Marguerite Yourcenar en poésie Archéologie d’un silence
FAUX TITRE 268
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Marguerite Yourcenar en poésie Archéologie d’un silence
FAUX TITRE 268
Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Marguerite Yourcenar en poésie Archéologie d’un silence
Achmy Halley
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2005
Cover design: Pier Post Illustration de couverture : « Orphée porte-lyre » de Jean Cocteau (Fonds Jean Cocteau de l’Université Paul-Valéry, Montpellier) © Comité Jean Cocteau. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 90-420-1867-4 ©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2005 Printed in The Netherlands
à Jean-Luc, ami fidèle et complice souriant de ces années yourcenariennes
ÉDITIONS ET ABRÉVIATIONS UTILISÉES Nous avons utilisé dans les notes les abréviations recommandées par la Société internationale d’études yourcenariennes. Nos éditions de référence sont les deux volumes des œuvres de Marguerite Yourcenar dans « La Bibliothèque de la Pléiade ». Pour les œuvres non disponibles dans cette collection, sauf exception, nous avons utilisé la première édition du texte. Dans le cas contraire, nous précisons, ci-dessous, entre crochets, l’édition utilisée. Œuvres romanesques, Gallimard, « La Pléiade », 1988 (OR) : Alexis ou le Traité du vain combat : A Le Coup de grâce : CG Denier du rêve : DR Mémoires d’Hadrien : MH L’Œuvre au noir : ON Anna, soror… : AS Un homme obscur : HO Feux : F Nouvelles orientales : NO Essais et mémoires, Gallimard, « La Pléiade », 1991, (EM) : Sous bénéfice d’inventaire : SBI Mishima ou la Vision du vide : MVV Le Temps, ce grand sculpteur : TGS En Pèlerin et en étranger : PE Le Tour de la prison : TP Souvenirs pieux : SP Archives du Nord : AN Quoi ? L’Éternité : QE Pindare : P Les Songes et les sorts : SS Le Jardin des Chimères : JC Les dieux ne sont pas morts : DPM Les Charités d’Alcippe et autres poëmes : CA I
Les Charités d’Alcippe : CA II Écrit dans un jardin : EDJ Les Trente-trois noms de Dieu : TND Présentation critique de Constantin Cavafy : PCC [Gallimard, coll. « Poésie », édition mise à jour, 1978] Fleuve profond, sombre rivière : FP [Gallimard, coll. « Poésie », 1979] Présentation critique d’Hortense Flexner : PCF La Couronne et la lyre : CL [Gallimard, coll. « Poésie », 1984] Blues et Gospels : BG La Voix des choses : VC Théâtre I : Th I : Rendre à César : RC ; La Petite Sirène : PS ; Le Dialogue dans le marécage : DM Théâtre II : Th II : Électre ou la chute des masques : E ; Le Mystère d’Alceste : MA ; Qui n’a pas son Minotaure ? : QM Les Yeux ouverts : YO Entretiens radiophoniques de Patrick de Rosbo avec Marguerite Yourcenar : ER [Mercure de France, 1980] Lettres à ses amis et quelques autres : L D’Hadrien à Zénon. Correspondance 1951-1956 : HZ Sources II : S II Portrait d’une voix : PV Nous utiliserons également dans les notes et la bibliographie les sigles et abréviations suivants : Société internationale d’études yourcenariennes : SIEY Centre international de documentation M. Yourcenar : CIDMY Houghton Library (Harvard University) : Fonds Yourcenar Bibliothèque littéraire Jacques Doucet : Fonds Barney Le lieu d’édition des ouvrages cités dans les notes n’est indiqué que lorsque ce n’est pas Paris. Dans les fragments inédits de Marguerite Yourcenar cités dans notre essai, nous avons corrigé les menues inadvertances orthographiques et mis en italiques les termes soulignés dans l’original, pratique dont Yourcenar est coutumière, non seulement pour les titres d’ouvrages ou de périodiques mais pour les mots ou expressions sur lesquels elle entend attirer l’attention de son lecteur.
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INTRODUCTION La première intervention publique de celle qui ne s’appelle pas encore Marguerite Yourcenar est placée sous le signe de la poésie. La fillette de sept ans, juchée sur la table du salon d’une maison de rendez-vous fréquentée par sa bonne, récite, avec entrain, des vers romantiques devant un parterre de « gros messieurs avec des chaînes de montre garnies de breloques [et de] dames au peignoir souvent entrouvert »1. Soixante-dix ans plus tard, alors qu’elle entreprend de raconter ses premières années dans Quoi ? L’Éternité, l’écrivain célèbre se souvient des réactions de son premier public : « Mes auditeurs n’avaient sans doute jamais rien entendu de pareil, mais il est probable qu’ils ne comprenaient pas mes marmonnements »2. Les bafouillages d’une petite fille déclamant « Comme quelqu’un qui marche en tenant une lampe…Lorsque le pélican lassé d’un long voyage…Si pur qu’un soupir monte à Dieu plus librement qu’en aucun lieu… »3, tel est donc l’acte qui scelle l’entrée de Marguerite Yourcenar en littérature par le biais d’un récital de poésie improvisé dans une maison close du début du siècle dernier. Nous imaginons la récitante appliquée, « symbole de l’innocence enfantine »4, en ce lieu voué aux débauches tarifées, déclamant des poèmes que son père, qui ignorait évidemment tout de ces visites, lui avait appris. Pour la toute jeune Marguerite, la poésie a pris dès lors, sans qu’elle en ait eu vraiment conscience, l’aspect d’une cérémonie secrète, vaguement interdite. Anecdotique sans doute, l’épisode – réel, enjolivé ou même réinventé – a pourtant marqué l’écrivain qui s’est souvenu, à la fin de sa vie, avec quelque malice, de ces visites clandestines, en compagnie de Barbe, sa bonne adorée « dans la maison de femmes »5 où elle a pris la parole publiquement pour la première fois, testant le pouvoir et la magie des mots auprès d’un auditoire singulier.
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QE, p. 1342. Ibid., p. 1343. 3 Ibid., p. 1343. 4 Ibid., p.1343. 5 Ibid., p. 1342. 2
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Le caractère inattendu et fascinant de cette première expérience publique a sans doute impressionné la fillette. Ce récital poétique est même, par certains aspects, l’acte de naissance et le lieu de sa véritable rencontre avec la poésie, devenue très rapidement une passion, une compagne intime qui ne devait plus la quitter. Il n’est nullement exagéré d’affirmer que la poésie occupe une place essentielle dans l’œuvre et dans la vie de Marguerite Yourcenar. Il suffit de parcourir avec attention l’ensemble de l’activité littéraire de la première femme élue à l’Académie française pour s’en convaincre. La poésie est partout présente. Elle imprègne toute l’œuvre et a toujours représenté pour l’auteur de Mémoires d’Hadrien une ressource secrète, un refuge absolu. Dès sa plus tendre enfance, celle qui s’appelle encore Marguerite de Crayencour est en contact avec les grands poètes des siècles passés. À peine sait-elle lire qu’elle se plonge avec gourmandise dans la lecture des trésors de la littérature poétique française, en compagnie de son père qui jouera un rôle essentiel dans son éducation artistique. Tandis que ses cousins affectionnent les jeux bruyants, elle préfère jouer au poète et leur déclamer, en y mettant le ton, des passages de Hugo ou de Racine. Adolescente, elle écrit ses premiers vers qu’elle offre à son entourage. Un sonnet offert à sa gouvernante comme cadeau de Noël en 1915, alors qu’elle n’a que treize ans, est la première composition véritablement littéraire qui soit parvenue jusqu’à nous. Ses deux premiers livres, publiés alors qu’elle n’a pas vingt ans, Le Jardin des chimères (1921) et Les Dieux ne sont pas morts (1922), sont tout naturellement des recueils de poèmes. Jusqu’au milieu des années trente, la jeune femme poursuit une intense activité poétique, en publiant dans de nombreux journaux et revues, des dizaines de poèmes de facture traditionnelle. En 1936 paraît chez Grasset Feux, ouvrage dans lequel la jeune femme de lettres, découverte grâce à son premier roman Alexis ou le Traité du vain combat (1929), s’essaie au poème en prose. Dans ces mêmes années, elle signe un certain nombre de proses poétiques inspirées de sa découverte de la Grèce et de ses mythes. Pendant les années quarante, elle poursuit l’écriture de poèmes qu’elle se plaît à retravailler constamment et dont certains seront regroupés, en 1956, dans une plaquette aussitôt retirée du commerce, Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, publiée à Liège, à l’enseigne de la revue La Flûte enchantée. Occupée à construire son œuvre romanesque qui
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prend à partir de la publication de Mémoires d’Hadrien, en 1951, une envergure internationale, elle écrit ou retravaille pourtant quelques poèmes de jeunesse dans les années cinquante et soixante. En 1984, elle fait paraître chez Gallimard, une édition revue et augmentée de son précédent recueil de poèmes, Les Charités d’Alcippe, qu’elle considérait comme son testament poétique. Elle publiera enfin dans La Nouvelle Revue Française, un an avant sa mort, deux suites de poèmes énigmatiques, Les Trente-trois Noms de Dieu, et Le Livre d’adresse qui laissent entrevoir les nouveaux territoires poétiques explorés par Marguerite Yourcenar à la fin de sa vie. Lectrice érudite et passionnée de poésie, poète elle-même, Marguerite Yourcenar a également exploré la parole poétique des autres à travers son intense activité de traductrice et d’essayiste. Ces autres approches de la poésie sont tout aussi essentielles pour saisir son parcours poétique. Esprit curieux, elle visite à travers ses traductions et ses textes critiques des domaines étrangers à son œuvre qu’elle s’approprie et restitue au lecteur quelque peu transformés. Son œuvre de traductrice dans les domaines de la poésie est en ce sens exemplaire. Sa découverte de la Grèce, au début des années trente, la met en contact avec les vers de Constantin Cavafy, encore inconnu en France, dont elle propose la première traduction en français, en signant la présentation et la traduction de plusieurs poèmes de l’écrivain alexandrin dans les revues Mesures (1940) et Fontaine (1944). Des années plus tard, elle publiera, chez Gallimard, une Présentation critique de Constantin Cavafy (1958). Parallèlement à ce voyage au cœur de la poésie grecque contemporaine, elle se plonge, dans les années quarante, dans le traduction de poèmes grecs antiques qui seront publiés sous le titre La Couronne et la Lyre, en 1979. De la fin des années trente date sa découverte des negro spirituals, qu’elle traduira au cours des années quarante à soixante et qui paraîtront en 1964, sous le titre Fleuve profond, sombre rivière. Dans les années quatre-vingt, elle reviendra aux chants noirs, en publiant un album intitulé Blues et Gospels (1984). Parallèlement à son intérêt pour les rythmes de la poésie populaire, son chemin de traductrice croise celui du poète américain Hortense Flexner dont elle traduit de nombreux poèmes dans un livre paru en 1969, sous le titre Présentation critique d’Hortense Flexner suivie d’un choix de poèmes. Au début des années quatre-vingt, elle propose la traduction, dans La Nouvelle Revue
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française, de quelques poèmes d’Amrita Pritam, célèbre poète pendjabi, rencontrée lors d’un voyage en Inde. L’œuvre critique de Marguerite Yourcenar témoigne également de la diversité de ses curiosités intellectuelles et des diverses explorations poétiques qui l’ont occupée au cours de son existence. Elle recoupe, en partie, son activité de traductrice qu’elle vient enrichir. En effet la plupart de ses traductions, des poèmes grecs anciens à Cavafy, des negro spirituals aux vers d’Hortense Flexner, ont été accompagnés d’un important travail critique qui en est le prolongement naturel. Par ailleurs, Marguerite Yourcenar a consacré de nombreux articles, essais et préfaces, à des poètes ou à des œuvres majeures de la littérature mondiale. Dès les années vingt, elle entreprend une ambitieuse biographie intellectuelle de Pindare publiée en 1932, aux éditions Grasset. En 1936, elle rend hommage à l’un de ses poètes préférés, Rilke, dans un article resté inédit jusqu’en 1994. Au milieu des années cinquante, elle consacre un essai à la Gita-Govinda pour servir de préface à une édition illustrée de ce célèbre poème de la tradition hindoue, publiée aux éditions ÉmilePaul en 1957. Durant les mêmes années, elle s’intéresse également au poète grec ancien Oppien et préface une édition de luxe de son œuvre la plus célèbre, Cynégétique, en 1955. Elle consacre au début des années soixante une étude foisonnante aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Au Japon, au début des années quatre-vingt, elle marche dans les pas du poète-vagabond Basho auquel elle consacre un texte émouvant. L’année de sa mort, elle rédige un essai sur son ami Jorge Luis Borges, dernier poète dont elle décortiquera l’œuvre énigmatique et fascinante. Jusqu’à la fin de sa vie, Marguerite Yourcenar demeurera à l’écoute de la parole des poètes avec lesquels elle se sent en intime communion. Ce survol des nombreux points de rencontre entre l’œuvre de Marguerite Yourcenar et la poésie est riche d’informations. Il appelle également plusieurs questions. Ce sont avant tout ses romans (Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au noir…), sa trilogie familiale, Le Labyrinthe du monde, et son élection très médiatisée à l’Académie française, en 1980, qui l’ont rendue célèbre. Pour le grand public, voire même pour le lecteur cultivé, le rapprochement entre le nom de Marguerite Yourcenar et la poésie ne va pas de soi. Il est d’ailleurs symptomatique que nombre de manuels de littérature ou de
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dictionnaires spécialisés omettent de mentionner que Yourcenar a débuté sa carrière littéraire en publiant deux livres de poèmes et qu’elle a continué à en écrire tout au long de sa vie. Or, il convient de dépasser une vision superficielle de son parcours artistique, pour constater que la poésie fait partie intégrante de son œuvre et de sa vie. La poésie l’a toujours accompagnée. De ses premières récitations de petite fille à peine intimidée aux vers écrits à la fin de sa vie. De son intérêt pour les grands textes du patrimoine poétique mondial à ses relectures de quelques poètes de premier plan qu’elle a traduits et commentés de manière très personnelle. Cet engouement semble si évident, les traces textuelles si nombreuses1, qu’il est étonnant que la place de la poésie n’ait pas plus attiré l’attention des critiques, alors qu’elle-même affirmait en 1978 « la poésie sous de strictes formes prosodiques n’a pas cessé d’accompagner, comme en retrait, le développement de mon œuvre en prose »2. Peut-être parce que la formule, « comme en retrait » délimite un territoire jugé trop réduit : la poésie serait donc, de l’aveu même de Marguerite Yourcenar, un domaine marginal, en tout cas souterrain, donc peu accessible. Nous verrons que cet argument n’est pas vraiment recevable. Il est également possible d’interpréter ce « retrait » comme un aveu. Une promesse d’inconnu. Ne serait-ce pas justement parce qu’elle se proclame en marge du reste de l’œuvre, comme dissimulée derrière l’arbre qui cache la forêt, que la relation entre Marguerite Yourcenar et la poésie est digne d’intérêt et de recherche ? Des années de fréquentation assidue et de recherche autour du fait poétique chez Marguerite Yourcenar nous ont convaincu que la présence, en apparence discrète, de la poésie dans son œuvre, loin d’être accessoire, est, au contraire, partie intégrante de l’ensemble de sa production qu’elle « soutient » depuis toujours. Un lecteur attentif, comme le critique Étienne Coche de la Ferté, l’a bien compris, lorsqu’il écrit en 1964 : Le tourment secret de Mme Yourcenar n’est pas l’histoire comme on pourrait être tenté de le conjecturer puisque celle-ci lui sert 1
C’est, en effet, en milliers de pages que se comptent les textes de Marguerite Yourcenar consacrés à la poésie (poèmes, traductions, commentaires, correspondance…). 2 Lettre à Yvon Bernier, 4 janvier 1978, cité par Y. BERNIER, « Itinéraire d’une œuvre », Études littéraires, Québec, Les Presses de l’Université Laval, avril 1979, p. 10.
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE parfois à divulguer sa pensée. C’est la poésie. Bien qu’elle expose avec force et clarté, bien que son esprit maîtrise de nombreuses et diverses connaissances, l’énergie spirituelle qui l’anime n’est pas d’ordre didactique, elle est rarement narrative, elle est surtout lyrique.3
La poésie est, en effet, fondatrice de plusieurs axes majeurs de l’écriture de Marguerite Yourcenar. La métaphore architecturale s’impose quand il s’agit de caractériser le rôle de la poésie dans l’ensemble de son œuvre. Agissant de manière souterraine – « comme en retrait » – elle est une des principales fondations de l’œuvre yourcenarienne. Elle en est l’un des socles les plus solides, à la fois la nourriture, le terreau, le commencement, la racine. Chez elle, la poésie échappe constamment aux cadres rigides des genres, des écoles et des époques. Si elle est une, elle n’en est pas moins multiple. Par un effet de capillarité, elle a très souvent atteint les territoires du roman, du théâtre et de l’essai, élargissant d’autant le domaine de nos explorations. Marguerite Yourcenar ne considérait-elle pas son œuvre comme un immense poème et ne revendiquait-elle pas le terme de « poésie » pour définir la plupart de ses livres ? Dans cette perspective, sa relation avec la poésie trouve de nouvelles cohérences. Elle soulève, en tout cas, des interrogations inédites. L’objet de notre essai est de proposer une lecture de la relation que Marguerite Yourcenar a entretenue tout au long de son existence avec la poésie. Notre projet est d’apporter un éclairage nouveau sur les rapports d’une figure singulière de la littérature francophone du vingtième siècle et d’un genre, la poésie, qu’elle considérait comme le genre premier, sinon le seul, tant il a imprégné sa pensée et son œuvre. Plus précisément, notre recherche s’est donné pour objectif d’explorer différentes facettes de la relation de Marguerite Yourcenar avec la poésie. En mesurant la place importante qu’elle occupe dans la vie et l’œuvre de Yourcenar, nous essayerons de mettre au jour le rôle qu’elle a joué dans la formation de son esthétique et dans sa propre vision de la littérature. Ainsi, nous considèrerons tour à tour les activités de Marguerite Yourcenar lectrice, critique, poète et traductrice de poésie.
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E. COCHE DE LA FERTÉ, « Madame Marguerite Yourcenar et les scrupules du poète », Cahiers des saisons, n° 38, été 1964, p. 301.
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Notre ambition n’est pas seulement d’explorer un domaine particulier, isolé du reste de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, et largement négligé par la critique. Elle est également de mettre en évidence les liens, souvent souterrains, qui existent entre la poésie et l’ensemble de son œuvre. En proposant une définition de la poésie selon notre auteur, c’est sa conception de la littérature que nous interrogeons. En décrivant ses goûts et ses passions en matière de lectures poétiques, nous brossons le portrait intellectuel d’une femme curieuse de la poésie qui s’écrit ici et ailleurs, hier et aujourd’hui. En suivant le sillon qui va des poèmes de l’enfance aux quelques vers de la vieillesse, nous préciserons la place qu’occupe sa poésie dans l’ensemble de son œuvre. En analysant son activité de traductrice et d’essayiste, nous tenterons de montrer combien ces deux pans de son œuvre sont essentiels et complémentaires. Tous ces éléments nous permettront de décrire sa conception de la poésie, et au-delà, d’esquisser une véritable poétique yourcenarienne. Un simple recensement des nombreux textes de toutes natures que Yourcenar a consacrés à la poésie (poèmes, essais, préfaces, traductions, lettres, notes diverses…) témoigne de la richesse quantitative et qualitative du domaine exploré. Face à ce matériau significatif qui représente une part non négligeable de sa production littéraire, interroger le lien qui existe entre Marguerite Yourcenar et la poésie nous semble la manière la plus adéquate d’aborder une telle question. La nécessité d’un tel sujet s’est imposée après que nous avons constaté qu’il n’existe pas, à ce jour, de véritable étude de grande ampleur analysant dans sa globalité les rapports de Marguerite Yourcenar et du genre poétique. Nos recherches bibliographiques ont mis au jour un nombre relativement restreint d’articles, chapitres d’essais, études et communications diverses… qui abordent la question de manière approfondie. Il existe évidemment un petit nombre d’écrits consacrés à Marguerite Yourcenar poète, à certaines de ses traductions ou à l’art du commentaire chez la célèbre romancière. Nous devons pourtant admettre que la question de la poésie est très rarement au centre de ces interrogations et que la place de la poésie dans l’ensemble de son œuvre n’est jamais véritablement
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abordée en détail4. Sans doute se réfugie-t-on derrière le lapidaire « comme en retrait » de l’auteur pour laisser dans l’ombre tout un pan de ses écrits qui accompagne, nourrit et interroge l’ensemble de ses textes. Il convient également de reconnaître que la poésie de Yourcenar, que l’on réduit trop souvent aux deux juvenilia rapidement reniés par leur auteur et au recueil Les Charités d’Alcippe, est jugée largement inférieure au reste de sa production littéraire, éveillant, au mieux, de l’indifférence, au pire, un certain mépris chez bien des commentateurs de son œuvre. De là est né sans doute ce peu d’intérêt des critiques pour un ensemble de questions qui se révèlent plus complexes et plus passionnantes une fois considérées dans leur globalité, qui dépasse le domaine strict de la poésie. Le but de notre essai est justement de combler ce vide critique qui occulte du champ de la critique yourcenarienne une part importante de son œuvre. Il nous semble regrettable, en effet, que l’un des domaines fondateurs de l’œuvre de Yourcenar demeure « comme en retrait », tant cette marginalité volontaire et, au fond, paradoxale, paraît porteuse de sens et de prolongements souterrains dans l’ensemble de ses livres. Telle est la justification de notre recherche : donner à la poésie la place qui lui revient dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Pour cela, il est nécessaire de décloisonner les genres et les domaines de recherche, comme d’ailleurs Yourcenar s’est plu à le faire dans la plupart de ses livres. Yourcenar et la poésie, ce n’est pas seulement les poèmes écrits par l’auteur. Ce sont aussi les traductions d’œuvres poétiques qui lui ont permis de s’aventurer dans des univers littéraires éloignés du sien. C’est encore toute une série d’écrits critiques au centre desquels l’auteur interroge le destin d’un poète ou une œuvre poétique majeure. C’est le cortège de poètes de tous les temps et de toutes les cultures qui ont nourri sa pensée, ses rêveries et ses livres. C’est également la place qu’occupent les poètes et la poésie dans l’ensemble des ses écrits. C’est, enfin, la manière vivante et dynamique qu’a eue l’exilée de l’île des Monts-Déserts d’envisager et de vivre le fait poétique, bien au-delà de l’écriture et du livre. Le champ de notre recherche est donc vaste. L’intérêt de Yourcenar pour 4
Il aura fallu attendre septembre 2004 pour qu’un colloque international autour du thème « Marguerite Yourcenar et l’univers poétique » se tienne à Tokyo à l’initiative de la Société internationale d'études yourcenariennes et de l’Université de Fukushima.
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la poésie est d’ailleurs à la mesure de cet immense territoire poétique que nous nous proposons de parcourir en deux grandes parties et quatre étapes : Lire et critiquer puis Écrire et traduire. En abordant le vaste territoire aux frontières incertaines que sont les points de rencontre entre la parole poétique, le discours sur la poésie, l’œuvre et la vie d’une figure « isolée » de la littérature française du siècle dernier, nous avons parfois eu l’impression d’avancer dans un désert. Le désert que représente, en dehors de quelques oasis où le critique solitaire a le plaisir de se désaltérer, le silence qui entoure, le plus souvent, le domaine poétique yourcenarien. D’abord intimidant, ce silence qu’il convient de briser, est rapidement devenu l’un des principaux stimulants de notre travail. La fameuse formule que Michel Foucault emploie à propos de ses travaux sur la folie, résume parfaitement l’état l’esprit qui a guidé notre démarche, dont le but est de rendre plus lisible ce regrettable « comme en retrait » de la poésie yourcenarienne : « Je n’ai pas voulu faire l’histoire de ce langage ; plutôt l’archéologie de ce silence »5.
5 Michel FOUCAULT, « préface », Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, cité par Didier ÉRIBON, Michel Foucault, Flammarion, 1989, p. 117.
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PREMIÈRE PARTIE LIRE ET CRITIQUER Marguerite Yourcenar, lectrice et critique de poésie
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I LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE
Si l’on en croit le psychologue américain Fitzhugh Dodson, pour chacun de nous, tout se joue avant six ans1. C’est dès cet âge-là que la petite Marguerite de Crayencour découvre la passion de la lecture qui l’accompagnera toute sa vie. De cette initiation précoce au pouvoir magique des mots et des sons, de cette fréquentation encore naïve et émerveillée des grands textes de la littérature classique, elle conservera toujours un souvenir ébloui. La découverte de la littérature a été, en effet, le premier grand choc esthétique de la fillette. D’une certaine manière, il le demeurera toute sa vie. Cette fréquentation quasi quotidienne, dès son plus jeune âge, des œuvres de Racine, Hugo, Shakespeare… va nourrir son imaginaire, influencer certains choix, déterminer en partie son itinéraire de créatrice et de lectrice de poésie. Il est donc utile de situer précisément la formation intellectuelle et littéraire de Marguerite Yourcenar, de mesurer l’influence de son père qui a guidé ses premiers choix littéraires et de détailler ses engouements d’adolescente entourée de livres, afin de mieux comprendre la manière dont est née sa passion des livres et de la poésie.
Une éducation littéraire classique et buissonnière Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine de Crayencour n’a jamais fréquenté l’école. C’est en petite fille solitaire, à domicile, qu’elle suit les leçons particulières d’institutrices et de professeurs
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Tout se joue avant six ans, traduit de l’anglais par Yvon GEFFRAY, Robert Laffont, 1972. M. Yourcenar estimait quant à elle que pour un enfant tout est joué à l’âge de cinq ans, comme elle le précise à J. Chancel au cours de l’émission Radioscopie. Voir Georges de Crayencour, « Marguerite Yourcenar de 0 à 25 ans », Dossiers du Centre d’action culturelle de la communauté d’expression française, nos 82-83, décembre 1980-janvier 1981, p. 4.
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d’abord, mais surtout celles, plus informelles, de son père. C’est lui, en effet, qui prend en charge pour l’essentiel son éducation littéraire jusqu’à son adolescence, entre Lille, la résidence familiale du MontNoir située dans les Flandres françaises, puis Paris, le Midi de la France et Monte-Carlo. Cette instruction marquée par le nomadisme et une certaine liberté est une des caractéristiques des années d’apprentissage de la fillette qui bénéficie d’une éducation « buissonnière » de privilégiée. Yourcenar a fait, à plusieurs reprises, le récit de sa découverte de la littérature. Il s’en dégage toujours un appétit de connaissance, une curiosité intellectuelle, un plaisir de la découverte qui ne la quitteront jamais. Dès qu’elle sait lire correctement, la fillette appliquée abandonne les habituelles lectures enfantines des petites filles du début du siècle dernier, la comtesse de Ségur en particulier, qu’elle juge sévèrement. Seuls les contes de fées découverts dès sa petite enfance par la voix de son père et de sa bonne, la touchent. Dès l’âge de sept ans, elle plonge avec délices dans le bain de la « grande littérature ». Elle se souvient avoir elle-même acheté, à l’âge de huit ans, en traduction, Les Oiseaux d’Aristophane à la station de métro Concorde, dans une collection de poche « à 10 centimes (d’alors) ». Elle découvre, vers le même âge, Racine, La Bruyère… : « J’ai lu tous mes classiques dans les éditions à bon marché que j’achetais moimême. »1, confie-t-elle à Matthieu Galey. Yourcenar a évoqué dans ses livres, sa correspondance et dans de nombreux entretiens, ses premières lectures. Il est donc tout à fait possible de reconstituer virtuellement sa bibliothèque de jeunesse et de connaître avec précision les livres qu’elle a lus – ou que son père lui a lus – entre l’âge de six et dix-huit ans. Elle détaille, notamment dans Sources II2, les livres formateurs lus dans sa jeunesse. Nous pouvons donc, grâce aux listes établies par l’auteur, suivre le chemin de ses lectures, entrevoir l’évolution de ses découvertes et deviner la naissance de certains de ses goûts qui se confirmeront avec les années. Parmi les « livres lus entre la sixième et la douzième année »3, auxquels il convient d’ajouter ce que l’auteur désigne comme les 1
YO, p. 28 et 45. Texte établi et annoté par Élyane DEZON JONES, présenté par Michèle SARDE, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1999. 3 Ibid., p. 217-221. 2
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« autres livres lus avant la douzième année »4, Yourcenar a été marquée par la découverte de La Légende dorée de Jacques de Voragine, livre auquel elle fera fréquemment référence au cours de son existence et pour lequel elle note : « Mon père m’en a lu de bonne heure de nombreux passages. Mon éducation historique et esthétique a commencé là. »5 Les autres livres lus avant douze ans représentent un véritable voyage anthologique à travers certains monuments de la littérature occidentale des siècles passés et font entrer le goût des belles lettres dans la vie de la petite fille, des grecs anciens (Homère, Aristophane, Plutarque…) aux auteurs romains (Virgile, MarcAurèle…), en passant par les grands auteurs de théâtre que sont Shakespeare, Molière, Corneille et Racine. Il convient d’ajouter à cette liste Cervantès, Dante, La Bruyère et La Fontaine. Les auteurs du XIXe siècle sont représentés par Musset, Hugo et Flaubert. Parmi ceux du début du XXe (Romain Rolland, Dimitri de Merejkovski…), les poètes n’ont pas encore vraiment leur place. Les « auteurs lus entre la douzième et la quinzième année »6 approfondissent certaines découvertes, confirment les goûts éclectiques de l’adolescente et indiquent une ouverture plus marquée vers la littérature étrangère et les auteurs contemporains. En matière de poésie, elle s’imprègne de plus en plus des vers des grands auteurs. Elle parcourt « toute l’œuvre » de Shakespeare et de Molière. Dans le domaine de la philosophie antique, elle aborde Platon qui marquera une étape importante dans la naissance de sa pensée. C’est également durant cette période qu’elle entre en contact avec deux auteurs du XXe siècle qui compteront beaucoup dans sa formation esthétique : Maeterlinck et D’Annunzio7. Ces listes de livres et d’auteurs sont des indices très utiles pour cerner les contours de la personnalité de la jeune Marguerite et entrevoir les premières pistes empruntées par sa sensibilité littéraire qui s’exprime particulièrement à travers les lectures « de la 15e à la 18e année »8, période durant laquelle l’adolescente s’engage dans les 4
Ibid., p. 222. Ibid., p. 221. 6 S II, p. 223-224. 7 Parmi les lectures de M. Yourcenar à cette époque, il convient d’ajouter des auteurs tels que Flaubert, Huysmans, Sainte-Beuve, Loti, Barrès, Anatole France, Selma Lagerlöf… ainsi que de nombreux ouvrages historiques. 8 S II, p. 225-226. 5
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sentiers de l’écriture. Il n’est pas exagéré d’avancer que l’on peut entrevoir, à travers les multiples lectures, un grand nombre des intérêts littéraires majeurs de Yourcenar tels que le lecteur va les découvrir des années plus tard dans ses principaux livres. Alors que les années précédentes ont été avant tout celles de la découverte de certains grands monuments de la littérature, le rythme des lectures semble s’accélérer, les sujets de curiosité se multiplier, entre la fin de la première guerre mondiale et 1921, année de publication de son premier livre. Il convient donc de garder à l’esprit que les auteurs, lus et relus durant ces années-là, accompagnent la naissance de l’écriture poétique de Yourcenar qu’ils ne manqueront pas d’influencer. C’est, en fait, un véritable chantier de grandes lectures qu’entreprend la jeune fille alors installée avec son père dans le Midi. Les auteurs grecs anciens sont déjà largement parcourus, dans le texte ou dans des traductions en français ou en anglais (Homère, Sophocle, Théocrite, les poètes anacréontiques…9), les penseurs de la même époque sont également étudiés, en particulier les présocratiques (Héraclite…). L’adolescente ne néglige pas pour autant « les classiques latins » et des ouvrages historiques sur cette période, tout en défrichant des pans entiers de la littérature et de la pensée mondiale (Saint Augustin, Renan, Montaigne, Léonard de Vinci, Cellini, Balzac, Ibsen, Tolstoï, Kipling, Dickens, Dostoïevski…). Cette période de lecture marque par ailleurs sa véritable découverte ou son approfondissement de quelques grandes œuvres poétiques du patrimoine mondial : La Divine comédie de Dante, « en italien », Les Sonnets de Pétrarque, les poètes de la Pléiade, Hugo, Lamartine, Musset, Gautier, Baudelaire, Vigny… La jeune Marguerite découvre également les trésors de la poésie japonaise et chinoise, pour lesquelles elle aura toujours une affection particulière, à travers la lecture d’anthologies alors très en vogue. C’est pendant cette période, fondatrice à bien des égards, qu’elle entre en contact avec la philosophie bouddhiste dont elle se rapprochera au cours de sa vie. Elle lit, en anglais, plusieurs biographies du Bouddha et parcourt ses premiers soutras. Enfin, elle s’intéresse au mouvement anarchiste à travers la lecture des livres d’un de ses théoriciens, le prince Kropotkine. 9 Tous se retrouveront naturellement dans La Couronne et la lyre, l’anthologie de la poésie grecque ancienne publiée par M. Yourcenar en 1979.
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Il convient de garder à l’esprit que ce programme de lectures tenait lieu d’unique instruction pour cette enfant non scolarisée, seulement guidée par son père et de vagues précepteurs dont elle n’a pas conservé de souvenirs marquants. C’est donc en quasiautodidacte, armée de ses nombreuses lectures solitaires, qu’elle se présente en candidate libre, à l’âge de seize ans, à la première partie du baccalauréat latin-grec, qu’elle passe à Nice en juillet 1919 et obtient avec la mention « passable ». Elle ne poussera pas plus avant ses études académiques. Une telle éducation, essentiellement livresque, était-elle exceptionnelle pour une jeune fille de sa condition dans les quinze premières années du siècle dernier ? Sans doute en partie, car la jeune étudiante qu’elle a choisi d’être n’a pas dû se plier à la discipline stricte d’une institution pour filles ni au programme limité aux classiques les plus « inoffensifs » que l’on mettait alors sous les yeux des lycéennes. Remarquons par ailleurs que si elle avait suivi l’enseignement d’un lycée de jeunes filles, elle n’aurait pas bénéficié de l’apprentissage du grec ancien, si important pour son avenir littéraire, qui ne fut intégré à leur programme qu’en 1923. Ce qui est le plus singulier dans son éducation c’est surtout la liberté totale, et sans doute aussi la solitude, de l’élève souvent livrée à elle-même et organisant son travail comme elle l’entend, se construisant jour après jour sa propre culture, un peu à l’écart du siècle et de ses contemporains. C’est donc armée d’un solide bagage littéraire que la jeune adulte fait ses premières expériences d’écrivain. À dix-huit ans, elle connaît déjà l’œuvre d’un nombre considérable de grands poètes dont la plupart l’accompagneront toute sa vie : Homère, Sophocle, Théocrite, Virgile, Pétrarque, Dante, les poètes de la Pléiade, Racine, La Fontaine, Hugo, Lamartine, Musset, Gautier, Vigny, Baudelaire, Maeterlinck, D’Annunzio, des bribes de poésie chinoise et japonaise… « Ma première patrie fut une bibliothèque, tous mes ancêtres sont des livres, mes géniteurs des écrivains… »10 déclarait Yourcenar en 1979, confirmant la dette immense qu’elle avait contractée dès sa plus tendre enfance envers les grands auteurs du passé. De ces livres, 10
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretiens avec Jacques Chancel, Monaco, Éditions du Rocher, 1999, p. 24. Bien des années avant, elle faisait dire à l’empereur Hadrien : « mes premières patries ont été les livres », MH, p. 310.
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en effet, en naîtront bien d’autres, signés, cette fois-ci, Marguerite Yourcenar.
L’influence du père Le père de Marguerite Yourcenar a, sans conteste, joué un rôle primordial dans son éducation artistique. Michel Cleenewerck de Crayencour a été le premier – et peut-être l’unique – vrai éducateur de l’enfant qui n’a pas connu sa mère. À la mort de sa seconde épouse, Fernande, dix jours après la naissance de Marguerite le 8 juin 1903 à Bruxelles, ce veuf de cinquante ans prend en charge le bébé, secondé seulement par plusieurs domestiques, dont Barbe qui jouera un rôle important durant les sept premières années de l’enfant. Le père de Marguerite Yourcenar est un aristocrate cultivé, passionné de littérature et de beaux-arts, aimant l’aventure et les voyages qui l’éloignent de sa famille trop conventionnelle à ses yeux. À l’âge adulte, Yourcenar construira une sorte de mythe personnel autour de ce géniteur peu conventionnel qui symbolise pour elle la désinvolture devant la vie et la liberté d’un Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent », auquel elle le comparera souvent. Pendant la petite enfance, Michel de Crayencour ne lui manifeste pas, semble-t-il, d’intérêt particulier ni d’affection débordante. C’est sans doute quand il prend conscience de la précocité intellectuelle de sa fille et de son goût pour la littérature et les arts que la petite Marguerite devient, à ses yeux, une interlocutrice à part entière. La relation de complicité entre la jeune fille et le déjà vieux monsieur ne s’installera véritablement qu’à partir de la fin de l’adolescence. Les plus anciens souvenirs de son lien avec son père, hormis le traditionnel et conventionnel baiser du soir, ont pourtant déjà un rapport avec la littérature qui sera le ferment principal de leur relation. La voix, qui prendra une grande importance dans toute l’œuvre de Marguerite Yourcenar, est déjà la source des bonheurs artistiques de l’enfant qui découvre Blanche-neige, La Belle au bois dormant, La Petite fille aux allumettes : « Je ne les séparais pas d’une ferme voix d’homme, ou d’une voix grave et douce de jeune femme [sa bonne Barbe]. Je connus bientôt grâce à mon père de nombreux "classiques"… » se souvient-elle dans Quoi ? L’Éternité.11 11
p. 1346.
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Cette habitude de lecture à haute voix ne s’interrompt pas au moment où la petite fille est capable de déchiffrer un texte toute seule. Elle deviendra même quasi quotidienne pendant de nombreuses années, le père lisant à sa fille un grand nombre de classiques, allant de la poésie au théâtre en passant par les grands romans des siècles passés. Le fait que l’enfant a découvert Homère, Racine ou Hugo par la voix de Michel de Crayencour n’a pu que donner à ces heures partagées entre un père et une fille, une saveur, voire un sens particuliers qui joueront sans doute un rôle essentiel dans la formation intellectuelle du futur écrivain. Parfois, les lectures du père alternent avec celles de la fille qui grandit et prend une part plus active au rituel de la lecture à deux qui la marquera à jamais. Dans les premières années, Michel de Crayencour, seul, décide des lectures à faire. En éducateur dilettante, il semble d’ailleurs qu’il ne se soit jamais vraiment fixé de programme d’étude précis, en rapport avec ce que les petites filles apprenaient dans les institutions scolaires de l’époque. Il ne cherchait pas non plus à adapter ses « leçons » de littérature afin de les mettre à la portée d’une enfant, même brillante, sinon surdouée. Il faisait découvrir à sa fille les livres qu’il avait aimés, l’invitait à partager ses coups de cœur du moment, la promenant des grandes épopées antiques aux tragédies du Grand Siècle, des foisonnants romans russes du XIXe à certaines nouveautés à la mode qu’il lisait volontiers. Il guide implicitement les premiers pas de la jeune fille dans sa rencontre avec les livres et les poètes qu’elle fréquentera toute sa vie. C’est justement dans les pas de son père qu’elle met les siens pour se construire, jour après jour, la bibliothèque idéale à partir de laquelle elle élaborera sa propre vision du monde et de laquelle naîtront la plupart de ses livres. Pour bien saisir l’environnement fortement littéraire dans lequel a grandi Yourcenar, il est important de préciser que Michel de Crayencour n’est pas seulement un grand lecteur amateur des classiques et curieux, jusqu’à un certain point, de nouveautés. Il est poète à ses heures, s’est lancé dans l’aventure du roman et a même été traducteur. Toutes ces activités ont été très marginales et il n’est pas question de considérer le père de la future académicienne française comme un véritable écrivain. Ce noble oisif s’est, en effet, lancé dans ces aventures littéraires en dilettante, comme à son habitude et comme c’était courant à l’époque chez un aristocrate désœuvré se piquant de
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belles lettres. Ces tentatives d’écriture ont été rapidement mises de côté, en raison du caractère impulsif et peu constant de leur auteur. Bien des années plus tard, essayant de « réinventer » l’existence de ce père peu ordinaire, la mémorialiste que fut Yourcenar à la fin de sa vie évoquera, par petites touches, dans les trois volumes qui constituent Le Labyrinthe du monde, les modestes tentatives littéraires de Michel de Crayencour. Elle se plaît à imaginer « dans un collège de jésuites de Lille ou d’Arras, un garçon de dixsept ans […] compos[ant] en pleurant d’indignation une ode aux morts de la Commune, et manqu[ant] de peu de se faire expulser »12. Ailleurs, elle fait mention de ces « quelques vers de Michel évoquant nostalgiquement des ibis roses et du sable argenté »13 ou « ce Michel qui a composé quelques poèmes, parfois bons, et à une seule exception près, les a mis au panier avant de les finir »14. L’exception, c’est « Le Trépied d’or », composé par Michel de Crayencour en 1904, en hommage à Jeanne de Vietinghoff dont il était alors amoureux. Marguerite Yourcenar a d’ailleurs donné le titre de ce poème sagement rimé à un chapitre de Quoi ? L’Éternité, dans lequel elle évoque cette passion qui la hantera toute sa vie. Citant l’intégralité du poème en ouverture de chapitre15, elle se prête même au jeu du commentaire, donnant son sentiment, entre émotion et lucidité critique, sur des vers intimes qu’elle a dû souvent relire : Vers d’amateur, les deux premières stances surtout. D’amateur au sens courant du mot, car un professionnel eût évité davantage les formes toutes faites, ces « voûtes des cieux », par exemple. Mais amateur aussi au sens antique, c’est-à-dire amant. Ces vers ne sont sûrement pas les seuls que Michel ait composés ; ce sont les seuls qu’il a gardés et m’a montrés quelques années avant sa fin. Ils me touchent, certes, ne fût-ce qu’à cause de celui qui les écrivit et de celle pour qui ils furent faits. Mais c’est seulement vers le milieu, toute imagerie employée et laissée de côté, que je sens ce frémissement unique qui caractérise les bons vers d’amour.16
Ce poème qui évoque un amour entouré de mystères et d’incertitude, offert par un père à sa fille, qui écrit elle-même des vers 12
SP, p. 795. Ibid., p. 934. 14 QE, p. 1290. 15 Ibid., p. 1268. 16 Ibid. 13
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et auquel le lie une profonde complicité intellectuelle et affective, est comme un passage de témoin. Ce don nous en apprend beaucoup sur cette « espèce d’intimité désinvolte »17 qui unissait ces deux êtres sous le signe de la poésie. Les activités de Michel de Crayencour traducteur et romancier trouvent également d’intéressants et discrets prolongements dans l’œuvre de sa fille. Sur les conseils de Jeanne de Vietinghoff, il a entrepris la traduction, d’après la version anglaise, du Labyrinthe du monde et le paradis du cœur, ouvrage allégorique à visée édifiante de Comenius, célèbre penseur, pédagogue, linguiste et utopiste tchèque du XVIIe siècle, qu’il juge, note Yourcenar, « parfois excitant et parfois insipide »18. Malgré la difficulté à trouver un éditeur parisien disposé à publier le livre d’un philosophe oublié en France depuis longtemps, il va jusqu’au bout de l’entreprise. Dans le récit qu’elle en fait, l’écrivain se plaît à imaginer son père aux prises avec les exigences et les bonheurs de l’écriture qu’elle expérimentera, ellemême, toute sa vie : « Il se rend compte pour la première fois que manier les mots, les soupeser, en explorer le sens, est une manière de faire l’amour, surtout lorsque ce qu’on écrit est inspiré par quelqu’un, ou promis à quelqu’un. »19 L’ouvrage sera finalement publié, à compte d’auteur, à Lille20 et représentera la première traduction française du plus célèbre penseur tchèque. De manière énigmatique, Marguerite Yourcenar a indiqué à la rubrique « Du même auteur », de son deuxième recueil de poèmes, Les Dieux ne sont pas morts : « En préparation : Le Labyrinthe du monde, de Comenius (1623), traduction. » Cette publication ne verra jamais le jour. S’agit-il pour le tout jeune poète, comme le suggère Josyane Savigneau21, de reprendre sous son nom la traduction de son père qui n’a jamais vraiment été commercialisée ? Yourcenar projetait-elle d’effectuer sa propre traduction du livre déjà traduit par son père ou bien voulait-elle adapter cette dernière ? Aucun élément, à notre connaissance, ne permet de trancher. Notons tout de 17
SP, p. 932. QE, p. 1290. 19 Ibid. 20 J. A. COMENIUS, Le Labyrinthe du Monde et le paradis du cœur, adaptation française par Michel de Crayencour, d’après la traduction anglaise du comte Lutzow, Lille, Imprimerie L. Danel, 1906, 331 p. 21 Voir Marguerite. Yourcenar. L’Invention d’une vie, Gallimard, 1990, p. 64. 18
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même qu’en 1973, l’écrivain a inscrit, parmi ses nombreux projets éditoriaux, celui de faire republier la traduction de son père22. Finalement, elle se contentera de s’approprier le titre du livre de Comenius pour le donner à son triptyque de mémoires, plutôt en guise d’hommage à son père qu’au lointain écrivain tchèque. Au chapitre de l’influence du père et de la complicité littéraires avec lui, il convient de s’arrêter sur un épisode qui illustre, une nouvelle fois, la proximité intellectuelle exceptionnelle qui exista entre le père et la fille. En 1904, après la mort de Fernande, à l’époque où il s’essayait aussi à la poésie, Michel de Crayencour entreprend l’écriture d’un roman dont il n’écrivit finalement qu’un seul chapitre qu’il rangea au fond d’un tiroir. Plus de vingt ans après, il montra cette esquisse romanesque à sa fille en l’invitant à remanier le manuscrit à sa guise pour le transformer en une nouvelle qu’elle signerait de son nom. Elle s’empara donc de la prose paternelle qu’elle transforma en une courte nouvelle, tout en respectant l’esprit initial du texte qu’elle remodela après discussion avec son père. Le Premier soir parut dans la Revue de France, en décembre 192923. Et obtint même le 2e Prix des abonnés de la revue. Cet exercice de style, qui tient à la fois du jeu littéraire24 et de l’écriture à quatre mains, inspirerait sans doute à un psychanalyste de passionnantes conclusions. La fille réécrivant, pour l’améliorer, le texte dont un père, usé par la vie, n’est plus capable d’« accoucher » et donnant naissance à une nouvelle création engendrée par le père et la fille, éclaire d’une lumière singulière et secrète l’étonnante proximité créatrice de ces deux êtres. Ce portrait du père dans sa dimension relationnelle avec la jeune Marguerite ne serait pas complet s’il ne nous ramenait pas à la poésie qui en est un des socles principaux. Grand lecteur au sens le plus large, Michel de Crayencour a tout particulièrement goûté la poésie, qu’il a très tôt fait découvrir à sa fille. Ce goût profond pour les rimes et les vers tient en partie à l’époque et à l’éducation littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle où la poésie était le genre noble
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Voir S II, p. 41. Tome 6, n° 23, p. 435-449, repris dans Conte Bleu. Le Premier soir. Maléfice, avec une préface de Josyane SAVIGNEAU, Gallimard, 1993, p. 23-52. 24 Yourcenar, elle-même, quand elle raconte cet épisode, parle d’une « offre, singulière pour peu qu’on y pense » et note : « Le jeu me tenta », SP, p. 932. 23
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par excellence. Il dépasse pourtant chez un fin lettré comme lui l’effet des modes et des conditionnements culturels d’une époque. Mythe personnel ou réalité ? Il semble, en tout cas, que ce soit sous le signe de la poésie que Marguerite Yourcenar reconstruit dans ses mémoires la rencontre puis l’histoire d’amour entre son père et sa mère : Michel avait toute sa vie passionnément aimé la poésie : il l’avait surtout trouvée dans les livres. C’était peut-être la première fois pour lui qu’une jeune femme lettrée, par un gracieux jeu d’imagination, la faisait renaître dans toute sa fraîcheur autour d’elle. Il se sentait au pays des fées.25
Il n’est nul besoin d’insister sur l’empreinte poétique scellant la relation amoureuse entre les futurs parents de l’auteur qui imagine sa mère, qu’elle n’a jamais connue – elle est morte dix jours après son accouchement26 –, comme une sorte de fée du Verbe qui ensorcelle son père, féru de poésie. Dans d’autres passages, Yourcenar revient sur la passion que partageaient ses parents pour les lectures de poèmes à deux, pratique que Michel de Crayencour prolongera avec sa fille. Elle insiste sur les qualités de récitante de Fernande qui ont ébloui Michel : « elle contait avec une imagination et une fantaisie ravissantes. Il ne se lassait pas d’entendre de sa bouche ses souvenirs d’enfance ou de lui faire réciter leurs poèmes favoris, qu’elle savait par cœur »27. Michel de Crayencour, si l’on en croit Yourcenar, lisait également très bien les vers : « son sens de la diction était excellent »28, note-t-elle. Il a même tenté d’initier sa fille à l’art de la 25
SP, p. 928. Cette image idéalisée de la mère en « fée » poétique peut étonner chez M. Yourcenar à laquelle la critique a souvent reproché son manque d’empathie pour la figure maternelle dont elle a constamment minimisé la « présence » symbolique, déclarant volontiers qu’elle n’a guère souffert de son absence. Notons ici que Fernande n’est pas encore une mère mais une amoureuse romantique qui charme par son aura poétique. 27 SP, p. 731. Yourcenar revient à plusieurs reprises sur le halo de poésie semblant entourer sa mère qui « conte admirablement, en poète », (SP, p. 922), « citait volontiers ses poètes favoris devant des paysages de son choix », (Ibid., p. 927), ou se promenait, « un livre à la main, dans quelque sombre forêt germanique et, de toute évidence, lisant à haute voix des vers. » (Ibid., p. 939). 28 « Notes sur "Michel" pour servir à Quoi ? L’Éternité et déjà en partie utilisées dans Archives du Nord », op.cit., p. 502. 26
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déclamation en inventant pour elle « une espèce de notation musicale, pour marquer les endroits où l’on s’arrête, et les endroits où la voix s’élève et retombe. »29 L’écrivain évoque d’ailleurs, dans Archives du Nord, les vaines tentatives de son père pour faire partager sa passion des poètes, en particulier Musset, à ses camarades de garnison : Il tire de sa poche Théophile Gautier ou Musset et lit des vers aux camarades auxquels il vient d’offrir une tournée. Ces garçons l’écoutent avec la gentille politesse du peuple, mais on se rend compte que le prologue de Rolla ne leur dit rien. Michel a souffert toute sa vie du fait que l’enthousiasme ne se communique pas comme une traînée de poudre […] Il a appris à ses dépens que la poudre fait long feu, et qu’il ne suffit pas de placer les gens en face d’un beau paysage ou d’un beau livre pour les leur faire goûter. Il va s’asseoir dans l’herbe avec ses poètes favoris et les feuillette en regardant couler l’eau.30
Nous connaissons les autres poètes préférés par Michel de Crayencour, ceux qu’il a fait découvrir à sa fille et qu’ils lisaient ensemble. Ils sont rassemblés dans une sorte d’anthologie personnelle à usage privé. Il s’agit d’un cahier manuscrit, que Yourcenar a conservé toute sa vie, sur lequel elle a inscrit : « Cahier de poèmes copiés par Michel (p. 1-134), Poèmes copiés par M. Y quand elle avait 15 ans (p. 135-141) »31. Ce document permet de découvrir la bibliothèque poétique idéale de Michel de Crayencour, dans laquelle sa fille, sur ses conseils, a largement puisé. À travers les poètes dont le père durant la dernière partie de sa vie a recopié les vers pour son usage personnel mais aussi pour les transmettre à sa fille, nous pénétrons un peu plus dans l’âme de cet homme qui lui a légué une partie de l’héritage poétique occidental tel que le concevait un fin lettré au début du siècle dernier, ou plutôt à la fin du dix-neuvième siècle. Parmi les « Poèmes recopiés par Michel », on compte des vers des principales grandes figures de la poésie antique (Sophocle, Euripide, Horace, Sappho, Anacréon, Catulle), un poète du XVe siècle (Charles d’Orléans), des poètes du XVIe (Ronsard, Du Bellay, Philippe Desportes), un poète du XVIIIe (André Chénier), et de 29
YO, p. 47. AN, p. 1105. 31 Fonds Yourcenar. 30
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nombreux poètes du XIXe siècle (Hugo, Baudelaire, Verlaine, Nerval, Musset, Gautier, Leconte de Lisle, José Maria de Heredia, Marceline Desbordes-Valmore). Enfin, Michel a copié des vers de trois poètes en vogue au début du XXe siècle : Henri de Régnier, Maurice Maeterlinck et Gabriele D’Annunzio. Il recopie également un poème de Jean Thévenet, l’auteur oublié de La Cathédrale. Une simple comparaison entre les lectures de Yourcenar au cours de son adolescence et les poèmes copiés par son père prouve, s’il en est encore besoin, combien l’influence de celui-ci a marqué ses premières lectures mais aussi ses premiers vers. Plus qu’à une initiation littéraire « classique » ou scolaire telle qu’elle l’a toujours rejetée, nous assistons à travers ce cahier à un libre exercice d’admiration. Le père et la fille partagent non seulement une certaine conception du beau, mais aussi des émotions qui s’expriment à travers ce large bouquet de poèmes symbolisant les différents moments de l’histoire de la poésie française telle qu’ils la concevaient, des ballades de Charles d’Orléans au néo-classicisme à la mode d’Henri de Régnier. En faisant lire à sa fille Verlaine plutôt que Rimbaud, Baudelaire plutôt que Mallarmé, José Maria de Heredia plutôt que Lautréamont, Michel de Crayencour lui donne en héritage ses propres valeurs littéraires. Il la guide aussi, sans doute inconsciemment, sur un certain sentier poétique qu’elle quittera parfois mais ne reniera jamais vraiment. Joël Dubosclard voit en Michel de Crayencour « un initiateur au sens gidien »32. Ce rôle d’initiateur complice, Michel de Crayencour l’a effectivement joué auprès de sa fille. Lors des débuts littéraires de Yourcenar, il a également été déterminant comme premier lecteur des écrits de l’adolescente, conseiller littéraire et mécène. De la même manière qu’il a été son premier guide dans sa découverte de la littérature, il sera celui grâce auquel elle publiera ses premiers poèmes. En manière de remerciement – ou de reconnaissance de dette –, elle inscrira l’envoi suivant sur l’exemplaire de son premier livre qu’elle lui a offert, Le Jardin des chimères, et qui lui est par ailleurs dédié : « A mon cher père, qui m’apprit à aimer la beauté et m’encouragea à la célébrer ».
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« Le mythe grec de M. Yourcenar », Nord’, n° 5, juin 1985, p. 71-72.
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Les engouements de l’adolescence « Je pense comme vous qu’on ne met jamais assez tôt les enfants en contact avec la poésie »33 écrivait Marguerite Yourcenar à l’éditeur Pierre Marchand en 1979. On comprend, à cette simple affirmation, combien sa fréquentation précoce de la poésie a été importante pour elle. Nous savons comment, grâce à un père féru de culture et de beaux vers, la petite Marguerite rencontre très tôt les grands prosateurs et les grands poètes qu’elle dévore avec passion. Avec les années d’adolescence, les goûts de la jeune fille s’affinent. Ses choix littéraires sont plus personnels. Très vite elle abandonne les poètes, pourtant aimés par son père, qui lui semblent vieillots ou sans grand talent comme Leconte de Lisle, Heredia ou Henry de Régnier. Elle approfondit certaines lectures et s’aventure d’elle-même vers de nouveaux territoires qu’elle explore en solitaire. Avec les années, Yourcenar commence à écrire des poèmes, affirme ses goûts et opère des choix dans ses lectures dont les traces seront, dans certains cas, visibles dans son œuvre future. Parmi les poètes qui ont marqué les années d’adolescence de Yourcenar, trois d’entre eux occupent une place particulière : Gabriele D’Annunzio, Maurice Maeterlinck et Rabindranah Tagore.
Gabriele D’Annunzio Les quelques poèmes ajoutés par Marguerite Yourcenar dans le cahier de poésie de son père alors qu’elle a quinze ans ne donnent que de maigres indices pour connaître ses propres goûts poétiques de ces années-là. Seuls quatre poèmes y figurent. Deux sont de Verlaine (« Chanson d’automne » et « La Lune blanche… »), un, en italien, est de Gabriele D’Annunzio (« Intra du’anni »). Enfin, elle avait copié, peut-être pour la première fois, le poème « Le Trépied d’or » écrit par son père à l’époque de sa liaison avec Jeanne de Vietinghoff, poème qu’elle nomme ici « Poème de Michel à Monique ». Plus que Verlaine, D’Annunzio a sans doute marqué la sensibilité de l’adolescente. Comme le reconnaît Yourcenar dans ses
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Lettre inédite à Pierre Marchand, 17 octobre 1979, Fonds Yourcenar.
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entretiens avec Matthieu Galey, dans le chapitre intitulé « Des influences » : D’Annunzio était beaucoup lu à cette époque-là. Plutôt les poèmes, souvent très beaux, que je lisais en italien. J’étais capable de distinguer entre ses romans, qui sont très datés, et ceux des poèmes qui sont restés bons, à condition, bien entendu, de passer sur l’emphase poétique ou l’ornementation baroque, aussi gênantes chez lui que chez Barrès.34
Dans son essai, Mishima ou la vision du vide (1980), elle va plus loin dans son analyse de l’œuvre et de la vie de Gabriele D’Annunzio dont elle souligne les ressemblances/dissemblances avec l’écrivain japonais, insistant sur le fait qu’ils sont tous les deux « de grands poètes » : Chez D’Annunzio, le style à la grande manière baroque peut se comparer à celui de Mishima, surtout dans certains premiers livres [….] le goût d’annunzien des sports ressemble, au moins superficiellement, à la passion de reforger son corps par une discipline athlétique ; l’érotisme, mais non le donjuanisme de D’Annunzio, se retrouve chez Mishima et plus encore son goût de l’aventure politique, qui mènera l’un à Fiume, l’autre à la protestation publique et à la mort. Mais Mishima échappe à ces longues années de réclusion et de « chambrage » camouflé sous les honneurs, qui font de la fin de D’Annunzio une dérisoire tragicomédie.35
Lucide, le jugement qu’elle portera tout au long de sa vie sur l’œuvre essentiellement poétique de l’écrivain italien qu’elle a découvert autour de sa quinzième année, n’en demeure pas moins admiratif. D’ailleurs les livres de l’auteur de L’Enfant de volupté occuperont toujours une place de choix dans sa bibliothèque36. On comprend ce qui a attiré la jeune Marguerite Yourcenar dans l’écriture de D’Annunzio et particulièrement dans sa poésie qu’elle goûta en 34
YO, p. 49-50. MVV, p. 207-208, note**. 36 La bibliothèque de Petite Plaisance ne contient pas moins de vingt ouvrages de Gabriele D’Annunzio sans compter plusieurs livres consacrés à son œuvre, un chiffre révélateur de l’intérêt qu’elle portait au poète italien, si on le compare aux autres écrivains chéris par elle dont elle possédait rarement plus d’une dizaine de titres. Voir Yvon BERNIER, Inventaire de la bibliothèque de Marguerite Yourcenar, ClermontFerrand, SIEY, 2004, 624 p. 35
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italien. Sans doute a-t-elle apprécié son sensualisme, à la fois résolument moderne et nourrie d’archaïsmes savamment cultivés. Elle a également goûté le lyrisme dionysiaque, frôlant constamment l’ivresse, et l’égotisme d’un maître qui n’a pas oublié les mythes d’Athènes et de Rome transfigurés au contact de la pensée nietzschéenne qui influença la jeune fille vers la même époque. Sans doute a-t-elle aussi apprécié son sensualisme païen, la liberté suprême de l’écrivain qui se rêve en « surhomme artiste » et cultive la démesure dans son œuvre et dans sa vie. L’adolescente, qui a découvert D’Annunzio, en pleine gloire, peu après son retour en Italie, au sortir de son exil français (1911-1915), a sûrement été sensible au tapage médiatique fait dans la presse européenne d’alors autour des extravagances du prince de Monte Nevoso. Cet écrivain à la mode, personnage brillant, voire clinquant, lointain cousin d’un Byron ou d’un Wilde, qu’elle admirait également, devait forcément la fasciner. Elle retrouvera d’ailleurs certaines caractéristiques de l’œuvre d’annunzienne chez des écrivains français, qu’elle goûte à cette époque-là, tels Anatole France et surtout Maurice Barrès dont elle reconnaîtra l’influence sur certains de ses livres des années trente, en particulier Feux et Denier du rêve37. L’influence de D’Annunzio, elle, est particulièrement sensible dans une courte pièce écrite vers 1930, Le Dialogue dans le marécage. Dans la préface de l’édition définitive qu’elle rédige en 1969, Yourcenar écrit : « Quand je relis aujourd’hui ces quelques pages, j’y retrouve […] un peu de la sensualité parfois infuse de D’Annunzio. »38 Considérant la pièce comme un « exercice en poésie dramatique »39, elle a puisé dans la musicalité des écrits d’annunziens et dans la thématique de certaines de ses pièces, en particulier Le Martyre de Saint Sébastien, les accents de ce premier texte dramatique d’inspiration italienne qu’elle place sous le triple patronage poétique de Dante, D’Annunzio40 et Maurice Maeterlinck.
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Voir YO, p. 46. « Note sur Le Dialogue dans le marécage », Th I, p. 175. 39 Ibid. p. 177. 40 Sur l’influence de Gabriele D’Annunzio sur Le Dialogue dans le marécage, voir Camillo FAVERZANI, L’Ariane retrouvée ou le théâtre de Marguerite Yourcenar, Saint-Denis, Université Paris 8, Vincennes Saint Denis, coll. « Travaux et documents », 2001, p. 47-76. 38
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Maurice Maeterlinck Le poète symboliste et célèbre auteur dramatique belge est non seulement un des inspirateurs du Dialogue dans le marécage41, mais surtout un des auteurs contemporains découverts et chéris très tôt. Il est, de l’aveu même de l’écrivain, « un des premiers poètes que j’ai lus »42. Il était presque fatal que Yourcenar soit séduite par Maeterlinck dont les douloureuses méditations sur la nature et l’âme humaine sont pourtant si différentes des effusions hystéro-lyriques d’un D’Annunzio, son exact contemporain. La jeune fille découvre les livres de Maeterlinck alors qu’il est au faîte de sa gloire après l’obtention du Prix Nobel de littérature en 1911 et alors que Pelléas et Mélisande et La Princesse Maleine sont considérés comme des chefsd’œuvre du théâtre symboliste. Parmi les ouvrages marquants du grand écrivain belge lus au début de l’adolescence, on compte le recueil qui révéla les talents du poète, Serres chaudes, mais aussi La Sagesse et la Destinée, La Vie des abeilles et surtout Le Trésor des humbles qui lui fit une forte impression : Il [son père] m’a lu Maeterlinck, entre autres Le trésor des humbles, et il m’en est resté un goût pour le mysticisme qui n’a fait que se développer. De nouveau, je sentais qu’il y avait une espèce de lumière là-dedans, et les défauts de Maeterlinck, qui maintenant me semblent très visibles, par exemple une certaine monotonie du langage, à neuf ou dix ans, évidemment, je ne les voyais pas.43
Maeterlinck demeure le poète de l’enfance, d’une époque et d’un milieu qui est celui où l’adolescente a grandi et peut-être même celui de la génération qui la précède, celle de son père en particulier. Dans Quoi ? L’éternité, Yourcenar recrée l’atmosphère d’une soirée passée dans un salon parisien, évoquant une belle dame « émouvante surtout dans l’interprétation des Chansons de Maeterlinck, alors fort 41
Dans sa « Note sur Le Dialogue dans le marécage », op.cit., p. 175, M. Yourcenar reconnaît sa dette envers « […] l’émotion poignante et comme balbutiée de Maeterlinck, que j’avais aim[ée] dans l’adolescence, et dont certains échos traversent ce petit drame au décor italien et légendaire. » Sur l’influence de Maurice Maeterlinck sur la pièce, voir C. FAVERZANI, L’Ariane retrouvée ou le théâtre de Marguerite Yourcenar, ibid. 42 « Entretiens avec des Belges », Bulletin du CIDMY, n° 11, 1999, p. 39. 43 YO, p. 29.
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en vogue, et dont la brièveté et le dénoué vont si loin. »44 Dans le même livre, elle reconstruit l’éducation littéraire de Jeanne de Reval, double romanesque de sa chère Jeanne de Vietinghoff, qui découvre, sur les conseils de son fiancé, « Le Trésor des humbles et La Sagesse et la Destinée de Maeterlinck dont le mysticisme et le moralisme s’écoulent mélodieusement goutte à goutte, filet dérivé d’antiques sources qu’on sent à la fois abondantes et pures ; […] comme elle est de ces êtres qui en tout vont plus loin, elle part de Maeterlinck pour lire Emerson et aborder Novalis, s’étonnant seulement qu’il faille tant de mots pour définir le Bien et tant de symboles pour signifier Dieu. »45 On peut penser que Marguerite Yourcenar esquisse ici son propre parcours intellectuel, faisant son miel de Maeterlinck dès l’enfance, pour découvrir ensuite, comme son héroïne, des auteurs comme Emerson46 et Novalis qu’elle abordera, elle, un peu plus tard. Marguerite Yourcenar évoquera à bien d’autres reprises dans son œuvre, la figure du « moraliste belge trop oublié de nos jours qui était Maurice Maeterlinck… »47 Par certaines remarques, elle relativisera parfois l’admiration qu’elle voua jadis au poète de sa jeunesse48, évoquant à propos de plusieurs passages de Salomé d’Oscar Wilde, des « balbutiements quasi puérils, à la Maeterlinck »49. Elle résume, d’une certaine manière, la connaissance profonde qu’elle a de ce dernier50, dans Souvenirs Pieux où elle fait du célèbre prosateur flamand un « héritier », conscient ou non, de son grand-oncle maternel, le poète et essayiste wallon Octave Pirmez : 44
QE, p. 1360. Ibid., p. 1243. 46 Nous savons que ce parcours est inscrit dans l’œuvre même de Maeterlinck qui a été grandement marqué par les livres de Novalis et d’Emerson. Dans son discours de réception à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, M. Yourcenar évoque d’ailleurs « Emerson, que Maurice Maeterlinck appelait le bon pasteur matinal », voir « Réception de Mme M. Yourcenar. Discours de Mme M. Yourcenar », Bruxelles, Bulletin de Académie royale de langue et de littérature françaises, tome XLIX, n° 1, p. 25. [tiré à part] 47 « Entretiens avec des Belges », op.cit., p. 91. 48 Sur les correspondances et les influences de Maeterlinck dans l’œuvre de M. Yourcenar, on peut lire les audacieuses hypothèses de Maurice DELCROIX, « Avant le grand silence », Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 157-166. 49 « Wilde rue des Beaux-Arts », PE, p. 502. 50 M. Yourcenar a conservé dix livres de Maeterlinck dans sa bibliothèque, tous abondamment annotés. Voir Inventaire de la bibliothèque de Marguerite Yourcenar, op. cit. 45
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Après lui, quelque chose de ses cadences mélancoliques et de sa rêverie méditative passe à Maurice Maeterlinck, avec certains des mêmes défauts, mais aussi avec des pouvoirs que « le solitaire d’Acoz » n’avait pas. La Sagesse et la Destinée, le plus beau des essais de Maeterlinck, prolonge, que son auteur l’ait voulu ou non, Heures de philosophie. Même dans l’ordre du frisson poétique et mystique, le Flamand qui réinventa Sœur Béatrice n’est pas si loin du Wallon qu’émouvaient les pieuses amours de sainte Rolende.51
On devine ce que la jeune lectrice a ressenti à la lecture ou à l’écoute de certains textes méditatifs de Maeterlinck. Avec lui, elle découvre une poésie et une prose cadencées, pleines d’images profondes et simples. Elle se familiarise avec un univers où la nature primordiale, l’énigmatique monde des petites bêtes si chères à Maeterlinck, et plus tard aussi à l’auteur de « Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? »52, voisinent harmonieusement avec l’homme. Elle a surtout senti le « frisson poétique et mystique » qui baigne une grande partie de son œuvre. C’est peut-être, en partie, au contact de certains textes de Maeterlinck que se révèlera, chez l’adolescente, un sens du mysticisme qui prendra de multiples formes au cours de son existence53.
Rabindranah Tagore Rabindranah Tagore, dont Yourcenar parlait à la fin des années soixante-dix comme d’« un grand écrivain que j’admirais »54, est le troisième grand poète qui a marqué ses années de jeunesse. Elle le lit avec passion au moment où elle découvre les multiples richesses des littératures du monde entier et où la figure du poète-apôtre indien 51
SP, p. 848. TGS, p. 370-376. 53 La fidélité de Yourcenar aux écrivains qui ont accompagné ses premières émotions littéraires est telle qu’elle intervient, en 1981, auprès du secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, Georges Sion, afin de sauver de la destruction Orlamonde, la villa de Maeterlinck à Nice. Elle suggère d’ailleurs de transformer le site en « un beau lieu accessible à tous, et sur lequel flotterait le souvenir d’un grand poète. » Une manière d’honorer une dette contractée plus de six décennies plus tôt. Voir lettre à Georges Sion, 5 août 1981, « Georges Sion, lecteur attentif de M. Yourcenar », Bulletin du CIDMY, n° 13, 2001, p. 38. 54 YO, p. 56. 52
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fascine l’intelligentsia européenne. Elle n’a que dix ans quand l’écrivain bengali obtient le Prix Nobel en 1913 et qu’André Gide propose la première traduction française du canon poétique de Tagore Le Gitanjali, sous le titre L’Offrande lyrique (1913). Dès lors, la gloire de Tagore, considéré en Europe comme le chantre d’un véritable renouveau de la poésie traditionnelle indienne, mais surtout comme l’artisan spirituel d’un rapprochement entre l’Orient et l’Occident, ne fait que croître dans les milieux artistiques français. Ses livres connaissent une grande diffusion auprès d’un public de curieux avides de philosophie et de sagesse hindoues, saupoudrées d’exotisme littéraire, très en vogue dans les années vingt, décennie durant laquelle l’œuvre de Tagore connut un grand retentissement à Paris. Il est certain que l’adolescente qui lisait alors ses premiers ouvrages consacrés aux spiritualités orientales a été touchée par l’aura intellectuelle de Tagore. Elle a lu très tôt la traduction de Gide et d’autres ouvrages comme Amal, Poèmes de Kâbir et, à plusieurs reprises, l’autobiographie du poète publiée en France sous le titre Souvenirs en 1924. Il est certain que la lecture des œuvres de Tagore a laissé une empreinte durable dans l’esprit en formation de la jeune fille : Ces livres [L’Offrande lyrique, Poèmes de Kâbir, Amal, Souvenirs], et peut-être aussi quelques autres dont je ne me souviens plus, outre leur [mot barré] littéraire, ont eu l’immense mérite de me rapprocher (moi, et sans doute bien d’autres lecteurs) de l’Inde moderne et vivante.55
La lectrice fervente de Jean-Christophe et de Au-dessus de la mêlée a sans doute également été sensible aux affinités intellectuelles et politiques qui unissaient Romain Rolland et Tagore. Elle a, à l’évidence, surtout goûté dans un livre comme L’Offrande lyrique la richesse prosodique qui mêle les rythmes classiques du sanskrit aux mélodies populaires bengali et à certains procédés expérimentés par les romantiques anglais qui ont profondément marqué le poète. C’est aussi la profonde humanité qui se dégage de ses vers qui l’a touchée. En 1964, elle tentera de résumer la nature profonde de la pensée tagorienne :
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Lettre à N. Chatterji, 17 juillet 1964, L, p. 206.
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Rabindranah Tagore appartient à ce vaste versant de la pensée et de la poésie hindoue pour lequel l’essentiel est la joie extatique de l’union avec l’univers – et avec ce qui est par-delà l’univers –, le sentiment d’une sorte de torrent de plénitude et de délices traversant l’être. Il s’y mêle un idéalisme transcendant pour lequel la réalité manifestée n’est qu’un reflet, à la fois illusoire et sublime, de la Réalité divine. 56
Si la jeune femme a été profondément marquée par la figure du poète de la paix universelle, elle devait réviser son jugement sur l’œuvre tagorienne qu’elle considère comme « antitragique dans un monde livré de plus en plus à la tragédie »57. Répondant à un auteur indien qui préparait un livre sur Tagore et l’Occident, elle précise : « en ce qui me concerne, l’influence spirituelle et poétique de Tagore a été très faible. »58 Un des arguments de Yourcenar pour atténuer, quarante ans après, l’influence qu’a certainement eue Tagore sur elle durant sa jeunesse est justement cette gloire médiatique qu’a connue l’écrivain charismatique dans les années 1910-1920, « vogue superficielle qui a fait tort au poète lui-même et à son œuvre »59 et qui serait à la base d’un immense malentendu entre la pensée de Tagore et l’Occident. Notons que dès la fin des années 1930, dans son roman Le Coup de Grâce, elle ironise sur cet engouement européen pour le poète bengali. Elle imagine que l’un des personnages principaux, Éric von Lhomond, a « une mère à demi folle dont la vie se passait à lire les évangiles bouddhiques et les poèmes de Rabindranah Tagore »60, autant de textes que la jeune Marguerite Yourcenar découvrait ellemême quelques années auparavant. Dans sa mise au point de 1964, c’est peut-être l’œuvre de Tagore à l’épreuve du temps et surtout de l’Histoire que Yourcenar récuse. Difficile, en effet, pour un esprit européen qui a connu la monstruosité de la seconde guerre mondiale 56
Ibid., p. 207. Ibid., p. 208. 58 Ibid., p. 206. 59 Ibid., p. 207. 60 CG, p. 89. Dans sa lettre à N. Chatterji, M. Yourcenar explique la raison de cette allusion irrévérencieuse : « Le passage n’indique de ma part aucune aversion ni pour le poète, pour lequel je n’ai que du respect, ni encore moins pour les Écrituresw bouddhiques […]. Il constate un fait : l’exaspération des esprits un peu sérieux devant l’engouement des gens du monde pour ce qui les dépasse, et en particulier pour certaines doctrines mystiques ou religieuses mal comprises, comme de nos jours le Zen aux États-Unis. Cet élément de vogue a été, je crois, très néfaste à Tagore. », L, p. 207. 57
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d’adhérer complètement, selon elle, à cette « joie extatique », à cette union quasi divine entre l’Homme et le Cosmos que semble promettre Tagore : Cela est vrai surtout pour les esprits de ma génération, placée devant le spectacle d’un monde plus désespéré qu’il ne l’a jamais été. […] Je ne songe certes pas à contester à un grand poète ce débordant bonheur qui est en quelque sorte pour lui une grâce d’état, mais je regrette chez Tagore […] l’absence d’insistance sur l’héroïque travail d’ascèse, sur le perpétuel combat interne et externe qui est indispensable pour que nous méritions la Joie.61
Ce que regrette en fait Yourcenar au milieu des années soixante, c’est « l’apparence d’optimiste idéalisme et de mysticisme facile »62 qu’ont véhiculée quarante ans plus tôt, par un inévitable effet de mode, les livres de Tagore en Occident. Cette analyse se comprend aisément de la part de celle qui, depuis sa découverte et sa première approche, un peu superficielle, de la pensée hindouiste, a entrepris en profondeur un long compagnonnage avec les textes sacrés de l’Inde dans lequel la poésie de Rabindranah Tagore, qui a pu être un point de départ, a été avant tout une étape rapidement dépassée. Au chapitre des engouements de l’adolescence, D’Annunzio, Maeterlinck et Tagore sont trois cas exceptionnels. Ils représentent des sortes de météores littéraires qui ont traversé le ciel des lectures de la jeune Marguerite à un moment où il n’était pas encore rempli d’étoiles. Tous trois ont eu une importance certaine dans sa découverte de la poésie et de la pensée littéraire à une période, l’adolescence, où se forment les goûts et les dégoûts, les passions sans lendemain et les sympathies éternelles. Ils ne sont pas les seuls dans ce cas-là. Barrès mais aussi et peut-être surtout le Romain Rolland de Jean-Christophe et d’Au-dessus de la mêlée firent, dans le domaine du roman, une impression durable sur la lectrice novice. Pour comprendre ses lectures formatrices, il convient de regarder de plus près le type d’écrivains qui attire l’attention de Yourcenar dans ces années-là. Si, comme nous l’avons vu, les classiques ont été largement lus et étudiés en compagnie du père ou en solitaire, les auteurs pour lesquels l’adolescente s’enthousiasme sont 61 62
Ibid., p. 208. Ibid.
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encore vivants au moment où elle les découvre. Ils sont même au faîte de leur gloire. Fêtés dans les journaux, acclamés dans les théâtres, dans le cas de Gabriele D’Annunzio et de Maurice Maeterlinck. Ce qui semble attirer la jeune Marguerite, sans doute là encore guidée par son père « que toutes les nouveautés tentaient »63, c’est – qu’elle en ait conscience ou pas – la littérature la plus reconnue, les auteurs les mieux établis de l’époque. Hasard ou coïncidence, on remarque que parmi ses auteurs préférés, trois furent couronnés du Prix Nobel durant la période où elle découvrit leurs œuvres : Maurice Maeterlinck (1911) ; Rabindranah Tagore (1913) ; Romain Rolland (1916). Ce qui montre bien les goûts quelque peu conventionnels de l’adolescente qui ne s’aventure pas encore vers l’inconnu des formes nouvelles. Autre constat important, les goûts de l’adolescente la portent à s’intéresser en priorité à des auteurs étrangers dont l’inspiration la fait voyager de l’Inde, à l’Italie et au symbolisme belge, autant de lieux de la poésie qui exhalent sans doute pour la jeune fille éprise de dépaysement un parfum d’exotisme littéraire qui lui fera souvent préférer, à l’âge adulte, les littératures qui l’éloignent symboliquement de sa culture d’origine. C’est certainement dès l’adolescente que Yourcenar considèrera la lecture comme un voyage au-delà des frontières, des langues et des cultures. Les poèmes de D’Annunzio, de Tagore et de Maeterlinck, lus très tôt, ne sont donc que les premières étapes qui marquent le compagnonnage de Yourcenar avec la poésie d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Des étapes déterminantes pour l’avenir du jeune écrivain.
63
QE, p. 1346.
Page laissée blanche intentionnellement
II LES LECTURES DE LA MATURITÉ
Marguerite Yourcenar, lectrice de poésie La passion de lire qui a caractérisé la jeunesse de Marguerite Yourcenar ne l’a jamais quittée. Celle de la poésie non plus. Toute sa vie, l’écrivain entretiendra une relation privilégiée avec les poètes de tous les temps et de tous les pays. Constamment, elle retournera à la lecture des poètes chéris dès l’enfance, ira à la découverte de nouveaux territoires poétiques, reviendra au poème comme à la forme primordiale et première de son enchantement littéraire. Dans ce chapitre qui témoigne de l’extraordinaire curiosité de Yourcenar en matière de poésie, nous examinerons d’abord le domaine poétique français. Nous constaterons combien sont vastes ses lectures et ses connaissances. Elles représentent une véritable anthologie du bon vers français du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle. Il n’est pas exagéré d’avancer qu’elle a tout lu ou presque du patrimoine poétique français qui va de François Villon à Arthur Rimbaud. Nous savons ce que sa formation littéraire doit à cette connaissance érudite et sensible de la grande poésie. Alors que dès l’enfance et l’adolescence, Marguerite Yourcenar a été en contact avec les grandes œuvres poétiques des siècles passés, les années de maturité ne feront que renforcer et approfondir cette fréquentation constante des poètes dont elle aimait se remémorer, réciter ou citer des vers. Certains l’ont accompagnée toute sa vie. En 1964, elle répond au traditionnel « Questionnaire de Marcel Proust ». À la question « vos poètes préférés ? », elle donne la réponse suivante : À y réfléchir, j’aime et surtout je connais des poèmes ou des fragments de poèmes plutôt que l’œuvre de tel ou tel poète considérée dans son entier et je crois bien que la plupart des amateurs de poésie sont dans mon cas. Poèmes grecs et poèmes extrême-orientaux surtout, poètes étrangers anciens et modernes, lus dans le texte ou devinés à travers des traductions ; et il est peu de nos poètes français dont je ne sache pas par cœur d’innombrables fragments, mais rarement, et je le regrette, une
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE pièce entière. De tels fragments finissent par devenir des textes quasi sacrés, des mantras qu’on se récite tantôt pour s’endormir ou pour charmer les heures d’insomnie, tantôt pour reprendre possession de soi-même.1
En quelques lignes l’écrivain trace l’itinéraire de ses lectures poétiques qu’il est essentiel de détailler pour comprendre son cheminement littéraire. Se comptant parmi les simples amateurs de poésie, Yourcenar avoue une fréquentation familière et désordonnée de la poésie qui est celle du cœur. Elle aborde les poètes sans préjugés, au hasard de ses lectures et de ses explorations des grands textes français, cueillant ici un beau vers de Philippe Desportes ou un quatrain de Nostradamus que le familier de son œuvre retrouvera, parfois déformé, dans un de ses livres. Ailleurs, elle s’imprègne d’un poème de Rimbaud ou de Victor Hugo qui lui inspireront l’un et l’autre, des années après, le titre d’un livre ou d’un essai. Si elle lit avant tout par plaisir, pour s’enrichir et voyager au cœur de la grande poésie de tous les temps, elle étudie également les poètes pour des raisons professionnelles. Pour nourrir la réflexion théorique qui accompagne ses activités de traductrice et de critique de poésie. Mais aussi durant la période où elle a enseigné la littérature et la civilisation françaises aux États-Unis2, afin d’alimenter la matière de ses cours. Le Sarah Lawrence College, un établissement plutôt libéral où la direction expérimentait volontiers de nouvelles méthodes pédagogiques, lui a permis d’enseigner avec une grande liberté quant au contenu de ses cours. Elle avait choisi d’enseigner le français à partir du théâtre et de la poésie, proposant par ailleurs dans ses cours de civilisation française, des exposés sur le roman historique, l’épopée, la satire dans la littérature française mais aussi le surréalisme. Elle enseignait également l’italien, toujours à partir du théâtre et de la poésie.3
1
« M. Yourcenar répond au questionnaire de Marcel Proust », Livres de France, n° 5, mai 1964, p. 12-13. 2 M. Yourcenar a enseigné le français bénévolement au Hartford Junior College en 1941. Elle a ensuite obtenu un poste d’enseignante à mi-temps au Sarah Lawrence College, à Bronxville, au nord de New York où elle a exercé de 1942 à 1949 et quelques mois en 1952. 3 Sur M. Yourcenar, enseignante, voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 173-179.
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C’est bien par choix que Yourcenar met la poésie au centre de son enseignement qui n’avait rien d’académique mais était plutôt guidé par sa passion des poètes qu’elle avait envie de partager avec de jeunes esprits dont elle allait souvent souligner l’apathie, le manque de culture et de curiosité intellectuelle. C’est également par affinités personnelles avec la poésie qu’elle a souvent traité ce thème au cours des nombreuses conférences ou causeries radiophoniques qui ont jalonné sa carrière littéraire. Parmi ses thèmes de prédilection (le roman et l’histoire, la statuaire grecque…), plusieurs concernent la poésie. En 1955, lorsqu’on lui propose de donner, à la Radio Diffusion Française, une série d’entretiens sur un sujet de son choix, elle opte pour : « Le monde grec dans la poésie française du XVIIe à nos jours »4. L’année suivante, elle propose comme thème pour une conférence à Paris, « la poésie moderne et la poésie traditionnelle »5. On peut raisonnablement affirmer que ses cours de littérature et ses conférences grand public se nourrissent largement de son érudition et de ses lectures poétiques personnelles. Mais il est tout aussi probable que Yourcenar a parfois orienté ses propres lectures et recherches en fonction des thèmes de son enseignement et de ses causeries littéraires. Cette volonté constante de vulgarisation et de communication se retrouve dans ses activités d’essayiste, et surtout, de traductrice. Elle lisait, certes, les poètes pour son propre plaisir, mais aussi pour partager avec le plus grand nombre leur message, leur enseignement et surtout leur ivresse. Cette familiarité érudite avec les voix de la grande poésie française est visible partout dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Elle a laissé des traces dans ses romans, son théâtre, ses essais et naturellement sa poésie. Il n’est pas un chapitre de la plupart de ses livres qui ne fasse mention, de façon directe ou non, d’un poète, d’un vers fameux ou inconnu, d’une atmosphère poétique, d’un mouvement littéraire précis. Son œuvre tout entière porte les traces des lectures poétiques de son auteur. Plus que de simples marques de culture ou des références savantes plaquées sur tel ou tel passage de Mémoires d’Hadrien ou de Denier du rêve, ces véritables « sédiments » nourrissent l’œuvre de multiples correspondances et d’échos 4 5
Voir lettre à Charles Orengo, 28 octobre 1955, Fonds Yourcenar. Voir lettre à Charles Orengo, 8 novembre 1956, Fonds Yourcenar.
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singuliers. Ils se retrouvent donc, comme à l’état de fossiles, dans ses textes littéraires mais aussi, ses entretiens, sa correspondance, ses notes diverses… L’étude de la foisonnante activité de lectrice de poésie de Yourcenar permet de dresser une sorte de cartographie liminaire de ses lectures poétiques du XIIe au XIXe siècle.
Des livres et des traces… Dans les milliers de pages écrites par Yourcenar, mais aussi ses nombreux entretiens, nous suivons, comme en filigrane, son propre voyage au cœur de la poésie française. Nous devinons qu’elle a été touchée par « [l’] amère et limpide douceur de l’amour [qui] coule dans Racine comme dans Marie de France »6. Nous apprenons que, pour elle, la poésie de la fin du Moyen Âge7, en particulier celle de François Villon8 et de Charles d’Orléans, « est peut-être la plus réaliste et la plus exquise que nous ait donnée la France. »9. La poésie du XVIe représente, elle aussi, un grand réservoir d’émotions pour la lectrice curieuse de connaître le moindre joyau de la poésie d’expression française à travers les siècles. D’une épigramme de Clément Marot « célébrant [l’] intrépidité à l’heure du gibet »10 du grand Semblançay, aux sonnets de Rémi Belleau11 ou à ceux, plus cryptiques, de Maurice Scève12, elle fait fréquemment référence à la
6
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 442. Dans un entretien réalisé en 1987, l’année de sa mort, M. Yourcenar affirme qu’elle se sent des affinités particulières avec le « Moyen Âge français bien plus » qu’avec les romantiques ou Baudelaire, comme lui suggère son interlocutrice. Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy, The Paris Review, printemps 1988. PV, p. 393. 8 M. Yourcenar est très sensible aux vers de l’un des premiers poètes français modernes. Dans ses « Carnets de notes, 1942-1948 », elle rapproche quelques-uns des vers de Villon de ceux d’un « initié grec dans l’un des plus purs poèmes qu’ait jamais inspirés la mort », PE, p. 526. Ailleurs, elle décèle dans la ferveur brutale des Negro Spirituals, « quelque chose de l’émotion nue de Villon », FP, p. 39. 9 « La Bienveillance singulière de M. Yourcenar », entretien avec Josyane Savigneau, Le Monde, 7 décembre 1984. PV, p. 316. 10 « Ah, mon beau château », SBI, p. 39. 11 Ibid, p. 45. 12 « Lycophron et la poésie cryptique », CL, p. 359. 7
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poésie de la Renaissance13 dont elle apprécie « les complexes poèmes à forme fixe » qu’elle compare au labyrinthe végétal que fit édifier Diane de Poitiers en son domaine de Chenonceaux14. Ce que Yourcenar retient de Joachim Du Bellay, c’est l’auteur des Regrets et des Antiquités de Rome, publiés après son retour d’Italie, recueils de sonnets pleins de nostalgie grave, de désillusion sur la grandeur passée de Rome mais aussi réflexion sur l’écoulement du temps et la poétique préromantique des ruines, qui trouve de multiples échos dans l’œuvre de Yourcenar. Dans son essai sur Piranèse, elle salue, en effet, en Du Bellay, « l’un des premiers poètes à célébrer sur place la majesté des ruines de Rome. »15 Dans une conférence prononcée à l’Institut français de Tokyo le 26 octobre 1982, elle revient sur « Du Bellay qui a laissé des ruines de Rome les plus nobles descriptions possibles. Cet homme qui n’aimait pas beaucoup les voyages […] a senti sur place la présence du temps antique comme l’allait plus tard faire Piranèse. Par contre, ses sonnets satiriques sur Venise et sur la Rome de son époque ne portent aucune trace des beautés de Venise ni de celles de la Rome des papes. »16 Elle a également lu, dès son plus jeune âge, Philippe Desportes, le protégé d’Henri III, dont elle imagine la veuve, Louise de Lorraine, recluse à Chenonceaux, feuilletant « un recueil de vers de Desportes, qui avait été le poète de cour d’Henri III, et relis[an]t l’étrange sonnet où il est question de fantômes désespérés rôdant autour de la tombe où une mort violente les a couchés. »17 Elle a goûté très tôt la simplicité et la clarté du style et de la langue de cet ami et rival de Ronsard, sous le patronage duquel elle a mis son premier livre en inscrivant, en exergue du Jardin des chimères, trois de ses vers évoquant le tragique destin d’Icare. Chez Ronsard enfin, qu’elle oppose justement à Agrippa d’Aubigné, elle apprécie le virtuose de la rime qui, avec les autres membres de la fertile Pléiade, a renouvelé le vers français, en révolutionnant la poésie de son temps par un « style à part, sens à part, œuvre à part »18, comme il se définissait lui-même. Elle a peut-être été 13
N’oublions pas que cette époque est celle de L’Œuvre au noir, roman tout imprégné de la littérature de la Renaissance et en particulier de la poésie. 14 « Ah, mon beau château », SBI, p. 45. 15 « Le Cerveau noir de Piranèse », SBI, p. 87. 16 « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », TP, p. 697. 17 « Ah, mon beau château », SBI p. 61. 18 Pierre de RONSARD, « Préface » aux Quatre premiers livres des odes (1550).
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sensible à l’héritier s’inspirant de la grande poésie antique et à l’auteur des Odes pindariques en particulier. Nous savons, en tout cas, avec certitude que Yourcenar a été particulièrement sensible à un vers de Ronsard : « Portant un gentil cœur dedans un petit corps ». Elle le fit, en effet, graver sur la pierre tombale de sa chienne Valentine, dans le jardin de Petite Plaisance19 à côté de celle des deux autres chiens chéris. Cet exemple, qui peut paraître anodin, montre bien comment la poésie s’inscrit, de manière familière, intime et quasi quotidienne dans la vie de l’écrivain. En matière de poésie, le XVIIe c’est avant tout La Fontaine, dont elle a loué « la beauté rythmique du vers »20, qui compte. Analysant un tableau de Poussin, Vénus et Adonis, elle note que la représentation picturale « a bien le même charme nonchalant, la même grâce plus belle encore que la beauté que La Fontaine prêtait à la déesse amoureuse. »21 Dans le même texte, fidèle à la pensée analogique qu’elle adopte dans la plupart de ses essais, Yourcenar opère, pour aborder les chefs-d’œuvre de Poussin, un va-et-vient incessant entre peinture et poésie. Elle voit, par exemple, dans la représentation de Marie de La Sainte Famille Whitcomb, une Andromaque « ou la Sabine de Corneille, si Sabine avait eu un fils »22. Quant à la Crucifixion, « l’une des plus pures et des plus abstraites images du cataclysme divin, Poussin nous offre de la mort du Christ l’image que devaient s’en faire, dans la pièce de Corneille, Polyeucte mené au supplice, ou Pauline convertie. »23 Pourtant au jeu des équivalences entre les peintres et les écrivains auquel s’est prêtée pour elle-même Yourcenar, ce n’est pas à Poussin qu’elle associe Corneille, mais au peintre italien Signorelli dont elle précise dans un ajout autographe qu’il est « moins beau pourtant »24. Il n’en demeure pas moins qu’avec l’inimitable et indépassable Racine, Corneille est pour l’écrivain le plus chéri des poètes dramatiques du XVIIe siècle, « l’un des plus grands, des plus audacieux, et au fond des plus inconnus,
19 Voir Yvon BERNIER, « Les Tombes », Petite Plaisance, Northeast Harbor, Petite Plaisance Trust, s. d., p. 32. 20 YO, p. 59. 21 « Une exposition Poussin à New York », PE, p. 469-470. 22 Ibid., p. 469. 23 Ibid., p. 470. 24 « Littérature française (pour aider l’imagination) », S II, p. 207.
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dramaturges de notre langue… »25, ainsi qu’elle l’écrit à son ami Jean Schlumberger. Dans son anthologie de la poésie grecque ancienne, La Couronne et la lyre, elle rapproche les sensuelles épigrammes amoureuses d’un Paul le Silentiaire, des « jouissances, tantôt brutales, tantôt alambiquées, des poètes français du XVIIe siècle. »26 Elle fait de Boileau un des annonciateurs des romantiques en matière de richesse de la rime et de diversité du vocabulaire27. À la fin de sa vie, parmi les autres poètes du XVIIe qui l’ont marquée, elle avance le nom du très oublié et atypique François Maynard, émule de Malherbe connu pour ses stances amoureuses et ses recueils licencieux. Elle se souvient surtout d’un poème, « La Belle Vieille »28. Cet exemple témoigne du goût de Yourcenar pour les petits maîtres, les oubliés des premiers rangs, poètes qu’elle lit pour y trouver autre chose que ce que l’héritage « officiel » des lettres dispose sur le premier rayon de nos bibliothèques. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne la poésie du Moyen Âge, de la Renaissance et du XVIIe siècle. C’est encore un peu vrai quand elle aborde les lectures poétiques du XVIIIe qui, au-delà de la figure dominante d’André Chénier, sont surtout riches de poètes « mineurs », dont les œuvres ont parfois pour elle un intérêt plus historique ou sociologique qu’esthétique. Ce qu’elle apprécie dans la poésie du siècle des Lumières, c’est « cette grâce incisive qui est caractéristique du XVIIIe siècle »29, qu’elle débusque dans un quatrain de Voltaire. Ailleurs, elle évoque avec malice Rousseau, non pas Jean-Jacques, le philosophe, mais Jean-Baptiste, « célèbre celui-là pour des poésies religieuses et d’agréables épigrammes grivoises. »30 Le XIXe siècle, si riche en révélations et révolutions poétiques, est également le grand siècle de la poésie pour Marguerite Yourcenar. C’est la période littéraire avec laquelle elle semble avoir le plus d’affinités, comme en témoigne les innombrables références à 25
Lettre à Jean Schlumberger, 20 février 1962, dans laquelle elle précise à son correspondant qu’elle a beaucoup aimé son livre Plaisir à Corneille, « relu tout entier pour la troisième fois. », L p. 164. 26 CL, p. 476. 27 Voir « La bienveillance singulière de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 316. 28 Voir « Une interview de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 393. Dans une note, Maurice Delcroix précise que « "La Belle vieille" est un poème conventionnel où un vieillard presse une veuve de "donner de beaux jours à [ses] derniers hyvers" ». 29 CL, p. 447. 30 « Ah, mon beau château », SBI, p. 66.
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Hugo, Verlaine, Rimbaud… qui émaillent ses écrits les plus divers et certains des entretiens où elle s’exprime sur ses goûts en matière de poésie française. Les poètes du siècle qui précède le sien sont, en effet, de constants référents dans son œuvre et dans sa vie. Une lettre écrite en 1977 à une amie témoigne de cette proximité quasi naturelle avec certains grands poètes du XIXe siècle qui ont souvent accompagné ses pensées et ses rêveries. Faisant le récit d’une croisière en Alaska qu’elle vient d’effectuer, elle propose, par la même occasion, à sa lectrice, un voyage improvisé au cœur de la poésie qu’elle préfère : Comment parler de la beauté de ces immenses paysages encore quasi inviolés (pour combien de temps ?). En parcourant cet archipel d’îles et de promontoires surmontés de glaciers, et où le plus souvent la forêt descend jusqu’au ras de l’eau, je me suis souvent dit que c’était proprement indescriptible, et que seules les visions des poètes offraient çà et là un équivalent (Rimbaud : J’ai vu des archipels sidéraux, et des îles… ; Vigny : Libre comme la mer au bord des sombres îles… Les grands pays muets… ; toute la fin du Voyage de Baudelaire, moins le dernier vers, qui m’irrite toujours31 ; et Hugo, chez qui il s’agit moins d’un vers ou même d’un poème en particulier que du sens de la mer dans toute l’œuvre). Ceux-là ont vu, même ceux qui n’ont pas vu avec leurs yeux de chair.32
Ce fragment de littérature de l’intime est riche de multiples informations. Il confirme, s’il en était besoin, ce contact privilégié de Yourcenar avec la poésie qui trouve des résonances profondes dans chacun des actes et le moindre de ses écrits publics ou privés. Il montre combien elle fait avant tout confiance à ces visionnaires que sont les poètes, pour dire la beauté secrète du monde. En quatre noms (Rimbaud, Vigny, Baudelaire, Hugo), elle délimite, d’une certaine manière, ce qu’elle considère comme les poètes majeurs du XIXe siècle. Parmi ses préférences figurent, en effet, « certains romantiques »33 dont elle souligne, dans son essai sur « Les Tragiques
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Le dernier vers du poème le « Voyage » est : « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ». 32 Lettre à Jeanne Carayon, 6 juillet 1977, L, p. 552. 33 « Une interview de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 393.
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d’Agrippa d’Aubigné »34, qu’ils ont été les grands découvreurs de la poésie de la Renaissance qu’elle apprécie tant. Dans le même texte, elle évoque « les hauteurs sévères de Vigny »35 dont elle résume, dans un autre essai, la vision de la vie comme « un espace lumineux entre deux ombres infinies »36. Nous savons également qu’elle apprécie « certains poèmes de Nerval »37. En 1979, elle lit d’ailleurs, dans l’émission Radioscopie qui lui est consacrée, son poème « Vers dorés »38 pour illustrer le thème alchimique dans son roman L’Œuvre au noir. « En choisissant de réciter ce poème de Gérard de Nerval, Yourcenar a voulu faire plus qu’illustrer sa pensée. Elle a donné aux auditeurs de l’émission ce poème comme un signe à mettre rétrospectivement en relation avec son œuvre : elle s’est inscrite d’elle-même dans la lignée d’auteurs littéraires et d’artistes à laquelle appartient Gérard de Nerval »39 avance Catherine Golieth. Mais pour Yourcenar, Nerval est aussi – et peut-être surtout – le grand traducteur de Goethe : « c’est en feuilletant le petit texte de la traduction de Gérard de Nerval […] que l’on se rend le mieux compte que Faust n’est pas seulement l’un des plus grands poèmes de l’humanité, mais l’un des plus pathétiques, l’un des plus simples »40. Autre traducteur célèbre par l’intermédiaire duquel elle se familiarisa dans sa jeunesse avec certains textes de la Grèce antique, Leconte de Lisle n’a guère la faveur de la lectrice exigeante qu’elle est devenue. Dans un texte de 1943, revu en 1971, elle s’insurge contre « l’erreur des poètes archéologues, à la façon de Leconte de Lisle »41 qui ont réinventé, à travers leurs poèmes et leurs adaptations des grands textes grecs anciens, une mythologie pittoresque et exotique, pour satisfaire les modes du temps. Elle apprécie à peine plus « ce virtuose-
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Voir SBI, p. 34. Ibid., p. 35. 36 « Sur quelques lignes de Bède le Vénérable », TGS, p. 279. 37 Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec Jacques Chancel, Monaco, Éditions du Rocher, 1999, p. 41. 38 Remarquons que ce sonnet de Nerval, extrait des Chimères, figure dans le « Cahier de poèmes copiés par Michel » afin d’initier sa fille aux charmes de la grande poésie, initiation paternelle qui marqua durablement ses goûts poétiques. 39 « Écriture et alchimie dans L’Œuvre au noir », Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 100. 40 « Faust 1936 », PE, p. 510. 41 « Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », ibid., p. 440. 35
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fantaisiste que fut Banville »42 dont elle ne sauve qu’un seul poème « au sujet d’un clown lancé en plein ciel »43. Elle reconnaît, en fait, qu’il existe bien un écho du « Saut du tremplin » dans l’écriture de « Sappho ou le suicide », l’un des poèmes en prose de Feux, texte imprégné d’une ambiance circassienne aux accents de cabaret et de music-hall. Les vers de Musset que Yourcenar garde en mémoire sont intimement associés à ses parents qui les appréciaient. On se souvient que son père lisait Rolla à ses camarades pendant son service militaire, œuvre dont il a recopié le prologue dans le cahier de poésie qu’il a légué à sa fille. Mais l’écrivain romantique est surtout associé dans l’esprit de Yourcenar à la mort de sa mère que quelques-uns des vers de Musset semblent annoncer presque cryptiquement. Racontant, dans Souvenirs pieux, le jour de l’accouchement de Fernande, Yourcenar se souvient que le bâtiment communal où son père va déclarer sa naissance « avait été quelque cinquante ans plus tôt la résidence des champs de la Malibran, l’illustre cantatrice dont la mort prématurée inspira à Musset un poème que Fernande et lui [Michel de C***] aimaient et s’étaient plus d’une fois récité l’un à l’autre (Sans doute il est trop tard pour parler encor d’elle ;/ Depuis qu’elle n’est plus quinze jours sont passés…) »44. Alors que l’auteur vient de naître et que sa mère sombre dans la fièvre puerpérale qui l’emportera dix jours plus tard, la mémorialiste en appelle aux poignantes « Stances à la Malibran » pour évoquer le bonheur passé de ses parents sous la patronage poétique de Musset et l’épilogue de la mort, elle aussi prématurée, de Fernande. La suite du récit confirme cette volonté de l’auteur, qui cite à nouveau les vers de Musset après avoir écrit : « Une quinzaine environ après la mort de Fernande ». 45 En un subtil procédé littéraire fait de vers répétés comme en écho, l’image de la mère défunte se superpose à celle de la Malibran, chantée de manière si émouvante par Musset46. 42
« Préface », F, p. 1050. Il s’agit du poème « Le Saut du tremplin » (Odes funambulesques, 1857). 44 SP, p. 726. Il s’agit des deux premiers vers de la première des vingt-sept stances à la Malibran (Poésies Nouvelles). 45 Ibid, p. 741. 46 M. Yourcenar a également évoqué la célèbre cantatrice dans un de ses poèmes de jeunesse, « Laeken (Cimetière royal) », où elle est associée cette fois-ci à la mort du père, qui repose dans le même cimetière que la célèbre cantatrice. 43
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Théophile Gautier est, lui, associé comme Vigny aux gravures romaines de Piranèse. Les représentations graphiques de « la Colonne antonine et la Colonne trajane rappellent irrésistiblement, dans cette œuvre pourtant si apparemment dépourvue d’érotisme, tel vers délirant de Théophile Gautier sur la colonne Vendôme »47. Plus loin, Yourcenar poursuit sa rêverie piranésienne aux côtés de l’auteur d’Émaux et camées, rappelant un de ses souhaits en rapport avec l’œuvre du graveur italien : « Théophile Gautier aurait voulu voir jouer Hamlet dans un décor tiré des Prisons, ce en quoi il était à la fois très en retard et très en avance sur les idées de décoration théâtrale de son siècle. »48 D’autres poètes du XIXe passent comme des ombres dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar : Lamartine mais aussi Verlaine associé à Oscar Wilde et à sa génération qui « a cru presque naïvement que les magies du plaisir se raccordaient à celles du péché »49, Mallarmé de manière très discrète50, et même les poèmes d’Albert Samain que deux personnages de Quoi ? L’Éternité « s’accordent d’ailleurs à trouver fades », lui préférant « les Romances sans paroles et Sagesse du Pauvre Lelian dont tous deux font leurs délices »51. Du Moyen Âge au XIXe siècle, les poètes français et leurs œuvres les plus marquantes occupent donc une place naturelle dans nombre de textes de Yourcenar. Non seulement l’écrivain fait preuve d’une grande connaissance de l’histoire de la poésie française mais il fait des poètes les témoins ou les interlocuteurs privilégiés chargés de prolonger ou de nuancer la pensée de l’essayiste ou l’émotion de la lectrice. Force est de constater que c’est souvent du côté des poètes que Yourcenar va rechercher des échos à sa propre sensibilité. Ils fonctionnent parfois comme des miroirs qui reflètent ce qu’elle ne parvient pas à exprimer avec ses propres mots. Davantage que les romanciers ou les auteurs de théâtre, les poètes accompagnent sa vie et son œuvre. Sa bibliothèque est d’ailleurs un des lieux de rencontres les 47
« Le cerveau noir de Piranèse », SBI, p. 85. Ibid. p. 105. 49 « Wilde rue des Beaux Arts », PE, p. 501. 50 M. Yourcenar évoque notamment, les « miroirs mallarméens » dans un texte de 1929, « L’improvisation sur Innsbruck ». PE, p. 454. 51 QE, p. 1242. 48
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plus riches mais aussi les plus secrets entre l’écrivain et la poésie. Son examen permet de mesurer l’importance qu’elle a eue tout au long de son existence et de deviner les voies qu’elle a empruntées pour atteindre le cœur de la vie et de l’œuvre de Marguerite Yourcenar.
La poésie dans la bibliothèque de Yourcenar Présentation générale et « mode d’emploi » La bibliothèque de Marguerite Yourcenar, conservée en l’état à Petite Plaisance, sa maison de l’île des Monts-Déserts (Maine) aux États-Unis, contient 6876 volumes52. Un chiffre relativement important comparé à la bibliothèque personnelle d’autres écrivains du XXe siècle : celle de Paul Valéry, par exemple, contenait entre 1500 et 2000 ouvrages ; celle de Jean Cocteau, à Milly-la-forêt, abritait 5000 documents environ ; celle d’André Breton 3500 ouvrages ; celle de Robert Pinget ne contenait guère plus d’un millier de volumes53. Petite Plaisance, la résidence principale de l’écrivain de 1950 à sa mort, en 1987, est, en effet, avant tout la maison des livres, qui tapissent la plupart de ses murs. La passion des livres et de la lecture explique, en grande partie, le nombre élevé de documents conservés, parfois depuis l’enfance, par Yourcenar. Ce nombre s’explique également par l’isolement géographique de l’écrivain, sur une petite île nordaméricaine où il lui était parfois difficile d’avoir accès, dans les bibliothèques locales, à un certain nombre d’ouvrages, français en particulier. Il convient également de noter que la bibliothèque de Petite Plaisance est commune à Marguerite Yourcenar et à sa compagne et collaboratrice Grace Frick, comme l’atteste l’ex-libris comportant leurs deux noms, dessiné par leur ami Pierre Monteret, apposé sur un certain nombre de livres. Nous savons qu’un certain 52 Voir Yvon BERNIER, Inventaire de la bibliothèque de Marguerite Yourcenar, op.cit. 53 Sources : Daniel FERRER, Paolo D’IORIO [dir.], Bibliothèques d’écrivains, CNRS éditions, coll. « Textes et manuscrits », 2001, 255 p. pour P. Valéry et R. Pinget ; Bibliothèque historique de la ville de Paris pour J. Cocteau ; Élisabeth LEBOVICI, « Les Splendeurs de Breton à vendre », Libération, 6 novembre 2002, p. 34, pour Breton.
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nombre d’ouvrages, souvent en langue anglaise, appartenaient spécifiquement à Grace Frick54. D’autres témoignent d’intérêts communs aux deux femmes. D’autres encore appartiennent au domaine quasi exclusif de Yourcenar. Un examen minutieux de l’ensemble de la bibliothèque confirme la place prépondérante des livres appartenant à Yourcenar qui en est le véritable maître d’œuvre. Cette bibliothèque constituée au fil des ans n’est pas le fruit du hasard ou de l’accumulation anarchique de documents. Elle est le résultat d’un choix. Celui de conserver ou de bannir tel ou tel livre de ses rayons, choix que Yourcenar exerçait, en particulier, à chaque réception d’un livre envoyé par un écrivain ami, un admirateur, un éditeur ou un traducteur. Nous savons que l’écrivain sélectionnait avec soin les documents susceptibles d’entrer dans sa bibliothèque. Les témoignages de son entourage montrent que Yourcenar jugeait très vite de la qualité d’un livre envoyé par un auteur ou un éditeur. Elle en lisait quelques pages seulement puis décidait de la destination du volume qui pouvait se retrouver au panier ou au feu. Elle donnait également des livres à ses amis de passage. Elle envoyait enfin ceux qui lui semblaient le plus dignes d’intérêt au Fonds Yourcenar de la Houghton Library (Harvard University) et à celui de la HawthorneLongfellow Library du Bowdoin College (Brunswick, Maine). Les livres qui réussissaient « l’examen de passage » reflètent donc, pour la plupart, ses goûts, ses intérêts personnels, ses affinités et amitiés intellectuelles, mais aussi ses voyages, ses rencontres et, dans certains cas, la nostalgie d’une époque, d’une lecture de jeunesse ou d’un être cher. À la fois espace de mémoire, de connaissance, de plaisir et d’affectivité, la bibliothèque de Yourcenar présente un intérêt documentaire certain. Son étude permet d’analyser la part des documents en rapport avec la poésie dans le vaste ensemble de ses curiosités de lectrice. La connaissance de ces documents est, en effet, un outil très utile pour mieux cerner la nature des lectures poétiques qui ont été celles de l’écrivain au cours de sa vie. À travers les 54
Ces livres, parfois annotés de sa main ou marqués de son nom, ont souvent été acquis alors que Grace Frick était étudiante, avant sa rencontre avec M. Yourcenar en 1937. La répartition géographique des livres dans la maison est un autre élément à prendre en compte : Grace Frick avait, en effet, regroupé dans sa chambre les ouvrages qui lui étaient le plus chers.
