Les racines communicationnelles du Web
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Les racines communicationnelles du Web Francine Charest et François Bédard
2009 Presses de l’Université du Québec Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bur. 450 Québec (Québec) Canada G1V 2M2
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Charest, Francine, 1954 Les racines communicationnelles du Web (Collection Communication) Comprend des réf. bibliogr. ISBN 978-2-7605-2352-4 1. Web. 2. Médias. 3. Communication électronique. 4. Sites Web - Évaluation. 5. Internautes. I. Bédard, François, 1949- . II. Titre. III. Collection: Collection Communication (Presses de l’Université du Québec). TK5105.888.C42 2009
025.042
C2009-940026-X
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIE) pour nos activités d’édition. La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à l’aide financière de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).
Intérieur Mise en pages : Infoscan Collette-Québec Couverture Conception : Richard Hodgson
1 2 3 4 5 6 7 8 9 PUQ 2009 9 8 7 6 5 4 3 2 1 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés © 2009 Presses de l’Université du Québec Dépôt légal – 1er trimestre 2009 Bibliothèque et Archives nationales du Québec / Bibliothèque et Archives Canada Imprimé au Canada
REMERCIEMENTS
Un tel ouvrage a été rendu possible grâce à l’apport inestimable de nombreuses personnes. Nous tenons en tout premier lieu à remercier les professeurs Jean-Paul Lafrance et Danielle Maisonneuve, deux grands experts en communication, pour avoir généreusement accepté de lire et commenter le manuscrit. Leurs conseils judicieux ont permis de peaufiner notre travail. Nous tenons à exprimer toute notre gratitude à l’équipe de Bonjour Québec.com, fruit d’un partenariat entre le ministère du Tourisme du Québec et Bell Canada, pour leur précieux soutien à la réalisation des travaux menés dans le cadre de la recherche doctorale de Francine Charest, lesquels ont servi de base à cet ouvrage. Les échanges nourris et fructueux avec nos collègues et nos étudiants du Département de communication de l’Université d’Ottawa et de l’École des sciences de la gestion – Université du Québec à Montréal (ESG UQAM) ont permis d’enrichir notre réflexion sur le phénomène du Web, et nous leur en sommes très reconnaissants. Un merci tout spécial aux assistants de recherche du Centre international de formation et de recherche en tourisme (CIFORT) de l'ESG UQAM pour leur collaboration tout au long de la préparation de cet ouvrage, et aussi à l’équipe des Presses de l’Université du Québec pour leur professionnalisme et leur efficacité à le produire. Nous tenons enfin à remercier très chaleureusement nos proches qui ont permis, par leur soutien inconditionnel et indéfectible, que cet ouvrage voit le jour. Le temps si précieux que nous y avons investi n’aurait aucun sens sans l’appui de ces êtres qui nous sont si chers. Merci infiniment Louis-Albert, Louis-Philippe, Marc-Antoine, Judith, Vincent et Nicolas.
Francine Charest François Bédard
AVANT-PROPOS
Le présent ouvrage aborde l’évolution du Web à partir de l’étude de ses racines communicationnelles. Cette approche originale dans la compréhension du phénomène du Web découle des travaux effectués par Francine Charest dans sa recherche doctorale intitulée Les communications interactives dans l’appropriation et l’évaluation des sites Web. Le lecteur y trouvera l’essentiel de l’évolution de la recherche menée sous trois grands courants de pensée dans le domaine des communications de masse : la diffusion, la réception et l’appropriation. En moins d’une décennie après sa création par Tim Berners-Lee, le Web est devenu un média planétaire, et son incidence sur la société ne cesse de grandir. Il nous apparaissait important de tenter de saisir la portée de la Galaxie Internet, pour utiliser l’expression de Castells, en commençant d’abord par en comprendre ses racines et par la suite en saisir les prolongements technologiques de l’homme (McLuhan). McLuhan, communicologue visionnaire, percevait dès 1960 les nouveaux médias comme des prolongements technologiques de l’homme dont le rôle principal consistait à améliorer les communications entre les individus du village global. Or communiquons-nous mieux depuis l’apparition du Web ? Communiquons-nous plus facilement, plus aisément, de façon plus conviviale au sein du village global ? La communication passe nécessairement par l’appropriation des nouveaux outils. Force est de constater que cette appropriation nécessite maints efforts et se heurte à des embûches. Comment se fait-il que trop souvent des outils conçus pour communiquer semblent si peu adaptés aux besoins effectifs de communication et d’information des usagers ? Comment se fait-il que ces outils prescrits requièrent autant d’efforts d’adaptation de la part des usagers avant que ces derniers puissent effectivement les utiliser pour communiquer ? Comment expliquer que de nombreux diffuseurs d’information se soient accaparés les nouveaux outils de communication, tel le Web, pour diffuser et distribuer des produits plutôt que pour communiquer de façon interactive avec les usagers ? Comment expliquer que plusieurs entreprises aient
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Les racines communicationnelles du Web
utilisé cet outil de communication à des fins de diffusion et de promotion plutôt qu’à des fins de communication ? Il aura fallu une deuxième génération du Web – le Web 2.0 – pour revenir à la conception imaginée par Tim Berners-Lee, c’est-à-dire un moyen d’échange et de partage d’information. Force est donc de constater que la communication interactive entre les internautes aura permis de rétablir la confiance envers les informations « diffusées » sur le Web et à faire basculer le pouvoir en faveur des utilisateurs du Web. Cet ouvrage saura intéresser divers publics, notamment les professionnels œuvrant dans le domaine des communications et du Web, les chercheurs universitaires intéressés par le phénomène du Web et, enfin, les étudiants qui en sont à leurs premières armes dans l’étude des communications médiatiques, anciens et nouveaux médias.
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements............................................................................. vii Avant-propos ................................................................................
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Liste des figures............................................................................ xiii Liste des tableaux ........................................................................ xv Introduction ................................................................................. I.1. Évolution du Web ................................................................... I.2. Structure du livre .................................................................... Bibliographie ....................................................................................
1 1 6 7
CHAPITRE 1 L’apport du champ des communications dans la compréhension du Web............................................... 1.1. Problématiques d’écarts entre l’offre et la demande .............. 1.1.1. Le point de vue de l’usager ......................................... 1.1.2. Un changement de paradigme ? ................................. 1.1.3. Comment les internautes s’approprient-ils les sites Web ? .............................................................. 1.2. Les fondements théoriques de la communication de masse .................................................................................. 1.2.1. La diffusion ................................................................. 1.2.2. La réception................................................................. 1.2.3. L’appropriation ........................................................... Conclusion ....................................................................................... Bibliographie ....................................................................................
9 10 11 11 12 13 15 21 27 34 35
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CHAPITRE 2 Le besoin d’interactivité des internautes au cœur de l’évolution du Web................................................ 41 2.1. Le besoin d’interactivité des internautes................................ 2.1.1. L’importance d’analyser le besoin d’interactivité ....... 2.1.2. Le besoin d’interactivité et le commerce électronique ................................................................ 2.2. Les interactions en ergonomie cognitive des interfaces ........ 2.2.1. Les interactions humain-machine .............................. 2.2.2. Les fondements théoriques des interactions humain-machine ........................................................ 2.2.3. La recherche d’information ........................................ Conclusion ....................................................................................... Bibliographie ....................................................................................
42 48 50 52 53 55 58 65 66
CHAPITRE 3 L’évaluation de sites Web .......................................................... 73 3.1. Contenu et processus ............................................................. 3.2. Ergonomie et normes heuristiques d’utilisability .................. 3.3. Modèle triangulaire ................................................................ 3.4. La modélisation de la tâche de l’internaute ........................... Conclusion ....................................................................................... Bibliographie ....................................................................................
74 75 86 87 91 92
CHAPITRE 4 Le phénomène du Web expliqué par ses racines communicationnelles .................................... 95 4.1. Les racines communicationnelles du Web ............................. 98 4.1.1. Diffusion ..................................................................... 98 4.1.2. Réception .................................................................... 100 4.1.3. Appropriation.............................................................. 102 4.2. La première décennie du Web ................................................ 106 4.2.1. Conception des sites Web ........................................... 106 4.2.2. Usages des sites Web ................................................... 109 4.2.3. Évaluation des sites Web ............................................. 114 Conclusion ....................................................................................... 119 Bibliographie .................................................................................... 119 Conclusion..................................................................................... 125
LISTE DES FIGURES
Figure 1.1 Courbe de la théorie de diffusion des innovations de Rogers ....................................................................... 17 Figure 1.2 Visualisation du processus de communication humaine selon Thayer .................................................. 24 Figure 2.1 Le gouffre dans la théorie de l’action de Norman .................................................................... 61 Figure 3.1 Critères ergonomiques selon Bastien et Scapin (2005), synthétisés par Charest (2007) ......................... 77 Figure 4.1 Racines communicationnelles du Web ......................... 97 Figure 4.2 Importance relative du niveau d’influence des émetteurs dans chacune des racines communicationnelles du Web ...................................... 104 Figure 4.3 Quatre niveaux de travaux dans l’appropriation du Web .......................................................................... 105
LISTE DES TABLEAUX
Tableau I.1 Comparaison entre le Web 1.0 et le Web 2.0 ............. 3 Tableau I.2 Les trois étapes du Web .............................................. 5 Tableau 1.1 Comparaison des valeurs entre visionnaires et pragmatiques .......................................................... 20 Tableau 2.1 Fossé entre l’exécution et l’évaluation d’une tâche selon la théorie de l’action de Norman ...................... 61 Tableau 3.1 Critères ergonomiques selon Bastien et Scapin (2005), synthétisés par Charest (2007) ....................... 78 Tableau 3.2 Normes heuristiques de sites Web selon Nielsen ....... 82 Tableau 3.3 Les dix erreurs de conception des interfaces, selon Nielsen............................................................... 83 Tableau 3.4 Évolution de MAD ...................................................... 89 Tableau 3.5 Modélisation de la tâche – Modèle MAD adapté par Charest (2007) .......................................... 91 Tableau 4.1 Caractéristiques et usages des six sociotypes d’internautes ............................................................... 111 Tableau 4.2 Les quatre dimensions du modèle d’évaluation des sites Web de Kim et Lee ........................................ 115 Tableau 4.3 Les huit critères d’évaluation ergonomique des interfaces de Bastien et Scapin ............................. 115 Tableau 4.4 Méthode d’évaluation d’un site Web ......................... 117
INTRODUCTION
Le medium, c’est le message. McLuhan (1964) Le message, c’est le réseau. Castells (2001) Le réseau, c’est l’appropriation. Charest et Bédard (2008)
I.1.
ÉVOLUTION DU WEB
La communauté scientifique reconnaît la paternité du World Wide Web à Tim Berners-Lee, qui créa le concept en 1990. Ce chercheur émérite est devenu depuis président du 3W Consortium, basé à Genève. L’Internet grand public, le réseau des réseaux selon l’expression de Castells (1998), voit le jour à l’automne 19931. L’Internet est né de la rencontre de deux cultures ; d’une part, celle de l’ARPA (Advanced Research Project Agency), dont le mandat est de susciter et d’encourager l’innovation technique aux États-Unis ; d’autre part, celle d’informaticiens, les hackers, imprégnés d’une culture de liberté, de valeurs d’autonomie individuelle et pourvus paradoxalement d’une habitude de partage de savoirs et de coopération. L’« Internet est le fondement technologique de la forme d’organisation propre à l’ère de l’information : le réseau », soutient Castells (2001, p. 9). Initialement réservé à la recherche, le système informatique évolue rapidement vers la micro-informatique. L’usage convivial de la nouvelle technologie la rend dorénavant accessible à tous. Un réseau
1. Dans la majorité des travaux portant sur l’Internet, les auteurs mentionnent que ce réseau grand public a été créé en 1994. Flichy précise que c’est plutôt à l’automne 1993, dans l’article « La place de l’imaginaire dans l’action technique, le cas de l’Internet », Réseaux, 2001, no 109, p. 61.
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Les racines communicationnelles du Web
de communication s’impose donc. En 1993, un premier logiciel, Mosaic2, est distribué gratuitement aux adeptes de la micro-informatique. Netscape lance, en 1994, la première version de son logiciel Navigator alors que Microsoft offre le sien, Internet Explorer, en 1995, avec la diffusion planétaire massive que l’on connaît. De cette effervescence du début des années 1990 émerge une nouvelle activité économique : le commerce électronique. Selon les gourous de la Grande Toile, cette activité était destinée à devenir la pierre angulaire de l’Internet et l’un des fers de lance de la nouvelle économie de la société de l’information, soulignent Lafrance et Brouillard (2002). Les arts de faire ou la façon de s’approprier des nouveaux objets (de Certeau, 1990) ainsi que les usages que les internautes font de ces outils technologiques d’information et de communication changent la donne dans de nombreux secteurs de cette économie émergente. Entre 1994 et 2004, les termes Web 1.0 et Web 2.0 n’existaient pas ; il était alors uniquement question du Web. La distinction entre le Web 1.0 et le Web 2.0 a été faite publiquement pour la première fois en octobre 2004 lors d’une conférence organisée par la société O’Reilly Media. Désirant présenter un état des lieux sur l’évolution fulgurante qu’avait connue le Web depuis sa naissance, Dougherty et O’Reilly, deux gourous des technologies de l’information, ont fait à cette occasion une comparaison entre les usages initiaux du Web, que permet le Web 1.0, et les nouveaux usages, que permet le Web 2.0 (voir le tableau I.1). Pour eux, les applications du Web 2.0 présentent les caractéristiques distinctives suivantes : • le site ne doit pas être un jardin secret, c’est-à-dire qu’il doit être aisé de rentrer ou sortir des informations du système ; • l’utilisateur doit rester propriétaire de ses propres données ; • le site doit être entièrement utilisable par un navigateur standard ; • le site doit présenter des aspects de réseaux sociaux.
2. Proulx dresse un portrait chronologique de l’histoire de l’Internet dans La révolution Internet en question, Montréal, Québec/Amérique, 2004, p. 138-140.
Introduction
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TABLEAU I.1 Comparaison entre le Web 1.0 et le Web 2.0 Web 1.0
Web 2.0
DoubleClick Ofoto Akamai mp3.com Britannica en ligne Sites personnels evite Spéculation sur les noms de domaines (domain name speculation) Pages vues Capture de données d’écran (screen scraping) Éditer (publishing) Système de gestion de contenu (content management systems, CMS) Répertoires (directories « taxonomy ») Attractivité (stickiness)
AdSense de Google Flickr BitTorrent Napster Wikipédia Blogues upcoming.org et EVDB Référencement (search engine optimization) Coûts par clics Services web (web services) Participation Wikis Repérage (tagging « folksonomy ») Syndication
Dans son ouvrage What is Web 2.0 ?, O’Reilly (2005) écrit que les entreprises qui utilisent les applications du Web 2.0 détiennent les sept compétences communes suivantes3 (les exemples ont été ajoutés par les auteurs) : 1. des services à extensibilité rentable plutôt que des logiciels emballés ; 2. le contrôle d’une base de données unique qui s’enrichit à chaque utilisation et usager supplémentaire (par exemple : eBay, Amazon, Tripadvisor) ; 3. un système qui fait confiance aux utilisateurs comme codéveloppeurs ; 4. un système qui exploite l’intelligence collective (par exemple : Wikipedia, Amazon) ; 3. Traduction libre de Michelle Blanc (2005). Elle résume les sept compétences communes aux entreprises dans un article intitulé « Qu’est-ce que le Web 2.0 ? », <www.michelleblanc.com/2005/10/31/qu-est-ce-que-le-Web-2-0>, consulté le 17 juillet 2008.
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Les racines communicationnelles du Web
5. un système qui utilise l’effet multiplicateur du concept de la longue queue, pour le service à la clientèle (par exemple : 50 % des ventes d’Amazon ne font pas partie des 13 000 titres les plus vendus de leur catalogue) ; 6. des logiciels utilisant plus d’un type de périphérique (par exemple : téléphone et ordinateur personnel, Google Map et les mash-ups) ; 7. un modèle d’affaires de développement logiciel et interfaces utilisateurs allégées (par exemple : Google, YouTube). O’Reilly redéfinit l’Internet non plus comme un média, où les sites Web sont autant d’îlots d’informations isolés, mais comme une plate-forme : un socle d’échanges entre les utilisateurs (l’auteur parle d’intelligence collective) et les services ou les applications en ligne4. Selon Lefèbvre, le phénomène d’Internet 2.0 désigne communément le renouvellement des espoirs, usages et services Internet après la bulle financière de l’an 2000. Dans l’Internet 2.0, les consommateurs deviennent eux aussi, peu à peu, des producteurs. Ainsi, serait réalisé le rêve des pionniers du Net. Dans les paradigmes de l’Internet 2.0, on trouve notamment le partage et la collaboration. […] Après l’aspect technique, ce qui est important dans l’Internet 2.0, c’est le centrage utilisateur. […] Le rêve d’un Web sémantique est peut-être en train de se réaliser, mais pas comme on l’avait imaginé au départ5.
Toujours selon Lefèbvre (2005, p. 37), les réseaux sociaux représentent le pivot du Web 2.0 pour les adeptes de ces nouvelles façons de communiquer. Même les professionnels disposant d’un réseau de contacts personnels riches ne peuvent plus se passer de ces applications technologiques en affaires. Ces nouvelles applications permettent aux gens d’affaires d’accroître leur cercle de connaissances et d’optimiser leurs affaires.
Ce constat est partagé par Cavazza6. Le Web 2.0 serait susceptible d’apporter des éléments de réponse à l’Internet et aux services en ligne. Ces services diffusés sur le Web seraient entrés dans une phase de maturation où il devient urgent d’agir et de penser autrement. Internet et les services en ligne sont entrés dans une phase de
4. F. Cavazza, « Web 2.0, la révolution des usages », <solutions.journaldunet.com/ 0601/060105_tribune-sqli-Web-20.shtml>. 5. A. Lefèbvre, Les réseaux sociaux, Paris, MM2 Éditions, 2005, p. 13, 36-37. 6. F. Cavazza, ibid.
Introduction
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maturation. À l’heure où les quatre piliers du Web (Google, Yahoo !, Amazon, eBay) se livrent à une course à l’innovation, il devient urgent pour un site ou un service en ligne de se remettre en question et d’apporter une expérience différenciante. Car si le niveau qualitatif des sites a globalement augmenté ces dernières années, il devient de plus en plus difficile de sortir du lot et de fidéliser les visiteurs. Dans ce cadre, les concepts liés au Web 2.0 peuvent apporter des éléments de réponse.
Dans Wikipédia7, le Web 2.0 est défini comme un terme « pour désigner ce qui est perçu comme un renouveau du World Wide Web. L’évolution ainsi qualifiée concerne aussi bien les technologies employées que les usages. En particulier, on qualifie de Web 2.0 « les interfaces permettant aux internautes d’interagir à la fois avec le contenu des pages mais aussi entre eux ». Le Web 2.0 représente cette nouvelle génération d’applications technologiques communément appelée « intelligence collective » conçue à partir des usagers. Cette forte participation ou contribution des internautes ne se résume pas au fait de disposer d’un espace d’expression sur le Web. Wikipedia représente la figure emblématique de ce phénomène de sites de partage, nommément les wikis. Certains considèrent l’expression « intelligence collective » trop ambitieuse, voire trop mystique, et proposent plutôt l’expression « intelligence collaborative8 ». Ils emploient même le terme Web 3.0 pour distinguer les deux premières générations du Web et tenter de comprendre son évolution vers une troisième génération à court terme. TABLEAU I.2 Les trois étapes du Web Web 1.0
Web 2.0
Web 3.0
Recherche d’information
Personnalisation de l’information
Communication personnelle
Production d’information
Communication personnalisée
Source : Réseau URFIST (Unité régionale de formation à l’information scientifique et technique) et Olivier Le Deuff,
.
7. Wikipédia, , consulté le 16 juillet 2007. 8. Réseau URFIST (Unité régionale de formation à l’information scientifique et technique) et Olivier Le Deuff, .
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Les racines communicationnelles du Web
Google9 exprime l’évolution du Web 1.0 à 5.0 en ces termes : • Web 1.0, le Web comme une extension des disques durs de nos PC (et de nos Mac…). • Web 2.0, le Web comme une plate-forme applicative complémentaire aux systèmes d’exploitation et aux disques durs. • Web 3.0, le Web comme l’informatique universelle en grille destinée à remplacer systèmes d’exploitation et disques durs. • Web 4.0, le Web comme intelligence artificielle complémentaire à la race humaine. • Web 5.0, le Web comme intelligence artificielle se substituant à la race humaine. Quelle sera l’évolution du Web au cours des prochaines années ? Personne ne peut le prédire avec certitude. Toutefois, chose intéressante à signaler, l’évolution du Web observée au cours des dernières années avait été présagée dès 2001 par Castells10. En effet, il percevait déjà à l’époque un retour à la source de la conception du World Wide Web, tel qu’il avait été envisagé par son inventeur Tim Berners-Lee, soit comme un moyen de communication conçu d’abord dans le but de partager et d’échanger des informations, et, ainsi, résoudre des problèmes collectivement.
I.2.
STRUCTURE DU LIVRE
Le présent ouvrage porte sur les racines communicationnelles du Web. Il vise à dégager l’apport du champ des communications dans la compréhension de ce phénomène. Nous verrons comment les différentes théories en communication, dont certaines remontent aux années 1920, nous éclairent sur l’évolution du Web. La démarche d’identification des racines du Web a été effectuée au moyen de trois revues documentaires commentées. La première a été consacrée aux principaux fondements théoriques de la communication de masse caractérisés par trois grands courants de pensée : la diffusion, la réception et l’appropriation (chapitre 1). La deuxième a porté sur le besoin d’interactivité, lequel se situe au cœur de la conception
9. N. Carr, What is Web 3.0 ?, <www.roughtype.com/archives/2007/08/what_is_Web_ 30.php>. L’article a été traduit en partie et commenté sur le blog de Jean-Marie Leray : . 10. M. Castells, La Galaxie Internet, Paris, Fayard, 2001, p. 25.
Introduction
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et des usages (chapitre 2). Finalement, la troisième a été centrée sur l’évaluation des sites Web (chapitre 3). Nos analyses ont permis de découvrir trois grandes racines communicationnelles du Web issues de cet important corpus de connaissances. Elles ont également permis de dégager l’apport significatif des travaux en communication de masse au cours de la première décennie du Web (chapitre 4).
BIBLIOGRAPHIE BLANC, M. (2005). « Qu’est-ce que le Web 2.0 ? », <www.michelleblanc. com/2005/10/31/qu-est-ce-que-le-Web-2-0/>, consulté le 17 juillet 2008. CARR, N. « What is Web 3.0 ? », <www.roughtype.com/archives/2007/08/ what_is_Web_30.php>, traduit en partie et commenté sur le blog de Jean-Marie Leray, , consulté le 17 octobre 2008. CASTELLS, M. (2001). La Galaxie Internet, Paris, Fayard. CASTELLS, M. (1998). La société en réseaux, Paris, Fayard. CAVAZZA, F. (2005). « Web 2.0, la révolution des usages », <www.journal dunet.com/solutions /0601/060105_tribune-sqli-web-20.shtml>, consulté le 21 novembre 2008. CERTEAU, M. de (1990[1980]). L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 350 p. FLICHY, P. (1994). « La place de l’imaginaire dans l’action technique, le cas de l’Internet », Réseaux, 2001, no 109, p. 61. LAFRANCE, J.-P. (2008). « Expériences nouvelles et anciennes d’appropriation citoyenne des technologies de la communication », Intervention au Colloque Brazzaville-Kinshasa, printemps 2007, publiée en 2008 dans Alain Kiyindou (dir.), Penser la communication pour le développement, dispositifs, pratiques et usages au Congo, Bruxelles, EME, coll. « Échanges ». LAFRANCE, J.-P. et P. BROUILLARD (2002). Le commerce électronique. Y a-t-il un modèle québécois ?, Québec, Presses de l’Université du Québec, 284 p. LEFÈBVRE, A. (2005). Les réseaux sociaux, Paris, MM2 Éditions.
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Les racines communicationnelles du Web
O’REILLY, T. (2005). « What Is Web 2.0 ? Design Patterns and Business Models for the Next Generation of Software », <www.oreillynet. com/pub/a/oreilly/tim/news/2005/09/30/what-is-web-20.html>, consulté le 17 juillet 2008. P ROULX , S. (2004). La Révolution Internet en question, Montréal, Québec/Amérique, p. 138-140. RÉSEAU URFIST – UNITÉ RÉGIONALE DE FORMATION À L’INFORMATION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE – et Olivier LE DEUFF (2008). « “Et in Arcadia ego” : vers une culture de l’information et de la communication », , consulté le 17 août 2008. W IKIPÉDIA . « Wiki », , consulté le 16 juillet 2007.
CHAPITRE
1 L’APPORT DU CHAMP DES COMMUNICATIONS DANS LA COMPRÉHENSION DU WEB
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Les racines communicationnelles du Web
Le Web a connu au cours de sa première décennie d’existence une croissance fulgurante, et son évolution se poursuit toujours à un rythme effréné. Le Web constitue un phénomène complexe tant du point de vue technologique que sociétal qu’il nous importe d’appréhender. Dans ce chapitre, nous allons démontrer l’apport significatif du champ des communications dans la compréhension du Web. Compte tenu de la nature même du Web – un moyen de communication pour partager et échanger des informations et, ainsi, résoudre des problèmes collectivement (Berners-Lee) –, il n’est pas étonnant que plusieurs chercheurs en communication s’y soient intéressés. Plusieurs études ont été menées sur la manière dont les internautes s’approprient les sites Web. Ces études ont révélé l’existence d’écarts entre leurs attentes et ce qui leur était offert ou présenté dans les sites Web. Ce problème d’écarts a été observé dans tous les cas où les concepteurs et gestionnaires de sites Web n’avaient pas suffisamment pris en compte de le point de vue des usagers. Les études dont il est fait référence dans ce chapitre s’appuient sur l’un ou l’autre des trois grands courants de pensée en communication de masse : la diffusion, la réception et l’appropriation. Nous les explorons à tour de rôle en résumant les contributions des principaux chercheurs dans chacun de ces courants.
1.1.
PROBLÉMATIQUES D’ÉCARTS ENTRE L’OFFRE ET LA DEMANDE
Dès la naissance du réseau des réseaux, Chambat (1994) sensibilisait les chercheurs à la pertinence de mener des recherches empiriques concernant les usages et les groupes précis d’usagers de l’Internet : ces études permettraient d’entrevoir des tendances émergentes, ce à quoi bon nombre d’études recensées par Breton et Proulx (2002) sont parvenues depuis. Les études menées dans le secteur des communications de masse, et plus particulièrement en sociologie des usages ou de l’appropriation des TIC par les usagers, nous amènent à nous questionner sur les manières de faire des usagers. Le précurseur des études portant sur l’appropriation, Michel de Certeau, nous sensibilise aux usages inventés et aux usages constatés en approfondissant le postulat de l’existence de deux mondes : celui des stratégies, d’un côté, et celui des tactiques d’usages, de l’autre. L’auteur perçoit ces tactiques comme des pratiques créatives qui inventent le quotidien. Que signifient ces usages du point de vue de l’usager ?
Chapitre 1 v Les communications et la compréhension du Web
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1.1.1. LE POINT DE VUE DE L’USAGER L’une des approches proposées pour approfondir les connaissances des usages ou des pratiques communicationnelles consiste notamment à examiner cette question sous l’angle des interactions humain-machine (Chambat, 1994, p. 264), en essayant de comprendre comment les usagers utilisent ces objets technologiques ou machines à communiquer (Perriault, 1989)1. Depuis le début des années 1990, de nombreux travaux ont ainsi développé des problématiques axées sur une structuration bipolaire des rapports sociaux, à partir notamment des rapports d’émission et de réception, ou encore à partir de rapports sociaux de l’offre et de la demande (Le Marec, 2004, p. 141). Le questionnement portant sur les arts de faire des usagers s’inscrit dans ce courant d’études qui s’intéressent aux rapports sociaux de l’offre et de la demande. Il convient de se demander, d’une part, si ces informations demandées par les internautes sont prises en compte par les concepteurs et les gestionnaires des sites Web et, d’autre part, si les logiques d’usages des producteurs d’information sont en adéquation avec les logiques d’usages des utilisateurs des sites Web dans les pratiques communicationnelles interactives.
1.1.2. UN CHANGEMENT DE PARADIGME ? Le paradigme linéaire émetteur-récepteur, conçu en 1948 par le mathématicien Shannon dans le cadre de travaux sur le développement du télégraphe aux États-Unis, représente le schéma traditionnel des chercheurs pour analyser les problématiques dans le domaine des communications de masse. Ce schéma a donné naissance à la théorie de l’information, aussi appelée la théorie mathématique. Ainsi, le paradigme et la théorie de l’information se sont développés dans le cadre d’une communication de machine à machine et non dans celui d’une communication humaine. Selon Kuhn (1983, p. 45), un paradigme est un modèle, un schéma accepté au cours d’une époque par une communauté de chercheurs. Or, en ce début de XXIe siècle, il nous apparaît de moins en moins pertinent d’analyser un objet (le Web) à partir d’une théorie conçue avant son apparition.
1. Jacques Perriault a été l’un des premiers chercheurs à effectuer une analyse empirique traitant des usages dans sa thèse, intitulée La logique de l’usage (1982), suivie de son livre Les machines à communiquer (1989).
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Ainsi, en ce qui concerne le paradigme fondateur de l’émetteurrécepteur (E-R) de Shannon, nous serions en droit de nous demander, d’une part, si ce paradigme des communications de masse peut améliorer notre compréhension de ce que les internautes font du ou font avec le Web dans leur recherche d’information, et, d’autre part, si ce paradigme peut nous éclairer sur la prise en compte des usages et des demandes des internautes par les constructeurs de ces outils technologiques. Poursuivant sur cet élan, nous pourrions nous demander si l’étude de cette question sous l’angle du paradigme récepteur-émetteurrécepteur (R-E-R-E-R…), lequel consiste en un processus continuel de va-et-vient entre le récepteur et l’émetteur, ne serait pas plus utile dans l’analyse du phénomène d’appropriation des sites Web par les usagers. En effet, bien que ce schéma ait servi de repère depuis soixante ans à de nombreux chercheurs dans la discipline des communications de masse, il nous semble de moins en moins adéquat pour étudier les problématiques émergentes, notamment celles reliées à l’appropriation. Nous constatons un changement de paradigme, soit celui du R-E-R-E-R… (à l’infini) plutôt qu’à partir du schéma linéaire E-R de Shannon, où « R » signifie « récepteur » et « E », « émetteur ». Ce nouveau paradigme, signifiant une interaction continuelle entre le récepteur et l’émetteur, et ce, à partir du point de vue du récepteur, nous apparaît plus adéquat pour comprendre comment les internautes s’approprient les sites Web.
