DU MÊME AUTEUR
Épistémologie et Économie. Essai sur une anthropologie sociale freudo-marxiste, Anthropos, Paris, 1973...
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DU MÊME AUTEUR
Épistémologie et Économie. Essai sur une anthropologie sociale freudo-marxiste, Anthropos, Paris, 1973. Le Projet marxiste. Analyse économique et matérialisme historique, PUF, Paris, 1975. Critique de l'impérialisme. Une analyse marxiste non léniniste de l'impérialisme, Anthropos, Paris, 1979 (rééd. 1984). Le Procès de la science sociale, Anthropos, Paris, 1984. Faut-il refuser le développement ?, PUF, Paris, 1986. La Planète des naufragés. Essai sur l'après-développement, La Découverte, Paris, 1991 (rééd. 1993). La Mégamachine. Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès, La Découverte, Paris, 1995 (rééd. 2004). L'Autre Afrique. Entre don et marché, Albin Michel, Paris, 1998. Les Dangers du marché planétaire, Presses de Sciences Po, Paris, 1998. La Planète uniforme. Climats, Castelnau-le-Lez, 2000. La Déraison de la raison économique. Du délire d'efficacité au principe de précaution, Albin Michel, Paris, 2001. Décoloniser l'imaginaire. La pensée créative contre l'économie de l'absurde. Parangon, Lyon. 2003. Justice sans limites. Le défi de l'éthique dans une économie mondialisée, Fayard, Paris, 2004. Survivre au développement, Mille et une nuits, Paris, 2004.
Serge Latouche L'occidentalisation du monde Essai sur la s i g n i f i c a t i o n , l a p o r t é e e t les l i m i t e s de l'uniformisation planétaire Préface inédite de l'auteur
La Découverte /Poche 9 bis. rue Abel-Hovelacque 75013 Paris
Cet ouvrage a été précédemment publié en 1989 (et 1992) aux Éditions La Découverte dans la collection « Agalma ». Ce livre a été couronné par le jury du prix Capri San Michèle en septembre 1992.
ISBN 2-7071-4591-2 En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur. Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La Découverte. 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À La Découverte. Vous pouvez également nous contacter sur notre site www.editionsladecouverte.fr. © Éditions La Découverte, Paris, 1989, 1992. 2005.
« Non, non, mille fois non ! Ne me parlez pas de comprendre les Noirs. La mission du Blanc est d'être le fermier du monde et il n'a pas à s'attarder à des contingences aussi dangereuses qu'inutiles. » Jack LONDON, L'inévitable Blanc (Robert Laffonl. Paris. 1985, p. 578).
Avertissement.
Cet essai reprend sur certains points tout ou partie d'analyses publiées antérieurement. Ainsi, la deuxième partie du chapitre 3 a été ébauchée dans mon article « L'échec de l'occidentalisation », publié par la revue Tiers-Monde (n° 100. octobre-décembre 1984). La deuxième partie du chapitre 4 reprend l'essentiel d'un exposé fait au séminaire Decta III de la faculté des sciences économiques de Bordeaux sur le thème de la France vassale, et intitulé « Peut-on encore parler de nationalité économique pour la France ? » (À paraître dans Les Cahiers de l '1SMEA). Une esquisse du chapitre 5 est parue dans la revue Alternative économique/Économie en questions (juillet 1986), sous le titre : « Le choc culturel ». Enfin, nous avons emprunté çà et là quelques références à notre ouvrage Faut-il refuser le développement ? (PUF, 1986) et à notre contribution à l'ouvrage collectif Il était une fois le développement (Rist et Sabelli, Éditions d'En bas, Lausanne, 1987). Une première version de ce texte a été lue par mes amis Alain Caillé, Jean Chesneaux, Ahmet Insel, Thierry Paquot, Dominique Perrot, Gilbert Rist. Leurs remarques et critiques m'ont été précieuses. Je me suis efforcé d'en tenir compte, mais bien entendu, les erreurs, insuffisances et maladresses du présent ouvrage n'engagent que moi. Un remerciement spécial s'adresse à Mme Jeanine Bourgeois de l'université de Lille-II qui, avec patience et dévouement, a bien voulu décrypter et frapper mon manuscrit. Enfin, il m'est particulièrement agréable de n'avoir à rendre grâce à aucune firme multinationale ni institution nationale. Leur non-financement a rendu possible de mener à bien cette recherche en toute liberté et dans l'absolu dénuement de l'universitaire français authentique.
Préface à l'édition de 2005 L'occidentalisation du monde à l'heure de la « globalisation* »
« Peut-être la société occidentale a-t-elle depuis ses origines tendu vers ce point où elle accomplirait ses valeurs implicites dans la société bourgeoise - en même temps que le monde stupéfait adoptait ces valeurs. Et peutêtre avec cette espèce de centre négatif, avec ce rien central, d'habitation du vide, le bourgeois a-t-il répondu à une sorte de désir inconscient de l'homme, une sorte de passion vers sa propre disparition. » Jacques Ellul . 1
L'Occidentalisation du monde est paru en France en 1989. En ce temps-là, on parlait beaucoup du « déclin de l'empire américain » - c'était le titre d'un film à succès du réalisateur québécois Denys Arcand. Par une de ces ruses dont l'histoire a le secret, ce n'est pas l'empire américain qui s'est écroulé, mais, chose incroyable
* Ce texte est une reprise d'une conférence prononcée à Udine le 2 octobre 2004. à l'occasion de la rencontre organisée par la Rete Radié Resch, Donne in nero, Proiezione Peters et Icaro, sous le patronage de la commune et de l'assessorat à la culture et du Centre d'études et d'initiatives pour la réforme de l'Etat de Rome, sur le thème « L'occidentalisation du monde quinze ans après ». Il ne s'agissait pas de faire le bilan de tous les changements intervenus pendant cet intervalle et qui peuvent être rattachés à la mondialisation et donc indirectement à ->
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L'occidentalisation
du monde
et non prévue, l'empire soviétique. Depuis 1989, quinze ans seulement se sont écoulés - et en même temps une éternité ! La chute du mur de Berlin semblait annoncer la fin du mensonge et des illusions totalitaires. Pendant quelques années, le monde occidental se prit à rêver de la paix perpétuelle qu'amènerait à coup sûr l'extension rapide à toute la planète de l'économie de marché, des droits de l'homme, des tcchnoscienccs et de la démocratie. Aujourd'hui, le cauchemar a clairement succédé au rêve. Le lendemain du 11 septembre 2001, jour de l'attentat contre les Twin Towers, un ami me téléphonait pour me dire que, relisant la conclusion de L'Économie dévoilée, intitulée « La fin du rêve occidental », il trouvait que l'analyse y était prophétique . Déjà, 2
->• l'occidenlalisation : l'émergence économique de la Chine, le développement des armées privées, l'omnimarchandisation du monde, la banalisation de la criminalité économique, la montée de la société du risque et l'invasion de la technoscience... - j ' a i étudié ailleurs la plupart de ces phénomènes ; voir en particulier : La Planète des naufragés, La Découverte, Paris, 1991 ; La Mégamachine, La Découverte, Paris, 1995 (rééd., 2004) ; Les Dangers du marché planétaire, Presses de Sciences-Po, Paris, 1998 ; Justice sans limites, Fayard, Paris, 2003. L'enjeu était plutôt de faire le point sur la thèse centrale du livre, à savoir le processus d'homogénéisation planétaire et les réactions au « rouleau compresseur » de l'uniformisation sous l'égide de l'Occident. 1. Jacques ELLUL, Métamorphose du bourgeois, La Table Ronde, Paris, 1998, p. 332. 2. J'y écrivais : « En réduisant la finalité de la vie au bonheur terrestre, en réduisant le bonheur au bien-être matériel et en réduisant le bien-être au PNB, l'économie universelle transforme la richesse plurielle de la vie en une lutte pour l'accaparement des produits standard. La réalité du jeu économique qui devait assurer la prospérité pour tous n'est rien d'autre que la guerre économique généralisée. Comme toute guerre, elle a ses vainqueurs et ses vaincus ; les gagnants bruyants et fastueux apparaissent auréolés de gloire et de lumière ; dans l'ombre, la foule des vaincus, les exclus, les naufragés du développement, représentent des masses toujours plus nombreuses. Les impasses politiques, les échecs économiques et les limites techniques du projet de la modernité se renforcent mutuellement et font tourner le rêve occidental en cauchemar. Seul un réenchâssement de l'économique et du technique dans le social pourrait nous permettre d'échapper à ces sombres perspectives. Il faut décoloniser notre imaginaire pour changer vraiment le monde, avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur » (Serge LATOUCHE (dir.), L'Économie dévoilée. Du budget familial aux contraintes planétaires. Autrement, Paris, 1995, p. 194-195).
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dans L'Occidentalisation du monde, je mettais en garde contre la montée d'un terrorisme disposant de moyens technologiques toujours plus sophistiqués, appelé à un bel avenir du fait de la croissance des inégalités Nord-Sud et de la montée des frustrations et du ressentiment. Désormais, l'occidentalisation est devenue la mondialisation et mes prévisions les plus sinistres se sont malheureusement réalisées. Je me garderai bien cependant de dire un peu hâtivement, comme certains, que nous avons assisté en direct à l'écroulement de l'empire américain, voire à la chute de l'Occident. Tout au plus, peuton voir dans l'événement un témoignage de la fragilité de notre mégamachine techno-économique planétaire et de la haine engendrée par l'arrogance de notre mode de vie. On ne désamorcera pas la bombe qui menace de nous faire sauter et on n'apaisera pas la soif de revanche des laissés-pour-compte, en se mettant la tête dans le sable comme l'autruche et en se gargarisant de belles paroles sur l'avènement prétendu d'une société multiethnique et multiculturelle planétaire. Sans doute vaut-il mieux prendre la mesure de l'« exception occidentale » et affronter avec lucidité le péril de la mondialisation qui pourrait bien signifier la faillite de notre universalisme « tribal » et envisager sereinement son remplacement par un « pluriversalisme » authentique.
La singularité occidentale La mondialisation actuelle nous montre ce que le développement a été et que nous n'avons jamais voulu voir. Elle est, en effet, le stade suprême de l'impérialisme de l'économie. Rappelons la formule cynique d'Henry Kissinger : « La mondialisation n'est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine. » Mais alors quel était l'ancien nom ? C'était tout simplement le développement économique lancé par Harry Truman en 1949 pour permettre au États-Unis de s'emparer des marchés des ex-empires coloniaux européens et éviter aux nouveaux États indépendants de tomber dans l'orbite soviétique. Et avant l'entreprise développementiste ? Le
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plus vieux nom de l'occidentalisation du monde était tout simplement la colonisation et le vieil impérialisme. Si le développement, en effet, n'a été que la poursuite de la colonisation par d'autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n'est que la poursuite du développement avec d'autres moyens. Mondialisation et américanisation sont des phénomènes intimement liés à un processus plus ancien et plus complexe : l'occidentalisation. Toutefois, l'Occident est un lieu introuvable. L'expérience historique unique et spécifique du monde moderne révèle un ensemble de forces relativement permanentes et des dimensions constantes sous des formes toujours renouvelées. Il est assez naturel d'attribuer les éléments durables ainsi manifestés à un sujet appelé « Occident ». Ce qui est désigné sous ce terme dans l'usage commun recouvre en effet une expérience polymorphe et une dérive historique. Ce que Heidegger appellerait un « destin ». On constate que l'histoire du monde a été bouleversée par un mouvement spécifique né en Europe occidentale, et que ce mouvement prend les formes les plus diverses, si bien que le mouvement lui-même est plus caractéristique du phénomène que ses formes mêmes. Le triomphe actuel de la société technicienne et marchande s'explique en partie par la conception grecque de la phusis et de la tekhné ; mais seule une adhésion à la croyance métaphysique d'une continuité absolue et d'un déterminisme strict pourrait éliminer le hasard, les accidents et les circonstances, dans le long parcours qui nous sépare de nos origines helléniques, judaïques et chrétiennes. L'Occident n'a consistance que dans une histoire authentique, ni totalement déterministe, ni rétrodictive, ni pleinement évolutionnistc. Le passé éclaire le présent, l'explique, mais parfois le contredit et laisse présager d'autres destins qui ne se sont pas produits. Le présent poursuit certains des desseins du passé, mais innove aussi radicalement. Le mouvement inverse d'une définition précise de l'Occident est un exercice beaucoup plus périlleux, mais néanmoins nécessaire. Le sens commun nous apprend que l'Occident a à voir avec une entité géographique, l'Europe, avec une religion, le christianisme, avec une philosophie, les Lumières, avec une race, la race blanche, avec un
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système économique, le capitalisme. Pourtant, il ne s'identifie à aucun de ces phénomènes. Ne s'agit-il pas alors, plus largement, d'une culture ou d'une civilisation ? Mais, supposés réglés les redoutables problèmes de définition de ces deux concepts, il reste à cerner la spécificité proprement occidentale de cette culture et de cette civilisation-là. Or l'ensemble des traits successifs que l'on retient de l'enquête historique et de l'examen analytique dessine une figure qui ne ressemble à rien de connu et qui ne peut manquer de nous saisir d'étonnement ; il s'agit, en effet, proprement d'un monstre par rapport à nos catégories de repérage des espèces. L'Occident nous apparaît comme une machine vivante, mi-mécanisme mi-organisme, dont les rouages sont des hommes et qui, pourtant, autonome par rapport à eux dont elle tire force et vie, se meut dans le temps et l'espace suivant son humeur propre. En bref, une « mégamachine ». Finalement, les deux aspects les plus remarquables de la singularité occidentale me paraissent résider dans son idéologie et dans son caractère de mégamachinc techno-économique. Aujourd'hui, l'Occident est une notion beaucoup plus idéologique que géographique. Dans la géopolitique contemporaine, le monde occidental désigne un triangle enfermant l'hémisphère nord de la planète avec l'Europe de l'Ouest, le Japon et les Etats-Unis. La triade Europe, Japon et Amérique du Nord, rassemblée parfois sous le nom de Trilatérale, symbolise bien cet espace défensif et offensif. Le G8, ce sommet périodique des représentants des huit pays les plus riches et les plus développas (Etats-Unis, RoyaumeUni, France, Allemagne, Italie, Japon, Canada, Russie), tient lieu d'exécutif provisoire de cet ensemble. Irréductible à un territoire, l'Occident n'est pas seulement une entité religieuse, éthique ou même économique. L'Occident comme unité synthétique de ces différentes manifestations est une entité « culturelle », un phénomène de civilisation. La pertinence de ce concept d'Occident comme unité fondamentale sous-jacente à toute une série de phénomènes qui se sont déployés dans l'histoire, ne peut se cerner que dans son mouvement. Inséparable de sa souche géographique originelle, son extension et ses dérivés tendent à le réduire à un imaginaire. Géographiquement et idéologiquement.
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c'est un polygone à trois dimensions principales : il est judéo-hellénico-chrétien. Les contours de son espace géographique sont plus ou moins précis suivant les époques. Ses frontières se font de plus en plus idéologiques. Il s'est identifié presque totalement au « paradigme » déterritorialisé qu'il a fait naître. L'important dans cet imaginaire partagé me paraît être, d'une part, la croyance, inouïe à l'échelle du Cosmos et des cultures, en un temps cumulatif et linéaire et l'attribution à l'homme de la mission de dominer totalement la nature, et, d'autre part, la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action. Cet imaginaire social que dévoile le programme de la modernité, tel qu'il est explicité chez Descartes, trouve clairement son origine dans le fonds culturel juif, dans le fonds culturel grec, et dans leur fusion. Ce n'est qu'au terme d'une longue odyssée que l'idéologie et la « culture » occidentales aboutiront à l'économicisation de la vie. Il est vrai que ce processus a été poussé le plus loin aux États-Unis, terre vierge où le poids de l'histoire était quasi absent. Reste que la thèse de la réduction de l'Occident à une autoaffirmation de l'économie est doublement insatisfaisante. Elle coupe l'histoire de l'Europe chrétienne et de son expansion en deux : une partie avant la naissance du capitalisme, dont le dynamisme est à attribuer à des facteurs « culturels » comme la religion ; et une partie après, dont le mouvement résulte de mécanismes économiques. Par ailleurs, elle nie la spécificité de l'Occident au profit d'une machine naturelle ou, au moins, reproductible et universalisable. Or, s'il est incontestablement reproductible dans certaines conditions, le capitalisme ne paraît pas pleinement généralisable. L'exemple du Japon hier, celui de la Corée du Sud aujourd'hui et celui des pays émergents demain (peut-être) illustrent cette relative reproductibilité. La crise de l'environnement, le dépassement d'ores et déjà de l'empreinte écologique permise montrent l'impossible généralisation du mode de vie occidental. Le développement économique engendre le sous-développement ou du moins l'implique. Le processus de destruction créatrice qui nourrit la dynamique de l'économie de marché provoque une déculturation planétaire, détruit le lien social et suscite un ressentiment grandissant.
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L'illusion du multiculturalisme Après cinquante ans d'occidentalisation économique du monde, il est naïf et de mauvaise foi d'en regretter les effets pervers. Partout dans le monde, on se massacre allègrement et les États se défont au nom de la pureté de la race ou de la religion. Il y a tout lieu de penser que cet effarant retour de l'ethnocentrisme du Sud et de l'Est est au fond rigoureusement proportionnel à la secrète violence impliquée par l'imposition de la norme universaliste occidentale. Comme si, derrière l'apparente neutralité de la marchandise, des images et du juridisme, nombre de peuples percevaient en creux un ethnocentrisme paradoxal, un ethnocentrisme universaliste, l'ethnocentrisme du Nord et de l'Ouest, d'autant plus dévastateur qu'il consiste en une négation officielle radicale de toute pertinence des différences culturelles. Et qui ne voit dans la culture que la marque d'un passé à abolir définitivement. On est ainsi enfermé dans un manichéisme suspect et dangereux : ethnicisme ou ethnocentrisme, terrorisme identitaire ou universalisme cannibale. Ce débat sur l'ethnocentrisme est d'autant plus actuel que les problèmes du droit à différer font irruption dans notre quotidien, du foulard islamique à l'excision, de la montée du racisme à la ghettoïsation des banlieues. La mise en perspective de nos croyances en se mettant à la place de l'autre est indispensable sous peine de la perte de la connaissance de soi, danger que fait peser la mondialisation culturelle. « Multiculturalisme » est un terme qui était encore assez peu employé dans les années 1980, du moins en Europe. Pour les thuriféraires de la mondialisation heureuse, le triomphe planétaire de l'économie de marché et de la pensée unique, loin de « broyer les cultures nationales et régionales », provoquerait une « offre » inégalée de diversité répondant à une demande croissante d'exotisme. La société globale se produirait tout en préservant les valeurs fondamentales de la modernité : droits de l'homme et démocratie. Et, en effet, dans les grandes métropoles, le libre citoyen peut à son choix
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déguster dans des restaurants « ethniques » toutes les cuisines du monde, écouter les musiques les plus diverses (folk, afro-cubaine, afro-américaine...), participer aux cérémonies religieuses de cultes variés, croiser des personnes de toutes couleurs avec parfois des tenues spécifiques. Cette « nouvelle » diversité culturelle mondialisée s'enrichit encore des hybridations et métissages incessants que provoque le brassage des différences. Il en résulte l'apparition de nouveaux « produits ». Le tout dans ce climat de grande tolérance de principe qu'autoriserait un État de droit laïc. « Jamais, proclamait Jean-Marie Messier, du temps de sa splendeur, lorsqu'il était le boulimique représentant des transnationales du multimédia, l'offre culturelle n'a été aussi large et diverse. » « L'horizon, pour les générations à venir, poursuivait-il, ne sera ni celui de l'hyperdomination américaine ni celui de l'exception culturelle à la française, mais celui de la différence acceptée et respectée des cultures'. » Curieusement, cette position médiatique semble rejoindre celle de certains anthropologues, comme Jean-Loup Amselle, pour qui « plutôt que de protester contre la domination américaine et de réclamer un état d'exception culturelle assisté de quotas, il serait préférable de montrer en quoi la culture française contemporaine, son signifié, ne peut s'exprimer que dans un signifiant planétaire globalisé, celui de la culture américaine* ». Celle-ci serait devenue un opérateur d'universalisation dans lequel nos spécificités peuvent se reformuler sans se perdre. Le vrai péril alors ne serait pas l'uniformisation, mais bien plutôt la balkanisation des identités. Ainsi, du constat incontestable que les cultures ne sont jamais « pures, isolées et fermées » mais vivent bien plutôt d'échanges et d'apports continuels, que par ailleurs, une américanisation totale est vouée à l'échec, que, même dans un monde anglicisé et « macdonalisé », les différences de langage et de cuisine se reconstitueraient, beaucoup
3. Jean-Marie MESSIER (président-directeur général de Vivendi Universal), « Vivre la diversité culturelle », Le Monde, 10 avril 2001. 4. Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l'universalité des cultures. Flammarion, Paris. 2001, p. 13.
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en concluent - hâtivement, à notre sens - que la crainte de l'uniformisation planétaire est sans fondement . L'invention de nouvelles sous-cultures locales et l'émergence de « tribus » dans nos banlieues gommeraient les effets de l'impérialisme culturel. Cette position en face d'une situation neuve se retrouve partiellement également dans de récents livres, y compris d'auteurs dont je me sens proche . Un tel point de vue n'est soutenable qu'à la condition de confondre les tendances lourdes du système dominant avec les résistances qu'il suscite, de dissocier à la façon anglo-saxonne l'économie de la culture et de refuser de voir que l'économie est en passe de phagocyter en Occident tous les aspects de la vie. 5
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Remettons les pendules à l'heure. Loin d'entraîner la fertilisation croisée des diverses sociétés, la mondialisation impose à autrui une vision particulière, celle de l'Occident et plus encore celle de l'Amérique du Nord. Un ancien responsable de l'administration Clinton, David Rothkopf, déclarait froidement en 1997 : « Pour les États-Unis, l'objectif central d'une politique étrangère de l'ère de l'information doit être de gagner la bataille des flux de l'information mondiale, en dominant les ondes, tout comme la Grande-Bretagne régnait autrefois sur les mers. » Et il ajoutait : « Il y va de l'intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l'anglais ; que, s'il s'oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualités, ces normes soient américaines ; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s'élaborent des valeurs communes, ce soit des valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent. » Il concluait en affirmant que ce qui est bon pour les États-Unis est... bon pour l'humanité : « Les
5. Je ne crois pas que ce soit la position de Jean-Loup Amselle. mais c'est bien celle que Nicole Lapierre, dans le compte rendu de son livre, lui attribue (Nicole LAPIERRE, « L'illusion des cultures pures », Le Monde, 4 mai 2001). 6. Je pense à Eccessi di culture de Marco Aime (Giulio Einaudi. Turin, 2004) et à La Fin de l'occidentalisation du monde de Henry Panhuys, sous-titré précisément : « De l'unique au multiple » (L'Harmattan, Paris, 2004).
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Américains ne doivent pas nier le fait que, de toutes les nations dans l'histoire du monde, c'est la leur qui est la plus juste, la plus tolérante, la plus désireuse de se remettre en question et de s'améliorer en permanence, et le meilleur modèle pour l'avenir . » Cet impérialisme culturel aboutit le plus souvent à ne substituer à la richesse ancienne de sens qu'un vide tragique. Ce désenchantement du monde a été bien analysé par Max Weber : « Le tramway marche, certaines causes produisent certains effets, mais nous ne savons plus ce qu'est notre devoir, pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourons . » Les réussites de métissages culturels sont ainsi plutôt d'heureuses exceptions, souvent fragiles et précaires. Elles résultent plus de réactions positives aux évolutions en cours que de la logique globale. L'irruption des revendications identitaires, au contraire, constitue le retour du refoulé. La mégamachine globale rase tout ce qui dépasse du sol, mais elle enfonce les superstructures et conserve à son insu les fondations, en tout cas cette aspiration indéracinable : l'aspiration à une identité. Sous l'uniformisation planétaire, on peut retrouver les racines des cultures humiliées qui n'attendent que le moment favorable pour resurgir, parfois déformées et monstrueuses. Faute d'une place nécessaire et d'une légitime reconnaissance, les cultures refoulées font partout retour ou se réinventent de manière explosive, dangereuse ou violente. 7
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Parce que l'universalisme des Lumières n'est que le particularisme de la « tribu occidentale », il laisse derrière lui bien des survivances, suscite bien des résistances, favorise des recompositions et engendre des formations bâtardes étranges ou dangereuses. Les réactions défensives face à l'échec du développement, les volontés d'affirmation identitaire, les résistances à l'homogénéisation universelle vont prendre des formes différentes, plus ou moins agressives ou plus ou moins créatives et originales. Dans les sociétés
7. David ROTHKOPF, « In praise of cultural impcrialism ? », Foreign Policy, n° 107, Washington, élé 1997. 8. Bien résumé ainsi par Christian LAVAL, L'Ambition sociologique, La Découverte/MAUSS, Paris, 2002, p. 427.
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plus déculturées comme l'Euramérique, la culture se réduit au recyclage marchand des survivances imaginaires et des aspirations déçues - ce que Jacques Austruy appelle de l'« inutile partagé ». Ces survivances culturelles servent aussi malheureusement de « banques de données » pour alimenter les conflits « ethniques » exacerbés qui émergent sur la base de l'indifférenciation et de la perte de sens. Les replis identitaires provoqués par l'uniformisation planétaire et la mise en concurrence exacerbée des espaces et des groupes sont d'autant plus violents que la base historique et culturelle en est plus fragile (voire inexistante dans le cas limite de la Padanie ). 9
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L'identité culturelle est une aspiration légitime, mais coupée de la nécessaire prise de conscience de la situation historique, elle est dangereuse. Ce n'est pas un concept instrumentalisable. D'abord, lorsqu'une collectivité commence à prendre conscience de son identité culturelle, il y a fort à parier que celle-ci est déjà irrémédiablement compromise. L'identité culturelle existe en soi dans les groupes vivants. Quand elle devient pour soi, elle est déjà le signe d'un repli face à une menace ; elle risque de s'orienter vers l'enfermement, voire l'imposture. Produit de l'histoire, largement inconsciente, elle est dans une communauté vivante toujours ouverte et plurielle. Au contraire, instrumentalisée, elle se renferme, devient exclusive, monolithique, intolérante, totalisante, en danger de devenir totalitaire. La purification ethnique n'est pas loin. C'est à juste titre que Maxime Rodinson a pu la stigmatiser comme « peste communautaire" ». Les pays d'Islam auxquels on ne peut s'empêcher de penser, longtemps tentés par le projet nationaliste, le sont aujourd'hui - et, semble-t-il, de plus en plus - par le fondamentalisme. Paradoxalement,
9. Jacques AUSTRUY, Le Scandale du développement, 1968 (rééd. Clairefontaine, Genève-Paris, 1987).
10. Cette région de la plaine du Pô qui sert de référence au mouvement politique italien de la Ligue du Nord d'Umberto Bossi. qui se revendique à la fois d'une identité celte bien problématique et de la référence historique aux ligues lombardes du Moyen Âge. 11. Maxime RODINSON, « La peste communautaire », Le Monde, 1 décembre er
1989.
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la déculturation engendrée par l'Occident (industrialisation, urbanisation, nationalitarisme) offre les conditions inespérées de ce renouveau religieux. L'individualisme, ou plus exactement l'individuation. déchaîné comme jamais, donne sens au projet de recomposition du corps social sur la seule base du lien religieux abstrait en effaçant toute autre inscription territoriale. Il s'agit d'un islam politique, théorisé notamment par Hassan El-Bana, le fondateur des Frères musulmans. La religion devient la base d'un projet de reconstruction de la communauté. Elle se voit attribuer le rôle d'assumer la totalité du lien social. Les mouvements islamiques fondamentalistes touchent avant tout les villes et les bidonvilles dans les pays où la tradition a le plus souffert des projets industrialistes, l'Iran de la révolution blanche, l'Egypte post-nassérienne, l'Algérie « socialiste », le Pakistan ou l'Indonésie d'après Sukarno et Suharto. Les animateurs ne sont pas des notables ruraux ou des esprits rétrogrades, mais des ingénieurs, des médecins, des scientifiques formés dans les universités. La religion, qui canalise les frustrations des exclus de la modernité et des déçus des projets modernistes du nassérisme, du Baas ou du socialisme arabe, est une croyance abstraite, rigoureuse, universaliste. L'universalisme occidental se trouve ainsi confronté à un universalisme tout aussi fort et réactionnel. Il ne s'agit pas cependant d'une voie véritablement différente : l'anti-occidentalisme de ce courant est très affiché, mais il ne va pas jusqu'à une remise en cause radicale du capitalisme. Le fonctionnement théocratique de l'Etat est plus une perversion de la modernité qu'un projet radicalement différent. Il implique, certes, un rejet de la métaphysique matérialiste de l'Occident, mais il a besoin de garder la « base matérielle » et en particulier la machine. Ces mouvements anti-occidentaux s'accommodent fort bien de la technique et, le plus souvent, de l'économie de marché (la modernisation sans le modernisme). Sans être totalement vide, le contenu spécifique de ce qu'on appelle l'économie islamique reste très limité : les banques et la finance islamiques, et un volontarisme éthique assez flou. Elle n'exclut même pas un libéralisme quasi total. Le néolibéralisme, de son côté, s'accommode assez bien des commu-
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nautarismes qui partagent la foi dans le libre-échange, la libre entreprise et la propriété privée. « La loi du marché peut être déclinée, note Geneviève Azam, en fonction de différences culturelles absolutisées, instrumentalisées et marchandisées. Les revendications identitaires qui en découlent renforcent même le discours néolibéral : face à des fractures posées comme absolues, seules les règles objectives et neutres du libre-échange et de l'échange marchand peuvent assurer la paix . » La menace d'une dérive totalitaire de ces mouvements démagogiques et théocratiques n'est cependant pas négligeable. 12
En fait, ce projet universaliste peut se lire comme le projet d'une autre mondialisation, la mondialisation islamique. Dans son livre Jusqu'au bout de la foi, Naipaul décrit assez bien ce projet d'islamiser la modernité . De même que Lénine définissait le socialisme par le slogan « les soviets plus l'électrification », les ingénieurs islamistes, indonésiens ou pakistanais, définissent leur projet par le programme techno-économie de pointe plus charia. Mais on voit tout de suite que cette proposition n'offre qu'une fausse alternative. « Les néofondamentalistes, remarque Olivier Roy, sont ceux qui ont su islamiser la globalisation en y voyant les prémices de la reconstitution d'une communauté musulmane universelle, à condition, bien sûr, de détrôner la culture dominante : l'occidentalisme sous sa forme américaine. Mais ce faisant, ils ne construisent qu'un universel en miroir de l'Amérique, rêvant plus de McDo hallal que de retour à la grande cuisine des vrais califes d'autrefois. [...] La oumma imaginaire des néofondamentalistes est bien concrète : c'est celle du monde global, où l'uniformisation des comportements se fait soit sur le modèle dominant américain (anglais et McDo), soit sur la reconstruction d'un modèle dominé imaginaire (djellaba blanche, barbe... et anglais ). » 13
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12. Geneviève AZAM. « Libéralisme et communautarisme », Politis, 20 novembre 2003.
13. Vidiadhar Surajprasad NAIPAUL, Jusqu 'au bout de la foi. Pion, Paris. 1998. 14. Olivier ROY. « L'islam au pied de la lettre ». Le Monde diplomatique, avril 2002.
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Le cœur de la mondialisation n'est pas remis en question, et la dimension culturelle qui lui est ajoutée n'est guère susceptible de plaire à tout le monde, pas plus que nos valeurs occidentales/chrétiennes. Pour les « néofondamentalistes » musulmans, l'autre mondialisation social-démocrate que préconisent les « altermondialistes » est tout aussi fallacieuse, voire plus, que celle de Bush. L'autre mondialisation est non seulement un défi pour l'Islam, mais l'Islam est aussi un défi pour l'autre mondialisation' ... 5
Plaidoyer pour un pluriversalisme Il est un fait que le triomphe de l'imaginaire de la mondialisation a permis et permet une extraordinaire entreprise de délégitimation du discours relativiste, même le plus modéré. Avec les droits de l'homme, la démocratie, et bien sûr l'économie (par la grâce du marché), les invariants transculturels ont envahi la scène et ne sont plus questionnables. On assiste à un véritable « retour de l'ethnocentrisme » occidental et anti-occidental. L'arrogance de l'apothéose du tout marché est elle-même une forme nouvelle d'ethnocentrisme. Les adversaires de la mondialisation libérale d'Occident ou d'Islam devraient en tirer la leçon et éviter de tomber dans le piège de l'ethnocentrisme qui leur est tendu. On devrait commencer à savoir qu'il n'y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures, pour la simple raison qu'une valeur n'existe comme telle que dans un contexte culturel donné. Or même les critiques les plus déterminés de la mondialisation sont eux-mêmes, pour la plupart, coincés dans l'universalisme des valeurs occidentales. Rares sont ceux qui tentent d'en sortir. Et pourtant, on ne
15. Étrangement, cette mondialisation islamique semble largement ignorée des « altermondialistes ». L'invitation si controversée au Forum social européen de Saint-Denis en 2003 de l'intellectuel musulman de Genève, Tariq Ramadan, ne visait pas à découvrir cette autre mondialisation ni à dialoguer éventuellement avec elle. Il s'agissait plus simplement, à mon sens, de ne pas laisser sur le bord du chemin les contestataires musulmans du Nord et de tenter de les intégrer dans notre altermondialisation.
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conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise en restant enfermé dans le marché unique des idées. Il est sans doute essentiel à la survie de l'humanité - précisément pour tempérer les explosions actuelles et prévisibles d'ethnicisme - de défendre la tolérance et le respect de Vautre, non pas au niveau de principes universels vagues et abstraits, mais en s'interrogeant sur les formes possibles d'aménagement d'une vie humaine plurielle dans un monde singulièrement rétréci. Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui n'existe pas, il s'agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l'autre donne du sens à la nôtre. Certes, il est illusoire de prétendre échapper à l'absolu de sa culture et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux partagée. Là où l'affaire commence à devenir inquiétante, c'est quand on l'ignore et qu'on le nie ; car cet absolu est bien sûr toujours relatif. Avec ses Persans, Montesquieu tentait de faire prendre conscience à l'Europe de la relativité de ses valeurs. Seulement dans un monde unique, dominé par une pensée unique, il n'y a plus de Persans ! En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rêve universaliste, bien défraîchi du fait de ses dérives totalitaires ou terroristes, par un « pluriversalisme » nécessairement relatif, c'est-à-dire par une véritable « démocratie des cultures » dans lequel toutes conservent leur légitimité sinon toute leur place ? L'Europe a-t-elle un rôle à jouer dans ce projet ? Peut-elle relever le défi ? L'occidentalisation du monde aujourd'hui est plus une américanisation qu'une européanisation. L'uniformisation planétaire se fait sous le signe de L'American way of life. La plupart des signes extérieurs de la « citoyenneté » mondiale sont made in USA. Les États-Unis sont désormais l'unique superpuissance mondiale. Leur hégémonie politique, militaire, culturelle, financière et économique est incontestable. Les principales firmes transnationales sont nord-américaines. Elles conservent la haute main sur les nouvelles technologies et sur les services haut de gamme. Le monde est une vaste manufacture, mais le logiciel reste américain... Plus que la vieille Europe, l'Amérique incarne la réalisation quasi intégrale
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du projet de la modernité. Société jeune, artificielle et sans racines, elle s'est construite en fusionnant les apports les plus divers. L'organisation rationnelle, fonctionnelle et utilitaire qui a présidé à sa constitution est vraiment universaliste et fonde son unilatéralisme. L'Europe peut-elle renier sa progéniture et se désolidariser du « monstre » dont elle a accouché ? En dépit des rivalités et des antagonismes de toutes sortes qui les opposent, elle en reste profondément complice et solidaire. Pour affirmer et renforcer sa différence, il lui faudrait renouer avec ses racines prémodernes et précapitalistes, comme la vision méditerranéenne, et retrouver sa parenté avec son versant oriental et orthodoxe toujours resté en marge. Ces deux Europe du Sud et de l'Est, en effet, sont aux confins de Vautre : le proche, le moyen et l'extrême Orient. Et d'abord, le monde musulman dans sa diversité - turque, persane, mongole, berbère ou arabe. Les échanges incessants, les complicités de toutes sortes les ont toujours - en tout cas, longtemps - gardés de l'autisme de l'Europe atlantique débouchant sur la démesure américaine. Ce projet d'une voie européenne originale, dont l'ébauche de Constitution européenne de 2004 ne peut malheureusement être considérée comme une étape, est utopique sans doute, mais il est nécessaire peut-être pour l'avenir de l'Occident et celui du monde. Comme le dit le théologien et philosophe indo-catalan, Raimon Panikkar : « C'est l'Europe qui doit collaborer à la désoccidentalisation du monde ; et même parfois, ce sont les Européens qui doivent en prendre paradoxalement l'initiative auprès des élites occidentalisées d'autres continents qui, tels de nouveaux riches, se montrent plus papistes que le pape... L'Europe, ayant l'expérience de sa culture et ayant saisi ses limites, est mieux placée pour accomplir cette métanoia (regrès/regret) que ceux qui voudraient parvenir à jouir des biens de la civilisation européenne . » 16
16. Raimon PANIKKAR, « Méditation européenne après un demi-millénaire »,
in 1492-1992, Conquête et Évangile en Amérique latine. Questions pour l'Europe aujourd'hui, Actes du colloque de l'université catholique de Lyon, Profac, Lyon, 1992, p. 50.
Introduction
« Regarde, les rues se vident c'est l'heure de Dallas », constatait un ami algérien avec lequel je me promenais une fin d'après-midi de 1985 à Alger. Encore intrigué, j ' a i raconté cette anecdote à des étudiants africains qui m'ont assuré sans sourciller : « Chez nous, c'est pareil. » En 1965, lors de mon premier séjour en Afrique, me trouvant à Tsikapa, alors capitale de l'Union kassaïenne, l'une des vingt et une provinces de l'ex-Congo belge morcelé, j'eus la curiosité d'aller au ministère de la Statistique. J'entrai dans une case en pisé, au sol en terre battue, séparée en deux par un pagne pendu à une ficelle. Dans l'un des deux « bureaux », je demandais à la marna en train d'ajuster indéfiniment un wax (« pagne ») rutilant, si des documents et des informations étaient disponibles. Je m'entendis répondre « Pas encore, on attend les ordinateurs. » Il y a quarante ans, alors que les mondes de couleur étaient officiellement délivrés de la présence des Blancs, l'occidentalisation pouvait encore avoir ce parfum de canular insolite comme ces vieilles photos de chefs peaux-rouges portant un chapeau haut de forme, au milieu de leurs plumes. Mais depuis les années 1980, le monde est appelé à vivre de façon uniforme. Les satellites de télécommunication sont lancés. Les interconnexions se mettent en place. Les relais sont assurés pour que les marchés financiers qui se succèdent autour de la planète au gré des fuseaux horaires fonctionnent comme une place unique ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les informations, les spectacles, les modes, les ordres et tous leurs contenus circulent instantanément du Nord au Sud et de l'Ouest à
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L'occidentalisation du monde
l'Est. Les rideaux de fer et de bambou eux-mêmes n'y ont pas résisté ; la pauvreté et la déréliction tropicale n'y font pas obstacle. « Si on fait l'histoire des batailles, écrit C. Maurel, le colonialisme a échoué. Il suffit de faire l'histoire des mentalités pour s'apercevoir qu'il est la plus grande réussite de tous les temps. Le plus beau fleuron du colonialisme, c'est la farce de la décolonisation... Les Blancs sont passés en coulisses, mais ils restent les producteurs du spectacle . » S'agit-il encore d'occidentalisation ? L'Occident n'est plus l'Occident ; le Blanc n'est plus blanc. Faut-il considérer comme des Occidentaux ces nouveaux venus dans l'épopée industrielle que sont les Japonais, d'abord, et leurs imitateurs heureux du Sud-Est asiatique ensuite ? L'imagerie médiatique nous les présente comme de merveilleuses mécaniques humaines qui conquièrent des parts de marché et font tourner la machine technique mieux que leurs anciens maîtres et nous les propose en modèle, tout en renouant avec le fantasme colonial du péril jaune. 1
Et quelle est la profondeur du triomphe de l'Occident ? Les puissants haut-parleurs, dernier cri de la technique, perchés sur les minarets n'appellent-ils pas à la prière, et non à acheter des lessives ? Si le désir d'accéder aux consommations des métropoles de la richesse est universellement partagé, ce désir repose-t-il sur des motifs partout identiques ? Va-t-il de pair avec une assimilation en profondeur des modes d'organisation sociale, des logiques de production et de reproduction ? Occidentalisation ou mondialisation sociétale, le processus d'universalisation du monde et du niveau de vie peut-il se poursuivre sans limites, balayer tous les obstacles et aboutir à une véritable unification du monde ? Si les obstacles se révélaient insurmontables, se renforçant des contradictions mêmes du projet universaliste, peut-on supputer des voies alternatives ? Et d'abord, qu'est-ce que l'Occident ? La question ne se posait pas quand les croisés, les conquistadores, les colonisateurs se ruaient sur le monde. Lorsque la foi jetait la chrétienté hors d'elle-même, lorsque la conviction de porter les Lumières poussait les conquérants 1. Christian MAUREL. L'Exotisme colonial, Robert Laffont, Paris. 1985. p. 15.
Introduction
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d'empire vers leur mission civilisatrice. Nul état d'âme, nul doute ou presque dans la certitude inébranlable de son bon droit et même de son devoir. L'Occident existait bel et bien en soi et pour soi, comme chrétienté d'abord, comme Europe des Lumières ensuite. L'orgie sanguinaire, la rapacité prédatrice n'étaient que les faux frais de la marche triomphante du char de l ' histoire écrasant quelques fleurs innocentes. Les honnêtes gens déploraient les excès mais ne contestaient point la justesse de l'expansion occidentale. Ce temps des certitudes élémentaires est passé. Le doute s'est insinué, la foi a été ébranlée. Puis est venu la débâcle des empires coloniaux. Est-ce cette fin de l'Occident que prophétisait Romain Rolland dans l'entre-deux-guerres ? « Ce qu'on voit aujourd'hui, c'est l'immense fermentation du monde, le soulèvement de toutes les civilisations opprimées contre la civilisation blanche. La lutte sera longue et effroyable. Je crois bien que la civilisation blanche y succombera. Et ce sera un nouveau Moyen Age où se reformeront dans des siècles de ténèbres illuminés d'éclairs les futurs âges classiques de raison et d'oppression . » La décolonisation est venue, relativement paisible, en tout cas sans cataclysme. La fin incontestable de la suprématie blanche n'a pas été la fin de la civilisation occidentale. La mort de l'Occident pour soi n'a pas été la fin de l'Occident en soi. La persistance d'un processus « civilisationnel » enraciné dans l'histoire antérieure repose la question du sens et du lieu de l'Occident. La mondialisation contemporaine des principales dimensions de la vie n'est pas un processus « naturel » engendré par une fusion de cultures et d'histoires. Il s'agit encore de domination avec ses contreparties, assujettissement, injustice, destruction. Alors que l'Occident pour soi a volé en éclats, l'identification de ce processus est une question importante. Qui est responsable de l'uniformisation des modes de vie, de la standardisation de l'imaginaire ? 2
Quelle puissance bonne ou mauvaise impose l'unidimensionalité de l'existence et le conformisme des comportements sur les mines
2. Romain ROLLAND, Correspondances à E. Bloch, coll. « Lettres », Payot. Lausanne, 1984. p. 153.
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des cultures abandonnées ? L'Occident n'est plus l'Europe, ni géographique ni historique ; ce n'est plus même un ensemble de croyances partagées par un groupe humain nomadisant sur la planète ; nous proposons de le lire comme une machine impersonnelle, sans âme et désormais sans maître, qui a mis l'humanité à son service. Emancipée de toute puissance humaine qui voudrait l'arrêter, la machine folle poursuit son œuvre de déracinement planétaire. Arrachant les hommes à leur terroir, même dans les confins les plus reculés du globe, la machine les projette dans le désert des zones urbanisées sans les intégrer pour autant à l'industrialisation, à la bureaucratisation et à la technicisation sans limite qu'elle propulse. La richesse, désormais sans signification, se développe à l'infini dans le cœur de villes sans frontières. À l'insu de ses constructeurs, la machine n'engendre de la différenciation qu'en détruisant le tissu social. Cette déliaison sociétale freine sérieusement les possibilités concrètes d'universalisation de tout modèle pseudo-social envisageable. Le mouvement d'occidentalisation est d'une force terrifiante. Il abolit jusqu'aux différences des genres. S'il émancipe des liens de la tradition, la raison sur laquelle il prétend se fonder a de quoi donner le vertige. Sa démesure compromet la survie de l'homme et de la planète . 3
Sous le rouleau compresseur de l'occidentalisation, tout semble avoir été déjà détruit, nivelé, écrasé ; et pourtant, dans le même temps, les reliefs ne sont souvent qu'enfoncés, ils résistent parfois et sont prêts à refaire surface. Les exclus des bénéfices matériels et symboliques de la « modernisation », toujours plus nombreux, peuvent et doivent, pour survivre comme espèce et comme humanité, inventer des solutions nouvelles. Ces projets différents se cherchent en pratique dans l'improvisation et le bricolage. Ils peuvent donner naissance à des monstres, ou être récupérés par la machine, mais ils nourrissent ainsi l'espoir que le blocage de la machine ne sera pas la fin du monde mais l'aube d'une nouvelle recherche d'humanité plurielle. 3. Sur ces derniers points (l'« asexualisation », le statut de la femme, la menace écologique), il y aurait des éclaircissements à apporter, des approfondissements à faire. J'ai tenté de traiter certaines de ces questions dans La Planète des naufragés, La Découverte, Paris, 1992.