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volumes de sa bibliothèque, nous parcourons des siècles de création poétique, nous rencontrons des poètes de cultures et de traditions poétiques différentes. Nous entrevoyons des affinités et des amitiés durables avec certains poètes qu’elle admirait. Autant d’éléments qui aident à mieux cerner la lectrice attentive de poésie qu’elle était. Yourcenar est une lectrice active. Elle considère les volumes de sa bibliothèque comme des interlocuteurs permanents, des amis fidèles avec lesquels elle poursuit une conversation sans fin. Les livres sont aussi pour elle des agents de renseignements, toujours disponibles pour répondre à telle interrogation de l’auteur-lecteur. La bibliothèque de Petite Plaisance témoigne de la manière de lire de son utilisatrice principale qui s’approprie l’objet livre, dialogue avec lui en un va-etvient fait de multiples relectures55 qui peut se poursuivre pendant des dizaines d’années. De nombreux ouvrages gardent en mémoire les traces de ces diverses campagnes de lecture. Beaucoup de ses livres sont abondamment annotés à la plume, au feutre, au crayon gris ou de couleur. Yourcenar est une marginaliste : elle coche, note, commente, corrige, s’exclame… sur les pages du livre lu 56. Ce corpus de signes, plus ou moins lisibles, représente une masse d’informations, encore quasi inexploitée. C’est donc dans un champ de recherche encore largement en friche que nous pénétrons, en esquissant une analyse génétique de la bibliothèque de Petite Plaisance qui rend compte de certains modes d’assimilation de la lecture chez l’écrivain et devine, 55
En 1979, M. Yourcenar esquissait le portrait de ce qu’elle considère comme le lecteur idéal, en une sorte d’autoportrait : « Le lecteur idéal est un homme ou une femme qui relit, qui s’intéresse assez à un livre pour le relire avec attention et chercher chaque fois des points de vue différents, des détails qui lui avaient échappé. C’est le lecteur qui lit non seulement pour s’identifier […] mais au contraire pour s’élargir, pour entrer dans des vies différentes, dans des domaines différents, pour en savoir, en comprendre et peut-être en aimer un peu plus. », Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979, Cassettes Radio France/France Inter/INA. 56 M. Yourcenar utilise un grand nombre de signes pour annoter ses livres : point, tiret, croix, point d’interrogation ou d’exclamation… en marge du texte imprimé et sur les pages de garde. Elle crible ainsi ses livres de signes divers, soulignant un passage au trait continu, en pointillé ou d’une ligne ondulée. Elle encadre ou met entre parenthèses certaines phrases ou fragments de texte. Elle marque également d’une ligne verticale un ou plusieurs paragraphes et note ses observations et commentaires dans tous les espaces libres de la page. Par ailleurs, étant bilingue, elle utilisait essentiellement le français et l’anglais comme langues de prise de note, sans rapport avec la langue du livre lu. Ainsi un ouvrage en anglais peut être annoté en français et vice versa.
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dans certains cas, leur prolongement dans son écriture. Car, comme l’écrit Daniel Ferrer : « ce que la bibliothèque de l’écrivain permet d’intercepter et d’appréhender, c’est moins un savoir qu’une série de relations – relations entre des esprits par l’intermédiaire de textes, relations entre des textes par l’intermédiaire de manuscrits, relation entre une écriture et son environnement. »57 Marguerite Yourcenar s’adonne à la lecture pour le plaisir. Elle lit également pour écrire. Les livres qu’elle consulte servent à alimenter sa réflexion, à lui fournir des éléments historiques, sociologiques, littéraires… pour la rédaction d’un essai, d’un roman ou d’une traduction. Une partie significative des ouvrages conservés dans sa bibliothèque est aisément identifiable comme faisant partie de la documentation ayant servi à l’écriture de Mémoires d’Hadrien, de L’Œuvre au noir, des traductions de negro spirituals ou des poètes grecs anciens, réunis dans La Couronne et la Lyre. Dans ces centaines d’ouvrages, les marques de lectures sont nombreuses, systématiques. Les notes griffonnées dans les marges sont autant d’indications qui préparent et balisent le travail de rédaction à venir. Mais plus passionnantes encore sont les marques de lecture laissées par l’auteur dans des ouvrages qui ne concernent pas un projet littéraire précis. Ces notes, parfois abondantes, inscrites en marge d’un livre de poésie, d’un essai ou de la biographie d’un poète aimé, lu pour le plaisir de la découverte ou de l’approfondissement, sont encore plus révélatrices du lien intime qui unit Yourcenar et la poésie. Ce n’est plus simplement l’écrivain au travail qui note pour se souvenir dans le but d’une utilisation « rentable » de sa lecture dans un de ses propres livres. C’est simplement la lectrice qui rêve. La nuance est importante. Dans ce chapitre où nous dessinons la silhouette de la lectrice de poésie, il est essentiel de cerner ces signes intimes, résolument privés, que sont les notes inscrites en marge d’une étude sur la poésie de Michaux ou d’un volume de la Pléiade d’André Chénier. « Le livre est un champ clos où se joue un duel entre deux esprits, celui de l’auteur et celui du lecteur »58, note Daniel Ferrer. C’est également pour Yourcenar une chambre de solitude où elle dialogue en toute liberté avec l’auteur qu’elle approuve, récuse, juge, 57
« Introduction », Bibliothèques d’écrivains, op. cit., p. 8. Les réflexions développées dans ces pages doivent beaucoup à la lecture de cet ouvrage. 58 Ibid., p. 25.
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corrige parfois, contredit souvent. En ce sens, la lecture peut prendre des aspects de champs de bataille. Dans la plupart des cas toutefois, les notes marginales sont des messages intimes qui nous informent sur la réception privée qu’elle fait de ses lectures. Elle investit, en effet, avec vigueur, ces espaces de liberté que sont pour tout lecteur les pages d’un livre qui lui appartient. « Dis-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es. » La formule fameuse résume à merveille la propre démarche de Marguerite Yourcenar qui a fait de l’étude de la bibliothèque de certains des personnages de ses livres une méthode de travail, voire une « recette », comme elle le précise dans la « Préface » de La Couronne et la lyre : « reconstruire dans la mesure du possible la bibliothèque du personnage qui nous occupe, ce qui est encore l’une des meilleures manières de nous renseigner sur la sensibilité d’un homme du passé. »59 Dans les « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien, elle notait déjà : « L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un homme : reconstituer sa bibliothèque. »60 La méthode yourcenarienne qui considère la bibliothèque des personnages historiques ou fictifs de son œuvre61 comme un des principaux lieux d’inscription de leur personnalité, est en quelque sorte une autorisation implicite, sinon une invitation faite au généticien pour « visiter » la propre bibliothèque de l’écrivain dont on reconnaît la silhouette et même quelques traits de caractère à travers les rayonnages de Petite Plaisance. Car, si l’on en croit Primo Lévi, les lectures d’un écrivain, ses goûts et dégoûts littéraires, sont « une façon différente de dire Je »62. Le grand lecteur et théoricien de la lecture, Alberto Manguel, traducteur de plusieurs livres de Marguerite Yourcenar en anglais, considère, lui, la bibliothèque comme l’autoportrait de la personne à laquelle elle appartient63. La bibliothèque de Petite Plaisance pourrait alors se lire comme l’autobiographie secrète et intime que Yourcenar a toujours
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CL, p. 9-10. OR, p. 524. 61 L’œuvre de M. Yourcenar est pleine de bibliothèques. Ses livres regorgent de descriptions des bibliothèques de ses personnages ou d’énumérations des livres lus et appréciés par ceux-ci. 62 Cité par Huguette BOUCHARDEAU, Une autre façon de dire Je. Voyage autour de ma bibliothèque, Flammarion, 1999, p. 166. 63 Alberto MANGUEL, « Une bibliothèque est un autoportrait », entretien avec François Busnel, Lire, novembre 2004, p. 118. 60
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refusé d’écrire. Les livres qu’elle a aimés se chargeant de dire Je à sa place. La poésie d’expression française64 Une étude statistique permet de constater que parmi les livres de poésie65 conservés à Petite Plaisance, ceux qui concernent celle en langue française ne sont pas les plus nombreux. Ce déséquilibre considérable s’explique en partie par la place prépondérante des poètes antiques grecs et latins, mais aussi par l’intérêt marqué de Yourcenar pour la poésie du monde entier et particulièrement pour celle en langue anglaise, très largement représentée dans les rayons de sa bibliothèque. La poésie française du Moyen Âge est surtout représentée par des recueils anthologiques et des ouvrages de vulgarisation, comme ces Poèmes d’amour des XIIe et XIIIe siècles, présentés et traduits par Emmanuelle Baumgartner et François Ferrand, dans une édition de poche publiée en 1983 et envoyée par les anthologistes à Yourcenar. Elle possédait également un Recueil de fabliaux, plus ancien, édité dans une collection populaire au début du XXe siècle, La Renaissance du livre, dont l’écrivain possède de nombreux ouvrages. Elle a également conservé, sans qu’il soit coupé, La Poésie en France au Moyen-Âge, de Gustave Cohen (1951), qui comporte un envoi de l’auteur. En revanche, quelques passages annotés attestent de la lecture attentive du livre de Remy de Gourmont, Le Latin mystique. Les Poètes de l’antiphonaire et la symbolique au Moyen-Âge. Publié au Mercure de France en 1892, ce volume est de ceux acquis dans les années 1920-1930 et qui ont accompagné Yourcenar toute sa vie dans ses différentes demeures européennes puis américaines. French Mediaeval Romances. From the Lays of Marie de France, une anthologie de vers du Moyen Âge français, appartenait à Grace Frick. Enfin, la bibliothèque poétique médiévale de Marguerite Yourcenar 64
Pour les références bibliographiques complètes des livres cités dans les pages qui suivent, voir Yvon BERNIER, Inventaire de la bibliothèque de Marguerite Yourcenar, op. cit. 65 Soit les recueils, essais, études diverses, biographies, anthologies, revues, plaquettes hors commerce et autres articles épars consacrés à des poètes et/ou à la poésie.
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comprend Aucassin et Nicolette, la célèbre chante-fable du XIIe siècle mise en français moderne par Gustave Michaut, publiée dans une autre collection populaire au début du XXe siècle, la Bibliothèque miniature de Payot. Avec le XVe siècle français, la poésie prend un aspect plus individualisé. Trois figures dominent sur les rayons : François Villon, Charles d’Orléans et Christine de Pisan. Nous avons déjà mentionné l’intérêt de Yourcenar pour les deux premiers. Leur présence dans sa bibliothèque le confirme. De Charles d’Orléans elle a conservé, sans doute depuis sa jeunesse, Rondeaux choisis, publié en 1913, aux éditions Sansot, dont elle a souligné quelques vers en rouge. Elle a également légèrement annoté une biographie en anglais de l’auteur de « La Complainte de France », Charles of Orleans. Prince and Poet, publiée à New York en 1970. François Villon est, lui aussi, lu indifféremment en français et en anglais66. Elle possède deux livres du « poète vagabond », publiés au temps de son enfance et de sa jeunesse : Œuvres, en 1914, à la Librairie ancienne Honoré Champion et Poésies complètes, édité en 1931, par René Hilsum, éditeur de son premier roman, Alexis ou le traité du vain combat. Une édition en anglais, Poems, complète la collection des livres de François Villon. Christine de Pisan est une autre figure poétique du XVe siècle chère à Yourcenar. Le livre d’elle qu’elle a conservé, Un Carteron de ballades, a été publié en 1921 par R. Chiberre, soit l’éditeur qui publia l’année suivante Les Dieux ne sont pas morts. Il contient quelques vers soulignés par la jeune lectrice. Une note manuscrite de Yourcenar témoigne de la valeur, sans doute sentimentale, de ce petit volume, 66
Il convient de noter que la bibliothèque de Petite Plaisance contient un certain nombre de livres de ou sur des poètes français en traduction anglaise. Certains appartiennent à Grace Frick qui était bilingue. D’autres ont été lus par M. Yourcenar qui les a parfois annotés. En particulier des essais et biographies de poètes célèbres dont les deux femmes étaient de grandes lectrices. Ce regard d’érudits anglo-saxons sur le patrimoine poétique français a sans doute attiré M. Yourcenar, curieuse de confronter les cultures. Ces lectures répondent également chez elle au refus d’un certain chauvinisme franco-français en matière de littérature qu’elle a régulièrement dénoncé et dont elle s’est toujours tenue éloignée, comme en témoigne le contenu résolument cosmopolite de sa bibliothèque de références. Enfin l’intérêt de l’écrivain pour les questions de traduction explique également le fait qu’elle se plaît à redécouvrir certains poètes français dans d’autres langues, en particulier l’anglais dont elle partageait l’usage avec Grace Frick.
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vestige de ses lectures poétiques de jeunesse : « ex. mangé par des souris à Paris entre 1939 et 1948 ». L’éventail s’élargit encore quand on aborde le domaine de la poésie du XVIe siècle, période du génie littéraire français à laquelle Yourcenar est particulièrement attachée. On recense dix-neuf ouvrages visitant les richesses poétiques de ce siècle, des grands aux petits maîtres. Agrippa D’Aubigné, auquel elle a consacré un essai, domine naturellement la sélection avec quatre ouvrages dont deux éditions différentes des Tragiques légèrement annotées, qui lui ont servi pour la rédaction de son étude sur « Les Tragiques d’Agrippa D’Aubigné ». Elle possède également un exemplaire de ses Œuvres dans la Pléiade ainsi que les Mémoires du poète dans une édition de 1854. Louise Labé est présente en français à travers les deux tomes de ses Œuvres, dans une édition de 1887, mais aussi en anglais, Complete Works, dans une traduction et une présentation effectuées par deux universitaires américains, spécialistes de l’œuvre de Yourcenar, dont ils ont traduit les poèmes, Edith R. Farrell et C. Frederick Farrell Jr. Datant de 1986, l’année qui précède celle de la mort de l’auteur, cette édition des poèmes de Louise Labé fait sans doute partie des derniers livres que Yourcenar a tenu à conserver dans sa bibliothèque. Même si l’exemplaire ne comporte pas d’envoi, nous pouvons raisonnablement penser qu’il s’agit d’un livre envoyé par les traducteurs, avec lesquels Yourcenar entretenait une relation épistolaire. Si l’écrivain possédait les Œuvres de Malherbe dans la Pléiade publiées en 1971, c’est une édition de 1874, Poésies complètes, qu’elle conservait depuis son adolescence, période de sa découverte du poète, qui conserve des traces de sa ou de ses lectures : des vers ou des poèmes entiers sont marqués au crayon rouge. Les poèmes de Ronsard ont été abordés par le biais de deux éditions du début du XXe siècle : Le Cabinet secret du Parnasse. Ronsard et la Pléiade, et une édition des Amours dont la jeune lectrice a souligné quelques vers. Yourcenar possédait également une anthologie bilingue de poèmes de l’auteur du « Sonnet de la mort de Marie » et des autres poètes de la Pléiade, Ronsard fra gli astri della Pléiade, dans une édition établie par Maria Luisa Spaziani, traductrice italienne de plusieurs livres de Yourcenar et amie de celle-ci. L’ouvrage a rejoint les rayonnages de la bibliothèque en 1984, comme l’atteste l’envoi de la traductrice. De Du Bellay dont nous savons qu’elle appréciait particulièrement les poèmes des Regrets, elle possédait une édition de 1892 de sa célèbre Deffence et
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illustration de la langue françoyse dont elle a souligné quelques passages au crayon rouge, ainsi qu’une traduction en anglais des Sonnets, extraits des Regrets, dans une édition new-yorkaise de 1972 qui n’atteignit la bibliothèque de Petite Plaisance qu’au début de 1980, comme l’atteste l’envoi du traducteur. Dans le volume de la Pléiade consacré aux Poètes du XVIe siècle qu’elle possédait, seuls les poèmes des Regrets sont abondamment annotés de diverses marques difficiles à expliciter dont de nombreux points noirs dans et à la fin de certains vers. Outre cet ouvrage, la poésie du XVIe siècle est largement représentée par des anthologies thématiques et autres recueils de morceaux choisis que Yourcenar semble particulièrement apprécier. Les Poètes de la Pléiade regroupe un choix de poèmes de Pontus de Thyard, Joachim du Bellay, Rémy Belleau, Étienne Jodelle et J. A. de Baïf. Certains de ces auteurs ainsi que d’autres (Pierre de Ronsard, Maurice Scève, Agrippa D’Aubigné…) sont également présents dans un essai d’Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au seizième siècle, que Yourcenar a classé parmi les ouvrages qui lui ont servi de documentation pour la rédaction de son roman L’Œuvre au noir. La poésie est pour la romancière une des sources de sa propre inspiration littéraire. Les poètes marquants ou oubliés de l’époque qu’elle décrit, que ce soit la Rome impériale d’Hadrien ou la Renaissance de Zénon, lui servent souvent de repères culturels pour caractériser un événement, un lieu, une mode ou un personnage. Cette utilisation de la poésie comme matériau servant à la genèse d’un livre est parfois visible, au cœur des volumes conservés dans sa bibliothèque. Prenons, par exemple, la « vieille ritournelle » que siffle Henri-Maximilien en quittant Zénon, à la fin du chapitre de L’Œuvre au noir, intitulé « La Conversation à Innsbruck » : Nous étions deux compagnons Qui allions delà les monts. 67 Nous pensions faire grand chère…
L’examen de la bibliothèque de Yourcenar nous apprend qu’elle a trouvé la chanson qu’elle prête à son personnage de poètesoldat dans un recueil de Chansons populaires des XVe et XVIe siècles
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ON, p. 658.
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avec leurs mélodies. Au début du volume, elle a écrit : « Voir chanson XLVIII pour la chanson d’Henri Maximilien Innsbruck, p. 64-65. » Pour restituer au mieux l’ambiance et la vérité de l’époque décrite, la romancière est allée puiser parmi les trésors de la poésie populaire de la Renaissance quelques vers qu’elle modifie légèrement68 avant de les glisser entre les lèvres d’un personnage inventé. Cet exemple, parmi d’autres, montre comment sa bibliothèque poétique est porteuse d’écriture. Il nous permet de saisir cet « espace transactionnel où interagissent livres et manuscrits, où l’écriture en train de se faire s’articule sur le déjà-écrit »69, comme le souligne Daniel Ferrer. Le XVIIe siècle poétique français se résume presque exclusivement à La Fontaine dont Yourcenar possède plusieurs éditions dont l’une l’a accompagnée depuis son enfance. Il s’agit d’une édition populaire de petit format, non datée, qu’elle a fait relier, comme elle le fait pour certains documents fragiles qu’elle tient à conserver. Le volume est une anthologie des plus célèbres poèmes de La Fontaine publiés par les éditions Nilsson sous le titre Ses plus belles Fables. L’intérêt que l’écrivain portait à ce petit volume est probablement sentimental. Notons qu’elle ne l’a pas classé, avec ses autres livres de La Fontaine, parmi la littérature du XVIIe siècle, mais dans la bibliothèque de sa chambre, à la tête de son lit, parmi d’autres documents auxquels elle semblait tenir particulièrement. Les trois autres éditions des fables de La Fontaine conservées à Petite Plaisance témoignent d’un intérêt marqué pour le célèbre fabuliste et de la connaissance profonde que Yourcenar en avait. Deux éditions en français, en particulier, conservent les marques d’une lecture attentive et assidue. Le volume des Fables des éditions Lemerre publié en 1883, présenté et annoté par Anatole France, contient de nombreuses traces de lectures. Dans la « Table alphabétique des fables », la lectrice a marqué d’une croix à l’encre bleue certains poèmes qui
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Le texte original de « La chanson d’Henri Maximilien » tel que reproduit dans Chansons populaires des XVe et XVIe siècles avec leurs mélodies est le suivant : « Nous estions trois compagnons Qui allions de la les monts Nous voulions faire grand chère… » 69 Bibliothèques d’écrivains, op. cit., p. 15.
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l’intéressaient particulièrement70. Ailleurs, elle corrige une note d’Anatole France qu’elle considère comme erronée. Au sujet du poème « Daphnis et Alcimadure. Imitation de Théocrite », publié page 427, celui-ci précise : « Il n’y a rien de cela dans Théocrite », ce qu’une lectrice aussi avisée que Marguerite Yourcenar ne peut accepter. Une note à l’encre violette à la dernière page du livre rectifie donc : « Il existe parfaitement dans Théocrite une idylle de ce genre (p. XXIII), « L’Insensible » imitée d’assez loin par La Fontaine dans son conte d’Alcimadure. » Ce genre d’annotations n’est pas rare dans la bibliothèque de celle qui mène souvent une bataille de mots avec les livres qu’elle lit, corrigeant un vers ou une traduction, contredisant une affirmation de l’auteur, nuançant un avis ou exprimant le sien. Dans un autre volume des Fables précédées de la vie d’F, elle s’est contentée, comme elle le fait souvent, de cocher le texte de quelques fables. Des mots traduits en anglais dans les marges donnent à penser que Grace Frick s’est également plongée dans ce volume de La Fontaine. Les deux femmes possédaient d’ailleurs la remarquable traduction en anglais réalisée par le célèbre poète américain, Marianne Moore, et publiée en 1954, The Fables of La Fontaine, traduction devenue une référence aux États-Unis. Parmi les autres poètes du XVIIe siècle, elle possédait un volume de Boileau, Œuvres poétiques, également lu avec soin comme en témoigne un certain nombre de vers soulignés au crayon rouge et d’autres marqués d’un trait vertical rouge dans la marge de droite. Notons également un volume de Théophile de Viau, salué en son temps par Boileau, et dont Yourcenar appréciait sans doute ce mélange de légèreté et de préciosité savante qui font le charme des odes de La Maison de Sylvie et autres œuvres dont elle a marqué quelques vers d’un point rouge. Le domaine de la poésie française du XVIIIe siècle ressemble à un désert dans la bibliothèque de Petite Plaisance, si l’on excepte le monument que représente pour Yourcenar André Chénier que nous aborderons plus loin. Nous n’avons recensé qu’un seul volume consacré exclusivement à l’art poétique français de cette période : Les Petits poètes du XVIIIe siècle, un recueil de morceaux choisis comprenant des œuvres de Le Franc de Pompigan, Houdar de la 70
Il s’agit de « Le Vieux chat et la jeune souris » ; « Le Cochet, le chat et le souriceau » ; « La Querelle des chiens et des chats et celle des chats et des souris » ; « Les Souhaits ou la souris métamorphosée en fille ».
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Motte, Bernis, Dorat… autant de noms que l’histoire littéraire a souvent négligés et dont Yourcenar aimait à lire les vers désuets. Ils lui permettaient de mieux comprendre les modes littéraires d’une époque, les sensibilités humaines du passé qui s’illustrent, selon elle, autant par les grands poètes sanctifiés par la postérité que par ces voix oubliées qu’elle considère même parfois comme plus authentiques. Cette curiosité pour les petits maîtres est visible à travers de nombreux volumes dans sa bibliothèque. Pour la période qui nous concerne, nous avons remarqué les deux tomes de Petits poètes français depuis Malherbes jusqu’à nos jours, publiés en 1838 et 1839. Dans le tome I, la lectrice a annoté plusieurs poèmes de Lebrun, l’inspirateur d’André Chénier, ce qui explique sans doute en partie l’intérêt que lui porte Yourcenar. Elle marque d’une croix au crayon plusieurs poèmes au ton souvent badin, humoristique, voire sarcastique tels que « Sur une dame poète », « Dialogue entre un pauvre poète et l’auteur », « Sur la Harpe qui venait de parler du grand Corneille avec irrévérence »… D’autres poèmes de Lebrun ont attiré son attention. Page 558, face à deux distiques satiriques, « Au Bonhomme Huet » et « Sur les trois noms de M de Flins », elle a inscrit au crayon dans la marge : « (Mallarmé) » sans autre commentaire. Peut-être voyait-elle dans les poèmes au style net et vigoureux de celui qu’on surnommait LebrunPindare un annonciateur de l’art mallarméen, à la fois tranchant, concis et ironique. Avec une cinquantaine de documents, la poésie du XIXe siècle français est largement représentée dans la bibliothèque de Petite Plaisance. Recueils, anthologies, œuvres complètes, biographies, essais, numéros spéciaux de revues… balisent par leur diversité la richesse littéraire d’un siècle dans lequel la jeune Marguerite Yourcenar a largement puisé son inspiration. Son goût pour la poésie du siècle de Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Maurice de Guérin, autant de voix poétiques auxquelles elle est particulièrement attachée, ne se démentira jamais. Siècle de grande richesse poétique, le XIXe est central dans son imaginaire de lectrice et de créatrice. Il est, avec le XXe, le mieux représenté sur les rayons de la bibliothèque. Presque tout ce que l’histoire littéraire considère comme les grands noms de la poésie française y est présent. On entrevoit ici concrètement une des caractéristiques de la bibliothèque : sa dimension anthologique qui, dans sa grande diversité, peut être considérée comme ce que Montaigne appelait sa « bibliothèque de référence », « ces livres qui
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définissent en creux le portrait de leur utilisateur », comme le fait remarquer Emmanuel Fraisse71. Lamartine est présent à travers les tomes III et IV de ses Œuvres complètes, Harmonies poétiques et religieuses, publiées en 1837 et la monographie que lui a consacrée en 1968 Gonzague Truc72 sous le titre Lamartine. Seules les Premières poésies d’Alfred de Musset, dont un seul vers a été discrètement marqué, ont trouvé place dans la bibliothèque, complétées par un volume publié dans une collection de grande vulgarisation de l’époque, La Vie privée d’Alfred de Musset d’André Villiers, publié en 1939, chez Hachette. Yourcenar n’avait qu’un seul livre d’Alfred de Vigny, Poésies, assorti du numéro que lui a consacré la revue Europe en mai 197873. En ce qui concerne Théophile Gautier, nous savons qu’elle n’a pas du tout apprécié la biographie que lui a consacrée Joanna Richardson, Théophile Gautier. His Life & Times, publiée à Londres en 1958. En effet, elle a noté en bas de la page de garde du volume : « extrêmement médiocre, souvent erroné ». Ce genre de condamnation sans appel, courante chez elle, au-delà de l’aspect péremptoire, témoigne avant tout du sérieux que la lectrice accorde à chacune de ses lectures et de la « chasse » aux mauvais livres qu’elle conduit à l’intérieur de sa propre bibliothèque. Dans le cas de la biographie de Théophile Gautier, la notation manuscrite de Yourcenar informe aussi sur le degré élevé de connaissance qu’elle avait de la vie et de l’œuvre du poète français pour s’autoriser un tel jugement. Page 28 du livre, elle note : « Extrême médiocrité du style de Mademoiselle de Maupin ». À la page suivante, elle exprime à nouveau son désaccord : « Non, pas si conventionnelles – le réalisme et la vérité psychologique de La 71
Questions générales de littérature, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2001, p. 224. Nous savons le respect que M. Yourcenar avait pour le critique Gonzague Truc, un des premiers à avoir consacré à la jeune femme de lettres une étude d’ensemble de son œuvre naissante. Voir Gonzague TRUC, « L’Œuvre de M. Yourcenar : 1929-1938 », Études littéraires, Québec, Les Presses de l’Université Laval, avril 1979, p. 11-27. 73 La bibliothèque de Petite Plaisance contient un certain nombre de revues dont une proportion significative concerne la poésie. Il convient d’insister sur le rôle essentiel de ces revues dans la lecture et la connaissance que M. Yourcenar avait de la poésie. Ainsi, en s’intéressant à Alfred de Vigny à travers les plus récentes recherches des spécialistes publiées en mai 1978 dans la revue Europe, elle ne se contente pas d’un savoir et d’une lecture datée appartenant à une érudition du passé mais, comme en témoigne le contenu de sa bibliothèque, elle voyage constamment entre les grandes éditions anciennes, les collections populaires et les éclairages les plus récents sur tel ou tel poète qu’elle affectionne. 72
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Nouvelle Héloïse sont sur un plan infiniment plus élevé que Mlle de Maupin. L’auteur sait bien la petite histoire littéraire et pas du tout la littérature. » Page 206 enfin, Yourcenar souligne un autre manque de la biographie de Joanna Richardson : « no mention of the erotic poetry of Gautier himself ». Outre ce livre « extrêmement médiocre », Yourcenar possédait deux éditions des célèbres Émaux et camées. L’une est une édition critique établie par Jacques Madeleine et publiée en 1927 ; l’autre une édition populaire de très petite taille, comme l’écrivain semble beaucoup les aimer, éditée en 1929 aux Éditions de l’Abeille d’or et conservée, comme d’autres petits volumes qui lui sont chers, dans le meuble-bibliothèque installé à la tête de son lit. De Gérard de Nerval dont Yourcenar connaissait très bien l’œuvre, elle possédait trois volumes dont le tome II de ses Œuvres complètes, dans la Bibliothèque de la Pléiade édité en 1984. Les deux autres livres, une édition des Filles du feu de 1874 et un recueil de Pages choisies, publié dans la collection à vocation scolaire des Classiques Larousse en 1936, indiquent sa fidélité au poète. Ce dernier volume garde d’ailleurs en mémoire la ou, plus vraisemblablement, les lectures de Yourcenar qui a effectué sur les pages de garde une série de dessins au crayon dont il n’est pas certain que l’on puisse les considérer comme des illustrations du texte nervalien : silhouette d’un couple nu, de profil, uni par les mains ; autre personnage nu, assis dans une position de douce rêverie ; femme en pied aux grands yeux dont une partie du corps seulement est drapé dans un habit dénudant ses épaules et l’une de ses cuisses ; dessin énigmatique quelque peu « surréaliste » d’une table à deux tiroirs sur la surface de laquelle se profile une main brandissant un grand couteau et sur laquelle est posé ce qui pourrait être un paquet de cigarettes ou d’allumettes, le tout sous le regard d’un petit chien, installé au premier plan, au pied de la table. Il nous est difficile d’interpréter de tels croquis qui n’ont peutêtre que peu de rapport avec le livre dans lequel ils sont nés, simples supports matériels des rêveries de la lectrice qui crée son propre monde en empruntant à Nerval l’espace de sa poésie. Remarquons que cette « enluminure » du texte lu par de petits croquis et autres dessins à l’encre, au feutre ou au crayon est courante chez Yourcenar74, comme nous le verrons quand nous évoquerons son 74 Notons, par ailleurs, que la pratique yourcenarienne du dessin est également visible dans ses propres manuscrits dont certains sont truffés de croquis ou de signes
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admiration pour Paul Valéry. L’activité de marginaliste de l’écrivain ne se borne pas aux mots et aux jugements sur tel ou tel livre lu, apprécié ou non. Par le dessin, elle exprime un rapport plus ludique à l’objet livre, poursuivant une lecture rêveuse par les formes, l’esquisse d’un paysage, le tracé d’une silhouette ou quelques signes difficiles à identifier. Le dessin, qu’elle pratiqua toute sa vie, accompagne sa lecture, accentue son imprégnation d’un texte. Il s’agit le plus souvent d’un poème qui se prête mieux que la prose à cette participation artistico-ludique de la lectrice qui lit, relit, note, griffonne, esquisse enfin, une œuvre graphique qui naît au fil du texte lu, puis rêvé. C’est également par un volume de La Pléiade, Œuvres poétiques complètes, qu’elle fréquente l’œuvre de Verlaine auquel elle fait plusieurs fois allusion, de manière brève et quasi anecdotique, dans ses essais. Elle possédait également, le tiré à part d’un article de Jean Eeckhout, sans doute envoyé par l’auteur avec lequel elle a entretenu une correspondance suivie, « Verlaine L’Ardennais », publié dans les Annales du Centre universitaire méditerranéen de Nice. Leconte de Lisle, pourtant sévèrement jugé75, a droit à trois volumes : Poèmes barbares dont certains vers sont soulignés et d’autres marqués d’un point, Choix de poésies qui n’est pas entièrement coupé et Œuvres. Poèmes antiques. Elle a également conservé, publié chez le même éditeur que les trois volumes de son comparse, la Librairie Alphonse Lemerre, Les Trophées, de José Maria de Heredia. On peut raisonnablement considérer ces derniers livres comme un vestige affectif de ses lectures de jeunesse, époque où elle a sans doute été très sensible à la perfection absolue de la forme parnassienne inspirée de l’Antiquité, qui a compté parmi ses premières nourritures poétiques. La poésie française du XIXe siècle dans la bibliothèque de Petite Plaisance, c’est aussi Mallarmé dont Yourcenar possédait deux recueils, sans doute acquis lors de leur parution, aux éditions de la Nouvelle Revue Française, dans les années vingt, Poésies et Vers de circonstance. La diversité de ses intérêts littéraires, visible dans l’ensemble de sa bibliothèque, s’exprime ici par le voisinage, sur ses « cabalistiques » qui accompagnent sa propre écriture. Certains poèmes que nous analyserons dans la seconde partie intègrent également le dessin. 75 Il semble que ce soit plutôt le très discutable traducteur-adaptateur des grands textes antiques que M. Yourcenar récuse que le poète parnassien dont elle devait apprécier, du moins dans sa jeunesse, certains morceaux.
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étagères de poètes, d’écoles ou de phénomènes littéraires très différents. Ainsi, elle possédait deux volumes du chef de file du mouvement félibrige, Frédéric Mistral, Calendal et Mireille. Un article du 31 janvier 1926 proposant « Les inédits de Mistral », découpé dans un journal non identifié et glissé par Yourcenar entre les pages de son exemplaire de Mireille, indique que ces lectures du grand poète provençal, encore vivant au moment où elle l’a découvert, remontent, elles aussi, à ses années d’apprentissage, durant lesquelles elle s’est imprégnée d’une grande partie des trésors poétiques des siècles passés. À cheval lui aussi sur deux siècles, Jehan Rictus, populaire chantre de la misère des faubourgs, loué par Léon Bloy, a également attiré l’attention de la jeune Marguerite Yourcenar qui a toujours conservé dans sa bibliothèque un exemplaire du recueil de poèmes qui le révéla, Les Soliloques du pauvre, paru en 1897, mais qu’elle a lu dans une édition revue, corrigée et augmentée de poèmes inédits publiée en 1913 (elle n’avait alors que dix ans) et qu’elle découvrit sans doute quelques années plus tard.
Le panthéon poétique de Marguerite Yourcenar Sans qu’il s’agisse d’un palmarès, nous nous proposons ici d’aller plus loin, en détaillant, parmi les poètes qu’elle préfère, ceux qui constituent le panthéon poétique de Yourcenar. Nous entendons par là les poètes français qu’elle met au-dessus de tout, considère comme des maîtres inégalés dans l’art du vers, et auxquels elle revient toujours avec le même plaisir. Ceux aussi dont elle s’est parfois inspirée ou qui trouvent dans son œuvre quelques échos. Ces grands poètes qui sont aussi de grands témoins de l’histoire de la poésie française et de son accession à la modernité permettent de pénétrer plus en profondeur dans l’imaginaire de la lectrice qui s’est construit au fil des ans une immense bibliothèque virtuelle dont ils sont quelques-uns des piliers les plus solides. Six « statues » bien vivantes occupent ce musée imaginaire yourcenarien : Racine, Chénier, Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Maurice de Guérin.
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Jean Racine Comme pour maints grands écrivains de son époque – que l’on songe à des auteurs aussi différents que Gide, Giraudoux, Duras ou Genet –, Racine représente pour Yourcenar l’image même du génie classique inégalé. Il est sans doute, avec Victor Hugo, l’auteur auquel elle se réfère le plus souvent. Plus qu’un monument intimidant, Racine est comme un sommet inaccessible dont elle ne manque pas une occasion de saluer la « limpide poésie »76 ou la beauté « des grands vers nocturnes et ensommeillés »77 qui ouvrent Iphigénie en Aulide et que lui rappelle L’Éducation de Bacchus, tableau de Poussin admiré à New York. Que ce soit dans certaines de ses préfaces, dans ses essais ou même dans ses entretiens avec des journalistes qui l’interrogent sur ses auteurs préférés ou ceux dont elle se sent proche, il n’est pas exagéré de dire qu’elle en revient toujours à Racine, « poète purement intellectuel, ou purement sensuel »78. C’est évidemment la richesse et la souplesse du vers racinien qui fascinent en premier lieu Yourcenar : « Nommons, comme au sommet de cette poésie qu’on dit classique, Racine, avec son désir de poser la rime de façon qu’elle soit là, mais peu perceptible. Racine apparemment simple, abstrait, le contraire du réalisme ou de l’abstrus. »79 Une telle perfection isole forcément l’auteur de Phèdre et empêche toute comparaison. Dans l’un de ses derniers entretiens, à la journaliste qui lui demande si elle a des affinités particulières avec des écrivains tels que les romantiques, Racine ou Baudelaire, elle répond : « Racine jusqu’à un certain point, mais il est un cas tellement unique que personne ne peut lui être comparé. »80 On pourrait aisément multiplier les citations qui confirment la place particulière de Racine dans le panthéon yourcenarien tout autant que dans l’imaginaire littéraire français81. De manière plus personnelle, ce qui touche Yourcenar dans Racine, c’est l’héritier doué des grands drames de la 76
« Aspects d’une légende », Th II, p. 171. « Une exposition Poussin à New York », PE, p. 469. 78 « Avant-propos » [à Électre ou la chute des masques], Th II, p. 16. 79 « La Bienveillance singulière de M. Yourcenar », op.cit., PV, p. 316. 80 « Une interview de Marguerite Yourcenar », op.cit., PV, p. 393. 81 C’est sans doute cela qu’exprime M. Yourcenar quand elle déclare à Matthieu Galey : « Il est très gênant en France de reprocher quelque chose à Racine. Par l’incomparable perfection de la langue, c’est notre plus grand poète ». YO, p. 102. 77
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Grèce ancienne, le « fils » d’Euripide82 auquel elle fait une place de choix dans plusieurs paratextes de ses pièces à sujet mythologique. C’est dans les préfaces d’Électre ou la chute des masques, Le Mystère d’Alceste et Qui n’a pas son Minotaure, où elle se plaît à analyser les différentes transformations dramatiques des personnages de la tragédie grecque au cours des siècles, que l’on se rend le mieux compte du rôle essentiel de Racine à la fois comme relais entre Euripide et le monde moderne mais aussi comme « réinventeur » des mythes grecs et surtout peut-être comme créateur de ses propres mythes. Yourcenar y déploie une érudition sensible qui témoigne de sa connivence avec l’œuvre racinienne83. Au jeu des équivalences entre écrivains et peintres, Yourcenar situait Racine « entre Raphaël et Giorgione (plus aigu, plus sec) »84. Au détour d’une longue note de lecture consacrée au livre de Julius Evola, Le Yoga de la puissance, nous apprenons où se situe vraiment Racine dans l’échelle des valeurs littéraires de Yourcenar, soit juste en dessous des « très grands artistes » que sont Tolstoï ou Homère, parmi ceux qu’elle qualifie de « très grands, mais moins grands » où il voisine avec Paul Valéry85. Sa bibliothèque contient naturellement la totalité des œuvres de Racine dans des éditions différentes, dans lesquelles elle a dû souvent se replonger pour retrouver la pureté classique du vers français qui a été un de ses principaux modèles.
André Chénier Dans le musée imaginaire de Yourcenar, André Chénier est « Corrège, ou ce qu’il reste de Corrège dans Prudhon »86. Nous savons que l’auteur du monumental L’Impératrice Joséphine à la Malmaison a été un émule doué de Léonard de Vinci et du Correggio, mais aussi un précurseur du romantisme aux clairs-obscurs lunaires. C’est donc 82 Dans son « examen d’Alceste », M. Yourcenar insiste sur le fait qu’Euripide a été pour bien des auteurs, « un point de départ, une source, et parfois une mine. Un Racine, un Goethe, un Alfieri sont ses fils ; », Th II, p. 95. 83 On lira en particulier dans Théâtre II sa courte évocation d’Andromaque (p. 15-16), les deux belles pages sur l’Alceste à peine ébauché par Racine (p. 96-97) et son analyse de Phèdre (p. 170-171). 84 Voir S II, p. 207. 85 Ibid., p. 70. 86 Ibid., p. 207.
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peut-être parce qu’elle voit également en Chénier un passeur, un continuateur qui innove qu’elle le compare à Prudhon. Il semble, en effet, que pour elle Chénier soit une sorte de chaînon entre Ronsard et Hugo qui a senti qu’avec les œuvres du poète décapité, « c’est aussi une poésie nouvelle qui [venait] de naître. »87 Ce qui est certain c’est que cet « Orphée des Lumières » avait toutes les qualités pour séduire Yourcenar. La fascination pour les grands thèmes antiques, commune aux deux poètes, a sans doute beaucoup touché l’adolescente qui a dû préférer la grâce préromantique du mythe telle qu’elle s’exprime dans « La Jeune Tarentine » aux reconstitutions artificielles d’un Leconte de Lisle. Il est probable aussi que le jeune poète aux vers pleins des nymphes des bois et autres néréides que Yourcenar a été, ait partagé, un temps, le credo de l’auteur des Bucoliques : « sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques ». Dans un essai où elle détaille la survivance du mythe grec dans les arts et les lettres, elle évoque tour à tour Chateaubriand, Gide, les surréalistes, Picasso, sans oublier pour autant le poète qui, au cœur de la tourmente révolutionnaire, se souvenait des splendeurs des Grecs anciens : « Dans chacun de ces mondes, un poète se meut, nageur qui retrouve au fond de soi des divinités submergées. André Chénier en fait partie par sa naissance autant que par ses Idylles. »88 C’est encore Chénier « le Grec » par sa mère mais surtout par sa poésie, qu’elle cite dans la « Préface » de La Couronne et la lyre : « Ce langage sonore, aux douceurs souveraines, / Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines. »89 Qu’importe si, au moment où elle le cite, elle ne pense plus que le miracle grec ait vraiment existé et que la culture hellénistique soit l’unique et la suprême référence, elle garde pour les vers d’André Chénier une grande tendresse. Il semble par ailleurs évident que le destin tragique du jeune poète, auquel le vent de l’Histoire a confisqué sa lyre prématurément, ait joué dans l’admiration qu’elle lui vouait et que de multiples lectures ont renforcée. Quatre volumes offrent un panorama complet de l’œuvre d’André Chénier dans la bibliothèque de Petite Plaisance qui contient les Œuvres poétiques en deux volumes, les Œuvres en prose et un petit volume comprenant une édition populaire des Bucoliques. 87 Cité par Édouard Guitton, « Chénier », Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I, op. cit., p. 659. 88 « Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 445. 89 CL, p. 38.
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Élégies. Poèmes. Odes. Le tome I des Œuvres poétiques, qui comprend une étude de Sainte-Beuve, mérite qu’on s’y arrête. C’est, en effet, celui qui comporte le plus d’annotations marginales. Lus avec soin, les poèmes des Bucoliques et des Élégies dans l’édition Garnier de 1878 font l’objet de nombreuses remarques au crayon gris et rouge qui occupent l’espace vide entre les poèmes. Rarement l’activité de marginaliste prend de telles proportions chez Yourcenar. Ici elle corrige un vers, là elle commente, ailleurs elle cite un autre poète… On pourrait supposer que ces notes savantes et précises sont le travail préparatoire à l’élaboration d’un texte sur Chénier qui n’a jamais vu le jour tant l’activité de lectrice privée semble se doubler ici d’une visée critique à caractère public90. Ces notations inédites sont d’autant plus précieuses qu’elles éclairent sur la façon très personnelle qu’a Yourcenar de réagir à l’œuvre d’André Chénier. Elles nous font pénétrer au cœur de son activité de lectrice, doublée ici d’un véritable travail d’écrivain. Pour toutes ces raisons, on peut considérer les nombreuses apostilles qui constellent les Œuvres poétiques d’André Chénier, comme les fragments d’un essai non encore écrit, et peut-être même jamais envisagé, sur l’œuvre de celui dont elle goûte « la rêverie romantique et stellaire »91 : Page 1, au-dessus du titre général Poésies d’André Chénier, Yourcenar a écrit : « André Chénier est aux élégiaques ce qu’une faunesse de Clodion est à un jeune faune de Praxitèle ». Page 47, dans le poème « Le Malade » extrait des Bucoliques, elle corrige une coquille dans le deuxième vers, inscrivant dans la marge : « et dieu des plantes salutaires » à la place de « et dieu des plantes solitaires »92. Page 127, en regard d’un poème sans titre qui évoque la mort de deux enfants perdus dans les bois, elle note : « un marbre grec ébauché ». Pages 136 et 137 sur lesquelles figure le poème « Vénus », traduit de la première épigramme de Nossis et « Minerve », elle écrit : « Chénier a le don du vers fluide et coulant sans être vague. Il avait 90
Il n’existe dans l’œuvre de M. Yourcenar nul article ou essai consacré à André Chénier, ni aucun document laissant penser qu’il pourrait s’agir d’un projet qui n’aurait pas abouti. 91 Voir « Une exposition Poussin à New York », PE, p. 469. 92 Le vers complet dans l’édition Garnier (1878) est : « Dieu de la vie, et dieu des plantes solitaires ».
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bien raison d’invoquer les Nymphes : elles l’en ont récompensé : son vers, aux bons endroits, a des liquidités d’eau. On n’y sent pas la césure et l’on n’y sent pas non plus que la césure y paraît manquer. » Page 146, en marge de la fin du poème LXXIV des Bucoliques, elle remarque : « Ici un vague parfum de Galilée dans ces fragments d’idylles siciliennes. » Page 150, au chapitre des « esquisses et projets », Chénier mentionne la possibilité de consacrer un poème à la belle Scio devenue folle à la mort de son amant et évoqué par Shakespeare dans une chanson93 dont Chénier donne une courte traduction. La lectrice se prend alors à rêver dans la marge : « J’aime à voir les belles jeunes femmes et les jeunes cavaliers de Shakespeare se retrouver dans cette galante compagnie mythologique. Celui qui aima passionnément Ovide aurait aimé André Chénier. » Page 171, parmi les Élégies, Yourcenar souligne au trait rouge trois vers de la fin d’un poème dont le titre est « Imité d’une idylle de Bion » : Ainsi, bruyante abeille, au retour du matin, Je vais changer en miel les délices du thym. Rose, un sein palpitant est ma tombe divine.
Elle note au-dessus trois vers de Victor Hugo : Le poète est le frère des corolles vermeilles. Enfant, il est Platon baisé par les abeilles Et vieux, Anacréon…
Page 175, un autre poème des Élégies, « Aux frères de Pange » lui inspire la remarque suivante : « Sujet de tableau pour un Puvis de Chavannes». Page 196 encore, en regard de l’élégie XV (« Souvent le malheureux… »), elle inscrit : « Chénier a des débuts d’odes dignes d’Horace qui précèdent souvent des morceaux dignes tout au plus d’un meilleur Fontanes. » Page 224, où figure la fin de l’élégie XXIV et le début de l’élégie XXV, toutes deux consacrées aux plaisirs et aux souffrances des amants, elle exprime le point de vue suivant : « 21 vers charmants, 93
Voir Hamlet, acte IV, scène 5. Dans cette scène, c’est Ophélia qui chante son désespoir.
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non point exquis, non point parfaits, mais d’une molle grâce Louis XVI où les réminiscences du naturalisme de Jean-Jacques [Rousseau] se poétisent de souvenirs classiques – et faits pour être récités à mivoix par une Julie qui aurait des lettres. » Page 261 sur laquelle figurent deux courts poèmes traitant de l’homme qui s’apitoie sur son propre malheur (XLIII) et d’une belle qui joue de ses charmes pour se faire pardonner par son amant (XLIV), elle fait cette réflexion : « Rien ne s’allie mieux que le pessimisme et l’épicurisme – Tous les poètes grecs sont volontiers de paisibles désespérés. » Page 308, à propos du premier poème intitulé « Élégie orientale », elle commente : « Il y a dans Chénier un peu de Méléagre – très peu – assez de Properce et beaucoup de Dorat mélangé de Jacques Delille – cela ressemble à la Grèce comme les bruyères de Trianon ressemblent à Amaryllis. Il est fâcheux que Chénier n’ait pas donné suite à son projet – Nous eussions eu un point de comparaison de plus avec Verlaine et Baudelaire. » Le tome II des Œuvres poétiques contient une seule annotation digne d’être signalée. Elle se trouve page 25 où Chénier évoque des projets de composition dramatique, affirmant notamment que les tragédies doivent s’écrire en alexandrins et les comédies et les satires « en vers de dix syllabes ». Ce qui fait écrire à Yourcenar : « Ce Grec du XVIIIe siècle se rattachait par son instinct du rythme aux vieilles traditions de la race française – Les comédies du Moyen-âge sont en décasyllabes. » Ces annotations marginales inédites tiennent du meilleur commentaire yourcenarien. Quand elle annote un livre, Yourcenar adopte une attitude identique à celle qu’elle a dans ses articles ou essais critiques dans lesquels elle propose sa lecture de tel auteur ou de telle œuvre qui la touche. On remarquera en particulier le jeu des rapprochements entre les époques et les poètes qui est si caractéristique de Yourcenar. Pour elle, la singularité d’un poète ne se comprend que dans un entrelacs de résonances qui le relie à une sorte de secrète famille d’écrivains passés et à venir que lui invente le lecteur. Ainsi pour Yourcenar, Chénier, « ce Grec du XVIIIe », grâce à un singulier jeu de correspondances esthétiques se voit rapprocher de figures et d’univers littéraires aussi dissemblables que ceux de Shakespeare, des auteurs grecs (Méléagre) ou latins (Horace,
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Properce…), des petits maîtres français que sont Dorat ou Delille ou de Jean-Jacques Rousseau. Elle devine l’écho des grands poètes qui prolongent l’aura de Chénier au cœur du XIXe siècle : Hugo, Baudelaire et Verlaine. On remarquera aussi les ponts qu’elle jette volontiers entre l’univers de la poésie et celui des arts plastiques, procédé fréquent dans son œuvre critique94. Il n’est nullement question ici de Prudhon ou même du Corrège, peintres auxquels elle identifie ailleurs Chénier, mais de Clodion ou de Puvis de Chavannes. Ce fragment de littérature que Yourcenar ne songeait sans doute pas à partager avec un quelconque lecteur nuance quelque peu le jugement qu’elle porte sur l’œuvre de Chénier. Il demeure pour elle un magicien de la forme dans ce qu’elle a de plus beau et de presque immortel. Pourtant, au fil de sa lecture, elle entrevoit des facilités d’expression, des vers plus fades, de vagues imitations sans personnalité qui émoussent l’enthousiasme de la lectrice, admirative, mais lucide des « faiblesses » d’André Chénier. Victor Hugo L’auteur des Contemplations et des Chants du crépuscule est sans conteste, avec Racine, l’autre « modèle » du grand poète français tel que le conçoit Yourcenar. Celle à qui son père faisait apprendre des poèmes de La Légende des siècles en guise d’exercice de diction95, est toujours demeurée admirative face au talent du poète qu’elle va jusqu’à considérer comme « un homme de génie »96. À travers les différents textes ou entretiens dans lesquels elle évoque très volontiers la figure tutélaire du monument Hugo, nous avons parfois 94
Voir en particulier son article « Une exposition Poussin à New York », PE, p. 468473, dans lequel elle adopte le procédé inverse, en faisant appel à une multitude d’écrivains (Descartes, Racine, Corneille, Maurice de Guérin, Vigny, Hugo, Whitman…) pour faire saisir au lecteur la beauté des tableaux de Poussin. 95 Dans une lettre à Jacqueline Piatier qui avait titré sa critique d’Archives du Nord, « M. Yourcenar et la légende des siècles » [Le Monde, 23 septembre 1977, p. 1], l’auteur écrit : « Vous pensez bien que vos allusions à La Légende des Siècles […] me comblent. […] "Michel" [son père] entre ma douzième et quinzième année, m’a souvent lu à haute voix, ou fait lire à mon tour "La Terre", "Les Sept merveilles du monde", "Plein ciel" (pour m’apprendre la diction). », 2 octobre 1977, L, p. 568. 96 « L’Express va plus loin avec M. Yourcenar », entretien avec Jean-Louis Ferrier, Christiane Collange et Matthieu Galey, L’Express, 10-16 février 1969, PV, p. 84.
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l’impression que la lectrice reconnaissante s’est donné pour mission de restaurer l’image du grand poète qu’elle considère comme quelque peu flétrie en France : Si je mentionne à part tant de pièces de Hugo qui me paraissent compter parmi ce que la poésie et l’éloquence chez nous ont fourni de plus admirable, c’est en réaction contre les bons mots (« Victor Hugo, hélas ! »… « un fou qui se croyait Victor Hugo ») qui furent drôles, ou le parurent, vers 1920.97
On ne peut s’empêcher d’imaginer l’agacement du jeune poète, qui publie au début des années vingt ses premiers vers portant l’empreinte de sa fascination pour Hugo, devant les expressions d’irrespect à son égard proférées avec humour par la classe intellectuelle de l’époque. Plus d’un demi-siècle plus tard, elle paraît encore en vouloir à l’auteur du bon mot « Victor Hugo, hélas ! » : « Avoir dit "hélas" est preuve d’une certaine petitesse chez Gide »98. Yourcenar a eu toute sa vie le sentiment que la caricature de Hugo en « poète national » cantonné aux déclamations scolaires et aux discours républicains a quelque peu desservi la reconnaissance de son véritable génie. Elle ne manquait pas une occasion de rendre hommage au « mal-aimé » de la poésie française, « ce banni des temps modernes »99 : « [L]es Français ne comprennent même pas Hugo qui est […] un poète sublime. […] Bien sûr, il y a des moments où Hugo est mauvais et rhétorique – même les grands poètes ont leurs mauvais jours – mais il est néanmoins prodigieux. »100 Elle accepte Hugo dans sa totalité, avec ses outrances, ses faiblesses mais surtout sa vérité poétique. Elle aime son « sens de la mer »101 qui la fascine et admire l’écrivain qui a assigné au poète la mission d’être « un écho sonore » de la vie, expression qui est, selon
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« M. Yourcenar répond au questionnaire de Marcel Proust », op. cit., p. 13. « Une interview de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 395. 99 P, p. 1508. 100 « Une interview de M. Yourcenar » op. cit., PV, p. 394. Plus de quinze ans auparavant, elle tenait déjà des propos sensiblement identiques, notamment à Matthieu Galey : « J’ai toujours beaucoup aimé Hugo, en dépit de toutes les modes contraires. Je reconnais qu’il y a des moments de pesante rhétorique, mais il y en a d’éblouissants et d’immenses. », YO, p. 49. 101 Voir L, p. 552. 98
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elle, « ce qu'on a dit de plus beau sur la condition de poète. »102 Elle cite volontiers ses vers qui l’accompagnent dans sa vie quotidienne et dont elle admire la virtuosité et la netteté tranchante : Chaque fois que je passe place Vendôme à Paris, je me souviens d’un poème de Hugo dans lequel il imagine Napoléon se demandant s’il préfèrerait « La courbe d’Hannibal ou l’angle d’Alexandre/ Au carré de César. » Toute une stratégie contenue en une ligne d’alexandrin !103
Cette admiration du vers hugolien ne l’empêche pas de remarquer que « [l]’outrance verbale, ce fatal défaut de la poésie française qui aborde la grande politique ou la grande satire, est un vice rédhibitoire de d’Aubigné comme il le sera de Hugo. »104 Dans le même texte, elle fait de Hugo un des plus puissants héritiers d’Agrippa d’Aubigné dont Les Tragiques préfigure « cet extraordinaire mélange de narration épique, d’explosions lyriques et de sauvage satire que constitue Les Châtiments. »105 Déjà dans un livre de jeunesse qu’elle a en partie renié, l’écrivain rapprochait Hugo d’un autre immense poète, Pindare. C’est à travers l’évocation du destin pathétique des nobles arbres abattus par la main de l’homme, qu’évoquent à la fois un poème des Olympiques et plusieurs vers des Contemplations, que la jeune Yourcenar met en relation ces « deux prophètes lyriques de la justice éternelle », « séparés par les siècles et rapprochés par leur œuvre. »106 que sont Pindare et Hugo. On devine donc dans quels voisinages elle situe la poésie hugolienne. Quant aux
102
Lettre à Henry Bonnier, 14 octobre 1977, L, p. 569. Dans sa critique louangeuse d’Archives du Nord pour laquelle M. Yourcenar le remercie, le critique affirme : « La nostalgie est assurément une attitude inconnue de M. Yourcenar. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, dirait Simone Signoret. Ce qui compte, aujourd’hui, c’est d’être, plus que jamais, cet "écho sonore" dont parlait Hugo en grand visionnaire qu’il était. » Henry BONNIER, « Un parfait écrivain : M. Yourcenar », La Dépêche du Midi, 25 septembre 1977. 103 « Une interview de M. Yourcenar, op. cit., PV, p. 394. M. Yourcenar fait une légère confusion quand elle évoque la place Vendôme au lieu de l’Arc de Triomphe. C’est, en effet, du poème « À l’Arc de triomphe » du recueil Les Voix intérieures, auquel elle a emprunté par ailleurs la formule « le temps, ce grand sculpteur » qu’elle a extrait les deux vers qu’elle cite. Il s’agit donc d’un alexandrin et demi. 104 « Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », SBI, p. 25. 105 Ibid., p. 35. 106 P, p. 1508.
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références picturales avec lesquelles elle aime jouer, elle précise : « Il y a du Delacroix, et il y a aussi du Courbet. »107 Elle a également exprimé son attachement à la poésie hugolienne – il semble qu’elle ait été moins sensible aux romans et au théâtre – en empruntant deux de ses titres à des vers du grand maître. Le Temps, ce grand sculpteur, titre d’un court essai datant de 1954108, est une belle formule extraite du poème de Victor Hugo « À l’Arc de triomphe » contenu dans Les Voix intérieures109. Le Cerveau noir de Piranèse110, le titre de la longue étude consacrée en 1959-1961 au célèbre graveur italien des Prisons, est un vers dont elle a inversé deux termes, du poème « Les Mages », extrait des Contemplations111. C’est encore à Hugo qu’elle pense aux heures de désespoir face au chaos planétaire de la seconde guerre mondiale. Évoquant dans ses carnets, pour l’année 1942, le suicide des juifs en Allemagne et aux États-Unis, elle se remémore quelques vers extraits d’Hernani : « Ou qu’un beau désespoir… » « Et quand j’aurai le monde ? – Alors j’aurai la tombe. » Sa courte analyse replace ce qu’elle considère comme le génie d’Hugo au cœur de la tourmente du monde : Le poète n’a peut-être cru fabriquer qu’une belle phrase, et cet hémistiche qui nous semblait désigné d’avance aux battements des mains de la claque s’adapte soudain aux destins de quelques millions d’hommes. C’est souvent par ignorance, par inexpérience, par haine ou par peur du réel que nous accusons les poètes d’outrance ou de mensonge.112
Encore une fois Yourcenar défend les paroles prophétiques du « voyant » qu’a été pour elle Victor Hugo, figure emblématique du grand poète qui accompagne ses écrits, mais aussi ses doutes, ses questionnements, ses espoirs, ses repentirs d’être humain et de 107
S II, p. 207. M. Yourcenar donnera même ce titre au recueil d’essais qu’elle publiera en 1983. Voir TGS, p. 312-316. 109 Attendez que de mousse elles soient revêtues, Et laissez travailler à toutes les statues Le temps, ce grand sculpteur ! Les Voix intérieures, poème IV « À l’Arc de triomphe ». 110 Voir SBI, p. 75-108. 111 Le vers de Hugo est : Le noir cerveau de Piranèse. Voir Les Contemplations, Livre sixième : Au Bord de l’infini, poème XXIII « Les Mages ». 112 « Carnets de notes, 1942-1948 », PE, p. 528. 108
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citoyenne du monde. La place qu’il occupe dans sa bibliothèque – une trentaine de livres de lui ou concernant son œuvre – est à l’image de la fascination qu’il exerce sur elle. Tous les aspects du talent d’Hugo sont représentés, le poète évidemment mais aussi l’auteur de théâtre, le romancier, l’essayiste, le journaliste dont elle admirait la clairvoyance113, l’épistolier… Parmi les volumes de poésie, un épais volume des Œuvres poétiques complètes, publié à Montréal en 1944, contient un grand nombre de vers marqués d’un point. Plus que tout autre, Hugo aura été le compagnon de route, voire l’interlocuteur secret de Marguerite Yourcenar. Charles Baudelaire Yourcenar possédait les œuvres complètes de Baudelaire dans La Pléiade auxquelles s’ajoutaient une édition des Petits poèmes en prose de 1958 ainsi qu’une traduction des Fleurs du mal en anglais, appartenant sans doute à Grace Frick. Yourcenar a toujours conservé le volume ancien dans lequel elle a découvert l’œuvre maîtresse de Baudelaire et qui porte de nombreuses traces de ses premières lectures du poète, une édition non datée publiée à la Librairie Alphonse Lemerre. Elle possédait également Baudelaire. Mystique de l’amour, l’étude du poète et critique Jean Royère qu’elle a fréquenté à l’époque où il publiait ses vers dans Le Manuscrit autographe et La Phalange. Baudelaire fait assurément partie des poètes qui ont compté pour Yourcenar, qui reconnaissait à la fin de sa vie avoir des affinités avec l’auteur des Fleurs du Mal114. « Baudelaire est un poète sublime »115 ajoutait-elle. Si elle a abordé sa poésie entre sa quinzième et sa dix-huitième année, c’est plus tard qu’elle succombera vraiment au charme de l’art baudelairien et qu’elle le goûtera pleinement. À la fin des années 1970, elle comptait le poète comme un de ceux qui ont été de grands « prédécesseurs » pour elle : « Baudelaire, oui, mais je 113
Dans un entretien, M. Yourcenar affirme : « Pensez à certains écrivains qui avaient un très grand talent de journaliste, comme Victor Hugo, n’est-ce pas, qui a merveilleusement décrit le retour des cendres de Napoléon », « M. Yourcenar parle de L’Œuvre au noir », entretien avec Carl Gustav Bjurström, La Quinzaine littéraire, 1630 septembre 1968, PV, p. 60. 114 Voir « Une interview de M. Yourcenar, op. cit., PV, p. 393. 115 Ibid., p. 394.
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ne l’ai goûté qu’assez tard, en connaisseur, comme quelqu’un qui juge du point de vue du métier la perfection extraordinaire du vers baudelairien. C’était trop tard pour l’enthousiasme naïf, en quelque sorte. »116 C’est surtout le souffle presque surhumain du vers de Baudelaire qui l’impressionnera toujours117. Dans quelques-unes des nombreuses références qu’elle fait au poète, on devine une grande connivence qui se place souvent sur le terrain de l’intimité. À l’instar de Hugo, Baudelaire appartient au monde imaginaire yourcenarien qu’il effleure par petites touches sensibles. Assistant dans les années 1930, en Sicile, à un spectacle de marionnettes traditionnelles dans lequel des anges envahissent le castelet, elle se souvient d’un vers de Baudelaire : « Un ange furieux fond du ciel comme un aigle »118. Durant la même période, évoquant au cours d’une visite d’Olympie la colossale statue d’Héra adorée jadis en ces lieux, elle rapproche la déesse « aux yeux bovins, éternelle comme l’herbe, paisible comme les bêtes des champs »119 d’un poème de Baudelaire, « La Géante ». Admirant le doux relief d’Olympie, elle s’inspire des deux tercets du sonnet baudelairien et s’installe « sur les genoux d’une femme divine »120 pour contempler le paysage : « Les pins ombreux sont sa chevelure, où des oliviers mêlent des fils gris ; les cours d’eau sont ses veines ; le tourbillon des victoires n’est qu’un vol de colombes dont les siècles éparpillent le duvet blanc. »121 Elle souligne d’ailleurs qu’à travers son poème « La Géante », « Baudelaire atteint la Grèce des mythes, parce qu’il ne l’a pas cherchée »122. Bien des années plus tard, en 1956, lors d’un bref séjour à Namur, elle visite l’église Saint-Loup et songe encore à Baudelaire, en exil en Belgique, amoureux de ce beau monument 116
YO, p. 49. Lors de sa dernière interview accordée à un de ses amis en août 1987, elle lui lance : « Je vous défie, à moins que vous n’ayez fait beaucoup de yoga, de réciter une stance de quatre lignes de Baudelaire sans étouffer. Votre voix n’ira pas jusqu’au bout » et tente aussitôt l’impossible exercice. « M. Yourcenar interviewée », entretien avec Jean-Pierre Corteggiani, Normal, hiver 1987, PV, p. 410. 118 Voir « Marionnettes de Sicile », PE, p. 448. Il s’agit du premier vers du sonnet « Le Rebelle », un des poèmes ajoutés à la troisième édition des Fleurs du Mal (1868). 119 « La Dernière olympique », PE, p. 429. 120 Ibid. 121 Ibid. 122 Ibid. 117
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baroque dans lequel il aurait senti pour la première fois le « vent de l’imbécillité » l’emporter123. C’est encore sous les auspices du poète qu’elle place sa pièce de théâtre Électre ou la chute des masques puisqu’elle fait figurer en épigraphe au début de son avant-propos un quatrain du poème « Le Voyage »124, qu’elle appréciait particulièrement. C’est le même célèbre poème qu’elle cite abondamment et commente à la fin de sa conférence prononcée à Tokyo le 26 octobre 1982, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps »125. Elle analyse à travers ce poème dans lequel elle retrouve ses propres sentiments sur l’ivresse, la philosophie mais aussi les limites de tout voyage dans l’espace, son propre rapport au monde et à l’inconnu. Encore une fois, Baudelaire lui sert d’interlocuteur dans ses rêveries poétiques et existentielles. Au cours du même voyage au Japon, Marguerite Yourcenar fait une expérience intime bouleversante. Dans la chambre d’un grand hôtel impersonnel, elle se sent soudain en accord profond avec elle-même et a l’impression de vivre : non pas un instant de bonheur, car le bonheur ne se compte pas par instants, mais la soudaine conscience que le bonheur nous habite. Les objets qui composent la vie rangée soudain dans un autre ordre tournent vers nous leur face ensoleillée. Transport de l’esprit et des sens (Baudelaire ne s’est pas trompé), lévitation durant laquelle l’âme flotte comme sur un nuage d’or.126
Il est remarquable qu’elle songe à nouveau à Baudelaire dans un moment aussi secret, qui prend l’aspect incongru d’une confidence inattendue chez un auteur très discret sur ses états d’âme et qui s’est toujours méfié d’une notion aussi vague que le bonheur. Il est moins étonnant cependant que cet état de grâce où les sens en éveil s’harmonisent avec l’esprit du sujet, état que pressent toute la recherche poétique baudelairienne, entre en résonance avec celle qui a tenté de marier dans ses œuvres la vie et les tourments des corps avec ceux de l’âme. De Baudelaire, elle apprécie justement ce jeu où les sens expriment tout leur pouvoir créatif. Ainsi, l’analyse de l’érotisme sacré dans l’art hindouiste du Moyen Âge, dont elle apprécie la 123
Voir SP, p. 738. Voir Th II, p. 9. 125 Voir, TP, p. 699-701. 126 « Bonheur, malheur », TP, p. 639. 124
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« sensualité profuse » et sans complexe, est l’occasion de citer les deux premiers vers du célèbre poème « Les Bijoux » pour saluer les « raffinements esthétiques ou sensuels qu’un poète européen comme Baudelaire goûte nostalgiquement, presque perversement, avec une sensibilité d’autant plus poignante qu’elle s’éprouve à contre-courant de son temps »127. Il est certain que Baudelaire occupe une place intime dans le cœur de Yourcenar. Plus que Racine et Hugo, deux monuments dont l’imposante aura devait l’intimider, « ce génie quasi mystique qui […] caractérise »128 l’auteur des Fleurs du Mal trouve chez elle des échos familiers. Tout au long de son existence, Baudelaire a été non pas un maître mais un complice auquel elle fait appel pour relire le monde à travers le prisme de la poésie. À ses côtés, elle quitte les Anciens pour s’engager dans la voie de la modernité, itinéraire symbolique qu’elle poursuivra en compagnie de Rimbaud. Arthur Rimbaud Elle est retrouvée. Quoi ? - L’Éternité. C’est la mer allée Avec le Soleil.129
On peut affirmer qu’une grande part de la relation YourcenarRimbaud s’articule autour de ces quatre vers qui ouvrent et ferment « L’Éternité »130 d’Arthur Rimbaud. Comme elle l’a fait pour Hugo, Yourcenar a emprunté le vers « Quoi ? L’Éternité » pour en faire le titre du troisième volume de sa trilogie familiale Le Labyrinthe du monde. La formule rimbaldienne qui a accompagné une bonne partie de sa vie semblait fasciner celle qui n’a pas découvert Rimbaud au temps de son adolescence, trop occupée à faire ses humanités, mais à 127
« Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Govinda », TGS, p. 352353. 128 « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », TP, p. 700. 129 Il existe une version sensiblement différente dans « Délires II. Alchimie du verbe », Une saison en enfer : « Elle est retrouvée !/ Quoi ? L’Éternité./ C’est la mer mêlée/ Au soleil. », Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Antoine ADAM, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 110. 130 « Vers nouveaux et chansons », Œuvres complètes, op. cit., p. 79.
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l’âge adulte. Elle a dû se la répéter bien des fois, non pas pour tenter de comprendre l’inexplicable vision de Rimbaud, mais pour mieux habiter son mystère : « On ne comprend pas l’éternité. On la constate. Le vers de Rimbaud exprime l’étonnement émerveillé devant cette suprême "Illumination" »131, remarquait-elle en 1979. Mais le vers de Rimbaud occupait déjà son esprit bien des années plus tôt. Ne peut-on en deviner la trace dans un court passage de la mort de Zénon, le héros de L’Œuvre au noir qui, au moment de quitter volontairement la vie, est submergé d’une myriade de visions allégoriques qui lui font atteindre l’œuvre au rouge des alchimistes ? Un instant qui lui sembla éternel, un globe écarlate palpita en lui ou en dehors de lui, saigna sur la mer. Comme le soleil d’été des régions polaires, la sphère éclatante parut hésiter, prête à descendre d’un degré vers le nadir, puis, d’un sursaut imperceptible, remonta vers le zénith, se résorba enfin dans un jour aveuglant qui était en même temps la nuit.132
Éternité, mer, soleil mais aussi notions du jour et de la nuit présentes dans la deuxième strophe du poème de Rimbaud133, nous retrouvons dans les dernières lignes de l’avant-dernier paragraphe de L’Œuvre au noir les mêmes éléments qui alimentent l’illumination rimbaldienne dans la strophe du poème « L’Éternité » qui touchait tant Yourcenar. Sans doute s’est-elle inspirée inconsciemment des beaux vers énigmatiques de l’auteur des Illuminations pour composer les visions extatiques et flottantes qui hantent Zénon au moment d’atteindre son éternité ou, du moins, de retrouver sa liberté, hors du monde des hommes. La proximité entre l’état d’esprit de Zénon et la pensée de Rimbaud au moment où il écrit « L’Éternité » est troublante. Selon Antoine Adam, ce poème « se relie étroitement à la crise du printemps de 1872, lorsque Rimbaud ayant renoncé à ses ambitions prit un sentiment nouveau de l’infini des choses où tout être particulier s’anéantit, accepte cet anéantissement et atteint à ce prix l’éternité. […] En faisant le silence en lui-même, Rimbaud échappe au temps. Il a retrouvé l’éternité […] Ce n’est plus un élan, une espérance indéfinie, comme au temps où Rimbaud rêvait de la Révolution. Ce sont d’humbles et dures notions qui ont remplacé les illusions 131
YO, p. 222. ON, p. 833. 133 « De la nuit si nulle /et du jour en feu. » 132
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anciennes. C’est la science et la patience. »134 La trajectoire du héros yourcenarien, et en particulier sa décision de choisir sa mort, comme l’auteur d’Une Saison en enfer a choisi de mourir à la poésie, est quasiment identique à celle du Rimbaud du renoncement tel qu’il s’exprime dans « L’Éternité ». Comme lui, le héros fictif de Yourcenar a choisi de renoncer à toutes les ambitions humaines et de se soustraire aux lois et au temps des hommes pour entrer, seul et nu, dans une éternité indéfinissable qu’il entrevoit au moment de mourir « les yeux ouverts ». La romancière autorise d’ailleurs une telle lecture des ultimes instants de Zénon accompagnés de visions quasi rimbaldiennes. Au cours de ses entretiens radiophoniques avec Patrick de Rosbo, après avoir lu le paragraphe de L’Œuvre au noir cité plus haut, elle précise : « Et ici, j’ai l’impression qu’à la vision de Zénon mourant répond à travers le temps le vers du jeune Rimbaud "Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité." Zénon a rejoint son éternité. »135 Il est certain que le personnage fictif qu’est Zénon, libre penseur, philosophe qui désirait « être plus qu’un homme », médecin des pauvres, plus à l’aise sur les routes que parmi la société des hommes, emprunte certains caractères au poète vagabond, anticonformiste et grand voyageur qu’a été le jeune Rimbaud136. Du poète voyant qui a proclamé « Je est un autre » au médecin-philosophe qui, comme Yourcenar, avait conscience qu’il était unique et que des multitudes cohabitaient en lui137, la parenté spirituelle est flagrante. Comme le fait remarquer Paola Ricciulli138, on trouve dans L’Œuvre au noir un écho discret du « Je est un autre » de Rimbaud, quand Zénon répond à son cousin Henri-Maximilien qui lui demande qui il va retrouver : « Un autre m’attend ailleurs. Je vais à lui. […] Hic Zeno, dit-il. Moi-même. »139 D’ailleurs, lors de la sortie de L’Œuvre 134
Arthur RIMBAUD, Œuvres complètes, op. cit., p. 934-935. ER, p. 130. 136 Remarquons qu’un autre personnage de L’Oeuvre au noir, Henri-Maximilien Ligre, poète-soldat et cousin de Zénon, séducteur, voyageur insouciant et esprit désinvolte peut faire également penser au Rimbaud désillusionné qui quitte la France pour vendre des armes en Abyssinie. Notons toutefois que le rapprochement se fait avec un Rimbaud de légende qui touchait sans doute Yourcenar. C’est toutefois en Zénon qu’elle a dû projeter avec le plus de fermeté la figure du poète admiré. 137 « Unus ego et multi in me. », ON, p. 699. 138 Voir « À la sortie du labyrinthe », Hadrien ou la vision du vide, Rome, Bulzoni Editore, 1999, p. 52. 139 ON, p. 565. 135
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au noir, certains critiques n’ont pas manqué de voir en Zénon un Rimbaud de la Renaissance. Jean Onimus, notamment, évoque « une sorte de Rimbaud du temps jadis »140. Dans la lettre qu’elle lui adresse, Yourcenar confirme la parenté entre son personnage et le poète : De même la comparaison avec Rimbaud me paraît éclairer certains aspects, dirais-je ethniques du personnage. Rimbaud qui parle quelque part, à ce qui me semble, de ses aïeux flamands, est certainement un exemple de cette ambition spirituelle, alliée à une sorte d’impétuosité et de violence physiques, qui est caractéristique d’une certaine Flandre.141
Marguerite Yourcenar ne s’exclut pas elle-même de cette proximité avec Rimbaud qu’elle accordera également à d’autres personnages de son œuvre tels ses grands-oncles maternels Octave Pirmez et son frère Rémo. C’est à travers ses propres racines flamandes, qu’elle n’a pourtant guère mises en avant142, qu’elle se rapproche encore une fois du poète de Charleville-Mézières. Dans un échange épistolaire avec son ami, le surréaliste grec et critique d’art Nicolas Calas, à propos de la peinture flamande pour laquelle elle avait une dévotion particulière, elle reconnaît : J’ai quelque peu l’impression d’être reliée à lui [Jérôme Bosch], et surtout peut-être à Breughel, par mes attaches flamandes, par une certaine sensibilité particulière qui n’a tout à fait pris sa forme qu’entre la mer du Nord et la Meuse au cours du XVIe siècle, et dont il reste encore aujourd’hui des traces (je pense par exemple au côté Tentation de Saint Antoine de l’œuvre de Rimbaud).143
Ainsi, c’est par le truchement de ses ancêtres que l’auteur d’Archives du Nord se sent secrètement rattaché au poète qui a tenté d’échapper à l’étouffement des brumes ardennaises. Elle retrouve sans doute dans l’aventure poétique et terrestre du turbulent Arthur Rimbaud des traces de cette impétuosité, « cette lente fougue 140
« Chroniques des romans », La Table ronde, n° 250, novembre 1968, p. 223. Lettre à Jean Onimus, 25 janvier 1969, L, p. 314. 142 Elle reconnaissait toutefois en 1979 : « Il y a peut-être en moi […] en tant que gène, en tant qu’influence des ancêtres certains caractères flamands. […] C’est bien possible. Il se peut que j’aie sans le savoir des éléments flamands assez profonds. », Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979, Cassettes Radio France/France Inter/INA. 143 Lettre à Nicolas Calas, 18 février 1962, L, p. 162. 141
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flamande, cette espèce de violence intérieure, de rêverie, qui répond à certains éléments de la peinture flamande »144 dont elle admet qu’elles l’ont peut-être également influencée145. Mais si le poète admiré occupe une place familière dans l’œuvre et les rêveries de Yourcenar, ce n’est pas seulement à cause de cela. On ne peut passer sous silence une raison sans doute plus profonde, en tout cas plus révélatrice du statut intime qu’occupe l’auteur des Illuminations dans le cœur de Yourcenar : le rapprochement constant qu’opère l’écrivain entre Rimbaud et son père146 qui, comme nous le savons, a beaucoup compté dans la formation intellectuelle et littéraire de Yourcenar. Grand bourgeois désinvolte et dilapidateur de la fortune familiale, fugueur, déserteur, grand voyageur dont la devise qu’il a transmise à sa fille était « Ça ne fait rien, on s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain »147, Michel de Crayencour qui appartient à la même génération que Rimbaud148 a souvent été comparé par sa fille au poète aux semelles de vent. « Il m’est arrivé de penser, avoue-t-elle, que Rimbaud, le vrai Rimbaud, celui qui n’est pas l’homme des légendes, a dû ressembler beaucoup à lui. »149 Elle voyait dans les deux hommes aux destins pourtant si éloignés, deux trajectoires de vie anticonformistes et surtout deux exemples éclatants d’hommes vraiment libres150. 144
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979, op.
cit. 145 Voir notamment Hélène SKOURA, « Arthur Rimbaud-Marguerite Yourcenar : Affinités électives », Marguerite Yourcenar écrivain du 19e siècle ?, ClermontFerrand, SIEY, 2004, p. 389-392. 146 Béatrice Didier a mis à jour des correspondances historiques, psychologiques, familiales… entre Rimbaud et Michel de Crayencour dans « Voyage et autobiographie chez M. Yourcenar », Voyage et connaissance dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, mélanges coordonnés par Carminella Biondi et Corrado Rosso, Pise, Editrice Libreria Goliardica, 1988, p. 102. 147 YO, p. 23. 148 Le père de M. Yourcenar est né en 1853 et Rimbaud en 1854. 149 L’Express, décembre 1980, cité dans Cahier du Centre culturel Arthur Rimbaud, Ville de Charleville-Mézières, n° 7, juin 1981, s. p. 150 Voir « M. Yourcenar et Rimbaud » qui contient l’extrait d’une lettre de M. Yourcenar à André Lebon, président du Centre culturel Arthur-Rimbaud, de Charleville-Mézières, sollicitant des précisions sur le rapprochement qu’elle faisait entre son père et Rimbaud. Elle précise : « Disons simplement qu’en indiquant une ressemblance entre ces deux hommes – à peu près contemporains – je pensais dans les deux cas à une robuste origine paysanne très proche pour Rimbaud, plus éloignée pour mon père, et enfin un suprême et instinctif dédain des opinions et des préjugés
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Mais la figure de Rimbaud, comme c’est le cas pour la plupart des grands poètes qu’elle affectionne, est présente dans bien d’autres lieux de l’œuvre de Yourcenar. Elle entrevoit des correspondances entre Les Illuminations, Une Saison en enfer et la série de gravures Les Prisons de Piranèse151. Dans un article consacré à Pâques écrit en 1977, elle note entre parenthèses : « Qu’Aragon et Rimbaud nous aident à comprendre Marc ou Jean »152. Dans le texte Diagnostic de l’Europe, Rimbaud est associé à Nietzsche, autre grand visionnaire cher à l’auteur. Dans cet écrit de jeunesse publié en 1929 où elle entendait prendre le pouls de la modernité et sonner le glas de la grande culture européenne, elle évoque ces grands « désorganisateurs » de la tradition : Le style, lui aussi, se déforme pour s’élargir. À celui des Goncourt, perpétuellement tremblant comme la lumière du gaz, succède une sèche écriture qui semble électrisée. Nietzsche, admirable miroir d’intelligence brisé par la folie, Rimbaud, vitrine défoncée d’une taverne dont les éclats diamantent la nuit, ont légué à leurs successeurs, l’un, le secret de sa démence moins celui de sa grandeur, l’autre, le secret de son angoisse moins celui de son énergie.153
Cette évocation vaut, en partie, pour le rapprochement entre Rimbaud et Nietzsche, considérés comme deux grands précurseurs de la modernité dont les héritiers n’ont pas tenu les promesses. Yourcenar demeurera fidèle à cette idée. Dans Souvenirs Pieux, livre écrit quelque quarante ans après Diagnostic de l’Europe, elle persiste : « L’imitation de Rimbaud nous a valu […] au XXe siècle, toute une série débraillée d’Arthurs. »154 Mais la mention de Rimbaud dans le texte de 1929 vaut avant tout pour l’image que la jeune Marguerite Yourcenar, qui découvrait l’auteur du « Bateau ivre » dans ces annéeslà, se faisait du poète voyant, « vitrine défoncée d’une taverne dont les éclats diamantent la nuit. » Derrière l’image convenue du génie indiscipliné associé à un lieu d’ivresse et de débauche comme la taverne, ce qui compte c’est la beauté presque surnaturelle des éclats ambiants, qui fait d’eux, à travers les hauts et les bas de leur existence, des hommes libres. », Cahier du Centre culturel Arthur Rimbaud, ibid. 151 Voir « Le Cerveau noir de Piranèse », SBI, p. 89. 152 « Séquence de Pâques : une des plus belles histoires du monde », TGS, p. 361. 153 « Diagnostic de l’Europe », EM, p. 1653. 154 SP, p. 846.
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de diamant qui ont illuminé le ciel de la poésie à la fin du XIXe siècle et dont la jeune Marguerite découvre l’impact déstabilisateur pour s’en émerveiller. Car pour elle, Rimbaud restera à jamais le grand perturbateur des formes, le poète magicien dont elle cherchera en vain la véritable marque chez les poètes du XXe siècle qui se sont réclamés de ce génial poète inspiré. Si elle est prête à accepter le « déroutement »155 auquel invitent l’œuvre et la vie de Rimbaud, c’est qu’elle a confiance dans le talent du poète, qu’elle le considère comme le continuateur inventif d’un Villon, un grand révolté du Verbe qui ne fait pas table rase de la tradition mais la dévore à pleines dents. Parmi la dizaine d’ouvrages concernant Rimbaud conservés dans sa bibliothèque, plusieurs sont des essais écrits par certains des amis et connaissances de Yourcenar. Rimbaud, système solaire ou trou noir ? d’Étiemble contient quelques annotations. Elle possédait également du même auteur Le sonnet des voyelles. De l’audition colorée à la vision érotique. Nous savons par une lettre à la critique belge Émilie Noulet156 qu’elle a apprécié L’Aventure terrestre de Jean Arthur Rimbaud, de son ami, poète et diplomate Jean Chauvel. De la même manière, elle a aimé Le Premier visage de Rimbaud, d’Émilie Noulet qui contient un envoi de l’auteur157. Outre un volume des Œuvres, dans l’édition de Paterne Berrichon préfacée par Claudel (1929), la bibliothèque conserve un exemplaire d’Une Saison en enfer publiée en 1925 dans lequel quelques vers sont marqués dont le déjà fameux « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde », qui a dû trouver un écho dans son esprit en formation. C’est sans doute avec ces deux ouvrages publiés au Mercure de France qu’elle est entrée en contact avec l’œuvre de Rimbaud. On remarquera également deux éditions des Illuminations en anglais. Dans l’une d’elles, publiée à New York en 1943, elle corrige une erreur de traduction. L’autre, plus récente, publiée à Montréal, lui a été envoyée par son traducteur. Enfin, Yourcenar a conservé le numéro du Cahier
155
Voir CL, p. 357. Dans sa lettre du 19 juillet 1974, elle lui écrit : « Avez-vous lu le livre de Jean Chauvel, La Vie terrestre d’Arthur Rimbaud ? Je le trouve bon. », Fonds Yourcenar. 157 Dans sa lettre du 19 juillet 1974, M. Yourcenar est également élogieuse au sujet du livre d’Émilie Noulet : « Vous avez bien mérité [mot illisible] Rimbaud ! Voici pour vous dire avec quel intérêt j’ai lu votre commentaire, ce bateau viking, qu’il aurait aimé. », ibid. 156
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du Centre culturel Arthur Rimbaud dans lequel figure sa courte évocation des correspondances existant entre son père et Rimbaud. Maurice de Guérin Maurice de Guérin est un cas à part. Il fait figure de poète unique, sans source ni influence, dans l’histoire littéraire du XIXe siècle. Il occupe une place analogue dans le panthéon poétique de Yourcenar. A-t-il vraiment sa place aux côtés de Racine, Chénier, Hugo, Baudelaire et Rimbaud ? Il est certain que l’œuvre de ce météore de la poésie au destin singulier n’a pas la même envergure que celle des poètes que nous venons de citer. Il occupe pourtant une place de choix dans le cœur de Yourcenar. Il mérite donc pleinement de figurer dans le panthéon poétique français de Yourcenar. Dans sa solitude désolée, n’entretient-il pas quelque relation souterraine avec Baudelaire ou Rimbaud qu’il annonce muettement ? Dans Archives du Nord, Yourcenar le place aux côtés de Nerval et Hölderlin parmi ces « jeunes hommes visionnaires » qui, dans la première moitié du XIXe siècle, ont pressenti les premiers l’existence d’une Grèce fabuleuse, antérieure aux mythes humains158. Invitée à commenter ce passage, elle répond : « Si j’ai parlé de Maurice de Guérin à cette place, (et de Nerval et de Hölderlin), c’est pour montrer combien étaient rares, et admirables, ces écrivains isolés pénétrant le sens le plus profond de l’Antiquité à une époque sur ce sujet assez philistine. »159 Leur inspiration antique commune qui a donné des fruits si différents tout comme leur fin précoce et leur reconnaissance littéraire posthume expliquent sans doute que Yourcenar rapproche l’auteur du Centaure de celui des Bucoliques, évoquant dans un texte composé en 1940 « la rêverie romantique et stellaire de Maurice de Guérin et d’André Chénier »160 à propos des tableaux à sujet mythologique de Poussin.
158
Voir AN, p. 1031. Lettre à Gaston-Louis Marchal, directeur du Centre d’information et d’orientation de Castres et de Mazamet (Tarn), 12 février 1978, L, p. 584. À la suite de cet échange épistolaire, G.-L. Marchal a publié « Marguerite Yourcenar et Eugénie et Maurice de Guérin », L’Amitié guérinienne, bulletin trimestriel des Amis des Guérin, n°129, été 1978, p. 97-100. 160 « Une exposition Poussin à New York », PE, p. 469. 159
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En 1978, elle reprend, en la détaillant, l’association des poèmes mythologiques de Maurice de Guérin et des tableaux de Poussin : Il faudrait publier une édition du Centaure ou de La Bacchante illustrée de photographies de Poussin, pour montrer à quel point sont proches les unes des autres ces grandes figures d’une dignité surhumaine, au milieu de majestueuses forêts et de rochers, plus anciennes que l’homme.161
Il n’est pas étonnant qu’un auteur comme Yourcenar, nourri des légendes gréco-latines mais aussi des grandes mythologies orientales, ait été séduit par le panthéisme surnaturel des poèmes en prose de Maurice de Guérin. Aussi, a-t-elle adhéré au voyage cosmique et intérieur qu’il propose au lecteur de ses œuvres singulières et envoûtantes. Elle a conscience qu’il est un cas unique dans la littérature du XIXe siècle et peut-être aussi dans les lettres en général. Sa quête est trop particulière pour s’accommoder d’une école de pensée ou se conformer aux canons esthétiques d’une époque. En cela il mérite une place à part parmi les écrivains de son temps. Est-ce pour cette raison que son attachement pour le « véritable créateur du poème en prose »162 n’a guère trouvé de place dans ses écrits ou ses entretiens ? Comme si la relation avec ce « pionnier solitaire et désarmé »163, selon la belle formule de Marc Fumaroli, devait forcément demeurer intérieure, presque incommunicable. Il existe pourtant une exception. La lettre d’où est extrait le passage cité plus haut est l’unique occurrence, à notre connaissance, où Yourcenar déclare explicitement son admiration pour le poète : Je place […] très haut Maurice de Guérin […] « La forte Grèce des dieux, des monstres, et des sages » a été admirablement sentie par lui. Son sens de l’unité de la nature et du flux continuel des choses remonte d’ailleurs à l’Inde par-delà la Grèce, comme Sainte-Beuve l’avait compris, à propos d’une notation du Journal au sujet d’un insecte rôdant sur une page blanche. Ce sont là des qualités très rares dans la littérature française en général, et pas seulement de son temps. Son style noblement rythmé, un peu « oratoire », très influencé par les grands écrivains du XVIIe 161
Lettre à G.-L. Marchal, L, p. 585. Henri LEMAITRE, Dictionnaire Bordas de littérature française, Bordas, 1986, p. 353. 163 Voir Maurice de GUÉRIN, Poésie, préface de Marc FUMAROLI, Gallimard, coll. « Poésie », 1999 [1ère édit. 1984], p. 10. 162
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En quelques lignes, elle dit l’essentiel et tout commentaire paraît superflu. Non seulement Maurice de Guérin est pour elle un grand poète, mais il est aussi le miroir de ses propres passions littéraires, de ses questionnements d’écrivain. En cela on peut supposer que s’il la touche autant, c’est qu’elle a trouvé dans ses écrits des questions qui l’occupent encore, elle-même, un siècle plus tard. Ces paysages mythologiques de la Grèce des dieux et de l’Inde des légendes et déesses, elle les a visités elle aussi dans son œuvre. Elle a également expérimenté dans ses meilleurs livres les pouvoirs du rythme sous-jacent à la prose la plus poétique telle qu’elle s’exprime dans les écrits de ce « grand Voyant »165, devancier d’un Rimbaud. Il est indéniable que celle qui a souvent été attirée par les poètes les plus délaissés par les lecteurs et les modes du temps a ressenti une sympathie particulière pour Maurice de Guérin qui occupe une place excentrée sinon invisible dans l’histoire littéraire française. En ce sens, il est certain qu’elle s’est sentie proche du poète sous-estimé. On peut même se demander si elle ne parle pas aussi un peu d’elle quand elle affirme que l’œuvre de Maurice de Guérin « cache au lecteur moderne peu averti l’audace de ses vues. », une thèse que Yourcenar a régulièrement exprimée au sujet de ses propres livres. Au-delà de l’œuvre c’est l’incompris Guérin, le solitaire génial, qui la touche. Méditant sur le culte qu’un poète mort précocement comme Maurice de Guérin aurait eu s’il était né en Angleterre, qui a, écrit-elle, « plus que nous le sens de la beauté et du mystère des poètes morts jeunes »166, elle finit par reconnaître que l’œuvre de l’auteur du Cahier Vert est anachronique plus d’un siècle après son éclosion : « [I]l est trop vrai que partout, à notre époque, le sens de ces œuvres littéraires réfléchies, nobles, un peu lentes, semble irrémédiablement perdu. »167. Un constat quelque peu amer qui convient étrangement, encore une fois, à sa propre perception de la place qu’elle occupe parmi les écrivains de son siècle. Sans doute se 164
Lettre à G.-L. Marchal, L, p. 584-585. La formule est de Barbey D’AUREVILLY, Lettres à Trebutien, 2 février 1855, cité par Marc Fumaroli, op. cit., p. 62. 166 Lettre à G.-L. Marchal, L, p. 585. 167 Ibid. 165
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sentait-elle aussi seule littérairement au cœur du XXe siècle, que Maurice de Guérin, dont Marc Fumaroli estime qu’il « a connu l’horreur de voir plus qu’il n’est possible de dire, et de ne dire que dans la souffrance de laisser échapper ce qu’il a vu »168.
Marguerite Yourcenar, lectrice sans frontières La littérature non francophone a occupé une place très importante dans l’imaginaire de la grande lectrice qu’a été Marguerite Yourcenar. Dès son plus jeune âge, elle entre en contact avec les textes majeurs de la littérature gréco-latine, mais aussi avec les trésors poétiques et romanesques des autres grandes civilisations du monde. Ce goût marqué pour les littératures anciennes et modernes venues de Chine, du Japon, de Perse, du Portugal, d’Italie, d’Angleterre et de tant d’autres pays ne fera que s’amplifier avec les années, à tel point qu’à la fin de sa vie, il semblerait que les auteurs et les œuvres qui nourrissent l’intérêt et la curiosité intellectuelle de l’écrivain soient avant tout des auteurs non francophones. On remarque d’ailleurs que cet engouement pour les œuvres du patrimoine littéraire mondial est parfois mis par Yourcenar elle-même en concurrence avec la littérature française contemporaine sur laquelle elle a régulièrement porté des jugements sévères. Comme s’il y avait pour elle en matière de littérature et de pensée, d’un côté la France, et de l’autre le Monde, et qu’elle avait choisi le Monde. Ce sentiment d’appartenir à l’humanité entière qui marquera non seulement son œuvre mais toute son existence est né très tôt. Il s’est nourri de ses premières lectures et de ses premiers voyages. Il s’est développé dans une France, celle des années 1920-1930, qui se passionne pour les voyages exotiques et les cultures lointaines et dont l’empire colonial, alors à son apogée, alimente toute une imagerie et une littérature pittoresques qui occupent le devant de la scène artistique parisienne. Que l’on songe aux récits des expéditions himalayennes d’une Alexandra David-Neel qui connurent un immense succès dans ces années-là ou au rayonnement intellectuel, mystique et poétique de Tagore qui marquera durablement la jeune Marguerite Yourcenar influencée, dès son adolescence, par les religions et les 168
Préface à Maurice de GUÉRIN, Poésie, op. cit., p. 70.
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philosophies orientales. Dans les années 1930, elle subit également l’influence du critique Edmond Jaloux qu’elle considérait comme « un homme sage et réfléchi, qui a été un grand ami de ces années-là […] qui a fait beaucoup pour ma culture moderne internationale. »169 Cette rencontre avec le monde des mots étrangers et des pensées différentes est facilitée par sa passion des langues étrangères dont elle débute l’apprentissage dès l’enfance et l’adolescence. Le latin et le grec ancien d’abord, puis l’anglais appris lors d’un séjour familial d’un an en Angleterre au début de la première guerre mondiale, l’italien, ensuite appris, semble-t-il, en autodidacte en lisant dans le texte Pétrarque, Dante et D’Annunzio. C’est plus tard, qu’elle se familiarisera avec l’espagnol et le portugais. Elle avait également quelques notions d’allemand et a même entrepris à la fin de sa vie l’étude du japonais qui l’aidera à traduire, avec la complicité de Jun Shiragi, les Cinq Nô modernes de Yukio Mishima. Si l’on excepte le latin et le grec ancien, ces langues dites mortes qui sont pourtant pour elle les vraies langues vivantes de l’intérieur et dont elle poursuivra la lecture toute sa vie, son goût pour les langues modernes répond avant tout à sa curiosité de lectrice sans frontière qui se promène de l’une à l’autre, les comparant, goûtant leurs sonorités respectives et devinant derrière chacune d’elle une universalité mythique qui formerait le socle commun de l’humanité. Pour Yourcenar, s’imprégner des diverses cultures à travers les livres et les langues, c’est bien évidemment aller à la rencontre de l’Autre, de l’Étranger, du Lointain, sans jamais se laisser enfermer dans un gallocentrisme qu’elle a souvent dénoncé. C’est aussi faire l’hypothèse d’une secrète unité qui relierait au-delà des cultures et des langues, les livres et les hommes : De même que je ne fais guère de différence entre les sexes quand je lis un écrivain, je ne fais guère de différences entre les pays. […] De même que plus on étudie les œuvres du passé et plus on découvre que l’humanité est une, de même plus on s’occupe, comme je le fais beaucoup, de littérature étrangère, plus on s’aperçoit aussi que les problèmes qui se posent sont un et qu’un grand livre français, un grand livre allemand, un grand livre espagnol, un grand livre chinois ou japonais, au fond, touchent
169 « Rencontre avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Francesca Sanvitale, RAI, 6 janvier 1987, PV p. 364.
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aux mêmes problèmes de notre temps. […] Je crois surtout qu’il ne faut de chauvinisme d’aucune sorte170.
Ce refus de tout « chauvinisme »171 s’exprime chez Yourcenar par une volonté farouche d’embrasser les paysages, les traditions, les êtres au-delà des frontières étroites des états et de la géographie humaine, pour appartenir avant tout au vaste monde : Je crois que j’ai des douzaines de patries […] J’ai une passion pour l’Autriche, j’ai une passion pour la Suède, j’ai une passion pour le Portugal, j’ai une passion pour l’Angleterre. Et la littérature anglaise m’a tellement nourrie que c’est certainement une de mes patries. J’aime beaucoup l’Asie, j’ai étudié les littératures asiatiques autant que j’ai pu, et par conséquent je me sens une patrie asiatique autant qu’une patrie européenne. Non, je ne crois pas aux patries exclusives…172
Cette appartenance spirituelle à ces « douzaines de patries » se traduit par ce que Marthe Peyroux nomme très justement « la richesse œcuménique des lectures de Marguerite Yourcenar »173. On peut tout de même, en ce qui concerne la poésie en particulier, voir se dessiner parmi ses nombreuses lectures des territoires privilégiés où elle s’aventure plus volontiers. Ce sont ceux « des poètes de l’Allemagne et de l’Angleterre du XIXe siècle »174 lus avec passion dès les années 1920, et les « vers mélancoliques des poètes persans »175, en passant par les « poètes baroques de l’Italie »176 qui ont influencé ses premiers 170
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979, Cassettes Radio France/ France Inter/INA. 171 Ne déclarait-elle pas en 1976 : « Je me sens très profondément de culture française, mais quand je retourne en Europe, je suis chez moi aussi bien en Autriche ou au Portugal qu’en France. », « M. Yourcenar s’explique », entretien avec C. ServanSchreiber, Lire, juillet 1976, PV, p. 176-177. Au moment de son entrée à l’Académie française, elle déclarait, encore, au New York Times : « France is one of my cultures […] But only one. » [La France est une de mes cultures. Mais une seulement.], Deborah TRUSTMAN, « France’s first woman "immortal" », New-York Times Magazine, 18 janvier 1981. 172 Apostrophes, entretien avec B. Pivot, Antenne 2, 7 décembre 1979, PV, p. 251252. 173 « La Bibliothèque universelle de M. Yourcenar », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, vol. 2, SIEY, 1995, p. 90. 174 « Chronologie », OR, p. XVI. 175 « L’Andalousie ou les Hespérides », TGS, p. 383. 176 YO, p. 47.
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écrits, les « ballades slaves »177, la « poésie amoureuse de l’Orient »178 qui la fait voyager de l’Inde au Japon en passant par la Chine des temps anciens et tant d’autres pays auxquels la lieront une langue, une culture, une sensibilité poétique. Ces territoires poétiques de tous les pays et de tous les continents sont réunis dans sa bibliothèque qui représente le lieu idéal pour mesurer son intérêt profond pour les littératures poétiques du monde entier.
La poésie étrangère dans la bibliothèque de Yourcenar La bibliothèque de Petite Plaisance est une véritable tour de Babel de la poésie. Les langues s’y mêlent : français, anglais, latin, grec ancien et moderne, italien, espagnol, portugais, allemand, néerlandais, japonais179… Le nombre de livres en version originale mais aussi les multiples traductions, essentiellement en français et en anglais, représentent un véritable tour du monde des peuples et des cultures. Un examen minutieux de la bibliothèque montre combien la poésie est une des voies essentielles empruntées par Yourcenar pour découvrir le monde. Bien plus que l’essai, le théâtre, et même le roman, c’est la poésie qui permet à l’écrivain d’effectuer le plus souvent ces allers-retours entre les diverses cultures qu’elle affectionne particulièrement. C’est principalement par la lecture de poèmes qu’elle entre en contact avec cet Autre qui lui ressemble tant, cet inconnu trop connu, qu’il soit chinois, russe, serbe ou suédois… dont elle tente de comprendre les combats, les rêves, les émotions les plus secrètes. Cette idée de l’art poétique comme véhicule privilégié de la parole étrangère et de la découverte de l’altérité extrême est importante à plus d’un titre. Elle nous informe sur la place prépondérante qu’a occupée la poésie dans la vie de Yourcenar, en particulier dans sa découverte du monde et des hommes qui l’habitent et auxquels elle se sent profondément liée, par-delà les frontières et la barrière des langues. Le fait que sa pratique de lectrice de littérature non francophone passe, en grande partie, par la lecture des poètes 177
SP, p. 853. « Sur quelques thèmes de la Gita-Govinda », TGS, p. 353. 179 Nous excluons de notre étude les nombreux exemplaires des traductions d’ouvrages de M. Yourcenar qu’elle conservait dans sa bibliothèque. 178
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nous en apprend aussi beaucoup sur un des rôles qu’elle assigne au genre poétique : être à la fois un moyen d’introspection pour le poète, une manière de dévoilement intime, de questionnement qui va au-delà même des mots, mais aussi pour le lecteur ce terrain vierge de la découverte de l’Autre, être mystérieux que le poème révèle, ou qu’il invente. La lectrice de poésie étrangère touche ainsi au plus près les énigmes des hommes qu’elle entend appréhender. En effet, pour la traductrice des chants de la Grèce ancienne ou des poèmes de Constantin Cavafy, la musique des vers, l’intimité du poème est sans doute le vrai lieu de rencontre avec l’Autre. Nous pouvons supposer qu’en lisant, même en traduction, une épopée finlandaise versifiée ou des poèmes berbères du Maroc, elle avait l’impression de se trouver au contact, non seulement de l’auteur, mais aussi au cœur de l’inconscient de tout un peuple dont le moindre chant en dit plus long sur ses valeurs, ses doutes et ses espoirs que tous les traités d’ethnologie. Nous constatons alors que Yourcenar élargit toujours l’horizon et les perspectives de ses lectures, qu’au-delà de l’aspect esthétique d’une œuvre, c’est un peuple, un continent parfois, une langue, un monde inconnu qu’elle traque, interroge. En ce sens, la richesse de sa bibliothèque est un moyen efficace pour la suivre dans ses pérégrinations poétiques dans le temps et dans l’espace. Elle nous permet de mieux comprendre son activité de lectrice-voyageuse qui lit le monde pour mieux le rêver, qui le réinvente de son fauteuil à travers les mille voix de poètes qui lui parviennent de toute la planète, pour ensuite mieux le comprendre et, pourquoi pas, mieux l’habiter. On ne peut aborder l’étude de la présence forte de la poésie non francophone dans la bibliothèque de Petite Plaisance, sans rapprocher cette curiosité pour de nombreuses littératures étrangères de la passion des voyages qui a habité Yourcenar tout au long de sa vie, elle qui avouait en 1979 « je suis essentiellement la femme des voyages »180. Il semble évident, en effet, que littérature et voyages ont 180
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, 15 juin 1979, Cassettes Radio France/France Inter/INA. Grande voyageuse, M. Yourcenar a fait sienne la devise qu’elle prête à Zénon, dans L’Œuvre au noir : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison. », qu’elle a mise en exergue de son recueil de récits de voyages, Le Tour de la prison. Le voyage est partout présent dans son œuvre romanesque et poétique qui fourmille de personnages de grands voyageurs (L’empereur de Mémoires d’Hadrien, Zénon et HenriMaximilien dans L’Œuvre au noir, Nathanaël dans Un Homme obscur…). Mais le premier grand voyageur de l’œuvre yourcenarienne n’est-ce pas Icare qui rêve, dans
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toujours été très liés dans la vie et l’esprit de l’écrivain pour qui lire c’est voyager et voyager, c’est aussi lire le monde et ses secrets. Sa bibliothèque garde d’ailleurs les traces de cette relation privilégiée entre les deux. Les livres en latin et grec ancien, qui ont été l’une des nourritures quotidiennes de Yourcenar tout au long de sa vie, occupent naturellement une très grande place dans sa bibliothèque. Ils représentent à eux seuls des centaines de volumes disposés, pour la plupart, sur les étagères de son cabinet de travail, à portée de main pour la moindre vérification ou la relecture d’un passage de Virgile ou de Théognis. La poésie antique ainsi que le théâtre y occupent une place de choix. Nous avons pourtant décidé d’exclure ce corpus de notre étude de la présence de la poésie étrangère dans la bibliothèque. Il nous a semblé que ces volumes, souvent utilisés comme documents de travail pour l’élaboration de certains de ses livres (Mémoires d’Hadrien, La Couronne et la lyre…) ou, plus généralement, comme outils de connaissance didactique d’une période historique et culturelle essentielle dans la pensée yourcenarienne, n’avaient pas la même valeur que les autres livres de sa bibliothèque. Peut-être aussi parce que finalement les livres en latin et grec ancien font tellement partie de la culture de Yourcenar que nous ne pouvons plus parler de langues étrangères, mais plutôt de véritables langues intimes que l’on ne peut pas mettre sur le même plan que le portugais ou l’allemand. Enfin, s’agissant de détailler les multiples rencontres livresques de Yourcenar avec la poésie du monde dans ce qu’elle a de plus vivant, il nous paraît préférable de limiter notre analyse aux langues dites vivantes. Parmi celles-ci, l’anglais occupe la première place, si l’on excepte bien sûr le français. L’anglais, c’est évidemment l’autre langue de Yourcenar qui a élu domicile aux États-Unis où elle a vécu de 1940 à sa mort en 1987, moins celle de la vie quotidienne que celle des voyages, mais aussi et surtout celle de la lecture. Outre les auteurs anglo-saxons qu’elle lit directement dans le texte, l’anglais est également la langue de la traduction. C’est en effet par le truchement de cette langue qu’elle a pu avoir accès à un grand nombre de livres Le Jardin des chimères, de « [p]arcourir un jour les routes de la terre ! » (p. 28), ce que fera l’auteur de ce vers durant une bonne partie de son existence. Sur M. Yourcenar et les voyages, voir « Les Voyages de M. Yourcenar », Bulletin du CIDMY, n° 8, Bruxelles, 1996, 334 p.
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écrits dans des idiomes qu’elle ne maîtrisait pas. Nous pensons en particulier à certains textes des littératures orientales traduits de l’arabe, du persan ou du japonais qu’elle a découverts en anglais. En ce qui concerne les livres en anglais et plus particulièrement ceux qui appartiennent à la littérature anglo-saxonne, leur grand nombre s’explique également par le fait que la bibliothèque de Petite Plaisance est commune à Marguerite Yourcenar et à Grace Frick, Américaine férue de littérature qui partageait avec sa compagne une passion pour la poésie anglaise. L’examen des ouvrages de poésie montre, en effet, qu’un certain nombre d’ouvrages appartenaient à Grace Frick, qu’il s’agissait parfois de livres de poésie acquis par elle au cours de ses études universitaires et annotés par ses soins. Nous avons également constaté que ces mêmes livres pouvaient avoir été lus ensuite par Yourcenar qui les a annotés à son tour. Ce fait est particulièrement visible dans les très nombreux livres de poésie anglaise du XIXe siècle, sujet de la thèse entreprise dans les années trente par Grace Frick et qui demeurera inachevée. L’essentiel de ces ouvrages est d’ailleurs conservé dans la chambre de Grace Frick où Yourcenar avait naturellement accès pour puiser dans l’immense réservoir de lectures poétiques en langue anglaise. Ces remarques préliminaires incitent le généticien à faire preuve de prudence et à ne pas exagérer l’importance de la littérature anglo-saxonne pour Yourcenar. Il convient aussi de ne pas la sousestimer. De nombreuses traces de lectures trouvées dans certains livres confirment, en effet, la connaissance profonde qu’elle avait des œuvres des grands et petits noms de la littérature anglo-saxonne, du Moyen Âge au XXe siècle. Par ailleurs, nous savons son goût si souvent réaffirmé pour les poètes de l’Angleterre qu’elle considérait comme une de ses patries littéraires.
La poésie anglaise181 Avec la littérature française, la poésie anglo-saxonne et plus particulièrement celle de Grande-Bretagne est le domaine le plus 181
Pour simplifier et comme le fait M. Yourcenar, nous entendons ici par « poésie anglaise » non seulement les œuvres d’écrivains d’Angleterre mais aussi d’Écosse, d’Irlande et du Pays de Galles.