1.1.3. COMMENT LES INTERNAUTES S’APPROPRIENT-ILS LES SITES WEB ? Nous nous intéressons au phénomène de l’appropriation des sites Web par les usagers, plus particulièrement aux pratiques communicationnelles interactives des internautes. Plus précisément, nous cherchons à mieux comprendre le phénomène des écarts entre les informations offertes et les informations demandées par les internautes, voire entre les usages prescrits et les usages effectifs. En d’autres mots, nous voulons vérifier dans quelle mesure les informations obtenues par les internautes dans leur recherche d’information et leur demande de réservation correspondent à leurs demandes initiales. Poussons plus loin notre raisonnement : la logique d’usage des producteurs d’une information correspond-elle à la logique d’usage des utilisateurs de cette même information ? Selon nous, les diffuseurs considéreraient les sites Web comme un outil de diffusion de masse, alors que les internautes utiliseraient cet outil à des fins de communication interactive beaucoup plus personnalisée. Et c’est cette différence de
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logique d’usages entre les deux groupes d’acteurs, qui se manifeste dès le début de l’utilisation de l’outil, qui créerait un décalage entre l’information obtenue et l’information demandée. L’approche de l’appropriation nous apparaît des plus pertinentes pour réfléchir à cette question. Toutefois, comme elle s’inscrit dans le champ multidisciplinaire des communications de masse, nous sommes tenus de présenter une brève revue documentaire des principaux travaux issus de ce domaine, soit des travaux menés sous les courants de recherche de la diffusion et de la réception. Nous exposons d’abord les fondements théoriques de la communication de masse.
1.2.
LES FONDEMENTS THÉORIQUES DE LA COMMUNICATION DE MASSE
Les premières études sur les communications de masse sont apparues à la fin de la Première Guerre mondiale et, de façon plus importante, à partir de la Deuxième Guerre mondiale. C’est d’abord aux États-Unis que se sont développées les Media Studies ; elles portaient sur les phénomènes d’« influence » et de « propagande » qu’exercent les médias de masse sur la population. Durant la Deuxième Guerre mondiale, ce champ d’études s’imprègne de la connotation péjorative « propagande noire ». Pour contrer cette perception négative, les communications de masse adoptent le nouveau vocable de champ multidisciplinaire qui étudie le phénomène de la « persuasion ». Ce courant de recherche a inspiré de nombreux chercheurs qui ont déployé des stratégies et des outils de mesure sophistiqués destinés, notamment dans le domaine de la publicité et des relations publiques, à sonder l’opinion publique. Après la Deuxième Guerre mondiale, les recherches de Wiener (1948) sur la cybernétique et celles de Shannon (1948) sur la théorie mathématique de l’information constituent les premiers travaux d’importance en communication de masse. C’est dans cette foulée qu’émerge le modèle des 5W de Lasswell (1948)2, fort utilisé en relations publiques, en journalisme et en publicité. Il se traduit de la façon suivante : Qui Dit quoi À qui 2. Les 5 W de Lasswell (1948, « Who Says what in Which Channel To Whom With What Effect ? »), Harold Lasswell, « The structure and function of communication in society », dans W. Schramm (dir.), Mass Communications, 2e édition, Readings, University of Illinois Press, Urbana, 1960, p. 117.
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Par quel moyen Avec quel effet ? Cette perspective fonctionnaliste ne pose cependant jamais les questions fondamentales du « pourquoi » ce système fonctionne, comme le soulignent de fervents critiques du modèle lasswellien (Breton et Proulx, 2002). À partir des années 1940 et jusqu’en 1960, ce sont encore les études portant sur les effets puissants que produisent les médias sur les récepteurs qui retiennent l’attention des chercheurs. Inspirés par ce courant dominant de l’école de Columbia, Katz et Lazarsfeld (1955)3 entreprennent une étude auprès de l’électorat américain. Les résultats de leur recherche démontrent que ce sont les leaders d’opinion, personnes influentes au sein d’un réseau de communication interpersonnelle, qui exercent un grand pouvoir auprès des électeurs plutôt que les médias. Ces travaux confirment que les leaders d’opinion, en communiquant au sein de leur réseau interpersonnel avec des individus qu’ils incitent à communiquer avec d’autres personnes, possèdent un plus grand pouvoir d’influence sur les individus que les médias, et ce, à plus long terme. Ce processus de communication pratiqué en deux temps, c’est-à-dire de palier en palier (step by step) par les leaders d’opinion sur leur réseau d’influence interpersonnel, constitue le « flux communicationnel en deux temps » ou the two-step flow of communication. Au début des années 1960, les chercheurs délaissent les travaux traitant des effets des médias pour porter leur attention vers les fonctions de ces derniers, fonctions desquelles émergent les gardiens d’informations (gatekeepers) au sein de ces organismes. Dès le début des années 1970, et surtout depuis les années 1980, l’intérêt des chercheurs se déplace des fonctions des médias vers les usages. Depuis vingtcinq ans, nous assistons à un éclatement, voire à une fragmentation des recherches sur les usages. Les travaux dans le domaine des communications de masse portaient surtout sur l’influence des médias au début du siècle. Cependant, depuis les vingt-cinq dernières années, nous constatons que les chercheurs se sont définitivement écartés du paradigme fonctionnaliste lasswellien. Ce paradigme nous aura toutefois permis de comprendre l’influence indirecte qu’exerçaient les médias ; elle se révélait beaucoup
3. Ce concept de Eliu Katz et de Paul Lazarsfeld, conçu en 1955, a été publié au printemps 1957 dans Public Opinion Quarterly. Wilbur Schramm publie le texte de Katz, « The Two-Step Flow of Communication », dans Mass Communications, 2e édition, Readings, University of Illinois Press, Urbana, en 1960, p. 346-366.
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moins importante qu’on ne le croyait au début du siècle et de plus courte durée que l’influence exercée notamment par les leaders d’opinion, comme l’explique Jean-Paul Lafrance (1993, p. 174) : […] ce modèle nous aura permis de comprendre que l’influence des médias était plus indirecte qu’on ne le croyait dans les premières études sur la propagande – d’où la théorie du relais par les leaders d’opinion et de l’importance des structures primaires dans la transformation de l’opinion publique. On a aussi appris que les médias ont des effets longs et des effets courts, et qu’ils ont bien d’autres fonctions que d’informer et d’éduquer.
Encore aujourd’hui, l’intérêt des chercheurs porte davantage sur les usages que sur les effets. Leurs travaux visent essentiellement à comprendre les pratiques des utilisateurs plutôt qu’à en analyser les effets. Breton et Proulx (2002, p. 248) préconisent d’ailleurs « des approches hybrides, qui empruntent simultanément aux héritages respectifs des traditions d’étude des effets, de la réception et des usages » ; conseil judicieux que nous appliquons dans cet ouvrage, en ayant recours à des concepts théoriques hybrides pertinents et complémentaires susceptibles d’améliorer notre compréhension des pratiques communicationnelles sur le Web plutôt que de nous limiter à une seule approche.
1.2.1. LA DIFFUSION Les recherches menées dans le cadre de l’approche de la diffusion, dont fait partie la théorie de la diffusion des innovations de Rogers (2003), s’inscrivent en continuité avec les travaux de l’école de Columbia, menés sous la direction de Wilbur Schramm à la fin des années 1950. Bien que l’anthropologue Kroebec4 soit reconnu comme le précurseur des travaux entrepris en diffusion, ce sont surtout les travaux de Ryan et Gross5 qui ont inspiré ce courant de recherche. Intéressés par des recherches portant sur le processus d’influence, Ryan et Gross ont été les premiers à définir les critères sociodémographiques caractérisant les « adoptants » précoces d’une nouvelle technologie. Ces critères se résument comme suit : ils ont un niveau d’éducation élevé, gagnent des revenus supérieurs à la moyenne et voyagent beaucoup.
4. Les travaux de Kroebec ont été réalisés en 1923 et sont cités par Breton et Proulx, op. cit., 2002, p. 260. 5. E. Rogers présente de façon plus détaillée, sous forme d’études de cas, cette recherche menée sur le maïs hybride par B. Ryan, N. Gross (1943), cités dans Rogers (2003, p. 31-35).
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S’inspirant de ces travaux sur les premiers « adoptants », Rogers développe, en 1962, le modèle théorique de la diffusion des innovations. Bien qu’appliqué dans diverses disciplines, notamment en marketing, en psychologie, en communication et en publicité, le modèle de Rogers fait l’objet de virulentes critiques de la part d’un grand nombre de chercheurs. Nous traiterons d’abord de la contribution de cette théorie dans le domaine de la communication avant de nous pencher sur les critiques qu’elle a suscitées. Nous avons déjà mentionné la reconnaissance de l’influence des leaders d’opinions sur les individus, depuis les travaux de Katz et de Lazarsfeld. En appliquant ce concept à la théorie de la diffusion des innovations de Rogers, nous pouvons supposer que les leaders d’opinion joueraient un rôle « d’agents de changement » influents auprès d’individus de diverses catégories socioéconomiques. Ces mêmes individus auraient des dispositions favorables à l’égard du changement et de l’adoption d’innovations techniques. Les réseaux de communication interpersonnelle exerceraient une influence significative, voire décisive, dans l’adoption des nouvelles technologies. À partir de ce concept, Rogers articule un modèle de processus de diffusion à travers lequel une innovation est communiquée. « La diffusion est un processus par lequel une innovation est communiquée par l’entremise de réseaux de communication, durant un laps de temps et dans un contexte social donné6. » Le modèle de Rogers se compose donc des quatre éléments suivants : les innovations, les réseaux de la communication, la durée du processus et le contexte social dans lequel s’inscrit cette innovation technologique. Rogers se sert de ces éléments pour expliquer pourquoi une innovation donnée est adoptée plus facilement qu’une autre par les utilisateurs. Tout en poursuivant dans cette veine, il dépasse la théorie des « premiers adoptants » élaborée par Ryan et Gross, et propose la typologie des cinq catégories d’adoptants7 : les innovateurs, les adoptants précoces, la première majorité, la majorité tardive puis les retardataires (voir la figure 1.1).
6. Traduction libre et adaptée de : « Diffusion is the process by which an innovation is communicated through certain channels over time among the members of a social system » (Rogers, 2003, p. 11). 7. Traduction libre des cinq catégories d’adoptants développées par Everett M. Rogers (2003, p. 280) : innovators, early adopter, early majority, later majority and laggards.
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FIGURE 1.1 Courbe de la théorie de diffusion des innovations de Rogers Courbe de Rogers (1962)
Gouffre de Moore (1999)
Innovateurs et premiers adeptes
Majorité précoce
Majorité tardive
Retardataires Source : F. Forest, « Des sociologies de la réception à la conception assistée par l’usage des techniques d’information et de communication : héritages et enjeux », novembre 2002, <archivesic.ccsd.cnrs.fr/documents/archives0/00/00/03/30/ sic_00000330_02/sic_00000330.html#_ftn21>, consulté le 8 novembre 2008.
À partir de la théorie de diffusion de Rogers, nous pourrions résumer les facteurs explicatifs d’une diffusion réussie de la façon suivante : les caractéristiques du produit, les stratégies de communication, le processus d’adoption lui-même et, enfin, le réseau de communication des individus (Breton et Proulx, 2002). En premier lieu, la diffusion réussie d’une innovation repose sur les caractéristiques mêmes du nouveau produit, notamment les avantages de l’adopter, la compatibilité avec les valeurs et les besoins du client, et la convivialité de l’outil. Un deuxième facteur concerne les stratégies de communication déployées par les agents de changement pour convaincre les clients potentiels. Un troisième facteur réside dans le processus d’adoption d’une nouvelle technologie, à partir de la connaissance relative que les usagers ont de l’objet, en passant par des essais jusqu’à la décision finale de l’adopter. Un dernier facteur vise le contexte social dans lequel les individus évoluent, contexte qui influence le processus d’adoption (soit le milieu professionnel qui a adopté un nouvel objet, soit les amis, la famille, etc.).
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L’approche de la diffusion offre la particularité d’améliorer notre compréhension des innovations parce qu’elle représente un modèle conceptuel dans lequel nous pouvons relativement isoler les effets d’un type précis de communication. […] Cette théorie représente aussi un côté pragmatique puisque les résultats d’une recherche sont applicables scientifiquement par les individus ou les organisations qui investissent dans la recherche et qui veulent donner des résultats scientifiques à leur recherche. Ce modèle représente également une contribution sur le plan sociologique et comble ainsi d’autres besoins de recherche. […] L’approche de la diffusion offre enfin la possibilité aux chercheurs de traiter des données empiriques dans le cadre d’un modèle de nature plus théorique, ce que de nombreux chercheurs, tels que Ryan et Gross (1943) ne pouvaient faire avant l’apparition de ce modèle théorique8.
Le modèle de diffusion de Rogers a fait l’objet de nombreuses critiques, émises notamment par Calon et Latour (1986), Akrich (1989), Boullier (1989), Chambat (1994) et Forest (2002). La principale a trait au préjugé favorable de Rogers envers la technologie. Selon l’ensemble des chercheurs cités ci-dessus, cette prédisposition favorable envers la technologie teinterait l’objectivité de Rogers envers la notion de diffusion. Selon Forest (2002), cette prédisposition de Rogers expliquerait le dénigrement perceptible dans les différentes catégories d’adoptants qu’il a développées dans sa typologie. Calon et Latour (1986) ainsi que Boullier (1989) reprochent à Rogers de propager une conception fausse de la notion de diffusion. Selon ces chercheurs, l’approche de diffusion porte sur les répercussions de l’innovation. Ils reprochent à Rogers de considérer dans son modèle que l’innovation est « déjà là », sans possibilité de modification de l’objet « innovateur » proposé. Calon et Latour (1986) et Akrich (1989, 1990, 1993, 1998) proposent une approche adoptant une posture différente de celle de Rogers : il s’agit de l’approche de l’innovation. Cette dernière considère
8. Traduction libre de Everett Rogers (2003, p. 104-105) : « Diffusion research offers a particularly useful means of gaining an understanding of change because innovations are a type of communication message whose effects are relatively easy to isolate […] Diffusion research has a pragmatic appeal in getting research results utilised. The diffusion approach promises a means to provide solutions (1) to individual and/or organizations who have invested in research on some topic and seek to get the scientific finding utilized and / or (2) those who desire to use the research results of others to solve a particular social problem or to fulfill a need […] The diffusion paradigm allows scholars to repackage their empirical findings in the form of higher-level generalizations of a more theoretical nature. In fact, numerous studies were completed prior to the Ryan and Gross (1943) hybrid seed corn study but they did not add up to much, due to lack of a paradigm […] ».
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la participation des utilisateurs dès la conception des objets, ce qui assurerait, d’une part, une présence des usagers en amont du processus de diffusion et non a posteriori, comme chez Rogers. Ce modèle assurerait, d’autre part, une participation importante des usagers aux décisions stratégiques de conception et aux prises de décisions politiques et commerciales. Chambat (1994, p. 255) résume l’essentiel des reproches adressés aux tenants de la théorie de la diffusion. Selon lui, le modèle de Rogers s’appuie sur un paradigme de distinction de biens et de pratiques, n’accordant pas assez d’importance au contexte sociologique dans lequel ces études sont conduites. Il ajoute qu’en se concentrant sur l’objet technique et en ne tenant pas compte de la dimension sociale dans laquelle cet objet évolue, les chercheurs négligent le concept de construit social développé dans l’approche de la construction des usages de Bijker, Hughes et Pinch (1987). Nous reviendrons de façon plus détaillée sur ces derniers travaux dans la section sur l’appropriation. Terminons l’énumération des critiques du modèle de Rogers par celle formulée par Forest (2002) de l’Université de Lyon. Ce chercheur reproche surtout à Rogers de dénigrer les utilisateurs moins précoces dans sa typologie tout en reconnaissant l’aspect pragmatique de son modèle dans le domaine du marketing qu’il énonce de la façon suivante : […] cette courbe [de Rogers] avait une utilisation essentiellement marketing : elle servait à diviser des segments de marché pour les entreprises commercialisant des technologies nouvelles. Cela explique son lexique discutable : valorisant les profils qui adoptent la nouveauté et constituent les leviers du marché (innovateurs), dénigrant les profils réticents au changement qui ne constituent pas des parts de marché intéressantes (étiquette attardée, voire de « traînards » marginaux opposés au progrès).
Forest reconnaît toutefois que lorsque la typologie d’adoptants des innovations a été élaborée, en 1962, personne ne cherchait vraiment à comprendre le rôle des usages ou des représentations des individus dans la diffusion des technologies. En ce sens, il admet que la courbe d’adoption du modèle de Rogers est intéressante parce qu’elle montre bien les différents publics des TIC qui se succèdent dans le temps. Il souligne de plus que c’est cette succession des profils d’usagers dans leur rapport au changement qui constitue la courbe de vie des innovations dans leur contexte social. Or Forest ajoute que depuis les travaux de Geoffrey A. Moore (1997), menés dans la Silicon Valley, nous savons maintenant qu’il existe un écart important d’usages entre les différents profils successifs
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d’adoptants de TIC. Moore va jusqu’à employer le terme gouffre entre les différentes catégories d’adoptants de Rogers pour décrire cet écart important d’usages entre les profils. Ce gouffre se creuse dès le départ entre les deux premiers profils d’usagers, les innovateurs et la majorité précoce, ce qui remet en doute l’ensemble du processus linéaire d’adoptants développé dans le modèle de Rogers. Moore explique cet écart entre les deux premières catégories d’adoptants de Rogers en comparant les valeurs des deux groupes. Il nomme les premiers les « visionnaires » et les seconds, les « pragmatiques ». Il résume leurs valeurs respectives dans le tableau 1.1. TABLEAU 1.1 Comparaison des valeurs entre visionnaires et pragmatiques Visionnaires
Pragmatiques
Intuitifs Soutiennent la révolution Esprits contradictoires Cherchent à se détacher du lot Suivent leur propre conscience Prennent des risques Sont motivés par les possibilités futures Recherchent le possible
Analytiques Soutiennent l’évolution Esprits conformistes Suivent le troupeau Consultent leurs collègues Gèrent les risques Sont motivés par les problèmes présents Poursuivent le probable
Source : Moore, 1997, p. 21.
Selon Moore (1997), ces valeurs auxquelles chaque groupe croit rendent quasiment impossible la communication entre eux. Il utilise la métaphore suivante pour résumer les différences entre les visionnaires et les pragmatiques et contraster la manière dont les deux groupes utilisent l’expression « je vois » : Lorsqu’un visionnaire dit « je vois », il le fait les yeux fermés. De son côté, le pragmatique aime regarder les yeux ouverts. En d’autres termes, les visionnaires pensent que les pragmatiques sont terre à terre et les pragmatiques tiennent les visionnaires pour dangereux (1997, p. 21).
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Les valeurs différentes des deux groupes décrits par Moore (celui des innovateurs pionniers ou visionnaires et celui des pragmatiques) créent un écart considérable, qui empêche le processus de diffusion et d’adoption de s’étendre au-delà d’un certain nombre d’usagers, comme le constate Forest : Les valeurs des profils pionniers sont tellement différentes de celles des pragmatiques, que la transition des nouvelles technologies entre ces profils d’usagers échoue fréquemment. Les concepteurs et diffuseurs d’innovations technologiques franchissent difficilement le gouffre situé au point de transition entre pionniers et pragmatiques. Seule la prise en compte des valeurs d’usages différentes de ces profils pendant la conception des NTIC permet de le franchir (Forest, 2002).
Forest et Moore rejoignent ainsi les propos des tenants de l’approche de l’innovation (Callon, Latour, Akrich, Boullier) en accentuant l’importance de prendre en compte les valeurs d’usages des différents profils d’usagers dès la conception. Ces derniers travaux sur l’approche de la diffusion nous amènent à quitter ce pôle de la communication pour aborder un autre pôle important de la communication de masse, soit celui de la réception. Voyons les principaux travaux portant traitant de ce sujet.
1.2.2. LA RÉCEPTION La revue Réseaux9 consacrait en 1994 un numéro complet à l’approche de la réception des médias ; cette approche est remise en question dans un article de Quéré, paru en 1996, dans la même revue. Bien que ce dernier déplore une insuffisance des « bases théoriques et conceptuelles » dans l’approche de la réception, il n’en demeure pas moins que l’évolution de nombreux travaux portant sur cette approche apporte une contribution importante à celle de l’appropriation, notamment en considérant les divers publics autrement que sous la forme de statistiques, comme l’observent Proulx et Maillet : Les travaux sur la réception ont permis de rapprocher les chercheurs des personnes réelles constituant ces publics, l’un des postulats de ces approches étant précisément d’affirmer que les sujets-récepteurs existent dans les faits, et pas seulement de manière virtuelle à travers les simulations statistiques produites par les mesures d’audience ou dans les discours des essayistes sociaux critiquant les comportements erratiques des masses
9. L. Allard, « Dire la réception », Réseaux, nov.-déc., no 68, 1994, p. 67.
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silencieuses et apolitiques. Les approches ethnographiques ont contribué à donner un droit de parole aux usagers ordinaires de la télévision […] (1998, p. 122).
La force de l’approche de la réception réside dans la « construction de sens », ou de signification, à laquelle procède le récepteur devant un message qui lui est destiné. Trois générations de travaux ont émergé de ce courant, produisant ainsi un corpus de recherches qualitatives complémentaires aux travaux quantitatifs traditionnels. Dans les années 1930, les recherches quantitatives servaient surtout à mesurer les audiences et les publics de la radio. Ce sont les mêmes outils qui ont été utilisés pour mesurer les cotes d’écoute à la suite de l’apparition de la télévision dans les années 1950. La première série de travaux réalisés sur la réception a d’abord traité des stratégies d’interprétation des formes et des contenus offerts aux auditeurs et aux téléspectateurs. Les chercheurs se sont ensuite intéressés aux activités des téléspectateurs dans un contexte immédiat de réception (par exemple, dans les salons des gens), puis dans un contexte secondaire de postdiffusion d’une émission (par exemple, dans les restaurants et dans les bureaux lors de conversations entre amis et collègues). Une dernière génération de travaux portant sur la réception a finalement émergé dans les années 1990 ; elle s’inscrit dans le courant de recherche de la construction des usages et sur des analyses de pratiques de réception dans un contexte sociologique plus global. La contribution majeure de l’approche de la réception réside dans l’établissement d’une dimension active dont les récepteurs ou les téléspectateurs seraient dotés. Auparavant, les chercheurs s’intéressaient aux effets que les médias exerçaient sur les gens, qui étaient censés recevoir passivement les médias, voire les subir, alors que cette nouvelle génération de travaux suppose au contraire une réception active de la part du public. Cette activité de la part du public, notamment la sélection, l’interprétation et le filtrage des messages reçus par les téléspectateurs, est à l’origine de cet important courant de recherche « des usages et gratifications » (Uses and Gratifications), développé par Blumler et Katz au début des années 1970. Ces derniers s’appuient sur la prémisse d’un besoin psychologique et social à satisfaire des usagers dans leur consommation des médias. Or cette notion de besoin des téléspectateurs est reprochée aux chercheurs de l’école de Columbia par les chercheurs britanniques des Culturals Studies. Hall (1974), partageant le point de vue de l’école britannique, reproche à Katz d’appuyer ses travaux sur cette notion en la qualifiant de « besoin psychologisant ».
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Poursuivant sur cette lancée, Hall (1974) aborde ses travaux portant sur la réception sous l’angle de la construction de sens à laquelle procéderaient les téléspectateurs. Selon lui, les téléspectateurs seraient dotés d’une capacité à filtrer ou à décoder le sens des émissions qui sont diffusées. Ainsi, les téléspectateurs filtreraient ou décoderaient ces messages selon leur perception personnelle des messages qui leur sont destinés. Les téléspectateurs ne se limiteraient pas au sens donné par les télédiffuseurs. Hall tire cette conclusion en analysant des pratiques de réception des téléspectateurs. Il dresse la typologie suivante des pratiques de décodage des téléspectateurs : la première pratique serait « dominante-hégémonique » (le téléspectateur intègre directement et sans restriction le sens connoté d’informations) ; la deuxième amènerait le téléspectateur à adopter une position de « négociation » (le téléspectateur ne partage que partiellement le code proposé) ; la troisième serait une pratique « d’opposition » (le téléspectateur décode le message de manière globalement contraire). Inspirés par ces travaux de décodage, Liebes et Katz (1990) élaborent un canevas pour analyser la populaire série américaine Dallas diffusée partout dans le monde. Ils analysent la manière dont les téléspectateurs décodent le message de la télésérie en fonction du groupe de référence culturel auquel ils appartiennent ou s’identifient. Pour certains, elle représente la décadence de la société nord-américaine, alors que pour d’autres elle entretient cette connotation de rêve américain à réaliser. Cette série a d’ailleurs semé la controverse dans la communauté des chercheurs, qui se sont manifestés de différentes façons selon leurs identités culturelles, leurs milieux d’appartenance ou encore leurs allégeances politiques. L’une des plus virulentes provient de Mattelart (1976), accusant les Américains d’imposer leur propre vision et leur propre culture partout dans le monde ; d’où le cinglant euphémisme « impérialisme culturel américain » qui a fait le tour du monde. D’autres chercheurs (Ravault 1996, 1986, 1980 ; Maisonneuve, 2003) se réclament de l’école de pensée de Thayer, dont les travaux auraient jeté les bases du récepteur actif du côté de la littérature anglosaxonne, en 1968, dans son livre intitulé Communication and Communication Systems. Selon ces chercheurs, Thayer considérait déjà les récepteurs comme des gens actifs, dotés d’une capacité à filtrer et à interpréter des messages qui leur étaient destinés. Pour Thayer, la capacité des récepteurs à « s’approprier » un message serait déterminée par un ensemble de variables provenant de leur environnement familial, social, culturel, politique et économique. L’environnement systémique des récepteurs façonnerait leurs connaissances ; ces mêmes connaissances seraient intégrées dans l’histoire personnelle et subjective des
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gens ; ces connaissances joueraient un rôle déterminant dans le geste que les gens poseraient, c’est-à-dire dans leur « réception active » d’un message. Le geste « réception active » signifierait le « sens » que le destinataire donnerait à un message. La construction du sens donné au message par le destinataire est définie par Thayer sous le vocable takeinto-account-abilities and susceptibilities, dont les principaux éléments sont relevés dans son modèle (voir la figure 1.2). FIGURE 1.2 Visualisation du processus de communication humaine selon Thayer Déclaration ou question par un canal ou un « médium »
L’émetteur
La communication s’établit
« Le message »
x Autre métacommunication
y Besoins, appétits, « susceptibilités » (subjectivité)
Les relations, intentions, buts, etc.
Les groupes de référence
La « situation »
La ligne de temps
Les conséquences prévues par le récepteur
Durée de
l’événement (La séquence X-Y n’est limitée ni dans le temps ni dans l’espace)
Source : Modèle développé par L. Thayer (1968) et traduit par R.-J. Ravault : « Développement durable, communication et réception active », dans T.P. Sévigny (dir.), Communication et développement international, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1996, p. 71.
Selon Sfez (1992), le modèle de Thayer (1968) suppose que le rôle de l’émetteur n’est pas indispensable dans une communication alors que celui du récepteur représenterait une exigence fondamentale, comme il le signale en faisant référence à Thayer (1992, p. 129) : Ce dernier veut éviter de sur-rationaliser le rôle de l’émetteur. L’hypothèse d’un émetteur détenant un message qu’il veut intentionnellement transmettre n’est pas nécessaire à la communication. Il se peut qu’il y en ait un. Il se peut aussi qu’il y ait information sans intention d’un sujet émetteur. En revanche, le
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récepteur est indispensable à la communication, car il faut bien que quelqu’un écoute, voie, perçoive, interprète. La présence d’un émetteur n’est pas une exigence fondamentale de la communication. Celle d’un récepteur, oui.
Ravault (1980, p. 212) applique le modèle de communication orientée vers le récepteur de Thayer dans sa thèse de doctorat menée en communication internationale. Élaborée sous l’approche critique des modèles théoriques en communication, la thèse de Ravault reconnaît le modèle de Thayer comme étant l’un des plus significatifs. La richesse de ce modèle réside dans le fait qu’il adopte une approche systémique, phénoménologique et transactionnelle nettement centrée sur le récepteur, étranger ou originaire de régions non américaines en l’occurrence, qui doit décoder des « produits communicationnels » (Ravault, 1996). Ce modèle met en évidence la combinaison de ces approches représentant l’essentiel, voire les fondements de la théorie de la réception active, comme l’explique Ravault (1996, p. 65) : […] la phénoménologie, le cognitivisme, les approches systémiques, l’interactionnisme symbolique et le constructivisme apportent d’indispensables explications complémentaires… Combinées, ces approches constituent les fondements épistémologiques des théories de la « réception active ».