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L'irrésistible montée de l'Occident : la revanche des croisés
« By a gigantic act of faith we assume that the Chronology in which we fit (with difficulty and distorsion enough !) the events and changes of that tiny part of the earth that is the promontory of Eurasia which we call Western Europe is also the chronology of mankind . » 1
Robert NISBET.
Lorsque, après le traité de Versailles et le partage des dépouilles de l'Empire ottoman, le général Gouraud vint à Damas assurer la prise de possession de la Syrie par la France, il pénétra dans la mosquée des Umayyades où reposent les restes de Saladin, le grand vainqueur des croisés, et, donnant du pied sur son tombeau, s'écria « Réveille-toi, Saladin, nous sommes revenus. » Quiconque à cette époque aurait eu à parler de l'occidentalisation du monde aurait évoqué la montée de l'imperium blanc sur l'ensemble
1. « Par un gigantesque acte de foi nous supposons que la chronologie dans laquelle nous arrangeons (avec pas mal de difficultés et de torsions) les événements et les changements de cette petite partie de la terre, qui est le promontoire de l'Eurasie et que nous appelons l'Europe de l'Ouest, est aussi la chronologie de l'humanité. » Social Change and History. Aspects of Western Theory of Development, New York, Oxford University Press, 1969, p. 241.
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L'occidentalisation du monde
des terres émergées. « Occidentalisation » aurait d'ailleurs été mal compris ; vous voulez dire « colonisation » ? La domination blanche ne se limitait pourtant pas à la course au drapeau. L'évangélisation, la conquête de marchés, l'approvisionnement en matières premières, la recherche de nouvelles terres, voire le besoin de main-d'œuvre étaient les compagnons naturels de l'impérialisme colonial. Pourtant, la décolonisation nous a montré que cette occidentalisation de type ancien a connu des flux et des reflux. Ce à quoi nous assistons semble bien plus profond et plus durable. « Les Blancs sont passés en coulisses », et la science, la technique et le développement ont assuré leur relève. Quelle décolonisation peut-on concevoir là contre ? Toutefois, n'est-il pas abusif de voir dans des phénomènes si différents la manifestation de la même « essence », l'Occident ? Ne faut-il pas cerner au préalable les caractéristiques sinon la nature de ce monstre ? Si, acceptant cette critique nominaliste implicite, nous refusons de construire une chimère a priori et ne désignons ainsi par commodité qu'un ensemble de manifestations, nous sommes amenés alors à constater que l'histoire du monde est bouleversée par un mouvement spécifique né en Europe occidentale, et que ce mouvement l'emporte largement sur l'appréhension des caractères et de la nature de ce qui bouge. Selon un mot célèbre de Marx, « l'anatomie de l'homme est la clef de celle du singe ». L'Occident actuel nous donnerait la clef de sa genèse. Toutefois, la même tradition hégéliano-marxiste voit dans le singe le « germe » de l'homme achevé. Evolutionnisme et déterminisme se complètent sans s'exclure et sont tous deux excessifs. Le triomphe actuel de la société technicienne s'explique en partie par la conception grecque de la tekhnê et contribue à l'éclairer ; mais seule une adhésion à la croyance métaphysique d'une continuité absolue et d'un déterminisme stricts peut éliminer le hasard, les accidents et les circonstances. L'Occident n'a consistance que dans une histoire authentique, ni totalement déterministe ni rétrodictive. Le passé éclaire le présent, l'explique, mais parfois le contredit et laisse présager d'autres destins qui ne se sont pas produits. Le
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés
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présent poursuit certains des desseins du passé mais innove aussi radicalement. La dimension historique est nécessaire, non seulement parce qu'il s'agit d'un processus qui s'accomplit dans la durée, voire dans la très longue durée, mais encore parce qu'il s'enracine dans une culture. Les succès et les échecs de l'impérialisme européen participent de l'actuel mouvement de l'occidentalisation triomphante, et celui-ci s'éclaire de ceux-là.
I. Les flux et reflux anciens Est-il possible d'assigner une date pour le commencement ? Tous les empires ne sont-ils pas impérieux et impériaux ? Les empereurs qu'ils soient d'Assur, de Babylone, de Chine, du Mexique ou du Pérou sont tous aussi vaniteux que Charles Quint ; le soleil ne se couche jamais sur leurs empires. Ils sont rois des rois, maîtres du haut et du bas, des quatre directions, des cinq éléments. Toute souveraineté impériale prétend à l'universel. Ils sont fils du Ciel, dieux sur terre, dieux vivants, tout-puissants au-dedans et au-dehors... Lorsque la première Rome succombe en 410 sous les coups d'Alaric, la relève est bien assurée en dépit des apparences. La Rome éternelle, fille de Jérusalem, est déjà partie à la conquête des âmes. La deuxième Rome, Byzance, se prépare à connaître de nouvelles heures de gloire avant de transmettre son flambeau aux mains du César du Nord, Ivan IV dit « le Terrible » qui fondera la troisième Rome à Moscou, celle qui selon Eisenstein/Staline ne s'effondrera pas... La flamme impériale née de l'inquiétude des Grecs et du messianisme des Hébreux renaît-elle en Europe de l'Ouest grâce à l'épopée arabo-musulmane ? Déjà, Charlemagne, la croix d'une main, l'épée de l'autre, occidentalise les marches orientales de l'Europe de l'Ouest et assure la frontière sud. La chrétienté est née. Elle n'est pas née dans cet Orient où elle a vu le jour et qui n'a pas su la conserver. Elle est née dans l'asservissement des Saxons et la Reconquête de l'Espagne. Le mouvement d'occidentalisation du monde est d'abord une croisade. La croisade carolingienne subit un long reflux
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avec les invasions, mais ce reflux de l'imperium n*empêche pas la rapide conquête spirituelle ni la lente assimilation des barbares de l'Europe du Nord et de l'Est. Sur la carte de l'Europe, alors que les structures politiques se complexifient à la mesure des divisions féodales, les monastères sont autant de petits drapeaux qui signalent les avancées. De l'échec des croisades au triomphe des conquistadores e
La première renaissance du XII siècle voit apparaître une nouvelle poussée plus forte encore. La chrétienté se met en mouvement dans toutes les directions. Les croisades sont l'une des plus folles entreprises jamais conçues par l'esprit humain. Cet empire colonial féodal qui en résulte est sans lendemain. Cela va même achever Byzance. Mais, dans l'histoire de l'occidentalisation du monde, la chrétienté orthodoxe n'est pas vraiment la chrétienté, elle est de second rang ; son prosélytisme est faible ; aussi, sa perte fortifie et homogénéise la base occidentale. De cette poussée, malgré le reflux, il restera un résultat définitif, la reconquête d'une partie de l'Espagne ; un résultat durable sur les marches orientales poussées jusqu'en Prusse avec les chevaliers de l'Ordre teutonique ; un résultat exemplaire, les empires maritimes de Gênes et de Venise qui préfigurent ce que seront les hégémonies hollandaise et britannique. L'occidentalisation du monde sous la figure de la chrétienté s'achève avec son triomphe même au xvi siècle. Le siècle d'or de la péninsule Hispanique voit dans le mouvement de la Reconquête, achevée, une poussée nouvelle et décisive. Les grands navigateurs et les grandes découvertes ouvrent la voie aux grands aventuriers du ciel et de la terre. Le temps du monde fini commence avec Vasco de Gama et Magellan. Saint François-Xavier va planter la croix jusqu'en face du Japon. Les conquistadores refont la carte du monde. Les comptoirs, les forts et les missions sont les relais planétaires de l'Occident. Les trois « M » de l'impérialisme triomphent : Militaires, Marchands, Missionnaires. Les compagnies de condottieri assurent la conquête des territoires et des hommes, les compagnies des e
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Indes assurent la conquête des marchés, la Compagnie de Jésus assure la conquête spirituelle. La planète est « triangulée » par les flux d'épices et d'esclaves, d'or et de pacotille. Le monde a vu surgir et s'écrouler bien des empires, passer bien des conquérants, d'Alexandre le Grand à Timour Leng (Tamerlan) ; mais, cette fois, quelque chose d'irréversible se met en place. Bien des conquêtes de telle ou telle puissance occidentale seront sans lendemain, mais la mainmise de l'Occident sur la planète est définitive. La conquête n'est pas seulement, en effet, pure conquête militaire ou politique, ni même pillage et mise en coupe réglée. L'asservissement commercial, financier, et l'exploitation productive elle-même, sans doute systématique, n'en épuisent pas totalement le sens. L'entreprise coloniale participe aussi du projet de la maîtrise totale de la nature. A l'exploit maritime du xvi siècle, succède l'exploit scientifique du XVIII . À la mainmise sur les richesses et sur les âmes fait suite l'inventaire encyclopédique du cosmos. e
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Le voyage se fait philosophique ; il s'agit d'accumuler observations et connaissances, de tout savoir sur tout. Les expéditions se multiplient, avec Cook, La Pérouse et leurs émules. Les objectifs politiques, économiques et stratégiques ne sont pas oubliés pour autant Bien sûr, tout se tient et se renforce. La maîtrise de la nature est un projet total, voire totalitaire. Il faut dresser des cartes précises, recenser les ressources naturelles, inventorier les us et coutumes des aborigènes. L'ethnographie s'invente et participe au succès de l'ensemble. Napoléon s'embarquera pour l'Egypte avec une cargaison de savants et d'instruments scientifiques . 2
2. Notons que le xix" siècle poursuivra de façon obsessionnelle la tradition des voyages exploratoires, d'Alexandre de Humboldt à Charcot, mais en passant par Livingstone et Stanley. La conquête des zones blanches de la planisphère devient un sport. Il s'agit de sonder jusqu'aux profondeurs des océans, d'atteindre les cimes « inviolées», en attendant d'aller planter de petits drapeaux sur la Lune. Le goût des records se mêle à la soif de connaître et à la recherche de la gloire. Cette obsession des exploits, des plus parfaitement gratuits aux plus sordidement intéressés, est exclusivement occidentale. Jamais les Tibétains n'avaient eu l'ambition de tenter l'ascension de l'Everest. La curiosité réelle des anciens Égyptiens ou des Chinois n'a jamais tourné à l'émulation collective. ->
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Pendant deux siècles, l'Europe va digérer l'énorme morceau. La chrétienté est morte, l'empire-monde de Charles Quint a été éphémère. L'ordre national-étatique est né, ainsi que l'économie-monde capitaliste. Le monde déjà sommairement accaparé par l'Occident, en tout cas cerné par lui, va être repartagé au gré des restructurations de l'économie-monde et de l'organisation polyphonique, sinon discordante, du « concept européen » puis de la société des nations. La Hollande reprend à l'Espagne et au Portugal l'essentiel de leur immense empire, christianisant moins, commerçant plus. La France tente sa fortune sur les mers, se taille un premier empire, mais l'hégémonie britannique s'affirme de fait avec le traité de Paris de 1763 ; le contrôle absolu de l'empire des mers deviendra incontestable après Waterloo. La course au drapeau On a coutume de privilégier la vague de colonisation qui démarre après 1880 avec la « course au drapeau ». Le développement des moyens de communication aidant, les puissances européennes dans une rivalité exacerbée se ruent sur les derniers lambeaux des terres « incontrôlées » de la planète. Plus sûr que jamais de la supériorité de sa civilisation grâce au développement industriel, l'homme blanc se croit investi d'une mission sacrée. Cette mission est un fardeau mais il le porte avec une allégresse et une rapacité suspectes. Missionnaires, marchands et militaires des différentes puissances rivalisent âprement, et parfois de façon sanglante, pour contrôler de nouvelles zones. Explorateurs, aventuriers, soldats perdus, partout surgissent des hommes qui veulent être rois, par la force ou le charisme : empereur du Sahara, roi des Patagons,
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-> Au xx siècle, le stock des découvertes possibles étant en voie d'épuisement, le Livre des records n'enregistre plus que des performances insolites et dérisoires, mais la répétition des exploits passés est vendue aux masses de manière spectaculaire et programmée, sous forme de circuits touristiques ou de manifestations sportives. Chaque Occidental est devenu ainsi un conquérant du monde, au moins pendant ses vacances...
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monarque du Kâfïristân, souverain du Moroni, de l'île de Pâques, etc. En quelques de'cennies, les zones blanches disparaissent de la carte du monde et les terres inconnues (des Blancs) sont annexées à l'ordre national-étatique. Pour être spectaculaire dans la démarche et les résultats, rien de tout cela n'est vraiment nouveau. Les condottieri ont changé d'armes, les marchands de méthodes, les prophètes de message, mais les fantasmes sont les mêmes. Napoléon rêve de marcher sur les traces d'Alexandre en Egypte. Charles X en s'emparant d'Alger renoue avec la croisade. Du rêve de Dupleix à celui de Jules Ferry, il n'y a pas vraiment de solution de continuité. Qu'on relise les romans de chevalerie, on peut y trouver déjà tout l'imaginaire de l'épopée coloniale. Les prouesses des paladins errants se déploient outre-mer. Il y a du Don Quichotte dans ces cadets de famille qui, de Cortes à Savorgnan de Brazza, de Diego de Almagro à Lord Kitchener, partent bâtir des empires . 3
L'appel du grand large est permanent. Les rationalisations en sont constamment réinventées. Ainsi, Harry Magdoff considère que la période 1760-1875 est une phase impérialiste importante ; il s'agit, selon lui, d'un impérialisme lié à la recherche de débouchés et à l'industrialisation. Sans doute les motivations sont-elles plus obscures, plus lointaines et plus complexes, et prolongent celles des croisades et des conquistadores. Toujours est-il qu'en 1800, l'Europe contrôlait théoriquement 55 % du globe et utilisait effectivement 35 % de sa superficie . « L'extension territoriale des colonies européennes », selon le titre de l'ouvrage d'un géographe du début du siècle, est la forme la plus caricaturale de cette occidentalisation fruste. Lénine en cite les éloquentes statistiques. 4
3. Ce que l'on peut tenir pour la première entreprise coloniale des Temps modernes est la conquête des îles Canaries par un chevalier normand. Jean de Béthencourt, en 1402 (en pleine guerre de Cent Ans), conçue et présentée comme un exploit digne d'Amadis de Gaule. 4. Harry MAGDOFF, L'Impérialisme de l'époque coloniale à nos jours. Maspero. Paris. 1979/37; voir Faut-il refuser le développement ? chap. II, PUF, Paris, 1986, p. 48 et s.
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TABLEAUX 1 ET 2. - POURCENTAGE DES TERRITOIRES APPARTENANT AUX PUISSANCES COLONISATRICES EUROPÉENNES (PLUS LES ÉTATS-UNIS)
1878 Afrique Polynésie Asie Australie Amérique
1900 90,4% 98,9% 56,6% 100.0 % 27,2%
10,8% 56,8% 51.5% 100,0% 27.5 %
L'avancée des petits drapeaux des principales puissances peut se suivre presque au jour le jour . 5
Années
Angleterre Superficie*
1815-1830 1830-1860 1860-1880 1880-1889
2,5 7,7 9.3
France
Population**
Superficie
126.4 145,1 267.9 309,0
0.02 0.2 0.7 3,7
Allemagne
Population Superficie Population
0,5 3.4 -S 56.4
1
14,7
• En mens de miles carrés, b En millions d'habitants
Si on ajoute la petite Belgique avec l'immense Congo, le Portugal avec ses nombreux restes, les États-Unis avec les dépouilles espagnoles, et le jeune appétit du Japon, si on admet que la Perse, la Chine et la Turquie sont alors réduites à l'état de semi-colonies, on peut conclure avec Lénine que le monde est partagé entre les grandes puissances. Une dernière statistique récapitulative est éloquente de ce point de vue (cf. tableau 3). L'occidentalisation, sous sa forme coloniale, est arrivée à son terme à la veille de la Première Guerre mondiale. Tout un chacun le constate et s'en accommode. Les peuples forts doivent donner des lois aux peuples faibles ou aux races inférieures, voire dégénérées, pour le meilleur et pour le pire. La vieille Europe et la nouvelle 5. LÉNINE, L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, OC. tome XXII. Éditions de Moscou, p. 274-275.
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés
35 A
TABLEAU 3. - POSSESSIONS COLONIALES DES GRANDES PUISSANCES
(EN MILLIONS DE KILOMÈTRES CARRÉS ET EN MILLIONS D'HABITANTS)
Colonies
Métropoles
1876
1914 2
Total
1914 2
1914
km
2
hab.
Km
hab.
km
hab.
km
hab.
Angleterre
22,5
251.9
33,5
393.5
0,3
46,5
33,8
440.0
Russie
17,0
15,9
17,4
33.2
5,4
136,2
22,8
169.4
France
0,9
6,0
10,6
55,5
0,5
39,6
11,1
95.1
2
Allemagne
--
2,9
12.3
0,5
64,9
3,4
77,2
Étals-Unis
--
0,3
9,7
9,4
97,0
9,7
106,7
Japon
--
0,3
19.2
0,4
53.0
0,7
72.2
65.0
523.4
16,5
437.2
81.5
960.6
Total pour les 6 grandes puissances : 40.4
273,8
Colonies des autres puissances (Belgique. Hollande, etc.) Semi-colonies (Perse, Chine. Turquie) Autres pays
b
Ensemble du globe
9.9 14.5
45,3 361.2
28,0
289,9
133,9
1657,0
a. LENINE, op. cit. p. 278. b. Et que sont ces "auties pays " ? Le Siam, l'Abysslnie... autant de semi-colonies qui ont echappé a la vigilance ce Lénine
Europe, vrai nom de l'Amérique, dit-on à l'époque, se croient les législateurs de l'univers, les « Romains modernes » selon les déclarations de Théodore Roosevelt. Déjà, un publiciste yankee, Stead, déclare : « L'américanisation du monde est en marche. » Toutefois, est-ce là le fardeau de l'homme blanc ? La faillite des 3 M et la crise de l'ordre ancien En 1914, l'occidentalisation du monde sous forme d'administration coloniale européenne est virtuellement achevée. L'homme blanc contrôle pratiquement toute la planète ; ses trains et ses vapeurs traversent les continents et sillonnent les océans, voire remontent les grands fleuves. C'est la Belle Époque ! Un peu plus d'un demi-siècle après, que reste-t-il de ce rêve de domination universelle ? Rien ou presque. Les confettis de l'empire sont désormais de vrais fardeaux dont les ex-puissances coloniales ne savent plus comment se débarrasser. Cette occidentalisation-là
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L'occidentalisation du monde
a fait naufrage. L'Occident a été victime de son succès même et de ses contradictions. Si l'ordre occidental ancien était essentiellement colonial dans la forme politique, il avait contribué à mettre en place une organisation économique qui le supportait en partie et en partie le récusait. Celle-ci peut se définir de façon caricaturale par l'image d'une Europe manufacture de l'univers, et le reste du monde pourvoyeur de matières premières et de produits primaires. Cette division « spontanée » du travail était censée correspondre aux dotations naturelles de facteurs de chaque partenaire et engendrer des avantages pour tous. Elle n'aurait jamais existé « naturellement » si l'ordre colonial et impérial ne l'avait instituée par la violence ouverte (ouverture des marchés à coups de canon, cultures obligatoires...) ou la violence symbolique (intimidation, séduction). Néanmoins, une fois mise en place, cette organisation productive possédait une grande stabilité et une tendance à se perpétuer et à reproduire, ce faisant, l'ordre qu'elle supportait. Pour l'essentiel, les pays de l'hémisphère sud sont encore aujourd'hui des monoproducteurs d'agrumes tropicaux, de matières premières végétales et de produits miniers. L'ordre colonial pouvait ainsi se pérenniser par un laisser-faire économique presque sans entorse. Le libéralisme était une idéologie admirable pour justifier ainsi cet ordre ancien. Le libre-échange exclut, en effet, par hypothèse, toute injustice et toute inégalité sur le plan économique. Toutefois, la concurrence des différentes puissances européennes, le fait même que l'ordre national-étatique qui réglait leur coexistence reposait sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, devaient engendrer avec le temps une crise de l'imperium occidental ancien et sa dissolution. Le droit des pays les plus forts à dominer politiquement le monde entre en conflit avec le droit égal des peuples, base de la souveraineté nationale, et sans lequel il n'y a pas d'ordre international. L'imperium blanc ou européen échoue à se stabiliser. Le reflux commence en quelque sorte avant même que le flux soit achevé : qui plus est, l'impérialisme colonial finissant est une tentative désespérée de colmater les brèches du système ancien. S'il fallait donner une date symbolique à la fin de la domination
L'irrêsisitible montée de l'Occident : Ici revanche des Croisés
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incontestée des Blancs, on pourrait prendre la défaite des troupes italiennes à Adoua en 1896 devant les armées du ras Menelik. Dès 1897, le diplomate français Cartonnet des Fossés notait : « La nouvelle d'Adoua s'est propagée à travers le continent noir avec une rapidité incroyable. » Il ajoute qu'elle avait appris aux indigènes que le Blanc n'était plus invincible. L'écrasement des Russes par les Japonais en 1905 confirmera avec ampleur le fait et marquera le début d'une nouvelle ère. Avec un humour corrosif. Anatole France décrit le scandale pour l'époque de cette victoire asiatique : « C'est une guerre coloniale, disait expressément un grand fonctionnaire russe... Or, le principe fondamental de toute guerre coloniale est que l'Européen soit supérieur aux peuples qu'il combat ; sans quoi la guerre n'est plus coloniale, cela saute aux yeux. Il convient, dans ces sortes de guerres, que l'Européen attaque avec de l'artillerie et que l'Asiatique ou l'Africain se défende avec des flèches, des massues, des sagaies et des tomahawks. On admet qu'il se soit procuré quelques vieux fusils à pierre et des gibernes. Mais en aucun cas il ne doit être armé ni instruit à l'européenne... Les Japonais s'en sont écartés. Ils font la guerre d'après les principes enseignés en France par le général Bonnal. Ils l'emportent de beaucoup sur leurs adversaires par le savoir et l'intelligence. En se battant mieux que des Européens, ils n'ont point eu égard aux usages consacrés et ils agissent de façon contraire, en quelque sorte, au droit des gens. » « Prenez garde que vous êtes des intermédiaires entre le singe et l'homme, leur disait obligeamment M. le professeur Richet, d'où il résulte que si vous battiez les Russes ou finno-letto-ougroslaves, ce serait exactement comme si les singes vous battaient », et Anatole France conclut : « Ils ne voulurent rien entendre ... » Ainsi, alors que le Maroc n'est pas encore protectorat français, bien avant qu'un second Adoua tente en 1935 de noyer dans le sang éthiopien le souvenir cuisant du premier, la fin de la suprématie blanche a déjà commencé. Celle-ci débouchera sur la décolonisation 6
6. Anatole FRANCK, Sur la pierre blanche. Nelson-Calmann-Lévy, Paris, 1905, p. 188-191.
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L'occidentalisation du monde
totale, à travers toute une série de crises. À titre de repères dans le développement concret de la contradiction théorique de l'ordre impérial ancien, évoquons quatre phénomènes qui, sans épuiser le sujet, témoignent des étapes d'une évolution irréversible. Le premier n'est autre que la crise de l'idéologie et des valeurs occidentales. Cette crise remonte à la seconde moitié du xix siècle. La société moderne, qui avait trouvé son équilibre et sa forme classique dans la figure de la société bourgeoise, voit ses valeurs contestées violemment, en particulier avec la montée du socialisme. La rationalité économique, fondement essentiel de la modernité, est attaquée avec le rejet du dogme libéral du laisser-faire et de l'organisation capitaliste du mode de production. Cette contestation des bases théoriques, et surtout idéologiques, de l'ordre ancien, que le marxisme pousse le plus loin, s'accompagne d'une contestation pratique. La révolte du prolétariat menace de subvenir la société bourgeoise. L'impérialisme, cette forme brutale et maladroite d'occidentalisation du monde, constitue une tentative d'exportation des contradictions internes de la vieille Europe. La réussite apparente de l'entreprise coloniale n'empêche pas l'ébranlement profond du système de pouvoir lié à la domination quasi exclusive de la bourgeoisie capitaliste. Celle-ci a perdu sa bonne conscience, c'est-à-dire la certitude de l'adéquation de ses pratiques et de ses valeurs. Elle doit user de violence et d'hypocrisie pour se maintenir. Si la corruption des élites, puis de l'ensemble du prolétariat, réussit au-delà de toute espérance à neutraliser la menace de destruction du système en Europe de l'Ouest, c'est au prix de mutations importantes. Le libéralisme politique subit une crise très profonde qui ouvre la voie à la montée des totalitarismes, ces avatars sinistres de la modernité. e
La critique théorique va se poursuivre plus radicale, mais plus souterraine, avec Nietzsche puis Heidegger. Le deuxième phénomène est constitué par la Première Guerre mondiale qui tout à la fois entraîne une rupture dans le fonctionnement du système et manifeste avec éclat les limites de la mission civilisatrice de l'Occident. Sur le plan économique, de larges zones de la « Périphérie » sont laissées à elles-mêmes. La division
L'irrésisitible montée de I Occident : la revanche des Croisés
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internationale du travail, qui avait inscrit dans les structures productives la nécessité de l'imperium occidental, est partiellement remise en cause dans les faits. De nombreuses colonies ou semi-colonies (comme le Brésil) sont condamnées à l'autosuffisance sinon à un développement économique autonome. Même si ces expériences sont limitées et si, bien souvent, l'impérialisme américain occupe à son profit la place laissée vacante par les puissances européennes absentes et saignées à blanc, les choses ont changé et rien n'est plus comme avant. La preuve est faite que la « civilisation et le progrès » peuvent se développer sans tutelle occidentale, sans passer par la division internationale du travail : tout au contraire. La maîtrise par les nations elles-mêmes de leur politique économique est la condition d'une certaine prospérité. Dès lors, l'indépendance apparaît comme souhaitable et nécessaire, et cela au nom même des valeurs que l'Occident a utilisées pour assujettir ces pays. Tout cela est bien sûr renforcé par cette autre séquelle de la Grande Guerre, la Révolution russe, dont le retentissement est énorme dans le monde colonisé : l'expérience soviétique a valeur d'exemple, et l'impact psychologique est considérable. Un peuple immense, semi-colonisé, à moitié asiatique de surcroît, s'est libéré de la sujétion occidentale et prétend construire une société nouvelle en répudiant apparemment les valeurs de la modernité : l'individualisme, le libéralisme économique, la propriété privée des moyens de production. Cet événement constitue une brèche de taille dans la prétention de l'Occident à être le seul modèle de civilisation. La barbarie même de la guerre va réduire à néant tout fondement à cette prétention. La bourgeoisie qui a fondé son pouvoir grâce au mythe de l'éradication de la mort sous ses trois formes (violente, misérable, naturelle) n'assure la paix intérieure qu'au prix de gigantesques carnages. Les plus « primitifs », enrôlés dans les armées de Verdun, sont jugés, en outre, assez bons pour servir de chair à canon à l'égal des citoyens. En faisant participer les colonisés à ses fêtes sanglantes, l'Occident perd son alibi civilisateur. Le pouvoir colonial sape ses assises imaginaires. Il ne lui restera plus que sa force, d'ailleurs bien affaiblie. La légitimité et le consensus ont disparu à jamais sur les champs de bataille de la Marne.
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L'occidentalisation du monde
L'échec du modèle économique libéral en Occident même constitue le troisième phénomène marquant. Dans les années trente, à l'occasion de la grande crise, les pays du « Centre » occidental abandonnent le libre-échange et renoncent même, au niveau interne, aux vertus de la concurrence. Partout, s'élèvent des barrières protectionnistes, tous les États rivalisent dans l'interventionnisme, le planisme, le dirigisme. La foi en la main invisible, dans l'organisation prétendument naturelle et spontanée, est reniée. Dans le même temps, tout ce qui avait fait la grandeur de l'Occident, les mythes des Lumières, est traîné dans la boue par les fascismes triomphants. Ce nouveau coup achève d'enlever à l'occidentalisation impériale tout semblant de justification. La guerre de 1939-1945 n'a pas la même portée que celle de 1914, car le Blanc a perdu la face depuis longtemps. Comme l'ordre colonial ne reposait plus que sur la faiblesse des colonisés et n'était plus maintenu que par la force, l'épuisement, auquel la rivalité belliqueuse des vieilles puissances coloniales aboutit, rend inévitable la décolonisation. La nouvelle puissance hégémonique, les ÉtatsUnis, où va désormais s'incarner un nouvel Occident rajeuni par ce bain de sang, répudie l'héritage colonial. Pour mieux assurer l'américanisation du monde, le second Roosevelt renie le premier. Au vrai, dans un monde qui accepte désormais universellement les valeurs de civilisation et de progrès, la colonisation n'apparaît plus nécessaire à la domination occidentale. Les liens privilégiés entre les métropoles et les anciennes colonies sont même nuisibles à l'expansion américaine. Les empires s'écroulent. La dernière tentative, celle de Mussolini avec l'invasion de l'Ethiopie, a été la première à tourner court dans le ridicule d'une farce tragique et anachronique. Le dernier empire encore important, dans les années soixante, l'empire lusitanien, est une affaire non rentable et n'évite pas à sa métropole le statut dégradant de pays sous-développé. La décolonisation apparaît comme la dernière étape et l'aboutissement de la crise de l'ordre ancien. Cet aboutissement est doublement provisoire : d'abord, parce que l'ordre ancien se perpétue au-delà de la décolonisation, sous une forme néo-coloniale,
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés
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deuxièmement, parce que la « base économique » se transforme avec l'industrialisation périphérique menée sous la double bannière des développements nationaux et des firmes transnationales. Toutefois, par-delà toutes ces vicissitudes, quelque chose de l'Occident semble se perpétuer et, comme un phénix, renaître plus beau et plus jeune de ses cendres après chaque reflux.
II. Le triomphe d'un modèle universel Avec la décolonisation, les missionnaires bottés de l'Occident ont quitté le devant de la scène, mais « le Blanc est resté dans la coulisse et tire la ficelle ». Cette apothéose de l'Occident n'est plus celle d'une présence réelle, d'un pouvoir humiliant par sa brutalité et son arrogance. Elle repose sur des puissances symboliques dont la domination abstraite est plus insidieuse, mais aussi moins contestable. Ces nouveaux agents de la domination sont la science, la technique, l'économie et l'imaginaire sur lequel elles reposent : les valeurs du progrès. L'apothéose planétaire de la science et de la technique La technique a été un instrument puissant de la colonisation des corps et des esprits. Les canonnières portugaises d'Albuquerque ont brisé le monopole des Arabes sur le commerce des épices et fondé la chaîne des comptoirs reliant Lisbonne à Macao en passant par Le Cap, Ormuz, Goa, Malacca. Les mousquets espagnols ont fait merveille contre les armes d'obsidienne de Montezuma. Dans la colonisation du XIX siècle enfin, la supériorité militaire a eu un rôle décisif. e
e
e
Pourtant, on le sait, du xvi au xix siècle, la supériorité technique de l'Europe n'était pas incontestable face à la Chine et à l'Inde, et la supériorité militaire des armes de Cortès et de Pizarre ne pouvait compenser à elle seule l'infériorité prodigieuse du nombre. Il faut faire entrer dans ce dernier cas le rôle de la ruse, la détermination d'un projet impérial agressif, la séduction et l'utilisation
L'occidentalisation du monde
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habile des mythes locaux. Tout cela est sans doute la conséquence de « cet apport typiquement occidental », selon Cornélius Castoriadis, de la conscience de soi. « Des civilisations par ailleurs très raffinées, dit-il, mais fondées sur la conscience collective du groupe, de la tribu, de la caste ont été balayées au contact de l'homme occidental. Non parce qu'il avait une arme à feu ou un cheval, mais parce qu'il possédait un état de conscience différent, le rendant capable de se retrancher du monde et de le retrouver par une activité intérieure . » 7
La supériorité européenne tient plus à l'efficacité d'un mode d'organisation qui mobilise toutes les techniques pour réaliser son objectif de domination, de la discipline militaire à la propagande, qu'à ces techniques mêmes. Cette « machinerie » sociale s'avérera, aussi, essentielle dans la confrontation avec l'Orient. Sans doute inférieure au départ sur le strict plan de certaines connaissances scientifiques et dans de nombreux domaines techniques, l'Europe présente une organisation déjà technicienne beaucoup plus efficiente. La recherche obsessionnelle de la performance dans tous les domaines lui permet d'intégrer immédiatement tous les éléments étrangers susceptibles de renforcer sa puissance, que ce soit dans les modes d'organisation, les techniques ou les produits. Cette supériorité technique déterminante à partir du xix siècle deviendra un atout même de la domination et reste un argument de l'imperium néo-colonial. Comme le dit René Bureau : « Quand on est capable de construire des engins de cent tonnes qui montent en dix minutes à dix kilomètres de hauteur, on a des droits sur ceux qui n'ont pas inventé la roue voilà ce que nous croyons, avouez-le . » e
8
Et il ajoute : « Pire, j ' a i entendu des Africains le dire. » Et là est le véritable secret de l'actuelle occidentalisation du monde. Le droit de la domination n'est plus asservissement du faible par celui que
7. Cornélius CASTORIADIS, « De l'utilité de la connaissance », Cahiers
Vilfredo Pareto, Revue européenne des sciences sociales, n° 79. 1988. p. 121. 8. René BUREAU, Le Péril blanc. Propos d'un ethnologue sur l'Occident, L'Harmattan, Paris, 1978, p. 6 1 .
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la technique rend fort, c'est l'attribut immédiat de la technique du fait de l'évidence de sa supériorité. La technique est devenue un article de foi universel, la conséquence concrète et la présence visible de la nouvelle divinité : la science. Les missionnaires chrétiens ont beaucoup contribué à répandre ce culte séculier. Pour évangéliser les populations « sauvages », rien de tel que la démonstration de l'efficience de la magie du Blanc. Là où, grâce à la technique, la magie du Blanc se manifeste supérieure à la magie autochtone, il est de bon conseil de se faire baptiser... Le système blanc est perçu comme un tout, la vision scientifique du monde, l'ingénierie technique et le rituel religieux participent du même ensemble. Avec l'effacement des pères blancs, la science et la technique l'emporteront sur le dogme dans le catéchisme du mimétisme. Tandis que nous y voyons une rupture, les non-Occidentaux ressentent avec raison la continuité et l'unité de l'Occident. L'impérialisme a introduit les nouveaux dieux. Pour se libérer du joug colonial et sortir de la situation humiliante de l'asservissement aux Blancs, les peuples du monde ont dû assimiler certains des instruments de domination, s'identifier à l'adversaire et désirer sa puissance. Le monde entier participe désormais à des niveaux divers d'une société technicienne unique. La science est une, la mathématique est le vrai langage commun à toutes les nations. Le rituel des prix Nobel manifeste périodiquement l'universalité et l'unité de la communauté des savants. Le culte mondial de la technique prépare les nations et les hommes à se soumettre sans rechigner à ses impératifs. Cependant, l'admiration, le culte de la technique, même sa connaissance abstraite ne suffisent pas pour devenir des Occidentaux. La réalisation d'une société technicienne passe par l'industrialisation c'est-à-dire un bouleversement en profondeur des objectifs et des moyens de fonctionnement de la société. La volonté de puissance doit prendre la forme de l'accumulation illimitée, et la société tout entière doit être embrasée d'un zèle irrésistible pour la production, et ne trouver ses jouissances que dans sa progression illimitée.
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L'occidentalisation du monde
La domination de l'économique : le marché unique et le mythe du développement La colonisation a profondément bouleversé les structures économiques de toutes les régions du monde, jusqu'aux confins les plus reculés. Tous les peuples ont été touchés par le fonctionnement du marché mondial et participent à la division internationale du travail. En bouleversant les organisations traditionnelles de la production et de la consommation par les sollicitations du marché, les lois de la concurrence, la violence ouverte et la création d'infrastructures de communication, l'Europe a créé un seul marché mondial, intégrant les communautés les plus sauvages à la machinerie unique. Désormais, les nouvelles structures se reproduisent « spontanément » par la seule force d'inertie et des mécanismes du marché, enfermant les acteurs dans un destin presque infrangible. Les seuls changements sont dès lors ceux que la « machine » impose. Aucun décret de la providence n'avait fixé de toute éternité que le « rôle » des Antilles était de produire du sucre. En transformant Cuba en une vaste plantation de canne, l'Europe a scellé son destin pour plusieurs siècles. Même une révolution socialiste désireuse d'industrie lourde et de diversification agricole n'a pu bouleverser cet ordre de choses. En intégrant les diverses parties du monde au marché mondial, l'Occident a fait plus que modifier leurs modes de production, il a détruit le sens de leur système social auquel ces modes adhéraient très fortement. Dès lors,l'économique devient un champ autonome de la vie sociale et une finalité en soi. Aux formes anciennes d'être plus se substitue l'objectif occidental d'avoir plus. Le bien-être canalise tous les désirs (le bonheur, la joie de vivre, le dépassement de soi...) et se résume à quelques dollars supplémentaires... Ainsi s'universalise l'ambition au développement. Le développement, c'est l'aspiration au modèle de consommation occidental, à la puissance magique des Blancs, au statut lié à ce mode de vie. Le moyen privilégié de réaliser cette aspiration est évidemment la technique. Aspirer au développement veut dire communier dans la foi en la science et révérer la technique, mais aussi revendiquer pour
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son propre compte l'occidentalisation, pour être plus occidentalisé afin de s'occidentaliser encore plus. L'invasion « culturelle ». Des flux « culturels » à sens unique partent des pays du Centre et inondent la planète ; images, mots, valeurs morales, normes juridiques, codes politiques, critères de compétence se déversent des unités créatrices vers les tiers mondes par les médias (journaux, radios, télés, films, livres, disques, vidéo). L'essentiel de la production mondiale de « signes » se concentre au Nord, ou se fabrique dans les officines contrôlées par lui, ou selon ses normes et ses modes. Dans les années 1970 déjà, le marché de l'information était le quasi-monopole de quatre agences : Associated Press et United Press (États-Unis), Reuter (Grande-Bretagne), France-Presse. Toutes les radios, toutes les chaînes de télévision, tous les journaux du monde étaient abonnés à ces agences. 65 % des « informations » mondiales partaient des États-Unis. 30 à 70 % des émissions de télévision étaient importées du Centre. Toutefois, le tiers monde consommait 5 fois moins de cinéma, 8 fois moins de radio, 15 fois moins de télévision, 16 fois moins de papier journal que le Centre . 9
Dans les années 1980, on a assisté à un développement sans précédent des industries culturelles et des télécommunications. De puissants groupes privés multimédias transnationaux dominent le marché mondial. Même si certains pays du Sud réussissent à construire des puissances audiovisuelles autonomes (Brésil, Mexique, Inde...), la production d'images et de messages est de plus en plus monopolisée par la logique des produits transnationaux qui couvrent l'espace-monde . 10
9. Cf. Armand MATTELART. Multinationales et systèmes de communication. Anthropos, Paris, 1976. 10. Cf. Armand MATTELART. La Communication-monde. Histoire des idées et des stratégies, La Découverte. Paris. 1992.
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L'occidentalisation du monde
Ces flux d'information et de produits culturels ne peuvent pas ne pas « informer » les désirs et les besoins, les formes de comportement, les mentalités, les systèmes d'éducation, les modes de vie des récepteurs. Cette propagande insidieuse et un « don » irrésistible qui témoigne de la vitalité débordante des sociétés hyperdéveloppées, mais asphyxie toute créativité culturelle chez les capteurs passifs des messages. La France assure ainsi un service d'information gratuit par satellites auprès des radios et télévisions africaines. Elle fournit tous les jours dix minutes d'actualités internationales et africaines, et des documentaires. Elle envoie aussi 5 200 heures annuelles de programmes gratuits. Enfin, elle distribue des films français et subventionne 80 % des productions cinématographiques de l'Afrique francophone. Certes, la France retire quelques bénéfices de ce cadeau fait aux chefs d'État africains. Tous les pays francophones d'Afrique ont adopté le procédé S E C A M , à l'exception du Cameroun qui a choisi le procédé allemand PAL, mais dont les équipements sont fournis à 80 % par la France". Toutefois, les avantages incontestables pour l'industrie audiovisuelle française ne sont peut-être pas les plus importants. Il serait absurde de faire une comptabilité d'épicier. Le dynamisme pousse au don, et les retombées sont autant politiques que symboliques, et participent d'une logique sociétale qui renforce ce dynamisme. Le résultat le plus évident pour l'Afrique, c'est qu'il n'y a pas de véritable audiovisuel africain ni de dynamique à en attendre. Ce processus aboutit à la dépossession de soi-même. Le groupe envahi ne peut plus se saisir lui-même autrement que par les catégories de l'autre. L'idéologie de la science, de la technique, du progrès et du développement se trouve ainsi véhiculée par ce canal, directement, ou « incorporée » aux autres messages. La transnationalisation des communications avec les satellites et l'informatique
11. Cf. Franck MAGNARD el Nicolas TENZER, La crise africaine : quelle politique de coopération pour la France ?, PUF, coll. « Politique d'aujourd'hui », Paris, 1988, p. 161.