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richement représenté dans la bibliothèque de Petite Plaisance. À eux seuls, les très nombreux documents s’y rapportant offrent un voyage anthologique très complet en compagnie des poètes, petits et grands, qui ont marqué l’histoire de la poésie anglaise, du Moyen Âge au début du XXe siècle. La poésie du Moyen Âge est présente à travers deux volumes de l’un de ses plus célèbres représentants, Geoffrey Chaucer, réunissant The Complete Works, et dont l’un est annoté à la fois par Yourcenar et par Grace Frick. Nous savons que Yourcenar connaissait très bien l’œuvre de Chaucer qu’elle classe parmi les « poètes ingénument érudits de la fin du Moyen Âge »182. Deux recueils de ballades, The Oxford Book of Ballads et A Book of Old Ballads offrent un éventail de poèmes médiévaux. Autre ouvrage anthologique, Chief British Poets of the Fourteenth and Fifteenth Centuries propose également un panorama représentatif de l’art du vers britannique jusqu’à la Renaissance. De cette période, Yourcenar possédait une anthologie des poètes de cour anglais, Five Courtier Poets of the English Renaissance, ainsi qu’une volumineuse anthologie, Poetry of the English Renaissance, abondamment annotée par elle et Grace Frick. Le XVIe siècle est représenté par un ouvrage du grand poète épique et maître de la versification anglaise, Edmund Spenser dont The Poetic Works est annoté par les deux utilisatrices de la bibliothèque, comme c’est souvent le cas pour la littérature anglosaxonne. À cheval sur le XVIe et le XVIIe siècle, Shakespeare, l’auteur dramatique, mais aussi et peut-être surtout le poète aux mille six cents sonnets, fait assurément partie du panthéon littéraire yourcenarien. Au même titre que Racine ou Dante, il est un de ces écrivains incontournables qui ont accompagné Yourcenar durant toute sa vie. Plus que le créateur des grandes pièces dont elle admire, par ailleurs, l’architecture parfaite et l’invention dramatique, c’est l’auteur intime qui semble la toucher le plus profondément : « En ce qui concerne l’amour anglo-saxon […], il n’y a rien de plus beau que les Sonnets de Shakespeare »183 reconnaît-elle à la fin de sa vie. Elle fait aussi régulièrement mention des chansons (songs) de Shakespeare qu’elle aime particulièrement. N’évoque-t-elle pas en conclusion de son essai « Le Temps, ce grand sculpteur », « la plus belle et la plus mystérieuse 182 183
« Aspects d’une légende et histoire d’une pièce », Th II, p. 170. « Une interview de M. Yourcenar », op. cit., PV, p. 394.
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des chansons de Shakespeare »184 ? En 1967, dans la préface de Feux, elle donnait en exemple le grand auteur élisabéthain pour « sermonner » le lecteur qui, selon elle, est parfois incapable de lire « correctement » les paroles éternelles du poète en les replaçant dans le contexte historique et culturel qui les a vues naître : Ce n’est pas la faute de Shakespeare, mais la nôtre, si, quand le poète compare son amour pour le destinataire des Sonnets à un tombeau pavoisé des trophées de ses passions anciennes, nous ne sentons pas flotter sur nous tous les étendards de l’époque élisabéthaine.185
Yourcenar était particulièrement sensible à la « voix » de Shakespeare, « qui est si réaliste dans sa poésie qu’il nous permet de voir, à l’époque très proche de notre Œuvre au noir des Pays-Bas, comment on parlait dans l’Angleterre du XVIe siècle »186, comme elle le faisait remarquer dans une rencontre publique, reconnaissant que Shakespeare a été un des repères linguistiques qui lui a permis de trouver le ton juste du langage parlé au XVIe siècle tel qu’elle le met en scène dans L’Œuvre au noir. Shakespeare, on le voit, représente pour Yourcenar un exemple de perfection poétique. Dans un maladroit texte de jeunesse dont la première version date de 1929 et dans lequel elle brosse un portrait alambiqué d’Oscar Wilde à la fin de sa vie, elle mentionne de manière insistante, comme en contrepoint, Shakespeare et « [l]e son grêle des musiques élisabéthaines »187. Elle trouve des correspondances multiples entre les vers de l’auteur d’Hamlet et les écrits de Wilde dont elle évoque « l’étude plus séduisante que concluante sur le destinataire des Sonnets de Shakespeare »188. Elle reconnaît pourtant, quelques paragraphes plus loin, qu’il est fort plausible que Lord Southampton, le tendre protecteur du poète, soit bien le dédicataire de ses plus beaux vers d’amour qu’elle place, comme nous le savons, très haut :
184
TGS, p. 316. « Préface », F, p. 1052. 186 « Un Entretien inédit de M. Yourcenar », Bruges, 1er juin 1971, Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 26. 187 « Wilde rue des Beaux-Arts », PE, p. 502. 188 Ibid. 185
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Shakespeare, dans son Vénus et Adonis, un des poèmes les plus haletants de désir qui soient, nous montre Vénus s’acharnant en vain sur le jeune et indolent Adonis, image de la passion au pied de la beauté ; dans l’alambic des Sonnets, il distille ses propres larmes. Ah, but these tears are pearls ! Un souffle chaud sort d’une Italie imaginée et rêvée.189
Paradoxalement ce n’est guère le talent de l’auteur du Portrait de Dorian Gray que Yourcenar semble saluer dans cet essai un peu confus. Elle n’hésite d’ailleurs pas, par endroits, à mettre à mal « sa virtuosité striée de génie »190 et sa légende. On a même l’impression que Wilde n’est qu’un prétexte – un faire-valoir ? – pour permettre à l’auteur d’évoquer sa passion pour l’amour et le désir vrais tels qu’ils se dégagent des Sonnets de Shakespeare, au détriment des plaintes vengeresses de Wilde dans De Profundis. Le dernier paragraphe du texte est en cela révélateur. Les voix et les vers de Shakespeare et ceux de Wilde s’interrogent et se répondent à quatre cents ans de distance. Dans ce duel verbal, arbitré avec quelque parti pris, c’est évidemment Shakespeare dont, rappelle Yourcenar, Wilde reconnaissait qu’il « chantait avec des milliers de voix », qui mène la danse. Il demeure pour elle le mètre étalon de la grande poésie, comme le confirme la dernière phrase de l’essai : « Mais les Sonnets jettent une passerelle entre l’ami de Lord Southampton et l’ami de Lord Douglas. »191 Yourcenar accorde donc aux vers immortels de Shakespeare, qu’elle ne se lassera jamais de relire, la vertu de jeter des ponts entre les siècles et les diverses expressions de la passion dans ce qu’elle a de plus troublant. Cette admiration pour l’œuvre shakespearienne est palpable dans la bibliothèque qui ne renferme pas moins de trente volumes de l’auteur de Roméo et Juliette, sans compter les quelques ouvrages critiques qui s’y rapportent. Cette présence massive, bien qu’à la mesure de l’œuvre shakespearienne et de son éclat, est toutefois exceptionnelle au regard de la plupart des autres grands auteurs présents dans la bibliothèque. Il est également révélateur qu’un nombre important de volumes soit consacré à l’œuvre poétique de Shakespeare. On ne s’étonnera point de trouver plusieurs éditions des Sonnets en langue originale dont deux sont identiques et dont une 189
Ibid., p. 507-508. Ibid., p. 505. 191 Ibid., p. 509. 190
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autre contient quelques annotations de Grace Frick et Yourcenar. Un volume des Sonnets en catalan, qui contient un envoi du traducteur Joan Triadu daté du 11 juillet 1963, fait sans doute suite à une rencontre lors du voyage de Yourcenar en Espagne en 1960. Une autre traduction en français est l’œuvre du poète belge Marcel Thiry. Sous le titre suggestif Attouchements des sonnets de Shakespeare, il propose sa propre traduction ainsi qu’un essai qu’il offrit à Yourcenar pour l’accueillir « au seuil de l’Académie »192 comme l’indique l’envoi qui ouvre le livre. La grande lectrice de Shakespeare possédait également une belle édition de Venus and Adonis qu’elle conservait à son chevet ainsi que quelques autres volumes qui font la part belle au talent du poète élisabéthain : The Histories and Poems, The Shakespeare Songs et Songs from Shakespeare’s Plays. Remarquons que cet itinéraire à travers l’œuvre poétique de Shakespeare ne prend sa vraie dimension que dans le cadre de la culture anglo-saxonne où le monumental écrivain est considéré avant tout comme un immense poète dont les vers sont connus du moindre écolier. La situation est sensiblement différente en France où c’est avant tout le dramaturge qui est mis en avant et dont, hormis quelques sonnets, l’œuvre de poète est un peu marginalisée ou méconnue. Ce sont sans doute les profondes affinités qu’elle a eues tout au long de sa vie avec la littérature anglaise et son immersion pendant de nombreuses années dans un pays anglo-saxon qui expliquent, au moins en partie, l’intime proximité entre Yourcenar et Shakespeare. Outre l’auteur de Venus et Adonis, la poésie du XVIIe siècle est largement dominée par « le puritain Milton »193, également très apprécié de Yourcenar et Grace Frick. Pas moins de neuf ouvrages le concernent dont plusieurs éditions de son œuvre la plus célèbre, Paradise Lost, un volume contenant quatre poèmes de jeunesse de Milton, L’Allegro. Il Penseroso. Comus and Lycida, une biographie du poète signé Mark Pattison, l’étude du célèbre historien du XIXe, T. B. Macaulay, Essay on Milton, mais aussi un manuel de vulgarisation de son œuvre, A Milton Handbook, et une volumineuse anthologie de ses vers les plus célèbres à l’usage des étudiants, The Student’s Milton. La place importante qu’occupe le grand poète 192
Il s’agit de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique où M. Yourcenar a été élue en 1970 à titre étranger et dont Marcel Thiry a été le secrétaire perpétuel. 193 « Examen d’Alceste», Th II, p. 95.
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anglais dans la bibliothèque de Yourcenar est révélatrice de son intérêt marqué pour l’écrivain qui influença les romantiques français. Elle est également exemplaire de la manière, sans doute inconsciente, avec laquelle l’écrivain et sa compagne construisent au fil des ans une réserve de savoir et de sensibilité sur les rayons de leur bibliothèque. Dans le cas de Milton – mais nous avons observé la même démarche pour bien d’autres écrivains –Yourcenar multiplie les éditions du même livre, marie éditions savantes et populaires, anciennes et plus récentes. Elle complète ses lectures par un ouvrage biographique réputé et pioche dans des anthologies et des manuels destinés aux étudiants diverses informations qui enrichissent sa connaissance de l’œuvre. Les autres ouvrages de poésie du XVIIe appartiennent de manière explicite à Grace Frick194, ce qui n’implique nullement que Yourcenar ne les ait pas parcourus. Que ce soit les deux volumes de The Hesperides and Noble Numbers, de Robert Herrick, préfacés par A. C. Swinburne ou les anthologies de poèmes de John Donne, Henry Vaughan, George Herbert, Andrew Marvell et Richard Crashaw. Deux anthologies complètent ce tour d’horizon de la poésie anglaise du XVIIe siècle : Metaphysical lyrics and Poems of the Seventeenth Century et Minor Poets of the Seventeenth Century. En ce qui concerne le XVIIIe siècle, les poèmes du célèbre traducteur de l’Iliade, Alexander Pope, sont présents dans plusieurs éditions de ses œuvres complètes. L’œuvre poétique du mélancolique et torturé William Cowper figure dans une édition de Poems en trois volumes publiés à Boston en 1826. Celle de Thomas Gray, plus élégiaque et savante, est présente à travers un volume de ses meilleurs vers, The Poems. Yourcenar possédait également un exemplaire du livre à l’origine de l’une des plus célèbres controverses de la littérature britannique, The poems of Ossian de l’Écossais James Macpherson. Un recueil de morceaux choisis du conteur, pamphlétaire et poète irlandais Jonathan Swift, The Choice Works in Prose and Verse, contient quelques marques de lecture de Yourcenar et de Grace Frick. Une biographie du poète écossais, chantre joyeux des mendiants, des ivrognes et des prostituées, Life of Robert Burns, de J. G. Lockhart complète ce parcours à travers les œuvres de quelques 194
Nous entendons par là que diverses marques (nom inscrit, dates, dédicaces…) nous indiquent que ces documents ont été acquis par G. Frick, le plus souvent avant qu’elle ne partage la vie de M. Yourcenar, à partir de fin 1939.
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grands poètes anglais du XVIIIe. Il convient également de faire une place au célèbre lexicographe, critique, essayiste mais aussi poète Samuel Johnson dont la bibliothèque de Petite Plaisance renferme plusieurs ouvrages parmi lesquels son remarquable The Lives of the most Eminent English Poets, en deux volumes dont certains passages du volume II sont abondamment annotés et soulignés au crayon. Comme c’est le cas pour la poésie française, le XIXe siècle est le plus richement représenté. C’est sans doute dans cette partie de la bibliothèque que l’empreinte et l’influence de Grace Frick sont les plus visibles. Notons qu’une bonne partie des livres qui traitent de la poésie anglaise au XIXe siècle est conservée dans la chambre de la compagne de Yourcenar qui appréciait particulièrement la poésie de cette période. De nombreux livres portent les traces de ses annotations d’étudiante, se mêlant parfois à celles, postérieures, de Yourcenar, qui appréciait un grand nombre de poètes anglais du XIXe siècle (Blake, Wilde, Swinburne, Keats, Byron…). On peut supposer que son intérêt pour les poètes de cette époque s’est enrichi des échanges avec sa compagne qui avait une connaissance intime de leurs œuvres et de la langue anglaise. Car, naturellement, c’est en grande majorité en langue originale que Yourcenar goûte les poèmes de Blake ou d’Elizabeth Barrett Browning. L’œuvre monumentale de Byron occupe une large place dans la bibliothèque qui abrite treize ouvrages le concernant. Une belle édition ancienne de ses œuvres en huit volumes, The Works, publiée à New York en 1825 en représente la plus grande part. Le rayon byronien contient également deux volumes de correspondance en français et trois études critiques. La plus importante aux yeux de Yourcenar est sans doute Byron et le besoin de la fatalité de l’essayiste et penseur catholique Charles du Bos qu’elle admirait et avec lequel elle a échangé une très riche correspondance centrée sur des questions de spiritualité. L’ouvrage, marqué à plusieurs endroits au crayon rouge, a été publié aux éditions du Sans Pareil en 1929, l’année où Yourcenar faisait paraître chez le même éditeur son premier roman, Alexis ou le traité du vain combat. Un autre essai de Doris Langley Moore, Lord Byron Accounts Rendered, publié en 1974, propose un regard plus moderne sur le poète. Une étude publiée dans une revue savante italienne, « Byron and the Colloquial Tradition in English Poetry » signée Ronald Bottral, complète ce voyage dans l’œuvre de Byron. Notons que Yourcenar possédait également un livre
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dans lequel le poète est associé à un autre grand écrivain anglais dont il était l’ami. Il s’agit d’un ouvrage italien, Shelley and Byron in Pisa, un album publié par la RAI, la télévision publique italienne195. Comme pour D’Annunzio ou Maeterlinck, l’intérêt pour Byron remonte aux années de jeunesse. Dans un texte consacré à Ravenne écrit en 1935, elle évoque la figure légendaire du poète lors de son séjour dans la ville italienne qu’elle réinvente en s’inspirant des artistes qui l’ont chantée. Comme elle le fait souvent, elle ressuscite de manière vivante et anecdotique le poète, méditant au rythme des pas de sa monture, las de la ville, de la vie et de celle qu’il a aimée196. Pas moins de neuf livres concernent la poésie de William Wordsworth, l’un des plus célèbres représentants du romantisme anglais. Il s’agit principalement de ses œuvres les plus représentatives et de recueils de morceaux choisis : The Poetical Works, Poems in Two Volumes, The Prelude, Poems of Wordsworth, ainsi que le livre qui marque l’avènement du romantisme anglais, Lyrical Ballads, écrit avec son ami Coleridge. La plupart comporte des marques de lecture de Yourcenar et de Grace Frick. Les trois autres documents sont une analyse d’un célèbre poème de Wordsworth, « Wordsworth’s Michael » dont l’auteur est Martha Hale Shackford, une ancienne condisciple de Grace Frick au Wellesley College, dont la bibliothèque de Petite Plaisance renferme onze textes, essentiellement des essais et articles concernant la poésie. Également annotés par les deux utilisatrices de la bibliothèque, deux essais d’Émile Legouis traduits en anglais : The Early Life of William Wordsworth 1770-1798. A Study of « The Prelude » et une évocation à caractère plus biographique concernant la liaison française du poète, William Wordsworth and Annette Vallon. Le plus célèbre couple de poètes de la littérature anglosaxonne du XIXe siècle formé par Elizabeth Barrett Browning et son mari Robert Browning est également très présent. Bien que la carrière littéraire de Robert Browning fût plus longue et sa renommée plus grande que celle de son épouse, les œuvres d’Elizabeth Barrett Browning sont plus nombreuses dans la bibliothèque de Petite Plaisance. Figurent, en effet, en bonne place ses poèmes en quatre 195 M. Yourcenar possédait d’autres ouvrages de la même collection consacrée à des grands noms de la littérature mondiale (Rilke, Valéry…) associés à des villes italiennes où ils ont vécu. 196 Voir « Ravenne ou le péché mortel », PE, p. 488-489.
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volumes publiés sous le titre Poems mais aussi une anthologie de ses vers les plus fameux, Poetical Works et une édition de ses célèbres Sonnets from the Portuguese. La grande épistolière est également présente à travers la correspondance passionnée qu’elle a échangée avec son mari, The Letters, publiée en deux volumes, ainsi que par un choix de lettres, Letters from Elisabeth Barrett to B. R. Haydon, éditées par Martha Hale Shackford, auteur par ailleurs d’un essai, E. B. Browning. R. H. Horne. Two Studies, également présent dans la bibliothèque. Quant à l’œuvre de Robert Browning, elle est présente seulement à travers deux anthologies : The Shorter Poems of Robert Browning et The Complete Poetic and Dramatic Works. Parmi les autres géants de la poésie anglaise, quatre poètes sont également très présents : George Meredith, John Keats, Samuel Taylor Coleridge et William Blake. La bibliothèque de Petite Plaisance contient cinq volumes consacrés à l’œuvre poétique de George Meredith, l’un des écrivains particulièrement étudiés par Grace Frick dans le cadre de sa thèse restée inachevée. Il n’est donc pas étonnant que la plupart des volumes de ce poète au paganisme joyeux se trouvent dans la chambre de celle-ci. Yourcenar a goûté la beauté des vers de John Keats qu’elle rapproche de Maurice de Guérin197. Parmi les documents concernant Keats figurent deux éditions différentes de The Poetical Works annotées par Grace Frick, un volume de correspondance, Letters to his Family and Friends, ainsi que deux articles tirés de revues savantes qui semblent garder la marque des lectures croisées de Yourcenar et de sa compagne. Du complice de Wordsworth, S. T. Coleridge, Yourcenar possédait l’essentiel de l’œuvre poétique dont un volume de The Poems contient quelques annotations de la main des deux femmes. Elles ont également lu son autobiographie spirituelle qui fonde sa conception de la poésie, Biographia literaria, assortie d’un article de Margaret Sherwood sur « Coleridge’s Imaginative Conception of the
197 Dans une lettre à Gaston-Louis Marchal datée du 12 février 1978, M. Yourcenar écrit : « L’Angleterre a plus que nous le sens de la beauté et du mystère des poètes morts jeunes (Keats, à qui Guérin fait souvent penser, Shelley, Chatterton, Rupert Brooke) ;… », L, p. 585.
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Imagination » qui contient quelques marques de lecture difficilement identifiables198. Parmi les cinq volumes consacrés à la poésie de William Blake que l’écrivain place très haut199, on remarque quelques-unes de ses œuvres les plus marquantes dont les fameux Songs of Innocence and of Experience et un volume intitulé Poetry and Prose, lu et annoté par Grace Frick et Yourcenar. Celle-ci possédait également une traduction italienne des Chants d’innocence et d’expérience qui a rejoint les rayons de sa bibliothèque à la toute fin de sa vie, l’année de publication du livre étant 1985. L’œuvre plastique de William Blake est également présente à travers un bel ouvrage renfermant quarante planches de ses œuvres picturales accompagnées d’un texte de Philippe Soupault, publié en 1928 aux éditions Rieder sous le titre William Blake. Les œuvres de nombreux autres poètes de la même période sont également présentes. Si les très nombreux auteurs consacrés peuvent inciter à conclure à un intérêt marqué pour leur poésie, d’autres poètes, dont l’écrivain et sa compagne n’avaient que quelques volumes, élargissent encore le champ de leur connaissance et de leur goût pour la grande poésie anglaise. Parmi eux figurent en bonne place le grand Alfred Tennyson dont Yourcenar conservait, par ailleurs, un choix de ses vers les plus fameux, Songs, Dante Gabriel Rossetti, les œuvres poétiques de Walter Scott, Matthew Arnold, William Morris, et le « poète du désespoir », James Thomson. Deux ouvrages de Percy Bysshe Shelley témoignent de la tendresse particulière que lui vouait Yourcenar, laquelle se souvient d’un de ses vers dans ses « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien200 et 198
Notons que ce document, comme quelques autres, est publié à la Wellesley Press soit les presses universitaires du Wellesley College où Grace Frick a été étudiante dans les années 1920. 199 Dans son essai sur J. L. Borges, évoquant « la vision [de l’artiste] visionnaire ou de l’halluciné », M. Yourcenar remarque : « Blake, là où il n’est pas sublime, semble longuement se griser de ces mêmes rapsodies sacrées. », « Borges ou le Voyant », PE, p. 574. Par ailleurs, nous savons qu’elle a fait son miel de la « bonne biographie » du poète par Michael Davis, William Blake, a New Kind of Man (1977) empruntée à la bibliothèque du Bangor Seminary et qui a fait l’objet d’une courte fiche de lecture de M. Yourcenar sous le titre « Mystique de Blake ». Voir S II, p. 173. 200 Il s’agit de son évocation d’Antinoüs : « Eager and impassionated tenderness, sullen effeminacy ». M. Yourcenar note que « Shelley, avec l’admirable candeur des poètes, dit en six mots l’essentiel, là où la plupart des critiques d’art et les historiens
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évoque sa fin tragique sur une plage italienne où Byron assiste aux « feux du bûcher de Shelley »201. L’exemplaire de ses œuvres complètes est annoté par Marguerite Yourcenar et Grace Frick. Un autre épais recueil de morceaux choisis, offert à Yourcenar en 1927, comme l’indique une note écrite de sa main, contient quelques marques au crayon rouge, vestiges probables de ses premières lectures de celui que Matthew Arnold a immortalisé sous les traits d’un « ange inefficace battant de ses ailes lumineuses le vide ». Les œuvres de Algernon Charles Swinburne ont été également des nourritures précoces pour Yourcenar qui a découvert ses poèmes dans sa jeunesse et dont elle a conservé deux anthologies de ses vers. Quelques autres poètes ont trouvé place avec un seul titre sur les étagères de la bibliothèque. Il s’agit de George Eliot, Francis Thompson, Walter Savage Landor, John Henry Newman et Thomas Hardy dont l’écrivain appréciait surtout l’œuvre romanesque. Nous avons remarqué que les anthologies étaient nombreuses dans la bibliothèque de Yourcenar. Celles en langue anglaise dominent largement et couvrent toutes les époques et tous les aspects de la poésie anglo-saxonne. Simples recueils de morceaux choisis, manuels de vulgarisation ou livres destinés à améliorer la culture littéraire des étudiants, ils ont été très consultés par les deux lectrices. Notons parmi les dizaines de volumes non encore examinés deux ouvrages exclusivement consacrés au sonnet, The Penguin Book of Sonnet et Sonnets, tous deux largement annotés, en particulier par Grace Frick. D’autres titres qui proposent des approches très larges de la poésie peuvent être assimilés à des ouvrages de référence tels The Oxford Book of English Verse qui contient un choix des meilleurs poèmes anglais de 1250 à 1900 ; British Poetry and Prose en deux volumes qui contiennent également plusieurs marques de lecture ; The English Heritage ; Great English Poets ; English Literature with Illustrations from Poetry and Prose et A Treasury of Irish Poetry in the English Tongue. D’autres anthologies se consacrent à un aspect particulier du vers anglais : Lyric Love, an Anthology ; The Faber Book of Reflective Verse acquis par Yourcenar à la fin de sa vie ; The Golden Treasury, un choix des meilleurs chants et poèmes lyriques de la langue anglaise dont la bibliothèque abrite deux éditions. La du XIXe siècle ne savaient que se répandre en déclamations vertueuses ou idéaliser en plein faux et en plein vague. », « Carnets de notes », MH, p. 531. 201 « Ravenne ou le péché mortel », PE, p. 489.
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seconde contient quelques annotations de Grace Frick. Texts and Pretexts, une anthologie réalisée par l’écrivain Aldous Huxley, est également annotée à plusieurs endroits ; enfin, A Nonsense Anthology et The Englishman at War qui mêle vers et prose ou Book of Beauty, où la poésie côtoie la peinture, témoignent de la grande diversité de ces lectures anthologiques. Quelques autres ouvrages critiques ont également permis aux deux utilisatrices de la bibliothèque de se familiariser ou d’approfondir certains aspects de la poésie anglo-saxonne comme Reading Poems, une introduction à l’étude critique de la poésie, qui a été légèrement marquée par Yourcenar, un essai intitulé Studies in Poetry and Philosophy et Versification in English Poetry, ouvrage que les deux femmes ont dû souvent consulter, comme l’indiquent plusieurs marques de lecture. La poésie américaine Quelques poètes américains complètent ce panorama de la poésie anglo-saxonne du XIXe siècle. Les œuvres poétiques d’Edgar Allan Poe sont abordées en langue originale, à partir d’une édition de The Complete Poetical Works mais aussi à travers deux traductions françaises qui datent de la fin des années vingt, lorsque Yourcenar découvre les vers de Poe en lisant Le Corbeau publié en 1929 chez Émile-Paul Frères et Poèmes choisis dans une collection populaire, la Bibliothèque miniature de Payot dont elle possède plusieurs titres. Elle avait également deux anthologies de vers de Henry Wadsworth Longfellow, l’un des poètes les plus célèbres du XIXe siècle américain dont la gloire est particulièrement sensible encore aujourd’hui dans l’état du Maine où il est né202. Les deux exemplaires des œuvres de Walt Whitman attestent de l’attention particulière qu’elle portait au chantre de la liberté et de la démocratie américaine. L’édition du 202 Rappelons que le Maine où la mémoire de l’auteur d’Évangéline est encore vivace est l’état dans lequel a vécu M. Yourcenar. On lui a même décerné le titre de Doctor Honoris Causa du Bowdoin College, situé à Brunswick, université dans laquelle Longfellow fit ses études, enseigna et devint l’ami de Hawthorne, autre gloire littéraire du Maine. Il existe d’ailleurs un Fonds Yourcenar à la HawthorneLongfellow Library de Bowdoin College, essentiellement alimenté par des documents donnés par M. Yourcenar à partir de 1960.
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Centenaire du fameux Leaves of Grass contient de nombreuses marques de lecture : vers ou titres de poèmes marqués d’une croix au crayon rouge ou à l’encre bleue. Elle a également souligné au crayon vert plusieurs passages du texte en prose intitulé « A Backward Glance o’er Travels ’d Roads » qui clôt le livre et dans lequel l’auteur propose des clés de lecture de son poème fleuve. L’autre volume, Œuvres choisies, une traduction française publiée aux éditions de la Nouvelle Revue Française en 1930, avec une introduction de Valery Larbaud, contient également certaines marques de lecture. C’est le cas de poèmes entiers ou de certains vers encadrés de traits rouges. La bibliothèque dispose d’un exemplaire des vers les plus connus du poète anti-esclavagiste William Cullen Bryant, Sella, Thanatopsis and Other Poems. De la même période historique à laquelle Yourcenar s’est beaucoup intéressée lors de ses recherches en vue de la traduction des negro spirituals, on remarque Blue and Gray, une anthologie de textes sur la guerre de sécession qui contient des poèmes de Melville et de Walt Whitman. La poésie orientale Parmi les territoires littéraires auxquels Yourcenar est demeurée fidèle toute sa vie, le vaste domaine de l’Orient203 est un de ceux avec lesquels elle s’est sentie le plus en connivence. « La pensée orientale m’a beaucoup influencée »204 reconnaissait-elle en 1982. Cette proximité spirituelle s’est développée au fil des ans sur plusieurs plans qui englobent l’étude des différents courants de la pensée, de la philosophie et des religions orientales, en particulier le bouddhisme avec lequel elle avait de nombreuses affinités, mais aussi celui des grands textes orientaux, des Mille et une nuits aux poèmes épiques de l’Inde médiévale et autres chants de la mystique musulmane. Nous avons dit que cette attirance pour l’Orient a été précoce. Sans doute la toute petite Marguerite a-t-elle entrevu ce monde
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L’Orient littéraire de M. Yourcenar comprend essentiellement le Japon, la Chine, l’Inde, la littérature arabe et persane et s’étend jusqu’aux confins des pays balkaniques, voire jusqu’à l’Andalousie de la période musulmane. 204 « Une Autre M. Yourcenar », entretien avec Nicole Lauroy, Femmes d’aujourd’hui, mai 1982, PV p. 309.
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lointain dès sa « première lecture »205, Après la Neuvième heure, roman historique de Marie Reynès-Monlaur se déroulant en Égypte parmi les disciples de Jésus, qui lui fit une forte impression vers sa sixième année206. Les Mille et une nuits, mais aussi Salammbô de Flaubert, lus avant sa douzième année, ont sans doute également été de puissants catalyseurs du rêve oriental de la petite fille. Mais c’est certainement entre quinze et dix-huit ans que celle qui n’est pas encore Marguerite Yourcenar se passionne véritablement pour les trésors des littératures orientales. La lecture d’un livre en particulier représente en quelque sorte le point de naissance de son intérêt pour les littératures asiatiques. Il s’agit de Sages et poètes d’Asie, de Paul-Louis Couchoud, publié en 1916, aux éditions Calmann-Lévy. Quelque quarante ans plus tard, elle se souviendra de l’importance de cette lecture et rendra un hommage privé à son auteur : Je n’ai jamais rencontré P. L Couchoud, mais un de ses livres, Sages et poètes d’Asie, que j’ai encore, relié, sur les rayons de ma bibliothèque à Northeast Harbor, a peut-être été le premier ouvrage par lequel la poésie et la pensée asiatiques sont venues jusqu’à moi. J’avais quinze ans : je continue à savoir par cœur tel haï-kaï traduit ou transmis par lui ; ce livre exquis a été pour moi l’équivalent d’une porte entrebâillée. Elle ne s’est jamais refermée depuis. Que j’aurais aimé d’aller saluer P. L Couchoud avec vous, et de remercier le poète malade pour tout ce qu’il m’a fait pressentir ou donné.207
La poésie japonaise Cette passion pour la poésie asiatique et plus particulièrement pour la littérature japonaise n’a jamais faibli. À tel point qu’elle pouvait affirmer en 1979 : « En fait, mes poètes préférés sont peut-être les Japonais. »208 De nombreux textes témoignent de son intérêt pour la civilisation, les arts et la culture du Japon. Parmi ses principaux écrits consacrés à des écrivains de ce pays, mentionnons son essai 205
S. II, p. 217. M. Yourcenar fait le récit de cette « première émotion littéraire » dans Quoi ? L’Éternité. Voir QE, p. 1347. 207 Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 18 mai 1955, HZ, p. 473. 208 Radioscopie Marguerite Yourcenar, Éditions du Rocher, op. cit., p. 41. 206
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Mishima ou la Vision du vide (1981) qui évoque l’une des plus singulières figures de la littérature japonaise du XXe siècle, mais aussi le texte « Basho sur la route », touchante promenade littéraire dans les pas du célèbre poète-vagabond de la fin du XVIIe siècle qui ouvre son livre posthume Le Tour de la Prison (1991). Plusieurs des textes yourcenariens consacrés à la culture japonaise évoquent les différentes traditions poétiques du pays et certaines de ses figures les plus marquantes. Que ce soient les traditionnels « poèmes d’adieu » que calligraphient avant de se donner la mort les amants d’une nouvelle et d’un film de Mishima 209, ou encore « la contemplation poétique de la nature au moment de la mort » et autres « poétiques adieux à la vie » des jeunes kamikazes et des antiques samouraïs qui « meurent avec des raffinements de poètes ».210 Elle s’enthousiasme pour le Nô, « cette poésie lentement psalmodiée »211 qu’elle considère comme « l’un des deux ou trois triomphes du théâtre universel. »212 Elle se passionne pour l’art du haïku, « où tout l’univers tient dans une feuille qui tremble ou une grenouille qui plonge dans l’eau, [qui] nous semble aujourd’hui la suprême forme de la poésie nippone. »213 Elle découvre dans la traduction en anglais de Ivan Morris, les vers touchants de la poétesse Sei Shonogan, représentatifs du « style poétique presque impressionniste »214 de la florissante époque Heian (VIIIe-XIe siècle de notre ère). Lors de son voyage au Japon où elle passa la fin de l’année 1982, Yourcenar rend visite à un célèbre acteur-travesti de Kabuki en train de se préparer. À ses côtés, emmitouflée dans une vaste cape noire, l’académicienne française note qu’elle devait « ressembler à Sotoba Komachi, la poétesse centenaire tombée au rang de mendiante et, dans le nô moderne, de clocharde. »215 L’écrivain occidental qui se 209
Voir Mishima ou la vision du vide, EM, p. 263 dans lequel l’auteur décrit Patriotisme, le film que Mishima a tiré de sa propre nouvelle, « une des plus remarquables » selon M. Yourcenar. 210 « La Noblesse de l’échec », TGS, p. 322-323. Dans cet essai, Yourcenar salue l’ouvrage La Noblesse de l’échec, du spécialiste et traducteur japonisant Ivan Morris, qui a été pour elle une autre voie d’accès aux richesses littéraires du Pays du soleil levant. 211 « Kabuki, bunraku, nô », TP, p. 649. 212 Ibid., p. 648. 213 « Bosquets sacrés et jardins secrets », TP, p. 678. 214 « La Noblesse de l’échec », TGS, p. 321. 215 « La Loge de l’acteur », TP, p. 685.
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coule, par le jeu des ressemblances rêvées, à l’intérieur du corps d’une célèbre poétesse asiatique propose en quelques lignes l’un des très rares autoportraits de l’artiste qui découvre son reflet dans les multiples miroirs de la loge du comédien : « mon visage de femme pleine d’années, pétrie de terre, striée comme le sol par la pluie, mais avec au-dedans je ne sais quel feu. »216 Finalement, en allant à la rencontre de l’Autre et des subtilités ancestrales de la culture poétique japonaise, c’est à la rencontre d’elle-même que va Marguerite Yourcenar. Sa bibliothèque garde naturellement la trace de cet intérêt marqué pour la littérature japonaise ancienne et moderne dont la traductrice de Mishima possédait de très nombreux ouvrages. En ce qui concerne la poésie, son goût la porte à apprécier l’art elliptique du haïku du poète Basho dont le destin d’humble voyageur adorateur de la nature la touchait au point qu’elle lui a consacré un texte. Un des deux livres, The Narrow Road to the Deep North and Other Travel Sketches lui a servi de base de travail. Elle a marqué plusieurs vers et tracé l’itinéraire du voyage de Basho au feutre vert sur deux cartes du Japon qui figurent dans l’ouvrage. Elle possédait également plusieurs livres d’un contemporain de Basho, lui aussi voyageur, le poète et romancier célèbre Saikaku Ihara. Elle a annoté plusieurs poèmes et même corrigé l’un d’entre eux dans son ouvrage Comrade Loves of the Samurai suivi de Songs of the Geishas. Un volume du moine-poète zen Ryokan a lui aussi été lu avec soin comme en témoignent les points qui marquent certains vers ainsi qu’une liste de mots traduits du japonais à l’anglais qui figure à la fin de l’ouvrage. Il s’agit sans doute d’exercices de traduction, Yourcenar ayant appris des rudiments de japonais pour se familiariser avec un pays et une culture qui la fascinaient et la déconcertaient à la fois. Son intérêt particulier pour le zen explique également la présence de ces « poèmes sur la foi en l’esprit de Maître Sosan » publiés aux éditions Seghers sous le titre Textes sacrés du Zen (Ch’an) et dont elle possédait le volume II. Comme souvent, elle s’en remet aux recueils de morceaux choisis pour mieux sentir la richesse et la diversité de l’art poétique japonais. Elle aborde donc le haïku par la traduction en anglais de l’éminent spécialiste de littérature japonaise Reginald Horace Blyth dont elle possédait les quatre volumes de Haiku, monumentale 216
Ibid.
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anthologie proposant un choix de ces courts poèmes classés par saison. Seul le volume IV (« Autumn-Winter ») contient quelques poèmes marqués d’une croix. Trois autres anthologies complètent la bibliothèque poétique japonaise de Yourcenar : Anthologie de la littérature japonaise des origines au XXe siècle publiée en 1919, dont elle a souligné quelques vers ; One hundred more Poems from the Japanese qui porte de nombreuses marques de lecture au feutre vert et Anthologie de la poésie japonaise contemporaine, publié en 1986 chez Gallimard et qu’elle a donc lu à la toute fin de sa vie.
La poésie chinoise La poésie chinoise est un autre territoire asiatique qui a retenu l’attention de l’écrivain. Elle possédait quelques ouvrages de poésie parmi des dizaines d’autres consacrés à l’ensemble de la littérature, de l’art, de l’histoire et de la spiritualité chinoises. Les œuvres du poète taoïste du VIIIe siècle Li-Po sont lues dans une anthologie publiée à New York en 1965, The Works of Li-Po the Chinese Poet. Pas moins de cinq anthologies proposent un survol historique et esthétique du vers chinois à travers les siècles : A Hundred & Seventy Chinese Poems dont certains vers sont cochés d’une croix, tout comme The White Pony, une anthologie de la poésie chinoise des origines au XXe siècle ; Pilgrim of the Clouds est un recueil de poèmes et d’essais de l’écrivain de l’époque Ming, Yüan Hung-Tao ; Cold Mountain regroupe cent poèmes du poète de l’époque T’ang, Han-Shan. Mais c’est sans doute en lisant La Flûte de Jade, un petit recueil de vers chinois publié en 1920, dans un volume illustré des éditions d’Art H. Piazza que Yourcenar s’est familiarisée, dans sa jeunesse, avec les vers de quelques poètes chinois anciens. La poésie arabo-persane La littérature arabe et persane est un autre « continent » oriental que Yourcenar aborde très tôt. Sans doute d’abord à travers Les Mille et une nuits, œuvre découverte dans l’enfance et qu’elle ne cessera de relire au cours de sa vie. Dans un texte de 1981, elle se souvient d’un récit des Mille et une nuits dans lequel la terre et les
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animaux ont tremblé pour leur avenir lorsque Dieu créa l’être humain et qualifie cette fable d’ « admirable vision de poète »217. Comme pour beaucoup de textes qu’elle a lus attentivement et juge essentiels, elle a consacré une fiche de lecture aux Mille et une nuits qu’elle aborde dans la traduction de Mardrus. Elle analyse en particulier le tome V. Sous le titre « influence de la poésie arabe sur Gide », elle note : « la forme poétique de certaines tirades des Nourritures terrestres emprunte sans plus aux 1001 nuits […] On voit que cette atmosphère poétique aura servi aussi à Gide à idéaliser les rapports avec les petits voyous arabes de L’Immoraliste »218. Plus loin, elle écrit : « Poème pédérastique récité par le Génie devant K endormi. Beaux vers, de type plus arabe que persan. »219 De telles notations qui jettent des ponts entre les cultures et les époques témoignent de la profonde imprégnation de la littérature arabo-persane chez un poète ayant très tôt goûté les « pâmoisons de la poésie arabe et persane »220 qui lui ont inspiré certains de ses premiers poèmes. Cette sensibilité à l’art mélodieux des poètes arabes et persans du passé, Yourcenar l’exprime en particulier dans son essai « L’Andalousie ou les Hespérides », dans lequel l’évocation de l’histoire tourmentée, de la culture et des vestiges des monuments andalous est l’occasion pour elle de mentionner l’âme des poètes dont chaque pierre garde la trace. La visite du palais en ruines de Medina Alzahara, situé près de Cordoue, lui fait penser à « une Asie plus immémoriale que l’Islam, à l’Iran achéménide, aux vers mélancoliques des poètes persans sur les demeures royales hantées désormais par l’onagre et la gazelle qu’on évoque dans ces salles nues »221. Car l’Andalousie qu’elle recréait en 1952 après sa visite de la région est avant tout pour l’écrivainvoyageur, « [t]erre de poètes surtout en ce qu’elle a été perpétuellement aimée et recréée à distance, dans les plaintes des poètes arabes pleurant Grenade perdue… »222 Parmi les « délices » de la visite de Grenade, il y a « ce rossignol qui chanta toutes les nuits, 217
« Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? », TGS, p. 370. Fonds Yourcenar. 219 Ibid. 220 Voir « Paul le Silentiaire », CL, p. 476. Dans la brève présentation du poète grec du VIe siècle de notre ère, M. Yourcenar note que certains de ses vers « font parfois songer aux pâmoisons de la poésie arabe et persane… ». 221 TGS, p. 383. 222 Ibid., p. 389. 218
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cette gorge brune gonflée de sons nous en apprit tout autant sur la poésie arabe que les inscriptions de l’Alhambra. »223 C’est en poète qu’elle visite cette Andalousie si marquée par les arabesques et la musique des poètes des civilisations arabe et persane qu’elle aime tant. Mais c’est sans doute en philosophe qu’elle s’est particulièrement imprégnée du soufisme, une des manifestations de la civilisation islamique qui trouvait chez elle le plus de résonances224. Elle a lu le remarquable Reading from the Mystics of Islam, de Margaret Smith, édité à Londres en 1972 et fait le commentaire suivant : « Peu de grands textes, mais quelques beaux passages des Soufis. Jalal Al-Din Rumi […] comme toujours l’un des plus grands… »225 dont elle cite plusieurs vers sur la mort des amants qui vont rejoindre Dieu, le véritable Aimé dans la tradition soufie : « Ô amants ! Le temps est venu de quitter le monde ; […] Ô cœur, pars rejoindre le Bien-Aimé. Ô ami, va vers l’Ami… »226 Elle retient également de la lecture du livre de Margaret Smith quelques vers d’un autre poète soufi fameux, Abd Al Karim Jili, dont on comprend qu’ils l’ont touchée tant ils expriment une conception spirituelle de la vie proche de la sienne227. Cette grandeur de la poésie soufie, elle l’entrevoit également dans les textes de trois figures féminines :
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Ibid., p. 389-390. Dans un entretien réalisé en avril 1987, M. Yourcenar explique ce qui l’attire dans le soufisme : « C’est une philosophie qui conçoit le Divin comme l’essence de la perfection, comme l’Ami… », voir « Une interview de M. Yourcenar », op.cit., PV, p. 398. 225 « Notes de lectures : Livres sur les religions orientales », S. II, p. 136-137. 226 Traduction de l’anglais d’Élyane Dezon Jones, ibid., p. 138. Il est fort probable que c’est à ce même poème de Djelal Eddin El-Roumi que M. Yourcenar fait référence dans son essai « Sur quelques thèmes de la Gita-Govinda », quand elle évoque le « tremblant et confiant dialogue que d’autres poètes ont engagé avec la personne divine, tel ce chant poignant des soufis qui, dans la Perse de ce même XIIe siècle, évoquait tendrement l’unique Aimé », TGS, p. 355. Notons que c’est également au même poète et toujours au sujet de l’inexplicable « Ami » qu’elle fera appel pour résumer ce qu’elle considère comme la « Sagesse Soufie » dans son dernier livre La Voix des choses. Voir, VC, p. 83. 227 Nous reproduisons le texte du « poème » de Abd Al Karim Jili dans la traduction qu’en donne Élyane Dezon Jones dans Sources II, p. 138-139. « Je suis l’Existant et le non-existant/ Ce qui n’aboutit à rien et ce qui demeure/ Je suis ce qui est senti et ce qui est imaginé/ Je suis le serpent et le charmeur/ Je suis le délié et l’entravé/ Je suis ce qui est bu et celui qui donne à boire/ Je suis trésor et je suis pauvreté/ Je suis ma création et le Créateur. » 224
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Qurrat Al-Ayn, Jahanara Begum228 et Rabia Al-Adawiyya, « la plus grande de toutes. »229 D’autres poètes appartenant à la poésie persane et arabe ancienne ont trouvé place dans sa bibliothèque. Elle possédait un choix des plus célèbres vers du poète libertin arabe Abû-Nuwâs, Le Vin, le vent, la vie, traduits par Vincent Monteil qui lui fit sans doute parvenir son livre publié en 1979, comme l’atteste l’envoi du traducteur qui connaissait certainement son intérêt pour la tradition poétique arabe. D’autres titres illustrent cet intérêt pour les poètes persans et arabes du Moyen Âge. Yourcenar a, en effet, conservé toute sa vie une série de petits livres richement illustrés, publiés par les éditions d’Art H. Piazza à Paris, au début du siècle dernier, période de sa jeunesse où elle découvre les trésors de la littérature orientale qu’elle aborde à travers les traductions en français de quelques classiques : Les Ghazels de Hafiz, le plus célèbre poète lyrique de la Perse, le fameux Jardin des roses du poète voyageur Saadi et le non moins célèbre recueil anonyme Le Jardin des caresses. Yourcenar s’est également intéressée à l’œuvre immense du poète derviche turc du XIVe siècle Yunus Emre, surnommé le « poète du peuple », qui a vulgarisé dans ses vers la mystique soufie dans un style à la fois recherché et accessible à tous. Elle possédait deux recueils de ses poèmes les plus fameux, l’un en français, Poèmes, publié aux Publications orientalistes de France en 1973 ; l’autre en anglais, The Wandering Fool, comporte un envoi du traducteur Édouard Roditi, ami de Yourcenar et poète lui-même dont elle possédait plusieurs livres. Deux anthologies qui contiennent de nombreux poèmes issus de la tradition poétique arabe ont également été pour elle de solides
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M. Yourcenar évoquera une nouvelle fois dans un entretien réalisé en 1987 la figure de la « princesse moghol nommée Jahanara, […] une poétesse admirable. » Si l’on en croit son interlocutrice, M. Yourcenar aurait même songé à lui consacrer un essai. Ce que l’intéressée ne dément pas dans sa réponse. Voir « Une interview de M. Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy, op. cit., PV, p. 388 et 398. Dans le même entretien (p. 396), elle signale qu’elle lit « en ce moment », soit en avril 1987, « un énorme livre d’un poète soufi marocain », preuve de son intérêt durable pour ce courant de la mystique musulmane. Nous savons, par ailleurs, que M. Yourcenar s’est rendue sur la tombe de la princesse Jahanara et d’un autre poète soufi, Amir Khusrau, lors de son séjour à New Delhi, en février 1983. Voir « Les Voyages de M. Yourcenar », Bulletin du CIDMY, n° 8, décembre 1996, p. 145. 229 S II, p. 139.
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sources d’information et de rêverie230 : Images from the Arab World et Anthology of Islamic Literature from the Rise of Islam to Modern Times. Mais pour Yourcenar, le plus grand écrivain de la civilisation islamique est incontestablement le poète persan du XIe siècle Omar Khayyam dont la lecture des célèbres Quatrains l’enchantait. Elle possédait l’ensemble de son œuvre poétique en plusieurs volumes et en plusieurs langues. Les Quatrains sont lus dans deux traductions françaises dont la seconde, publiée aux éditions de La Sirène en 1920, comporte quelques vers soulignés en bleu, vestiges de ses lectures de jeunesse. Rubaiyat, l’autre œuvre maîtresse de Khayyam, est abordée en anglais dans la traduction de référence d’Edward Fitzgerald. Une édition populaire en français du même recueil pourrait être celle dans laquelle elle a découvert ces vers auxquels elle restera sensible toute sa vie. Enfin, elle possédait un volume en allemand contenant une série d’aphorismes du poète, réunis sous le titre, Die Sinnsprüche Omars des Zeitmachers. Ce qui l’a sans doute fascinée chez le plus illustre poète que la Perse ait porté, c’est bien sûr l’écrivain à nul autre pareil. C’est aussi le savant, l’astronome, le mathématicien, le philosophe dont les vers se ressentent de ces multiples savoirs. Derrière l’image répandue en Occident du poète amoureux et jouisseur des plaisirs éphémères, Yourcenar devine certainement le scepticisme profondément amer d’un esprit qui doute que l’homme puisse atteindre aux vérités éternelles, celles de l’au-delà en particulier. Son inspiration lyrique qu’il marie à merveille à une culture scientifique profondément humaine en fait un continuateur accompli de la tradition de poésie sceptique orientale qui marqua la littérature perse aux XIe et XIIe siècles de notre ère. Même si cette filiation n’est nulle part revendiquée par l’auteur, il paraît probable que la figure d’Omar Khayyam, poète, savant et libre penseur, soit un des nombreux modèles de Zénon, personnage principal de L’Œuvre au noir, médecin, astrologue, alchimiste, philosophe, grand voyageur curieux de l’Orient et de ses 230
La connaissance approfondie que M. Yourcenar avait de la poésie mais aussi de la spiritualité arabo-islamique est attestée par les très nombreux ouvrages non directement poétiques qu’elle possédait : nombreux traités sur le soufisme, édition en français du Coran, biographie de Mahomet, ouvrages du célèbre islamologue Louis Massignon, essai sur la place de la pensée arabo-musulmane dans l’histoire…
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sciences qui veut être « plus qu’un homme ». La figure du savantpoète, en tout cas, a toujours fasciné Yourcenar. À tel point qu’elle a songé à raconter la vie d’Omar Khayyam231 avec un désir presque égal à celui qui l’a amenée à réinventer le destin de l’empereur Hadrien. La poésie indienne232 Le territoire de l’Inde est une autre étape importante de l’itinéraire oriental de Yourcenar. Là encore, la rencontre eut lieu dès l’adolescence à travers la lecture d’extraits de textes sacrés bouddhiques et de plusieurs livres sur Bouddha. Elle poursuivra toute sa vie ses lectures et son étude des grands textes de la religion et des philosophies bouddhiques, « qui ont été l’un des aliments de [sa] vie »233. Dans le domaine plus strictement poétique, Yourcenar s’est nourrie à la lecture des grandes épopées lyriques qui l’ont sensibilisée à « l’univers poétique de l’Inde »234. En 1957, elle consacre un essai qui a servi de préface à une édition limitée de la Gita Govinda, le récitatif lyrique du poète bengali du XIIe siècle de notre ère, Jayadeva235. Elle conservait à Petite Plaisance un autre grand poème épique issu de la mystique indienne, The Song of God : BhagavadGita, dans la traduction de Christopher Isherwood, avec une préface d’Aldous Huxley ainsi qu’un essai consacré à ce texte, l’un des plus sacrés de l’hindouisme. En français, elle avait conservé de ses lectures de jeunesse La Marche de la lumière, le célèbre poème sanscrit de Cantideva. L’Orient poétique et mystique, ce sont aussi Les Cent mille chants, de l’ascète tibétain du XIe siècle Milarépa, dont Yourcenar possédait une édition de 1985 contenant un envoi de la traductrice. 231
Dans les « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien, M. Yourcenar avoue : « Seule, une autre figure historique m’a tentée avec une insistance presque égale : Omar Khayyam, poète, astronome. Mais la vie de Khayyam est celle du contemplateur pur : le monde de l’action lui a été par trop étranger. D’ailleurs, je ne connais pas la Perse et n’en sais pas la langue. », OR, p. 525. 232 Ce terme s’entend comme la littérature issue de la tradition poétique du souscontinent indien et comprend donc aussi la poésie du Tibet, du Bengladesh… 233 Lettre à N. Chatterji, 17 juillet 1964, L. p. 207. 234 « Sur quelques thèmes de la Gita-Govinda », TGS, p. 354. 235 « Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gita-Govinda », Émile-Paul, 1957, 11 p. Le même essai est publié simultanément dans Les Cahiers du Sud, n° 342, tome 45, septembre 1957, p. 218-228.
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Elle a dû la feuilleter avec intérêt, elle qui projetait de faire en 1987 un voyage en Inde et au Népal, afin de rencontrer le Dalaï Lama, mais que la maladie l’a contrainte à annuler.
La poésie portugaise Marguerite Yourcenar avait un attachement particulier pour le Portugal, sa langue, sa culture, son histoire, sa littérature ancienne et moderne et singulièrement sa poésie qu’elle aimait lire dans le texte. En 1974, se souvenant de ses séjours au Portugal en 1959-1960, elle confie à une amie : « Je ne connais pas de pays, sauf peut-être certains coins de l’Angleterre, où la poésie soit davantage présente et respirante dans la moindre campagne et le moindre bois, douée de cette infinie douceur qui est celle des poètes portugais du Moyen Age. »236. Sa bibliothèque contient d’ailleurs plusieurs pièces qui attestent de cet intérêt qui va des poètes du Moyen Âge à Pessoa et Eugénio de Andrade qu’elle rencontra à plusieurs reprises et qui l’invita à découvrir la poésie de son pays. Elle a, par exemple, conservé un article savant intitulé « Problemática de saudade » sur la couverture duquel elle a écrit : « poésie portugaise moyen-âge ». La présence de deux autres ouvrages confirme l’intérêt de l’écrivain pour la poésie de cette période : Florilegio del cancionero vaticano, un recueil de poésie amoureuse galico-portugaise du Moyen Âge et Antologia de textos medievais qui mêle vers et prose. Alma Minha gentil, autre anthologie de la poésie amoureuse portugaise, n’est pas coupée. L’écrivain partageait avec sa compagne une admiration pour le plus grand poète de l’histoire du Portugal, Luis de Camões, dont elle a conservé plusieurs recueils dans des éditions en portugais, français et anglais. Elle possédait deux éditions différentes de Versos e alguma prosa, une anthologie réalisée par Eugénio de Andrade qui a offert les deux livres à son amie, comme l’indique l’envoi qui figure 236
Voir lettre à Jeanne Carayon, 27 avril 1974, citée par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op.cit., p. 278. Une autre lettre témoigne de la connaissance approfondie qu’avait M. Yourcenar de la culture portugaise, qu’il s’agisse de la peinture, de la musique traditionnelle ou de l’œuvre de son poète le plus célèbre, Luis de Camões. Voir lettre à Dominique de Ménil, 6-22 novembre 1967, L p. 268.
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sur un des exemplaires, soit la première édition de l’ouvrage publié en 1972. Deux autres anthologies en portugais proposent un choix de sonnets de Camões que complète une traduction française des mêmes sonnets dans une édition portugaise publiée en 1913. C’est enfin en anglais que Yourcenar parcourait l’œuvre maîtresse du chantre de Vasco de Gama, The Lusiads, dont les deux volumes sont légèrement annotés par Grace Frick. On comprend aisément ce qui devait attirer Yourcenar dans l’œuvre de Luis de Camões dont Les Lusiades est à la fois la chronique d’une histoire glorieuse, celle du navigateur qui découvrit les Indes, mais aussi du peuple portugais tout entier, au seuil de la Renaissance. C’est sans doute ce mélange de mythologie réinventée, ce balancement entre paganisme et foi chrétienne, ce sens de l’épopée qu’elle apprécie chez tant de poètes et en particulier chez un contemporain français du plus célèbre poète portugais, Agrippa d’Aubigné. C’est peut-être également le poète lyrique, le précurseur européen et « merveilleux musicien de la nature »237 dont parle Michel Mourre, qui a touché Yourcenar, si sensible aux grandes œuvres qui donnent de la nature un portrait sauvage et vivant. La poésie espagnole L’Espagne mauresque n’est pas la seule à intéresser Yourcenar qui lui fait pourtant une grande place dans son essai L’Andalousie ou les Hespérides. Comme elle le fait pour tous les grands auteurs, qu’ils se soient exprimés à travers le théâtre ou le roman, elle salue en Cervantès un authentique « grand poète », titre qu’elle préfère à celui de « grand romancier »238 et conservait dans sa bibliothèque plusieurs éditions du Don Quichotte. L’autre grand poète de l’Espagne pour Yourcenar est Federico García Lorca, un des poètes du XXe siècle qu’elle préfère. Si, contrairement aux autres territoires poétiques explorés, nul poète en particulier ne semble l’attirer en dehors des deux que nous venons de citer, plusieurs des livres de sa bibliothèque proposent un voyage à 237
Michel MOURRE, « Camoens », Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I, op.cit., p. 541 238 Voir lettre à Marc Brossollet, 25 août 1962, L p. 168.
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travers les aspects les plus divers de la poésie espagnole de langue castillane et catalane. The Jewish Poets of Spain est une anthologie qui regroupe des poèmes écrits entre 900 et 1250. Un recueil en anglais propose un panorama des plus belles ballades sous le titre Some Spanish Ballads. Un autre, en espagnol, présente Las Cien Mejores poesías líricas de la lengua Castellana. Un volume contenant des extraits du Poème du Cid traduits en français accompagne sans doute Yourcenar depuis sa jeunesse. Un autre volume, publié en 1921 par les éditions d’art H. Piazza par l’intermédiaire de laquelle elle s’est familiarisée avec de nombreux textes poétiques étrangers, présente des traductions du Romancero moresque. Un autre groupe de traductions extraites du Romancero, ce recueil de poèmes épico-lyriques anonymes qui se chantaient en Espagne entre la fin du XIVe siècle et le début du XVIIe, mérite qu’on s’y arrête. Ballades et fragments du Romancero a été traduit par Françoise Capdet. Il s’agit d’un tapuscrit bilingue que Yourcenar a fait relier comme elle le faisait parfois pour les ouvrages auxquels elle tenait particulièrement. Ce document a sa petite histoire. C’est Françoise Capdet, professeur d’espagnol à Perpignan, traductrice et admiratrice de l’œuvre de Yourcenar dont elle venait de lire La Couronne et la lyre, qui envoya ses propres versions de quelques ballades et d’extraits du Romancero, œuvre dont elle a traduit de nombreux fragments. D’Avignon, le 2 mars 1982, Yourcenar lui écrit : J’ai lu avec intérêt les ballades et/ou fragments de romancero espagnol que vous m’avez adressés. Je trouve le choix des textes excellent (tous ces fragments m’étaient inconnus) et la traduction dans l’ensemble très bonne. Quelques expressions me paraissent moins fortes que dans l’original espagnol ; c’est ainsi que : quando los enamorados van a servir al amor me paraît mal rendu par C’était quand sont les amourettes Qui, pour l’amour prennent l’envol, expression trop légère, et qui s’éloigne très considérablement du sentiment très fort de l’original (van a servir al amor)
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Je vois bien que la rime vous a emprisonnée, mais on trouve presque toujours, en cherchant, un autre système de rimes. Dans l’ensemble, je le répète, la traduction me paraît très bonne 239
Cette lettre inédite de Yourcenar confirme, s’il en était besoin, l’intérêt qu’elle portait à la poésie populaire et amoureuse de la Renaissance espagnole. Elle témoigne aussi du plaisir qu’elle a pris à lire ces Ballades et fragments du Romancero, découverts grâce à l’envoi de sa traductrice. Le conseil précis et pertinent sur la traduction des deux vers cités est coutumier chez un auteur qui pratique lui-même la traduction comme un art d’écrire et qui aime partager ses sentiments sur le sujet, comme nous le verrons plus loin. Enfin, le fait qu’elle prend le soin de faire relier le tapuscrit et qu’elle lui trouve une place dans sa bibliothèque, entre le Petit dictionnaire de wallon du centre et Apprendre à apprendre. Psychologie et spiritualité sur la voie soufie, montre combien ce simple envoi lui était cher. Elle s’intéressait également à la poésie catalane dont deux ouvrages de sa bibliothèque proposent un aperçu : A Literary History of Spain. Catalan Literature qui fait une place de choix aux poètes et Versions de poesia catalana. Nous savons, par ailleurs, qu’elle a apprécié la lecture de l’anthologie Écrivains de Catalogne de Mathilde Bensoussan, publiée chez Denoël en 1973240.
La poésie italienne C’est incontestablement Dante qui domine le territoire poétique italien. Il représente certainement pour Yourcenar, avec Shakespeare, Omar Khayyam, Luis de Camões et quelques autres, l’image presque idéale du grand poète universel. Sa connaissance approfondie de son œuvre, qu’elle fréquente depuis son adolescence, fait de l’auteur de la Divine Comédie une référence constante dans plusieurs de ses textes. C’est « Dante, un matin de Pâques, [qui] sort 239
Lettre inédite à Françoise Capdet, Archives F. Capdet. Dans une lettre adressée à Émilie Noulet, elle écrit : « J’ai lu, dans une Anthologie catalane de Mathilde Bensoussan, récemment parue chez Denoël, de beaux vers bien traduits, il me semble, de José Carner… » [époux d’Émilie Noulet], 19 juillet 1974, Fonds Yourcenar.
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de l’Enfer et commence la Vie nouvelle »241 qu’elle évoque quand elle imagine Oscar Wilde se plongeant dans l’œuvre du poète, dans sa cellule de la prison de Reading. Dans sa foisonnante préface à La Couronne et la lyre, elle fait de Dante l’un des héritiers naturels d’Homère et qui, sans avoir lu son œuvre, prend-elle le soin de préciser, « connaît assez les aventures d’Ulysse pour donner à la vie du héros une conclusion prestigieuse, qui prolonge ses errances par delà les antiques colonnes d’Hercule »242. C’est toujours au sujet du héros voyageur de l’Odyssée qu’elle fait encore appel à Dante lorsqu’elle écrit à Gabriel Germain, à propos de son livre Genèse de l’Odyssée243 : « je comprends que Dante ait donné à la vie d’Ulysse la conclusion que vous signalez, et qui est bien dans sa beauté bouleversante la charte même de l’exploration océanique. »244 Dans une autre lettre, adressée cette fois à sa traductrice italienne, elle en dit un peu plus sur son admiration et sa relation intime avec l’évocation dantesque d’Ulysse : Comme je vous sais gré de citer à propos de Zénon l’Ulysse de Dante… Voici plusieurs années que je porte partout avec moi, dans ma valise, entre une lettre de crédit et un passeport, ces grands vers, parmi les plus beaux qui aient jamais été écrits, dactylographiés par moi sur une feuille de papier à lettre ! Et qui m’ont toujours fait l’effet d’une sorte de talisman dans la vie et dans la mort.245
Il est donc naturel que ces quelques vers relus tant de fois, figurent sous le titre « Sagesse de Dante »246 dans La Voix des choses, recueil de courts textes qui l’ont accompagnée tout au long de son existence. Quelques vers plutôt énigmatiques extraits du Chant V du 241
« Wilde rue des Beaux-Arts », PE, p. 501. Dans le même texte, elle note, à propos du bannissement social de Wilde dans l’Angleterre pesamment victorienne, « il accepte du XIXe siècle la dureté qu’il trouvait naturelle à Dante. », p. 500. 242 CL, p. 39. 243 Genèse de l’Odysée : le fantastique et le sacré, PUF, 1954. Dans cet essai, Gabriel Germain insiste sur le fait que le chef-d’œuvre d’Homère est davantage une aventure terrestre que maritime. Ce à quoi M. Yourcenar répond : « En dépit de vos justes statistiques qui nous rappellent que la plus grande partie du poème se passe sur la terre ferme, l’Odyssée demeure pour moi, que je le veuille ou non, le poème de l’aventure maritime… », lettre à Gabriel Germain, 6 janvier 1966, L, p. 236. 244 Ibid. 245 Lettre à Lidia Storoni Mazzolani, 22 août 1968, ibid., p.289-290. 246 Voir VC, p. 76-77.
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Purgatoire de Dante sur la mystérieuse Pia faite par Sienne et défaite par la Maremme247 ont également été à la source, au début des années 1930, de la pièce Le Dialogue dans le marécage, « petit drame au décor italien et légendaire »248, comme la définit son auteur. On voit bien comment les vers de « ce poète au plus ardent de la mêlée humaine », selon la belle formule de Maurice Barrès249, a été pour Yourcenar une référence constante, un « compagnon de route » et un inspirateur. Dans sa bibliothèque, plusieurs volumes lui sont consacrés. Un volume en anglais, The Divine Comedy and The New Life, appartenant à Grace Frick, est annoté par elle et Yourcenar. Elle conservait d’autres éditions du chef-d’œuvre de Dante en anglais et en italien ainsi qu’une traduction en français du Paradis qui comporte un envoi du traducteur Philippe Guiberteau. Trois autres volumes proposent une édition en italien des Opere minori. Enfin deux éditions différentes de la même courte étude sur La Vita Nuova, signée Martha Hale Shackford, complètent le rayon dantesque de la bibliothèque. À côté de l’océan que représente l’œuvre de Dante qui la touche infiniment, Pétrarque semble aux yeux de Yourcenar beaucoup moins imposant et peut-être aussi moins vivant dans sa mémoire poétique. Il fait plutôt figure de bon poète de cour dont on murmure les vers au charme un peu désuet. C’est en tout cas ce que semblent suggérer deux courtes allusions au poète amoureux de Laure contenues dans deux essais écrits à plus de vingt ans d’intervalle. Dans « Mozart à Salzbourg », Yourcenar imagine dans les jardins de la ville « les belles amies de prélats, un théorbe à la main, [soupirant] des vers de Pétrarque. » 250. Dans « Ah, mon beau château » c’est la comtesse de Fiesque qui choisit « pour une lecture à haute voix le volume de Pétrarque égaré sur les rayons parmi les nombreux ouvrages de dévotion, et [lit] un poème sur la fidélité par delà la mort. »251 D’ailleurs, le rayon consacré à Pétrarque dont Yourcenar a pourtant goûté les sonnets dans son adolescence est plutôt restreint. Il se réduit à une édition italienne de Il Canzoniere et à deux biographies 247
« Siena mi fe’, mi difece Maremme. » DANTE, La Divina Commedia. Purgatorio, V, 134. 248 « Note sur Le Dialogue dans le marécage », Th I, p. 175. 249 Cité par Vincenzo PERNICONE, Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I, op. cit., p. 811. 250 PE, p. 481. 251 Ibid., p. 60.
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du poète, l’une en anglais, l’autre en français. Un essai plus général, Pétrarque, Boccace et les débuts de l’humanisme en Italie complète le tableau. Enfin, trois anthologies abordent de manière plus générale la poésie italienne qui a eu quelque influence sur la jeune Marguerite Yourcenar252 : The Early Italian Poets from Ciullo d’Alcamo to Dante Alighieri ; Poésie italienne du Moyen Âge ; Invitation to Italian Poetry. Il semble qu’en matière de lecture de la poésie italienne Yourcenar soit restée fidèle à ses amours de jeunesse, aux « poètes du Moyen Âge, les poètes du "gai savoir" et toute leur école. Des poètes qui ne sont pas tellement éloignés d’être des métaphysiciens. »253 Un document de la bibliothèque témoigne de son intérêt pour la poésie italienne du XIXe siècle : « Giacomo Leopardi », un article d’André Maurois publié en 1955 dans La Revue de Paris.
La poésie allemande C’est dans ses années de jeunesse que Marguerite Yourcenar situe sa rencontre avec la poésie allemande du XIXe siècle254. Cinquante ans plus tard, elle écrira : « En dépit de mes énormes insuffisances dans cette langue, certains écrivains allemands m’ont beaucoup apporté, plus peut-être que d’autres de langues européennes que je connais mieux. »255 Parmi eux, Goethe est certainement celui qu’elle apprécie le plus. Faust, nous le savons, n’est pas seulement pour elle « l’un des plus grands poèmes de l’humanité, mais l’un des plus pathétiques, l’un des plus simples »256. Une représentation du chef-d’œuvre de Goethe dans la mise en scène de Max Reinhardt à Salzbourg en 1936 lui donne l’occasion de proposer sa propre analyse de la pièce qu’elle nomme volontiers « poème », et du personnage de Faust, de son « besoin désordonné de s’emparer du monde » et sa « fureur de mettre en doute sa réalité. »257 Le « vieillard chaleureux » 252
Parmi les influences de la jeunesse qui ont abouti, dans son œuvre, au « style orné » qui a succédé à la retenue janséniste de son premier roman, Alexis ou le traité du vain combat (1929), M. Yourcenar reconnaît, entre Barrès et Suarès, celle des « peintres et poètes baroques de l’Italie… », voir YO, p. 47. 253 Ibid., p. 50. 254 Voir « Chronologie », OR, p. XVI. 255 Lettre à Wilhelm Gans, 24 janvier 1970, L. p. 345. 256 « Faust 1936 », PE, p. 510. 257 Ibid.
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qu’est, selon elle, Goethe, demeure l’auteur de « quelques poèmes inimitables »258 qu’il offrait, se plaît-elle à imaginer, à quelque jeune fille amoureuse de son génie. Sa bibliothèque porte évidemment les marques de cette passion pour les œuvres du maître de Weimar dont elle possédait une vingtaine de volumes (théâtre, contes, essais, correspondance, biographie…) dont la traduction de Faust par Gérard de Nerval qu’elle appréciait particulièrement. Parmi les poètes marquants de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle allemand, Yourcenar a fréquenté l’œuvre tardivement reconnue de Hölderlin dont elle possédait un choix de poèmes traduits en anglais par le poète et romancier Frederick Prokosch, ainsi que Commémoration de Hölderlin de Max Kommerell, envoyé par son traducteur, Dominique Le Buhan, avec lequel elle a été en contact et dont plusieurs autres travaux de traduction sont présents dans la bibliothèque. Heine, le poète qui sentait qu’il portait dans sa poitrine les archives du chant allemand, a également attiré l’attention de Yourcenar qui possédait trois de ses œuvres en anglais, allemand et français. D’un autre grand nom de la littérature allemande, Lessing, elle a retenu son essai Laocoon dans lequel il tente de combattre le rapprochement traditionnel entre peinture et poésie. Un autre grand poète allemand semble avoir suscité la curiosité de Yourcenar : Novalis, dont elle possédait deux documents lus et annotés. Elle a soigneusement classé un numéro des Cahiers du Sud, revue qu’elle lisait assidûment, contenant des « Fragments de Novalis » marqués d’une croix à plusieurs endroits. D’autres œuvres d’un des plus novateurs représentants du romantisme allemand ont attiré son attention. Journal intime. Hymnes à la nuit. Fragments inédits, livre publié chez Stock en 1927, contient de nombreuses marques de lecture, en particulier Fragments inédits qui sont des réflexions sur l’art, la philosophie, l’histoire… Dans cette partie de l’ouvrage, plusieurs passages sont marqués au crayon rouge. Page 202, la maxime suivante est mise entre parenthèses : « La poésie au sens strict du mot me semble presque constituer un art intermédiaire entre les arts plastiques et les arts sonores. La mesure correspondraitelle à la forme, et le son à la couleur ? » Page 215, la lectrice repère cette autre réflexion : « On essaye d’engendrer, grâce à la poésie, qui 258
Ibid., p. 515.
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est comme l’instrument mécanique accordé à cet effet, des états d’âme et des tableaux intérieurs, des visions et des pensées – peut-être aussi des danses spirituelles etc… – La poésie est l’art d’exciter. » À l’évidence, ces réflexions de Novalis ont trouvé un écho particulier chez elle. En encadrant ces notes, la lectrice fait acte d’appropriation du texte lu. Car isoler au crayon rouge un fragment de Novalis, c’est assurément pour Yourcenar se rapprocher de la pensée émise par un autre poète, et finalement la recréer plus d’un siècle après sa première naissance. Le lecteur qui assimile un texte ne devient-il pas, grâce à l’alchimie de la lecture, l’autre auteur de l’œuvre ainsi réinventée ?
Autres territoires visités… Quelques autres ouvrages conservés dans la bibliothèque de Petite Plaisance agrandissent encore les territoires poétiques abordés sinon visités en profondeur par Marguerite Yourcenar. Un volume consacré à la poésie lyrique russe du XIXe siècle, sans doute acquis pendant les années de jeunesse, contient quelques annotations. Une traduction en français d’un choix de poèmes de l’écrivain et botaniste danois du XIXe siècle, Jens Peter Jacobsen, qui compta Rilke parmi ses admirateurs, lui a été envoyée par le traducteur et poète Dominique Le Buhan, comme le suggère l’envoi qui figure dans le livre. C’est en anglais qu’elle part à la rencontre du poète Guido Gezelle, une des figures dominantes de la poésie belge d’expression flamande du XIXe siècle.
Page laissée blanche intentionnellement
III MARGUERITE YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS
Yourcenar et la modernité La poésie des siècles passés a été, à l’évidence, une nourriture constante, multiple et enrichissante pour Marguerite Yourcenar. Les grandes figures de la poésie mondiale, de Hugo à Shakespeare, d’Omar Khayyam à Dante et Luis de Camões, ont beaucoup compté pour elle. Ces milliers de pages lues dans différentes langues l’ont sensibilisée aux courants poétiques du monde entier, faisant d’elle non seulement une lectrice passionnée de poésie mais aussi une grande voyageuse à travers les mots et les rythmes, les sonorités et les imaginaires les plus éloignés des traditions littéraires occidentales. Dans le domaine de la poésie française, du Moyen Âge à Rimbaud, nous avons constaté que ses goûts et ses curiosités ont été tout aussi riches. Nous verrons qu’ils ont été à bien des égards déterminants au moment de l’éclosion puis du développement de son œuvre, en particulier de sa poésie. Son rapport avec la poésie de son siècle est sensiblement différent. Il peut apparaître à première vue moins développé, moins riche, certains critiques hâtifs ont même jugé qu’il était quasi inexistant. Après examen il apparaît en tout cas complexe et fluctuant. Yourcenar a entretenu, avec la poésie du XXe et les poètes contemporains, une relation à la fois directe, vivante et distante, faite de jugements sévères et catégoriques mais aussi de véritables affections pour certains poètes, certaines œuvres ou traditions poétiques héritées des siècles passés. En abordant la question de la relation du poète avec les écrits poétiques de son époque, on devine les affinités, qui lient l’écrivain avec son siècle, mais aussi les rejets. En effet, le XXe siècle a vu naître la modernité artistique avec laquelle Yourcenar entretiendra toujours des rapports de conflit ou d’interrogation.
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« Diagnostic » d’un jeune poète La lecture de son essai « Diagnostic de l’Europe »1, écrit en 1928, publié l’année d’après2 et qu’un demi-siècle plus tard elle qualifiera de « violente dénonciation du déclin de la culture »3, est très instructive. Elle permet de saisir la perception que le jeune écrivain qu’elle était à la fin des années 1920 avait du monde des arts en général et de la littérature en particulier. Sa manière de lire les grands bouleversements artistiques qui ont marqué le premier quart du XXe siècle nous en apprend, en effet, beaucoup sur son propre rapport à la modernité et à l’histoire littéraire, telle qu’elle la perçoit lors de ses premiers pas en littérature. Lorsque Yourcenar entreprend son ambitieux « Diagnostic de l’Europe », elle n’a que vingt-cinq ans. Elle est une parfaite inconnue mais a une solide expérience de l’écriture. Elle a déjà publié deux livres de poèmes, des contes et nouvelles dans des revues, entrepris une somme romanesque, Remous, qu’elle abandonnera mais qui lui fournira la matière à plusieurs de ses meilleurs livres ; elle a également ébauché la première version de ce qui deviendra Mémoires d’Hadrien, rédigé son essai sur Pindare et poursuivi l’écriture de poèmes publiés ces années-là dans plusieurs revues. Lectrice passionnée et curieuse des soubresauts de l’histoire moderne, elle observe la civilisation occidentale en jeune médecin trop sûr de son art, auscultant la culture européenne agonisante. Conformément au titre de son essai, l’auteur, avant d’établir le diagnostic, détaille et analyse les symptômes de la décadence occidentale. La première phrase du texte résume d’ailleurs la pensée de son auteur en une affirmation qui ne laisse aucun doute : « L’Europe moderne est menacée d’ataxie locomotrice. »4 De quoi s’agit-il ? D’un grand désordre maladif, d’une incoordination des mouvements causée par une affection des centres nerveux, si l’on se réfère aux ouvrages de médecine. Dans l’esprit de Yourcenar, la vieille Europe est au seuil du chaos : « Aujourd’hui la raison européenne est menacée de mort »5, ou encore un paragraphe plus 1
Voir « Articles non recueillis en volume », EM, p. 1649-1655. Bibliothèque universelle et revue de Genève, juin 1929, p. 745-752. 3 « Chronologie », OR, p. XVII. 4 EM, p. 1649. 5 Ibid. 2
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loin : « Aujourd’hui, l’intelligence européenne commence à douter d’elle-même. »6 Selon l’essayiste, qu’aucun doute ne semble effleurer, le mal serait déjà ancien, sa naissance coïncidant avec la Révolution française. « C’est vers ce moment que l’esprit humain, trop chargé, fléchit. »7 Elle nomme alors les « acteurs » de cette décadence qui va des Romantiques aux auteurs consacrés du début du XXe siècle : Claudel, Gide, Barrès, Loti… qu’elle décrit comme des « analystes du moi souffrant ». Elle constate que l’idéal classique de la connaissance a été supplanté chez les poètes par une « surenchère perpétuelle de non-culture objective »8 qui aboutit à une nouvelle pathologie, « l’hyperesthésie »9. Cette sensiblerie exagérée, cette « fièvre subjective », dont elle situe le paroxysme autour de la première guerre mondiale sont les nouveaux signes qui attestent d’un monde qui va mourir et dont l’auteur avoue goûter la « beauté tragique »10 au seuil de son agonie. Julien Benda ne faisait-il pas un constat similaire dans son retentissant pamphlet La Trahison des clercs paru l’année précédant la rédaction de « Diagnostic pour l’Europe » ? Lui aussi épingle Barrès et ses disciples qui ont abandonné tout idéalisme désintéressé, toute quête de l’universel telle que l’ont incarnée au fil des siècles les plus grands artistes, ces « officiants de l’universel », au profit de l’abandon de la raison pure, de la tyrannie du sentiment, de la montée en puissance de la sensibilité exacerbée qui signe, selon Benda, la trahison de l’intellectuel moderne. Des arguments qui ont sans doute trouvé des échos favorables chez Marguerite Yourcenar. Mais ce qui semble surtout inquiéter le jeune écrivain épris du fabuleux héritage artistique des siècles passés, c’est ce bouleversement des arts et des disciplines ancestrales, ce cataclysme qui menace les formes qui ont fait leur preuve au cours des siècles : « les cadres de la culture, à force de s’élargir, se sont brisés. […] Le style, lui aussi, se déforme pour s’élargir. »11 Nietzsche, Rimbaud, Proust, Breton – au style « spasmodique et sec »12 – sont quelques-uns des « apôtres » de cette nouvelle religion littéraire que Yourcenar 6
Ibid., p. 1650. Ibid. 8 Ibid. 9 Ibid., p. 1651. 10 Ibid. 11 Ibid., p. 1651 et 1653. 12 Ibid., p. 1653. 7
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décrit comme une maladie nerveuse ou « comme les étincelles du moteur détraqué qui va cesser sa marche »13. Le poète moderne devient un de ces « dilettantes de l’absurde, jonglant avec les débris d’un monde »14. L’inconscient et l’informe règnent en maîtres. La littérature, influencée en cela par le cinématographe, invente une manière saccadée, accélérée ou ralentie, voire kaléidoscopique de rendre compte de l’anarchique pensée de l’artiste. « L’art, jadis lent élaborateur, se spécialise dans l’instantané »15. Ces bouleversements annonciateurs de la décadence de la culture occidentale, Yourcenar les conteste assurément. Même si elle est consciente au moment où elle écrit d’assister à une révolution des formes sans précédent – « dynamisme unique dans l’histoire littéraire d’Occident »16 note-t-elle –, il est évident qu’elle analyse la situation des arts et des lettres dans les années 1920, en termes de perte plutôt que d’enrichissement : Les poètes, gardiens des disciplines héréditaires de la pensée, s’affranchissent eux aussi, et leur libération a les aspects d’une déchéance. Un instrument admirable, façonné, accordé par les siècles, auquel chaque génération ajoutait ses perfectionnements, se rompt entre des mains convulsives. Symboles d’une intelligence habituée à s’obéir, la métrique et la rythmique désindividualisaient l’idée qu’elles enfermaient dans une forme nette, rigide, durable, accessible à toutes les mémoires, et assez consistante pour résister aux flottements du langage. Les esthétiques modernes de la pensée, comme celles des arts linéaires, par dédain de la virtuosité ou par fatigue peut-être, retombent, de libération en libération, aux conventions inquiétantes des civilisations qui cessent.17
Tout est là. Pour la première fois Yourcenar énonce une opinion tranchée sur la modernité et sur la révolution poétique dont elle est le témoin consterné, refusant d’entrer dans la danse. Car selon l’admiratrice de Pindare et de Racine, « [f]aire trouver fades les âges classiques, c’est le danger des décadences »18. À travers « Diagnostic de l’Europe », nous sommes en contact avec la pensée d’un jeune écrivain cherchant à se situer parmi les chamboulements artistiques de 13
Ibid. Ibid., p. 1652. 15 Ibid., p. 1654. 16 Ibid., p. 1653. 17 Ibid., p. 1654. 18 Ibid., p. 1655. 14
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son époque qu’il juge sévèrement. Plus qu’un simple écrit de jeunesse dont Yourcenar reconnaîtra à la fin de sa vie la naïve ambition et le diagnostic erroné19, cet essai est une photographie de l’état d’esprit de la femme de lettres lorsqu’elle se lance, à contre-courant, dans la carrière littéraire. Ce texte, tout plein d’affirmations souveraines et de jugements péremptoires, fourmille d’informations jusque dans la maladresse du constat yourcenarien. Cette exacerbation narcissique de l’ego de l’artiste, ce rejet des pratiques littéraires anciennes et du patrimoine universel de la culture, ce bris des formes, cette dissolution du sens, cet abandon de la raison et de la connaissance au profit de la tyrannie de l’inconscient, cette tentation du chaos… mis à jour par Yourcenar en 1928, elle ne cessera de les épingler au cours de son existence. Comme dans de nombreux domaines, l’écrivain est resté fidèle aux jugements, opinions et enthousiasmes de sa jeunesse.
Impasses de la psychanalyse… La manière avec laquelle Yourcenar aborde la psychanalyse et le mouvement surréaliste est également symptomatique de son rapport, à première vue hostile et parfois paradoxal, avec la modernité telle qu’elle s’invente dans la première partie du XXe siècle. Elle se méfiera toujours de « la part sans cesse plus grande faite par nous à l’inconscient et à l’informe »20, qu’elle épingle dès « Diagnostic de L’Europe ». Le plus souvent ses jugements sur l’apport de la psychanalyse à une meilleure connaissance de l’être et ses prolongements dans les arts, la littérature en particulier, sont sévères et dénotent une hostilité certaine envers les théories freudiennes dont l’hégémonie dans les années de développement et d’apogée du surréalisme l’agace21. Elle sera également souvent critique envers les 19
Dans une note rédigée en 1982 qui figure à la fin de Diagnostic de l’Europe dans l’édition de la Pléiade, l’auteur précise : « Comme presque tous les coups d’œil sur l’avenir, et même sur le présent, celui-ci était faux. […] Les prévisions étaient fausses parce que j’imaginais une ère de discipline qui allait suivre : c’est au contraire un chaos bien plus total qui était vrai, et qui fait paraître 1928 comme une période d’encore quasi-stabilité. », Ibid. 20 Ibid., p. 1653. 21 Dans les préfaces de ses trois pièces à sujet mythologique dans lesquelles elle analyse en détail l’évolution des héros et thèmes inspirés de la mythologie grecque à travers les siècles et la littérature, elle s’en prend systématiquement à la relecture des
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interprétations psychanalytiques de son œuvre ou de sa vie, en particulier son refus de reconnaître le manque dû à l’absence de sa mère morte à sa naissance, qui a fait couler beaucoup d’encre22. Ses réactions souvent épidermiques, ses jugements abrupts sur le sujet et son rejet (refoulement ?) de toute ouverture dans ce domaine ne feront d’ailleurs que confirmer les théories de certains critiques et biographes, qui considèrent que le refus de prendre en compte la part de l’inconscient qui se manifeste dans ses écrits est révélateur de la volonté de masquer la réalité la plus profonde, la plus intime, celle que Yourcenar aurait toujours tenté de dissimuler à ses lecteurs. Il serait pourtant faux de conclure que l’auteur des Songes et les sorts réfute totalement l’importance de Freud qu’elle considère comme un novateur, au seuil du XXe siècle : Je n’aime pas les théories freudiennes, mais faisons grande attention : à l’époque où Freud a publié ses théories – que personnellement je ne crois pas profondément vraies –, il a été tout de même un grand événement pour le monde, pour la simple raison qu’il a été un des premiers à parler de certaines réalités culturelles dont on ne parlait pas. À mon avis, il n’en a pas toujours bien parlé, mais il en a parlé : Il a créé une ouverture.23
Cette ouverture qui représente l’apport principal du freudisme selon Yourcenar, c’est d’avoir su parler sans tabou de sexualité dans une société corsetée dans les préjugés. C’est en cela que Freud est un
mythes à travers le filtre de la psychanalyse, épinglant « la boîte de Pandore pleine des richesses inépuisables et puantes du subconscient » (Th II, p. 13), « le goût de l’actualité à tout prix et la vogue croissante des théories psychanalytiques » (Ibid., p. 16) ou « notre petit réalisme psychologique » (Ibid., p. 103). Elle préconise d’ailleurs « une sage méfiance à l’égard de nos systématisations d’aujourd’hui, de nos explications freudiennes ou marxistes des grands mythes de la préhistoire. » (Ibid., p. 85) 22 Voir notamment l’audacieuse analyse de Carole ALLAMAND, Marguerite Yourcenar. Une écriture en mal de mère, éd. Imago, 2004, 196 p. 23 « Rencontre avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Francesca Sanvitale, RAI (Radio Télévision italienne), 6 janvier 1987, PV, p. 357. Près de vingt ans plus tôt, elle écrivait déjà : « en dépit d’une assez grande familiarité avec la littérature psychanalytique et les psychanalystes (familiarité amicale et non du divan), en dépit de mon admiration pour l’œuvre de Freud qui fut à un moment donné au moins enrichissante et libératrice (je suis moins sûre des enrichissements et des libertés que nous apportent ses successeurs), Freud lui-même n’est pour moi ni une "image paternelle", ni un maître incontesté. », lettre à Jacques Brosse, 6 juin 1969, L, p. 321.
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pionnier et qu’elle considère son entreprise comme essentielle pour l’évolution des mœurs et la libération de l’homme et de la femme modernes. Ce qui la convainc beaucoup moins c’est la systématisation des principes freudiens, leur vulgarisation à outrance et leur utilisation tout azimut sans grande rigueur. Si elle n’a qu’une admiration relative pour l’inventeur de la psychanalyse, elle se sent plus d’affinités avec l’un de ses plus célèbres disciples, Carl Gustav Jung qu’elle place bien au-dessus de Freud24. Elle est fascinée par son génie qui frise parfois la folie, reconnaît-elle, et admire sa prise en compte de la complexité de l’être humain. Mais plutôt que les théories jungiennes pour lesquelles elle formule des réserves semblables à celles qu’elle émet au sujet de Freud, c’est l’écrivain, le philosophe s’intéressant, comme elle, aux spiritualités orientales, qui la touchent profondément. En fait si elle le préfère au célèbre Viennois, c’est parce que Jung était « davantage poète, et avait une perception plus large de la nature humaine. »25 Ce qui la gêne dans la théorie psychanalytique en général, c’est que sous couvert de libération, elle a créé, en fait, de nouvelles geôles à l’homme qui devient prisonnier de ses pulsions, phantasmes et refoulements. Ce sont les interprétations péremptoires, les grilles de lecture trop étroites, les diktats idéologico-esthétiques qui finissent par réduire le champ des possibles. Elle se méfie tout spécialement de l’interprétation freudienne des rêves, un sujet qui l’intéressait particulièrement et auquel elle consacrera de nombreuses pages dans lesquelles elle revendique une approche différente de celle des disciples de Freud et des surréalistes26. L’ouverture vers l’infini, la plongée vers l’insondable inconscient auxquelles aspirent les artistes réceptifs aux « sirènes » de la psychanalyse, n’est souvent, selon Yourcenar, qu’une impasse, une manière de tâtonnement dans l’obscurité de l’âme qui ne mène pas très loin. Et finalement une 24
M. Yourcenar a conservé dans sa bibliothèque deux livres de Freud : Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci et Totem and tabou, ainsi que deux ouvrages de Jung : Alchemical studies et Présent et avenir. 25 « Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy, op. cit., PV, p. 387. 26 Sur l’interprétation freudienne des rêves, M. Yourcenar remarque notamment : « Le freudisme a trop cru à l’inamovibilité du symbole. […] Le freudisme a trop cru à l’unité du symbole. Le freudisme n’a pas assez vu dans le symbole son élément de métaphore, de pur jeu esthétique. Il tend à lui attribuer une intensité obsessionnelle qu’il n’a pas toujours. », « Dossiers des Songes et les sorts. Notes destinées à s’ajouter à la préface», SS, p. 1619.
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fermeture. Car il existe des gouffres plus périlleux, plus agités et plus habités que ceux décrits par les théoriciens et les poètes férus de psychanalyse : « Que nous sommes plus profonds que les apparences le font croire, plus profonds même que cet "inconscient" semé de chausse-trapes auquel la psychologie contemporaine limite nos abîmes !»27 écrit-elle à propos de la poésie d’Hortense Flexner. Cet audelà de l’inconscient freudien, elle l’a sans doute rencontré à travers son contact approfondi avec les spiritualités extrême-orientales. Le bouddhisme zen, notamment, duquel Yourcenar se sentait très proche a pour but de mener le sujet qui s’y livre totalement à la vision de sa nature profonde et à l’Éveil parfait ou Illumination (satori), qui symbolise la suprême délivrance. Sa finalité, atteinte après d’austères exercices de concentration et de recueillement, est d’abolir les distinctions entre le Je et le Tu, le sujet et l’objet, le vrai et le faux, le fini et l’infini. La lecture et la méditation des koans28 de la tradition zen a sans doute été pour l’écrivain d’un grand secours psychique et spirituel. Tout comme sa fréquentation de la mystique soufie et d’autres disciplines mentales venues d’Orient qui atteignent, selon elle, plus profondément la nature intime de l’homme.
Surréalisme et modernité On comprend alors pourquoi les théories psychanalytiques ont paru plus réductrices que libératrices aux yeux de Yourcenar. Sa relation avec le surréalisme est tout aussi distante et les opinions qu’elle a émises sur le mouvement artistique avec lequel elle eut pourtant plusieurs points de contact sont sévères et sans appel. Elle a d’ailleurs une belle formule pour exprimer le fait qu’elle a toujours été imperméable au mouvement initié par Breton, Soupault et Aragon : « moi, qui n’ai jamais été entraînée dans l’orbite du surréalisme et qui tends à le considérer comme un mouvement étrangement faussé dès son origine »29, écrit-elle à son ami surréaliste Nicolas Calas, en 1962. 27
« En guise d’avant-propos », PCF, p. 14. C’est sous ce signe que M. Yourcenar place le premier tome de sa trilogie familiale, Le Labyrinthe du monde, en inscrivant en exergue de Souvenirs pieux, un célèbre koan zen : « Quel était votre visage avant que votre père et votre mère se fussent rencontrés ? ». 29 Lettre à Nicolas Calas, 18 février 1962, L, p. 161. 28
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Cette « orbite », autour de laquelle elle nie avoir jamais gravité, est comme une autre planète pour elle. L’image peut même se comprendre dans le sens que la physique donne au mot orbite, c’est-àdire une « trajectoire fermée décrite par un corps animé d’un mouvement périodique » selon le dictionnaire. Car pour Yourcenar le surréalisme est avant tout un mouvement refermé sur lui-même, qui tourne à vide, isolé, presque autiste. Elle se sert d’ailleurs d’une métaphore de l’isolement dans le silence des fonds marins en 1943 quand elle décrit « [l]es surréalistes, qui se construisaient au fond de l’océan du rêve un univers aussi personnel qu’une cloche à plongeur »30. C’est sans doute dans l’essai qu’elle a consacré à Roger Caillois auquel elle a succédé à l’Académie française, qu’elle a développé le plus clairement sa position vis-à-vis du surréalisme. L’analyse du court engagement de « L’homme qui aimait les pierres » aux côtés de Breton et de ses acolytes donne en effet à l’académicienne l’occasion de dresser un bilan bref et accablant du mouvement surréaliste. Derrière le masque de Caillois qui lui sert d’alibi, c’est Yourcenar elle-même qui s’exprime tant il semble qu’elle prête ses propres idées au poète dont elle fait le portrait intellectuel. Le procédé n’est pas rare chez celle qui a confié certains de ses propres sentiments et opinions à un empereur romain. Après avoir brièvement évoqué les raisons qui ont attiré Caillois du côté de la révolution surréaliste, elle détaille celles qui lui ont rapidement fait sentir la différence entre le côté factice et fabriqué des procédés poétiques surréalistes, et « l’étrange et l’inexpliqué véritables »31, que Roger Caillois atteindra par d’autres voies : Cet homme de lettres, au sens fort du terme, s’est vite aperçu qu’un système poétique se dissociant radicalement d’avec la tradition à l’aide d’images fracassantes et de phrases fracassées battait en brèche certaines des valeurs intellectuelles qui lui importent le plus. Il sait que le secret en matière de poésie n’a de valeur que s’il est gardé pour des raisons profondes, quasi involontaires, et non lorsqu’il est un procédé pour surprendre le lecteur, et que la révolte contre l’évidence s’accompagne souvent d’une révolte contre la raison.32
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« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 445. « L’homme qui aimait les pierres », PE, p. 538 32 Ibid. 31
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Il suffirait de substituer « femme de lettres » à « homme de lettres » et « elle » à « il » pour que l’on ait véritablement l’impression que Yourcenar parle d’elle-même. Ces arguments sont évidemment les siens, peut-être davantage même que ceux de Caillois. De la même manière qu’elle met en doute les expérimentations poétiques de Breton et de ses disciples, elle est profondément sceptique face à leur utilisation du rêve comme source et illumination poétiques, comme médium qui permettrait d’atteindre une vérité enfouie que seule une exploration des parties les plus obscures de l’être peut transformer en œuvre d’art : Le surréalisme s’est beaucoup occupé du rêve. Peu utilement, du moins selon moi. C’est qu’un poète comme Breton a choisi d’aimer le rêve presque superstitieusement, presque mystiquement si l’on veut, de l’honorer pour ses confusions, ses mystères, sa nuit noire, son absurdité encore plus profonde que celle de la vie ellemême, d’être son dévot et non son explorateur, ce Vasco de Gama ou ce Colomb du songe qui manque encore, et qui un jour dressera la carte des régions nocturnes. Le rêve pour le surréalisme est devenu (horresco referens !) un genre littéraire, et les symboles oniriques une partie de l’attirail de l’école, tout comme les chiens dévorants pour les imitateurs de Racine33
À l’idolâtrie béate et au dogmatisme outrancier qu’elle détecte derrière l’utilisation du rêve chez les surréalistes, elle préfère emprunter des voies plus ouvertes, plus complexes et plus libres. Celle des vrais aventuriers qui explorent les limbes et les secrets de l’âme humaine sans la panoplie étriquée du prêt-à-penser ou du prêt-à-créer des tenants d’une modernité symbolisée, pour elle, par l’alliance doctrinaire de la psychanalyse et du surréalisme. Là encore les expérimentations mystico-philosophiques orientales la mènent plus loin que les jeux poético-oniriques de ses contemporains. Car au-delà des « inventions » littéraires des surréalistes et de tant d’autres écoles qui ont vu le jour au cours du XXe siècle et qu’elle considère souvent avec dédain, ce qui compte pour elle c’est presque prosaïquement le « résultat ». L’œuvre littéraire et éthique, singulière et riche de potentialités dont accouche le poète. La lumière au bout du tunnel. Toute chose qui lui semble totalement absente de la grande majorité 33 « Dossiers des Songes et les sorts. Notes destinées à s’ajouter à la préface», SS, p. 1611-1612.
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de la production artistique des surréalistes. Dans « La Poursuite de la sagesse »34, la longue analyse qu’elle consacre au livre Le yoga de la puissance, de l’Italien Julius Evola dont la lecture la marqua durablement35, la description de certains exercices tantriques lui donne l’occasion de souligner l’impasse dans laquelle se sont engouffrées bien des doctrines littéraires modernes, le surréalisme en particulier. Elle cite notamment un passage du livre dans lequel Evola précise, à propos de « la destruction des liens de la volonté » : « il s’agit de l’opposé d’un abandon sans frein à tout ce qu’instincts et impulsions pourraient désirer… Sur ce point, il ne suffit pas de s’exercer à la plus complète sincérité vis-à-vis de soi-même et d’examiner attentivement son âme. Il faut en plus s’assurer de ce que les actions et les déterminations ne procèdent pas d’impulsions, impressions et complexes enracinés dans le subconscient… »36. Yourcenar fait alors le commentaire suivant : (Ici se situe l’énorme chiasme entre la mystique proprement dite et les tentatives littéraires ou artistiques (comme le surréalisme) qui s’abandonnent sans frein à l’inconscient et à l’obscur dans chaque être. Forces négatives et destructives sans plus, qui tendent à ajouter au chaos du monde plutôt qu’à aider l’homme à en sortir. L’énergie libérée est instantanément dévoratrice.)37
Aux ténèbres improductives, voire néfastes des tâtonnements artistico-nihilistes des poètes surréalistes, celle qui a poussé très loin l’étude du tantrisme préfère s’abandonner aux disciplines millénaires des yogis qui permettent, selon Julius Evola, « la diffusion graduelle 34
Ni article ni essai, il s’agit, comme la plupart des textes regroupés dans le volume posthume Sources II, de simples notes de lecture à usage privé, révélatrices, par bien des aspects, du cheminement de la réflexion yourcenarienne en matière de littérature et de spiritualité. 35 C’est à Florence, en 1952, que M. Yourcenar acheta dans sa version originale le livre de l’orientaliste italien Julius Evola, « un de ces ouvrages qui pendant des années vous alimentent, et, jusqu’à un certain point, vous transforment. » L’ouvrage qui a connu un énorme succès sera traduit en français en 1971 sous le titre Yoga tantrique, aux éditions Fayard. M. Yourcenar publie d’ailleurs un compte rendu élogieux du livre sous le titre « Des recettes pour un art du mieux-vivre », dans Le Monde du 21 juin 1972. Cet article sera repris, en 1983, sous le titre « Approches du tantrisme », dans son recueil d’essais, Le Temps, ce grand sculpteur, voir EM, p. 398-403. 36 Traduction Nathalie CASTAGNÉ. Cité dans « La poursuite de la sagesse », S II, p. 85. 37 Ibid.
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de la lumière de la claire conscience dans des régions souterraines entièrement fermées à l’homme ordinaire »38. Yourcenar a choisi sa méthode pour atteindre ce qu’elle considère comme « l’étrange et l’inexpliqué véritables ». Elle sait qu’elle deviendra véritablement elle-même par d’autres voies que la Modernité, conformément à l’exhortation de Pindare, reprise par Nietzsche, deux auteurs qui lui sont très chers. Si l’on peut parler de dénégation de Marguerite Yourcenar à l’égard du surréalisme, il n’en demeure pas moins que malgré sa volonté de minimiser sa connaissance et sa curiosité à l’égard du mouvement d’André Breton, il existe un certain nombre de points de contact entre elle et les surréalistes. Ils incitent à penser qu’elle n’a peut-être pas été toujours aussi hermétique qu’elle le prétend au surréalisme, du moins à travers ses lectures, ses amitiés ou encore certains de ses écrits à caractère poétique. Si elle écrit en 1969 à l’un de ses correspondants qu’elle a peu lu les surréalistes39, c’est peut-être pour ne pas se laisser emporter dans des considérations esthétiques qui sont très éloignées de ses préoccupations personnelles du moment et vers une période, les années 1920-1930, qu’elle a tenté d’évacuer de sa mémoire et parfois de ses écrits. Pourtant, dans les années 1930 au moins, elle a été en contact de manière intime avec la sensibilité freudo-surréaliste, à travers sa relation très étroite avec le poète surréaliste et psychanalyste grec, Andréas Embiricos, introducteur du surréalisme en Grèce. Psychanalysé par René Laforgue, il rencontre André Breton à la fin des années 1920 et se lie avec Paul Éluard, Benjamin Péret et Yves Tanguy. Il s’adonne à l’écriture automatique et participe aux réunions du groupe surréaliste dont il se fera à son retour en Grèce en 1931 le talentueux zélateur auprès de la jeune génération des poètes sur laquelle il aura une influence considérable. En 1936 à Athènes, il organise dans son appartement la première exposition surréaliste en Grèce avec des œuvres de Tanguy, Brauner, Ernst… C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Marguerite Yourcenar avec laquelle il entretiendra des relations très étroites jusqu’à la fin des années 1930, lorsque la romancière quitte l’Europe pour les États-Unis. En 1935, année où Andréas Embiricos publie en Grèce son premier livre de poèmes d’inspiration surréaliste, Haut 38 39
Ibid. Voir lettre à Jacques Brosse, op. cit., L, p. 321.
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Fourneau, les deux amis voyagent longuement ensemble sur la mer Noire. Il est fort probable que leurs échanges, où leur passion commune pour la littérature occupait une large place, aient régulièrement eu pour sujet la psychanalyse, le surréalisme, les poèmes qu’Embiricos venait de publier, l’admiration de celui-ci pour Breton et les autres artistes surréalistes. C’est sans doute avec le poète grec, dont elle admirait l’intelligence et la sensibilité et auquel elle dédiera, en 1938, ses Nouvelles Orientales, qu’elle a été de la manière la plus directe en connivence avec les mouvements artistiques les plus novateurs de l’époque dont elle avait fait peu de cas jusqu’alors. Nous savons que la rencontre avec Andréas Embiricos a été déterminante, et que certaines des œuvres de Yourcenar portent la marque de ce disciple de Marx, de Freud et de Breton. Nous savons également que l’auteur de Feux, écrit pendant son voyage avec le premier surréaliste grec, connaît l’œuvre d’André Breton qu’elle rencontra brièvement à New York, avec quelques autres surréalistes, pendant la seconde guerre mondiale40 et qu’elle imagine en 1977, à partir d’un portrait de lui réalisé par Gisèle Freund, tel un « magicien pris au piège »41. On peut raisonnablement affirmer que Yourcenar avait une certaine estime pour l’œuvre de Breton auquel elle envoyait ses livres agrémentés d’envois admiratifs. « À André Breton hommage déférent et attentif » écrit-elle dans 40
La rencontre de M. Yourcenar avec André Breton est peu documentée. À Matthieu Galey qui lui demande si elle a rencontré certains écrivains français qui se trouvaient en exil comme elle, aux États-Unis, pendant la seconde guerre mondiale, elle répond : « Oh, bien sûr ! En suspens, comme tout le monde. J’ai rencontré Breton. J’ai rencontré Lévi-Strauss, tout jeune. J’ai vu Jules Romains une ou deux fois. On se rencontrait dans des cafés, ou dans des maisons amies. Souvent chez des Russes, qui étaient très hospitaliers. », YO, p. 123. Elle précise par ailleurs de manière un peu vague que lors de ses petits séjours à New York, elle aurait également croisé Max Ernst, Yves Tanguy, le compositeur Igor Stravinsky « et quelques autres. », voir « Chronologie », OR, p. XXII. La rencontre Yourcenar-Breton a pu avoir lieu par l’intermédiaire de Jacques Kayaloff, alors ami des deux écrivains, qui dans une lettre du 22 juillet 1941 écrit à M. Yourcenar : « J’ai rencontré il y a peu de temps André Breton qui m’a lu son dernier poème, Fata morgana […] Je lui ai parlé de vous, et à votre prochaine visite, j’aimerais que vous le rencontriez. », voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op.cit., p. 155. 41 Lettre à Gisèle Freund, 30 août 1977, L., p. 556. Dans cette lettre M. Yourcenar commente une photo noir et blanc prise par G. Freund qui représente Breton dans son appartement du 42, rue Fontaine, entouré de son fameux mur couvert d’œuvres d’art moderne et primitives. Voir Mémoires de L’Œil, éd. du Seuil, 1977, p. 100-101. Un portrait de M. Yourcenar figure à la page 88.
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l’exemplaire de l’édition originale du Coup de Grâce (1939) que Breton a conservé dans sa bibliothèque qui comprend aussi un exemplaire de l’édition originale de la pièce Électre ou la chute des masques (1954) dans lequel Yourcenar renouvelle son « hommage déférent » au pape du surréalisme42. Nous savons, par ailleurs, grâce à Pierre Alechinsky, que Breton conservait dans sa maison de campagne du Lot, parmi ses livres préférés43, un exemplaire de Mémoires d’Hadrien avec un envoi de Yourcenar dans le quel elle affirmait se situer à « la frontière du surréalisme ». Répondant en 1976 au peintre et ami de Breton, l’écrivain entend clarifier sa position vis-à-vis du surréalisme : Mes rapports avec le surréalisme ont été en effet des rapports de « frontière », ce qui signifie que passé un point on est en territoire étranger. Je crois que les différences s’établissent à la racine, à partir du sens même du mot « réalité »44.
Si Yourcenar se sent en « territoire étranger » à celui du surréalisme, elle n’en reconnaît pas moins qu’il existe une proximité de frontière. Répondant en 1957 à une enquête de la revue Prétexte sur « l’autobiographie et la fiction dans le roman moderne », elle cite parmi d’autres titres Nadja, ouvrage qu’elle possédait dans l’édition Folio de 1972, comme faisant preuve « d’une forme d’imagination (peut-être plus poétique que proprement romanesque) »45. Elle a, par 42
Documents Atelier André Breton. C’est dans une lettre à M. Yourcenar que P. Alechinsky mentionne à sa correspondante qu’il a feuilleté l’exemplaire de Mémoires d’Hadrien que possédait Breton, précisant que celui-ci « gardait un petit nombre de livres dans sa maison de campagne, réduit aux préférés, d’où ma joie de vous y trouver ». Voir lettre du 17 octobre 1976, Archives P. Alechinsky. 44 M. YOURCENAR, lettre à P. Alechinsky, 14 décembre 1976, Archives P. Alechinsky. La réponse rédigée par Yourcenar s’étant égarée parmi les papiers de G. Frick malade qui a tardé à la poster, l’écrivain a ajouté sous sa signature une note expliquant ce retard et conclue, avec malice : « Breton croirait peut-être que de malignes influences jouent pour nous empêcher de communiquer ! ». 45 Voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 263. Notons que Yourcenar rencontra à quelques reprises et échangea quelques lettres et quelque livres avec l’inspiratrice du personnage de « la dame au gant » de Nadja, le poète surréaliste Lise Deharme qu’elle a sans doute croisé dans les années 1950 dans le salon de Natalie Barney. Si dans la première lettre qu’elle adresse à Lise Deharme, elle dit connaître ses ouvrages surréalistes (« vos récits à la fois fantastiques et charmants »), c’est à l’occasion de la parution de son pamphlet en faveur des 43
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ailleurs, conservé dans sa bibliothèque l’étude de Philippe Audoin sur Breton, publiée en 1970 chez Gallimard. Ce volume qui comporte de nombreuses annotations (passages soulignés, remarques dans les marges, texte marqué d’un trait vertical…) témoigne du soin avec lequel Yourcenar s’est plongée, au cours des années 1970, dans l’étude de la poétique de Breton, marquant à la fois son désaccord avec l’auteur de l’essai et avec les théories du pape du surréalisme. On peut toutefois supposer que la lectrice parfois volontiers donneuse de leçon exprime son accord avec Breton à la fin du livre. Quand elle coche par exemple d’une croix, page 198, une formule extraite du Revolver à cheveux blancs : « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel », conception esthétique qu’elle partageait assurément. De la même manière, page 203, elle encadre une formule célèbre extraite de Position politique du surréalisme : « Transformer le monde, a dit Marx ; changer la vie, a dit Rimbaud ; ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » Ces quelques exemples montrent bien que c’est en connaissance de cause que Yourcenar a émis ses profondes réserves à propos du surréalisme dont elle a enseigné l’histoire et l’esthétique dans certains de ses cours de littérature et civilisation françaises, au Sarah Lawrence College dans les années 194046. Pourtant elle ne croit certainement pas, comme le pense Robert Sabatier, que « [l]a poésie surréaliste a […] valeur de contrepoison » pour lutter contre la léthargie littéraire dans laquelle sombrait la littérature au début du XXe siècle. Encore moins, comme il l’affirme également, que le surréalisme a marqué « la naissance d’une nouvelle esthétique, d’une nouvelle manière d’appréhender le monde en ouvrant à la vie les portes du rêve et en donnant la clé du merveilleux illuminant l’existence. »47 Selon elle, le surréalisme a fait plus de mal que de bien à la poésie. Il n’en demeure pas moins qu’elle a toujours conservé une sorte d’estime et d’admiration envers André Breton, sans doute davantage en raison de son parcours artistique personnel que du mouvement qu’il a initié.
animaux, …et la Bête (Fasquelle, 1957) qu’elle lui écrit son admiration. Voir L, p. 134-135. 46 Voir ibid., p. 174. 47 « Regard sur le surréalisme », Histoire de la poésie française. La poésie du XXe siècle, vol. 2 Révolutions et conquêtes, Albin Michel, 1982, p. 253.