Il nous apparaît important de donner une valeur conceptuelle à cette notion dans le cadre de l’approche de la réception afin d’illustrer le rôle déterminant que nous accorderons aux usagers dans le cadre de nos travaux sur l’appropriation de l’Internet. Or cette insistance constituerait un pléonasme, selon certains tenants de l’approche de la réception. Ces professeurs-chercheurs affirment que le terme actif serait implicite dans le mot récepteur. Ces derniers rejoindraient ainsi les concepts développés par Aristote dans la Rhétorique, œuvre à partir de laquelle tous ces modèles auraient pris naissance ; par exemple, dans le triangle Éthos, Logos et Pathos, on retrouve déjà le rôle de l’auditeur qui est aussi citoyen (donc actif dans le politique) à l’intérieur du processus de persuasion. Néanmoins, Ravault insiste sur l’importance de considérer l’adjectif actif en précisant que c’est dans le geste, donc dans l’action, que le récepteur donne un sens ultime, voire une signification façonnée par son environnement, à une communication reçue de l’émetteur. Il ajoute même que c’est cette action de la « communication reçue » par le récepteur qui représente l’élément crucial du processus de la communication et non l’émetteur :
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Dans la réception active, on considère, certes, que le récepteur participe à « l’acte de communication », d’où le sens émane ; mais surtout, et c’est là que l’adjectif « actif » prend toute son importance, on souligne que là où réside le sens véritable d’une communication, c’est dans l’action, dans le geste que pose le récepteur en fonction de cette communication […] Le sens ultime d’une communication est dans ce qu’en font les destinataires […] en fonction de nombreux éléments contextuels que les personnes clés de son environnement lui ont inculqués par des opérations de séduction et de coercition […] Ce qui est crucial dans le processus de la communication, ce ne sont pas les signaux que l’émetteur a organisés et placés dans l’environnement du récepteur, mais le cadre conceptuel, cognitif et affectif à partir duquel le récepteur s’expose ou non aux signaux, les sélectionne et en construit le sens ultime en s’en servant ou dans les gestes qu’il pose et les décisions qu’il prend (Ravault, 1996, p. 72-73).
Ravault (1986) pousse plus loin sa réflexion sur la réception active en réunissant les mots coercition et séduction pour former celui de « coer-séduction ». Les réseaux de « coer-séduction » prennent en main le message de l’émetteur et l’inversent. Ces réseaux inventent ainsi, à leur tour, un second message qui devient levier de combat. Selon Sfez (1992), ce second message, devenu levier de combat, renforce ici le second palier de la communication qui domine ainsi le premier. Il poursuit son analyse des travaux de Ravault en faisant un rapprochement avec ceux de Katz. Sfez accorde une valeur théorique plus complexe aux travaux de Ravault parce que ce dernier inscrit la réception dans des rites et cultures symboliques d’une société. Sfez relève aussi la parenté des deux écoles dans l’effet boomerang de la culture de l’émetteur qui, une fois décodée par le récepteur, retourne le message culturel à l’émetteur, mais cette fois en négociant activement avec lui plutôt qu’en se limitant à jouer un rôle passif de récepteur : Ils tentent tous deux, par des moyens différents, de jeter un pont entre l’école dite des Uses and gratifications et l’école proprement culturelle, dite Popular culture. La première, plus mécaniste, plus modeste aussi, travaille sur les effets des médias en tant que réponses à des gratifications recherchées. La seconde, plus complexe, plus théoricienne, entend inscrire ces effets dans les rites dans la symbolique d’une société. Longtemps hostiles l’un à l’autre, ces deux courants cherchent aujourd’hui les voies d’un rapprochement […] On peut aussi observer la parenté de Katz et de Ravault sous un autre aspect. Retour boomerang de la culture de l’émetteur à l’émetteur lui-même, car le récepteur, connaissant bien le code culturel de l’émetteur, négocie avec lui et l’emporte (1992, p. 133-134).
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À la lumière de cette revue documentaire des travaux réalisés sur la réception, nous sommes en mesure de constater l’apport important des travaux menés sous cette approche dans le domaine de la communication de masse. Il s’agit, entre autres, de l’importance du rôle actif que jouerait le récepteur, le destinataire, le téléspectateur ou encore l’internaute : soit celui du pouvoir dont les destinataires seraient investis dans leur capacité à s’approprier, filtrer, négocier ou rejeter un message, un outil ou un produit communicationnel.
1.2.3. L’APPROPRIATION L’évolution des ouvrages abordés dans le cadre de l’approche de l’appropriation a suivi le même cheminement conceptuel que celui des études effectuées en communication de masse, soit celui de l’analyse des effets vers l’analyse de la réception. « Constat éminent, souligne Chambat, que la construction du sens l’emporte sur celle des impacts » (1994, p. 263). Les limites des études quantitatives issues des approches de la diffusion, de même que le nombre croissant d’utilisateurs des TIC, ont incité les chercheurs à s’intéresser davantage à l’appropriation sociale des TIC, en menant des études qualitatives fines sur les usagers. Ces travaux dérivent de deux univers distincts : le milieu anglosaxon nord-américain et européen, et le milieu francophone de la France, de la Belgique et du Québec (Jouet, 2000, p. 490). Une brève genèse de ces deux courants expliquant la spécificité de chacun est d’abord présentée. Nous effectuerons ensuite une revue documentaire de l’approche de l’appropriation, en commençant par les fondements de ce courant, établis par Michel de Certeau. Signalons que cette approche portait initialement sur l’appropriation des nouveaux objets et qu’elle a ensuite été appliquée à l’appropriation des TIC par les chercheurs des communications de masse. Après avoir relevé les différentes formes d’appropriation des TIC, nous résumerons l’origine interdisciplinaire des travaux sur les usages. La genèse des travaux sur les usages ou sur l’appropriation nous apprend que ce courant de recherche s’est intéressé d’emblée aux nouveaux objets ou outils de communication dès les années 1960, dans l’univers anglo-saxon. Dans le milieu francophone et plus précisément en France, les sciences de l’information et de la communication ne se sont constituées, comme disciplines, qu’au cours des années 1970 (Jouet, 2000, p. 491). Ce champ de recherche, d’abord exploré par les Anglo-Saxons, se situait dans le prolongement des études sur les usages des médias de masse traitant de la réception. Ces travaux empiriques issus du courant
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des usages et gratifications ont eu le mérite de renverser le paradigme des effets des médias sur les gens en ne s’interrogeant plus sur « ce que les médias font aux individus », mais plutôt sur ce que « les individus font des médias », d’où l’émergence de la notion d’audience active. Ce sont cependant les Culturals Studies et les études de réception qui permettront de percevoir les travaux entrepris sous cet angle comme une activité complexe donnant à l’usager un statut de « constructeur subjectif de sens » (Jouet, 2000). Ces travaux sur la réception menés dans les années 1960 rejoignaient très peu le milieu des chercheurs francophones. Évidemment, la diffusion de ces ouvrages en anglais limitait la portée ou l’influence que pouvaient avoir ces travaux anglophones auprès des francophones, comme le fait remarquer Jouet : […] la faible diffusion à l’époque des travaux Culturals Studies en France, le fait que seule une minorité de chercheurs proviennent de la sociologie des médias de masse et les représentations des TIC comme un univers radicalement nouveau expliquent l’influence très relative, à quelques exceptions près, de la sociologie de la réception dans le courant de la sociologie des usages (2000, p. 493-494).
En France, les usages étaient plutôt étudiés à partir du paradigme dominant de la sémiologie et l’on accordait une importance considérable à l’analyse du texte et de l’image, en « l’absence de recherches sur la réception qui ne démarrent pas en France avant les années 1990 » (Jouet, 2000, p. 491). Les usages étaient donc étudiés sous le couvert de l’analyse des nouveaux objets en France alors que dans les pays anglosaxons, on utilisait déjà l’expression nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Au Québec, les théories de l’appropriation sociale des technologies ont d’abord été élaborées dans des travaux de chercheurs comme Watzlavick, Pool et Meyrowitz aux États-Unis, Moles et Balle en Europe, Cartier, Ravault, Proulx et Harvey au Québec, ainsi que dans les nombreuses recherches de l’école comportementale, pour ne nommer que ceux-là. Cette précision généalogique concernant l’origine et la controverse disciplinaire des travaux portant sur les usages étant faite, nous pouvons maintenant résumer les principaux travaux de ce courant de recherche. La communauté des chercheurs en communication reconnaît à Michel de Certeau le rôle de précurseur de l’approche de l’appropriation portant particulièrement sur les écarts dans les usages, depuis la parution, en 1980, de son livre L’Invention du quotidien. La force de cette
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approche réside, d’une part, dans l’analyse de la manière dont se constituent les usages différenciés selon les groupes sociaux d’appartenance et, d’autre part, dans l’analyse du sens ou des significations que ces usages revêtent pour les usagers. Cette forte posture épistémologique renvoie à l’analyse des TIC du point de vue de l’usager. Les premiers travaux empiriques portant sur les écarts dans les usages ont été menés par Perriault, en 1982, dans le cadre de sa thèse doctorale ; il a ensuite publié son ouvrage Les machines à communiquer, en 1989. Perriault s’est intéressé à l’écart relevé par de Certeau entre les usages prescrits et les usages effectifs des usagers aux prises avec les nouveaux objets, mais en se penchant sur les nouveaux outils de communication. L’analyse des pratiques « déviantes » des usagers lui a permis de mettre au jour des « pratiques qui sont autre chose que des erreurs de manipulation et qui correspondent à des intentions, voire à des préméditations » (Perriault, 1989, p. 14). Il a ainsi pu distinguer plusieurs possibilités dans l’usage, en commençant par des pratiques magiques jusqu’à d’autres formes de pratiques dites instrumentales. En 2004, Perriault résume les apports considérables des sciences de l’information et de la communication de la façon suivante : Les sciences de l’information et de la communication jouent un rôle de médiation entre des disciplines concernées […] ; d’étude dans leur totalité de nouveaux acteurs de la mondialisation qui construisent leur identité politique grâce à l’utilisation des réseaux numériques ; d’éclairage du débat démocratique en explorant l’opacité dans laquelle des systèmes imprécis de gouvernance élaborent des règles et des normes techniques, qui, de fait, organisent des rapports sociaux (p. 187).
Millerand (1999), pour sa part, recense d’autres formes d’appropriation qui ont été traitées par différents chercheurs et les regroupe sous forme de thématiques. Malein et Toussaint se sont penchés, depuis plus de quinze ans, sur les significations d’usage et les processus d’intégration des TIC dans la sphère privée et familiale. Proulx et Laberge, quant à eux, ont étudié le processus de construction identitaire des publics intergénérationnels à travers les significations d’usage de la télévision. Ces phénomènes intergénérationnels ont aussi été abordés par Pronovost à travers un continuum de pratiques des individus avec les technologies qu’ils mettent en perspective en établissant un rapport avec la notion de temps : […] la télévision « meuble le temps », l’usage du magnétoscope permet sa planification et l’ordinateur l’optimise […] Il semble que l’on assiste au développement de stratégies et de tactiques conduisant à une plus grande planification du temps (cité par Millerand, 1999, p. 6).
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Les autres formes d’appropriation regroupées sous la thématique des significations d’usage portent enfin sur la socialisation des médias ou des technologies dans un contexte domestique, alors qu’un dernier courant s’intéresse à la complexité du phénomène de la réception (Morley, 1992, 1993, 1999 ; Silverstone, 1989). Millerand présente aussi les travaux menés sur l’imaginaire technique et le rôle des représentations, réalisés par Lacroix et al. en 1993 et par Flichy en 1995. Elle résume l’étude de Lacroix portant sur le système de télévision interactive Vidéoway au Québec. Ce dernier avait relevé trois types de discours entourant l’implantation du système : un discours prospectif, un discours promotionnel et un discours prescriptif. Selon l’auteur, ces discours font appel aux valeurs fondamentales de la civilisation occidentale : liberté, individualité, démocratie, progrès et modernité ; ils contribueraient en outre à la consolidation de la représentation sociale des TIC et à la formation des usages sociaux. Lacroix reconnaît toutefois que ce sont tout de même les usagers qui, en dernière instance, favorisent ou empêchent l’implantation des TIC autant que la domination d’une innovation, d’une entreprise, d’une filière technologique ou d’une logique industrielle. Flichy (2001) s’est aussi intéressé à la thématique de l’imaginaire technique et de la réception des discours qu’il applique à l’Internet. Il soutient que pour comprendre la place de ces discours, il convient de s’intéresser aux destinataires, soit le public auquel s’adressent ces discours. Les destinataires peuvent être des concepteurs (collègues, collaborateurs, directeurs, annonceurs…), des utilisateurs potentiels ou le grand public. Selon Flichy, la force de l’imaginaire réside dans le fait qu’il s’applique aussi bien à la technique qu’à l’organisation sociale. […] petit à petit se construisent des imaginaires collectifs, communs à des groupes de concepteurs, puis un jour aux concepteurs et aux utilisateurs. L’imaginaire est ainsi une des façons de construire une identité collective, de rompre tout d’abord avec les modèles existants, puis de légitimer la nouvelle technique et de mobiliser les différents acteurs (2001, p. 57).
Ces notions de l’offre et de la demande technologiques évoquées par Lacroix, puis de l’imaginaire technique par Flichy, ne sont pas sans rappeler le rôle de l’imaginaire technique puis collectif. Elles doivent être comprises dans un contexte où la société de consommation aurait laissé la place à la société de la communication, comme le note Millerand (1999). Les problématiques des travaux, développées en appropriation et articulées sous la thématique des significations d’usage, ajoutent à
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la compréhension des usages une dimension de création de sens absente des ouvrages traitant des usages sous le paradigme de la diffusion (1999, p. 7). D’autres recherches portant sur l’appropriation ont également étudié les thématiques suivantes : les technologies domestiques (la domotique), l’évolution des modes de vie, la gestion de nouvelles pratiques quotidiennes (le télétravail, l’apprentissage à distance), la convergence des pratiques et des systèmes intégrés, etc. Toutes ces études font état du remodelage des frontières entre les sphères publique et privée auxquelles Habermas nous avait déjà sensibilisés dans son ouvrage L’Espace public publié en 1978 (1992). Le remodelage des frontières entre les sphères publique et privée nous intéresse d’autant plus que Jouet mentionne, dès 1993, que les technologies mobiles ou portables ne font qu’amplifier le phénomène de brouillage entre ces deux sphères. Ces pratiques se situant dans « l’entre-deux des espaces public et privé » amènent Jouet à parler d’interaction qu’entretient l’usager avec l’informatique en utilisant et en intégrant ces objets technologiques dans son quotidien. Selon Jouet, cette interactivité entre l’usager et l’outil fait en sorte que l’usager participe au contenu de l’échange et que l’outil technologique fonctionne : La relation que les usagers entretiennent avec les machines à communiquer s’opérationnalise de diverses manières selon le contenu technique de ces appareils et selon leur niveau d’interactivité. […] Le dialogue humain-machine qui se fonde non seulement sur un aller et retour permanent d’ordres et de réponses […] donne la possibilité à l’utilisateur d’intervenir au moyen du langage naturel ou codé sur le contenu de l’échange. L’interactivité influe sur la construction des usages, car elle exige une présence continue et active de l’utilisateur pour que la machine fonctionne (1993, p. 101).
Ces dernières dimensions portant sur l’interactivité et la construction des usages font l’objet d’une analyse approfondie dans le prochain chapitre de cet ouvrage. Auparavant, il importe d’aborder les travaux du précurseur de l’approche de l’appropriation, Michel de Certeau10.
10. Les travaux de M. de Certeau ont été présentés plus longuement dans le cadre de la thèse de Charest déposée à l’Université du Québec à Montréal en avril 2007 (sous presse au moment de cette publication). Elle s’intitule Les communications interactives dans l’appropriation et l’évaluation des sites Web.
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Michel de Certeau s’est intéressé aux arts de faire des gens ordinaires dans leurs gestes quotidiens eu égard à l’utilisation de nouveaux objets. De cet art de faire d’un sujet actif et rusé naît une créativité de braconnage peu commune avec les stratégies imposées. Cette paternité accordée à de Certeau dans la mise en œuvre des travaux portant sur les usages repose essentiellement sur le paradigme de l’usager actif. Le fondement théorique de Michel de Certeau est formé des trois postulats suivants (1990, p. 40) : 1) il existe un écart entre la représentation offerte par la production dominante et celle que s’approprie effectivement son utilisateur ; 2) les opérations, ruses et actions braconnées des usagers, s’inscrivent dans des réseaux de rapports de force dont les usagers tentent de faire un bon usage dans les circonstances ; 3) il doit y avoir une logique à ces pratiques. De Certeau tente en effet de comprendre les mécanismes, les manières de faire des usagers avec les nouveaux objets. Il essaie de comprendre ce que les gens font réellement, ce que les gens font effectivement avec les produits qui leur sont prescrits. La richesse du modèle de De Certeau, reconnue par de nombreux chercheurs, réside dans cette façon de considérer l’usager comme point de départ dans la production des objets. Mais quels sont les liens entre le projet théorique initial de De Certeau, développé a priori sur une critique de Foucault et de Bourdieu, et la dimension communicationnelle des pratiques sociales ? Le Marec répond en partie à ce questionnement en soutenant que de Certeau, par son art de dire, aurait inspiré des thématiques aux chercheurs intéressés à analyser les usages. De Certeau utilise, par exemple, des expressions telles que braconnage ou détournement pour décrire les pratiques déviantes des usagers avec de nouveaux objets par rapport aux pratiques initialement prescrites par les concepteurs, comme le souligne Le Marec : On le sait, c’est moins le projet de Certeau (contribuer à une théorie des pratiques, sur la base d’une critique serrée des positions de Foucault et de Bourdieu) que les thèmes créés par son art de dire, qui ont inspiré une certaine conception des usages se réclamant de sa démarche. C’est pourquoi la critique des études d’usage vise parfois à travers elles, la fortune narrative de la légende des usagersbraconneurs. Cette réaction critique est portée par des courants de recherche sur la culture ou sur les médias (2004, p. 141).
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Cette réaction critique est effectivement formulée par des chercheurs intéressés par l’approche de l’appropriation, notamment par Jouet (2000). Elle reconnaît l’apport de De Certeau à titre d’inspirateur théorique de cette approche et le paradigme de l’usager actif sur lequel il appuie sa théorie ; elle reconnaît bien que l’approche de De Certeau portait sur les différentes manières de faire des usagers dans l’appropriation de texte ou de nouveaux objets plutôt que sur l’appropriation des TIC par les usagers. Toutefois, selon Jouet et les tenants de l’approche de l’appropriation, ces microrésistances des usagers observées par de Certeau dans d’autres secteurs d’activité sont applicables à l’observation des usages des TIC : Si ce dernier a essentiellement traité de l’activité de lecture, du braconnage qui s’y opère à travers des procédures d’appropriation du texte, l’intérêt qu’il porte « aux manières de faire », aux gestes a priori insignifiants et aux tactiques mises en œuvre par les usagers comme autant de formes de microrésistances à l’imposition de normes, se retrouvent dans l’observation des usages des TIC. Le pratiquant actif est bien le premier modèle dégagé par la sociologie des usages (Jouet, 2000, p. 496).
C’est donc à la lecture des écrits de monsieur de Certeau dans son ouvrage le plus achevé, L’Invention du quotidien, que s’est accrue notre sensibilité à ce phénomène de l’écart des usages pratiqués par l’homme ordinaire actif et rusé lorsqu’il s’approprie les nouveaux objets. Tactiques, astuces, tours et traverses permettent aux usagers de se soustraire aux produits imposés en détournant les usages prescrits pour se réapproprier les nouveaux objets et en faire usage selon leurs manières de faire et agir ainsi à leur guise dans cet ordre social établi. En préface de la seconde édition de L’invention du quotidien (1990), Giard, une collaboratrice de De Certeau, écrit à propos de cet éminent chercheur décédé en 1986, qu’il a non seulement renversé le paradigme de la passivité des gens ordinaires, mais qu’il leur a même reconnu une créativité perspicace. Elle le résume de la façon suivante : […] il a renversé le postulat usuel d’interprétation. À la passivité supposée des consommateurs, il a substitué la conviction (argumentée) qu’il y a une créativité des gens ordinaires. Une créativité cachée dans un enchevêtrement de ruses silencieuses et subtiles, efficaces, par lesquelles chacun s’invente une « manière propre » de cheminer à travers la forêt des produits imposés (Giard, 1990, préface).
Dans l’introduction de cet ouvrage, Giard écrivait : La Raison technicienne croit savoir comment organiser au mieux les choses et les gens, assignant à chacun une place, un rôle, des produits à consommer. Mais l’homme ordinaire se soustrait en silence à cette conformation. Il invente le quotidien grâce aux
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arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon. Tours et traverses, manières de faire des coups, astuces de chasseurs, mobilités, mises en récit et trouvailles de mots, mille pratiques inventives prouvent, à qui sait les voir, que la foule sans qualité n’est pas obéissante et passive, mais pratique l’écart dans l’usage des produits imposés, dans une liberté buissonnière par laquelle chacun tâche de vivre au mieux l’ordre social et la violence des choses (1990, page de garde).
Ces propos illustrent sans équivoque le rôle central que de Certeau attribue aux consommateurs culturels. Les usagers seraient composés de gens ordinaires aux prises avec de nouveaux objets dont ils inventent parfois l’usage au quotidien pour se les approprier. À partir de ces pratiques, de cette appropriation des outils par les usagers, se construisent de nouvelles façons de faire qui ne correspondent pas toujours aux usages prescrits. Par conséquent, nous pouvons affirmer que déjà, en 1980, de Certeau établissait les bases de nouvelles pratiques sinon les prémisses de ce qu’allait devenir le Web 2.0 plus de deux décennies plus tard.
CONCLUSION Depuis les travaux de De Certeau, nous savons qu’il existe un écart entre l’offre et la demande sur les sites Web, voire entre les usages prescrits et les usages effectifs. Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressés à la manière dont se creuse cet écart dans les usages, afin de mieux comprendre ce phénomène et proposer des pistes de réflexion susceptibles de réduire les écarts d’usages entre les concepteurs et les gestionnaires des sites et les internautes. La proposition du changement de paradigme traditionnel émetteur-récepteur pour celui de récepteurémetteur-récepteur est évoquée afin de tenter d’examiner, sous d’autres angles, les différentes manières de faire des internautes. Nous avons donné un aperçu de l’évolution des principaux travaux menés dans le champ multidisciplinaire des communications de masse, soit les approches de la diffusion, de la réception et de l’appropriation. En ce qui concerne le courant de la diffusion, nous avons vu que les principaux travaux ont eu le mérite de montrer l’influence indirecte, et de courte durée surtout, qu’exerçaient les médias sur les gens et que c’étaient plutôt les leaders d’opinion qui avaient une influence considérable sur les membres de leur réseau interpersonnel. Rogers a aussi joué un rôle important dans la diffusion des nouvelles technologies en apportant un cadre conceptuel pragmatique à la compréhension
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de la diffusion des innovations et des utilisateurs de ces nouveaux outils, notamment par l’énoncé de la typologie des adoptants des nouvelles technologies ; cette typologie fut plus tard critiquée, car on la jugeait dénigrante pour les derniers adoptants. Les travaux menés dans le courant de la réception, bien que celui-ci, selon certains chercheurs, présente des lacunes sur le plan théorique, ont permis de considérer les divers publics autrement que sous la forme de statistiques. Empruntant à des méthodes qualitatives, ces travaux ont effectivement permis de rapprocher les chercheurs des personnes réelles constituant ces publics grâce notamment à des démarches ethnométhodologiques. En poursuivant sur les travaux qualitatifs, les travaux menés sur l’appropriation ont révélé une richesse de l’usager qui n’avait pas été mise en lumière aussi finement dans les travaux précédents, issus des approches de la diffusion. En outre, les ouvrages issus de l’appropriation ont fait ressortir que l’usager est loin d’être un consommateur passif à qui sont destinés de nouveaux objets. Ce constat va jusqu’à inspirer à de Certeau une « théorie des pratiques », issue de ces manières de faire différentes et inattendues qu’adoptent les usagers lors de leur appropriation de nouveaux objets.
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CHAPITRE
2 LE BESOIN D’INTERACTIVITÉ DES INTERNAUTES AU CŒUR DE L’ÉVOLUTION DU WEB
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Les racines communicationnelles du Web
Nous abordons dans ce chapitre les notions de besoin d’interactivité des internautes. Selon les tenants de l’approche de l’appropriation, l’analyse des besoins cognitifs des internautes, dont celui relié à l’interactivité, constitue un préalable à tout processus d’appropriation des TIC. C’est pourquoi il convient de considérer le besoin d’interactivité des internautes dans leur processus de recherche d’information et de réservation sur les sites Web. Le courant de pensée sur le besoin d’interactivité a des incidences sur la coconstruction des outils technologiques, notamment les sites Web. Comme cette question est abordée dans les travaux sur les interactions en ergonomie cognitive des interfaces, il nous a semblé judicieux de présenter dans ce chapitre une synthèse des principaux écrits sur le sujet.
2.1.
LE BESOIN D’INTERACTIVITÉ DES INTERNAUTES
En 1972, Watzlawick, reconnu comme l’un des piliers de l’approche de l’appropriation, nous sensibilise déjà au besoin fondamental des individus de communiquer, dans son livre intitulé la Logique de la communication. Partisan d’une approche systémique de la communication, il appuie son fondement sur l’axiome suivant : on ne peut pas ne pas communiquer. Grunig poursuit dans cette veine en développant, en 1984, l’approche symétrique bidirectionnelle, qui souligne ce besoin des individus de communiquer dans les organisations en pratiquant des communications interactives, ascendantes et descendantes. Ces communications bidirectionnelles s’effectuent selon un processus qui prend en compte les besoins des individus d’interagir sur les décisions qui les concernent. Cette prise en compte de leurs besoins dans les organisations leur confère ainsi un certain statut de pouvoir et de participation au pouvoir. En 1989, Willett soutient, pour sa part, que la communication constitue une dimension vitale et intrinsèque de l’homme, qu’elle représente même le fondement de la créativité individuelle. Il affirme que chaque être humain est amené à prendre les mesures nécessaires pour combler ses besoins et que la communication est au centre de ceux-ci. Le point de rencontre entre les besoins humains cognitifs d’information et de communication des internautes et les besoins que les nouveaux médias permettent de combler n’est pas toujours facile à saisir pour les chercheurs et les concepteurs en raison, d’une part, de la complexité des besoins humains et, d’autre part, de la complexité des applications technologiques (Harvey, 2004, p. 153).
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De nombreux auteurs abordent la problématique des besoins de communication des gens à partir d’approches qui datent du milieu du siècle dernier, issues notamment de la théorie de l’information de Shannon en 1948. Or, selon Harvey (2004), ces anciennes façons de penser les médias restreignent la perception d’usages de nouveaux médias (ou intermédias) dans des schémas linéaires, clos et restrictifs qui ne permettent pas l’ouverture à l’émergence des nouveaux besoins. Comme il l’explique : On a contesté depuis plusieurs années la notion d’information au sens de Shannon, en tant qu’elle serait une mesure du degré d’incertitude que comporte un message et non pas une notion s’appliquant à la communication humaine. L’équation de Shannon ferme l’information sur elle-même pour en faire une notion close, terminale, linéaire, restrictive. Pourtant l’information est une notion complexe, mouvante et organisationnelle. Elle permet à d’autres phénomènes comme les besoins d’émerger (Harvey, 1994, p. 193).
Le besoin d’interactivité émergeant des nouveaux besoins cognitifs des internautes ne semble pas adapté aux techniques de communication, selon les tenants de l’approche de l’appropriation. Or ce serait une grave erreur d’assimiler les besoins des internautes à l’offre technologique plutôt qu’à la demande, rappelle le lauréat du prix Marshall McLuhan 1991, James D. Halloran. Ce dernier sensibilise les acteurs des sociétés industrialisées à l’une des plus graves lacunes de nos sociétés contemporaines, soit celle qui consiste, d’une part, à faire fi des besoins fondamentaux en information et en communication des individus et, d’autre part, à ignorer les aspirations des individus quant aux décisions les concernant. Les fondements de l’argumentaire de Halloran s’appuient sur l’analyse des rapports sociaux bipolaires de l’offre et de la demande dont les parties sont trop souvent incompatibles les uns avec les autres : […] nous devrions étudier en priorité et identifier les besoins fondamentaux en information et en communication des individus, des groupes et de la société en général […] les valeurs et les aspirations qui orientent ces besoins, ne correspondant pas nécessairement à l’offre technologique et au déterminisme commercial. L’une des plus graves lacunes des sociétés industrialisées est d’avoir ignoré trop longtemps les besoins et les aspirations du citoyen face aux services et aux pouvoirs qui le concernent principalement et directement. En effet, une concentration et une occultation des centres politiques, administratifs et économiques déterminent formes et contenus des services d’information et de communication. L’offre, qui est nationale et inspirée de la production de masse,
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et la demande, qui est locale et qui implique la reconnaissance de niveaux intermédiaires comme les groupes d’intérêt, sont le plus souvent incompatibles (Harvey, 2004, p. 75-76).
Maslow, père de la théorie à l’origine de la pyramide des besoins, développée en 1943, a reconnu et intégré les besoins cognitifs dans son modèle. Ces besoins cognitifs pourraient se concevoir comme des besoins d’explorer, connaître, comprendre et expliquer le monde qui nous entoure, besoins qu’on pourrait regrouper sous le terme générique de besoin d’exploration pour satisfaire les tenants de l’appropriation. La théorie de Maslow, incluant le besoin d’exploration des internautes, est traditionnellement appliquée aux études de marché. Toutefois, comme le rappelle Harvey (2004), d’autres perspectives plus sociologiques comme celles de Watzlawick, Bancal et Willett, entre autres, peuvent nous fournir un cadre théorique d’ensemble pour étudier l’usage des nouveaux médias. Ainsi, nous examinerons le besoin d’interactivité des internautes dans leur recherche d’information et leur demande de réservation sous l’angle des dimensions qualitatives psychosociales, relevées dans les travaux de ces chercheurs, telles que la perception et la motivation. Ces deux dimensions sont susceptibles d’apporter un éclairage sur les usages effectifs des sites Web par les internautes. Les besoins cognitifs d’information et de communication des internautes seront également abordés sous des dimensions reliées à l’objet, par exemple, l’environnement des sites Web représentant les usages prescrits des interfaces. La prise en compte du besoin d’interactivité des internautes est nécessaire pour comprendre les usages qu’ils privilégieront dans leur appropriation des TIC dans cette nouvelle ère de la société de l’information. Selon Charest (2007)1, la nécessité de considérer le besoin d’interactivité de la part des internautes peut nous permettre d’approfondir nos connaissances sur les pratiques communicationnelles interactives. L’un des aspects fondamentaux du besoin d’interactivité des internautes est leur motivation. La présentation de quelques notions sous-jacentes à la motivation s’avère donc incontournable. Résumons-en quelques-unes.
1. F. Charest, Les communications interactives dans l’appropriation et l’évaluation des sites Web, thèse doctorale déposée en mars 2007 à la bibliothèque de l’Université du Québec à Montréal.