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renforcera encore l'uniformité des modèles et la dissymétrie des flux. On peut parler à ce sujet d'un imperium culturel des pays riches à condition de bien en saisir le mécanisme. C'est par le don et non par la spoliation (ou le pillage cher aux tiers-mondistes) que le Centre se trouve investi d'un extraordinaire pouvoir de domination. Or cette logique asphyxiante du don fonctionne pour toutes les composantes de la culture au sens fort et pas seulement pour les biens « culturels » au sens étroit. On la retrouve pour l'alimentation comme pour la technologie. La standardisation de l'imaginaire L'acceptation de fait de la technique dans son utilisation quotidienne, la croyance partagée dans la science comme source des merveilles de la technique, la sujétion forcée à l'économique, le tout réactivé, renforcé par l'invasion culturelle, constituent des facteurs irrésistibles de standardisation de l'imaginaire. Science, technique, économique véhiculent un contenu imaginaire très riche. La relation de l'homme au monde y est profondément déterminée. Il s'agit de la conception du temps et de l'espace, du rapport à la nature, du rapport à l'homme lui-même. L'humanité vit désormais tout entière dans l'ère chrétienne et sur la base de l'heure GMT. On ne réfléchira jamais assez sur ce que cela signifie. Certes, il y a d'autres ères, l'hégire pour l'islam, les ères bouddhiques et quelques autres. Il y a d'autres découpages de l'année que ceux de l'année civile occidentale calquée sur la vie du Christ, avec leurs cycles propres. On connaît l'Année du dragon et le Têt..., mais ces survivances pittoresques et folkloriques ont peu de prise sur les horaires des avions. L'organisation pratique, pour des impératifs « techniques », fonctionne sur le système unique. L'idéal serait même de raplatir la planète et de supprimer les fuseaux horaires. Ainsi, les membres des staffs de certaines firmes transnationales règlent leur montre sur l'heure du siège, celle de New York. Dans le très beau film Mille milliards de dollars, on voit les dirigeants de toutes nations et de toutes couleurs fêter leur grande réunion annuelle à 3 heures du matin heure locale.
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L'occidentalisation du monde
Il est remarquable que le monde se soit soumis à ce découpage en beaucoup moins de temps que l'Europe elle-même. Ce n'est qu'en 1564, sous le règne de Charles IX, que le début de l'année légale fut fixé au 1 janvier. La Russie n'adoptera ce « nouveau style » qu'avec Pierre le Grand en 1725, l'Angleterre en 1752. C'est Bonaparte qui a emporté les dernières résistances, çà et là, dans le reste de l'Europe ! Au Moyen Age la datation variait d'un pays à l'autre. L'année commençait officiellement le jour de Noël en Allemagne, en Suisse, au Portugal et en Espagne, le 1 mars à Venise, le 25 mars en Angleterre. A Rome, tantôt le 25 janvier, tantôt le 25 mars. En Russie, à l'équinoxe de printemps. En France, le début de l'année légale commençait le jour de Pâques, c'est-à-dire d'une fête mobile : les années de « style français » variaient donc de 330 à 400 jours ! Certaines années avaient deux printemps. La Russie n'est passée du calendrier julien au calendrier grégorien qu'en devenant l'Union soviétique. On sait que la révolution d'Octobre se fête en novembre ! La Grèce ne s'alignera qu'en 1928. er
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Quant à l'heure GMT, elle marque le triomphe de la conception mécaniste et newtonienne du temps sur les conceptions traditionnelles, liées au rythme des saisons et à la position des astres. La conséquence de cela est une extraordinaire uniformisation des modes de vie et de pensée et une mimésis généralisée. Dans le monde « déterritorialisé » des avions et des aéroports, on croise des gens de toutes couleurs et de toutes provenances, habillés de même façon, descendant dans les mêmes hôtels des chaînes internationales, parlant l'anglais international et mangeant la cuisine internationale. Cette jet Society transnationale trouve certains prolongements jusque dans les coins les plus reculés de la planète. On peut sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée entendre sortir d'un transistor le dernier tube à la mode à New York, au fond de la jungle du Sud-Est asiatique voir un paysan boire un Coca-Cola, croiser dans un village de brousse en Afrique une Toyota conduite par un notable local... Par désir de copier les maîtres, par nécessité pour survivre, parce que la conformité aux normes est la loi, l'imitation se déchaîne sans limites, caricaturale dans les institutions et certains comportements, sinistre dans la maîtrise incontestable des techniques de
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés
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contrôle des populations, de l'oppression, du maniement des armes et des pratiques policières. Ce qui était singerie innocente devient un effet de miroir grimaçant qui nous renvoie notre vérité. Certes, il y a encore des cases de boue séchée où des indigènes demi-nus qui portent des scarifications sacrifient aux fétiches ; mais pour combien de temps encore ? Ne rêvent-ils pas de remplacer le pisé par des parpaings, la paille du toit par des tôles ondulées, la lampe à pétrole par l'électricité, les fétiches par des appareils électroménagers et des savants ? Le voudraient-ils, pourraient-ils échapper à l'unification de l'univers alors que l'œil des plus puissants satellites peut observer leur moindre mouvement et que leurs oreilles peuvent enregistrer leurs conversations les plus intimes ? Le temps du monde fini a bien commencé et il a commencé comme fin de la pluralité des mondes. Un seul monde tend à être un monde uniforme. Cette indifférenciation des êtres humains au niveau planétaire est bien la réalisation du vieux rêve occidental. En se conformant à l'american way of life, les êtres humains réalisent l'achèvement du fantasme de Théodore Roosevelt d'américanisation du monde, mais aussi celui de tous les impérialistes. Comme le dit Anatole France : « Le rêve d'une plus grande Angleterre, d'une plus grande Allemagne, d'une plus grande Amérique, conduit quoi qu'on veuille et quoi qu'on fasse au rêve d'une plus grande humanité . » 12
Cette unification du monde achève le triomphe de l'Occident. On sent bien que ce n'est pas tout à fait une fraternité universelle qui est le terme de cette expansion dominatrice. Il ne s'agit pas d'un triomphe de l'humanité, mais d'un triomphe sur l'humanité, et comme les colonisés de naguère, les frères sont aussi et d'abord des sujets. Toutefois, quel est cet Occident triomphant qui ravit ultimement l'imperium et revêt la pourpre ?
12. Anatole FRANCE, op. cit., p. 182.
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« La plus formidable machine à produire est pour cela même la plus effrayante machine à détruire. Races, sociétés, individus, espace, nature, forêt, sous-sol ! Tout doit être utile, tout doit être utilisé, tout doit être productif, d'une production poussée à son régime maximum d'intensité. » 1
Pierre CLASTRES .
L'expérience historique unique et spécifique du monde moderne révèle un ensemble de forces relativement permanentes et des dimensions constantes sous des formes toujours renouvelées. Il est assez naturel d'attribuer les éléments durables ainsi manifestés à un sujet appelé « Occident ». Ce qui est désigné sous ce terme dans l'usage commun recouvre en effet l'expérience polymorphe et la dérive historique que nous avons rencontrées. Le mouvement inverse d'une définition précise de l'Occident est un exercice beaucoup plus périlleux mais néanmoins nécessaire. L'évaluation du phénomène d'occidentalisation et surtout la mesure de sa portée impliquent que l'on propose au moins à titre d'hypothèse une esquisse de l'essence de l'Occident. Toutefois, ni le genre 1. Pierre CLASTRES, Recherches d'anthropologie politique. Le Seuil, Paris, 1980, p. 56.
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propre ni la différence spécifique de l'Occident ne sont commodes à saisir. Le bref survol historique du chapitre précédent nous montre que l'Occident a à voir avec une entité géographique, l'Europe, avec une religion, le christianisme, avec une philosophie, les Lumières, avec une race, la race blanche, avec un système économique, le capitalisme, et que pourtant il ne s'identifie avec aucun de ces phénomènes. Ne s'agit-il pas alors, plus largement, d'une culture ou d'une civilisation ? Mais supposé réglés les redoutables problèmes de définition de ces deux concepts, il reste à cerner la spécificité occidentale de cette culture, et de cette civilisation-là. Or l'ensemble des traits successifs que l'on retient de l'esquisse historique et de l'examen analytique de cette rapide enquête dessine une figure qui ne ressemble à rien de connu et qui ne peut manquer de nous saisir d'étonnement, voire d'effroi ; il s'agit, en effet, proprement d'un monstre par rapport à nos catégories de repérage des espèces, mi-mécanisme mi-organisme. L'Occident nous apparaît comme une machine vivante, dont les rouages sont des hommes et qui, pourtant, autonome par rapport à eux dont elle tire force et vie, se meut dans le temps et l'espace suivant son humeur propre.
I. L'Occident : un espace et un destin De la péninsule européenne a la Trilatérale L'Occident est d'abord une entité géographique. Il est remarquable que le terme ne désigne pas un lieu ou un espace précis mais une direction. Ce site, où le soleil se couche, se déplace avec lui quand on saura que la Terre tourne. Certes, l'Ouest n'est ni le Nord, ni le Sud, ni l'Est, mais sur une sphère, l'Extrême-Orient devient l'Occident prochain. Les États-Unis de l'Est sont à l'ouest du Maghreb (dont le sens originel est Occident ). Le Japon est à 2
2. Rappelons que le terme de Maures (Mauri en latin) que les Romains donnaient aux tribus des actuels Maroc et Mauritanie viendrait du phénicien mahurim, les « hommes de l'Occident ».
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l'ouest de la côte californienne... Il est tout autant le « pays du soir » que celui du Soleil Levant. De même la Corée n'est pas plus le Pays du Matin Calme que du « soir fébrile »... Il y a un Occident du Sud et un Occident du Nord. Si les Colonnes d'Hercule sont pendant des siècles l'extrême Occident d'un monde méditerranéen, l'Angleterre et, à la limite, l'Islande (l'Ultima Thulé) sont la fin de l'Occident de la chrétienté du Nord. L'Occident maghrébin sombre définitivement dans l'orientalisme quand le centre de gravité de l'histoire moderne bascule de la Méditerranée à l'Atlantique. Les caravelles pour atteindre l'Orient font reculer l'Occident jusqu'aux Indes occidentales. Aujourd'hui, l'Occident est une notion beaucoup plus idéologique que géographique. Dans la géopolitique contemporaine le monde occidental désigne un triangle enfermant l'hémisphère nord de la planète avec l'Europe de l'Ouest, le Japon et les Etats-Unis. La Trilatérale symbolise bien cet espace défensif et offensif. Ainsi, l'Occident est une notion que l'extension et même les dérives de sa base géographique tendent à réduire à un espace imaginaire. Il ne se comprend, néanmoins, qu'à partir de sa souche géographique. Si l'Occident manifeste une telle errance géographique faut-il y voir, suivant certaines leçons de l'histoire, une entité raciale, économique, éthique ou religieuse ? Ce sont là, certes, des dimensions présentes à certaines époques et qui parfois peuvent sembler fondamentales ou dominantes. Le fardeau de l'homme blanc Peut-on, par exemple, réduire l'Occident à une entité raciale ? Le XIX siècle, incontestablement, a cru à la suprématie de la race blanche. La tâche de civiliser le monde serait le fardeau de l'homme blanc, et l'empire du monde sa récompense. Nul doute que l'ère de l'impérialisme a été la forme blanche de l'occidentalisation. Si l'Occident a été longtemps assimilable à une couleur de peau, cela ne va pas sans problème - d'ailleurs la couleur blanche est d'abord emblématique : les « Blancs » vont du rose au basané... - ; e
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cette occidentalisation-là est tout à fait contradictoire. Sans entrer dans les débats de l'anthropologie physique sur l'inconsistance de la notion de race blanche, la suprématie n'appartient pas à tous les Blancs, pas à tous de façon égale, et en définitive pas qu'aux Blancs... Presque tous les peuples de l'Europe se sont cru une vocation à cet empire. Le pangermanisme, le panslavisme se sont affirmés contre la prétention anglo-saxonne, voire latine, à l'hégémonie. Cependant, la réussite incontestable du Japon, qui a délivré l'Asie du mythe de l'homme blanc, constitue un défi redoutable à la suprématie de la race blanche. Par ailleurs, les médiocres « performances » des Blancs de l'Europe du Sud, à partir du xvii siècle, sans parler de ceux d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, perturbent tous les classements. Les Afrikaners ont dû décider que les hommes d'affaires japonais étaient des « Blancs d'honneur », alors que les « Asians » (Indiens de race aryenne pourtant) étaient des « Coloured ». e
L'occidentalisation du monde ne peut être cependant une transformation des non-Occidentaux en Blancs..., le projet civilisateur se heurte à la contradiction insoluble qu'on ne peut être maître et égal. La définition de l'Occident par la race blanche réduit l'occidentalisation du monde à son asservissement dans le projet colonial. Sans doute y a-t-il là une vérité profonde de l'occidentalisation qui ne doit pas être oubliée dans les formes plus subtiles de l'occidentalisation contemporaine. Toutefois, la soumission de la planète à une race supérieure est un projet contraire au processus d'assimilation et d'uniformisation que nous avons diagnostiqué. Sous le signe de la croix Peut-on alors assimiler l'Occident à une entité religieuse ? On accole souvent à l'Occident le qualificatif de chrétien : l'expression « l'Occident chrétien » des mouvements extrémistes réactionnaires n'est-elle pas tautologique ? N'avons-nous pas rencontré comme forme originelle de l'Occident : la chrétienté ? Il y a dans le monothéisme une base très forte pour un prosélytisme actif. Convertir par le fer et la foi est une des bases de l'expansion occidentale. Cette base, la chrétienté cependant la partage intégralement
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avec l'Islam, dont le monothéisme plus rigoureux fonde un prosélytisme encore plus vigoureux. Les conversions à l'islam sont beaucoup plus nombreuses à l'heure actuelle que les baptêmes, et semblent plus solides. Toutefois, le message chrétien de l'Évangile a un contenu plus universaliste que celui du Coran. La reconnaissance de l'individu comme valeur absolue est plus prononcée dans le christianisme que dans les autres religions monothéistes. Elle instaure une relation personnelle privilégiée entre chaque fidèle et Dieu. Le christianisme se trouve de ce fait détaché de toute souche culturelle. Il est susceptible virtuellement d'accueillir tous les hommes (à condition qu'ils soient déculturés...). Le messianisme chrétien a été une composante importante de l'Occident. L'occidentalisation du monde a été très longtemps, et n'a pas totalement cessé d'être, une christianisation. Cependant, la chrétienté est un ensemble hétérogène, et cela, presque dès l'origine. Les chrétientés d'Orient (coptes, melkites) ou d'Afrique (Ethiopie), bien que plus proches sans doute du christianisme originel, n'ont pas manifesté un dynamisme interne et externe significatif. Repliées sur elles-mêmes, sur la défensive, elles sont plus tentées par l'érémitisme que par le projet séculier de la maîtrise de l'univers. La religiosité ne s'est pas portée sur les valeurs laïques de la science et de la technique, et les lumières du Ciel n'ont point illuminé le siècle. Il en est relativement de même de la chrétienté orthodoxe. Le refus du « fïlioque » retentit profondément jusqu'à nos jours dans la Russie soviétique et post-soviétique . Le conflit des deux pouvoirs, civil et religieux, ne s'y produira pas. Le choc de la papauté et de l'Empire, décisif pour l'émancipation des villes marchandes, et les multiples conflits entre les deux glaives n'auront point lieu d'être. La société civile restera toujours inhibée et atrophiée, et l'individualisme conservera sa forme marginale comme 5
3. On sait que l'une des causes de la rupture entre Rome et Byzance a été le refus par cette dernière de la croyance que le Saint-Esprit procède aussi du Fils, de la même façon que du Père, et qui devint un dogme au concile de Lyon en 1274.
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dans les sociétés holistes ; il sera le lot des ascètes, des errants, des Raspoutine... La religion du père, où le prince est sanctifié et les hommes d'Eglise dotés de faveurs temporelles, est impériale plus qu'impérialiste. Au-delà des ambitions immédiates du pouvoir, aucune force, aucun ferment ne travaille à jeter durablement la société hors d'elle-même. Le prosélytisme originel des chrétientés orientales, qui amène les nestoriens jusqu'en Chine, n'a été qu'un feu de paille. Au contraire, la chrétienté occidentale catholique, relativement autonome, a bien soutenu l'expansionnisme des croisades et, dans une certaine mesure, celui de la première et même de la deuxième colonisation. La vocation missionnaire de l'Occident se manifeste bien avant la première croisade dans les poussées d'autochristianisation. Fernand Braudel note avec raison : « En fait, l'expérience carolingienne est à l'origine, ou si vous préférez, elle a confirmé la naissance de la chrétienté et aussi de l'Europe, les deux termes étant alors identiques, comme deux figures géométriques qui, exactement, se recouvrent . » 4
La résistance de Charles Martel à Poitiers, mais plus encore la conversion brutale des Saxons par saint Boniface, ne constituent-elles pas la « première croisade », c'est-à-dire l'acte d'auto-affirmation de l'Occident comme foi et comme force ? Toutefois, cette auto-affirmation n'a pas sa source même dans le seul message chrétien qu'elle propage, la « catholicisation » du monde finira d'ailleurs par s'essouffler devant les résistances religieuses et culturelles . Le protestantisme sous sa forme puritaine (et certaines de ses retombées dans le catholicisme piétiste) va donner à l'Occident une impulsion nouvelle. L'individualisme poussé à l'extrême suscite une « morale » radicalement profane et économique : l' utilitarisme. Dans le même temps, l'universalisme de cette conception se dote d'un contenu positif dont la force subversive n'a pas fini de s'épuiser : la proclamation des Droits de l'homme. 5
4. Fernand BRAUDEL, L'Identité de la France, tome II, Arthaud-Flammarion 1986. p. 105. 5. Rappelons que catholique vient du grec katholicos, « universel».
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L'enrichissement inéluctable, engendré par la pratique d'une ascèse personnelle qui valorise l'effort, le calcul et poursuit anxieusement les signes de l'élection divine dans la réussite terrestre, ne pouvait qu'entraîner rapidement une sécularisation de cette religion pourtant dogmatique et sectaire. La forme profane du protestantisme est l'économie politique. L'identification de l'Occident à cette entité religieuse revient finalement à son assimilation à une entité économique. Le prosélytisme protestant pur n'a pas eu une extension supérieure à celui de la chrétienté catholique, malgré la richesse et le dynamisme des sectes. Il se heurte aux mêmes limites. En revanche, le prosélytisme du message profane, celui des Droits de l'homme, de la démocratie formelle, de l'utilitarisme, du calcul économique, de la science et de la technique, de la croissance et du développement, celui-là connaîtra un succès prodigieux, mais il peut être assimilé, réinventé peut-être, voire dépassé par des peuples de tradition bouddhique, confucéenne et shintoïste. L'exemple du Japon et des nouveaux pays industriels du Sud-Est asiatique est là pour en témoigner. L'identité Occident-chrétienté, malgré ses limites, contient sans doute une vérité profonde. Celle-ci tiendrait dans l'individualisme, si l'on accepte l'analyse de Louis Dumont : « En termes sociologiques, l'émancipation de l'individu hors-du-monde en une communauté qui marche sur la terre mais a son cœur dans le ciel, voilà peut-être une formule passable de christianisme . » Il ajoute : « Seul cet enfantement chrétien me semble rendre intelligible ce qu'on a appelé le "prométhéisme unique et étrange de l'homme moderne ". » 6
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Cet individualisme, conséquence involontaire de la synthèse judéo-hellénistique, ne se déploie vraiment qu'avec la réforme et surtout Calvin, « prototype de l'homme moderne, avec sa volonté 6. Voir Louis Dumont. Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne. Seuil, Paris. 1983, p. 42 ; voir aussi notre analyse critique de cet ouvrage, « L'anthropologie et la clef du paradis perdu », s
L'Homme et la Société. n° 71-72, janvier-juin 1984. p. 65-80. 7. Louis DUMONT, op. cit.. p. 4 2 .
8. ID., ibid.. p. 255.
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de fer enracinée dans la prédestination ». Cette volonté se combine à l'inquiétude, lorsque le salut descend du Ciel sur la terre pour former l'esprit d'entreprise, le goût de la découverte, la soif de conquête. Ayant perdu son identité culturelle, l'homme moderne se tourne vers l'Autre pour saisir son reflet perdu. Si sa volonté de fer lui évite, en règle générale, l'absorption par l'Autre, elle entraîne plus sûrement la destruction de l'Autre. Sans doute est-ce le prix à payer pour accéder à la « conscience de soi ». Ainsi, le phénomène « missionnaire » est certainement une certaine vérité de l'Occident qui survit à tous ses contenus religieux. On le retrouve toujours à l'œuvre sous les formes les plus diverses. À Ukurumpa, sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, se situe le grand quartier général du Summer Institute of Linguistics. Sur une grande carte où figurent les sept cent cinquante ethnies papoues aux langues différentes, le grand état-major met des petits drapeaux de différentes couleurs au fur et à mesure que les langues sont maîtrisées, que la Bible et les Évangiles sont traduits par les missionnaires envoyés sur place aux fins de conquête du terrain. Le même phénomène se retrouve en Amazonie. L'implantation des délégations du Secours catholique en Afrique, de 1945 à nos jours, suit la même logique conquérante. On passe de 4 (Dakar, Lomé, Douala, Brazzaville) à 22 en 1958 et 57 en 1965. La multiplication des organismes non gouvernementaux (ONG) et des organisations caritatives, leur coordination progressive, la rationalisation de leur action semblent obéir à une même logique de l'avancée... chacun pousse ses pions, dans une partie dont l'enjeu est une certaine forme de domination du monde. L'africanisation, souvent de façade comme dans la sphère politique, ne peut, par la force des choses, changer la nature du processus, car la règle du jeu est la même, et elle participe sans doute de l'essence de l'Occident. La conquête de l'opinion occidentale et la mobilisation des moyens, par la sensibilisation aux drames du tiers monde (j'allais écrire à la question coloniale comme à l'époque du parti du même
9. ID., ibid.. p. 255.
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nom), se font selon des recettes et des techniques dont je retrouve la trace dans mon propre vécu d'enfant. Écolierd'une institution religieuse de maBretagne natale, je participais selon le principe du volontariat forcé et enthousiaste à un mouvement intitulé la « Croisade eucharistique ». (Eh oui !) Il s'agissait avec nos petits moyens d'enfants (et ceux de nos parents) d'assister la grande œuvre missionnaire. Moyennant de petites sommes, il était proposé de racheter des petits nègres et des petits Chinois et de les gagner au Christ par le baptême. Pour 100 anciens francs (le prix de vingt caramels), on pouvait devenir le parrain d'un petit Jaune ou le maître symbolique d'un petit Noir. Peut-être, parce que la révolution communiste de 1949 m'a floué de mes investissements asiatiques d'enfant, je suis devenu perplexe quand je lis le tarif des B.A. (bonne action) publié par le Secours catholique en 1964 pour s'acheter une bonne conscience par la micro-réalisation. En voici un extrait qui évoque irrésistiblement pour moi mes déboires anciens : — — — — —
Un âne pour porter les légumes 75 F ; Une bourse pour former un instructeur 500 F ; Un moteur pour un puits 3 000 F ; Un puits 5 000 F : Une bourse pour former un permanent pour un stage à Paris 40 000 F . Sans doute, cet activisme philanthropique et rationnel n'est qu'un aspect, et un aspect sympathique, de l'Occident, mais je crois que c'est aussi cela l'Occident. Encore aujourd'hui, beaucoup d'entreprises de développement à la base dans le tiers monde se font directement ou indirectement sous le signe de la croix... Le message éthique ou philosophique de l'Occident L'athéisme contemporain ou, tout au moins, l'indifférence religieuse interdit de voir encore dans l'Occident un monde chrétien. Toutefois, la sécularisation même de la religion ne fait-elle pas de l'Occident le lieu de plus en plus abstrait porteur d'un message éthique. L'Occident serait un ensemble de valeurs dont le trait dominant est l'universalité.
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Peut-être faudrait-il parler des sécularisations au pluriel. L'interprétation des messages qui en résultent est objet de débats et de polémiques. L'économie politique est sans doute une religion profane, mais le rationalisme protestant, réduit à l'utilitarisme, est moins un message éthique qu'une recette apparemment universelle de faire des « affaires ». Pour beaucoup de défenseurs de la « culture occidentale », la réduction de l'Occident à une entité économique est un contresens abusif. Diverses nouvelles droites, d'accord avec des traditions contre-révolutionnaires anticapitalistes, voient dans les déviations mercantiles la marque de l'influence juive. Si l'universalisme de la démocratie, de l'individualisme et de la liberté est aussi rejeté avec Nietzsche au nom d'une communauté organique mythique germano-aryenne, force est de conclure que l'Occident se perd dans les marais brumeux des confins nordiques et les nuages d'Ossian. Un tel Occident ne peut s'imposer à lui-même que par un terrorisme effroyable et grotesque, et l'occidentalisation du monde n'a pas eu lieu du fait de cet Occident-là. Elle n'a été esquissée dans l'expérience nazie et fasciste qu'au prix de multiples contradictions dans sa conception même. L'utilitarisme, la technique et l'économie ont été nécessaires comme moyens et se sont imposés aussi comme fins dans ces tentatives qui prétendaient les répudier. 10
« L'Occident, le pays du Soir », selon le mot de Heidegger , est-ce le pays mythique où naît la philosophie le soir venu, lorsque la chouette de Minerve paraît, et que le soleil a déjà parcouru sa longue course ? Athènes puis la nouvelle Athènes, Berlin, et plus généralement l'Allemagne, sont les sites où est née et s'est développée l'expérience philosophique. Faut-il voir dans cette expérience (plus que dans le contenu des messages) le noyau de ce qui constitue ce qu'on peut appeler « Occident » ? Sans doute en est-il bien ainsi à condition de ne pas idéaliser l'Occident, et d'en assumer les dérives et les délires jusque dans les expériences d'exterminations industrielles,
10. Martin HEIDEGGER. Qu'appelle-t-onpenser ?, PUF, Paris, 1973, p. 112.
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froides et techniques, de son Autre indissociable dans la figure du Juif réduit au statut de déchet. La technique, la technocratie, cette montée du désert qu' Heidegger dénonce justement, ne sont pas étrangères à cet Occident. Elles sont l'Occident même. Et ce désert-là se répand sur la planète très au-delà de son site natal. Ce n'est pas sous cette forme crépusculaire que le message de l'Occident se présente sous le jour le plus séducteur. Ce repliement agressif délirant est le signe d'une crise tragique. 11 s'agit d'une affirmation-négation poussée au paroxysme. La nostalgie de l'identité perdue amène à se détourner de sa réalité historique pour réaliser avec les moyens mêmes apportés par ce qu'on nie (l'économie et la technique) la fiction chimérique de ce qu'on voudrait être. Cette démarche suicidaire (y compris sous la forme du génocide de l'Autre) est aussi une vérité de l'Occident, et une menace toujours à l'affût à l'horizon. À l'opposé de cette forme ténébreuse se tient la figure des Lumières triomphantes. Le message éthique de l'Occident, dans la tradition des penseurs libéraux et des philosophes du xvnf siècle, serait les valeurs des Droits de l'homme et de la démocratie. La mission de l'Occident n'est pas d'exploiter le tiers monde, ni de christianiser les païens, ni de dominer par une présence blanche, elle est délibérer les hommes (et plus encore les femmes...) de l'oppression et de la misère. La promotion de l'individu contre les contraintes des préjugés, des croyances et des allégeances des sociétés traditionnelles, favorise l'épanouissement de la personne humaine et la construction d'une société d'égaux. Ces valeurs permettent de fonder une paix universelle, une société de nations dont la démocratisation et la civilisation (le respect des droits de l'homme) pourraient aboutir à la fraternité universelle. Contre la haine de soi de la vision anti-impérialiste qui débouche sur le totalitarisme rouge, il faut sécher les sanglots de l'homme blanc et assurer la réussite de cette occidentalisation du monde. Que le monde soit déjà largement occidentalisé en ce sens, l'existence d'une Déclaration universelle des droits de l'homme, de l'Organisation des Nations unies, d'un droit international public et
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privé dont les inspirateurs sont Grotius et Puffendorf sont là pour nous le rappeler. Toutefois, cet universalisme-là pourrait-il s'imposer sur la force de sa séduction si l'Occident n'était que ce message éthique ? Et l'élimination de la misère peut-elle vraiment résulter de la libération des énergies créatives de façon innocente ? Le déchaînement utilitariste de l'intérêt personnel ne vide-t-il pas la démocratie de l'essentiel de son contenu en instrumentalisant les hommes dans la grande machine technicienne ? La réduction de l'Occident à la pure idéologie de l'universalisme humanitaire est par trop mystificatrice sans pour autant éviter les pièges du solipsisme culturel qui mène tout droit à l'ethnocide. Il est difficile de dissocier le versant émancipateur, celui des droits de l'homme, du versant spoliateur, celui de la lutte pour le profit. Les deux sont l'avers et l'envers d'une même médaille, dont le nom, « libéralisme » contient toute l'antinomie. La liberté du commerce est la garantie et le remède face à la menace totalitaire. Elle n'engendre pas plus l'ancienne que « la nouvelle richesse des nations » à moins de croire à l'harmonie des intérêts. 11
Occident et capitalisme L'Occident n'est-il pas le lieu par excellence des rapports marchands ou de cet extrême des rapports marchands les rapports capitalistes ? La circulation marchande est la source d'une « mécanique » expansionniste et déréglée. Quelle que soit l'incertitude sur l'interprétation du fameux texte d'Aristote dans Politique (I, 8 à 11), il s'agit tout de même d'une dénonciation de la démesure du rapport marchand et d'une perversion de la « nature » de la monnaie. De moyen, celle-ci devient une fin, sans qu'aucune limite ne soit inscrite dans la logique même de la circulation. Une société où les rapports marchands existent contient un ferment de destruction de l'ordre politique et éthique. Une valeur (qui est la valeur économique, et proprement une anti-valeur éthique) s'introduit dans les
11. Titre révélateur d'un essai de Guy Sorman (Fayard. Paris, 1987).
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rouages du lien social. La communauté se trouve en partie éclatée et poussée hors d'elle-même, déstabilisée par les marchands dont l'horizon recule sans cesse, à la recherche de nouvelles sources de profits. Toutefois, assimiler l'Occident aux rapports marchands n'est pas satisfaisant puisque ceux-ci existent au moins depuis aussi longtemps que lui dans l'Empire Céleste et dans ce qui constituera les mondes arabo-musulmans. Ces sociétés marchandes ne seront pas des modes de production marchands ou des sociétés de marchands. Les marchands n'y seront jamais dominants. La « démesure » du rapport marchand y est durablement et efficacement neutralisée par l'organisation sociopolitique. En Chine, les fils des marchands enrichis aspirent au mandarinat. Dans le monde arabe, les fortunes excessives sont le plus souvent confisquées - quand elles ne sont pas dilapidées en dépenses festives. Ces sociétés ne luttent pas contre un capitalisme qu'elles ignorent, mais pour leur conservation, en préservant un certain équilibre entre les différentes forces qui les travaillent et en faisant servir les dynamismes centrifuges à la cohésion du tout. L'identification de l'Occident au capitalisme, en revanche, est beaucoup plus sérieuse et sans doute largement fondée. Le capitalisme est incontestablement né en Europe de l'Ouest, presque simultanément au Nord et au Sud. Il s'y est développé pendant des siècles. Il s'est étendu de là au reste du monde, mais cette extension a été précisément l'une des formes de soumission du monde à l'Occident. Il y a eu peu de renaissances et de maturations hors de la zone originelle. Lorsque des capitalismes « authentiques » se sont développés ailleurs, comme aux États-Unis et au Japon, ces pays sont devenus à leur tour partie prenante de l'Occident. Toutefois, cette réduction de l'Occident à un système économique n'est pas pleinement satisfaisante. Certes, le problème posé naguère par les pays de l'Europe de l'Est et l'Union soviétique peut être facilement réglé : on dispose de toute une série d'arguments solides pour considérer que le socialisme réel n'était qu'une variante particulière des systèmes capitalistes et des sociétés « occidentales ». On y retrouvait, bien sûr, l'industrialisation avec l'urbanisation et la
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prolétarisation des masses, mais surtout le culte de la machine, de la technique, de la science et du progrès, et la reprise du projet de la modernité d'une domination totale de la nature. Si les résultats ont été médiocres, ce n'est pas faute d'avoir fait de l'éthique du travail et de la recherche de la performance une obsession médiatique. Cependant, il y a des obstacles plus graves ; réduire l'Occident au système capitaliste implique que ce qui se passe avant la naissance du capitalisme ne concerne pas encore l'Occident ! Or, malgré les tentatives des économistes de réduire le capitalisme à un pur mécanisme, naturel pour les libéraux, artificiel pour les socialistes, il semble bien que le capitalisme soit précisément une manifestation de la spécificité « occidentale » de l'Occident et non sa nature essentielle. Autrement, rien ne se serait opposé à ces renaissances universelles du capitalisme, et le monde serait d'ores et déjà comme un seul marché, une seule nation, une seule société homogène et uniforme de consommation et de salariat. L'auto-affirmation de l'économie est ainsi doublement insatisfaisante ; elle coupe l'histoire de l'Europe chrétienne et de son expansion en deux. Une partie avant, dont le dynamisme est à attribuer à des facteurs « culturels », une partie après dont le mouvement résulte de mécanismes économiques. D'autre part, elle nie la spécificité de l'Occident au profit d'une machine naturelle ou, au moins, reproductible. La restriction supplémentaire de l' identité : Occident égale industrialisation, est encore moins satisfaisante. L'industrialisation, telle qu'elle se manifeste depuis le xix siècle, par son côté spectaculaire, par les bouleversements inouïs qu'elle entraîne, par son processus illimité d'accumulation, est certainement le signe extérieur le plus voyant de l'Occident et de la mise en œuvre de sa puissance. Toutefois, c'est une catégorie inconsistante coincée entre le système capitaliste comme organisation sociale et la technique comme ensemble de rapports homme-outil-matière. L'industrialisation est une manifestation diffuse, continue et répétée sur plusieurs siècles de forces plus profondes qui travaillent la société occidentale. La vision stéréotypée d'une révolution industrielle se produisant en Angleterre au milieu du xviii siècle est très largement mythique. Le passage de e
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l'outil à la machine, la généralisation des machines, le développement de la puissance des machines sont des processus qui se mettent en route en Europe dès le xii siècle avec les grands moulins à eau et à vent (autorégulés par un mécanisme cybernétique dès le xiv siècle) et qui se poursuivent sous nos yeux. La singularité britannique n'est qu'un moment spectaculaire dans un mouvement d'ensemble avec ses tentatives et ses ratés. (Le Danemark où l'expansion du machinisme se heurte à l'insuffisance de la base industrielle, la Bohème où l'industrie minière rate sa mécanisation...) e
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Le rapport capitaliste est certainement la matrice clé de l'industrialisation, encore que ce système n'épuise pas l'essence de l'Occident. Si nous acceptons de donner pertinence à ce concept d'Occident comme unité fondamentale sous-jacente à toute une série de phénomènes qui se sont déployés dans l'histoire, nous ne pouvons le cerner que dans son mouvement. Inséparable de sa souche géographique originelle, son extension et ses dérivés tendent à le réduire à un imaginaire. Géographiquement et idéologiquement c'est un polygone à trois dimensions principales : il est judéo-hellénicochrétien. Les contours de son espace géographique sont plus ou moins précis suivant les époques. Ses frontières se font de plus en plus idéologiques. Terre de l'hellénisme, puis de la chrétienté naissante, Empire romain triomphant, voire arabo-islamique, sa figure revêt les traits les plus caractéristiques en se déplaçant du Bassin méditerranéen aux rives de l'Atlantique. Selon un processus de petites mutations, le polygone occidental est tributaire pour son épanouissement d'autres influences culturelles moins visibles, parce que sans traces « intellectuelles ». Il est remarquable que le site de la chrétienté dynamique recouvre l'aire de l'occupation des Celtes dont nombre d'apports (il est vrai mineurs) sont encore repérables. Il est non moins troublant de noter que ce même espace est à peu près celui des invasions germaines et de leurs prolongements vikings. Il y a dans la liberté germanique, telle que s'en lit la trace dans la féodalité, et plus encore dans les aventures des Vikings et
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des Normands, une certaine préfiguration tout à la fois de la libre concurrence, de la liberté civile et des aventures coloniales. Qui dira jamais la circonstance qui a joué le rôle de catalyseur dans ce métissage culturel pour faire de l'Occident cette formidable machine à bouleverser la planète ? Royaumes maritimes d'où partent les caravelles, républiques marchandes et industrieuses du Nord, terroirs du charbon et du fer, de l'industrialisation, l'Occident s'enracine dans le continent européen, sa position géopolitique exceptionnelle d'isthme au carrefour des axes commerciaux et culturels, et son histoire plurielle, avant de partir à la conquête et la reconquête du monde en des offensives où la violence le dispute à la séduction ; il se prolonge et renaît de l'autre côté de l'océan, et peut-être dans l'Empire du Soleil Levant. Où sera-t-il demain ? Sur le pourtour du Pacifique, le Rim («rivage »), comme le prédisent certains stratèges en chambre ? Il s'est identifié presque totalement au paradigme déterritorialisé qu'il a fait naître . L'important selon nous est la croyance, inouïe à l'échelle du Cosmos et des cultures, en un temps cumulatif et linéaire et l'attribution à l'homme de la mission de dominer totalement la nature, d'une part, et la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action, d'autre part. Cet imaginaire social que le programme 12
12. Johan Galtung le réduit à un code de dix traits : « - Traits caractéristiques de la cosmologie sociale occidentale : conception occidentale de l'espace, centriste et universaliste ; conception du temps linéaire, centrée sur le présent ; conception plutôt analytique qu'holistique de l'épistémologie ; conception des relations humaines en termes de domination. - Traits caractéristiques de la structure sociale occidentale : division du travail verticale et centralisée ; conditionnement de la Périphérie par le Centre ; marginalisation : division sociale entre le dehors et le dedans ; fragmentation : atomisation des individus à l'intérieur des groupes ; segmentation : division à l'intérieur des individus. » Sans doute l'essentiel y est-il, mais on peut discuter de certains traits plus particuliers. L'opposition du dehors et du dedans, par exemple, n'est-elle pas aussi centrale dans la pensée chinoise ? Voir le développement dans la perspective des besoins fondamentaux « Il faut manger pour vivre », in Cahiers de l'IUED, n° 11, Paris, 1980, PUF, p. 82-83.
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de la modernité, tel qu'il est explicité chez Bacon et Descartes, dévoile s'origine clairement dans le fonds culturel juif, dans le fonds culturel grec, et dans leur fusion. En dehors des mythes qui fondent la prétention à la maîtrise de la nature et en dehors du schéma continu, linéaire et cumulatif du temps, les idées de progrès et de développement n'ont rigoureusement aucun sens et les pratiques techniques et économique qui en découlent sont totalement impossibles parce que insensées ou interdites.
II. La spécificité occidentale Irréductible à un territoire, l'Occident n'est pas seulement une entité religieuse, éthique, raciale ou même économique. L'Occident comme unité synthétique de ces différentes manifestations est une entité « culturelle », un phénomène de civilisation. Encore faut-il s'entendre sur le sens de ces termes et cerner la spécificité de cette civilisation-là. Culture « culturelle » et culture « culturale » Le mot culture possède tant d'acceptions, et est utilisé dans des contextes tellement divers, avec des connotations si variées qu'il entretient une foule de malentendus. Faut-il, suivant le nominalisme strict, le proscrire du langage « scientifique » et multiplier les mots nouveaux aux contreparties claires, précises et distinctes dans le champ du réel pour éliminer les équivoques ? Outre qu'il est peu probable qu'on soit suivi dans cette voie, il est douteux que cette opération donne le résultat escompté. La polysémie du mot culture est la cause même de son succès. Elle permet de canaliser des désirs et des aspirations aussi profonds qu'imprécis. 13
Dans plusieurs travaux antérieurs , nous avons défini la culture comme la réponse que les groupes humains apportaient au problème 13. En particulier Faut-il refuser le développement ?, chap. vi, PUF, Paris, 1986.
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de leur existence sociale ; cette conception que nous appelons « culturale » de la culture se rattache à l'approche anthropologique. Dans les sociétés antérieures au monde moderne, la culture recouvre tous les aspects de l'activité humaine. Ces sociétés ignorent justement l'économie en tant que telle. La « sphère » économique est « enchâssée » dans l'ensemble culturel et participe de cette réponse globale au défi de l'être. La société moderne en « inventant » l'économie, c'est-à-dire en autonomisant une « sphère » de la production, répartition et consommation des richesses matérielles, sphère pour laquelle il serait légitime et nécessaire d'optimiser l'allocation des moyens, a réduit la culture aux préoccupations « culturelles » des ministères qui en portent le nom. Cette réduction trouve son origine dans la métaphysique occidentale qui, depuis Platon, scinde l'unité de l'être en matière et esprit. La culture ne serait plus que la conscience (voire la fausse conscience) qu'une société aurait de ses pratiques « matérielles » à travers la religion, l'art et tous ses moyens d'expression. Cette manifestation culturelle peut verser volontiers dans le folklore, comme la « négritude » de Senghor, lorsque les choses « sérieuses » de l'économie sont enjeu. Le respect des cultures laisse alors intact le paradigme du développement et la dimension culturelle n'est qu'un luxe que l'on peut éventuellement s'offrir pour sacrifier au rituel de l'Unesco, en lançant un festival des arts africains ou en inaugurant un musée des traditions populaires. Deux autres acceptions du mot culture interfèrent avec les précédentes. La culture comme l'ensemble des représentations et des symboles par lequel l'homme donne sens à sa vie, à ses expériences concrètes, et la culture de l'homme cultivé. Le premier sens est parfaitement illustré par l'analyse de J.-P. Dupuy et J. Robert : « Le programme que constitue une culture peut être vu comme un système organisé de symboles (langage, art, mythes, rituels) permettant aux hommes d'établir des relations signifiantes entre eux et avec leur monde, de trouver un sens à leur environnement et à leur vie, et par là d'établir un certain sentiment de sécurité, toujours fragile et menacé devant la fuite du temps et l'interrogation de la mort . » 14
14. J.-P. DUPUY et J. ROBERT, La Trahison de l'opulence, PUF, Paris, 1976.
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Cette définition de la culture n'est pas très éloignée de notre conception culturale. Pour les auteurs cités, la modernité entraîne des risques dramatiques de perte de sens et fonctionne en partie comme anticulture. Toutefois, cette conception n'intègre pas la totalité de l'expérience humaine dans ce système de sens et dans la culture ; il demeure un extérieur à la culture dont la technique et l'économie font sans doute partie au moins partiellement. Un glissement est donc possible vers la conception culturelle. Il a lieu chez Jean Ziegler par exemple . La dernière acception, celle de la culture cultivée, est sans ambiguïté possible tout entière du côté du culturel. Dans une société primitive, il n'y a aucun sens à dire de quelqu'un qu'il n'est pas cultivé. Cela est encore largement vrai dans les sociétés traditionnelles. Quel que soit son statut, tout membre de la communauté est intégré aux systèmes symboliques qui donnent sens à l'expérience du groupe, à travers ses pratiques diverses (alimentaires, cultuelles, ludiques). Sa connaissance des mythes et des rites, des danses et des musiques est le résultat et la marque de son appartenance et de son initiation. Cette dernière, en particulier, n'est pas une éducation facultative. On est « culture » et non cultivé. L'oralité et la relative simplicité des techniques réduisent la distance entre producteurs et consommateurs des créations culturelles. Aux antipodes de la société du spectacle, la production du social est l'affaire de tous, la participation de chacun y est requise, même si elle ne l'est pas de la même façon pour tous les membres. 15
Dans la société moderne, où la pratique matérielle a vu son sens se dégrader et se réduire à une pure fonction, la culture culturelle est faite d'un patrimoine de connaissances et des œuvres qui lui sont liées ; elle englobe les arts et les sciences, le savoir technique et les émotions esthétiques. Il ne s'agit plus tant d'un système symbolique qui donne sens à l'existence que d'un code sélectif de signes 15. Jean ZIEGLER, La Victoire des vaincus. Oppression et résistance culturelle. coll. « L'Histoire immédiate », Seuil, Paris, 1988. L'analyse que l'auteur consacre à la culture aboutit à une grande confusion. On peut se demander si cette reconnaissance tardive de la culture chez ce tiers-mondiste ne vise pas à l'embrasser pour mieux l'étouffer. « La culture recueille le sens de l'expérience et donne sens à l'expérience », écrit-il p. 32, mais l'expérience n'en fait pas partie !