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Plus généralement, la période d’éclosion et d’hégémonie bruyante des mouvements qui entendaient rénover, voire révolutionner l’art poétique, dans le premier tiers du XXe siècle, représente pour Yourcenar un point de rupture dont la poésie telle qu’elle la rêve encore ne sortira pas indemne. Il s’agit bien pour celle qui, sans l’idolâtrer, a vu dans l’héritage des traditions littéraires millénaires, un allié pour atteindre l’expression la plus libre et la plus inventive, d’un déclin qu’elle ne cessera de fustiger. L’art moderne en général, et la poésie moderne et contemporaine plus particulièrement, seront pendant un demi-siècle les cibles privilégiées de celle qui regrette que « [d]e nos jours, […] l’artiste renonce de plus en plus à être un homme de métier, modestement fier d’hériter d’une tradition »48. Nous ne pouvons que constater que Yourcenar est restée, à quelques exceptions près, fidèle toute sa vie à ses convictions de jeunesse, exposées emphatiquement dans « Diagnostic de l’Europe ». Pendant plus d’un demi-siècle, elle ne manquera pas de souligner l’échec de l’art poétique moderne, englué dans des jongleries verbales vaines et pompeuses, et l’incapacité du poète de son temps à dépasser le « Moi démesuré de l’homme moderne [qu’elle] ne supporte plus »49, pour atteindre à l’universel qu’elle a toujours choisi de privilégier dans ses propres œuvres. Si elle se sent aussi insensible aux écrits de ses contemporains, c’est qu’elle ne parvient pas à pénétrer un univers fermé sur lui-même dont elle a l’impression d’être exclue : [L]a moindre lecture d’une revue de poésie contemporaine, la moindre visite à une galerie de tableaux, où chaque poète et chaque peintre travaille à recréer en plein chaos un code de signaux personnel, montre à quel point le trafic des idées peut souffrir de ce manque de signalisations universellement acceptées.50
La crise de l’art au XXe siècle est assurément un thème qui la préoccupe. On peut même sans exagération parler d’obsession tant le 48
CL, p. 99. C’est dans une carte de Noël, non datée, de l’année 1971, adressée à son ami le poète grec surréaliste et critique d’art Nicolas Calas qu’elle exprime, en toute liberté, son rejet de l’art actuel : « L’art contemporain m’est de plus en plus inamical parce qu’il me paraît [mot illisible] d’un intellectualisme presque scholastique et de ce Moi démesuré de l’homme moderne que je ne supporte plus. », Fonds Yourcenar. 50 « Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 443. 49
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sujet revient dans ses prises de parole les plus diverses (essais, entretiens, correspondance…) à des dizaines d’années d’intervalle. Deux domaines sont particulièrement mis en avant, celui de la peinture et celui de la littérature, disciplines artistiques qu’elle associe volontiers. L’évolution de l’art musical moderne lui inspire également de sévères réflexions, encore que parfois, dans ce domaine, ses critiques soient plus nuancées. Mais le siècle de Freud et de Breton demeure pour elle la période « où l’homme fait exploser la nature, arrête ou précipite l’évolution des formes… »51, comme elle le signale en 1942, année pendant laquelle elle traverse une grave crise, en raison de la situation chaotique du monde mais aussi de questionnements aigus sur l’avenir de sa carrière d’écrivain. Car Marguerite Yourcenar s’est sans doute souvent posé la question de la nécessité de construire, pierre à pierre, une œuvre cohérente dans un monde voué à la destruction, à la confusion, et qui se complaît dans le vide, combat qu’elle jugeait certainement parfois perdu d’avance, tant il lui semblait que la « fatalité du mal » imprégnait toutes les grandes œuvres de son temps. Cette vision extrême de l’art contemporain prend souvent dans ses écrits intimes une violence dans le jugement qui nous éclaire crûment sur sa façon de considérer l’art de son siècle. Dans une brève note de lecture qu’elle rédigea sans doute dans les années 1960, à propos du livre de l’Américain Thomas Merton, Seeds of Destruction (1964), elle s’intéresse particulièrement à un passage où l’auteur commente l’assassinat du président J. F. Kennedy : « là où les âmes sont pleines de haine et où les imaginations se complaisent à des images de cruauté, de tourments, de supplices, de revanche et de mort, la violence et la mort inévitablement viendront. »52 Après avoir cité le texte original et sa traduction en français, Yourcenar fait le commentaire suivant : « J’applique cette sombre phrase à la littérature et aux arts visuels de notre temps. Presque tout ce qui a été écrit, peint, composé ou joué depuis 1945 appelle la destruction et en jouit par avance. Kali-Yuga. »53 De la même période date une lettre, étonnante 51
« Carnets de notes, 1942-1948 », PE, p. 527 Thomas MERTON, Seeds of destruction, New York, Farrar Strauss and Giroux, 1964, [traduction M. YOURCENAR], voir S II, p. 330. 53 Ibid. Dans la tradition hindouiste, Kali-Yuga désigne l’âge sombre, cycle humain marqué par un obscurcissement graduel, et dans lequel le monde se trouve depuis déjà plus de six mille ans. 52
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par bien des aspects, qu’elle adresse à un ami, le critique d’inspiration catholique Jean Mouton qui lui a demandé son avis sur le livre du compositeur Arthur Lourié, Profanation et sanctification du temps54 dont il signe l’avant-propos. Sa réponse qui prend les aspects d’un essai argumenté sur « le côté démoniaque de l’art moderne »55 et « l’horreur particulière qui se dégage de l’art contemporain »56 est, à notre connaissance, l’écrit où l’auteur pousse le plus loin sa réflexion sur l’art du XXe siècle et le rôle de l’artiste dans la société. Si elle exprime son accord avec Arthur Lourié qui avance que la musique du XXe siècle est presque toujours d’inspiration démoniaque, elle ne s’arrête pas, comme lui, à une simple condamnation. Elle tente de justifier l’attitude de l’artiste pris au piège de son époque et se demande s’il a un autre choix que de refléter par sa musique, ses poèmes ou ses tableaux, l’horreur du monde tel qu’il est. Le paradoxe, selon elle, c’est qu’en voulant dénoncer le chaos ambiant, les plus grandes œuvres d’art y participent, le renforcent, voire le justifient. Elle donne à Jean Mouton deux exemples qu’elle juge « irréfutables », Guernica de Picasso et Monument à la ville détruite de Rotterdam de Zadkine : Ces deux œuvres sont une protestation contre l’horreur de la guerre, mais le sauvage et grotesque chaos dans l’une, la représentation, dans l’autre, d’un être humain réduit à n’être plus qu’une sorte de pantin difforme et épouvanté, participent dangereusement à l’atrocité qu’ils dénoncent, et habituent l’œil à l’image de la catastrophe sans que se dégage nécessairement ce produit essentiel, la pitié. Consciemment ou non, l’artiste a été contaminé par ce qu’il décrit57.
Dans la suite de la lettre, si elle répète que « [l]a démarche de l’artiste allant jusqu’au bout de la décomposition des choses, qu’il s’agisse des techniques, des idées, des sentiments tenus pour valables, ou des formes elles-mêmes, [lui] est instinctivement pénible »58, elle tente de comprendre cet « élan à la fois infiniment dangereux et vraiment prométhéen qu’il est difficile de dénier à l’homme. »59 La 54
Desclée de Brouwer, 1966, 213 p. Lettre à Jean Mouton, 7 avril 1966, L, p. 240. 56 Ibid., p. 242. 57 Ibid., p. 240. 58 Ibid. 59 Ibid. 55
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dernière partie de la lettre est encore plus étonnante dans la logique de la pensée esthétique yourcenarienne puisque l’auteur va jusqu’à remettre en cause l’ensemble de l’histoire de l’art, sur laquelle s’appuie pourtant son œuvre et sa quête d’absolu universel : L’art ancien, celui de la beauté formelle, était-il lui-même vraiment pur, ne contenait-il pas une hypocrisie et un mensonge aussi graves que la débauche d’aveux et de vanteries démoniaques d’aujourd’hui ? […] Même en laissant de côté le rapport de l’art avec l’idéologie de l’époque, il reste que presque toujours l’art du passé nous trompe sur la substance même sur laquelle il œuvre ; il nous trompe en n’en montrant qu’une partie, et en dégageant une beauté qui nous cache ses aspects d’horreur. […] Je voudrais seulement indiquer que si l’art de nos jours fait souvent l’effet d’un abcès béant, c’est que l’infection et le désordre existaient de longue date. […] Même dans les œuvres d’art de ce temps qui personnellement me déplaisent le plus, je vois surtout l’effet malsain d’erreurs passées.60
Yourcenar reconsidère-t-elle ses propres opinions sur l’art lorsque qu’elle s’exprime de cette manière ? Pas entièrement. Elle précise à Jean Mouton que si elle se fait parfois « l’avocat du diable », c’est que le livre de Lourié aborde un sujet « si grave qu’il importe d’aligner les arguments en tous les sens avant d’essayer de juger »61. Cette façon de faire avancer le débat en explorant avec bienveillance et équité les divers aspects d’un problème est bien dans la manière de Yourcenar. Si elle semble un exemple presque unique parmi les écrits yourcenariens, qu’il convient donc de ne pas surestimer, la lettre à Jean Mouton n’en représente pas moins l’expression d’une nuance, sinon d’une coupure, dans la pensée de l’écrivain qui s’intéresse plus qu’on ne le croit communément à la place et au rôle de l’artiste dans la cité. La place de la poésie moderne et du poète contemporain, bien au-delà de la mouvance surréaliste, fait l’objet dans plusieurs de ses textes d’analyses similaires. Prisonnier de son époque, le poète du XXe siècle brise les idoles du passé sans rien construire sur les ruines d’un monde qu’il se plaît à piétiner. Presque caricaturalement, on a parfois l’impression que l’auteur des Charités d’Alcippe l’imagine tel un enfant capricieux qui brise ses jouets pour tracer dans la boue 60 61
Ibid., p. 241-242. Ibid., p. 243.
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d’indéchiffrables arabesques. Comme un tout jeune enfant, il balbutie62 plutôt qu’il ne s’exprime clairement. Et quand il pousse un cri d’horreur ou de désespoir, il le déguise en une absurde logorrhée qui agace Yourcenar : « Je n’aime pas les poètes, disait Nietzsche, ils troublent toutes les eaux pour les faire paraître plus profondes. » Je n’aime pas non plus ceux qui ajoutent des complications mortes aux complexités vivantes, ni ceux qui détournent les yeux du sang qui coule, mais qui hurlent de joie quand ils ont barbouillé de rouge une tête de poupée. Que me parlez-vous d’actes gratuits, quand je puis à peine suffire aux actes indispensables, que me parlez-vous de l’absurde dans un monde où l’amour et la mort ont leur cours comme les saisons, leurs lois comme le lever des astres ? Et qu’ai-je à faire des squelettes du roman noir et des montres flasques de Dali, moi qui, comme toute le monde, porte en moi mon squelette et mon horloge ?63
Car si elle goûte quelque peu la poésie cryptique des anciens tel Lycophron, dont elle a traduit une dizaine de vers parmi les moins énigmatiques dans La Couronne et la lyre, elle est beaucoup plus réticente, en revanche, à l’égard des expériences poétiques du « cryptisme moderne » qui s’expriment le plus souvent, selon elle, par « le bris syntaxique, l’érosion quasi totale des formes du discours »64. Dans un entretien réalisé en 1984, au moment de la publication revue et augmentée de son recueil Les Charités d’Alcippe, elle dit sans détour dans le quotidien Le Monde ce qu’elle pense de la poésie écrite par ses contemporains : La poésie contemporaine me lasse pour plusieurs raisons. Le vers libre, nouveau en 1880, est devenu lui aussi une routine65. En outre, la destruction des formes a éloigné de plus en plus la poésie 62 Nous avons constaté que les termes balbutier, balbutiement, balbutiant… sont souvent employés par M. Yourcenar pour désigner l’activité du poète moderne, comme dans son essai sur Pindare où elle oppose la « poésie souvent balbutiante » de ses contemporains aux « beaux rythmes variés des poèmes helléniques ». Voir P, p. 1447. 63 « Carnets de notes, 1942-1948 », PE, p. 527-528. 64 « Lycophron et la poésie cryptique », CL, p. 357-359. 65 Cette idée est chère à M. Yourcenar qui l’exprime à plusieurs occasions, comme dans la « Préface » de La Couronne et la Lyre dans laquelle elle écrit : « Depuis plus d’un demi-siècle, le vers dit libre […] règne à peu près sans conteste sur la poésie occidentale, et, de révolutionnaire qu’il était, est devenu traditionnel. », CL, p. 42-43.
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du plan musical et en même temps en a détourné la foule, qui respire par le rythme. Ce qui fait que la poésie actuelle est bien souvent une prose un peu obscure et plus dissociée. Il y a une grande beauté dans les combinaisons savantes de la poésie ancienne. -N’y a-t-il pas aussi des combinaisons très savantes chez André Breton, René Char ou Yves Bonnefoy ? N’écrivent-ils à votre avis qu’une prose dissimulée ? Ces combinaisons sont d’ordre intellectuel beaucoup plus que rythmique ou émotif. C’est ce qui fait leur réelle obscurité pour beaucoup de lecteurs. Expérimentations de laboratoire.66
Le jugement est sans appel et résume parfaitement la pensée « à contre courant » de Yourcenar qui semble prendre un certain plaisir à déboulonner quelques gloires officielles de la modernité poétique (Breton, Char, Bonnefoy)67 auxquels elle préfère les modulations mélodieuses de l’alexandrin racinien ou le souffle rauque et puissant du chant sacré afro-américain. Il est évident qu’elle ne se reconnaît pas dans la modernité telle qu’elle s’est imposée en Europe au cours du siècle dernier. L’idée qui revient le plus souvent dans son discours est que la poésie contemporaine, loin d’être cette ouverture sur l’être et le monde, ce médium qui aurait servi à libérer le poète des archaïsmes formels attachés aux disciplines littéraires du passé, n’est qu’un nouvel académisme qui se complaît dans ses propres routines et effets de mode. Un art si détaché de ce qu’elle considère comme 66
« La Bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », entretien avec J. Savigneau, op.cit., PV, p. 316-317. 67 Notons que les déclarations très personnelles de M. Yourcenar ont quelque peu surpris le petit monde médiatico-littéraire lors de leur parution. Le critique Jérôme Garcin, en particulier, s’est étonné dans sa chronique hebdomadaire dans Le Provençal (16 décembre 1984) que la première académicienne française ait déclaré que la poésie de René Char et Yves Bonnefoy relève de l’expérimentation de laboratoire : « En vérité, ce jugement, venant d’elle, femme ouverte aux autres m’étonne et me choque. On peut aimer, c’est mon cas, la pureté classique d’un Lully, d’un Mozart ou du Racine de Bérénice, et trouver chez Char ce qu’il y a de plus haut, de plus lumineux, de plus rare dans le démarche poétique. Je n’en dirai pas autant, malheureusement, des Charités d’Alcippe. ». Une semaine plus tard, il récidive avec plus de virulence, dans l’hebdomadaire L’Événement du Jeudi (20-26 décembre 1984) : « Certes, que je donne sans hésiter tous les poèmes de Marguerite Yourcenar contre un seul aphorisme de René Char ne révèle que ma seule subjectivité. Mais que l’auteur des Mémoires d’Hadrien n’ait rien de mieux à faire que de s’en prendre à trois écrivains qui font l’honneur de notre littérature relève d’une mesquinerie dont je ne la croyais guère capable. ».
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l’essence même de la poésie qu’il en pervertit le sens profond, si peu capable de communiquer avec le lecteur qu’il est devenu au mieux le lieu d’« expérimentations de laboratoire », au pire une forme littéraire déjà morte dont le fantôme hante de petits cénacles sans utilité ni avenir. La constance et la violence des « attaques » de Yourcenar à l’égard de la poésie de son temps étonne parfois. Ce qui surprend le plus, c’est sa façon d’en revenir toujours à la poésie moderne, thème qui lui est cher, pour la déconsidérer, l’isoler comme une discipline dépassée, regretter qu’elle ait perdu ce contact primordial entre le poète et le lecteur pour n’être qu’un jeu savant. Il convient d’insister sur le fait qu’elle s’est beaucoup moins intéressée aux transformations formelles et philosophiques du roman contemporain depuis le Nouveau roman, auquel nous savons qu’elle a été peu sensible, peutêtre parce qu’elle lisait très peu de romans de son époque68, alors que la poésie de tous les temps et de tous les pays a été une de ses passions de lectrice. Ainsi, sa sévérité à l’égard de l’art poétique de son temps ne reflète pas un banal rejet mais est l’expression d’une passion déçue, d’un rendez-vous manqué avec une forme d’art qu’elle a aimée mais ne reconnaît plus. Loin d’indiquer une condamnation sèche et hautaine comme certains critiques ont pu le croire, le désamour de Yourcenar pour la poésie contemporaine traduit son dépit, sa déception. Elle qui a tant chéri les poètes, a l’impression d’avoir été trahie. Deux autres éléments sont à prendre en compte pour expliquer l’attitude yourcenarienne vis-à-vis des expressions les plus novatrices de l’art moderne. Son refus obstiné de tout ce qui peut s’apparenter à une mode, à l’air du temps, aux emballements rapides et artificiels, à la nouveauté à tout prix. C’est ce qu’elle exprime quand elle explique à Jacques Chancel comment elle sélectionne les ouvrages dignes de figurer dans sa bibliothèque, précisant à propos des livres du XXe siècle : « c’est ici que l’on fait le plus de coupes sombres. Très souvent, on croit que les livres vont durer et on se trompe. Nous devons nous méfier de certains engouements pour la nouveauté. Ne 68
Dans une lettre au romancier, poète et directeur de la revue de poésie belge La Flûte enchantée, Alexis Curvers, elle écrit à propos de son roman Printemps chez les ombres : « Alexis, j’ai lu avec délices Printemps chez les ombres et cela, pour moi, signifie d’autant plus que, d’instinct, je me refuse aux romans et ne parviens que rarement à finir ceux que, pourtant, je commence à lire. », Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 479.
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nous laissons pas aller aux caprices de la mode. »69 On peut penser qu’une part de son agacement en ce qui concerne les mouvements littéraires de son temps vient justement de ce déferlement de manifestes dans lesquels les disciples de la plus récente « religion » poétique s’autoproclament « nouveaux », « révolutionnaires », « novateurs »…, un aspect qui devait faire sourire l’écrivain dont le sens profond de l’Histoire lui faisait relativiser la portée véritable de ces épiphénomènes sans lendemain. De la même façon, elle s’est toujours méfiée des groupes, des écoles, des mouvements qui formatent et enferment les poètes et la poésie plutôt qu’elles ne font éclore le meilleur en chaque individualité. Sauvagement solitaire et marginale, Yourcenar ne pouvait prêter une quelconque attention aux mouvements poétiques de son temps dont elle s’est tenue le plus loin possible70. À l’instar d’un François Mauriac, elle a toujours refusé tout « dérèglement de l’esprit érigé en système. »71 Une autre remarque s’impose. Nous savons qu’un des grands reproches qu’elle fait au poète moderne est de s’être laissé aller à l’expression quasi maladive de son ego dans ce qu’il a de plus narcissique et de plus stérile. Ce « Moi démesuré de l’homme moderne » qu’elle a en horreur est responsable, selon elle, d’une partie de l’échec du poète qui a troqué sa tour d’ivoire pour la circonférence de son nombril. Adepte, à la manière de Flaubert, de la plus totale impersonnalité dans sa propre écriture, elle a toujours craint « de laisser couler hors de soi cette espèce d’abominable ectoplasme qui est l’image que nous nous faisons de nous-mêmes et qui englue une grande partie de la poésie et du roman d’aujourd’hui »72. Sans doute pense-t-elle que le poète de son temps aurait avantage à se munir de 69 Cité par Jacques CHANCEL, « Marguerite de Monts-Déserts », Tant qu’il y aura des îles, Le Livre de poche, 1981 [1ère éd. 1980], p. 387. 70 À la question d’un critique qui lui fait remarquer qu’elle n’a jamais adhéré à une école ou à mouvement littéraire, M. Yourcenar répond en 1977 : « Je n’en vois aucun qui corresponde à la réalité. Je dois dire que je constate avec de plus en plus d’impatience combien nous sommes prisonniers des mots, des systèmes, de nos façons de voir et de penser, à quel point l’image directe de la réalité est rare. À mon avis c’est elle qui fait les très grands artistes. », « Marguerite Yourcenar dans son île de Mont-Désert : "je me suis éloignée de la politique" », entretien avec Jean Montalbetti, Le Figaro littéraire, 26 novembre 1977, PV p. 195. 71 François MAURIAC, Mémoires intérieurs, Le Livre de Poche, 1972 [ 1er éd. 1959], p. 50. 72 « Marguerite Yourcenar s’explique », entretien avec Claude Servan-Schreiber, Lire, juillet 1976, PV, p. 185.
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« l’arme secrète des lamas tibétains, le poignard-à-tuer-le-Moi »73, symbole qui lui est cher 74. Dans Mémoires d’Hadrien, l’auteur fait dire à l’empereur à propos des œuvres des poètes et philosophes de son temps : Les trois quarts de nos exercices intellectuels ne sont plus que broderies sur le vide ; je me demandais si cette vacuité croissante était due à un abaissement de l’intelligence ou à un déclin du caractère ; quoi qu’il en fût, la médiocrité de l’esprit s’accompagnait presque partout d’une étonnante bassesse d’âme75.
Comme dans bien d’autres passages du livre, il est troublant de constater combien les réflexions que prête Yourcenar à Hadrien sont proches de ses propres pensées et préoccupations. Ces « broderies sur le vide » correspondent exactement à la vision yourcenarienne de la poésie de son siècle. Ce déclin, cette médiocrité intellectuelle, pointés par l’empereur sont identiques à ceux que reproche Yourcenar à son époque dans laquelle elle ne parvient pas à s’insérer en tant que poète. Dans une lettre adressée, en 1963, à Alain Bosquet, elle exprime de manière claire et synthétique sa propre vision du poète moderne, en prenant soin de se dissocier du mouvement poétique de son époque : Quand il m’arrive d’écrire des vers, les miens n’appartiennent pas au domaine de la poésie moderne, mais je n’en ai peut-être que plus réfléchi à ce que signifient ces atomes explosés ou dissous, cette forme-fantôme qui sans cesse s’ébauche puis se défait avant de s’être fixée, ces mille vagues du moi sautant et retombant sur place dans une buée d’écume, parfois gaies, parfois agressives et avides, et toujours désespérées. Tout se passe pour le poète moderne (et en ce moment vous le personnifiez pour moi) comme si la catastrophe s’était déjà visiblement accomplie…76
73
« Approches du tantrisme », TGS, p. 403. Symbole et instrument du bouddhisme tantrique du Tibet auquel M. Yourcenar fait régulièrement référence pour exprimer son anti-égotisme profond. Elle avait même songé à se faire offrir en guise d’épée, lors de son élection à l’Académie française, « un poignard-à-tuer-le-Moi » mais y a renoncé, craignant une mauvaise interprétation de son geste. Voir PV, p. 360. 75 MH, p. 458. 76 « Lettre à Alain Bosquet », 6 juin 1963, Le Magazine littéraire, n° 283, décembre 1990, p. 30. 74
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Cette catastrophe que les poètes du XXe siècle portent en eux et à laquelle Yourcenar refuse de participer pour ne pas ajouter du chaos au chaos, elle y est pourtant attentive. Loin de l’ignorer, elle en étudie les symptômes, en devine les impasses, se surprend parfois à en apprécier le sens tragique. L’examen de ses lectures en matière de poésie de son temps montre d’ailleurs qu’elle n’est pas toujours aussi étrangère qu’elle veut le faire penser aux sensibilités poétiques contemporaines.
La poésie du XXe siècle dans la bibliothèque de Yourcenar77 La lecture de ce qui précède inciterait à penser que la poésie du XXe siècle occupe très peu d’espace dans la bibliothèque de Petite Plaisance. Pourtant, malgré « les coupes sombres » avouées par Yourcenar, on constate qu’il n’en est rien. Bien au contraire. La poésie du siècle dernier occupe une place prépondérante, à côté des essais, biographies, ouvrages théoriques ou historiques…, bien devant les romans. Il peut paraître paradoxal qu’une lectrice qui exprime un tel rejet de la poésie de son temps, conserve dans sa bibliothèque – dont nous savons qu’elle sélectionnait strictement les documents dignes d’y figurer – plus de deux cents volumes consacrés à la poésie du XXe siècle. En fait, cette présence significative n’est nullement paradoxale. Si elle nuance les jugements parfois abrupts de Yourcenar, elle confirme sa connaissance effective de l’œuvre de quelques grandes voix de la poésie des années 1900-1960, souligne son intérêt pour nombre de poètes totalement inconnus qu’elle prend soin de lire et de critiquer. Enfin, la part importante de la poésie étrangère ouvre de nouveaux horizons à la curiosité de l’écrivain en matière de poésie moderne et contemporaine.
77
Un premier état de notre recherche sur ce sujet a été publié sous ce même titre dans le Bulletin de la SIEY, n° 22, décembre 2001, p. 205-225.
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Une connaissance éclairée de la poésie d’expression française de son époque Il suffirait de faire l’inventaire des poètes dont Yourcenar conservait un recueil de vers, une biographie, une étude ou un essai, pour se rendre compte combien sa bibliothèque pourrait servir de source à une anthologie très personnelle de la poésie d’expression française du siècle dernier. Il existe, en effet, une grande diversité dans ses choix en matière de poésie du XXe siècle qui témoigne à tout le moins de l’éclectisme des goûts, ou plus vraisemblablement de la curiosité de l’écrivain envers certaines œuvres lues, appréciées et parfois oubliées sur les rayons de sa bibliothèque. Cette cohorte de poètes et de livres « témoins » n’en est pas moins une source d’information précieuse pour comprendre le rapport que Yourcenar entretenait avec la poésie de son siècle. Parmi les grands poètes français qui marquèrent la première partie du XXe siècle, on remarque en particulier la présence de cinq documents concernant l’œuvre de Victor Segalen. Cela prouve un certain attachement pour l’œuvre singulière et discrète du poète, médecin et voyageur passionné par le bouddhisme dont la destinée ne pouvait que la toucher. À partir des dates de parution des documents en question, nous pouvons situer la fréquentation de Segalen entre la fin des années quarante et la fin de la vie de Yourcenar. En effet, le document le plus ancien qu’elle possédait est un numéro des Cahiers du Sud de 1948, « gardé, à cause des fragments de Segalen », préciset-elle à un de ses correspondants78. Il s’agit, en fait, sous le titre « Départs avec Victor Segalen », d’un numéro presque tout entier consacré au poète dont la lecture aura particulièrement retenu son attention. De 1963 date son édition de Stèles et de 1967, celle de Briques & Tuiles, le recueil de projets et d’ébauches écrits au cours du voyage en Chine de 1909 et publié par les toutes jeunes éditions Fata Morgana et que lui avait envoyé son directeur, Bruno Roy. Elle possédait également l’essai de son ami Gabriel Germain, Victor Segalen. Le voyageur des deux routes, publié en 1982, ainsi qu’un exemplaire du roman René Leys, édité chez Gallimard, dans la collection « L’Imaginaire », en 1986, soit l’année précédant la mort de 78
Lettre à Jacques Masui, 24 novembre 1975, L, p. 482.
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Yourcenar. Comme nous le constatons, en quelques volumes très divers (poème, essai, revue, roman), Yourcenar entre en contact avec l’œuvre singulière d’un poète avec lequel elle devait entretenir quelque secrète affinité. Nul doute qu’elle a été sensible au poète parti à la rencontre d’autres cultures, à celui qui loin des modes a construit une œuvre profonde baignée d’un exotisme vrai et d’une spiritualité s’aventurant bien au-delà des carcans de la pensée occidentale. C’est sans doute aussi le fait que Segalen a construit une œuvre profondément poétique qui échappe à toute classification qui a fait ressentir à Yourcenar la présence d’un vrai poète. Insistons sur le fait que la présence relativement marquée de Segalen dans sa bibliothèque avec cinq ouvrages le concernant est une marque notable de son intérêt pour sa poésie. Il s’agit là d’un exemple parmi tant d’autres qui attestent que loin d’être totalement hostile à la modernité poétique, Yourcenar était sensible aux voix qu’elle considérait comme sincères et profondes. Celle de Segalen était assurément de celles-là. Bien d’autres poètes tout aussi novateurs ou singuliers ont trouvé refuge dans les rayons de sa bibliothèque avec des bonheurs divers. Un volume des Œuvres poétiques de Saint-John Perse publié chez Gallimard en 1953 n’est pas entièrement coupé, ce qui peut s’interpréter de bien des manières. Il semble toutefois raisonnable de conclure au désintérêt de Yourcenar pour l’œuvre de l’auteur d’ Anabase79. Michaux est lu avec plus d’attention. Elle possédait, en effet, un exemplaire de l’essai que lui a consacré Robert Bréchon en 1969 dans la collection « Pour une bibliothèque idéale », chez Gallimard, dont quelques passages annotés témoignent d’une lecture attentive. Page 96, notamment, Yourcenar marque, en particulier, d’un point au feutre noir deux vers extraits de La Nuit remue : Seul, Être à soi-même son pain.
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La manière à la fois désinvolte et agacée avec laquelle M. Yourcenar commentait un vers de Saint-John Perse peut raisonnablement faire penser cela. À la critique Monique Houssin, qui lui demandait, en 1987, « Et comment expliquez-vous ce que Saint-John Perse écrit dans le poème Exil : « J’habiterai mon nom » ?, elle répond : « Son nom ? À condition que cela l’intéresse, pourquoi pas ? Mais est-ce que mon nom m’intéresse ? Il faut bien en avoir un, ne serait-ce que pour signer des livres et des chèques ! », « Entretien exclusif avec Marguerite Yourcenar », entretien avec François Hilsum et Monique Houssin, L’Humanité-Dimanche, 13 mars 1987, p. 13.
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Sans doute la formule de Michaux fait-elle secrètement écho dans l’esprit de la fervente lectrice des écrits bouddhiques à un précepte de cette religion qu’elle a fait sien : « Soyez pour vousmêmes une lampe… »80. Comme souvent, la lecture des modernes renvoie Yourcenar aux plus anciennes connaissances. De Jules Supervielle elle possédait un exemplaire du Forçat innocent dans une édition de 1982. Le témoignage de Silvia Baron Supervielle, qui a abordé la question de l’œuvre de son lointain parent avec Yourcenar, nous apprend que celle-ci est restée plutôt imperméable aux vers d’un écrivain qu’elle n’a découvert que fort tard et jugeait « difficile à pénétrer »81. De Claudel, pour lequel elle n’a guère eu de réel penchant, elle a conservé en matière de poésie L’Oiseau noir dans le soleil levant et un volume contenant Cinq grandes odes et La Cantate à trois voix82. On remarque également la présence d’un certain nombre de noms qui ont laissé leur empreinte dans la poésie du début du XXe siècle et dont l’intérêt que leur portait Yourcenar est sans doute inséparable de l’époque de sa prime jeunesse où ces poètes ont connu un certain écho, en particulier Anna de Noailles dont elle a lu la biographie par Edmée de La Rochefoucauld ; Paul-Jean Toulet et Raymond Radiguet qu’elle aborde à partir du volume qui leur est consacré dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », chez Seghers dont elle possédait plusieurs volumes ; Francis Jammes et son recueil le plus célèbre De L’Angélus de L’aube à l’Angélus du soir ; Francis 80
M. Yourcenar cite ce précepte à la fin des entretiens avec Matthieu Galey, YO, p. 334. 81 Voir entretien de l’auteur avec Silvia Baron Supervielle, Paris, 10 octobre 2002. 82 Le seul autre volume de Claudel que M. Yourcenar possédait est un exemplaire de la version définitive de L’Annonce faite à Marie publiée dans la collection Folio, aux éditions Gallimard en 1972. Dans une lettre au critique Jacques Brenner à propos de son livre Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours dans lequel il écrit « [i]l faut accepter Claudel avec son sectarisme et ses incompréhensions. Peut-être était-ce la rançon de son génie. » [p. 36], M. Yourcenar lui répond : « A vrai dire, non, je ne crois pas qu’il faille accepter de Claudel son sectarisme et ses incompréhensions. » Voir lettre inédite du 21 novembre 1978, Librairie Henri Vignes, Catalogue n° 41, « Littérature (P-Z) », Automne 2002, p. 48. L’année d’après, évoquant les grands prédécesseurs qui ont marqué ses jeunes années, elle affirme à nouveau : « Je n’ai jamais mordu à Péguy ; je n’aimais pas son christianisme agressif, de même que j’ai détesté celui de Claudel. Ni l’un ni l’autre n’existaient vraiment pour moi. », YO, p. 50. De fait, Charles Péguy est totalement absent de la bibliothèque de M. Yourcenar.
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de Miomandre dont elle possédait Samsara ou encore Lucie DelarueMardrus dont la personnalité est inséparable pour Yourcenar de celle de son amie Natalie Clifford Barney. Elle a également suivi l’itinéraire de Joë Bousquet à travers son compagnonnage avec la revue les Cahiers du Sud dont elle a longtemps été proche, grâce à une anthologie de ses contributions publiée en 1981. Le cas de l’œuvre de René Daumal est particulier. Yourcenar possédait le volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui » que lui a consacré en 1973, Jean Biès. Nous savons l’admiration qu’elle portait au co-fondateur de la revue Le Grand Jeu, seul poète de l’époque surréaliste pour lequel elle reconnaissait avoir quelque sympathie83. Dans une lettre de 1973 à son ami Jacques Masui, elle écrit à propos de son livre De la vie intérieure dans lequel figure un texte de l’auteur du Mont Analogue84 : « Daumal, relu, est comme toujours extraordinaire, et on vous envie d’avoir connu cet homme singulier. »85 Encore une fois, c’est sans nul doute la singularité de la destinée poétique et spirituelle de l’auteur de Poésie noire, poésie blanche qui la touche. On devine aisément les points de contact entre l’œuvre de Daumal et Marguerite Yourcenar. Elle a dû être sensible à son engagement total dans la poésie comme dans une mystique, à sa recherche d’une « méthode » qui confère à son œuvre une unité profonde menant plus loin, selon elle, que l’épisode surréaliste dont il se détachera rapidement pour tracer son propre sillon, et atteindre, selon André Dhôtel, « une mystique et même une poésie qui s’affirment comme une vraie science »86, aspect qu’elle appréciera également chez un poète comme l’Américaine Hortense Flexner Elle a également lu avec soin l’œuvre du théoricien de la poésie et ami des poètes, Gaston Bachelard, en particulier L’eau et les rêves dont l’exemplaire qu’elle a conservé comporte de nombreuses annotations au feutre rouge. Comme souvent, elle n’hésite pas à 83
Voir lettre à J. Brosse, 6 juin 1969, L, p. 321. Il s’agit d’un texte intitulé « Souvenir déterminant de René Daumal » dans lequel le poète, peu avant sa mort, détaille l’expérience qui a fondé ses recherches intérieures pour atteindre l’au-delà de la conscience humaine, exploré avant lui par les grands mystiques orientaux et occidentaux et par des poètes (Milosz, William James…). Le texte de Daumal qui a tant touché M. Yourcenar, se termine par cette phrase qui semble également résumer son itinéraire artistique et spirituel : « Voici, il y a une porte ouverte, étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi. » 85 Lettre à Jacques Masui, Noël 1973, L, p. 418. 86 Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I, op. cit., p. 825. 84
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exprimer son désaccord avec les théories poétiques bachelardiennes en inscrivant en marge des formules du type « faux », « pas toujours » en donnant parfois un exemple contradictoire. Il lui arrive également de reconnaître quelque intuition à l’essayiste par un sobre « juste » écrit en vis-à-vis d’un passage à son goût. Bien d’autres poètes d’expression française ont suscité la curiosité de Yourcenar. La plupart sont méconnus, voire oubliés, et les chemins qui ont conduit une de leurs œuvres sur les rayons de Petite Plaisance sont difficilement identifiables avec certitude. Nous avons noté en particulier un livre du poète musiciste d’origine cubaine Armand Godoy, Monologue de la tristesse, le recueil posthume du poète néo-classique Paul Drouot, Eurydice deux fois perdue, dont les émouvants poèmes en prose et le personnage du titre ont pu toucher la lectrice des années 193087. De l’amoureux du Mare Nostrum que fut l’écrivain Jean Grenier, elle possédait Inspirations méditerranéennes dont l’écriture souple et l’inspiration néo-classique devait la rassurer sur l’état de la poésie en 1961. Notons également parmi quelques autres, la présence de recueils de poètes contemporains à l’audience plus confidentielle : Hélène Bouvard dont la plaquette Pour que les dieux se souviennent, publiée à Aurillac en 1957, est une suite de longs poèmes narratifs en vers libres d’inspiration hindoue ; Robert Francillon dont les Chansons de l’ombre, recueil publié chez Seghers, dans la collection « Poésie 54 », propose une poésie rimée, légère et fantaisiste. Du romancier, poète et essayiste Christian Murciaux elle possédait un choix de poèmes, La Pêche aux Sirènes publié en 1952. Les œuvres d’autres poètes français contemporains ont trouvé place dans la bibliothèque sans qu’il soit toujours possible de savoir si c’est l’œuvre qui a attiré l’attention de la lectrice, s’il s’agit du souvenir d’une rencontre ou de l’envoi non signé d’un éditeur ou d’un inconnu. Pour autant, le fait que le livre a été conservé peut faire raisonnablement penser que Yourcenar y attachait une certaine attention. Parmi les nombreux livres de poésie du siècle dernier conservés par Yourcenar, on trouve un document particulier : une grande enveloppe portant une mention écrite de sa main : « Jean Wahl – Poèmes écrits dans un camp de concentration ». Elle contient un 87
Faisons remarquer qu’Eurydice deux fois perdue a été publié en 1930 chez Plon. En 1931, M. Yourcenar publiait son deuxième roman sous le titre La Nouvelle Eurydice, chez Grasset.
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dactylogramme ronéotypé de neuf pages dont la dernière porte la mention : « Prison de la santé, Camp de Drancy, août-sept-octobre 1941. » Yourcenar a marqué d’une croix en gris certains passages des poèmes de captivité de Jean Wahl. Nous ignorons la provenance de ce document88. Mais si elle a pris le soin de le lire et de le conserver, c’est que les vers du philosophe de la transcendance ont dû profondément la toucher. De plus, ces soixante-dix poèmes, témoignages poignants de la terrible réalité de la captivité vécue par Wahl, ont sans doute été pour leur lectrice une de ces « piqûres de courage », formule qu’elle aimait employer pour parler de ces œuvres qui aident à vivre. La poésie rejoint ici la plus profonde et la plus tragique des réalités humaines89. Dans ces courts poèmes dont certains ne dépassent pas un ou deux vers, Jean Wahl utilise une forme néo-classique (rime, alexandrin, quatrain, sonnet parfois…) pour dire la souffrance et l’humiliation des captifs, la soif de justice, l’appel à Dieu et à la figure multiple de Jésus qui domine dans les poèmes. Mais aussi pour chanter l’espoir et l’amour pour le Paris des artistes, abandonné aux monstres, qu’il espère retrouver. Yourcenar a marqué d’une croix au crayon les poèmes qui la touchaient sans doute le plus : « Prière de peu d’espoir » dans lequel le poète semble désespérer de l’intervention d’un Dieu « plus muet et plus sourd [que jamais] » ; le distique « Retrouvée » (« Défigurée/ Sous les horribles traits retrouvant ta durée. ») ; « Desperado », quatrain octosyllabique sur le destin du prisonnier, condamné à regarder la vraie vie à travers l’étroite lucarne de sa cellule ; « Courte prière » qu’a dû faire souvent sienne Yourcenar dans ces années de grande dépression humaine et personnelle : « Mais donnez-moi mon Dieu la force d’être fort. »… 88
C’est peut-être par l’intermédiaire du philosophe Gabriel Marcel, avec lequel les deux écrivains étaient liés, que M. Yourcenar est entrée en contact avec les poèmes de captivité de J. Wahl. Nous savons par ailleurs que le philosophe juif a été contraint de s’exiler aux États-Unis après avoir échappé à la déportation. Il est donc de l’ordre du possible que les deux écrivains se soient croisés lors d’une soirée qui réunissait la colonie intellectuelle française en exil à New York. Enfin, s’agissant d’un document ronéotypé, comme l’étaient souvent les textes diffusés clandestinement sous l’Occupation, on peut supposer que ces feuillets de poésie à petit tirage ont été distribués dans les milieux littéraires amis pour faire connaître les poèmes de guerre de Wahl. 89 Remarquons que les poèmes de Jean Wahl sont classés dans la bibliothèque de Petite Plaisance entre une plaquette sur Hiroshima que M. Yourcenar conservait en trois exemplaires et deux ouvrages sur Auschwitz.
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Parmi les autres poèmes pour lesquels la lectrice a marqué son intérêt se mêlent plaintes, prières, moments d’espoir et méditations philosophiques desquelles elle ne pouvait que se sentir proche. Il est certain que Yourcenar se sent plus en accord avec la poésie des camps de Jean Wahl qu’avec les extravagances formelles et autres acrobaties intellectuelles des poètes de la modernité revendiquée qui se demandent, avec Adorno, s’il est encore possible d’écrire de la poésie après Auschwitz. Aux cris égotistes petitsbourgeois qu’elle croit déceler dans bien des vers de la modernité, elle préfère sans doute les plaintes, chants de révolte et autres méditations humanistes des poètes qui souffrent, tel Jean Wahl, et font de leurs poèmes des actes de combat en faveur de la dignité humaine. Yourcenar a rencontré les poèmes de Jean Wahl à la même période par un autre canal. En effet, plusieurs poèmes du poète-philosophe prisonnier ont été publiés dans le numéro de janvier 1944 de la revue Lettres françaises dirigée depuis Buenos Aires par Roger Caillois, et dans laquelle figure « Mythologie », un essai de Yourcenar. C’est donc également à la lecture de ce numéro conservé dans sa bibliothèque, qu’elle a découvert aux côtés de ceux de Claude Roy et de Maurice Fombeure, les courts poèmes de Wahl90 pour lesquels elle avait un attachement particulier. Comme on le constate avec l’exemple des poèmes de guerre de Jean Wahl, le livre au sens strict du terme n’est pas le seul vecteur de connaissance utilisé par Yourcenar pour se tenir au courant des diverses formes d’expression poétique de son époque. Ainsi, l’absence de recueil de tel ou tel poète de la modernité sur les rayons de sa bibliothèque ne signifie pas pour autant qu’elle ne connaissait pas son œuvre. Nous avons, en effet, noté, lors de notre examen de la bibliothèque, qu’elle a conservé un grand nombre de revues littéraires dont la plupart font une large place à la poésie. Il semble donc évident 90
Les poèmes de J. Wahl, p. 35-36, comme ceux de C. Roy et M. Fombeure font partie de l’ « Anthologie de la nouvelle poésie française » publiée par fragments dans plusieurs numéros des Lettres françaises, à partir de poèmes édités sous l’occupation par Pierre Seghers et dans les Cahiers du Sud, de Jean Ballard. Il est certain que M. Yourcenar a découvert bon nombre de poètes appartenant à cette « nouvelle poésie française », née autour de la seconde guerre mondiale, à travers les pages des Lettres françaises dont elle a conservé trois numéros dans sa bibliothèque. Notons que quatre poèmes de J. Wahl reproduits par les Lettres Françaises (« La Justice » ; « Soirée dans les murs – août 1941 » ; « Mais nous serons bien un ou deux » et « Sur la dure hauteur ») figurent également dans le dactylogramme conservé par M. Yourcenar.
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qu’elle s’est familiarisée avec les œuvres de certains poètes de son temps grâce à la lecture du grand nombre de périodiques littéraires qu’elle recevait. C’est sans doute également parfois à la lecture des partis pris esthétiques de certaines d’entre-elles, qu’elle s’est positionnée dans la querelle éternelle des anciens et des modernes. La lecture attentive des revues littéraires (certaines sont abondamment annotées) lui a permis de découvrir les nouvelles voix mais aussi les grands noms de la poésie contemporaine dont elle a dû rencontrer l’œuvre dans de nombreux sommaires. Un certain nombre des publications comportent une contribution de l’écrivain ou consacrent un article à son œuvre, ce qui explique sans doute leur conservation. Il n’en demeure pas moins que ces dizaines de revues ont été un point de contact essentiel entre Marguerite Yourcenar et la poésie de son temps. Dans sa diversité, l’éventail des revues représentées, des Cahiers de la Pléiade au Voyage en Grèce, de Fontaine à La Nouvelle revue française et aux Cahiers du Sud91 – ces deux dernières publications étant les plus présentes sur les rayons de sa bibliothèque 92 –, témoigne encore une fois de ce refus constant de se laisser enfermer dans un courant, une école, une esthétique, voire une langue ou une culture. Cela explique, en grande partie, son goût marqué pour la poésie non francophone qui a trouvé une place prépondérante à Petite Plaisance, en particulier la poésie du XXe siècle.
Les autres continents de la modernité poétique De manière plus marquée que pour la modernité francophone, la poésie étrangère du siècle dernier occupe une place de choix dans la 91
Parmi les autres revues présentes, notons un ou plusieurs numéros de La Revue des deux mondes, les Cahiers des saisons, La Flûte enchantée, Lettres françaises, La Licorne, Le Milieu du siècle, Preuves, Les Quatre dauphins, La Table ronde, La Voix des poètes … 92 Remarquons que si M. Yourcenar a longtemps été fidèle à la revue animée par Jean Ballard, Les Cahiers du Sud, à laquelle elle a confié de nombreux textes, en 1956, elle émet tout de même quelque réserve sur l’évolution de cette dernière, lorsqu’elle confie à son ami Aziz Izzet : « La seule revue semi-régionale que je connaisse et qui mérite le nom de revue est Les Cahiers du Sud, qui a ses qualités à soi, mais qui est plongée depuis quelques années jusqu’au cou dans la littérature poétique la plus vague. » Lettre à Aziz Izzet, 25 mars 1956, HZ, p. 524.
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bibliothèque de Yourcenar. À considérer la diversité des domaines poétiques visités, on pourrait conclure qu’elle a sans doute été plus curieuse de découvrir la modernité poétique telle qu’elle s’est élaborée à Barcelone, Londres, Tokyo ou Mexico qu’à Paris. À cela rien d’étonnant. Nous avons souligné combien la littérature mondiale, synonyme d’ouverture à l’Autre, a compté dans la formation et les choix esthétiques, spirituels et intellectuels de la romancière. Le domaine de la poésie du XXe siècle ne fait pas exception. Sans prétendre à l’exhaustivité, ce parcours parmi les livres de sa bibliothèque nous permettra de deviner les principaux itinéraires qu’elle a empruntés à travers la poésie étrangère, moderne et contemporaine. Comme pour l’ensemble de la bibliothèque, c’est la poésie en langue anglaise qui domine. Parmi les écrivains de GrandeBretagne, l’Irlandais William Butler Yeats occupe une place de choix. Il semble que Yourcenar partageait avec sa compagne un goût profond pour la poésie du Prix Nobel de littérature 1923 dont elle a reconnu qu’elle le considérait comme un des grands écrivains qui, avec D’Annunzio et Swinburne, a marqué ses jeunes années93. Elle conservait plusieurs recueils de ses poèmes, son autobiographie ainsi que plusieurs études consacrées à son œuvre. La familiarité de Yourcenar avec le « poète national » de l’Irlande qui a secoué le joug de la poésie de langue anglaise du premier tiers du siècle dernier, est réelle bien qu’apparemment discrète. Elle a d’ailleurs fait sienne une des formules du poète qu’elle ne cessera de répéter tout au long de sa vie pour expliquer les raisons qui l’ont poussée à réécrire certains de ses livres : « C’est moi-même que je corrige, en retouchant mes œuvres »94. Il existe de nombreux points communs entre le poète irlandais et sa lectrice attentive qui peuvent expliquer l’intérêt de celle-ci pour l’œuvre de celui-là. La fidélité à la forme classique tout en inventant un langage poétique nouveau qui caractérise la poésie de Yeats, son sentiment que le poète moderne a une dette envers les générations du passé, son exploration, au-delà de ses racines 93
Voir YO p. 49. Voir « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien, OR, p. 539. Dans ses entretiens avec Patrick de Rosbo, elle précise : « Chaque fois qu’il est question du problème, pour moi si important, de la ré-écriture, je suis tentée de citer une fois de plus l’admirable phrase du poète irlandais Yeats : "C’est moi-même que je corrige en corrigeant mon œuvre". Cette phrase définit complètement mon point de vue sur le sujet. », ER, p. 19-20. 94
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irlandaises, d’un « inconscient universel », sa conception de l’œuvre d’art comme un masque qui tend à dissimuler le « moi » de l’artiste en « anti-moi » toujours trompeur, mais aussi son goût pour les sciences occultes, l’étude des rêves, les littératures et spiritualités orientales, dont le traducteur de Tagore subira l’influence, ont trouvé chez Yourcenar des échos certains95. Bien d’autres poètes britanniques marquants du début du XXe siècle ont retenu l’attention de l’écrivain. Parmi eux, T. S. Eliot, Rupert Brooke, Walter de la Mare, Kipling, John Masefield… À cheval sur deux continents, W. H. Auden, qui s’installa aux États-Unis à peu près au même moment que Yourcenar, fait également partie des poètes dont elle a fréquenté l’œuvre et qu’elle rencontra sans doute à New York96. Nous savons qu’elle a trouvé « fort remarquable » l’anthologie de poésie grecque ancienne qu’il a publiée en 194897, alors qu’elle travaille depuis plusieurs années à sa propre traduction des grands poètes grecs de l’Antiquité. Les noms de W. H. Auden et de Marguerite Yourcenar ont été d’ailleurs réunis fautivement comme co-traducteurs d’un poème de Cavafy dans une revue et une anthologie publiées aux États-Unis pendant la seconde guerre mondiale98. Les livres d’autres poètes aussi différents que le vagabond 95
Rémy Poignault suggère d’ailleurs que M. Yourcenar pourrait s’être inspirée d’un vers de Yeats dans un passage de « Patrocle ou le destin », extrait de son livre Feux, quand elle évoque une Hélène qui « peignait sa bouche de vampire d’un fard qui faisait penser à du sang », image qui associe Éros et Thanatos, à l’instar de Yeats qui fait d’Hélène, « une fille […] aux lèvres pourpres de deuil ». Voir L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, tome I, Bruxelles, Latomus, 1995, p. 49. 96 Comme pour bien des éléments biographiques de ses « années noires » (19391949), M. Yourcenar est toujours restée évasive sur les circonstances de sa rencontre avec Auden. À ce sujet Yvon Bernier, l’ami et collaborateur des dernières années, précise : « Je crois qu’elle a rencontré Auden, mais elle a été très laconique dans sa réponse à ma question sur lui et sur Isherwood. J’ai senti qu’il ne fallait pas insister, mais il est connu qu’elle éludait volontiers. » Lettre à l’auteur, 24 octobre 2002. 97 The Portable Greek Reader, New York, Viking Press, 1948. Voir lettre à Jean Ballard du 5 août 1951, L, p. 93. 98 En effet, le poème de Cavafy, « Expecting the Barbarians » [« En attendant les barbares », dans la traduction de M. Yourcenar] a été publié avec l’indication suivante : « translated by Marguerite Yourcenar and W. H. Auden » dans la revue Decision, [vol.1, n° 2, 1941, p. 43] fondée par Klaus Mann à son arrivée à New York puis repris dans l’anthologie consacrée à la littérature européenne par Klaus Mann et Hermann Kesten sous le titre Heart of Europe [New York, L. B. Fischer Publishing Corp., 1943, p. 285-286]. Cette formule qui prête à confusion pourrait faire penser
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illuminé Vachel Lindsay, Carl Sandburg, le chantre de la « Renaissance de Chicago » et de la poésie populaire, la très novatrice Marianne Moore99, qui partageait avec Yourcenar une passion pour La Fontaine, ou encore Conrad Aiden sont également présents à Petite Plaisance. À côté de ces poètes reconnus, d’autres poètes américains aux œuvres plus confidentielles ont trouvé place sur les rayons de sa bibliothèque. Ce sont en particulier des recueils de poésie publiés dans l’état du Maine où vivait Yourcenar, comme les poèmes de Mary Glocer Nettleton édités en 1950 ou l’anthologie des vers de Elinor K. Newbold, éditée en 1985 et dont les poèmes portent de nombreuses marques de lecture. On peut supposer qu’il s’agit de livres envoyés par des auteurs ou des éditeurs locaux ou achetés par Yourcenar qui s’intéressait à la production littéraire des poètes de sa région. Il se peut également qu’elle connaissait les poètes en question qui faisaient partie de la société culturelle locale qu’il lui est arrivé de côtoyer. La poésie grecque moderne a pour Yourcenar des accents familiers, baignée qu’elle a été dans les années 1930 dans l’ambiance des milieux littéraires athéniens. Dans sa bibliothèque, plusieurs recueils, anthologies ou articles témoignent de cette proximité. Si l’on excepte Cavafy sur lequel elle possédait naturellement un grand nombre de documents, Georges Séféris est sans doute pour elle l’autre « très grand poète »100 de la Grèce moderne comme le montre sa bibliothèque. Elle possédait le journal du poète, un numéro des Cahiers du Sud contenant un choix de poèmes de Séféris et deux traductions de ses vers. L’une en anglais est l’œuvre de son ami Walter Kaiser et comporte un envoi de celui-ci, l’autre en français, préfacée par Yves Bonnefoy, est signée par Jacques Lacarrière dont Yourcenar appréciait certains livres et avec lequel elle échangea quelques lettres. Dans l’une d’elles, elle lui donne son sentiment sur le grand poète grec :
qu’il s’agit d’une co-traduction des deux poètes. En fait, W. H. Auden s’est servi de la traduction en français de Yourcenar comme source de sa traduction en langue anglaise, comme le précise plusieurs annotations manuscrites de Grace Frick sur un exemplaire du livre offert par M. Yourcenar à Y. Bernier. Voir Archives Y. Bernier. 99 Sollicitée par Édouard Roditi en 1952, Yourcenar devait refuser, faute de temps, de traduire en français certains poèmes de M. Moore. Voir lettre à E. Roditi, 4 mai 1952, HZ, p. 149. 100 Voir Radioscopie, Marguerite Yourcenar, éditions du Rocher, op. cit., p. 112.
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Je vous remercie de l’envoi des Poèmes de Georges Séféris, dont vous avez si admirablement rendu l’atmosphère de rêveuse ardeur, si alexandrine, et qui sont si mystérieusement, si tragiquement grecs – ciel noir à force d’être bleu. Que tout cela vient de loin et se situe dans un monde où le temps n’a pas de place.101
Elle s’est également intéressée à l’œuvre du poète engagé et persécuté Elias Petropoulos et aux vers de Matsie Hadjilazaros qui lui a envoyé son recueil bilingue, 7X3, paru en Grèce en 1984. Un autre écrivain grec ayant retenu son attention est Nikos Kazantzaki102. C’est d’ailleurs la partie de son œuvre la plus intime, comme son Odyssée en 33 333 vers et son recueil d’essais et d’aphorismes réunis sous le titre Ascèse, plutôt que les fresques romanesques qui ont fait sa renommée internationale et dont elle ne possède aucun exemplaire, qui semble l’intéresser. Sa relation avec l’œuvre foisonnante de Kazantzaki a pour médiateur son ami Aziz Izzet, animateur de la revue Les Quatre Dauphins, traducteur et biographe du grand écrivain grec. Il lui a envoyé l’étude qu’il a consacrée à Kazantzaki (Plon, 1965) qu’elle a bien sûr conservée. De plus, il l’a sollicitée à plusieurs reprises, en vain, pour quelle consacre elle-même des textes critiques au célèbre écrivain grec. Dans plusieurs des lettres qu’elle échange avec lui dans les années 1950-1960, il est régulièrement question de Kazantzaki. Ainsi, dans une lettre de 1959 adressée à son ami, alors qu’il travaille encore à sa biographie de l’auteur d’Alexis Zorba, Yourcenar écrit-elle : J’ai été heureuse d’apprendre que le Kazantzakis avançait. Ulysse103 semble avoir eu ici [aux États-Unis] beaucoup de succès auprès des lecteurs aimant la poésie ; il y en a quand même et plus peut-être qu’on n’ose croire. En traduction, le style des fragments que j’ai lus fait un peu surchargé, mais c’est au fond une erreur dans la bonne direction. On est si las du style sec et pauvre104. 101
Lettre à Jacques Lacarrière, 28 mars 1964, Fonds Yourcenar. Remarquons que le volume de poèmes de Séféris n’est qu’à moitié coupé, comme c’est le cas pour d’autres documents de la bibliothèque. Dans ce cas précis, il ne s’agit sans doute pas d’un signe de désintérêt de M. Yourcenar. Sans doute a-t-elle pu juger de la qualité des vers et de la traduction en parcourant les premières pages du livre. 102 Voir Achmy HALLEY, « Marguerite Yourcenar, lectrice de Nikos Kazantzaki », Le Regard crétois, n˚ 28, décembre 2003, p. 43-38. 103 Comme souvent, M. Yourcenar déforme les titres qu’elle cite. Le titre exact est Odyssée. 104 Lettre à Aziz Izzet, 26 août 1959, Fonds Yourcenar.
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Sa connaissance et ses goûts en matière de poésie moderne en langue allemande sont balisés par quelques grands noms dont sa bibliothèque garde les traces : Hugo von Hofmannsthal qu’elle aborde en particulier à travers l’essai et les traductions d’Étienne Coche de la Ferté dont elle appréciait les ouvrages sur l’art antique et avec lequel elle échangea une correspondance à propos de leurs traductions respectives de Cavafy ; Stefan George dont nous savons qu’elle aimait les poèmes. Elle a même songé à traduire certains de ses vers, comme elle l’a confié à Dominique Le Buhan et Eryck de Rubercy dont elle a goûté la traduction de Maximin105 qu’ils lui ont envoyée ; Nelly Sachs, le Prix Nobel allemand dont la poésie métaphysique liée aux souffrances du peuple juif pendant la seconde guerre mondiale, a sans doute également profondément touché Yourcenar. Elle est présente dans sa bibliothèque à travers une épaisse anthologie de ses poèmes traduits en anglais106. Mais le grand poète de langue allemande du XXe siècle demeure pour elle Rainer Maria Rilke qui a profondément marqué ses années de jeunesse et dont elle poursuivra la lecture jusqu’à la fin de sa vie. C’est dans la seconde moitié des années vingt, lorsqu’elle écrit son premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat, dont elle reconnaît qu’il a davantage été influencé par Rilke que par Gide107, qu’elle découvre les poèmes et la prose de l’auteur des Carnets de Malte Laurids Brigge, qui la marqueront comme tant d’écrivains de sa génération. 105
Le 20 juin 1982, elle leur écrit : « Je devine à peine l’allemand, mais j’ai trouvé votre traduction non seulement fidèle autant que j’en puis juger, mais mieux que fidèle, c’est à dire épousant parfaitement l’esprit de l’œuvre. […] J’ai trouvé excellente aussi la préface d’Eryck de Rubercy… l’introduction me paraît à la fois informative, et réservée, comme l’œuvre elle-même. » Cité par Dominique Le Buhan, lettre à l’auteur, 22 novembre 2002. 106 Il n’existe, en revanche, aucune trace dans la bibliothèque de M. Yourcenar de sa lecture de Paul Célan, l’autre grand poète juif d’expression allemande de l’aprèsAuschwitz. Si M. Yourcenar a répondu à une de ses lettres et l’a rencontré à deux reprises à Paris en 1954, ce contact concernait la traduction en allemand de son essai sur Cavafy que devait effectuer Célan et qu’il ne réalisera finalement pas. Voir lettre de M. Yourcenar à Paul Célan, 25 octobre 1959, Fonds Yourcenar et HZ, p. 351, note 2. 107 Voir YO, p. 66. Camillo Faverzani émet l’hypothèse qu’un autre livre de M. Yourcenar, sa pièce Le Dialogue dans le marécage, pourrait avoir été influencé par le poème dramatique de Rilke, La Princesse blanche. Voir C. FAVERZANI, L’Ariane retrouvée ou le théâtre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 57-58.
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« Je me sentais très proche de Rilke durant cette période »108, confie-t-elle à Matthieu Galey. Dix ans après la mort de l’écrivain en 1926, elle signe d’ailleurs un hommage au poète de la mélancolie et du respect de la vie sous toutes ses formes auquel la lie, écrit-elle, « une tendresse infinie et fraternelle, à qui je ne puis comparer que mon amitié pour Virgile. »109 Dans ce texte de quelques pages qui ne sera publié qu’en 1994, elle dessine le portrait d’un Rilke intime, à la « figure d’Ange »110, auquel elle n’a jamais cessé de se référer : Si ce poète habitué aux visitations angéliques s’est voulu insubstantiel, humble, dépouillé jusqu’à la transparence, c’est qu’il se savait né pour transmettre, pour écouter, pour traduire au risque de sa vie ces secrets messages que les antennes de son génie lui permettaient de capter ; enfermé dans son corps comme un homme aux écoutes dans un navire qui sombre, il a jusqu’au bout maintenu le contact avec ce poste d’émission mystérieux situé au centre des songes. […] À une époque qui se meurt de sécheresse dédaigneuse et d’indifférence grossière, Rilke est le seul poète à qui les choses et les êtres aient livré leurs suprêmes secrets, parce qu’il fut seul à comprendre la nécessité de l’agenouillement.111
Soulignons que durant les années trente, Yourcenar a entretenu une relation amicale avec le philosophe autrichien Rudolph Kassner, ami et confident de Rilke, dont l’évocation a sans doute été la matière de plusieurs de leurs échanges, donnant l’occasion à la lectrice admirative de Rilke de découvrir un aspect vivant du poète tel que le présente le texte d’hommage de 1936. Elle a conservé plusieurs livres de Rilke en allemand, en anglais et en français, la plupart concerne sa poésie. Elle semble avoir conservé quelques-uns des volumes dans lesquels elle a pris connaissance de l’œuvre rilkienne à la fin des années vingt. Elle possédait, en effet, un exemplaire de La Chanson d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke, dans l’édition Kra de 1927 ainsi que des Fragments en prose, publiés en 1929 par les éditions Émile-Paul Frères ; son exemplaire des Poèmes 108
YO, p. 67. « Rainer Maria Rilke » [1936], préface à Rainer Maria RILKE, Poèmes à la nuit, traduit de l’allemand et présenté par Gabrielle ALTHEN et Jean-Yves MASSON, Lagrasse, éditions Verdier, 1994, p. 7. 110 Ibid., p. 10. 111 Ibid., p. 8-9. 109
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français, édité en 1935, comporte quelques vers ou strophes marqués au crayon. Elle a également pointé certains vers de Selected poems, anthologie publiée en 1986, qui atteste donc que Yourcenar est restée fidèle à l’œuvre poétique rilkienne jusqu’à la fin de sa vie. Un autre recueil de morceaux choisis, The Selected Poetry of Rainer Maria Rilke, publié en 1984 confirme cette fréquentation tardive des plus beaux poèmes de Rilke dont Yourcenar a conservé, par ailleurs, une traduction en anglais du Livre des heures, Poems from the Books of hours. Elle possédait également une édition d’un choix de ses poèmes en allemand, Ausgewählte Gedichte, ainsi qu’un album italien concernant Rilke à Duino édité par la RAI, la télévision publique italienne. Nous savons, par ailleurs, qu’elle a lu en 1979, la biographie que J. R. Von Salis a consacrée aux années suisses de Rilke, Rainer Maria Rilke, The years in Switzerland, publiée en 1964. Elle a établi une note de lecture de cet ouvrage dans laquelle elle cite l’opinion de Rilke sur ses premières œuvres poétiques qu’il jugeait très sévèrement112, comme elle le faisait elle-même pour ses deux premiers livres de poésie dont elle interdira la republication. Parmi les grands noms de la poésie italienne, on remarque dans la bibliothèque de Yourcenar un volume de Cesare Pavese, Dialoghi con Leucà, et une édition bilingue des poèmes d’Eugenio Montale, Carnets de poésie 1971-1972. Poèmes épars, publiée chez Gallimard en 1979, et qui contient quelques annotations et corrections de la main de Yourcenar qui inscrit parfois « faux » en marge d’une remarque de l’auteur. L’œuvre de l’auteur du Romancero gitan domine de son aura tragique le territoire fertile de l’Espagne, « [t]erre de poètes, qu’hier encore García Lorca mouillait de son sang »113, comme l’écrivait Yourcenar. Il est certain qu’elle avait une sympathie particulière pour l’œuvre du poète assassiné dont elle possédait plusieurs livres en français et en anglais. Plus que le théâtre, c’est assurément la poésie qui la touche chez Lorca, dont elle possède le tome I des Œuvres complètes dans La Pléiade, justement consacré à la poésie, paru en 1981. Il vient compléter les trois volumes de Poésies dans la collection « Poésie/Gallimard » qu’elle possédait déjà et dont elle a annoté certaines pages. Deux éditions en anglais de son théâtre 112 113
Voir « Critique. Œuvres de jeunesse des poètes », SII, p. 215-217. « L’Andalousie ou les Hespérides », TGS, p. 389.
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complètent le panorama des œuvres de Lorca qu’elle classait, à la fin de sa vie, avec Rilke, Apollinaire, Pessoa et Borges parmi les plus grands poètes du XXe siècle114. Très sensible à la tradition poétique de la chanson espagnole et du romancero, elle devait aimer chez Lorca le poète qui a su puiser dans les rythmes et l’imaginaire du folklore andalou pour inventer une poésie populaire, nourrie de tradition et pourtant résolument moderne. Mais outre l’œuvre lue et relue, c’est la fin odieuse du poète, victime de la violence politique, nouvel Orphée sacrifié dans la fleur de l’âge, qui émeut l’écrivain. Lors de son séjour à Grenade début mai 1960, elle se rend avec Grace Frick à Viznar, le village où Lorca a été exécuté et sommairement enterré en 1936. Dans l’Espagne franquiste de 1960, la mémoire du « martyre » du poète assassiné est encore taboue et Yourcenar doit mener discrètement une petite enquête pour savoir exactement où repose la dépouille de Lorca. Ce « pèlerinage » sur les lieux d’un crime barbare, devenu l’incertaine sépulture d’un poète aimé, a profondément marqué Yourcenar. Elle a fait le récit détaillé de cette journée dans une lettre à Isabel García Lorca, la sœur du poète, rencontrée aux États-Unis et revue à Madrid, quelques semaines avant son expédition sur les traces de son frère. « [C]ette visite m’a trop émue pour que je ne sente pas le besoin de vous la raconter en détail » écrit-elle le 10 mai 1960 à Isabel García Lorca, en s’excusant de la tristesse que pourrait occasionner chez sa correspondante un tel récit : Mais j’ai tenu à consigner ce qui précède pour vous montrer que le souvenir du poète reste là-bas intensément vivant. […] Ce que je voudrais surtout vous décrire, c’est qu’en quittant le lieu qui nous a été désigné […], je me suis retournée pour regarder cette montagne nue, ce sol aride, ces quelques jeunes pins poussant avec vigueur dans la solitude, ces grands plissements perpendiculaires du ravin par lesquels ont dû s’écouler autrefois les torrents de la préhistoire, la Sierra Nevada déployée à l’horizon dans sa majesté, et je me suis dit qu’un tel endroit fait honte à la camelote de marbre et de granit de nos cimetières, et qu’on envie votre frère d’avoir commencé sa mort dans ce paysage d’éternité.[…] il est certain qu’on ne pourrait imaginer pour un poète un plus beau tombeau.115
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Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec S. Guppy, op. cit., PV, p. 395. 115 Lettre à Isabel García Lorca, 10 mai 1960, L, p. 146-147.
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C’est bien un « tombeau », presque un poème, que Yourcenar compose en hommage à Lorca dans cette lettre, qui demeure l’un des témoignages d’affection les plus touchants qu’elle a consacrés à la mémoire d’un poète. D’autres noms de la poésie en langue espagnole occupent une petite place dans sa bibliothèque. Elle marque, notamment, de l’intérêt pour les vers mis en musique par l’Espagnol Antonio Machado dont elle possédait une partition, pour l’univers du poète péruvien Manuel Moreno Jimeno ou pour l’œuvre du poète et compositeur argentin Atahualpa Yupanqui, chantre de l’Amérique latine révoltée qu’elle lit dans les traductions et les présentations du poète et traducteur belge, Marcel Hennart, dont elle appréciait l’œuvre. Elle lui écrit d’ailleurs après avoir reçu sa traduction du poète péruvien publiée aux éditions Seghers : « J’ai été fort touchée par l’ardeur et l’amertume des poèmes de Manuel Moreno Jimeno, qui me semblent très remarquablement traduits »116. Parmi les poètes portugais admirés, l’œuvre de Fernando Pessoa, à l’instar de celle d’un Lorca, la marquera durablement. Elle a conservé deux volumes de ses œuvres complètes en portugais ainsi qu’une photocopie du poème consacré à Antinoüs, extrait de son recueil English poems. C’est lors de son premier séjour au Portugal, fin 1959, donc bien avant que l’intelligentsia française s’enthousiasme pour l’énigmatique Pessoa, qu’elle découvre son œuvre qu’elle trouve « extraordinaire »117, à l’égal de celle d’un Rilke ou d’un Borges dont il est proche par bien des aspects. À côté des grands noms de la poésie mondiale du siècle dernier dont elle aimait relire les œuvres, Yourcenar était également à l’écoute des voix plus confidentielles et parfois tout aussi marquantes de poètes moins connus dont l’écho est parvenu jusqu’à elle. Elle a, par exemple, conservé le choix de poèmes de la poétesse serbe Desanka Maksimović, que lui a envoyé sa traductrice, et quelques autres recueils de poèmes contemporains venus du monde entier. Il convient d’insister sur l’œuvre singulière du poète suédois Gunnar Ekelöf pour lequel Yourcenar a eu un véritable coup de cœur dans les années 1970, en découvrant son triptyque de poésie mystique, Diwan 116 117
Lettre à Marcel Hennart, 1er mars 1966, Fonds Yourcenar. Voir lettre à Jacques Masui, 22 mars 1975, L, p. 457.
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sur le Prince d’Emgion118 dont elle possédait les trois tomes édités par Gallimard entre 1973 et 1979. À la fin de sa vie, elle évoquera l’écrivain suédois parmi les poètes modernes dont l’œuvre a compté pour elle, regrettant de ne pas être parvenue à attirer l’attention de ses amis français sur les poèmes d’amour mystique d’Ekelöf119. Comme lui, Yourcenar a goûté dès sa jeunesse le vertige métaphysique de la pensée soufie, s’est imprégnée des formes artistiques de la Grèce ancienne et des cultures méditerranéennes, s’éloignant, semble-t-il, de l’avant-garde qu’il avait côtoyée à Paris puis en Suède au début des années trente, pour atteindre, avec sa dernière œuvre en trois parties, ce que son traducteur Carl Gustav Bjurström nomme « la simplicité dans l’approfondissement »120, une qualité proche de la quête yourcenarienne d’une poésie authentique qui dépasse les modes et les époques. De la Grande-Bretagne aux États-Unis, de l’Allemagne à la Grèce, de l’Espagne à la Suède ou l’Italie… nous avons mis au jour quelques-uns des poètes de la modernité dont les œuvres occupent une place de choix dans la bibliothèque de Yourcenar, sans doute parce qu’elle a trouvé en eux quelque écho de cette poésie profonde qu’elle recherche en toute chose. Au-delà des quelques individualités marquantes que nous venons de citer, le XXe siècle poétique est également représenté à travers la présence de nombreuses anthologies dont nous avons déjà noté qu’elles étaient un moyen de connaissance de la poésie très apprécié par Yourcenar. En ce qui concerne la poésie étrangère, l’anthologie joue un rôle similaire à celui de la revue dans le domaine de la poésie moderne et contemporaine d’expression française. Elle ouvre de nouveaux horizons de connaissance et de plaisir, multiplie les rencontres avec l’Autre et élargit, grâce à la multiplicité des voix qui s’expriment dans ces recueils de textes plus ou moins représentatifs de telle ou telle production poétique nationale, le panorama de la littérature dont Yourcenar tente d’avoir la vision la plus large possible. 118 Répondant à un questionnaire de Jean Chalon qui lui demandait « Quels sont les contemporains des années 70 que vous avez découverts ? », elle cite, parmi d’autres noms, celui de Gunnar Ekelöf, pourtant mort en 1968. Voir lettre à J. Chalon, 29 mars 1974, L, p. 420. 119 Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy, op. cit., PV, p. 395. 120 « Ekelöf, Gunnar », Le Nouveau dictionnaire des auteurs, vol. I, op. cit, p. 990.
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Ainsi, elle possédait l’anthologie Modern Greek Poems, publiée en 1926, dans laquelle elle a dû se familiariser avec certains grands poètes grecs du début du XXe siècle. Notons que cet ouvrage a été co-traduit et présenté par Georges C. Katsimbalis, immortalisé par Henry Miller dans Le Colosse de Maroussi, et qui faisait partie de la bande d’intellectuels que fréquentait Yourcenar en Grèce dans les années 1930. L’ouvrage de référence de W. B. Yeats, The Oxford Book of Modern Verse lui a sans doute permis de mieux connaître les écritures poétiques qui ont marqué la période 1892-1935. Les principaux poètes de la littérature portugaise contemporaine sont abordés en italien dans une anthologie publiée en 1975, La Nuova poesia portoghese. Nous savons qu’elle s’est également intéressée dès les années soixante à l’essor de la poésie catalane dont elle possédait un choix de poèmes et a lu, dès sa parution en 1973, l’ouvrage anthologique de Mathilde Bensoussan, Écrivains de Catalogne qu’elle a apprécié. Elle s’est intéressée également à bien d’autres cultures poétiques modernes telle que la poésie du Bangladesh à laquelle elle se familiarise à travers une anthologie préfacée par le poète et essayiste Gabriel Germain avec lequel elle échangea une correspondance pleine d’admiration mutuelle. Dans les années quatrevingt, elle s’imprègne de certains poèmes d’Afrique grâce à une anthologie en langue anglaise réalisée par l’écrivain nigérien Wole Soyinka, Poems of Black Africa. La dernière année de sa vie, elle a dû parcourir l’Anthologie de poésie japonaise contemporaine, publiée en 1986 par Gallimard. La présence, dans sa bibliothèque, de In the Dark time. An Anthology of Poetry of Nuclear Concern, publiée chez un petit éditeur du Maine en 1983, témoigne de la sensibilité de Yourcenar aux problèmes politiques, civils et environnementaux qui se posent aux hommes ici et maintenant. Grâce aux nombreux livres de poésie tous pleins des échos du monde filtré par la voix et la sensibilité des poètes de tous les points de la planète, elle est à l’écoute de son époque, des hommes et des femmes qui tentent de lui trouver un sens. Si, comme nous l’avons souligné, elle rejette la notion de Modernité dans ce qu’elle a de plus artificiel et de plus dogmatique, elle n’a jamais refusé que ce qu’elle considère comme l’authentique poésie l’atteigne, la touche et la transforme.
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Des rencontres, des amitiés, des échanges… La poésie n’est pas une aventure solitaire pour Yourcenar. Elle se vit aussi hors de ce colloque toujours unique entre le lecteur et le poète, au-delà des rayons de sa bibliothèque ou de sa table de travail. Durant toute son existence, celle qui a fait de la poésie sa compagne intime et parfois secrète, a prolongé l’acte de lire et d’écrire par les très nombreuses relations qu’elle a tissées autour du fait poétique. Correspondances, rencontres, amitiés… la poésie occupe souvent une place de choix dans les échanges que l’écrivain a entretenus avec des poètes connus ou inconnus, des critiques, des amis, des traducteurs, des universitaires ou de simples lecteurs touchés par son œuvre. Il n’est nullement exagéré d’affirmer que la poésie sous ses multiples formes est un de ses sujets littéraires favoris. En effet, plus que le roman ou le théâtre, la poésie est souvent la source d’échanges, de débats, de rencontres et d’amitiés entre Yourcenar et ses nombreux interlocuteurs professionnels ou privés.
Des amis et des poèmes Marguerite Yourcenar n’a jamais vraiment appartenu à un cercle ou à un mouvement poétique précis même si le jeune écrivain qu’elle était dans les années 1920-1930 a participé à l’activité poétique de certains groupes que nous présenterons plus loin. Sa personnalité et son itinéraire intellectuel sont trop singuliers pour accepter de se laisser enfermer dans une quelconque école, encore moins dans un groupe clos sur lui-même. Sa route a pourtant croisé de nombreux poètes dont certains sont devenus des amis. Avec d’autres, elle a échangé une abondante correspondance sous le signe de la poésie. D’autres encore, croisés à l’occasion d’une réception mondaine ou d’une réunion littéraire, ont partagé avec elle des idées sur la chose poétique. Même s’ils ne sont pas tous eux-mêmes poètes, de nombreux amis de Yourcenar partagent avec elle un intérêt marqué pour les poètes et la poésie. Leurs noms, leur personnalité, leur œuvre forment une constellation d’individualités avec lesquelles la femme de lettres, exilée aux États-Unis pendant près d’un demi-siècle, a multiplié les points de rencontres et de contacts autour de la poésie. Ainsi, la
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profonde amitié qui lia Yourcenar à Natalie Clifford Barney, du début des années 1950 à la mort de celle-ci en 1972, s’est souvent nourrie de leur passion commune pour la poésie. On peut même penser que c’est en poètes qu’elles ont communiqué et cultivé une relation de profond respect et d’admiration réciproques. Relation à la fois pleine de pudeur, de profonde confiance et de complicité réelle comme en témoigne leur très riche et dense correspondance dans laquelle la poésie est très souvent un sujet d’échange fructueux. Poète elle-même, Natalie Barney a composé en français de nombreux poèmes de facture traditionnelle dans sa jeunesse121. En 1952, soit un an après leur rencontre à Paris, Natalie Barney envoie à Marguerite Yourcenar un livre de poèmes publié anonymement par ses soins sous le titre Nos Secrètes amours : « Vous lirez peut-être ce roman vécu en vers – il y a de cela bien longtemps – et qui vient seulement de paraître – "sous le manteau" et qui vous semblera peut-être trop nu ? Et surtout d’une Sappho "tout entière à sa proie attachée" ?… »122. Il s’agit d’une œuvre du poète Lucie DelarueMardrus, un recueil de vers intimes et passionnés dédiés à la femme qu’elle aime, Natalie Barney. Yourcenar lit immédiatement Nos Secrètes amours et répond à son amie : Merci pour le livre « sous le manteau » et qui, comme tel, se doit d’être nu. J’ai beaucoup goûté la fougue lyrique de certains poèmes et leur vérité directe. Je leur sais gré de me permettre de vous connaître un peu mieux, en dehors des légendes. Il y a bien des pages que j’aimerais discuter avec vous, mais le papier ne s’y prête guère, ou alors ce serait un Traité et je n’en écris plus.123 121
Voir en particulier Quelques Portraits-Sonnets de femmes (1900), Poems et poèmes, autres alliances (1920) 122 Natalie BARNEY, lettre à M. Yourcenar, 1er juin 1952, Fonds Barney. Dans sa lettre, Natalie BARNEY reprend presque textuellement les termes du texte du bulletin de souscription qu’elle a sans doute rédigé elle-même et glissé dans l’exemplaire conservé par M. Yourcenar : « Renouant la tradition de Sappho, renouvelant ses thèmes passionnés, ressuscitant leur objet même, voici un texte complet, contemporain, une suite de poèmes adressés par une poétesse célèbre à une poétesse étrangère, son amie. Sappho renaît ainsi "toute entière à sa proie attachée !" […] Voilà pourquoi ce roman en vers, intimement vécu, doit être lu avec la gravité qu’inspirent tous les témoignages directs de sincérité, de douleur et d’amour. Et parce qu’ils nous sont transmis par de si beaux vers ; peut-être les plus beaux que cette grande poétesse française ait écrits. » 123 Lettre à N. Barney, 3 juin 1952. Fonds Barney. L’allusion au « traité » est une référence à son premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat que Natalie Barney
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Un an plus tard, elle se plongera à nouveau dans les poèmes de Lucie Delarue-Mardrus dédiés à son amie, et lui fera un nouveau commentaire : J’ai relu ces jours-ci les poèmes que vous avez fait publier l’an dernier, et les ai aimés plus qu’à la première lecture, bien que le romantisme un peu brutal (je veux dire dépourvu de nuances) de votre amie me choque parfois ou du moins m’est étranger – (Je parle bien entendu littérature, et non morale) – Comme toute aventure d’amour comprend deux personnes, ce qu’on voudrait, d’ailleurs, ce sont les notes, le journal, ou les poèmes de l’autre. On n’a que son silence.124
La relecture, activité courante chez Yourcenar, est le signe de l’intérêt qu’elle porte aux poèmes dédiés à son amie. À un an de distance, on constate comment la lectrice attentive qu’elle est, atténue son jugement sur Nos Secrètes amours qu’elle a précieusement conservé dans sa chambre. Si sa première réaction, à chaud, salue « la fougue lyrique » et la « vérité directe » dont sont nourris ces vers, c’est surtout à la destinataire des poèmes qu’elle semble penser. Plus affirmé après une relecture « à froid », son avis sur les poèmes de Lucie Delarue-Mardrus est plus nuancé et peut-être aussi un brin paradoxal : elle a d’autant plus aimé le « romantisme brutal » de l’auteur qu’elle se sent elle-même éloignée d’une poésie qui exprimerait « sous le manteau » des sentiments secrets ou enfouis, elle qui est rétive à l’expression à l’état brut de toute vérité intime et directe la concernant. L’échange épistolaire qu’elle a d’ailleurs sur ce thème avec Natalie Barney, véritable amie en laquelle elle a une totale confiance, est plutôt rare. Notons que c’est en commentant l’œuvre poétique d’une autre femme de lettres qu’elle se dévoile un peu. Dans les quarante-neuf lettres de Marguerite Yourcenar à Natalie Barney conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, l’auteur évoque souvent des sujets poétiques. Elle dit son enthousiasme à traduire des poètes grecs anciens125, annonce la parution de son anthologie de negro spirituals, Fleuve profond,
évoque dans la lettre qui accompagne l’envoi de Nos Secrètes amours, le comparant avantageusement au Corydon de Gide. 124 Lettre à N. Barney, 16 juillet 1953, Fonds Barney. 125 Voir lettre du 1er janvier 1967, Fonds Barney.
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sombre rivière126, détaille les tracas occasionnés par la parution en 1956 de son recueil de poèmes Les Charités d’Alcippe127 et les soucis consécutifs à la traduction américaine de Mémoires d’Hadrien qu’elle tente d’oublier en se plongeant « dans un essai sur la poésie du poète grec moderne Constantin Cavafis »128. Sans doute en réponse à une remarque de sa correspondante, elle exprime en quelques mots ce qu’elle pense des écrits de la poétesse de Lesbos : « Sappho, oui, mais sa fluidité, sa limpidité (une flamme dans du cristal) me découragent ; je préfère la densité de chair de Théocrite »129. Dans une longue lettre, elle raconte à Natalie Barney une scène plutôt insolite : sa participation à la réunion d’un club de poésie féminin et mondain, activité courante dans la bonne société oisive et cultivée en Amérique du Nord dans ces années-là, mais où la présence de Marguerite Yourcenar est tout à fait exceptionnelle : [Q]uand mon tour est venu de réciter quelque chose, j’ai pris ces quatre vers de vous que j’aime comme vous savez : « Seul geste… »130 que j’ai présentés comme un beau poème, le plus court à ma connaissance de la langue française par une femme qui a passé ici quelques étés de sa jeunesse. Si ces dames avaient été plus préoccupées qu’elles ne le sont de littérature française, je leur aurais dit, d’abord, que ce vers de deux pieds est si rarement employé en français, que je ne connais d’autre exemple qu’une strophe d’Hugo131 ; si on m’avait interrogée davantage, je crois que j’aurais répondu qu’on pouvait dire de Natalie Barney ce qu’Oscar Wilde a dit de lui-même, c’est-à-dire qu’elle avait mis son génie dans sa vie et son talent dans ses œuvres, combinaison peut-être plus rare que la combinaison contraire. Le poème a plu, comme il plaît toujours132, et j’attendais les commentaires avec une infinie attention […] Mrs. Belmont [la
126
Voir carte de vœux 1965, s. d., Fonds Barney. Voir lettre du 27 décembre 1957, Fonds Barney. 128 Voir lettre du 15 juin 1953, Fonds Barney. 129 Carte s. d., Fonds Barney. 130 « Seul geste/Humain/Qui reste :/Ces mains. » Quatrain de N. Barney, extrait des Nouvelles pensées d’une Amazone, Mercure de France, 1939, p. 204. Dans l’exemplaire que lui a offert l’auteur en janvier 1952, Yourcenar a marqué d’une croix ces quatre vers qu’elle aimait particulièrement. 131 M. Yourcenar pense sans doute au poème « Les Djinns » (Les Orientales) dont la première et la dernière strophes sont constituées de vers de deux syllabes. 132 Ce détail laisse penser que ce n’est pas la première fois que M. Yourcenar lit en public ou devant des proches le court poème de N. Barney. 127
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présidente du club] a noté avec enthousiasme vos vers sur son carnet…133
Au-delà de l’image singulière de Marguerite Yourcenar participant au milieu des années 1960 à une séance de déclamation poétique sur son île, la lettre à Natalie Barney montre combien elle estime son amie et combien elle apprécie son œuvre de poète dont elle nourrit elle-même la légende. Car pour elle, la fameuse Amazone chère à Remy de Gourmont, qui a fasciné et inspiré Colette, Radclyffe Hall, Djuna Barnes, Lucie Delarue-Mardrus et bien d’autres poètes et a reçu dans son salon les écrivains les plus en vue de l’avant-guerre, est l’incarnation d’une sorte d’âge d’or littéraire et culturel, le produit d’une époque pendant laquelle, comme elle l’écrit à Natalie Barney, « la notion de plaisir restait civilisatrice (elle ne l’est plus aujourd’hui) ; je vous ai partiellement su gré d’avoir échappé aux grippes intellectuelles de ce demi-siècle, de n’avoir été ni psychanalysée, ni existentialiste, ni occupée d’accomplir des actes gratuits, mais d’être au contraire restée fidèle à l’évidence de votre esprit, de vos sens, voire de votre bon sens. »134 Pour Yourcenar, l’écrivain américain est avant tout cette femme à l’esprit libre dans laquelle elle se reconnaît sans doute parfois. Grâce à sa relation avec l’auteur des Pensées d’une Amazone, dont elle possédait dans sa bibliothèque la plupart des livres et plusieurs documents la concernant, elle a pu pénétrer dans le cercle défunt des écrivains et poètes qui ont marqué la vie littéraire du premier quart du siècle dernier : Apollinaire, Max Jacob, D’Annunzio, Rilke, Proust, Valéry, Tagore… et bien d’autres familiers du salon de Natalie Barney. Dans les années 1950-1960, elle a elle-même fréquenté, lors de ses séjours à Paris, le « Temple de l’amitié » du 20 rue Jacob, lors des réunions du vendredi après-midi. Elle y rencontra de nombreux écrivains et poètes, proches de son amie. Certaines figures de poètes étaient d’ailleurs le sujet des discussions de Yourcenar avec sa célèbre hôtesse qui aimait évoquer sa bien-aimée Renée Vivien. Natalie Barney décernera d’ailleurs à Yourcenar, à travers sa très symbolique Académie des femmes qu’elle a créée pour couronner les talents littéraires féminins, le Prix Renée Vivien 1958 pour Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, unique récompense que lui vaudra sa 133 134
Lettre du 17 août 1965, L, p. 225-226. Lettre du 29 juillet 1963, L, p. 189.
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poésie135. Milosz, dont Natalie Barney a été très proche, était un autre sujet de conversation poétique entre les deux femmes. Admirative de l’œuvre de l’auteur des Sept solitudes, Yourcenar aimait interroger son amie à son sujet136. Cette amitié, presque hors du temps, nous en apprend beaucoup sur la touche de poésie qui teintait souvent ses amitiés littéraires et sur le type de société poétique qu’elle aimait fréquenter, le salon mondain de Natalie Barney dans les années 19501960 n’étant plus l’antichambre de l’avant-garde comme il a pu l’être au tout début du XXe siècle. Il était plutôt le vestige d’un temps que Yourcenar était trop jeune pour avoir vraiment connu mais qui devait la fasciner, même si elle avouait avoir peu de sympathie pour la Belle Époque. Bien d’autres amitiés des années 1950-1980 s’inscrivent résolument sous le signe de la poésie. Celle par exemple qui la lia avec l’écrivain et critique littéraire Jean Chalon qui lança le rappel de son élection à l’Académie française en publiant dans Le Figaro en 1977, une lettre ouverte à son secrétaire perpétuel. C’est en tant que journaliste que Jean Chalon fit la rencontre de Yourcenar dans les années 1960. Mais très vite leur relation, sans doute en partie grâce à leur amie commune, Natalie Barney, prit un tour beaucoup plus personnel où la poésie avait largement sa place. Ainsi Jean Chalon se souvient : Nous avions tous les deux la passion des poètes dont nous parlions souvent. Je lui disais : « Les poètes ont toujours le dernier mot ». Ce qui la faisait sourire. Elle était d’accord avec moi et pensait assurément que la poésie était au-dessus de tout et que c’est l’œuvre des poètes, qu’elle citait volontiers, qui restera. Elle avait la passion de la poésie et des poètes.137
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Dans une lettre du 26 juin 1958, M. Yourcenar remercie son amie et mécène : « J’ai été infiniment touchée du projet que vous m’annoncez : celui de me donner pour 1958 ce prix Renée Vivien, qui perpétue, de façon si émouvante, la mémoire de la jeune poétesse à l’œuvre et au souvenir de laquelle vous êtes si admirablement fidèle. Que de bonnes grâces, de bon vouloir, et d’énergie dans l’amitié. » Fonds Barney. 136 Témoignage de J. Chalon, entretien avec l’auteur, Paris, 29 juillet 2002. Témoin privilégié de la relation N. Barney-M. Yourcenar, Jean Chalon évoque cette amitié dans son ouvrage Chère Natalie Barney, contenant une lettre-préface de Yourcenar, Flammarion, 1992 [1er éd. 1976], 360 p. 137 Ibid.
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C’est bien souvent, en effet, la voix de ses poètes préférés que Yourcenar convoque quand il s’agit d’exprimer une émotion intime. Ainsi, dans une carte adressée à Jean Chalon qui lui a raconté sa visite sur la tombe de l’Amazone des lettres, elle écrit : « Le pot de lierre, et les roses d’une main inconnue, sur la tombe de Natalie Barney, sont touchants. Je pense aux vers d’André Chénier : Morts et vivants, il est encore pour nous unir/ Un commerce d’amour et de doux souvenirs. »138. Poète lui-même, il arrivait souvent à Jean Chalon de glisser dans une lettre à Yourcenar quelques vers qu’il venait d’écrire sur lesquels elle lui donnait son avis. Dans une lettre de 1979, elle note : « Le poème sur les arbres des Tuileries me touche beaucoup »139. Car ce qui l’émouvait chez son interlocuteur, au-delà du journaliste auquel elle a accordé un grand nombre d’interviews, et du biographe de leur amie commune, Natalie Barney, c’est bien le poète. « Vous savez que je vous tiens pour tel »140, lui écrit-elle. « En fin de compte, je crois qu’elle cherchait en chaque être, le poète qu’il aurait pu être »141 estime d’ailleurs Jean Chalon. Il lui arrive d’ailleurs parfois d’envoyer elle-même à ses amis des vers de circonstance en guise de réponse, petites épigrammes légères que Yourcenar goûtait particulièrement, par lesquelles elle renouait avec une poésie ludique, parfois satirique, héritière de Marot et de Lebrun. En 1969, par exemple, elle envoie un quatrain à son ami Paul Morand pour le remercier de lui avoir offert son livre Ci-gît Sophie Dorothée de Celle (Flammarion, 1968) : 138
8 août 1978, Archives Jean Chalon. Lettre à Jean Chalon 29 novembre 1979, L p. 622. Le poème de Jean Chalon évoque en fait l’arbre d’un autre jardin public parisien sous le titre « Sur un arbre du Luxembourg, en hiver. » que nous publions avec l’aimable autorisation de son auteur : « Un arbre /Les mains jointes/ Fait sa prière/ Mais ce n’est pas/ L’arbre de la croix./ C’est un arbre/ Tout nu/ Tout pauvre/ Tout triste/ U n arbre/ Sans feuille/ et sans oiseaux/ Un arbre qui/ Les mains jointes/ Fait sagement/ Sa prière d’arbre./ Arbre de brume/ Brume des arbres/ Brume partout/ Même au plus profond de moi-même/ Qui ne suis plus rien/ Qu’un peu de brume et d’arbre… » 140 Carte du 26 octobre 1979, Archives Jean Chalon. Quelques mois plus tôt, dans une carte où elle évoque le livre que vient de publier Jean Chalon, L’Avenir est à ceux qui s’aiment ou l’alphabet des sentiments, [Stock, 1979, 220 p.], elle écrit : « J’ai beaucoup aimé certaines de vos pensées, membra disjecta du poète, et peut-être (allez-vous sourire ?) du mystique que vous êtes né, (comme on est né Rohan ou Dumont) et que sous le Tout-fait de Paris vous êtes encore. », 24 mai 1979. Archives Jean Chalon. 141 Lettre à l’auteur, 30 juillet 2002. 139
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Dorothée de Celle est celle Dont Morand a si bien parlé Le sépulcre si bien scellé Recèle encore une étincelle.142
Ce dialogue de poète à poète, elle l’établit avec des dizaines d’autres écrivains de son temps. Durant les dernières années de sa vie, elle entretient, par exemple, une riche relation littéraire et amicale avec le poète et traductrice d’origine argentine Silvia Baron Supervielle. En effet, c’est en découvrant dans deux numéros de la revue Le Manuscrit autographe des années 1930-1931, deux séries de poèmes de Yourcenar dont elle admirait l’œuvre, que Silvia Baron Supervielle décide en 1980 d’en faire la traduction en espagnol et de l’envoyer à l’écrivain qui, appréciant son travail, l’invite à poursuivre. Ainsi, de 1980 à la mort de Yourcenar en 1987, les deux écrivains, tous deux poètes et traductrices, vont développer des échanges féconds dont la poésie a été l’un des principaux moteurs. Outre les lettres qu’elles échangent, Silvia Baron Supervielle et Marguerite Yourcenar se voient lorsque cette dernière est de passage à Paris. Elle invitera même sa traductrice espagnole à venir lui rendre visite à Petite Plaisance en août 1983 pour travailler ensemble à la traduction du théâtre yourcenarien à laquelle Silvia Baron Supervielle s’est également attelée. Les lettres, encore inédites, de Yourcenar à Silvia Baron Supervielle sont un témoignage précieux pour mesurer l’importance qu’elle accordait à la poésie dans les dernières années de sa vie, période de bilan durant laquelle elle réévalue une partie de son œuvre. Dans la première lettre, elle écrit : J’ai beaucoup aimé vos traductions de Recoins du cœur. Je lis l’espagnol, et aime l’entendre parler, et surtout chanter (l’une des plus belles langues du chant), mais le parle à peine […] Mais j’en sais assez, il me semble, pour apprécier la qualité de la traduction. Vous avez donc ma permission de traduire, et de publier ces vers et ceux pour Isolde morte. (Le titre définitif est simplement Sept poèmes pour une morte.) Vous avez raison, ces poèmes sont jeunes, mais moi, qui me méfie de plus en plus de l’expression « littéraire » des émotions, je commence à ré-aimer leur simplicité.143 142 Cité par Paul MORAND, Journal inutile, tome I, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 2001, p. 222.
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Dans les lettres que les deux femmes échangent jusqu’à l’été 1987, la poésie est toujours présente. Yourcenar promet à sa correspondante de lui offrir un des rares exemplaires de la première édition jamais commercialisée des Charités d’Alcippe et autres poëmes auquel elle ajoute, à la main, des poèmes inédits, cadeau qu’elle réserve à ses plus chers amis et à ceux qui partagent avec elle le goût de la poésie. Elle cite Valéry et Racine et évoque plusieurs fois Jorge Luis Borges dont elle vient de découvrir l’œuvre. Silvia Baron Supervielle, amie et traductrice de son célèbre compatriote se souvient d’avoir souvent évoqué avec Yourcenar l’œuvre de Borges, en particulier sa poésie144. La traduction en espagnol des Charités d’Alcippe qui paraît en 1982 à Madrid – soit deux ans avant l’édition définitive française – et que Yourcenar suit attentivement, encourage et approuve lui donne l’occasion d’évoquer régulièrement dans ses lettres la question de la traduction de la poésie qui la passionne. Quant à l’œuvre poétique de sa nouvelle amie qui lui a offert ses recueils Plaine Blanche145et Espace de la mer146, elle indique à sa correspondante à propos du premier, j’aime certains de vos poèmes, toujours si tristes »147. C’est également la tristesse qui la marque à la lecture de l’œuvre du poète argentin Alejandra Pizarnik que Silvia Baron Supervielle a traduite et qu’elle lui fait découvrir. Après la lecture de l’anthologie de ses poèmes, Les Travaux et les nuits148, Yourcenar écrit : « Je n’ai pas beaucoup aimé les vers d’Alejandra Pizarnik, pas parce qu’ils sont tristes, mais à cause de leur tristesse fermée. Peut-être faudrait-t-il en savoir plus sur la personne »149. C’est cette même « tristesse fermée », donc non communicable à autrui, qu’elle reproche à nombre de poètes contemporains dont elle a des 143
Lettre à S. Baron Supervielle, 15 juin 1980, Archives S. Baron Supervielle. Entretien avec l’auteur, Paris, 11 octobre 2001. 145 Éditions Cármen Martínez, 1978, s. p. M. Yourcenar n’a pas conservé ce livre. 146 Losne, Thierry Bouchard, 1981, 46 p. L’exemplaire avec envoi de l’auteur conservé dans la bibliothèque de Yourcenar n’est pas coupé. 147 er 1 août 1982, Archives S. Baron Supervielle. 148 Il s’agit d’un recueil des principales œuvres poétiques (1956-1972) de A. Pizarnik. Traduit par S. BARON SUPERVIELLE et Claude COUFFON, Paris, éd. Granit/Unesco, coll. « du Miroir », 1986, 264 p. Poète argentin (1936-1972) qui vécut quelques années en France où elle se lia avec André Pieyre de Mandiargues, Octavio Paz et Julio Cortázar, sa poésie qui exprime une angoisse existentielle et un mal de vivre profond qui la conduisirent au suicide, déconcerta sans doute Yourcenar. 149 Carte postale non datée [automne 1986], Archives S. Baron Supervielle 144
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difficultés à pénétrer les arcanes. Ce que confirme le témoignage de Silvia Baron Supervielle : Je pense que Marguerite Yourcenar avait un grand amour pour la poésie de tous les temps et de toutes les civilisations. Grecs anciens, auteurs classiques français, chants gospels… Elle ne mettait pas de frontière entre les genres. Mais j’ai remarqué lors de nos échanges à vive voix qu’elle avait une réticence certaine à s’exprimer sur la poésie actuelle. Comme si la poésie de son temps était devenue pour elle facile, relâchée. Je lui ai parlé une fois ou deux de Beckett et elle levait les yeux au ciel sans rien dire. Comme si elle s’ennuyait. Seul Borges faisait exception. Écrivant moi-même de la poésie résolument moderne, m’intéressant aux poètes de mon temps, je faisais une sorte d’auto-censure lorsque j’échangeais sur des sujets littéraires avec elle.150
Le poète portugais Eugénio de Andrade n’a pas eu de telles réserves dans ses échanges avec Yourcenar. Il semble même qu’une profonde complicité se soit établie, dès leur rencontre, entre les deux écrivains. C’est lors d’un repas officiel à Porto le 9 mars 1960, donné en l’honneur de l’auteur de Mémoires d’Hadrien, que Yourcenar sympathise avec Eugénio de Andrade, déjà considéré dans son pays comme l’un des plus grands poètes de sa génération151. Dès le départ, la littérature portugaise, et en particulier ses grands poètes dont elle découvre la richesse au cours de son voyage, est au centre de son amitié avec Eugénio de Andrade. Le poète jouera d’ailleurs un rôle de « passeur » auprès de Yourcenar qui goûte déjà les vers des deux grands noms de la poésie portugaise, Luis de Camões et Fernando Pessoa qui influença les débuts poétiques de Andrade. Il est, en effet, beaucoup question de poésie et d’envois de livres de poèmes dans les lettres qu’échangent les deux écrivains entre 1960 et 1982. Le poète portugais veut notamment lui faire découvrir « l’âme nationale » de son pays à travers la voix de ses meilleurs poètes dont il lui conseille la lecture. Il lui envoie plusieurs de ses propres livres sur lesquels il sollicite son avis152. Elle ne possédait pas moins de six recueils de Eugénio de Andrade, la plupart en portugais ainsi que le catalogue publié à Porto où il vit, à l’occasion d’une exposition consacrée à ses 150
Entretien avec l’auteur, op. cit. Sur le récit de cette rencontre par Eugénio de Andrade voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 277-278. 152 Voir lettres de Eugénio de Andrade à M. Yourcenar, 1960-1982, Fonds Yourcenar. 151
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trente ans de poésie. Le fait qu’elle a conservé un tel nombre de livres sur un de ses contemporains, même ami, est plutôt rare pour être souligné. Il prouve combien les vers de ce grand nom de la poésie portugaise moderne lui étaient chers. L’accord intellectuel entre les deux poètes est tel que Eugénio de Andrade demande en 1971 à son amie de réviser la traduction en français de son recueil, Ostinato Rigore153, que Yourcenar avait déjà lu en portugais. Sa réponse permet de mesurer l’admiration qu’elle avait pour l’œuvre solaire et profondément humaine de son ami : Ces poèmes de Ostinato Rigore, que j’appréciais déjà dans l’original, la traduction m’en apporte des nuances nouvelles, ou plutôt qui m’avaient échappé jusque-là, et j’ai goûté plus que jamais cette limpidité et cette délicatesse dans l’ardeur qui vous caractérisent et dont je connais peu d’autres exemples. En ce moment, où je regarde avec ravissement s’ouvrir les bourgeons et se déplier les feuilles dans ce pays septentrional, et la nature revivre en dépit de nos torts monstrueux envers elle, je me dis que j’éprouve un sentiment presque aussi poignant à constater qu’à notre époque si souvent vainement agitée il existe encore des poètes capables d’une certaine qualité de mélodie et de silence, et gardant ce secret qui est analogue à celui des abeilles et des oiseaux, celui du miel des choses, et de la spontanéité du chant154.
Peu de poètes de son temps eurent droit à de tels éloges. Yourcenar a assurément trouvé dans l’œuvre du grand auteur portugais ce chant du monde, marque des vrais poètes qui habitent le silence sans vraiment le dénaturer, en accord avec eux-mêmes et la nature dont ils dévoilent les secrets. Rares sont les poètes de la seconde partie du siècle dernier parvenus, selon elle, à cette « spontanéité du chant » qu’on trouve dans les œuvres de Eugénio de Andrade. Borges est assurément de ceux-là. Il convient donc de s’arrêter sur l’amitié « secrète » et presque muette qui a uni Marguerite Yourcenar et l’écrivain argentin dans les dernières années de la vie des deux poètes. C’est en effet tardivement, vraisemblablement au début des années quatre-vingt, que Yourcenar rencontra à la fois les livres et la personne du poète qui fut sans doute le dernier grand choc 153
Traduction française de Bruno TOLENTINO et Robert QUEMSERAT, en collaboration avec l’auteur, Porto, Editorial Inova limitada, 1971, 85 p. 154 Lettre à Eugénio de Andrade, 25 avril 1971, L, p. 379-380.
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esthétique de son existence. Les deux écrivains ne se sont rencontrés qu’à quelques reprises, pourtant l’intensité de leur échange ne fait pas de doute. Selon la veuve de Borges, Maria Kodama155, pour laquelle Yourcenar avait beaucoup d’affection, la relation entre les deux grands écrivains est née d’un « cadeau mystérieux » envoyé par Yourcenar au grand écrivain argentin et à sa compagne : le disque de gospels « Precious Memories », enregistré avec la chanteuse Marion Williams et sorti en 1983. La pochette comporte d’ailleurs une dédicace cryptique : « à M. K [Maria Kodama] et J. L. B [Jorge-Luis Borges] ». Ce détail est loin d’être anecdotique. Selon Maria Kodama, Yourcenar et Borges ne s’étaient jamais rencontrés lorsque Yourcenar a décidé de dédier son vibrant hommage au chant noir, à Borges et lui a fait parvenir le disque à Buenos Aires. Une manière de rendre hommage et d’entrer en contact avec un écrivain qui la touchait et dont elle connaissait la passion pour le jazz, le blues et le gospel. La véritable rencontre eut lieu plus tard, dans le hall d’un hôtel newyorkais où les deux écrivains participaient à une réunion littéraire. Ils se sont revus ensuite à quelques reprises mais il semble que leurs relations ont été surtout téléphoniques. « Lorsque nous étions en voyage, on a pris l’habitude de téléphoner à madame Yourcenar, se souvient Maria Kodama. Borges aimait beaucoup parler avec elle, d’égal à égal, de livres, de voyages, de leurs projets littéraires…Moi je les laissais discuter entre grands écrivains »156. Pendant plusieurs années, les itinéraires de ces deux grands voyageurs se sont souvent croisés, les pas de Yourcenar précédant souvent ceux de Borges : « Souvent lorsque nous arrivions dans un endroit, on nous apprenait que Yourcenar était là quelques jours auparavant. Ces drôles de hasard amusaient beaucoup Borges qui y voyait des signes du destin. »157 raconte sa veuve. Leur dernière rencontre, la plus touchante, eut lieu à Genève, en 1986, six jours avant le décès de Borges, le 14 juin158. Yourcenar a souvent évoqué l’après-midi passé auprès du poète aveugle, dans une 155
Voir entretien avec l’auteur, Paris, 25 mars 2004. Ibid. 157 Ibid. 158 Lorsque elle a su que Borges était malade, Yourcenar a décidé de faire le voyage de Paris à Genève pour passer la journée avec lui. Ému à l’annonce de cette visite le voyant aveugle aurait demandé à Maria Kodama d’aller acheter un bouquet de fleurs bleues, « de la couleur des yeux de Yourcenar ». Voir ibid. 156
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communion presque muette, sa main serrant celle du poète malade : « Sa voix était faible, mais son articulation, nette dans sa délicatesse ; et nous avons beaucoup parlé avec nos mains »159, racontera-t-elle, un an plus tard, à Hector Bianciotti qui se souvient que Yourcenar était très touchée par le couple que le vieux poète formait avec sa jeune épouse : « elle voyait en Maria Kodama la Béatrice de Dante, telle que des générations de lecteurs l’ont idéalisée »160. Hector Bianciotti a été l’un des passeurs qui ont permis à Marguerite Yourcenar de pénétrer dans l’œuvre fascinante de Borges. C’est elle qui a demandé à le rencontrer en juin 1987, alors qu’elle prépare la conférence sur l’écrivain argentin qu’elle prononcera le 14 octobre à l’université d’Harvard, afin qu’il éclaire certains aspects de l’œuvre et de la personnalité de Borges dont il a été l’ami161. C’est également grâce au témoignage et à la correspondance qu’elle a échangée avec Silvia Baron Supervielle, elle aussi amie et traductrice de Borges, que nous connaissons un peu mieux la nature de la relation entretenue par les deux poètes. Selon Silvia Baron Supervielle, Marguerite Yourcenar connaissait assez peu l’œuvre de Borges lorsqu’elle est entrée en contact avec elle en 1980. Elle se souvient qu’elles ont eu de nombreux échanges au sujet de l’écrivain argentin lorsqu’elle séjourna à Petite Plaisance, en août 1983. Admirative en particulier de la poésie de Borges qu’elle a traduite, Silvia Baron Supervielle aurait invité Yourcenar à découvrir ses poèmes, qui sont la partie de son œuvre la moins connue, et celle avec laquelle Yourcenar aura peut-être le plus d’affinités162. Borges occupe une place importante dans la correspondance que les deux femmes de lettres échangeront entre 1980 et 1987. Dès la première lettre qu’elle adresse à Silvia Baron Supervielle, en juin 1980, Yourcenar ajoute sous sa signature : « Borges et Silvina Ocampo sont deux poètes qui me sont chers. »163 Dans une autre lettre, elle renouvelle le même message : « Moi aussi, 159
Cité par Hector BIANCIOTTI, Comme la trace de l’oiseau dans l’air, Gallimard, « Folio », 2002, p. 260. 160 Ibid. Dans son essai, « Borges ou le Voyant », Yourcenar consacre quelques lignes à l’épouse de Borges qu’elle compare effectivement à Béatrice mais aussi à Antigone et Cordélia. Voir PE, p. 577. 161 H. Bianciotti fait le récit de cette rencontre qui eut lieu à Paris, à l’hôtel Ritz, dans Comme la trace de l’oiseau dans l’air, op.cit., p. 258-263. Voir également rencontre avec l’auteur, Paris, 20 juillet 2002. 162 Voir Silvia Baron Supervielle, entretien avec l’auteur, Paris, 11 octobre 2001. 163 Lettre à S. Baron Supervielle, 15 juin 1980, Archives S. Baron Supervielle.