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Nous avons mentionné que la société de l’information, étant aujourd’hui une société plus complexe, nécessitait de dépasser la reconnaissance des besoins physiologiques et instinctifs théorisés initialement par Maslow, ainsi que les besoins culturels et psychosociaux développés par la suite par bon nombre de ses disciples. Inspiré par ces notions, Bancal élabore un modèle théorique des besoins constitué de facteurs psychologiques, économiques et sociaux, mais dans une perspective moins hiérarchique que dans les modèles précédents. Bancal montre comment les besoins des individus sont reliés entre eux, c’est-à-dire comment ils agissent sur les pratiques psychosociales, celles précisément que nous associons à l’appropriation des médias interactifs (Harvey, 2004, p. 156). Les besoins interreliés du modèle de Bancal intègrent à la fois le contenu des motivationsbesoins (affectifs et économiques), les motivations-relais (besoins intermédiaires multiples et incohérents parfois), et les motivationssymboles qui sont des synthèses de toutes les autres motivations symboliques, mythologiques et culturelles. Ces derniers besoins synthèses donnent une cohérence globale, une présentation dynamique et mobilisatrice. Somme toute, la théorie de Bancal intègre le contenu des motivations-besoins et les processus qui les engendrent. L’originalité du modèle de Bancal réside dans sa manière d’introduire un modèle qui serait une combinaison complexe et évolutive de besoins qui agit sur les pratiques psychosociales dont celles des pratiques communicationnelles interactives. Le besoin d’interactivité des internautes est aussi pris en compte dans le modèle de la hiérarchie des besoins, développé par Harvey (2004, p. 196). Son modèle a la forme d’une spirale ouverte aux deux extrémités, contrairement au modèle linéaire de Maslow ou de Shannon. Les besoins de l’homme en information sont transformés à partir du processus d’actualisation d’un signal informationnel. Harvey donne ici un sens philosophique à la notion d’information, dans la mesure où l’information traitée produit une connaissance qui sert de support de sens. L’homme a besoin d’information, insiste Harvey, pour prendre des décisions et la fonction première de l’information est d’augmenter les connaissances ou de réduire l’incertitude de l’usager. L’ensemble des connaissances acquises par un individu, composé notamment de symboles, de codes linguistiques et langagiers, de conventions, de tabous, de règles, de normes et de valeurs d’une société, reflète la culture des individus. Cette même culture, qui agit aussi sur la perception de l’homme, cristallise les représentations et devient donc structurante et organisatrice d’un ensemble de connaissances (Harvey, 2004, p. 199).
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Harvey poursuit ainsi l’élaboration de son modèle dans une perspective philosophique jusqu’à l’appropriation de la connaissance ultime que représente la vérité. À la lumière du besoin intrinsèque des individus de communiquer (Watzlawick, Maslow, Grunig, Willett), des motivations-besoins (Bancal) qui poussent les individus à agir et à interagir (Grunig, Harvey) et du besoin d’explorer et d’acquérir des connaissances (Maslow, Harvey), nous sommes en mesure de constater la complexité des facteurs psychosociaux sous-jacents aux besoins cognitifs d’information et de communication des individus. La prise en compte de facteurs psychosociaux plus complexes, issus des nouveaux modèles théoriques développés à partir des besoins des individus, met en relief les besoins de plus en plus complexes des individus d’évoluer. Ce constat nécessite de la part de l’ensemble des acteurs concernés – chercheurs, concepteurs, producteurs et diffuseurs – de considérer les besoins cognitifs évolutifs d’information et de communication des individus, donc de prendre en compte le besoin d’interactivité. Il s’avère ainsi incontournable, pour les concepteurs de TIC, de reconnaître, d’analyser et de tenir compte de ce besoin d’interactivité dès le point de départ du processus de conception des outils. On peut d’ores et déjà percevoir que l’infiltration croissante de la télécommunication dans tous les domaines change nos perceptions, nos valeurs, nos savoirs et, conséquemment, nos besoins. Harvey (2004, p. 163) paraphrase Toffler en disant que les « nouveaux savoirs ne dissocient plus physique et psychique, matière et énergie, raison et intuition, individu et société » et qu’au contraire, nous constatons l’imbrication et l’interdépendance des phénomènes (biologiques, psychologiques, sociaux et environnementaux) à travers la nécessité pour les individus de faire de nouveaux apprentissages, de s’adapter à de nouveaux savoirs, à de nouveaux comportements, à de nouvelles situations. Ainsi les nouveaux médias (les intermédias ou les médias de télécommunication) qui feraient appel à de nouveaux savoirs créeraient des besoins qui interagissent à leur tour avec les pratiques psychosociales associées aux médias interactifs. De ces nouveaux besoins créés par l’infiltration de nouveaux médias (intermédias ou de télémédias), deux tendances majeures peuvent être décelées. Une première vise à optimiser la technique et l’adaptation de l’agir des individus. Une seconde tendance accorde, en revanche, une plus grande importance à l’agir individuel et à l’agir social. Cette
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seconde tendance offre ainsi la possibilité aux individus d’interagir en ce qui a trait aux besoins et aux exigences reliés à cet agir, en accordant plus d’importance à l’interactivité. Même en privilégiant la seconde approche, Thompson2 propose trois critères d’évaluation pour vérifier si tous les médias interactifs représentent nécessairement un bon moyen de télécommunication, voire si le média interactif répond, dans le cas présent, au besoin d’interactivité des internautes. Pour ce faire, il propose d’évaluer si le moyen de télécommunication facilite l’accès aux savoirs emmagasinés de l’expérience humaine, exige la structuration d’un espace informationnel commun de partage réciproque et permet de développer à partir de l’idée d’interactivité une compréhension mutuelle entre interlocuteurs. Or, en situation de télécommunication, on doit recréer artificiellement les conditions idéales d’interaction à partir des exigences de communication des interlocuteurs. Selon Harvey, faire connaître les exigences de communication des acteurs en situation de télécommunication représente l’une des clés de compréhension mutuelle, voire l’un des outils les plus puissants à mettre au service du concepteur (2004, p. 165). L’exigence et la reconnaissance du besoin d’interactivité des internautes sont au centre du débat sur l’autonomie de l’usager dans l’approche de l’appropriation. Ce besoin représente une notion « prioritaire » dans la tâche des chercheurs en communication. En 1986, Rogers avait déjà défini la notion d’« interactivité » comme étant « la capacité pour les nouveaux systèmes de communication de répondre à l’usager presque comme un individu qui participe à une conversation ». Rogers sensibilisait dès lors les concepteurs à la nécessité de prendre en compte la notion d’interactivité pour que les nouveaux outils d’information et de communication soient adoptés par les usagers. Dans les modèles d’évaluation de sites Web, notamment celui de Kim et Lee (2002), les auteurs retiennent également la notion d’interactivité comme étant l’une des quatre dimensions incontournables à considérer lors de l’évaluation de tout site Web ; les trois autres dimensions sont le contenu de l’information, l’organisation des idées ou la structure et la présentation globale du site. La prise en compte de la dimension de l’interactivité se fait de façon de plus en plus insistante dans les écrits portant sur les TIC.
2. Ces trois critères de Thompson sont présentés dans l’ouvrage de Harvey (2004, p. 165).
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Selon Harvey (2004), le besoin d’interactivité grandit, d’autant plus que le nombre des personnes qui manipulent des signes, des messages et de l’information, soit pour elles-mêmes ou pour d’autres groupes, est en croissance constante. Les outils de communication doivent donc offrir aux internautes la possibilité d’interagir en favorisant une communication de palier à palier, c’est-à-dire en favorisant les échanges d’information d’un individu à l’autre, ou encore d’un individu à un groupe. Paradoxalement, avec l’apport d’informations nouvelles, le besoin d’information de l’internaute grandit aussi. Le but de sa recherche sur le Web s’élabore et évolue au cours de la navigation. Ce besoin évolutif nécessite de la part de l’usager de valider les données qu’il trouve. Ce besoin de valider l’information trouvée renforce le concept de la « réduction d’incertitude », développée par Toth et Heath (1992) et appliquée en ergonomie cognitive par Tricot et Rouet (2004, p. 74). L’internaute qui peut interagir avec d’autres internautes ou avec des gestionnaires lors de la réalisation d’une tâche sur un site Web réduit ainsi son incertitude quant à l’information trouvée, s’il a la possibilité de la vérifier. Cette possibilité d’interagir amène les auteurs à sensibiliser les concepteurs d’outils aux besoins et contraintes particuliers reliés à la tâche qui s’ajoutent aux besoins et aux contraintes reliés aux individus : « Il est alors nécessaire d’élaborer des modèles bien plus spécifiques pour concevoir des systèmes adaptés aux besoins », comme le soulignent Rouet et Tricot (1998, p. 71). Une fois que les concepteurs ont pris en compte le besoin d’interactivité des internautes, il ne reste plus qu’à « adapter » les sites Web aux besoins des internautes dans leur recherche d’information et, le cas échéant, dans la réservation d’un produit. Mais avant d’aborder les notions relatives à la conception des interfaces, nous ne pouvons faire l’impasse sur un autre aspect à considérer qui se situe en amont de tout processus de conception, d’appropriation ou de construction des objets : la nécessité d’analyser les besoins cognitifs d’information et de communication des internautes, plus particulièrement, le besoin d’interactivité.
2.1.1. L’IMPORTANCE D’ANALYSER LE BESOIN D’INTERACTIVITÉ L’adaptation « des systèmes » de la part des concepteurs requiert au préalable une analyse des besoins cognitifs des internautes. Or la notion même d’« analyse des besoins », qui se comprend comme la nécessité de considérer les caractéristiques des besoins des utilisateurs, pose problème, comme le font valoir Bastien et Scapin :
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L’expression « Analyse des besoins » ne rend pas compte de manière satisfaisante de l’expression anglaise « requirements analysis ». La première pourrait laisser croire que l’on ne s’intéresse qu’aux besoins des utilisations, alors qu’il s’agit ici de s’intéresser aux caractéristiques des futurs utilisateurs du logiciel, aux tâches pour lesquelles le logiciel est conçu, à l’environnement organisationnel et physique des situations de travail, aux contraintes matérielles et logicielles, aux principes ergonomiques généraux et finalement aux objets d’utilisability. Il s’agit, dans la norme ISO (13407, 1999), du contexte d’utilisation (2004, p. 452).
Ainsi, un « système adapté » aux caractéristiques des besoins des internautes, qu’une « analyse des besoins » approfondie aurait mis en lumière, serait un système qui prendrait en considération quatre facteurs susceptibles de contribuer à la recherche d’information par l’utilisateur sur un site Web : 1) l’accessibilité de l’information recherchée, 2) la familiarité de l’internaute avec un site Web répondant à des caractéristiques usuelles, 3) la complexité en ce qui a trait au contenu et à la structure de l’information (comprendre que le site se doit d’être convivial et facile à utiliser) et, enfin, 4) la crédibilité de l’information diffusée. Comme le rappellent Tricot et Rouet (2004, p. 76), les connaissances générales de l’individu dans le contenu et dans le domaine de l’information recherchée, ses connaissances métadocumentaires (la crédibilité des sources, des documents de références) et ses connaissances opératoires des outils technologiques contribuent à faciliter sa recherche et à répondre à son besoin d’information. Un paradoxe dont les analystes des besoins des internautes, les gestionnaires et les concepteurs de « systèmes adaptés » doivent se rappeler est le fait que plus l’internaute dispose d’informations, plus son besoin d’information s’accroît. Le fait que le besoin d’information ne diminue pas mais, au contraire, augmente avec l’apport d’information amplifie ce paradoxe. Par conséquent, l’internaute qui dispose d’une information préalable, voire préconçue, sera porté à chercher, d’une part, des informations sur ce qu’il connaît déjà, et, d’autre part, à chercher continuellement une information complémentaire. Marchionini en 1995 et Mizzaro en 1998 décrivent la recherche d’information ou information seeking « comme une interaction en contexte entre un utilisateur et un document, fondée sur la recherche de la pertinence. L’activité de navigation pourrait être envisagée comme un dialogue entre un utilisateur et un document » (cités dans Tricot et Rouet, 2004, p. 90). Cette nécessité de « dialoguer » ou d’interagir de la part d’un internaute lors de sa navigation est d’autant plus nécessaire qu’elle est évolutive, « la pertinence » étant relative autant au contexte, à la tâche qu’à l’individu. La pertinence de l’information à diffuser sur
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un site Web joue donc un rôle important dans la recherche d’information de l’internaute. Il est fait référence ici à la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson (1989), Somme toute, c’est à travers un éventail de possibilités, par exemple les moteurs de recherche, les liens hypertextes et les index, que le concepteur transmet les principales fonctionnalités des documents électroniques aux utilisateurs qui peuvent ainsi accomplir leur tâche. Tricot et Rouet suggèrent d’adapter ces outils aux besoins précis des internautes et de les rendre ainsi plus faciles à utiliser lors de recherche d’information. Ils recommandent aux concepteurs d’améliorer la présentation de l’information pour en faciliter la compréhension et de manière à ce qu’elle s’adapte aux habitudes et aux besoins des internautes. Pour ce faire, Tricot et Rouet, de même que Charest, proposent d’envisager la conception des TIC à partir des processus de « recherche d’information » des utilisateurs et de considérer les caractéristiques de ces derniers. Tricot et Rouet rappellent l’importance de respecter la « loi » de l’ergonomie selon laquelle l’ajout à outrance de fonctionnalités à un système détériore souvent la performance de l’utilisateur (2004, p. 87). Ils recommandent donc aux concepteurs d’offrir, certes, ces possibilités d’interagir sur les sites Web, mais en faisant un choix judicieux des fonctionnalités susceptibles de permettre une interaction adéquate des utilisateurs avec ces systèmes. En résumé, tout concepteur ou gestionnaire d’outils technologiques doit toujours prendre en compte, dès le point de départ de la construction d’un site Web, du besoin d’interactivité des internautes. Toute analyse de besoins représente une condition nécessaire pour connaître l’ensemble (et non une vision réduite) des caractéristiques des futurs utilisateurs auxquels un objet technologique est destiné. Enfin, une analyse des besoins des utilisateurs s’avère nécessaire en conception d’outils technologiques pour tenter d’« imaginer » l’usage qu’en fera l’internaute dans sa démarche d’appropriation des TIC, par exemple lors d’une recherche d’information ou d’une réservation d’un produit sur un site Web.
2.1.2. LE BESOIN D’INTERACTIVITÉ ET LE COMMERCE ÉLECTRONIQUE Le rôle des utilisateurs dans la dynamique du commerce électronique s’avère crucial, comme le relèvent Lacroix et al. (cité dans Fusaro, 2002, p. 110), parce que toute évolution d’outil technologique est soumise à
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un cycle de production dans lequel les utilisateurs décident ou non d’adopter un produit. Ainsi, les utilisateurs décident du sort du produit. À ce sujet, Lacroix, Tremblay et Pronovost (1993) soulignent qu’il existe six périodes précises au cours de l’évolution d’une technologie ; ils les résument de la façon suivante : 1. le processus d’informatisation sociale débute avec l’élaboration d’un projet de société informatisée qui se traduit par un discours politico-prospectif ; 2. la deuxième étape se concrétise par une position volontariste des acteurs qui procèdent à la mise au point de la technologie et des premières expériences techniques. La demande sociale fait son apparition, mais elle n’est pas déterminante ; 3. les consommateurs deviennent des acteurs réels (on voit ici l’apparition de divers intervenants) ; 4. l’implication des utilisateurs dans la définition du produit et de son contenu. Il y a donc diversification et affinement de l’offre. La nouvelle technologie devient un facteur de réarticulation industrielle ; 5. la légitimation sociale se traduit par l’utilisation de la technologie par une masse critique d’usagers ; 6. le commerce électronique sera généralisé à l’ensemble de la population. Selon Fusaro (2002), le commerce électronique aurait atteint la quatrième phase de l’évolution du produit, soit celle de l’implication des utilisateurs dans la définition du produit et de son contenu. À cette étape, les usagers joueraient un rôle décisif sur le produit, soutient-elle (2002, p. 100-111) : « […] si dans un premier temps de l’évolution technique, c’est l’offre qui détermine la demande, dans la seconde phase de maturité des produits, la tendance s’inverse et ce sont les consommateurs qui modèlent l’offre dans les limites ». Bien que le commerce électronique ne soit pas encore totalement intégré à la vie quotidienne, observent Lafrance et Brouillard en 2002, il ne demeure pas moins vrai qu’il faudra reconsidérer un nouveau modèle d’échange si cette activité commerciale se confirme (p. 13) : « Les consommateurs finiront-ils par l’adopter globalement ? Les habitudes d’achat sont-elles en train de se transformer ? Assiste-t-on actuellement à la mise en place d’un nouveau modèle d’échange producteurdistributeur-client ? »
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C’est bien là l’enjeu des acteurs, comme le signalait de Certeau. C’est, en effet, à travers le processus de la consommation quotidienne que les gens ordinaires se créeraient des façons inventives d’utiliser les objets à d’autres fins qu’aux usages prévus. Ces braconneurs participeraient, par leurs façons inventives de consommer, au nouveau modèle d’échange commercial, bien que d’une façon différente et imprévue. Les manières de faire des utilisateurs, voire les manières de ne pas faire, peuvent non seulement détourner l’usage d’un produit, mais aussi intervenir sur la définition, le contenu et sur la vie de ce produit. En raison de ces façons de faire ou de ne pas faire, l’utilisateur interviendrait tout à la fois sur l’usage, sur le cycle de vie et sur la conception du produit, voire sur le modèle d’échange producteur-distributeurclient, en passant d’un statut d’acteur-utilisateur à un statut d’acteurconcepteur-producteur. Cette dernière réflexion nous amène à l’une des incidences induites par ce courant de recherche, soit celle de la coconstruction des outils technologiques, notamment les sites Web. Ces travaux sont abordés dans le domaine des communications interactives humain-machine en ergonomie cognitive des interfaces. Nous en recenserons les principaux écrits.
2.2.
LES INTERACTIONS EN ERGONOMIE COGNITIVE DES INTERFACES
Au début des années 1980, et surtout depuis les années 1990, un important corpus de travaux multidisciplinaires s’est développé sur les usages et les pratiques communicationnelles des internautes. Ce corpus portant sur les interactions de sites Web, notamment, se nourrit des disciplines des sciences psychosociales et des communications interactives humain-machine. Breton et Proulx (2002, p. 273-275) ont fait ressortir le caractère hybride de ces différentes approches. Ces travaux comportent un continuum de quatre niveaux d’analyse portant sur les usages et les pratiques communicationnelles interactives : un premier niveau traite de l’interaction entre l’utilisateur et le dispositif technique ; un deuxième aborde la coordination entre l’usager et le concepteur ; un troisième porte sur la situation de l’usage dans un contexte d’action sociale ; un quatrième s’inscrit dans des dimensions politiques et morales de l’usage. Dans cet ouvrage, nous présenterons essentiellement le premier niveau, c’est-à-dire celui de l’interaction entre l’utilisateur et le dispositif technique, résumé par le vocable « interactions humain-machine ».
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Les interactions humain-machine ont été documentées, notamment dans les travaux portant sur la construction sociale des usages initiés par Bijker, Huhges et Pinch (1987), au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Après les avoir brièvement présentés, nous nous attarderons plus particulièrement aux travaux d’Akrich sur les interactions humain-machine entamés au début des années 1990, suivant une approche qui pose le problème de l’« utilisation3 ». Cette problématique rejoint les préoccupations des chercheurs intéressés par les pratiques communicationnelles interactives dans la discipline de l’ergonomie cognitive des interfaces. Les travaux de ces derniers portent sur la conception, l’utilisation et l’évaluation des interfaces. De façon plus précise, il s’agit de travaux portant sur le traitement de l’information et précisément sur la recherche d’information dans le contexte d’une tâche à effectuer par l’internaute à travers différents moyens ou manières de faire sur les sites Web. Nous présenterons d’abord une brève introduction et quelques définitions des interactions humain-machine d’ordre cognitif. Suivront les ouvrages portant sur les fondements théoriques des usages et des pratiques communicationnelles. Nous aborderons également les travaux s’intéressant au traitement de l’information et plus particulièrement à la recherche d’information. Ils seront suivis d’autres travaux portant sur la théorie de l’action de Norman (1986) et sur la théorie intégrée de Rasmussen (1986, 1991).
2.2.1. LES INTERACTIONS HUMAIN-MACHINE Les travaux sur les interactions humain-machine dans le domaine de l’ergonomie cognitive des interfaces cherchent à comprendre les problèmes que pose cette forme particulière de communication et d’interaction. Ces travaux cherchent plus précisément à comprendre ce qu’est une interface, à savoir la relation entre humain et machine. La nature de la relation est définie par des perceptions subjectives du concepteur du système, des perceptions de l’usager du système et des perceptions 3. Bastien et Scapin inscrivent les travaux portant sur « l’utilisation » dans les notions de l’utilisability qu’ils définissent de la façon suivante : « On ne peut traiter de l’évaluation des systèmes d’information sans aborder, dans un premier temps les concepts d’utilisability et de qualité ergonomique des logiciels interactifs. L’utilisability, concept qui date du début des années 1980, fait généralement référence aux cinq attributs suivants : la facilité d’apprentissage et d’utilisation ; l’efficacité d’utilisation ; la facilité de mémorisation ; l’utilisation sans erreurs ; et la satisfaction » (2001, p. 53). L’article « Évaluation des systèmes d’information et critères ergonomiques » est publié dans C. Kolski (dir.), Environnements évolués et évaluation de l’IHM, Interactions hommemachine pour les SI 2, Paris, Hermès, 2001, p 53-79.
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de celui qui cherche à évaluer l’adaptation entre les deux. En résumé, ces travaux cherchent à comprendre comment les internautes utilisent les outils. Aude Dufresne4 définit l’interaction humain-machine comme « l’étude des relations qui s’établissent entre un utilisateur humain et le système informatique qu’il utilise pour accomplir une tâche ». Bien que ce champ de recherche apporte des éléments de compréhension concernant à la fois les humains (usagers) et les systèmes, Faulkner (1998) estime que l’accent doit toujours être mis sur la partie humaine de l’interaction : l’utilisateur. En ce qui concerne le concept d’interaction humain-machine dans le domaine de l’ergonomie cognitive des interfaces, la Société d’ergonomie de langue française (1988) le définit ainsi : L’ergonomie (ou l’étude des facteurs humains) est la discipline scientifique qui vise la compréhension fondamentale des interactions entre les êtres humains et les autres composantes d’un système, et la mise en œuvre dans la conception de théories, de principes, de méthodes et de données pertinentes afin d’améliorer le bien-être des hommes et l’efficacité globale des systèmes. Les ergonomes contribuent à la conception et à l’évaluation des tâches, du travail, des produits, des environnements et des systèmes en vue de les rendre compatibles avec les besoins, les compétences et les limites des personnes5.
Cette science est riche en concepts, théories et méthodes. Elle offre des cadres de pensée pour décrire, interpréter et prédire des comportements d’usagers en interaction avec des outils technologiques. À titre expérimental, elle développe des protocoles de tests d’utilisation et d’évaluation, des méthodes d’analyse de données, des outils de mesures de performance et des critères d’évaluation servant de guides et de principes se situant dans un cadre de bonnes pratiques à développer plutôt que de normes. En ce qui concerne le traitement de l’information, qui met en jeu la « recherche d’information » (RI) du point de vue humain, les sciences cognitives présentent la recherche d’information sous trois caractéristiques essentielles, la mémoire, la compréhension et la résolution de problèmes, comme le mentionnent Rouet et Tricot (1998).
4. A. Dufresne (2005), de l’Université de Montréal, définit l’interaction humain-machine sur son site Web : , consulté le 8 novembre 2008. 5. Définition de l’ergonomie par la Société d’ergonomie de la langue française, <www. ergonomie-self.org/ergo/defergo.html>, consulté le 7 août 2008.
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Ces caractéristiques visent les connaissances individuelles des internautes, le traitement de l’information auquel ils procèdent, leur compréhension et l’exécution d’actions successives : Il s’agit d’abord d’une activité complexe qui fait largement appel aux connaissances individuelles et donc à la mémoire (mémoire à long terme, mémoire de travail) ; ensuite cette activité passe par le traitement d’informations (le plus souvent textuelles), et fait donc appel à la compréhension ; enfin la RI implique l’exécution d’un certain nombre d’actions successives visant à transformer la situation de son état initial vers le but, et s’apparente donc à la résolution de problèmes (Rouet et Tricot, 1998, p. 59).
Les travaux portant sur la recherche d’information et, plus particulièrement, sur les pratiques communicationnelles interactives des internautes dans l’appropriation des sites Web, nous amènent aux fondements théoriques des interactions humain-machine.
2.2.2. LES FONDEMENTS THÉORIQUES DES INTERACTIONS HUMAIN-MACHINE Les travaux sur les usages et les pratiques communicationnelles interactives humain-machine s’inscrivent dans la problématique de l’« utilisation », développée dans le domaine de l’ergonomie cognitive du design des interfaces. Il s’agit des travaux portant sur les prescriptions d’usage, inscrites dans le design même des objets, ainsi que les travaux portant sur l’usage des « modes d’emploi » (Akrich et al., 1990). Ce corpus théorique est composé de travaux traitant des usages prescrits et des usages effectifs des TIC par les internautes, et qui s’inscrivent dans l’approche de l’appropriation de Certeau. Les travaux de Bijker, Hughes et Pinch (1987) se rattachent à deux écoles de pensée : celle de la sociologie de la science et celle de la technologie. Ces auteurs démontrent que deux courants de pensée d’origines conceptuelles différentes gagneraient à se nourrir l’un de l’autre. Bijker et al. soutiennent que l’incompréhension de certains phénomènes demeurera tant que les sciences sociales et les sciences technologiques continueront d’étudier les phénomènes en marge l’une de l’autre, sans cadre d’analyse scientifique commun ou du moins rapproché. La particularité de leurs travaux réside dans la reconnaissance de la participation active des utilisateurs à la construction des objets. Bijker et al. donnent pour exemple le processus continu, depuis le début du siècle, du design de la bicyclette et des différentes transformations dans sa conception. Les transformations auraient été apportées en réponse aux besoins exprimés par différents groupes d’utilisateurs sociaux (par exemple, les besoins des cyclistes masculins différaient de ceux des cyclistes féminins, ceux des sportifs différaient
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de ceux des utilisateurs de loisir, etc.). La prise en compte de ces différents besoins dans l’analyse de l’évolution et de la transformation de la bicyclette a donné naissance au concept de construit social des objets, reconnu dans les sciences sociales, notamment dans les recherches sur les innovations. Inspirée par les travaux du MIT et ceux de Calon et Latour (1986), Madeleine Akrich (1998, 1993, 1990, 1989) s’est intéressée, à partir de la fin des années 1980, à la coconstruction des nouveaux objets. Les travaux portant sur la coconstruction s’opposent à l’ancienne perspective linéaire, en ce sens que l’innovation peut partir de n’importe quel point, aussi bien d’un utilisateur que d’un inventeur. Ce serait le réseau constitué d’utilisateurs et d’inventeurs qui expliquerait le succès d’une innovation technique, comme le signale Flichy (2002, p. 53) : L’approche des réseaux sociotechniques, développée notamment, en France, par Calon et Latour, au Centre de sociologie de l’innovation [ou de l’École des Mines à Paris] oppose à cette vieille perspective linéaire de l’élaboration technique, un modèle tourbillonnaire où l’innovation peut partir de n’importe quel point et non forcément du cerveau fertile d’un brillant inventeur. À la suite d’une série de traductions, elle réussit à intéresser un nombre d’alliés de plus en plus grand. C’est l’étendue et la solidité du réseau et non la pertinence de la solution technique qui permettent d’expliquer le succès d’une innovation. Cette approche constructiviste a radicalement renouvelé la sociologie des techniques.
Akrich et al. (1990) étudient l’interaction entre l’utilisateur et le dispositif technique à travers une problématique de « l’utilisation » que les auteurs abordent sous deux angles : celui de la prescription ou des « modes d’emploi » adressés aux utilisateurs et celui de la description des objets, également traité dans les sciences de l’ergonomie cognitive et dans les études portant sur le design des interfaces humain-machine. Akrich et al. abordent la dimension interactive en reconnaissant les limites des études antérieures portant sur les TIC. Ces auteurs considèrent l’outil technique et l’individu comme deux entités indissociables, et non plus à partir de l’impact que l’un pourrait avoir sur l’autre. Akrich (1990) accorde un rôle prépondérant aux utilisateurs. Ainsi, elle relate la petite histoire de « l’impossible intégration du magnétoscope dans les réseaux câblés de première génération » en France. Il aurait fallu pas moins de 12 modes d’emploi pour réussir à mettre sur le marché le premier magnétoscope. Les ingénieurs, ayant fait fi de nombreuses contraintes reliées aux usages tout au long de la conception, auront dû adapter divers modes d’emploi afin de tenter de répondre
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aux divers besoins des usagers. Soulignons par ailleurs que, parmi les méthodes d’usages proposées par les ingénieurs, certaines nécessitaient le recours à des câblages qui n’étaient pas accessibles aux utilisateurs dans la sphère publique. Ces expériences d’intégration auront toutefois participé au progrès, et les chercheurs recourent aujourd’hui à des démarches plus sophistiquées lors de la conception de nouveaux outils. Ces nouvelles façons de faire supposent une interaction soutenue entre un certain nombre d’acteurs aux compétences variées (chercheur, ingénieur, responsable marketing, responsable de fabrication, etc.) « qui substituent au découpage séquentiel une série d’allers et de retours entre recherche, développement, production, tests, commercialisation […] Rien ne s’oppose donc, en principe, à l’intégration de l’utilisateur dans l’analyse du processus d’innovation », comme l’indique Akrich (1998, p. 79), qui veut ainsi montrer dans son article l’apport des usagers et leur rôle significatif dans la conception des objets, voire leur participation aux choix techniques susceptibles d’influencer le dispositif technique. Akrich insiste sur le fait suivant : « les usagers peuvent être encore plus actifs que nous ne l’avons suggéré et prendre une part importante dans la définition des fonctionnalités d’un dispositif ou d’un produit, mais aussi dans les choix techniques qui déterminent sa physionomie définitive » (1998, p. 81). Ses travaux l’amènent à distinguer quatre formes d’intervention : le déplacement, l’adaptation, l’extension et le détournement des utilisateurs sur des dispositifs constitués. Akrich les décline selon deux axes, l’objet lui-même et les usages prescrits. Les quatre formes d’intervention se définissent de la façon suivante (1998, p. 81-86) : • Le déplacement consiste à modifier le spectre des usages prévus d’un dispositif, sans annihiler ce pour quoi il a été conçu, et sans introduire de modifications majeures dans le dispositif. Exemple : le sèche-cheveux utilisé pour sécher une colle. • L’adaptation permet l’introduction de quelques modifications dans le dispositif afin de l’ajuster aux caractéristiques de l’utilisateur. Exemple : le transfert de technologie d’un pays à un autre ayant un niveau de développement différent. • L’extension ou l’ajout de un ou plusieurs éléments permet d’enrichir la liste de ses fonctions. Exemple : le bricolage d’un logiciel en principe fermé pour y ajouter des fonctions utilitaires pour l’organisation.