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de distinction. Cette culture-là est susceptible d'appropriation privative. Elle devient une valeur interne à la civilisation. Si elle est encore très consistante et très partagée, elle continue à fournir un sens à la vie et à la mort. Cela est patent dans le cas du Japon ; alors, elle accroît incontestablement l'efficacité par rapport à des sociétés vieillies et usées. On travaille plus efficacement dans un monde encore enchanté. Si les objectifs du monde désenchanté y trouvent leur place, on peut escompter de belles performances. Dans la société moderne, de façon générale, on est plus ou moins cultivé, et de larges parties de la population ignorent la plus grande masse des productions « culturelles » de leur propre civilisation. Elles sont largement incultes. En déculturant les populations du tiers monde, l'occidentalisation les transforme ainsi en masses incultes. Cette culture-là est une mise en scène pour consommateurs passifs étrangers à leur propre culture. Avec la définition/conception culturale, les choses vont en principe autrement. Si la culture est « non pas un luxe ou une simple jouissance esthétique, mais l'ensemble des solutions trouvées par l'homme aux problèmes qui lui sont posés par son "environnement" », selon la formule de Garaudy reprenant Paulo Freire , la production, la répartition et la consommation des richesses, sinon l'économie, font bien partie de la culture. Si chaque groupe humain donne une réponse qui lui est propre au défi de l'existence, il y aurait en théorie autant de façons de résoudre les problèmes de ce que dans la « culture occidentale » nous appelons « sous-développement » qu'il y a de cultures. La culture n'est pas en ce cas une dimension du développement, c'est le développement au contraire qui serait une dimension de la seule « culture occidentale ». Cela pose deux nouveaux problèmes : celui de l'unité culturelle et celui de la nature de la culture occidentale. La diversité des cultures, la légitimité de cette diversité peuvent être remises en cause de cette façon. 16
Si la culture est réponse au problème de l'être, elle comprend une infinité de volets comme l'être lui-même ; les niveaux de réponse 16. Cf. Paulo FKEIRE, Pour un dialogue des civilisations, Denoël, Paris, 1977, p. 197.
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peuvent être innombrables. Et les croisements des champs et des niveaux peuvent amener un nombre illimité de combinaisons. 11 y a la culture religieuse, la culture esthétique, la culture alimentaire, vestimentaire, etc., le point de savoir si l'on peut parler de culture technique et de culture économique étant provisoirement réservé. Il y a la culture locale, régionale, nationale... Il y a une aire culturelle chrétienne, une aire culturelle islamique, une aire culturelle bouddhique... Mais il y a aussi une culture bretonne, basque, et même des traits culturels spécifiques à chaque village. Si l'expérience du langage est un trait culturel fort qui permet de délimiter des unités culturelles, celle du travail, du mode de vie, est non moins importante on parle alors de culture ou de sous-culture ouvrière, de culture paysanne ou rurale... Cette infinie diversité permet à nouveau une « folklorisation » de la culture ; s'il n'y a pas de « réfèrent » fort et évident de l'identité culturelle, l'unité du genre humain retrouve ses droits à travers des expériences universelles susceptibles d'évolution mais non de véritables variantes : celles de la science, de la technique et de l'économie, voire du politique. Celles-ci sont les réponses modernes et fonctionnelles aux « besoins » naturels et éternels de l'homme. Or, il n'est certes pas vraiment légitime de désigner comme porteur exclusif de la « culture » : « le peuple » ou « la nation ». On sait tout l'arbitraire et tout l'artifice des découpages qui les font et les ont fait surgir, y compris dans les vieux pays d'Europe. Considérer la culture nationale comme le pilier de l'identité culturelle et traiter le reste (région, classe, etc.) comme lieux de sous-culture est parfaitement illégitime. La réponse au problème de l'existence sociale se fait autant par le milieu familial, local, régional, le langage, la religion, que par l'appartenance nationale. Non seulement celle-ci est mystificatrice, mais avec la transnationalisation de l'économie, elle devient de plus en plus illusoire.
La culture contre la civilisation En outre, les valeurs culturelles ne sont-elles pas des traits résiduels et anecdotiques de la sauvagerie et de la misère des âges
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précédant le développement ? Cette hypothèse n'est pas dénuée de pertinence si on examine l'Europe elle-même et la « déculturation » des campagnes avec l'intégration à l'économie moderne. La culture est alors opposée à la civilisation. Les deux termes ont la même dénotation. Dans son Identité de la France, Fernand Braudel définit la civilisation comme la « façon de naître, de vivre, d'aimer, de se marier, de penser, de croire, de rire, de se nourrir, de se vêtir, de bâtir ses maisons et de grouper ses champs, de se comporter les uns vis-à-vis des autres ». Cette définition est bien celle que nous avons donnée de la culture en son sens fort. Toutes les définitions possibles de la civilisation poseraient le même problème. Et pourtant, l'usage a donné aux deux termes des connotations différentes qui vont jusqu'à les opposer. Ainsi, les « cultures » locales présentent de nombreux traits comparables aux « survivances » que les ethnologues répertorient dans le tiers monde ; les coutumes, les parlers, les fêtes, les croyances, les rites, les techniques, tout ce musée des arts et des traditions populaires est comparable au musée de l'homme, et témoigne de l'époque antérieure à la civilisation, c'est-à-dire d'une vie rude et misérable où l'ignorance de la technique scientifique condamnait l'humanité à une survie agrémentée de quelques « épices » : la culture. 17
Dans un ouvrage remarquablement documenté, Eugen Weber montre la fin des cultures populaires sous l'effet de l'intégration au progrès et à la modernité . Les sociétés rurales en France même avaient des cultures riches, tout à fait comparables à celles des sociétés du tiers monde. Toutefois, leur mode de vie est incroyablement précaire, et misérable. Cette « sauvagerie » est opposée à la civilisation. La civilisation apparaît alors comme projet né dans les villes. « La civilisation est urbaine (civile, civique, bourgeoise, civilisée), et il en va de même, naturellement de l'urbanité : de même que la politesse, politique, police viennent de polis : toujours la cité . » 18
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17. Fernand BRAUDEL, op. cit., tome I, p. 73. 18. Cf. Eugen WEBER, La Fin des terroirs. La modernisation de la France
rurale 1870-1914, Fayard, Paris, 1983.
19. J.D., ibid.,p.21.
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Le projet « civilisation », né hors des racines des terroirs, est celui de la modernité. Il est universaliste ; ses valeurs sont la science, la technique, le progrès. Il détruit les cultures et apporte le bien-être en désenclavant les terroirs et en substituant les lois du marché aux relations sociales traditionnelles. Ainsi, l'étroitesse du cadre de vie culturel vole en éclats tandis que la concurrence effrénée et la recherche de la performance entraînent une accumulation matérielle sans précédent, stimulée par le progrès de la science et des techniques. La culture est toujours alors une « agri-culture ». Ici, nous rencontrons une des contradictions du projet civilisationnel occidental. Le compromis entre la socialité concrète et l'humanité abstraite de la modernité s'organise autour du programme de l'État-nation. Cet État-nation est le lieu du patriotisme abstrait de l'homme de la Déclaration de 1789, donc un État de sans-culottes citadins, qui sont les enfants terribles de la civilisation, mais il ne sera vraiment défendu, jusqu'en 1914, que par des paysans-citoyens, qui sont les fils des cultures des terroirs . Quand la modernité aura réalisé la fin des paysans et la fin des terroirs, il n' y aura plus personne pour défendre la patrie. Ce sera ainsi la fin de l'ordre nationalétatique . 20
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Ce projet civilisateur a mûri en Occident, il s'est identifié largement à lui. À l'heure actuelle, la forme dominante de ce projet n'est autre que le « développement ». Cela pose le problème de la nature « culturelle » spécifique de l'Occident. L'occident comme anticulture Si l'Occident est une « anticulture » soit, comme l'analyse Robert Jaulin, parce qu'il détruit la richesse des ethnies du tiers monde
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20. Georges Sorel à la suite de Renan souligne cette opposition entre citadins et citoyens. Les urbains, dit-il, ne sont point « fondés » dans l'État comme les paysans, mais citoyens. Cf. Georges SOREL, Les Illusions du progrès, chap. II, Rivière, Paris, 1908. 21. Voir les percutantes analyses d'Hannah ARENDT dans Les Origines du totalitarisme, coll. « Points », Seuil, Paris, 1982. 22. Robert JAULIN, La Décivilisation, politique et pratique de l'ethnocide. Éd. Complexe, Bruxelles, 1974.
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soit, selon l'analyse d'Eugen Weber, parce qu'il substitue à la misère des terroirs du Centre, le bien-être anonyme de la croissance économique, son projet n'en est pas moins une réponse au problème de l'être social et, en ce sens, une « culture ». Le sentiment d'une différence radicale de cette culture par rapport à toutes celles qui l'ont précédée ou qui lui font obstacle, ne trouvant pas sa source seulement dans un préjugé positif ou négatif ethnocentrique, a conduit beaucoup de penseurs à chercher la spécificité de cette culture. Une réponse souvent donnée est que l'Occident est la seule culture ouverte qui, dans l'histoire, se soit intéressée aux autres cultures et qui, se mettant elle-même en question, a de ce fait une vocation universelle. En d'autres termes, elle contiendrait une « métaculture » lui permettant de se représenter elle-même, de se mettre à distance, de s'autoréfléchir . De là viendrait sa supériorité. Si cette réponse séduit au premier abord, elle est problématique et incomplète. 23
Si la distance critique était la source de la supériorité d'une culture, cela serait autocontradictoire. L'Occident ne serait supérieur qu'en tant, et pour autant, qu'il douterait de sa supériorité... En outre, cette « qualité » ne suffit pas à définir complètement la spécificité occidentale, car, en y réfléchissant, on peut dire que toute culture contient une métaculture qui lui permet de se mettre en scène. Tout au plus, la différence ne serait que de degré. Si les « petites cultures » locales semblent peu ouvertes et n'exercent pas d'effets de séduction sur les autres, il n'en est pas de même des « grandes civilisations » concurrentes de l'Occident : l'Inde, la Chine, l'Islam. Celles-ci participent d'ailleurs aussi de la civilisation définie
23. Cette approche de la spécificité de l'Occident par l'autoréflexion rejoint les analyses des philosophes. L'Occident serait le lieu de naissance de l'expérience philosophique. Cela est à la fois incontestable et dérisoire. S'il est légitime d'assimiler philosophie et métaphysique occidentale, le connais-toi toi-même socratique devient la base d'une méconnaissance tragique de l'Autre, à la fois comme Autre dans ses propres projets d'autoréflexion (le bouddhisme par exemple) et comme soi-même (la judaïté dans la philosophie allemande). On sait que cette méconnaissance (qui va bien au-delà de l'expérience philosophique) aboutit à l'extermination des autres et de soi-même.
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antérieurement comme « anticulture ». Elles aussi ont engendré des villes importantes, et cultivé des mœurs « policées ». Toutefois, même si ces grandes « aires culturelles » exercent encore aujourd'hui des « effets de séduction » sur les petites cultures environnantes, elles subissent à leur tour des effets de fascination considérables de la part de l'Occident. Une métasociété mondiale existe, qui tient moins à l'hégémonie britannique ou américaine, et moins encore à l'ONU, qu'à la domination d'un « mécanisme » d'échanges (pas seulement économique) qui met en relation toutes les parties de la planète. Les plus grandes civilisations ne peuvent résister à la force corrosive de ce mécanisme qui amène une partie au moins de leurs élites à faire carrière dans cette « société-monde ». Là, sans doute touche-t-on du doigt ce qui fait la spécificité de l'Occident et sa nature d'« anticulture ». Seule « société » fondée sur l'individu, elle n'a pas de véritables frontières. Le projet civilisationnel de la modernité n'a pas de sujet propre ni d'assise territoriale définie de façon stricte. Même en cela elle ne serait pas très différente de « mouvements » universalistes comme l'Islam. Ce qui est propre à cet universalisme-là, c'est que son moteur est la concurrence des individus et la quête de la performance. Tout le monde peut y participer et y jouer ; et même si les chances sont extraordinairement inégales, il n'est pas exclu de gagner. La totalité du social est susceptible de fonctionner comme un marché. Le « sauvage » de la zone la plus reculée de la planète peut devenir un numberone médiatique en gagnant le Marathon aux jeux Olympiques, en étant vedette de cinéma après s'être fait repérer par un metteur en scène ; il y a mille manières de prendre place dans la société-monde et, le hasard aidant, de se hisser aux premières loges. L'Occident est émancipateur, en ce qu'il affranchit des mille contraintes de la société traditionnelle, et ouvre une infinité de possibles ; toutefois, cet affranchissement et ces possibles ne se réaliseront que pour une infime minorité. En contrepartie, la solidarité et la sécurité seront détruites pour tous. L'utilisation de la métaphore de la machine avec ses mécanismes et son moteur pour parler de l'Occident se rencontre chez de nombreux auteurs. Le terroir d'Occident a vu naître un « système » qui
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a la particularité de pouvoir se détacher de son socle historicogéographique, et dont bien des traits sont négateurs des cultures. En ce sens, il est reproductible, et il a été effectivement reproduit. Toutefois, comme un tel « système », tout déterritorialisé et déshistoricisé qu'il soit, repose tout de même sur l'action des hommes, il n'est machinique que de façon métaphorique. Le rapport des hommes aux choses devient si prégnant qu'il contraint les rapports des hommes entre eux et les force à agir comme des rouages d'une gigantesque machine, même à leur corps défendant. Une certaine peur d'avoir à affronter son semblable dans des rapports interpersonnels a poussé les Européens à imaginer de confier toujours plus le fonctionnement social à des automatismes. Le règne de la « main invisible » ne se manifeste pas seulement dans le domaine économique, il tend à régler la totalité de la vie sociale par le jeu de la mimésis, l'intervention de la technique, le rôle des « appareils » bureaucratiques. Certes, la neutralité humaine des automatismes évite, dans l'idéal, l'arbitraire, la corruption et tous les abus liés à la faiblesse humaine, mais le revers en est une déshumanisation toujours plus poussée de la vie sociale. Lorsque la dénonciation du système est récupérée par le système lui-même pour renforcer la manipulation imaginaire de ses membres, on a affaire à une machine sociale presque parfaite. René Bureau appelle cette « mégamachine » la SUMI (société urbaine militaire et industrielle) en lutte contre les S.A. (sociétés agraires). « Le bon ton consiste à dénoncer la société de consommation et à réclamer la qualité de vie ; mais la bonne tenue exige de rouler en voiture et de regarder la télévision . » Dans une analyse d'une grande force tragique, Jacques Ellul analyse la mégamachine comme « société technicienne ». Le système technique intègre les hommes comme rouages d'une machine totale, et finalement totalitaire, dotée d'une force irrésistible d'auto-accroissement. Que l'on mette l'accent sur les rouages économiques ou sur les rouages techniques, sur la mimésis ou la contrainte bureaucratique, 24
24. René BUREAU, op. cit., p. 12.
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l'hubris du système réside bien dans l'absence de maîtrise de notre maîtrise de la nature, suivant la formule de Marshall Sahlins . Ce projet est anticulturel, non seulement parce qu'il est purement négatif et uniformisant (pour qu'on puisse parler d'une culture, il faut qu'il y en ait au moins deux....), mais surtout parce qu'il n'apporte pas de réponse au problème de l'existence sociale des « perdants ». Intégrant dans l'abstrait le monde entier, il élimine concrètement les « faibles » et ne donne droit de vie et de cité qu'aux plus performants ; de ce point de vue, il est le contraire d'une culture, qui implique une dimension holiste ; la culture apporte une solution au défi de l'être pour tous ses membres. 25
Un ami chinois, avec qui je discutais de l'habitude dans certaines régions de Chine et d'Indochine de donner aux enfants des noms souvent répugnants pour écarter le malheur, m'expliquait qu'il lui fallait attendre, avant de donner à ses enfants leur nom définitif, de voir leur caractère se former, afin de contrebalancer leurs tendances antisociales. A l'ambitieux on donnera un nom impliquant médiocrité, à la fille trop belle un nom évoquant la laideur... Toute supériorité est considérée comme danger pour l'équilibre social et doit être conjurée par des stratégies symboliques. En Nouvelle-Guinée, les Papous Gahuku-Kama avaient adopté avec enthousiasme le football, mais ils l'avaient adapté à leurs valeurs culturelles . Il était exclu qu'il y ait un gagnant et un perdant. La partie se prolongeait, était suspendue, reprenait jusqu'à ce que les comptes soient équilibrés. Cela n'empêchait absolument pas l'excitation de chaque but et l'exaltation des héros du jeu. Chaque partie renforçait la gloire et la satisfaction des deux camps, mais l'agressivité était facilement conjurée. Faute d'avoir adopté une telle sagesse les Baluba et les Lulua du Kassaï se sont massacrés impitoyablement de 1959 à 1962 à la suite d'un match interethnique à 26
25. Marshall SAHLINS. AU cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, Paris, 1980, p. 274. 26. K. E. READ, « Leadership and consensus in a New Guinean Society », Ann. Anthropologist, vol. 6, n° 3, p. 249 (cité par Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale 2, Pion, Paris, 1973, p. 373).
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Luluabourg... Mais le tiers monde n'a pas le privilège des matchs sanglants. La Belgique en a donné un tragique exemple sur le stade du Heysel, grâce aux supporters d'outre-Manche... Les différences les plus infimes peuvent donner lieu à un déchaînement inouï d'agressivité. Un parti suisse des automobilistes n'a-t-il pas mis à son programme de passer les Verts au lance-flammes ! L'échec est inscrit au cœur même du projet occidental - c'est le revers de la performance. Sur le plan « culturel », il s'agit d'une contradiction avec la dimension universaliste du projet. L'Occident propose une humanité de frères et d'égaux, toujours mieux nourris, mieux vêtus, mieux logés, mieux soignés. Toutefois, dans le même temps, ce « mieux » repose sur l'élimination du « bien » pour toute une fraction de l'humanité. L'Occident a réussi à faire illusion pendant longtemps, en « exportant » l'échec chez les non-occidentalisés ou les moins occidentalisés. Cet échec, dans ce qu'un économiste spécialiste des relations internationales, Kindleberger, appelle « une partie de saute-mouton internationale », est en outre l'échec du développement dans le tiers monde. Sans cet échec, la violence mimétique en Occident ne connaîtrait aucune limite. Le tiers monde est l'exutoire des passions déchaînées par le jeu déréglé des concurrences non maîtrisées. À l'origine des grands carnages délirants du tiers monde qui jettent l'effroi dans les chaumières et nous confirment dans la conviction de la barbarie de l'Autre, on trouve les frustrations créées par l'Occident. Les exemples sont légion : le paisible Cambodge plongé dans un génocide inouï suite à l'intervention américaine, l'Iran privé de sa révolution bourgeoise de Mossadegh par une intervention anglo-américaine, jusqu'au terrorisme aveugle des enlèvements, détournements, prises d'otages, suscité par le cauchemar du Moyen-Orient. Toute cette violence attribuée à l'Autre, qui nous est renvoyée en miroir, est celle-là même que nous n'avons pas su affronter ni maîtriser. L'identification de l'Occident à la « machinerie » socio-technoéconomique pose tout de même un problème. Bien que comme « modèle de civilisation » l'Occident ne soit pas universalisable, en tant que « machine », il est reproductible. Que l'on mette, comme
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Jacques Ellul, l'accent sur la technique, ou, selon une approche plus traditionnelle, sur l'économie, il n'en demeure pas moins que cette « machinerie » est appropriable comme le montre l'exemple du Japon et des pays du Sud-Est asiatique. Le fait que ces pays ont assimilé de façon parfaite (plus que parfaite même, serions-nous tenté d'écrire) les secrets de la « machinerie » sans rien devoir, en apparence du moins, au polygone imaginaire judéo-hellénico-chrétien pose un sérieux problème. La réponse usuelle (implicite en général) est que la « révolution industrielle » aurait fait entrer l'humanité dans l'ère technique, de façon comparable à la révolution néolithique pour la domestication des plantes, des animaux, la maîtrise du polissage et l'invention de la poterie. Le caractère évolutionniste de cette objection ne doit pas masquer sa force. Les « découvertes » du Néolithique ont eu une portée quasi universelle, sans, en apparence, remettre en cause la diversité culturelle ni traduire l'impérialisme d'une société ou d'un ensemble de sociétés pour lesquelles ces « techniques » auraient été une des dimensions culturelles. Le rapprochement analogique entre révolution néolithique et révolution industrielle enlève pratiquement toute substance à la thèse de l'occidentalisation du monde. En dehors des tentatives avortées de colonisation politique et de conversion religieuse, le terme d'occidentalisation n'a alors ni sens ni portée. Dans cette optique, la diffusion de nouvelles sources d'énergie (charbon, pétrole, électricité, nucléaire), la généralisation de nouveaux procédés de fabrication, l'universalisation de nouveaux produits sont une étape de l'histoire universelle et non une forme de domination de l'Occident. Vue de cette manière, l'occidentalisation a été un échec historique. La réussite de l'Occident, la révolution techno-économique, est la cause même de sa disparition. En transmettant à l'humanité cette « trouvaille », il a accompli, mais aussi achevé, sa mission historique. Chacun peut se l'approprier, l'adapter à sa propre culture et utiliser les moyens inouïs qu'elle fournit contre ce prétendu Occident (qui, au vrai, se trouve de ce fait atomisé dans son concept, avant de l'être, éventuellement, en pratique, après une catastrophe nucléaire...).
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On notera qu'une telle thèse réduit la culture à un sens quasi culturel, mais cette réduction bénéficie ici de toute la force d'une certaine histoire incontestable. Cela peut une nouvelle fois déboucher sur la thèse de la « nouvelle richesse des nations ». Le fait que nous sachions peu de choses sur cette fameuse révolution néolithique, et que le peu que nous en sachions ait été élaboré et interprété par des spécialistes imbus des idéologies du progrès et de l'évolution, introduit un sérieux « biais » dans notre vision de cet événement et de sa portée. Un réexamen de la « neutralité » relative de la révolution néolithique est certainement un programme de recherche prometteur ; toutefois, il est exclu d'entrer ici dans des débats qui excèdent notre compétence. Sans s'engager dans un processus révisionniste de la présentation « traditionnelle » de la « révolution néolithique », il est possible de critiquer l'analogie entre celle-ci et la « révolution industrielle » que nous préférerions appeler « révolution techno-économique ». Nous ne nions pas a priori que certains aspects de cette révolution constituent des acquis incontestables pour l'humanité. Aussi bien, des apports techniques essentiels de cette révolution, comme la boussole, la poudre ou le papier, ne doivent rien à l'Occident. Il nous paraît que le cadre axiologique qui a fait de cette révolution-là la machine ethnocidaire, et à la limite suicidaire que nous dénonçons, est impliqué beaucoup plus profondément dans cette histoire que ne l'était celui qui a vu l'épanouissement de la révolution néolithique. Même si demain l'Occident devait se nipponiser ou se siniser, il n'empêche que l'appropriation de la machine techno-économique par l'Extrême-Orient n'a pu se faire que grâce à une occidentalisation essentielle. Certes, encore fallait-il que cette appropriation fût possible. Aucune fatalité ne destinait l'Occident à inventer seul tous les éléments de son paradigme. Certains ont été inventés par d'autres et importés par lui (les découvertes techniques et théoriques des Chinois, des Indiens et des Arabes), d'autres ont pu être trouvés par d'autres, en même temps ou avec décalage, comme le rapport marchand ou même la féodalité. L'ensemble des données historiques
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prédisposait incontestablement beaucoup mieux le Japon que les cultures d'Afrique noire à assimiler la « machinerie » occidentale . Toutefois, cette assimilation/appropriation n'en traduit pas moins une occidentalisation en profondeur. La conception linéaire et cumulative du temps, la croyance en la possibilité de maîtriser la nature, et la conviction qu'il s'agit d'une mission sacrée pour l'humanité ont bousculé la sagesse bouddhique, qui ne survit qu'à condition de s'en accommoder. Certes, le culte de la performance ne s'est pas greffé sur un individualisme manifeste, il reste l'objet d'une action collective et donne un sens nouveau à la solidarité culturelle et à l'identité ethnique. Mais cette tentative même de greffer la société technicienne sur une communauté enracinée dans une culture incarnant l'esprit d'un peuple (le Volkgeist) n'est pas vraiment nouvelle. L'Allemagne avait déjà essayé cette voie-là avec le résultat apocalyptique que l'on sait. Le Japon n'a emprunté à l'Occident que l'essentiel, reléguant l' accessoire au vestiaire et conservant pour le reste sa propre culture. Ce reste, dont l'inventaire quant à son importance et sa signification est à faire, semble même apporter de l'huile dans les rouages de la machinerie tandis que l'Occident est encombré de tout le fatras de ses échafaudages et de ses projets avortés. 27
Il est remarquable que l'Amérique latine, pourtant occidentalisée depuis longtemps avec la violence que l'on sait et une pénétration massive d'Européens, s'est encombrée de l'accessoire et n'a pas pu ni su acclimater l'essentiel. Le folklore culturel européen a envahi la vie quotidienne, mais l'indianité est restée étrangère au projet de domination de la nature et au temps linéaire et cumulatif.
27. Pour un bref résumé des débats sur ce point on peut se reporter à notre livre Faut-il refuser le développement ? Il est à remarquer que de 1850 à 1950, la « machine » a été le mieux maîtrisée par les Wasp ( White Anglo-Saxon Protestant), conformément à la thèse de Max Weber. Les sociétés d'individus déracinés d'origine occidentale, aux États-Unis et dans les dominions anglo-saxons, sont plus performantes que les vieux États européens. Depuis quelques décennies, et singulièrement avec la crise actuelle, on assiste à une véritable revanche des non-Wasp, Japonais et Coréens, à un degré remarquable, mais aussi aux États-Unis même, à celle des minorités hispano-catholiques. Dans certains contextes, un certain holisme, mêlé à l'esprit de conquête, s'avère plus efficace que l'individualisme pur.
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Ladinos et Afro-Brésiliens restent largement à l'écart de l'imaginaire de la modernité. Devant le spectacle télévisé de l'alunissage des Américains du Nord, un grand débardeur noir de Sâo Salvador de Bahia s'écrie « Eh, vous là-bas, les imbéciles ! Ils vous ont bien eus les Américains ! Croyez-vous que Shango laisserait, ne serait-ce qu'un instant, un Blanc poser sa paluche sur la Lune ? » 28
Le soleil s'est couché depuis longtemps sur la vieille Europe. Les croisades sont oubliées, et l'épopée coloniale a vieilli d'un seul coup de plusieurs années-lumière. La chrétienté marchande et industrielle n'a plus aucun secret pour dominer le monde, et la gloire des Blancs n'est plus qu'une survivance provisoire. Pourtant, la machine à déraciner pour s'être déracinée elle-même hors de son site natal reste plus jeune que jamais. Elle informe le monde en une vaste technopole, broyant les nations dans ses rouages implacables, écrémant les élites et abandonnant au rebut des corps exsangues et désarticulés. L'économie et la technique sont le cœur du système mais ce ne sont ni son commencement ni sa fin. Au terme de cette enquête sur le destin et la nature de l'Occident, et avant de voir plus en détail les effets concrets de l'occidentalisation, on peut souligner l'ambiguïté profonde du phénomène. L'occidentalisation est un processus économique et culturel à double effet : universel par son expansion et son histoire, reproductible par le caractère de modèle de l'Occident et sa nature de « machine ». Dans les deux cas, l'aboutissement idéal est l'accès égal de tous et de chacun aux bienfaits de la « machine », soit parce que chaque groupe humain pourrait reproduire à son profit une telle « machine », soit parce que, unique, la « machine » étendrait ses bienfaits à tous. En se posant en modèle, la machine occidentale se présente comme accessible à tous. Chacun peut construire une telle merveille pour son propre compte. L'Angleterre a montré la voie au xviii siècle, suivie de la plupart des pays européens. Les États-Unis et les dominions blancs ont poursuivi en dépassant leurs premiers maîtres. Le Japon, à son tour, a tenu à prouver que le modèle était e
28. Anecdote rapportée par Jean ZIEGLER, op. cit., p. 21.
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bien maîtrisable par des non-Blancs, non occidentaux (et même orientaux à l'extrême...). Les quatre Petits Dragons du Sud-Est asiatique montrent que la reproductibilité, non seulement n'est pas liée à une zone géographique et à une aire culturelle, mais encore qu'elle est indépendante de la période historique. Transhistorique et a-spatial, le modèle de la société technicienne, avec tous ses attributs, de la consommation de masse à la démocratie libérale, semble bien reproductible et, de ce fait même, universel. Universel, l'Occident l'est encore plus directement par son extension/mondialisation à partir de son pôle initial ou de ses rebonds ultérieurs. Cette mondialisation s'étend des flux de marchandises aux flux financiers, mais aussi à la production. Transhistorique et a-spatial, le capital est transnational par essence. L'uniformisation touche tous les domaines, de l'information aux droits de l'homme. L'ennui pour cette légende rose est que cette double universalité se trahit par cette dualité même. Les deux processus mimétiques se neutralisent et se contredisent. La reproductibilité n'est pas universelle car elle implique l'expansion. Plus elle touche le noyau dur du système, plus elle est difficile, conflictuelle et limitée. L'expansion, de son côté, ne concerne que la propagation de l'uniformité « culturelle », au détriment de la créativité locale. Le mimétisme du développement n'est qu'une caricature tragique de l'universalité, sous couvert de laquelle se perpétue une domination de fait des « maîtres anonymes de la machine ».
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L'homme blanc est revenu Ses yeux brillent dans l'ombre Comme des tisons sous le vent De ses grosses mains Il arrache le collier d'Enari Les flèches de Remie La jupe de Chirimica Le petit hamac de Camo Ses aboiements font pleurer la petite fille. La mère presse Camo contre sa poitrine Et dit : « Lâchez-nous. » 1
Chant Piaroa (Amazonie ).
Lorsque les penseurs occidentaux se sont livrés à cette autocritique, où certains ont vu la source contradictoire de la supériorité de l'Occident, ils ont dénoncé l'impérialisme européen essentiellement comme un vaste système de spoliation. Qu'il s'agisse d'un pillage féodal et destructeur ou d'une exploitation rationnelle, l'impérialisme est saisi comme une affaire fondamentalement économique, et accessoirement politique. Ni Marx, ni Lénine, ni
1. J. MEUNIER et A . - M . SAVARIN, Massacre en Amazonie, J'ai lu, Paris, 1970, p.
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Rosa Luxemburg, ni les marxistes tiers-mondistes n'y ont vu un phénomène de dynamisme culturel, pas plus d'ailleurs que Schumpeter, Hicks et la plupart des penseurs « bourgeois ». Ces derniers ramènent l'expansionnisme de l'Occident à des séquelles du féodalisme, à la survivance de l'aristocratie, à la permanence de mentalités prédatrices et aux résurgences de l'économie de commandement. Dans tous les cas, c'est toujours de butin et de prébendes qu'il s'agit. Seuls certains coloniaux, sous une forme cynique ou confuse, et toujours paternaliste, ont eu l'intuition de l'enjeu réel. La vitalité des cultures se prouve par leur diffusion. Il a fallu attendre ce renouvellement de l'autocritique de l'Occident par l'anthropologie culturelle pour s'interroger sur l'occidentalisme des « valeurs » universelles et en particulier de l'économie. En dénonçant l'impérialisme économique, les radicaux occidentaux poursuivaient d'une autre façon l'occidentalisation du monde, tandis qu'en se lançant à corps perdu dans la bataille du développement, leurs émules du tiers monde approfondissaient ce processus. Toutes les descriptions de ce qu'on appelle sous-développement dans le tiers monde évoquent une situation de déréliction. Il ne s'agit pas seulement de famine et de misère, mais d'un abandon débouchant, même dans des cas moins affligeants, sur des sociétés sans espoir et sans perspective. Cet effet de l'occidentalisation n'est pas le résultat d'un mécanisme économique en tant que tel, mais d'une déculturation. Cette déculturation se reproduit à son tour et s'aggrave par la thérapeutique mise en œuvre pour y remédier : la politique de développement et la modernisation.
I. Déculturation et sous-développement L'Occident est une nébuleuse, qui, comme l'univers de Pascal, a son centre partout et sa circonférence nulle part. Il est devenu une vaste machine sociale qui a ses ancrages dans nos têtes. Un guerrier de Papouasie, une paysanne des rizières indochinoises, une marchande de wax (« pagne ») des marchés de Cotonou, un imam de
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Qom, un bureaucrate de Bucarest sont, qu'ils le veuillent ou non, des Occidentaux. Sans doute ne le sont-ils pas exclusivement, sans doute le sont-ils moins qu'un fermier du Middle West, un spéculateur du Stock Exchange de Londres, un ouvrier de chez Renault ou un cadre de Toyota ; mais, même ces derniers sont-ils intégralement des Occidentaux ? Si l'Occident est cette machine anticulturelle que nous avons analysée, aucune société, aucun individu n'est intégralement occidental. Il n'y a pas, et ne peut y avoir de société intégralement individualiste, car cela est une contradiction dans les termes. Il y a toujours une part de holisme dans la constitution et le maintien du lien social. « Permettre au mécanisme de marché, note Karl Polanyi, de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel..., aurait pour résultat de détruire la société . » L'Occident, nous l'avons vu, ne se réduit pas au mécanisme économique du marché, mais celui-ci constitue une forme typique de la recherche de la performance et tend à étendre sa logique à l'ensemble du social. 2
Il n'y a pas et ne peut y avoir non plus identification entre un individu ou une société et une machine à accumuler, à calculer. L'homme n'est jamais totalement unidimensionnel, peut-être parce que l'humanisation passe par un système symbolique toujours arbitraire et de ce fait polysémique. L'adhésion à des valeurs n'est jamais absolue et exclusive. Il en a toujours été ainsi, il en est encore ainsi, même si l'on ne peut rien affirmer de l'avenir. Il est possible que nos systèmes symboliques se réduisent à des codes de signes, dans un univers de plus en plus technicisé, mais on n'en est pas encore là, et il n'est pas certain qu'on y arrive jamais. Tous les efforts faits pour s'en approcher soulignent le fossé qui reste à franchir. Le Japonais, l'Américain, l'Européen ont encore des valeurs spécifiques, des traditions, des attaches affectives dont le fondement n'est pas dans la mégamachine, mais dans l'histoire et les terroirs. La déculturation n'est pas totale. Certes, la consommation tend à se substituer à toute autre identification culturelle. Au Sud
2. Karl POLANYI, La Grande Transformation. Gallimard, Paris, 1983 (1944).
L'occidentalisation du monde (et dans une certaine mesure à l'Est), la non-consommation condamne les communautés occidentalisées à des sociétés du vide vouées au simulacre. La déculturation et l'ethnocide Une précision conceptuelle s'impose ; on trouve dans la littérature les termes d'acculturation, déculturation, voire enculturation , utilisés de façon assez laxiste avec des sens parfois opposés. Ce flou sémantique s'explique par l'ambiguïté de notre culture, d'une part, et par la complexité des phénomènes interculturels d'autre part. Nous utilisons le terme acculturation pour désigner une réaction positive au choc interculturel. Lorsque deux cultures entrent en contact, si les traits culturels qui s'échangent se contrebalancent et que chacune conserve son identité et sa dynamique propres après intégration et assimilation des éléments étrangers, on parlera d'acculturation réussie. Lorsque, au contraire, le contact ne se traduit pas par un échange équilibré, mais par un flux à sens unique massif, la culture réceptive est envahie, menacée dans son être propre et peut être considérée comme victime d'une véritable agression. Si l'agression est en outre physique, c'est la disparition pure et simple ou génocide. Si l'agression est symbolique, le génocide est seulement culturel, c'est l'ethnocide. L'ethnocide est le stade suprême de la déculturation. 3
L'introduction des valeurs occidentales, celles de la science, de la technique, de l'économie, du développement, de la maîtrise de la nature, est à la base de la déculturation. Il s'agit d'une véritable conversion. La violence détruit plus qu'elle ne convertit vraiment. La conquête spirituelle implique qu'un contact ait pu s'établir entre l'Occident expansionniste et les autres mondes. Le contact suppose quelque
3. Jean POIRIER risque même le terme de dysculturation pour désigner les déstructurations engendrées par les bouleversements technologiques introduits par I'« ère quaternaire », « Progrès technique et progrès social », dans L'Idée de Progrès, Vrin, Paris, 1982, p. 173.
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chose comme des « besoins » communs, base d'un échange possible. Ce vocabulaire « économique » ne doit pas nous faire illusion, il s'agit avant tout de valeurs qui ne prennent la forme de marchandises qu'occasionnellement. Dans le cas de l'Afrique, l'esclavage et la traite n'ont été possibles que parce qu'il existait un esclavage dans les sociétés traditionnelles, qu'il y avait des chefferies cupides et belliqueuses, et qu'on pouvait leur donner des moyens de satisfaction. Les conversions religieuses massives n'ont eu lieu que là où les croyances dans l'au-delà s'articulaient à des « techniques » susceptibles d'être concurrencées victorieusement par la magie des Blancs. Les sociétés traditionnelles qui sont allergiques aux valeurs des Blancs sont purement et simplement éliminées par extermination ou dépérissement « naturel ». Le bon Indien a effectivement été un Indien mort, alors qu'un Noir mort perdait toute valeur. Dans le cas des Indiens, l'ethnocide équivaut d'une façon ou d'une autre à un génocide. Beaucoup d'ethnologues tentent plus ou moins en vain de tirer le signal d'alarme pour sauver les derniers Indiens d'Amazonie. « Que deviennent les tribus prises en charge par les services de protection ? interrogent J. Meunier et A.-M. Savarin. "Pacifiés", les Parintintins ne sont plus que des pauvres en haillons, réduits à la mendicité. "Pacifiés", les Kaingang croupissent dans une réserve de l'État de Sâo Paulo où l'on parque les Indiens condamnés de droit commun. "Pacifiés", les Maka du Chaco paraguayen habitent le parc zoologique d'Asuncion où ils "font l'Indien" pour quelques sous . » 4
Clochardisés ou massacrés au terme d'un long martyrologe, le résultat est finalement la disparition quasi inéluctable des Indiens. Le projet de l'éthique bourgeoise d'éliminer la mort sous toutes ses formes, et d'imposer comme valeur la vie sans autre qualité, n'a pu prendre racine que là où la mort biologique est tout de même perçue comme non désirable. Certes, les sociétés traditionnelles donnent un sens très fort à la mort, à la misère, à la maladie, tandis que l'exaltation de la vie biologique comme valeur suprême est 4. J. MEUNIER et A.-M. SAVARIN, op. cit., p. 119.
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inhumaine et détruit le sens même de l'existence dans son épaisseur qualitative. L'Occident, en désenchantant le monde, fait de la vie terrestre la valeur par excellence. Quand on n'a plus l'éternité devant soi, la vie est une lutte inquiète contre le temps. Certes, le temps terrestre devient infini, mais cette infinitude ne fait que donner un champ illimité à l'anxiété de l'homme moderne. L'accumulation infinie des œuvres est un substitut fantasmatique de l'immortalité. Cette lutte obsessionnelle contre le temps, indifférente à la jouissance de l'instant, est propre à l'homme occidental. Toutefois, même pour le non-Occidental, même pour le « primitif », le don de la vie ou de la survie par la médecine, par l'aide alimentaire, peut-être même par la paix civile, est difficile à refuser. La « quantité de vie » n'est pas, pour eux, une valeur en soi, mais elle peut être la condition permissive de la qualité désirée. Durkheim note sans doute avec raison : « Le seul fait expérimental qui démontre que la vie est généralement bonne, c'est que la très grande généralité des hommes la préfère à la mort . » 5
Les sociétés qui exaltent la mort sur les champs de bataille ou magnifient le suicide ne font pas de la mort biologique, en tant que telle, une valeur. Si la guerre est une fête et la mort au combat un sort enviable, la vie joyeuse et insouciante est bonne à prendre. Le projet occidental d'élimination de la mort est bon à prendre pourvu qu'il ne remette pas en cause le sens ancien et traditionnel de la vie. Malheureusement, il n'en est pas ainsi. Le projet occidental de mort à la mort est radical et exclusif. Le combat de la vie pour la vie est véritablement totalitaire et exige un abandon total des pratiques sociales d'intégration du « négatif », mort, misère, malheur... Leur perte de sens qui est la perte de sens de la culture tout entière et sa réduction folklorique se fait naturellement et en douceur. Même en Amazonie, les guerres tribales ont reculé. Si elles ont repris sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, ce n'est pas que la modernité soit en recul, c'est que les « kiaps » chargés par l'Australie de maintenir la paix blanche ont disparu avec l'indépendance. Si le
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5. Emile DURKHEIM, De la division du travail social (2 éd.), Alcan, Paris, 1902, p. 225.
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taux de suicide est encore plus fort au Japon que dans les autres pays, il tend à se rapprocher de la moyenne mondiale. Le culte occidental de la vie pour la vie, et son revers profane, qu'il n'y a pas d'au-delà et que la mort n'a pas de sens, a pénétré absolument partout et s'incruste de plus en plus profondément. Nietzsche avait très bien perçu la signification de ce phénomène. « On a renoncé à la grande vie lorsqu'on renonce à la guerre . » Même si en fin de compte, ni la mort violente, ni la mort misérable, ni la mort naturelle n'ont été éliminées, le spectacle de leur éradication imaginaire et son commencement de mise en œuvre réelle sont suffisamment impressionnants pour « piéger » les sociétés non occidentales. Progressivement, le monde se désenchante pour elles, sans que la vie, si prolongée qu'elle soit, retrouve aucune plénitude. Elle n'est que survie. Il y a aussi une vérité tragique dans l'humanisme-universalisme de l'Occident. L'affirmation que les valeurs de l'Occident, étant « naturelles », sont celles de tout homme et de tous les hommes devient vraie, sans que pour autant ces valeurs soient plus « naturelles ». Tout simplement, n'ont survécu et ne survivent que les sociétés qui ont, au moins en partie, accepté ces valeurs-là. De ce fait, l'histoire rétrodictive peut prétendre que ces valeurs étaient en germe dans leurs cultures et que l'Occident n'a fait que leur révéler à elles-mêmes leur vérité profonde. 6
Les anthropologues qui trouvent de la vie économique jusque dans les sociétés les plus primitives et qui interprètent les relations de réciprocité comme des échanges marchands embryonnaires obéissant au calcul utilitaire ne font que fournir l'alibi théorique de l'ethnocide concret. Le véhicule de cette « conversion » ne peut être la violence ouverte ou le pillage même déguisé en échange marchand « inégal », c'est le don. C'est en donnant que l'Occident acquiert le pouvoir et le prestige qui engendrent la véritable déstructuration culturelle. Les sociétés peuvent se défendre contre la violence et le pillage. Si elles 6. Cité en note dans Le Crépuscule des idoles (Introduction), GarnierFlammarion, Paris, 1985, p. 63.