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j’aime beaucoup Borges »164. Dans une lettre expédiée en juin 1984, elle remercie sa correspondante pour lui avoir fait le récit d’une rencontre avec Borges, à Buenos Aires, durant laquelle elle a lu au poète aveugle sa traduction en français de son recueil de poèmes Les Conjurés et ajoute : « Borges et Maria m’ont téléphoné ce matin [27 juin 1984] de New York et ça a été pour moi une véritable joie. Ces êtres là consolent un peu du monde tel qu’il est. »165 Yourcenar a été profondément touchée par la mort de Borges. Dans le télégramme de condoléances qu’elle adresse le 15 juin 1986 à Maria Kodama, elle écrit : « Je pense à lui avec une infinie tristesse, et aussi avec joie, car il laisse derrière lui une œuvre merveilleuse. »166 La carte qu’elle adresse, en juillet 1986, à Silvia Baron Supervielle, en témoigne également : J’ai appris à Paris, la veille de mon départ, la nouvelle de la fin (si la mort est une fin, qu’en savons-nous ?). J’ai aussitôt longuement téléphoné à Maria, souffrant pour elle. L’une des dernières phrases que vous avez entendues de Borges est bien émouvante. « Au fond, la littérature n’est que de l’affection. » J’irai plus loin même, et je dirais « de l’amour ». Je garde un souvenir inoubliable de ma visite du 6 juin. Le voilà libre, mais le monde est plus pauvre quand il y a un grand poète de moins.167
Si l’on en croit Silvia Baron Supervielle, pour Yourcenar Borges était « le plus grand forgeron des rêves »168. C’est par sa poésie qu’elle aborde son œuvre. C’est dans sa poésie qu’elle est allée chercher les racines de l’univers esthétique de cet « écrivain admirable et d’une complexité infinie »169, comme elle l’écrit à Silvia Baron Supervielle, en juillet 1987, alors qu’elle compose sa conférence « Borges ou le Voyant », publiée à la fin de son recueil d’essais, En 164
Lettre à S. Baron Supervielle, 13 mars 1981, Archives S. Baron Supervielle. Lettre à S. Baron Supervielle, 27 juin 1984, Archives S. Baron Supervielle. 166 Voir Fonds Yourcenar. 167 Carte postale non datée à S. Baron Supervielle, [juillet 1986], Archives S. Baron Supervielle. 168 S. Baron Supervielle prête cette formule non signée à Yourcenar qui l’aurait fait inscrire sur la couronne mortuaire qu’elle fit envoyer aux obsèques de Borges à Genève. Voir S. BARON SUPERVIELLE, La Ligne et l’ombre, éditions du Seuil, 1999, p. 75. 169 M. YOURCENAR, carte postale non datée à S. Baron Supervielle, [juillet 1987], Archives S. Baron Supervielle. 165
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Pèlerin et en étranger. On remarquera d’ailleurs que la poésie de Borges occupe une grande partie de l’étude de Yourcenar qui cite abondamment ses poèmes pour rendre compte de la richesse du « poète aveugle » qu’elle rapproche de Blake, de Shakespeare et même de Dante170. Les livres de Borges qu’elle possédait confirment ce goût particulier pour la poésie borgésienne. Dernier auteur sur lequel elle a travaillé, ses livres sont disposés, à portée de main, à gauche de la table de travail de l’écrivain. La plupart comportent des marques de lecture. Un volume anthologique intitulé Œuvre poétique 1925-1965 contient de nombreuses indications dans la table des matières, des croix ainsi que des pages pliées en face de certains poèmes, pour indiquer que ce texte l’intéressait. Elle a légèrement annoté deux autres textes poétiques, l’un en espagnol La Cifra, l’autre en français, L’Or des tigres. Elle possédait également dans une traduction de Roger Caillois des essais de Borges réunis sous le titre L’Auteur et autres textes ainsi que ses Neuf essais sur Dante. Enfin, elle conservait dans sa chambre, à son chevet, parmi d’autres livres de poèmes, l’édition espagnole de Los Conjurados, publiée en 1985, dernier recueil de poèmes de Borges, qu’elle appréciait particulièrement. Un livre de Borges conservé par Yourcenar témoigne de la proximité intellectuelle des deux écrivains. Il s’agit d’une édition de trois livres de poésie réunis en un volume, La Rose profonde. La Monnaie de fer. Histoire de la nuit, ouvrage publié en 1983, dont elle a attentivement annoté la présentation signée par Borges. Elle marque, par exemple, la phrase suivante : « (par Muse nous devons entendre ce que les Hébreux et Milton appelèrent l’Esprit et ce que notre triste mythologie appelle le Subconscient.) » et quelques lignes plus loin : « Je tâche d’intervenir le moins possible dans l’évolution de l’œuvre. Je ne veux pas qu’elle soit déformée par mes opinions, qui sont ce que nous avons de plus futile. » [p. 25]. À la page suivante, elle remarque l’énoncé suivant : « La littérature part du vers et elle peut mettre des siècles à discerner la possibilité de la prose. Au bout de quatre cents ans, les Anglo-saxons laissèrent une poésie souvent admirable et une prose à peine explicite. […] Tout vers aurait deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement, comme le 170 Voir « Borges ou le Voyant », PE, p. 571-584, où il est majoritairement question de sa poésie.
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voisinage de la mer. » Enfin, elle pointe : « Whitman eut raison de refuser la rime ; pareil refus eût été folie chez Hugo. » [p. 26]. Il est clair que Yourcenar partage la totalité de ces affirmations qui recoupent des domaines qui l’intéressent. Silvia Baron Supervielle, qui se sent proche des deux écrivains, estime que « Borges était comme un miroir pour Yourcenar. Ils étaient très proches spirituellement l’un de l’autre, même si leurs œuvres sont très éloignées l’une de l’autre. »171 On constate, en effet, une multitude de rapprochements possibles entre les deux écrivains qui appartiennent à la même génération (Borges est né en 1899), et partagent des visions esthétiques et humanistes très voisines. Il n’est peut-être pas gratuit de souligner qu’ils sont tous les deux issus d’un milieu privilégié et lettré et qu’ils ont très tôt marqué un grand intérêt pour les langues et les littératures classiques. Il est sans doute plus anecdotique de savoir qu’ils ont publié leur premier recueil de poèmes la même année, en 1921, tous les deux à compte d’auteur. On signalera plutôt leur passion commune pour la poésie anglaise, en particulier William Blake et Yeats, leur vision universaliste de l’homme, leur intérêt pour les philosophies orientales, notamment le bouddhisme, leur commune conception de la poésie qu’ils rapprochent tous les deux de la magie et considèrent comme une véritable mystique. On insistera également sur leur prédilection pour la poésie à forme fixe, en particulier le sonnet, malgré toutes les modes du temps. On pourrait naturellement noter leur conception voisine de la traduction qu’ils pratiquèrent tous les deux, leur manière de marier dans leurs écrits une solide érudition à une intuition quasi médiumnique, sans oublier les figures symboliques qui peuplent leurs univers respectifs (le labyrinthe, le miroir…). Nous pourrions multiplier les exemples qui attestent des profondes affinités existant entre les deux grands écrivains. Elles expliquent, sans doute en partie, la véritable, bien que discrète, amitié et admiration réciproque172 qu’ils ont éprouvées l’un pour l’autre. 171 Voir entretien avec l’auteur, Paris, 11 octobre 2001. Signalons également l’article de Maria José VASQUEZ DE PARGA, dont le titre utilise également l’image du miroir : « Lecture de Jorge Luis Borges et de Marguerite Yourcenar à travers le miroir », Lectures transversales de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1997, p. 99110. Contrairement à Silvia Baron Supervielle, Maria José Vasquez de Parga décèle de nombreux points de contact entre l’œuvre de Borges et celle de Yourcenar. 172 Si l’on sait que Yourcenar avait une grande admiration pour l’œuvre de son ami, on ignore souvent que l’auteur du Livre de Sable goûtait également la prose yourcennarienne, en particulier Mémoires d’Hadrien, L’Œuvre au Noir et Feux dont
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Walter Kaiser, proche des deux écrivains, a été le témoin de cette connivence presque muette. Son amitié et la complicité intellectuelle qu’il a entretenues avec Yourcenar est d’une autre nature. Poète, critique et traducteur, professeur à l’université Harvard, c’est lui qui a prononcé son éloge funèbre. Pendant de longues années, il a été un interlocuteur privilégié de la femme de lettres en matière d’art et de littérature. La poésie ancienne et moderne qui les passionnait tous les deux a occupé une grande place dans leurs nombreux échanges, comme s’en souvient Walter Kaiser173. Il garde en mémoire plusieurs conversations autour de la traduction par Yourcenar des poètes grecs anciens qui donneront la matière à l’anthologie La Couronne et la Lyre dont elle lui offrira le manuscrit. Par lettres, ils échangent d’ailleurs leurs traductions respectives en français de deux fragments de Platon, « Pour Aster Vivant » et « Pour Aster mort ». Après avoir minutieusement corrigé la version proposée par Kaiser, Yourcenar donne sa propre traduction de « [c]es deux merveilles […] intraduisibles »174, version très légèrement différente de celle qu’elle publiera finalement dans La Couronne et la Lyre. La poésie grecque moderne a également alimenté leurs échanges, Yourcenar prenant plaisir à discuter en détails de sa traduction de l’œuvre de Constantin Cavafy en français, mais aussi de la traduction en anglais des vers de George Séféris réalisée par Walter Kaiser. Un autre grand nom de la poésie grecque contemporaine, Odysseus Elytis, dont Walter Kaiser a traduit quelques poèmes en anglais qu’il a soumis à Yourcenar, a fait lui aussi partie des nombreux poètes évoqués dans leur correspondance. Dans une lettre où elle envoie à Walter Kaiser les références bibliographiques concernant le procès du philosophe et poète italien Tommaso Campanella dont elle s’est servie dans L’Œuvre au noir, Yourcenar remarque : [j]’ai été frappée aussi par la comparaison entre les « prières » que des espions auraient entendu Campanella faire en prison et les poèmes, parfois très beaux, du même, un des rares exemples Maria Kodama lui a lu de larges extraits : « le jeu consistait souvent à ne pas lui révéler le nom de l’auteur que je lui lisais, se souvient-elle ; lorsque je lui lisais quelques pages de Yourcenar, il disait : C’est une prose magnifique, c’est l’œuvre d’un grand écrivain. Il était à la fois surpris et impressionné lorsque je lui révélais que c’était l’œuvre d’une femme. » Voir entretien avec l’auteur, op. cit. 173 Voir lettre à l’auteur, 4 août 2001. 174 Lettre à Walter Kaiser, 13 novembre 1978, Fonds Yourcenar.
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE connu de moi où l’on voit pour ainsi dire un texte poétique de la Renaissance sortir d’un texte en prose.175
C’est bien une complicité poétique qui les unit encore lorsqu’elle s’excuse presque auprès de l’universitaire d’avoir « tardé à [le] remercier du beau poète enturbanné. »176, notation quasi cryptique dont Walter Kaiser croit se souvenir qu’il devait s’agir d’une simple carte postale reproduisant un tableau célèbre de Bellini177. Par ailleurs, sachant que son ami écrivait lui-même des vers, Yourcenar lui avait demandé de les lui faire lire. Elle a conservé dans sa bibliothèque une enveloppe sur laquelle elle a inscrit à la main « Poèmes de Walter Kaiser », contenant six poèmes dactylographiés dont « Helen » qui est en fait, comme indiqué, un poème du Prix Nobel grec, Odysseus Elytis traduit par Kaiser. Le « poète amateur », comme il se définit, a le souvenir d’avoir discuté avec Yourcenar de ses vers, notamment à Amsterdam, où il l’accompagnait pour la remise du Prix Érasme en novembre 1986. Il se souvient que l’échange a porté sur un poème auquel il tenait beaucoup : « C’était un poème très personnel, ce qu’elle a reconnu, et nous avons discuté de la situation personnelle qui l’a suscité. »178. Lectures et commentaires de poèmes, discussions à propos des poètes aimés, échanges oraux ou épistolaires sur la traduction des poètes… la relation d’estime mutuelle et d’amitié profonde qu’a entretenue Yourcenar avec Walter Kaiser est exemplaire du type de complicité intellectuelle et poétique qu’elle a eue assez souvent avec des écrivains de son temps. Il est indéniable que la poésie a fréquemment été un des principaux ferments de ses relations d’estime ou d’amitié avec ses contemporains. Elle a été, en tout cas, un lieu d’échanges qui lui a permis d’entrer en contact et parfois en débat avec ses interlocuteurs. À travers les lettres qu’elle a échangées au début des années 1960 avec le poète et critique Alain Bosquet, elle marque fermement sa différence avec les poètes de son temps. Si, comme en témoigne le contenu de leur brève correspondance, elle appréciait le regard critique de l’écrivain, elle est restée peu sensible à 175
Lettre à Walter Kaiser, 5 décembre 1978, ibid. Lettre à Walter Kaiser, 29 octobre 1978, L, p. 593. 177 Voir lettre à l’auteur, op. cit. 178 Ibid. 176
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sa poésie. Deux de ses livres qu’il lui a envoyés figurent dans la bibliothèque de Yourcenar, Premier Testament (Gallimard, 1957) et Deuxième Testament (Gallimard, 1959). L’un n’est pas coupé, l’autre ne l’est que partiellement. C’est avant tout la Grèce des poètes anciens et modernes qui a été à la base de la relation épistolaire qu’elle a établie avec Jacques Lacarrière dont elle possédait plusieurs ouvrages de prose et de poésie. Il est certain également qu’au-delà du territoire mythologique et littéraire grec, les deux écrivains avaient en commun des affinités certaines, en matière de spiritualité orientale en particulier. Au rayon strictement poétique, elle a conservé son poème L’Aurige, publié en 1977 chez Fata Morgana et qu’il lui avait envoyé. Yourcenar échangea a également quelques lettres avec le poète et éditeur Pierre Seghers qui lui avait envoyé son poème Piranèse (Ides et Calendes, 1960) dont le sujet ne pouvait que la toucher, au moment où elle entreprenait la composition de son essai « Le Cerveau noir de Piranèse » : Je viens de recevoir votre Piranèse et vous remercie de l’envoi de ce beau poème. Je me plais et m’émeus de penser que durant cette année (qui fut pour moi « l’année Piranèse ») pendant laquelle je m’efforçais d’expliquer le grand graveur en termes de critique, vous le rendiez de votre côté accessible par les moyens de la poésie ; j’ai senti combien l’ordre réel et l’apparent désordre de vos séquences, et jusqu’aux coupes de la phrase, sont exactement superposables aux plans compliqués de Piranèse, combien vous êtes entré à l’intérieur des architectures. Merci encore pour ce texte si réfléchi et si noble…179
Cette lettre élogieuse adressée par un poète à un autre poète est avant tout l’expression d’une communion, d’une rencontre spirituelle comme Yourcenar en fit des dizaines grâce à la lecture et au débat autour de la poésie. C’est également en poète qu’elle a entretenu une correspondance avec l’écrivain Pierre Torreilles qui se souvient que ses « échanges sur la poésie, et plus particulièrement sur la poétique avec M. Yourcenar étaient l’essentiel de nos conversations »180. C’est à Paris, fin 1968, alors que L’Œuvre au noir venait de recevoir le Prix Femina que le poète montpelliérain, également édité chez Gallimard, entra en contact avec Yourcenar. Ils 179 180
Lettre à Pierre Seghers, 4 février 1961, Fonds Yourcenar. Lettre de Pierre Torreilles à l’auteur, 2 août 2002.
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se sont revus plusieurs fois lors des séjours de la femme de lettres à Montpellier ou à Paris et ont échangé au fil des ans une correspondance encore inédite dans laquelle la poésie occupe une large place. Deux auteurs anciens admirés par les deux écrivains, Empédocle et Pindare, ont fourni la matière de plusieurs échanges qui reflétaient simplement, selon Torreilles, « l’attention réciproque que M. Yourcenar et moi-même portions au phénomène poétique »181. C’est bien en ami et poète que Pierre Torreilles s’adresse à Marguerite Yourcenar lorsqu’il lui envoie, le 4 janvier 1970 ces poétiques vœux : « Ce bref porteur de l’œuvre./ La parole aux yeux lavés/ De silence écrasé sur chaque pierre successive. Chère Marguerite Yourcenar, Avec mes vœux et notre amical souvenir, ce poème aussi bref que l’œuvre patiente. P. T. »182 Cette attention sensible à la poésie s’exprime dans bien d’autres échanges établis par Yourcenar avec ses contemporains au fil des décennies, des voyages et des rencontres avec des poètes dont elle possédait quelques œuvres – pas toujours lues – en témoignage de cette amitié sous le signe de la poésie. Que l’on songe à des écrivains aussi différents que René Étiemble, essayiste et traducteur, dont Yourcenar était proche, mais aussi poète dont elle possédait une anthologie de ses vers et réflexions sur la poésie, Le Cœur et la cendre, publié chez un petit éditeur parisien en 1984, au diplomate et écrivain Jean Chauvel, auteur d’une étude sur Rimbaud, qu’appréciait Yourcenar et poète lui-même dont elle a conservé deux recueils, à Philippe de Rothschild qu’elle décrit comme un « subtil traducteur des poètes élisabéthains »183 et qui lui avait offert deux de ses propres recueils de vers, ou encore à l’essayiste Gabriel Germain dont nous savons que son essai, La Poésie corps et âme,très remarqué lors de sa parution au Seuil en 1973, lu et annoté avec attention par Yourcenar, l’a vivement intéressée. 184 Sa bibliothèque porte également des marques de ses amitiés avec les poètes étrangers avec lesquels elle a été en contact. Que l’on 181
Ibid. Voir Fonds Yourcenar. 183 MVV, p. 245. 184 Elle cite ce titre, parmi quelques autres, en réponse à Jean Chalon qui lui demande « quels sont les contemporains des années 70 que vous avez découverts ? ». L, p. 419. 182
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songe aux poètes italiens Aldo Capasso dont les débuts ont été salués par Valery Larbaud et Jules Supervielle, animateur de la revue littéraire italienne Realismo Lirico avec laquelle elle se sentait « en grande sympathie »185, et dont elle a conservé le recueil Pour enchanter la mort (Seghers, 1965), ou à Manrico Murzi, traducteur des Charités d’Alcippe en italien, poète lui-même et ami dont elle possédait un recueil de ses vers en italien, Forme nell’aria. Que l’on songe également à bien d’autres poètes non francophones qui ont croisé son chemin comme les Américains Edouard Roditi, critique d’art, traducteur et poète dont elle possédait deux recueils en anglais et le Prix Pulitzer de poésie Richard Howard, critique lui aussi, traducteur des Fleurs du mal, qui a collaboré avec Yourcenar à la traduction de son recueil d’essais, Sous Bénéfice d’inventaire. Les relations privilégiées de Yourcenar avec la Belgique, où elle a été élue en 1971, à l’Académie royale de langue et de littérature françaises, comme membre étranger, l’ont amenée à entrer en contact avec de nombreux poètes de son pays natal. Proches ou non des cercles académiques belges, il est certain que plusieurs de ces poètes avec lesquels elle a correspondu et qu’elle rencontrait volontiers lors de ses passages en Belgique ont compté pour elle. Citons Carlo Bronne dont elle possédait de nombreux livres et avec lequel elle a entretenu une correspondance fournie. Parmi les autres poètes membres de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, elle a également été proche du poète Marcel Thiry dont elle possédait deux livres, Âges et Attouchements des sonnets de Shakespeare, qui ont retenu son attention. Après sa mort en 1977, elle écrit à sa veuve : « Je garde de ces rencontres un amical souvenir, et ses poèmes, déjà m’avaient charmée […] Mais les villes, mêmes belles, sont toujours inférieures à ce que le rêve des poètes les fait. »186 Ses fréquentations belges comprennent également le couple belgo-catalan Émilie NouletJosé Carner dont elle était également proche. Elle appréciait le talent de critique d’Émilie Noulet dont elle a lu avec attention l’essai Le Ton poétique (José Corti, 1971)) et ses commentaires sur les Cahiers de Paul Valéry. Que l’universitaire belge a bien connu. Paul Valéry a 185
Lettre à Aldo Capasso, 14 mars 1966. Fonds Yourcenar. Lettre à madame Marcel Thiry, 14 octobre 1977, Fonds Yourcenar. La ville à laquelle M. Yourcenar fait référence est Vancouver. Elle fait allusion ici à un des premiers recueils de poèmes de Marcel Thiry, Toi qui pâlis au nom de Vancouver (1924).
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d’ailleurs sans doute été un des sujets de conversations privilégiées entre les deux femmes. Son contact avec l’une des figures majeures de la poésie catalane en exil, José Carner l’a sûrement sensibilisée avec une langue et une culture qui ont retenu son attention. C’est sans doute davantage l’auteur de l’anthologie de la poésie flamande du XIIe au XVIe siècle, Belles heures de la Flandre (Seghers, 1961), ouvrage qu’elle appréciait, que le poète dont elle possédait un recueil, Le Bois sec (Gallimard, 1960) qui touchait Yourcenar dans l’œuvre reconnue du poète belge Liliane Wouters avec laquelle elle échangea quelques lettres. Elle éprouvait également une véritable sympathie pour une autre figure majeure de la littérature belge contemporaine, celle du poète-traducteur Marcel Hennart, avec lequel elle a aussi été en contact. À Aldo Capasso qui lui écrit qu’il va publier dans sa revue Realismo lirico une étude de Marcel Hennart sur son œuvre, elle répond : « Je suis d’autant plus touchée […] que j’ai pour Marcel Hennart, poète et aussi poète traducteur, la plus grande estime. »187 Cette admiration pour l’œuvre d’un poète qui « se méfie des modes littéraires, du factice, de tout ce qui peut le distraire de sa vérité intérieure »188, comme l’écrit Suzanne Le Magnan, Yourcenar l’exprime dans une lettre adressée à Marcel Hennart qui lui a envoyé son recueil de poèmes en prose et vers libres, Dimensions de l’eau (Subervie, 1965) : [J’ai été] tout spécialement attentive à vos Dimensions de l’Eau, où je retrouve toutes mes lointaines émotions d’enfant rôdant sur les plages de la mer du Nord (émotions sans âge, déjà obscurément métaphysiques, je veux dire concernant l’Etre) […] Combien je suis d’accord avec les « marbres mouvants »189. C’est le poids de l’eau surtout qu’expriment de façon saisissante vos Dimensions. Et combien m’émeut, je dirais presque fraternellement, l’oiseau mort.190
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Lettre à Aldo Capasso, 14 mars 1966, Fonds Yourcenar. « Marcel Hennart : hommage au poète et au traducteur », Bruxelles, Le Mensuel littéraire et poétique, n° 289, mars 2001, p. 28. 189 M. Yourcenar fait allusion à la phrase qui ouvre le poème « Vague », p. 40 : « Marbres mouvants, sur la peau de vos bras chargés d’écume, je déchiffrais la changeante géographie de vos veines saillantes. » 190 M. Yourcenar évoque le premier poème du recueil, « Oiseau mort », p. 9 dont la dernière phrase est : « Tu disparais, tu t’échappes, tu m’habites indéfini, ombre à forme d’oiseau, mourant sans fin tout au bas de la berge. » Lettre à Marcel Hennart, 1er mars 1966, Fonds Yourcenar. 188
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L’expression d’un accord intime avec la poésie de ses contemporains n’est pas courante chez Yourcenar. Elle n’est pas pour autant exceptionnelle et l’écrivain n’hésite jamais à exprimer son émotion quand des vers entrent en résonance avec sa propre sensibilité. Ainsi dans le domaine de la littérature belge d’expression française, elle s’est sentie proche, dans les années 1950, des poètes qui gravitaient autour de la revue liégeoise La Flûte enchantée. Une lettre qu’elle adresse à son directeur, l’écrivain Alexis Curvers, témoigne du fait qu’elle pouvait se sentir en accord avec certaines expériences poétiques de son temps : Je vous remercie très vivement pour l’envoi de la Flûte enchantée. J’ai été très sensible à la beauté de la présentation de ce cahier et du niveau très exceptionnel de la plupart des poèmes, y compris le vôtre. J’aime particulièrement que vous ayez le courage de reprendre le ton de l’élégie intime du XIXe siècle dont la poésie contemporaine se détourne, et qui représente tout un monde de nuances perdues191. J’ai beaucoup aimé aussi les petits poèmes d’Albert Fasbender192 et en général presque tous les autres, sans oublier le paysage aux deux personnages un peu grecs, un peu Breughel, un peu Douanier Rousseau de mon ami Paul Dresse193. J’ai apprécié aussi l’idée de joindre à ces poèmes nouveaux l’agréable dissonance d’un poème ancien anonyme.194
Au-delà des remerciements polis qu’un écrivain est parfois tenté d’envoyer à un directeur de revue, ou à un écrivain qui lui a fait parvenir sa production, cette lettre montre l’intérêt réel que Yourcenar a pris à lire attentivement cette revue belge à laquelle elle confiera deux ans plus tard ses propres poèmes195. Assez éloignée des courants 191 M. Yourcenar fait référence au poème de facture traditionnelle d’Alexis CURVERS, « Ma fille », publié dans le premier numéro de La Flûte enchantée, en 1953, p. 13-15. 192 Il s’agit d’une série de onze poèmes de trois ou quatre vers, manière de haïkus au ton grave ou ironique autour de thèmes aussi différents que la musique militaire, le suicide, l’automne, ou un jeu de cartes. Ibid, p. 11-13. 193 M. Yourcenar fait allusion au poème de forme classique « Entraînement » dans lequel Paul Dresse évoque deux jeunes coureurs qui s’entraînent dans les bois à la tombée du jour et que le poète métamorphose en « demi-dieux », p. 6-7. 194 Il s’agit de « Stances », un poème anonyme du XVIIe siècle. Lettre à Alexis Curvers, 25 janvier 1954, HZ, p. 295. 195 Dès sa création, La Flûte enchantée marque son intérêt pour l’œuvre de M. Yourcenar. Dans son premier numéro figure sous la rubrique « À lire toutes affaires cessantes », Mémoires d’Hadrien. C’est après avoir reçu ce premier numéro que
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poétiques d’avant-garde des années 1950, La Flûte enchantée mêlait dans ses pages poèmes de forme traditionnelle, poèmes en prose et vers libres de facture plutôt néo-classique. On retrouve dans ses différents sommaires les noms de Cocteau, Marie Noël, Louis Émié, Jean Rousselot, Norge, Vincent Muselli, Liliane Wouters, José Carner, Marcel Thiry… Ce large éventail de talents poétiques français et belges faisait de La Flûte enchantée, aux yeux de Yourcenar, une publication non inféodée à une école de pensée ou à une esthétique trop restreinte, dosant avec bonheur héritage classique et modernité. On saisit dans l’éloge qu’elle fait de la revue ce qui l’a intéressée dans La Flûte enchantée, soit cette non rupture avec la tradition, ce voyage entre passé et présent que propose la diversité des œuvres, cette découverte de voix actuelles différentes de celles qui s’affichent sous la couverture des revues littéraires les plus lancées. Cette sympathie particulière pour la poésie contemporaine belge qu’incarnent plusieurs poètes avec lesquels elle a été en relation (Liliane Wouters, José Carner, Marcel Thiry…) s’explique sans doute en partie, outre ses attaches personnelles avec la Belgique, par l’intérêt qu’a toujours eu l’écrivain pour les aventures littéraires périphériques. Plus que Paris, creuset de toutes les avant-gardes dont Yourcenar se méfiait, Bruxelles a donc pu représenter pour elle une oasis propice à l’épanouissement de la poésie, de toutes les poésies. Il est d’ailleurs notable qu’elle n’a pas vraiment entretenu de véritable relation de connivence avec les grands noms de la poésie française des années 1950-1980 pour l’œuvre desquels elle a d’ailleurs régulièrement exprimé sa réserve. Ses archives, pourtant riches d’échanges avec des poètes, ne gardent guère de traces de contacts véritables et complices avec des poètes français de premier plan, audelà des envois protocolaires de livres ou des inévitables rencontres mondaines, en particulier après son élection à l’Académie française. 196 Léopold Sédar Senghor est sans doute une exception. Nous savons l’écrivain décide de confier à Alexis Curvers qui l’a sollicitée sa traduction de « Trois épigrammes de Callimaque », publiée dans le n° 2, p. 36. 196 Parmi les quelques points de contact quasi « accidentels » avec des poètes français de premier plan, on notera, en particulier, la lettre que M. Yourcenar a adressée au poète Pierre Emmanuel pour le féliciter après sa « courageuse démission » de l’Académie française en 1975 [voir L, p. 486-487], ou une carte d’Yves Bonnefoy la remerciant pour l’envoi de sa traduction des poèmes d’Hortense Flexner, unique contact entre les deux écrivains dont se souvienne Y. Bonnefoy [voir lettre à l’auteur, 25 juin 2002].
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que les deux écrivains s’estimaient mais il semble qu’ils ne se soient jamais rencontrés. Yourcenar possédait deux recueils de poèmes du chantre de la négritude envoyés par leur auteur, Poèmes (Le Seuil, 1964) et Élégies majeures (Le Seuil, 1979). Elle a conservé dans ses archives la lettre élogieuse qu’il lui avait adressée au moment de la publication de son recueil de poèmes, Les Charités d’Alcippe, en 1984. Elle a inscrit en anglais sur la lettre, au-dessous du nom et de l’adresse de Leopold Sédar Senghor : « Bon poète. Ancien président de la République du Sénégal »197. Par ailleurs, même si elle n’a pu participer au vote, elle a tenu à faire savoir publiquement qu’elle soutenait la candidature de ce « grand poète » à l’Académie française pour des raisons littéraires mais aussi civiques et politiques.198 On ne s’étonnera pas que Yourcenar ait été touchée par « [l]a poésie cérémonielle et faste »199, comme la qualifie l’écrivain Édouard Glissant, de l’auteur des envoûtants Chants d’ombre, tant cette œuvre qui met en correspondance le chant des aèdes de la tradition grecque ancienne et les paroles sacrées des griots, ses racines africaines et les rythmes du verset claudélien, la profonde humanité de son inspiration métissée avec le chant de paix et de justice des écrivains de la négritude, devait trouver des échos profonds en elle. Sans nul doute devait-elle également partager avec le poète franco-sénégalais l’idée d’une poésie intimement liée à la cadence interne du vers telle qu’il la développe, en 1956, dans la postface de son fameux recueil Ethiopiques : « Seul le rythme provoque le court-circuit poétique et transforme le cuivre en or, la parole en verbe. »200
197 Voir lettre de Léopold SÉDAR SENGHOR à M. Yourcenar, 24 décembre 1984, Fonds Yourcenar. 198 Voir ses déclarations à Jacques Pessis auquel elle affirme : « J’attends avec impatience l’élection de Léopold Senghor. Il s’agit, à mon sens, pour des questions de racisme, d’un événement encore plus important que mon entrée sous la coupole. », « Marguerite Yourcenar immortalise sa voix », Le Parisien libéré, 25 avril 1983. Voir également Mary BLUME, « Yourcenar : The Gospel Truth », International Herald Tribune, 20 mai 1983, p. 7W. 199 Cité par Claire DEVARRIEUX, « Seul le rythme transforme le cuivre en or », Libération, 21 décembre 2001, p. 13. 200 Ibid.
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Lettres à de jeunes poètes Si le dialogue et les rencontres avec quelques poètes amis ou avec certains écrivains de son temps représentent une bonne part de ses échanges, la correspondance que Yourcenar a entretenue, parfois pendant plusieurs années, avec des poètes inconnus qui sollicitaient son avis, est davantage révélatrice du lien intime qui l’unissait aux poètes et de la passion qu’elle éprouvait pour la poésie. Il peut paraître étonnant, alors que la notoriété de l’écrivain était essentiellement due à ses fictions romanesques et ses chroniques familiales qui ont occulté aux yeux de la majorité de ses lecteurs une œuvre poétique difficilement accessible, que de très nombreux poètes débutants lui envoyaient régulièrement leurs vers, afin qu’elle éclaire de ses conseils leur entrée dans la carrière poétique. Sans doute avaient-ils senti chez la traductrice de Cavafy et d’Hortense Flexner et l’amoureuse de la grande poésie grecque ancienne, quelqu’un pour qui la « vraie » poésie comptait. Manuscrits ou plaquettes publiées à compte d’auteur, il semblerait qu’elle prenait avec le plus grand sérieux les vers qu’elle recevait. Elle les lisait certainement et tentait parfois de répondre à leur auteur avec une franchise brutale qui est l’une des caractéristiques de ses échanges épistolaires avec ses interlocuteurs qu’ils soient critiques, écrivains reconnus, étudiants, romanciers ou poètes inexpérimentés. Car selon Yourcenar, la poésie – la littérature en général – est un sujet trop sérieux pour qu’elle puisse se satisfaire d’éloges passe-partout ou d’encouragements de pure forme, comme de nombreux écrivains en expriment souvent, en réponse aux sollicitations de leurs admirateurs. Si elle prenait le temps et l’énergie nécessaires pour entrer dans l’œuvre d’un poète novice qui attendait sans doute beaucoup de son envoi à un écrivain qu’il admire, elle lui devait – et se devait – d’être la plus honnête possible. En 1978, par exemple, elle écrivait à l’un d’entre eux : Tous les jeunes poètes qui m’écrivent me semblent tragiquement frappés d’autisme : mal à l’aise devant ce suprême moyen d’expression qu’est la poésie, ils la confondent avec un cri ou un marmonnement individuel, sans faire l’effort d’aller, les bras ouverts, vers autrui (autrui-lecteur), ou tout simplement de libérer
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une vibration qui se prolongera à travers les autres (ou par dessus leurs têtes, peu importe), et qui, venant d’eux, est plus qu’eux.201
Quand elle répondait, elle proposait donc souvent une critique argumentée, à travers laquelle s’exprime sa manière de lire la poésie contemporaine, sa conception de la littérature et l’attention lucide et empathique qu’elle accordait aux vers de parfaits inconnus. Ainsi, Yourcenar n’hésite pas à prendre la posture du professeur qui corrige mot à mot la copie qui lui est soumise. Elle pèse chaque vers, analyse le sujet lyrique qui s’exprime et donne son avis, allant parfois jusqu’à délivrer de sentencieuses leçons de poésie dont le contenu confirme sa position originale sur l’échiquier poétique contemporain. En janvier 1970, par exemple, elle rédige à l’attention de madame K. Mikander, une habitante de Haute-Garonne qui lui a envoyé fin 1969 quelquesuns de ses poèmes, une note qu’elle intitule « Quelques conseils concernant la poésie (pour autant qu’on peut donner des conseils) »202. Yourcenar y développe quelques idées générales de bon sens pour aider sa correspondante à améliorer ses textes : éviter les mots « passe-partout », choisir toujours « l’expression la plus simple », bannir toute complaisance vis-à-vis de ses propres émotions, relire son poème comme si c’était celui d’un autre, « avoir le courage d’aller toujours au bout de sa pensée » et surtout privilégier le rythme car, comme elle le pense profondément, « [t]oute créature vivante a un rythme ». 203 201
Lettre à Dominique Le Buhan, 23 décembre 1978. Citée par Josyane SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 258-259. 202 Note à madame K. Mikander, 17 janvier 1970, ibid., p. 257-258. Yourcenar a inscrit ses conseils a une jeune poète à la fin d’un exemplaire de sa traduction des poèmes de Hortense Flexner qui venait de paraître. Elle l’a accompagnée de cet envoi : « À Mme Mikander qui a le sens exquis de la poésie, ces poèmes que je trouve très beau (dans l’original) et dans lesquels elle trouvera ça et là ce sentiment qu’elle partage, de compassion envers les créatures vivantes. » C’est assurément l’empathie exprimée par K. Mikander dans ses poèmes à l’égard de la souffrance animale qui a touché Yourcenar. Quelques mois après leurs quelques échanges épistolaires, elle apprit la mort subite de sa correspondante inconnue, enterrée au Maroc. Le 19 août 1970, elle écrit à monsieur Mikander : « ses dons poétiques étaient grands […] Je ne connais pas ce pays [le Maroc], qui doit être très beau. Et si je m’y rends, comme je me le propose quelquefois, je tâcherai d’aller saluer, au cimetière de Meknès, la tombe de ce doux poète si indignée par la cruauté et la brutalité humaine. ». Voir Fonds Yourcenar. 203 Voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 258. Dans sa réponse du 17 février 1970, madame K. Mikander exprime son
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Parfois ses critiques sont plus directes. C’est le cas des quelques échanges qu’elle a eus à plusieurs années d’intervalle avec André Connes, qu’elle rencontra brièvement à Aix-en-Provence en 1969. Ancien élève de l’essayiste Gabriel Germain avec lequel Yourcenar était en relation épistolaire204, André Connes a soumis à plusieurs reprises ses vers à Yourcenar. En juin 1970, elle lui fait part de ses remarques : Si je ne vous ai pas répondu au sujet de vos poèmes, c’est tout simplement que le temps me manque sans cesse. C’est aussi à cause de la difficulté permanente de répondre à un poète qui nous communique ses vers. Nos poèmes (mieux : tous nos livres) sont notre chair et notre sang, et il est bien ardu et aussi bien vain, de donner un conseil, même quand celui-ci est sollicité. Vos vers m’ont frappée par une sorte d’innocence ou de confiance qui vous fait exprimer comme si vous étiez le premier à ressentir l’amour, ce qui est en somme un mérite, mais j’ai aussi l’impression que ni votre langue, ni votre rythme poétique ne sont toujours bons conducteurs de ce que vous voulez exprimer, et que certains poèmes souffrent à la fois de trop peu d’élaboration littéraire et de trop d’influence d’une certaine littérature qui a déjà ses poncifs (votre titre, par exemple, auquel vous semblez tenir, me gêne énormément). Comme vous le dites, c’est affaire de lucidité et de mûrissement, et vos vers méritent d’être beaucoup révisés comme je vois que vous le faites.205
On devine aisément ce que Yourcenar pointe du doigt lorsqu’elle évoque l’influence « d’une certaine littérature qui a déjà ses poncifs », conseille à son interlocuteur de s’interroger sur son « rythme poétique » et l’invite à travailler encore afin de trouver sa admiration pour les poèmes d’Hortense Flexner et conclut : « Je veux suivre vos conseils, madame ». Voir Fonds Yourcenar. 204 M. Yourcenar exprime dans une lettre à Gabriel Germain sa préoccupation face aux « sérieuses difficultés » que connaît André Connes qui selon elle faisait preuve d’une « excessive confiance en la vie, et en soi, qui semblaient promises à des "coups durs." » Elle demande également à son correspondant de le remercier pour les poèmes sur lesquels elle n’a pas encore eu le temps de lui donner son avis. Voir lettre à Gabriel Germain, 15 juin 1969, L, p. 332. Mort prématurément, André Connes est l’auteur d’un recueil posthume qui renferme certains poèmes soumis au cours des années à M. Yourcenar. Disciple de Gabriel Germain, poète tourmenté hanté par le silence et la mort, il écrit en vers libre des poèmes d’une tonalité moderne qu’il dédie « à ceux qui sont morts d’avoir cherché la vérité ». Voir André CONNES, Toute nuit hantée, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982, 88 p. [Préface Vladimir VOLKOFF]. 205 Lettre inédite à André Connes, 5 juin 1970, Fonds Yourcenar.
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propre voix poétique. Huit ans plus tard, André Connes soumet à nouveau des vers à l’écrivain qui n’est guère plus indulgente : Je vais vous paraître aussi décevante en ce qui concerne vos poèmes. J’en dirais ce que j’ai dit de ceux que vous m’aviez montrés autrefois. Je comprends que leur composition a dû être pour vous un soulagement et un refuge dans les années mauvaises (c’est là une des raisons d’être de la poésie), mais je ne crois pas que leur valeur littéraire proprement dite puisse attirer ou retenir beaucoup de lecteurs, à moins d’une sorte de sympathie préétablie avec vous. Il se peut que je me trompe, mon propre goût allant surtout à la poésie formelle, équivalent à la fois de la musique de chambre et de la danse. […] Sans doute trouverez-vous d’autres personnes à qui les faire lire.206
Un mois exactement après cette lettre, elle écrit à un autre jeune poète, Dominique Le Buhan, qui lui a envoyé sa première publication et l’interroge sur la question de la poésie contemporaine. Il semble que les interrogations soulevées par le jeune poète aient particulièrement retenu l’attention de l’écrivain qui mentionne dans sa réponse qu’elle a souvent pensé aux questions posées par son correspondant au cours de l’année écoulée, durant laquelle la poésie était au centre de ses préoccupations puisqu’elle achevait la traduction des poèmes et la rédaction de la préface-manifeste de La Couronne et la lyre. Le soin qu’elle prend à répondre longuement, avec précision et conviction, à Dominique Le Buhan207 démontre combien les questions du jeune homme rejoignent ses propres préoccupations. Plus que la lettre d’un écrivain célèbre à un correspondant inconnu, la réponse de Yourcenar prend les aspects d’un essai argumenté dans lequel, en toute honnêteté, elle fait le point sur l’état de sa réflexion. La lettre à Dominique Le Buhan est sans doute le document dans lequel l’écrivain va le plus loin dans l’analyse de sa position vis-à-vis de la poésie contemporaine. Il convient donc de l’analyser en détail. 206
Lettre inédite à André Connes, 23 novembre 1978, ibid. À plusieurs reprises dans sa lettre dactylographiée de quatre pages, M. Yourcenar insiste sur le temps et l’énergie qu’a nécessités sa réponse. Elle ajoute d’ailleurs à la main sous sa signature : « P. S. J’ai refait trois fois cette lettre. Vous comprendrez pourquoi on ne répond pas. » Voir lettre à Dominique Le Buhan, 23 décembre 1978, Fonds Yourcenar. Une partie de cette lettre est reproduite par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 258-259. 207
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Au début de sa lettre, Yourcenar dénonce l’appauvrissement de la langue et du vocabulaire qui bien souvent est plus de l’ordre du « slogan » répété à l’envi que de l’art véritable et qui envahit « un certain journalisme et une certaine littérature ». Elle déclare que malgré le « grossier conformisme » du temps présent, la poésie n’est pas morte. Le « drame » du poète moderne est, selon elle, d’être prisonnier de cette époque de conformisme poétique qui restreint les possibilités de son chant. Après une courte réflexion philosophique sur l’arbitraire de la notion restrictive de temps et d’espace, elle donne un conseil à Dominique Le Buhan : « Rien ne vous empêche d’être un poète "d’un autre temps", ou/et de tous les temps. » Cette formule résume parfaitement la position qu’elle a elle même adoptée durant toute son existence. Après avoir insisté, encore une fois, sur l’« autisme » qui est selon elle la « maladie » dont sont atteints la plupart des jeunes poètes qui la sollicitent, elle prend, une nouvelle fois, la défense de la prosodie traditionnelle : Je ne pense pas que le vers français ait épuisé ses virtualités : c’est nous qui pour le moment sommes incapables de tirer parti de celles-ci. […] Il y a certes toujours danger que les contraintes deviennent des routines, mais leur absence fait retomber le poète en pleine prose : tantôt une prose d’exclamations et d’éjaculations, prose désarticulée, qui va dans le sens de la dislocation syntaxique que vous déplorez, tantôt, ce qui est peut-être pis encore, prose du type « informatique », sans lymphe ni sang. […] Il y a, d’une part, la prose, infiniment plus riche en crypto-rythmes qu’on ne l’imagine d’ordinaire, et d’autre part, le vers, soutenu par ses répétitions et ses séquences de sons bien à lui. Entre les deux, il me paraît que le poète moderne ne sait plus choisir.208
Tel serait donc selon Yourcenar la raison du désarroi et de la « stérilité » communicative du poète moderne. L’idée que bien souvent le vers libre n’est que de la prose déguisée en vers est centrale chez elle. Comme son ami Étiemble qui en fait un des arguments majeurs de sa fidélité à la rime, elle souscrit sans nul doute à la formule d’Audiberti « le vers libre, libre de n’être pas un vers. »209 208
Ibid. Cité par Étiemble dans son chapitre intitulé « L’Imposture du vers libre », contenu dans l’anthologie qui regroupe ses poèmes, Le Cœur et la cendre. 60 ans de poésie, Les Deux animaux, 1984, p. 123. Dans la préface de ce livre que Yourcenar possédait, 209
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C’est ce qu’elle répète avec insistance dans la lettre à Dominique Le Buhan lorsqu’elle entreprend l’analyse, vers après vers, d’un des poèmes du recueil qu’il lui a envoyé, Vis Contemplativa210 dont elle souligne la beauté du titre au début de son courrier. Hormis deux lignes qu’elle reconnaît être deux vers, le reste n’est que « simple assertion en prose », des phrases ou formules dénuées de toute poésie que l’on pourrait trouver dans un quelconque énoncé en prose, selon Yourcenar. Elle les estime, de ce fait, incapables d’émouvoir en profondeur un lecteur de poésie211. Ce qui manque, par ailleurs, au poème qu’elle décortique impitoyablement, c’est cette « unité organique » qui fait de tout « bon poème » un corps vivant et vibrant, Étiemble détaille son parcours de poète, de son époque d’imitation rimbaldienne durant laquelle il alignait « des tronçons de prose véhémente en croyant composer du vers libre, et qui d’un coup tue en soi la chanson et même le chant » jusqu’à l’aprèsguerre où il retrouve les charmes et les ressources de la prosodie traditionnelle : « Il observe alors sans surprise que la discipline lui vaut mieux que la licence, redécouvre que la rime lui est bien souvent raison, que le Crève-Cœur, ce n’est pas si moche que ça, ni les chansons d’Audiberti. Pourquoi diable serait-il déshonorant de rimer au XXe siècle ? », p. 8-9. Une position singulièrement proche de celle que Yourcenar « professe » dans ses conseils aux jeunes poètes. 210 Éd. Jean-Pierre Olliver, 1977, 58 p. Le poème « décortiqué » par M. Yourcenar ne porte pas de titre : « Nostalgie d’une foi incompatible avec mon caractère./ La mort est passée par ici./ Bientôt il ne restera plus que mon art – moi seul avec mon art, la chose impersonnelle./ Peur, j’ai peur – je suis fatigué, et c’est tout./ Je suis si seul ! Impossible amour./ Il n’est pas si facile d’être athée. », p. 21. 211 La question du vers et de la prose est bien le point central de la « démonstration » de M. Yourcenar et résume l’esprit de sa lettre, comme l’indique la mention manuscrite inscrite en haut à gauche de la première page dactylographiée par Grace Frick chargée de l’archivage, sur la copie de la lettre conservée par l’expéditrice : « M. Y. critique of her contemporaries to a young "poet" explaining to him why his work is prose » [Nous traduisons : M. Y. critique de ses contemporains, réponse à un jeune "poète", lui expliquant pourquoi son œuvre est de la prose]. Tout est signifiant dans cette notation de la plus proche collaboratrice de Yourcenar qui partageait la plupart de ses avis sur la question de la poésie : les guillemets qui encadrent le mot poète et le mot prose qui est souligné. Plus sobre, Yourcenar a également inscrit un commentaire, en haut, à droite : « Le Buhan, Dominique [réponse à un jeune poète qui est aussi un commentateur de Heidegger. Autres opuscules reçus]. Cette idée que le poète moderne confond prose et vers, elle l’a exprimée à bien d’autres jeunes poètes. En 1981, notamment elle écrit à John Taylor, poète anglophone habitant Paris, en marge d’un des poèmes qu’il lui a soumis, « Old Polybius » : « This is straight prose why do you print it as poetry […] Is this statement an effort to imitate Cavafy ? ». [Nous traduisons : C’est de la pure prose pourquoi la présentez-vous comme de la poésie ? […] Est-ce un effort pour imiter Cavafy ? ». Voir « Poems of John Taylor », 1981, Fonds Yourcenar.
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porteur de rythmes, de musique, de sens et de magie, comme seuls les grands poètes sont capables d’en composer. La conclusion à son analyse du recueil, Vis Contemplativa, dont elle a pris le soin de préciser à son auteur que c’est l’un des meilleurs qu’elle a reçus cette année-là, pourrait s’appliquer à bien des recueils de vers modernes, qu’ils soient l’œuvre de débutants ou de poètes aux talents reconnus et célébrés : L’avion n’a pas décollé. Il décolle chez Villon ou Racine (je choisis exprès deux poètes aux antipodes l’un de l’autre, parce que toutes les courbes poétiques possibles pourraient trouver place entre eux, en nombre infini, sur cette sphère à laquelle j’assimile l’expression.) Mais Chez Racine, chez Villon, le lecteur existe.212
Le peu de place qu’il accorde au lecteur dans sa création demeure, en effet, l’une des principales caractéristiques du poète moderne dont elle souligne régulièrement qu’il est bien souvent autiste. Non plus médiateur entre les dieux et les hommes, comme c’était le cas aux origines de la poésie, non plus traducteur des secrets du ciel, non plus consolateur des plus faibles ou enchanteur qui transforme le langage en magie quotidienne, le poète du XXe siècle dans sa définition moderne, a cessé de s’adresser aux hommes pour se parler à lui-même. Ou seulement à quelques happy few faisant mine de déchiffrer les formules énigmatiques du poète moderne, mais incapable d’émouvoir un plus large lectorat. C’est bien cela que Yourcenar répète avec obstination à ses correspondants qui, d’ailleurs, font souvent partie des cercles clairsemés qu’elle épingle implicitement avec une pointe de provocation. La fin de la lettre à Dominique Le Buhan reprend d’ailleurs une idée maintes fois exprimée par Yourcenar et bien d’autres poètes contemporains qui revendiquent, comme elle, l’héritage de la prosodie française : en voulant se libérer du vers traditionnel jugé routinier, le poète moderne n’a-t-il pas forgé de nouvelles routines encore plus stériles ? C’est en tout cas ce qui frappe l’écrivain dans les nombreux écrits de jeunes poètes qu’il reçoit. Sous la modernité et la nouveauté apparentes se cache un nouveau conformisme qui ne dit pas son nom. Seuls les modèles ont changé :
212
Lettre à Dominique Le Buhan, 23 décembre 1978, op. cit.
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Je suis frappée du fait que tous les poètes qui m’écrivent obéissent encore, après plus d’un siècle, à l’esthétique de Rimbaud (et jamais du Rimbaud du Bateau Ivre, mais toujours de celui des Illuminations et de la Saison en Enfer, plus facile à croire imiter, bien qu’en réalité inimitable). J’ai la sensation que ces mêmes poètes, cent ans plus tôt, eussent imité Lamartine, et cent ans plus tôt encore, Racine, avec les mêmes débattables résultats.213
Écrite à la fin de l’année 1978, au moment où l’audience publique et critique de l’écrivain atteint son zénith, à moins de deux ans de son élection très médiatisée à l’Académie française, la lettrepamphlet à Dominique Le Buhan est sans doute le document qui expose le plus limpidement la position de Marguerite Yourcenar sur la poésie de son temps214. Il semble que son jugement tranché, résultat d’une longue fréquentation de la poésie de ses contemporains et d’une réflexion mûrie au fil des décennies, soit définitif. Remarquons d’ailleurs que cette prise de position privée annonce d’une certaine manière les propos similaires qu’elle tiendra dans le quotidien Le Monde en 1984 et qui irriteront bien des lecteurs amoureux d’André Breton, René Char et Yves Bonnefoy. Vers la même époque, elle confie d’ailleurs à la photographe Gisèle Freund son opinion sur la stérilité littéraire de bien des poètes de son temps qui confondent, selon elle, hurlement dans le désert et expression véritable : « Beaucoup de gens font de l’écriture un cri, un cri personnel ; les poètes surtout et certains romanciers croient de nos jours qu’il suffit de crier. Mais l’expérience nous apprend qu’on crie presque toujours dans le désert ; les gens passent sans entendre. »215 Une telle opinion pourrait laisser penser que les sévères critiques et les « leçons » de poésie de Marguerite Yourcenar 213
Ibid. Remarquons que le dialogue entre le poète novice et l’écrivain consacré s’est poursuivi dans les années 1980. Dans une lettre datée du 20 juin 1982, M. Yourcenar écrit à Dominique Le Buhan « Merci d’avoir parfois repensé aux réflexions peut-être hâtives que je vous avais adressées à propos de vos propres vers. » Cité par Dominique LE BUHAN, lettre à l’auteur, 22 novembre 2002. Notons enfin que si M. Yourcenar n’a pas conservé le volume de vers de Le Buhan Vis Contemplativa, elle possédait dans sa bibliothèque plusieurs de ses traductions, réalisées en collaboration avec Eryck de Rubercy, de grands poètes (Stefan George, Jens Peter Jacobsen…) ou sa traduction et sa présentation de Commémoration de Hölderlin, de Max Kommerell. Dans ses lettres, elle exprime d’ailleurs son enthousiasme pour le travail des deux traducteurs. 215 Cité par Gisèle FREUND, Mémoires de l’œil, éd. du Seuil, 1977, p. 88. 214
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s’adressaient exclusivement à la poésie dans ce qu’elle avait de plus moderne. Que ce qu’elle dénonçait c’était avant tout la paresse et l’illusion du vers libre et la nouvelle routine dans laquelle se sont engluées les recherches de l’avant-garde littéraire de la seconde moitié du XXe siècle. Il n’en est rien. Yourcenar a une haute idée de la poésie dont les plus subtils représentants (Villon, Racine, Rimbaud…) lui servent de modèles indépassables. Elle traque donc constamment le manque de souffle, le travail créatif insuffisant, la rime facile dans les écrits de ses contemporains, qu’ils soient adeptes d’une poésie libre de toute contrainte formelle ou héritiers fidèles aux enchantements de l’alexandrin et de la rime riche. En 1955, par exemple, elle écrit à Alexis Curvers, animateur de la très sage Flûte enchantée, dont les poèmes néo-classiques sont très éloignés des recherches formelles les plus innovantes : Pour les poèmes (et ici je crains de vous désoler) je vais être très sévère. C’est que la poésie ne se justifie que par cette excellence de structure, de contrepoint, de forme qui donne à nos fuyantes émotions et pensées une expression inaltérable : excusez cette affirmation pompeuse d’une vérité qui vous est aussi chère qu’à moi. Or, vos poèmes de ce temps-là (car le récent sonnet paru dans La Flûte enchantée atteint à une condensation et à une netteté bien plus grande) me semblent rester en deçà de cette excellence formelle nécessaire, et l’ouvrier s’est arrêté (par découragement ? ou pour mieux rêver ?) à mi-chemin de son œuvre. Me voilà bien ennuyée d’avoir à vous donner pour toute nouveauté les conseils de Boileau, ou d’Horace…216
Ces leçons de poésie « magistrales » et sans appel que Yourcenar inflige à de nombreux correspondants, ces bribes de commentaires, ces avis dont elle assume la totale subjectivité, ce dialogue établi avec de jeunes écrivains, qui appartiennent aux courants dominants de la modernité poétique des années 1960-1970, sont très importants. Ils permettent de voir en actes la vraie nature de la relation intime que l’écrivain entretient avec la poésie. Cette attention lucide à la poésie d’autrui illustre à quel point il lui semble important de confronter sa propre éthique de la poésie avec celle qui domine dans les cercles littéraires les plus en vue. En lisant et en répondant à tous les jeunes poètes qui la sollicitent, Marguerite 216
Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 480-481.
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211
Yourcenar a peut-être l’impression de faire œuvre utile. La lecture des lettres qu’elle adresse à des poètes inexpérimentés, qui cherchent leur voie, montre combien il lui paraît nécessaire d’exprimer sa propre conception de la poésie, de partager ses propres convictions, ou plus simplement de s’affirmer poète autrement. Si le ton de ces échanges est parfois cassant, il se veut le plus souvent pédagogique, voire doctrinal. Yourcenar montre, démontre, argumente et veut visiblement convaincre ses correspondants qu’il existe une autre voie pour le poète moderne. C’est justement cette voie-là qu’elle a choisie. Et qu’importe si l’Université qui l’ignore superbement, Tel Quel, les enfants du surréalisme ou les structuralistes ont emprunté d’autres autoroutes. Pour Marguerite Yourcenar, la « vérité » profonde du poète est à chercher ailleurs, comme la vraie vie. Être moderne à tout prix n’a aucune valeur pour elle. Souvenons-nous du conseil qu’elle donne au jeune Dominique Le Buhan : « Rien ne vous empêche d’être un poète "d’un autre temps", ou/et de tous les temps »217. C’est exactement la position qu’elle entend défendre au cœur de la poésie de son époque.
Trois contemporains capitaux et un chanteur contestataire C’est sans doute parce qu’elle les considère comme des poètes « de tous les temps » que Marguerite Yourcenar est particulièrement attachée à l’œuvre et à la démarche artistique de trois grands noms de la poésie française du siècle dernier : Guillaume Apollinaire, Paul Valéry et Jean Cocteau. Ils sont, selon elle, les dignes continuateurs des Racine, Chénier, Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Maurice de Guérin, qui constituent, nous l’avons vu, son panthéon littéraire intime. Apollinaire, Valéry et Cocteau incarnent donc le meilleur de la poésie française du XXe siècle selon Yourcenar et forment un trio de contemporains capitaux auxquels elle revient toujours. C’est dans une lettre à un poète inconnu dans laquelle Yourcenar a sévèrement jugé les nouveaux vers qu’il lui a soumis, qu’elle précise ses goûts en matière de poésie moderne : « je ne vois guère à notre époque à citer que Valéry, Apollinaire ; certains vers de Cocteau comme Plain-
217
Lettre à D. Le Buhan, 23 décembre 1978, op. cit.
212
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Chant. »218 écrit-elle en 1978. C’est la première fois qu’elle réunit ces trois noms pour définir ce qu’elle considère comme la grande et vraie poésie de son siècle.
Guillaume Apollinaire Contrairement à Valéry et Cocteau, Apollinaire est peu présent dans l’œuvre yourcenarienne, comme si l’écrivain entretenait avec Apollinaire une passion secrète, presque indicible. Yourcenar fait discrètement allusion à l’un de ses principaux recueils dans Denier du rêve, roman entrepris au début des années trente, quand elle décrit les quelques livres que possède un de ses personnages, Massimo : « Un Chestov, un Berdiaeff, un volume d’une traduction allemande de Kierkegaard, Alcools d’Apollinaire, Das Stundenbuch de Rilke… »219. En 1987, elle cite Apollinaire parmi les poètes modernes qui ont compté pour elle220. Nous savons que Yourcenar n’a pas découvert les poèmes d’Apollinaire à l’adolescence durant laquelle elle se forge une solide culture humaniste d’où les auteurs modernes sont encore exclus. Rappelons qu’elle n’a que dix ans lorsque paraît Alcools (1913), quatorze lorsque Apollinaire prononce sa mémorable conférence, « L’esprit nouveau et les poètes » (1917), quinze à la mort du poète et à la parution de Calligrammes (1918). On comprend donc aisément que la toute jeune Marguerite Yourcenar soit entrée en contact avec la poésie apollinarienne quelques années plus tard, vraisemblablement dans la seconde moitié des années 1920, durant lesquelles elle découvre également Rimbaud221 Il est certain que la poésie d’Apollinaire l’émeut au plus haut point. Son ami Yvon Bernier se souvient qu’elle connaissait plusieurs de ses poèmes par cœur et qu’elle les récitait volontiers222. Nous savons par ailleurs qu’elle a lu attentivement, dès sa parution fin 1968, le Guillaume Apollinaire de Pierre-Marcel Adéma 223, auquel elle fait 218 Lettre à André Connes, 23 novembre 1978, citée par J. SAVIGNEAU Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 259. 219 DR, p. 279. 220 Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », op. cit., PV, p. 395. 221 Voir YO, p. 49. 222 Entretien avec l’auteur, Paris, 30 août 2001. 223 La Table ronde, coll. « Les vies perpendiculaires », 1968, 386 p.
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213
référence sans le nommer dans une lettre adressée, début 1969, à la petite-fille du poète et critique Jean Royère224. On peut d’ailleurs raisonnablement penser que le défenseur et ami d’Apollinaire, que Yourcenar fréquenta au début des années 1930, fut l’un des introducteurs du grand poète auprès du jeune écrivain. Yourcenar insiste, dans la lettre adressée à sa petite-fille, sur « les poètes que Jean Royère a été l’un des premiers à faire connaître au public lettré, comme Apollinaire »225. De la même manière, on peut supposer qu’elle a évoqué le souvenir de l’auteur de Bestiaire au cours de ses conservations avec Natalie Barney, qui le reçut dans son salon, et avec le peintre Marie Laurencin qui le connut intimement. Il est d’ailleurs plusieurs fois question d’Apollinaire dans les lettres envoyées par Marie Laurencin à Marguerite Yourcenar226. On conçoit aisément ce qui touchait Yourcenar dans l’œuvre d’Apollinaire tant les préoccupations esthétiques et poétiques des deux poètes sont secrètement proches. Elle ne pouvait être insensible à un poète qui pense, comme elle, que « [l]a meilleure façon d’être classique et pondéré est d’être de son temps en ne sacrifiant rien de ce que les Anciens on pu nous apprendre. »227 Ces Anciens qui comptent et auxquels ils se sentaient redevables sont les mêmes pour Apollinaire et Yourcenar : Villon, Racine, La Fontaine…qu’ils ont goûtés tous les deux dès l’enfance. Les deux écrivains partagent également une passion pour les traditions populaires, les chansons ou contes anciens, la littérature médiévale, l’exotisme des Mille et une nuits et les traditions bouddhiques. C’est justement cette poésie vibrante, nourrie de multiples influences, aux accents étonnants et singuliers, qui la touche dans l’œuvre apollinarienne. Elle est également sensible au fait que la poésie d’Apollinaire a la musicalité du chant et la légèreté de la chanson, genre qui intéressait les deux écrivains. Même s’il est résolument moderne, il fait confiance au vers et à la rime, adopte même parfois l’alexandrin, jouant avec les ressources de la prosodie traditionnelle sans les nier pour autant. Précurseur des avant-garde poétiques du XXe siècle, annonciateur et 224
Voir lettre à Denise Bengnot, 8 janvier 1969, Fonds Yourcenar. Lettre à Denis Bengnot, Ibid. 226 Voir en particulier lettres du 29 mars et du 29 octobre 1952, Fonds Yourcenar. 227 Lettre à Jeanne-Yves Blanc, 18 août 1915. Cité par Michel DÉCAUDIN, « L’écrivain en son temps », Apollinaire en somme, Honoré Champion éditeur, 1998, p. 178. 225
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modèle de dada et du surréalisme, Apollinaire a, aux yeux de Yourcenar, la vertu rare d’être resté un poète libre, assujetti à aucune doctrine littéraire ou école de pensée, jonglant entre tradition intelligemment digérée et modernité créatrice. Il représente pour elle une manière de poète rêvé, presque idéal au seuil du XXe siècle. Même si sa propre poésie est très éloignée de l’univers apollinarien, la lectrice qu’elle est, sait voir dans l’œuvre d’Apollinaire la marque d’un grand poète. De la même manière qu’Apollinaire est très peu présent dans l’œuvre yourcenarienne, ses livres sont très discrets dans la bibliothèque de Marguerite Yourcenar. Elle n’a conservé que deux ouvrages du poète : Calligrammes et Alcools, publiés dans la collection « Poésie/Gallimard » dont elle possédait un certain nombre de titres. Nous avons repéré une seule marque de lecture dans les deux recueils. Dans Calligrammes, Yourcenar a apposé un point noir au feutre, en face du célèbre premier vers du poème « L’Adieu du cavalier » : « Ah Dieu que la guerre est jolie ». Remarquons également qu’il s’agit de deux éditions datant respectivement de 1986 et 1985 qui lui ont vraisemblablement été envoyées par son éditeur. Les deux seuls livres d’Apollinaire qu’elle possédait ont donc rejoint les rayons de sa bibliothèque à la fin de sa vie. Cela peut surprendre quand il s’agit d’un des poètes modernes qu’elle préfère. Plusieurs explications sont envisageables. Apollinaire aura été pour elle le poète d’une époque, les années 1930. Et les œuvres de lui qu’elle possédait n’ont pas traversé l’Atlantique lors de son exil américain de 1939. Nous savons, par ailleurs, qu’elle récitait volontiers plusieurs de ses poèmes qu’elle savait par cœur. Sans forcément passer par la lecture, sa fréquentation d’Apollinaire s’est intériorisée avec le temps. De plus, il est certain qu’elle a pu lire ou plutôt relire ses vers dans certaines revues ou même dans les anthologies de la poésie française qu’elle possédait. Il convient également de tenir compte des très nombreux livres emportés ou achetés en voyage et laissés en route, comme c’est le cas pour la biographie d’Apollinaire de Pierre-Marcel Adéma qu’elle a lue en décembre 1968. Apollinaire a donc pu accompagner Yourcenar de manière souterraine au cours de son existence et réapparaître dans sa bibliothèque à la toute fin de sa vie.
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Paul Valéry Si Apollinaire représente pour Yourcenar le génie poétique dans ce qu’il a de plus spontané et de plus inventif, Valéry symbolise pour elle l’éclat de l’intellect, l’ascétisme du penseur et la sagesse du poète. Elle le découvre pendant les années 1920, au moment où son génie poétique est pleinement reconnu après la publication de La Jeune Parque, d’Album de vers anciens et qu’il devient un poète « officiel », élu à l’Académie française et célébré presque unanimement à travers l’Europe. Au même moment, elle publie ses deux premiers recueils de vers de facture traditionnelle et multiplie les collaborations dans les revues. On peut raisonnablement penser que le poète novice, épris de culture antique et très attaché à la prosodie traditionnelle, a été sensible à la splendeur et à la rigueur formelle de l’auteur de La Jeune Parque, qui déclarait qu’avec ce poème, il avait voulu dresser, pour honorer la langue française, « un petit monument peut-être funéraire, fait de mots les plus purs et de ses formes les plus nobles – un petit tombeau sans date – sur les bords menaçants de l’Océan du Charabia. »228 De tels propos ne pouvaient que conforter Yourcenar dans la voie poétique qu’elle avait empruntée dès son adolescence. Qu’un poète tel que Valéry recherche la beauté rythmique et pure du vers, qu’il affectionne l’alexandrin, qu’il se proclame héritier des symbolistes et qu’il dénonce « l’Océan du Charabia » qui menacerait la littérature d’avant-garde de ces annéeslà, ne pouvait que trouver des échos favorables chez le jeune écrivain. Bien des années plus tard, Yourcenar reconnaîtra sa dette envers l’auteur du Cimetière marin : « Valéry est le premier peut-être de qui j’ai appris, à l’âge de vingt ans, qu’il existait une méthode. Et il aura aussi été le dernier poète à nous faire sentir la beauté presque sacrée de la forme. »229 Cette méthode valéryenne, elle l’aura probablement puisée dans la célèbre Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, essai dans lequel Valéry développe sa vision de l’art et de la poésie et insiste sur les passerelles qui existent entre l’art et les sciences. Mariant génie artistique et rigueur scientifique, il postule une « méthode universelle » que Yourcenar tentera d’expérimenter à son tour. Elle l’aura sans doute également deviné à travers la démarche 228 229
Cité par Claude LAUNAY, Paul Valéry, Lyon, La Manufacture, 1990, p. 120. Lettre à Émilie Noulet, 20 novembre 1973, L, p. 416-417.
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éthique et créatrice du grand écrivain qu’elle fera partiellement sienne. La quête solitaire et obstinée de connaissance chez Valéry, son besoin constant de perfectionnement intérieur, sa méfiance vis-à-vis des excès de lyrisme maladif de son époque, la rigueur rationnelle qu’il entend imposer à la poésie, la confiance qu’il faisait aux ressources formelles et musicales de la langue sont autant de notions qui importeront à Yourcenar. Mais si pour elle, Valéry est bien le penseur qui lui a enseigné la « méthode », il est surtout le dernier poète qui lui a fait toucher du doigt « la beauté presque sacrée de la forme. » C’est avant tout la perfection de son vers, la richesse de ses rimes, l’harmonie rythmique des mètres qu’il utilise, l’équilibre savant de ses poèmes qu’elle apprécie. La virtuosité à la fois austère et sensuelle du vers valéryen représente pour elle l’équivalent de la perfection racinienne, qu’elle place, comme nous le savons, au-dessus de tout en matière de prosodie française. Valéry et Racine sont d’ailleurs cités conjointement, comme exemples de « très grands artistes »230. Valéry est assurément, aux yeux de Yourcenar, le dernier monument de la poésie française qui domine la première partie du vingtième siècle, symbole de résistance contre les égarements des avant-gardes. À la lecture de ses poèmes, qui n’ont pas oublié Pindare et Virgile, elle se sent en territoire ami. L’héritier du symbolisme qui chante, dans Album de vers anciens et Charmes en particulier, Orphée et Narcisse, célèbre Vénus et consacre un cantique aux colonnes antiques, est toujours fidèle à l’esprit grec. Son inspiration méditerranéenne, si essentielle pour elle dans ces années-là, la conforte dans sa passion pour l’Antiquité gréco-romaine que la subtilité du vers valéryen légitime. Valéry fait alors office de « balise » qui rassure, en indiquant à la fois les limites et le chemin à suivre231. Quand il s’agit de marquer les grandes étapes de la littérature, Valéry est régulièrement cité par Yourcenar, comme un point d’aboutissement. « De Virgile à Paul Valéry » écrit-elle à propos des artistes qui se sont inspirés avec talent
230
Dans l’échelle de valeur yourcenarienne, ils sont toutefois moins grands qu’Homère et Tolstoï. Voir « La Poursuite de la sagesse », S II, p. 70. 231 Jeanine DELPECH affirme dans Les Nouvelles littéraires du 22 mai 1952 que le premier roman de M. Yourcenar, Alexis ou le Traité du vain combat lui valut, à sa parution en 1929, « l’admiration de Valéry ». Voir PV, p. 28. Il n’existe, à notre connaissance, aucune trace écrite de cette admiration.
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de la tradition grecque ancienne232. Ailleurs, elle note tel vers d’Agrippa d’Aubigné « où d’une apposition de termes abstraits se développe presque voluptueusement une image concrète [qui] annonce l’art de Valéry »233. Celui-ci est donc bien pour Yourcenar une « vigie » qui, durant ses années de jeunesse tout au moins, a nourri ses réflexions sur la poésie, la question de la conscience de l’artiste dans la cité et l’avenir de la culture. Son article « Diagnostic de l’Europe », écrit en 1928, doit beaucoup aux réflexions sur « La crise de l’esprit » développées par Valéry dans plusieurs essais du début des années vingt. Grâce à lui, elle a eu très tôt conscience que les civilisations étaient mortelles. Le critique Edmond Jaloux n’a d’ailleurs pas manqué de noter à l’époque le « pessimisme "valéryen" »234 dont faisait preuve dans son étude le jeune écrivain. Yourcenar a elle-même revendiqué, à propos de « Phédon ou le vertige », une des proses de Feux, « l’influence du voluptueux humanisme de Paul Valéry, voilant ici de sa belle surface une véhémence nullement valéryenne. »235 Composé en 1935, le recueil porte en son cœur la marque du grand modèle. Dès les premières lignes, l’auteur prend avec malice le contre-pied de la pensée valéryenne : L’admirable Paul s’est trompé. (Je parle du grand sophiste et non du grand prédicateur.) Il existe, pour toute pensée, pour tout amour, qui, laissé à soi-même, défaillerait peut-être, un cordial singulièrement énergique qui est tout le reste du monde, qui s’oppose à lui, et qui ne le vaut pas.236
Contredire l’illustre écrivain, c’est aussi une manière de réfléchir à ses côtés, à partir de ses propres vues sur la pensée ou l’amour. D’ailleurs, si Marguerite Yourcenar s’est profondément imprégnée de l’œuvre valéryenne, elle n’a pas manqué de souligner 232
Voir « Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 443. « Les Tragiques D’Agrippa d’Aubigné », SBI, p. 35. 234 « Alexis ou le Traité du vain combat par Marg. Yourcenar (Au Sans-Pareil) », Les Nouvelles littéraires, 29 avril 1930, p. 3. 235 « Préface » écrite en 1967, F, p. 1049. 236 Ibid., p. 1055. Dans une note à la préface de 1967, M. Yourcenar explicite l’allusion au « grand sophiste » : « De cet intérêt pour l’œuvre de Valéry, une allusion à "l’admirable Paul" dans le premier groupe de pensées fait preuve. La formule valéryenne dont cette pensée prend le contre-pied se trouve dans Choses tues, 1932. », ibid., p. 1049. 233
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les points de désaccord qui existaient entre le « grand sophiste » et elle. Si elle admire le grand poète et l’intellectuel qui lui a montré la voie de la « méthode », elle ne partage pas ses positions philosophiques, comme elle l’écrit en 1973 à la spécialiste de Valéry, Émilie Noulet237. Quelques années plus tôt, elle écrivait déjà à l’essayiste Gabriel Germain, en commentant son livre Le Regard intérieur, qu’elle partage ses « vues sur l’incommensurable médiocrité spirituelle d’un Valéry ou d’un Gide »238, reconnaissant tout de même sa dette envers les deux écrivains qui ont marqué ses années de formation. Grâce à Valéry, elle a compris que chaque poète possédait au fond de lui sa « langue self », expression qu’il utilisait pour désigner cet idiome intime et secret que le poète doit « traduire » quand il écrit, afin que ce qu’il entend exprimer soit « accessible à tous », comme Yourcenar l’expliquait à Matthieu Galey239. C’est sans doute aussi cela l’apport de la « méthode » valéryenne qui a guidé ses premiers pas de poète : « peut-être n’y a-t-il pas de langues… Peutêtre n’y a-t-il que ce que Valéry, je crois, appelait la langue Self, celle dans laquelle nous essayons de chanter. »240, confiait-elle en 1980 au poète et traductrice Silvia Baron Supervielle. Marguerite Yourcenar a conservé une dizaine d’ouvrages de Valéry ou le concernant. L’essentiel des œuvres qu’elle possède a été publié à partir du début des années 1930, période durant laquelle sa fréquentation de Valéry semble avoir été la plus intense. Parmi ses textes en prose, notons un exemplaire de Monsieur Teste, des essais tels que Moralités, Choses tues, Pièces sur l’art, Vues et un recueil publié en 1970 contenant Eupalinos, L’Âme et la danse, Dialogue de l’arbre. Elle a classé parmi les livres d’art et autres catalogues d’expositions un livre illustré, rédigé par la fille du poète, Agathe Rouart Valéry, Valéry à Gênes, édité par la télévision publique italienne. Mais l’ouvrage qui lui tenait le plus à cœur est sans nul doute, son exemplaire de Poésies, l’anthologie des vers de Valéry publiée en 1929 et dont elle possédait une réédition de 1931. Ce recueil contenant le meilleur de la poésie valéryenne241 renferme tout ce que Yourcenar aimait chez le grand poète. L’exemplaire conservé 237
Voir lettre du 20 novembre 1973, L, p. 416. Lettre à Gabriel Germain, 15 juin 1969, ibid., p. 331. 239 Voir YO, p. 205. 240 Lettre à Silvia Baron Supervielle, 11 juillet 1980, Archives S. Baron Supervielle. 241 Le volume contient les poèmes d’Album de vers anciens et de Charmes. 238
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dans la bibliothèque de Petite Plaisance témoigne d’ailleurs de l’admiration de la lectrice dont l’activité de marginaliste, qui s’exerce dans bien des livres, prend ici une ampleur rare. L’écriture de Yourcenar et l’encre utilisée nous incitent à penser que ce caviardage des poèmes valéryens date des années 1930. Lectrice alors fascinée par la perfection valéryenne, elle investit l’espace libre entre les poèmes pour noter ses pensées, ses commentaires critiques, exprimer son admiration pour tel passage, souligner tel groupe de vers qui lui semble remarquable. Le volume est également riche de nombreux dessins à l’encre de Yourcenar qui enlumine, en quelque sorte, les poèmes de Valéry, esquissant des silhouettes qu’elle intègre à la page, créant ainsi son propre recueil personnalisé. Page 54, à la fin du poème « Anne », extrait d’Album de vers anciens, elle note : « Les vers qui précèdent représentent des ébauches plus anciennes des poèmes qui vont suivre, refaits par Valéry avec un art plus précis, plus sec, et plus souple – Seul « Anne » compte ici déjà parmi les grands poèmes définitifs. » On constate combien est attentive et documentée la lecture que fait Yourcenar des vers anciens remaniés par Valéry. À la page suivante, elle exprime son admiration pour le poème « Air de Sémiramis » : « Le plus beau sans doute des poèmes "ancienne manière" de Valéry, et l’un des plus vigoureux et des plus vivants. Sémiramis parle de la terrasse de Babylone. » Elle souligne les vers 3, 4 et 5 et inscrit dans la marge : « morning on the temples ». Page 185, en tête du poème « Le Cimetière marin », elle traduit en anglais, la citation de Pindare mise en exergue par l’auteur et note, au bas de la page, à propos du célèbre premier vers qu’elle a souligné : « La mer Méditerranée vue du vieux cimetière de Sète »242. Parfois ses notations sont brèves et explicites comme à la page 198 où « Palme », le dernier poème du recueil, est couronné d’un simple « Très beau », tandis qu’elle souligne une dizaine de vers dans les deux dernières strophes et dessine un chétif palmier planté au bas de la page. Bien d’autres pages de Poésies contiennent des dessins de Yourcenar, activité dont nous savons qu’elle accompagnait parfois l’écriture mais également la lecture de l’écrivain. Page 131, elle trace la silhouette d’une femme allongée pour illustrer le poème « La 242
Elle a d’abord écrit « Narbonne », qui est barré pour le remplacer par « Sète ». Le premier vers du « Cimetière marin » est : « Ce toit tranquille, où marchent des colombes, ».
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Dormeuse ». Page 161, elle représente un visage drapé de voiles pour figurer le génie de l’air du court poème « Le Sylphe ». Page 183 enfin, c’est la coque d’un voilier voguant sur la mer qui illustre le poème « Le Vin perdu » qui semble particulièrement cher à Yourcenar. 243 Lire Valéry est donc bien pour elle rêver avec lui, à partir de ses poèmes, mettre des mots entre les siens, mais aussi des formes, des courbes qui prolongent la lecture, la rendent plus libre et lui donnent une dimension à la fois ludique et créatrice. Un tel exemple montre la proximité, voire la communion qui a existé entre la poésie de Valéry et Yourcenar, en particulier dans les années 1930. Le dialogue avec l’œuvre de l’auteur de La Jeune Parque s’est poursuivi à travers les décennies, comme on le constate en feuilletant un autre ouvrage de sa bibliothèque. Il s’agit de « Albums d’idées », voilà le titre soit les commentaires d’Émilie Noulet sur les Cahiers de Paul Valéry de l’année 1934. Nous savons qu’elle a pris beaucoup de plaisir à lire ce livre dès sa parution en 1973. Elle connaissait l’universitaire belge et estimait son travail de critique. Elle lui écrit d’ailleurs : « Comme j’admire votre amicale fidélité à son égard ! Vous le commentez sans jamais le tirer à vous ; vous replacez ses pensées au moment où elles sont nées ; on parvient presque grâce à vous, à rejoindre l’homme qui pense. »244. Les nombreuses petites annotations qui émaillent les extraits des Cahiers et les commentaires d’Émilie Noulet prouvent, par ailleurs, le soin avec lequel Yourcenar s’est replongée dans l’écriture valéryenne avec laquelle elle a établi un dialogue esthétique et poétique profond qui s’est poursuivi durant toute sa vie. Un texte de Valéry, cité par Émilie Noulet a particulièrement retenu son attention : Poésie, tu es danse. Danse, tu demandes la grâce Mais la grâce ne peut paraître dans les actes difficiles, si la plus grande force, n’est pas acquise, tout d’abord... Mais la vraie force de l’esprit est la faculté de
243 Nous avons découvert dans la bibliothèque de Petite Plaisance, entre les pages de The Oxford Book of French verse, une feuille de carnet sur laquelle Yourcenar avait dactylographié le poème « Le Vin perdu ». 244 Lettre à Émilie Noulet du 20 novembre 1973, L, p. 417.
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soutenir la présence libre, en même temps que l’objet Ce que plusieurs jugent contraire à la poésie...
En marge de cette définition valéryenne de la poésie, Yourcenar a simplement inscrit : « Bien dit. » Elle a cependant ajouté au bas de la page : « le fin du fin/ le fin du fin du fin », appréciation quelque peu énigmatique, qui se passe pourtant de tout commentaire. Jean Cocteau245 Plus qu’Apollinaire et Valéry, qui font figure d’aînés tutélaires parmi les grands poètes français du XXe siècle qu’elle admirait, Jean Cocteau incarne aux yeux de Yourcenar le poète vivant et vibrant qui domine son époque. À l’évidence, il existe une plus grande proximité poétique entre les deux artistes qui se sont connus et dont les préoccupations esthétiques et les choix littéraires ont de nombreux points communs. Cocteau est resté jusqu’à la fin de la vie de Yourcenar ce « très grand poète »246 découvert dans sa jeunesse et dont elle ne cessera d’explorer l’œuvre protéiforme. Il est également l’écrivain contemporain français auquel elle fait le plus souvent référence dans certains de ses écrits (essais, notes, correspondance, souvenirs, romans…) ou ses entretiens. Que l’on songe à une formule de Cocteau tirée de La Machine infernale qu’elle répètera à satiété en l’adaptant légèrement : « Le temps, c’est de l’éternité pliée »247. Ou encore dans son roman Le Coup de Grâce, écrit en 1938, à cette allusion à Conrad, l’un des personnages principaux, imaginé par le narrateur, « l’après-guerre aidant, poète à la remorque de T. S. Eliot ou de Jean Cocteau dans les bars de Berlin »248. On peut également citer l’allusion légèrement critique contenue dans son essai « Mythologie » composé en 1943 : « une pièce comme Les Chevaliers 245
Une première version de ce texte est parue sous le titre « Yourcenar et Cocteau. Une amitié à part », dans le Bulletin de la SIEY, n˚ 24, décembre 2003, p.149-171. 246 À J. Chancel qui lui demande, en 1979, « Que pensez-vous d’un poète comme Cocteau, […] si critiqué de son vivant ? », elle répondait : « Je le considère comme un très grand poète ! ». Radioscopie Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 41. 247 La citation exacte qu’elle rétablira dans son recueil de pensées, La Voix des choses, est : « Le Temps des hommes est de l’Éternité pliée… » 248 CG, p. 90.
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de la Table ronde, de Jean Cocteau, est vouée d’avance à l’hermétisme littéraire, pour un public à qui Arthur sera toujours moins familier qu’Hector »249. Il est possible de brosser le portrait de l’auteur de La Voix humaine à travers le prisme de l’enthousiasme yourcenarien, afin de comprendre ce qui rapproche les deux écrivains dont nous connaissons l’admiration réciproque. Quand elle évoque Cocteau, Yourcenar utilise essentiellement deux registres sémantiques voisins, voire complémentaires et pourtant contradictoires, celui de la magie pure et celui de l’illusion de foire : « J’aimais […] Cocteau ; j’étais sensible à son génie mystificateur et sorcier ; je lui en voulais pourtant de s’abaisser aux tours de passe-passe de l’illusionniste »250. Ce jugement, extrait de la préface de Feux écrite en 1967, résume exactement sa pensée et trace une frontière entre le grand poète qu’elle admire et les aspects de son œuvre ou de sa personnalité qui l’agacent. Ce qu’elle retient avant tout c’est l’enchanteur aux pouvoirs proprement surnaturels, tel qu’elle le décrit à la télévision belge en 1971 : En dépit de toutes ses petites habiletés (Jean Cocteau aimait beaucoup la mode, il aimait beaucoup le succès, il aimait beaucoup plaire, il y avait en lui, je crois, cette espèce de fond de timidité qui fait désirer plaire à tout prix), et en dépit de tout cela, il y avait cette espèce d’étrange sens des frontières du monde, des frontières de notre personnalité, de ce que nous sommes, de ce que nous ne sommes pas, des éléments inconnus qui jouent en nous. Il a écrit certainement quelques-uns des vers de notre époque les plus chargés d’un sens étrange.251
Quelques années plus tard, c’est encore l’imagerie de la magie qu’elle utilise pour caractériser le génie du poète : « Chez Cocteau, il y avait par moments la grandeur ; une grandeur étrange, très près
249
Lettres françaises, n˚ 11, Buenos Aires, janvier 1944, p. 44. Il est intéressant de noter que Yourcenar supprimera ce passage lorsqu’elle révisera son texte, en 1971. Il ne figure donc pas dans la version définitive de l’essai publiée sous le titre « Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », dans En Pèlerin et en étranger (1989). Voir EM, p. 440-445. 250 « Préface », F, p. 1049. 251 « Entretiens littéraires avec Jacques Goossens », RTBF, 1er décembre 1971. Voir « Entretiens avec des Belges », op. cit., p. 117.
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d’une sorte de pouvoir occulte. C’était un médium. »252. C’est sans doute le plus beau compliment que Yourcenar pouvait faire à un poète. Être un voyant, à la manière de Rimbaud ou Borges, c’est assurément pour elle atteindre aux rives mystérieuses des vérités indicibles que le poète seul entrevoit et murmure. C’est bien à ces hauteurs-là que Yourcenar place le meilleur Cocteau qu’elle rapproche d’ailleurs de Mishima, autre écrivain qui la fascine. Comme elle, l’écrivain japonais a été très sensible au charme de l’œuvre de Cocteau duquel les critiques l’ont parfois rapproché. Elle souligne dans une note de son essai, Mishima ou la Vision du vide, les convergences et les divergences qui existent entre les deux artistes : Par son extraordinaire versatilité, Cocteau ressemble peut-être davantage [que d’Annunzio] à Mishima, mais l’héroïsme (sauf cet héroïsme secret du poète qu’il ne faut jamais oublier) n’a pas été une de ses caractéristiques. De plus (et la différence est grande) l’art de Cocteau tient du sorcier, celui de Mishima du visionnaire.253
Magicien, médium, sorcier… le portrait coctalien qu’elle esquisse au fil du temps est plutôt élogieux et cohérent. Pourtant, Yourcenar conserve toujours un sens critique aiguisé. Elle ne manque jamais de contrebalancer les compliments par une série de réserves, toujours les mêmes, soulignant la place regrettable que prend parfois chez Cocteau le saltimbanque cabotin, qui gâche un peu le véritable mystère de l’artiste : Et souvent cela déraillait dans la futilité, le désir de faire parisien, la gêne devant ses propres dons. […] j’avais l’impression qu’il était écartelé entre ses dons, j’ose dire son génie […] et son effort pour rester le poète à la mode. Je crois qu’il ne s’est jamais lancé complètement sans filet, qu’il est resté attaché à cette chaîne.254
Ces deux aspects cohabitent toujours lorsqu’elle évoque Cocteau. Il est assurément un grand poète, un pur magicien des mots et des songes, mais il y a en lui quelque chose de l’artiste de cirque qui fait des prouesses pour épater le badaud. Souvent d’ailleurs, Yourcenar utilise l’imagerie circasienne, proche du monde de 252
YO, p. 93. MVV, p. 208. 254 YO, p. 93-94. 253
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l’illusion factice, quand elle parle de l’auteur du Testament d’Orphée : « il a joué ce jeu fantasque qui l’a fait passer pour un sublime clown ou un acrobate. Mais derrière ces masques, il y avait un fabuleux poète, c’est indéniable. »255. Ces constantes références au monde du cirque et à certains numéros de music-hall ne sont nullement gratuites. Elles renvoient implicitement aux années 1920-1930 où toute une génération d’artistes, et en particulier Cocteau, a été fascinée par l’art du cirque, l’illusion et le courage des funambules et des acrobates, les performances des clowns érigés en tragi-comiques désespérés, la magie du travestissement et la notion de spectacle total. Nous savons qu’une grande partie des œuvres coctaliennes de cette période flirte volontiers avec les techniques, les procédés, les décors et les mises en scène propres aux spectacles populaires de cirque ou de music-hall256, univers qui trouvent également de discrets échos dans l’œuvre yourcenarienne du milieu des années 1930, dans Feux notamment, où Yourcenar met en scène le suicide raté de Sappho en acrobate du désespoir : « Chaque soir, livrée aux bêtes du cirque, qui la dévorent des yeux, elle tient dans un espace encombré de poulies et de mâts ses engagements d’étoile. »257 La fascination pour l’univers à la fois poignant, factice et féerique de ces spectacles populaires était commune aux deux écrivains. Il serait faux d’affirmer que Yourcenar apprécie l’ensemble de l’œuvre de Cocteau. Lors de son élection à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 1970, elle répond à un questionnaire concernant les écrivains qu’elle admire. Elle cite Cocteau, aux côtés d’Agrippa d’Aubigné, Tolstoï et Thomas Mann, mais fait suivre son nom de l’adverbe « parfois »258, tout à fait 255
Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, op. cit., p. 41. Voir en particulier Parade, Le Bœuf sur le toit, Les Mariés de la Tour Eiffel, ou encore, La Voix humaine et Le Bel indifférent. Pour une étude approfondie sur le sujet, on peut se reporter à Brigitte BORSARO, « Cocteau, le cirque et le music-hall », Cahiers Jean Cocteau, nouvelle série, n˚ 2, septembre 2003, 248 p. 257 « Sappho ou le suicide ». F, OR, p. 1129. Dans sa préface de 1967, M. Yourcenar rappelle qu’une partie de son inspiration provient de la « passion du spectacle » commune à sa génération, et dans le cas de Sappho au « monde international du plaisir d’entre-deux-guerres », en particulier aux numéros de cabaret admirés en compagnie d’Andréas Embiricos lors de leurs escales à Istanbul dont elle restitue l’ambiance à la fois factice, pitoyable et féerique dans « Sappho ou le suicide ». 258 Voir Michèle GOSLAR, Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », Bruxelles, éditions Racine/Académie royale de langue et littérature françaises, 1998, p. 259. 256
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explicite. Toutefois, elle se sent le plus souvent en symbiose avec ce qu’il écrit et fréquente avec passion de larges pans de son œuvre, sa poésie et de son théâtre, en particulier. Parmi les motifs d’admiration de l’œuvre de Cocteau, son rapport privilégié à la Grèce ancienne est sans doute un de ceux qui la fascinent le plus. Elle voit d’ailleurs en lui, « de tous les poètes du XXe siècle, [celui qui] s’est, par moments et comme par un admirable élan d’acrobate, rapproché le plus du mythe grec »259. Ce que n’a pas su faire, selon elle, Jean Giraudoux dont elle n’apprécie pas le théâtre d’inspiration mythologique, sur lequel elle portera des jugements sévères. Cocteau symbolise donc pour elle l’anti-Giraudoux par excellence. Elle ne cessera pas d’ailleurs de les opposer. À la « Grèce ingénieuse et parisianisée »260 de l’auteur de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, qu’elle déclare « fort peu grec »261, elle préfère assurément le dessein que s’est fixé Cocteau, en réinventant Antigone, en 1922 : « Je déblaye, je concentre et j’ôte à un drame immortel la matière morte qui recouvre sa matière vivante »262. En 1954, au moment de la création à Paris, de sa pièce Électre ou la chute des masques, elle détaille sa propre manière de revisiter les grands mythes de l’antiquité, évoquant les contemporains qui s’y sont essayés avec plus ou moins de bonheur (Gide, Giraudoux, Anouilh, Montherlant, Sartre). Le paragraphe qu’elle consacre à Cocteau, le plus long et le plus élogieux, résume parfaitement sa pensée vis-à-vis du théâtre mythologique de l’auteur d’Orphée et reconnaît implicitement la dette contractée à son égard : Cocteau, plus près du mythe [que Giraudoux], chez qui la juxtaposition du moderne et de l’antique arrive çà et là, non seulement à l’inusité, mais aussi, quoi qu’on dise, à des effets d’envoûtement. Ses pièces qui paraissent rapides sont en réalité fort lentes : préparations magiques, interminables et grotesques comme elles le sont toutes, aboutissant durant l’espace d’une seconde à l’éclair d’une très secrète réalisation. Le critique déçu s’éloigne, croyant n’avoir vu qu’un tour de passe-passe ; en réalité, et en dépit de tous les trucages, le gant de caoutchouc et le 259
« Préface », CL p. 13. « Préface », F p. 1049. 261 « Carnet de notes d’Électre », Théâtre de France, n° 4, 1954, p. 27. 262 Jean COCTEAU, Mercure de France, 15 mars 1923, p. 753. Cité par R. POIGNAULT, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 8 260
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE masque de plâtre ont été remplis par une main et par une voix. Second acte d’Œdipe, scènes de l’opération ou du miroir dans Orphée, moments où nous entrons, par des moyens sans doute illicites, dans des régions dangereuses où habite autre chose que l’homme. Les dieux n’y sont peut-être pas, mais on y rencontre leurs terribles serviteurs, la Sphinge, Anubis, La Mort. Il en est de Cocteau comme de ces médiums dont leurs adeptes eux-mêmes reconnaissent qu’il leur arrive de tricher, mais précisément parce qu’ils savent. Ils n’imitent si bien les spectres que parce qu’ils les ont beaucoup fréquentés.263
Cocteau est donc bien pour Yourcenar cet énigmatique passeur qui établit le contact entre les anciens dieux et héros grecs et leurs frères modernes. Il côtoie les spectres et fait pénétrer son lecteurspectateur « dans des régions dangereuses où habite autre chose que l’homme ». Il s’agit là d’une manière de définition des vertus du vrai poète qu’elle recherche en chaque artiste qu’elle admire. Ce paragraphe écrit au début des années 1950, période durant laquelle elle est en contact avec Cocteau, est le plus long et le plus explicite texte publié analysant le rapport au mythe et, au-delà, la poétique de Cocteau. Il confirme une admiration maintes fois exprimée mais aussi une similitude de vues en ce qui concerne l’exploration moderne de la fable antique et les pouvoirs surnaturels du poète qu’elle admire tant chez lui. Ailleurs, Yourcenar réaffirmera son intérêt pour la « poésie de théâtre » de Cocteau, en particulier pour sa pièce La Machine infernale « qui contient quelques scènes mémorables »264, comme elle l’écrit en 1970 pour prendre la défense de Cocteau dans une lettre adressée à Gabriel Germain, à propos de son essai sur Sophocle. Mais ce qui touche au plus profond Marguerite Yourcenar dans l’œuvre de Jean Cocteau, ce sont ses poèmes, en particulier deux recueils publiés à trente ans d’intervalle, Plain-Chant (1923) et ClairObscur (1954). C’est certainement en lisant le premier, dans les années 1920, qu’elle a véritablement découvert la poésie du jeune Cocteau. Souvenons-nous que c’est Plain-Chant qu’elle cite en 1978, avec les poèmes d’Apollinaire et de Valéry, lorsqu’elle énumère les poètes et les œuvres poétiques modernes qui la touchent le plus. On ne 263
« Carnet de notes d’Électre », op. cit., p. 28. Lettre à Gabriel Germain, 11 janv. 1970, L, p. 341. En 1979, M. Yourcenar dira encore à Matthieu Galey, « prenez La Machine infernale, il y a des scènes inoubliables, comme le double moment de demi-sommeil du fils et de la mère, bien qu’il y ait aussi des platitudes de petit théâtre. », YO, p. 93. 264
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s’étonnera pas de la voir plébisciter le recueil dans lequel Cocteau, délaissant l’avant-garde qu’il avait rejointe quelques années plus tôt, revient, sous l’influence de Radiguet, à l’harmonie classique, au vers régulier et à la rime, conformément aux règles éprouvées de la prosodie traditionnelle. Notons qu’au moment où paraît Plain-Chant, Yourcenar a déjà publié deux recueils de vers de facture classique et continue d’écrire des poèmes néo-classiques qui paraîtront dans plusieurs revues à partir de 1924. Alors que les surréalistes commencent à faire parler d’eux, l’époque est plutôt à la renaissance classique incarnée par les héritiers des parnassiens et les néosymbolistes. La notion plus ouverte et plus féconde de « classicisme moderne » ou de « classicisme de choc » dont se réclame Cocteau est alors en vogue. On comprend aisément que ce retour inventif aux sources de la poésie française, cet hommage virtuose à la tradition prosodique aient touché Yourcenar. Avec Plain-Chant, Cocteau se rapproche du champion du classicisme moderne, Paul Valéry, également chéri par le jeune auteur du Jardin des Chimères et des Dieux ne sont pas morts. C’est donc le poète du retour aux sources formelles, mais aussi de la passion amoureuse, de la sensualité solaire et de la fulgurance de l’expression, qu’elle aime chez Cocteau. Elle est demeurée toute sa vie une lectrice émue à Plain-Chant. En 1954, lorsque paraît Clair-Obsur, elle est à nouveau touchée et affirme au directeur de la revue belge La Flûte enchantée : « À propos de poésie, comme vous avez bien fait, Alexis, de louer dans La Flûte enchantée, les poèmes de Clair-Obscur, souvent si beaux »265. Même si les deux œuvres sont très différentes, il existe assurément une secrète filiation entre Clair-Obscur et Plain-Chant que rappelle d’ailleurs un poème de Clair-Obscur comme « À cette époque… »266, qui renvoie cryptiquement le lecteur au temps où Cocteau composait Plain-Chant. Yourcenar retrouve, en tout cas, dans ces poèmes de la maturité les bonheurs d’expression et la souplesse de la langue de Cocteau, ses interrogations métaphysiques, ce mariage-confrontation entre le clair et l’obscur, ce dialogue entre le poète et son double. Le travail sur la 265
Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 483. Dans le n° 5 de sa revue La Flûte enchantée, A. Curvers a signalé Clair-Obscur de Jean Cocteau à la rubrique « À lire toutes affaires cessantes ». 266 Jean COCTEAU, Œuvres poétiques complètes, [dir. Michel DÉCAUDIN], Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 855.
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langue, la concision de l’expression, la recherche formelle du recueil, explorent assurément des espaces poétiques différents de ceux de Plain-Chant. C’est à la rencontre de lui-même que va le poète qui entend « cacher l’obscur sous le clair et le clair sous l’obscur »267, dessein avoué de Cocteau. On songe à quelque opération alchimique secrète. Pour passer du chaos de son esprit au clair-obscur de sa conscience, Cocteau doit guider son lecteur à travers les étapes successives d’une « alchimie du Verbe » qui ne pouvait que retenir l’attention du futur auteur de L’Œuvre au noir. Le recueil, qui s’inspire en partie d’une Espagne à la fois solaire et ténébreuse qui fascine également Yourcenar, mêle sang et mort, sommeil et songes, personnages mythologiques et fantômes. Ces thèmes habilement explorés par Cocteau qui joue des rythmes et des rimes, mêle vocabulaire usuel, formules complexes et obscures, donne une tonalité insolite au livre sans en atténuer la part de magie incantatoire qui devait plaire au poète des Charités d’Alcippe. Yourcenar a dû également être rassurée par la fidélité de Cocteau au vers rimé et rythmé, confirmant ainsi sa propre conviction que la poésie à forme fixe peut encore émouvoir au milieu du XXe siècle. C’est d’ailleurs l’émotion née de la lecture de Clair-Obscur qui lui inspire le poème « Clair-Obscur. Pour Jean Cocteau », composé l’année de parution du recueil coctalien : Clair-Obscur, ombre insidieuse Où bougent sans bruit des statues Une voix mélodieuse Y murmure des choses tues. Énigmes que le cœur résout, Secrets achetés fort cher ; Tout sage est l’élève d’un fou, Toute âme s’instruit par la chair.268
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Cité par David GULLENTOPS, « Clair-Obscur. Notice », Jean COCTEAU, Œuvres poétiques complètes, ibid., p. 1759. 268 « Clair-Obscur. Pour Jean Cocteau » a été publié pour la première fois dans Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, Liège, La Flûte enchantée, 1956, p. 20, et repris à l’identique dans l’édition revue et augmentée publiée par Gallimard, en 1984, p. 74. M. Yourcenar l’a sélectionné pour faire partie de cinq de ses poèmes figurant dans l’anthologie, Thalatta (hommage à la mer), Luxembourg, Éditions internationales Euroeditor, 1985, p. 304.
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Poème d’hommage à Jean Cocteau mais aussi quatrains à la manière du poète qu’elle admire. Ces statues, ces voix, ces énigmes, ces secrets et jusqu’à la « morale » du poème, tout dans ce court hommage rappelle l’art poétique de Cocteau avec lequel Yourcenar se sent en discrète communication. « Clair-Obscur. Pour Jean Cocteau » témoigne de la place privilégiée et unique qu’occupe l’écrivain ami dans sa galaxie littéraire. Cocteau est, en effet, l’unique poète auquel elle ait dédié un poème. Si Yourcenar a conservé précieusement son exemplaire de l’édition originale de Clair-Obscur agrémentée d’un envoi de l’auteur, Plain-Chant ne figure pas dans sa bibliothèque. Sans doute a-t-elle dû l’abandonner en Europe, avec tant d’autres livres, au moment de son départ précipité pour les États-Unis en 1939. Pourtant bien d’autres œuvres de Cocteau, publiées entre les deux guerres, ont fait le voyage jusqu’à l’île des Monts-Déserts : Orphée dans l’édition originale de 1927 ; également en édition originale Opium, paru en 1930 tout comme Essai de critique indirecte, édité par Grasset en 1932 ainsi que La Machine infernale, pièce créée et publiée en 1934. Elle a également conservé l’édition originale des Chevaliers de la table ronde, publié en 1937, exemplaire sur lequel figure le premier envoi de Cocteau à Yourcenar. Son exil américain pendant la seconde guerre mondiale ne l’empêche pas de suivre l’activité éditoriale de Jean Cocteau. Elle possède donc l’édition originale du recueil de poèmes, Allégories, édité par Gallimard en 1941, mais aussi le texte de l’édition originale de Renaud et Armide, pièce créée et publiée en 1943. Elle a également conservé l’édition originale du journal de La Belle et la bête accompagnée d’un envoi de Cocteau, publiée au moment de la sortie du film en 1946 ainsi que celle du Journal d’un inconnu, édité en 1953, avec un envoi de l’auteur. Notons que son exemplaire des Enfants terribles, dans une édition de 1957, n’est pas coupé. Elle possédait aussi dans la collection Folio le texte de L’Aigle à deux têtes, publié en 1973. Remarquons également que La Difficulté d’être, dont la première édition remonte à 1947, n’a rejoint les rayons de sa bibliothèque qu’à l’occasion d’une réédition datant de 1983. Enfin, elle a également pris connaissance lors de sa sortie en 1983, du « Hors-série Cocteau » que la revue Masques a consacré au poète à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort.
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La bibliothèque de Yourcenar porte donc témoignage de la riche relation poétique, intellectuelle et humaine qu’elle a entretenue avec Cocteau. Elle montre comment pendant plus d’un demi-siècle l’auteur de Feux est resté fidèle à l’œuvre et à la personne du grand écrivain pour lequel elle avait de l’estime et de la tendresse. Le nombre important de documents qu’elle a tenu à conserver, la fréquentation constante de ses livres entre le milieu des années 1920 et sa mort en 1987, prouvent qu’un dialogue profond bien que discret a bien existé entre les deux poètes. Certaines marques de lecture indiquent d’ailleurs la manière attentive dont Yourcenar s’est imprégnée de l’œuvre de Cocteau. Nous avons ainsi constaté qu’elle avait porté quelques annotations marginales dans son exemplaire de La Difficulté d’être, qu’elle lut ou relut au cours des dernières années de sa vie. Plus significatives sont les traces de lecture qu’elle a laissées dans son exemplaire d’Essai de critique indirecte. On relève un certain nombre de croix en marge de plusieurs passages du texte de Cocteau qui ont certainement trouvé chez Yourcenar un écho profond. Page 67, elle pointe l’énoncé suivant : « les rêves sont la littérature du sommeil », formule qui n’a pu qu’intéresser l’auteur des Songes et des sorts. Page 103 : « Vous trouverez des poètes poètes, et des poètes poétiques. Ils forment deux races distinctes. Villon, Baudelaire, Rimbaud, poètes poètes. Ronsard, Musset, Verlaine, poètes poétiques. » Page 134 : « Un poète se bouche les oreilles avec de la cire et s’attache au mât ; il redoute les sirènes qui ravissent son époque. Le plus drôle, c’est que les sirènes chantent un chant qu’elles tiennent de lui, perfectionné par leurs sortilèges pour séduire l’équipage. » Enfin, page 206, elle isole : « Vulgarité des premières places. Il n’y a que des places à part. » Nul doute qu’elle a médité ces pensées et aphorismes dont elle partage assurément la morale. La dernière en particulier. De la même manière, elle a légèrement annoté les aphorismes et pensées écrits en 1924 et réunis sous le titre Le Mystère de Jean l’oiseleur publiés dans le Hors-série de la revue Masques en septembre 1983. Une croix dans la marge indique ici encore les passages qui ont particulièrement attiré son attention. Page 163 : « La mer et le rêve se ressemblent. Les plantes que l’on ôte de l’une et les phrases que l’on retire de l’autre perdent immédiatement leur beauté. » Page 164 : « Comment la beauté de l’art ne ferait-elle pas triste figure devant la beauté insolente, poignante des airs à la mode et des danses de music-hall ? En effet, ceux-ci doivent donner
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toute leur force d’un seul coup et céder la place, alors que l’art doit répandre la sienne peu à peu, sur un espace de plusieurs siècles. » Page 167 : « Douter de tout, c’est aussi douter du doute. Voilà ce qui guette les incrédules », et « Les Parisiens ne peuvent admettre qu’on se passe d’eux, qu’on vive à la campagne ; ils pensent qu’on y cache un vice. Aimer Paris, c’est aimer une mante religieuse qui vous dévore pendant l’amour. » On conçoit aisément que Yourcenar ait pointé cette dernière pensée, elle qui a choisi de fuir le monde littéraire parisien pour se réaliser ailleurs et qui venait de vivre, au moment où elle lisait ces lignes, la déferlante médiatico-littéraire sans précédent qui a accompagné la réception de la première femme à l’Académie française, en 1981. Les autres passages pointés en marge du texte d’Essai de critique indirecte et du Mystère de Jean l’oiseleur, soulignent les nombreux points de convergence qui existent entre les deux écrivains. Citons en particulier leur interrogation commune sur le monde du rêve et du sommeil, sur les missions du poète et ses liens avec des forces supranaturelles ou sur leurs convictions que l’art véritable est seul capable de franchir les siècles. C’est sans doute cette croyance qui leur a fait construire, chacun à sa manière, une œuvre qui se situe, dans son ensemble, hors des modes et des normes esthétiques de leur temps. C’est peut-être parce que chacun a reconnu en l’autre un poète libre qu’a existé, au-delà des livres, une estime mutuelle et peut-être même une véritable amitié On peut regretter que la relation personnelle entre Cocteau et Yourcenar soit assez peu documentée. Les biographes de Marguerite Yourcenar et de Jean Cocteau nous apprennent très peu de choses sur la relation des deux écrivains. Il n’est, notamment, nulle part fait mention de Yourcenar dans la monumentale biographie de Claude Arnaud, éditée chez Gallimard, en 2003, à l’occasion du quarantième anniversaire du la mort de Cocteau. Nous savons cependant que les deux écrivains se sont rencontrés à plusieurs reprises au cours des années 1930 puis au début des années 1950, qu’ils ont échangé quelques lettres et surtout des livres. Il semblerait qu’il n’existe d’ailleurs nulle mention concernant Yourcenar dans les écrits de Jean Cocteau publiés jusqu’à ce jour. Les trois volumes de son journal Le Passé défini qui couvrent les années 1951-1954 n’évoquent à aucun moment l’auteur de Mémoires d’Hadrien, ni d’ailleurs le tome IV
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encore inédit qui couvre l’année 1955269. Sa relation avec Yourcenar est essentiellement attestée par les envois figurant dans certains de ses livres et par les quelques lettres de lui qu’elle a conservées. Le texte des dédicaces de Cocteau témoigne de la nature amicale de leurs relations et de l’estime qu’il accordait à l’œuvre de Yourcenar. Dans la première édition des Chevaliers de la table ronde, de 1937, vraisemblablement le premier de ses ouvrages qu’il lui dédicace, il écrit : « à la merveilleuse Marguerite Yourcenar. Son ami Jean Cocteau » et enlumine, comme souvent, son envoi d’un dessin. En tête du journal de La Belle et la bête, il note : « à Marguerite Yourcenar. Son ami et son admirateur – ce qui est pareil. Jean C. » Journal d’un inconnu est agrémenté d’un sobre « avec le souvenir amical de Jean Cocteau ». Pour Clair-Obscur, il a utilisé le titre imprimé au milieu de la page : « à Marguerite Yourcenar qui connaît le [CLAIR] et l’[OBSCUR] avec mon admiration fidèle. Jean Cocteau. » La première lettre de Cocteau conservée par Yourcenar date de 1952. Il l’a écrite un dimanche, sans autre précision, dans sa maison de campagne de Milly-la-Forêt. Il y exprime son admiration pour Mémoires d’Hadrien : Ma chère Marguerite Yourcenar Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts.270 Loin de ces gens qui les ferment par crainte de la mort. J’ai lu votre livre. Il est admirable. Admirable dans son ensemble et dans les moindres détails. Vous écrivez la langue de l’âme que tous oublient. Il n’existe pas de style plus dur ni plus tendre. Permettez que je vous embrasse Jean Cocteau271
La seconde lettre de Cocteau date du 28 juillet 1957. Sur du papier à en-tête de la Villa Santo Sospir, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, il accuse réception du recueil de poèmes, Les Charités d’Alcippe et autres poëmes dans lequel figure « Clair-Obscur. Pour Jean Cocteau. »
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Pierre CHANEL, éditeur des trois tomes du Passé défini, chez Gallimard, précise : « Le nom de Yourcenar ne semble figurer dans aucun livre publié de Cocteau, pas même dans Le Passé défini jusqu’en 1955. » Lettre à l’auteur, 20 juillet 2002. 270 Cocteau reprend ici la dernière phrase de Mémoires d’Hadrien. 271 Lettre non datée à M. Yourcenar [1952], Fonds Yourcenar.