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• Le détournement consiste à utiliser le dispositif à des usages qui n’ont rien à voir avec le scénario prévu au départ. Exemple : le système Minitel en France, prévu pour émettre des messages « ordinaires », est devenu une « messagerie rose ». Autre exemple : les steel drums des musiciens dans les années 1930 dans les Caraïbes étaient initialement faits à partir de barils de pétrole coupés en deux. Akrich (1998) affirme que la division du travail entre concepteurs et utilisateurs n’est pas si nette. Selon elle, les « allers-retours » entre concepteurs professionnels et utilisateurs sont plus nombreux qu’on ne le croirait au premier abord. Cependant, ces formes d’intervention des utilisateurs s’opéreraient de façon indirecte, voire par de multiples médiations qui ne permettraient que dans certains cas aux usages quotidiens et utilitaires d’être connus et pris en compte par les concepteurs professionnels.
2.2.3. LA RECHERCHE D’INFORMATION Les ouvrages qui abordent le traitement de l’information, plus particulièrement la recherche d’information dans le domaine des interactions homme-machine, s’inspirent de nombreux travaux multidisciplinaires dans le domaine de la psychosociologie et des communications interactives humain-machine d’ordre cognitif. De nombreuses études mériteraient d’être présentées, notamment la théorie de l’activité, la théorie de l’action située, la théorie de la cognition située, mais cet exercice s’avérerait trop fastidieux (pour un résumé, voir Pierre Falzon, Traité d’ergonomie, 2004). Dans le présent ouvrage, nous avons résolu de présenter d’abord les travaux portant sur l’analyse de protocole de Simon (1956 ; Ericsson et Simon, 1984), sur la théorie de l’action de Norman (1986) et sur la théorie intégrée de Rasmussen (1986, 1991). Cette dernière résume bien les limites des approches que nous empruntons à la discipline des interactions humain-machine. Nous examinerons ensuite plus en détail les travaux portant sur la conception, l’utilisation et l’évaluation des sites Web. L’analyse de protocole Simon propose une approche globale de la conception des interfaces, d’un point de vue cognitif, dans son livre The Sciences of the Artificial (2004[1996])6. Cet auteur fait appel à la notion de recherche de compromis 6. Visser, Darses et Détienne (2004, p. 102) citent Simon à titre de précurseur dans les travaux de conception ergonomique des interfaces.
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en matière de conception de dispositifs techniques. Cette recherche de compromis entre les concepteurs et les utilisateurs, intitulée la théorie de la rationalité limitée, lui a valu le prix Nobel en économie, en 19797. Les travaux de Simon auxquels nous nous référons se limitent à l’analyse de protocole (protocol analysis verbal data reports), effectuée dans les années 1950 par Simon (Ericsson et Simon, 1984). L’analyse de protocole de Simon est utilisée dans diverses disciplines dans le but de mieux comprendre la prise de décision. Elle consiste à verbaliser à voix haute tout ce qui vient à l’esprit de l’internaute au moment d’accomplir une tâche. Les chercheurs intéressés par les interactions humain-machine accordent aux travaux de Simon la paternité des cadres conceptuels portant sur la recherche d’information sur les sites Web. Dans l’évaluation de sites Web en laboratoire, Nantel a mis au point une méthode qui inclut l’analyse de protocole. La démarche consiste, notamment, à enregistrer tout ce que l’internaute exprime à voix haute durant la réalisation de la tâche individuelle d’une durée moyenne d’une heure, et ce, à partir de sa requête jusqu’à l’accomplissement de sa tâche, soit durant tout son processus de navigation. Chaque participant fut convié à accomplir une tâche individuelle d’une durée moyenne d’une heure. Lors de la navigation et tout au long de l’expérimentation, le participant devait verbaliser à voix haute tout ce qui lui passait par la tête, que ce soit des difficultés qu’il rencontrait, des aspects du site qui le surprenaient, ou encore tout simplement une description de ce qu’il était en train de faire. Cette approche, fondée sur les travaux de Simon (1956) puis d’Ericsson et Simon (1984), est appelée analyse de protocoles. Elle s’est avérée fort utile pour l’analyse de sites Web (Sénécal et al., 2002 ; Benbuan-Fich, 2001). (Nantel, 2005, p. 11).
Les chercheurs ne procèdent pas à une analyse systématique de l’ensemble des éléments retenus dans l’analyse de protocole, ce qui représenterait une somme de travail trop lourde. Ils se servent plutôt de la notion de la verbalisation de l’internaute lors de l’exécution de la tâche pour relever des éléments problématiques, et ce, auprès de petits échantillons.
7. Dans son premier article (Psychological Review, en 1956), Simon avait déjà développé l’idée de la « rationalité limitée », comme le mentionnent Visser, Darses et Détienne (2004, p. 104). Cette recherche de compromis n’est pas propre aux travaux portant sur la conception des systèmes. Simon avait établi le rôle central de cette idée dans le comportement humain en économie et en gestion.
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La méthode d’analyse de protocole représente un outil précieux pour analyser le processus cognitif de l’internaute et les étapes que franchit ce dernier pour accomplir une tâche. Cette méthode représente aussi une source d’information riche en matière d’analyses perceptuelles de la tâche à accomplir du point de vue de l’usager. Elle est régulièrement utilisée lors d’analyses des interfaces pour mesurer le comportement des usagers en interaction avec les sites Web. Barnard (1991) résume ainsi l’apport de l’analyse de protocole aux sciences intéressées à identifier des problèmes de conception d’artefacts, notamment de sites Web : One of the most productive exploratory methodologies utilized in HIC [human interaction computer] research has involved monitoring user action while collecting concurrent verbal protocols to help understand what is actually going on. Taken together these have often given rise to the best kinds of problem-defining evidence, including the kind of scenario material already outlined (1991, p. 114).
La théorie de l’action La théorie de l’action de Norman (1986) analyse les processus psychologiques qui influencent le comportement de l’internaute dans son interaction avec des systèmes informatiques. Le problème fondamental de l’interface humain-machine, selon l’auteur, est la distance entre les variables physiques (celles de l’image) et les variables psychologiques (celles qui sont perçues par l’utilisateur). Pour les tenants de l’approche communicationnelle de l’interaction humain-machine, cette forme particulière d’interaction « suppose que l’usager émet un message et que ce message est bien reçu par l’ordinateur et inversement que les messages du système sont bien compris de l’utilisateur. L’interface détermine comment l’utilisateur communique avec le système8 ». Selon les auteurs, il existerait un gouffre entre les intentions des usagers et les actions que le système permet à l’usager d’effectuer. Pour utiliser un ordinateur, il faut d’abord préciser ses intentions dans des termes acceptables, agir, observer ce qui se passe et interpréter ce qui s’est passé afin de redéfinir une action à entreprendre. Or réaliser une tâche pour l’internaute met en jeu sept activités au cours desquelles se creuserait ce fossé entre l’exécution et l’évaluation de la tâche de l’internaute dans le cycle interactif avec les TIC, selon Norman (1986). Ces sept activités sont représentées dans le tableau 2.19.
8. Dufresne et al., op. cit, , consulté le 17 octobre 2008. 9. Dufresne, op. cit., consulté le 17 octobre 2008.
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TABLEAU 2.1 Fossé entre l’exécution et l’évaluation d’une tâche selon la théorie de l’action de Norman Distance d’exécution
Distance d’évaluation 1) Les objectifs
2) Formulation d’une intention. 3) Planification d’un plan d’action.
4) Exécution d’activités avec un système.
5) Évaluation des activités réalisées par rapport aux objectifs fixés. 6) Interprétation des réactions du système en fonction des activités réalisées. 7) Perception du système (prise en compte des variables psychologiques de l’usager).
Source : Norman (1986). Résumé sur le site Web de Dufresne, op. cit., consulté le 17 octobre 2008.
La figure 2.1 illustre ce fossé qui se creuserait entre l’exécution et l’évaluation de la tâche par l’usager, selon la théorie de l’action de Norman (1986). FIGURE 2.1 Le gouffre dans la théorie de l’action de Norman L’usager
Le système
Intentions
Actions
Évaluation
Rétroaction
Source : Représentation de la théorie de l’action de D. Norman (1986) par Dufresne sur son site Web, op. cit., consulté le 17 octobre 2008.
Selon Norman, l’usager, dans le processus d’interaction avec un système, doit faire lui-même tout le travail d’adaptation. Or cette tâche d’adaptation est plus ou moins facilitée selon la distance entre les deux systèmes de représentation et d’action. Il ajoute que plus la tâche se complexifie, plus le gouffre s’approfondit. L’auteur rappelle qu’un design d’interface adéquat et convivial, centré sur l’utilisateur, consiste à réduire ce gouffre entre l’exécution et l’évaluation de la tâche par
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l’usager. Autrement dit, l’usager doit être en mesure d’exécuter sa tâche en réduisant au maximum les distances communicationnelles que représentent les gouffres d’exécution et d’évaluation (qui se retrouvent partout) en communiquant de façon claire et simple ses intentions au système, et ce, de façon interactive. À ce propos, Dufresne résume Simon de la façon suivante : Plus la tâche est complexe, plus le gouffre s’agrandit de part et d’autre. Bien que la vitesse des processeurs ne cesse d’augmenter et rend de ce fait l’interaction entre l’usager et le système de plus en plus instantanée, la question du gouffre demeure. Un design d’interface efficace, centré sur l’utilisateur, se doit de réduire au maximum le cycle d’actions décrit précédemment et de ce fait, les distances communicationnelles que représentent les gouffres d’exécution et d’évaluation. L’usager doit être en mesure de communiquer de façon claire et simple ses intentions au système, qui en retour, doit lui indiquer aussi efficacement les actions informatiques qu’il a engagées à la suite des commandes reçues10.
Les activités décrites par Norman, dans la théorie de l’action, représentent une démarche qui apporte des éléments de réponse concernant le phénomène des écarts. En effet, ce modèle, outre d’illustrer le gouffre entre l’exécution d’une tâche et l’évaluation de cette dernière par l’usager lui-même, procède à cette analyse à partir de la perception de l’internaute. Inspirée par le modèle de Norman, Charest (2007) a aussi constaté dans ses travaux qu’il se creusait un fossé entre l’exécution de la tâche effectuée par l’internaute et l’évaluation que ce dernier était en mesure d’en faire. Lors d’une expérience menée en laboratoire sur un site Web, Charest a en effet relevé que les internautes n’étaient pas en mesure d’évaluer la réponse que donnait le système lorsque le site répondait « Aucun résultat ne correspond à la demande ». L’internaute se trouvait donc dans l’incapacité d’évaluer l’action ou les éléments cochés parce que le système ne lui répondait pas en fonction des actions exécutées, mais plutôt en fonction d’une prédisposition du système qui n’interagissait pas avec l’usager. En d’autres termes, le système ne lui disait pas en quoi son résultat était négatif. Étaient-ce les disponibilités, les prix, les services demandés ? Aucune information ne lui donnait un quelconque indice qui lui aurait permis d’interpréter et d’évaluer le résultat obtenu. Le fossé, voire le gouffre, entre la représentation des concepteurs du site et l’appropriation du site par l’internaute se creusait de façon importante à cette étape de la recherche d’information de l’internaute
10. D. Norman, (1986), « Comprendre le processus d’interaction avec un ordinateur », texte présenté sur le site de Dufresne, op. cit., consulté le 17 octobre 2008.
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qui tentait d’interagir avec le système. L’internaute obtenait une réponse préconçue par le système qui devait répondre de façon satisfaisante à sa demande, selon les concepteurs. Or, après que l’internaute eut interrogé le site Web en question, le résultat ne répondait ni à sa demande, ni à ses attentes, ni à ses besoins d’information. Un design d’interface efficace, centré sur l’utilisateur, se devrait de réduire au maximum les distances communicationnelles que représentent les gouffres d’exécution et d’évaluation. En d’autres mots, l’usager devrait être en mesure de communiquer de façon claire et simple ses intentions au système et, en retour, celui-ci devrait réagir de façon tout aussi efficace à la commande reçue, voire à l’action demandée. Or, dans l’exemple précité, lorsque le site affichait « aucun résultat ne correspond à votre demande », Charest a noté que la réponse donnée par le site ne signifiait pas à l’usager en quoi le résultat ne correspondait pas à sa requête. En résumé, selon les ouvrages portant sur les besoins d’ordre cognitif, l’interface doit toujours favoriser la communication, puisque c’est à travers l’interface d’un système que l’usager communique et accomplit des tâches avec le système. Pour ce faire, il faut « imaginer » comment l’usager verra cette interface et voudra s’en servir. La recherche sur les interactions humain-machine essaie ainsi de fournir, d’une part, certains éléments de compréhension au sujet des modes de fonctionnement des usagers, c’est-à-dire sur la cognition des tâches que les internautes doivent accomplir. D’autre part, les ouvrages portant sur les interactions humain-machine cherchent à comprendre les façons d’opérer des systèmes informatiques et des interfaces qui structurent et facilitent la réalisation des tâches que les usagers doivent accomplir. Ce champ d’études vise ainsi l’optimisation de deux systèmes complexes, l’être humain et la machine, en facilitant l’interaction entre les deux. Toutefois, selon Norman (1986), même une interface convenable et son utilisation adéquate ne peuvent garantir à l’usager qu’il atteindra l’objectif ou le but de la tâche qu’il s’est fixé avec des opérations élémentaires. L’usager devra aussi avoir recours à la décomposition hiérarchique des buts fixés, en précisant des sous-buts, par exemple en élaborant un plan d’action. Cette nécessité d’avoir recours à des sousbuts ou à des plans d’action pour accomplir une tâche qui évolue au cours de la navigation est aussi prise en compte dans l’élaboration de certains modèles d’analyse descriptive des tâches comme le modèle MAD* ou MAD STAR.
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La théorie intégrée La théorie intégrée, conçue d’abord par Rasmussen en 1986 et en 1991, puis développée par Rasmussen, Pejtersen et Goodstein en 1994 et par Vincente en 1999, propose une combinaison de différentes composantes théoriques, précédemment présentées par les tenants d’autres approches, comme l’observent Darses, Hoc et Chauvin (2004, p. 233). Malgré les limites de cette théorie (elle n’explique pas clairement, par exemple, les méthodes qui pourraient être utilisées avec chacune des étapes proposées), ces chercheur estiment qu’elle constitue à ce jour l’un des cadres conceptuels les plus appropriés pour procéder à une démarche d’évaluation et de conception des systèmes cognitifs. La théorie intégrée a la particularité de proposer des principes de conception généraux, tout en laissant aux usagers le loisir de finaliser ces principes et aux concepteurs, la possibilité de les adapter, comme le notent Darses, Hoc et Chauvin (2004, p. 233) : Il est probablement aujourd’hui le cadre le plus approprié à une nouvelle démarche d’évaluation et de conception des systèmes cognitifs. Non seulement il s’est inspiré des différents courants théoriques de la psychologie ergonomique, mais il a été le fondateur des approches écologiques aujourd’hui très répandues. Ce cadre privilégie une perspective évolutive de « conception dans l’usage », laissant aux utilisateurs le soin de terminer la conception en fonction des contraintes locales et circonstancielles. Cette perspective conduit à énoncer des principes de conception généraux tout en laissant les concepteurs traduire ces principes sous la forme concrète d’interfaces.
Cette perspective de la théorie intégrée conduit les tenants de ce cadre conceptuel à énoncer cinq principes de conception à appliquer aux interfaces. Nous les résumons de la façon suivante : 1. Modéliser le domaine de travail afin de définir l’objet de l’action. 2. Analyser la tâche et ses objectifs. 3. Modéliser les stratégies de réalisation de la tâche. 4. Faire une analyse socio-organisationnelle pour déterminer la répartition des exigences de la tâche entre les acteurs. 5. Analyser les compétences afin d’identifier ce que seraient celles d’un opérateur idéal11.
11. Darses, Hoc et Chauvin, 2004, p. 233-239.
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Dans le présent ouvrage, nous nous intéressons aux trois premiers principes. En ce qui concerne le premier, soit la modélisation du domaine, les auteurs proposent d’analyser les contraintes reliées aux interfaces. Il s’agit notamment de décrire les propriétés fonctionnelles et intentionnelles du système, c’est-à-dire les caractéristiques des interfaces. Pour le deuxième principe, soit l’analyse de la tâche et des objectifs, il s’agit de décrire ce qui doit être fait, peu importe de quelle manière ce sera fait et par qui. Il consiste « à identifier les informations prérequises à la réalisation d’une tâche et celles produites en sortie, de même que les contraintes qui doivent être prises en compte lors de la sélection des actions » (2004, p. 235). En ce qui a trait au troisième principe, relatif à la modélisation des stratégies de réalisation de la tâche, en l’occurrence celles de la recherche d’information et de la réservation d’un produit, les auteurs proposent de permettre aux utilisateurs de considérer ces stratégies en fonction des caractéristiques des interfaces et de leurs propres caractéristiques. Autrement dit, cette étape doit permettre aux utilisateurs d’adopter leurs stratégies habituelles, c’est-à-dire de prendre en charge les aspects cognitifs coûteux (par exemple, la nécessité de recourir à la mémoire de l’utilisateur). Cette étape doit faciliter l’adoption de stratégies qui n’auraient peut-être pas été spontanément utilisées par les usagers. Enfin, cette étape doit donner aux utilisateurs la possibilité de changer de stratégie, en fonction de leurs préférences et des caractéristiques du contexte.
CONCLUSION Dans ce chapitre, nous avons vu que le besoin d’interactivité émergeant des nouveaux besoins cognitifs des internautes ne semble pas ajusté, selon les tenants de l’approche de l’appropriation, aux techniques de communication. L’une des grandes lacunes des sociétés contemporaines consiste, d’une part, à faire fi des besoins fondamentaux en information et en communication des individus et, d’autre part, à ignorer les aspirations des individus quant aux décisions les concernant (Harvey, 2004). Comme nous l’avons déjà relevé, l’un des aspects fondamentaux du besoin d’interactivité des internautes est leur motivation. Ce constat oblige l’ensemble des acteurs concernés – chercheurs, concepteurs, producteurs et diffuseurs – à considérer les besoins cognitifs évolutifs d’information et de communication des individus, donc leur besoin d’inter-
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activité. Ainsi, il est indispensable, pour les concepteurs de TIC, de reconnaître, d’analyser et de tenir compte de ce besoin d’interactivité dès le début du processus de conception des outils. Concepteurs ou gestionnaires d’outils technologiques doivent prendre en compte, dès les premières phases de la construction d’un site Web, le besoin d’interactivité des internautes. L’analyse des besoins permet d’avoir une vision d’ensemble (et non partielle) des caractéristiques des futurs utilisateurs auxquels un objet technologique est destiné. Cette analyse des besoins des utilisateurs s’avère nécessaire en conception d’outils technologiques afin de tenter d’« imaginer » l’usage qu’en fera l’internaute dans sa démarche d’appropriation des TIC. Les travaux sur les interactions humain-machine dans le domaine de l’ergonomie cognitive des interfaces cherchent à comprendre les problèmes que pose cette forme particulière de communication et d’interaction. L’interaction humain-machine y est définie comme « l’étude des relations qui s’établissent entre un utilisateur humain et le système informatique qu’il utilise pour accomplir une tâche » (Dufresne, 2005, site Web, op. cit., consulté le 17 octobre 2008).
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CHAPITRE
3 L’ÉVALUATION DE SITES WEB
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Il existe de nombreux ouvrages portant sur la conception, l’utilisation et l’évaluation des sites Web dans le domaine de l’ergonomie cognitive des interfaces. Les premiers travaux ont porté sur l’élaboration de modèles prescriptifs de l’activité de conception. Ceux qui ont suivi se sont intéressés à la construction de modèles descriptifs caractérisant la nature des activités de conception. Ces derniers travaux à orientation cognitive visent la construction de modèles descriptifs « pour rendre compte de l’activité effective mise en œuvre dans la conception », comme le mentionnent Visser, Darses et Détienne (2004, p. 98). Il y a eu par la suite des travaux sur l’utilisation et l’évaluation des sites Web. Nous en présenterons quelques-uns, tout en rappelant que ces ouvrages sont étroitement liés et qu’ils n’ont pas évolué en marge les uns des autres. Ainsi, les travaux portant sur la conception, par exemple, abordent les questions relatives à l’utilisation ou à l’évaluation. De même, les travaux s’intéressant plus particulièrement à l’évaluation font également état des problèmes liés à la conception et à l’utilisation. Dans ce chapitre, nous présenterons, en premier lieu, des travaux portant sur l’architecture ou le design de sites Web, notamment ceux de Kim et Lee (2002). Suivront des ouvrages traitant de critères d’évaluation ergonomiques, réorganisés par Bastien et Scapin (2004, 2001, 1998, 1993). Puis nous nous intéresserons aux études portant sur les normes heuristiques, proposées par Nielsen (2004, 2000, 1994). En dernier lieu, nous nous attarderons au modèle triangulaire d’évaluation des sites Web de Nantel (2005), ainsi qu’aux ouvrages traitant de l’utilisation ou de la modélisation de la tâche, dont le modèle MAD de Scapin et Pierret-Golbreich (1990), modifié en MAD* (MAD STAR) par Gamboa et Scapin (1997, cité dans Gamboa, 1998, p. 120).
3.1.
CONTENU ET PROCESSUS
Le modèle d’analyse des interfaces développé par Kim et Lee (2002) consiste à évaluer l’architecture ou le design des sites Web sous deux perspectives, soit celles du contenu et du processus de recherche. Les auteurs déclinent ces perspectives, selon quatre dimensions : le contenu, la structure ou l’organisation des idées, l’interactivité et la présentation globale du site. • Le contenu : concerne les éléments d’information (produits ou services) qui doivent être montrés à l’écran. La question est de décider quelle information s’avère la plus appropriée. Il existe cinq types d’information : faits, concepts, procédures, processus et principes.
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• La structure : une fois que les produits ou services ont été identifiés et que l’information pertinente a été rassemblée, les connaissances doivent être organisées de manière à ce que les clients comprennent bien l’information avec un minimum d’efforts. Plusieurs structures sont possibles : hiérarchique, en réseau et en grappes. • L’interactivité : cet élément détermine les outils de navigation qui permettent aux clients d’interagir efficacement avec le système, incluant différents processus qui facilitent la recherche d’information. • La présentation : cet élément détermine comment l’information est présentée à l’écran ; grosseur de pixel, fond d’écran, logo, images, icônes, couleur, polygone, bref, le produit fini à l’écran1.
La troisième dimension retenue du modèle de Kim et Lee, soit celle de l’interactivité, fait l’objet d’une analyse approfondie dans ce livre puisqu’elle permet de mieux comprendre le phénomène des écarts dans les usages. Cette dimension constitue un concept prioritaire pour les tenants de l’approche de l’appropriation. Rappelons que, selon Rogers (1986) et Charest (2007), les concepteurs devaient absolument considérer cette dimension interactive dans la conception des interfaces.
3.2.
ERGONOMIE ET NORMES HEURISTIQUES D’UTILISABILITY
À partir du modèle des quatre dimensions de l’architecture des sites Web de Kim et Lee, examinons de plus près les critères d’évaluation développés en ergonomie cognitive des interfaces et les normes heuristiques. De nombreux critères d’évaluation ergonomiques des interfaces ont été développés dans les sciences cognitives (Smith et Mosier, 1986 ; Bastien et Scapin, 1992, 1995, 1999, 2001, 2004, 2005), de même que
1. Traduction libre de Kim et Lee (2002, p. 186-187) : « 1) Content : An important design factor for content is the decision regarding features to be shown for a product or service. A related question is how to decide which information is appropriate. There are various types of knowledge : facts, concepts, procedures, processes and principles. 2) Structure : Once the products or services have been identified and the appropriate information collected, the knowledge must be organized to enable customers to understand the domain with minimum effort. Several different structures are possible, such as the hierarchic, network and grid structures. 3) Interaction : The interaction element determines the types of navigation aids necessary to enable customers to interact effectively with the system […] including various browsing and search facilities. 4) Presentation : element determines how the information is actually displayed on the screen (pixel size, background, logo, image, icons, color, polygons and page layout). »
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des normes heuristiques2 (Molich et Nielsen, 1990 ; Nielsen, 1994, 2004, 2005). Une nuance importante est apportée par Bastien en ce qui concerne les termes utilisés dans les travaux humain-machine, tels que critères, guides, principes et heuristiques, ce qui n’est pas étonnant, car la distinction entre ces vocables est parfois ténue. Il est donc recommandé d’utiliser ces termes dans une perspective de bonnes pratiques plutôt que dans un cadre rigide de normes. Notons que, selon la Société d’ergonomie de langue française3, l’ergonomie représente cette connaissance scientifique de l’homme nécessaire pour concevoir des outils, des machines et des dispositifs qui puissent être utilisés avec le maximum de confort, de sécurité et d’efficacité pour le plus grand nombre. Les 944 recommandations ergonomiques, publiées dans le recueil de Smith et Mosier en 1986, constituent l’une des sources les plus importantes des guides de conception. Ces recommandations ont beaucoup évolué depuis. Bastien et Scapin (2001, 1993) ont contribué à l’élaboration de cette science en procédant à une inspection ergonomique des logiciels interactifs. L’objectif initial de leurs travaux a été de formaliser et de structurer les connaissances ergonomiques. Bastien et Scapin (2004, 2001, 1993) ont retenu plusieurs critères d’évaluation ergonomiques d’ordre cognitif en procédant à une recherche sur plus d’une quarantaine de sites Web. La plupart de leurs études ont été effectuées avec des internautes novices dans le domaine de l’ergonomie du logiciel. Une partie d’entre elles ont cependant été réalisées avec un échantillon d’experts afin d’identifier des confusions de critères pouvant apparaître entre des groupes d’experts et des groupes de novices (Bastien, 2004, p. 63). Les auteurs regroupent sous huit
2. Le terme « heuristique » employé dans le langage de l’évaluation des sites Web renvoie à « des stratégies qui ressemblent plus à des règles empiriques ; ce sont des tactiques de recherche de solutions relativement faciles à appliquer, et leur identification ne repose souvent que sur leur efficacité dans la solution de problèmes antérieurs […] les méthodes heuristiques n’assurent pas le succès […] mais dans le cas de la plupart des problèmes compliqués et les plus intéressants, on n’a pas découvert d’algorithme approprié, et il se peut même qu’il n’en existe pas. Par conséquent, on a recours aux stratégies heuristiques ». Ces propos sont tirés de l’ouvrage traduit en 1980 de Lindsay Norman (1977) et intitulé Traitement de l’information et comportement humain (p. 544). Depuis, l’équipe de Molich et Nielsen (1990) puis celle de Nielsen et al. se sont attachées à créer des critères d’évaluation heuristiques, devenus une référence importante dans le domaine. 3. Société d’ergonomie de langue française, <www.ergonomie-self.org/heading/ heading27470.html>, consulté le 7 novembre 2008.
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catégories générales ces critères qu’ils subdivisent ensuite en souscritères. Compte tenu de leur importance en ergonomie des interfaces, nous les résumons ici4. FIGURE 3.1 Critères ergonomiques selon Bastien et Scapin (2005), synthétisés par Charest (2007)
Guidage Incitation Regroupement et distinction entre items Rétroaction immédiate Lisibilité
Charge de travail Brièveté Densité informationnelle
Contrôle explicite Adaptabilité Actions explicites Contrôle utilisateur
Flexibilité Prise en compte de l’expérience de l’utilisateur
Gestion des erreurs Protection contre les erreurs Qualité des messages d’erreur
Homogénéité et cohérence Signifiance des codes et des dénominations Compatibilité
Correction des erreurs
La force de ces critères ergonomiques réside d’abord dans le fait qu’ils sont basés sur une analyse rapide de l’interface, facilement utilisables, et à la portée de tous. Ensuite, ils sont moins coûteux que les tests d’utilisability proposés par Nielsen (2004 [2000], 1994). Enfin, ils sont suffisamment explicites et, une fois standardisés, ils offrent la possibilité de procéder à des analyses rigoureuses des sites, en éliminant le caractère subjectif ou les goûts personnels des analystes, comme le font valoir Bastien et Scapin sur leur site Web (2005). Les critères ergonomiques, qu’on les voie comme des règles ou des guides, sont à la base un des meilleurs outils que l’on puisse utiliser pour voir, comprendre et expliquer des problèmes ergonomiques. Ils permettent aussi d’orienter des choix de conception vers des pistes ergonomiquement solides, sans pour autant sacrifier l’aspect mercatique ou esthétique d’un site […] Ils contribuent à éviter les pièges de la subjectivité et des goûts personnels en donnant un cadre de travail neutre et efficace5.
4. Les définitions complètes de ces critères et sous-critères sont disponibles sur le site Web de Bastien et Scapin à l’adresse suivante : <www.ergoWeb.ca/criteres.html>, consulté le 19 juin 2008. 5. Scapin et Bastien (1993), op. cit.