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ne sont pas détruites, elles peuvent résister et sont peu enclines à abdiquer leur identité culturelle en faveur de celle de l'agresseur. En revanche tout les prédispose à se présenter comme désarmées et sans défense devant le don. On ne refuse pas la médecine qui sauve la vie, le pain qui soulage la misère, l'objet inconnu et magique qui séduit et dont on peut retirer du prestige dans sa propre culture. Dans toutes les sociétés, le donateur acquiert du prestige et devient créancier d'une dette de reconnaissance que rien ne peut annuler. Le néo-colonialisme avec l'assistance technique et le don humanitaire a fait beaucoup plus pour la déculturation que la colonisation brutale. Les économistes, avec leur machine à calculer à la place du cœur et de la tête, raisonnant en petits épiciers, se sont sans doute profondément trompés en attribuant le sous-développement à la ponction des richesses. L'orgie sanguinaire des conquistadores, l'auri sacra fames des aventuriers, phénomènes jamais vraiment disparus, encore présents dans la rapacité des firmes transnationales, dans la violence des mercenaires ou les abus des experts , ne sont que des « bavures », spectaculaires certes, mais à tout prendre tout à fait secondaires dans le drame cosmique de la dynamique des sociétés. Le dévouement sans limite des bâtisseurs d'empire, l'abnégation des médecins sans frontières, la sollicitude des frères des hommes, l'amour du prochain des missionnaires, la compétence solidaire des techniciens, voire l'ardeur internationaliste et l'abnégation des révolutionnaires professionnels sont les vrais acteurs du drame de la déculturation. 7
Comment, devant cette avalanche de bonne volonté, refuser d'abandonner ses pratiques contraires à l'hygiène, sa façon de produire inefficace et irrationnelle, ses croyances ancestrales, dès lors que l'imaginaire, qui instituait leur monde comme le monde, est mortellement blessé par la seule existence d'un autre monde ? Cet autre monde est, en effet, radicalement différent des autres sociétés voisines. La coexistence conflictuelle des sociétés traditionnelles
7. Voire dans l'obsession collectionneuse des ethnologues, la collection est aussi une « économie de collecte... ».
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ne portait pas atteinte à l'affirmation du privilège exclusif d'humanité que chaque culture attribuait à ses membres. « On oublie, écrit Claude Lévi-Strauss, qu'à ses propres yeux chacune des dizaines ou des centaines de milliers de sociétés qui ont coexisté sur la terre ou qui se sont succédé depuis que l'homme y a fait son apparition s'est prévalue d'une certitude morale - semblable à celle que nous pouvons nous-mêmes invoquer - pour proclamer qu'en elle - fût-elle réduite à une petite bande nomade ou à un hameau perdu au cœur des forêts - se condensaient tout le sens et la dignité dont est susceptible la vie humaine . » 8
Ce solipsisme culturel qui n'excluait pas une certaine conscience, voire reconnaissance de l'Autre, est fondamental pour assurer la cohérence et la permanence de chaque culture. Il n'est plus possible d'en maintenir la fiction dans le contact avec l'Occident. Celui-ci est indestructible de fait. Son absorption imaginaire reste fragile et doit être indéfiniment recommencée devant son insistance. Il se tient hors d'atteinte et continue de donner sans rien accepter. Il s'approprie le cas échéant, mais ne reconnaît aucune dette et n'entend recevoir de leçon de personne. Frappées au cœur, les sociétés non occidentales ne peuvent que tourner à vide. La perte de sens qui les touche et les ronge comme un cancer, progressivement, n'est pas une acculturation. Le simple fait que l'Occident est là, présence inéliminable et inassimilable, n'implique pas que l'on intègre ses ressorts et ses secrets. Cette présence, sans aucune violence physique, sans tentative de spoliation et d'exploitation, est à elle seule cataclysmique. Le ver est dans le fruit. Le vide créé par la perte de sens insidieuse et progressive qu'engendre l'existence de l'Occident est comblé d'une certaine façon par le sens occidental. Cette substitution n'est pas une acculturation car il ne s'agit pas de l'adoption des mythes de l'Occident et de l'intégration de ses valeurs avec l'agressivité carnassière que cela implique. Plus simplement, n'ayant plus d'yeux pour se voir, de parole pour se dire, de bras pour agir, la société blessée adopte le regard de l'Autre, se dit avec la parole de l'Autre, s'agit avec les
8. Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage. Plon, Paris, 1962, p. 329.
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bras de l'Autre. Son monde est bien désenchanté. Le mot désenchantement est à prendre ici à la lettre. Que lui reste-t-il quand ses dieux sont morts, que ses mythes sont fables, que ses exploits sont impuissants et inutiles ? La société non occidentale ne peut plus que se découvrir dans une nudité insensée, telle que l'Occident l'a décrétée : elle est misérable. Vouée à la mortalité infantile, à une espérance de vie dérisoire, rongée par des parasitoses de toutes sortes, elle ne possède que des techniques archaïques et ridicules, qui lui donnent un PNB par tête infime. Elle ne voit plus dans ses rites que des protubérances monstrueuses (cannibalisme, sacrifices humains...) engendrées par le délire de la misère et de l'obscurantisme. Cernée par les batteries de critères de l'organisation des Nations unies, elle est vaincue. Elle s'avoue vaincue. Elle réclame même à cor et à cri d'être classée parmi les moins avancées. Elle n'est plus bonne qu'à la mendicité internationale. Et tout cela sans colonisation, avant même que ses structures productives aient été détruites par la concurrence des produits étrangers, avant même que ses « richesses » aient été pillées par les conquistadores, les sociétés coloniales, les firmes transnationales. Le sous-développement est en son essence ce regard, cette parole d'Occident, ce jugement sur l'Autre, décrété misérable avant de l'être, et le devenant parce que jugé ainsi irrévocablement. Le sous-dévcloppcmcnt est une nomination occidentale. Cette essence du sous-développement a été occultée par le fatras des accessoires historiques, par l'infinie diversité des contingences, par la subtilité des réactions. Même le Japon n'a pas échappé à ce diktat. Il fut aussi, l'espace d'un court instant, il est vrai, un pays misérable et barbare, où l'on tuait ses enfants à la naissance, vendait ses filles pour survivre misérablement, et mettait un chapeau claque avec un kimono... Cette intériorisation du regard de l'Autre et de son jugement a été universelle. On peut encore saisir ce vacillement de l'œil avec les derniers « sauvages ». Les « grands hommes » de la forêt des hauts plateaux de Nouvelle-Guinée deviennent les clochards (rascals) des bidonvilles de Port Moresby. On peut fixer sur la pellicule l'instant tragique où tout bascule, où un monde encore perçu
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comme le monde vire à la déchéance, par la disgrâce du dieu chrétien. Cette « grande transformation » se lit sur l'allure physique des intéressés : l'affaissement du corps, la tristesse du regard. Les populations d'athlètes splendides deviennent des dégénérés rongés par l'alcoolisme et le vice... à moins de se ressaisir et de partir à la conquête du monde en devenant plus occidentaux que les Occidentaux s'il se peut... Marcien Towa, philosophe camerounais, l'affirme franchement. « Le secret de l'Europe, écrit-il. réside dans ce qui la différencie de nous », donc il faut « se nier, mettre en question l'être même du soi, et s'européaniser fondamentalement... nier notre être intime pour devenir l'Autre... viser expressément à devenir comme l'Autre, semblable à l'Autre, et par là, incolonisable par l'Autre ». 9
Et si l'Autre, tel un vampire, ne survit que par le sang de ses victimes... La tentation est grande de se donner bonne conscience et de sécher les sanglots de l'homme blanc, en constatant qu'en effet le sous-développement n'est pas le résultat d'une spoliation ou d'un problématique échange inégal. L'occidentalisation ramenée à son noyau dur, l'économisation, est possible et engendrerait bien la richesse qu'elle promet. Les nouveaux pays industriels montrent la voie de cette nouvelle richesse des nations. Le sous-développement n'est plus que le résultat contingent de la malchance, de la maladresse et de la perversité. La machine occidentale innocente et efficace s'offre en modèle permanent pour en sortir. Notre analyse de l'insertion de l'économique dans la culture ne permet pas de garder un tel optimisme. Les Aztèques pensaient que la force du soleil se nourrissait des cœurs palpitants des victimes offertes en sacrifices ; sans doute avaient-ils raison ; la force et la chaleur de l'empire avaient besoin de rituel. La machine sociale que nous avons construite a besoin elle aussi de son contingent de victimes. Contrairement à l'économisme critique (le marxisme ou
9. Marcien TOWA, Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle, Éd. Clé, Yaoundé, 1971, p. 39-45 et 56. Cité par Abdou TOURÉ dans La
Civilisation quotidienne en Côte d'Ivoire, procès d'occidentalisation, Karthala, Paris, 1981, p. 66 et 72.
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le tiers-mondisme), le sacrifice des non-élus n'est pas produit par l'accumulation illimitée dans une sorte de jeux à somme constante. La mise hors jeu d'une part considérable des individus et des groupes sociaux est nécessaire pour « économiciser » le social, et commencer puis poursuivre une partie dans laquelle l'accroissement continu de la somme détruit sa signification.
II. Les agents du déracinement La perte du regard et de la parole ne va pas aussi sans celle des bras. L'adoption du jugement de l'Autre entraîne l'adoption de l'action qu'il conçoit. Jugée internationalement sous-développée et le devenant chaque jour davantage, la société du tiers monde n'a d'autre ressource que d'inscrire son action dans le cadre d'une stratégie de développement. Conséquence nécessaire de l'autocolonisation, le développement est donc bien la poursuite, le prolongement de la colonisation. Il s'agit de détruire activement ce qui ne l'était que passivement dans le choc de la perte de sens. L'expert hors culture est ici l'agent par excellence de l'exécution du destin. Le « développement économique, écrit de façon très révélatrice l'un d'eux, d'un peuple sous-développé n'est pas compatible avec le maintien de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles-ci constitue une condition préalable au progrès économique. Ce qu'il faut, c'est une révolution de la totalité des institutions et des comportements sociaux, culturels et religieux et, par conséquent, de l'attitude psychologique, de la philosophie et du style de vie. Ce qui est requis s'apparente donc à une désorganisation sociale. Il faut susciter le malheur et le mécontentement, en ce sens qu'il faut développer les désirs au-delà de ce qui est disponible, à tout moment. On peut objecter la souffrance et la dislocation que ce processus entraînera ; elles semblent constituer le prix qu'il faut payer pour le développement économique ». 10
10. J.-L. SATIE, The Economic Journal, vol. LXX, 1960, cité par Dominique PERROT, Interculture, n° 95, avril 1987, p. 9.
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Raymond Barre ne démentira pas, qui affirme dogmatiquement dans son manuel : « L'inégalité des revenus est source d'insatisfaction et, par là, source de progrès humain . » Le déracinement analysé ci-dessus s'alimente entre autres par le jeu de trois processus importants qu'il contribue à mettre en place : l'industrialisation, l'urbanisation, le « nationalitarisme ». Ceux-ci sont, d'une certaine façon, les trois volets du triptyque de la politique de développement. L'ennui est que les conseilleurs, là aussi, ne sont pas les payeurs. Ils n'offrent pas d'assurance en cas d'échec. Ne va-t-on pas troquer la proie pour l'ombre ? Déstabiliser l'équilibre ancien pour ne provoquer que l'imaginaire du développement et ne réaliser que la clochardisation ? 11
L'industrialisation L'industrialisation est la voie royale pour accéder aux délices du niveau de vie de l'Occident et aux mirages de sa puissance. Elle est universellement tentée quel qu'en soit le prix. Elle entraîne, bien sûr, une destruction des formes économiques antérieures (artisanat, communautés rurales). Or ces formes n'étaient pas des moyens neutres de produire les biens de consommation, elles participaient très profondément aux croyances et aux mythes fondateurs des sociétés. Un mimétisme technologique plus ou moins poussé découle inévitablement de l'industrialisation. La standardisation des produits s'impose sous la pression du marché mondial, sinon par goût, et la discipline des gestes de travail est mise en œuvre par la machine. Toute la vie se trouve bouleversée par la raison industrielle : les rythmes, les modes, les finalités. Toute limitée, freinée, bloquée qu'elle soit, comme dans la plupart des pays d'Afrique noire, une industrialisation minimale se produit par « substitution d'habitudes de consommation ». Les produits et les usages traditionnels s'en trouvent détruits de manière irréversible. 11. Cité par René BUREAU, op. cit.. p. 211.
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La logique de l'usine s'impose dans toutes les sphères de la société : dans les ateliers traditionnels, mais aussi dans les bureaux et jusque dans la vie privée. Il n'y a pas d'alternative à ce processus mimétique. Certes, le raccourci technologique ou l'industrialisation « rampante » sont des voies différentes dans leurs moyens et leurs résultats immédiats, mais l'objectif final est identique. La réalisation de grands projets fondés sur l'adoption massive de techniques de pointe aboutit à des échecs maintenant bien connus et reconnus. La greffe technologique, dit-on, échoue, et le complexe industriel inachevé rouille au milieu du paysage dévasté. Ces cathédrales du désert, ces éléphants blancs ne tournent au mieux qu'à 50 % de leur capacité de production à grands renforts d'experts étrangers et de subventions. Alors que la société moderne vit aux dépens de ses industries, les entreprises du tiers monde survivent aux dépens de la société. Les causes immédiates de ces échecs sont désormais admises. La société technicienne n'est pas une vraie machine qu'on achète clé en main. Les hommes, leurs croyances, leurs traditions, leurs compétences sont des rouages indispensables au bon fonctionnement de la machine et ils ne sont pas livrés avec elle en prêt-à-porter. Le raccourci technologique est un leurre car la technique n'est pas seulement la machine à laquelle elle a donné naissance, mais l'ensemble des relations des hommes, des outils et de l'environnement à l'occasion du procès de production et de consommation. Tout doit aller de concert. Toute faille dans le circuit conduit à des échecs. Ceux-ci sont donc innombrables, et leurs causes infiniment diverses. L'industrialisation rampante, plus modeste dans sa démarche, fondée sur la vitalité de l'artisanat traditionnel ou de l'activité informelle, utilisant des techniques plus appropriées, s'efforce de combler le saut. Elle y réussit parfois, comme dans le cas des nouveaux pays industriels, mais cette normalisation d'un processus non mimétique est le lieu de nombreux paradoxes. Le but à atteindre est de rejoindre la voie normale du développement par un embrayage technologique endogène, c'est-à-dire une remontée de la filière et une complexification progressive du tissu industriel. Alors, on aboutirait
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à une « industrialisation de plein exercice » qui réalise le développement c'est-à-dire le beau, le bon, le bien de la modernité. Ce processus diffus et spontané, véritable réussite réactionnelle du développement mimétique raté, deviendrait ainsi après coup une autre stratégie de... développement. Le passage de « l'ethno-industrialisation » (certains aiment à désigner ainsi le secteur informel), de nature défensive, à une économie agressive compétitive sur le plan international est particulièrement délicate à réaliser. L'entrée dans la technopole transnationale, qui se met en place en articulant tiers monde offshore et économies locales du Nord et du Sud, est de plus en plus difficile. Surtout, la normalisation de la dynamique informelle tend à détruire le lien social sur lequel elle repose. Elle introduit, en effet, les ferments les plus destructeurs d'une modernité peut-être dépassée. Par cela même, elle ronge la souche sociétale de la créativité endogène. Ainsi, même si elle connaît une certaine réussite, cette industrialisation-là est guettée aussi par le mimétisme déculturant. L'impossibilité de l'occidentalisation n'est pas ici ontologique, elle est purement historique. L'urbanisation Bagdad, Le Caire, Kyoto, Han k'ou étaient des cités énormes quand Londres et Paris n'étaient encore que des bourgades, et New York une forêt vierge. Si la ville est un phénomène ancien, et pas spécifiquement occidental, l'urbanisation est une évolution récente mais aussi irrésistible que l'industrialisation. Celle-ci la suscite, la crise l'aggrave. La croissance démographique, le système politique, les stratégies économiques, les catastrophes naturelles, le système éducatif, les télécommunications et les mirages des vitrines, tout concourt à accélérer le processus. Quand la richesse naturelle le permet (mines ou pétrole), les villes se développent et vivent de
12. Expression de Pierre JUDET (voir « Industrialisation rampante et diffuse dans les PED », Tiers monde, n° 118, avril-juin 1989).
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l'exploitation de cette richesse, et en parasites sur le surplus. Quand la richesse est absente et que l'administration constitue la principale industrie du pays, l'urbanisation se développe encore. La bureaucratie coloniale avait fondé des villes de commandement, l'indépendance politique accentue le processus de bureaucratisation. Le nombre de fonctionnaires au Sénégal quelques années après l'indépendance était dix fois le nombre des anciens administrateurs de l'AOF tout entière ! e
Pour le meilleur et pour le pire, depuis la fin du xx siècle, le tiers monde vit sinon en ville, du moins en bidonville. L'essentiel de la population mondiale se concentre dans d'immenses banlieues plus ou moins sauvages. Le processus est le fruit de la crise sociétale et de la perte d'identité culturelle. Mais à son tour, il aggrave de manière évidente le déracinement et provoque une rupture avec la souche culturelle campagnarde. L'organisation urbaine, très largement calquée sur un modèle transnational, détruit le rapport ancien à l'espace. Les HLM algériens ne sont pas conçus pour la famille coutumière, avec sa dimension élargie et ses pratiques, mais pour des couples vivant à l'européenne. « Cet habitat, notent G. Massiah et J.-F. Tribillon, doit contribuer à casser les solidarités traditionnelles qui unissent encore, par les familles élargies, les individus à l'ensemble de la population. En lançant ses premiers immeubles collectifs à Dakar, la Société immobilière du Cap-Vert - constructeur public sénégalais dont le financement était assuré par la Caisse centrale de coopération économique française - avançait l'argument publicitaire suivant : "Avec des appartements à l'européenne, vous pourrez refuser de recevoir à demeure les parents qui débarquent ." » 13
La forme très particulière que prend l'urbanisation contemporaine accroît encore la déculturation. La banlieue est le degré zéro de l'habitat citadin ; quant au bidonville, il se situe carrément en négatif. Le logement suburbain se réduit à une pure fonction. Il n'y a dans le paysage ni centre, ni repères, ni signes pour marquer 13. Gustave MASSIAH et Jean-François TRIBILLON. Villes en développement,
coll. « Cahiers libres », La Découverte, Paris, 1988.
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l'identité et éduquer l'âme à la beauté ou au plaisir. Espace froid, voire espace-poubelle, les couronnes urbaines se mesurent en temps de transport, en obstacle/séparation des lieux symboliques du cœur de la polis. L'enfant des zones, sauf exceptions heureuses, ne connaît de l'espace civilisé que les paysages les plus dénaturés où la laideur le dispute au rebut, l'insécurité à l'insanité. Les bidonvilles transposent le déracinement et la déréliction des banlieues des villes industrielles d'Occident à une échelle supérieure. Ne disposant ni de voirie, ni d'eau courante, ni d'électricité (au moins officiellement), ces caricatures de ville n'ont pas d'existence légale. Excroissances monstrueuses et parasitaires, ces zones seraient des enfers vivants, si la vitalité de leurs occupants non totalement déculturés ne les avaient transformées en des laboratoires d'une nouvelle socialité. L'industrialisation et l'urbanisation se sont produites aussi, et d'abord, dans les pays « occidentaux » avec des effets identiques. Pourtant, les paysans des zones « arriérées » d'Europe, qui ont quitté la misère et l'étouffement du milieu étroit traditionnel pour les grandes villes ou les États-Unis, n'ont pas eu un immense regret pour la perte de leur « identité » culturelle. Avec de meilleurs revenus, ils se sont acheté un passeport de citoyen du monde. Pour la plupart, les mirages de la ville ou de l'Amérique ont été (au moins à la génération suivante) de véritables miracles. La modernité a même fini par pénétrer les campagnes elles-mêmes, désormais presque vides, et par y introduire les normes du confort moderne anonymes, uniformes et aseptisées. L'accès à la modernité a été la fin des cultures et le triomphe de la civilisation. Parfois, les cultures ancestrales ont été spontanément abandonnées, parfois il a fallu que la concurrence économique ou l'État centralisateur et civilisateur les détruisent de haute lutte. Les victimes de cette modernisation volontaire ou forcée ont été, somme toute, assez peu nombreuses dans les pays développés, et n'ont pu faire entendre leur voix, en tout cas. Si bien que l'idée s'est imposée, sur la base d'un vécu massif, que le développement était un substitut très positif de la culture. L'identité culturelle est remplacée par le PNB par tête et l'accès massif à la consommation.
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Les rituels du gadget jetable remplacent le folklore. La culture est devenue au fond synonyme de retard, d'arriération. La conception du développement qui s'est répandue et imposée dans le tiers monde a été celle d'une nécessaire substitution, à la culture traditionnelle, de l'industrialisation. Celle-ci était censée avoir les mêmes effets « civilisateurs » que dans les pays anciennement développés, c'est-à-dire engendrer un usage de la marchandise qui remplisse la vie et gave les citoyens d'un bien-être euphorisant. Cependant, très vite, il est apparu que l'industrialisation mimétique avait bien des effets destructeurs sur les cultures traditionnelles mais n'apportait pas, ipso facto, une réponse complète aux problèmes de l'existence sociale. Les technocrates du tiers monde ont d'abord pensé que ce vide serait comblé avec le temps. Toutefois, le temps passant, le vide s'est accru, en général, de l'impuissance d'un développement artificiel et non compétitif à canaliser les énergies et les désirs et à tenir lieu de culture. On a alors pensé à utiliser les restes, les survivances de la culture antérieure et à faire coexister projet industrialiste et modernisateur avec identité culturelle ; cela a donné lieu à de nombreuses expériences d'authenticité, de négritude, d'arabité, d'islamisation... Lorsque le projet industriel n'a pas réduit la « dimension culturelle » à des formules purement incantatoires et vides de sens, la coexistence conflictuelle des deux composants du mélange a pu dégénérer en explosion comme dans le cas du génocide khmer.
Le « nationalitarisme » L'ordre national-étatique s'est imposé à l'échelle mondiale comme forme exclusive du politique. La personnalité juridique dans la communauté internationale n'étant reconnue qu'aux États de type moderne, seules les nations qui se sont dotées des signes de l'ordre étatique peuvent faire partie de la société des nations, dont l'ONU constitue la forme institutionnalisée. Tout groupe ou groupement humain, accidentel ou rassemblé par une identité profonde, tente d'obtenir ce statut... La décolonisation a vu surgir une pléthore d'États nouveaux dont les frontières résultent des découpages plus qu'arbitraires du partage colonial. Ces États, souvent artificiels, du
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tiers monde tentent d'imposer à leurs « néo-citoyens » une identité nationale abstraite et vide. Ce faisant, ils luttent avec un acharnement digne d'une meilleure cause contre les identités culturelles des ethnies concrètes. L'une des plus belles réussites de l'occidentalisation, en effet, a été la diffusion des instruments de pouvoir. Castoriadis le note très pertinemment : « Les techniques du pouvoir, c'est-à-dire les techniques d'abrutissement collectif - il y a un haut-parleur dans tous les villages qui diffuse le discours du chef, il y a une télévision qui donne les mêmes nouvelles, etc. Ces techniques se diffusent avec la vitesse du feu dans la prairie, et ont envahi toute la terre ; tout de suite cela s'est répandu partout. N'importe quel caporal dans n'importe quel pays du tiers monde sait manier les jeeps, les mitraillettes, les hommes, la télévision, les discours et les mots "socialisme", "démocratie" et "révolution". Cela, nous le leur avons donné, appris de façon très généreuse. Ce qui est relativement peu diffusé, c'est précisément l'autre composante de notre société, c'est-à-dire les valeurs émancipatrices, démocratiques, de libre recherche, de libre examen, etc. . » 14
Si la civilisation se réduit à la police et à l'armée, l'universalité est d'ores et déjà réalisée... Les guerres dans le tiers monde de ces quarante dernières années ont fait déjà plus de morts que la Seconde Guerre mondiale. Redoutablement efficace pour susciter des luttes fratricides à l'occasion d'un match de football ou pour se disputer quelques pouces de désert, le nationalitarisme échoue à donner un sens à un projet collectif autonome. Hors de l'Occident, l'État reste à côté de la société. Il s'efforce de la détruire ou de la corrompre, il échoue à s'y fondre. Le désenchantement national" transforme les sociétés du tiers monde en sociétés du vide. Dépossédés de leur socialité authentique, et donc de la connaissance de leur réalité, les peuples du tiers monde ne se reconnaissent
14. Cornélius CASTORIADIS, De l'utilité de la connaissance, op. cit., p. 108. 15. Hélé BEJI, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation, Maspero, Paris, 1982.
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pas dans les nouveaux rapports politiques, juridiques, administratifs issus des indépendances. Les gouvernements sont voués à un mimétisme qui frise la caricature et le grotesque. Quand ils s'y livrent d'eux-mêmes, la méconnaissance de l'original donne lieu à des quiproquos plaisants ou sinistres, qu'une partie de l'élite cultivée et les Européens tournent en ridicule. Pour éviter ces « erreurs », on fait appel à grands frais à des experts occidentaux qui, même avec la meilleure bonne volonté du monde, font ce qu'ils savent faire et qu'ils ont toujours fait par la force des choses, sans pouvoir ni savoir prendre en compte la différence du contexte, si tant est qu'ils en aient pris conscience. Ainsi, l'Afrique de l'Ouest subsaharienne s'est dotée du plus bel ensemble d'institutions françaises concevables : constitutions, codes civils, règlements d'urbanisme, système de crédit, organisations pédagogiques, etc. Bien sûr, tout cela est tout aussi inadapté et absurde que les chasse-neige soviétiques de Conakry, brocardés naguère par les experts français en mimétisme. Bujumbura a été dotée d'un schéma français d'aménagement et d'urbanisme, alors qu'il n'y a ni préfet, ni ingénieur de l'équipement, ni urbaniste. La Côte-d'Ivoire a recopié dans les années soixante le décret français du 31 décembre 1958 sur les plans d'urbanisme avec toutes les servitudes issues de l'histoire de l'urbanisation française. On pourrait ainsi multiplier les exemples jusque dans les plus petits détails. Sans doute, la forme nationale-étatique n'est pas un trait essentiel de la machine occidentale. En tant que mécanisme atemporel et aspatial, l'Occident n'a pas de lien fondamental avec l'organisation étatique sous la forme nationale. Il préexiste, nous l'avons vu, sous la forme sociale complexe d'une chrétienté faite d'un enchevêtrement indescriptible d'allégeances et d'identités. Il s'organise peut-être en technopole transnationale en laissant une grande béance là où se tenait le politique. Toutefois, la forme nationale-étatique a été pour l'Europe le compromis sociétal de la modernité. Incapable de régir le monde en tant que tel et de le dominer dans l'inorganisation, l'Occident s'est épanoui sous la forme d'une matrice du lien social tout à la fois
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abstraite et réaliste. Le contrat social, les droits de l'homme concernent l'homme en général, le citoyen du monde, mais l'Europe concrète s'est trouvée une identité spécifique dans l'appropriation particulière de ce projet universel : d'où une prolifération d'Etats organisés à peu près sur le même modèle. L'abstraction de ce type de socialité se manifeste par la montée des agents fonctionnels : la bureaucratie. La bureaucratisation qui est le pendant de la technocratisation dans l'économie, et qui finit par osmose et symbiose par fusionner avec elle, participe au déracinement des sociétés traditionnelles. Ces trois processus, industrialisation, urbanisation, nationalitarisme, contribuent à une monstrueuse clochardisation du tiers monde, véritable phénomène de « décivilisation ». Les valeurs et les raisons de vivre des populations sont niées. Les rapports des hommes au monde et les rapports des individus entre eux (en particulier entre les sexes) sont bouleversés, ils deviennent de plus en plus abstraits, sans substance, mécaniques et fonctionnels. La promesse de l'Occident, celle de la richesse et de la fraternité, devient concrètement l'indigence, le déracinement, la déréliction, et cela non pas à titre transitoire, mais de façon toujours plus définitive. Occidentalisation, modernisation et développement L'intériorisation du regard de l'Autre engendre dans les sociétés non occidentales la nécessité d'une stratégie de développement. Il s'agit d'une certaine façon d'une occidentalisation planifiée. Cette entreprise a commencé bien avant que le mot même de développement soit à la mode. Elle remonte aux premiers jours de l'idéologie du progrès et des Lumières. Elle s'appelle aussi modernisation. On sait que la modernité est un projet global qui fait à l'économie une large place, tandis que le développement n'est pas seulement une politique économique mais une réforme de toute la société. Le progrès est au cœur de tous ces projets synonymes. L'objectif est purement mimétique. Il n'est donc jamais atteint. Les pays développés sont eux-mêmes touchés par l'obsession de la modernisation. Par un effet de feed-back, la course au développement des pays
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du tiers monde renforce encore la poursuite compulsionnelle d'un impossible rattrapage dans une mimésis généralisée. Dès que l'Occident a posé le Progrès comme pierre angulaire de la modernité, tous les pays victimes de sa présence et d'abord ceux du voisinage proche se sont trouvés atteints par le mal incurable du retard. 11 en est ainsi de la patrie par excellence du retard, la Russie. Depuis Pierre le Grand, sinon Ivan IV le Terrible, l'élite russe est obsédée par sa différence avec l'Occident occidental et s'efforce de l'annuler par tous les moyens. Comme dans le « cargo cuit », la mimésis porte d'abord sur les signes extérieurs de la modernité. Coupons nos barbes et raccourcissons nos habits, dit Pierre le Grand, et nous serons puissants et riches comme les Européens. Et comme sans cela nous sommes condamnés à périr, quiconque ne se pliera pas à l'oukase sera puni de mort. Construisons des tracteurs, dira Staline, et nous rattraperons les Anglais et les Américains, sinon nous serons battus. Et nous ne le voulons pas. Aussi, quiconque ne se pliera pas à l'oukase sera puni de mort. Qu'est-ce que le projet de Khrouchtchev, celui de Gorbatchev, sinon la poursuite du programme de la mise en modernité de l'Union soviétique ? Le déracinement a été ici planifié, la déculturation programmée tout au long des plans quinquennaux. L'Occident n'a pas colonisé, ni pillé, ni détruit les croyances, les coutumes, les mœurs, les œuvres. Qu'importe ! Les Soviétiques seront leurs propres conquistadores. Les églises et les couvents seront rasés, les villages seront brûlés, les populations déportées, les paysans, c'est-à-dire le peuple, exterminés et remplacés par des hommes nouveaux sans racines, sans liens avec le sol, le paysage, la nature, l'environnement. La fin des terroirs, que la III République a réalisée en France patiemment et en douceur, sera précipitée avec une brutalité sans précédent. e
Ce terrorisme stupide consterna l'Occident lui-même car il était fait sans discernement et sans distinction. Ceaucescu a détruit les plus vieilles églises de Bucarest et remplacé la beauté et les charmes des repères anciens où se reconnaît un peuple par l'anonymat d'artères bétonnées, et d'ailleurs mal construites, vouées au délabrement prématuré. Il se préparait à raser plusieurs milliers
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de villages de Transylvanie, à la consternation même des pays « frères » impuissants , quand il a fini par succomber sous le poids de ses excès. Contaminé par la proximité, l'Empire ottoman, à son tour, fut atteint par l'obsession du retard. Dès le xviii siècle, les sultans progressistes ont entrepris la modernisation de la Turquie. Kemal Atatürk, avec la même énergie que Pierre le Grand a poursuivi une occidentalisation accélérée. Le programme de déculturation est radical. Tout y passe, l'écriture, la musique, les barbes, la coiffure, les vêtements . 16
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Ce terrorisme grotesque exercé sur une population par ses élites mêmes est voué à une impasse tragique. Il y a de la double contrainte (le fameux double bind de l'école de Palo Alto), un double impératif impossible dans ce programme. Il faut se moderniser pour survivre, mais il faut se détruire pour se moderniser. Cette dénaturation exigée pour être entraîne une véritable schizophrénie collective. Celle-ci se retrouve dans tous les tiers mondes, et plus particulièrement dans les sociétés qui ont lutté contre le pouvoir colonial pour défendre leur droit à l'existence et qui utilisent les structures militaires de leur lutte pour leur identité pour détruire cette identité, au nom de la bataille pour la production. Bien évidemment, seuls les non-Occidentaux assez sages pour avoir pu et avoir su rester eux-mêmes ont réussi à affronter victorieusement le défi de la modernisation. Cette manière d'aborder l'obstacle ne le détruit pas, mais il préserve provisoirement le sujet. Les pays d'Occident ne sont pas exempts à leur tour de l'obsession du retard. Dans une course sans but, ou dont le but recule au fur et à mesure que l'on avance, nul n'est jamais parvenu au terme de l'effort. Comme les épreuves sont en outre nombreuses, personne
16. La protestation contre les destructions de l'identité roumaine avait été plutôt molle, peut-être tout simplement parce que ce projet d'agro-ville n'était qu'un cas extrême du fonctionnement normal de la machine. 17. Voir Cengiz AKTAR, L'Occidentalisation de la Turquie. Essai critique. L'Harmattan, Paris. 1985.
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n'est premier en tout. Le serait-il que la fragilité de sa victoire lui impose de consolider son avance. Déjà au XVIII siècle, la France est obsédée par son retard vis-à-vis de l'Angleterre. Celle-ci l'avait été au XVII par rapport aux Pays-Bas. L'Allemagne le sera au XIX , et l'ensemble du monde au XX . Le retard est partout présent comme réalité ou comme menace. Chaque nation, chaque entreprise, chaque région, chaque commune, chaque individu doit se battre, mobiliser ses énergies, investir son épargne, calculer ses choix, soupeser les risques, bander ses efforts pour maintenir ses positions, creuser ses écarts, rattraper son retard ou plus simplement freiner son déclin. Il n'est pas question de viser la joie naïve et saine d'une victoire. Savourer, c'est s'arrêter, se reposer, c'est renoncer à la lutte et se condamner d'avance. Cette impitoyable nécessité ne débouche que sur la survie (et la jouissance furtive de la lutte pour les tempéraments agressifs). e
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La mimésis est la seule loi. L'angoisse vient de ce qu'il n'y a pas plus de modèle que de terme à la course. Que produire, qu'inventer, que consommer, que croire ? La même chose que les autres mais plus et mieux, et moins cher. Le leader ne peut donc échapper au vertige qu'il entretient chez ses rivaux. Jeux fascinants ? Incontestablement, comme peuvent fasciner l'absurde, le néant et la mort. Mais ce jeu morbide est aux antipodes de l'humanité fraternelle que l'Occident annonce dans son universalisme humaniste. La seule ludicité qu'il propose est loin de l'innocence joyeuse de l'âge d'or, c'est la jouissance perverse du sado-masochiste. La seule universalité qu'il propose est celle des cimetières. Quoi d'étonnant si beaucoup lui ont trouvé un parfum de mort ! On a vu ce qui constitue, selon nous, la spécificité de l'Occident. On voit les conséquences de son fonctionnement en acte dans le processus de l'occidentalisation du monde et par quels moyens se réalise ce « déracinement » planétaire. Avant de voir les limites du processus, il n'est peut-être pas inutile de souligner la spécificité du rapport interculturel engendré par l'occidentalisation par rapport aux formes antérieures de « domination » culturelle. Si l'impérialisme occidental n'est ni le seul ni le plus brutal des impérialismes
L'occidentalisation comme déracinement planétaire
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de l'histoire, « l'invasion culturelle » de l'Occident n'est pas un cas unique d'influence interculturelle asymétrique : il y a de nombreux exemples historiques, avec ou sans domination politique, voire avec domination politique en sens contraire. On connaît l'exemple classique de la Grèce vaincue donnant des lois à son vainqueur, Rome, laquelle a répandu la culture gréco-latine dans le monde connu, et en particulier en Gaule. Il y a le cas de la séduction du Japon par la culture chinoise, celui de l'imposition de la culture arabo-musulmane jusqu'en Espagne, et bien d'autres. Dans tous ces cas, il y a une forte dose de déculturation, au sens que nous avons donné à ce terme, pour les victimes (du viol ou de la séduction). La singularité de l'occidentalisation tient à la spécificité de l'Occident comme culture-anticulture. Dans tous les cas précédents, la déculturation est suivie d'une acculturation réussie. La perte de la culture originelle est compensée par l'acquisition de la nouvelle culture. A aucun moment, il n'y a perte de l'identité culturelle. Celle-ci se transforme et change. Il peut y avoir une crise de transition et un certain malaise, mais on ne rencontre pas ce vide, cette perte de sens, source de la seule misère vraiment intolérable. Paradoxalement, l'Occident est à la fois la seule « culture » qui se soit vraiment mondialisée, avec une force, une profondeur et une rapidité jamais rencontrées, et, en même temps, la seule « culture » dominante qui échoue à assimiler vraiment non seulement les allogènes, mais ses propres membres. La raison de ce paradoxe nous est maintenant familière. Son universalité est négative. Son prodigieux succès est dans le déchaînement mimétique de modes et de pratiques déculturantes. Il universalise la perte de sens et la société du vide.
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« Nous avons vu de nos jours conclure un contrat social entre personnes se trouvant dans l'état de nature - bellum omnium contra omnes. Ces personnes, c'étaient les puissances du monde, ce contrat, c'était la Société des Nations. Et ce corps artificiel s'est dissocié parce qu'il ne s'y trouvait point de pouvoir secouru par un droit transcendant auquel les droits des parties ne fussent pas opposables. » 1
Bertrand DE JOUVENEL .
Les déchirures du monde contemporain sont d'autant plus choquantes que le schéma d'une unité essentielle de l'humanité est plus que jamais inscrit dans notre imaginaire. La conviction en cette unité se renforce de l'existence de plus en plus manifeste d'un modèle culturel transnational qui uniformise la vie à l'échelle planétaire dans tous ses aspects. Les limites, pourtant non moins visibles, de cette unité tiendraient soit à la superficialité de la dimension culturelle ou à l'absence d'inscription en profondeur du modèle
1. Bertrand DEJOUVENEL, DU pouvoir (1" éd. 1945). coll. « Pluriel ». Hachette. 1972, p. 90.
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occidental, soit encore à l'échec de l'occidentalisation du niveau de vie et aux résistances des sociétés périphériques pourtant largement déculturées. Cette pluralité de la saisie des causes et des aspects de la diversité et de la division du monde tient à l'ambiguïté sémantique fondamentale et irrémédiable du terme culture en Occident. L'occidentalisation est d'abord une gigantesque mise en scène économique mondiale, même si le résultat le plus spectaculaire est l'uniformisation des modes et des modèles plus que l'obtention de véritables moyens de s'y conformer. On comprend dès lors l'extraordinaire complexité des enjeux culturels. Si l'occidentalisation du monde est en train d'échouer, ce n'est pas parce que les émetteurs d'information ne sont pas assez puissants, mais plus simplement parce que, d'une part, « la base de la culture », l'économie, ne suit pas et que, d'autre part, le « système sociétal » qui porte le projet est en voie de décomposition. Le développement n'est pas un modèle généralisable ; il s'agit bien plutôt d'un instrument de domination du monde dont la dynamique complexe accroît toujours, ou recrée, des déchirures dans « l'infrastructure », pour autant que celle-ci ne tire son sens que du spectaculaire système de pouvoir qui l'accompagne. La crise du développement est nécessairement une crise culturelle. Les déçus, les floués du mythe se tournent vers des formes agressives d'affirmation culturelle, reconstruites comme anti-occidentales. Ces recherches d'authenticité culturelle vont des mascarades idéologiques du Zaïre au tragique ethno-suicide du Kampuchéa. L'incontestable réussite du Japon, hier, et celle plus problématique de certains NPI, aujourd'hui, semblent témoigner soit d'une occidentalisation réussie, soit du sauvetage de l'identité culturelle, et finalement des deux... Ces expériences sont d'heureuses exceptions qui confirment malheureusement la règle. Elles sont liées à un contexte géo-socio-historique bien particulier. Elles prouvent peut-être que rester soi-même est en tout cas la condition nécessaire à la réussite de la « mutation industrielle ». L'endogénéisation de l'innovation technique et de la consommation, liée à une acculturation positive, est la base d'une réussite qui reste agressive, conquérante,
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et par là même exceptionnelle. L'universalisation de l'attitude hégémonique ne peut engendrer un ordre mais bien un chaos : l'état de bellum omnium contra omnes. La réduction de l'agression généralisée en concurrence pacifique profitable à tous, suivant le grand mythe libéral, supposerait que l'hypothèse de l'harmonie des intérêts soit prouvée, ce qui est loin d'être le cas, et que la recherche de la richesse soit une fin en soi sans lien avec la volonté de puissance et la lutte pour le pouvoir, ce que l'observation immédiate dément. L'échec des politiques d'authenticité et de retour aux sources culturelles ne doit pas faire illusion sur l'échec probable de l'occidentalisation ni masquer, en tout cas, les limites de ce processus. Cet échec ou ces limites sont doubles ; ils tiennent pour partie aux contradictions mêmes du projet occidental et trouvent leur source en son sein. Ils tiennent, par ailleurs, à la décomposition de la forme de liaison sociétale dans laquelle s'est épanouie la modernité : l'État-nation. Le premier aspect de l'échec de l'occidentalisation se manifeste dans la faillite du développement économique du tiers monde. Le développement économique, en effet, constitue la base du projet de la modernité ; il intègre la conception démiurgique et prométhéenne de l'Occident avec ses mythes du progrès, de la science et de la technique. Le deuxième aspect de l'échec de l'occidentalisation se manifeste par la disparition d'un espace social où puisse s'accrocher le processus d'occidentalisation.
I. L'échec du développement Lorsque Ahmed le Doré, sultan de Marrakech, tout fier de son nouveau palais couvert de marbre et d'or, surnommé El-Bedi (« la merveille »), le fit visiter à son bouffon et qu'il demanda à celui-ci ce qu'il en pensait, il s'entendit répondre : « Quand il sera démoli, il fera un gros tas de terre. » Moins d'un siècle plus tard, la dynastie saadienne était remplacée par les Alaouites, et Moulay Ismaïl réalisait la prédiction... Si les princes de ce monde avaient gardé suffisamment d'humour pour avoir des bouffons, ceux-ci pourraient être tentés de dire devant
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le spectacle de l'industrialisation du tiers monde : « Ça fera un gros tas de ferraille. » L'occidentalisation n'est, d'une certaine façon, que « l'habillage » culturel de l'industrialisation, mais l'occidentalisation du tiers monde est d'abord une déculturation, c'est-à-dire une destruction pure et simple des structures économiques, sociales et mentales traditionnelles, pour n'être remplacée à terme que par un gros tas de ferraille destiné à la rouille. L'impasse industrielle mène directement à l'impasse sociétale. Les deux échecs n'en feraient d'ailleurs qu'un : le rejet de la greffe « occidentalisation ». L'expérience nous permet de constater que l'industrialisation, quels que soient les jugements de valeur que l'on peut, par ailleurs, porter sur elle, a un rôle extraordinairement destructeur face à la société et la socialité traditionnelles. Le constat minimal qui peut faire unanimité est qu'elle bouleverse les modes de vie et les façons de penser. A partir de là, le jugement qu'on portera sur elle dépendra des options théoriques et philosophiques adoptées. Si l'on pense que l'industrialisation n'est que l'intégration du progrès technique, et que celui-ci n'est qu'un moyen d'accroître la productivité du travail humain, le développement, sous la forme de l'industrialisation massive, est le « point de passage obligatoire » de toute société désireuse d'améliorer le sort de ses membres. Les aspects positifs de ce développement-industrialisation seront nécessairement supérieurs aux aspects négatifs. Les méfaits déplorés par certains d'une inévitable déculturation seront largement compensés par les avantages matériels du développement économique. L'Algérie officielle des années 1970, par exemple, semblait bien avoir fait clairement « le choix industriel ». L'industrialisation était définie dans une brochure du ministère de l'Information comme : « Un ensemble de techniques modernes mettant en œuvre des machines dont le résultat est de permettre l'accroissement de la production et la baisse 2
2. G. DESTANNE DE BERNIS, « De l'existence de points de passage obligatoires
pour une politique de développement », Cahiers de l'ISMEA, série F, n° 29, Paris, février 1983, Ya-t-il un modèle obligé de développement ?