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Le mot de Cocteau s’accompagne d’un dessin en couleur qui occupe presque la moitié de la page : Ma chère Marguerite Yourcenar Il n’existe pas hommage du cœur qui approche le don d’un poème. Puis-je vous remercier de ce livre qui entre par la fenêtre, vole à travers la chambre et se pose enfin sur ma table ? Jean Cocteau.272
Ces éloges faits à l’auteur de Mémoires d’Hadrien, l’amicale familiarité qui se dégage des lettres mais aussi des envois de Cocteau à Yourcenar laissent supposer que l’auteur des Enfants terribles était, à tout le moins, à l’écoute de l’œuvre de sa lointaine amie, avec laquelle il se sentait en intime communion. La bibliothèque de Jean Cocteau, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, porte d’ailleurs également témoignage de ses échanges avec Marguerite Yourcenar. Elle contient, en effet, six livres d’elle dont cinq comportent un envoi de l’auteur. Le ton des formules dédicataires est à la fois amical et plein de respect pour l’aîné qu’elle estime. En tête de l’édition originale de Mémoires d’Hadrien, elle inscrit : « à Jean Cocteau, poète, dramaturge et critique dont Hadrien eût aimé les œuvres. Marguerite Yourcenar. » Dans l’exemplaire non coupé d’une réédition d’Alexis ou le Traité du vain combat273, elle note : « à Jean Cocteau. Hommage amical. Examen de conscience de Narcisse. Marguerite Yourcenar. » Elle fait également référence à la mythologie antique, qu’ils revisitent chacun à sa manière, dans son envoi de l’édition originale de sa pièce Électre ou la chute des masques : « à Jean Cocteau, complice des Sphinx et des Dieux, Marguerite Yourcenar. » C’est au poète-magicien qu’elle s’adresse dans l’envoi du recueil Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, édition limitée et retirée du commerce, dans laquelle figure pour la première fois son poème en hommage à l’auteur de Clair-Obscur : « à Jean Cocteau, qui possède toutes les clefs ou escalade tous les murs du monde intérieur. Marguerite Yourcenar. » Cocteau n’a sans doute pas eu le loisir de prendre connaissance du dernier livre envoyé par son amie, publié en 1963, l’année de sa mort. Il s’agit d’un volume non coupé contenant 272
Ibid. Notons que Cocteau possédait un autre exemplaire du roman, sans envoi. Il s’agit de la réédition en 1955 d’Alexis par le Club français du livre dont il recevait les volumes. 273
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les deux pièces, Le Mystère d’Alceste et Qui n’a pas son Minotaure ? La dédicace, disposée au-dessus et au-dessous du nom de l’auteur figurant au centre de la page, est, volontairement ou non, à double sens : « à Jean Cocteau pour qu’il guérisse [MARGUERITE YOURCENAR] et qu’il dure dans un monde qui a besoin de poètes. M. Y. » Demande-t-elle au poète de la guérir ou, ayant pris connaissance de son état de santé suite à sa crise cardiaque d’avril 1963, lui souhaite-t-elle poétiquement un rapide rétablissement ? Il est difficile de trancher. On possède très peu d’informations sur les circonstances et la date de la première rencontre des deux écrivains. Si Yourcenar découvre l’œuvre de Cocteau à partir du milieu des années 1920, ce n’est sans doute pas avant le début ou le milieu des années 1930 qu’elle fait sa connaissance. Peut-être même plutôt autour de 19361937. Si Cocteau n’a laissé, semble-t-il, que peu de traces de sa relation avec Yourcenar, elle est restée elle-même assez vague à ce sujet, comme elle le fera pour bien des événements de sa vie durant les années 1930, décennie de rencontres passionnées, d’activité littéraire intense et de nomadisme international durant laquelle elle fréquente, par intervalle, les milieux littéraires parisiens qui ont découvert son œuvre à partir de 1929 avec la publication de son premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat. Elle a donc eu l’occasion de croiser le déjà très public Cocteau dont elle suit avec attention la carrière poétique et dramatique très active. Elle fréquente par ailleurs les éditions Grasset qui publient la plupart de ses livres dans les années 1930 et sont également un des éditeurs privilégiés de Cocteau durant ces années-là. Ils ont d’ailleurs un ami commun dans la maison en la personne d’André Fraigneau, « défenseur » des manuscrits de Yourcenar auprès de Bernard Grasset. Mais, selon lui, ce n’est pas par son intermédiaire qu’elle a fait la connaissance de Cocteau 274. Affirmation tardive qu’il convient de considérer avec la plus grande réserve275. Yourcenar était, par ailleurs, également liée dans la seconde 274
À la fin de sa vie, A. Fraigneau devait confier à J. Savigneau, à propos de M. Yourcenar : « Elle ne connaissait pas mes amis. Ce n’est pas par mon entremise qu’elle a fait la connaissance de Cocteau, auquel j’étais très lié. C’est plus tard. Elle n’a jamais partagé nos soirées. Elle n’est jamais venue avec nous au Bœuf sur le toit. » Voir Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 112-113. 275 On peut, en effet, raisonnablement douter des affirmations tardives d’André Fraigneau, qui comme Yourcenar elle-même, semble avoir tenté, après leur « brouille », de minimiser l’importance et l’intensité de leur relation dans les années
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partie des années 1930, avec Emmanuel Boudot-Lamotte, son interlocuteur chez Gallimard pour la publication de Nouvelles Orientales et Le Coup de Grâce, et intime à la fois de Fraigneau et de Cocteau. C’est donc peut-être par son intermédiaire qu’elle est entrée en contact avec ce dernier. Ce qui est certain c’est qu’elle verra Cocteau en sa compagnie en décembre 1951. Yourcenar a sans doute minimisé publiquement ses relations avec Cocteau. Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, en 1979, elle reste dans le vague : « Je connaissais un peu Cocteau, c’est-à-dire que j’ai causé longuement avec lui peut-être en tout et pour tout deux ou trois fois. Je l’aimais bien, et son jugement sur mes propres ouvrages (il était à ses heures très judicieux critique) comptait pour moi »276. Pourtant, les confidences faites à son compagnon de voyage, Jerry Wilson, en 1980, témoignent d’une plus grande familiarité dans leurs échanges. D’après les propos de Yourcenar qu’il rapporte dans son carnet de voyage, elle lui aurait dit « qu’elle a beaucoup aimé Cocteau qui disait toujours des choses intelligentes. Elle révèle que son apparente ironie mondaine lui servait à cacher une sensibilité à vif. Elle aimait beaucoup sa poésie et "même ses pièces avaient toujours quelque chose". Cocteau appréciait Grace Frick et s’amusait de la voir toujours insister pour qu’il mange plus, fume moins… »277 Le ton, on le voit, est très différent dans la conversation privée de celui, plus neutre, sur lequel elle parle publiquement de Cocteau. La présence de sa compagne Grace Frick indique que ces rencontres eurent lieu au début des années 1950, quand les deux femmes séjournèrent à plusieurs reprises à Paris, à l’occasion de la parution de Mémoires d’Hadrien. Il est d’ailleurs vraisemblable que les rencontres entre Cocteau et Yourcenar ont été superficielles et mondaines jusqu’au déclenchement de la guerre et au départ de la romancière pour les États-Unis, début novembre 1939. D’ailleurs, une des dernières images du Paris d’octobre 1939, déjà assombri par la guerre qu’elle emporte avec elle, est celle de « Cocteau au bar du Ritz, plus préoccupé, comme toujours, de charmer et d’éblouir que des
1930. Il est donc dans l’ordre du possible que c’est par l’entremise de Fraigneau que Yourcenar et Cocteau se sont rencontrés. 276 YO, p. 93-94. 277 Cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 409.
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événements, par lesquels il n’était pas encore atteint »278. Elle le reverra lors de son retour en Europe, à l’occasion de la sortie de Mémoires d’Hadrien, fin 1951. Elle assiste à l’une des premières représentations de Bacchus, au Théâtre Marigny, dont la générale a lieu le 23 décembre. C’est à cette période qu’elle le revoit pour la première fois depuis 1939, lors d’un dîner chez leur ami commun, Emmanuel Boudot-Lamotte. Cette rencontre nous est connue grâce à la lettre qu’elle adresse à Cocteau sur papier à en-tête de son hôtel parisien, le Saint James et Albany, le 9 janvier 1952 : Mon cher Jean Cocteau, Comme toujours, vous dites l’essentiel. Vos paroles me touchent plus que tout. Merci d’aller avec une intuition infaillible au cœur des choses279. Le ton de la critique (Mauriac compris), au sujet de Bacchus, m’exaspère280. Je suppose que vous y êtes habitué. Que ces gens soient las de la révolte des paysans, qu’ils n’aiment pas l’idéologie de votre pièce ou y cherchent une autre, qui n’y est pas ; qu’ils aient ceci ou cela à redire n’est pas la question : je leur en veux d’être imperméables à la poésie en tant que telle, de ne pas paraître s’apercevoir du prodige qui a lieu pourtant, malgré eux, c’est à dire dans les conditions les plus difficiles, de ne pas accepter enfin, avec simplicité, le don qui leur est fait. Vous revoir chez Nel281 a été une joie, et, après tant d’années, un soulagement. Amicalement et fidèlement à vous, Marguerite Yourcenar282
278 M. YOURCENAR, « Commentaire sur moi-même », publié par J. SAVIGNEAU, ibid., p. 506. Après la déclaration de guerre, Cocteau s’installe, en effet, pendant quelques jours, au Ritz, auprès de son amie Coco Chanel. 279 Il est vraisemblable que M. Yourcenar fait allusion à la courte et louangeuse lettre de Cocteau au sujet de Mémoires d’Hadrien qu’il venait donc de lui adresser. Il se peut aussi qu’elle évoque une autre lettre ou, pourquoi pas, une conversation qu’ils auraient eue lors de la soirée chez Emmanuel Boudot-Lamotte. 280 M. Yourcenar fait référence à la polémique qui a suivi la création de la pièce de Cocteau. Après avoir quitté la salle sans applaudir le soir de la première, François Mauriac a publié le 29 décembre 1951 dans le Figaro Littéraire une féroce diatribe dans laquelle il accuse Cocteau de blasphème. Celui-ci réplique à Mauriac dans France-Soir du 30 décembre sous le titre « Je t’accuse ! ». Voir « Dossier Bacchus », Jean COCTEAU, Le Passé Défini, vol. I (1951-1952), texte établi et annoté par Pierre CHANEL, Gallimard, 1983, p. 98-139. 281 Surnom d’Emmanuel Boudot-Lamotte. 282 HZ, p. 117.
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Cette lettre témoigne, s’il est encore besoin, du degré d’intimité entre les deux artistes après tant d’années de séparation. Yourcenar a souligné dans sa lettre le mot « soulagement » qui exprime son émotion à retrouver Cocteau après plus de dix ans d’absence de France et la terrible traversée de la Seconde guerre mondiale. Si Yourcenar semble toujours avoir eu de l’amitié pour Cocteau, elle a également un grand respect pour son œuvre. Remarquons tout de même qu’elle ne prend pas vraiment position sur le fond dans la polémique autour de Bacchus. Ce qu’elle entend faire respecter, c’est la voix pure du poète généreux que couvrent les ricanements de la foule ingrate. C’est avant tout le Cocteau poète qu’elle aime et estime et auquel elle est toujours demeurée fidèle. Peut-on parler de véritable amitié entre ces deux écrivains « à part » ? Leur relation discrète, fragmentaire et poétique révèle surtout un profond respect mutuel entre deux poètes qui se comprennent et visitent, chacun à sa manière, les mêmes territoires, les mêmes abîmes, s’aventurant, par des sentiers détournés et parfois divergents, « dans des régions dangereuses où habite autre chose que l’homme », comme l’écrit Yourcenar à propos de Cocteau.
Bob Dylan : le choix de Yourcenar La légende yourcenarienne, d’ailleurs parfois entretenue par l’écrivain lui-même, représente Marguerite Yourcenar comme une femme de lettres aux goûts classiques, résolument tournée vers le passé, en matière de poésie en particulier. On a d’ailleurs pu constater l’importance de ces grands modèles (Dante, Racine, Hugo, Baudelaire…) qui l’ont fascinée et ont façonné sa vision de ce qu’elle considère comme la grande poésie. Ils ne sont pourtant pas les seuls a avoir suscité la curiosité, l’intérêt et parfois même la passion de Yourcenar. Les pages qui précèdent démontrent, en effet, qu’outre ces ancêtres prestigieux, un nombre relativement important de poètes du XXe siècle ont également occupé une place de choix dans la galaxie poétique yourcenarienne. Les points de contact entre l’écrivain, la poésie et les poètes de son temps sont, en effet, nombreux et significatifs. On s’étonne d’ailleurs quand on étudie attentivement les nombreux poètes lus et admirés (Victor Segalen, René Daumal, Gunnar Ekelöf…), ceux avec lesquels elle a lié amitié (Eugenio de
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Andrade, Jorge Luis Borges…), les grandes œuvres du patrimoine poétique mondial avec lesquelles elle a des affinités certaines (Rilke, Yeats, Lorca, Stefan George, Pessoa…) et tant d’autres poètes moins reconnus, lus et appréciés au cours de son existence, que l’on puisse affirmer que Yourcenar était peu sensible, voire hostile à la poésie de son siècle, comme pourrait le laisser penser l’antimodernisme, plus supposé que réel, de Marguerite Yourcenar. Il est plus juste de dire que si elle porte un jugement aigu et tranché, parfois très sévère, voire injuste, sur certaines mouvances de la modernité et de l’avant-garde qui lui semblent obsolètes ou réductrices, elle a trouvé dans cette modernité de grands aînés pour lesquels elle a une estime infinie, tels Apollinaire, Valéry et Cocteau et quelques autres. Pour montrer l’ouverture de Yourcenar à tous les vents de la poésie de son temps, on pourrait ajouter aux trois contemporains capitaux que sont pour elle Apollinaire, Valéry et Cocteau, le nom de Bob Dylan, qu’elle considère également comme un grand poète. « Je suis persuadée que certains des plus beaux vers de notre époque se trouvent dans les chansons de Bob Dylan et de quelques autres de ces chanteurs engagés »283, déclarait-elle à la télévision française en 1972, en pleine époque de contestation planétaire. Cet engouement pour le plus célèbre auteur de protest songs, chanteur emblématique des années 1960-1970, symbole des mouvements de libération de ces années-là, a sans doute étonné ceux qui ne connaissent que superficiellement Yourcenar et s’imaginent qu’on ne peut chérir Racine, Chénier et Hugo et goûter à la poésie du quotidien de Dylan, qui fait partie pour elle du patrimoine de la grande poésie populaire qu’elle aime tant, au même titre que certaines chansons de la Renaissance, que les gospels ou la poésie du fado qu’elle appréciait également. Nous savons qu’elle aimait particulièrement « la bouleversante chanson de Bob Dylan »284, « Blowin’ in the wind », à laquelle elle fait référence à plusieurs reprises dans ses livres285 et sa 283
Marguerite Yourcenar, une vie, une oeuvre, une voix, entretien avec Matthieu Galey, réalisation Michel Hermant, ORTF, 1972, document INA, 63 minutes. 284 M. YOURCENAR, Lettre à Jeanne Carayon, 13-15 novembre 1975, L, p. 477. Quelques années plus tard, elle évoque pour caractériser la même chanson « le poème si mélancolique de Bob Dylan », voir lettre à Georges de Crayencour, 21 septembre 1977, L, p. 566. 285 Rappelons que Yourcenar a inscrit en exergue de la troisième partie d’Archives du Nord consacrée à son père, les premiers vers du poème de Dylan [AN, p. 1103], qu’elle choisira comme titre de la traduction en anglais de cet ouvrage le début d’un
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correspondance. Elle la considère comme « un des plus beaux poèmes de notre temps avec son étrange refrain chuchoté : The answer, my friend, is blowin’ in the wind, the answer is blowin’ in the wind »286. Dans l’émission Radioscopie qui lui est consacrée en 1979, elle choisit de faire entendre la célèbre chanson et explique à Jacques Chancel : « J’aime énormément la poésie de Bob Dylan. Cette chanson est certes une des plus connues, mais je l’ai choisie car outre sa beauté propre, je la trouve chargée d’une espèce de dignité profonde. »287 Dans une lettre à Dominique Aury, de La Nouvelle Revue Française, elle explique ce qui l’émeut particulièrement dans ce beau texte poétique devenu chant de résistance de la jeunesse américaine et mondiale288 : « How many roads… ? », c’est un très beau poème de Bob Dylan […] Le reste du poème est tout aussi beau […] et puis ce Blowin’ in the wind reste pour moi chargé de toute l’angoisse d’une génération (de ce côté-ci de l’océan, au moins), parce que tant de familles l’ont fait chanter à l’enterrement de leurs fils, ramenés du Vietnam. Pas tout à fait un chant de révolte, mais de désespoir et d’immense étonnement.289
Marguerite Yourcenar a pleinement conscience que ce chant de désespoir et d’immense étonnement fait résolument partie de la grande poésie de son époque à laquelle elle est profondément sensible. Comme chacun, elle a fait des choix. Et qu’importe, à ses yeux, d’être ou pas en phase avec l’air du temps et en accord avec les modes en vigueur dans les cénacles de l’avant-garde poétique
vers de la même chanson (How many years…). Enfin, elle citera à nouveau ce beau poème sous le titre « Sagesse de Bob Dylan », dans La Voix des choses [VC, p. 64], recueil intime qui regroupe certains des textes qui lui sont le plus chers. 286 Lettre à Jeanne Carayon, 13-15 novembre 1975, L, p. 477-478. 287 Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, Monaco, éditions du Rocher, op. cit., p. 96. 288 En 1976, Yourcenar explique à son amie Jeanne Carayon que la chanson qu’elles aiment toutes les deux vient d’être interdite par le gouvernement de la Corée du Sud qui la juge « séditieuse » et lui précise : « C’est d’ailleurs un honneur pour Dylan, poète inégal, mais bouleversant là où il est grand. » Voir lettre du 18 janvier 1976, L, p. 486. 289 Lettre à Dominique Aury, 25 octobre 1977, citée par l’auteur dans « Marguerite Yourcenar et la poésie populaire : des chants grecs anciens à Bob Dylan », Bulletin de la SIEY, n˚ 23, décembre 2002, p. 124.
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parisienne si elle préfère les vers de Bob Dylan à ceux de René Char ou d’Yves Bonnefoy.
IV MARGUERITE YOURCENAR CRITIQUE DE POÉSIE
De la lecture passionnée à l’écriture critique Grande lectrice de poésie, il était presque fatal que Marguerite Yourcenar ressente la nécessité de faire partager ses impressions de lecture, en s’adonnant à la critique littéraire. Il semble d’ailleurs que, chez elle, comme chez bien d’autres auteurs, la critique soit un prolongement naturel de la lecture. Dans le cas de Yourcenar, le livre lu n’est-il pas le premier lieu où s’exerce son talent de critique ? À travers son activité de marginaliste dont nous avons souligné la fécondité, l’écrivain propose souvent une lecture très personnelle, première étape d’une réflexion qui demeurera dans les limbes de sa bibliothèque ou deviendra la matière d’un article, d’un essai ou d’un livre. L’écriture critique représente un pan important de l’œuvre yourcenarienne, comme en témoignent les nombreux essais et articles réunis en volumes, qui jalonnent la carrière de l’écrivain : Sous bénéfice d’inventaire, Le Temps, ce grand sculpteur, En Pèlerin et en étranger, Le Tour de la prison auxquels il convient d’ajouter son livre Mishima ou la vision du vide. Si les centres d’intérêt de Marguerite Yourcenar critique sont très divers (arts plastiques, histoire, cultures orientales, voyages…), les études qu’elle a consacrées à quelques grands écrivains (Selma Lagerlöf, Thomas Mann, Mishima, Borges…) sont sans doute les plus marquantes. On ne s’étonnera pas que les poètes et la poésie occupent une bonne part de l’espace critique yourcenarien. Ainsi Pindare, Oppien, Agrippa d’Aubigné, Basho, Rilke, Borges mais aussi un grand poème de la tradition médiévale hindoue, la Gita-Govinda… lui ont inspiré des textes tout aussi passionnants. Il convient d’ajouter à ce corpus, les préfaces et textes de présentation, d’une qualité souvent exceptionnelle, qui précèdent ses principales traductions de poésie, comme ceux
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consacrés à Cavafy, aux poètes grecs anciens, à la poésie populaire afro-américaine, à Hortense Flexner… Au final, la poésie représente une part relativement importante de son œuvre critique. Marguerite Yourcenar prenait son rôle de critique très au sérieux, l’activité de commentatrice de l’œuvre d’un autre créateur n’avait pour elle rien de secondaire. Comme on peut le vérifier à Petite Plaisance, chacun des essais qu’elle a consacrés à un écrivain, lui demandait d’amples campagnes de lectures dont témoignent, dans sa bibliothèque, les multiples annotations qui couvrent, notamment, un grand nombre de volumes de Borges et de Caillois. D’ailleurs ce n’est pas, sans un certain vertige, que l’écrivain acceptait de se lancer dans l’écriture d’un nouvel essai, tant Yourcenar a conscience, comme elle l’écrit à son ami Nicolas Calas, de la fascination et [du] danger de ces sujets critiques dans lesquels on perd continuellement pied. Quand il s’agit de création pure, on est libre, mais c’est au contraire une tâche souvent presque désespérante de devoir mettre ainsi à la fois toute son imagination et aussi tout son jugement critique au service d’un autre, et la peur de se tromper du tout au tout en est centuplée à chaque ligne.1
Pour le poète qu’elle est, s’immerger dans l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné ou de Borges est donc un exercice périlleux, qui requiert une vigilance constante, afin d’équilibrer la part d’imagination et de jugement critique qui constituent les deux éléments nécessaires à Yourcenar pour se transporter au cœur de l’œuvre qu’elle entend analyser. Comme l’écrit Yves-Alain Favre, « elle n’aborde pas les œuvres d’autrui d’une manière superficielle et ne se contente pas de noter quelques impressions de lecture. Critique avertie et documentée, elle sait allier à l’érudition la plus précise une sensibilité poétique qui lui permet de s’aventurer dans les profondeurs secrètes de l’œuvre d’art. »2 Ce n’est pas en spécialiste qu’elle lit et critique une œuvre mais en écrivain qui pense que « seuls les poètes font de la critique qui va au cœur du sujet (Coleridge, Hugo, Proust) ; la plupart des autres tombent dans de limitantes formules, et il semble que ce qui est au
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Lettre à N. Calas, 18 février 1962, L, p. 162-163. Yves-Alain FAVRE, « Marguerite Yourcenar dans le labyrinthe de l’art », Voyage et connaissance dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Pise, Libreria Goliardica, coll. « Histoire et critique des idées », 1988, p. 113.
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centre même de l’écrivain leur échappe. »3 Ce jugement sévère ne doit pas étonner chez un auteur qui s’est toujours méfié des commentateurs de ses propres écrits et a professé de sérieuses réserves à l’égard de la critique professionnelle, qu’elle soit journalistique ou savante. Hostile à la plupart des doctrines critiques apparues au XXe siècle, elle refuse d’enfermer le poète ou le texte qu’elle aborde dans une quelconque grille d’analyse. Pour elle, la seule méthode critique possible naît de la lecture approfondie des œuvres qu’elle entend révéler. Si l’on considère l’ensemble de ses écrits critiques, on note qu’elle ne privilégie pas un aspect de l’œuvre ou un type d’information en particulier, mais semble vagabonder en toute liberté au cœur du texte qu’elle imprègne de sa propre sensibilité. Éléments biographiques, analyse du contexte social et historique de l’œuvre, remarques stylistiques, genèse du manuscrit, réflexions sur le destinataire de l’ouvrage, étude de réception… tout lui paraît utile pour révéler les richesses enfouies dans un poème ou l’itinéraire singulier d’un auteur. Cette conception de la critique, que l’on peut qualifier d’impressionniste, ne se reconnaît nul maître mais nous savons que Yourcenar a vu en Hugo, Proust ou Gide de prestigieux ancêtres, sinon des modèles. Elle appréciait également l’approche critique, à la fois sensible et érudite, d’un Caillois. C’est dans ce voisinage-là qu’il convient donc de situer la pratique critique de Yourcenar. Si elle adopte pour chaque œuvre qu’elle aborde, une stratégie critique particulière que semble lui imposer le texte qu’elle analyse ou son histoire, elle utilise dans la quasi-totalité de ses études, les outils de la pensée analogique pour caractériser un poète et une œuvre. Ce procédé rhétorique courant prend pourtant chez Yourcenar un caractère si répandu, qu’il finit par définir pleinement sa démarche critique qui multiplie les associations, met à jour les correspondances, souligne des parentés qui existent entre des auteurs, des mouvements artistiques, des époques, des pays, des cultures…apparemment éloignés les uns des autres. Cette manière de faire est plus qu’une méthode, c’est une nécessité pour celle qui considère qu’on « ne se livrera jamais assez au travail passionnant qui consiste à rapprocher les textes. »4 Elle aurait pu ajouter, les époques, les continents et les hommes. Dans son essai sur « Les Tragiques d’Agrippa D’Aubigné », 3 4
Lettre à Jeanne Carayon, 25 juillet 1975, L, p. 464. « Carnet de notes » de Mémoires d’Hadrien, MH, p. 530.
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l’évocation de l’horreur des bûchers dans lesquels périrent tant d’hérétiques, est mise en relation avec les sinistres pogroms du XXe siècle, Buchenwald et Hiroshima 5. Le poète de la Renaissance annonce, selon Yourcenar, Hugo, Vigny, Mallarmé ou Valéry6. Les écrits et la personnalité d’Oscar Wilde lui donnent l’occasion d’évoquer un nombre impressionnant d’écrivains auxquels l’auteur de De Profundis, n’est parfois que très vaguement apparenté : Suétone, Macaulay, Dante, Baudelaire, Swinburne, Verlaine, Shakespeare, Maeterlinck, Flaubert…7 Yourcenar est coutumière de ce procédé analogique qui fait de chacun de ses textes de véritables constellations de poètes qui semblent dialoguer à travers les siècles, les langues et les sensibilités. Souvent, elle jette des ponts entre plusieurs disciplines artistiques. Ainsi pour évoquer les gravures de Piranèse8 ou les tableaux de Poussin9, nous avons signalé qu’elle convoquait de nombreux poètes aptes à traduire ses impressions personnelles. Nous pourrions multiplier les exemples, tant ces échos intertextuels imprègnent l’écriture de Yourcenar et révèlent sa vision esthétique. Comme l’a souligné Henk Hillenaar, à propos de l’accumulation de noms d’artistes dans l’essai sur Agrippa d’Aubigné, « [c]ette manière d’écrire assure au texte son extension, car chaque nom "essaime", devenant à son tour un centre d’où rayonnent ou qui attire récits, pensées, images. »10 Ces constellations de noms et d’œuvres qui scintillent de manière harmonieuse dans le ciel de la critique yourcenarienne expriment, encore une fois, cette inépuisable quête de l’universel dont nous savons qu’il est l’un des fondamentaux de la pensée yourcenarienne. Situer un poète ou un livre parmi des dizaines d’autres, deviner sous l’apparente diversité culturelle, d’invisibles liens de parenté entre les époques, les cultures, les histoires revient pour Yourcenar à replacer l’artiste universel au centre d’une galaxie qui ne connaît pas les frontières du temps et de l’espace. Il arrive pourtant que ces multiples faisceaux de correspondances entre poètes, civilisations et époques différentes, ces incessantes associations entre 5
Voir SBI, p. 30-31. Ibid., p. 35. 7 Voir « Wilde rue des Beaux-Arts », PE, p. 499-509. 8 Voir « Le Cerveau noir de Piranèse », SBI, p. 75-108. 9 Voir « Une exposition de Poussin à New York », PE, 468-473. 10 Henk HILLENAAR, « Les essais de Marguerite Yourcenar : analogie et éternité », Voyage et connaissance dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 125. 6
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des œuvres, des écoles esthétiques, des épisodes de la grande ou de la petite histoire alourdissement tellement le texte yourcenarien qu’ils finissent par désorienter le lecteur et neutraliser le message. Yourcenar pratique une critique résolument subjective qui n’est pas sans rappeler l’enthousiasme romantique usant et abusant de l’hyperbole, que ne dédaigne pas parfois l’auteur. Elle s’implique personnellement dans chacune de ses études, dans laquelle, on devine aisément le sujet écrivant qui se situe par rapport à l’objet de son l’analyse, exprime ses propres émotions de lectrice et impose avec « autorité » ses propres points de vue. Pour Yourcenar, lire Basho, Caillois ou Borges, c’est avant tout se lire à travers le prisme de ces trois poètes qui lui servent de miroir. Le critique Jean Roudaut estime même que la plupart des essais yourcenariens sont « des fragments d’une œuvre romanesque et autobiographique. […] Les essais critiques sont ainsi une forme de l’autobiographie : les auteurs évoqués représentent une constellation spirituelle, un univers. Ce qui est dit de Cavafy est l’aveu indirect de ce qui ne peut se dire de soi »11. Cette analyse que nous partageons, ouvre des perspectives intéressantes. C’est donc en gardant à l’esprit le point de vue de Jean Roudaut, repris et approfondi depuis par un certain nombre de commentateurs, que nous abordons trois poètes auxquels Yourcenar a consacré un texte critique : Pindare, Agrippa d’Aubigné et Basho. Nous avons choisi d’analyser des poètes d’époque, de culture, de langue, de pays et d’inspiration différents, afin de souligner, une nouvelle fois, la grande diversité des intérêts poétiques yourcenariens. Dans les choix mêmes des œuvres et des destins poétiques qui l’inspirent, Yourcenar, encore une fois, se trahit ou plutôt se révèle.
Pindare, l’ancêtre presque parfait Nul ne s’étonnera que Yourcenar consacre son premier ouvrage critique à un poète grec ancien. Son Pindare est même, selon ses propres mots, « mon premier ouvrage "sérieux" »12. C’est en tout cas, après ses deux livres de poésie composés durant l’adolescence, son premier projet ambitieux mené à son terme dans la seconde moitié 11
Jean ROUDAUT, « Une autobiographie impersonnelle », La Nouvelle Revue Française, n° 310, novembre 1978, p. 76. 12 Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar.
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des années vingt. Le jeune poète aurait entrepris cette biographie critique du grand écrivain thébain vers 1925-192613, alors qu’elle n’a guère plus de vingt-deux ans et qu’elle est tout imprégnée de la lecture passionnée des poètes de la Grèce ancienne qui ont nourri ses années de formation. Influencée par la vogue, dans ces années-là, des biographies grand public, souvent romancées, dont elle semble avoir été une grande lectrice, Yourcenar, alors avide de succès, choisit pourtant « le poète le plus difficile pour m’imposer une discipline et travailler dur »14, reconnaîtra-t-elle en 1968. Armée de sa passion du grec ancien et de la poésie de Pindare, elle se plonge donc dans son univers et compose un livre qui mêle des éléments biographiques, historiques et culturels, des considérations sur sa poésie et une méditation sur le rôle et la place du poète dans la cité. Rémy Poignault voit d’ailleurs dans ce livre « une ébauche de deux genres où Marguerite Yourcenar parviendra à la plus grande maîtrise, les mémoires fictifs, où le "je" remplace la troisième personne de la biographie, et la présentation critique de poètes accompagnée de traductions d’extraits. »15 Divisé en trois chapitres (La Jeunesse, L’Œuvre, La Maturité et la vieillesse), l’ouvrage propose une lecture de Pindare, de son temps et de « sa race », selon la terminologie de l’époque. Le jeune écrivain, qui signe avec Pindare ses premières traductions de grec ancien, propose une vision plutôt complète de la poétique pindarienne. « Poète de la perfection rythmique »16 et du mouvement17, chantre « de la cité plus que de la nation, de la famille plus que de la cité, des dieux plus que de la famille. Ce n’est pas un combattant, c’est un témoin »18, note Marguerite Yourcenar pour qui Pindare est avant tout le « poète qui exprima dans ses vers la sagesse 13 Dans la « Chronologie » de la Pléiade, M. Yourcenar situe en 1926 la composition de son livre sur Pindare, date retenue par la plupart des commentateurs de son œuvre, mais une lettre de Yourcenar à Olga Peters indique l’année 1925, comme date d’écriture. Voir Ibid. Ailleurs, elle affirme même qu’elle a écrit son essai « à dix-huit ou vingt ans », c’est à dire entre 1921 et 1923, ce qui est fort peu crédible. Voir « Marguerite Yourcenar. Entretiens avec des Belges », Bulletin du CIDMY, n° 11, 1999, p. 27. À Matthieu Galey, elle déclare avoir composé le livre « à l’âge de dixhuit ans », version encore plus incroyable. Voir YO, p. 38. 14 Voir « Marguerite Yourcenar. Entretiens avec des Belges », op. cit. 15 R. POIGNAULT, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 14. 16 P, p. 1441. 17 Voir ibid., p. 1465. 18 Ibid., p. 1463.
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impersonnelle des ancêtres, […] homme du passé, plus occupé des traditions des vieilles races semi-divines que des libres esprits prêts à se faire jour en Attique. »19 Ce qui semble toucher la jeune critique, c’est paradoxalement la difficulté d’accès de l’œuvre pindarienne sur laquelle elle revient à plusieurs reprises. Nous savons que c’est justement la réputation de « poète difficile » de Pindare qui a été l’une des motivations de Yourcenar pour écrire sur lui : Il n’affectionne pas exclusivement les épithètes rituelles d’Homère. Il n’abuse pas non plus des comparaisons trop longues ; ses images sont denses et brèves. C’est ce qui contribue à sa réputation d’hermétisme. Assurément, cette poésie savante demande une initiation : on n’accède pas de plain-pied au sanctuaire. Pour comprendre une ode de Pindare, il faudrait posséder les légendes des familles, être au fait des superstitions de l’époque, distinguer les emprunts aux poètes antérieurs et ce par quoi il diffère ou se rapproche des poètes de son temps. C’est beaucoup. Cela revient à dire que pour connaître une chose, il les faudrait connaître toutes.20
Au-delà de l’aveu d’impuissance du critique novice, qui a le vertige devant la complexité de la tâche à laquelle il s’est attelé, Yourcenar annonce, dans ces lignes écrites au milieu des années vingt, la méthode de travail qui va être la sienne, des années durant, pour pénétrer au cœur de l’âme d’un empereur romain, de l’œuvre d’un poète néo-hellénique ou de la culture poétique afro-américaine. La formule « pour connaître une chose, il les faudrait connaître toutes », n’annonce-t-elle pas les fameuses « règles du jeu » des « Carnets de notes » de Mémoires d’Hadrien : « tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son but les Exercices d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupières fermées »21 ? Lorsqu’elle s’attaque à Pindare, la jeune Yourcenar n’a pas encore atteint la maturité critique nécessaire pour expérimenter une telle méthode. Sans doute cela explique-t-il pourquoi elle reniera ce premier essai critique qui ne manque pourtant pas de qualités.
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Ibid., 1455. Ibid., p. 1483-1484. 21 « Carnets de notes », MH, p. 528. 20
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Œuvre de jeunesse, Pindare trahit peut-être d’autant plus son auteur, dont on discerne la trace à plusieurs endroits du livre. Jean Blot va jusqu’à deviner dans ce qu’il considère comme « une œuvre intermédiaire, ou charnière, entre critique et récit et qui, mieux que les premiers romans, annonce les grandes œuvres de la maturité »22, l’ombre de Yourcenar derrière la silhouette de Pindare. Citant, son fameux vers, « L’homme est le rêve d’une ombre », il affirme : L’homme, c’est Pindare ; l’essai nous conte le rêve d’une ombre, à savoir son auteur. Cette relation de l’auteur à son sujet est paradigmatique. Toujours l’auteur sera une ombre ; l’œuvre, un rêve entrepris au sujet d’une réalité qu’on ne peut plus atteindre que par le rêve ; l’homme enfin, produit par le rêve, inaccessible, invérifiable, sans cœur et souverain, deviendra un mythe.23
Et c’est bien de mythe qu’il s’agit lorsque Yourcenar retrace la fable pindarienne. Si la jeune femme de lettres est présente dans son Pindare, c’est sans doute à travers les nombreuses remarques distillées dans le texte, non seulement à propos de l’auteur des Olympiques, mais aussi de la poésie en général, du rôle du poète dans la cité grecque, et par extension du « poète éternel », tel qu’elle l’imaginait dans sa jeunesse. Nous savons que Yourcenar affectionne particulièrement les généralisations, ces affirmations globalisantes qui prennent, dans ses écrits critiques, la forme de sentences définitives qui finissent par s’apparenter à des maximes. De cette manière, l’écrivain confère une certaine autorité à des affirmations souvent subjectives qui révèlent davantage la pensée ou la conception de leur auteur que du sujet qu’il analyse. Yourcenar use et même abuse de ce procédé dans son essai biographique : Ayons la sincérité de le reconnaître : toute poésie est artificielle en ce qu’elle transfigure la vie. Ne disons pas mensongère. Le mensonge est dans les pensées ; l’artifice est dans les phrases.24 […] La poésie a deux pôles : par ses sujets, elle fait penser à la sculpture, par ses rythmes, elle appartient à la musique.25 […]
22
Jean BLOT, Marguerite Yourcenar, Seghers, 1980, p. 46. Ibid., p. 55. 24 Ibid., p. 1485. 25 Ibid., p. 1486. 23
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Les poètes, à demi perdus dans la vie élémentaire, sont comme les prêtres de Dodone : ils prennent pour truchements de leurs oracles les chênes mystérieux auxquels parlent les vents.26 […] La solitude, obscure ou glorieuse, est l’atmosphère des poètes. Ils s’en protègent. Elle les isole.27
Ces quelques exemples, parmi bien d’autres, révèlent tout autant Pindare que sa jeune exégète, qui distille, inconsciemment, dans son essai sa propre conception de la poésie et sa propre vision du poète, d’hier et d’aujourd’hui. Il y a parfois de l’ironie dans les jugements du critique novice qui, à l’issue d’un livre de presque 300 pages à la gloire d’un poète monumental, mort depuis vingt-cinq siècles, affirme : « Il ne serait pas bon […] que les poètes reviennent de l’au-delà pour ajouter à leur œuvre : pour le peu que même les plus grandes ont à dire, c’est déjà trop d’une seule vie. »28 Sans doute, cette remarque, qui ne manque pas d’étonner chez un esprit si pétri de gloires anciennes et classiques, peut s’entendre comme une revendication implicite du jeune écrivain en quête de reconnaissance que Yourcenar aspirait à être quand elle écrit cela, une manière de dire « place aux jeunes », avec humour et ironie. Le manuscrit de Pindare est resté plusieurs années au fond d’un placard des éditions Grasset où son auteur l’avait envoyé, avant qu’un lecteur de la maison, André Fraigneau, ne l’exhume et décide de le publier. L’unique édition du livre paraît donc en avril 1932, précédée d’une prépublication de la quasi-totalité de l’essai dans quatre livraisons du Manuscrit autographe, entre mars et décembre de l’année précédente. Publié un an après son médiocre roman, La Nouvelle Eurydice, plutôt froidement accueilli par la critique, Pindare n’a soulevé guère plus d’enthousiasme. Même l’influent et amical Edmond Jaloux, premier critique d’importance à avoir souligné le talent du jeune auteur d’Alexis ou le Traité du vain combat, n’écrira pas d’article sur le nouvel opus de sa protégée. En 1936, dans la chronique qu’il consacre à Feux, il soulignera tout de même que Pindare est un « excellent ouvrage »29. Mais en 1932, la critique n’est 26
Ibid., p. 1508. Ibid., p. 1510. 28 Ibid., p. 1518. 29 Voir « L’Esprit des livres », Nouvelles littéraires, 19 décembre 1936. 27
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pas aussi indulgente. Robert Brasillach, en particulier, qui consacre une de ses causeries littéraires de L’Action française à l’évocation d’un sujet qu’il connaît bien, est d’une sévérité qui frôle la méchanceté : Cet ouvrage ne nous donne aucune clarté sur Pindare, et, ce qui est peut-être pire, ne nous donne aucune envie de le lire. […] Mme Yourcenar connaît pourtant beaucoup de choses, et ne nous épargne pas bien des détails sans grand intérêt. Mais il lui manque d’abord […] le sens de la vie. Ce qui fait que cette entreprise si curieuse, que nous avions abordée avec la plus grande sympathie, n’est dans l’ensemble qu’un froid devoir de bonne élève- mettons un diplôme d’études supérieures. […] C’est bien le plus grand reproche que nous puissions faire à Mme Yourcenar : ni par ses traductions ni par ses commentaires, elle n’a rapproché de nous l’ancien poète. Il nous demeure aussi étranger qu’auparavant, plus étranger encore, car nous ne comprenons dans le livre de son récent exégète rien de ce qui l’a poussé à écrire et à vivre.30
Une charge aussi féroce a certainement peiné le jeune écrivain qui escomptait connaître quelque succès avec ce livre. Quelques années plus tard, un critique plus bienveillant, Gonzague Truc, lui trouvera de grandes qualités : elle [M. Yourcenar] ne laisse pas de traiter cet auteur difficile en technicien, c’est-à-dire en philologue, autant qu’en poète et nous dirions volontiers en devin. Elle le fait revivre dès son origine et ses enfances ; elle le suit dans son inspiration ; elle en comprend le lyrisme, et des contours très précis qu’elle restitue, elle le traduit dans une langue originale et pleine de saveur. Et comment ne l’eût-elle pas fait, goûtant comme elle la goûte la poésie grecque.31
Mais lorsqu’à la fin des années trente, Gonzague Truc prononçait ces paroles réconfortantes dans une conférence, en Belgique, Yourcenar avait sans doute déjà constaté les insuffisances de son livre, qu’elle refusera de voir rééditer, tout comme ses deux premiers livres de poésie et son roman La Nouvelle Eurydice. « [C]e
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Robert BRASILLACH, « La Causerie littéraire », L’Action française, 2 juin 1932. Repris dans Œuvres complètes, tome XI, édition annotée par Maurice BARDÈCHE, Au Club de l’honnête homme, 1964, p. 271-274. 31 G. TRUC, « L’Œuvre de Marguerite Yourcenar : 1929-1938 », Études littéraires, avril 1979, Les Presses de l’Université Laval, p. 24.
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très médiocre ouvrage qu’est Pindare32 » ; « mon très insuffisant Pindare »33 ; « une mauvaise étude »34… Durant toute sa vie, l’auteur ne cessera de souligner les manques de ce qu’elle considère comme un « travail d’écolier », comme elle l’indique à Patrick de Rosbo en 1969, ajoutant : « Je ne savais pas à l’époque assez de grec, et assez de Pindare, pour me lancer dans cette aventure. »35 On ignore à quel moment précisément Marguerite Yourcenar a pris la décision de réécrire son Pindare afin de rendre justice au poète dont elle n’a jamais cessé de fréquenter l’oeuvre. Ce qui est certain, c’est que dès 1950 l’idée semble envisageable, comme l’atteste une lettre à Olga Peters à laquelle elle écrit : je dirai simplement que bien entendu je ne le republierai plus aujourd’hui, si j’en avais l’occasion, sans d’innombrables corrections, d’abord parce qu’entre temps j’ai appris un peu mieux le grec que je ne le savais à cette époque, ensuite parce que, écrit en vue d’une « collection » de biographies d’écrivains célèbres, telle qu’il s’en publiait beaucoup dans ces années-là, il n’est pas exempt de certains défauts du genre.36
Réécrire Pindare devient un véritable projet au milieu des années cinquante. Dans deux lettres à son éditeur et ami Charles Orengo, elle aborde la question37. Mais il semble qu’elle ne se soit mise véritablement au travail qu’en 1962, année où elle inscrit dans ses carnets, à la rubrique « Projets littéraires » : « Inachevé : révision Pindare »38. En réalité, elle abandonne très vite le travail de refonte accompli en avril de cette année-là. Si l’on en croit une lettre au critique Jacques Brenner, le projet est de nouveau d’actualité en 1965 : « Votre mention de mon lointain Pindare me donne l’envie de réviser et de republier un jour ce livre de jeunesse. On ne parle pas assez de cette espèce d’injection de courage faite par le critique aux écrivains. L’effet en est immédiat et bien salutaire ! »39 Cet encouragement de 32
M. YOURCENAR, lettre à Simon Sautier, 8 octobre 1970, L, p. 360. M. YOURCENAR, lettre à Yannick Guillou, 18 novembre 1985, L, p. 664. 34 YO, p. 38. 35 M. YOURCENAR, lettre à Patrick de Rosbo, 25 août 1969, Fonds Yourcenar. 36 Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar. 37 Voir en particulier les lettres du 6 février et du 14 mars 1956, Fonds Yourcenar. 38 Voir dossier « Affaires courantes (suite) », Fonds Yourcenar. 39 Lettre à Jacques Brenner, 6 septembre 1965. Citée dans « Littérature (P-Z) » Librairie Henri Vignes, catalogue n° 41, automne 2002, p. 47. 33
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Brenner ne portera pas ses fruits et, en 1973, Yourcenar décide finalement de « [n]e pas réviser Pindare, que je ne rééditerai pas ; les 7 pages sur Pindare dans La Couronne et la Lyre suffiront comme amende honorable »40. Il aura donc fallu plus de quatre décennies pour que l’écrivain parvienne à « faire, en quelque sorte, [s]es excuses »41 à un poète qu’elle admirait et qu’elle estimait avoir traité avec légèreté. Dans la notice de plusieurs pages de La Couronne et la lyre (1979) qui précède sa traduction de quelques fragments d’un poète qu’elle juge, à juste titre, « difficile, sinon impossible, à bien traduire »42, Yourcenar répare ce qu’elle considère comme une erreur de jeunesse. Elle propose, en condensé, une « nouvelle » lecture de la splendide et complexe poésie pindarique, qui incarne, selon elle, « une fin autant qu’un apogée. »43 S’il est certain que le court texte de la maturité, inséré dans son anthologie de la poésie grecque ancienne, évite les défauts de jeunesse et la tonalité romantique du Pindare des années vingt, il n’en demeure pas moins que nombre des idées sur le poète qui a fasciné Ronsard, Goethe, Hölderlin et Hugo, contenues dans La Couronne et la lyre, sont déjà présentes dans l’essai publié en 1932, chez Grasset. Plusieurs critiques yourcenariens et certains hellénistes se sont d’ailleurs interrogés sur la sévérité extrême de l’auteur à l’égard de son premier texte critique, finalement adjoint aux « textes oubliés », dans le second volume de ses œuvres, dans « La Bibliothèque de la Pléiade ». Michel Grodent considère le Pindare « interdit », comme « un livre suggestif, non pas scolaire mais "solaire", et quelquefois ironique, dont on peut s’étonner qu’elle [Yourcenar] l’ait jugé médiocre au point d’en interdire la republication. Bien avant Mémoires d’Hadrien […] elle se montre pleinement humaniste, au sens où le voulait Émile Faguet […] Grâce à elle qui ne cesse de dépoussiérer, de revivifier, on voit, on entend, on respire un Pindare "sensible à la beauté des choses" »44. Un autre spécialiste de la littérature grecque antique, Maurice Lebel, juge le livre tout simplement « magistral » : 40
SII, p. 41. Voir « Marguerite Yourcenar. Entretiens avec des Belges », op. cit. 42 CL, p. 165. 43 Ibid., p. 162. 44 Michel GRODENT, « L’hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar », Revue de l’université de Bruxelles, n° 3-4, 1988, p. 57. 41
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chaque phrase ruisselle de lectures ; il est marqué au coin de jugements fort nuancés et truffé d’observations pénétrantes, notamment sur la musique et la poésie grecques. […] Le Pindare de Marguerite Yourcenar [déborde] de fraîcheur et de jeunesse, de finesse et de savoir...45
Mais, comme nous l’avons signalé, l’intérêt du Pindare de Yourcenar va au-delà de son degré de pénétration de la poétique de l’auteur de quelques unes des plus belles odes consacrées à la beauté des corps et au courage des athlètes et des héros olympiens. Dans ce livre, où l’auteur, visible nulle part mais présent partout, selon la théorie romanesque flaubertienne que Yourcenar a fait sienne, analyse l’œuvre d’un de ses lointains ancêtres en poésie. Elle élabore également sa propre poétique, comme l’a si justement montré François Wasserfallen : L’essai biographique expose clairement le pouvoir trans-temporel du langage poétique, ne serait-ce que par le retour effectué à un poète si lointain, si fondateur. L’ode héroïque, célébrant les dieux, les demi-dieux, glorifiant le héros ou le vainqueur des jeux comme un intermédiaire entre le monde d’ici-bas et le divin au-delà correspond à la sacralisation de la langue poétique effectuée par Marguerite Yourcenar. […] Le rôle de conservateur du poète est donc affirmé comme une nécessité. L’inscription mémoriale bénéficie stylistiquement des formes fixes et riches d’une versification complexe : les formes sont la mémoire indéniable d’une époque, une trace mieux identifiée que les thèmes et les propos.46
En choisissant de consacrer un essai à Pindare, au milieu de l’effervescence poétique révolutionnaire des années vingt, la jeune Yourcenar se situe naturellement du côté d’un héritage poétique et historique millénaire, qu’elle estime plus que jamais vivant, plutôt que du côté de la rupture fracassante, qui aboutit selon elle, à l’époque de l’écriture de son livre, à « une poésie souvent balbutiante »47, comme 45
Maurice LEBEL, « Marguerite Yourcenar traductrice de la poésie grecque », Études littéraires, Presses de l’université Laval, avril 1979, p. 68-69. 46 François WASSERFALLEN, « Aspects de la temporalité dans la poésie de Marguerite Yourcenar avant 1939 », Bulletin de la SIEY, n° 8, juin 1991, p. 65. 47 P, p. 1447.
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elle l’écrit dans son Pindare. Aux jeux d’enfants des surréalistes, elle préfère les jeux sacrés des athlètes et héros grecs et l’immortelle perfection pindarique.
Agrippa d’Aubigné, l’insurgé magnifique Si Marguerite Yourcenar, souvent sévère avec ses propres productions, n’a pas complètement renié son essai sur la poésie d’Agrippa d’Aubigné, elle jugera, au début des années soixante-dix, ce texte rédigé en 1960, « négligeable » parce qu’écrit « hâtivement sur commande. »48. Composé au cours d’un voyage au Portugal, l’essai sur le grand poète baroque connaît une première publication dans La Nouvelle Revue Française, en novembre 1961, avant de paraître dans des versions et sous des titres très légèrement différents, dans deux volumes en 1962 : dans son recueil d’essais, Sous bénéfice d’inventaire, mais aussi dans un Tableau de la littérature française de Rutebeuf à Descartes, préfacé par Jean Giono, édité chez Gallimard également. Avec Les Tragiques, œuvre monumentale qu’elle considère comme l’un des sommets de la poésie épique française, Yourcenar aborde une époque charnière et fiévreuse qui l’attire particulièrement, notamment pendant les années soixante, durant lesquelles elle compose son roman L’Œuvre au noir : la Renaissance. Il est fort probable que la romancière, qui décrit l’Europe du XVIe siècle, déchirée par les guerres et l’intolérance religieuses, a puisé dans certains tableaux particulièrement sanglants des Tragiques, matière à réflexion sinon une source d’inspiration. D’ailleurs, nous savons que Yourcenar s’est inspirée du poème d’Agrippa d’Aubigné pour créer au moins deux personnages secondaires de son roman, le tailleur Adrian et sa femme49. L’admiration que porte Yourcenar pour l’œuvre de « l’un des plus grands, mais aussi des moins lus parmi les poètes de la Renaissance française »50, semble en grande partie due à la place particulière qu’il occupe dans l’histoire de la poésie française et à « l’audace » – le mot revient à plusieurs reprises sous la plume de Yourcenar – dont fait preuve son œuvre majeure, Les Tragiques. 48
Voir « Œuvres de Marguerite Yourcenar », S II, p. 42. Voir « Note de l’auteur », ON, p 846. 50 « Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », SBI, p. 22. 49
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Yourcenar éprouve souvent une tendresse particulière pour les perdants magnifiques, les héros tragiques et les poètes maudits. Selon elle, Agrippa d’Aubigné, le persécuté, le combattant héroïque, le poète vertueux dont la gloire littéraire a été « médiocre ou adverse »51, selon sa propre expression, appartient à cette « caste » de poètes « d’un type assez rare chez nous : celui de l’écrivain réfractaire, placé à contrecourant de son siècle, habité par la chimère d’une honnêteté sans compromis et d’une loyauté sans faille, ayant partie lié avec une cause persécutée ou perdue. Pour Agrippa d’Aubigné […] la cause perdue allait être la Réforme. »52 Dès les premières lignes de son essai, l’auteur situe d’Aubigné parmi ces quelques poètes au destin tragique qu’il admire particulièrement – Chénier, Maurice de Guérin… – et auquel nous pensons qu’il s’est sans doute identifié. De la même manière, ne peut-on deviner l’ombre de Yourcenar derrière cet « écrivain réfractaire, placé à contre-courant de son siècle » ? En fait, que représente Les Tragiques pour Marguerite Yourcenar ? [Un] grand livre chaotique, [un] torrent désordonné de violence oratoire […] cette œuvre épique est en réalité toute lyrique, unique par son mélange de transcendance et de réalisme passionné, sublime surtout par ses brusques départs et ses soudains arrêts, par ces vers qui tout à coup fusent comme des voix, montent et s’entrecroisent comme au cours d’un motet de la Renaissance.53
Elle admire l’unité et la force d’évocation de ces neuf mille vers, et la puissance de ce chant imparfait mais audacieux, sans équivalent dans la poésie française. Une telle épopée religieuse ne peut se comparer, selon Yourcenar, qu’à l’œuvre d’un Dante ou d’un Milton qu’elle cite à deux reprises dans son essai : Dans un pays où plus qu’ailleurs les poètes se détournent de l’actuel et de l’immédiat, préfèrent traiter une matière épurée, distillée, quintessenciée déjà par la tradition littéraire, l’extraordinaire audace de d’Aubigné consiste à avoir pris ainsi pour matériau la substance brute de son siècle. Jusque dans leurs biaisements et leurs outrances, par lesquels ils participent aux passions du temps, Les Tragiques représentent l’effort confus d’un contemporain des guerres de religion pour réévaluer les sanglants 51
Ibid., p. 24. Ibid., p. 22. 53 Ibid., p. 34. 52
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE faits divers de son époque, pour les recomposer tant bien que mal en termes de justice et d’ordre éternels.54
On peut s’étonner de voir Yourcenar faire ainsi l’éloge d’une poésie directement inspirée par son époque, qu’elle oppose à ces poètes dont elle est, qui « préfèrent traiter une matière épurée, distillée, quintessenciée déjà par la tradition littéraire. » Mais sans doute l’audace et la modernité d’Agrippa d’Aubigné ne sont-elles compréhensibles pour elle qu’à travers les siècles d’histoire qui séparent l’éclosion, à chaud, des Tragiques, œuvre déjà préromantique à ses yeux, de leur redécouverte à l’âge romantique. C’est d’ailleurs bien dans cette perspective qu’elle évalue la richesse et la fécondité d’une œuvre littéraire, même imparfaite, comme le puissant poème de d’Aubigné : Il en est des Tragiques comme de ces monuments où les plus riches matériaux ont été réunis et amenés à pied d’œuvre sans que l’édifice rêvé ait jamais été définitivement accompli, et qui abandonnés, béants, et presque inépuisables, ont servi de mines aux générations suivantes.55
La postérité du poème fondateur du maître français du baroquisme visionnaire, le critique l’entrevoit chez Hugo, mais aussi chez Vigny, chez Mallarmé et jusqu’à Valéry dont il annoncerait l’art56. C’est sans doute le point essentiel de la « démonstration » yourcenarienne : la grandeur d’Agrippa d’Aubigné se mesure au nombre mais surtout à la qualité des œuvres et des poètes qui se sont nourris à ses Tragiques, œuvre source qui mérite donc pleinement sa place, à l’instar de Pindare, dans le panthéon critique yourcenarien.
54
Ibid., p. 26. Ibid., p. 35. 56 Voir Ibid. 55
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Basho, l’errant immobile « Basho sur la route », qui ouvre le recueil d’essais et de récits de voyage, Le Tour de la prison, est davantage une évocation poétique du célèbre maître du haïku qu’un essai critique sur son œuvre. En cela, ce récit est très différent des principaux textes critiques, que Yourcenar a consacrés à un poète ou à une oeuvre. Il mérite d’autant plus qu’on s’y arrête. Ce texte de sept pages n’a certes pas l’ampleur de la biographie critique consacrée à Pindare, ni de l’étude historique sur Les Tragiques. Il n’en illustre pas moins une approche critique singulière qui propose une évocation sensible, presque poétique, d’un poète et de son œuvre. Cette promenade dans les pas du célèbre poète du XVIIe siècle fait partie de l’écriture critique adoptée par Yourcenar à la fin de sa vie. Ces textes de quelques pages, tels ceux réunis dans Le Tour de la prison, proposent une vision sensible et prosaïque des réalités du monde, des voyages, de l’histoire, de la poésie…, autant de thèmes abordés à travers le prisme de la subjectivité assumée de l’auteur, qui semble abandonner le point de vue autoritaire qui caractérise un grand nombre de ses écrits critiques, pour adopter la position plus humble du témoin fasciné ou du rêveur inspiré. « Basho sur la route » est tout à fait représentatif de cette tendance. Nous avons souligné le goût de Yourcenar pour la poésie japonaise et la fascination qu’a exercée sur elle le Japon, sa culture et ses valeurs, dont elle se sentait d’ailleurs à la fois proche et étrangère, ayant l’impression, selon ses propres mots, de ne pas avoir trouvé « la clé du royaume »57. Trouver la clé du pays du soleil levant, c’est, en partie, le but du voyage de trois mois qu’elle a effectué au Japon, en compagnie de son jeune ami Jerry Wilson, à l’automne 1982. Durant ce séjour dont nous connaissons le détail grâce à de multiples sources, en particulier, grâce aux récits qu’elle en fera dans plusieurs textes du Tour de la prison, Yourcenar s’imprègne du mode de vie traditionnel japonais et s’intéresse aux multiples facettes de l’art, de la culture et de la religion zen. Elle effectue, notamment, un voyage dans le nord du pays, sur les traces d’un poète dont elle connaît intimement l’œuvre, Basho, qui occupe une place de premier plan dans la littérature classique japonaise, non seulement en raison de son œuvre, 57 Voir Tsutomu IWASAKI. « Séjour au Japon de Marguerite Yourcenar », Les Voyages de Marguerite Yourcenar, Bulletin du CIDMY, n° 8, 1996, p. 242.
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mais aussi de son éthique de vie qui a inspiré, depuis le XVIIe siècle, des générations de poètes japonais. Comme l’écrit Tsutomu Iwasaki, traducteur de l’œuvre de Yourcenar en japonais et qui lui a servi de guide et d’interprète durant ses pérégrinations à travers le Japon, « Marguerite Yourcenar voulait suivre au moins partiellement les traces de ce poète japonais, dont elle connaissait très bien la vie et aimait les poèmes. D’ailleurs Basho préconisait, non pas la recherche des traces des anciens elles-mêmes, mais la recherche de ce qu’ils cherchaient. Je crois que le même esprit la poussait à ce voyage. »58 Ensemble, ils visitent Fukagawa, quartier populaire historique de Tokyo où a vécu Basho, avant d’entreprendre son célèbre voyage dans le Nord, en 1689. Ensuite, Yourcenar parcourt en quelques jours les principales étapes de ce long voyage. Comme lui, près de trois siècles plus tôt, elle contemple la magnifique baie peuplée d’îlots rocheux de Matsushima, dont la beauté avait tellement impressionné le poètevoyageur, qu’il dut renoncer à écrire son traditionnel haïku, en hommage à la splendeur de la nature. Elle se rend également à Hiraïzumi, qui représente l’extrémité nord du voyage de Basho, célèbre pour son temple au toit couvert de feuilles d’or, Konjiki-dô, qu’elle visite parmi la foule des touristes. Elle lui préfère la sérénité de la colline boisée de cryptomères sacrés plusieurs fois centenaires entourant le sanctuaire, que Basho a sans doute admiré avant elle. Dans l’enceinte d’un temple bouddhiste voisin, Môtsûji, elle se recueille devant une stèle en pierre naturelle sur laquelle est gravé un des plus célèbres haïkus de Basho. Alors que Tsutomu Iwasaki commence à lui traduire le poème : « Les herbes de l’été… », Yourcenar l’interrompt en citant de mémoire les deux vers suivants : « Voici tout ce qui reste/ Des rêves des guerriers morts. » Le « pèlerinage » se poursuit par une courte escale dans la petite station thermale de Naguro où Basho est passé. À Ueno, ville natale du poète, elle se promène autour du château. À Kyoto, elle tient à visiter Rakushisha, la pauvre masure de Mukaï Kyoraï, l’un des plus célèbres disciples de l’auteur japonais, qui y accueillit son maître et dont l’évocation clôt de manière touchante « Basho sur la route »59. Ce texte est né de ce voyage et en suit les principales étapes. La vie et l’œuvre du maître de l’extase poétique et de la méditation 58 59
Ibid., p. 226. Sur le récit du voyage de Yourcenar sur les traces de Basho, voir ibid, p. 219-243.
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devant la nature, poète immobile et « homme ambulant »60 à la fois, selon l’expression yourcenarienne, sont évoquées dans « Basho sur la route », par petites touches, fragments textuels d’un voyage à la fois réel et symbolique. Chaque temps d’arrêt devant un site, un monument ou un endroit habité par Basho est l’occasion pour Yourcenar d’entrer plus intimement en contact avec la poésie et l’éthique du poète qui a révolutionné la forme très codifiée du haïku en lui insufflant une charge émotionnelle et une subtilité particulières. Elle met en scène dans tous ses aspects l’existence errante de Basho, qui devient un personnage auquel elle prête vie. Pour cela, elle se sert de tout ce qu’elle sait de lui et de son œuvre et restitue l’atmosphère de son propre voyage sur ses traces. Ainsi « Basho sur la route » imbrique subtilement savoir livresque et vécu personnel de l’auteur qui a symboliquement fait l’expérience de la vie de Basho. En quelques pages érudites et sensibles, Yourcenar mêle sa propre lecture de la poésie à l’analyse du mode de vie du sage zen. Elle fait se rencontrer le Japon dans lequel a vécu le poète et celui qu’elle découvre, trois siècles plus tard, en mettant ses pas dans les siens. Tous ces éléments confèrent à ce texte une originalité certaine et une puissance d’évocation qui dépasse celle de la plupart des figures de poète abordées dans l’œuvre critique yourcenarienne. Le court essai s’ouvre sur un des textes les plus célèbres de la littérature classique japonaise, extrait de Okuno hosomichi de Basho, à la fois récit de voyage et journal poétique constitué de haïkus écrits en cours de route : Le jour et la nuit sont des voyageurs de l’éternité…Ceux qui pilotent un bac ou mènent tous les jours leur cheval aux champs jusqu’à ce qu’ils succombent sous la vieillesse voyagent aussi continuellement. Bien des hommes de l’ancien temps sont morts sur les routes. J’ai été tenté à mon tour par le vent qui déplace les nuages, et pris du désir de voyager aussi.61
Yourcenar partage avec Basho ce puissant et fécond désir de voyage, qui a pris chez la femme de lettres, une vigueur nouvelle, au début des années quatre-vingt, durant lesquelles, à l’instar 60
« Basho sur la route », TP, p. 600. Ibid., p. 599. Il s’agit d’une traduction de Marguerite Yourcenar d’après une version en anglais, langue dans laquelle Yourcenar semble s’être familiarisée avec la littérature japonaise, les écrits de Basho en particulier.
61
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du héros de L’Œuvre au noir, elle effectue la dernière partie du tour de sa prison, consciente pourtant que chacun porte en soi ses propres barreaux : « Cet homme en marche sur la terre qui tourne (mais sait-il qu’elle tourne ? En somme, il importe peu) est aussi comme nous tous en marche au-dedans de lui-même »62, écrit-elle à propos du poète japonais. « Basho sur la route », comme d’autres textes de ces annéeslà, est un écrit crépusculaire. Elle y évoque un thème récurrent de son œuvre, la mort, très présente dans la culture japonaise, en particulier dans la coutume poétique du haïku final qui clôt en beauté toute noble vie. Ainsi, l’évocation de la mort de Basho prend la forme d’une leçon de vie : On attendait avec une certaine avidité le poème traditionnel des derniers moments, mais Basho avait dit depuis plusieurs années déjà que tous ses poèmes étaient des poèmes des derniers moments. […] La nuit d’avant sa mort, Basho griffonna quelques lignes inachevées qui n’étaient pas à proprement parler le rituel du « dernier poème » ; mais ses disciples déçus durent s’en contenter. Il s’y montrait errant en rêve sur une lande automnale63. Le voyage continuait.64
Ce qui impressionne Yourcenar dans l’art poétique de Basho, c’est cette faculté à traduire « l’éternité de l’instant »65 en dix-sept syllabes. Bien d’autres aspects de l’art elliptique du haïku et de la vie du poète « qui voit surtout dans les sons la ponctuation du silence »66, la fascine. Elle était particulièrement réceptive à ses instants de communion intime et muette avec la nature, aspect qui a trouvé chez elle un écho profond. Sans doute s’est-elle partiellement identifiée à cet ascète, comme elle, poète et voyageur, cherchant, loin de la foule, dans l’assemblage patient des mots, un sens à l’existence. En suivant Basho, pas à pas, Yourcenar expérimente une nouvelle manière d’entrer en communion avec un poète qui la touche, très différente de
62
Ibid., p. 601-602. Yourcenar évoque l’ultime haïku composé par Basho, juste avant de mourir : « Tombé malade en voyage/ En rêve, je me vois errant/ Sur la plaine morte. » 64 « Basho sur la route », TP, p. 602. 65 Ibid., p. 600. 66 Ibid., p. 604. 63
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celle qu’elle a adoptée pour rendre compte du génie de Pindare ou d’Agrippa d’Aubigné. Pindare, Agrippa d’Aubigné, Basho. Trois parcours critiques yourcenariens. Trois époques, trois cultures, trois langues, trois univers, trois étapes qui illustrent une manière sensiblement différente de « lire » la poésie. Mais, à chaque fois, le même investissement personnel, la même volonté de rapprocher le poète – qu’il soit grec mort il y a vingt-cinq siècles, français de la Renaissance ou japonais du XVIIe siècle – du lecteur contemporain, la même recherche de correspondances entre hier et aujourd’hui, qui caractérisent toute l’œuvre yourcenarienne.
Ébauche d’une poétique yourcenarienne Au terme de ce parcours qui a mis à jour l’intense activité de lectrice de Marguerite Yourcenar, ses rapports à la fois étroits et complexes avec la poésie de son temps, ainsi que le passage de la lecture comme passion à l’écriture critique, nous mesurons mieux l’immensité et la diversité de l’univers poétique dans lequel a vécu l’écrivain. À partir des multiples points de rencontre entre Yourcenar et la poésie, nous devinons la conception de la poésie qui a été la sienne, celle qui a guidé ses choix de lectrice, de critique, mais aussi et surtout, comme nous le verrons dans la seconde partie, de poète et de traductrice. « Il y a des domaines, comme la religion ou la poésie, qui doivent rester obscurs. Ou éblouissants, ce qui revient au même. »67 Cette affirmation de Marguerite Yourcenar indique clairement dans quel voisinage spirituel elle situe la poésie, domaine littéraire privilégié, rattaché, plus que le roman, aux rites les plus anciens, aux antiques et indéchiffrables paroles sacrées. En 1985, l’écrivain déclarait à la télévision canadienne : « Religion et poésie ont été plus ou moins construites pour conserver quelque chose de sacré. Est-ce qu’elles le conservent toujours, c’est une autre question : elles peuvent aussi s’enliser ou tomber dans les routines et des affrontements. »68 Il 67
YO, p. 39. « Entrevue avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Denise Bombardier, Télévision de Radio Canada, 2 juin 1985. PV, p. 336. 68
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n’en demeure pas moins que la poésie qu’elle apprécie doit conserver quelque chose du mystère des origines et de la magie des premières paroles prononcées par l’homme. Évoquant la pratique religieuse de la psalmodie dans le bouddhisme tantrique, elle rappelle que la poésie, à l’origine, avait sans doute la valeur d’un mantra : « songeons […] que la poésie elle aussi est faite, ou le fut aux temps où elle se souvenait de ses origines magiques, de répétitions quasi incantatoires de sons et de rythmes »69. Pour l’auteur des Charités d’Alcippe, la poésie est donc une incantation70, presque un rite magique. De là, sa préférence pour la poésie rimée et rythmée qui met le lecteur plus intimement en harmonie avec le monde du poème qu’il lit : la poésie, c’est là où je crois que le poète moderne se trompe, repose sur des effets répétitifs, qui sont capables de jouer un rôle incantatoire, ou du moins de s’imposer au subconscient. Une poésie sans rythmes immédiatement perceptibles n’établit pas ce contact nécessaire au lecteur. […] Du moment qu’on aligne des phrases de prose à l’imitation de vers inégaux, où le lecteur ne reconnaît plus le mouvement même du poème, le courant poétique ne passe pas.71
Lire la poésie est pour elle, à la fois, un exercice littéraire, spirituel et presque thérapeutique. Nous avons cité l’extrait de sa réponse au « Questionnaire Marcel Proust » dans lequel elle compare ses poèmes préférés, connus par cœur, à « des textes quasi sacrés, des mantra qu’on se récite tantôt pour s’endormir ou pour charmer les heures d’insomnie, tantôt pour reprendre possession de soi-même »72. Lire un poème pour « reprendre possession de soi-même ». La belle formule indique bien que c’est au cœur même de l’être et de son intimité la plus fragile qu’il convient de situer l’expérience poétique yourcenarienne. Des poèmes qu’elle aimait connaître par cœur, elle écrira, à la fin de sa vie, qu’ils servent à « se mettre mentalement en état de paix et presque en état de grâce »73. La poésie lui permet d’atteindre à ces régions mentales inaccessibles que lui ont fait 69
« Approches du tantrisme », TGS, p. 401. Voir YO, p. 210. 71 Ibid., p. 209-210. 72 « Marguerite Yourcenar répond au questionnaire Marcel Proust », Livres de France, n° 5, mai 1964, p. 13. 73 QE, p. 1331. 70
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deviner sa connaissance intime des spiritualités orientales, en particulier le tantrisme et le zen, aux multiples énigmes sans réponse qui la fascinaient. Elle a, par ailleurs, expérimenté une manière d’extase créatrice due à l’état fébrile, notant dans son texte « La Poursuite de la sagesse », « la fièvre facilite certainement le travail poétique, en créant d’elle-même un rythme. Du moins chez moi »74. Il existe chez Yourcenar une intime mythologie de la poésie qui puise, en partie, ses sources dans certaines expériences chamaniques du « contact » avec l’au-delà et des « délires » créatifs sous l’effet de la drogue, tels qu’elle les a sans doute appréhendés, notamment par le biais des livres de Carlos Castaneda, « qui vont très loin à la fois dans la poésie et dans ce qu’on pourrait appeler une méditation "ontologique" »75, et dont la lecture semble l’avoir impressionnée dans les années soixante-dix. Sensible aux « visions des poètes »76, qu’elle considère, avant tout, comme des médiums, chargés de traduire en mots des états et des pensées presque indicibles, elle identifie également le poète à une sorte de scribe inspiré « chargé d’exprimer une vérité éternelle »77, comme elle l’écrit en 1970 à un étudiant qui lui demande de répondre à la fameuse question de Saint-Exupéry : « Que faut-il dire aux hommes ? » Cette conception de la poésie comme un rite sacré qui a ses codes, ses secrets et ses « illuminations », Yourcenar la partage avec un de ses contemporains, Roger Caillois, auquel elle a succédé à l’Académie française. Il existe de nombreux points communs entre le poète-philosophe des pierres, qui considère que « [l]e secret est indispensable à la poésie »78 et que « [l]es règles de la métrique garantissent contre l’oubli et contre l’altération »79, et Yourcenar. Lectrice attentive de son œuvre, elle a exprimé dans « L’homme qui aimait les pierres », tiré de son discours de réception à l’Académie française, son attachement à l’œuvre de l’auteur du Fleuve Alphée. Parmi les nombreux livres de Caillois qu’elle possédait, la plupart sont abondamment annotés, sans doute en vue de la préparation de son 74
S II, p. 75. Lettre à J. Chalon, 29 mars 1974, L, p. 419. 76 Voir lettre à Jeanne Carayon, 6 juillet 1977, L, p. 552, 77 Lettre à Jean-Paul Allardin, 5 février 1970, L, p. 346. 78 Roger CAILLOIS, Approches de la poésie, Gallimard, 1993 [1e éd. 1978], p. 144. 79 Ibid., p. 233. 75
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discours académique. L’un d’eux l’est plus que les autres : Approches de la poésie (Gallimard, 1978). Ce recueil d’essais écrits entre 1944 et 1977, propose une vision d’ensemble de la conception de la poésie de Caillois, souvent proche de celle de Yourcenar. D’ailleurs, les très nombreuses marques de lecture inscrites dans le livre révèlent certainement l’empathie profonde de la lectrice, qui approuve ou partage les pensées de l’auteur. Quelques passages d’Approches de la poésie, choisis parmi tant d’autres, pointés au feutre noir ou rouge par Yourcenar, auraient pu être écrits par elle : p. 23 : Voici beau temps que les poèmes qui paraissent sont presque exclusivement lyriques et le lyrisme ne me plaît guère. J’ai l’idée que l’artiste doit se dissimuler davantage derrière son œuvre. […] En effet les poètes abandonnaient alors métrique et prosodie, rime et césure. Leurs écrits, dans ces conditions, ne se distinguaient guère de la prose, ordinairement, que par une disposition typographique dont on ne voyait pas bien subsister la raison, par une syntaxe monotone et relâchée, qui tendait à la simple énumération, enfin par une certaine incohérence de fond dont la vertu était discutable. Bref, ces poèmes me paraissaient de la mauvaise prose, une manière paresseuse de s’exprimer. p. 24-25 : Aussi j’imagine d’abord la poésie comme une sorte d’écriture qui, obéissant non seulement aux contraintes de la prose, mais encore à d’autres qui lui sont spéciales, nombre, rythme, rappel périodique de sons, doit partant la surpasser en pouvoirs. p. 54 : Hugo inaugura ces entreprises nouvelles. Avant Rimbaud, il demanda à un long et méthodique dérèglement des sens une façon neuve de percevoir l’univers. Avant le surréalisme, par le truchement des tables tournantes de Guernesey, il puisa dans l’inconscient et dans l’automatisme verbal les plus déroutantes beautés d’une œuvre inégale. p. 145 : Elles [les chansons populaires] contiennent fréquemment cette même part de mystérieux et d’informulé qui reste essentielle à la poésie, quand le sens littéral en est épuisé.
Ces pensées sur la poésie appartiennent tout autant à Caillois qu’à Yourcenar. Comme lui, elle aurait pu écrire : « Croire à la poésie, j’imagine parfois que c’est estimer qu’il existe malgré tout quelque
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chose de commun entre Homère et Mallarmé. »80 Cet invisible fil qui relie tous les poètes, à travers les époques et les pays, les langues et les cultures, Yourcenar l’a sans doute davantage senti que la plupart des poètes de la modernité qui ont souvent prôné une rupture radicale avec le passé. Mais ne les rejoint-elle pas lorsqu’elle avance que, loin d’être un des compartiments de l’imaginaire, la poésie est un alvéole de la réalité ? C’est d’ailleurs un autre aspect essentiel de la conception yourcenarienne de la poésie. Pour Yourcenar, « [l]a poésie est un effort pour se rapprocher de l’essence de la réalité »81, comme elle l’a régulièrement répété, sous des formulations différentes, tout au long de son existence. Dans une lettre adressée à Natalie Barney en 1955, elle loue le « sens des réalités » de l’Amazone et note entre parenthèses « (la poésie aussi en est une) »82. En 1971, à un journaliste qui l’interroge sur sa passion de la poésie, elle débute sa réponse par le préambule suivant : « en un sens tout est présent ou, si vous voulez, tout est passé, tout, également, est poésie ou tout est également réalité. C’est dire que toute grande réalité rejoint la poésie. Et que toute grande poésie est forcément une forme de la réalité »83. Cette « démonstration » un peu vague se comprend mieux lorsque l’on considère, dans sa globalité, l’univers esthétique et littéraire de l’écrivain, qui inscrit constamment la poésie, sous les multiples visages qu’il lui reconnaît, au cœur du monde et de la vie des hommes. Si cette réalité n’est pas toujours « visible » par le plus grand nombre, le poète la devine partout, sous l’apparence des choses, des situations et des êtres. Il s’agit donc d’une réalité profonde, intime, parfois impalpable mais bien présente et constitutive de l’essence même de la poésie. Cette rencontre entre le réel et l’imaginaire, qui s’opère au sein même de la poésie, ne puise pas ses sources dans la pensée occidentale qui, le plus souvent, compartimente les concepts et les réalités et oppose artificiellement ces deux domaines pourtant intimement liés aux yeux de Yourcenar. Elle l’emprunte plutôt aux traditions philosophiques non cartésiennes de l’Orient, au bouddhisme et au soufisme en particulier, qui lui ont appris qu’au-delà des 80
Ibid., p. 170. « Rencontre avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Jean-Claude Texier, La Croix, 19-20 septembre 1971, PV, p. 128-129. 82 Lettre à N. Barney, 5 juillet 1955, Fonds Barney. 83 Entretiens avec des Belges, op. cit., p. 99. 81
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apparences, il existe une domaine spirituel supérieur dans lequel réel et imaginaire se confondent. C’est à ce niveau qu’elle situe la poésie dont elle a proposé, en 1974, la définition suivante : « Toute réalité décrite en termes non conventionnels est poésie »84. On pourrait compléter cette vision très large de la poésie, selon Yourcenar, par une notation puisée dans « Ravenne ou le Péché mortel », court texte écrit en 1935, dans lequel le poète mentionne, pour définir tout autre chose que la poésie, « le réalisme magique qui s’associe victorieusement au rythme même des choses »85. On peut deviner derrière cette énigmatique formule une manière de définition de la poésie telle que Yourcenar ne cessera de l’aimer et de l’écrire. Ce « réalisme magique » qui réconcilie le Réel et l’Imaginaire et adopte le « rythme même des choses », n’est-ce pas, en partie, la « mission » qu’elle assigne à la poésie ? « [c]’est en lisant les vers des autres poètes qu’on devient poète »86, soutient Roger Caillois. Yourcenar aurait sans nul doute approuvé une telle affirmation, elle qui s’est constamment nourrie de la parole poétique de ses aînés et de certains de ses contemporains pour inventer sa propre poésie ou s’approprier celle des autres en la traduisant.
84
Lettre à Jean Chalon, 29 mars 1974, L, p. 420. PE, p. 488. 86 R. CAILLOIS, Approches de la poésie, op. cit., p. 120. 85
SECONDE PARTIE ÉCRIRE ET TRADUIRE Marguerite Yourcenar, poète et traductrice
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La première partie de notre étude a mis au jour la relation intime que Marguerite Yourcenar a entretenue avec la poésie des autres à travers sa pratique de la lecture et de la critique. La seconde partie va tenter de montrer combien sa propre poésie tient une place essentielle dans sa création littéraire mais aussi dans son rapport au monde et dans l’élaboration de sa propre pensée esthétique. Marguerite Yourcenar, poète. La critique et l’histoire littéraire moderne et contemporaine qui s’intéressent à l’œuvre de l’auteur de L’Œuvre au noir et du Labyrinthe du monde oublient souvent cet aspect de sa production. On évoque avant tout Marguerite Yourcenar romancière, nouvelliste, historienne, mémorialiste, essayiste, traductrice, anthologiste, helléniste… Beaucoup plus rarement, voire jamais, Marguerite Yourcenar poète, malgré ses nombreux poèmes publiés dans des revues et en volumes. Marginale à première vue, l’œuvre poétique de l’écrivain contient sans nul doute une part intime de sa sensibilité artistique. Il importe donc de réparer une injustice en replaçant son œuvre poétique au cœur de son écriture. Elle est d’une utilité certaine pour appréhender le fonctionnement interne de l’ensemble de sa production artistique et comprendre les méandres de la naissance de son œuvre. Car la poésie est la première voie empruntée, dès l’adolescence, par Marguerite Yourcenar. Elle contient, en quelque sorte, les clés de sa vocation d’écrivain qui prendra par la suite bien d’autres formes. Pour Yourcenar, comme pour beaucoup d’écrivains de sa génération, au commencement était le poème. On ignore trop souvent que dans le cas de l’auteur de Mémoires d’Hadrien cette connivence secrète avec la poésie ne s’est jamais estompée, même si elle a pris des formes multiples et changeantes au cours des sept décennies d’écriture de Yourcenar. Si la romancière a écrit de nombreux poèmes, elle en a également beaucoup traduit. Véritable passion, la traduction fait partie intégrante de l’écriture créatrice yourcenarienne, traduire un poème étant pour l’écrivain une autre manière de l’écrire. Il semble donc logique de situer le chapitre sur Marguerite Yourcenar traductrice, dans le prolongement de l’analyse de sa propre poésie, vaste et riche continent yourcenarien quasiment inconnu, en tout cas largement ignoré.
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I LES POÈMES DE JEUNESSE Éclosion d’une œuvre Les tout premiers poèmes de Marguerite Yourcenar datent de la fin de l’enfance. Le premier parvenu jusqu’à nous est un sonnet offert à sa gouvernante pour Noël 1915. Marguerite de Crayencour n’a alors que douze ans et choisit l’alexandrin pour chanter à la manière d’une élève appliquée, forcément maladroite, « le parfum éternel de la plus tendre fleur », passant d’une coupe d’argent à une urne d’argile et à une amphore, mêlant « la sève maternelle » au « songe défunt » et au « rêve divin » du jeune poète, dont l’emphase tarabiscotée trahit à la fois l’âge, l’inexpérience et le fatras de lectures précoces mal assimilées. Ce sonnet offert à une domestique avec laquelle elle restera en relation jusqu’à la mort de celle-ci ne fait pas proprement partie de l’œuvre poétique de son auteur, qui ne l’a jamais publié ni dans une revue, ni dans un de ses recueils1. C’est un poème de circonstance, un exercice prosodique, le modeste cadeau de Noël d’une préadolescente, dont la tête est pleine des beaux vers des grands poètes du passé, à une personne de son service qu’elle apprécie, et qui conservera toute sa vie ce témoignage d’affection de « mademoiselle Marguerite » dont elle s’occupa pendant plusieurs années. Sans surestimer la valeur de cette première trace de poésie qui n’est sans doute pas le premier poème écrit par la toute jeune Marguerite2, ces quelques vers parvenus jusqu’à nous marquent tout 1
Il n’a été rendu public qu’après la mort de son auteur, par J. SAVIGNEAU dans sa biographie Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie. Voir « Sonnet offert par Marguerite Yourcenar à sa gouvernante, Camille Debocq, pour Noël, en 1915 », op. cit., p. 491. 2 Nous pouvons raisonnablement supposer que ce poème de 1915 n’est pas l’unique production poétique de la petite Marguerite et qu’à cette époque-là, elle composait déjà des vers qu’elle offrait peut-être à son entourage, en particulier à son père, et n’ont sûrement pas été conservés.
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de même un point de départ, un commencement. Ils sont comme la timide ébauche d’une œuvre dont l’auteur n’imagine sans doute pas encore l’existence. Ils représentent une promesse, tracent un sillon encore invisible dans cette période d’exaltation et de passion pour la poésie de ses aînés qui s’affirmera dans les décennies suivantes. La profondeur de ce sillon fera d’elle un poète à part entière. Mais en 1915, elle n’est qu’une enfant solitaire et douée qui tente d’impressionner son père et sa gouvernante en alignant des alexandrins, comme ces enfants qui dessinent des rêves pleins de couleurs pour les offrir à leur maman le jour de sa fête. Si Yourcenar reconnaissait qu’enfant elle rêvait de gloire, elle ne s’imaginait sans doute pas alors que c’est par l’écriture qu’elle y parviendrait1. Comme bien des adolescentes, elle poursuit pourtant, pour son propre plaisir et peut-être aussi celui de son entourage plutôt restreint, l’écriture de poèmes dont certains figureront dans son deuxième livre, Les Dieux ne sont pas morts. D’autres, qu’elle a regroupés dans un cahier inédit sous le titre d’inspiration valéryenne Album de vers anciens2, représentent essentiellement des poèmes composés entre sa quatorzième et sa vingt-et-unième années (1917-1924)3. Ils témoignent de l’importante activité poétique de l’adolescente qui cède à la fièvre d’écrire qui accompagnera désormais la fièvre de lire. Ces premiers essais d’écriture encore hésitante sont presque exclusivement poétiques. Pourtant, dès l’âge de dix-huit ans, elle se lance dans la rédaction d’une ambitieuse fresque romanesque intitulée Remous dont elle détruira la plus grande partie mais dont des sédiments subsisteront dans plusieurs de ses grandes œuvres de la maturité. C’est tout de même seulement à partir de sa vingtième année qu’elle se lance vraiment à l’assaut de la prose, à travers le conte, l’essai et les ambitieuses esquisses romanesques qu’elle nommera bien plus tard « mes projets de la vingtième année ». Adolescente, celle qui ne s’appelle pas encore Marguerite Yourcenar est donc essentiellement poète ou du moins versificatrice. Comme une musicienne qui fait 1
Voir « Bernard Pivot rencontre Marguerite Yourcenar », Apostrophes, Antenne 2, 7 décembre 1979, PV, p. 230. 2 Voir Fonds Yourcenar. 3 Sans autre source, nous sommes contraint de nous reporter à la datation, parfois approximative, de M. Yourcenar qui accompagne souvent ses poèmes de l’année de composition, de publication s’il y a lieu, voire, comme c’est le cas pour un grand nombre de vers, de celle de la révision du poème en vue d’une version alors considérée comme définitive.
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inlassablement des gammes pour parfaire son art, elle compose des centaines de vers d’un académisme marqué, qui imite maladroitement l’art beaucoup plus abouti de ses prestigieux et écrasants modèles d’alors. De par son éducation littéraire, ses goûts personnels et peutêtre aussi l’air du temps et l’esprit de l’époque, il paraît naturel qu’une toute jeune fille comme Marguerite Yourcenar débute sa carrière littéraire par la poésie, comme elle le soulignait bien des années plus tard : Presque tous les écrivains commencent, ou commençaient, par écrire des poèmes. Ce qui est très naturel, parce qu’on est soutenu aussi bien que contraint par un rythme. Il y a un élément de chant. Il y a un élément de jeu et de redites, qui rend les choses plus faciles. La prose c’est un océan dans lequel on pourrait très vite se noyer.4
Les raisons qui ont poussé la jeune Marguerite à entrer en littérature par la porte étroite de la poésie sont sans doute plus complexes. Ce n’est pas seulement la facilité, mais également sa volonté, sans doute inconsciente, de se glisser dans l’interminable chaîne des poètes qui ont marqué ses années d’apprentissage, d’entonner après eux ce chant profond de la poésie qui relie les hommes qui l’ont poussée à écrire des poèmes. Il semble bien qu’à cette époque, ce soit bien en poète et en musicienne du vers que Yourcenar rêve sa vie et son œuvre. D’ailleurs, très vite, l’apprenti poète délaisse ses exercices de versification pour s’atteler à une entreprise littéraire d’une grande ambition, un poème de quelque mille deux cents vers qui deviendra son premier livre, Le Jardin des Chimères, et qui marque l’entrée officielle de l’écrivain parmi les poètes du premier quart du XXe siècle.
4
YO, p. 54.
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Le Jardin des Chimères : naissance d’un écrivain Genèse d’un poème Celle qui s’appelle encore Marguerite de Crayencour a seize ans lorsqu’elle entreprend en 1919, l’année de son baccalauréat6, la composition de sa première œuvre publiée, Le Jardin des Chimères, dont le sous-titre est « Icare. Légende dramatique. » Elle a en effet choisi d’évoquer à sa manière le défi céleste du fils de Dédale dans une forme versifiée et dialoguée. Le poème, divisé en deux parties et neuf scènes, a l’aspect d’une pièce de théâtre en vers dans laquelle interviennent divers protagonistes : Icare, Dédale, Pan, les Nymphes… Nous ne savons pas avec précision ce qui a poussé l’adolescente à écrire ce que son auteur qualifiera bien plus tard de « poème dialogué inspiré de la légende d’Icare »7. À la fin des années soixante-dix, Yourcenar elle-même ne se souvient plus de ce qui l’a conduite, vers 1918-1919, à s’intéresser au rêve d’élévation du héros grec : « Peut-être l’Icare de Breughel8, mais je ne devais pas le connaître tellement bien à cette époque-là. Je ne sais pas, sinon que j’imaginais un Icare de mon âge, non pas épris d’aviation, mais éperdu d’adoration pour ce Soleil dont il voudrait s’approcher. »9 Dès sa première véritable entreprise littéraire, l’écrivain marque sa différence. 5
5
Si conformément à la plupart des déclarations de l’auteur, on retient l’âge de seize ans (1919), comme la période d’écriture du Jardin des Chimères, le poème pourrait avoir été commencé plus tôt, comme le laisse penser une lettre de M. Yourcenar qui précise à sa correspondante que ses deux premiers livres ont été écrits « entre ma 14e et ma 15e année : Le Jardin… date de 1918. » Voir lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar. 6 J. Savigneau suggère que l’intense activité poétique de l’adolescente aurait pu se faire au détriment des travaux scolaires et de la préparation à l’examen dont elle obtiendra la première partie avec une modeste mention « Passable ». Voir Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit. p. 63. 7 « Chronologie », OR, p. XV. 8 Peintre très apprécié par Yourcenar qui se souvient que lors de son séjour en Belgique en 1956, elle est allée « rendre [ses] respects aux Breughels du musée d’Art ancien » de Bruxelles, en particulier à « La Chute d’Icare tombant du ciel pendant qu’un rustique que ce premier accident d’avion n’intéresse pas continue ses semailles. », SP, p. 738. 9 YO, p. 53.
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Hors des courants de la mode et de la modernité balbutiante dans ces années-là, sans s’inspirer du rêve technologique que représente l’aviation naissante et triomphante qui nourrit durant la même période tant de poètes, du Cocteau du Cap de Bonne espérance à Cendrars qui chante « [l]’aérodrome du ciel […] embrasé » dans l’un de ses Dixneuf poèmes élastiques, la jeune fille réinvente un Icare nu face à l’énormité du défi qu’il s’est donné. Au moment où elle compose son poème icarien, elle ne connaît pas encore les vers d’Apollinaire qu’elle admirera tant par la suite : C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur […] Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane10
Yourcenar fait plutôt de son Icare un héros adolescent, comme elle, auquel elle s’est sans doute identifiée. Un personnage naïf et pur, à l’image de la jeune fille qui vers l’âge de quinze ans n’a connu du monde que la douceur d’une enfance choyée de privilégiée, la compagnie d’un père compréhensif et surtout celle des livres et des poètes, seuls véritables amis avec lesquels elle dialogue en secret. Hormis les villégiatures mondaines dans le Midi de la France et à Monte-Carlo, à proximité de quelque casino, et l’année d’exil en Angleterre au début du premier conflit mondial, elle n’a guère voyagé. En 1918-1919, elle n’a pas encore foulé le sol de la Grèce, ni celui de l’Italie et leurs promesses de mélancoliques ruines et de mythologie revivifiée. Elle connaît, en revanche, le grec et le latin et s’est déjà familiarisée avec bon nombre d’auteurs de l’Antiquité. Il n’est donc pas étonnant qu’elle fasse ses gammes en s’inspirant d’une figure mythique qui lui permet de se plonger dans un monde rassurant qui la fascine, celui de la Grèce ancienne, tout en exprimant des sentiments qui lui sont proches et en créant un univers bien à elle. Comme elle l’écrit en 1973 pour justifier l’insuffisance de ses premières œuvres poétiques, « l’adolescence est l’âge où l’on s’efforce d’être autre chose et plus que soi. Ambition nécessaire, mais qui ne va pas sans maladresse et sans prétention »11. 10 11
« Zone », Alcools (1913). Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
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Icare revisité La longueur du poème, sa construction, ses prétentions esthétiques font du Jardin des Chimères une œuvre ambitieuse qui peut étonner chez un auteur aussi jeune. Il faut imaginer une adolescente de quinze ou seize ans qui a déjà écrit quelques poèmes et se lance dans une œuvre qui totalisera mille deux cents vers, fera intervenir plusieurs voix, jonglera avec les mètres, multipliera les ambiances… Sans présager de la valeur finale d’une telle œuvre, cela témoigne à tout le moins de la détermination d’un poète qui cherche sa voie, de la motivation d’un auteur inexpérimenté qui n’hésite pas à s’atteler à une tâche qui le dépasse et la mène à terme. Au-delà de la confiance en soi que nécessite pour un tout jeune poète le fait de se lancer dans une telle entreprise littéraire au long cours, avec tout ce que cela implique de discipline intellectuelle, le choix et le traitement d’un sujet aussi sérieux témoignent aussi d’une certaine maturité. Il en faut certainement à un poète à peine sorti de l’enfance pour prêter ainsi sa voix à plusieurs personnages et mettre littéralement en scène l’ascension et la chute d’Icare. Le Jardin des Chimères s’ouvre par un court prologue en prose qui résume l’action mythologique que le poème dramatique va ensuite détailler dans ses deux parties (« Le Labyrinthe de Crète » et « Dans la lumière ») divisées en neuf scènes. La première scène (« La Chanson de Pan ») se déroule dans un obscur sous-bois dont le silence est soudainement troublé par les notes de la flûte du dieu Pan qui entonne sa « lointaine chanson », hymne à la nature qui salue le lever du jour et s’achève par : Et sur l’herbe fleurie où l’ombre et la lumière Dansent au bord de l’eau qui murmure et s’épand, Écoute ! Écoute ! Au fond de la clairière, Le rire insoucieux de Pan !12
C’est ensuite au tour des nymphes Eucharis et Earina de chanter les louanges d’Aphrodite au pied de sa statue, tandis que leur troisième sœur Rhodeia découvre Icare dans des vêtements en lambeaux, à la recherche de la Chimère aux « ailes de lumière ». Un 12
JC, p. 17.
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dialogue s’instaure entre Icare et les trois nymphes qui lui conseillent de renoncer à chercher à atteindre la Chimère, ce « mirage éphémère », cette « Bête insaisissable ». Mais Icare ne peut renoncer à son projet et s’éloigne des nymphes tandis que Pan reprend son chant allègre qui clôt la scène. Scène II (« La Source »), seul, agenouillé près d’une source, Icare exprime à mi-voix son désir de quitter la prison où il est enfermé avec son père et de connaître la liberté des grands espaces : Oh ! Parcourir un jour les routes de la terre ! Fuir ce labyrinthe habité Par le mystère ! Et pauvre, ignoré, solitaire, Boire à ta source pure, ô froide Vérité ! Voir Hélios, enfin ! Vivre son rêve,13
Scène III (« Icare et Dédale »), face à Dédale, Icare affirme ouvertement sa volonté de fuir leur prison pour parcourir le monde. Désillusionné, Dédale se déclare résigné à demeurer dans le labyrinthe car il a été déçu par les hommes et le monde qu’il n’entend plus transformer. En une amère tirade, il entend prévenir son fils naïf contre ses illusions d’enfant inexpérimenté : La sagesse est trompeuse et la gloire hésitante, Les hommes sont mauvais et ne sont pas heureux, Et s’il te fallait vivre et souffrir avec eux Tu verrais se faner les espoirs éphémères, Et tu regretterais le Jardin des Chimères.14
La scène IV (« Le verger des Bacchantes ») est un nocturne dans le verger des Bacchantes. Icare est endormi, veillé par Rhodeia qui lui chantonne un doux chant qui le réveille. L’adolescent lui annonce alors qu’il renonce à son projet insensé. Mais très vite, il change à nouveau d’avis et, confronté au chœur ensorceleur des Bacchantes qui tentent de le séduire, il décide finalement de renoncer à l’amour paisible de la nymphe et de rejoindre Hélios après avoir volé les ailes de la Chimère, au risque de sa vie :
13 14
Ibid., p. 28. Ibid., p. 39.
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Oh ! Je voudrais monter vers les derniers sommets, M’élancer, oublier mon délire éphémère, Et dans un ciel plus clair où souffle un air plus chaud, Monter vers Toi, plus haut, toujours plus haut, Soleil !...15
La scène V (« Thanatos ») voit Dédale, sage, lucide et résigné, affronter Thanatos qui lui annonce que « la Lampe s’est éteinte ». Au même moment, scène VI (« Les ailes de la Chimère »), son fils, intrépide, affronte la redoutable Chimère à qui il déclare ne pas craindre la Mort et auquel il réclame ses ailes pour s’enfuir. Ainsi s’achève la première partie du poème. Dans la seconde partie, intitulée « Dans la lumière », Icare tente enfin de mettre son projet à exécution. Dans la scène I (« L’essor »), prêt à se lancer dans le vide depuis un promontoire de rochers qui surplombe la mer, il entonne triomphalement un hymne à son dieu adoré, Hélios, pour qu’il l’accueille dans son « brasier resplendissant ». La scène II (« Les ailes déployées ») est totalement aérienne. Alors qu’il est en plein vol, Icare entend les appels du monde terrestre qui tentent de le dissuader de poursuivre son ascension fatale : « chant perfide des Sirènes », Chœur des vents, Hymne de Cythère, Chœur des peuples qui lui promettent Gloire et Amour s’il redescend parmi eux. C’est en vain qu’ils tentent de faire redescendre Icare qui approche de son inaccessible but avec lucidité : Ou, si je dois tomber, foudroyé, dans le vide, Que je connaisse, au moins, dans un instant avide Le baiser de l’éternité !...16
La dernière scène (« La Gloire d’Icare ») voit le corps du défunt héros reposant sur un lit d’algues, « sur les bords de l’Île qui fut plus tard nommée Icaria »17. À son chevet, le chœur des Sirènes et celui des Océanides chantent, tour à tour, la fin du jour, la mort d’Icare et « L’inutilité de la Vie ! » : Dors ! Tu n’as pas vécu ! Tu n’as fait que poursuivre un rêve !
15
Ibid., p. 58. Ibid., p. 103. 17 Ibid., p. 104. 16
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La réalité t’a vaincu.18
C’est sur ce constat d’échec que les filles de la mer abandonnent Icare, victime de ses illusions décapitées, quand du fond du ciel rougeoyant, Hélios, « le Roi toujours jeune, l’aurige aux cheveux d’or », apparaît sur son char, se pose près du corps de l’enfant qu’il honore, donnant un sens à son tragique destin : Gloire à l’effort humain vers la beauté du Jour ! Gloire à celui qui croit ! Gloire à celui qui songe ! Gloire à celui qui veut s’évader du mensonge ! Gloire à celui qui tente, en un suprême élan, De monter jusqu’au ciel lumineux et brûlant Vers le rayonnement des clartés immortelles ! […] Le sacrifice obscur n’est jamais infertile.19
Sous le masque d’Icare Rémy Poignault a souligné avec raison que Yourcenar avait imprimé à la légende icarienne « une forte tonalité personnelle »20. En cent vingt pages, mille deux cents vers et de nombreux fragments de prose, le poète novice a tenté de réinventer un mythe tout en se créant une identité poétique. Dans cette perspective, Le Jardin des Chimères est un document précieux pour comprendre la naissance de l’œuvre yourcenarienne. Même si elle a déjà écrit des dizaines de poèmes avant de s’atteler à la légende d’Icare, ce livre marque un commencement. Avec Le Jardin des Chimères, c’est la première fois qu’elle envisage une œuvre de longue haleine, qu’elle élabore une architecture poétique et stylistique cohérente. Jusque dans ses maladresses, le livre trahit son auteur, exprime en filigrane ses interrogations et ses rêves d’adolescente, garde les traces de ses désirs d’écriture. Il renferme en son cœur les empreintes encore invisibles 18
Ibid., p. 114. Ibid., p. 117. 20 « La légende d’Icare vue par Marguerite Yourcenar », Retours du mythe. Vingt études pour Maurice Delcroix, [dir. Christian BERG, Walter GEERTS, Paul PELCKMANS, Bruno TRISTMANS], Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 211. 19
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d’une œuvre en gestation dont Le Jardin des Chimères serait bien plus que le premier chaînon. Il en est en quelque sorte une des clés. Camillo Faverzani considère Le Jardin des Chimères comme un « prologue du théâtre yourcenarien »21. D’autres critiques classent carrément ce « poème dialogué » parmi le théâtre de Marguerite Yourcenar22 au même titre que Qui n’a pas son Minotaure ? et Le Dialogue dans le marécage. François Wasserfallen insiste, pour sa part, sur le choix du « poème dramatique » comme véhicule de la pensée poétique de la jeune Yourcenar. Il note que cette « forme [est] caduque » dans les années vingt : « Employée ici sans aucune ironie, elle est le stigmate premier de l’imitation formelle »23. Le choix du poète qui présente son évocation d’Icare comme une « légende dramatique » situe, en fait, sa première œuvre publiée aux confins de la poésie et du théâtre, sur cette frontière floue des genres qui sera une des caractéristiques de nombre de ses textes. Dans Le Jardin des Chimères, les personnages (Icare, Dédale, Pan, Eucharis, Earina, Rhodeia, Hélios et les différents chœurs) mêlent leurs voix et dialoguent en vers selon les conventions théâtrales les plus sommaires. La progression de l’action est structurée en deux parties plutôt qu’en deux actes mais elle est divisée en neuf scènes. Si le jeune poète a choisi d’organiser son long poème en scènes et tableaux, c’est sans doute pour discipliner son inspiration. L’expression théâtrale ne semble ici qu’une armature commode qui permet à l’écrivain inexpérimenté, au souffle poétique encore court, d’organiser son poème dans une forme qui le soutient. On notera avec intérêt les très nombreuses indications scéniques intercalées entre les vers. Ces didascalies souvent très longues, logiques dans un texte qui se réclame de l’écriture dramatique, constituent en fait des fragments de textes en prose à l’intérieur même d’une œuvre versifiée. Au-delà de leur rôle informatif (indication de décor, d’atmosphère, de gestuelle ou de costume des personnages), le jeune poète a fait de ces petits textes, 21
L’Ariane retrouvée ou le théâtre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 37. Voir par exemple Cécile TURRETTES qui parle du Jardin des Chimères comme d’une « pièce » ou du « premier texte théâtral » de M. Yourcenar. Voir « Électre ou la chute des masques et le renouveau de la tragédie », Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 75. 23 François WASSERFALLEN, « Aspects de la temporalité dans la poésie de Marguerite Yourcenar avant 1939 », Bulletin de la SIEY, n° 8, juin 1991, p. 55. 22
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dont la fonction est à première vue strictement utilitaire et conventionnelle, de brèves évocations poétiques, tableaux narratifs construits comme des textes poétiques à part entière, telle l’indication en prose qui clôt le poème : Le char plonge dans l’eau sonore. La nuit monte, limpide et froide, illuminée par d’innombrables étoiles qui s’allument l’une après l’autre sur la mer apaisée où se dédoublent leurs flammes. Tout est silencieux et tout semble éternel…24
On peut légitimement se demander si certaines didascalies du Jardin des Chimères ne peuvent pas être considérées comme les tout premiers poèmes en prose de Yourcenar. La présence de ces textes trop nombreux et trop soigneusement composés pour les réduire au rôle de simples indications scéniques donne une nouvelle dimension au poème versifié qu’ils accompagnent et une certaine complexité à l’ensemble de l’œuvre, qui mêlerait donc poésie dialoguée, versifiée et poèmes en prose. Il semble alors évident que Le Jardin des Chimères n’a nulle prétention dramatique sérieuse. Nous savons qu’au moment où elle compose son premier livre, l’adolescente est familière des chefs-d’œuvre du théâtre symboliste composés par Maurice Maeterlinck mais aussi des drames au lyrisme déclamatoire d’un D’Annunzio, qu’elle considère alors tous deux comme d’immenses poètes dramatiques. C’est pourtant bien en poète et non en auteur dramaturge qu’elle aborde le destin d’Icare dont la « légende dramatique » est un poème déguisé en théâtre. On pourrait même dire que la jeune Marguerite Yourcenar a choisi le cheval de Troie du théâtre pour entrer plus discrètement en territoire poétique. Le poète a sans doute pris plaisir à faire alterner les courtes tirades en alexandrins et autres vers de six syllabes purement utilitaires aux amples monologues d’Icare, de Dédale ou d’Hélios, véritables poèmes que l’on peut isoler de l’ensemble et morceaux de bravoure d’un auteur novice qui entend montrer ce qu’il sait faire. De la même manière, la multiplication des mètres, de l’alexandrin qui domine au décasyllabe, octosyllabe et autres vers à deux ou trois syllabes, fait songer à de timides et sages exercices de virtuosité stylistique. Tout comme l’alternance de rimes plates, croisées ou embrassées qui a sans doute pour fonction d’éviter la monotonie. 24
JC, p. 119. Voir autres exemples p. 31, 42, 71, 74, 108…
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Comme elle le reconnaîtra bien plus tard avec Le Jardin des Chimères, Yourcenar apprend son métier de poète. Elle a expérimenté des combinaisons prosodiques, mélangé vers et prose, tenté de donner à ses vers des rythmes et des couleurs en accord avec sa conception de la poésie héritée de l’enfance et de son éducation artistique. Elle a essayé de couler sa pensée à l’intérieur du moule à la fois contraignant et libérateur du vers traditionnel. Tel est sans doute le premier et l’un des véritables enjeux de cette œuvre de jeunesse. Davantage que l’aspect dramatique de l’œuvre, la composante musicale du Jardin des Chimères est un élément essentiel pour comprendre les débuts de l’écrivain, qui sera toujours sensible à la part musicale de la poésie qu’elle considère avant tout comme un chant. La musique règne en maître dans le poème d’Icare. Il s’ouvre par « le son très doux et presque insaisissable de la flûte de Pan »25 dont le chant se confond avec la nature (« Mon chant est celui du frelon,/ Et de la cigale cachée./ Son écho fait, dans le vallon,/ Trembler la source effarouchée. »26). Il se poursuit par l’arrivée des trois nymphes aux gestes « d’une harmonie presque musicale »27 et par le chant d’amour de l’une d’elles, Rhodeia, qui réveille Icare en chantonnant à son chevet (« J’ai chanté la chanson des eaux,/ Celle du vent dans les roseaux,/ Et celle qu’inspire aux oiseaux/ L’aurore. »28). Vient ensuite le chœur des Bacchantes dont le « chant résonne, insinuant et rapide, dans le frémissement des herbes foulées et des branches agitées. »29 La deuxième partie du poème fait entendre « le chant perfide des Sirènes »30 qui prétendent, pour mieux tromper Icare, que leurs « chants ont la douceur des tièdes nuits d’été. »31 Se succèdent ensuite le chœur des vents, l’hymne de Cythère, le chœur des peuples, celui apaisant des Océanides qui composent une véritable symphonie de rythmes et de paroles qui dominent la fin du poème. Et même quand la mort impose le calme, « [L]e silence a la solennité d’un hymne. »32 Et lorsque à la toute dernière page, le char d’Hélios 25
Ibid., p. 15 Ibid., p. 17. 27 Ibid. 28 Ibid., p. 45. 29 Ibid., p. 51. 30 Ibid., p. 79. 31 Ibid., p. 77. 32 Ibid., p. 118. 26
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disparaît à l’horizon, il plonge dans « l’eau sonore »33, cette mer musicale dont les flots ont rythmé l’ensemble du poème. De manière insistante, presque obsessionnelle, le jeune poète a voulu faire de son poème un immense chant à la gloire d’Icare. Tout est musique dans Le Jardin des Chimères qui prend les aspects d’une immense chambre d’échos où se répondent les voix, la musique de la nature, le chant surnaturel et envoûtant des figures merveilleuses qui l’habitent. Un tel parti-pris musical s’est sans doute imposé à l’auteur par le thème même qu’elle a choisi de traiter. Les lyres et la flûte du dieu Pan qui orchestrent le poème authentifient l’époque. C’est bien dans ce qu’elle imaginait alors être la Grèce merveilleuse et mythique des héros et des dieux qu’elle a choisi de placer son poème. Il est donc tout naturel qu’elle mette le chant au centre de son œuvre. Nourrie dès l’enfance par les œuvres des grands poètes et les récits fabuleux de la culture grecque ancienne, il n’y a rien d’étonnant qu’à quinze ou seize ans, Yourcenar se soit tournée vers le riche héritage hellénistique pour y puiser une figure, des références culturelles et un décor propices à exprimer ses préoccupations d’adolescente férue de littérature antique et de philosophie néoplatonicienne. Si l’on excepte les quelques poèmes d’inspiration antique composés dans ces années-là, Le Jardin des Chimères est la première œuvre d’envergure dans laquelle l’écrivain revisite la Grèce des mythes et des légendes, qui sera un des principaux réservoirs de son inspiration pendant de nombreuses années. Rappelons que la jeune fille de 1918-1919 n’imagine pas un Icare de son époque, féru d’aviation et d’exploits aériens comme ont pu le rêver certains poètes modernes. Elle revient à la source antique du mythe. Elle se fait « poète archéologue » pour reconstituer du dehors34 une Grèce pittoresque issue de ses lectures et de son imagination. Elle insère l’aventure du héros antique dans un décor artificiel, à la manière d’une reconstitution historique conventionnelle, avec ses sous-bois et clairières « où se dresse une petite statue d’Aphrodite sur une stèle enguirlandée de roses »35, son « palais archaïque un peu semblable à
33
Ibid., p. 119. À seize ans, M. Yourcenar ne possède pas encore l’art qui lui a permis dans Mémoires d’Hadrien de « [r]efaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors. », voir « Carnets de notes », MH, p. 524 35 JC, p. 16. 34
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un temple. Fronton triangulaire soutenu par six colonnes doriques »36 et sa végétation méditerranéenne : « Il y a là des chênes, des cyprès et des cèdres. »37 L’élève érudite, qui entend montrer à son lecteur l’étendue de sa culture en matière d’histoire de l’art ancien, précise même dans l’une de ses longues didascalies : « Icare […] s’adosse au socle d’une statue athlétique d’Hélios, pareille à celle que sculpta plus tard Kanaklos de Sicyone. »38 L’espace maritime tel que le décrit Yourcenar a la même tonalité artificielle avec ses « alcyons rasant les flots »39 qui portent le souvenir de Chénier, ses barques voguant vers Cythère, ses vagues sonores contre les rochers et ses monstres marins. Pourtant, au-delà du décor convenu et des inévitables clichés, le jeune poète imprime sa marque. Cette Grèce réinventée par une adolescente qui a beaucoup lu diffère quelque peu du mythe d’Icare, tel que la légende grecque et les auteurs anciens nous l’ont transmis. Paradoxalement, si le décor général du poème fleure la reconstitution archéologique laborieuse et peu originale, le Labyrinthe-prison tel que l’imagine Yourcenar n’a rien de l’architecture carcérale, écrasante et complexe imaginée par Dédale sur les ordres du roi Minos qui voulait le punir. Il semble même que c’est l’ensemble de la Crête, qui ressemble d’ailleurs très peu à une île40, qui sert de prison symbolique à Icare et à son père. En effet, tous deux paraissent évoluer dans des forêts profondes habitées de figures merveilleuses (Nymphes, Bacchantes…), espaces vastes et touffus irrigués de sources généreuses, peuplés de statues érigées dans des clairières baignées de soleil, à proximité d’un palais. Rien d’oppressant ni de contraignant en apparence dans cette immense prison à ciel ouvert dans laquelle père et fils sont prisonniers de leur seule solitude. Il n’est nulle part fait mention dans le poème yourcenarien d’un palais-prison aux couloirs compliqués, d’un parcours aux chemins entrelacés tels que les présente la légende antique. C’est de l’ensemble de l’île, désertée de ses habitants humains, que les deux hommes sont prisonniers. Le
36
Ibid., p. 30. Ibid. 38 Ibid. 39 Ibid., p. 74. 40 Voir à ce sujet l’article d’Elena PESSINI, « Le Mythe de l’île dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 353-355 37
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Labyrinthe selon Yourcenar est une sorte de jardin merveilleux41, un Jardin des Chimères où les deux protagonistes principaux sont confrontés à eux-mêmes et à la profonde solitude de l’homme face à son angoissant destin. Tels sont les murs de la prison invisible que Dédale a érigée entre le monde, son fils et lui. Peut-être, sans en avoir conscience, l’adolescente construit dans son premier livre un labyrinthe intérieur tel que le définit le freudisme, c’est-à-dire un voyage spirituel à l’intérieur de soi que chaque être doit accomplir pour atteindre son véritable Moi, après avoir traversé un certain nombre d’épreuves et déjoué les fausses pistes. Rémy Poignault fait remarquer que le « labyrinthe du Jardin des Chimères […], tout en conservant des éléments de la tradition, est assez novateur »42. Là réside sans doute une des audaces du jeune poète qui modifie quelque peu la légende pour exprimer des sentiments et des idées qui lui sont propres, et dont certains marqueront plusieurs œuvres majeures de la maturité. Lié à cette notion très moderne de prison plus symbolique que réelle, le fait que Dédale renonce à s’échapper des griffes de Minos représente l’entorse la plus flagrante au récit traditionnel. Plus qu’un architecte génial pris au piège de sa propre création, plus qu’un sculpteur dont les œuvres ont l’apparence de la vie, plus que l’inventeur de machineries mécaniques étonnantes, Dédale dans Le Jardin des Chimères est un « Mage »43 et un « Sage »44, philosophe et magicien aux pouvoirs qui appartiennent au passé. Le portrait qu’en fait le poète le montre enfermé dans une dignité hautaine et noble, « drapé dans une robe noire à larges manches brodées d’hiéroglyphes »45, sorte de rempart de la connaissance derrière lequel il se protège. S’il a goûté pleinement dans sa jeunesse l’ivresse des illusions, de la gloire, de la puissance (« j’ai vécu, libre, jeune, enivré… »46), il est désormais revenu de tout (« Je dus comprendre enfin qu’il était impossible/ De libérer le monde à jamais asservi. »47). C’est avec philosophie qu’il accepte donc d’être le prisonnier perpétuel du roi de Crète. S’il a imaginé jadis de 41
Dédale le présente tour à tour comme « ce jardin obscur » (p. 36), un « jardin enchanté » (ibid.) ou « ce Labyrinthe enchanté. » (p. 39), JC. 42 « La légende d’Icare vue par Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 214. 43 JC, p. 34. 44 Ibid., p. 39. 45 Ibid., p. 30. 46 Ibid., p. 39. 47 Ibid., p. 35.