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TABLEAU 3.1 Critères ergonomiques selon Bastien et Scapin (2005), synthétisés par Charest (2007) 1. Le guidage Le guidage représente « l’ensemble des moyens mis en œuvre pour conseiller, orienter, informer et conduire l’utilisateur lors de ses interactions avec l’ordinateur (messages, alarmes, labels) y compris dans ses aspects lexicaux ». Les auteurs affirment qu’un bon guidage facilite l’apprentissage et l’utilisation du système par l’utilisateur. En effet, ce dernier sachant à tout moment, à travers une séquence d’interactions, les tâches et les conséquences de ses actions, devient de plus en plus performant et commet moins d’erreurs. 1.1. L’incitation L’incitation à l’entrée de données ou autre permet à l’utilisateur de connaître l’état ou le contexte dans lequel il se trouve, de même que les outils d’aide ou d’accessibilité. 1.3. La rétroaction immédiate (feed-back) La rétroaction immédiate de qualité et rapide représente un facteur important pour établir la confiance et la satisfaction des utilisateurs. En revanche, l’absence de rétroaction ou des délais trop importants entre les actions de l’utilisateur et la rétroaction peuvent déconcerter les utilisateurs et entraver les transactions en cours.
1.2. Le groupement et la distinction entre items Les différents éléments visuels doivent être regroupés ou distingués de façon cohérente et ordonnée. 1.4. La lisibilité La lisibilité peut entraver ou faciliter la compréhension des informations (par exemple, les caractères, les contrastes de caractères [fond/ dimension], la dimension des lettres, les espacements entre les mots, les lignes, les paragraphes). Bref, la performance de l’utilisateur est accrue lorsque la présentation des informations à l’écran tient compte des caractéristiques cognitives et perceptives de l’usager.
2. La charge de travail Il s’agit de « l’ensemble des éléments de l’interface qui a un rôle dans la réduction de la charge perceptive ou mnésique des utilisateurs et dans l’augmentation de l’efficacité du dialogue ». Les auteurs mettent en garde les concepteurs en signalant que plus la charge de travail est élevée, plus grands sont les risques d’erreurs ; en revanche, moins l’utilisateur sera distrait par des informations non pertinentes, plus il pourra effectuer sa tâche efficacement. Ils rappellent, par ailleurs, que plus les actions requises sont courtes, plus les interactions seront rapides. La brièveté et la densité informationnelle représentent deux éléments sous-jacents à ce critère.
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TABLEAU 3.1 (suite) Critères ergonomiques selon Bastien et Scapin (2005), synthétisés par Charest (2007) 2.1. La brièveté
2.2. La densité informationnelle
Il s’agit ici de limiter autant que possible le travail de lecture, d’entrée et d’étapes par lesquelles doivent passer les utilisateurs. Concision et actions minimales représentent deux sous-critères importants à considérer pour diminuer la charge de travail et, par conséquent, les risques d’erreurs.
Il faut supprimer les éléments sans lien avec le contenu de la tâche en cours ; autrement dit, il faut éliminer tout autre renseignement jugé non pertinent à la tâche immédiate sur cette même page. Il faut également éviter de demander à l’utilisateur d’effectuer des calculs s’ils peuvent être faits automatiquement.
3. Le contrôle explicite C’est « la prise en compte par le système des actions précises des utilisateurs et le contrôle qu’ont les utilisateurs sur le traitement de leurs actions ».
3.1. Actions explicites
3.4. Contrôle utilisateur
Le système doit exécuter seulement les opérations demandées par l’utilisateur.
C’est l’utilisateur qui doit toujours avoir la main sur le déroulement ; autrement dit, c’est l’utilisateur qui doit interrompre ou reprendre les traitements informatiques en cours.
4. L’adaptabilité C’est la « capacité à réagir selon le contexte et selon les besoins et préférences des utilisateurs ». Bastien et Scapin ajoutent à ce critère la flexibilité et la prise en compte de l’expérience de l’utilisateur.
4.1. La flexibilité Moyens mis à la disposition des utilisateurs pour personnaliser l’interface et le nombre de façons différentes pour atteindre un objectif donné.
4.2. La prise en compte de l’expérience de l’utilisateur Moyens mis en œuvre pour respecter le niveau d’expérience de l’utilisateur ; offrir des techniques de pas à pas, contourner, autoriser différents modes de dialogue, permettre la saisie différente de plusieurs commandes, etc.
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TABLEAU 3.1 (suite) Critères ergonomiques selon Bastien et Scapin (2005), synthétisés par Charest (2007) 5. La gestion des erreurs Défini comme étant « tous les moyens permettant, d’une part, d’éviter ou de réduire les erreurs et, d’autre part, de les corriger lorsqu’elles surviennent ». Cela vise notamment la gestion des éléments de protection contre les erreurs, de qualité des messages d’erreur, et la correction des erreurs. 5.1. La protection contre les erreurs
5.2. La qualité des messages d’erreur
Elle est assurée grâce à la mise en place de moyens pour détecter et prévenir des erreurs d’entrée.
Elle concerne la pertinence, la facilité de lecture et l’exactitude de l’information ; autrement dit, le fait d’indiquer les raisons ou la nature des erreurs commises par l’usager favorise l’apprentissage.
5.3. La correction des erreurs Il s’agit de la possibilité fournie à l’utilisateur de modifier les commandes lors de la saisie par l’utilisateur. 6. L’homogénéité et la cohérence Cela renvoie à la « façon avec laquelle les choix de conception de l’interface (codes, dénominations, formats, procédures, etc.) sont conservés pour des contextes identiques, et sont différents pour des contextes différents ».
7. La signifiance des codes et des dénominations « L’adéquation entre l’objet ou l’information affichée ou entrée, et son référent […] Codes et dénominations “signifiants” disposent d’une relation sémantique forte avec leur référent. » Le rappel et la reconnaissance sont meilleurs lorsque le codage est signifiant.
8. La compatibilité « Réfère à l’accord pouvant exister entre les caractéristiques des utilisateurs (mémoire, perceptions, habitudes, compétences, âge, attentes, etc.) et des tâches, d’une part, et l’organisation des sorties, des entrées et du dialogue d’une application donnée, d’autre part. » À ce propos, Bastien et Scapin rappellent que l’efficacité est accrue lorsque les procédures nécessaires à l’accomplissement de la tâche sont compatibles avec les caractéristiques psychologiques des utilisateurs. Ils notent, de plus, que les performances sont meilleures lorsque l’information est présentée sous une forme directement utilisable.
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Tricot et Nanard (1998) abondent dans le même sens. L’application de ces critères contribue à l’amélioration ergonomique des outils de technologie de l’information et de la communication (TIC). Ils permettent à tout internaute d’effectuer sa recherche d’information selon des aides de base à la gestion, selon ces chercheurs. Ils considèrent en effet que tout outil d’information doit d’abord accompagner l’utilisateur dans chacune des phases de la recherche. Tout dispositif technique doit aussi rendre possible et immédiate une évaluation des ressources disponibles afin que l’usager puisse élaborer un plan de recherche réaliste. Le système doit ensuite faciliter les sélections ; cela demande d’abord une catégorisation qui est intelligible par l’utilisateur. Le dispositif doit enfin faciliter le traitement du contenu. Dans le cadre d’une démarche de recherche d’information, soulignent-ils, tous les paramètres du critère ergonomique, la lisibilité par exemple, peuvent s’appliquer. Charest (2007, p. 211) se range derrière Tricot et Rouet. Bien qu’en général, l’ensemble des critères ergonomiques recensés par Bastien et Scapin joue effectivement un rôle de facilitateur dans la recherche d’information, elle a constaté, lors de l’évaluation d’un site Web menée en laboratoire avec une vingtaine d’internautes, que le « guidage » s’est révélé l’un des critères les plus significatifs, suivi de la « compatibilité ». Nielsen développe aussi des critères de conception qui devraient faciliter l’utilisation des sites Web par les internautes. Ces normes heuristiques, présentées en version anglaise sur son site Web6, ont été traduites en français par Bastien (2004, p. 58). Elles sont présentées dans le tableau 3.2. Le lecteur aura remarqué la proximité des normes heuristiques de Nielsen et des critères ergonomiques de Bastien et Scapin, plus particulièrement, en ce qui a trait au « regroupement des items ». L’échantillon utilisé pour procéder aux évaluations permet toutefois d’apporter une distinction entre ces auteurs. Nielsen procède à ses évaluations en ayant recours exclusivement à des experts : « étudiants en informatique, des spécialistes de l’utilisability, des industriels et des analystesprogrammeurs et à des doubles spécialistes, c’est-à-dire des spécialistes à la fois de l’utilisability et du domaine d’application des systèmes interactifs évalués » (Bastien, 2004, p. 58).
6. La version anglaise de ces critères heuristiques de Jakob Nielsen est disponible à l’adresse <www.useit.com/papers/heuristic/heuristic_list.html>, consulté le 19 juin 2008.
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TABLEAU 3.2 Normes heuristiques de sites Web selon Nielsen 1. Fournir un dialogue simple et naturel. 2. Utiliser la langue de l’utilisateur. 3. Minimiser la mémorisation. 4. Être cohérent. 5. Fournir un retour d’information (feed-back). 6. Fournir des moyens explicites de contrôle du dialogue. 7. Fournir des raccourcis. 8. Fournir de bons messages d’erreurs. 9. Prévenir les erreurs.
Quant à Bastien et Scapin, ils effectuent généralement leur évaluation ergonomique en faisant appel à des utilisateurs grand public, voire à des internautes novices ou d’expérience moyenne, sauf lorsque l’étude vise à faire ressortir des distinctions entre les novices et les experts. Charest a également utilisé une telle approche d’échantillonnage dans ses travaux. L’idée de mesurer les usages réels à partir des utilisateurs plutôt qu’à partir des concepteurs ou des experts reçoit l’appui de Nanard et Nanard (1998, p. 19). Ils soulignent que les règles de l’art dans la conception des interfaces en ergonomie cognitive consistent d’abord à adapter les dispositifs techniques en fonction des utilisateurs, c’est-à-dire selon la logique des utilisateurs plutôt que celle des concepteurs. Or les résultats d’analyses effectuées par Nielsen montrent qu’un grand nombre de sites Web sont conçus en ne tenant que très peu compte de la logique de l’utilisation de l’usager. En effet, dans son livre intitulé Conception de sites Web : l’art de la simplicité (2004[2000]), Nielsen considère le point de vue de l’usager pour conseiller les concepteurs de sites Web. Il relève non seulement l’existence, encore aujourd’hui, de nombreuses erreurs sur les sites Web, mais la présence des mêmes erreurs que son équipe commettait à ses débuts, en 1994. Il consacre le premier chapitre de son livre à ce constat, soit le « pouvoir de l’internaute ». La prise en compte dès le début du point de vue de l’usager ne se percevait pas aussi clairement lorsqu’il a établi les normes heuristiques d’utilisability en 1994.
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S’agissant des erreurs de conception de sites Web régulièrement rencontrées, Nielsen en relève dix7. Il suggère d’y apporter les correctifs présentés au tableau 3.3. TABLEAU 3.3 Les dix erreurs de conception des interfaces, selon Nielsen Erreurs 1. Ralentissement (perte du lien) lors de retour en arrière. 2. Ouverture multifenêtres. 3. Non standard. 4. Absence de bibliographie. 5. Absence d’archives.
6. Refus de liens. 7. En-têtes confus ou non signifiants. 8. Adoption des derniers « gadgets ». 9. Temps de réponse trop lents. 10. Publicité, pop-up agressant, etc.
Suggestions 1. Utiliser un lien direct. 2. Revenir avec possibilité de bouton arrière. 3. Être concis avec des normes standardisées. 4. Indiquer les sources bibliographiques. 5. Référer aux documents de première main (ou à la source même du premier ouvrage). 6. Accepter des liens. 7. Être bref, concis avec liens. 8. Conserver une efficacité dans la simplicité. 9. Maximiser les délais de temps de réponse. 10. Éviter tout « look » bannière.
Source : Nielsen, 2005.
Nielsen propose aux concepteurs de privilégier la simplicité, l’efficacité et la précision sur les sites Web, et ce, tant pour les fonctionnalités des sites que pour le contenu. Créer des liens directs, citer les sources d’information et cultiver l’art de la simplicité demeurent des atouts pour faciliter l’utilisation des sites Web aux usagers. À partir d’observations et de tests pratiques effectués auprès de 400 utilisateurs de toutes origines et qui ont visité une grande variété de sites Web depuis 1994, Nielsen pousse encore plus loin ses analyses. Les résultats démontrent que des erreurs fondamentales se retrouvent
7. J. Nielsen, « Ten usability heuristics », 2005, <www.useit.com/papers/heuristic/ heuristic_list.html>.
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à tous les niveaux de la conception des sites Web, en commençant par la stratégie des concepteurs. Ces erreurs de conception de sites Web sont attribuables, entre autres, au modèle d’affaires limité à un usage de diffusion, à la gestion de projet en fonction des besoins internes et à l’architecture de l’information qui reflète les besoins de l’entreprise plutôt que ceux des clients. Nielsen (2004, p. 12) résume ces erreurs de la façon suivante : • Modèle d’affaires : considérer le Web comme un simple moyen de diffuser des brochures publicitaires électroniques et non comme un moyen de communication radicalement nouveau au sein de l’économie d’Internet. • Gestion de projet : gérer un projet Web comme s’il s’agissait d’un projet d’entreprise traditionnel. On aboutit à un site élaboré en fonction des besoins internes de l’entreprise. Un projet de site Web doit être centré sur une interface adaptée aux clients de l’entreprise. • Architecture de l’information : créer un site reflétant la structure de l’entreprise. En réalité, le site doit refléter la structure des besoins de l’utilisateur et de sa manière de percevoir les informations.
À partir de ces erreurs fondamentales, Nielsen décrit comment devrait être un site optimal en proposant des critères de succès de conception de sites Web. Quatre principales exigences des utilisateurs devraient être prises en compte par les concepteurs. Il les résume par l’acronyme TRUC (2004, p. 372) : « téléchargement rapide, régularité et fréquence des mises à jour ; utilisation facile du site et contenu de qualité ». Nielsen signale qu’en ce qui concerne l’élément contenu un site Web qui répond aux désirs des utilisateurs doit aussi satisfaire à trois autres conditions. Il s’agit, en premier lieu, de l’adéquation du site aux besoins des utilisateurs ; en deuxième lieu, de l’exploitation des spécificités d’Internet (par exemple, « il n’y a pas d’intérêt pour le visiteur à retrouver sur le Web un service identique à celui qu’il aurait pu obtenir par un autre moyen ») ; en troisième lieu, de la culture de l’entreprise centrée sur le Net. À la lumière des importantes erreurs de conception relevées par Nielsen et des différents moyens proposés pour les corriger, retenons l’un des principaux constats suivants. L’auteur rappelle aux gestionnaires que la conception de sites Web doit partir d’une volonté des organisations de situer les besoins des utilisateurs au centre de la stratégie, ce dont conviennent également Rouet et Tricot (1998, p. 71-72) :
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« Quelle que soit la spécificité du système considéré, il est nécessaire de prendre en compte les besoins de l’utilisateur dès les premières phases de la démarche de conception. » Les critères d’évaluation ergonomiques et les normes heuristiques des interfaces ont également inspiré certains travaux entrepris par des chercheurs dans le domaine touristique, notamment Dearden et Lo (2004). Les résultats de leurs travaux montrent qu’il existe un écart important entre les outils proposés sur les sites Web et ceux dont les internautes ont besoin lors de leur recherche d’information touristique. Ces outils ne correspondraient donc pas toujours aux besoins d’information des internautes : « Many existing Web-based tools to support tourism decision-making are poorly matched to the needs of Internet users » (p. 172). Quant à Xiang et Fesenmaier (2004), ils analysent les symboles ou les icônes utilisés par les concepteurs de sites Web. Selon eux, ces symboles seraient susceptibles de représenter des outils précieux et universels pour ceux qui sont à la recherche d’informations pertinentes sur des destinations précises. Or, selon ces chercheurs, plusieurs sites utiliseraient de façon inappropriée certains symboles, créant ainsi de la confusion chez les utilisateurs : « inappropriately used metaphors can potentialy make a Website confusing », comme le confirme Garret (cité par Xiang et Fesenmaier, 2004, p. 285). Les auteurs évoquent les cinq principes clés élaborés par Nielsen que les concepteurs d’interfaces devraient appliquer : « easy to learn, efficient to use, easy to remembrer, few errors and pleasant to use » (Nielsen, cité par Xiang et Fensenmaier, 2004, p. 191). Pan et Fesenmaier (2003) rappellent aussi deux conditions essentielles à toute conception de site Web : 1) les symboles ou icônes doivent aider les internautes à trouver leur information et non leur nuire et 2) les symboles doivent faciliter de façon substantielle la recherche sur le site. Force est de constater que ces conditions essentielles ne sont pas remplies par les concepteurs. Ils ont démontré par leurs travaux que le processus de recherche des internautes sur les sites Web diffère de celui proposé par les sites Web. Les symboles utilisés par les concepteurs semblent, par ailleurs, poser des difficultés aux internautes lors de leurs recherches : « […] travelers appear to have a different mind set compared with the information on the Internet and the discrepancy contributed to the usability problem of the Internet » (p. 249). À la lumière des travaux portant sur la formalisation des interfaces, c’est-à-dire sur l’offre ou la conception actuelle des sites Web, le lecteur serait en mesure de se demander si la conception des sites Web
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répond effectivement aux besoins des internautes dans leur appropriation des sites Web ; autrement dit, si cette offre correspond à la demande des internautes.
3.3.
MODÈLE TRIANGULAIRE
Nantel a développé un modèle qui place le consommateur au cœur de l’évaluation des sites Web. Selon lui, la contribution d’un site Web est avant tout fonction de la valeur ajoutée qu’en perçoivent les consommateurs qui l’utilisent, que ce soit à des fins informationnelles ou transactionnelles. Cette approche exige que l’on accorde une attention particulière à la perception du consommateur. Le modèle qu’il a développé permet de mesurer l’efficacité fonctionnelle d’un site Web. Selon lui, un site n’est efficace que dans la mesure où il permet aux consommateurs d’accomplir la tâche qu’ils se proposent de réaliser. L’ensemble de l’opération s’effectue à partir d’une approche méthodologique en trois étapes, énumérées et décrites dans l’article de Nantel, Berrada et Bresolles (2005, p. 16-17) : • La première étape consiste à demander à des consommateurs de procéder, sur un site donné, à une tâche précise. Dans chacun des cas, l’ensemble des processus de navigation est enregistré selon deux méthodes : ß Les consommateurs expriment à voix haute tout ce qu’ils font et tout ce qui leur vient à l’esprit au fur et à mesure qu’ils naviguent. Cette méthode est connue sous le nom d’analyse de protocole. ß De façon simultanée et coordonnée, pour chaque consommateur, la séquence des écrans qui composent le déroulement de la navigation est enregistrée, sous la forme d’un film (format .AVI). • La deuxième étape consiste pour les consommateurs participants, à effectuer une évaluation globale de chaque site analysé. Pour ce faire, il leur était demandé de répondre à un questionnaire, composé de plusieurs items. Ces items, développés à partir de tests psychométriques, visent à évaluer les principales dimensions d’un site, soit la facilité d’utilisation, le design, l’information, l’offre, la sécurité et le respect de la vie privée, l’interactivité et la personnalisation, et, enfin, la fiabilité. L’indice d’appréciation « HEC-Chaire RBC » est dérivé. • La troisième étape de notre méthodologie consiste à mener une analyse complète des différents sites testés, laquelle vise la corroboration. Pour ce faire, les informations obtenues par les diverses sources (logs, vidéo, protocoles, questionnaires, entrevues) sont comparées.
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Le modèle d’analyse d’évaluation de sites Web de Nantel, testé auprès de plus de 800 internautes sur 35 sites différents (Nantel et al., 2005), souligne l’importance de faire appel à des consommateurs lorsque vient le temps de procéder à l’évaluation d’un site qui leur est destiné. Nantel démontre, en effet, que les résultats d’efficacité et d’appréciation des sites Web varient considérablement selon que des études ont été menées avec ou sans la participation des consommateurs. La force de cette approche réside, d’une part, dans l’importance accordée à l’usager et, d’autre part, dans la combinaison des résultats obtenus dans chacune des trois étapes. Le modèle d’évaluation développé par Nantel permet non seulement d’évaluer et de comparer l’efficacité fonctionnelle d’un site évalué par le consommateur lui-même, mais aussi de relever avec précision les principaux culs-de-sac8 qui influent directement sur l’efficacité d’un site. Charest (2007) s’est appuyée sur cette démarche dans ses expériences menées en laboratoire sur des sites Web.
3.4.
LA MODÉLISATION DE LA TÂCHE DE L’INTERNAUTE
En ergonomie cognitive des interfaces, les auteurs, pour décrire la démarche d’analyse cognitive de la tâche (ACT), emploient généralement le terme « modélisation de la tâche », qui se définit ainsi : « Elle consiste à partir d’une tâche prescrite, à décrire une procédure optimale d’atteinte d’un but, soit une séquence d’actions ou d’opérations dans un environnement donné » (Tricot et Nanard, 1998, p. 38). La modélisation de la tâche se fait généralement au moyen d’un formalisme d’analyse ou de description de tâche ; cet outil consiste en un ensemble d’éléments descripteurs nécessaires pour décrire l’objectif, les données et/ou les outils utilisés pour atteindre ce but, et l’environnement dans lequel se déroule cette tâche. Nous avons répertorié quelques méthodes de modélisation de tâches dans la revue documentaire humain-machine. Il s’agit notamment des formalismes ALIG (Action Language Grammar), GOMS (Goals, Operators, Methods, Selections Rules), MAD (Méthode analytique de description), MAD modifié, puis MAD STAR (MAD*). En ce qui concerne
8. Les culs-de-sac, dans la méthode de Nantel, signifient que l’internaute n’a plus la possibilité d’accomplir la tâche qu’il s’est fixée. En activant la touche Précédent, l’internaute revient sans cesse à l’information précédente sans que la page affichée n’offre de solutions de rechange qui aideraient l’internaute à poursuivre sa démarche.
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ALIG, il consiste à décrire les actions en prédisant la charge mentale nécessitée par une tâche. Quant au modèle GOMS (Goals, Operators, Methods, Selections Rules), il décrit la structure de buts et les actions, procédures ou « méthodes » en prédisant aussi le temps d’exécution de chaque action. Selon Tricot et Nanard (1998, p. 39), ces deux premiers formalismes sont incapables de rendre compte d’erreurs ; ils reprochent à ces méthodes d’être « inhumaines ». Voici comment ces auteurs expliquent l’échec du modèle GOMS : […] l’échec de GOMS est dû au fait qu’un facteur important dans le choix d’une stratégie (qui va guider l’action) est la représentation de la tâche, qui dépend entre autres de la perception que l’utilisateur peut avoir de l’état du but et des choix qu’il peut faire, donc, entre autres, des caractéristiques de l’interface. Et GOMS est incapable de décrire cela (1998, p. 46).
La méthode MAD, mise au point par Scapin et Pierret-Golbreich (1990), a connu plus d’une modification depuis. La méthode MAD STAR (ou MAD*), développée par Gamboa et Scapin (1997), est centrée sur l’utilisateur dans une perspective de conception et d’évaluation. La méthode MAD a été conçue comme un moyen de prendre en compte l’utilisateur et sa tâche dans les cycles de conception (Gamboa, 1998, p. 120). C’est aussi ce que confirment Tricot et Nanard (1998, p. 46) : « L’utilisation d’un formalisme de description de tâches tel que MAD constitue un bon cadre d’analyse pour les tâches de recherche d’information dans un hypermédia […] » MAD permet ainsi de décrire des tâches et de les comparer entre elles ; il s’agit avant tout d’un cadre qui « contraint » le chercheur à décrire précisément ce qu’il veut faire et ce qu’il demande aux utilisateurs. L’objectif de MAD est de fournir un outil méthodologique aux équipes de développement leur permettant d’abstraire l’information de la tâche-utilisateur nécessaire à la conception des interfaces. Plusieurs caractéristiques sont prises en compte dans la méthode MAD, notamment l’identification de l’usager, les éléments du système et les attributs de la tâche. Tricot et Nanard (1998) les présentent bien dans leur article intitulé « Un point sur la modélisation des tâches de recherche d’informations dans le domaine des hypermédias ». Les éléments d’une tâche à analyser, selon le formalisme MAD, se résument ainsi : • Le but : ce qui est recherché dans l’exécution de la tâche. • L’état initial : liste d’objets permettant de représenter une partie du monde dans laquelle la tâche va s’effectuer (page d’accueil à l’écran).
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• Les préconditions : ensemble de prédicats exprimant des contraintes sur les objets de l’état initial (par exemple, lexique). • Le corps de la tâche : expression de la façon dont la tâche est exécutée. Elle peut être soit une action élémentaire, soit une structure de sous-tâches. Cette dernière peut être exécutée de façon séquentielle, alternative, parallèle ou simultanée. • Les postconditions : contraintes portant sur les objets de l’état final. • L’état final : liste des objets permettant de représenter la partie du monde qui a été modifiée par la tâche. La formalisation de la tâche « recherche d’information » doit aussi croiser trois niveaux de description en ergonomie cognitive (Tricot et Nanard 1998, p. 41) : 1) la représentation que l’utilisateur se fait de la tâche d’après son niveau d’expertise ; 2) l’implémentation du but, c’est-à-dire les procédures pour effectuer la tâche ; 3) le contexte de l’activité, c’est-à-dire la raison pour laquelle un sujet choisit d’utiliser tel système (ou tel site) pour chercher telle information.
MAD a subi bien des transformations depuis sa création ; Gamboa (1998, p. 120) a résumé ces modifications et nous les présentons dans le tableau 3.4. TABLEAU 3.4 Évolution de MAD 1990 MAD
1994 MAD modifié
1995 MAD*
Structure hiérarchique
Prise en compte de tâches multi-opérateurs Transformation du constructeur « facultatif » en attribut Redéfinition des états du monde, des pré- et postconditions et du but de la tâche
Définition de la « structure-tâche » Prise en compte du temps
Opérateurs de synchronisation État du monde Pré- et postconditions
Attributs de priorité, boucle et d’interruption Source : Gamboa, 1998, p. 120.
Prise en compte du rôle de l’utilisateur
Attributs centrés conception
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En considérant les caractéristiques retirées, celles modifiées puis celles ajoutées (voir Gamboa, 1998 pour l’historique de cette évolution), MAD* se distinguerait de l’original par les quatre éléments suivants : 1) une définition plus détaillée de l’unité tâche ; 2) l’intégration de la notion du temps ; 3) une prise en compte plus importante du rôle, des besoins et des méthodes de l’utilisateur ; 4) la spécification des algorithmes de gestion d’interruptions et de simulation de la tâche. Retenons surtout que la structure à la base de MAD est l’unitétâche. Son objectif est d’offrir une structure de données cohérente et robuste permettant de décrire et d’organiser les informations nécessaires à l’identification de chaque item, à la description de l’activité et à la spécification de la future interface (Gamboa, 1998, p. 125). La structure de MAD comporte donc trois parties distinctes, soit le corps de l’unitétâche (ou noyau), la décomposition de l’unité-tâche et les attributs orientés conception d’interface. L’une des limites de cette méthode, cependant, est qu’elle n’était guère descriptive quant aux conditions d’arrêt des actions ou de la tâche exécutée par l’internaute. Bastien et Scapin ont donc pallié cette lacune en la combinant à l’évaluation rigoureuse des critères ergonomiques des interfaces. Ainsi, MAD, jumelé à l’analyse des critères ergonomiques, représente un modèle d’analyse cognitive de la tâche qui serait susceptible de fournir un début d’explication quant aux raisons d’arrêt des actions des internautes. Outre le croisement des quatre dimensions de Kim et Lee (contenu, structure, interactivité et présentation globale) avec les huit critères ergonomiques de Bastien et Scapin et le formalisme MAD, Charest (2007) a également procédé à des entretiens semi-dirigés avec les internautes, immédiatement après leur expérience de navigation sur le site Web pour combler la lacune du modèle MAD concernant les raisons d’arrêt. Elle a ainsi été en mesure de recueillir verbalement ces raisons d’arrêt des actions des internautes qu’elle a jumelées aux séances d’observation en direct en laboratoire. Charest (2007) a adapté le formalisme MAD de la façon suivante (voir le tableau 3.5).
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TABLEAU 3.5 Modélisation de la tâche – Modèle MAD adapté par Charest (2007) NOM : Tâche T1 ÉTAT INITIAL Liste d’objets à l’écran (page d’accueil)
ÉTAT FINAL
BUT ce qui est recherché dans l’exécution de la tâche : représentation de l’usager PRÉCONDITIONS ou USAGES PRESCRITS Conditions obligatoires pour exécuter la tâche
POSTCONDITIONS ou USAGES PRESCRITS Conditions pour sortir
DONNÉES UTILISÉES ou USAGES PRESCRITS ET EFFECTIFS Contenus d’écrans, barre d’outils OUTILS UTILISÉS OU USAGES PRESCRITS ET EFFECTIFS Boutons d’appel « lexique », liens, photos STRUCTURE DE LA TÂCHE Parallèle, séquentielle, alternative, simultanée TÂCHE ÉLÉMENTAIRE
TÂCHE COMPOSITE T1 : Ouvrir et lire T.1.1 : Ouvrir le nœud ouvert T.1.1.1 : Cliquer sur l’un des boutons T.1.1.2 : Lire le nœud ouvert
CONCLUSION Dans les modèles d’évaluation de sites Web, notamment celui de Kim et Lee (2002), nous avons vu que les auteurs retiennent la notion d’interactivité comme étant l’une des quatre dimensions à considérer systématiquement lors de l’évaluation de tout site Web ; les trois autres dimensions étant le contenu de l’information, l’organisation des idées ou la structure et la présentation globale du site. Le modèle triangulaire de Nantel constitue un bon exemple de modèle plaçant le consommateur au cœur de l’évaluation des sites Web. Son modèle comprend trois étapes : la première consiste à demander aux internautes de procéder, sur le site faisant l’objet d’une évaluation, à une tâche précise ; la
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deuxième étape consiste pour les participants à effectuer une évaluation globale du site au moyen d’un questionnaire ; la troisième étape consiste en une entrevue semi-dirigée visant à recueillir les commentaires des internautes sur l’expérience vécue. La force de cette approche réside, d’une part, dans l’importance accordée à l’usager et, d’autre part, dans la combinaison des résultats obtenus dans chacune des étapes. Selon Nantel, la contribution d’un site Web dépend avant tout de la valeur ajoutée qu’y perçoivent les consommateurs qui le visitent, que ce soit à des fins informationnelles ou transactionnelles.