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du coût humain. » D'autre part, selon la même brochure : « On peut dire que l'industrialisation est la condition sine qua non du développement . » Les choix implicites présupposés par ces textes sont clairs. La technique est posée comme un pur moyen, neutre, inscrit dans les virtualités du donné naturel de l'homme et permettant une maîtrise croissante de la nature. Le naturalisme et l'universalisme virtuels de la technique ramènent le sous-développement au refus pervers de l'utilisation des moyens disponibles d'en sortir, dans un contexte fortement évolutionniste. 3
Il est assez évident que, quels que soient les doutes que l'on peut avoir sur le bien-fondé d'une telle position, doutes renforcés par les limites, impasses, échecs de la « stratégie industrielle », il est impossible de l'ébranler sérieusement si l'on ne remet pas en cause les présupposés sur lesquels elle repose. Le « choix industriel » repose non seulement sur la volonté de bâtir l'usine et de la faire tourner, mais encore sur l'espoir qu'elle fonctionnera comme maison de la culture ! La déculturation inévitable, voire nécessaire, due aux transformations économiques ne laisserait pas derrière elle un désert ; ou plutôt celui-ci serait immédiatement fécondé. L'acculturation serait cet accès à une nouvelle culture, une culture de l'industrialisation, de la technique et du développement, bref une culture du même type que celle qui règne dans les autres lieux où l'industrialisation et le développement ont triomphé. On se propose de gagner le pari d'une réussite de l'occidentalisation de la société. Quelle que soit, en effet, l'importance des traits spécifiques hérités du passé que l'on désire préserver, c'est bien de cela qu'il s'agit, même si les moyens utilisés aujourd'hui diffèrent de ceux utilisés naguère par Pierre le Grand ou Kemal Atatürk. Ce pari, on le sent, repose sur l'idée que l'Occident est une culture comparable aux autres, supérieure peut-être, mais de même nature. Nous avons vu ce qu'il fallait en penser. Ce qui est proposé aux populations du tiers monde en remplacement de leur identité culturelle perdue consiste en une identité 3. Le Choix industriel de l'Algérie, éd. SNED, 1975, p. 2 et 3.
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nationale absurde et une appartenance fallacieuse à une communauté universelle. La première est absurde théoriquement et pratiquement. Théoriquement, car la nation n'a pas de sens dans une communauté universelle, pratiquement, car les nations créées par l'Occident ne correspondent à aucune maturation locale. La seconde est fallacieuse car le statut d'homme, ironiquement réduit à une abstraction, est vidé de tout contenu par la seule différenciation maintenue, créée et exacerbée, celle de la quantité des richesses disponibles. Ni citoyen du monde à part entière, car le suffrage est censitaire, ni membre d'un clan ou d'une ethnie, puisque tout cela a été détruit, ni national d'aucun État authentique, car la politique « nationalitaire » des États, nés artificiellement de la décolonisation, n'a d'autre racine à offrir qu'un mimétisme généralisé, « l'occidentalisé » du tiers monde est un clochard. Occidentalisé, l'homme du « Sud » l'est par ses désirs, ses références imaginaires, la prégnance de la ville et des modèles de consommation du Centre sur sa quotidienneté. Clochard, il l'est par sa réalité concrète, son déracinement profond, son niveau de vie misérable en bidonville. Si l'industrialisation échoue à occidentaliser la quantité consommée, elle réussit admirablement l'urbanisation, la tertiarisation et la bureaucratisation de la pseudo-société. L'occidentalisation réelle des élites, c'est-à-dire leur intégration dans la « culture » ethnocidaire internationale, réussit tant bien que mal (le plus souvent de façon caricaturale), au prix de la marginalisation des populations. L'industrialisation forcenée et artificielle est la plupart du temps vouée à l'échec à moins de se concrétiser dans des projets occidentalo-centrés dont la réussite même est le signe d'un échec plus profond. On peut discuter du succès de telle ou telle expérience isolée ; le fait même qu'elle fasse figure de miracle renforce le caractère patent de l'échec massif de l'éradication du sous-développement en tant que réalité planétaire. S'il est loisible de penser guérir le mal par le mal et remédier aux insuffisances de l'industrialisation et du développement par encore plus d'industrialisation et plus de développement, le diagnostic de l'échec de l'occidentalisation est difficilement récusable.
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Il ne s'agit pas de refaire le bilan des échecs du développement conçu comme une technique, mais de réfléchir sur la nécessité de ces échecs. Une littérature très abondante existe pour constater et déplorer les impasses de telle ou telle « thérapeutique ». Les experts qui ont passé leur vie au chevet du malade deviennent volontiers moroses sur leurs vieux jours et font état de leur scepticisme . 4
Non sans humour, Mahbud Ul Haq, qui fut expert en planification au Pakistan, évoque les errements de la technique miracle du développement. « 1948-1955 : L'industrialisation par substitution aux importations est la clé du développement. « 1960-1965 : La substitution aux importations est une erreur : la promotion des exportations est la seule solution. « 1966-1967 : L'industrialisation est une illusion ; seule la croissance rapide de l'agriculture apporte la réponse au sous-développement. « 1967-1968 : Pour éviter d'être submergé par le trop-plein de population il faut accorder la priorité au contrôle démographique. « 1971-1975 :En réalité, les masses n'ont rien à gagner au développement. Il faut donc rejeter la croissance du PNB et mettre en avant l'impératif de redistribution . » 5
Et le catalogue est loin d'être complet... Il y a l'espoir mis dans les industries industrialisantes, le retour en force de thérapeutiques néolibérales, la recherche d'avantages comparatifs dynamiques, la construction d'un tissu industriel de petites entreprises, etc. Au terme de son périple entre les échecs et les impasses, le spécialiste désabusé se réfugie dans un empirisme et un pragmatisme modeste . 6
4. Dans cette littérature désenchantée, le constat très honnête de H. RAULIN et E. REYNAUD, L'Aide au sous- développement, PUF, Paris, 1980, est exemplaire. 5. Dans Pierre JACQLEMOT, Économie et sociologie du tiers monde, L'Harmattan, Paris, 1981, p. 50. 6. Voir la contribution de Pierre JUDET dans IFRI, Les Pays les plus pauvres, Economica, 1981.
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L'impuissance de la technique reste occultée par l'impuissance d'en sortir. Sans la remise en cause du développement, il semble quasi impossible d'échapper au totalitarisme de la technique. La pensée dominante ayant réduit les rapports entre cultures à la seule dimension économique de leurs résultats, elle considère, tout à fait normalement, que la solution du problème du tiers monde, ainsi baptisé « sous-développement », est une question technique soluble par des moyens techniques. Modèles et experts doivent prendre l'affaire en main, et ce, de manière irréversible ; tout échec, en effet, sera susceptible d'être traité comme un nouveau problème technique, source de nouvelles percées de la technique. D'abord rebelle à cette réduction, la pensée marxiste a fini par s'y plier. Analysant le sous-développement comme le résultat de contradictions sociopolitiques à l'échelle mondiale, elle a d'abord songé à la thérapeutique de cheval de la révolution. Confiée à des spécialistes professionnels et devenue une affaire technique, la stratégie révolutionnaire a fini par se dégrader en cuisine économique ; un savant dosage de nationalisation et d'industrialisation planifiée semble la panacée pour guérir le tiers monde. L'échec des solutions libérales et marxistes, loin de remettre en question le diagnostic, renforce la prise en charge du problème par les laboratoires. La nécessité de ces échecs est la conséquence de l'impasse de l'approche technique. Pour un pays individuel donné, un « décollage » économique, et même un rattrapage, pour difficiles qu'ils soient, ne sont pas absolument impossibles. Cela implique deux conditions créer un cadre de valeurs où la technique prend son sens, briser l'absence d'auto-dynamisme. Rappelons que le choc culturel de l'économie-monde capitaliste détruit massivement les structures et les institutions du tiers monde. Toutefois, des survivances se maintiennent, s'organisent et résistent, tandis que les conditions sociales et psychologiques du fonctionnement de l'accumulation capitaliste sont loin d'être réalisées. On peut lutter contre les survivances par une politique habile, en accroissant l'intégration économique au marché mondial, en détruisant par une législation appropriée les derniers remparts de
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l'ordre ancien. Le minimum de consensus social sur les valeurs libérales sera beaucoup plus difficile à obtenir par décret... Sans doute les sociétés qui connaissent traditionnellement un développement important des rapports marchands ont seules quelque chance d'y parvenir. L'occidentalisation se propage dans le tiers monde à vive allure. Toutefois, cette occidentalisation passive n'est que l'effet de la déculturation. L'occidentalisation nécessaire au développement, celle du Japon, l'occidentalisation active, implique une acculturation beaucoup plus problématique. Une politique d'intervention massive de l'État pour stimuler l'investissement et le recours à une stratégie de conquête des marchés (avec éventuellement une politique de grande puissance) peut, selon l'exemple japonais d'hier, et peut-être celui des nouveaux pays industriels d'aujourd'hui (ceux de l'orbite japonaise dans le Sud-Est asiatique ou ceux de l'orbite américaine, Mexique, Brésil), faire passer un pays du stade de victime de l'impérialisme à celui de sous-impérialisme. Une telle « recette » peut toutefois se heurter à l'histoire comme dans le cas de l'Iran dont on pourra toujours dire que cela aurait réussi..., si cela n'avait pas explosé trop tôt... On est de toute façon loin du « spontanéisme » ultralibéral. Surtout, cette solution n'est pas généralisable. Les échecs de cette thérapeutique que l'on peut recenser, ici ou là, ne tiennent pas tant à des failles techniques, comme le diront les experts du Fonds monétaire international, orfèvres en la matière, mais plus simplement à son irréalisme historique combiné à son impossibilité globale. L'expérience historique du développement planifié autocentré est une façon indéniable de surmonter l'absence de dynamisme du capitalisme de marché. Elle semble ainsi constituer un modèle. Qui plus est, la généralisation d'une telle société rendrait le fonctionnement du capitalisme libéral théoriquement impossible par asphyxie. Le développement planifié de type soviétique permet une poursuite de l'accumulation qui n'a pas besoin d'une incitation à investir en provenance de l'extérieur. La « machine économique » n'étant pas autonome mais branchée symbiotiquement sur l'appareil politique, l'existence de rapports économiques dissymétriques
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(et en ce sens historiques) ne semble pas indispensable à la reproduction du capital contrôlée par la bureaucratie. Cela est confirmé par la remarque suivante d'un économiste hongrois, bon connaisseur : « L'État de type soviétique n'a rien à craindre d'un déclin de la propension à investir en cas de trop fréquentes dislocations du système des prix ou d'une trop forte redistribution du surplus en faveur des entreprises déficitaires. Investisseur principal, il est toujours en mesure de lancer de grands projets pour combler une lacune éventuelle entre investissements nécessaires et réels. Mais ce cas est tout à fait hypothétique car, dans une économie de type soviétique, le problème ne réside jamais dans le manque du désir d'investir de la part des entreprises. Ayant toutes les raisons de compter sur une compensation étatique en cas de déficit grave, elles ne sont pas découragées par l'insuffisance de la demande éventuelle . » « La crise ne prend jamais un caractère de surproduction mais de sous-production . » 7
8
Dans les années 1960, ce modèle a été plus facile à « vendre » au tiers monde que le modèle libéral. Outre qu'il bénéficiait du label socialiste qui le lavait de tous les péchés du capitalisme et de l'impérialisme, ce qui n'était pas négligeable comme argument de vente, il bénéficiait de la préférence des classes dirigeantes pour la bureaucratie, et de la méfiance des sociétés traditionnelles pour le libéralisme économique et les rapports marchands. Toutefois, en admettant même que l'économie de pénurie puisse être considérée comme un « développement », la généralisation du modèle semble rencontrer un certain nombre de limites. Le problème de la domination, que l'on peut considérer comme étant au cœur de la dialectique développement/sous-développement, n'est pas plus « résolu » par cette « solution technique » que par la solution libérale mais, indépendamment de cette question fondamentale, la réalisation du « socialisme réel » généralisé rencontre des obstacles.
7. Marc RAKOVSKI, Le Marxisme face aux pays de l'Est, Savelli, Paris, 1977, p. 142-143.
8. ID., ibid., p. 156. Arghiri EMMANUEL défend avec force un tel point de vue dans son ouvrage Le Profit et les crises, Maspero, Paris, 1974.
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Le dynamisme des économies bureaucratiques paraît lié à la concurrence avec le monde libéral. Les sociétés de consommation constituent, semble-t-il, non seulement un stimulant, mais encore un modèle pour le mode de vie, les gammes de production, les filières technologiques. Le développement des économies soviétiques serait lui aussi « mimétique ». « Le choix effectué en faveur d'une imitation de la technologie occidentale, écrit Rakovski, coûte moins que l'invention d'une technique alternative et autonome. Plutôt que par l'identité de la techno-structure qu'impliqueraient nos deux modèles indépendamment l'un de l'autre, le parallélisme des évolutions techniques capitaliste et soviétique s'explique par le retard systématique de la seconde par rapport à la première, et ce retard continue à rendre extrêmement probable l'emprunt de solutions déjà existantes par le retardataire . » 9
La généralisation du modèle bureaucratique sous sa forme mimétique actuelle se heurte à la même objection écologique que la généralisation de l'économie de marché : si le monde entier vivait à l'heure américaine (en supposant que l'heure russe s'y substitue...), toutes les réserves connues de la planète seraient épuisées en quelques mois, l'encombrement aérien empêcherait tout avion de décoller, la pollution ne tarderait pas à nous asphyxier . 10
Même si l'objection écologique est discutable, car la finitude du monde est toujours relative, elle mérite d'autant plus d'être prise en considération que l'industrialisation selon le modèle soviétique est très « coûteuse » en ressources naturelles. En admettant que l'un ou l'autre des modèles (libéral ou bureaucratique) réussisse à éliminer les symptômes matériels du sous-développement et à combler tout ou partie du « retard » des indices économiques (ce que nous ne pensons pas le moins du monde), le problème ne serait pas résolu pour autant. Si l'on accepte notre vision anti-économiciste du fonctionnement du système mondial, 9. Marc RAKOVSKI, op. cit., p. 151.
10. « Le seul système agro-alimentaire (s'il devait être généralisé à l'échelle mondiale) absorberait plus que toute l'énergie consommée dans le monde », M.-F. MOITIN et R. DUMONT, L'Afrique étranglée, Seuil, Paris, 1980, p. 32.
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l'enjeu est d'abord la domination politique et culturelle. Nous pouvons faire nôtre la remarque d'Ignacy Sachs : « Sans parti pris idéologique et en toute objectivité, on peut faire le constat que les principaux déséquilibres matériels et politico-économiques actuels de notre monde sont dus en majeure partie à un usage incontrôlé et irresponsable des grands pouvoirs techniques, et à une volonté de puissance illimitée des groupes privilégiés qui ont le monopole des moyens, au système technico-industriel et commercial tel qu'il fonctionne, en particulier en régime capitaliste". » La restriction finale n'a pas lieu d'être ; le modèle soviétique constitue plus une variante du projet occidental qu'une alternative authentique. Le problème du développement n'est pas, en effet, celui de l'accès à un certain niveau défini une fois pour toutes, il est d'acquérir ou de maintenir un statut dans un univers hiérarchisé en perpétuelle compétition. Le développement n'a donc de sens qu'au sein de l'Occident, en tant qu'il implique la « machine » comme son noyau dur. Il n'est devenu un problème mondial que parce que (et dans la mesure où) le monde est occidentalisé. Les pays du tiers monde peuvent fort bien s'industrialiser (au moins jusqu'à un certain degré), ils peuvent acclimater de nombreuses techniques, même une forme élémentaire de système technicien. On connaît d'ores et déjà des pays sous-développés industrialisés, voire à haute technologie. Si on ne connaît pas de pays sous-développés sans misère ni pauvreté (en dehors des indices statistiques officiels du PNB par tête qui ne donnent que l'ordre de classement du résultat des courses), cela tient, pensons-nous, à ce que la misère physiologique est dans l'imaginaire occidental le signe qui manifeste le mieux l'infériorité. L'épanouissement quantitatif de la valeur-vie se signifie par la mise en scène de son contraire, la mort misérable (et ses compagnes, la mort naturelle et la mort violente ). On peut mourir de faim, 12
11. Ignacy SACHS, Stratégies de l'écodéveloppement, Éd. Ouvrières, Paris, 1980, p. 12. 12. Nous renvoyons sur ce poinl le lecteur à notre contribution « Si la misère n'existait pas, il faudrait l'inventer », dans RIST et SABELLI, Il était une fais le développement. Éditions d'En bas, Lausanne, 1986, p. 143-155.
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dit-on, à côté d'un ordinateur. Cela est incontestable. Aussi bien, il est douteux que les microprocesseurs nourrissent la planète ; en revanche, l'Occident n'a probablement pu produire des ordinateurs que parce que quelque part des gens mourraient de faim et de désirs. La « machine » ne fonctionne que sous pression et la menace de la survie physiologique est un de ses ressorts. Cette nécessité, contrairement à l'analyse tiers-mondiste, n'a rien de « matérielle », elle est purement « symbolique ». L'inscription des pays de l'Est dans l'Occident est sur ce point indéniable. Les développements qui ont suivi la chute du mur de Berlin ont confirmé cette situation. Le lien social, quand la société civile, c'est-à-dire les survivances précapitalistes, est niée, ne peut être maintenu que par le terrorisme de masse. Dans le tiers monde, la « recette » totalitaire ne suffit souvent même pas à créer un minimum de bien-être ni à empêcher les républiques socialistes africaines de sombrer dans l'anarchie sanguinaire au sein de la misère la plus atroce. Cette politique ne fait qu'accélérer l'incohérence qui se propage de façon rampante ailleurs, y compris dans les démocraties des pays développés, et sape le processus d'occidentalisation. Pour conclure cette analyse très fragmentaire, nous voudrions revenir sur l'équation « occidentalisation = industrialisation » et sur certaines conséquences de la différence de vision qu'on peut avoir du double phénomène. L'égalité de départ n'est pas une identité. L'industrialisation n'est pas à l'origine du processus de déstructuration de toutes les sociétés du tiers monde. L'industrialisation, en effet, ne serait pas concevable sans une occidentalisation préalable. La religion du développement suppose une conversion des esprits qui s'est faite par la force brute (la colonisation dans certains cas), par la force symbolique (la fascination dans le cas de la Turquie d'Atatürk), par les deux (cas de l'Egypte). L'industrialisation, fille de l'occidentalisation, voit son destin lié très largement à celui de sa mère. L'échec de l'industrialisation entraîne l'échec de l'occidentalisation, puisque la participation concrète à la « culture occidentale » suppose un droit d'entrée de 10 000 dollars par tête de PIB annuel. L'échec de l'occidentalisation,
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à son tour, implique celui de l'industrialisation, du moins sous sa forme autodynamique intégrale avec un système technicien complet. Cet échec n'est pas absolument nécessaire pour chaque pays du tiers monde, pris individuellement, il nous semble nécessaire pour l'ensemble, en bloc. La signification de la réussite des deux processus serait l'implantation d'une dynamique de la maîtrise du monde, c'est-à-dire l'insertion victorieuse dans une course à la domination. L'échec se traduit par l'insertion des seules élites dans la modernité de l'Occident, tandis que les masses sont marginalisées. Toutefois, la modernité elle-même comme projet sociétal est en crise. Cela compromet plus profondément encore la réussite de l'occidentalisation du monde.
II. La crise de l'ordre occidental Même folle ou délirante, la machine, qui nous a semblé constituer l'essence de l'Occident, a fonctionné au sein d'un certain ordre. Dans une certaine mesure même, elle a contribué à édifier cet ordre ; elle a participé à sa naissance et, plus largement encore, à son fonctionnement. Tant que l'ordre a permis la reproduction d'un tissu social complexe, l'Occident a été sinon une culture, du moins une civilisation, et une civilisation infiniment riche des dépouilles culturelles dont elle s'est parée. Cependant, sous cette figure de l'ordre, l'Occident a été et est encore d'une certaine façon « national-étatique ». Cette figure de l'ordre national-étatique est une figure extrêmement forte. Nous voulons dire par là que la structuration des sociétés occidentales en Etats-nations constitue la base fondamentale de l'identité sociale des individus membres, au moins au niveau imaginaire. Les sociétés occidentales sont donc d'abord des sociétés politiques. Le politique y est la forme privilégiée de la sociabilité. Si celle-ci est bien abstraite, c'est qu'il est lui-même bien abstrait dans son contenu. Il possède en revanche une force, due à sa prégnance dans l'imaginaire, qui en fait une instance qu'on considère comme quasi indestructible parce que naturelle et transhistorique.
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Certes, ces croyances sont elles-mêmes bien historiques, et appartiennent en propre à l'Occident. En détruisant le lien social, la machine détruit cet ordre et scie la branche sur laquelle elle repose. Pour le comprendre il est nécessaire d'entrer un peu plus en détail dans l'histoire de cet ordre, de voir sa nature antinomique et comment se développe sa crise. Jusqu'à l'aube de la modernité, l'Occident reste dans un grand flou en ce qui concerne l'organisation sociétale. L'âge des Lumières a désigné sous le nom de gothique cette période du « sombre Moyen Âge » qui couvre une dizaine de siècles « obscurs ». Cette période présente pourtant une grande unité culturelle pour l'Europe, avec la chrétienté, la langue latine des clercs et la double figure de la papauté et de l'Empire. Le politique n'est pas le principe de l'identification sociale ; celle-ci repose sur des bases concrètes infiniment plus riches et plus complexes, comme les cultures populaires, et sur l'imaginaire unificateur de la religion. Toutefois, en redécouvrant ou réactivant la pensée philosophique et politique de l'Antiquité, les humanistes offrent aux bureaucraties royales, et aux bourgeoisies montantes qui les appuient, les instruments symboliques d'un ordre qui sera proprement l'ordre politique, et d'ailleurs le seul principe de l'ordre social, celui de l'État-nation. Cet ordre national-étatique sera dans le même temps, et du même mouvement, un ordre international-étatique. L'Etat-nation est le sujet du droit international, il est souverain. Nulle puissance légitime au-dessus, nulle au-dessous. Les sociétés qui n'ont pas adopté la forme nationale-étatique n'ont pas d'existence juridique, elles sont à découvrir, à conquérir et à civiliser. L'ensemble des sujets souverains qui dominent la planète forme une société des nations, ou association contractuelle des États membres. Même s'il faut plusieurs siècles pour passer du concert européen, déjà manifesté au traité de Westphalie (1648), à l'organisation des Nations unies, les bases du système sont parfaitement présentes et claires dès l'origine. On les trouve exposées chez Hugo Grotius (1583-1645), Samuel Pufendorf ( 1632-1694) et sans doute même déjà chez Francisco Vitoria (1480-1546) et Francisco Suarez (1548-1617).
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Tout cela est bien connu ; ce qui est moins clair, c'est le lien entre cet ordre national-étatique, dont on sent qu'il est profondément occidental, et la « machine » qui a été analysée antérieurement comme techno-économique. Si le fondement de la liaison reste encore à questionner, celle-ci prend une forme tout à fait repérable et fondamentale avec la nationalité économique.
Le concept de nationalité économique Dès l'émergence de l'État-nation, il a été manifeste que celui-ci avait quelque chose à voir avec l'économie. Les mercantilistes furent en même temps les premiers théoriciens d'une économie politique et les « supporters » de l'État moderne. Toutefois, il s'agissait de préconiser des politiques économiques nationalistes (protectionnisme, colbertisme, pacte colonial...) et non de développer une véritable analyse de la consistance économique de l'État-nation. Tant et si bien qu'avec les libéraux, les économistes en viennent à nier la pertinence de l'État-nation. Rappelons le mot fameux de Turgot : « Quiconque n'oublie pas qu'il y a des États politiques séparés les uns des autres et constitués diversement ne traitera jamais bien aucune question d'économie politique . » Même si par la force des choses, l'État-nation a imposé aux économistes sa réalité, le rapport entre le fonctionnement du lien social et les mécanismes économiques est resté en dehors du champ de réflexion des politologues et des économistes. 13
Le surgissement contemporain d'États-nations, sans substrat économique, avec la farce de la décolonisation, a fait prendre conscience de l'existence a contrario d'un lien très fort entre l'État-nation, l'économie et le développement. La « souveraineté économique » qui est l'aspiration clé des États-nations est une idée purement métaphorique et sans contenu rigoureux. Le concept de nationalité économique, en revanche, peut être construit de façon cohérente, mais il ne tire sa pertinence que
13. TURGOT, Œuvres complètes, tome II, éd. Daire, p. 800.
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d'une analyse historique ; la nationalité économique apparaît alors liée à la croissance et au développement économique. Si le concept de nationalité économique est plus solide que celui d'indépendance, et qu'on peut lui donner un contenu rigoureux, il est dans son origine tout aussi « métaphorique ». Tiré du politique, on cherche à transposer sur le plan économique les attributs qui lui sont liés sur le plan politique et, en particulier, la souveraineté dont le contenu central est justement l'indépendance. Le juriste Carré de Malberg dans sa Théorie de l'État le précise clairement : « Grâce à la souveraineté externe, l'État a donc une puissance suprême, en ce sens que sa puissance est dégagée de toute sujétion ou limitation envers une puissance extérieure », et, si on avait des doutes, il ajoute « Dans l'expression "souveraineté extérieure" le mot souveraineté est donc au fond synonyme d'indépendance . » Cette souveraineté « externe » est liée à la souveraineté « interne », c'est-à-dire une autorité suprême sur les membres et entités présentes sur le territoire national. 14
« Un État qui serait tenu de quelque sujétion envers un État étranger ne posséderait pas non plus une puissance souveraine à l'intérieur . » Cette idée d'un État-nation « maître chez lui » sur le plan économique constitue bien un des attributs imaginaires de la nationalité économique. Pourtant, il n'en est pas et ne peut en être ainsi, sauf étatisation totale de l'économie et système totalitaire. L'État-nation n'a pas et ne peut avoir de summa potestas économique, de souveraineté économique, interne et externe . La sujétion des agents serait, sur ce plan, la négation de la société civile. Ne disposant pas de la souveraineté interne, l'État n'a pas non plus la souveraineté externe. 15
16
14. CARRÉ DE MALBERG, Théorie de l'État [1922]. éd. du C N R S , 2 vol., Paris, 1962. tome I, p. 71. 15. ld, ibid., p. 71. 16. Même dans le cas des pays de l'Est naguère, la souveraineté économique de l'État était largement mythique. Dans le tiers monde, la volonté d'acquérir la souveraineté économique a souvent mené à une étatisation aux résultats dérisoires.
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Ce n'est pas qu'il soit assujetti à la puissance économique suprême d'un autre État, ce qui serait contradictoire, mais il n'a pas la maîtrise sur des « puissances » économiques privées, a fortiori sur les entités transnationales. La nationalité économique est une circonstance historique. Ce n'est pas une construction juridique susceptible d'une permanence ni même de transposition artificielle. « L'ardente obligation » pour les agents économiques installés sur le territoire national de réaliser les desseins de l'État-nation, dont le général de Gaulle a énoncé la nostalgique exhortation, était un vœu pieux. La nation économique ne se réduit pas à l'économie publique. La logique de l'État et du politique et celle du capital et du marché n'ont pas de raison de coïncider et ne coïncident pas normalement. Le civisme des agents économiques, qui est loin d'être négligeable, peut biaiser la logique du profit, comme les incitations et réglementations gouvernementales peuvent infléchir le jeu économique en faveur de « l'intérêt national ». Toutefois, la fusion et l'harmonie des deux intérêts ne sont pas « naturelles ». Ce n'est que dans un contexte historique très particulier que les deux termes, nation et économie, peuvent coexister avec une épaisseur de sens et recevoir une pertinence. La nation économique, que les « hasards » de l'histoire ont engendrée en Occident dans les décennies antérieures à 1970, n'a donc jamais été un État-nation économique. La souveraineté politique, disent les juristes, bien qu'ayant sa source dans la nation (souveraineté nationale) a un titulaire, l'État, dont les organes sont identifiables. La souveraineté économique a pu avoir sa source dans la nation, mais les organes n'en ont jamais été les titulaires exclusifs. Au vrai, son existence même est très largement mythique. C'est pourquoi la notion de « nationalité économique » apparaît plus intéressante et plus pertinente. Il faut attendre François Perroux pour voir apparaître une définition de la « nationalité économique ». « Économiquement, écrit-il, la nation est un groupe d'entreprises et de ménages coordonnés et abrités par un centre qui détient le monopole de la puissance publique, c'est-à-dire l'État. Entre les parties constituantes s'établissent des
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relations particulières qui les rendent complémentaires . » La contingence et le volontarisme s'équilibrent harmonieusement dans cette définition. Les États-nations qui ont réussi entre le XVI et le XIX siècle ont été sans doute des ensembles d'agents économiques dynamiques, relativement interdépendants, « abrités » par l'État et bien d'autres circonstances (comme les difficultés de communication et les dotations naturelles). Toutefois, la consistance la plus rigoureuse du concept de la nationalité économique semble avoir été fournie par le spectacle qu'ont donné les principales économies occidentales entre 1950 et 1980. Là est vraiment né le « modèle » envié par le tiers monde, celui des économies nationales développées. Ces États-nations respectables, et combien respectés, ont non seulement un territoire reconnu et une indépendance juridique, ils ont aussi une économie nationale. Celle-ci se caractérise par une interdépendance très forte entre les branches économiques situées sur le territoire national. Les interrelations complémentaires entre les agents économiques nationaux sont très denses. On peut même donner une illustration rigoureuse du degré d'intégration économique de l'État-nation grâce à un instrument statistique et économique mis au point pendant la même période : le tableau des échanges interindustriels de Wassili Leontieff. Plus la matrice des inputs nationaux est « noire » - autrement dit, plus les coefficients sont présents et élevés -, plus l'économie nationale a de consistance ; elle est autocentrée. Plus la matrice des inputs nationaux est « blanche » - autrement dit vide -, plus l'économie sera « extravertie » selon la terminologie popularisée par Samir Amin. L'extraversion, signe rigoureux de la « dépendance économique » selon cet auteur, serait la caractéristique des économies sous-développées. Celles-ci subiraient en conséquence des « effets de domination » systématiques de la part des économies du Centre vers lesquelles elles sont tournées. L'existence d'un tissu industriel serait le critère de la nationalité économique, elle-même « infrastructure » de l'indépendance politique. e
e
17. François PERROUX, Le Capitalisme, coll. « Que sais-je ? », n° 315, PUF, Paris, 1962, p. 125.
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Ce modèle n'est donc pas seulement envié par le tiers monde, il est aussi celui dont les citoyens ont plus ou moins la nostalgie. Prospérité économique, indépendance politique, rayonnement culturel semblent bien aller de pair avec la nationalité économique ainsi entendue. Il faut toutefois remarquer le décalage entre l'épanouissement de la nationalité économique et celui de la nation politique. Si on en croit Hannah Arendt, la décadence de la nation comme réalité politique vivante remonte à la guerre de 1914 . L'existence économique de la nation dans la période intermédiaire ne se traduit pas encore par une régulation étatique qui accroît le dynamisme de l'économie intégrée tout en l'ouvrant de plus en plus sur l'économie mondiale. Il y a depuis le XVI siècle des politiques nationales qui visent à briser les liens transnationaux antérieurs de la finance et du commerce, et à articuler les économies locales et régionales sur un marché national. La création des infrastructures vise à unifier économiquement l'espace. 18
e
L'aspiration au développement ressentie par tous les pays du tiers monde, au-delà ou à travers des revendications d'indépendance et de décolonisation économiques prolongeant les indépendances et les décolonisations juridiques et politiques, est celle d'accéder à la « nationalité économique ». Cette aspiration constitue le fond de la réclamation d'un nouvel ordre économique international. Les pays développés, de leur côté, ont tout fait pour susciter et entretenir cette aspiration mimétique. Le nationalisme du développement est bien révélé par les locutions emphatiques : « Peuples en développement », « développement national et populaire », qui émaillent la littérature sur le sujet. Le développement a partie liée avec la nation. De façon révélatrice, Gérard Grellet considère le « contrôle étranger » comme une des quatre caractéristiques du sous-développement et il identifie implicitement développement et autonomie. « De larges pans du système productif des pays sous-développés, écrit-il, sont contrôlés par des intérêts étrangers, soit sans articulation 18. Hannah ARENDT, op. cit.. tome II, L'Impérialisme, p. 180.
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avec le reste de l'économie, de sorte qu'un développement autonome s'avère impossible . » Le développement est une relation triangulaire spécifique entre l'économie, le pouvoir et l'espace. L'espace du développement est d'abord celui du territoire national. Les développements régionaux et locaux ne sont que les sousproduits, des inventions dérivées, imitatives. Le pouvoir est celui de l'État, qu'il s'agisse de l'État-« veilleur de nuit » ou de l'État-patron omniprésent. 19
La base géographique, naturelle, du développement économique est le territoire d'État. L'économie elle-même n'a été pensée comme sphère autonome que dans le cadre implicite de l'État-nation. Le politique auquel elle s'oppose, et par rapport auquel elle se situe, se définit lui-même dans l'ordre national-étatique, véritable ordre « naturel » des sociétés modernes... L'acteur du développement, sa base humaine, culturelle, c'est la nation. Tout naturellement, le résultat en est un produit national. Le mécanisme économique qui engendre le développement s'inscrit dans ce cadre national-étatique. Les cercles vertueux se produisent en son sein. Ceux-ci sont, en partie spontanés, en partie volontaires, suivant des proportions qui varient selon les écoles. Les libéraux mettent l'accent sur la « main invisible » et la mécanique naturelle de la concurrence sur le marché intérieur en relation avec le libre-échange à l'extérieur. L'équilibre instantané se prolonge en une croissance optimale par le plein emploi des facteurs. Les interventionnistes insistent sur l'impulsion de l'État et l'existence d'un mode de régulation. Celui qui, historiquement, s'est trouvé lié avec l'ère du développement, c'est le mode de régulation keynéso-fordiste. Un contrat social tacite ou négocié au gré des accords tripartis (État, patronat, syndicats) assure la croissance harmonieuse par transformation des gains de productivité en hausse des revenus justifiant les investissements pour une production de masse, dans une « société salariale ». Le « fordisme en son apogée, écrit Alain Lipietz, marque en somme la limite de l'autocentrage possible du capitalisme
19. Gérard GRELLET, Structures et stratégies du développement économique. coll. « Thémis », PUF, 1986, p. 33.
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développé ». La nationalité économique ne se comprend que dans le contexte du développement qui ne peut être que national. L'ouverture des économies à laquelle a abouti la dynamique même de la croissance marque la fin d'une ère : l'ère du développement et l'ère des nationalités économiques. C'est incontestablement la perte de l'indépendance entendue comme interdépendance, intégration et autocentrage. C'est surtout la fin de l'Etat-nation comme entité souveraine et comme principe d'animation de la vie économique. La société technicienne dont l'économie est l'aspect le plus visible entre aussi dans une crise profonde.
La crise de la nationalité économique et des sociétés industrielles « Les peuples et les patries qui aspirent à la liberté tremblent en découvrant que l'État souverain est devenu, pour un grand nombre, une recette impraticable », écrivait, en 1958, François Perroux dans La Coexistence pacifique. « Ce qui était alors vrai de petits pays, de pays neufs ou de pays nouvellement indépendants, l'est aujourd'hui pour tous les pays de la planète », commente Michel Beaud ; il ajoute : « Aucune économie nationale ne peut se penser tranquillement close en ses frontières. Et là, sans doute, réside une des causes de la crise du fordisme et de la perte d'efficacité des recettes keynésiennes rien n'assure plus qu'un surcroît de pouvoir d'achat dans un pays entraînera dans ce pays une augmentation de la demande susceptible d'y stimuler les activités. « Internationalisation, multinationalisation, mondialisation des nations et du monde : il n'est pas de problème national ou local qui ne doive être pensé dans sa dimension mondiale . » S'il est réaliste de prétendre que l'heure de la fin de la société des nations n'a pas encore sonné, il est plus difficile d'affirmer le 21
2 0 . Alain LIPIETZ, Mirages et miracles, problèmes de l'industrialisation dans le tiers monde. La Découverte, Paris, 1986, p. 4 3 . 2 1 . Michel BEAUD, « Interdépendances », Le Monde, 17 février 1987.
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caractère transhistorique du cadre national. Il nous semble plausible de soutenir l'existence d'une crise majeure et décisive de l'ordre national-étatique. A côté de l'émergence d'une transnationalisation économique, on assiste à une véritable « déterritorialisation » sociétale et à une « transculturation » plus ou moins liées à cette transnationalisation des firmes. La « machine techno-économique » continue de tourner dans un cadre de plus en plus surréaliste. Avant l'ère du mythe du développement national, certains économistes prétendaient penser la dynamique des entités économiques, abstraction faite du cadre national. Le plus important d'entre les phénomènes engendrant la croissance, l'accumulation du capital, dans sa nature et son essence, n'a pas de lien avec une patrie. Le territoire et la nation des acteurs importent peu au capital. Si les circonstances historiques ont mêlé étroitement les destins du capital et de l'État-nation, au point qu'on a pu penser que le capital créait l'État-nation, il faut se rendre compte qu'au-delà d'un certain seuil il le détruit. L'existence d'un « marché intérieur », la création d'une force de travail libre - conditions nécessaires à l'expansion du capital - n'auraient pu se faire sans le triomphe de l'État-nation. Toutefois, la collusion du capital et de l'État-nation n'a jamais été un pacte scellé entre deux personnages. Seul l'État, dans une certaine mesure, est susceptible d'une représentation « personnifiée ». Le mouvement du capital n'a jamais été réductible à l'action d'un acteur dont la mission aurait été d'animer l'économie nationale. Si au sein de l'économie-monde, il y a eu de fait une certaine coïncidence entre le mouvement du capital dans certains espaces et l'animation économique de certains États-nations, celle-ci était contingente et liée à des conditions historiques exceptionnelles. La description de la nationalité économique comme système autocentré est irréprochable. Le seul problème vient de ce que cela correspond à une situation tout à fait spécifique et ne peut en aucun cas constituer un modèle universel. Pendant l'ère de l'ordre national-étatique, une certaine marge de manœuvre était possible pour un État national particulier. L'histoire fournit ainsi plusieurs exemples de pays qui ont réussi à renforcer la cohésion et la puissance de leur économie dans l'économie-monde.
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L'Allemagne et le Japon sont les exemples classiques illustrant cette démarche. Les nouveaux pays industriels sont une ultime tentative, partiellement réussie, d'atteindre le stade de « l'économie nationale ». Seulement, une politique de nationalisme économique et de développement économique fondé sur l'espace national perd tout sens à l'époque de la « déterritorialisation » de l'économie. Le phénomène en jeu est à la fois très simple dans ses causes au moins abstraites et très complexe dans ses effets concrets. Le capital, qui reste le fondement de la dynamique économique mondiale, est en effet transnational dans son essence. Le marché mondial, dont les embryons sont pleinement attestés dès le XII siècle, finit en quelque sorte par « rejoindre son concept ». Après huit siècles, il réussit enfin à effacer les inscriptions territoriales des structures productives. Non seulement le capital est devenu ou redevenu international dans la circulation des marchandises et dans ses assises financières, mais le processus de production et le procès de travail se fractionnent et se redistribuent sur la planète tout entière. François Mitterrand, en 1975, signalait le phénomène avec pertinence. Dans La Paille et le Grain, il note « [...] l'entrée enjeu d'un phénomène, aussi important dans l'histoire que la naissance des nations, je veux dire l'avènement des firmes multinationales. Treize d'entre elles figurent parmi les cinquante premières entités économiques du globe. Si l'on extrapole la tendance observée de 1960 à 1968, soixante sociétés, dont les trois quarts à dominante américaine, contrôleront en 1985 tous les circuits de la puissance. Chacune aura un chiffre d'affaires supérieur au produit national brut d'un pays comme le nôtre. Associées, elles distanceront les États-Unis d'Amérique. e
« On peut imaginer sans tomber dans la science-fiction le moment où un holding contrôlant le crédit, la recherche, la production et les échanges sur les cinq continents, disposera de la réalité et de l'autorité d'un gouvernement mondial que les politiques, toujours en retard d'une époque, n'auront pas encore ébauché - je rectifie : il n'y a pas à imaginer. C'est une certitude . » 22
22, François MITTERRAND, La Paille et le Grain, Flammarion, 1975, p. 53-54.
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Si l'impact de la puissance des firmes transnationales sur le jeu de la puissance et le destin des nations est l'objet d'interprétations divergentes et peut prêter à discussion, les signes de cette puissance sont concordants et généralement admis dans leur moyenne et leur tendance. Dans la décennie 1970-1980, selon les travaux du CEREM , les 866 premières firmes multinationales contrôlaient déjà 76 % de la production manufacturière mondiale. D'après les évaluations du FMI, de l'ONU et de la revue Fortune, le rapport entre le chiffre d'affaires des plus grandes entreprises industrielles du monde (toutes plurinationales) et le produit brut des pays industriels aurait évolué de la façon suivante en pourcentage : 23
24
1962
1971
1980
Les 200 plus grandes
17,6
19,2
22,6
Les 500 plus grandes
23,4
26,2
30,1
La juxtaposition, faite par Jean Masini, des revenus des principales multinationales et des revenus des États en 1983-1984 est assez éloquente, même si les chiffres comparés ne recouvrent pas des réalités identiques . Cela suffit toutefois pour prendre conscience de la différence de richesse et de puissance entre les citoyens des firmes et les membres de la plupart des États . En effet, avec la 25
26
23. CEREM : Centre d'études et de recherches sur les entreprises multinationales de l'Université de Paris-X-Nanterre. 24. Tableau établi par TRAJTENBKRO in Concentration global y transnacionalizacion, Instituto para America Latina, Centre de EconomiaTransnacional, Buenos Aires, juillet 1985, cité par W.ANDREFF, Cahier du Gemdev,n° 6, mars 1986, p. 181. 25. Jean MASINI, Multinationales et pays en développement. Le profit et la croissance, PUF, IRM, 1986, p. 32 et 33. Les revenus nets sont les seuls bénéfices avant impôts, ils sont donc très inférieurs aux chiffres d'affaires et sensiblement moindres que la valeur ajoutée qui correspond mieux aux PIB. 26. La Banque mondiale ne se risque plus depuis à fournir des estimations aussi globales. Toutefois, tous les chiffres dont on dispose pour la période la plus récente confirment cette évolution. Sans doute faut-il revoir à la baisse les chiffres précédents. Ce n'est que vers 1992 que le chiffre d'affaires des 500 plus grandes firmes transnationales sur le produit brut des pays industriels aurait atteint le seuil significatif de 30%.
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transnationalisation des firmes, la dynamique du capital et, plus généralement, le mouvement de l'économie et de la société moderne tendent à détruire le sens de la nationalité économique. Le PNB par tête n'a jamais eu grande signification, mais dans un espace économique intégré et interdépendant, sa croissance traduisait une élévation de la « richesse » marchande engendrée et appropriée de façon relativement homogène par la nation à l'intérieur des frontières. Dans l'économie mondiale en gestation et déjà dans l'« État commercial ouvert », on peut toujours procéder à des enregistrements de flux et à leur évaluation statistique, mais ces chiffres deviennent de plus en plus surréalistes. 27
La « déterritorialisation » de l'économie ne se limite pas à la croissance des firmes multinationales. Quelles que soient les contradictions qui agitent la nouvelle division internationale du travail, les délocalisations et autres redéploiements industriels obéissent de moins en moins à des stratégies nationales : la mondialisation des enjeux économiques s'impose. A côté du mouvement des seuls investissements étrangers directs et des investissements en portefeuille, il y a les joint-ventures, les ventes d'usines clé en main, les contrats de licence, d'accords de partage de la production, de sous-traitance internationale. Tout cela conspire à la transnationalisation du système productif et financier. D'autres phénomènes, comme la « fin des paysans » et la mondialisation des télécommunications, contribuent ainsi à la rupture des liens entre l'économie et la souche territoriale. La désintégration du tissu industriel détruit la solidarité nationale et accroît l'écart entre la moyenne statistique et la dispersion réelle des niveaux et des modes de vie. La régulation, remplacée provisoirement par une politique industrielle à la recherche de ses principes, tend à perdre toute consistance. La crise de l'État-providence, c'est la crise de l'État tout court, c'est la fin de l'économie autocentrée.