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construire des ailes pour que son fils et lui s’élèvent au dessus du Labyrinthe, il a désormais abandonné définitivement ce projet chimérique. Il ne guidera pas Icare dans ses premiers battements d’ailes. Il ne lui conseillera pas de ne pas trop s’approcher du soleil afin que la cire de ses ailes ne fonde pas. Il ne l’enterrera pas, comme le raconte la tradition, avant de s’enfuir en Sicile pour échapper à la colère de Minos. Le Dédale de Yourcenar diffère de celui de la fable grecque en cela que le Labyrinthe qu’il a construit sera son tombeau. Plus peut-être que la mort d’Icare, celle de Dédale prend des aspects de sacrifice librement consenti. Si l’on ne peut proprement parler de suicide, l’émouvante mort de Dédale, à la scène V de la première partie du poème, ressemble à un souhait pressant (« Comme il tarde à venir, ce sommeil reposant/ Du cauchemar absurde et triste de la vie ! »48), une délivrance. Dédale souhaite sa mort, comme le fera, bien plus tard, Zénon dans L’Œuvre au noir, qui, en se suicidant dans sa prison, « prend refuge dans la mort »49, comme Yourcenar le précise en 1982. Commentant la scène de la mort douce et libératrice du père d’Icare, Rémy Poignault affirme : C’est l’apaisement qui caractérise la dernière phase de sa vie et Thanatos est pour lui le frère d’Éros : cette entorse à la tradition selon laquelle le frère de Thanatos est Hypnos souligne à la fois la douceur de la mort et qu’elle est indissociable du plaisir de la vie. Ainsi dès sa première œuvre publiée, Marguerite Yourcenar essaie déjà d’accompagner son personnage jusqu’au seuil de la mort, avec des images sans doute maladroites, mais qui témoignent du désir d’exprimer ce passage.50
Deux scènes de la première partie du Jardin des Chimères (III et V) offrent un portrait psychologique de Dédale très éloigné de l’image de l’ingénieux inventeur, aventurier et artiste universel que nous a léguée la tradition. De manière insistante, le père d’Icare qui veut dissuader son fils de mettre en œuvre son projet aérien, développe, scène III, une série d’arguments d’un pessimisme lucide qui s’exprimera par la suite à travers plusieurs personnages romanesques et dramatiques, voire dans la propre pensée philosophique de l’auteur. Si Dédale est résigné à accepter son sort de 48
Ibid., p. 62. « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », TP, p. 693. 50 « La légende d’Icare vue par Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 221. 49
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prisonnier perpétuel, ce n’est pas parce qu’il n’aspire plus à courir le monde et à savourer la liberté d’être. C’est parce qu’il a conscience que tout cela est vain. « Mais tout ressemble à tout. […] Tout ignorer est presque égal à tout savoir,/ Car le savoir s’éteint dans la cendre des doutes »51, répond-il à Icare. Il pense que l’homme est impuissant face à son destin, qu’il ne peut être libre, qu’il est impossible de s’enfuir du Labyrinthe et que, où qu’il aille, chacun porte sa prison en lui, « [c]ar les mêmes rochers ferment tous les chemins. »52 L’idée esquissée ici que l’homme est constamment prisonnier de quelqu’un, de quelque chose mais surtout de lui-même, Yourcenar la fera sienne et l’exprimera à de multiples reprises dans son œuvre. Car le voyage, si souvent invoqué par elle et ses personnages emblématiques53, n’est libérateur qu’en apparence. C’est enchaîné à ses propres fers que l’homme fait péniblement le tour de la vaste prison qu’est le monde, comme l’île de Crète qui symbolise la prison d’Icare. Il ne sait pas, contrairement à son père, que, où que nous soyons, « nous nous retrouvons partout face à nous-mêmes »54, comme le notait Yourcenar dans sa conférence de Tokyo en 1982. Au pessimisme mortifère du père, Yourcenar oppose l’idéalisme confiant du fils. Une indication résume parfaitement l’état d’esprit des deux hommes dans la scène où le fils affronte le père : « Dédale médite, Icare rêve » écrit le poète. Si le père vieillissant broie amèrement les restes de ses illusions passées, l’adolescent est bien décidé à quitter cette prison qui sent la mort pour réaliser ses rêves. Icare, le premier héros grec de l’œuvre yourcenarienne, incarne la part solaire de la jeunesse, opposée aux ténèbres de la vieillesse. L’histoire du fils de Dédale qui décide d’abandonner sa prison terrestre pour la liberté aérienne, motivé par une quête d’infini, rêve inaccessible qui finira par le consumer en plein vol, représente un fabuleux récit d’initiation, une parabole parfaite de la soif de la 51
JC, p. 40. Ibid. 53 Pensons au nomadisme impérial d’Hadrien, aux voyages subis par Nathanaël, dans Un Homme obscur mais surtout aux pérégrinations incessantes de cet « aventurier du savoir » qu’est Zénon auquel M. Yourcenar fait prononcer une phrase qu’elle fera sienne : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? », ON, p. 564. 54 « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », TP, p. 700. 52
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jeunesse qui entend s’émanciper des contraintes matérielles pour, armée de ses seules illusions, partir à la conquête du monde. Le destin d’Icare a dû trouver d’intimes échos chez le jeune écrivain qui cherche sa voie et entend bien, lui aussi, choisir son destin. Yourcenar s’est sans doute identifiée à son héros, adolescent comme elle, épris d’absolu et rêvant d’atteindre les cimes pour s’élever au-dessus de la multitude. Il n’est donc pas exagéré de voir dans le portrait du triomphateur de la Chimère un double rêvé du poète. Le Jardin des Chimère serait donc le premier autoportrait de Yourcenar en héros grec aux ailes trop grandes et aux projets démesurés. Comme elle le fera dans plusieurs de ses œuvres futures, elle s’est affublée du masque d’Icare pour exprimer des sentiments qu’elle devait ressentir à ce moment-là. N’est-ce pas elle qui, alors qu’elle compose ses premiers vers et s’attelle à une œuvre pour le moins ambitieuse, rêve de se détacher du troupeau placide et soumis pour réaliser quelque chose d’héroïque, d’exceptionnel qui la singulariserait aux yeux de tous ? Ce désir d’élévation spirituelle, cette volonté d’affronter le vaste monde pour confronter ses exaltantes découvertes livresques à l’aventure humaine qu’elle n’a encore que peu partagée, protégée qu’elle est par son milieu et son père, sont bien dans la manière d’une adolescente curieuse qui s’impatiente au seuil de la vie adulte. « Oh ! Parcourir un jour les routes de la terre ! »55 s’exclame Icare qui rêve de rencontrer enfin « Et les hommes, et tout l’univers que j’ignore »56. Ce qu’il désire, ce n’est pas la gloire ou la puissance comme le lui reproche son père, « Mais la liberté, les espaces/ Terrestres et marins où le vent fait ployer/ Les arbres et les voiles/ Dans l’air qu’un Dieu fait flamboyer !… »57 Jusqu’à la fin, il exprime sa soif de vivre pleinement : Et je voudrais connaître encore Des mondes plus nombreux, de plus grandes amours, D’autres trésors, d’autres tendresses, D’autres ivresses,58
Ces quelques vers résonnent comme les aveux du poète qui exprime ses propres souhaits par la bouche de son double héroïque. 55
JC, p. 28. Ibid., p. 37. 57 Ibid., p. 38. 58 Ibid., p. 99. 56
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Yourcenar tout au long de sa vie ne fera que mettre en pratique, à travers son œuvre et ses nombreux voyages, les souhaits de son Icare, exprimés par elle quand elle avait à peine seize ans. Plutôt qu’un explorateur des cimes, un aviateur ou un magicien qui rêve de se transformer en oiseau comme la littérature a souvent imaginé Icare, l’auteur du Jardin des Chimères fait de son jeune héros le premier voyageur de son œuvre, devancier de ces perpétuels nomades que sont, à l’image de leur créatrice, l’empereur Hadrien, Zénon le médecin nomade de L’Œuvre au noir ou Nathanaël, le héros de Un Homme obscur, qui se laisse porter par les hasards de la vie et des routes. Si selon le mythe grec, l’exploit d’Icare puis sa funeste chute sont généralement perçus comme un échec, ce n’est pas le cas dans le poème yourcenarien. Le jeune poète garde sans doute à l’esprit, quand il écrit sa légende dramatique, qu’Icare symbolise la légitime aspiration des hommes à s’élever. Mais, il n’interprète pas son geste grandiose comme un signe de mégalomanie et sa fin tragique comme un avertissement contre l’orgueil humain, à l’instar de nombreux auteurs. Le Jardin des Chimères fait d’Icare un héros accompli, qui est allé au bout de ses rêves et de son destin. Mieux vaut pour le poète connaître la mort héroïque et sublime des cimes inviolables à celle résignée et sans gloire des impuissants. Ainsi on assiste dans la dernière scène du poème au sacre d’Icare. Plutôt que « [l]a désillusion d’avoir atteint [son] rêve »59, annoncée par « la voix menaçante des vents » qui ne cesse de répéter « Malheur à toi ! Malheur à toi ! Malheur à toi ! »60, Icare, « Héros confiant dans la splendeur du ciel »61, atteint l’apothéose. L’adolescent intrépide n’atteint pas le Néant comme le suggère le chœur des Sirènes. HéliosApollon, le dieu d’or pour l’amour duquel il a donné sa vie, donne un sens à son sacrifice et au poème : La Mort n’interrompt point l’œuvre qui se poursuit […] La fleur en d’autres fleurs revivra tout entière. D’autres soleils naîtront au sein du firmament. […]
59
Ibid., p. 101. Ibid. 61 Ibid., p. 118. 60
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Rien ne s’éteint. Rien ne se tait. Rien ne s’achève. Le passé qui n’est plus revit dans l’avenir.62
Cette promesse d’immortalité justifie le geste insensé d’Icare car selon la jeune Marguerite Yourcenar, « Le sacrifice obscur n’est jamais infertile. »63, vers qui résume toute la « morale » du poème et sans doute aussi la pensée poétique yourcenarienne naissante. Le Jardin des Chimères, acte d’ouverture de l’œuvre de Yourcenar, peut se lire comme la glorification de la geste poétique d’un jeune écrivain qui entreprend une œuvre dont il espère sans doute qu’elle lui permettra de se dépasser et d’atteindre une manière d’absolu, que la vie matérielle est inapte à lui procurer. Le poème fait non seulement d’Icare un aventurier courageux qui défie les lois de la gravité mais aussi métaphoriquement un créateur, un poète au sens le plus large du terme, qui invente du rêve et affronte l’inconnu pour se réaliser. En cela, il est digne d’admiration : « Gloire à l’effort humain vers la beauté du Jour ! /Gloire à celui qui croit ! Gloire à celui qui songe ! »64. En accordant au geste d’Icare sa glorification céleste, Hélios semble brosser un portrait de l’artiste universel dont l’idéalisme correspond sans doute à l’idée que l’adolescente se faisait du poète – celui qui songe – serviteur de la Beauté, défenseur du Rêve, en quête des « clartés immortelles » du Verbe qui le soustrairaient au Néant. Du mythe de la folie des grandeurs et de l’échec, du projet insensé et irréalisable d’Icare, la première œuvre publiée par Yourcenar fait un hymne à la gloire du rêve, de la grandeur, de l’idéal, de la beauté qu’elle tente d’approcher pour la première fois dans Le Jardin des Chimères. Remarquons qu’une décennie plus tard, Yourcenar révisera quelque peu sa confiance en l’idéalisme juvénile qu’elle prête dans Le Jardin des Chimères à son double icarien. Dans « Le Catalogue des idoles », composé en 1930, elle prête à un Icare moins naïf que celui de son premier livre, la pensée suivante : « Une idée préconçue a faussé ma philosophie. Je croyais le soleil plus haut que la terre. »65 S’il existe des correspondances évidentes entre la jeune Yourcenar et son héros poétique première manière, ne peut-on voir se 62
Ibid., p. 116. Ibid., p. 117. 64 Ibid. 65 PE, p. 523. 63
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profiler derrière le personnage de Dédale l’image du père de l’écrivain ? Tels Icare et Dédale, isolés du monde dans le Labyrinthe, Marguerite et Michel vivent, au moment où Yourcenar compose son poème dramatique, une relation en vase clos parmi les livres, en marge de leur propre famille et de leur milieu. Michel de Crayencour est déjà un vieux monsieur (il a soixante-six ans), quand son adolescente de fille entreprend l’écriture de son Icare. Il est deux fois veuf et jette sur l’existence et la société un regard désabusé. Comme Dédale qui détaille dans le poème l’exaltante vie qu’il a connue dans le passé (« J’ai visité l’Égypte et dormi sur le sable ;/ […] J’ai navigué vers l’Inde aux déités sans nombre. »66), le père de Yourcenar a eu une jeunesse aventureuse faite de voyages, d’amours et de jeux dont il est revenu. Sans pousser trop loin l’identification strictement biographique entre la figure de Dédale dans Le Jardin des Chimères et le père de l’auteur, le prisonnier de Minos, résigné à demeurer enfermé dans le Labyrinthe, qui entend décourager son fils de voler de ses propres ailes, est peut-être la métaphore du père aimant qui entend prévenir sa fille contre les dangers du monde et des hommes. Le Jardin des Chimères est donc pour l’auteur la première tentative pour se construire, à l’aide de l’art, une identité propre afin d’échapper à l’influence et à la « prison » du père. De l’œuvre au livre Marguerite de Crayencour vient d’avoir dix-huit ans, en 1921, lorsque paraît son premier livre Le Jardin des Chimères dont le titre initial était Légende d’Icare. À cette occasion, elle imagine avec son père le pseudonyme anagrammatique de Yourcenar qui deviendra son nom légal en 1947. De la même manière qu’il a guidé ses premiers pas de lectrice, Michel de Crayencour guide ses premiers pas d’écrivain publié. Il se fait mécène de l’œuvre poétique naissante de sa fille et finance la publication du Jardin des Chimères qui paraît à compte d’auteur à la Librairie académique Perrin sous l’énigmatique signature « Marg Yourcenar ». Michel de Crayencour accompagne donc l’entrée en littérature de sa fille. Une démarche naturelle, quand il s’agit de faire publier le 66
JC, p. 35.
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premier poème d’une adolescente qui tente une timide entrée dans le monde de l’édition parisienne, au début des années 1920. Comme le reconnaîtra bien plus tard Yourcenar, son père fut « un admirable conseiller littéraire, complètement dédaigneux de toutes les modes du moment, imbu des meilleures traditions de la langue et de la littérature françaises »67. Il n’existe nul conflit de génération, nulle bataille esthétique entre un vieux monsieur né au milieu du XIXe et une jeune fille née au début du XXe siècle. Au contraire. L’influence du père est telle qu’il semble que la jeune Marguerite a adopté et assimilé les goûts et les préférences littéraires de son père et que la différence d’âge et de génération n’a guère été un obstacle pour que ces deux amoureux de poésie se rejoignent sur la question du Beau, en tout cas jusqu’à la fin de l’adolescence de l’auteur du Jardin des Chimères. Lorsqu’elle compose ses premiers poèmes, Yourcenar vit encore seule avec son père68 à qui elle lit sans doute ses premières tentatives d’écriture. Il est donc le témoin privilégié de l’activité poétique intense de sa fille dans la deuxième moitié des années 1910 et l’encourage sûrement à persévérer dans les voies de l’écriture dont il a goûté lui aussi, en dilettante cultivé, de manière éphémère, les délices. C’est donc lui qui lui propose naturellement de faire paraître à compte d’auteur son premier poème. Il ne semble pas que Yourcenar ou son père ait entrepris de soumettre le manuscrit au comité de lecture d’une maison d’édition publiant de la poésie, afin de faire paraître le livre à compte d’éditeur. La méconnaissance du milieu littéraire, la difficulté à remonter les filières éditoriales qui comptent ainsi que la répugnance aristocratique de Michel de Crayencour à soumettre la publication du premier livre de sa fille à l’approbation d’un éditeur, espèce dont il garde un mauvais souvenir, expliquent sans doute qu’ils aient opté d’emblée pour le compte d’auteur qui leur garantit finalement plus de liberté. Sans doute craignent-ils également de recevoir la fatidique lettre de refus qui aurait découragé le poète novice, auteur d’un poème certes ambitieux mais non exempt de maladresses. Et puis la publication à compte d’auteur est une formule très répandue dans l’édition française de ces années-là. Même les 67
Cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 64-65. 68 À partir du début des années 1920, il partagera sa vie avec une Anglaise, Christine Brown-Hovelt qui deviendra en 1926 sa troisième épouse et à laquelle M. Yourcenar dédiera Les Dieux ne sont pas morts et Pindare.
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éditeurs les mieux établis la pratiquent fréquemment. D’ailleurs, nombre d’auteurs reconnus dans la première moitié du XXe siècle ont dû payer pour faire éditer leurs premières plaquettes de poésie ou leur premier roman. On ignore si Michel de Crayencour, qui se charge des négociations avec les éditions Perrin qui éditeront Le Jardin des Chimères, a effectué des démarches similaires auprès d’autres maisons susceptibles de publier les premiers vers de sa fille. Les quelques lettres échangées entre le père de Yourcenar et l’éditeur permettent de suivre les différentes étapes qui ont mené à l’impression du premier livre de la future académicienne. Dans une lettre manuscrite du 18 juillet 1920 signée « M. de Crayencour » – l’écriture atteste qu’il s’agit bien de Michel –, celui-ci s’informe des conditions financières et techniques de publication d’un recueil de poèmes d’environ 200 pages69. La Librairie Académique Perrin lui répond le 2 août qu’elle désire lire le manuscrit en question afin de le soumettre à son comité de lecture. Le 5 août, Michel de Crayencour envoie donc le manuscrit du Jardin des Chimères. Sans réponse de l’éditeur presque deux mois après, il le relance afin de savoir ce qu’il est advenu du manuscrit de sa fille. Cette lettre dactylographiée, signée de la main de Michel de Crayencour et datée du 27 septembre 1920, est riche d’informations sur cette première publication. On y apprend que le manuscrit envoyé aux éditions Perrin contenait non seulement la « Légende Dramatique d’Icare » mais aussi un assortiment d’autres poèmes sans lien avec l’œuvre précédente, que Yourcenar et son père désiraient, dans un premier temps, faire éditer en un seul volume quelque peu hétéroclite. Il s’agissait en fait de publier ensemble la quasi-totalité des textes poétiques composés par l’adolescente entre 1915 et 1920. Après réflexion, il semble donc que le père et la fille aient décidé de ne faire paraître que le poème d’Icare afin de ne pas laisser imprimer « une œuvre à laquelle on pourrait reprocher le manque d’unité »70, comme le précise Michel de Crayencour dans sa lettre. Il annonce d’ailleurs que les poèmes non retenus pour le premier volume, auquel il en ajoutera d’autres qu’il a en réserve, feront l’objet d’un recueil à part dont il estime la longueur à 300 pages. 69 70
Voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 69 Ibid.
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On constate donc qu’avant même la mise sous presse de son premier livre de poésie, le jeune poète et son « admirable conseiller littéraire » ont à l’esprit dès 1920 un véritable programme d’édition des premières œuvres poétiques yourcenariennes. L’annonce par Michel de Crayencour de sa volonté de faire publier de manière imminente (« dans quelques mois » précise-t-il dans sa lettre) un volume de poèmes, dont la pagination estimée peut paraître énorme pour un recueil de poèmes, témoigne à tout le moins de la fécondité poétique d’une adolescente qui se voue presque exclusivement à sa passion pour la poésie. Dans sa lettre du 27 septembre 1920, Michel de Crayencour semble annoncer implicitement à son interlocuteur de la Librairie Académique Perrin que c’est toujours dans cette maison qu’il compte faire publier ce second volume, qui verra finalement le jour chez un éditeur concurrent. Cet ensemble de poèmes composites qui fera l’objet du deuxième livre de Yourcenar, Les Dieux ne sont pas morts, sera confié aux éditions Sansot. Le 2 octobre 1920, Perrin donne son accord pour la publication du seul Jardin des Chimères. Le 4 octobre, dans une lettre manuscrite de sa main qu’il signe pourtant « Marguerite de Crayencour », celui qui fait office de mécène et d’agent littéraire de sa fille se dit « très sensible à la flatteuse approbation que vous voulez bien m’exprimer au sujet de mon manuscrit »71, donne son accord avec les conditions financières proposées par Perrin (3500 francs pour un tirage de 1000 exemplaires) et laisse carte blanche à l’éditeur en ce qui concerne les choix techniques (papier, composition…). Il répond d’ailleurs favorablement à une suggestion des éditions Perrin concernant l’impression « très large » du poème « pour éviter l’apparence d’une brochure »72. Dans cette lettre, Michel-Marguerite de Crayencour évoque, encore plus précisément que dans son précédent courrier, « ses » projets littéraires, citant deux titres, L’Épée et le Miroir et Irène aux Cygnes blancs, en annonçant qu’il les soumettra au Comité de lecture des éditions Perrin dès qu’ils seront achevés, en espérant « qu’ils trouveront près de vous [l’éditeur] l’accueil bienveillant de mon premier ouvrage »73 ; Au-delà des informations qu’elle contient, cette lettre est intéressante par l’étrange superposition des signatures du père et de la 71
Ibid. Ibid. 73 Ibid., p. 70. 72
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fille qui ne manque pas d’intriguer. En effet, si les premières lettres échangées avec les éditions Perrin, signées d’un énigmatique « M. de Crayencour », auquel répond de la part de l’éditeur un « Monsieur », demeurent impersonnelles dans leur formulation et paraissent être assumées par le père du jeune poète, celle du 4 octobre 1920 brouille quelque peu les pistes. Comme pour éclaircir la situation auprès de la maison sur le point de publier Le Jardin des Chimères, Michel de Crayencour se fait passer pour sa fille pour accuser réception de l’avis favorable de l’éditeur et l’entretenir de ses œuvres poétiques en gestation. En signant, à la place de sa fille, « Marguerite de Crayencour », il prend soin de préciser dans un post-scriptum : « J’ai pris comme pseudonyme Marg Yourcenar qui est, comme vous le voyez, l’anagramme de mon vrai nom. »74 Il y a sans doute beaucoup de jeu dans tout cela. Comme le choix du pseudonyme obtenu après un jeu de lettres du père et de la fille, le fait que Michel de Crayencour prête sa plume à sa fille pour écrire « masqué » à un éditeur est du même ordre. Ce procédé ludique montre encore une fois que le projet d’édition est pleinement partagé entre le père et la fille qui agissent de concert pour rendre public les vers de celle-ci. Non seulement Michel de Crayencour intervient financièrement, comme tout parent argenté entendant offrir un cadeau de prix à sa fille qui taquine la muse, mais il s’implique plus personnellement en la conseillant, en discutant sans doute avec elle de ce que représente la publication d’un premier recueil de poèmes, en l’encourageant. Finalement, la « convention littéraire » pour la publication du Jardin des chimères est établie le 9 novembre 1920. Elle précise que le livre de « Madame Marguerite de Crayencour» sera publié sous le titre « Le Jardin des Chimères. La Légende d’Icare », sous le pseudonyme de « M. Yourcenar ». Le prix de vente de l’ouvrage tiré à mille exemplaires est fixé à 5 Frs sur lequel Perrin prélève la moitié pour couvrir les frais de distribution75. Le livre sort en 1921 avec Marg Yourcenar comme nom d’auteur, sous le titre Le Jardin des chimères et le sous-titre Icare. Légende dramatique. Il comporte la dédicace prévisible, « À mon père ». Le jeune auteur a choisi de mettre sa première œuvre poétique sous les auspices du poète de cour, ami et rival de Ronsard, Philippe Desportes, en inscrivant en guise 74
Ibid. Voir fac-similé du contrat d’édition du Jardin des Chimères, « Marguerite Yourcenar état civil », Bulletin du CIDMY, n° 12, 2000, p. 94-95. 75
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d’exergue à son poème dramatique le second tercet d’un sonnet extrait des Amours d’Hippolyte qui chante le destin d’Icare, un thème récurrent dans l’œuvre de Desportes : Il mourut poursuivant une haute adventure. Le ciel fut son désir, la mer sa sépulture. Est-il plus beau dessein et plus riche tombeau ?
À la rubrique « Du même auteur », étonnante quand il s’agit d’un premier livre, Yourcenar a fait noter sous l’intitulé « en préparation » deux titres : « Les Dieux ne sont pas morts ! Poèmes » et « La Belle-au-Bois-dormant. Légende dramatique. » Le jeune poète annonce donc, officiellement cette fois, que son premier livre ne demeurera pas longtemps une œuvre unique et qu’il travaille déjà à d’autres ouvrages. Notons qu’en quelques mois les titres des livres annoncés ont changé. L’Épée et le Miroir mentionné dans la lettre aux éditions Perrin du 4 octobre 1920 est devenu Les Dieux ne sont pas morts !, titre effectif du deuxième livre de poèmes de l’auteur. Quant au « poème dramatique » Irène aux Cygnes blancs, il est peu probable qu’il s’agisse de la même œuvre que la « légende dramatique » à paraître sous le titre La Belle-au-Bois-dormant. Ces informations indiquent en tout cas que le jeune poète s’affaire à construire, vers ses dix-huit ans, une œuvre poétique ambitieuse s’inspirant des mythes et légendes revisités sous forme d’amples poèmes dialogués ou de nombreux poèmes épars qui fourniront la matière des Dieux ne sont pas morts. Ce qui est certain, c’est qu’avec la publication du Jardin des Chimères, Yourcenar naît officiellement à la poésie et s’engage dans la carrière des lettres avec détermination.
Réception de l’oeuvre Publiée en 1921, la première œuvre de Marguerite Yourcenar paraît en pleine révolution poétique et artistique inaugurée quelques années auparavant. Dès les années 1912-1913 en effet, trois poètes marquent le territoire de la modernité en publiant des œuvres qui feront date : Alcools de Guillaume Apollinaire, La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars et Stèles de Victor Segalen. Dans l’immédiat après-guerre, une nouvelle génération de poètes occupe le terrain. En 1919, alors qu’une adolescente de seize ans compose son
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Jardin des Chimères, Breton, Aragon et Soupault créent la revue Littérature, publiée sous l’égide des éditions Au Sans Pareil de René Hilsum qui, dix ans plus tard, éditera le premier roman de Yourcenar. L’année suivante, Cocteau et Radiguet fondent à leur tour une revue éphémère, Le Coq, Breton et Soupault publient Les Champs magnétiques et Tristan Tzara lance son Manifeste Dada. En 1921, Le Jardin des Chimères côtoie dans les librairies parisiennes bien d’autres livres de poèmes parus la même année dont les Contrerimes posthumes de Paul-Jean Toulet, Prikaz d’André Salmon, Le Laboratoire central de Max Jacob, l’Anthologie nègre de Cendrars ou encore Le Cœur à gaz de Tristan Tzara. 1921 est également l’année où s’est déroulé, sous l’égide du mouvement dadaïste, le farcesque « Procès Barrès » accusé par la turbulente avant-garde littéraire de « crime contre la sûreté de l’esprit ». Barrès, « prince de la jeunesse » de ce début de siècle riche en révolutions politiques, idéologiques et esthétiques, admiré par la jeune Marguerite Yourcenar allait pourtant scandaliser, encore une fois, son lectorat catholique bien-pensant et nationaliste en publiant en 1922 Un Jardin sur L’Oronte.76 Si le très sage poème dramatique de la novice Yourcenar s’offre au public au moment où la littérature, et en particulier la poésie, est secouée de toutes parts, il n’en demeure pas moins qu’au même moment les figures qui dominent le paysage littéraire français ne sont pas encore Breton, Aragon, Soupault et quelques autres dont l’audience ne dépasse pas alors le périmètre restreint de quelques chapelles avant-gardistes et des gazettes littéraires en quête de nouveauté. Ce ne sont pas encore leurs écrits et leurs scandales qui remplissent les feuilles littéraires et mondaines les plus en vogue au début des années 1920. Ce ne sont pas leurs recueils et leurs revues aux tirages confidentiels qui s’affichent aux devantures des librairies. Ce ne sont pas leurs vers qu’on déclame dans les salons à la mode et les remises de prix d’académie. Il serait donc pour le moins réducteur, voire historiquement inexact, d’apprécier le contexte littéraire et culturel dans lequel paraît Le Jardin des Chimères à l’aune d’une avant-garde balbutiante, par nature marginale donc peu représentative. Plus généralement, il paraît quelque peu anachronique que certains commentateurs de l’œuvre yourcenarienne se soient étonnés qu’une 76 Voir Michel WINOCK, Le Siècle des intellectuels, « Les Années Barrès » , éd. du Seuil, 1997, p. 146-147.
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jeune fille de l’aristocratie française des années 1910-1920, non scolarisée, vivant en vase clos avec son père, loin des milieux littéraires de la capitale, nourrie dès l’enfance par la lecture des classiques, ait été imperméable aux bouleversements poétiques encore à peine perceptibles par le grand public cultivé, dans ces années-là77. N’est-ce pas le contraire qui eût été surprenant. Gardons bien à l’esprit qu’en 1921, lorsque Yourcenar fait une entrée discrète dans le monde des lettres, nous sommes encore dans les « années Barrès » auxquelles vont succéder « les années Gide ». Souvenons-nous que c’est l’année où Anatole France, autre éminent écrivain de l’époque lu par Yourcenar au sortir de l’enfance, obtient le Prix Nobel de littérature. Les poètes dont on parle, et dont l’audience et l’influence dans les cercles et les gazettes littéraires, ne sont pas les tenants de la révolution prosodique qui « couve » dans l’arrière-boutique de l’avant-garde. Ce sont plutôt la charismatique Anna de Noailles qui publie en 1920 son recueil Les Forces éternelles, Marie Noël révélée l’année suivante par Les Chansons et les heures, l’influent Henry de Régnier, de l’Académie française, qui donne en 1921 Vestigia flammae ou encore Francis Jammes et ses quatre Livres des quatrains (1923-1925) et tant d’autres héritiers du symbolisme ou poètes du néo-classicisme qui occupent la scène littéraire dans cette période de transition poétique78. N’assiste-t-on pas, dans l’immédiate aprèsguerre, à un retour en force de l’esprit classique qui invite les créateurs à se tourner vers la glorieuse Athènes, ou vers les gloires de la littérature française de la Renaissance et du XVIIe, et ce, au moment où la France célèbre avec éclat, l’année de la parution du Jardin des Chimères, le Tricentenaire de la naissance de La Fontaine dont le 77
Voir en particulier J. Savigneau qui écrit : « on peut s’étonner que cette jeune fille éprise de littérature ait délibérément choisi ses modèles dans le XIXe siècle le plus compassé et ait, semble-t-il, méconnu la formidable révolution poétique dont elle était la contemporaine : Alcools a paru en 1913 et le surréalisme est en train de naître. Peutêtre faut-il voir dans ce décalage les conséquences d’un certain provincialisme ou, plus encore, celle d’une vie à ce point écartée de toute société que seules y parvenaient les références "classiques" dont Michel était nourri. », Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 68. 78 Voir Robert SABATIER, « Mouvances de la tradition », Histoire de la poésie française. La Poésie du vingtième siècle.1-Tradition et évolution, op. cit., p. 9-193 et Éliane TONNET-LACROIX, « Les Appels de Minerve : à la recherche de l’ordre perdu », Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Publications de la Sorbonne, 1991, p. 215-236.
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génie poétique est salué par Gide et Valéry ? Le premier quart du XXe siècle est marqué par le retour du « rêve grec » qui imprègne la création de nombreux artistes. Tandis que Yourcenar s’identifie à Icare, Cocteau revisite l’Antigone de Sophocle (1922). Picasso drape ses modèles à la mode antique. Valéry fait revivre la figure de Socrate dans ses célèbres dialogues et chante la Méditerranée éternelle dans Le Cimetière marin (1920). La même année, l’auteur adulé de La Jeune Parque accepte de faire partie, avec Anna de Noailles et quelques autres poètes, de la « Nouvelle Pléiade » fondée par Joachim Gasquet, attaché aux formes traditionnelles du vers français. « Les poètes de la "Pléiade" veulent défendre le sérieux de la poésie contre la tentation décadente, comme l’avaient fait Ronsard et ses amis contre les jeux des Grands Rhétoriqueurs »79, explique Éliane Tonnet-Lacroix. Cette « renaissance classique » n’est pas seulement le fait de la mouvance traditionaliste et nationaliste, proche de Charles Maurras, défenseur influent de l’École romane et représentant le plus fermé du néoclassicisme qui irrigue la littérature française des années 1900-1920. Durant cette période, nombreux sont les écrivains qui aspirent à un renouveau de l’âge classique, comme Jacques Rivière dans le programme qu’il assigne à la Nouvelle Revue Française en 191980. Celle-ci, en effet, s’autoproclame le lieu d’expression du « classicisme moderne » qu’un auteur comme Marcel Proust symbolise parfaitement en « surgeon moderne de la tradition classique »81. René Crevel luimême voit dans la « mode » néo-classique des années 1920 une chance pour la littérature : « Rien de souhaitable en vérité, comme un nouveau classicisme qui établirait les principes d’une éthique suffisante. »82 Comme le résume justement Éliane Tonnet-Lacroix, « la notion de "classicisme", prise dans un sens assez large et dotée d’une valeur éthique, permet à certains d’exorciser leur désordre intérieur. Par là, cette nostalgie du "classicisme" est bien plus qu’une simple mode. Elle traduit avec acuité le besoin de santé d’une époque malade. »83 79
Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Ibid. Voir « La NRF », La Nouvelle revue française, juin 1919. Cité par E. TONNETLACROIX, Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), Ibid., p. 217. 81 E. Tonnet-Lacroix prête ce jugement à Jacques Rivière. Ibid., p. 221. 82 « Les Soirées de Paris », La Revue européenne, juillet 1924, p. 71. Cité par E. TONNET-LACROIX, Après-guerre et sensibilités littéraires (1919-1924), op. cit., p. 219. 83 Ibid. 80
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Dans ce contexte, la sortie du Jardin des Chimères dans la France littéraire de 1921 n’a nullement le caractère « décalé » que certains critiques ont pu imaginer. Au contraire, les préoccupations esthétiques de la jeune fille sont en phase avec une époque qui s’interroge sur son avenir et va chercher chez les Anciens des réponses à son désarroi. Le premier livre de Yourcenar est simplement la énième plaquette de vers sagement rimés célébrant des héros antiques, écrits par un jeune poète épris de grande littérature et d’idéal, qui tâche d’attirer avec sa première œuvre la curiosité, voire les faveurs du public lettré et de la critique84. « La sortie du Jardin des Chimères ne fut pas fracassante »85, remarque Denys Magne qui s’est intéressé à la réception des deux premiers livres de Yourcenar. Elle lui confiait en 1975 : Je me rappelle du fatidique chiffre de sept [critiques] pour Le Jardin des Chimères, mais deux seulement sont restées dans ma mémoire. Un immense article (était-ce dans un Journal de Normandie, ou dans quelque autre quotidien de Rouen ?) par le critique provincial Maurice d’Hartoy. Un véritable dithyrambe, ma première rencontre avec les éloges imprimés, qui m’a bien entendu soulevée de terre. La seconde critique était moins prolixe. Dans Le Divan, je crois : « Le Jardin des Chimères, un poème bien long, bien ennuyeux ». L’auteur de la critique était JeanLouis Vaudoyer.86
Pourtant si au moment de sa sortie, Le Jardin des Chimères fut dans l’ensemble peu lu, peu critiqué et peu apprécié, une personnalité littéraire charismatique, Rabindranah Tagore, semble s’être intéressée au poème. Dans les années 1920, la fascination qu’exerce en Europe le Prix Nobel 1913 sur de nombreux jeunes 84
Même s’il s’agit d’un ouvrage publié à compte d’auteur, la Librairie Académique Perrin a effectué un service de presse du Jardin des Chimères auprès des principaux critiques littéraires en charge de la rubrique poésie, comme le prévoit l’article VI du contrat d’édition. Voir « Marguerite Yourcenar état civil », op. cit., p. 95. 85 Denys MAGNE, « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 94. 86 Lettre à Denys Magne, 17 juillet 1975. Citée par D. MAGNE dans Bibliographie critique de Marguerite Yourcenar, Fonds Yourcenar, p. 157. [tapuscrit]. En 1979, elle revenait sur l’article défavorable qui accueillit son premier livre : « "très ambitieux, très long et très ennuyeux" – je cite exactement, je crois, la critique qu’en avait faite un homme poli et distingué, un écrivain un peu précieux mais délicat, à la mode à cette époque-là, Jean-Louis Vaudoyer. Ce jugement n’était pas faux. », YO, p. 52.
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écrivains est telle que Yourcenar envoya au célèbre écrivain son premier livre, comme elle l’a fait pour d’autres personnalités en vue dans le monde des lettres. Elle a raconté par la suite à plusieurs reprises, avec de légères nuances, ce qu’elle nomme son « contact direct avec Tagore »87 dans une lettre à N. Chatterji. Selon ses souvenirs, Tagore est la seule personnalité qui a répondu immédiatement à l’envoi du Jardin des Chimères88. Dans sa lettre pleine d’encouragements pour le poète naissant, il l’invitait à venir passer une saison au sein de l’université internationale qu’il créa en décembre 1921 à Shantinikétan, en Inde89. Si la jeune fille fut flattée qu’un poète de l’envergure de Tagore lui réponde et s’intéresse à elle, elle ne fit pas finalement le voyage en Inde qui l’avait, semble-t-il, tentée. À travers les multiples récits qu’elle fit à des correspondants ou des journalistes de cet épisode à des années de distance, Yourcenar, qui donne à chaque fois des versions légèrement différentes90, paraît garder un souvenir ému de cet échange épistolaire avec le premier « admirateur » de son œuvre, si l’on excepte son père naturellement. Elle, qui a souvent expliqué le déroulement de son existence et parfois même le destin de son œuvre par le hasard, se plaisait à rêver à ce qu’elle serait devenue si elle avait répondu positivement à l’invitation de Tagore : « Je me demande aujourd’hui à quel point ma vie et ma pensée seraient différentes de ce qu’elles sont si je l’avais fait. »91. Elle a même reconnu en 1979 avoir parfois regretté son choix92. L’attention portée par Tagore aux vers d’un poète de dix-huit ans qui fait son 87
Lettre à N. Chatterji, 17 juillet 1964, L, p. 205. L’écrivain séjourne en effet en France au printemps 1921, au moment de la sortie du Jardin des Chimères et prononce le 21 avril une conférence au musée Guimet à l’invitation de l’Association française des Amis de l’Orient qui obtint un succès et des échos retentissants. 89 La devise de l’université de Visva-Bharati créée par Tagore indique l’état d’esprit du lieu : « Où le monde entier trouve son nid commun ». La volonté de cet artisan du rapprochement Orient-Occident qui a toujours séduit M. Yourcenar était d’établir « un foyer pour le monde entier. L’homme doit y trouver un carrefour et un lieu de rencontre des différents courants de pensée. » Dans les années qui ont suivi sa création, poètes, artistes, penseurs et célébrités de tous les horizons ont fait le voyage à Shantinikétan. Voir Sylvie LINÉ, Tagore Pèlerin de la lumière, op. cit., p. 200-213. 90 Voir en particulier la lettre du 17 juillet 1964 à N. Chatterji, L, p. 205, les entretiens avec M. Galey, YO, p. 57 et une interview accordée en 1980 à Claude ServanSchreiber [F-Magazine, mars 1980], PV, p. 285. 91 Lettre à N. Chatterji, op. cit., L, p. 205. 92 Voir YO, p. 57. 88
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entrée en littérature paraît, en tout cas, l’unique encouragement « officiel » reçu par Yourcenar à poursuivre son œuvre, après la publication confidentielle de son premier poème.
Autocritique sévère Déception face aux très maigres échos qu’a suscités sa première œuvre ou constat lucide de l’insuffisance de son hommage maladroit à Icare, Yourcenar s’est en tout cas très vite désintéressée du Jardin des Chimères qu’elle fit mettre au pilon en 192593. Durant toute sa carrière littéraire, elle a émis des jugements très sévères sur son premier livre qu’elle qualifie en 1980 de « méchant poème »94. Elle a très vite regretté de l’avoir laissé publier par un père trop indulgent envers les supposés talents littéraires de sa fille adorée95. En 1969, dans des notes inédites envoyées au critique littéraire Patrick de Rosbo qui projetait d’écrire un essai sur son œuvre, elle résume ce qu’elle pense, après tant d’années, du Jardin des Chimères : C’était une espèce de petit drame lyrique ayant pour sujet la légende d’Icare. Beaucoup d’élan, beaucoup de grands ou bons sentiments (je le dis sans trop sourire), des gaucheries d’enfant et une rhétorique d’écolier qui a beaucoup lu les grands poètes romantiques, et trois lignes admirables, celle de l’épigraphe tirée
93 Il semblerait pourtant que le jeune écrivain a conservé quelques exemplaires de son premier livre qu’il continuera à offrir, après 1925, à certains de ses proches, comme en témoigne l’exemplaire du Jardin des Chimères conservé à la British Library (Londres), comportant un envoi daté du 19 juillet 1929 adressé à un membre de la famille maternelle de Yourcenar, le baron Arnold de Cartier de Marchienne, et dans lequel l’auteur évoque « le plus ancien, et par conséquent le plus jeune de mes livres. » 94 Voir « L’Ordre des choses de Marguerite Yourcenar », entretien avec C. ServanSchreiber, op. cit., PV, p. 285. 95 M. Yourcenar indique en 1979 : « Bien sûr, il faut apprendre son métier, seulement, quand on est musicien, on fait des gammes en chambre, et on n’ennuie que sa famille, tandis qu’hélas un jeune écrivain publie quelquefois trop vite… Je crois qu’il aurait mieux valu jeter au panier ces premières productions. », YO, p. 53. « Un écrivain publie toujours trop tôt », est d’ailleurs un des leitmotiv de M. Yourcenar qui a souvent conseillé aux jeunes auteurs sollicitant son avis de prendre leur temps avant de livrer au public leurs premiers écrits.
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d’un fameux sonnet de Du Bellay [sic] que j’avais du moins dès ce temps-là le bon goût d’aimer.96
Marguerite Yourcenar a tenu des propos similaires à bien d’autres correspondants et critiques qui s’intéressaient à sa première œuvre publiée97. Chaque fois, elle insiste sur le caractère enfantin de son poème, sur l’aspect juvénile, emphatique et maladroit de son inspiration. Elle tente d’ailleurs de décourager les très rares commentateurs qui se sont intéressés à son premier livre, afin qu’ils ne tiennent pas compte de ce qu’elle considère, avec Les Dieux ne sont pas morts, comme de simples juvenilia quand ils entendent embrasser l’ensemble de sa production littéraire et poétique. Dans une lettre destinée, mais non envoyée, à Patrick de Rosbo, dans laquelle elle fait des commentaires sur le plan de douze pages que lui avait soumis le critique en septembre 1970 concernant l’essai qu’il préparait, elle lui précise : » Vous faites également d’Icare du Jardin, "un de mes principaux héros", mais ce poème écrit dans ma 16e année, n’est pas un de mes principaux livres. […] Dans une étude aussi brève que la vôtre, le mieux est d’ignorer ce genre de juvenilia. »98 En effet, faire oublier ses deux premiers livres, c’est bien ce que tentera le jeune écrivain en les faisant mettre au pilon. Comme si Yourcenar voulait effacer ses égarements poétiques de l’adolescence pour se présenter à ses futurs lecteurs et critiques, sans passé éditorial qui pourrait nuire à son image de romancière prometteuse.99 Lucide, Marguerite Yourcenar a très tôt pris conscience que Le Jardin des Chimères était trop marqué par les influences des poètes du passé qu’elle chérissait alors, pour qu’elle le revendique comme une œuvre singulière qui lui appartiendrait en propre. Ces vers se sont tellement nourris des abondantes lectures des classiques, des anciens grecs aux poètes romantiques, qu’ils peuvent, pour la plupart, se lire 96
Lettre à Patrick de Rosbo, 24 avril 1969, Fonds Yourcenar. Voir en particulier lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar ; lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Ibid. ; entretien avec Matthieu Galey, YO p. 53. 98 Lettre non envoyée à Patrick de Rosbo, s. d., Fonds Yourcenar. 99 Dans sa lettre à P. de Rosbo du 24 avril 1969, M. Yourcenar faisait remarquer à son correspondant : « Ces deux ouvrages [Le Jardin des Chimères et Les Dieux ne sont pas morts] ont disparu, comme vous l’aurez vu, de ma liste ouvrages du même auteur parce qu’ils sont, tous deux, des juvenilia, sans importance pour tout autre que moi (et encore) ou pour un biographe zélé… », ibid. Ils figurent tout de même à la rubrique « du même auteur » dans Alexis ou le Traité du vain combat (1929). C’est seulement à partir de son deuxième roman, La Nouvelle Eurydice (1931) qu’elle ne les mentionnera plus. 97
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comme des palimpsestes qui contiendraient en leur cœur les voix des poètes qui les ont inspirés. Parmi eux Hugo, dont Yourcenar reconnaît qu’il a beaucoup influencé, « presque jusqu’au plagiat »100, la forme du Jardin des Chimères. Ainsi, répond-elle à Denys Magne en 1973 à propos des hypothèses qu’il avance quant aux artistes qui ont pu influencer l’écriture de son premier livre : Votre analyse […] vous entraine trop loin. Toute atmosphère Gustave Moreau m’en paraît absente (Je n’ai connu ce peintre que bien des années plus tard, et son œuvre m’a toujours paru désagréablement enfumée. Peut-être ai-je tort : Proust, bon critique des tableaux et des livres, y voyait des profondeurs émouvantes.) Les noms de pierreries semés un peu partout sont surtout le fait d’un enfant qui découvre le vocabulaire, et étaient sans doute commodes pour rimer. Il faut chercher les influences beaucoup plus près, chez les grands romantiques, Hugo surtout, avec leur déployement de rhétorique et leur didactisme oratoire. (« Ce n’est pas au néant que tout doit aboutir »101 pourrait être un vers quelconque d’Hugo.)102
Le Jardin des Chimères serait donc l’œuvre d’une enfant qui a trop lu Hugo et expérimente avec application, mais sans grande personnalité, la leçon des anciens et l’emphase prosodique des poètes qu’elle admire le plus à cette époque103. Bien plus tard, les commentateurs yourcenariens qui ont lu Le Jardin des Chimères ont également sévèrement critiqué la première œuvre publiée de l’auteur de Mémoires d’Hadrien. Denys Magne évoque un poème « médiocre, parfois naïf » qui « ne cesse de sonner faux à cause de son emphase même »104. Elena Pessini parle d’une « œuvre peu convaincante »105. Carminella Biondi souligne « les limites de cet ouvrage emphatique et
100
YO, p. 52. JC, p. 115. 102 Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar, op. cit. 103 Dans la lettre inédite destinée et non envoyée à P. de Rosbo en 1970, M. Yourcenar évoque « ce livre enfantin, au style entièrement imitatif (ce qui est naturel, étant donné l’âge de l’auteur) ». Fonds Yourcenar. 104 « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », Études Littéraires, avril 1979, Les Presses de l’Université Laval, p. 93-94. 105 « Le Mythe de l’île dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 353. 101
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trop farci de culture classique. »106 Josyane Savigneau épingle « ces exercices de style pleins d’emphase et de lyrisme, saturés de références à l’Antiquité et qui semblent démarqués du plus mauvais Vigny »107. Colette Gaudin insiste sur les influences mal digérées du jeune poète dont les premiers livres sont "ratés" « par excès d’amour pour la littérature. […] Ce n’est […] pas l’influence qui est en cause dans l’échec, mais l’incapacité à la reconnaître et à l’intégrer »108. À peine sortie de l’enfance, Marguerite Yourcenar n’a certainement ni la maturité ni les ressources stylistiques pour faire de son premier poème publié une œuvre qui dépasse les exercices « scolaires » d’imitation des anciens, tels que les pratiquaient encore, au début du siècle dernier, les bons élèves férus de grec et de latin au collège et au lycée. Dans la plupart des cas, ces morceaux de bravoure où l’on reconnaissait aisément la trace de Virgile ou de Lamartine donnaient droit en fin d’année à quelque prix de poésie ou d’éloquence et finissaient au fond d’un tiroir. Tous ces apprentis poètes n’avaient pas la chance, comme Yourcenar, d’avoir pour père un aristocrate lettré, aveuglé par les précoces aspirations poétiques de sa progéniture, disposé à jouer les mécènes pour accélérer son entrée dans le monde des lettres, en lui offrant « cette espèce de cadeau de Noël »109 qu’a été la publication du premier livre de sa fille. Dans ce contexte, Le Jardin des Chimères n’est que l’acte de naissance « officiel » d’une vocation. Le point de départ d’une aventure littéraire féconde qui semble déjà inscrite, en filigrane, au cœur de ce premier livre.
Le poème qui annonce une œuvre Comme tout document administratif, en tant qu’acte de naissance, Le Jardin des Chimères contient d’abondantes informations qui en disent long, non seulement sur le poète qui s’invente à travers 106
« Du labyrinthe d’Icare au labyrinthe de Thésée », Marguerite Yourcenar et la Méditerranée, op. cit., p. 24. 107 Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 67. J. Savigneau englobe dans son appréciation Les Dieux ne sont pas morts. 108 Marguerite Yourcenar à la surface du temps, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1994, p. 40-41. 109 YO, p. 54.
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les mille deux cents vers de son poème, mais aussi sur les rêves littéraires en gestation, la direction que va prendre avec le temps sa poésie et son œuvre entière. Le Jardin des Chimères ne fait pourtant pas partie de ce que Yourcenar a nommé durant toute son existence « mes projets de la vingtième année ». Le poème est antérieur aux projets romanesques de grande envergure, aux ambitieuses fresques philosophico-historiques ébauchées puis abandonnées, reprises sous d’autres formes à des années d’intervalles pour donner quelques-uns des livres les plus aboutis de l’œuvre yourcenarienne. C’est un adieu à l’enfance. L’ouvrage dans lequel une adolescente emprunte le masque d’Icare pour dire son besoin de rêve et d’absolu. Un livre composé durant une période vulnérable durant laquelle l’écrivain inexpérimenté laisse couler de ses vers encore maladroits, sans le savoir vraiment, un peu de lui-même et beaucoup de ce qu’il rêve d’être et d’écrire. Plus de trente ans après l’écriture de sa légende icarienne, l’écrivain qui a atteint la pleine maturité de son talent, mesure rétrospectivement l’importance de son premier livre : En ce qui concerne Le Jardin des Chimères, œuvre naïve, mais déjà plus poussée [que Les Dieux ne sont pas morts], je suis surprise de voir à quel point des thèmes qui allaient me préoccuper plus tard et me préoccupent encore aujourd’hui y tiennent déjà de place. On se développe, du moins faut-il l’espérer, mais le fond ne change pas.110
Ce type d’aveu, Yourcenar le fera souvent aux interlocuteurs qui l’interrogent sur les rapports existant entre ses premiers poèmes et les œuvres à venir. En 1970, elle indique ainsi à Patrick de Rosbo, « [d]ans une étude très développée, il serait, certes intéressant de montrer dans Icare une sorte de pressentiment de mes héros futurs, et […] certaines tendances destinées à reparaître chez moi sous d’autres formes. »111 En 1973, c’est à Denys Magne qu’elle confie que ce « petit poème si gauche garde pour moi la valeur d’un premier jalon à cause de l’effleurement d’un certain nombre de grands thèmes sur lesquels je devais revenir plus tard. »112 Pressentiment, certaines tendances, premier jalon, effleurement… en une constellation de termes et d’images convergentes, le poète qui reconsidère sa première 110
Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar. Lettre non envoyée à P. de Rosbo, s. d., Fonds Yourcenar. 112 Lettre du 15 avril 1973, Fonds Yourcenar. 111
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œuvre se rend compte combien elle était déjà riche de potentialités, de rêves poétiques et de promesses d’avenir. Pour le critique qui cherche à saisir l’essence même de la naissance d’une œuvre, ce premier livre fourmille d’indications qui permettent de deviner, malgré la maladresse juvénile d’un style encore à naître, les premiers jalons, pour reprendre une expression yourcenarienne, qui indiquent la direction de l’œuvre à venir.
Du labyrinthe d’Icare au labyrinthe du monde Avec Le Jardin des Chimères, Yourcenar inaugure un parcours esthétique méditerranéen dont la plupart de ses œuvres les plus marquantes seront des étapes décisives, de la Rome de Mémoires d’Hadrien et de Denier du Rêve à l’Alexandrie de Cavafy, de la Grèce fabuleuse de son théâtre à sujet mythologique à l’Espagne mauresque de L’Andalousie ou les Hespérides ou à la Naples d’Anna, Soror, pour ne citer que quelques titres. Marquée comme elle l’a été dès son plus jeune âge par la découverte des grands auteurs de la Grèce ancienne, il était naturel qu’elle inaugure son œuvre par un livre qui s’inspire d’un personnage fameux de la mythologie antique. Ce « choix déjà yourcenarien du détour par la Fable grecque pour traiter d’un grand sujet humain »113, comme le remarque Joël Dubosclard, est en luimême annonciateur de bien d’autres voyages. Tout au long de son œuvre, c’est souvent à travers des personnages et des épisodes mythiques que l’écrivain tentera de dépasser les cloisons de la temporalité et de la spatialité pour atteindre à l’universel. Icare est donc pleinement un personnage yourcenarien, lui qui rêve de fuir son île-prison, en atteignant un zénith inaccessible aux limitations de sa condition de mortel. Ce premier poème traduit encore sommairement et de manière souvent caricaturale l’attraction profonde et durable qu’a exercée la Grèce des dieux et des héros mythologiques sur l’imaginaire yourcenarien. Celle qui voit, dans la « figure attachante » du si moderne Euripide, « notre modèle et notre ancêtre »114, est l’héritière de ces artistes et poète européens pour qui la mythologie a été non seulement une puissante source d’inspiration mais avant tout « une 113 114
Joël DUBOSCLARD, « Le Mythe grec de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 72. « Examen d’Alceste », Th II, p. 94.
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tentative de langage universel. »115 Avec Le Jardin des Chimères, elle utilise donc pour la première fois le « crédit inépuisable que nous ouvre le drame grec, […] cette espèce d’admirable chèque en blanc sur lequel chaque poète, à tour de rôle, peut se permettre d’inscrire le chiffre qui lui convient. »116 En composant son premier poème, elle avait sans doute déjà conscience qu’elle ne faisait qu’inaugurer la colonne « débit » et qu’au final la dette contractée allait être colossale. La Grèce que revisite la jeune fille dans sa première œuvre est entièrement livresque et idéalisée. Elle l’a rêvée bien avant de la connaître vraiment, au début des années 1930. De là cette impression de décor de théâtre romantique en carton-pâte, cette poétique artificielle qui entoure le poème d’une mise en scène empruntée que les années, l’expérience de l’écriture et de la vie effaceront dans les œuvres mythologiques de la maturité, tels que les poèmes en prose de Feux, écrits plus de quinze ans après. C’est sur une île, celle de Crète chargée de tant de mythes et de symboles, que débute l’œuvre de Yourcenar. Ce détail a son importance, tant la thématique de l’île, lieu clos, isolé du monde, qu’elle soit réelle, mythique, artificielle ou virtuelle, occupe une place récurrente dans l’œuvre yourcenarienne. L’île est en effet un symbole fort pour l’écrivain qui, de son île des Monts-Déserts où elle a choisi de s’exiler durant près de quarante ans, a souvent dû méditer sur la signification d’un tel espace à la fois réel et mental. À Jacques Chancel qui lui demandait ce que représente une île pour un écrivain, elle répondait : Une île c’est une espèce de configuration qui peut être entièrement spirituelle. Je suppose qu’un écrivain qui aime écrire dans un café, la table du café pour lui représente une île. [Jacques Chancel : Une île ce n’est pas une évasion ?] Ah, non, sûrement pas. C’est plutôt une concentration.117 115
« Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 440. « Avant-propos », Th II, p. 19. 117 Radioscopie Marguerite Yourcenar, 15 juin 1979, Cassettes Radio France, op. cit. Notons que la psychanalyse à laquelle nous savons que M. Yourcenar était plutôt hostile propose d’autres sens à la symbolique de l’île qui ouvrent de nouvelles perspectives de lecture. Figure qui occupe le centre de l’inconscient et anime le centre spirituel où naît toute vie, l’île selon Jones représente « l’image mythique de la femme, de la vierge, de la Mère ». Jung dont les analyses étaient appréciées par M. Yourcenar fait de l’île l’espace mental de la « libido incestueuse », qu’elle soit rêvée ou qu’elle renvoie à l’archétype de la grand-mère. Dans cette perspective, se réfugier 116
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Pour Icare et Dédale en tout cas, l’île de Crète est avant tout une prison. Prison acceptée par le père et refusée par le fils qui ne peut se résigner à cette solitude forcée, hors du monde et de ses promesses de liberté. Dès ce premier livre, Yourcenar semble affirmer qu’on ne peut échapper à l’île-prison que chacun porte en soi. Pas plus Dédale, transformant l’île-labyrinthe en tombeau, que son fils qui, croyant y échapper par les airs, retombe aussitôt. Comme le fait remarquer Elena Pessini : Le combat livré par l’homme contre l’île labyrinthique a vu vaincre cette dernière, immuable après qu’Icare s’en est allé. C’est elle, ses rochers, ses vagues qui le contemplent mort […] Icare n’est qu’un héros ébauché, une approche, un essai, son île n’est pas encore le lieu capable de scinder, capable d’abriter à la fois cette solitude et cette nostalgie d’une appartenance plus complète au monde, puisque c’est contre elle principalement qu’il lutte pour se libérer.118
Si le premier personnage de Yourcenar tente d’échapper à son île-prison, son personnage historico-romanesque le plus célèbre s’invente une île à la mesure de son esprit, pour échapper aux hommes et se retrouver face à lui-même. Dans Mémoires d’Hadrien en effet, l’empereur qui a parcouru le monde civilisé et s’est aventuré en terre barbare, se frottant aux différentes civilisations et cultures comme à autant d’îles dans l’immensité de l’empire qu’il a tenté de stabiliser, s’est fait construire au cœur de sa Villa de Tibur une île bien à lui, cabinet particulier, île d’évasion et de concentration dans laquelle l’empereur vieillissant songe à sa postérité. Mais cette île artificielle en marbre construite par la main de l’homme pour isoler l’empereur d’un monde119qu’il a participé à améliorer, mais dont il s’éloigne imperceptiblement, ne suffit pas à lui faire oublier ses tourments les plus intimes : « Ma chambre secrète au centre d’un bassin de la Villa n’est pas un refuge assez intérieur : j’y traîne ce corps vieilli ; j’y
dans une île comme l’a fait Yourcenar et plusieurs de ses personnages romanesques, c’est effectuer une sorte de « regressus ad uterum » et rechercher dans ses origines le principe primordial de sa propre vie. Voir Michel CAZENAVE [dir.], Encyclopédies des symboles, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 1996, p. 320-321. 118 « Le Mythe de l’île dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 354-355. 119 Voir MH, p. 483.
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souffre. »120 Son passé d’homme et d’empereur offre tout de même à Hadrien des îles-refuges où il peut se ressourcer mais, là encore, l’illusion est éphémère. C’est en fait en rêvant à la mythique île d’Achille que l’empereur entre vraiment en contact avec lui-même : « Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrète résidence, mon suprême asile. J’y serai sans doute au moment de ma mort. »121 Dans d’autres livres, la symbolique de l’île s’enrichit de nouvelles significations. À sa façon, Zénon, le personnage principal de L’Œuvre au noir, s’invente de multiples îles virtuelles au cours de son existence marginale : l’île de la connaissance et de la quête scientifique qui l’isole du reste de la société de son temps ; l’île de la réclusion « volontaire » lors de la deuxième partie du roman, « La Vie immobile », où il choisit de revenir vivre à Bruges, sa ville natale, l’île-source qui deviendra île-piège dont il parcourt les ruelles comme le labyrinthe ou la souricière qui le perdra ; enfin l’île-prison de sa cellule où il choisit de finir son voyage parmi les hommes, son corps entouré de sang figurant une île inaccessible à jamais. Nathanaël, le héros de Un Homme obscur, achève lui aussi sa course dans une île, bien réelle celle-là, après s’être laissé dériver durant toute sa vie d’île en île, au gré de circonstances qu’il n’a pas vraiment choisies. C’est sans doute dans ce roman de la vieillesse que Yourcenar donne, au travers de l’itinéraire îlien de son personnage et l’image de l’îletombeau où il meurt, le sens profond qu’elle assigne tout au long de son œuvre au symbole de l’île. Comme le résume parfaitement Elena Pessini, « il nous semble possible de dire qu’à travers une progression cohérente se construit un mythe de l’île où l’histoire qui est racontée est celle de l’homme seul, de l’homme qui s’isole au fil d’un dialogue où l’autre se métamorphose pour devenir soi-même, puis le monde. »122 Sans doute, Icare, double rêvé de la jeune Marguerite, n’était-il pas encore prêt à affronter la solitude ultime de l’homme et a-t-il préféré tenter de fuir son île. Le thème du labyrinthe, présent dès Le Jardin des Chimères, est un autre symbole fort de l’œuvre yourcenarienne. C’est d’ailleurs un labyrinthe qui ouvre et ferme l’œuvre de Yourcenar qui débute dans le labyrinthe crétois et s’achève par Le Labyrinthe du Monde, 120
Ibid., p. 500-501. Ibid., p. 501. 122 « Le mythe de l’île dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 361. 121
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titre du triptyque de ses mémoires familiaux. La notion de labyrinthe sert donc de cadre symbolique à l’ensemble de l’œuvre qui peut d’ailleurs être considérée comme un labyrinthe de mots dans lequel l’auteur entend égarer le lecteur. Quand elle entreprend sa légende dramatique d’Icare, Yourcenar connaît Le Labyrinthe du monde et le Paradis du cœur de Comenius, traduit par son père. Dans ce livre qui l’impressionna durablement, le personnage principal est un « pèlerin » qui veut voyager pour découvrir le monde. Au commencement du livre, le héros est prévenu de la difficulté de son dessein, comme l’Icare yourcenarien qui veut, lui aussi, « [p]arcourir un jour les routes de la terre »123 et « connaître encore/ Des mondes plus nombreux»124 : As-tu entendu parler du labyrinthe de Crète […] C’était une des merveilles du monde, un édifice immense, fouillis mystérieux de chambres, de réduits, de corridors, de voûtes sombres et profondes ; s’y engager sans guide était s’égarer fatalement dans ses inextricables et incompréhensibles détours. Le labyrinthe de Crète est jeu d’enfant à côté de celui que tu veux follement parcourir seul, « Le Labyrinthe du monde ». Chaque jour de nouvelles galeries s’y creusent et tu ne peux te douter de l’enchevêtrement et des complications que notre âge y ajoute. Sois prudent, n’y pénètre pas seul.125
Ce « jeu d’enfant » que représente selon Comenius le labyrinthe de Crète, l’apprenti écrivain qu’était alors Marguerite Yourcenar en a fait son terrain de jeu qu’elle agrandira peu à peu, au fil des années et des œuvres aux dimensions de la planète entière, parcourant, construisant, bien après l’écrivain tchèque traduit par son père, son propre labyrinthe du monde. Comme nous l’avons souligné, le labyrinthe d’Icare imaginé par le génie architectural de Dédale dans Le Jardin des Chimères ne se présente pas comme une construction à ciel ouvert avec ses couloirs compliqués et ses chemins entrelacés, comme l’atteste la fable antique. C’est plutôt l’ensemble de la Crète qui symbolise ce jardin à la fois hostile et merveilleux dans lequel Icare et son père se sont perdus. Symboliquement, le labyrinthe accepté ou refusé par chacun d’eux est plus intérieur que réel. Il suit 123
JC, p. 28. Ibid., p. 99. 125 COMENIUS, Le Labyrinthe du Monde et le Paradis du Cœur, op. cit., p. 16. 124
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les méandres de leurs pensées, de leurs doutes, de leurs espoirs et de leurs illusions. Plus de dix ans après sa première visite du labyrinthe crétois, Yourcenar revisite la légende grecque dans sa pièce allégoricosatirique Qui n’a pas son Minotaure ?126 Par un retour chronologique, l’auteur investit la fable avant l’épisode Icare-Dédale, au temps où le Minotaure règne encore en maître dans le labyrinthe. Sur un ton badin que Yourcenar situe « à mi-chemin entre l’opéra sérieux et l’opéra bouffe »127, cette « farce noire »128 met en scène un Thésée de peu d’envergure, errant dans un labyrinthe de pacotille, à la manière de ceux des fêtes foraines et des cirques d’antan129, dont l’imagerie très courante dans la littérature moderniste des années 1920-1930 est présente dans plusieurs textes yourcenariens de ces années-là. Mais bien plus qu’un décor ridicule digne d’un banal mélodrame, le labyrinthe de Qui n’a pas son Minotaure ? est mental, comme le souligne son auteur : « La promenade de Thésée dans les détours du Labyrinthe, bâclée en quelques lignes dans l’ancienne Ariane, s’intériorisait en quelque sorte, me donnait envie de décrire la grotesque démarche d’un homme égaré dans les replis de soimême. »130 Esquissée maladroitement dans Le Jardin des Chimères, développée de manière plus accomplie dans bien d’autres œuvres, l’idée que chaque être humain porte en soi sa propre prison-labyrinthe, imprègne la personnalité de bien des héros yourcenariens. Dans une autre pièce, entreprise à la fin des années 1920, Le Dialogue dans le marécage, à forte résonance poétique, le Labyrinthe se métamorphose en une surface marécageuse malsaine dans laquelle sire Laurent se perd au sens propre et au sens figuré, à la recherche de son épouse 126
Ébauchée vers 1933 sous forme d’un jeu littéraire avec ses amis André Fraigneau et Gaston Baissette, d’abord publiée en 1939 dans Les Cahiers du Sud sous le titre Ariane et l’Aventurier, reprise par l’auteur, en 1944, révisée en 1956-1957, Qui n’a pas son Minotaure ? est finalement parue en volume en 1963. 127 « Aspects d’une légende », Th II, p. 178. 128 Ibid., p. 179. 129 C’est Autolycos qui à la scène VII, après que son maître Thésée, confondant sa propre image avec celle de son père, a brisé le fragile édifice crétois, s’exclame : « Le peu qui reste de ce fameux Labyrinthe n’est guère formidable. Est-ce contre ces murs de carton-pâte, contre ces parois plaquées de miroirs déformants que Thésée s’est battu ? », QM, Th II, p. 215. 130 Ibid., p. 178.
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qu’il a exilée par jalousie au cœur de cet espace inhospitalier et mortifère131. Le Labyrinthe géographique (la Maremme), sans mur mais plein de pièges, renvoie Sire Laurent à ses propres interrogations. En cela, Yourcenar respecte la symbolique vulgarisée par la psychanalyse qui voit dans le labyrinthe un voyage psychique et spirituel que l’homme doit accomplir à l’intérieur de lui-même, au risque de se perdre, afin d’entrer en harmonie avec son Moi profond132. Ce labyrinthe de la connaissance de soi, mais aussi des autres et du monde en général, c’est aussi celui qu’emprunte Zénon, à travers sa démarche alchimiste et bien d’autres figures yourcenariennes, postérieures à son Icare, qui comme le héros de L’Œuvre au noir, recherchent à leur manière à sortir du Labyrinthe. Comme le note Carminella Biondi : Il faudra attendre les personnages de la maturité, Hadrien et Zénon, pour que l’expérience du monde soit faite en pleine conscience et amène, par étapes successives, aux bords de cet absolu dont rêvait déjà le jeune Icare. Ce ne sera que dans le labyrinthe alchimique de Zénon qu’Icare et Thésée conjugueront, idéalement, leurs forces vers un même but de perfectionnement et de connaissance.133
On voit apparaître dès Le Jardin des chimères d’autres symboles ou figures issus de la mythologie antique que l’on retrouve dans plusieurs autres livres de Yourcenar. La Sirène, personnage fascinant et ambigu, occupe dans plusieurs œuvres des années 19201930 une place récurrente. Dans le premier livre de Yourcenar, ces démons aquatiques femelles, synonymes de séduction trompeuse, tentent classiquement d’attirer Icare dans les flots pour le détourner de son projet aérien, lui promettant un « grave amour […] semblable à la Mort. »134 Dans d’autres poèmes composés dans les années 1920-1930, la figure redoutable des « Filles de la Mer »135 réapparaît de manière discrète mais insistante. Dans « Spes navigantium », poème composé 131
La pièce s’ouvre d’ailleurs sur les hésitations de sire Laurent qui demande à son compagnon de voyage : « Frère Candide, êtes-vous sûr que nous ne nous soyons pas trompés de route ? ». À quoi celui-ci répond : « Je ne le pense pas, Monseigneur. Mais on n’est jamais sûr de ne pas s’être trompé de route. », DM, Scène I, Th I, p. 181. 132 Voir Encyclopédie des symboles, op. cit., p. 348-349. 133 « Du Labyrinthe d’Icare au labyrinthe de Thésée », op. cit., p. 29. 134 JC, p. 78. 135 Ibid., p. 74.
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en 1922 et publié en 1924, dans lequel elle chante les splendeurs de Venise la maritime, Yourcenar décrit : « Le retour triomphal des chercheurs d’aventure/ Traînant dans leurs filets la Sirène aux seins froids. »136 Dans « Les Charités d’Alcippe », long poème écrit et publié en 1929, le poète cède son cœur aux « Sirènes mes sœurs »137. Au début des années 1930, elle consacre, sous le titre « Monstra », une série de poèmes à des êtres fabuleux (« Hermaphrodite », « Sphinges », « Centaures »…) qu’ouvre un sonnet dédié aux « Sirènes »138. Mais c’est sans doute dans son « petit drame lyrique » écrit en 1942-1943, La Petite Sirène, que Yourcenar remet en scène, à plus de vingt ans d’intervalle, les sirènes de sa jeunesse. En effet, bien des éléments font de cette pièce aux accents musicaux et poétiques, une variante aboutie de la légende d’Icare. Les deux œuvres, marginales dans la production yourcenarienne, ont suffisamment de points communs pour qu’on puisse les rapprocher et entrevoir de singuliers échos entre un poème de jeunesse et une œuvre de la maturité. C’est le chant des Sirènes « Femmes de l’abîme, bêtes éternelles »139, aux reflets changeants et trompeurs, qui ouvre le rideau dans La Petite Sirène. Ce sont elles encore qui à la fin de la pièce incitent La Petite Sirène, « notre sœur, perle des mers » à se venger cruellement du prince pour lequel elle avait sacrifié son milieu naturel et qui a dédaigné son amour. Ce qu’elles veulent c’est que la timide sirène retrouve ses instincts monstrueux : « Viens ! Tu retrouveras ton chant qui séduit, ta chanson qui tue !… » qui n’est pas sans rappeler les accents que prennent les sirènes icariennes pour attirer le fils de Dédale dans leur palais de nacre, de perle et de corail.140 Car il est notable que les désirs d’Icare et de la Petite Sirène sont semblables. Si le héros du Jardin des Chimères entend dépasser sa condition d’homme pour s’envoler dans les airs et atteindre le Dieu Soleil, la Petite Sirène ne consent pas, elle non plus, à vivre dans son milieu ordinaire. Elle s’ennuie parmi ses méchantes sœurs et veut connaître 136
Le Divan, vol. 12, septembre-octobre 1924, p. 430. Le Manuscrit autographe, n° 24, novembre-décembre 1929, p. 112. Voir version définitive, CA II, p. 7-12. 138 Revue mondiale, 15 juin 1930, p. 401. Voir version définitive avec plusieurs variantes, CA II, p. 65. 139 PS, Th I, p. 151. 140 Voir JC, p. 74-79. 137
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l’amour véritable, celui des hommes. Pour cela, elle n’hésite pas, elle aussi, à vouloir s’élever au dessus de sa condition et quitter la mer pour la terre ferme : « Je désire des jambes humaines comme certains hommes, dit-on, ont désiré des ailes » dit-elle à la Sorcière des eaux qui, comme Dédale tentant en vain de décourager son fils, condamne le geste de l’impertinente : « Tu commets le crime suprême : tu veux changer d’élément, changer d’espèce. » N’était-ce pas également la volonté d’Icare qui voulait se transformer en oiseau libre de ses mouvements ? D’ailleurs la Petite Sirène ne le rejoint-elle pas quand, à la fin de la pièce, elle préfère répondre à l’appel des Oiseaux-Anges qui lui promettent de voler avec eux « par-delà l’écume, par-delà l’espace ! Dans la tempête ! Dans le soleil !… »141 plutôt que de regagner sa maison sous les vagues ?142 Aux figures et symboles mythologiques mentionnés plus haut viennent s’ajouter, dans Le Jardin des Chimères, les thèmes récurrents de la vieillesse et de la mort, annonciateurs de bien des méditations des personnages yourcenariens dont on peut dire qu’ils contiennent une partie du sens profond de l’œuvre de l’écrivain. Si, comme nous l’avons évoqué, Yourcenar a rejeté, pour insuffisances, sa première publication, elle a toujours conservé pour son poème une secrète affection, en particulier à cause de la scène dans laquelle le vieux Dédale accepte de mourir143. À Matthieu Galey, elle parle d’une « scène assez bonne, et assez touchante – mon premier portrait de vieillard – c’était celle où le vieux Dédale conversait avec la Mort. »144 Cette scène est si importante pour elle qu’elle consent à l’exhumer de l’oubli dans lequel elle avait condamné, symboliquement mais également matériellement, son premier livre. En effet, dans une lettre inédite de 1978 à son éditeur, Claude Gallimard, à propos de la répartition de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade elle évoque la possibilité d’inclure dans le volume III, qui contiendrait notamment des ouvrages « oubliés et non révisés », les « deux seuls fragments acceptables » du Jardin des Chimères, soit « La mort de Dédale » et « La Chute d’Icare ». Elle affirme qu’elle souhaite ainsi satisfaire un certain nombre de lecteurs qui désirent lire son premier 141
PS, Th I, p. 172-173. Voir ibid., p. 171-172. 143 Voir JC, p. 60-63. 144 YO, p. 53. 142
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poème. Elle indique également que cette publication s’impose car elle compte longuement évoquer dans le troisième tome du Labyrinthe du monde, Quoi ? L’Éternité ces deux passages dignes d’être sauvés du naufrage de son premier livre. 145 Quoi ? L’Éternité étant resté inachevé, nous ne savons pas ce que Yourcenar, arrivée au sommet de son art et proche de la fin, comptait écrire sur son premier livre, en particulier sur le thème de la mort de Dédale et la chute d’Icare. Ce qui est certain, c’est que six décennies après l’avoir écrit, elle songeait encore avec émotion au poème de sa jeunesse et était touchée par le personnage de Dédale dont nous pensons qu’il pourrait s’agir d’un portrait cryptique de son propre père vieillissant. Une confidence faite en 1969 à Patrick de Rosbo permet de confirmer la relation entre l’attachement de l’auteur au vieux Dédale et la mémoire de son propre père : Le seul passage qui puisse encore me toucher est celui (le premier de mes nombreux portraits de vieillards) où le vieux Dédale attend la mort dans une chambre du labyrinthe de Crète. Très influencé par Faust, j’imagine, et peut-être n’a-t-il gardé une certaine valeur pour moi que parce que mon père, qui avait gardé quelque attachement pour ce livre enfantin, me rappela plusieurs fois cette page sur son lit de mort.146
Cette information inédite, si elle ajoute une dimension intime à l’intérêt que Yourcenar n’a jamais cessé de porter à son « premier portrait de vieillard », confirme, s’il en est besoin, l’importance du Jardin des Chimères comme creuset de l’œuvre à venir dans lequel le jeune poète a expérimenté son talent naissant, ébauché les silhouettes de ses personnages futurs, marqué son territoire imaginaire. Après le vieux Dédale qui entre dans la mort « les yeux ouverts », viendront bien d’autres visages ridés en quête de vérité ou de sagesse. Parmi le cortège des vieillards peuplant son œuvre sur lesquels Yourcenar se plaît à revenir, notons le Michel-Ange de son poème en prose « Sixtine » de 1931 dont elle précise, toujours à Patrick de Rosbo, qu’il « vaut je crois d’être lu en tant qu’un de mes plus anciens "portraits de vieillards". Il s’agit de Michel-Ange travaillant à la voûte
145 146
Voir lettre à Claude Gallimard, 28 novembre 1978, Fonds Yourcenar. Notes envoyées à P. de Rosbo le 24 avril 1969, Fonds Yourcenar.
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de la Sixtine. »147 Ont suivi Sire Laurent du Dialogue dans le marécage, Clément Roux dans Denier du rêve et dans sa version théâtrale Rendre à César, Don Alvare dans Anna, Soror, le prieur des Cordeliers dans L’Œuvre au noir… Mais aussi ces figures majeures dont elle a décrit la fin que sont l’empereur Hadrien et le médecinphilosophe Zénon. Denys Magne se demande d’ailleurs s’il n’est pas justifié « de voir en Dédale une esquisse imparfaite d’Hadrien et Zénon »148. Michel Grodent résume parfaitement le fait que Le Jardin des Chimères n’est qu’un commencement, qu’il contient bien des promesses et recèle en son cœur de nombreux signes de l’œuvre encore à naître : Le Jardin des chimères est le devoir soigné d’une bonne élève qui a lu La Légende des siècles et tente de donner une dimension philosophique nouvelle au mythe d’Icare : il annonce ainsi les réévaluations mythologiques qui formeront la matière d’une part essentielle du théâtre de Yourcenar. […] Cloîtrée dans son rêve littéraire, la jeune mythographe n’a pas encore pris la juste mesure de la réalité grecque, faite de légendes qui ne veulent pas mourir mais aussi de chair et de sang. L’ironie lui fait défaut qui permettra plus tard de relativiser le mythe. Du moins découvronsnous ici comme une amorce de quelques thèmes déjà obsédants. Icare, le héros prométhéen attiré par la clarté solaire, est un être de désir que son amour de l’absolu met en marge d’une société peureuse ; il a des fièvres intellectuelles qui font songer à ces expérimentateurs que seront Hadrien et Zénon.149
C’est en cela que l’on peut parler de précocité d’un poète non encore libéré du carcan de l’imitation et des influences flagrantes, mais qui pressent déjà que les questions qu’il se posait à seize ans le hanteront durant toute son existence. C’est d’ailleurs une des caractéristiques majeures de l’œuvre de Yourcenar qui n’a cessé de reprendre les mêmes thèmes, de réinterroger les mêmes questions, d’investir les mêmes territoires, mais sous des éclairages, des angles d’approche chaque fois différents. Quête d’absolu, de liberté spatiale et spirituelle, solitude de l’homme face à sa destinée, parcours chaotique de celui-ci portant en lui le labyrinthe-prison dans lequel il 147
Ibid. « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 95. 149 « L’hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 55-56. 148
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se perd à se chercher, méditation sur les notions de finitude et de mort… Tout semble déjà en germe dans le timide poème d’Icare. Car, comme le croit Marguerite Yourcenar, « on se développe […] mais le fond ne change pas. »150
Les Dieux ne sont pas morts : retour vers l’adolescence Les poèmes du recueil Les Dieux ne sont pas morts, publié en 1922 soit un an après Le Jardin des Chimères, sont en fait antérieurs ou, pour certains, contemporains de la composition de la légende d’Icare. Davantage que le premier livre publié par Yourcenar, ils sont l’œuvre d’une adolescente prolixe qui cherche sa voie. Si l’on en croit l’auteur, les cinquante-deux poèmes, qui composent son deuxième livre édité, ont été écrits entre 1915 et 1920151 (elle avait alors entre douze et dix-sept ans), cinq années essentielles dans sa formation intellectuelle où se dessine peu à peu son désir d’emprunter en solitaire le sentier de l’écriture. Avec Les Dieux ne sont pas morts, nous sommes donc en présence des tout premiers poèmes qu’elle a écrits. « Les Dieux ne sont pas morts prolonge cette expérience de l’écriture naissante comme acquisition d’une écriture passée »152, fait remarquer très justement François Wasserfallen. Alors que les mille deux cents vers du Jardin des Chimères, œuvre à la construction dramatique et à la thématique ambitieuses, témoignent de la démarche artistique d’un jeune poète qui entend montrer qu’il connaît ses classiques, les poèmes de moindre envergure des Dieux ne sont pas morts peuvent être considérés comme des « échantillons » destinés à révéler l’éventail des intérêts artistiques et philosophiques de leur auteur. En cela, ce deuxième livre est peut-être plus révélateur de la sensibilité poétique de Yourcenar dans ces années-là que son premier livre publié. Alors que dans Le Jardin des Chimères elle se cache derrière le masque d’Icare, héros miroir qui ne dit pas son nom, le lyrisme moins dissimulé des Dieux ne sont pas morts nous la montre plus nue face au miroir de ses rêves antiques et de ses premières 150
Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar. Voir notes envoyées à P. de Rosbo le 24 avril 1969, Fonds Yourcenar. 152 « Aspects de la temporalité dans la poésie de Marguerite Yourcenar avant 1939 », op. cit. p. 57. 151
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admirations, offrant timidement au lecteur « [s]es premiers chants, ces fleurs à peine écloses »153, vers du recueil qui caractérise parfaitement la nature du livre. Nous savons que Yourcenar et son père avaient d’abord songé à publier en un seul volume ces deux premiers livres, puis y avaient renoncé en raison du manque d’unité entre les deux ouvrages, l’un poème dramatique de grande ampleur, l’autre traditionnel recueil de poèmes. C’est donc naturellement qu’à la rubrique « Du même auteur » de son premier livre, Yourcenar et son conseiller littéraire de père font inscrire « en préparation : Les Dieux ne sont pas morts », dont les poèmes dorment dans une chemise depuis quelque temps déjà. Nous ignorons la raison pour laquelle Yourcenar a choisi de publier d’abord son poème d’Icare avant de livrer au public ses premiers vers. Cela s’est sans doute décidé après discussion avec son père. Le Jardin des Chimères a dû leur sembler plus digne de symboliser le talent naissant du jeune poète. Il n’en demeure pas moins qu’en publiant ce premier livre, ils faisaient déjà un pari sur l’avenir en annonçant officiellement qu’il ne s’agissait pas d’un livre isolé mais du premier jalon d’une œuvre dont la suite allait paraître prochainement. Comme nous l’avons noté, Michel de Crayencour va plus loin dans ses lettres de négociation avec les éditions Perrin en vue de l’édition du Jardin des Chimères. Il ne manque pas de « promettre » à son correspondant de lui confier également l’édition du second livre de poèmes de sa fille dont il annonce alors qu’il pourrait s’intituler L’Épée et le Miroir, titre évoqué dans une lettre aux éditions Perrin écrite par Michel de Crayencour et signée par sa fille. Finalement le recueil paraîtra sous le titre Les Dieux ne sont pas morts, non pas à la Librairie académique Perrin, mais aux éditions Sansot. On peut se demander pourquoi Michel de Crayencour et sa fille n’ont pas poursuivi l’aventure avec Perrin. Peut-être ont-ils été déçus par les services fournis par la maison pour un ouvrage confidentiel publié à compte d’auteur et par le peu d’échos critiques qu’a suscité le livre. Peut-être aussi les conditions financières et éditoriales proposées par les éditions Sansot, connues à l’époque pour être spécialisées dans le compte d’auteur, ont-elles incité le père et la
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« Prière », DPM, p. 199.
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fille à tenter leur chance ailleurs154. Les Dieux ne sont pas morts paraît donc en 1922 aux éditions Sansot/R. Chiberre éditeur, toujours sous la signature « Marg Yourcenar ». Le titre, bien dans l’air du temps, pourrait être, comme le suggère Michèle Goslar155, une réponse à la biographie romancée de Julien l’Apostat, La Mort des Dieux, de l’écrivain russe Dimitri de Merejkovski parue en 1900 et lue avec application par l’adolescente. Il est possible qu’elle ait été également inspirée par des titres emblématiques de l’époque comme Le Crépuscule des Dieux de Richard Wagner (1876), Le Crépuscule des idoles de Nietzsche (1888), ou encore Les Dieux ont soif d’Anatole France (1912). Alors que Le Jardin des Chimères était dédié à son père, son deuxième livre l’est à celle qui n’est pas encore la troisième épouse de celui-ci, dans une étonnante formule : « A ma précieuse amie Christine Hovelt » . La rubrique « Du même auteur » comporte Le Jardin des Chimères qu’elle n’a pas encore renié et annonce « en préparation » deux titres : « Le Labyrinthe du Monde, de Comenius (1623), traduction. » et « L’Holocauste ». Aucune de ces deux publications ne verra le jour.
« Ô vivre au siècle de Platon ! » Avec Les Dieux ne sont pas morts, Yourcenar rejoint « [l]es poètes grisés par l’ambroisie antique/ Les sages enivrés du miel platonicien »156, qu’elle évoque dans l’un des poèmes de son foisonnant recueil. Tout y transpire sa vénération pour la glorieuse Antiquité et ses dieux bien vivants, ses splendides monuments, ses artistes éternels, ses valeurs universelles. Si dans Le Jardin des Chimères, elle a concentré son attention sur le mythe d’Icare et de Dédale et que la fable antique n’était qu’un décor pittoresque, il semblerait qu’elle ait voulu tout mettre dans ce deuxième livre qui ressemble à un bizarre monument à la gloire de l’Antiquité, un inventaire hétéroclite où se mêlent dieux de l’Olympe, poètes latins, héros et déesses, paysages de Provence, îles lointaines, penseurs et 154
Rappelons également qu’au début du siècle dernier la Librairie académique Perrin est surtout spécialisée dans les ouvrages d’histoire et les livres de mémoires alors que Sansot a publié à compte d’auteur de nombreux poètes en vue. 155 Voir Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op. cit., p. 101. 156 « Le Retour d’Aphrodite », DPM, p. 127.
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souverains… À travers les multiples voyages dans le temps et dans l’espace que proposent les poèmes des Dieux ne sont pas morts, le lecteur suit, pas à pas, l’itinéraire culturel, affectif et poétique du jeune poète qui n’a que dix-neuf ans quand son livre est publié. À quoi aspire donc une toute jeune fille française pétrie de littérature ancienne au sortir de la Grande guerre ? Dans le cas de Yourcenar, à fuir son époque de grands bouleversements où le chaos succède au chaos, pour le riant asile de la culture méditerranéenne dont les échos sont encore vibrants à ses oreilles, plus sensibles aux chants du passé qu’aux plaintes et aux acrobaties verbales du présent et aux marmonnements des poètes de l’avenir. Dès le « prologue », le poète donne le ton et en appelle aux vents pour l’emporter vers « les cités antiques », « l’antique allégresse », « les vallons aimés des chantres de la Grèce »157. Pour échapper à la triste réalité moderne158, l’adolescente choisit de s’exiler « [a]ux pays de la joie et de la volupté./ […] Au pays de l’orgueil, au pays des conquêtes »159. C’est une Grèce idéalisée, un peuple joyeux aux nobles aspirations qu’elle met en scène dans la plupart des poèmes du recueil dans lequel dominent l’allégresse et le bonheur propres à ces paradis helléniques perdus qu’elle entend ressusciter. Le deuxième poème du recueil, « Regrets helléniques », dont le titre donne pleinement la tonalité de l’ensemble du livre, est une longue évocation d’un fantasmagorique Âge d’or grec : O vivre au siècle de Platon ! Lorsque la savante Aspasie, Charmide et le bel Agathon Discouraient sur la poésie, A l’ombre du calme fronton Dont Phidias sculptait les marbres !160
En une centaine de vers exaltés, le poète traduit ses aspirations, en réinventant à partir de ses fécondes lectures un monde grec grouillant et fascinant auquel il rêve d’appartenir. L’ambition de 157
« Les Rafales », ibid., p. 9-11. N’oublions pas que l’adolescente compose ces poèmes durant la première guerre mondiale. 159 DPM p. 11. 160 Ibid., p. 15. 158
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l’adolescente était sans doute de faire tenir en quelques pages tous les enseignements de cette Grèce ancienne qu’elle admire, d’évoquer tous les penseurs et poètes qui firent sa renommée, de parcourir ses paysages les plus célèbres. Ce qui passionne Yourcenar entre 1915 et 1920, ce n’est pas la naissance de l’Art Nouveau et les premiers pas des écrivains de la Nouvelle Revue Française, c’est « Vivre au siècle de Praxitèle »161, « Adorer Cypris immortelle »162, « Écouter les vers d’Euripide »163, ou encore « Entendre rire Aristophane ! »164. Cette admiration sans borne et sans nuance prend, comme dans bien d’autres poèmes, des allures d’inventaire des merveilles. Telle l’élève studieuse et appliquée qui veut étaler son savoir, elle transforme son poème en véritable « Who’s Who » de l’Antiquité grecque mêlant dieux, héros, artistes et penseurs admirables qui dessinent son panthéon personnel, peuplé des figures légendaires de l’époque : Éros, Thanatos, Platon, Socrate, Euripide, Aristophane, Phidias, Praxitèle, Pallas, Agathon… Au-delà des personnages mythiques ou historiques qu’elle met en avant dans « Regrets helléniques », c’est tout l’art de vivre qui s’est développé sur les bords de « la mer rieuse d’Athènes »165 qu’elle entend célébrer dans ce pays où elle rêve d’ « Avoir sa petite maison,/ Son jardin aux fraîches fontaines/ Coulant sans bruit sur le gazon… »166 On songe à certains vers de Louise Colet qui succomba, elle aussi, plus d’un demi siècle plus tôt, à la magie des ruines et des divinités athéniennes167. Bien d’autres poèmes des Dieux ne sont pas morts évoquent cette Grèce bucolique et spirituelle où les divinités descendent volontiers de leur Olympe pour dialoguer avec les mortels. « Autrefois », plus qu’un autre poème, restitue l’enchantement de ces antiques « cités de rêve et de délices » dont le poète se demande s’il les a connues ou si elles existent seulement dans son cœur :
161
Ibid., p. 16 Ibid. 163 Ibid., p. 19. 164 Ibid. 165 Ibid., p. 16. 166 Ibid. 167 Voir en particulier le poème de Louise Colet, « Aux clartés du matin » (Ce qu’on rêve en aimant, 1854). 162
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Ai-je autrefois vécu dans ces pays que j’aime Et dont je me souviens sans les avoir connus, Où la mer resplendit comme une immense gemme, Et vers lesquels, ce soir, s’envole mon poème, Pareil à ces ramiers consacrés à Vénus ? […] J’ai peut-être chanté, dans sa splendeur première, Cette Hellade où les Dieux ont laissé leur lumière, Puisque j’aspire encor ses enivrants parfums ?168
Pour le poète, cette Grèce mythique qui l’attire secrètement est l’espace idéal où s’épanouit son être intime. Grâce à cette plongée au cœur de la poésie et de l’art helléniques, Yourcenar se forge ses propres racines, s’invente une patrie spirituelle qui n’est pas celle que lui impose l’état civil. « Aujourd’hui », poème qui suit et semble répondre à « Autrefois », confirme le rapport intime que l’écrivain instaura, dès le début de son adolescence, avec la pensée antique. Sorte de programme moral que se fixe, à l’orée de son existence, le poète, « Aujourd’hui » est un catalogue de bonnes résolutions, de règles d’or de l’adolescente afin de forcer « la Destinée à couronner ta vie »169. Parmi les règles de vie les plus diverses (« Sois heureuse : la joie est la fleur du courage./ […] Regarde rayonner la Nature éternelle… »170), elle place au centre de son poème une strophe qui résume le programme éthique et littéraire qu’elle mettra en pratique tout au long de son œuvre : Souviens-toi qu’il suffit de ta ferveur profonde Pour retrouver en toi la jeunesse du monde ; Que tes Dieux regrettés vivent par ton amour, Symboles triomphants de ta propre pensée, Mieux que dans la splendeur impassible et glacée Du marbre grec au pur contour.171
« [R]etrouver en [soi] la jeunesse du monde », tel est donc le programme que s’est fixé la jeune Yourcenar en confiant ses rêves et ses espoirs aux dieux de l’Antiquité. Car pour elle, cette fréquentation intime des artistes anciens, loin de l’éloigner dans les limbes du passé, ancre, au contraire, sa propre pensée dans le présent et l’avenir, notion 168
Ibid., p. 84-85. Ibid., p. 91. 170 Ibid., p. 90. 171 Ibid. 169
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précoce qui baigne tout le recueil et à laquelle l’écrivain demeurera fidèle toute sa vie. Si l’héritage hellénique occupe la première place dans les 172 poèmes et sans doute aussi dans le cœur du poète, celui de la Rome antique s’y mêle souvent. Ses dieux, ses poètes, ses artistes et ses paysages font également partie de sa mythologie personnelle. Dans « Autrefois », par exemple, le poète englobe dans sa célébration du passé mythique Ulysse, Artémis, Léda, Daphné et Ganymède, mais aussi Vénus et « les sentiers des vertes Géorgiques »173. Virgile est également présent dans « Cantique d’été » où le poète célèbre le dieu de la belle saison, « roi d’Orient, doux et sauvage éphèbe »174 dans « le pays latin aux vastes horizons »175. Plusieurs des poèmes qui s’inspirent des civilisations gréco-latines ont été écrits après les visites des sites et monuments antiques provençaux que l’adolescente découvrit avec son père dans les années 1917-1918176, et qui représentent, bien avant sa découverte effective de l’Italie et de la Grèce, son premier contact direct avec les splendeurs architecturales de l’Antiquité. Sa suite de poèmes intitulée « Paysages provençaux » porte les traces des riches heures de la civilisation romaine dont les ruines inspirent au poète des vers nostalgiques177. Les monuments ou les livres ne sont pas seuls porteurs de rêverie et déclencheurs de voyages imaginaires. Dans le sonnet intitulé « Paysanne », Yourcenar décrit une jeune femme portant sur la tête une cruche, avançant dans un paysage provençal. Il ne s’agit pas d’une scène inscrite dans l’Antiquité mais, au contraire, d’une vision contemporaine, peut-être une scène réelle qu’elle a vécue sur un chemin de campagne. Ce qui compte c’est que le poète se sert de cette 172
Parmi les autres poèmes des Dieux ne sont pas morts qui célèbrent explicitement la civilisation hellénique, notons « L’Iliade », p.39, « Le Marchand de statuettes d’argile », p. 63, « Paroles d’Ariane », p. 75-76, « Sous L’oranger », p. 79, « L’Holocauste », p. 95, « Antibes », p. 99, « Lecture au crépuscule », p. 114, « Le Retour d’Aphrodite », p. 125-127, « L’île des bienheureux », p. 153-155, « La Joueuse de sistres », p. 167, « Aphrodite Ourania », p. 179-187, « Prière », p. 199, « Ode à la gloire », p. 211-213. 173 Ibid., p. 83. 174 Ibid., p. 34. 175 Ibid., 176 Voir « Chronologie », OR, p. XV. 177 Voir en particulier « Le Trophée d’Auguste », DPM, p. 100.
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image pour remonter le temps et replacer la jeune femme à la cruche « sur les chemins/ Qu’ont tracés autrefois ses ancêtres romains »178. Elle l’imagine chantonnant un air ancien qui remonte à Virgile en se dirigeant vers une source fréquentée, jadis, par les nymphes : Et, comme une statue ignorant sa beauté, Elle n’aura pas su qu’il suffit de son geste Pour évoquer en nous toute l’Antiquité.179
Pour le jeune poète, le présent est porteur de passé. Une scène de la vie quotidienne des plus banales est lue comme la continuation d’un geste remontant aux temps les plus reculés. Si la paysanne est porteuse de rêve et de poésie c’est que son geste la dépasse, rejoint celui de toutes les femmes de sa condition qui l’ont esquissé avant elle. Pour Yourcenar, il ne s’agit pas de se « replonger » dans le passé antique mais de lire attentivement le présent pour déchiffrer les signes, les vibrations secrètes qui le lient intimement au passé des hommes, des civilisations et des dieux que seuls les « ignorants » croient morts. Cette notion, esquissée dans « Paysanne », présente dans bien d’autres poèmes des Dieux ne sont pas morts, s’est développée, avec quelques variantes, dans l’ensemble de l’œuvre yourcenarienne. Les dieux ne seront jamais morts si chacun de nous, à l’instar du poète, ouvre son cœur et son âme aux murmures du vent dans les pins, à la statue brisée d’un dieu olympien, aux vers d’Euripide ou à la pensée platonicienne. Tel semble être, en tout cas, le postulat poétique de Marguerite Yourcenar dans ses poèmes d’adolescence, qui entendent rendre sa place à « la sereine Antiquité »180. Mais les dieux gréco-romains ne sont pas les seuls à hanter les rêves du poète. Par une sorte de syncrétisme littéraire et de brouillage de la chronologie historique, il introduit dans Les Dieux ne sont pas morts des divinités orientales et fait même une place à la civilisation chrétienne. Plusieurs poèmes, en effet, abandonnent toute référence à l’Antiquité pour visiter d’autres territoires. La suite de poèmes « Broderies persanes », propose une plongée poétique parmi les Sultanes et les jets d’eau magiques des jardins d’Orient. Dans 178
Ibid., p. 159. Ibid. 180 Ibid., p. 149. 179
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« Shéhérazade », Yourcenar accompagne la célèbre conteuse des Mille et une nuits jusqu’au « soir de la Millième nuit »181. Loin du folklore de l’orientalisme outrancier de l’époque, le poème « Danseuse » évoque une sévère exécutante vêtue de noir, aux gestes graves et aux poses archaïques. Deux poèmes abordent explicitement la religion musulmane, entre enfer et paradis. « Le Jardin d’Yblis » qu’ouvre une citation d’Omar Khayyam, poète découvert pendant les années d’adolescence et auquel Yourcenar restera attachée, emporte le lecteur dans un univers maléfique, « vénéneux enclos, noir jardin de la Vie ! »182 où tout est étrange et inquiétant. Les fleurs (lotus, jasmins, lys…) ont la luxuriance d’un enfer trompeur déguisé en paradis dans lequel règne Yblis, le diable, maître des péchés humains. Dans « Le Jardin d’Allah », au contraire, nulle bizarrerie ne vient troubler la paix céleste du « Jardin tranquille où reposent les Morts »183. Une citation du Coran décrivant les délices qui attendent les croyants vertueux au ciel ouvre ce poème qui met en lumière l’égalité de chacun face à la mort et à l’au-delà. Ce « merveilleux jardin » qui promet à chaque bon musulman la « volupté parfaite », Yourcenar le décrit avec une bienveillance touchante, faisant de son poème à la gloire de la religion musulmane un chant humaniste dans lequel le sultan et l’esclave, le pèlerin et l’enfant occupent la même place. Il ne faut pas s’étonner qu’à côté des dieux grecs, le jeune poète chante le Dieu des musulmans. Sensible à l’exotisme littéraire, passionnée dès l’adolescence par les spiritualités orientales, elle a abordé très jeune la religion islamique. Les Mille et une nuits a été dès cette époque un des livres lus avec le plus de ferveur. Il est donc naturel que certains aspects de cette première rencontre avec le monde arabo-persan trouvent leur place parmi les autres dieux qu’elle « adore » littérairement. La splendeur de la civilisation de Byzance que célèbre le poète dans ses « Mosaïques byzantines » offre un autre voyage oriental, à la tonalité plus artistique que spirituelle. La célèbre mosaïque de la basilique San Vitale de Ravenne lui inspire son poème « Théodora »184 qui met en scène l’impératrice d’Orient, telle que
181
Ibid., p. 134. Ibid., p. 135. 183 Ibid., p. 137. 184 Ibid., p. 109. 182
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l’histoire la jugera. Dans « Le Château Merveilleux »185, Yourcenar mêle, comme ailleurs, les époques, les civilisations, les personnages en un « bazar » parfois déroutant. « La Révolte »186 revisite les heures les plus sanglantes de l’histoire byzantine tandis que « Lecture au crépuscule »187 voit d’érudites princesses se plonger dans la lecture d’Homère. Des « Vierges d’or aux yeux profonds et fous »188, des « Archanges et les Saints »189, des « saintes au cœur ardent »190 mais aussi « un Christ au geste de pardon »191 peuplent ces poèmes byzantins qui font entrer la foi chrétienne chez les dieux yourcenariens. D’autres poèmes abordent de différentes manières la figure du Christ, si importante pour Yourcenar. Le paganisme chanté de manière si absolu, s’il règne en maître dans l’imaginaire qui sous-tend Les Dieux ne sont pas morts, n’en laisse pas moins une place de choix aux thèmes et figures de la religion catholique qui a marqué l’enfance de Yourcenar. Deux « chansons »192 au rythme et à l’inspiration enfantins, qui doivent sans doute beaucoup à celles de Maeterlinck qu’elle appréciait tant, s’inspirent de la tradition chrétienne la plus naïve pour évoquer Noël et son cortège de givre, de cloches qui sonnent, d’encens et de rois mages193. Dans « Visions », le Christ souffrant portant sa croix symbolise pour le poète une des trois incarnations de l’amour qu’il décline dans son poème194. Autre figure de l’amour et de la souffrance consentie qui a inspiré le poète, Saint Sébastien, ce « supplicié de l’éternel amour »195 auquel il consacre un sonnet célébrant son martyre et « surtout sa beauté »196. C’est donc bien à la rencontre d’une multitude de dieux, saints et héros légendaires que Yourcenar invite son lecteur. Dans leur 185
Ibid., p. 110-112. Ibid., p. 113. 187 Ibid., p. 114. 188 Ibid., p. 109. 189 Ibid., p. 110. 190 Ibid., p. 111. 191 Ibid., p. 113. 192 « L’An nouvel » et « L’étoile éteinte », ibid., p. 117-120. 193 Voir en particulier « L’An nouvel », ibid., p. 117-118. 194 Voir « Visions », ibid., p. 148. 195 Ibid., p. 128. 196 Voir « Saint Sébastien », ibid. 186
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diversité parfois outrancière, ces figures mythiques et historiques constituent une constellation symbolique, une manière de panthéon où Yourcenar dresse l’inventaire de ses modèles et de ses ferveurs poétiques. La lecture de l’ensemble du recueil reflète de bien des manières ce dépaysement total auquel semble aspirer l’adolescente qui écrit et voyage dans le temps et dans l’espace. Elle mélange les lieux, les époques, et propose parfois à l’intérieur d’un même poème un voyage « surnaturel » surchargé de symboles et d’images dont le lecteur a parfois du mal à saisir la cohérence. Le poème « Le Palais du passé » est emblématique de cette tendance197. Le sujet lyrique visite en rêve « ce palais où le temps s’éternise »198, où cohabitent dans un décor surchargé et hétéroclite des personnages et attributs issus de civilisations différentes. À l’intérieur de ce « palais des Contes symboliques »199, le lecteur voyage à travers les références culturelles, les objets du décor, les œuvres d’art ou les personnages évoqués, de l’Assyrie à Venise, de la riche ville indienne de Golconde à la cité biblique d’Ophir. Il aperçoit les « Alhambras des contes d’Orient »200 et écoute les « refrains sans patrie et sans âge »201 de princesses médiévales accoudées à leur balcon. La lampe d’Aladin et le Coran dont « les magiques syllabes »202 sont rehaussées de pierreries rares rivalisent d’exotisme avec « [l]es danseuses de l’Inde aux voiles transparents »203, tandis que « des Vierges de Luini/ S’épuisent en prière au fond des oratoires »204. Déambulant parmi ces « ombres du passé »205 oubliées des hommes, mais qui ne veulent pourtant pas mourir, le poète se fait le gardien de ces reliques qui tombent peu à peu en poussière : Et lorsque je parvins au temple délaissé Où brûlent pour flambeaux des cierges funéraires,
197
Un autre poème, « Le Château merveilleux » est assurément de la même inspiration. Ibid., p. 110-112. 198 Ibid., p. 24. 199 Ibid., p. 26. 200 Ibid., p. 23. 201 Ibid., p. 24. 202 Ibid. 203 Ibid., p. 25. 204 Ibid. 205 Ibid., p. 24.
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Retrouvant la ferveur des antiques prières, Je bénis en pleurant tous les Dieux du passé…206
Le dernier vers du poème résume parfaitement la mission que s’est assignée le poète. Faire revivre le passé, retrouver intact le temps de l’innocence, n’est-ce pas le dessein profond que poursuit Yourcenar, elle qui célèbre dans son poème « Le Cortège des heures », le « chant de l’éternel retour »207 ?Cela explique sans doute qu’à côté du thème central de l’immortalité des dieux, la question de l’écoulement du temps, de ses conséquences et du rapport passéprésent, qui occupe une place essentielle dans l’imaginaire yourcenarien, est déjà présente dans Les Dieux ne sont pas morts.
« Le temps a tout détruit sans pouvoir rien changer » « Le temps a tout détruit sans pouvoir rien changer », l’alexandrin qui ouvre le dernier tercet du sonnet « Antibes »208 a des allures de déclaration d’intention et de « slogan » qui résume plutôt bien la pensée du poète en 1920, année de composition du poème209. Denys Magne note d’ailleurs que cette affirmation est « peut-être la plus yourcenarienne du recueil, celle qui en tout cas nous place au cœur de l’œuvre, tout près d’Hadrien ou de Zénon »210. En effet, si la réflexion sur le sens à donner aux transformations humaines, historiques, philosophiques et artistiques, occasionnées par l’inexorable écoulement des siècles, n’a pas encore la maturité qu’elle atteindra dans des textes comme Le Temps, ce grand sculpteur, Le Cerveau noir de Piranèse, ou certains passages de son Labyrinthe du monde, pour ne citer que quelques titres, plusieurs poèmes de l’adolescence jettent les premiers jalons d’une méditation sur le temps qu’elle poursuivra dans toute son œuvre. Dans Les Dieux ne sont pas morts, cette réflexion naît le plus souvent de la contemplation des 206
Ibid., p. 26. Ibid., p. 44. 208 Ibid., p. 99. 209 Remarquons que l’écrivain supprimera ce vers dans la version très remaniée du sonnet qu’elle effectua en 1934 et qu’elle publiera dans les deux éditions des Charités d’Alcippe sous le titre « Colonie grecque ». Voir CA II, p. 57. 210 « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 107. 207
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vestiges des anciennes civilisations méditerranéennes, de monuments visités avec son père ou d’œuvres d’art, témoins d’une époque que la jeune fille rêve de retrouver. Comme plus tard, l’art est déjà pour elle un des principaux vecteurs de connaissance et de voyage dans le passé, une manière de lire ou d’apprivoiser le temps. C’est par exemple la visite, avec son père, des vestiges gallo-romains de l’ancienne Antipolis, qu’elle fait revivre dans « Antibes », l’ancienne colonie grecque. Et si « [l]e temps a tout détruit sans pouvoir rien changer », c’est que malgré les ruines à jamais perdues, la ferveur poétique que lui inspire ce lieu chargé d’histoire où jadis les « marins de l’Hellade ont bâti leur cité »211, est encore vivante en elle. Un autre poème du cycle de « Paysages provençaux » tente de faire sentir au lecteur moderne la magnificence passée du défunt empire romain. Dans le sonnet « Le Trophée d’Auguste », inspiré par la contemplation du Trophée des Alpes du village de la Turbie, l’impressionnante colonnade dorique dicte au poète des alexandrins qui disent à la fois la gloire passée et les méfaits du temps : Tes blocs semblaient pesants comme l’orgueil latin. […] Les siècles en passant t’ont laissé leurs blessures : […] Mais devant tes débris, géant démantelé, Nos regards éblouis par ton passé mesurent Toute la majesté de l’Empire écroulé.212
Blessures, débris, géant démantelé, empire écroulé… C’est bien déjà le temps, « ce grand sculpteur », qui façonne dans ce poème la destinée des hommes et de l’histoire. Paradoxalement, c’est lui aussi qui permet au poète de deviner malgré l’éloignement des siècles et l’usure des matériaux, la vraie nature d’une œuvre d’art, la vérité d’une époque et d’une civilisation. Car pour Yourcenar, si le temps altère, blesse et détruit, il est aussi artiste et architecte et reconstruit sur les ruines de nouveaux monuments imaginaires que le poète devine à travers le miroir de ses songes. Comme l’écrit naïvement la jeune femme de lettres dans son sonnet intitulé « Sur un miroir » :
211 212
DPM, p. 99. Ibid., p. 100.