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CHAPITRE
4 LE PHÉNOMÈNE DU WEB EXPLIQUÉ PAR SES RACINES COMMUNICATIONNELLES
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Les racines communicationnelles du Web
Le Web 1.0 est à la diffusion ce que le Web 2.0 est à la communication. Jean-Paul Lafrance (2007)
Notre étude des théories de la communication de masse couvre une période d’une cinquantaine d’années allant de la fin des années 1940 à 1994 – date à partir de laquelle le World Wide Web, conçu par Tim Berners-Lee en 19901, a connu une diffusion auprès du grand public grâce au lancement du navigateur Netscape à la fin de 1993. Nos analyses ont permis d’identifier trois grandes racines communicationnelles du Web, chacune étant reliée à l’un des grands pôles de recherche ou courants de pensée en communication de masse : la diffusion, la réception et l’appropriation. Chacun de ces pôles ou courants est caractérisé par un paradigme ou une logique de pensée qui lui est propre ; pour la diffusion, c’est le paradigme de l’émetteur-récepteur (E-R) ; pour la réception, c’est celui du récepteur-émetteur (R-E) ; et pour l’appropriation, c’est celui du récepteur-émetteur-récepteur-émetteur-récepteur… (R-E-R-E-R…) à l’infini. Au paradigme de la diffusion, on associe principalement les effets puissants des médias ; à celui de la réception, la création de sens ; et au paradigme de l’appropriation, les interactions. La première génération du Web, c’est-à-dire le Web 1.0, tel que nous l’avons défini en introduction du présent ouvrage, est issue des théories sur la diffusion, alors que le Web 2.0, également défini en introduction, puise principalement à deux sources, soit les théories sur la réception et les théories sur l’appropriation (voir la figure 4.1). Avant de décrire en détail les caractéristiques de chacune de ces trois racines, soulignons, en guise d’introduction, l’apport de McLuhan dont les travaux ont nourri les trois racines. En 1964, McLuhan révolutionne l’étude des médias dans son best-seller Understanding Media2. Il soutient que le média (la télévision, par exemple), au lieu d’être un simple support de la communication, constitue le message en tant que tel, et que l’utilisation maximale des capacités d’un média entraîne un accroissement qualitatif du message transmis par ce média. Ainsi, l’amélioration de la communication entre humains serait liée au développement de la technologie des médias. Selon McLuhan, « le medium, c’est le message ». Par conséquent, l’important, ce n’est pas le contenu 1. Manuel Castells, « Ce que nous apprend l’histoire d’Internet », dans M. Castells, La Galaxie Internet, Paris, Fayard, 2002, p. 18-49. 2. Le best-seller de Marshall McLuhan, Understanding Media : The Extensions of Man, a été traduit en français en 1968 sous le titre Pour comprendre les médias.
Source : Les auteurs.
La cybernétique, (Wiener, 1948)
La théorie des communications, (Shannon, 1948)
Courbe d’adoption des TIC (Rogers, 1962)
Paradigme R-E Création de sens
Réception
Tim Berners-Lee, 1994
World Wide Web
Web 2.0
Effets indirects et à court terme des médias : communication à palier Two-Step flow Leaders d’opinion (Katz et Lazarsfeld, 1955)
Le medium, c’est le message McLuhan, 1964
Des effets aux usages : centré usager Usages gratifiants Uses and gratifications (Blumer et Katz, 1974) Récepteur actif (Thayer, 1968)
Coer-séduction (Ravault, 1986) Impérialisme culturel (Mattelart, 1976) Cultural Studies (Hall, 1974)
Web 1.0
Des effets aux fonctions : Fonctions des médias : 5 W (Lasswell, 1948)
(McComb et Shaw, 1972)
Agenda Setting,
Construction de l’agenda
Paradigme E-R Effets puissants des médias
Diffusion
Légende : E = Émetteur R = Récepteur
FIGURE 4.1 Racines communicationnelles du Web
La théorie des besoins (Maslow, 1943)
Théorie de la rationalité limitée (Simon, 1956) *Prix Nobel 1979
On ne peut pas ne pas communiquer (Watzlavick, 1967)
L’espace public (Habermas, 1978)
L’invention du quotidien Arts de faire (De Certeau,1980)
Théorie intégrée (Rasmussen, 1986) Théorie de l’action et interactions (Norman, 1986) Analyse de protocole (Ericsson et Simon, 1984)
Théorie de la pertinence (Sperber, Wilson 1989) Pratiques communicationnelles (Proulx et al.,1988)
Interaction humain-machine « modes d’emploi » (Akrich, 1990) Une logique de l’usage (Perriault, 1989)
Sociopolitique des usages (Boullier, 1994) Usages des TIC (Chambat, 1994) Critères ergonomiques (Bastien et Scapin, 1993)
Paradigme R-E-R-E-R Interactions
Appropriation
Générations futures
Chapitre 4 v Le phénomène du Web expliqué 97
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Les racines communicationnelles du Web
du message, mais la manière dont celui-ci est transmis et, surtout, le média grâce auquel il est diffusé. Les médias, loin d’être neutres, déterminent les façons de penser et d’agir de la société. Nous serions, écrivait-il, au seuil d’un nouvel âge et la « galaxie Gutenberg » est un vaste village qui exige la décentralisation et la participation de tous.
4.1.
LES RACINES COMMUNICATIONNELLES DU WEB
4.1.1. DIFFUSION Comme nous l’avons déjà relevé, le paradigme de la diffusion se situe dans une logique d’émetteur-récepteur. Cette logique de pensée est issue de la théorie de la communication de masse dont Shannon (1948) est l’un des pionniers. Par la suite, la théorie de Shannon a été abondamment empruntée par diverses disciplines, notamment dans le domaine de la gestion, des sciences sociales, de la biologie et des mathématiques. Elle a été élaborée dans un contexte d’extension de réseau téléphonique nord-américain. Pensons au télégraphe. Shannon, constatant qu’il y avait du bruit sur les lignes entre le message émis et le message reçu, a jugé important de coder l’information transmise afin de minimiser la distorsion du contenu du message entre l’émetteur et le récepteur. Le codage permettait ainsi non seulement d’accroître le nombre de messages en ligne, mais également d’éliminer cette distorsion dans le contenu du message. Shannon s’intéressait à une mesure mathématique de l’information et non à l’interprétation humaine du contenu d’un message émis ou reçu. Les premières théories issues de la communication de masse ont donc été développées à partir d’une logique centrée sur la machine et non sur l’humain. Une telle approche a été graduellement délaissée par les chercheurs s’intéressant aux nouveaux médias au profit d’une approche centrée sur l’humain. S’inspirant des travaux sur les premiers « adoptants » d’un outil ou d’une technologie, Rogers développe le modèle théorique de la diffusion des innovations en 1962. Rogers articule un processus de diffusion à travers lequel une innovation est communiquée. « La diffusion est un processus par lequel une innovation est communiquée par l’entremise de réseaux de communication, durant un laps de temps et dans un contexte social donné3. » Le modèle de Rogers se compose des quatre éléments suivants : les innovations, les réseaux de la communication, 3. Traduction libre et adaptée de : « Diffusion is the process by which an innovation is communicated through certain channels over time among the members of a social system », de E. Rogers, 2003, op. cit., p. 11.
Chapitre 4 v Le phénomène du Web expliqué
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la durée du processus et le contexte social dans lequel s’inscrit une innovation technologique. Rogers se sert de ces éléments pour expliquer pourquoi une innovation donnée est adoptée plus facilement qu’une autre par les utilisateurs. La typologie des cinq catégories d’adoptants4 proposée par Rogers comprend : les innovateurs, les adoptants précoces, la première majorité, la majorité tardive puis les retardataires. La diffusion réussie d’une innovation s’explique par des facteurs reliés aux caractéristiques du produit, aux stratégies de communication, au processus d’adoption lui-même et, enfin, au réseau de communication des individus (Breton et Proulx, 2002). Le premier facteur a trait aux caractéristiques du produit ; en effet, une diffusion réussie repose sur les caractéristiques mêmes du nouveau produit, notamment les avantages de l’adopter, la compatibilité avec les valeurs et les besoins du client, et la convivialité de l’outil. Un deuxième facteur concerne les stratégies de communication déployées par les agents de changement pour convaincre les clients potentiels. Un troisième facteur réside dans le processus d’adoption d’une nouvelle technologie, à partir de la connaissance relative que les utilisateurs ont de l’objet, en passant par des essais jusqu’à la décision finale de l’adopter. Un dernier facteur concerne le contexte social dans lequel les individus évoluent, contexte qui influence le processus d’adoption (soit le milieu professionnel, qui a adopté un nouvel objet, soit les amis, la famille). Selon les tenants de l’approche de la diffusion, les médias ont des effets puissants sur les gens ; ils ont une grande influence sur leurs opinions, voire sur leur façon de penser. McComb et Shaw (1972) parlaient de l’agenda-setting pour décrire ce phénomène. Selon eux, la fonction des médias n’est pas de dire aux gens ce qu’ils doivent penser mais sur quels thèmes ils doivent concentrer leur attention. Il existe une relation entre l’ordre hiérarchique des événements présentés par les grands médias et la hiérarchie de signification que le public donne à ces problèmes. La perception du public, par rapport à l’événement, est fonction de la place que lui accordent les médias. Les informations négligées par les médias sont vite oubliées. En déterminant l’agenda politique (agenda-setting), la presse ne dit pas aux gens ce qu’il faut penser mais à quoi il faut penser5.
4. Traduction libre des cinq catégories d’adoptants développées par Everett M. Rogers (2003, p. 280) : innovators, early adopter, early majority, later majority et laggards. 5. La théorie de l’agenda-setting, développée en 1972 par McComb et Shaw, est résumée par Igor Delhomme dans un article diffusé le 28 avril 2007 sur YouTube, , consulté le 8 novembre 2008.
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Les racines communicationnelles du Web
4.1.2. RÉCEPTION Le paradigme de la réception – connu aussi sous les vocables de deuxième pôle des communications ou des communications interpersonnelles – se situe dans une logique de récepteur-émetteur. C’est une logique inversée par rapport à celle de la diffusion ; le point de départ, ici, c’est le récepteur et non plus l’émetteur. Selon Proulx et Maillet (1998, p. 122) : […] les travaux sur la réception ont permis de rapprocher les chercheurs des personnes réelles constituant ces publics, l’un des postulats de ces approches étant précisément d’affirmer que les sujets- récepteurs existent dans les faits, et pas seulement de manière virtuelle à travers les simulations statistiques produites par les mesures d’audience ou dans les discours des essayistes sociaux critiquant les comportements erratiques des masses silencieuses et apolitiques. Les approches ethnographiques ont contribué à donner un droit de parole aux usagers ordinaires de la télévision […] »
La principale caractéristique de l’approche de la réception réside dans la « construction de sens », c’est-à-dire dans la signification que le récepteur donne au message qui lui est destiné. Les tenants de cette approche se sont intéressés à comprendre comment l’individu reçoit le message provenant de l’émetteur ; autrement dit, comment il le décode, quel sens il lui donne. Les travaux portant sur la construction et la signification des messages reçus par les téléspectateurs sont à l’origine du courant de recherche intitulé Uses and gratifications, développé par Blumler et Katz au début des années 1970. Ces derniers appuyaient sur la prémisse d’un besoin psychologique et social à satisfaire des usagers dans leur consommation des médias. Ils ont constaté dans leurs travaux que le récepteur est actif et donne un sens aux informations reçues selon la culture, le contexte socioéconomique, familial, culturel et politique dans lequel il reçoit le message. Hall (1974) s’est intéressé lui aussi à ce que les gens avaient retenu, décodé, compris et interprété des messages reçus avec comme objectif de mesurer l’écart de compréhension entre le récepteur et l’émetteur. Tous ces travaux ont marqué un changement de cap significatif par rapport aux recherches quantitatives menées dès les années 1930 pour mesurer les audiences et les publics de la radio et, plus tard, dans les années 1950, pour mesurer les cotes d’écoute à la suite de l’apparition de la télévision. Plusieurs des travaux menés sous l’approche de la réception ont porté sur les réseaux interpersonnels. Ils étaient issus du côté anglophone des recherches de Thayer (1968), poursuivies par Ravault (1980).
Chapitre 4 v Le phénomène du Web expliqué
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Du côté francophone, de nombreux auteurs se sont aussi intéressés à ces travaux, notamment les Boullier, Jouet, Breton, Lafrance, Proulx, Harvey et Millerand, pour en nommer quelques-uns. Thayer a démontré que la capacité des récepteurs à s’« approprier » un message est déterminée selon l’environnement – familial, social, culturel et politique – et que c’est cet environnement qui façonne les connaissances ou la réinterprétation des messages reçus. Les récepteurs actifs retransmettent à leur tour le message recodé de la manière qu’ils l’ont compris. Les travaux de Katz et Lazarsfled sur la communication à palier (two-step flow) ont démontré que les effets des médias étaient peut-être plus indirects qu’on ne le croyait dans les premiers travaux menés en communication de masse. En effet, les proches ont plus d’influence que le média. Le média va diffuser de l’information, il va mettre des « événements à l’agenda » ; il va retenir des événements dans l’actualité. Mais là où le média aura le plus d’incidence, c’est lorsqu’il influencera un leader d’opinion, car les gens ont tendance à valider l’information reçue auprès de ceux qui leur sont proches. Ainsi, le leader d’opinion, en jouant un rôle de relais d’information, aura une plus grande influence que le média sur les membres de son réseau immédiat. Le courant de recherche centré sur le récepteur a permis de recueillir des informations beaucoup plus riches sur les effets des médias, ce qui a grandement contribué à sa popularité. Ces travaux ont permis d’avoir non seulement une meilleure compréhension de la manière dont les gens décodent les messages, mais aussi une connaissance plus précise de ce qu’ils pensent de l’information diffusée. Ravault (1986) parlait de réception active. Il a réuni les mots coercition et séduction pour former le terme « coer-séduction ». Les réseaux de « coer-séduction » prennent en main le message de l’émetteur et l’inversent. Ces réseaux inventent ainsi, à leur tour, un second message qui devient levier de combat. Ce second message devenu levier de combat renforce, comme le souligne Sfez (1992), le second palier (step) de la communication dominant ainsi le premier. Sfez accorde une valeur théorique plus complexe aux travaux de Ravault parce que ce dernier inscrit la réception dans des rites et cultures symboliques d’une société. Sfez relève aussi la parenté des deux écoles dans l’effet boomerang de la culture de l’émetteur qui, une fois décodée par le récepteur, retourne le message culturel à l’émetteur, mais cette fois en négociant activement avec lui plutôt qu’en se limitant à un rôle passif de récepteur : Ils tentent tous deux, par des moyens différents, de jeter un pont entre l’école dite des Uses and gratifications et l’école proprement culturelle, dite popular culture. La première, plus mécaniste, plus modeste aussi, travaille sur les effets des médias en tant que réponses
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Les racines communicationnelles du Web
à des gratifications recherchées. La seconde, plus complexe, plus théoricienne, entend inscrire ces effets dans les rites dans la symbolique d’une société. Longtemps hostiles l’un à l’autre, ces deux courants cherchent aujourd’hui les voies d’un rapprochement […] On peut aussi observer la parenté de Katz et de Ravault sous un autre aspect. Retour boomerang de la culture de l’émetteur à l’émetteur lui-même, car le récepteur, connaissant bien le code culturel de l’émetteur, négocie avec lui et l’emporte (Sfez, 1992, p. 133-134).
En traitant de la question de la sociologie de la réception, Forest (2002) écrivait : Les valeurs des profils pionniers sont tellement différentes de celles des pragmatiques, que la transition des nouvelles technologies entre ces profils d’usagers échoue fréquemment. Les concepteurs et diffuseurs d’innovations technologiques franchissent difficilement le gouffre situé au point de transition entre pionniers et pragmatiques. Seule la prise en compte des valeurs d’usages différentes de ces profils pendant la conception des NTIC permet de le franchir.
4.1.3. APPROPRIATION Il existe un lien très fort entre la réception et l’appropriation, du fait que les deux approches ont comme point de départ le récepteur. Dans la réception, il s’agit du récepteur actif qui donne un sens au message « reconstruit » qui lui est transmis. Dans l’appropriation, il est question de l’usager actif qui donne du sens aux outils qui lui sont destinés par les usages qu’il en fait, ou la façon dont ils se les approprient au quotidien. Au mieux, il réussit tant bien que mal à en faire bon usage ; au pire, il ignore l’usage prévu pour s’en détourner ; il en réinvente un autre. Dans tous les cas, il interagit auprès de ses pairs en validant l’information auprès de quelqu’un en qui il a confiance. Dans le paradigme de l’appropriation – ce que l’UNESCO désigne comme le troisième pôle des communications –, on délaisse l’étude des influences et des effets des médias pour s’intéresser aux usages des nouveaux médias, lesquels sont conditionnés par les besoins des récepteurs. On s’intéresse alors non seulement à la manière dont le récepteur reçoit les informations ou les retourne auprès de l’émetteur, mais aussi aux interactions entre les deux, à ce continuel va-et-vient de récepteurémetteur-récepteur-émetteur. Les études portant sur les interactions ou l’appropriation du Web ont permis de constater que les gens n’utilisaient pas cet outil ou média aux fins pour lesquelles il avait été conçu à l’origine. Les gens se l’appropriaient selon leurs propres façons de faire. De Certeau, dans
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L’invention du quotidien, mentionnait déjà en 1980 que les gens ordinaires s’appropriaient les nouveaux objets selon leurs manières de faire en faisant même du braconnage afin de s’approprier le nouvel objet en fonction de leurs propres usages, c’est-à-dire leurs usages effectifs, plutôt qu’en fonction des usages prescrits par les concepteurs. Michel de Certeau est reconnu comme le précurseur de l’approche de l’appropriation portant sur les écarts dans les usages. La force de cette approche réside, d’une part, dans l’analyse des manières de faire ou du comment se constituent les usages différenciés selon les groupes sociaux d’appartenance, et, d’autre part, dans l’analyse du sens ou des significations que ces usages revêtent pour les usagers (le point de vue de l’usager). Plusieurs chercheurs dans le domaine des interactions humainmachine se sont intéressés à la recherche d’information sur les sites Web. Marchionini (1995) et Mizzaro (1998) décrivent la recherche d’information « comme une interaction en contexte entre un utilisateur et un document, fondée sur la recherche de la pertinence. L’activité de navigation pourrait être envisagée comme un dialogue entre un utilisateur et un document » (Tricot et Rouet, 2004, p. 90). Cette nécessité de « dialoguer » ou d’interagir de la part d’un internaute lors de sa navigation est d’autant plus nécessaire qu’elle est évolutive, « la pertinence » étant relative autant au contexte, à la tâche qu’à l’individu. La pertinence de l’information à diffuser sur un site Web, connue sous le nom de la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson (1989), joue donc un rôle important dans la recherche d’information de l’internaute. Les chercheurs dans le domaine des interactions humainmachine ont constaté qu’un écart se creusait entre l’émetteur et le récepteur. Dans bien des cas, les internautes ne se servent pas des sites de la manière prévue par les concepteurs. D’emblée, les internautes font moins confiance au diffuseur des informations sur le Web qu’aux opinions des autres usagers du Web faisant partie de leur réseau social. Ce comportement provient d’un bris de confiance entre les consommateurs et les entreprises. Dans ses travaux sur l’évaluation des sites Web, Charest (2007) a recueilli des commentaires auprès d’internautes. Le commentaire suivant est un exemple représentatif de ceux formulés : « J’ai toujours l’impression qu’on veut me vendre quelque chose, la dernière technologie, ou par exemple dans le secteur du tourisme, le plus récent hôtel. J’aime mieux demander un avis à quelqu’un qui est allé à un hôtel que d’aller sur le site Web de cet hôtel pour lire la brochure. » Flichy (2002) s’est intéressé à la thématique de l’imaginaire technique et de la réception des discours qu’il applique à l’Internet. Il soutient que pour comprendre la place de ces discours, il convient de s’intéresser aux destinataires, soit le public auquel s’adressent ces
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Les racines communicationnelles du Web
discours. Les destinataires peuvent être des concepteurs (collègues, collaborateurs, directeurs, annonceurs…), des utilisateurs potentiels ou le grand public. Selon Flichy, la force de l’imaginaire réside dans le fait qu’elle s’applique aussi bien à la technique qu’à l’organisation sociale. Les études d’appropriation nous aident à comprendre la force des interactions, la force des réseaux sociaux d’aujourd’hui. Les gens se font plus confiance entre eux. Ils veulent des espaces d’échanges publics sur le Web où ils peuvent interagir librement entre eux sans intervention ou filtrage du propriétaire du site. Le point de vue qui intéresse l’internaute, c’est celui de l’usager semblable à lui. C’est pourquoi tous ces sites de collaboration entre usagers jouissent d’une si grande popularité. FIGURE 4.2 Le niveau d’influence des médias, des leaders d’opinion et des pairs selon les trois grands courants de pensée en communication de masse Médias Leaders d’opinion Les pairs
Faible
Moyen
Élevé
Légende
Diffusion
Réception
Appropriation
Effets puissants des médias
Création de sens
Interactions
LE MÉDIUM, C’EST LE MESSAGE
Ce qui nous intéresse dans les travaux menés en appropriation, c’est l’humain aux prises avec des outils imposés, ce sont les interactions humain-machine à partir du point de vue des usagers. Les gens utilisent rarement les outils de la façon prévue par les concepteurs ou encore pour atteindre les buts pour lesquels ils ont été conçus. Les gens se les approprient selon leurs propres manières de faire et leurs propres besoins d’usages au quotidien. Non seulement ils se les approprient selon leurs propres usages, mais en plus ils réinventent les façons de faire. Parfois l’outil était conçu en prévision de tel usage et les gens, en se l’appropriant,
Chapitre 4 v Le phénomène du Web expliqué
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en changent même la fonction. Il n’y a qu’à songer au séchoir à cheveux que les gens utilisent pour sécher un objet quelconque (Akrich et Boullier et al., 1990). En somme, ce qui nous intéresse en appropriation, c’est de comprendre comment les gens composent avec les outils imposés, comment ils sont trop souvent obligés de subir une certaine conception d’interface qui est étrangère à leurs manières de faire, voire à leurs manières de penser. D’où le besoin d’interagir continuellement avec leurs pairs afin de réduire le degré d’incertitude qui émerge face aux informations recueillies dans leur recherche sur le Web. Breton et Proulx (2002) ont relevé que les différents travaux sur l’appropriation du Web appartiennent à l’un ou l’autre des quatre niveaux suivants : 1) l’interaction entre l’utilisateur et le dispositif technique (interaction humain-machine) ; 2) la coordination entre l’usager et le concepteur ; 3) la situation de l’usage dans un contexte d’action sociale ; et 4) les dimensions politique et morale de l’usage. Comme l’illustre la figure 4.3, le premier niveau à la base de la pyramide de l’appropriation du Web est FIGURE 4.3 Quatre niveaux de travaux dans l’appropriation du Web
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Les racines communicationnelles du Web
essentiellement de nature technique. Plus on s’élève dans la pyramide, plus les niveaux sont de nature immatérielle. Comme l’écrivait Conein (2001), « ces niveaux sont travaillés par de multiples processus d’intermédiations allant du niveau de l’interaction rapprochée entre humaindispositif jusqu’au niveau apparent de l’inscription de dimensions politique et morale dans l’usage ». L’interaction entre l’utilisateur et le dispositif technique s’inscrit dans une problématique de l’utilisation travaillée en ergonomie cognitive et le design des interfaces humainmachine. On retrouve ici les travaux portant sur les prescriptions d’usage inscrites dans le design même des objets ainsi que les travaux sur l’usage des « modes d’emploi » (Akrich, Boullier et al., 1990). La question de la coordination entre l’usager et le concepteur a été traitée dans les travaux en ergonomie cognitive des interfaces dans une problématique élargie de « cognition distribuée », par exemple, dans les travaux portant sur la « virtualité de l’usager » (Bardini, 1996), c’est-àdire les représentations que le concepteur se fait de l’usager potentiel. La situation de l’usage dans un contexte d’action sociale s’inscrit dans un contexte de pratiques (travail, loisirs, famille) et c’est de cette situation qu’émergent leurs significations sociales. Millerand (1999) a illustré deux problématiques, celles de la sphère privée et de l’espace public. L’inscription de dimensions politique et morale de l’usage se situe dans le contexte où les dispositifs de communication sont l’objet d’une « délégation de moralité » (Chambat, 1994).
4.2.
LA PREMIÈRE DÉCENNIE DU WEB
Jusqu’ici dans de ce chapitre, nous avons passé en revue les principaux travaux en diffusion, en réception et en appropriation desquels le Web tire ses racines communicationnelles. Pour conclure ce chapitre, nous allons nous intéresser aux travaux en communication de masse qui ont marqué la première décennie du Web. Nous avons classé ces travaux en trois catégories : les travaux portant 1) sur la conception de sites Web, 2) sur les usages et, enfin, 3) sur l’évaluation. Une attention particulière sera accordée aux travaux sur les usages étant donné les liens étroits avec ceux sur l’appropriation.
4.2.1. CONCEPTION DES SITES WEB Tim Berners-Lee a conçu le Web comme un outil de communication planétaire, gratuit et accessible à tous, afin que le grand public puisse échanger en toute confiance des informations non filtrées par un modérateur ou un propriétaire et ainsi collaborer à la résolution de problèmes
Chapitre 4 v Le phénomène du Web expliqué
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communs. Cette plate-forme de communication a été conçue pour favoriser le dialogue entre internautes sans intrusion, exclusion ou emprise de quiconque sur le nouveau média. Force est de reconnaître que le Web ne s’est pas développé dans les premières années de son existence selon les visées de Berners-Lee. À partir du moment où le Web est devenu accessible au grand public grâce à Netscape, le premier navigateur du Web, et par la suite avec Explorer de Microsoft, ce sont les entreprises commerciales, les « .com », qui ont été les plus actives à développer des sites sur le Web. Les dirigeants de ces entreprises ont utilisé ce nouveau média comme outil additionnel puissant pour commercialiser et vendre leurs services aux consommateurs, bref, comme un nouveau canal de distribution. Les premiers sites étaient conçus suivant une logique de diffusion (émetteur-récepteur) et non une logique de réception (récepteur-émetteur) ou d’appropriation dans laquelle le besoin d’interactivité des internautes était pris en compte. Au cours de la période 1994 à 2000, Nielsen s’est attaché à prodiguer des conseils aux entreprises sur la manière dont les sites Web doivent être conçus pour rejoindre efficacement les consommateurs, leur montrant comment concevoir des sites à partir de la logique de l’émetteur. Avec le temps et une meilleure compréhension de ce nouveau média, son approche a connu une mutation importante. Il a constaté qu’il fallait intégrer les besoins des internautes dans les systèmes, et non les développer sans lien avec les besoins des consommateurs, ou encore leur demander de s’adapter aux outils. Nielsen publie en 20046 un ouvrage sur la conception des sites Web. Le premier chapitre de cet ouvrage, intitulé Le pouvoir des internautes, donne le ton à sa nouvelle approche perçue par plusieurs comme une révélation. Il annonce en quelque sorte un changement de paradigme : il faut partir du point de vue du récepteur et non pas de celui de l’émetteur. Son message aux entreprises est sans équivoque : il faut faire participer les internautes dès la phase de conception d’un site qui leur est destiné. La première étape dans la phase de conception d’un site doit comprendre des études d’analyse des besoins des internautes et des usages qu’ils font du Web. L’analyse des besoins est indispensable pour connaître l’ensemble des caractéristiques des futurs utilisateurs (et élargir la vision que l’on a d’eux) auxquels un objet technologique est destiné. Une analyse des besoins des utilisateurs s’avère nécessaire en conception d’outils technologiques pour tenter d’« imaginer » l’usage qu’en fera l’internaute dans sa démarche d’appropriation des TIC, par exemple, 6. Le titre original de l’ouvrage de Jakob Nielsen, Designing Web Usability, a été publié en 2000 (Indianapolis, Indiana, New Riders Publishing).
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lors d’une recherche d’informations ou d’une réservation d’un produit sur un site Web. Les gestionnaires ou concepteurs de « systèmes adaptés » doivent se rappeler que plus l’internaute dispose d’informations, plus son besoin d’informations s’accroît. Ainsi, l’internaute qui dispose d’une information préalable, voire préconçue, sera porté à chercher, d’une part, des informations sur ce qu’il connaît déjà et, d’autre part, à chercher continuellement une information complémentaire. Parmi les besoins des internautes, il y a celui d’interactivité que Rogers dès 1986, et par la suite les tenants de l’appropriation, dont Kim et Lee (2004), ont traité abondamment dans leurs travaux. Ces derniers considèrent la prise en compte de fonctionnalités interactives comme l’une des dimensions incontournables dans toute conception de sites Web. Une telle approche de prise en compte du point de vue des besoins des usagers rejoint celle exprimée par Akrich, Boullier et al. (1990). Les auteurs faisaient le constat que trop souvent les nouveaux outils sont développés à partir d’une logique de conception et non d’une logique d’usage. Ils mettaient en garde les entreprises contre l’erreur commise par les concepteurs du magnétoscope qui l’avaient développé à partir de leurs propres besoins et perspectives. Lors du lancement du magnétoscope sur le marché grand public, il a fallu une dizaine de modes d’emploi pour que les gens ordinaires comprennent comment s’en servir, sans compter que son usage nécessitait l’acquisition d’outils spécialisés dont seuls les ingénieurs disposaient. Harvey (2004) a mené des travaux sur le besoin cognitif d’interactivité des internautes. Il explique que les besoins de l’homme en information sont transformés à partir du processus d’actualisation d’un signal informationnel. Harvey donne ici un sens philosophique à la notion d’information, dans la mesure où l’information traitée produit une connaissance qui sert de support de sens. L’homme a besoin d’information, insiste Harvey, pour prendre des décisions, et la fonction première de l’information est d’augmenter les connaissances ou de réduire l’incertitude de l’usager. L’ensemble des connaissances acquises par un individu, composé notamment de symboles, de codes linguistiques et langagiers, de conventions, de tabous, de règles, de normes et de valeurs d’une société, reflète la culture des individus. Cette même culture, qui agit aussi sur la perception de l’homme, cristallise les représentations et devient donc structurante et organisatrice d’un ensemble de connaissances (2004, p. 199). Les premiers ouvrages sur la conception des sites Web dans le domaine de l’ergonomie cognitive des interfaces ont porté sur l’élaboration de modèles prescriptifs de l’activité de conception. Ils évoluent ensuite vers la construction de modèles descriptifs caractérisant la
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nature des activités de conception. Ces derniers travaux à orientation cognitive visent la construction de modèles descriptifs « pour rendre compte de l’activité effective mise en œuvre dans la conception », comme le soulignent Visser, Darses et Détienne (2004, p. 98). À titre d’exemple, Nielsen a proposé neuf critères de conception – normes heuristiques – visant à faciliter l’utilisation des sites Web par les internautes : fournir un dialogue simple et naturel ; utiliser la langue de l’utilisateur ; minimiser la mémorisation ; être cohérent ; fournir un retour d’information (feed-back) ; fournir des moyens explicites de contrôle du dialogue ; fournir des raccourcis ; fournir de bons messages d’erreurs ; prévenir les erreurs. La théorie intégrée, initiée par Rasmussen en 1991, puis développée par Rasmussen, Pejtersen et Goodstein en 1994 et par Vincente en 1999, propose une combinaison de différentes composantes théoriques. La théorie intégrée a cette particularité de proposer des principes de conception généraux, tout en laissant aux usagers le loisir de finaliser ces principes et aux concepteurs, la possibilité de les adapter, comme l’expliquent Darses, Hoc et Chauvin (2004, p. 233) : Il est probablement aujourd’hui le cadre le plus approprié à une nouvelle démarche d’évaluation et de conception des systèmes cognitifs. Non seulement il s’est inspiré des différents courants théoriques de la psychologie ergonomique, mais il a été le fondateur des approches écologiques aujourd’hui très répandues. Ce cadre privilégie une perspective évolutive de « conception dans l’usage », laissant aux utilisateurs le soin de terminer la conception en fonction des contraintes locales et circonstancielles. Cette perspective conduit à énoncer des principes de conception généraux tout en laissant les concepteurs traduire ces principes sous la forme concrète d’interfaces.
