïc Lafargue de Grangeneuve et Carole Thomas 18. Dangers d'hier et d'aujourd'hui dans le cadre des placements familiaux (1960-2000) : de la pauvreté à la maltraitance M éIina Eloi.............................................................................................
...........
19. Les toxicomanes et la psychiatrie: des outils pour dompter la peur Anne Biadi- Imhof...................................................................................
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259
Tables des matières
IV. Gestion de la dangerosité 20. De peurs en insécurité: comment articuler justice et santé dans notre démocratie? Jean Louis Senon 21. La gestion de la dangerosité des détenus en droit pénitentiaire français et italien Isabelle Mansuy 22. Les progrès cliniques en traitement et la réduction de la dangerosité : comment les évaluer? Frédéric Millaud 23. Accueillir le danger, convertir la violence Serge G. Raymond... ... ... ...... 24. Les soins à l'épreuve de la dangerosité à l'UHSI de Toulouse P. Bayle, N. Franchitto, V Durand, M Oustrain, L. Lamaison, D. Rougé, N. Telmon ... ... 25. Pratiques de la psychiatrie en milieu pénitentiaire et nouvelles dangerosités : attention danger Pascale Giravalli et Sophie Sirère 26. La rencontre thérapeutique avec les auteurs de violences sexuelles: un autre mode d'abord de leur dangerosité Alain Harrault, Mario Jean 27. Le Psychiatre. Une (ancienne) nouvelle figure du traitement de la dangerosité Michel David 28. Approche médicamenteuse de la dangerosité Alexandre Daillet ... ... 29. La construction d'une logique non punitive: les stages dialogues citoyens Eduardo Valenzuela, Marie Peretti-Ndiaye 30. Fragilités et dangerosité adolescentes: l'environnement en questions Daniel Dérivois, Béatrice Clavel-Inzirillo et Maud Marguet-Guillen... Bibliographie générale Tables des matières ...
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