27. Expression de G. GAGNE. Voir « L'État commercial ouvert ». Bulletin du MAUSS, n° 17, mars 1986, p. 71-103.
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La crise de l'ordre national-étatique ne se réduit pas à cet aspect économique, elle a d'autres ressorts tout aussi puissants, qui renforcent la crise du « développement » comme forme du « nationalisme » économique.
La déterritorialisation » sociétale et la « transculturation » La « déterritorialisation » n'est pas seulement un phénomène économique qui vide de sa substance la nationalité économique, elle a des impacts politiques et culturels, tandis que des phénomènes autonomes de « transculturation » ont en retour un effet économique, et contribuent à accélérer le déclin de la nationalité économique. Même si l'on rejette l'idée simpliste que le politique ne serait qu'une superstructure déterminée par la base économique, il est assez évident que la transnationalisation des firmes et « l'extraversion » généralisée des économies privent la réalité nationale d'une part notable de sa substance. Le drame des jeunes nations du tiers monde est là pour nous en fournir le témoignage permanent. La disposition de la Charte des droits et des devoirs économiques des États, qui stipule que « les multinationales ne doivent pas intervenir dans les affaires intérieures des pays où elles travaillent » témoigne d'une grande naïveté. En dehors des interventions flagrantes et choquantes comme celle d'ITT au Chili, le fait que le PIB de la plupart des pays du Sud est beaucoup plus faible que la surface financière des firmes les rend fragiles. Toutefois, les États du tiers monde ne sont pas les seules « victimes » de cette situation. Si les firmes transnationales obéissent plus à une logique du profit qu'à la recherche du pouvoir, elles déstabilisent, même involontairement, les pouvoirs en place et engendrent insidieusement de nouveaux rapports d'allégeance à leur propre profit. De son côté, la technique elle-même, avec les satellites de communication et la pollution nucléaire, crée des sphères immédiatement transnationales, et tout cela fait éclater la base triangulaire (économie-espace-pouvoir). L'expérience des 28
28. Edmond JOUVE, Le Droit des peuples, coll. « Que sais-je ? », PUF, 1986, p. 88.
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États artificiels du tiers monde nous montre aussi qu'il y a d'autres causes à la crise de l'État-nation (cependant ce dernier dispose encore de forces « autonomes » non négligeables). La crise de l'État-nation comme entité politique, longuement analysée par les philosophes du politique, sert de toile de fond à ces événements. La dépolitisation des citoyens, le remplacement des institutions politiques par des organes administratifs achèvent de vider l'État-nation de sa substance. En ce qui concerne la culture proprement dite, les choses sont encore plus complexes. Plus qu'une transculturation, ce qui apparaît d'emblée, c'est un « impérialisme » culturel occidental et singulièrement anglo-saxon. L'implantation dans les principaux pays industriels d'Occident de la quasi-totalité des industries culturelles, l'industrialisation même de la culture par l'usage des médias (journaux, livres, disques, cassettes, radios, films, télévision) créent un quasi-monopole des pays du Nord. La richesse, enfin, des patrimoines culturels « nationaux » accumulés par les vieux États-nations, y compris grâce au « pillage », du patrimoine mondial (par les musées, les bibliothèques, les banques de données et la production culturelle antérieure), participe à une invasion culturelle du Sud par le Nord, et à l'intérieur du Nord des États-Unis vers les autres pays (dont la France). L'importance de la langue dans la création et la transmission de la culture, et l'existence de facto de l'anglais comme langue de communication mondiale renforcent encore l'apparence de cet imperium et contribuent à lui donner une certaine réalité. Plus qu'à une acculturation à des valeurs universelles, on assiste à une déculturation même des vieux États industrialisés. Toutefois, là encore, le « nationalisme » est largement dépassé au profit de la transnationalisation. Avec les satellites de télécommunication et l'informatique, la mondialisation est immédiate. La standardisation des produits culturels, la production de normes et de modes échappent à tout enracinement. Les flux d'information transnationaux ne peuvent pas ne pas « informer » les désirs et les besoins, les formes de comportement, les mentalités, les systèmes d'éducation, les modes de vie des récepteurs. La perte de l'identité culturelle qui en résulte est incontestable ; elle contribue à déstabiliser
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l'identité nationale politiquement et économiquement. Ce qu'il reste de la créativité « nationale » se trouve dans un état de sujétion vis-à-vis d'une culture qui apparaît et qui est effectivement étrangère. Mais paradoxalement cette extranéation, cette aliénation, si elle est inégalement partagée, devient cependant universelle. Les ferments de décomposition ne sont pas émis par les uns au détriment des autres, ils touchent tout le monde, même si chacun en est différemment affecté. Le drame de la modernité mise sur orbite planétaire, ce n'est peut-être pas, sur ce plan, la dépendance des uns et l'imperium des autres, c'est l'appauvrissement culturel qui résulterait de la standardisation et résorption des messages dans la technicisation des médias, et le vide de la prétendue culture de la technique. « Aujourd'hui, écrit Jacques Ellul, avec les plus merveilleux moyens de diffusion possibles, on diffuse une culture dont on peut dire au mieux qu'elle est une absence de culture et produite au hasard . » 19
À cela s'ajoute la propagation de l'individualisme. Par l'intégration économique mondiale, par la mondialisation culturelle, par mille canaux divers qui se renforcent mutuellement, l'individualisme s'insinue partout et se répand toujours plus profondément dans les sociétés non occidentales. Or la mentalité individualiste constitue un ferment de décomposition du lien social. Elle ronge le tissu des solidarités traditionnelles comme un cancer. Ce qui rend l'individualisme irrésistible, c'est qu'à chacun il apparaît comme une libération. Il émancipe, en effet, des contraintes et ouvre des possibles sans limites, mais aux dépens des solidarités qui constituaient la trame des collectivités.
La fin de la société des nations La déterritorialisation économique et sociétale fait moins apparaître un nouvel ordre international, ou même un ordre mondial, qu'un désordre ou un chaos.
2 9 . Jacques ELLUL. Le Système technicien, Calmann-Lévy, Paris, 1977, p. 2 8 9
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Ce désordre il est déjà là, dans beaucoup de pays semi-industrialisés. Un ministre brésilien a dit de la région de Sào Paulo : « C'est une Suisse entourée de vingt Biafra. » Cela tend à devenir vrai à l'échelle de la planète. Là où il y a une firme, une implantation industrielle, commerciale, un centre de recherche, que ce soit à Singapour, dans la Silicon Valley, au Katanga. vont régner une relative prospérité, une société de consommation, voire un substitut régional de l'Etat-providence. Là où il n'y a jamais rien eu, là où entreprises et bureaux ont fermé leurs portes, au Nord comme au Sud, naissent ou persistent misère et pauvreté sans garantie sociale d'aucune sorte et sans solidarité. Dans ce monde en peau de léopard, le politique s'estompe, l'administration, la bureaucratisation se renforcent, les appareils de police s'autonomisent pour gérer des contraintes dépersonnalisées. Les États-nations, même les plus grands et les plus forts, ne décident plus que d'exécuter, comme naguère les sous-préfets de province, avec une omnipuissance dérisoire, des décrets pris ailleurs et nulle part. La violence, l'insécurité, le terrorisme s'installent aux portes des riches, à Sào Paulo, à Bogota, à Caracas, à Lima, à Mexico : les îlots de prospérité s'enferment dans des bunkers, où l'on ne pénètre qu'avec des codes électroniques toujours plus sophistiqués. Milices privées, gangs et racketteurs de toutes sortes règlent leurs comptes sous le regard impuissant ou complice de ce que l'on appelle encore pouvoirs publics et forces de l'ordre. Vision de science-fiction ? Cela est déjà une réalité pour une part importante de l'Amérique latine où l'existence et le maintien du lien social ont toujours été problématiques. La perte des repères et des supports des institutions sociétales dans un monde déstructuré par la machine techno-économique nous fait glisser plus ou moins rapidement sur cette pente. La crise de l'ordre national-étatique est bien le signe d'une véritable crise de civilisation. Est-ce pour autant la fin de toute civilisation ? Cet effondrement d'un ordre social et sociétal qui a tout de même informé un monde, dans les convulsions et les douleurs que l'on sait, ne laisse pas un vide total.
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À moins de s'achever en apocalypse dans un sanglant crépuscule des Dieux, ce pour lequel il a construit les moyens matériels adéquats, et qu'on ne peut exclure, le chaos qui suit la décomposition brutale ou ralentie de l'ordre national-étatique laisse place à des « alternatives ». Là où « la machine » n'a pas vraiment trouvé son site propre, dans la zone où l'occidentalisation a été la plus superficielle, où les résistances ont été les plus vives, où les limites ont été les plus sensibles, là aussi, se dessinent le plus nettement, sinon les contours d'un nouvel ordre et d'un monde nouveau, du moins les formes de recomposition partielle de socialités.
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« Lorsque Karna et les guerriers tout joyeux se mirent en route, la terre trembla et fit entendre un cri déchirant. On vit les sept grandes planètes se détacher du soleil, des météores tombèrent et tout l'horizon fut embrasé. La foudre tomba du ciel sans pluie et des vents terribles se levèrent. Puis, des bandes d'animaux et d'oiseaux se déplacèrent à maintes reprises de façon à avoir ton armée à leur gauche, faisant prévoir un grand danger. Les coursiers du célèbre Karna s'effondrèrent au sol. Une effroyable pluie d'ossements tomba de l'espace. Les armes se mirent à flamboyer et les emblèmes à trembler, les montures versèrent des larmes. Ces terribles présages de malheur et d'autres encore apparurent pour annoncer l'extermination des Kaurava. Mais personne n'en tint compte car tous étaient égarés par le destin. » 1
Mahabharala . La faillite de la machine techno-économique engendre le déclin de l'Occident comme civilisation. L'échec du développement et la fin de l'ordre national-étatique sont les signes et les manifestations de cet échec, mais ce ne sont pas ses causes exclusives. Les résistances
1. Chant VIII, 37, traduction Garnier-Flammarion, tome 2, p. 168.
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des sociétés différentes, leur capacité à survivre comme différentes, l'aptitude des socialités élémentaires à détourner les apports les plus divers de la modernité dans des sens radicalement étrangers contribuent à l'érosion de la domination du modèle occidental. Ces survivances, résistances et détournements permettent d'envisager la chute de l'Occident non comme la fin du monde, mais seulement comme la fin d'une civilisation. La vitalité, le dynamisme de l'autre laissent augurer des échappatoires à la fatalité de l'univers unidimcnsionncl.
I. Survivances, résistances et détournements L'Occident ne peut proposer une « culture » de la technique et de l'industrialisation qui réenchante le monde et lui donne sens. Il ne peut non plus satisfaire ses promesses d'abondance. Ce double échec nourrit la résistance « culturelle » à l'Occident. Le rouleau compresseur occidental lamine tout en apparence, mais le relief des cultures écrasées n'est pas réduit en poussière : il n'est qu'enfoncé dans un sol élastique. On croyait la grande pyramide de Mexico rasée aux fondements, ceux-ci n'étaient qu'enfouis dans le sol spongieux de Tenochtitlan et on a eu la surprise de les redécouvrir ainsi que ceux des pyramides qui l'ont précédée et qui en étaient recouverts, en creusant des parkings... Il en est de même pour de nombreuses cultures. En Afrique noire, en particulier, l'adhésion au système blanc n'a souvent été qu'apparente. Quand il était indispensable de « connaître papier » et déjouer la simulation, d'acquérir la magie du Blanc pour lui complaire et lui tenir tête, cela a été fait, mais de façon parallèle à la conservation des valeurs culturelles traditionnelles. Ces stratégies de double jeu qui se sont développées pendant la période coloniale ne laissent évidemment pas la culture d'origine intacte. Le pouvoir colonial, la logique techno-économique exigeaient et exigent un engagement toujours plus poussé. Beaucoup y ont perdu leur âme. mais beaucoup plus nombreux encore sont ceux qui ont résisté et qui résistent. La modernité est acceptée et intégrée en partie dans la pensée magique.
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La pensée indienne, au premier abord beaucoup plus riche et plus subtile pour un Occidental peu compétent, permet cette résorption de l'Occident y compris dans ses réussites techniques les plus impressionnantes, comme l'a très bien montré Louis Dumont. « Il existe des hommes, note par ailleurs René Bureau, qui ne sont pas du tout persuadés que le "Progrès", comme nous l'appelons avec une belle certitude, correspond à un mieux pour l'homme ; et ces hommes vivent, ils ne se contentent pas de survivre : ils épanouissent leur humanité, ils aiment, ils pensent, ils travaillent, ils sont responsables, ils échangent, ils se connaissent, ils regardent la mort en face. Cela ne laisse pas d'être impressionnant, non ? » 2
Cette « permanence » de socialités hétérodoxes peut être considérée comme une « survivance » en voie de disparition si l'on regarde les choses avec le prisme évolutionniste. Elle est souvent une forme d'acculturation en gestation. Les indépendances politiques ont certes substitué l'autocolonisation au pouvoir blanc trop voyant, mais dans le même temps, la faillite patente des nouveaux États et de leur projet de développement crée ou recrée des espaces de liberté. Les frustrations engendrées par l'échec des tentatives de modernisation, d'autre part, nourrissent des réactions et réactivent de vieux démons. Certes, face à une offensive massive de l'Occident, ces résistances ne « tiendraient » sans doute pas. Toutefois, la chance des sociétés non intégralement occidentalisées et paupérisées n'est pas tant le déclin ou le vieillissement de l'Occident que sa « crise ». Nous n'avons défini l'Occident ni comme un peuple, un Volk, selon la tradition de la philosophie idéaliste allemande, ni même comme une culture ou une civilisation se référant à une collectivité (concert de nations, plus ou moins liées par une communauté d'histoire et de destin) ; nous ne l'avons pas non plus assimilé à une foi (la chrétienté). Les peuples, les civilisations, les croyances vieillissent et perdent de leur capacité de réaction face à la corrosion inévitable du temps. Toutefois, la machine techno-économique par laquelle nous avons caractérisé l'Occident a survécu à toutes sortes de convulsions historiques ; la perte de la foi, le déclin de la vieille Europe, les crises de conscience
2, René BUREAU, op. cit., p. 151-152.
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des vieilles nations. Est-ce à dire que cette « machine » est immortelle et indestructible ? Nous ne le pensons pas et nous avons déjà dit pourquoi. La mégamachine est une anticulture. Sa force est quasi irrésistible, mais elle ne peut s'exercer qu'au sein d'une organisation sociale qu'elle ronge comme un cancer. Culture anticulture, l'Occident est, sous cet aspect, autophage. Les cultures dites industrielles sont bien plutôt des cultures industrialisées. Les valeurs et les solidarités anciennes coexistent avec l'industrialisation, l'animent mais n'en sont point le produit. La dynamique des sociétés modernes repose sur une fuite en avant perpétuelle qui crée l'illusion de l'équilibre ; elle cimente un ensemble en transformation incessante. L'impérialisme est au cœur même du projet occidental. L'échec de l'occidentalisation, c'est aussi l'échec de n'avoir d'autre substitut à proposer à la croissance matérielle sur le plan de l'imaginaire. L'Occident n'enchante le monde que par la technique et le bien-être. Ce n'est pas rien, mais ce n'est pas assez. Le besoin d'identité ne peut se nourrir dans les seuls repères quantitatifs qui tiennent lieu de systèmes de sens. La crise de l'Occident, ce n'est ni la destruction de la machine technicienne, plus solide que jamais, ni l'épuisement de ses effets toujours aussi ravageurs. La crise de l'Occident tient plutôt à la destruction du social susceptible de prendre en charge les conditions de bon fonctionnement de la machine. La fin de l'Europe conquérante est malgré tout un signe crépusculaire. Même si d'autres dieux émergent grâce au déclin des anciennes divinités, le Walhalla dans son ensemble est menacé d'effondrement. Nouvelles et anciennes, toutes les divinités sont dévorées par le Ragnarök. À partir de là, on peut lire la faillite de l'occidentalisation du tiers monde comme un retour au chaos et à la barbarie ou comme une résistance à l'Occident et une volonté de recomposition des socialités. La première lecture n'exclut d'ailleurs pas forcément la seconde ; en tout cas certains symptômes sont bien les mêmes. Dans une nouvelle humoristique, Patricia Highsmith met en scène avec brio cette décomposition de l'œuvre civilisatrice dans les jeunes États indépendants. En quelques années, le Nabuti, un
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pays imaginaire d'Afrique noire, étrangement ressemblant au Zaïre, s'enfonce dans un indescriptible délabrement au milieu des carcasses à l'abandon. Progressivement, tout tombe en panne dans l'indifférence, l'apathie, la fête barbare et cruelle . Tout cela n'est pas faux, et tout Occidental qui se promène dans d'anciens pays colonisés ne peut échapper à la nostalgie des réussites de l'ordre colonial. Ça marchait bien, même si cela reposait sur une exploitation et une injustice énormes. L'exploitation et l'injustice n'ont pas disparu, elles se sont parfois aggravées avec l'apparition de dictatures sanguinaires et grotesques, mais rien ne marche plus vraiment. Dans une forme voisine, Marco Ferreri dans son film Y-a-bon les Blancs, donne le spectacle de l'extraordinaire indifférence de l'Afrique à la modernité occidentale. Résoudre les problèmes que l'Europe a apportés à l'Afrique, y compris le développement économique, n'intéresse que les Blancs, en proie à la mauvaise conscience, à la volonté de puissance ou tout simplement mal dans leur peau. Les Africains, qu'il s'agisse des populations de l'intérieur, mais même des élites occidentalisées des capitales, ont d'autres préoccupations dont la plupart nous sont radicalement étrangères. 3
Bien des inconsolables de la colonie applaudissent à ces faillites. Ils dénoncent l'abandon par l'homme blanc de son fardeau et y voient la justification de l'ordre colonial, voire la nécessité, dans l'intérêt même des pauvres indigènes, d'un retour en force. Pour être plus complexe, la situation de l'Amérique latine n'est sans doute pas fondamentalement différente. A propos précisément de ce problème de la réussite de la greffe occidentale, Castoriadis déclare : « J'ai dit moi-même au Brésil, de façon provocatrice, à certains Brésiliens : "Il y a un avenir possible de votre pays qui peut se résumer par ces trois mots : football, samba et 'macumba' (la macumba étant la magie )." » 4
3. Patricia HIGHSMITH, « Au Nabuli : bienvenue à une délégation des Nations unies », in Catastrophes, Calmann-Lévy, Paris, 1988. 4. Cornélius CASTORIADIS. De l'utilité de la connaissance, op. cit., p. 108.
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Cet échec de l'occidentalisation n'est pas l'échec des Africains et des autres, c'est proprement l'échec de l'Occident, de sa prétention à l'universalité. Le tragique et le grotesque des situations post-coloniales ont souvent pour cause un mimétisme absurde et la destruction des identités culturelles. Si l'Africain déculturé n'es pas un Occidental, il n'en est pas moins déculturé la responsabilité en incombe à l'Occident. Privés de leur mémoire collective, privés de leurs élites, détruits ou assimilés, les peuples du tiers monde persistent à vivre selon des normes étrangères à la modernité et à pratiquer des rites dont ils ne connaissent plus toujours le sens et la raison. Pourtant, à côté de l'échec de l'occidentalisation, lisible dans la déréliction, il y a des signes nombreux et concordants de résistance, de survivances et de permanences. Ces signes témoignent de la vitalité et de la créativité culturelles. Celles-ci se manifestent dans l'émergence de formes syncrétiques, de détournements, de contre-cultures. Ce ne sont pas là seulement oripeaux en tissu d'arlequin pour voiler la nudité, mais le témoignage de la persistance de raisons du monde irréductibles à la métaphysique occidentale. Les cultes syncrétiques comme le kimbanguisme et le kitawala dans le bassin du Congo, le vaudou sur la côte du Bénin, à Haïti, à Cuba, au Brésil sont des croyances vivantes en pleine expansion dans lesquelles des rites chrétiens ou des éléments modernes s'intègrent à un vieux fonds de valeurs ancestrales. Le kimbanguisme poursuit son ascension au Zaïre ; de nouvelles églises sont construites, les adeptes se multiplient. Le vaudou, sous sa forme brésilienne, le candomblés, témoigne de la survivance de mythes africains après plusieurs siècles d'une déculturation sous la forme la plus brutale : le déracinement et l'esclavage, aggravés par la persécution du clergé catholique. Les prêtres et prêtresses du culte nagô, babalaos et yawalorisos, ont inventé des ruses subtiles pour tromper leurs persécuteurs. Ils assimilaient certains saints chrétiens à leurs divinités africaines et perpétuaient les rites et le culte noirs sous l'apparence d'une dévotion blanche. La Vierge était identifiée à Yemanja, la déesse des mers et des rivières. Saint Jérôme à Olodumare, saint Sébastien à l'Orisca Olorun, le Christ lui-même étant l'Orisca-Roi, Orisanla ou Oxala. Sainte Barbara cache Iansan et sainte Iphigénie,
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Oximare . À l'inverse, le kimbanguisme congolais investit le culte chrétien et l'organisation ecclésiale des valeurs noires. Il combine l'ascétisme chrétien et l'efficacité de l'organisation militaire salutiste, à l'initiation traditionnelle. Sur la base de ces croyances et de ces représentations « nouvelles » et « modernes » par rapport aux systèmes anciens, les identités culturelles se réaffirment au-delà des espaces ethniques, y compris dans les zones urbanisées. L'urbanisation elle-même, sous la forme dégradée et anarchique que nous avons vue, qui devrait normalement aboutir à la déshumanisation totale dans un enfer insalubre de tôle et de carton, est le lieu de maturation de véritables « contre-cultures ». Dans les poblaciones de Santiago du Chili comme dans les favelas de Rio, tout comme dans les cités d'Abidjan ou les bidonvilles de Casablanca et du Caire, un tissu social se reconstitue. Les solidarités se mettent en place s'inventant de nouvelles bases de légitimation. L'auto-organisation s'efforce de résoudre les mille et un problèmes quotidiens, de l'enlèvement des ordures à l'ensevelissement des morts, en passant par les branchements clandestins d'eau et d'électricité. On supplée à la carence des pouvoirs publics, et on trouve pour résoudre les problèmes des solutions, parfois géniales, qu'ils seraient bien incapables de mettre en œuvre. Les chiffonniers du Caire gagnent de l'argent en traitant les ordures, alors que les pouvoirs publics ou les usines européennes en perdent. En adoptant et adaptant le système des chiffonniers, la ville du Caire a pu créer trois usines de traitement avec tri manuel et compostage qui couvrent leurs frais de fonctionnement, grâce à la vente de compost et des granules de plastique, alors que les usines étrangères un moment envisagées auraient encore aggravé l'endettement du pays. L'échec de l'industrialisation et la faillite des économies officielles, très largement publiques et fondées sur le mimétisme, laissent place à l'émergence d'une économie informelle proliférante. Structuré sur la base d'une organisation sociale plus ou moins traditionnelle, obéissant à une logique différente de celle de la grande
5. Jean ZIEGLER, op. cit., p. 53.
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économie capitaliste, le « secteur » informel assure la survie, et souvent bien plus, sur la base d'un « bricolage » ; l'ingéniosité se combine à l'astuce pour résoudre les problèmes concrets auxquels sont confrontées les villes du tiers monde. Cette possibilité d'émergence d'un tissu économique autonome repose très largement sur l'existence d'un « modèle de consommation » différent. La standardisation et l'uniformisation à l'échelle mondiale se heurtent à des limites. Les couches populaires du tiers monde ne s'habillent pas comme les Blancs, elles portent d'autres coiffures, n'utilisent pas les mêmes objets, n'habitent pas de la même façon, ne vivent pas leurs loisirs de manière identique, ne mangent pas les mêmes aliments, et cela, même dans les grandes métropoles d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Un modèle alimentaire urbain en Afrique se met en place, différent du modèle traditionnel, mais sur la base de produits locaux (attiéké à Abidjan, akassa au Bénin, etc. ). Il en est de même au Brésil et au Mexique, à Bangkok et à Calcutta. 6
La grande industrie occidentale n'a pas cherché ou n'a pas pu, en tout cas dans les conditions actuelles, s'emparer de ces « créneaux ». Les villes du tiers monde ne sont pas seulement des mirages pour des paysanneries ruinées, surpeuplées et délaissées, ce sont aussi des miracles. Contre toute attente, en dépit des statistiques, on y vit. Les mouvements « identitaires », dont le fondamentalisme islamique, saisi dans son ensemble, est l'illustration actuelle la plus typique, sont plus complexes. La montée spectaculaire de ce courant ne doit pas cacher d'autres phénomènes du même type, comme l'extrémisme brahmanique en Inde, ou les revendications identitaires différentes comme la montée du régionalisme (y compris dans les vieux pays d'Europe). Tous ces mouvements sont suscités par l'échec de la modernisation et résultent des frustrations engendrées par cet échec. Les masses arabes, influencées depuis les
6. L'attiéké est une sorte de couscous à base de farine de manioc, l'akassa une boule de pâte à base de farine de maïs. Et on pourrait ajouter le foufou, le gari,
la chikwangue, le dolo, le sodabi, etc.
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années 1980 par les Frères musulmans ou les mouvements chiites, étaient nassériennes ou baasistes vingt ans plus tôt, c'est-à-dire qu'elles mettaient alors leurs espoirs dans le modernisme et croyaient en une synthèse possible de l'héritage arabe et de la modernité. Leur fanatisme actuel permet de mesurer l'ampleur de leur déception. Certes, ce courant est porteur de nombreuses ambiguïtés. Il se nourrit des formidables survivances religieuses et culturelles sans lesquelles il n'aurait jamais vu le jour. Il trouve dans la nostalgie d'un passé historique glorieux, en partie mythique, une force de résistance et d'expansion. Il constitue une tentative ambiguë de conciliation de l'industrialisation et de la technique avec le Coran, une modernisation sans la modernité. Ce détournement fait problème. Les sociétés concernées n'ont jamais fait de la religion leur seul principe d'identification sociale. La oumma, ou assemblée des croyants, n'avait été qu'un repère unificateur imaginaire pour des communautés enchevêtrées, formées d'un réseau très complexe de liens historiques. La charia n'avait jamais été la loi civile, et les fanatiques ont raison de dénoncer l'âge d'or des grands empires arabes comme une époque de corruption, d'impiété et d'hérésie. La grande période de la Perse, celle des poètes chantant l'amour et le vin, celle des miniatures raffinées et des palais des Mille et Une Nuits, était aux antipodes du puritanisme imposé par les ayatollah. Paradoxalement, la déculturation engendrée par l'Occident (industrialisation, urbanisation, nationalitarisme) offre les conditions inespérées d'un renouveau religieux. L'individualisme, déchaîné comme jamais, donne sens au projet de recomposition du corps social sur la seule base du lien religieux abstrait en effaçant toute autre inscription territoriale (y compris les pratiques religieuses populaires comme le maraboutisme). L'universalisme occidental se trouve confronté à un universalisme tout aussi fort et réactionnel. Il ne s'agit pas cependant d'une voie véritablement différente ; l'anti-occidentalisme de ce courant est plus affiché que profond. Le fonctionnement totalitaire de la religion est une perversion de la modernité plus que son autre. Il implique un rejet de la métaphysique matérialiste de l'Occident mais il a besoin de garder la base matérielle et en particulier la technique. Ce formidable détournement
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n'en exerce pas moins une fonction corrosive sur l'occidentalisation et peut déboucher sur d'étonnants mouvements, y compris des formes très inquiétantes du point de vue des valeurs de l'universalisme occidental. On peut lire ces symptômes de la faillite de l'occidentalisation, de façon purement négative, comme le signe de l'échec global de la civilisation, parce qu'il n'y aurait pas d'autre civilisation que l'Occident. Les résistances et détournements sont regardés comme dérisoires et prêtent à sourire. Le fait que les objets de la société de consommation sont détournés de leur usage et interprétés dans des systèmes de pensées différents est vu comme le signe d'une incapacité congénitale à s'adapter à la vie civilisée normale et non comme le témoignage émouvant de la reconstitution des différences. Bien sûr, rien n'est joué. Si une recolonisation est peu probable, l'émergence réussie d'un autre modèle est d'autant moins certaine que bien des mémoires collectives ont disparu, que les rituels qui survivent ont perdu leur sens. Dans les réserves officielles, ou de fait, les « protégés » de l'Occident interdits de culture ne peuvent que perpétuer l'espèce, tout en refusant obstinément une assimilation pure et simple. Que reste-t-il chez les Pascuans de leur fabuleuse culture ? Réduits à un petit groupe misérable, dépossédés par les moutons et les vaches étrangères de leur minuscule « État », et obligés d'avoir un laissez-passer de la marine chilienne pour sortir de l'enceinte de barbelés où ils sont parqués, ils n'ont plus ni espoir, ni ambition, ni souvenir. De la différence, il ne reste que le principe manifesté avec entêtement, faisant regretter à beaucoup que l'Occident ne soit pas allé au bout du génocide si bien commencé . 7
Au regard de l'Occident blasé, les plus belles réussites de l'économie informelle font figure de bricolages folkloriques à l'aune des performances inouïes des techniques d'avant-garde. La socialité reconvertie des bidonvilles est gangrenée par l'âpreté de la surex-
7. Sur le long martyrologe des Pascuans. l'émouvant témoignage de Francis MATIÈRE, dans Fantastique île de Pâques (Laffont, Paris, 1965), complète le classique ouvrage de l'ethnologue Alfred MÉTRAUX. L'île de Pâques, Gallimard, Paris, 1941.
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ploitation, de la sous-traitance, traversée de conflits innombrables, et tout à la fois menacée de mort par l'insalubrité et la pollution, et d'explosion par une croissance démographique incontrôlée. Tous ces signes de résistance que nous avons mentionnés n'esquissent l'aurore d'un autre projet, que dans la mesure où les signes d'un déclin de l'Occident dessinent un crépuscule préalable.
II. La montée de perspectives nouvelles Le développement offshore de la technopole transnationale ne peut perpétuer la fiction d'une société-monde. Le tiers monde « quart-mondisé » a néanmoins connu, et continue de connaître une certaine intégration dans la civilisation mondiale, c'est-à-dire occidentale. Ce passage est irréversible. Quelle que soit la nostalgie de l'univers ancien, de ses équilibres et de sa richesse culturelle, le retour pur et simple est impossible et impensable. 8
S'adressant aux étudiants de Papouasie-Nouvelle-Guinée, un juriste australien, Peter Sack, déclarait récemment : « Tous les Occidentaux vous répètent inlassablement qu'il n'est pas souhaitable de revenir en arrière. En vertu du principe de l'enquête policière "Cui bono", cette déclaration est suspecte. Certes, nous autres Australiens, nous n'avons pas du tout intérêt à ce que les aborigènes rétablissent la situation antérieure. Cela signifierait que les Blancs devraient retourner en Angleterre... » La même question se pose avec acuité en Nouvelle-Calédonie. Les Kanaks sont beaucoup moins convaincus que les experts français que ce retour n'est ni souhaitable ni possible. Toutefois, le souhaitable n'est pas forcément possible, il n'est pas forcément sans arrière-pensées, également suspectes chez certains. Le reniement du passé est en tout cas infiniment moins nécessaire et souhaitable que les Blancs ne le proclament. Dans la plupart des cas, les peuples, les groupes humains, les membres plus ou moins individualisés désormais des sociétés détruites veulent
8. Jean CHESNEAUX, « Tiers monde "Offshore" ou tiers monde quart-mondisé et libération du troisième type », Tiers-Monde, n° 100, octobre-décembre 1984.
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vivre en assumant le double héritage de leur culture et de leur passage par le maelström de la modernité. Les cultures vouées au solipsisme culturel ont disparu, leurs membres sont morts. Ceux qui ont survécu sont dans une certaine mesure prêts à affronter le défi. Ils n'acceptent pas sans réagir de se laisser laminer par les évolutions dites irréversibles parce que liées à des mécanismes technoéconomiques. Au sein de la déréliction des bidonvilles, une extraordinaire vitalité se déploie. Il ne s'agit pas de se contenter d'une survie biologique pour constituer les troupeaux dociles et passifs à la disposition des firmes, esclaves mécaniques d'une consommation et d'une production délirantes. Il s'agit d'une création, de la reconstruction d'une société humaine par le détournement et la récupération des objets et des forces de la modernité à partir des valeurs culturelles et des liens résiduels des communautés traditionnelles. Une véritable synthèse se fait dans la vie quotidienne concrète, à l'insu des penseurs et des théoriciens, entre les deux héritages. Cette fusion qui pourrait accoucher d'une authentique post-modernité se cherche à l'aveuglette dans les mailles de plus en plus relâchées de l'ordre mondial occidental en crise.
La crise du formel et sa signification Il a fallu attendre les années 1970 pour que les économistes découvrent que les condamnés à mort du tiers monde avaient résolu contre toutes les théories le problème de leur survie. Exclus du monde des vivants par les statistiques officielles, les clochards urbains qui continuaient à s'entasser autour des villes du tiers monde, sans ressources connues et avouables, étaient condamnés à disparaître. Mendiants ou bricoleurs, ces parasites n'avaient d'avenir qu'autant que le développement économique normal réussirait. En attendant, leur seule chance de ne pas crever était de retourner bien sagement dans leur campagne d'origine et d'y travailler la terre de façon un peu plus efficace. Pouvoirs publics locaux et experts étrangers, qu'ils soient libéraux ou radicaux, ne voyaient d'avenir que dans l'élimination de cette verrue sur le visage lisse du développement
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canonique. Il s'agissait, en effet, d'une sphère de survivance de petites activités artisanales à la technologie archaïque, vivant en parasite sur le corps sain de la société en développement et en voie de modernisation. Les petits métiers illégaux devaient disparaître pour favoriser l'économie moderne, officielle et rationnelle. Les migrants devaient être refoulés dans les zones rurales. On a tenté parfois de supprimer cette frange imprécise de petits métiers proliférant en marge de l'économie moderne en créant artificiellement un secteur étatique concurrent financé à grands frais sur les deniers publics, ou en subventionnant des entreprises privées modernes, le plus souvent étrangères. Dans la plupart des cas, des mesures répressives ont été utilisées contre ces ennemis du progrès. Comme « les faits, dit-on, sont têtus », et comme 50 à 80 % des individus valides des zones urbaines du tiers monde faisaient leur vie dans ce monde marginal, sans demander aux pouvoirs publics autre chose que de vouloir bien les laisser vivre en paix et se débrouiller à leur guise, force fut de reconnaître le phénomène. Il devenait indécent d'assimiler ce secteur à une frange résiduelle et même à un phénomène transitoire. Cette reconnaissance ne fut évidemment pas celle d'un laboratoire d'une société post-moderne, mais d'abord uniquement d'un emploi « informel ». Les économistes, puis les pouvoirs publics locaux ont alors découvert l'importance des revenus et de la production de tout un secteur jusque-là ignoré. La mode et les médias ont fini par s'emparer de l'affaire. Il fut de moins en moins question de supprimer et réprimer ces « informels » mais au contraire de les aider. Leur secteur non structuré devint un « développement spontané », une « industrialisation rampante » à encourager et normaliser, bref, une autre voie de développement. Alors que, dans le même temps, les expériences de développement endogènes s'enlisaient dans l'incohérence et l'inefficacité bureaucratiques, les humanistes des ONG et d'ailleurs furent bien aises de trouver cette planche de salut pour porter leurs espoirs. Sans épiloguer ici sur les contradictions contenues dans cette entreprise de récupération, il est important de montrer la méconnaissance profonde du phénomène dont témoigne la démarche de l'appréhension « économiste ».
L'occidentalisation du monde Tous les noms par lesquels ce phénomène a été désigné ainsi que les définitions qui en ont été données révèlent une incapacité à cerner sa logique propre. Informel, non structuré, parallèle, marginal, non officiel, souterrain, occulte, etc., ce « secteur » arbitrairement réduit à son aspect économique est saisi en négatif par référence à une norme : structurée, officielle, organisée. L'économie formelle est visible et lisible ; cette économie-là, l'informelle, toute vivante et importante qu'elle soit, est atypique et inquiétante. On comprend qu'à défaut de la sanctionner, il importe de la domestiquer en triant le récupérable de l'irrécupérable, et en normalisant le premier ensemble. Les distinctions entre une partie involutive et une partie évolutive, une partie productive et une partie parasitaire, visent cet objectif. Ce qui frappe dans toutes les définitions données par les experts, c'est l'absence de « genre propre » du secteur informel. On ne cerne que la différence spécifique. Le secteur est choisi comme économique, sa logique est donc supposée être celle de l'économie. De ce fait, il est évidemment atypique par rapport aux formes normales du genre. Il est réduit à l'ensemble des différences avec l'image normale, sans aucune logique propre. Tout se joue dans le découpage social/économie et dans l'élimination du social. Cette approche différentielle ne permet qu'une saisie statistique sans signification. Elle est d'ailleurs très arbitraire car la norme elle-même n'est pas si évidente. A cela s'ajoute le fait d'interpréter ces phénomènes par référence à des phénomènes semblables rencontrés dans le passé en Occident, sans tenir compte de la différence de contexte. Saisies en elles-mêmes, les activités informelles sont étonnamment proches, en effet, des petits métiers qui fleurissaient au XVII et au XVIII siècle dans les principaux pays d'Europe du Nord où l'industrialisation était en gestation. La prolétarisation des campagnes et l'exode rural entraînaient un afflux de population dans les villes, alors même que l'industrie n'embauchait pas encore cette main-d'œuvre disponible. La masse énorme de besoins à satisfaire en ville, la carence des formes traditionnelles de production pour y faire face offrirent un terrain favorable à l'expansion des petits métiers. Ceux-ci se dévee
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loppèrent sur des bases souvent régionales (Savoyards, Auvergnats, Limousins, etc.), car des milieux culturels se reconstituaient dans les zones urbaines. L'expansion de la grande industrie a fini par éliminer progressivement ce secteur informel qui est apparu après coup comme transitoire. On est tenté de penser que l'actuelle prolifération dans le tiers monde des petits métiers est un phénomène identique et condamné au même destin. Identique, ou en tout cas très proche, cela est indiscutable, mais il faut souligner avec force que les petits métiers européens ne se limitaient pas à leur seul aspect économique. La richesse humaine de ce phénomène était porteuse de plusieurs évolutions possibles. La situation historique actuelle condamne le secteur informel du tiers monde à un autre destin ou, pour mieux dire, lui ouvre d'autres perspectives. Ainsi, il faut reconsidérer, nous semble-t-il, la signification des anciens petits métiers en même temps qu'apprécier le contexte nouveau où se manifeste cette floraison nouvelle. Tout d'abord, il n'est possible de penser « l'informel » que si on a saisi le formel. Or si celui-ci est « formellement » repérable, il est aussi « réellement » en crise. Cette situation est sans doute ce qui a permis de voir l'informel. La découverte des années 1970 a été, en effet, féconde. Elle a permis de découvrir que l'informel existait également au cœur de nos propres sociétés et qu'il menaçait les repères les mieux établis dans notre ordre. Le travail formel est une pratique qui participe de l'essence même de l'Occident ainsi que de l'économie dont il est un élément central. Transformation de la nature pour satisfaire nos besoins, ce travail-là n'existe que sur la base d'un univers mental implicite. L'ensemble de représentations qui lui donnent sens et le rendent pertinent, donc possible, est celui-là qui constitue l'imaginaire de l'économie. Il s'organise autour de trois niveaux interdépendants : un niveau anthropologique, un niveau sociétal, un niveau physicotechnique. Ce dernier niveau se présente comme le premier et la base de l'ensemble dans l'idéologie économique, mais il apparaît comme un effet d'optique des deux autres. Le niveau anthropologique concerne la conception de l'homme sous-jacente. Elle repose sur l'articulation de trois croyances : le
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naturalisme, l'hédonisme, l'individualisme. L'atome social calcule ses plaisirs et ses peines, et rationalise son action pour couvrir ses besoins naturels. Le niveau sociétal concerne la conception de la société qui résulte de cette appréhension de l'homme comme Homo œconomicus. Elle est caractérisée par un mode d'organisation contractuelle de la vie en société pour la politique comme pour la production. Il s'agit donc d'une association à but lucratif : la paix, la sécurité, la garantie de la propriété privée sont les bases qui permettent à la division et à l'organisation du travail de donner la plus grande richesse pour le plus grand nombre. Le niveau physico-technique concerne la conception de la nature qui est présupposée par de tels hommes dans une telle société. Cette nature est une donnée hostile qu'il faut s'approprier et maîtriser par le travail et la production. Cette vision de l'homme, de la société et de la nature donne sens au travail et à l'ensemble des catégories économiques. Il s'agit d'une sphère de signification parfaitement autoréférentielle. On y reconnaît sans peine, sous une autre forme, les dimensions désormais familières du polygone occidental. Le paradigme du formel (travail et économie) s'inscrit dans ce champ sémantique. Il s'agit d'une activité de nature technique (transformation/fabrication) mettant en œuvre des instruments (outils et machines) pour agir sur une matière première (issue de la nature). Le prototype de cette activité se trouve dans l'artisanat précapitaliste tandis que la norme socialisée de la contrainte se réalise dans le salariat capitaliste. Il est vrai que l'activité concrète « salariée » de l'immense majorité des hommes modernes n'a rien à voir avec le paradigme artisanal du travail de l'imaginaire économique. Cela se manifeste de façon tangible avec la crise du travail productif et la montée des services. La validation sociale d'activités considérées traditionnellement comme des « appendices malsains de l'industrie et de la société », des minitels roses à la publicité, entraîne une autodestruction du concept de travail. Celle-ci avait d'ailleurs été pressentie avec effroi dès l'origine par Malthus : « Si la peine qu'on se donne pour chanter une chanson est un travail productif, écrit-il, pourquoi les
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efforts qu'on fait pour rendre une conversation amusante et instructive et qui offrent assurément un résultat bien plus intéressant, seraient-ils exclus du nombre des actuelles productions ? Pourquoi n'y comprendrait-on pas les efforts que nous avons besoin de faire pour régler nos passions et pour devenir obéissants à toutes les lois divines et humaines, qui sont sans contredit le plus précieux des biens ? Pourquoi, en un mot, exclurions-nous une action quelconque dont le but est d'obtenir le plaisir ou d'éviter la douleur, soit dans le moment même soit dans l'avenir ? Il est vrai qu'on pourrait y comprendre de cette manière toutes les activités de l'espèce humaine pendant tous les instants de leur vie . » 9
Devant cette menace d'insignifiance du travail et de l'économie, Malthus et les économistes ont posé la barrière arbitraire du salariat, sur la toile de fond de l'imaginaire économique. Cela était nécessaire pour que « ça tourne ». La crise actuelle du travail productif atteint de plein fouet le mode de légitimité dominant dans le monde occidental. Le travail reste, en effet, la base de la légitimation sociale et on ne sait pas sur quel autre mythe le pouvoir et la richesse pourraient trouver une indispensable justification au sein de l'ordre national-étatique. Sans être directement liée à la fin du politique et de l'ordre national-étatique, la crise du travail contribue très fortement à saper les bases de la civilisation occidentale. L'histoire de celle-ci a pu apparaître pendant longtemps aux esprits optimistes comme un processus de destruction créatrice à tous les niveaux. Le processus destructeur est indéniable. Les réactions créatrices se sont effectivement produites pendant longtemps, grâce à la vitalité d'un tissu social consolidé par l'ordre national-étatique et l'éthique du travail. Les sociétés occidentales ont pu exporter leurs contradictions, reculer les échéances par une fuite en avant perpétuelle. Toutefois, si notre analyse est juste, c'est désormais le cœur même du dispositif stabilisateur qui est touché. La réaction créatrice ne peut plus être engendrée au sein d'un corps en décomposition, elle ne peut se produire qu'à l'extérieur et d'une certaine façon contre lui.