4.2.2. USAGES DES SITES WEB Au cours de la première décennie du Web, plusieurs travaux en communication de masse ont été réalisés en mettant l’accent sur les usages. Les travaux qui ont été les plus utiles pour appuyer la conception de nouveaux outils ont été ceux portant sur les usages effectifs. Bastien et Scapin figurent parmi les pionniers, dès 1993, dans le développement de critères ergonomiques du Web qui prenaient en compte le point de vue des usagers dans l’appropriation des sites Web, c’est-à-dire une approche basée sur la demande et non sur l’offre. Tout comme les tenants de l’appropriation, ils constatent un besoin de feedback chez les usagers, besoin que tout concepteur ou gestionnaire d’outils technologiques ne peut ignorer dans la construction d’un site
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Web. Selon Bastien et Scapin (2004), un « système adapté » aux caractéristiques des besoins des internautes, qu’une « analyse des besoins » approfondie aurait mises en lumière, serait un système qui prendrait en considération quatre facteurs susceptibles d’accroître l’efficacité de la recherche d’information de l’utilisateur sur un site Web : 1) l’accessibilité de l’information recherchée, 2) la familiarité de l’internaute avec un site Web répondant à des caractéristiques usuelles, 3) la complexité en termes de contenu et de structure de l’information (comprendre que le site se doit d’être convivial et facile à utiliser) et, enfin, 4) la crédibilité de l’information diffusée. Tricot et Rouet (2004) se sont également intéressés au phénomène du Web du point de vue des usages qu’en font les internautes. Ils ont souligné l’importance que les systèmes soient adaptés aux besoins des usagers. Ils ont observé que l’internaute réduit son incertitude quant à l’information trouvée dans un site Web lorsqu’il peut interagir avec un préposé aux renseignements de ce site Web ou avec d’autres internautes. En outre, ils ont relevé que les connaissances générales de l’individu relatives au contenu et au domaine de l’information recherchée, ses connaissances métadocumentaires (la crédibilité des sources, des documents de références) et ses connaissances opératoires des outils technologiques contribuaient à faciliter sa recherche et à répondre à son besoin d’information. Les gens s’approprient le Web de façon différente. Les usages peuvent varier selon les besoins, les attentes, les caractéristiques sociodémographiques ou même selon les pays ou les régions du monde. En référence au commerce électronique sur le Web, Lafrance et Brouillard (2002) posaient la question « Y a-t-il un modèle québécois ? » Ils se demandaient en fait si la société québécoise avait une façon particulière de s’approprier le nouveau modèle d’échange producteur-distributeurclient rendu possible avec l’émergence du commerce électronique. Un outil peut avoir de multiples usages ; ce sont les utilisateurs qui déterminent quels sont ceux qui leur conviennent le mieux. Les internautes ne forment pas un groupe homogène et cela est particulièrement vrai dans l’industrie du tourisme, l’un des principaux secteurs économiques en ce début du XXIe siècle. En étudiant les usages d’un site de destination touristique au moyen d’une expérimentation menée en laboratoire auprès d’internautes, Charest (2007) a relevé parmi les participants six sociotypes : l’explorateur, l’agenda-setter, l’intransigeant, le festivant, le What to do, le Google-enfant-roi-du-Web. Les caractéristiques de chaque sociotype et leurs usages du site Web sont présentées au tableau 4.1.
Le planificateur
Plus anxieux que l’explorateur. Apprécie naviguer. Conception précise de sa recherche d’information. Souvent satisfait des résultats de sa recherche. Doute du site s’il ne trouve pas rapidement l’info précise recherchée (prix, services). Doute aussi de sa propre capacité à utiliser ce site. Devient anxieux lors de sa navigation. Considère la charge de travail lourde rapidement. Apprécie l’aide d’une personneressource. S’impatiente devant l’inefficacité et la lenteur du site. S’impatiente si les éléments cochés ne sont pas mémorisés par le site. Est rassuré s’il trouve des repères dans les infos. Éprouve des difficultés à s’adapter à un site dont l’organisation des idées ne correspond pas à un ordre rationnel ou lorsque le site lui transmet des infos incohérentes. Quitte le site en éprouvant une légère incompatibilité avec le site.
L’explorateur
Éprouve du plaisir à naviguer sur le site (facture classique du site, crédible de qualité). Remarque et contemple la qualité visuelle du site. Ressent un sentiment de confiance, de convivialité et de compatibilité avec le site.
Profil de l’acheteur intransigeant. Sait précisément l’info qu’il cherche. S’étonne que le site ne fonctionne pas par profil, de façon personnalisée et interactive. Après l’établissement du profil, de ses choix et préférences, il s’attend à des suggestions et des offres de vacances sur mesure (forfaits, services, prix et disponibilités). S’étonne de ne pas trouver de forums de discussion et de recommandations d’usagers comme ceux vus fréquemment sur d’autres sites. S’impatiente si le site ne mémorise pas les éléments cochés. S’impatiente si le site ne répond pas de façon précise, cohérente et satisfaisante à SA demande. Perçoit le site inadéquat à son profil, besoins et préférences. A une impression négative du site, qu’il juge incompatible avec ses besoins et attentes.
Caractéristiques
L’intransigeant
N’a pas d’idées préconçues de sa recherche d’info. Attiré par des noms évocateurs. Doute de la pertinence du site à cause de la réponse générale et inadéquate de sa requête. Patient dans sa requête de réservation et satisfait lorsque la réservation fonctionne enfin. Réserve parce que rassuré par l’info sécuritaire (pictogramme du cadenas, logos de ministère, etc.). Conserve une image positive et favorable du site (même si lourdeur dans la réservation) parce qu’il a finalement réussi à réserver.
Le festivant
TABLEAU 4.1 Caractéristiques et usages des six sociotypes d’internautes
Cherche à planifier mais sans idées préconçues. Apprécierait plus de suggestions du site. Incompatible avec le site parce qu’en dépit de son usage effectif, il revient toujours au même endroit de l’usage prévu par le site.
Le What to do
Extrêmement impatient, exigeant et intransigeant. Cherche rapidement vers Google si le site ne répond pas instantanément à sa requête. S’attend à ce que le site réagisse à SON profil, SES goûts et SES exigences. S’étonne que le site ne cherche, ne réagit et ne navigue pas comme Google. Propose d’inclure un moteur Google sur tous les sites de recherche.
Le Google enfant-roi du Web
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Planifie d’abord l’hébergement. Cherche des activités. Lit, survole, navigue. Tape des mots clés. Télécharge photos et sites Web. Réussit généralement à naviguer.
Utilise abondamment, et avec plaisir, les outils de navigation. Navigue de liens en liens. Lit les infos. Visite les sites plus spécialisés. Apprécie la facilité, l’efficacité du moteur de recherche. S’investit dans la recherche pour se familiariser.
Source : Charest, 2007.
Le planificateur
L’explorateur
Utilise directement la voie de la réservation sur le site. Veut obtenir l’info en 2 ou 3 clics. Apprécie les questions du site pour établir son profil. Coche des éléments, fait des choix de produits et de services. Si la charge de travail est trop lourde (éléments non mémorisés, obligation de répéter l’action, etc.), juge rapidement le site inefficace.
Usages
L’intransigeant
Cherche activités et festivals. Se laisse guider par les infos fournies. Cherche enuite l’hébergement à proximité des activités. Trouve l’info facilement. Recommence à cocher plusieurs fois pour effectuer la réservation (ne comprend pas la réponse générale du site : « aucun résultat ne correspond à la demande ».
Le festivant
TABLEAU 4.1 (suite) Caractéristiques et usages des six sociotypes d’internautes
Apprécie naviguer et trouve des infos sur les activités sportives de préférence, trouve surtout des forfaits détente. Cherche ensuite infos et aubaines sur l’hébergement. Seul usager à mettre des pages dans ses favoris et à les utiliser en fin de navigation. Revient au même endroit sur le site peu importe l’usage effectif du site (il n’apprécie pas ce retour).
Le What to do
Quitte rapidement le site (3 ou 4 clics) pour chercher sur Google. Convivialité, rapidité et accessibilité à un réseau inépuisable et instantané d’infos, selon la norme d’usage établie par Google.
Le Google enfant-roi du Web
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Charest et Bédard (2007) sensibilisaient les gestionnaires de sites Web aux implications pratiques des sociotypes en ces termes : A good knowledge of each of those socio-types will prove very useful for managers in charge of building or redesigning a Website. Moreover, that knowledge will make the managers more aware of the need to invest in the interactivity of their Websites so that each visitor, whatever his/her socio-type, can find their area of interest (Charest et Bédard, 2007, p. 321).
C’est à travers un éventail de possibilités que le concepteur transmet les principales fonctionnalités des documents électroniques aux utilisateurs qui peuvent ainsi accomplir leur tâche. Outre ces fonctionnalités possibles que sont notamment les moteurs de recherche, les liens hypertextes et les index, Tricot et Rouet (2004) suggèrent d’adapter ces outils aux besoins particuliers des internautes et de rendre ainsi ces TIC plus faciles à utiliser lors de recherche d’information. Afin de répondre à ces besoins, ils recommandent aux concepteurs d’améliorer la présentation de l’information pour en faciliter la compréhension afin qu’elle s’adapte aux habitudes et aux besoins des internautes. Tricot et Rouet, de même que Charest, proposent d’envisager la conception des TIC à partir des processus de « recherche d’information » des utilisateurs et de considérer les caractéristiques de ces derniers. Tricot et Rouet insistent sur la « loi » de l’ergonomie selon laquelle l’ajout à outrance de fonctionnalités à un système détériore souvent la performance de l’utilisateur (2004, p. 87). Ils recommandent donc aux concepteurs d’offrir, certes, ces possibilités d’interagir sur les sites Web, mais en faisant un choix judicieux des fonctionnalités susceptibles de permettre une interaction adéquate des systèmes avec les utilisateurs. Pour Norman (1986), le processus d’interaction de l’usager avec un système exige que l’usager fasse lui-même tout le travail d’adaptation. Or cette tâche d’adaptation est plus ou moins facilitée selon la distance entre les deux systèmes de représentation et d’action ; plus la tâche devient complexe, plus le fossé entre les deux se creuse. Un design d’interface adéquat et convivial, centré sur l’utilisateur, contribue à réduire cet écart entre l’exécution et l’évaluation de la tâche par l’usager. Autrement dit, l’usager doit être en mesure de réaliser sa tâche et, pour ce faire, il doit réduire au maximum les distances communicationnelles que représentent les gouffres d’exécution et d’évaluation (qui se retrouvent partout) en communiquant de façon claire et simple ses intentions au système, et ce, de façon interactive (Dufresne, 2004).
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4.2.3. ÉVALUATION DES SITES WEB Au cours de la première décennie du Web, plusieurs chercheurs se sont intéressés aux problématiques reliées à l’évaluation des sites Web. Dans les modèles d’évaluation de sites Web, les auteurs ont retenu l’interactivité comme étant l’une des quatre dimensions essentielles de l’évaluation de tout site Web ; les trois autres dimensions étant le contenu de l’information, l’organisation des idées ou la structure et la présentation globale du site. Signalons que c’est dans les travaux sur les TIC que l’on insiste davantage sur la prise en compte de la dimension de l’interactivité. Dans ses premières évaluations de sites Web, Nielsen consultait exclusivement des experts : « étudiants en informatique, des spécialistes de l’utilisability, des industriels et des analystes-programmeurs et à des doubles spécialistes, c’est-à-dire des spécialistes à la fois de l’utilisability et du domaine d’application des systèmes interactifs évalués » (Bastien, 2004, p. 58). Il a par la suite reconnu l’importance de mener des évaluations auprès des internautes. L’approche consistant à prendre en compte le point de vue des consommateurs dans l’évaluation des sites Web est celle que Nantel (2005) a privilégiée dans son modèle triangulaire d’évaluation de sites Web en laboratoire. Ce modèle place le consommateur au cœur de l’évaluation des sites Web. La contribution d’un site Web est avant tout fonction de la valeur ajoutée qu’y perçoivent les consommateurs qui l’utilisent, que ce soit à des fins informationnelles ou transactionnelles. Ce modèle nécessite que l’on accorde une attention particulière à la perception du consommateur. Il permet de mesurer l’efficacité fonctionnelle d’un site Web. Un site n’est jugé efficace que s’il permet aux consommateurs d’accomplir la tâche qu’ils souhaitent. Le modèle d’évaluation en laboratoire développé par Nantel sert non seulement à évaluer et à comparer l’efficacité fonctionnelle d’un site en faisant appel au consommateur lui-même, mais il permet aussi de relever avec précision les principaux culs-de-sac7 qui influent directement sur l’efficacité d’un site. Charest (2007) s’est appuyée sur le modèle de Nantel dans ses travaux d’évaluation de sites Web. Comme elle s’intéressait aux écarts entre les usages prescrits par les concepteurs et gestionnaires d’un site 7. Les culs-de-sac, dans la méthode de Nantel, signifient que l’internaute n’a plus la possibilité d’accomplir la tâche qu’il s’est fixée. En activant la touche Précédent, l’internaute revient sans cesse à l’information précédente sans que la page affichée n’offre de solutions de rechange qui l’aideraient à poursuivre sa démarche.
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et les usages réels ou effectifs qu’en faisaient les internautes, il lui fallait aussi recueillir de l’information du côté des concepteurs et gestionnaires de sites Web. C’est pourquoi sa démarche inclut des entretiens auprès des gestionnaires du site évalué dans le but de connaître les perceptions, les motivations ou les buts des acteurs-producteurs concernant la formalisation du site. Le canevas d’entretien est structuré autour des quatre dimensions des sites Web du modèle de Kim et Lee (2002) et des huit critères ergonomiques de Bastien et Scapin (2001) présentés dans les tableaux ci-dessous. TABLEAU 4.2 Les quatre dimensions du modèle d’évaluation des sites Web de Kim et Lee 1. Le contenu, 2. la structure, 3. l’interactivité, 4. la présentation globale du site.
TABLEAU 4.3 Les huit critères d’évaluation ergonomique des interfaces de Bastien et Scapin 1. Le guidage, 2. la charge de travail, 3. le contrôle explicite, 4. l’adaptabilité, 5. la gestion des erreurs, 6. l’homogénéité et la cohérence, 7. la signifiance des codes et des dénominations, 8. la compatibilité.
L’évaluation des usages du site se fait à partir d’entretiens et de séances d’observation en laboratoire auprès d’une vingtaine d’internautes – ce nombre est jugé suffisant selon le modèle de Nantel. L’objectif des entretiens et des séances d’observation en laboratoire est double. Dans un premier temps, il s’agit de relever et de mesurer les écarts dans les usages prescrits et les usages effectifs, en observant les usages réels du site par les internautes. Dans un deuxième temps, il
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s’agit de décrire et d’expliquer ce phénomène d’écart en comparant la logique d’usage des acteurs-utilisateurs du site avec celle des acteursproducteurs du site. L’évaluation débute par une séance d’information sur les modalités de l’expérience en laboratoire. Le chercheur remet d’abord à chaque participant une feuille de consignes. Par la suite, il les résume oralement en soulignant la durée approximative de l’expérience, soit de 60 à 90 minutes. Il décrit ensuite brièvement la tâche à accomplir et s’assure de la compréhension de tous. Il poursuit en donnant des détails précis concernant la tâche à accomplir. 1) Le participant est invité à décrire à voix haute l’opération (par exemple, dire au fur et à mesure tout ce qui lui passe par la tête) tout au long du déroulement de la tâche (30 à 45 minutes approximativement). 2) Le participant doit remplir le questionnaire de façon spontanée concernant la tâche qu’il vient d’effectuer (8 à 10 minutes approximativement). 3) Le participant répond aux questions lors d’un entretien semidirigé, avant et après l’exécution de la tâche, concernant d’abord ses attentes du site pour l’aider à réaliser sa tâche, puis pour dire si le site a répondu à ses besoins. Le chercheur évalue ainsi l’appréciation générale du site par l’internaute (20 à 30 minutes approximativement). Après avoir vérifié à nouveau la compréhension du participant concernant la tâche, le chercheur informe le participant qu’il restera présent tout au long du déroulement de l’expérience à titre d’observateur silencieux plutôt qu’à titre d’aidant. Il lui rappelle qu’il n’y a ni bonne ni mauvaise façon de faire la recherche sur le site. Le chercheur rassure le participant en lui disant que ce qui l’intéresse, c’est d’observer la manière de faire de l’internaute, et qu’au besoin il lui rappellera de formuler à voix haute « ce qui lui passe par la tête » durant l’accomplissement de sa tâche. Une fois que le participant a bien compris les consignes, l’expérience proprement dite peut commencer. Elle compte cinq étapes successives : un entretien prénavigation, une tâche de réchauffement, une recherche d’information et/ou une réservation sur un site touristique, un questionnaire autoadministré, puis un entretien postnavigation. Les encadrés ci-dessous résument chacune des étapes.
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TABLEAU 4.4 Méthode d’évaluation d’un site Web Première activité : identification des besoins Description : Entretien semi-dirigé en profondeur, portant sur l’analyse des besoins cognitifs d’information et de communication des internautes. Objectif : Identifier a priori les besoins cognitifs de l’internaute susceptibles de l’aider dans la réalisation de sa tâche. Cette activité est essentielle dans le cadre de l’approche de l’appropriation. Il s’agit de prendre en compte le point de vue de l’internaute, dès le début de son processus d’appropriation d’un site Web. Question : En fonction de la recherche d’information que vous avez à effectuer sur le site de la destination touristique, quelles sont vos attentes ou vos besoins relativement : • au contenu de l’information sur le site ? • à la structure ou à l’organisation des idées sur le site ? • aux fonctionnalités interactives du site ? • à la présentation globale du site ? Outil proposé pour l’enregistrement de l’entretien : logiciel MP3. Deuxième activité : tâche de réchauffement Description : L’internaute est invité à effectuer une tâche de réchauffement de recherche d’information. Pour ce faire, le chercheur lui demande d’exécuter une tâche sur un site test. Objectif : Faire pratiquer l’internaute, qui doit dire à voix haute ce qui lui passe par la tête durant son processus de recherche. Troisième activité : réalisation de la tâche par le participant Description : Le chercheur invite l’internaute à commencer sa recherche d’information en lui confiant une tâche à effectuer. Le chercheur lui rappelle de verbaliser les opérations qu’il effectue. Le chercheur ne fait qu’observer et encourager (au besoin) le participant à verbaliser. Le chercheur n’aide pas l’internaute dans la réalisation de sa tâche. Outil suggéré pour enregistrer la navigation mécanique : Fichier vidéo Camtasia (en format .AVI), associant la verbalisation de chaque internaute à la série d’écrans parcourus. Ce fichier reprend la navigation effectuée ainsi que la voix de l’internaute lors de la réalisation de sa tâche. Quatrième activité : évaluation du site par un questionnaire autoadministré Description : Le chercheur invite le participant à remplir le questionnaire à l’écran. Il lui demande de répondre spontanément. Le questionnaire développé par Nantel comprend 5 dimensions réparties en 19 questions. Il s’agit de questions fermées, dont les réponses sont distribuées selon l’échelle Likert, en 7 points (1 : Pas du tout d’accord, et 7 : Tout à fait d’accord ; voir le questionnaire en annexe.) Outil proposé pour la captation et le traitement des données : logiciel SPSS.
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TABLEAU 4.4 (suite) Méthode d’évaluation d’un site Web Cinquième activité : entretien semi-dirigé sur l’appréciation globale Description : Une fois la tâche réalisée et le questionnaire rempli par le participant, le chercheur procède à l’entretien postnavigation sur l’appréciation globale du site par l’internaute. Question : Quelle est votre appréciation générale du site quant à la tâche que vous avez effectuée ? a. Facile/difficile, simple/compliquée, agréable/frustrante. b. Si problèmes, embûches, culs-de-sac, les nommer. Outil proposé pour l’enregistrement de l’entretien : logiciel MP3. Sixième activité : entretien semi-dirigé spécifique Description : Entretien semi-dirigé spécifique. Objectif : Valider si le site a effectivement répondu au besoin de l’internaute, en ce qui a trait plus précisément aux quatre dimensions du modèle d’évaluation des sites Web de Kim et Lee et aux huit critères d’évaluation ergonomique des interfaces de Bastien et Scapin. Outil proposé pour l’enregistrement de l’entretien : logiciel MP3. Source : Adapté de Nantel par Charest.
Une telle expérimentation en laboratoire permet de recueillir les données quantitatives et qualitatives qui feront, par la suite, l’objet d’une analyse qualitative exploratoire. À titre d’exemple, pour codifier les données recueillies et nécessaires à l’analyse qualitative descriptive de la tâche effectuée par l’internaute, Charest a utilisé le logiciel Analyse du discours du Laboratoire d’analyse de presse de Caisse, Chartier (version 4, 2002). Pour codifier la démarche d’analyse cognitive de la tâche, elle a utilisé le modèle MAD (2001) lequel permet de décrire l’objectif de l’internaute, les procédures ou les tactiques effectives de navigation de l’internaute à partir des outils prescrits du site. Cette codification permet de décomposer en données séquentielles la navigation complète et individuelle des manières de faire de chaque participant sur le site Web expérimental ; elle permet donc de décrire les usages effectifs et réels de l’internaute en interaction directe avec les usages prescrits du site. En ce qui concerne les entretiens prénavigation qui servent à identifier les besoins cognitifs des internautes, elle les a codifiés en fonction des quatre dimensions de Kim et Lee (contenu, structure, interactivité et présentation générale du site).
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CONCLUSION Le phénomène du Web est complexe. Pour l’appréhender, nous nous sommes appuyés dans cet ouvrage sur l’apport du champ des communications. Il a été démontré comment sur la base de nos analyses des travaux en communication de masse, nous avons été à même de dégager trois grandes racines communicationnelles du Web tirant chacune son origine d’un des principaux courants de pensée dans le domaine : la réception, la diffusion et l’appropriation. Quoique chacune de ces racines apporte un éclairage particulier sur la nature des relations entre concepteurs de sites Web (émetteurs) et usagers de sites Web (récepteurs), celle de l’appropriation est la plus riche en enseignements. En effet, cette dernière se nourrit à la fois des interactions continues entre récepteurs et émetteurs, et des interactions entre récepteurs eux-mêmes. La manière dont les internautes se sont approprié le Web a permis un renversement de situation en qui a trait au pouvoir d’influence. En effet, avec le Web, ce sont les usagers qui détiennent le plus de pouvoir d’influence sur les autres usagers, alors que dans le contexte des médias traditionnels, ce pouvoir est détenu par les propriétaires de ces médias. Au cours de la première décennie du Web, les chercheurs en communication de masse ont été nombreux à s’intéresser aux problématiques de conception, d’usages et d’évaluation de sites Web. En ce qui concerne la conception de sites Web, nous nous sommes intéressés aux travaux de Nielsen et de Kim et Lee sur les normes heuristiques du Web. Pour ce qui est des usages des sites Web, nous avons souligné les apports de Bastien et Scapin (1993, 2001), soit leurs travaux sur les critères ergonomiques du Web, et ceux de Charest (2007), qui a défini des sociotypes d’internautes en faisant valoir que les gens s’approprient le Web de façon différente selon leurs besoins, leurs attentes et leurs caractéristiques sociodémographiques. Finalement, en matière d’évaluation de sites Web, nous avons présenté une adaptation du modèle triangulaire de Nantel effectuée par Charest (2007).
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CONCLUSION
Tim Berners-Lee a conçu le Web en 1990 comme un moyen de communication d’abord dans le but de partager et d’échanger des informations, et ainsi résoudre des problèmes collectivement. Les navigateurs Web, tels que Netscape et Explorer, apparus quelques années plus tard, ont grandement favorisé l’essor de ce nouvel outil de communication ; en effet, grâce à leur caractère convivial et gratuit, ils ont permis aux gens de se l’approprier en très grand nombre. En traitant des racines communicationnelles du Web, cet ouvrage innove dans la façon d’appréhender ce phénomène. L’exploration des différentes théories en communication de masse, dont certaines remontent aux années 1920, a permis de dégager l’apport considérable de ce champ disciplinaire dans la compréhension du Web. Après avoir passé en revue les trois grandes approches en communication de masse, soit la diffusion, la réception et l’appropriation, il a été démontré en quoi cette dernière est la plus utile pour expliquer les usages des internautes. En effet, les ouvrages issus de l’appropriation ont fait ressortir que l’usager, à qui de nouveaux objets sont destinés, est actif et non passif. L’exemple le plus significatif qui a été donné pour illustrer ce constat est celui de la « théorie des pratiques » de De Certeau laquelle est issue de ces manières de faire différentes et inattendues des usagers lors de leur appropriation de nouveaux objets. Dans le cas de l’appropriation du Web, il a été constaté que les internautes cherchaient à interagir non seulement avec le propriétaire d’un site, mais aussi avec d’autres usagers de ce site. Ces interactions entre usagers font en sorte que ceux-ci détiennent un plus grand pouvoir d’influence sur leurs pairs que le propriétaire du site, bref, ils se font davantage confiance. Halloran, lauréat du prix McLuhan, soulignait que l’une des grandes lacunes des sociétés contemporaines consiste, d’une part, à faire fi des besoins fondamentaux en information et en communication des individus et, d’autre part, à ignorer les aspirations des individus quant aux décisions les concernant. C’est dans ce contexte qu’il nous est apparu important d’effectuer également une revue documentaire
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des travaux portant sur les interactions humain-machine dans le domaine de l’ergonomie cognitive des interfaces lesquels cherchent à comprendre les problèmes que pose cette forme particulière de communication et d’interaction. L’interaction humain-machine est définie comme l’étude des relations qui s’établissent entre un utilisateur humain et le système informatique. Une analyse des besoins des utilisateurs s’avère nécessaire en conception d’outils technologiques pour tenter d’imaginer l’usage qu’en fera l’internaute dans sa démarche d’appropriation des TIC. C’est dans cette même ligne de pensée que nous nous sommes intéressés aux travaux traitant de l’importance de la prise en compte du besoin d’interactivité des internautes, et ce, dès la phase de conception des sites Web. Il a été démontré que l’un des aspects fondamentaux du besoin d’interactivité des internautes est leur motivation. Les modèles d’évaluation de sites Web donnés en exemples dans cet ouvrage s’inscrivent dans cette approche. Kim et Lee considèrent l’interactivité comme étant l’une des principales dimensions à considérer lors de la conception de tout site Web. Nantel a placé le consommateur au cœur de l’évaluation des sites Web ; selon lui, la contribution d’un site Web dépend avant tout de la valeur ajoutée qu’en perçoivent les consommateurs qui l’utilisent, que ce soit à des fins informationnelles ou transactionnelles. Charest a elle aussi fait du besoin d’interactivité des internautes la pièce maîtresse de son modèle d’évaluation de sites Web. Le Web est reconnu comme l’un des plus puissants outils de communication en ce début du XXIe siècle. Nous avons démontré que pour comprendre ce phénomène et en tirer le meilleur parti possible, l’étude de ses racines communicationnelles peut s’avérer fort utile tant pour les internautes que pour les concepteurs et gestionnaires de sites Web.
Dans la même collection L’action communautaire québécoise à l'ère du numérique Sous la direction de Serge Proulx, Stéphane Couture et Julien Rueff 2008, ISBN 978-2-7605-1536-9, 252 pages
Développement durable et communications Au-delà des mots, pour un véritable engagement Sous la direction de Solange Tremblay 2007, ISBN 978-2-7605-1469-0, 294 pages
Images du récit Philippe Sohet 2007, ISBN 978-2-7605-1479-9, 360 pages
Place et rôle de la communication dans le développement international Sous la direction de Jean-Paul Lafrance, Anne-Marie Laulan et Carmen Rico de Sotelo 2006, ISBN 2-7605-1454-4, 192 pages
Solidarités renouvelées Faut-il tuer le messager ? Sandra Rodriguez 2006, ISBN 2-7605-1409-9, 168 pages
Communication Horizons de pratiques et de recherche – Volume 2 Sous la direction de Pierre Mongeau et Johanne Saint-Charles 2005, ISBN 2-7605-1434-X, 224 pages
Comment comprendre l’actualité Communication et mise en scène Gina Stoiciu 2006, ISBN 2-7605-1376-9, 260 pages
Communication Horizons de pratiques et de recherche – Volume 1 Sous la direction de Pierre Mongeau et Johanne Saint-Charles 2005, ISBN 2-7605-1326-2, 432 pages