9. Thomas Robert MALTHUS, Principes. Aillaud, Paris, 1820. p. 28.
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Société et socialité informelle Bien que cette crise touche très profondément l'essence même de l'Occident, ce n'est pas tant sous cet angle que nous voulons l'envisager, mais plus simplement comme mode d'accès privilégié à la signification de l'informel dans le tiers monde. Le travail informel, en effet, ne peut être appréhendé au départ que comme une activité humaine qui obtient et procure des résultats analogues, voire identiques, et en tout cas comparables à ceux du travail formel sans entrer dans le cadre des présupposés idéologiques de l'économie. L'économie informelle entretient ainsi une double relation d'identité et de différence avec l'économie formelle. L'identité consiste en ce qu'elle donne naissance à la production de biens et de services comparables à ceux du secteur « normal », satisfaisant en apparence les besoins normaux, homologués, créant des emplois similaires et engendrant des revenus de niveau souvent voisin. Toutefois, cette identité est un leurre auquel se laissent volontiers prendre les économistes. L'économie informelle n'est pas une activité salariale au sens strict. Elle n'obéit pas à la logique de la société salariale, même si elle rémunère une main-d'œuvre. Outre que celle-ci est souvent familiale, tribale et toujours atypique, l'activité n'obéit pas vraiment à tout ce que le travail présuppose en Occident (éthique du devoir, mission rédemptrice, etc.). Enfin, le but de la production informelle n'est pas l'accumulation illimitée, la production pour la production. L'épargne, quand elle existe, n'est pas destinée à l'investissement pour la reproduction élargie. Le secteur ne se développe pas par concentration des unités mais par leur multiplication. Les ressources servent largement à la satisfaction de besoins culturels : dépenses festives, solidarité du groupe. Le tiers monde, malgré l'occidentalisation, est loin d'avoir atteint le stade de l'individualisme des sociétés industrialisées du Nord. Lorsque l'on demande à quelqu'un en Afrique noire (et dans bien d'autres régions du monde) combien de personnes il considère comme faisant partie de sa famille, la réponse tourne autour de trois cents. Un ami béninois m'expliquait qu'à la dernière fête de famille
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ce chiffre était dépassé et que tous n'avaient pu venir, alors qu'en fonction d'une loi calquée sur la loi française, les réunions de plus de trois personnes étaient interdites à cause de l'état de siège ! Dans les zones urbaines, où les grandes familles sont forcément éclatées, des micro-organisations se mettent en place sur la base d'une mémoire populaire et d'identités culturelles. Elles prennent en charge la vie quotidienne par des stratégies ingénieuses de survie. Cela ne concerne pas seulement la production et la vente, mais aussi l'autoconstruction, les coopératives d'achat, la cuisine en commun, l'organisation des loisirs et les activités récréatives (y compris le théâtre populaire). Dans les pays latino-américains en particulier, l'éthique solidaire s'est manifestée dans de nombreuses formes de micro-organisations autogérées : organisations économiques populaires du Chili, communautés ecclésiales de base au Brésil, organisations de quartier, mouvements de jeunes et de femmes, associations indigènes, groupes écologiques, etc. Les activités productrices dans un tel contexte, même si elles utilisent des technologies parfois sophistiquées, et le savoir scientifique disponible, sont immédiatement incluses dans une socialité autre. La débrouillardise, la créativité ne prennent pas la forme de l'entreprise capitaliste. L'atelier, le garage palmier (sans autre immobilisation que l'ombre d'un arbre) ou la ferblanterie de récupération se plient au contraire à une dynamique sociale originale. On est ingénieux sans être ingénieur, entreprenant sans être entrepreneur, industrieux sans être industriel. La disqualification de fait au sein du système n'exclut pas de saisir une seconde chance hors du système. 10
Non pas que l'accès à « l'industrialisation de plein exercice » soit impossible ; il se produit ici ou là, dans les pays les plus touchés par l'occidentalisation ; il se produira tant que la crise de l'Occident n'aura pas atteint un seuil tel que l'occidentalisation soit neutralisée. Le plus souvent, elle n'est pas tentée, car elle n'est pas
10. Suivant l'expression bien trouvée et déjà citée de Pierre Judet.
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tentante là où l'insertion dans l'économie mondiale est faible. La manifestation extrême de la crise est ainsi dans le même temps une amorce de solution. Ces résistances à la tentation de l'Occident sont une source d'espoir. Elles laissent anticiper que la mort de l'Occident ne sera pas nécessairement la fin du monde... L'émergence de l'économie et de la socialité informelles est d'autant plus significative qu'elles s'articulent aux résistances, survivances et permanences face à l'occidentalisation. Alors que la crise de l'ordre national-étatique compromet le tissu sociétal des pays industriels et constitue une menace grave pour l'existence même du lien social, elle ne peut que libérer les forces vitales et les solidarités actives brimées par le carcan du nationalitarisme et l'ordre artificiel de l'Etat mimétique. Alors que la machine techno-économique risque de tomber en panne faute de substrat social, les énergies créatrices des sociétés du tiers monde détournées et niées par le rejet de la machine peuvent se trouver décuplées. La crise de l'ordre « occidental » comme effet des contradictions de l'insertion de la machine techno-économique au sein du tissu social est la condition d'épanouissement éventuel de nouveaux mondes, d'une nouvelle civilisation, d'une ère nouvelle.
Conclusion générale Faut-il sauver Babel ?
« Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l'Orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Shinear et ils s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre "Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu !" La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier, ils dirent : '"Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !"» Bible de Jérusalem, Genèse II : 1-6.
En brossant à grands traits cette fresque de l'Occident, n'avons-nous pas cédé au désir de noircir le tableau, et succombé à cette haine de soi qui pousse les prophètes à annoncer la chute de Babylone ? Il faut sans doute tempérer le catastrophisme qui résulterait d'une lecture un peu hâtive des pages précédentes. La fin de l'Occident n'est pas nécessairement l'Apocalypse. Comment, par ailleurs, ne pas conserver les aspirations « émancipatrices » portées par la modernité ? Tout manichéisme est à proscrire dans une analyse qui
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n'exclut, certes, ni une large part d'intuition ni la défense passionnée des victimes des injustices, mais qui s'efforce de cerner le probable et le souhaitable avec impartialité et sérénité.
Au-delà du désir d'apocalypse L'Occident, qui a inventé le progrès, la croissance, le développement, qui vit dans la croyance bien ancrée d'une marche indéfinie constituant son propre objectif et bonne en soi, a aussi paradoxalement inventé le déclin, la décadence, le chaos. Les sociétés antérieures, et surtout les sociétés non occidentales ne se pensaient pas dans l'« histoire ». Leur grandeur et leur décadence ne peuvent être que le jugement d'un regard extérieur. Même si elles se pensaient de manière cyclique, la phase régressive n'était qu'un reflux provisoire, une étape dans un ordre immuable. Le chaos des Grecs, le tohu-bohu des Hébreux est une situation cosmique originelle, antérieure à l'émergence de l'ordre humain. Les penseurs des Lumières « inventent » la chute de l'Empire romain, la décadence du monde arabe, le déclin de l'Empire céleste, tandis que les armes occidentales provoquent la décomposition de l'empire du Grand Moghol aux Indes, après avoir causé au XVI siècle la ruine des civilisations amérindiennes . Aux vieux schémas cycliques de Platon et Aristote de la corruption et de la dégénérescence des formes politiques, à ceux des penseurs de l'Islam - celui d'Ibn Khaldun, entre autres, du renversement des dynasties citadines amollies par la civilisation urbaine ferment d'individualisme et d'égoïsme hédoniste et leur remplacement par des tribus nomades, où l'assabya (la « solidarité ») est intacte -, à ceux des historiens chinois expliquant la rotation des dynasties sur l'immuable Empire céleste des 18 provinces par la perte du mandat du Ciel, les philosophes du XVIII siècle substituent une analyse de la dialectique des causes internes et des causes externes, dans laquelle, à côté ou à la place de l'étemelle corruption des principes e
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1. Tahar MEMMI, « Sous-développement et décadence », Tiers-Monde, n° 100, décembre 1984.
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et de la dégénérescence des élites, intervient la croyance en une « perfectibilité indéfinie » de l'esprit humain (Turgot-Condorcet). La bourgeoisie montante est convaincue de la supériorité de la société (et de l'esprit) moderne et en voit des signes partout : les formes politiques, le raffinement des mœurs, le développement du commerce. Tout concourt à la marche irréversible de la civilisation, même ses reculs apparents. Au fil des ans et des événements, cette doctrine acquiert une force telle qu'il devient impossible d'émettre le moindre doute sur l'évidence du progrès, vide de tout contenu autre que lui-même. C'est le progrès du progrès. Ces « principes » nouveaux deviendront presque exclusifs dans les sciences sociales du XIX siècle et se transformeront en évidences pratiques au XX siècle, sous la forme du progrès technique et de l'accumulation illimitée du capital. Certes, il ne manquera pas de voix pour appliquer à l'Occident les principes mêmes de la décadence des autres. Les historiens de l'économie relativisent la marche progressive par le constat des crises et des récessions. Marx, en particulier, prévoit une grande crise qui provoquerait la mutation du système capitaliste. Pareto accommode la « circulation des élites » aux fluctuations de l'économie. Toutefois, la croissance linéaire du progrès technique, le développement des forces productives restent acquis ainsi que le développement de l'économie. La civilisation occidentale qui s'est fondée sur la technique et l'économie peut bien connaître des mutations et des révolutions, sa progression est irrésistible et sa position inexpugnable. Chaque recul lui permet au contraire de nouveaux bonds en avant. e
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Les penseurs « réactionnaires » ou « idéalistes », qui fondent encore l'histoire sur des principes, peuvent annoncer le « déclin de l'Occident » comme Oswald Spengler et Arnold Toynbee. Ils font figure d'isolés et ne sont pas vraiment pris au sérieux. Qu'importe la perte des empires coloniaux, la Révolution russe, les guerres mondiales, les troubles du tiers monde, le cycle des affaires continue. Il a même été remplacé après la Seconde Guerre mondiale par une croissance forte et soutenue. Malgré les difficultés récentes, l'unification du monde sous les signes du progrès technique et du développement économique, valeurs fondatrices de l'Occident, n'a jamais été aussi poussée.
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Les prophètes de l'Apocalypse ont souvent été des esprits chagrins qui prennent pour un drame cosmique leur propre drame intérieur, ou tout au moins qui appartiennent à une classe, ou un groupe, ou un pays en voie de disparition et qui étendent à la dimension d'un monde ce qui n'est qu'une péripétie locale. Cari Schmitt remarquait déjà : « Qu'un peuple n'ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n'est pas la fin du politique dans le monde. C'est seulement la fin d'un peuple faible . » La présente réflexion n'échappe sans doute pas à cette situation. Le fait que nous appartenions à la vieille Europe, et que nous soyons français, nous prédispose à une telle vision. Malgré les espoirs mis dans la construction d'une unité européenne, les gouvernants des pays membres n'en finissent pas de se mettre d'accord sur les obstacles à une véritable union politique. Et la France, grande puissance de second rang, n'en finit pas d'assister à l'inéluctable drame de son déclin sur la scène mondiale. 2
Bien sûr, nous prétendons que si cette situation nous rend plus sensible à la perception d'un air du temps qui serait celui de la fin d'une ère, nos analyses transcendent le petit bout de terre où se situe notre observatoire et valent pour un plus vaste monde. Pour tenter d'échapper à la « haine de soi » à laquelle on a attribué, non sans raison bien souvent, le « sanglot de l'homme blanc », il est nécessaire de dédramatiser l'Apocalypse. 11 n'y a pas lieu d'être prophète de mauvais augure. Même s'il ne nous paraît pas moral de nous opposer à la décadence de l'Occident, il ne nous paraît pas possible non plus de la désirer. La vision cataclysmique repose sur le télescopage d'évidentes banalités et des signes critiques. Nous savons que nous sommes mortels ; même si nous pensons que l'Occident fait exception, nous avons appris que les civilisations sont mortelles. Enfin, nous n'ignorons pas que le stock des armements nucléaires est grandement suffisant pour faire sauter la planète, et 3
2. Carl SCHMITT, La Notion de politique, traduction de Steinhauser, Calmann-Lévy. Paris, 1972, p. 97. 3. Pascal BRUCKNEK, Le Sanglot de l'homme blanc, Le Seuil, Paris, 1983.
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que nous ne pouvons faire confiance ni à la sagesse ni à la prudence des responsables. De là, à chaque signe de crise, la tentation de passer immédiatement aux extrêmes, il y a là un petit glissement qu'il ne nous paraît pas nécessaire de franchir. Il faut tenter de se débarrasser tout à la fois du fantasme d'immortalité et de la fascination par la catastrophe, pour penser de façon raisonnable la fin de l'Occident. Il n'y a, au fond, qu'un exemple vraiment connu de fin d'une civilisation, celui qui a hanté la modernité, la fin du monde antique et plus précisément la chute de l'Empire romain. C'est toujours à ce modèle qu'on se réfère pour penser ce que pourrait être notre déclin. Eh bien ! précisément, à bien le lire, ce modèle est tout sauf catastrophique. Cette fin n'en finit pas, et la chute dramatique n'est qu'une façon des historiens d'écrire l'histoire a posteriori. Entre le III siècle et le VI siècle après Jésus-Christ, pour nous limiter à la période la plus dramatique, il y eut certes des catastrophes, dans divers coins de l'Empire, mais il y a toujours des catastrophes locales à toutes périodes. Il y eut aussi des périodes d'accalmie générale, et des conjonctures locales heureuses. e
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A aucun moment, le sentiment d'une catastrophe unique et généralisée ne se fait jour. Même la prise de Rome par Alaric en 410 n'est un symbole de la chute que pour nous. Pour les contemporains, il n'est qu'un épisode malheureux des rivalités au sein de l'Empire et le signe que Ravenne compte plus que Rome. La perte de sens sera très lente et infiniment longue, puisque le mythe impérial survivra à Byzance, dans l'Occident carolingien, et dans le Saint-Empire qui ne tombe qu'en 1806 ! Le monde antique était mort que nul ne le savait encore. Alors, qui nous avertira de la mort de notre civilisation ?
La nostalgie de l'universel Si l'Occident nous est apparu comme cette machine infernale, qui broie les hommes et les cultures pour des desseins insensés que nul ne connaît et dont le terme risque d'être la mort, il n'est pas que cela. Il y a dans le projet hellénico-judéo-chrétien l'aspiration à une humanité fraternelle. Parallèlement à la déculturation de la
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planète et à l'impérialisme sous toutes ses formes, l'Occident a produit et élaboré le rêve d'une cité émancipée où tous les hommes auraient leur place, et dont chacun serait un libre citoyen. Ce projet est-il souhaitable, est-il possible, et à quelles conditions ? Ce rêve d'une conquête du Ciel que certains ont cru réaliser par la technique est très exactement celui de Babel. Yahvé lui-même y a cru. « Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâtie. Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux . » 4
Les temps sont venus, en effet, où les hommes font un seul peuple et parlent une seule langue et où aucun dessein n'est irréalisable pour eux. Mais la cité qu'ils ont construite est difforme. Il y règne l'injustice, la violence, la haine. Elle se déchire elle-même. Et la technique, qui devait engendrer l'abondance et apaiser les querelles, donne à l'injustice, la violence et la haine des moyens multipliés. Le risque de la destruction pure et simple est plus fort que jamais. Alors, parce que le rêve a tourné au cauchemar, faut-il renoncer à ses promesses ? En tout état de cause, faut-il militer pour sauver la tour de Babel ? N'est-il pas souhaitable que triomphe une culture transnationale uniforme ? Admettons qu'au lieu d'entraîner la déréliction totale où ont sombré la plupart des Amérindiens, cette culture universelle réussisse à instaurer la communication et la compréhension de tous et de chacun. Rien ne peut sembler plus désirable. Quelque conscient que soit un Occidental des méfaits et des dangers de l'Occident comme machine techno-économique, il lui est impossible de renoncer à certaines des valeurs produites par la civilisation hellénico-judéo-chrétienne. Les droits de l'homme et le respect de la personne humaine, tout autant que le respect des cultures et les droits des peuples font partie de ce patrimoine dont la réalisation est un objectif qu'on ne peut abandonner ; ce faisant, il apparaît nécessaire de rejeter le fétichisme du culte de la vie purement biologique, et le mythe identitaire. L'Occident a détruit le « solipsisme culturel ». Sans doute, cette destruction est-elle irréversible.
4. Genèse, II : 7.
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Jamais plus, pour autant qu'on puisse anticiper l'avenir, un « groupe humain singulier ne pourra s'appeler "les hommes", "les vrais hommes" ». Si la post-modernité voit la renaissance de cultures diverses, celles-ci ne seront jamais plus tout à fait comme avant. Cette impossibilité pour une culture d'ignorer l'existence des autres est très différente de la conscience antérieure que les Barbares étaient tout de même des hommes. Faut-il le regretter et souhaiter une restauration du solipsisme culturel ? La reprise de l'héritage de la raison émancipatrice sous bénéfice d'inventaire n'est pas sans poser des problèmes ; la dissociation des composants est-elle possible ? Le paradoxe de l'égalité est un de ces problèmes les plus tragiques posés à la raison pratique occidentale. Pas de fraternité vraie sans égalité réelle, mais pas d'égalité sans identité des conditions et équivalence des situations. La résolution théorique de l'antinomie consiste à poser l'équivalence en dehors de l'espace de la commensurabilité. Tous les hommes sont égaux et se valent en tant qu'ils sont incomparables. Cette reconnaissance du droit à la différence est d'autant plus suspecte qu'elle est déjà affirmée par les philosophes des Lumières et qu'elle n'a empêché aucun des excès que l'on sait. « Le risque, nous dit Raymond Aron, esprit universaliste, s'il en fut, est moins celui de l'uniformité que du conformisme . » On retrouve là la trace des fortes pensées d'Alexis de Tocqueville. La terreur religieuse qui le frappe en voyant l'irrésistible montée de l'égalité tient beaucoup à la perception de ce risque de conformisme. On a vu au niveau des États-nations à quels abîmes aboutissait le conformisme engendré par le nivellement des conditions et la « massification » des citoyens. Le totalitarisme aime l'uniforme, et le conforme y mène directement. 5
La mondialisation du processus uniformisant, même en dehors de toutes les « tares » de l'Occident, peut faire craindre les pires détournements. L'empire-monde fraternel risque fort d'être celui du grand frère, le Big Brother d'Orwell. Le risque est d'autant plus grand que cette société mondiale resterait technicienne. Or, si on 5. Raymond ARON, Les Désillusions du progrès. Calmann-Lévy, Paris, p. 117.
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accepte l'analyse percutante de Jacques Ellul, « à la vérité, il y a une voie, mais une seule : la dictature mondiale la plus totalitaire qui puisse exister. C'est exactement le seul moyen pour permettre à la technique son plein essor et pour résoudre les prodigieuses difficultés qu'elle accumule ». Enfin, au nom même de l'humanisme occidental, nous pouvons conserver quelques préventions à l'égard d'un monde unique même fraternel. La pluralité de l'homme est peut-être au niveau culturel comme au niveau génétique la condition de sa survie. Qui sait si, en fonction de leurs spécificités mêmes, les cultures aujourd'hui niées et bafouées ne seront pas demain les plus aptes à relever les défis de l'histoire ? L'appauvrissement du patrimoine culturel de l'humanité dont l'Occident est largement responsable causerait alors un dommage incalculable. Il n'est pas sûr du tout que la différence culturelle puisse s'accommoder à un niveau significatif d'un universalisme authentique. 6
« Il faut bien dire, s'écrie l'ethnologue Marc Augé, que si on poussait ce terme des différences à son comble, on irait jusqu'à l'incommunicabilité entre cultures, et à mon avis tout démontre le contraire . » Cette vue est bien optimiste. Certes, l'expérience personnelle de l'anthropologue se fonde sur la possibilité de la communication et la vérifie, mais les expériences collectives de rapports interculturels conduisent à une vision plus réservée. Les notations coloniales de Pierre Loti, à propos des rapports des Chinois et des marins européens, me paraissent plus pertinentes : « Du reste, ce petit monde, enfermé sous son suaire d'arbres et séparé de tout, ne s'étonnait pas d'être ainsi, mais plutôt de voir qu'il était possible d'être autrement..., ils se sentaient profondément inconnaissables les uns aux autres . » 7
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La reconnaissance d'une humanité plurielle est une voie étroite qui est peut-être un héritage de la raison émancipatrice, dont la nostalgie mérite d'être sauvée au milieu du chaos, des décombres et des espoirs qu'engendrerait la décomposition de l'Occident. Toutefois, il convient de se défier des pièges innombrables de la fausse universalité. 6. Jacques ELLUL, op. cit., p. 2 8 7 .
7. De l'utilité de la connaissance, op. cit., p. 96. 8. Pierre LOTI, Matelot, Calmann-Lévy, Paris, 1948, p. 175.
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La position d'un penseur aussi lucide et aussi critique de l'Occident que Cornélius Castoriadis a de quoi laisser rêveur. « Vous avez posé une double question : "Sommes-nous supérieurs aux autres ?" et ensuite "Est-ce qu'il ne faut pas affirmer la valeur de l'universalité ?" Quant à moi, je ne craindrai pas de répondre oui à votre première question. En paraphrasant Orwell, il m'était arrivé d'écrire : toutes les cultures sont égales, mais il y en a une qui est plus égale que les autres, parce qu'elle est la seule qui reconnaît l'égalité des cultures . » Ce sophisme bien compréhensible n'en traduit pas moins une position ethnocentrique qui s'éclaire par l'appréhension pertinente, mais unilatérale, des limites du respect des cultures et de la différence. 9
« La lapidation des adultères est inacceptable pour nous, ainsi que la résection des mains des voleurs, la pratique de l'infibulation et l'excision des fillettes... Mon respect des cultures ne peut pas embrasser cela et un point d'interrogation surgit dans la mesure où je pense qu'il y a quand même une certaine solidarité entre cela et le reste. Là, sans doute en vertu de mes propres valeurs, c'est-à-dire des valeurs que je reconnais et que je choisis dans ma propre culture, le simple respect de la culture de l'Autre s'arrête, j ' e s s a y e de comprendre, mais je ne respecte pas au sens que j'accepte . » 10
Castoriadis a tout à la fois raison et tort. Il a raison de souligner l'inacceptable POUR NOUS. On pourrait y ajouter les sacrifices humains qui horrifièrent les conquistadores et justifièrent les bûchers de l'Inquisition pour accélérer le génocide des Aztèques. Toutes ces coutumes barbares heurtent notre conception du respect de la vie. Certes, nous tuons plus volontiers en temps de paix civile par les accidents de la route que les sauvages par aucun de leur rituel. Cette observation des ethnologues est juste, mais ne fait rien à l'affaire. Non plus que le constat que chaque société, la nôtre y compris, a ses rituels de violence et d'extermination. Les nôtres sont au moins aussi ignobles que ceux des « sauvages », la torture et les génocides actuels dépassent en barbarie la fête cannibale des Indiens Tupinamba ou les sacrifices humains des Aztèques, et même les 9. Cornélius CASTORIADIS, De l'utilité de la connaissance, op. cit., p. 99.
10. ld., ibid.,p. 109.
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autodafés d'hérétiques de naguère. Les atrocités, qui sont insoutenables, ne se comparent ni ne se calculent. En outre, les Occidentaux peuvent affirmer que nos rituels barbares n'ont jamais fait l'unanimité et qu'il s'est toujours trouvé de bons esprits pour les repousser. Cela est incontestablement moins sûr dans les sociétés dites holistes. Pour comprendre ou tout au moins préciser cette intolérance, il faut moins s'attacher aux violations de notre soi-disant respect de la vie et intégrité de la personne humaine qu'à cette autre coutume qui choque notre respect de la mort, l'« anthropophagie ». Je n'entends pas par là le fait de tuer son prochain pour le manger, ce qui renvoie encore à la question du respect de la vie, mais uniquement le fait de le manger une fois tué, quelle que soit par ailleurs la cause de son décès (sanction pénale, rituel ou mort naturelle). Un récent voyage en Papouasie-Nouvelle-Guinée où l'amour du prochain était poussé naguère jusqu'à ses dernières conséquences, et les discussions sur place avec les missionnaires, et même les ethnologues, m'ont convaincu que l'on avait là un clivage essentiel. On ne peut pas être civilisé et manger de la chair humaine. Pourtant, la raison utilitaire commanderait plutôt ce recyclage des morts et cette « utilisation » économique des restes. De toute façon, on sait que le cannibalisme des « sauvages » se fonde rarement sur la seule raison utilitaire. On dévore le plus souvent ses proches pour conserver leurs vertus dans la famille ou ses ennemis pour en priver les clans adverses. Ce cannibalisme n'exclut nullement, bien au contraire, le culte et le respect des morts. Il n'est pas même incompatible avec la croyance en l'immortalité de l'âme. Sans doute pose-t-il quelques problèmes avec celle de la résurrection de la chair, mais même ceux-là ne sont pas insurmontables. L'intérêt particulier du cannibalisme tient en ce qu'il n'y a, me semble-t-il, aucun argument rationnel démontrant l'« infériorité » culturelle des civilisations cannibales. La vie ne vient pas ici présenter ses mirages en jouant sur le passage de la qualité à la quantité. Si je partage bien sûr pleinement ce tabou et l'horreur qu'inspire l'anthropophagie, quej'avoue ne pas vraiment comprendre, j ' e n constate la force extraordinaire. La seule attitude rationnelle devait être de tolérance : « Si vous n'aimez pas, n'en dégoûtez pas
Conclusion générale
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les autres. » Or cette « diffe'rence » est proprement insupportable. Dans son essence, elle est sans doute du même type que celle de nombreux tabous alimentaires pour lesquels, même au sein de l'Occident, l'intolérance est la mieux partagée. Les Américains refusent de manger de la viande de cheval et veulent empêcher les autres d'en manger. Ils jugent les Français, qu'ils soupçonnent d'en manger, comme des « cannibales ». Autant que les sacrifices humains, le cannibalisme a servi de justification à l'imposition occidentale de la tolérance et du respect des cultures par le fer et le feu. Nous sommes là au cœur, sinon du caractère insupportable de la différence culturelle, au moins de ses limites. Et, là, nous ne pouvons plus suivre Castoriadis et ceux qui pensent comme lui ; l'affirmation que l'Occident reconnaîtrait l'égalité des cultures est tout à fait contestable. Cette égalité malheureusement n'est reconnue que post-mortem, comme pour la valeur de l'Indien. Pour le reste, la reconnaissance n'est sans doute pas supérieure, ni de nature différente, à celle de toutes les autres sociétés plongées dans le solipsisme culturel. Il y a eu des Grecs pour reconnaître la valeur des Barbares et de leurs cultures, et les ethnologues témoignent d'abondance qu'il leur arrive d'avoir en face d'eux des interlocuteurs tout aussi libres de préjugés qu'eux-mêmes (et souvent plus). Ces heureuses rencontres dans toutes les sociétés nous retiennent de désespérer de la nostalgie de la fraternité mais nous interdisent tout excès d'optimisme. Il n'y a pas d'universalité vraie, pensons-nous, qui serait le monopole d'une culture, fût-ce la nôtre. L'universalité de valeurs transhistoriques et ontologiques est une illusion comme les idées de Platon. Notre répugnance aux coutumes barbares des autres n'est pas fondée sur un culte de valeurs vraiment universelles, mais sur celui de nos seules raisons occidentales. Avant de songer à une véritable universalité, il convient de s'interroger sur la barbarie de notre civilisation, voire son intolérance aux yeux des autres. Il y a bien des traits de nos mœurs qui semblent horribles, monstrueux aux yeux des sociétés non occidentales. Si celles-ci les ont finalement tolérés, c'est qu'elles 11
11. Voir la pénétrante analyse de Marshall SAHLINS, in op. cit., p. 211-212.
L'occidentalisation du monde
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n'ont pas eu le choix et n'ont pu en interdire chez nous les pratiques, comme nous avons interdit, chez elles, celles qui nous paraissaient insupportables. 11 est monstrueux pour un hindou de tuer et de manger une vache, cela est beaucoup plus choquant sans doute que ça ne l'est pour nous de laisser les veuves des bramines se jeter dans les flammes du bûcher de leur mari. Il est clair que si l'Inde avait conquis le monde, la purification des veuves ferait partie des droits de la femme, et le meurtre des vaches serait proscrit comme un crime contre le respect de la vie. On ne peut qu'adhérer avec respect et admiration à la position de Gandhi déclarant : « Toute tradition en désaccord avec les règles de la morale doit être rejetée sans hésitation, même si elle remonte à la nuit des temps. Il en est ainsi de nos coutumes à l'égard des intouchables ou du veuvage et du mariage des enfants. Si j ' e n avais le pouvoir, j'abolirais ces horribles pratiques mêlées de vieilles superstitions . » Toutefois, cette morale évoquée est-elle véritablement universelle ? N'est-elle pas plutôt celle acquise dans les universités britanniques 7 12
La seule universalité vraie concevable ne peut donc reposer que sur un consensus vraiment universel. Elle passe par un dialogue authentique entre les cultures. Un tel dialogue est possible puisque la communicabilité existe. Il ne peut aboutir que si chacun est prêt à faire des concessions. Nous partageons la conviction que chaque culture a beaucoup à apprendre des autres, qu'elle peut s'enrichir de nombreux apports. Il n'est pas sûr pour autant que chacun puisse jouer le jeu de la réciprocité, c'est-à-dire concrètement renoncer à sa « barbarie » pour obtenir de l'Autre qu'il renonce à la sienne afin de permettre aux deux de jouir de leurs échanges réciproques. Comme il n'y a aucun espoir de fonder quoi que ce soit de durable sur l'escroquerie d'une pseudo-universalité imposée par la violence et perpétuée par la négation de l'Autre, le pari qu'il y a un espace commun de coexistence fraternelle à découvrir et à construire vaut la peine d'être fait.
12. GANDHI, Tous les hommes sont frères, coll. « Idées », Gallimard, Paris, 1985. p. 141.
Table
Avertissement
6
Préface à l'édition de 2005
7
Introduction
23
1. L'irrésistible montée de l'Occident : la revanche des croisés I. Les flux et reflux anciens De l'échec des croisades au triomphe des conquistadores La course au drapeau La faillite des 3 Met la crise de l'ordre ancien II. Le triomphe d'un modèle universel L'apothéose planétaire de la science et de la technique La domination de l'économique : le marché unique et le mythe du développement L'invasion « culturelle » La standardisation de l'imaginaire
44 45 47
2. L'Occident introuvable I. L'Occident : un espace et un destin De la péninsule européenne à la Trilatérale Le fardeau de l'homme blanc Sous le signe de la croix Le message éthique ou philosophique de l'Occident Occident et capitalisme II. La spécificité occidentale Culture « culturelle » et culture « culturale » La culture contre la civilisation L'Occident comme anticulture
51 51 52 53 58 61 66 66 70 72
29 30 32 35 41 41
3. L'occidentalisation comme déracinement planétaire I. Déculturation et sous-développement La déculturation et l'ethnocide II. Les agents du déracinement L'industrialisation L'urbanisation Le « nationalitarisme » Occidentalisation, modernisation et développement
84 86 94 95 97 100 103
4. Les limites de l'occidentalisation du monde I. L'échec du développement II. La crise de l'ordre occidental Le concept de nationalité économique La crise de la nationalité économique et des sociétés industrielles La « déterritorialisation » sociétale et la « transculturation » La fin de la société des nations
129 134 136
5. Au-delà ou ailleurs I. Survivances, résistances et détournements II. La montée de perspectives nouvelles La crise du formel et sa Société et socialité informelle
140 149 150 156
Conclusion générale Faut-il sauver Babel ? Au-delà du désir d'apocalypse La nostalgie de l'universel
signification
110 121 123
159 160 163
Dans la m ê m e collection
Littérature et v o y a g e s Fadhma Amrouche, Histoire de ma vie. Taos Amrouche, te grain magique. Ibn Batûtta, Voyages (3 tomes). Louis-Antoine de Bougainville, Voyage
Marco Polo, Le devisement du monde, le livre des merveilles (2 tomes). Mémoires de Céronimo. Victor Serge, Les Années sans pardon. Victor Serge, Le Tropique et le Nord. Inca Garcilaso de la Vega, Commentaires royaux sur le Pérou des Incas (3 tomes).
autour du monde. René Caillié, Voyage à Tombouctou (2 tomes). Christophe Colomb, La découverte de l'Amérique. Journal de bord et autres écrits, 1492-1493 (tome 1).
Essais
Christophe Colomb, La d é c o u v e r t e de l'Amérique. Relations de voyage et autres écrits, 1494-1505 (tome 2). James Cook, Relations de voyage autour du monde. Hernan Cortés, La Conquête du Mexique. Bernai Diaz del Castillo, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne (2 tomes). Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde. Charles-Marie de La Condamine, Voyage sur l'Amazone. Homère, L'Odyssée. Jean-François de Lapérouse, Voyage autour du monde sur l'Astrolabe et la Boussole. Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes. Louis-Sébastien Mercier, L'an 2440, rêve s'il en fut jamais. Louis-Sébastien Mercier, Le tableau de Paris. Louise Michel, La Commune, histoire et souvenirs. Martin Nadaud, Léonard, maçon de la Creuse. Paul Nizan, Aden Arabie. M o n g o Park, Voyage dans l'intérieur de l'Afrique. Lady M. Montagu. L'islam au péril des femmes.
Mumia Abu-Jamal, Condamné au silence. Mumia Abu-Jamal, En direct du couloir de la mort. Fadela Amara, NI putes ni soumises. Michel Authier et Pierre Lévy, Les arbres de connaissances. Etienne Balibar, L'Europe, l'Amérique, la guerre. Louis Barthas, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918. Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi, Notre ami Ben Ali. Michel Beaud, te basculement du monde. Sophie Bessis, L'Occident et les autres. Paul Blanquart, Une histoire de la ville. Augusto Boal, Jeux pour acteurs et nonacteurs. Augusto Boal, Théâtre de l'opprimé. Lucian Boia, La fin du monde. Philippe Breton, L'utopie de la communication. François Burgat, L'islamisme en face. Ernesto Che Guevara, Journal de Bolivie. François Chobeaux, t e s nomades du vide. Denis Clerc, Déchiffrer l'économie. Daniel Cohn-Bendit, Une envie de politique. Sonia Combe, Archives interdites. Georges Corm, Orient-Occident, La fracture imaginaire. A d a m Czerniakôw, Carnets du ghetto de Varsovie.
Denis Duclos, Le complexe du loupgarou. Les Éconoclastes. Petit bréviaire des idées reçues en économie. Frantz Fanon, Les damnés de la terre. Gustave Folcher, Les carnets de guerre de Gustave Folcher, paysan languedocien, 1939-1945. Daniel Guérin, NI Dieu ni Maître (2 tomes). Roger-Henri Guerrand, L'aventure du métropolitain. Roger-Henri Guerrand. Les lieux. Jean Guisnel, Guerres dans le cyberespace. Jean Guisnel, Libération, la biographie. Theodor Herzl. L'Etat des Juifs. Rudolf Hoess, Le commandant d'Auschwitz parle. Alain Joxe, L'empire du chaos. Joseph Klatzmann, Attention statistiques I Paul R. Krugman, La mondialisation n'est pas coupable. Bernard Lahire (dir.), À quoi sert la sociologie ? Pierre Larrouturou, Pour la semaine de quatre jours. Serge Latouche, L'occidentalisation du monde. Christian Laval, L'école n'est pas une entreprise. Jean-Pierre Le Goff, Les illusions du management. Jean-Pierre Le Goff. Mai 68, l'héritage impossible. Pierre Lévy, L'intelligence collective. Pierre Lévy, Qu'est-ce que le virtuel ? Paul Lidsky, les écrivains contre la Commune. A n d r é L'Hénoret, Le clou qui dépasse. Alain Lipietz, la société en sablier. Gilles Manceron, Marianne et les colonies. Ernest Mandel, la pensée politique de Léon Trotsky. Charles-Albert Michalet, Qu'est-ce q u e la mondialisation ? Alexander S. Neill, Libres enfants de Summerhill. Sven Ortoli et Jean-Pierre Pharabod, Le cantique des quantiques, le monde existe-t-il ? Daya Pawar, Ma vie d'intouchable. Paulette Péju, Ratonnades a Paris.
Philippe Pignarre, Le grand secret de l'industrie pharmaceutique. Bernard Poulet, Le pouvoir du M o n d e . Michel de Pracontal, L'imposture scientifique en dix leçons. Jeremy Rifkin, L'âge de l'accès. Jeremy Rifkin, La fin du travail. Charles Rojzman, Savoir vivre ensemble. Bertrand Schwartz, Moderniser sans exclure. Armartya Sen, L'économie est une science morale. Victor Serge, L'an I de la révolution russe. Victor Serge, Vie et mort de Léon Trotsky. Maryse Souchard, Stéphane Wahnich, Isabelle Cuminal, Virginie Wathier, te Pen, les mots. Isabelle Stengers, Sciences et pouvoirs. Benjamin Stora, Imaginaires de guerre. Benjamin Stora, La gangrène et l'oubli. Pierre Vermeren, Le Maroc en transition. Pierre Vidal-Naquet, Algérie : les crimes de l'armée française. Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire. Michel Wieviorka, Le racisme, une introduction. Michel Wieviorka, Une société fragmentée ?
Sciences h u m a i n e s et sociales Louis Althusser. Pour Marx. Jean-Loup Amselle et Elikia M'Bokolo, Au cœur de l'ethnie. Benedict Anderson, L'imaginaire national. Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique. Etienne Balibar, L'Europe, l'Amérique, la guerre. Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Stéphane Beaud, 80 % au bac. et après ? Miguel Benasayag, Le mythe de l'individu. Yves Benot, Massacres coloniaux 1944-1950.
La Découverle/Poche
Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies. Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers. Histoire de la chimie. Pascal Blanchard et al., Zoos humains. Philippe Breton, La parole manipulée. François Chast, Histoire contemporaine des médicaments. Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Yves Clot, Le travail sans l'homme ? Serge Cordellier (dir.), La mondialisation au-delà des mythes. Georges Corm, L'Europe et l'Orient. Mike Davis, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur. Alain Desrosières, La politique des grands nombres. François Dosse, L'histoire en miettes. François Dosse, L'empire du sens. François Dosse, Paul Ricœur. Mary Douglas, Comment pensent les institutions. Mary Douglas, De la souillure. Florence Dupont, L'invention de la littérature. Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives. Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne. François Frontisi-Ducroux, Dédale. Yvon Garlan, Guerre et économie en Grèce ancienne. Peter Garnsey et Richard Saller, L'Empire romain. Jacques T. Godbout, L'esprit du don. Olivier Godechot, Les Traders. Nilûfer Gole,
Musulmanes et modernes.
A n n e Grynberg, Les camps de la honte. E.J. Hobsbawm, Les bandits. Will Kymlicka, Les théories de la justice. Une introduction. Camille tacoste-Dujardin, Des mères contre les femmes. Yves Lacoste, Ibn Khaldoun. Bernard Lahire, L'invention de l'«
illettrisme ».
Bernard Lahire (dit), Le travail sociologique
de
Pierre
Bourdieu.
Bruno Latour, La fabrique du droit. Bruno Latour, ta science en action.
Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes. Bruno Latour, Pasteur : guerre et paix des
microbes.
Bruno Latour, Politiques de la nature. Bruno Latour et Steve Woolgar, La vie de laboratoire. Bernard Lehmann, L'Orchestre dans tous ses éclats. Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871. Geoffrey E.R. Lloyd, Pour en finir avec les mentalités. Georg Lukacs, Balzac et le réalisme français. Armand Mattelart, La communicationmonde : histoire des idées et des stratégies. Armand Mattelart, Histoire de l'utopie planétaire. Armand Mattelart, L'invention de la communication. John Stuart Mill, t a nature. A r n o Mayer, La « solution finale » dans l'histoire. Gérard Mendel. La psychanalyse revisitée. François Ost. La nature hors la loi. Bernard Poulet, te pouvoir du Monde.
Elisée
Reclus, L'homme et la Terre.
Roselyne Rey, Histoire de la douleur. Maxime Rodinson, La fascination de l'islam. Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ? Richard E. Rubenstein, Le jour où Jésus devint
Dieu.
André Sellier, Histoire du camp de Dora. Jean-Charles Sournia, Histoire de la médecine. Isabelle Stengers,
Cosmopolitiques
(2 tomes). Francisco Varela, Quel savoir pour l'éthique
?
Francisco Vergara, Les fondements philosophiques du libéralisme. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Jean-Pierre V e r n a n t Mythe et société en Grèce ancienne. Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne (2 tomes).
Pierre Vidal-Naquet, Le chasseur noir. Michel Vovelle, Les Jacobins. Max Weber, Économie et société dans l'Antiquité. Max Weber, Le savant et le politique. William Foote Whyte. Street Corner Society. C. Wright Mills, L'imagination sociologique.
État du m o n d e Rochdy Alili, Qu'est-ce q u e l'islam ? L'État du monde en 1945.
États-Unis, peuple et culture. Bertrand Badie (dir.), Qui a peur du xxIE siècle ? Marc Ferro et Marie-Hélène Mandrillon (dir), Russie, peuples et civilisations. Pierre Gentelle (dir.), Chine, peuples et civilisation. Camille et Yves Lacoste (dir.), Maghreb, peuples et civilisations. Jean-François Sabouret (dir), Japon, peuple et civilisation. François Sirel, Serge Cordellier et al. Chronologie du monde au 20* siècle.
L'occidentalisation du monde
L'occidentalisation du m o n d e Essai sur la signification, la p o r t é e et les limites de l'uniformisation planétaire Postface inédite de l'auteur Au terme d'une histoire multiséculaire complexe, l'Occident s'est transformé en une «machine sociale» non contrôlable, ayant la certitude d'être universelle parce qu'elle est reproductible. Croissance illimitée des marchandises, multiplication des réseaux de communication, urbanisation intensive, changements techniques continuels, éclatement de la famille-souche, émancipation des femmes. État-providence, scolarisation forcée, démocratie parlementaire : le modèle occidental est persuadé d'être le meilleur. Il joue de la fascination qu'il exerce sur les élites et les peuples pour s'exporter au Sud et à l'Est. L'universalisation du modèle se heurte pourtant à des résistances et à des obstacles de toute nature. Son triomphe même engendre des ferments de décomposition qui suscitent des alternatives possibles, que l'auteur tente d'explorer dans ce livre. «L'occidentalisation du monde progresse surtout depuis que les derniers grands empires se sont retirés de leurs colonies. C'est en tout cas le constat que dresse Serge Latouche, mais c'est aussitôt pour le déplorer : l'extension de l'Europe se fait sous le signe de l'uniformité planétaire et non du respect de la diversité. À ce thème [...], Latouche sait donner [...] un ton original qui force l'intérêt.» NOUVEL
OBSERVATEUR
Serge Latouche. un des animateurs de La Revue du MAUSS, président de l'association La ligne d'horizon, économiste et philosophe, professeur émérite à I université de Paris-XI (Sceaux), est le défenseur actuel le plus connu de la perspective de la - décroissance conviviale ». Il a notamment publié La Planète des naufragés (La Découverte, 1991), L'Autre Afrique, entre don et marché (Albin Michel. 1998), Justice sans limites (Fayard. 2003) et La Mégamachine (La Découverte, 2004). En couverture : Peter Charlesworth (Bail. Indonésie, mars 1998)/Onasia.
Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris www.editionsladecouverte.fr 8
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ISBN 2-7071-4591-2
Serge Latouche
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