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« (Pour les rêveurs amis des secrets et des charmes, /Tout miroir a gardé les Ombres de jadis) »213. Ces ombres de jadis, Yourcenar les a souvent retrouvées en contemplant les chefs-d’œuvre de la statuaire antique, puissant véhicule de son imagination baignée d’hellénisme. Dans le sonnet « L’Apparition », elle réanime la statue endormie de « [l]’éphèbe Antinoos aux jardins de Tibur »214, personnage qui sera bien des années plus tard une des figures les plus émouvantes de Mémoires d’Hadrien, et qui fait son « apparition » dans l’œuvre yourcenarienne avant l’illustre empereur. Lorsqu’elle compose ce sonnet, elle n’a pas encore foulé le sol italien ni visité la Villa Adriana, qu’elle ne découvrira qu’en 1924. C’est donc sans doute à partir d’une reproduction qu’elle recrée poétiquement la statue du favori d’Hadrien « parmi les débris détachés de sa stèle »215 : Les siècles ont détruit cette image mystique Et terni la candeur du marbre éblouissant. Qu’importe ? … Je revois le bel adolescent216
Par la magie de l’imagination créatrice, le marbre usé se fait chair et n’est plus un objet inanimé, vestige d’un passé à jamais disparu, qui s’offre à la « vision » du poète mais un éphèbe rayonnant de beauté qui « [r]evit pour un instant et s’étire au soleil… », dernier vers du poème. Dans un éclair et « pour un instant » seulement, le poète a aboli le temps et transformé la pierre en chair vivante et vibrante. Comme le fait remarquer Denys Magne : Seule la mémoire du poète peut retrouver un segment de cette durée à l’échelle humaine que nous appelons le temps. L’émotion esthétique suscitée par une statue en marbre provoque le choc nécessaire à l’apparition de l’image, cette imago qui, chez les Anciens, Virgile ou Horace par exemple, signifiait précisément fantôme, ombre, apparition en songe. Et c’est bien d’une apparition qu’il s’agit, parfaite justification du titre du sonnet.217
213
Ibid., p. 123. Ibid., p. 71. 215 Ibid. 216 Ibid. 217 « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 104. 214
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C’est une autre statue qui inspire le poème « Le Crépuscule d’Éros ». À l’éphèbe solaire de « L’Apparition », le poète a substitué une statue d’Éros malmenée et souffrante, un « petit Dieu songeur »218 qui pressent qu’il va mourir. Comme pour Antinoüs, le poète donne vie à la statue oubliée au bout d’un chemin boueux : Sur un socle où des vers étaient presqu’effacés, Un Eros se taisait, frileux et solitaire. La pourpre du couchant, sur ses membres blessés, Coulait comme le sang d’une chair palpitante,219
Mais alors que dans « L’Apparition », la statue quittait son piédestal pour se mouvoir sur le sable, l’éros crépusculaire prend l’allure d’un corps ensanglanté dénué de ses attributs magiques (« l’arc brisé tombé de ses mains frêles »220), lapidé (« On jetait des cailloux pour atteindre ses ailes ! »221), puis abandonné à son sort. Ce crépuscule d’un dieu cher au poète n’est-il pas un écho intime du Crépuscule des idoles nietzschéen ? L’image tragique du bel Éros, symbolisant le paganisme olympien qui agonise non loin d’un monastère, ignoré des moines, sonne le glas d’une civilisation autrefois glorieuse. Car si la jeune Yourcenar chante tout au long de son recueil la vivante et radieuse Antiquité avec ses divinités immortelles, ce poème placé à la fin du livre envisage l’idée d’un déclin, d’une décadence. D’autres poèmes du recueil évoquent d’ailleurs les « dieux agonisants sur l’Olympe mythique »222. Comme le souligne avec justesse Rémy Poignault : La Grèce chez Marguerite Yourcenar est un idéal, mais un idéal menacé. Déjà certains poèmes de Les Dieux ne sont pas morts permettaient d’entrevoir derrière les fastes byzantins la décadence et la fin de l’Empire romain que devinera l’Hadrien des Mémoires. […] Mais l’Antiquité survit grâce à la médiation du poète qui sait voir […] Grâce à ce qui est déjà un pouvoir de « sympathie », par
218
DPM, p. 203. Ibid. 220 Ibid. 221 Ibid., p. 204. 222 « La joueuse de sistres », ibid., p. 167. 219
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l’intermédiaire de l’œuvre d’art, est permise la résurrection du passé.223
Il existe donc dès Les Dieux ne sont pas morts, une méditation intime sur le temps, son œuvre, ses ravages mais aussi ses promesses et ses possibilités infinies. Elle se double d’une intense poétique des ruines que Yourcenar cultivera tout au long de son existence. Comme nous l’avons souligné, ce deuxième livre publié est déjà plein d’espaces en décomposition, palais en ruines, temples oubliés, cités ensevelies, statues mutilées… dont elle fait dès cette époque la source de sa rêverie poétique. Car la « chance » qu’a eue la jeune fille, comme elle le confie à Matthieu Galey, c’est d’avoir découvert « l’Antiquité sur le terrain » et pas seulement dans les livres, en visitant les sites gréco-romains du sud de la France et de l’Italie : J’ai trouvé cela très beau et je me rends compte que ce que je trouvais très beau, c’étaient surtout les ruines, le sentiment du temps qui avait passé et qui permettait de juger, de décanter en quelque sorte les événements du passé. Le sentiment, très fort, de très bonne heure, que chaque période, chaque époque est comme une espèce de nuage qui se forme, prend certains aspects, de grandes agglomérations qui s’étirent, se défont et qu’on ne reverra plus jamais.224
C’est peut-être d’ailleurs ce « nuage » de l’Antiquité, qui a disparu du ciel de l’humanité, que le jeune poète tente pourtant de retenir, à l’instar d’autres artistes adeptes d’un fécond « retour vers la Grèce », au début de ce XXe siècle en plein désarroi.
Hommage aux « Belles d’autrefois » Les critiques, biographes et autres exégètes de l’œuvre yourcenarienne se sont souvent étonnés du peu de place que l’écrivain a accordée dans ses livres à des figures féminines d’envergure. Certains lui ont même reproché de faire jouer aux femmes, principalement dans ses romans, les « utilités », allant jusqu’à l’accuser de misogynie. Il semblerait, à la lecture des Dieux ne sont 223 224
L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., vol. 2, p. 952 et 954. YO, p. 56.
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pas morts, qu’il n’en ait pas toujours été ainsi. Car à côté des dieux et héros de l’Antiquité, de nombreuses figures féminines mythiques ou historiques, de tous les temps et de civilisations différentes, lui ont inspiré de très nombreux vers et sont le sujet d’ambitieux poèmes. Il semble, en fait, que l’adolescente qui se cherche des modèles dans l’histoire, la mythologie et la littérature universelles, ait, consciemment ou pas, privilégiée les incarnations féminines qui peuplent l’ensemble du recueil. « Nymphes amoureuses »225, « prêtresses aux gestes calmes »226, « Déesses de la Terre »227, « danseuses de l’Inde »228 ou encore « Sirène endormie »229, elles tissent à l’intérieur du recueil une série de liens secrets et de correspondances. Quand elle rêve de vivre au cœur de la glorieuse Athènes, c’est bien sûr pour côtoyer Socrate ou Praxitèle, c’est aussi pour vivre au siècle de « la savante Aspasie »230, pour adorer « Cypris immortelle »231 et devenir l’amie de « Diotime aux yeux de clarté »232. Il est presque logique de lire, dans une très emphatique prière adressée à « ma riante Hébé », que l’adolescente se tourne vers la fille de Zeus, déesse de la jeunesse, pour lui offrir ses premiers vers afin de la remercier de lui avoir « versé le vin de poésie »233. C’est sous le patronage de Catulle, dont elle dit s’être inspirée, qu’elle dresse un autel au violent masochisme d’Ariane, qui implore l’inconstant Thésée de faire d’elle son esclave, dans ses implorantes « Paroles d’Ariane »234. Comme le note Denys Magne, dans ce poème l’expression précoce de la soumission féminine à la passion et à l’être aimé est peut-être annonciatrice de certains épisodes de Feux ou du caractère de Sophie, l’héroïne du roman Le Coup de Grâce235. De la même manière, on ne peut s’étonner de voir la jeune Yourcenar mettre en avant une très fascinante impératrice d’Orient236 et beaucoup 225
« Les Rafales », DPM, p. 9. « Regrets helléniques », ibid., p. 17. 227 Ibid., p. 19. 228 « Le Palais du passé », ibid., p. 25. 229 « Placidum mare », ibid., p. 172. 230 « Regrets helléniques », ibid., p. 15. 231 Ibid., p. 16. 232 Ibid. 233 « Prière », ibid., p. 199. 234 Ibid., p. 75-76. 235 Voir « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 102. 236 Voir « Théodora », DPM, op. cit., p. 109. 226
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d’autres femmes qui ont marqué l’histoire ancienne et les rêves des poètes237. Une figure récurrente semble toutefois dominer Les Dieux ne sont pas morts, celle de la déesse Aphrodite à laquelle sont consacrés pas moins de trois poèmes qui mettent en scène, sous divers masques et métamorphoses, la plus illustre séductrice de la mythologie. Ces trois longs poèmes témoignent de la fascination que devait susciter chez l’adolescente ce mythe protéiforme qu’elle revisite en explorant les divers aspects qu’il a pris à travers le temps et les civilisations anciennes. Ce qui caractérise la vision yourcenarienne de la déesse, c’est qu’elle incarne une multitude de silhouettes féminines dont Yourcenar dessine les contours. Dans le poème « Le Retour d’Aphrodite », elle annonce une sorte de résurrection de l’antique déesse à la « tranquille beauté »238 qui retrouve la virginité de sa naissance marine. Pureté, nudité pudique, adoration universelle… c’est un aspect paisible et rassurant d’Aphrodite que célèbre le poème qui annonce un retour plein de promesses de la « Déesse adorée aux pays du Levant »239. En fait, le retour annoncé de la déesse grecque est une métamorphose, voire une naissance : celle de Vénus. Même si l’incarnation latine de l’Aphrodite grecque n’est nommée nulle part, c’est bien elle qu’il s’agit de fêter. La fin du poème annonce d’ailleurs une nouvelle incarnation de la déesse vierge et pure en Marie, telle que l’ont imaginée les peintres de la Renaissance italienne dont les représentations de Vénus et de la Madone ont dû influencer la vision du poète. Ce que célèbre Yourcenar en ce « Retour d’Aphrodite », c’est une sorte de passage de témoin entre « la Muse nouvelle et l’antique Madone »240 du dernier vers. Le cycle des « incarnations » s’amplifie dans le très long poème consacré à « Aphrodite Ourania », dans lequel le poète revient à la source classique qui fait d’Aphrodite Ourania la déesse de 237
Parmi ces dizaines de figures féminines éparpillées dans l’ensemble du recueil, citons Charmide, Séléné, Artémis, Léda, Daphné, Cassandre, Marie… sans compter les nombreuses évocations de femmes anonymes, danseuses, musiciennes, paysanne, vieille mendiante, sultanes, princesses… qui partagent avec les déesses et les figures mythiques l’espace poétique yourcenarien. 238 DPM, p. 127. 239 Ibid., p. 126. 240 Ibid., p. 127.
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l’amour pur, fière de sa « splendeur que nul désir n’atteint »241. C’est une « céleste Aphrodite »242 éternelle et maîtresse de l’univers, du temps et du destin des hommes, que le poète chante en pas moins de 132 alexandrins. Tout vit à son rythme et selon son bon vouloir : Je dirige d’en haut l’immuable harmonie […] J’ordonne la pensée et les créations. […] Le rythme de mon cœur est le rythme des choses.243
Si la déesse des premières strophes est bien celle « inventée » par l’auteur du Banquet (« Platon me célébrait et révélait mon nom »244), peu à peu l’Aphrodite ouranienne se transforme, Quand l’homme fatigué des heureux Immortels, Cherchant un dieu nouveau qui connut sa souffrance, Déserta sans retour d’inutiles autels245
Étrangement la mort des dieux et déesses, niée dans le titre du recueil, refait parfois surface comme ici. Mais la force d’Aphrodite, et au-delà, celle de toutes les divinités anciennes, n’est-elle pas justement ce pouvoir d’adaptation qui fait qu’elle peut prétendre à l’immortalité ? L’important, semble suggérer le poète, c’est que l’homme au cours des siècles se soit forgé des dieux à sa mesure. C’est donc encore Aphrodite qui préside à la naissance du Christ : « Vierge, je fis éclore, au sommet du Calvaire, /L’aurore qu’un Messie empourprait de son sang »246. À la strophe suivante, elle devient même Marie-Madeleine seule face au tombeau vide du « blanc Ressuscité »247, personnage qui fascinait déjà Yourcenar et prendra une place singulière dans Feux248. Plus loin, elle incarne à nouveau la mère de Jésus (« Les humbles douloureux qui m’appelaient
241
Ibid., p. 179. Ibid., p. 182. 243 Ibid., p. 180-181. 244 Ibid., p. 181. 245 Ibid., p. 184. 246 Ibid. 247 Ibid. 248 Voir « Marie-Madeleine ou le Salut », F, p. 1095-1103. 242
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Marie »249) et alors que des siècles plus tard, la Raison triomphe, Aphrodite achève ses métamorphoses : Aujourd’hui l’univers m’appelle la Science. Je redeviens pour lui Minerve aux regards froids, Après avoir été la tragique ignorance Pleurant obscurément sous l’arbre de la Croix.250
« [U]nique amour de l’homme »251, l’Aphrodite yourcenarienne incarne, quel que soit son visage, les plus hautes aspirations humaines. Solaire, pure et bienfaitrice, elle accompagne l’homme à travers les siècles et les grandes mutations civilisationnelles qu’il a connues. Dans un autre poème, Yourcenar ne manque pas de souligner la face sombre de cette « Reine immaculée »252 que représente pour elle « Astarte Syrica », poème qui s’ouvre par un vers trompeur emprunté à Eschyle : « Sereine comme la mer tranquille ». N’y a-t-il pas quelque ironie à chanter Astarté, principale divinité du panthéon phénicien sous le nom d’Ishtar et assimilée par les Grecs à Aphrodite, à des flots calmes, alors que la déesse cruelle n’est que colère et tempête ? Sœur d’Aphrodite, dont elle est en quelque sorte le négatif, Astarté, à l’opposé de la bienveillante Ourania, incarne la beauté impassible, l’infamie, la séduction trouble, le sang versé et la trahison. Le poème que lui consacre Yourcenar – le plus long du recueil – compose un personnage qui dépasse largement la tradition. Elle en fait une « Reine des luxures »253 en référence sans doute aux nombreux cultes licencieux dont était l’objet dans la Grèce ancienne cette Aphrodite voluptueuse et implacable. Tout au long des trente-cinq strophes qu’il lui consacre, le poète brode autour des méfaits cruels de la déesse (« vos cœurs ensanglantés me servent de collier »254) et de ses ignobles stratégies pour avilir les hommes qui l’adorent (« J’ai les séductions des éternels mensonges »255). Et s’il fait d’elle « l’obscure sœur du 249
DPM, p. 185. Ibid. 251 Ibid., p. 186. 252 Ibid. 253 Ibid., p. 57. 254 Ibid., p. 58. 255 Ibid. 250
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lumineux Amour »256, elle demeure jusqu’à la fin « [m]ensongère et superbe ainsi qu’un fol espoir »257. Comme dans les deux autres poèmes consacrés à Aphrodite, nous retrouvons dans « Astarté Syrica » ce pouvoir de métamorphose qui assure la continuité du culte à travers les âges : « Mes noms peuvent changer, je garde ma beauté. »258 Elle apparaît alors à différents lieux et époques sous le visage de Dalila, Omphale, Isthar, Aphrodite, Sémiramis, Thaïs, Cléopâtre… ces célèbres incarnations de la beauté féminine et de la séduction parfois mortifère qui permettent à Astarté de renaître éternellement tout en demeurant aux yeux des hommes fascinés par son personnage envoûtant et pervers, « [l]a Sphinge énigmatique et jamais assouvie »259 qui ferme le poème. On ne peut s’empêcher de songer en lisant « Astarté Syrica » à l’atmosphère orientale et vénéneuse de certains vers des Fleurs du mal, en particulier au poème « Les Bijoux » tant la séductrice yourcenarienne parée de « rubis sanglants et de topazes fauves »260 et dont les « sonores joyaux qui chargent [ses] bras nus/ Sous les voiles légers des transparentes gazes »261 semblent faire écho aux « bijoux sonores », à « ce monde rayonnant de métal et de pierre », à « la candeur unie à la lubricité » et aux « métamorphoses » baudelairiennes. Qu’elle soit paisible ou bienveillante, symbole d’amour et de fécondité ou cruelle et dominatrice, maîtresse du destin des hommes et toujours changeante, la figure centrale d’Aphrodite-Astarté, telle qu’elle apparaît dans les poèmes des Dieux ne sont pas morts262, prend un sens particulier au début de l’œuvre yourcenarienne, comme le suggère Blanca Arancibia : Besoin est de reconnaître, dans la synthèse proposée par M. Yourcenar à propos de ces divinités, l’essence féminine dans toute sa complexité. La déesse aux formes multiples est aussi la femme aux multiples formes. Tout se résume en la figure de la 256
Ibid., p. 59. Ibid., p. 52. 258 Ibid., p. 56. 259 Ibid., p. 60. 260 Ibid., p. 52. 261 Ibid. 262 Remarquons qu’outre les trois poèmes où Aphrodite est le thème central, la figure multiple de la déesse est présente dans l’ensemble du recueil. Voir en particulier les poèmes suivants : « L’Iliade », p. 39 ; « Aujourd’hui », p. 91 et « La Joueuse de sistres », p. 167. 257
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Déesse Mère ; de la Terre, somme toute, ce qui sera aisément reconnu par ses lecteurs.263
Ce portrait poétique et multiple de la femme, ébauché par le jeune poète à partir de la figure d’Aphrodite-Astarté, prend d’autres visages dans Les Dieux ne sont pas morts. Délaissant l’univers mythologique de l’Antiquité, Yourcenar fait revivre quelques figures célèbres de la culture italienne de la Renaissance. Dans son poème « Sur un miroir », elle entend retrouver ces « belles qu’autrefois ce cristal refléta »264. Défilent dans ce sonnet quelques figures de femmes idéales qui ont inspiré les poètes ou les peintres : la Laure de Pétrarque, la bien aimée Fiammetta de Boccace, « [l]a Joconde railleuse »265, Simonetta célébrée par le Politien, « [l]e front de Béatrice auréolé par Dante »266 ou encore « la Pia tragique »267 dont l’histoire inspirera à l’écrivain, bien des années plus tard, sa pièce la plus poétique, Le Dialogue dans le marécage.268 Cette insistance à invoquer ces très nombreuses « belles d’autrefois » qui occupent une grande place dans le recueil pourrait surprendre chez Yourcenar. En particulier ceux qui prétendent que son œuvre ne fait aucune place à l’élément féminin. Nous constatons, au contraire, dans ses poèmes de jeunesse du moins, que de nombreuses figures féminines aux attributs et pouvoirs contrastés règnent en maître dans son imaginaire. Sans doute à la recherche de modèles féminins, l’adolescente a-t-elle puisé dans le prodigieux réservoir de la fable antique des images de femmes plus grandes que nature dans lesquelles elle a pu se projeter et s’inventer. Chez les grands poètes italiens (Dante, Pétrarque…), qu’elle découvre alors qu’elle compose ses premiers poèmes, elle cueille ces exemples de femmes 263
« Marguerite Yourcenar ou la longue fidélité », Bulletin de la SIEY, n° 2, juin 1988, p. 21. 264 DPM, p. 123. 265 Ibid. 266 Ibid. Notons que le célèbre couple inspire un autre sonnet à Yourcenar, sous le titre « Dante et Béatrice », ibid. p. 124. 267 Ibid. 268 Sur l’influence des poètes italiens du Moyen Âge et de la Renaissance sur plusieurs œuvres de jeunesse de M. Yourcenar, voir Camillo FAVERZANI, « Une origine de l’expérience poétique chez Marguerite Yourcenar : l’œuvre de Dante », Origine et finalité de l’œuvre poétique, textes réunis et présentés par Alain SUBERCHICOT, Clermont-Ferrand, Centre de recherche sur les littératures modernes et contemporaines/Université Blaise Pascal, 1992, p. 77-99.
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exceptionnelles dont la beauté et la grâce la faisaient sans doute rêver. Quand elle écrit Les Dieux ne sont pas morts, sa soif de dévotion est immense. Il est donc tout à fait normal que certaines figures anciennes rêvées et réinventées occupent le premier plan. En ce sens, nous pouvons considérer que ce livre est sans doute le plus féminin de toute son œuvre – au sens où le poète jongle avec les visages et les métamorphoses féminines de manière insistante et passionnée. Plus généralement, s’il est vrai que les figures féminines demeurent au second plan dans l’ensemble de l’œuvre romanesque de Yourcenar, sa poésie, qui révèle des territoires secrets et intimes, fait, au contraire, une large place à la femme dans sa dimension à la fois mythologique, historique et quotidienne. On pourrait même avancer que si pour l’auteur de Mémoires d’Hadrien, le roman est l’espace du masculin singulier, la poésie, plus sauvage, plus instinctive en tout cas, est l’espace du féminin pluriel.
Le programme d’une vie et d’une œuvre Les Dieux ne sont pas morts ressemble à un musée ou plutôt à l’un de ces cabinets de curiosités à l’inventaire hétéroclite et spectaculaire. « Tout cela est d’un académisme convenu et tient davantage de l’inventaire culturel […] que d’une réflexion profonde sur la civilisation grecque »269, fait remarquer Denys Magne. L’adolescente qui croit « [s]entir sur [s]a bouche/ Le baiser des dieux… »270 a voulu condenser dans une cinquantaine de poèmes toutes ses passions, le fruit de ses lectures et les rêves qu’elle porte déjà en elle. Ce qui saisit le lecteur c’est le flot d’érudition mal digérée mis maladroitement en avant, le didactisme de certains poèmes mais aussi, et peut-être surtout, la sûreté apparente d’un poète qui, en s’appuyant sur la tradition, affirme ses désirs et balise déjà le terrain de l’œuvre future. Car les paysages visités en rêve, ces personnages entrevus dans un musée ou sur une gravure, ces idoles aux vertus si fascinantes, ces fables pleines d’enseignement, ces auteurs découverts en solitaire, ces valeurs de la culture gréco-romaine dont elle se dira toujours l’héritière, constitueront le ferment d’une œuvre qui n’oubliera jamais vraiment ses origines. 269 270
« Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 101-102. « Paganisme », DPM, p. 68.
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Plus que Le Jardin des Chimères, Les Dieux ne sont pas morts est un ballon d’essai, un champ d’expériences poétiques, le brouillon de l’œuvre non encore accouchée. Si son premier livre publié, dont la construction montre bien l’ambition, trahit l’influence assumée de Hugo et des romantiques, Les Dieux ne sont pas morts semble devoir beaucoup aux poètes du Parnasse qu’elle rejettera plus tard. Ou encore aux symbolistes, en particulier Maeterlinck, comme le souligne Denys Magne271. Mais le Hugo des Orientales s’y fait aussi parfois sentir, selon Pierre L. Horn272 ou encore le Baudelaire des rêveries exotiques et des parfums d’ivresse. Yourcenar reconnaissait elle-même que dans ces poèmes sages et appliqués « on retrouvait un peu tous les poètes de la fin du XIXe siècle »273. Naturellement, le poète inexpérimenté est victime de ses premières amours poétiques dont la trace est encore trop visible dans l’ensemble du recueil. Tout aussi discrètement accueilli que Le Jardin des Chimères, le volume suscite tout de même quelques échos contrastés dont Yourcenar ne gardera que peu de souvenirs. « Pour Les Dieux ne sont pas morts, je ne me souviens plus, mais il y eut des éloges, plus que n’en méritaient ces malheureux vers, et aussi, à ce qui me semble, un ou deux éreintements. » écrit-elle à Denys Magne274. Dans Le Divan, François Serzais affirme : « Mme Marg. Yourcenar sait […] faire preuve d’une habileté heureuse et d’une sensibilité un peu convenue mais attirante »275. Le livre retiendra également l’attention du poète traditionaliste et critique André Fontainas qui lui consacra un article plutôt favorable dans le Mercure de France : Les Dieux ne sont pas morts, s’écrie avec véhémence Mme M. Yourcenar. […] Les poèmes de Mme Yourcenar, possédée du regret du paganisme hellénique, poursuivent la résurrection d’îles bienheureuses, dans les éblouissants couchants de pourpre sur la mer, et dans les évocations savantes d’un passé évanoui. […]
271
Voir « Deux œuvres de jeunesse de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 107-108. Voir Marguerite Yourcenar, Boston, Twayne Publishers, 1985, p. 86. 273 YO, p. 53. 274 Voir lettre du 17 juillet 1975. Citée par D. Magne dans Bibliographie critique de Marguerite Yourcenar, op. cit. 275 « Memento », Le Divan, n° 82, septembre-octobre 1922, p. 449. 272
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Quelques sonnets doctement mesurés, chaudement colorés, des odes enthousiastes et contenues à la fois, composent ce grave et charmant volume de poète véritable.276
« [G]rave et charmant volume de poète véritable », un tel encouragement a sans doute réchauffé le cœur de la jeune fille dont la deuxième tentative de rencontre avec des lecteurs passe tout aussi inaperçue que la première. La bienveillance critique d’André Fontainas n’a donc pas suffi à masquer aux yeux de la jeune femme, qui va avoir vingt ans au moment de la parution de l’article du Mercure de France, l’insuffisance de ses vers d’adolescente. Le livre subit donc à la mort de son père, en 1929277, le même sort que celui qu’elle avait réservé au Jardin des Chimères en 1925 : le pilon. Comme pour son premier livre, elle tentera par la suite d’effacer toute trace de son existence. Parmi ses juvenilia dont elle interdira toujours la republication, si elle considérait Le Jardin des Chimères comme l’œuvre d’une adolescente inexpérimentée, elle est beaucoup plus sévère avec Les Dieux ne sont pas morts qu’elle décrit à Patrick de Rosbo comme « le classique recueil de "premiers vers" ». 278 Elle avoue à Matthieu Galey que « c’était vraiment du démarquage d’écolier »279. À Olga Peters, elle précise que ce livre est « sans valeur pour le grand public »280 tandis qu’elle écrit à Denys Magne « Les Dieux ne sont pas morts mérite encore moins [que Le Jardin des Chimères] de commentaire. […] tout est contourné, chantourné, et boursouflé. »281 Ce jugement sans indulgence formulé par un écrivain arrivé à la maîtrise de son art qui n’entend pas se laisser aller à la nostalgie à 276
André FONTAINAS, « Revue de la quinzaine : les poèmes », Mercure de France, n° 597, 1er mai 1923, p. 749-750. 277 Voir note envoyée à P. de Rosbo le 24 avril 1969, Fonds Yourcenar. Remarquons que l’envoi au pilon de ce deuxième livre se déroule dans un contexte très différent du premier. C’est après la mort de son père que M. Yourcenar décide de faire détruire les exemplaires d’un livre dans lequel elle ne se reconnaît plus et dont les nombreux invendus devait lui rappeler l’échec de ses premières tentatives littéraires. Il s’agit pour la jeune femme de solder son passé, au moment où elle devient une adulte qui doit s’assumer entièrement après le deuil paternel et s’apprête à publier son premier roman, promesse d’un nouveau départ pour sa carrière d’écrivain. 278 Ibid. 279 YO, p. 53. 280 Lettre à Olga Peters, 20 mai 1950, Fonds Yourcenar. 281 Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
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l’égard de ses premiers vers est caractéristique de la manière dont Yourcenar jugeait ses premiers poèmes. Si les commentateurs de son œuvre reconnaissent généralement, à l’instar de Colette Gaudin, qu’il s’agit de « poèmes naïvement littéraires »282 et que, comme l’écrit Rémy Poignault « [c]ette vision de la Grèce, dans une œuvre d’extrême jeunesse, est encore figée dans la simplification et dans le cliché comme image de la perfection »283, le recueil n’en recèle pas moins quelques richesses poétiques qui permettent de saisir les potentialités d’une œuvre encore à naître : [S]i l’on écarte la candeur de certains clichés, les vrais dieux de Yourcenar dégagent leur profil avec une force surprenante. On y voit déjà, tracés d’une main ferme, les caractères fondamentaux de ses divinités définitives […] Il est aisé de prouver, à la lecture, que le poids de l’héritage culturel est encore très fort dans Les Dieux ne sont pas morts. Mais malgré cela, en dépit aussi de la fade empreinte des modes poétiques et des clichés surannés, la future personnalité de M. Yourcenar y pointe, parfois timidement, parfois avec une force frappante.284
Nous avons souligné dans Les Dieux ne sont pas morts la présence de figures, thèmes, options philosophiques et esthétiques auxquels Yourcenar demeurera fidèle. Comme Le Jardin des Chimères, ce deuxième livre de poèmes indique une direction. Si l’on considère l’itinéraire que suivra l’écrivain pendant plus d’un demisiècle, on peut même parler de continuité et d’approfondissement. Au début du XXe siècle, lorsqu’elle entreprend l’écriture de ses premiers vers, l’adolescente a déjà fixé le cap. Comme le laisse penser le poème mainte fois cité « Ode à la Gloire », qui ferme Les Dieux ne sont pas morts, l’ambition de la toute jeune fille est immense : Gloire ! Salut à toi, que j’aime et que j’attends ! Toi qui mènes le chœur des Voix universelles, Inspire à mon esprit les beaux vers éclatants ! […] Victoire en qui j’espère et que je vois venir, 282
Marguerite Yourcenar à la surface du temps, op. cit., p. 40. L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, vol. 2, op. cit., p. 941. 284 Blanca ARANCIBIA, « Marguerite Yourcenar ou la longue fidélité », op. cit., p. 23. 283
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Salut ! Reine aux grands yeux dont les regards éclairent Les sommets ténébreux du sinistre avenir !285
C’est assurément pour fuir « [l]es sommets ténébreux du sinistre avenir », qui pointent à l’horizon de l’Europe dévastée par la première guerre mondiale, que Marguerite Yourcenar se tourne vers l’Olympe radieux et plein de gloire. À la même époque, bien d’autres poètes très différents d’elle, tel l’Américain Robert Graves, engagé physiquement dans le conflit armé, se « réfugient » eux aussi du côté de la fable antique afin d’exorciser l’horreur contemporaine286. Même si elle n’est pas aux avant-postes et qu’elle a traversé la guerre sans grandes difficultés287, l’adolescente a été, elle aussi, marquée par cet effroyable tremblement de la civilisation européenne qui a ébranlé l’Occident entre 1914 et 1918, années de grande activité poétique pour elle. De ce chant à la gloire de la civilisation universelle représentée alors par l’héritage gréco-romain que sont les poèmes des Dieux ne sont pas morts, le jeune poète extraira, sans doute sans bien s’en rendre compte, une discipline, une « méthode » peut-être, qu’elle tentera de mettre en pratique dans son œuvre et sa vie futures et que semble résumer son poème « Aujourd’hui » : Vise sans hésiter vers les plus hautes cibles Et jouis d’aujourd’hui sans oublier demain. Sois grave. Méprisant toute chaîne servile, Éloigne-toi du mal et de la laideur vile, Sculpte ton idéal avec sévérité. Travaille indifférente aux vains bruits de la foule, Et garde dans ces jours où tout respect s’écroule, L’amour serein de la Beauté288.
N’y a-t-il pas déjà dans ces quelques vers ambitieux tout le programme littéraire et existentiel de Yourcenar ?
285
DPM, p. 212-213. Voir Anne MOUNIC, « Le Sens du merveilleux ou les mythes grecs en poésie moderne à travers les exemples d’Edwin Muir, Robert Graves et Ruth Fainlight », Desmos, n°10-11, octobre 2002, p. 158-161. 287 Rappelons que M. Yourcenar, âgée de onze ans au début du conflit, a toutefois connu l’exil en Angleterre puis le Paris de la guerre. 288 DPM, p. 89. 286
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Les poèmes publiés dans les revues Fin 1922, alors qu’elle n’a pas encore vingt ans, Marguerite Yourcenar a déjà à son actif deux œuvres poétiques éditées, Le Jardin des Chimères et Les Dieux ne sont pas morts dont elle affirmait encore à la fin de sa vie que son père n’aurait pas dû les faire paraître289. Mais en ce début des années 1920, le jeune poète a encore bien des illusions et des projets de recueils de poèmes en préparation. Comme nous l’avons signalé, lorsqu’elle fait paraître ses deux premiers livres, elle indique à ses lecteurs potentiels qu’ils doivent s’attendre à découvrir prochainement chez leur libraire d’autres titres de la novice « Marg Yourcenar » : La Belle au bois dormant, L’Holocauste, L’Épée et le miroir, Irène aux Cygnes blancs. Aucun de ces titres ne verra le jour. Nous savons toutefois que Yourcenar a bien entrepris à cette époque la composition du livre intitulé L’Holocauste dont un extrait est publié dans Les Dieux ne sont pas morts. Il s’agit d’un nouveau poème dialogué à la gloire de la culture grecque ancienne, à la manière du Jardin des Chimères, dans lequel le « chœur des citharistes » célèbre la « [l]yre d’or, volupté des fêtes !/ Orgueil sonore des poètes »290. On ignore pourquoi Yourcenar n’a pas tenu son programme de publications poétiques annoncé à la rubrique « en préparation » de ses deux premiers livres. Peut-être l’accueil plutôt tiède et la diffusion confidentielle du Jardin des Chimères et des Dieux ne sont pas morts l’ont-elle découragée d’affronter à nouveau l’épreuve de l’édition à compte d’auteur. Sans doute ne veut-elle pas faire supporter à son père, qui connaît depuis quelques années des problèmes financiers, le coût d’une telle entreprise, qui put lui paraître un luxe inutile. Il se peut également qu’elle ait très vite tiré les leçons de ces publications hâtives, jugeant déjà sa production peu digne de passer à la postérité. Par ailleurs, c’est après la publication de ses deux tentatives d’écriture poétique, qu’elle s’attelle sérieusement aux grands chantiers romanesques qu’elle a nommés par la suite « mes projets de la vingtième année ». Elle commence également à voyager hors de France, en Italie qu’elle découvre en 1922, mais aussi en Suisse, en Allemagne… 289
Voir « Une interview de Marguerite Yourcenar », entretien avec Shusha Guppy, op. cit., PV, p. 380. 290 DPM, p. 95-96.
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Pendant les années 1922-1929 durant lesquelles elle poursuit sa formation intellectuelle en autodidacte et découvre la littérature contemporaine, elle compose ses premiers textes en prose, courts essais, contes et nouvelles qui paraissent dans divers périodiques. Le premier d’entre eux paraît le 13 juin 1926 dans le quotidien L’Humanité. Son titre est « L’Homme couvert de dieux » mais une erreur de la rédaction l’abrégea en « L’Homme ». Il s’agit d’un texte allégorique étonnant, à tonalité « politique », dans lequel l’auteur des Dieux ne sont pas morts conte la longue marche de l’Homme pour échapper à la « pyramide d’idoles » qu’il a portées sur ses épaules au cours des siècles, dieux terribles et sans pitié qui ont pris des formes diverses pour le dominer : C’était la Justice aveugle, tenant à la main sa balance pour peser l’or des Riches, la Guerre qui, lorsque le monde est trop peuplé, se charge de décimer les pauvres, la Religion qui bénit la guerre, l’Art qui exalte la guerre, la Science qui fournit des instruments à la guerre. C’était la Patrie qui trace dans la bonne terre innocente le sillon des frontières où germent la bataille et la mort…291
Une dizaine d’années sépare les premiers poèmes de Yourcenar dont certains figurent dans Les Dieux ne sont pas morts et « L’Homme chargé de dieux ». Les dieux « laids, décrépis, difformes »292 qu’elle accuse dans L’Humanité d’avoir asservi l’homme, et qui meurent noyés à la fin du texte, sont très différents de ceux qu’elle chantait dans ses deux premiers livres. Ce qui frappe dans « L’Homme chargé de dieux », c’est la tonalité à la fois didactique et politique du texte dont son auteur écrira à la fin de sa vie qu’il était « empreint d’un radicalisme encore juvénile »293. Il est également empreint d’une poésie diffuse qui fait que l’on pourrait qualifier cette oeuvrette oubliée de prose poétique, voire de poème en prose.
291
L’Humanité, 13 juin 1926, p. 2. Repris dans « Marguerite Yourcenar », catalogue de la Librairie-Galerie René Kieffer, Paris, 1994, p. 2-4. 292 Ibid., p. 4. 293 « Chronologie », OR, p. XVI.
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Une activité poétique intense Si Yourcenar se tourne effectivement vers la prose au milieu des années 1920, elle n’en abandonne pas pour autant la poésie qui demeure très présente dans sa production littéraire des années 19201930. La jeune fille n’a, en effet, pas cessé d’écrire des poèmes au moment de la publication de ses deux recueils en 1921-1922. Elle conserve dans ses tiroirs des centaines de vers qui sont parfois antérieurs à cette période-là. Certains, écrits dans les années 19181919, ont sans doute été jugés indignes de figurer dans Les Dieux ne sont pas morts. Il n’y a donc pas de véritable rupture après l’édition de ses premières œuvres, entre son expérimentation de la prose et la poésie qui continue à être le véhicule privilégié de son imagination. Si elle a renoncé à ses projets d’édition, elle n’a pas abandonné l’idée de partager avec les amateurs d’art poétique néoclassique sa jeune production. Dorénavant, c’est par l’intermédiaire des revues, que Yourcenar va tenter de faire connaître ses vers et son nom, empruntant un itinéraire peu conforme à la pratique habituelle des poètes novices. Alors que ces derniers courtisent habituellement les directeurs de revue afin de se faire connaître avant de songer à faire éditer un premier recueil, Yourcenar a fait le parcours inverse. C’est après avoir publié deux livres, qu’elle sollicite pour la première fois des revues susceptibles d’accueillir ses poèmes. Ainsi, entre 1924 – elle a alors vingt et un ans – et 1935, un nombre relativement important de revues vont accueillir régulièrement ses poèmes et devenir le « laboratoire » de son art poétique. Cette expérience nouvelle marque un tournant symbolique dans la carrière littéraire naissante de Marguerite Yourcenar. La publication de ses vers dans des journaux la sort de son isolement, la confronte à d’autres écrivains, lui ouvre une fenêtre sur la littérature en train de se faire et la met forcément en contact avec les œuvres de ses contemporains. Le poète n’est plus seul, il fait partie d’une collectivité, celle des poètes qui partagent les pages des revues dans lesquelles il publie. Il écrit régulièrement aux directeurs des journaux avec lesquels il se sent le plus d’affinités, les rencontre à l’occasion et participe parfois aux réunions littéraires organisées par certaines revues ou cercles dont il se sent proche. Vue à travers le prisme des revues, la poésie devient plus vivante, surtout à cette période de plein essor littéraire et intellectuel durant laquelle les revues jouent un rôle
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essentiel, en dynamisant les lettres et en proposant aux amateurs de poésie un choix très large de talents et de débats, auxquels Yourcenar se trouve donc associée, d’une manière ou d’une autre. Pourtant là encore, elle se tient à l’écart. Elle demeure une marginale qui ne participe pas vraiment aux grands débats et polémiques littéraires de ces années-là. Le plus souvent, elle se contente de soumettre ses vers à certaines revues en espérant qu’ils seront retenus. Même s’il est certain que l’écriture occupe déjà chez elle une place essentielle, en matière de publication elle fait encore figure de dilettante qui multiplie les expériences littéraires, sans toutefois s’engager à fond dans la conquête de nouveaux lecteurs, en faisant le siège des gazettes, en envoyant ses poèmes aux figures influentes qu’elle admire, comme c’était alors l’usage. Elle n’appartient en propre à aucune école, ne se réclame d’aucune chapelle et ne fréquente pas les salons littéraires en vue. Une des raisons de cette mise à distance précoce des milieux littéraires parisiens, qui déterminera d’ailleurs en partie sa future position originale au sein de la littérature française, réside dans le fait que Yourcenar poursuit durant ces années-là une existence nomade adoptée très tôt par son père et qu’elle poursuivra après la mort de celui-ci jusqu’à son exil américain en 1939. Pendant l’entre-deuxguerres, elle partage son temps entre le Midi de la France, l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, la Grèce… et la Suisse où réside son père. Lausanne devient d’ailleurs pour un temps son port d’attache. Cet éloignement géographique explique en grande partie le fait qu’elle ne s’est jamais vraiment considérée comme appartenant à l’étroit milieu des lettres parisiennes, qu’elle côtoyait certes lors de ses courts séjours dans la capitale française, mais seulement en visiteuse ne souhaitant pas s’éterniser. On conçoit alors aisément qu’elle se soit toujours sentie éloignée, dans tous les sens du terme, des débats et des révolutions poétiques et esthétiques qui ont accompagné l’émergence des mouvements dada et surréaliste dans les années 1920 dont les échos ne devaient pas l’atteindre vraiment. C’est toujours hors des modes du temps que Yourcenar poursuit son cheminement poétique.
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Une poésie toujours fidèle aux modèles anciens Il n’existe pas de rupture radicale entre ses deux premiers livres publiés et la cinquantaine de poèmes que Marguerite Yourcenar donne aux revues dans les années 1924-1935. Le poète demeure fidèle à la prosodie traditionnelle et trouve toujours son inspiration dans l’inépuisable vivier que représente pour lui l’héritage mythologique et artistique gréco-romain qui irrigue de nombreux poèmes. On constate, tout de même, à la lecture des poèmes postérieurs à ceux publiés dans Les Dieux ne sont pas morts, qu’il a acquis une certaine maturité. Il s’éloigne plus volontiers de la simple imitation des modèles anciens pour se forger une personnalité poétique plus affirmée et dire une expérience intime, sans se cacher derrière les draperies à l’antique dont Yourcenar enveloppait parfois maladroitement ses tout premiers poèmes. Sa poésie prend également une tonalité plus grave, des accents parfois ténébreux qui contrastent avec l’imaginaire solaire et serein des premiers chants dédiés à la gloire éternelle des dieux et héros de la Méditerranée. La maturité aidant, la jeune femme de lettres a acquis une connaissance plus réelle et plus profonde de la culture antique qu’elle perçoit de manière plus nuancée que dans certains poèmes de l’adolescence. Plusieurs des poèmes publiés dans les revues demeurent toutefois des œuvres d’apprentissage, des exercices prosodiques plus ou moins aboutis qui prolongent et approfondissent sagement le sillon des premiers vers, tout en élargissant le territoire mental qu’ils explorent. Leur publication dans une revue n’est bien souvent que la première étape d’un parcours fait de réécritures successives parfois à des dizaines d’années d’intervalle, pour donner naissance à de « nouveaux » poèmes qui alimenteront une bonne partie du recueil de la maturité, Les Charités d’Alcippe. Le premier poème de Yourcenar publié dans une revue est « Spes Navigantium », édité dans le numéro d’octobre-novembre 1924, de la revue Le Divan294, deux ans après la sortie des Dieux ne sont pas morts. À la manière de Flaubert décrivant les faubourgs de Carthage, ce long poème en alexandrins, écrit en 1922, fait revivre l’activité grouillante du port de « Venise impératrice », avec son 294
Pour la liste et les références bibliographiques complètes des poèmes, voir « Poèmes publiés dans des revues » dans la bibliographie figurant en fin de volume.
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cortège de parfums exotiques, de rêves d’aventure, de peuples mêlés dont le poète tente de restituer la fougue et les clameurs. Construit comme un tableau qui vibre, le poème est habité par une foule bariolée d’hommes vils ou nobles et de bêtes fauves sur fond de navires en partance et de précieuses marchandises qu’on débarque. Ce qui frappe dans le poème, c’est cette respiration, ces bruits assourdissants, ce bombardement d’images contrastées, ce déferlement de la mer, ces pays, ces couleurs, ces odeurs, ce mélange de magie du voyage et de trivialité de la vie, « [l]es parfums précieux se mêlant aux sueurs ». Un tel mariage de sensations et d’échos violents est assurément nouveau dans la poésie de l’auteur du Jardin des Chimères qui fait entrer la vie et les hommes dans son univers poétique. Les dieux, héros, princes et rois, poètes et penseurs des temps anciens, ne sont plus les seuls à l’inspirer. Avec « Spes navigantium », Yourcenar s’éloigne un peu des paysages idéalisés et quelque peu artificiels de ses poèmes d’inspiration mythologique pour embrasser le peuple grouillant de Venise et saluer « [l]e retour triomphal des chercheurs d’aventure/ Traînant dans leur filet la Sirène aux seins froids ». Comme le note Denys Magne, « [l]’influence parnassienne est nette »295 dans ce poème qui emprunte les parfums maritimes et l’exotisme de certains vers d’un Leconte de Lisle ou d’un José Maria de Heredia. L’Italie, découverte au début des années vingt, déjà abordée par le biais de ses plus grands poètes dans Les Dieux ne sont pas morts, est le décor, ou du moins le déclencheur, de plusieurs des rêveries poétiques de ces années-là. Nombreux sont d’ailleurs les poèmes écrits lors de ses séjours à Florence, Rome, Capri… et directement inspirés de ses découvertes. Ainsi, elle publie dans la Revue des jeunes en mai 1928 sous le titre « Italianismes » une suite de cinq poèmes296 qui gardent des traces des tableaux du Titien ou de Fra Angelico, du cloître de San Marco, des « roses de Fiesole », des marbres de Carrare ou des « Doges accablés ». Il semble donc que la civilisation romaine, touchée du doigt grâce aux visites des sites et des musées de la péninsule, prenne le dessus sur la civilisation hellénistique qu’elle ne connaît encore, du moins jusqu’au début des années trente, qu’à travers ses lectures. Mais, comme c’est souvent le 295
Voir Bibliographie critique de Marguerite Yourcenar, Fonds Yourcenar, p. 113. Il s’agit de « Les Mains invisibles », « Rosae Angelicae », « In Memoriam Musarum », « Dolor Marmor » et « La Citerne du temps ».
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cas chez Yourcenar, les deux mondes se rejoignent pour n’en faire qu’un dans le cœur du poète. Trois sculptures admirées à Florence lui inspirent une « Trilogie héroïque » accueillie par la revue Poésie en 1925. Il s’agit de trois sonnets écrits, « [e]n mémoire de deux bronzes et d’un marbre florentins. » Le premier, « Persée » que le poète a sous-titré « L’Artiste » s’inspire du célèbre bronze de Cellini conservé à la Loggia dei Lanzi297. Comme il le fait souvent quand il s’agit d’une œuvre d’art dont il entend livrer les secrets, le poète se glisse à l’intérieur de la culture cellinienne et de l’âme de Persée pour évoquer sa lutte victorieuse contre « la Méduse invulnérable au fer ». Si Yourcenar respecte le moindre détail du mythe, elle va plus loin que la lisse admiration de la beauté plastique de la sculpture de Cellini qui célèbre le courage, la gloire et la beauté triomphale de Persée. Son poème s’attarde plutôt sur l’aspect sombre de la victoire avec des images violentes de « nocturne enfer », de cadavre, de « seins meurtris », de « sang voluptueux [qui] empoisonne la mer »… Car le crime de Persée se confond ici avec un acte d’amour barbare : « Amant ou meurtrier, l’ivresse est toujours brève. » Le deuxième sonnet, « David », qui a pour sous-titre « Le Croyant », renferme lui aussi un monde violent et implacable. Baigné du sang du péché, du remords de la « faute et la douleur » et de l’ « âme insatisfaite » du roi d’Israël, il contraste avec la beauté calme et hautaine du marbre de Michel-Ange qui l’a inspiré. Seul le troisième sonnet, « L’Idolino », sous-titré « L’Athlète » restitue une image parfaite et sereine de la beauté antique, telle que Yourcenar l’a si souvent célébrée dans ses poèmes de jeunesse, inspirés de marbres ou de bronzes admirés dans les musées européens. On retrouve d’ailleurs, dans d’autres poèmes que ceux de la « Trilogie héroïque », cette interrogation de l’œuvre d’art, considérée à la fois comme étincelle du rêve ou de la méditation poétiques et moyen d’atteindre le cœur des choses, qui caractérise un certain nombre de ses écrits. Ainsi dans le sonnet « Dolor Marmor », écrit en 1924 et publié en 1928 dans La Revue des jeunes, elle interroge les blocs de marbre de Carrare avant que le maillet du sculpteur ne leur ait donné vie : « Tout pleure la douleur des marbres / Rêvant en vain d’être sculptés.»
297
Lorsqu’elle republie ce sonnet dans la seconde édition des Charités d’Alcippe (1984), M. Yourcenar modifie légèrement le titre qui devient « Persée de Cellini ». Voir CA II, p. 61.
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C’est sans doute également sa découverte de l’Italie qui lui inspire le poème « Caprée », publié dans la Revue Bleue, en 1929. Le poète plonge dans l’histoire romaine, un de ses sujets d’étude favoris, alors qu’elle a déjà ébauché la première version de son roman sur Hadrien, pour évoquer l’exil à Capri et la mort d’un autre empereur, Tibère, dont elle brosse le portrait à grand renfort de détails historiques et romanesques et d’alexandrins ronronnants, qui est décidément son mètre favori. L’imaginaire du poète s’enflamme donc, dans les années vingt, au contact physique de l’Italie, de ses ruines et du souvenir de ses poètes. Mais la Grèce ancienne demeure un fabuleux réservoir à symboles. Refont surface, notamment, dans la suite de cinq sonnets intitulée « Monstra », éditée dans la Revue mondiale en juin 1930, quelques figures surnaturelles issues de la fable antique telles que les sirènes, les sphinges, les centaures et autres hermaphrodites. C’est à nouveau une œuvre d’art (« Le beau marbre allongé n’est qu’un spasme qui dure ») qui inspire au poète le poème « Hermaphrodite » qui « propose au désir l’énigme de son corps ». D’autres figures mythiques qui n’ont cessé de fasciner Yourcenar apparaissent dans ses poèmes des années 1920-1930. L’une d’elles, « Endymion », poème composé en 1927 et publié au Mercure de France en 1929, demeurera, parmi ses poèmes, l’un de ceux qu’elle préfère298. Elle y fait revivre le fils de Zeus séduisant malgré lui Séléné qui lui promit la jeunesse éternelle en échange de son amour. Endymion, comme tant d’autres figures qui symbolisent la plus pure beauté antique, incarne pour le jeune poète un idéal masculin et moral qu’il célèbrera dans bien des écrits. Plus qu’un hymne à la beauté enchanteresse du jeune Endymion tel que l’ont célébrée depuis Sappho bien des poètes, c’est plutôt un chant d’amour à la nuit, symbole de l’amante lunaire Séléné, qu’entonne Yourcenar. C’est en effet du fond de sa caverne, à travers le sommeil magique qui préserve sa beauté, loin des mirages et des vaines promesses du jour, que l’Endymion yourcenarien affronte l’éternité. Le poème opère un constant balancement entre le jour dévastateur et vain, dans lequel le jeune homme égarait son âme et sa jeunesse, et la nuit matricielle, « Mère éthiopienne aux mamelles d’étoiles », refuge dans lequel il est enfin en accord avec lui-même : 298
En 1973, elle écrit à D. Magne : « J’ai été touchée de votre goût pour Endymion, que je crois en effet un de mes meilleurs poèmes ». Voir Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
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Le jour, je me cherchais, la nuit, je me retrouve ; […] La nuit résout en moi l’énigme qui m’obsède : Mon corps fond comme un miel dans ce nocturne été ; Et l’être, chaque soir, qui se livre et qui cède, Passe des bras de Pan dans les bras d’Astarté.
Cette magie attachée à la nuit, « secrète tiédeur où les corps se pénètrent » et « [o]ù tous les corps humains ne sont plus qu’un seul corps », Yourcenar l’exploitera dans bien d’autres écrits. Dans « Endymion », elle esquisse déjà l’exploration poétique de l’univers onirique qui la fascinera toujours, quand elle écrit « […] ces étranges Nous que nous nommons nos rêves/ Nous portent en riant vers nos secrets enfants. » Une formule que n’auraient pas reniée les surréalistes, dont Yourcenar se sent pourtant très éloignée. C’est d’ailleurs dans ces mêmes années d’intense activité poétique et onirique qu’elle entreprend la consignation de ses propres rêves qui donneront, en 1938, un livre inclassable, Les songes et les sorts. Quelques mois après « Endymion » paraît dans Le Manuscrit autographe un poème de la même veine, sans doute écrit à la même époque, et auquel son auteur tenait également beaucoup, « Les Charités d’Alcippe ». C’est en effet ce poème qui donnera son titre et ouvrira les deux éditions de son principal recueil de poèmes publié en 1956 et 1984. Comme dans « Endymion », il est question, dans ce qui est le plus long poème de Yourcenar, de renoncement et d’éternité. C’est d’ailleurs par le renoncement à tout par la voie de la charité, qu’Alcippe, qui s’inspire du personnage de la fille d’Arès, violée par le fils de Poséidon, gagne son éternité. Tout comme Endymion a renoncé au jour pour atteindre la sienne. Dans « Les Charités d’Alcippe », le dépouillement total du Je poétique s’effectue en trois étapes. Alcippe répond d’abord à l’appel des « Sirènes mes sœurs » qui lui réclament son cœur palpitant afin de mettre un peu de chaleur et de tendresse au fond des flots : « Je l’ai vu s’engloutir dans la nuit qui commence,/ Et j’ai cessé de voir ce qu’on nommait mon cœur. » Délestée de son organe vital, Alcippe erre et croise « le peuple des statues » non encore créées qui lui demandent son « âme impérissable » pour les sauver de « [l]a douleur d’exister sans l’avoir jamais su. » Nous retrouvons, à quelques années d’intervalle, la même thématique que dans le poème « Dolor marmor » dans lequel les
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marbres de Carrare non encore sculptés réclamaient un destin digne et immortel. Dans « Les Charités d’Alcippe », Les marbres non taillés ont crié sous mes pas, Et le jaspe, et l’agate, et les porphyres rares, Traînés sur le chantier par des sculpteurs barbares M’ont dit quel désespoir consiste à n’être pas.
C’est par le souffle d’un baiser qui réchauffe la pierre encore inerte que l’âme du poète pénètre dans le marbre qui prend vie : « Mon âme m’avait fui pour animer les Dieux ». Un vers qui résume en quelque sorte la « mission » que s’est fixée le poète : transformer en chair palpitante le marbre froid et dur des œuvres d’art qu’il réchauffe de son regard et faire revivre les dieux et héros fabuleux qu’il préserve, du moins symboliquement, de l’« outrage du temps ». L’ultime étape du cheminement initiatique d’Alcippe qui a renoncé à son cœur et à son âme la mène au pays des morts à qui elle accepte d’offrir la seule chose qui lui reste en propre, son corps. Et c’est au moment où elle a fait le sacrifice de ce qu’elle avait de meilleur, qu’Alcippe atteint à une sorte de sainteté ascétique dont il faut peutêtre rechercher l’origine autant chez les anciens grecs que dans les doctrines orientales du renoncement total. À la fin du poème, trois vers placés chacun en fin de strophe balisent le cheminement spirituel du sujet poétique qui tire les conclusions de sa profonde transformation philosophique et spirituelle : « Je ne me trouve plus qu’en me cherchant ailleurs. […] J’existe à tout jamais dans ce que j’ai donné. […] Je me survis sans fin dans l’immense univers. » Bien des années plus tard, le poète reconnaîtra son attachement à ce « long morceau allégorique » qui « balbutie, dès 1929, des pensées confirmées par des ouvrages plus récents. Il est étrange que cette jeune fille de vingt-six ans ait perçu cela si fortement à travers les buées de la jeunesse »299. Il est incontestable qu’avec des poèmes du type des « Charités d’Alcippe » ou « Endymion », le poète atteint une certaine maturité prosodique. À la fin des années 1920, Yourcenar n’est plus une débutante et les poèmes qu’elle compose et propose aux revues témoignent d’une plus grande maîtrise prosodique et d’un imaginaire plus personnels que ses pâles imitations d’adolescente. Peu à peu, à travers les poèmes qu’elle publie dans ces 299
Lettre à Jean Roudaut, 18 novembre 1978, L p. 596-597.
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années-là, elle s’éloigne des seules références antiques, des sources livresques et des grands modèles anciens pour exprimer des sentiments et des réflexions plus personnels. Après une éducation littéraire essentiellement centrée sur l’étude des classiques, ses lectures s’étendent, dans les années 1920, aux grands auteurs contemporains et à la philosophie. Ses vers se font alors moins descriptifs et plus méditatifs. Elle tente de se situer et de se comprendre, élabore son propre système de pensée dans une série de poèmes abstraits, à la philosophie parfois flottante, voire incertaine. Dans deux poèmes publiés en 1929 dans la revue Le Rouge et le noir, Yourcenar s’interroge encore timidement. « Un dialogue d’Eleuthérios », court poème dans lequel se succèdent questions et réponses, aborde de manière légère la question de l’attitude face aux grandes questions existentielles. « Métaphysique », le poème qui suit, met en scène l’homme face à l’immensité de l’univers symbolisé par des « Soleils » énigmatiques qui font reconnaître au poète : « Je sais, car je sais que j’ignore ». Ces deux poèmes, comme tant d’autres, reparaîtront à l’identique ou modifiés sous d’autres titres, dans l’une ou l’autre des deux éditions du recueil Les Charités d’Alcippe. « Un dialogue d’Eleuthérios » devient « Réponses »300 et « Métaphysique » devient « Macrocosme »301. De la même manière, « Ascèse » publié dans le Manuscrit autographe en 1931, devient « Fermes propos » quelques années plus tard. Poème dans lequel le Je poétique s’impose une série d’interdits existentiels sous la forme d’une longue litanie de « Ni » qui ouvrent la plupart des vers (« Ni s’abriter du jour… », « Ni mordre dans les fruits…», « Ni lever vers le ciel… »), « Ascèse » fait partie de ces assez nombreux poèmes dans lesquels Yourcenar semble s’imposer une vie de renoncement ou d’interdits, ou plus simplement des règles de vie idéale (« Ni clouer sur le vide un masque illimité » […] « Ni brûler son désir au feu noir de l’attente »…) qui deviennent dans ses poèmes une quête d’absolu exprimée de manière de plus en plus directe. Sans le masque de la fable antique omniprésent jusqu’alors. Ce qui apparaît également de manière sensible dans les poèmes composés et publiés dans des revues de l’entre-deux-guerres, c’est la prise en compte par Yourcenar de son expérience personnelle 300 301
Voir CA I, p. 14-15 et CA II, p. 26. Voir CA II, p. 27.
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comme source de sa poésie. Nous avons déjà souligné l’importance des premiers voyages, en Provence et en Italie en particulier, qui lui inspirent des poèmes pleins de paysages méditerranéens et autres ruines antiques qu’elle reconstruit à sa guise. Mais ces lieux visités et rêvés, ces statues admirées sont le plus souvent idéalisés ou reconstruits à travers le filtre du mythe. En revanche, on remarque que les quelques poèmes que lui inspire sa découverte de l’Allemagne, loin de se parer d’une quelconque mythologie rhénane, se distinguent par une plus forte imprégnation du réel le plus sombre. C’est le cas, par exemple, du poème « Konstanz (Hussenstein) » publié avec deux autres dans La Revue mondiale en novembre 1929. Dans ce sonnet, l’évocation du passé historique de la ville de Constance est l’occasion d’une méditation sur l’écoulement du temps et la mort qui prend ici des accents réalistes, renvoyant implicitement au temps du poète, témoin et acteur de cette sombre rêverie au cœur du présent le plus trivial : « Pains, raves, bière et double crème ». Un tel octosyllabe peut étonner dans la production poétique de la jeune Yourcenar qui a jusqu’alors habitué le lecteur aux nobles nourritures des dieux, au parfum du miel antique et aux élixirs royaux. Mais peu à peu comme ici, le monde contemporain affleure discrètement au détour d’un vers dans quelques poèmes de cette période charnière dans la production poétique yourcenarienne. C’est le cas, dans le sonnet « Le Lunatique », publié en 1931 par la revue Le Manuscrit Autographe, dans lequel le poète offre pour la première fois l’image de l’activité grouillante d’une cité moderne : « Et les visages gris sont des flocons d’écume/Dans le noir flot humain sur l’asphalte épanché. » Ces « visages gris », cet « asphalte » qui apparaissent pour la première fois dans le décor et l’imaginaire poétiques yourcenariens, renvoient, eux aussi, aux nouveaux questionnements du poète. Aux campagnes ensoleillées, aux ciels azurés et aux couleurs joyeuses des poèmes méditerranéens des années de prime jeunesse, succèdent des teintes et des accents plus graves. Dans le poème consacré à Constance, « cité couleur de cendre », la vie est « blême » et « livide » : « La Mort dans son sablier vide,/ Verse les cendres du bûcher ». Mort et deuil assombrissent, de manière marquée, une bonne partie des poèmes écrits et publiés dans ces années-là, qui sont pour Yourcenar celles de ses premières vraies rencontres avec la douleur de la séparation définitive. Si, comme nous l’avons déjà remarqué, le thème de la mort est présent dès ses premiers poèmes et
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demeurera une question centrale dans son œuvre, il prend une place particulièrement grande dans les poèmes des années 1920-1930. Ne va-t-elle pas choisir en 1933, comme titre à l’un de ses livres, La Mort conduit l’attelage, formule qui caractérise certains aspects de sa poésie de ces années-là. En janvier 1929, elle donne à La Revue mondiale « Quatre épigrammes funéraires imitées de Michel-Ange » qui s’inspirent des poèmes composés par l’auteur de Rime à la mort de son bien-aimé Cecchino Bracci. Il s’agit de quatre quatrains qui forment un dialogue post-mortem entre l’amant inconsolable (« Si c’était pour mourir pourquoi m’avoir aimé ? »), le disparu (« Mon souvenir en toi n’est qu’un songe attristé ») et la mort (« Mort, tu m’empêches d’être ! Oubli, d’avoir été ! »). Deux ans plus tard, Yourcenar reprendra son dialogue avec Michel-Ange dans un court texte en prose, « Sixtine » (1931), dans lequel l’amour et la mort sont encore intimement liés. Si la mort est douleur et séparation, elle est aussi le lieu paisible des ultimes retrouvailles des amants réunis dans la tombe, comme dans « Une cantilène de Pentaour », poème composé en 1924, publié quelques années plus tard dans la revue Point et Virgule et pour lequel son auteur aura toujours une tendresse particulière302. La référence au poème épique et lyrique dit de Pentaour, célébrant la victoire de Ramsès II contre les Hittites, lors de la fameuse bataille de Qadesh, plonge le lecteur au temps des anciens Égyptiens et de leur fascinant culte des morts. Ici, le grand départ se fait caresse et consolation : Vous naviguez, amants, vers le pays lointain. Comme un doux convié la mort est au festin. […] La seule ombre qui reste est celle du cyprès Où dormiront bientôt l’époux et l’épousée…
302
Dans une carte postale inédite adressée de Louxor à Silvia Baron Supervielle le 29 janvier 1982, représentant des « Tombes de Nobles : Peintures murales dans la tombe de Nakht », M. Yourcenar écrit : « Amicales pensées et aussi le souvenir de la cantilène de Pentaour ». Voir Archives S. Baron Supervielle. La fresque de la tombe de Nakht représentée sur la carte postale est une scène de banquet funéraire célèbre où trois musiciennes suivent un porteur d’offrandes, d’où sans doute la référence quelque peu cryptique au poème « Une Cantilène de Pentaour », écrit presque soixante ans plus tôt.
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Mais la référence au poème épique et guerrier parvenu jusqu’à nous grâce au scribe Pentaour est sans doute trompeuse. Selon l’égyptologue Richard B. Parkinson, du British Museum, Yourcenar aurait plutôt trouvé son inspiration dans un autre texte célèbre de l’ancienne Égypte, Le Dialogue d’un homme avec son âme. Sa passionnante étude303 avance que la jeune Yourcenar aurait pu connaître la très libre traduction de ce poème méditatif publié par Gaston Maspero dans son Histoire ancienne des peuples de l’Orient, dont Yourcenar possédait effectivement un exemplaire dans sa bibliothèque. Elle a d’ailleurs annoté le passage concernant Le Dialogue d’un homme avec son âme qui est donc bien une de ses principales sources d’inspiration pour ce poème. Sa connaissance d’un des textes poétiques les plus émouvants de l’Égypte ancienne pourrait également s’être nourrie des premières traductions du papyrus par Adolphe Erman, dont elle connaissait le travail. Il existe, en effet, de troublantes résonances entre ces traductions du poème égyptien dans lequel un homme las de la vie entre en communication avec son âme et la paisible cantilène yourcenarienne où le poète semble accueillir la mort avec beaucoup de sérénité. Comme le note avec justesse Richard Parkinson, « [u]ne telle adaptation et une telle fusion des sources variées est caractéristique de l’imagination brillante avec laquelle Yourcenar traite les sources antiques. […] le poème [« Une Cantilène de Pentaour »] manifeste un engagement personnel vis-à-vis de la culture antique plus profond que cela est souvent le cas dans le domaine des études scientifiques. »304 Dans d’autres poèmes l’approche de la mort prend des accents très différents comme dans les poèmes que lui a inspirés le décès des deux êtres dont elle se sentait la plus proche à l’époque : Jeanne de Vietinghoff, morte en 1926 et son père décédé le 12 janvier 1929. C’est dans une suite de trois poèmes regroupés sous le titre très évocateur de « Danses macabres » que Yourcenar publie dans La Revue Mondiale en novembre 1929, soit quelques mois seulement après le décès de son père, un sonnet qui évoque indirectement le « départ » de celui-ci. Sous le titre on ne peut plus informatif et sobre 303 Voir R. B PARKINSON, « Textes ou poèmes ? Quelques perspectives nouvelles sur les œuvres littéraires du Moyen Empire », traduit de l’anglais par Laurent COULON, Égypte Afrique & Orient, n˚ 31, octobre 2003, p. 47-50. 304 Ibid., p. 48.
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de « Laeken (Cimetière Royal) », elle met en scène une fantasmagorie funèbre dans le cimetière de la banlieue de Bruxelles où Michel de Crayencour vient d’être inhumé. Bien plus que les deux autres poèmes au ton très différent305 regroupés sous le même titre, la formule « danses macabres » convient parfaitement à « Laeken (Cimetière royal) ». C’est, en effet, un étrange ballet entre les tombes qu’imagine le poète au moment ou « [l]e postillon fatal arrête sa berline ». Surgissent alors des caveaux pour accueillir le nouveau venu « les morts d’autrefois, les belles et les beaux » qui « [d]ansent en redingote ou bien en crinoline ». Ainsi, à la lueur de « la lune opaline » et des « blêmes vers luisants » faisant office de flambeaux, les linceuls en lambeaux se transforment en mousseline dans ce bal masqué nocturne et inquiétant où se mêlent mystérieusement « [l]a dame du palais et la dame d’honneur » qui « [r]espirent longuement un cœur d’ancienne rose ; ». La fête s’achève en musique, avec l’image de cet ange qui « [c]hante pour clôturer un air de Cimarose », afin de veiller sur le sommeil de la Malibran. Car la célèbre cantatrice pleurée par Musset est enterrée dans le même cimetière que le père de Yourcenar, leurs deux caveaux sont même voisins, ce qui explique que le poète évoque le sommeil de la cantatrice dans son poème. Ce détail serait anecdotique si la mémoire de la Malibran n’avait pas refait surface, des décennies après la composition de « Laeken (Cimetière Royal) », dans l’œuvre yourcenarienne, associée cette fois-ci à la mort de la mère, comme nous l’avons déjà mentionné. Ce qui surprend dans ce sonnet à la prosodie sagement respectueuse de la tradition, c’est le ton de désinvolture grinçante et de légèreté apparente de cette farandole macabre, écrite après le choc du décès et l’enterrement de son père, dans un pays qui n’est pas le sien, la Belgique, et une ville, Bruxelles, à la fois lieu de naissance de Yourcenar et lieu du décès de sa mère, morte quand elle l’a mise au monde. Cette irrévérence tragi-comique qui prend la forme d’une fête 305
Il s’agit de « Augusta Rauracorum (Augst) » qui évoque la mort de courageux légionnaires romains en campagne dans la ville suisse de Augst et de « Konstanz (Hussenstein) » inspiré par le passé de la ville allemande de Constance. Remarquons que ces trois « danses macabres » ont pour décor et lieu d’inspiration la Suisse, l’Allemagne et la Belgique, pays dans lesquels Yourcenar voyage dans les années 1920, contrées nordiques dont les sombres échos et les funèbres accents contrastent avec la luminosité, la beauté des sites et la pulsion de vie et d’éternité qui se dégagent des poèmes inspirés par les solaires paysages méditerranéens.
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bouffonne où les morts retrouvent leurs ridicules défroques de vivants a pu sembler à la jeune femme de vingt-six ans soudain seule au monde, une manière d’exorciser, par la farce poétique, son destin. Peut-être est-ce aussi une façon de prendre ses distances, par la caricature et le grotesque, avec une famille et un milieu pour lesquels elle est déjà une marginale. Cette impression est particulièrement sensible dans la seconde version du poème au ton beaucoup plus corrosif et ironique qu’elle signa en 1934 et qu’elle ne publiera jamais306. De l’aimable farce offerte au public en 1929, on passe, cinq ans plus tard, à une mascarade iconoclaste et caustique que le poète enfouit aussitôt au fond d’un tiroir. Sous un titre toujours aussi sobre, « Album belge : cimetière de Laeken », les masques tombent soudain. « Les morts d’autrefois » deviennent « [l]es Belges d’autrefois », les « dames d’honneur » se transforment en « blondes baronnes » qui « [c]herchent de leurs doigts gourds leur éventail jauni ». Dans la version « privée » du poème, les jurons fusent (« nom de Dieu ! »), les morts trahissent par leur conversation leur origine sociale (« Des banquiers fantômaux sous leurs plastrons moussus/ Parlent titres, crédit, cigares, politique »). La caricature sert au poète à dénoncer « les ébats de ces couples cossus » qu’il semble avoir en horreur. En fait, ces spectres atroces et pathétiques symbolisent de manière plus affichée que la version policée de 1929 cette Belgique dans laquelle son père, pourtant français, est enterré, mais aussi ces aristocrates rances et ces tristes bourgeois pour lesquels Yourcenar n’a guère de sympathie. Seule l’évocation de la Malibran, à la fin du sonnet, met une note d’authentique émotion dans le poème. Dans la version de 1934, ce n’est plus un ange qui berce son sommeil éternel : Et debout à l’écart de ces Messieurs et Dames, Pour quelques connaisseurs relisant leurs programmes, La Malibran soupire un air de Rossini.307
Ce sonnet détonne par son ton caustique et sa violence, dans la production poétique du jeune écrivain. Michèle Sarde y voit un 306
Voir « Album de vers anciens », Fonds Yourcenar, op. cit. Repris par Michèle GOSLAR, Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op. cit., p. 109. 307 Ibid.
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« sonnet allégorique, un peu verlainien, sans aucun rapport avec la mort [du] père, une espèce de rêve mi-galant, mi-parodique dans une ambiance surréaliste de démodé ridicule […]. À travers cette parodie qui exprime plus d’ironie que de violence, doit-on voir [son] regard critique porté sur une cérémonie dont on a pu sentir, à travers le fairepart de décès, la solennité protocolaire ? »308. Michèle Goslar, quant à elle, croit déceler dans « [l]e seul témoignage, peu flatteur » que Yourcenar ait laissé de l’enterrement de son père, la marque du Rimbaud de « À la musique »309. Peut-être la seule manière pour la jeune femme de faire le deuil du père était-elle de transformer son absence en grotesque carnaval funèbre et ricanant. Le deuil poétique que lui inspire sa très chère Jeanne de Vietinghoff prend de tout autres teintes et une tout autre ampleur. La même année que le sonnet inspiré par l’enterrement de son père, Marguerite Yourcenar entreprend en effet la composition de « Sept poèmes pour Isolde morte » que publie Le Manuscrit autographe en 1930. Il s’agit de sept sonnets pleins de dévotion dédiés à l’une des femmes qui compteront le plus dans sa vie et qui apparaît dans son œuvre sous plusieurs masques. Cette amie de pensionnat de la mère de Yourcenar, représente dans son imaginaire la femme idéale. Plusieurs décennies après sa mort, elle écrivait d’elle : « Cette femme remarquable à plus d’un point de vue est la Monique G. de Souvenirs Pieux, compagne de Fernande au Sacré-Cœur, et qui fut plus tard liée à mon père par une amitié passionnée, peut-être même un grand amour. Adolescente, je voyais en elle un modèle d’intelligence et de bonté féminines, de sorte que son influence a été grande sur moi. »310 Elle apparaît également sous les traits de Jeanne de Reval dans les deux autres volumes du Labyrinthe du Monde. Elle aurait également inspiré le personnage de Monique dans Alexis ou le traité du Vain combat, celui de Thérèse dans La Nouvelle Eurydice ; elle aurait pu aussi servir de modèle au personnage de dona Valentine, la mère pieuse, aimante et tolérante de Anna, soror… Protestante libérale et quiétiste, Jeanne de Vietinghoff est l’auteur de plusieurs ouvrages dont L’Autre devoir, roman qui pourrait être inspiré par la relation amoureuse entre l’auteur et le père de M. Yourcenar. 308
Vous, Marguerite Yourcenar. La passion et ses masques, Robert Laffont, 1995, p. 51-52. 309 Voir Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op. cit. 310 Voir lettre à Jeanne Carayon, 3 août 1973, L, p. 406.
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Mère de substitution dans l’imaginaire de la petite orpheline puis de l’adolescente, Jeanne de Vietinghoff a été intensément idéalisée par Yourcenar. Décédée en 1926 sans que la jeune fille le sache, ce n’est que trois ans plus tard, après la mort de son père, que le souvenir de cette « Isolde », qu’elle identifie ailleurs à Diotime311, a refait surface et lui a inspiré ces sept poèmes de la déploration qui contrastent avec la désinvolture mordante du poème consacré à la mort du père. Sonnets pleins de larmes, de soupirs, de douleur et d’exaltation filiale, ces « sept poèmes pour Isolde morte » sont le tombeau de tendresse et de dévotion que Yourcenar dresse en hommage à cette mère idéale trop tôt partie, elle aussi. Les métaphores maternelles abondent dans ces sonnets sans titre où le poète devient « une enfant blottie entre vos bras fermés ». Ce qu’expriment profondément ces poèmes c’est le sentiment de remords profond, le regret douloureux de celui qui reste de n’avoir pas été là à temps, pour soutenir et accompagner les derniers instants de celle qui vient de partir. C’est donc par la magie des mots et du souvenir que le poète tente de retenir symboliquement la morte qui survit en lui puisque « un peu de votre voix a passé dans mon chant. […] Et vous vivez un peu puisque je vous survis. » Il y a une grande et surprenante impudeur dans ces vers qui magnifient tout à la fois la beauté et la bonté de la défunte avec un lyrisme outrancier, étonnant chez Yourcenar qui préfère le plus souvent, masquer ses émotions les plus intimes, les plus violentes, les plus nues. Ici au contraire, elle laisse aller ses larmes, ses plaintes, son désarroi profond :
311
Il est intéressant de rapprocher les poèmes pleins de dévotion et de lyrisme consacrés à Jeanne de Vietinghoff-Isolde en 1929 et le tombeau en prose qu’elle lui consacre la même année sous le titre « En mémoire de Diotime : Jeanne de Vietinghoff » [voir TGS, p. 408-414]. Contrastant avec les émotions exacerbées des poèmes, il s’agit d’un hommage à la riche personnalité, aux vertus et à la bonté de « cette femme exceptionnelle » qui n’a cessé d’incarner aux yeux de Yourcenar « la noblesse de l’âme » et dont les livres exprimaient « le poème de la vie ». Non plus Isolde mais Diotime, l’initiatrice de Socrate qui a su conjuguer passions terrestres et quête de l’infini, J. de Vietinghoff incarne parfaitement ce « génie du cœur » que Yourcenar recherchera en chaque être qu’elle croisera. Sur les détails des rapports entre J. de Vietinghoff et M. Yourcenar, on peut lire le chapitre intitulé « Jeanne de Vietinghoff, Diotime », M. GOSLAR, Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op. cit., p. 77- 92.
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Je heurte mon amour aux angles d’un tombeau La mort, moins hésitante, a mieux su vous atteindre ; Si vous pensez à nous, votre cœur doit nous plaindre Et l’on se croit aveugle à la mort d’un flambeau.
Michèle Goslar voit dans ces poèmes autre chose qu’un témoignage lyrique de dévotion filiale : « Ceux-ci révèlent une véritable passion, un amour qui n’a rien de filial, même s’il s’avoue inaccompli, voire refoulé, plutôt que platonique, la jeune Marguerite Yourcenar soupçonnant sans doute l’inconvenance de sentiments amoureux éprouvés à l’égard de l’amie de son père. »312 L’indication dans le titre même de la destinataire de ces sonnets écrits pour « Isolde morte » donne sans doute raison à une telle interprétation. Il est troublant en effet de constater que Yourcenar identifie Jeanne à l’héroïne légendaire du Moyen Âge, partagée entre sa passion pour Tristan et sa loyauté envers son époux, le roi Marc, un triangle et un dilemme qui rappellent la situation vécue par Jeanne de Vietinghoff dans sa relation avec Michel de Crayencour, relation dont nous savons qu’elle fascina et inspira de belles pages à Yourcenar bien des années plus tard. Il est certain par ailleurs que le lyrisme flamboyant et impudique des sonnets dédiés en 1929 à Jeanne morte annonce les éclats tout aussi violents de Feux, livre composé en 1935, à la suite de la « mort » d’un autre amour impossible. La thématique de la mort trouve dans la poésie de Yourcenar d’autres modes d’expression que la caricature et la déploration. C’est en effet sous l’appellation « Jeux »313 qu’elle classe son poème « Pierrot pendu », composé en 1922 et publié dans la revue Point et Virgule en 1928. En seize courts quatrains au rythme vif, le poète dessine le profil d’un triste Pierrot, « Pantin sans joie » qui pend au bout d’une corde. En une multitude d’instantanés pathétiques, désinvoltes ou goguenards, le spectacle de la mort de Pierrot prend la forme d’une ritournelle enfantine pleine de moquerie qui fait rire les passants : Thème à romance A quolibet, La nuit immense N’est qu’un gibet. 312 313
Ibid., p. 89. Voir « Album de vers anciens », Fonds Yourcenar.
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE […] Spectateur ivre Du temps perdu, Rien ne délivre Pierrot pendu.
Ce ton sans emphase, ces éclairs d’images, cette légère ironie mais peut-être surtout cette forme directe, répétitive, musicale, à la manière des comptines qu’elle a toujours affectionnées, illustrent un autre aspect de la poésie de la jeune Marguerite Yourcenar. Au-delà de la thématique de la mort, traitée de manière désinvolte, « Pierrot pendu » prouve que le jeune écrivain s’est plu, dès 1922, à emprunter de nouveaux sentiers poétiques. Sa poésie n’est plus seulement cet immense chant de dévotion à la beauté antique, elle devient jeu avec les mots, les sonorités, les images loufoques, grimaçantes ou ridicules. Le poète laisse entrer une part d’humour cruel dans son univers. Il joue tel un enfant avec ce « Mannequin triste/ D’avoir été », sans prendre au sérieux les images qu’il invente. Cet aspect ludique et léger, assez peu présent dans le reste de la poésie yourcenarienne, est voisin de la sensibilité des poètes de l’école fantaisiste, tels Tristan Derème, Francis Carco, Paul-Jean Toulet… qui ont affirmé leur singularité au début du siècle dernier. En marge des écrivains adeptes du néo-classicisme et des tenants de l’avant-garde formelle, ils ont cultivé dans leurs poèmes la légèreté, la verve et la mélancolie souriante, en jouant en toute liberté sur la musicalité des rimes, autant de caractéristiques que l’on retrouve dans le « Pierrot pendu » de Yourcenar qui représente une sorte de cour de récréation où elle expérimente de nouveaux « jeux ». Jeux de mots mais aussi jeux de lignes et de formes inspirées par le poème. En effet, le manuscrit de « Pierrot pendu » conservé par l’auteur 314 prend la forme d’un dessin représentant un personnage pendu, les strophes formant le gibet. Ce poème dessiné que l’on peut rapprocher des calligrammes apollinariens est la première occurrence, chez Yourcenar, d’un jeu entre les mots et le dessin, l’espace de la page et la forme du poème. Nous savons combien le dessin a été une activité appréciée par la lectrice qui a caviardé les livres de sa bibliothèque de nombreuses esquisses prolongeant sa lecture. Le dessin fait également partie de sa propre création. Comme pour « Pierrot pendu », il lui est arrivé de 314
Ibid.
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dessiner ses poèmes, mêlant mots et formes. Mais le plus souvent ces expérimentations formelles sont seulement visibles sur le manuscrit, comme c’est le cas pour « Pierrot pendu ». Il est difficile de deviner le point de départ de ce poème-jeu qui demeure un cas unique dans la poésie de jeunesse de Yourcenar. Il semble toutefois que le thème la poursuivait dans ses années de jeunesse, comme l’atteste un autre de ses dessins qui représente à nouveau un Pierrot pendu. Il s’agit d’un ex-libris que la jeune fille a dessiné à l’encre, sur la page de garde d’un document intitulé « Cahiers – Poèmes grecs 1918-1979 » qu’elle a conservé dans sa bibliothèque. Au cœur d’une nuit étoilée, Pierrot pend au bout du gibet. Sous ses pieds, sur le sol, des livres sont entassés. Le long de l’échelle posée contre le gibet, elle a écrit « exlibris Marguerite Yourcenar ». Au-dessus et au-dessous du carré abritant le dessin, elle a inscrit : « Aspice Pierrot pendu/ Qui librum n’a pas rendu/ Si librum reddidisset/ Pierrot pendu non fuisset. » Les trois variations autour du thème de « Pierrot pendu » datent du tout début des années 1920, durant lesquelles le poète multiplie les expériences et élargit le territoire de son inspiration. Sans abandonner l’héritage des anciens, il adopte dans certains poèmes un ton léger ou ironique et joue avec les rythmes et les rimes en toute liberté, comme dans « Pierrot Pendu ». Ailleurs, son inspiration prend une tout autre direction, comme dans « La Faucille et le marteau », publié dans L’Humanité, en novembre 1926. Étonnant poème à saveur politique, unique dans la production yourcenarienne, dans lequel le poète s’engage dans la voie de la révolution pour sauver « les bouches universelles » et appelle de ses vœux la construction « des cités à naître ». Quelques mois plus tôt, Yourcenar avait publié dans le quotidien communiste créé par Jaurès un texte en prose « L’homme couvert de dieux », allégorie par laquelle elle racontait l’émancipation de l’homme à travers les siècles. Avec « La Faucille et le marteau », elle entonne un chant à la gloire du labeur nécessaire à l’homme pour inventer un monde nouveau. Le poète utilise une imagerie rustique et grandiloquente dans laquelle la faucille du paysan qui sème et récolte les graines de l’avenir se marie avec le marteau du forgeron qui façonne les outils de sa révolte. Il emploie une rhétorique violente et pompeuse, étonnamment conforme aux envolées néo-bolcheviques d’un Henri Barbusse, l’auteur emblématique du Feu (1916), figure dominante parmi les intellectuels
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communistes dans les années 1920 et directeur littéraire de L’Humanité, à qui Yourcenar adressa ces vers : Fauchez hier, forgez demain ! […] Les chefs fourbus, les dieux usés, Les bustes idéalisés, Congrès, dictateurs républiques, L’airain creux des places publiques Où tant de mensonge est figé, L’or enfoui, l’or naufragé, Reforgez ce qui fut forgé ! […] Forgez, fauchez, frappez toujours ! Un jour nouveau naîtra des jours ! […] Sur le sol dur enfin sans maître, La gerbe du prochain froment, Le bronze des cités à naître !
L’exemple du poème « La Faucille et le marteau », publié alors que Yourcenar avait vingt-trois ans, montre combien il serait réducteur de ne voir dans sa production poétique des années de jeunesse que docile célébration des vertus antiques ou simples exercices d’admiration des anciens. Même s’il s’agit d’une exception dans son œuvre, ce poème fait partie intégrante de ses années d’apprentissage. On peut dire de la plupart de ceux composés dans les années 1920 qu’ils sont des poèmes de formation et d’imitation. Il est certain que dès ces années-là, Yourcenar a déjà choisi sa forme et son camp. Au fil des ans, à partir des années 1930 en particulier, sa poésie se fait plus personnelle. Elle acquiert une plus grande maîtrise prosodique et joue avec la tradition avec plus d’aisance et de liberté. On constate le chemin parcouru en une décennie par le poète à la lecture du « Poème du joug », publié fin 1935 dans La Phalange, l’année où Yourcenar se livre plus complètement encore dans les proses ardentes de Feux. Avec « Le Poème du Joug », elle fredonne une étrange complainte désabusée, celle de la femme victime d’un amour non réciproque, condamnée à errer, prisonnière du joug de son amour sans issue et des lourds seaux de son destin : Je suis pareille à la servante de la ferme : Le long de la douleur je m’avance d’un pas ferme. Le seau du côté gauche est plein de sang ;
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Tu peux boire et te saouler de ce jus puissant. Le seau du côté droit est plein de glace ; Tu peux te pencher et mirer ta figure lasse. Ainsi je vais entre mon destin et mon sort, Entre mon désir, liquide chaud, et mon amour, liquide mort.
Au fil des vers au rythme lancinant de la marche forcée de l’amante éconduite, Yourcenar multiplie les images étranges et inquiétantes. Elle oppose la violence et l’ivresse du sang chaud de la passion, à la blancheur pure, tiède et maternelle du lait ou à la froideur insensible de la glace, du miroir et de la lune. Parfaitement maîtrisée, l’allégorie fait de ce poème l’un des plus personnels et des plus achevés parmi ceux que le jeune poète écrit dans les années 19201930. « Le Poème du joug » marque assurément une étape dans l’écriture poétique yourcenarienne. Peut-être la fin d’une époque, celle de l’apprentissage et le début d’une autre, celle d’une certaine maturité prosodique et d’une plus grande ouverture au monde et à son époque. Avec « Le Poème du joug », on ne peut plus vraiment parler d’œuvre de jeunesse.
Revues, cercles littéraires et affinités poétiques Le Divan, Poésie, L’Humanité, Point et Virgule, La Revue mondiale, Le Mercure de France, La Revue bleue, Le Manuscrit autographe, Le Rouge et le Noir, La Revue des jeunes, La Phalange… Entre 1924 et 1935, les amateurs de poésie peuvent découvrir les vers d’un jeune poète nommé Marguerite Yourcenar dans une dizaine de revues auxquelles elle collabore plus ou moins régulièrement. À travers ces périodiques à l’audience plus ou moins importante dans les milieux littéraires de l’époque, elle rencontre ses premiers « vrais » lecteurs, tant la diffusion de ses deux premiers livres a été confidentielle. Après l’éclosion des grandes revues de littérature et de culture générale tels Le Mercure de France (1890) et La Nouvelle Revue Française (1908) qui se sont fait un nom dès l’avant-guerre, les années 1920 voient se multiplier les revues artistiques et littéraires les plus diverses, au service d’une école esthétique ou d’une chapelle idéologique, représentant l’avant-garde en mouvement ou la tradition la plus policée. Leur foisonnement, leur audience inégale, les débats qu’elles engendrent ou suscitent semblent alors le lieu idéal pour un
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jeune écrivain en mal de reconnaissance. Yourcenar est assurément dans cette situation. Alors qu’elle a vécu en vase clos, hors du monde de la poésie qu’elle exerce en solitaire, jusqu’au début des années vingt, elle tente timidement, à partir de 1924, de se glisser dans le monde littéraire, en s’approchant de l’univers des revues et des cercles littéraires qu’elles composent. Il est intéressant de voir quels titres elle sollicite, ou plutôt, quelles revues répondent positivement à ses envois de poèmes315, afin de comprendre avec quel courant, chapelle ou famille littéraire, elle entre en contact durant ses années d’apprentissage du métier de poète. Dès cette époque-là, Yourcenar adopte une stratégie littéraire qui consiste à ne pas se laisser trop enfermer dans un courant poétique ou une mouvance artistique trop marquée. Elle semble confier ses vers à qui veut les publier, en multipliant les titres, pour plusieurs collaborations, parfois pour une seule. Elle, qui se tiendra éloignée tout au long de sa carrière des écoles et des dogmes littéraires, toujours réducteurs, publie donc ses premiers poèmes dans les périodiques les plus divers. Il n’en demeure pas moins que les revues et cercles poétiques qu’elle adopte, jusqu’au début des années trente au moins, sont les représentants d’une poésie conservatrice, respectueuse de la tradition, très éloignée de la poésie nouvelle éclose dans le sillage d’Apollinaire et de quelques autres poètes, à partir du début du XXe siècle. On ne s’étonnera donc pas de voir la jeune Marguerite Yourcenar, influencée par les romantiques et les parnassiens, confier ses poèmes sagement rimés à Poésie, les cahiers mensuels illustrés, dirigés par Octave Charpentier, organisateur des Jeux Floraux de France parrainés par Anna de Noailles et Jean Richepin, de l’Académie française. Les deux poèmes qu’elle publie dans cette feuille académique en 1925 et 1926 voisinent avec ceux d’autres débutants, de poètes régionalistes, mais aussi d’écrivains reconnus comme Paul Fort, Louis Le Cardonnel ou Jane Catulle-Mendès. Plus en vue, Le Divan, du stendhalien Henri Martineau, qui accueille en 1924 le premier poème que Yourcenar publie dans une revue, revendique « un assez sage éclectisme », en accueillant dans ses pages des poètes tels que Paul-Jean Toulet, Jean 315 Notre analyse se base uniquement sur les revues dans lesquelles M. Yourcenar a publié des vers entre 1924 et 1935. Il est toutefois probable qu’elle a sollicité, comme bien des poètes inconnus avides de publier, d’autres périodiques qui n’ont pas retenu ses poèmes.
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Lebrau, Tristan Derème, Philippe Chabaneix, Francis de Miomandre, Charles Maurras, tout en saluant « ces admirables Champs magnétiques » de Breton-Soupault. L’éphémère Point et Virgule (1927-1929), animé par Jean-Daniel Maublanc, revue dans laquelle Yourcenar publie quelques poèmes en 1928-1929, adopte elle aussi un profil ni trop sagement classique ni trop dangereusement moderne. On peut y lire des poèmes ou des articles d’André Foulon de Vaulx, Maurice Fombeure, Jean Lebrau… mais également un hommage à Apollinaire, « novateur du lyrisme » ou une étude sur « poésie et psychanalyse ». Plus ouvert encore, Le Rouge et le Noir, le « cahier spécial de poésie » à la parution irrégulière de Henri Lamblic, publie des poèmes appartenant au versant novateur de la littérature tels Max Jacob, Pierre Reverdy, Ribemont-Dessaignes, Jules Supervielle… Marguerite Yourcenar n’y a publié que deux poèmes en 1929, « Un dialogue d’Eleuthérios » et « Métaphysique ». Ils sont précédés d’une courte présentation du poète encore inconnu qui permet de savoir comment, à la fin des années 1920, on situait la poésie de Yourcenar : « On devine chez ce jeune Poète une personnalité. D’inspiration romantique, à la manière de Laforgue, Marg. Yourcenar écrit des vers de pensée, couleur d’ombre, qui attestent le sens du rythme et le don des images. »316 C’est la seule fois que le nom du poète est suivi d’une notice qui situe son art. Une personnalité, un sens du rythme et des images, le portrait esthétique est prometteur. Le rapprochement avec le post-romantique Jules Laforgue est sans doute moins pertinent. Yourcenar, en tout cas, ne semble pas avoir compté l’auteur de L’Imitation de Notre-Dame la Lune, parmi les lectures marquantes de sa jeunesse. Mais c’est surtout dans des revues beaucoup plus conservatrices que Le Rouge et le Noir qu’on peut lire à la fin des années 1920 ses écrits poétiques. En 1928, elle publie une suite de cinq poèmes dans la Revue des jeunes,, « l’organe de pensée catholique française d’information et d’action », bimensuel très militant animé par Robert Garric qui compte parmi ses collaborateurs Jacques Maritain, Abel Bonnard, Henri Massis, Gabriel Marcel, François Mauriac, Henri Pourrat… Durant la même période, elle publie des poèmes dans plusieurs livraisons de la très droitière et traditionaliste Revue Mondiale, qui s’est fait le porte-parole du 316
Le Rouge et le Noir, avril-mai 1929, p. 174.
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« Manifeste du populisme » du maurrassien André Thérive, dont la devise est « faire vrai et non point bizarre ». La revue entend, en effet, combattre le « snobisme littéraire enclin à consacrer les gens chics, les oisifs vicieux dont les cas souvent pénibles nous sont exposés selon les rites de l’évangile freudien et proustien », comme l’écrit le critique Gaston Picard 317. Beaucoup moins marquée politiquement mais tout aussi traditionaliste, La Revue bleue, alors sur le déclin, publie également un poème et plusieurs essais et proses poétiques de Yourcenar entre 1929 et 1937318. Le contraste est frappant avec le poète qui confiait, dès 1926, deux de ses œuvres à L’Humanité, journal pour lequel elle conservera un attachement particulier jusqu’à la fin de sa vie. C’est par l’intermédiaire du charismatique Henri Barbusse, directeur littéraire du quotidien communiste entre 1926 et 1929, qu’elle a publié à deux reprises dans L’Humanité un texte en prose et un poème qui semblent avoir été écrits pour la circonstance tant leur tonalité, celle du poème « La Faucille et le marteau » en particulier, paraît étrangère au reste de l’œuvre profondément apolitique au sens étroit du terme. Au milieu des années 1930, tout en poursuivant sa collaboration avec des revues droitières, on la verra d’ailleurs se rapprocher timidement de la mouvance du Front populaire qu’incarnait alors Vendredi, animé par André Chamson, l’« hebdomadaire littéraire et politique fondé par des écrivains et des journalistes et dirigé par eux. » Elle y publie deux textes en 1936, « Max Reinhardt et les fêtes de Salzbourg », un compte rendu de la saison musicale salzbourgeoise et une des proses poétiques de Feux sous le titre « La Servante Léna », publications 317
Voir « Faut-il revenir aux écoles littéraires ? », Revue Mondiale, 15 novembre 1929, numéro dans lequel figure une suite de trois poèmes de M. Yourcenar. Remarquons que outre ses poèmes qu’elle publia dans trois livraisons différentes en 1929-1930, elle confia également à la Revue Mondiale deux textes en prose : « L’île des morts : Boecklin », 15 avril 1928, p. 394-399 « En mémoire de Diotime : Jeanne de Vietinghoff », 15 février 1929, p. 413-418. 318 Notons que durant cette même période, Yourcenar publie un certain nombre de textes en prose dans des revues très marquées politiquement, en particulier La Revue de France, qui défend les thèses nationalistes et dans laquelle s’exprime des auteurs comme Robert Brasillach, Maurice Bardèche et Thierry Maulnier. Voir « Le Premier soir », La Revue de France, 1er décembre 1929, p. 435-449 ; « Le Dialogue dans le marécage », 15 février 1932, p. 637-665 ; « Feux », 1er août 1935, p. 491-498 ; « Aveux de Clytemnestre », 1er mai 1936, p. 54-62 ; « L’Homme qui a aimé les Néréides », 1er mai 1937, p. 95-103.
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signalées dans aucune bibliographie yourcenarienne et dont leur auteur n’a jamais fait mention 319. Le fait que Yourcenar navigue d’une famille esthétique et idéologique à l’autre, de la droite nationaliste la plus extrême au communisme et au Front Populaire, sans grande cohérence, s’explique, en partie sans doute, par son inexpérience, peut-être également par une certaine naïveté – ou alors un certain cynisme ? – mais aussi et surtout par son éloignement géographique et mental des cercles littéraires en place dans la capitale française. Il convient de garder à l’esprit que Paris n’est pas le lieu de résidence du jeune écrivain qui mène une vie de nomade à travers l’Europe, en particulier après la mort de son père en 1929. La vie cosmopolite de luxe que Yourcenar a choisie ne reconnaît pas vraiment Paris comme unique centre intellectuel à conquérir. Il est fort probable qu’elle n’était pas femme à faire le siège des journaux pour se faire publier ou à tenter de briller dans les salons à la mode. Seul lui importait à l’époque que ses poèmes soient lus dans les feuilles poétiques parisiennes et que son nom, qui circulera surtout à partir de la publication d’Alexis ou le Traité du vain combat (1929), ne soit pas trop oublié. Parmi les revues les plus en vue dans les cénacles parisiens, on notera qu’elle publie, en 1929, un poème, « Endymion », dans le Mercure de France, auquel elle confiera également « Deux amours d’Achille », une des proses de Feux, en 1935. Marguerite Yourcenar a été très discrète sur les revues et cercles littéraires avec lesquels elle a entretenu une véritable connivence durant ses années d’apprentissage du métier d’écrivain. Nous avons donc assez peu d’informations sur les cercles poétiques ou les comités de revue qu’elle fréquentait quand elle était à Paris entre deux voyages. Il est tout de même fort probable qu’elle a peu ou pas côtoyé les écrivains et idéologues qui gravitaient autour de La Revue mondiale, la Revue Bleue, la Revue des jeunes… auxquelles elle devait simplement faire parvenir ses textes. En revanche, elle était beaucoup plus proche de la mouvance du Manuscrit autographe puis de La Phalange qui publient plusieurs de ses poèmes et textes en prose entre 1929 et 1935. Ces revues qui jouissent d’une certaine audience sont toutes les deux animées par Jean Royère, poète néo319
Voir A. HALLEY, « Un texte oublié de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n˚ 24, décembre 2003, p. 23-27.
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symboliste, disciple de Mallarmé, « pape du Musicisme » et figure influente du monde poétique du début du siècle, pour lequel elle avait de l’estime. C’est dans Le Manuscrit autographe qu’elle publie ses poèmes les plus aboutis ou les plus personnels de cette période, comme « Les Charités d’Alcippe » ou « Sept poèmes pour Isolde morte », œuvres auxquelles elle tient particulièrement. C’est à La Phalange, où jadis Apollinaire a publié des vers et où Breton fit ses débuts, qu’elle donne en 1935, l’un de ses poèmes les plus touchants, « Le poème du joug ». Nous savons par sa correspondance que Yourcenar a fréquenté Jean Royère. En 1963, elle raconte à son amie Natalie Barney : Durant les années 1929-1939, j’avais beaucoup entendu parler de vous par Edmond [Jaloux], et aussi par Jean Royère, qui publiait vers ce temps-là certains de mes poèmes, et qui vous voyait de plus loin, avec des simplifications un peu naïves de poète cherchant partout des mythes plutôt que des êtres humains.320
Mais c’est dans une lettre inédite adressée au début de l’année 1969 à la petite fille du directeur du Manuscrit autographe et de La Phalange qu’elle évoque le plus directement et le plus longuement la question de sa proximité esthétique puis de ses divergences politiques avec Jean Royère. Yourcenar y répond négativement à la demande qui lui est faite de préfacer le catalogue de la vente de la bibliothèque de l’écrivain, mort en 1956 : Je n’ai vraiment connu Jean Royère qu’à partir de 1930, époque où La Phalange n’était déjà plus qu’un beau souvenir ; c’est l’amical directeur du Manuscrit autographe que j’ai seul fréquenté. […] Je pourrais, certes, évoquer quelques images du Royère du Manuscrit autographe, de l’ardent amateur de poésie dont l’enthousiasme demeurait inchangé, et du milieu amical qu’il composait ainsi que sa chère Marie et où, jeune écrivain, j’ai été si souvent et si bien reçue. […] Enfin, à partir, il me semble, de 1934 ou de 1935, mes relations avec votre grand-père se sont espacées, un peu – curieuse intrusion de la politique dans ce qui était la poésie pure321 – du fait
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Lettre à Natalie Barney, 29 juillet 1963, L, p. 187-188. Yourcenar emploie sans doute volontairement l’expression « poésie pure » inventée par J. Royère et qui sera très importante pour elle. 321
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d’une divergence de vue sur la valeur de l’État italien de ces années-là.322 […] Il n’en a pas moins été un de ces amis disparus vers lesquels je me suis retournée en pensée, lors du fameux « Prix »323, sachant qu’il s’en serait réjoui pour moi et avec moi, et que son grand amour de la poésie, avait été, pour le jeune écrivain que j’étais alors, contagieux et exemplaire.324
Cet hommage à Jean Royère est l’un des rares témoignages nous permettant de mieux connaître les fréquentations d’ordre littéraire de Yourcenar dans la première moitié des années 1930. D’après sa lettre, il semble qu’elle se soit sentie à l’aise, comme adoptée, dans le petit cercle néo-symboliste ouvert aux jeunes poètes, qui se réunissait chez Jean Royère dans ces années-là. Elle l’a donc fréquenté assidûment, lors de ses séjours parisiens, trouvant dans ces sages réunions poétiques, un écho favorable à ses propres vers néoclassiques, et peut-être aussi la seule « famille » littéraire dont elle se soit jamais sentie proche. Comme elle l’écrit à la petite-fille de l’écrivain, la personnalité, le charisme et le passé poétique de Jean Royère l’ont certainement beaucoup touchée durant cette période d’apprentissage. Son amour de la poésie aura même été « contagieux et exemplaire » pour elle. Peut-être même déterminant en ce qu’il légitimait son cheminement poétique, très éloigné de la modernité et des avant-gardes dont l’écho assourdissant l’avait atteinte à ce moment-là. L’admirateur de Baudelaire et Mallarmé, l’ami d’Apollinaire qu’elle a peut-être découvert à son contact, le défenseur d’une « poésie pure » qui doit tout à la musique des mots chère à Valéry, le directeur de revue aux goûts éclectiques, a sans doute été une sorte de « guide » bienveillant, quelqu’un en tout cas avec lequel elle avait plaisir à dialoguer sur le terrain commun d’une poésie proche du chant. À notre connaissance, les visites et réunions chez le directeur du Manuscrit autographe et de La Phalange, sont les seules 322 Yourcenar fait référence au virage néo-fasciste qu’a pris Jean Royère et La Phalange à partir du début de 1938 lorsque la revue devient l’organe d’une autoritaire « unité latine » et ouvre largement ses colonnes à Franco et Mussolini. Rappelons que le seul poème que Yourcenar ait publié dans La Phalange l’a été dans le numéro du 15 décembre 1935, époque où la revue vouée au « néo-symbolisme élargi » est encore honorablement considérée pour avoir publiée Larbaud, Milosz, Fargue, Fort… 323 Yourcenar fait référence au Prix Femina qui vient de lui être décerné pour L’Œuvre au noir. 324 Lettre à Denise Bengnot, 8 janvier 1969, Fonds Yourcenar.
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manifestations poétiques auxquelles elle participait de manière assidue. Sa fréquentation de Jean Royère et de son entourage poétique est, en tout cas, la seule qu’elle ait revendiquée, comme importante pour elle durant ces années d’apprentissage où, tout en étant foncièrement solitaire, elle se rapproche d’autres écrivains et découvre certains aspects de la vie des revues qui la publient et des groupes de poètes qui les animent. Remarquons toutefois que sa proximité avec Jean Royère est seulement attestée par un document privé, la lettre qu’elle adresse à la petite-fille de l’écrivain. Jamais, sauf erreur, elle ne s’est exprimée de manière publique et détaillée sur la question des cercles poétiques parisiens dont elle se sentait proche durant l’entre-deux-guerres. Elle est, au contraire, demeurée très vague en ce qui concerne ses amitiés poétiques d’alors, allant même jusqu’à se créer une sorte de « légende » dont il est difficile de vérifier l’authenticité. En effet, à plusieurs reprises, Yourcenar a évoqué les courants modernistes auxquels elle aurait appartenu avant son exil américain de 1939 : Avant les années trente, je vivais, comme beaucoup de jeunes écrivains, en groupe, fréquentant jeunes peintres, jeunes romanciers, jeunes poètes. Qui faisaient tous à peu près la même chose, qui avaient à peu près les mêmes opinions, les mêmes idées. On se comprenait : c’était très stimulant.325
Quelques années plus tard, elle évoque encore « ce monde lancé sur les pistes de la nouveauté en art, en littérature, en tout, qui était celui dans lequel j’avais vécu en Europe »326. L’image de la jeune Marguerite Yourcenar, faisant partie, dans l’effervescence artistique des années vingt, de groupes d’artistes d’avant-garde est plutôt surprenante, quand on considère sa biographie et ses choix esthétiques d’alors. Tout cela est d’ailleurs bien imprécis et paraît très éloigné des cercles poétiques néo-classiques parisiens qu’elle fréquente et des revues plutôt traditionalistes auxquelles elle confie ses vers entre 1924 et 1935. Ce n’est certainement pas à Paris qu’elle a fréquenté ces « jeunes poètes » avec lesquels elle prétend avoir vécu, partageant 325
« L’Express va plus loin avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Jean-Louis Ferrier, Christiane Collange et Matthieu Galey, L’Express, 10-16 février 1969. PV, p. 73. 326 « Entretien avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Françoise Faucher, Télévision de Radio Canada, 27 janvier 1975. PV, p. 144.
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avec eux de nouvelles idées stimulantes, comme elle le racontait en 1969 et en 1974. Ce « monde lancé sur les pistes de la nouveauté en art », c’est plutôt pendant ses pérégrinations à travers l’Europe qu’elle le croisera327, en Grèce en particulier, durant les années 1930. On peut d’ailleurs s’étonner de constater que si en France, elle s’est le plus souvent tenue éloignée des mouvements littéraires d’avant-garde, en Italie dès les années 1920 mais surtout en Grèce dans les années 1930, elle s’est sentie proche d’artistes qui appartenaient aux cercles les plus novateurs, comme en témoigne, par exemple, la bande d’amis qu’elle fréquente durant ses années grecques. De la même manière, si en France, durant la même période, elle collabore à des revues et se lie d’amitié avec des écrivains très marqués politiquement à droite, ses affinités poétiques et politiques dans l’Italie mussolinienne328 ou dans le Grèce de la dictature de Metaxas vont plutôt à des artistes progressistes, très engagés à gauche. Comme souvent chez Yourcenar, l’imprécision est la règle quand il s’agit d’établir la chronologie des événements. De ce fait, ce qu’elle présente comme ses amitiés littéraires européennes des années 1920, en particulier en France et en Grèce, paraissent peu plausibles. C’est, en effet, surtout après la mort de son père en 1929, qu’elle intensifie ses voyages à travers l’Europe et se lie avec certains artistes. C’est dans la première moitié des années 1930 seulement qu’elle découvre la Grèce où elle fera de longs séjours jusqu’en 1939. Il semble donc que ce soit seulement vers le milieu des années 1930 que l’on assiste chez elle à un léger glissement en matière de sensibilité et d’affinités poétiques. Le jeune poète qui publie jusqu’alors ses vers dans des revues plutôt conservatrices, découvre peu à peu de nouveaux horizons et fréquente des artistes plus en phase avec les soubresauts de l’époque, tout en restant discrètement fidèle aux cercles néo-classiques qui ont accueilli ses premiers poèmes. Mais vers 1935, Yourcenar n’est plus une débutante. Plusieurs de ses livres ont été remarqués par la critique. Sans délaisser la poésie 327
Dans l’entretien qu’elle accorde à L’Express en 1969, M. Yourcenar précise que sa fréquentation de groupes de jeunes artistes qui ont stimulé sa création avait pour cadre la France, la Grèce mais également la Hollande, l’Autriche et la Suisse. Voir PV, 7374. 328 Témoin de la « marche sur Rome » en 1922, M. Yourcenar qui séjourne régulièrement en Italie dans les années 1920, a été très sensible à la vie quotidienne, politique, artistique et intellectuelle de ce pays qui lui inspirera au début des années 1930 son roman Denier du rêve (1934). Voir « Chronologie », OR, p. XVI et XVIII.
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à forme fixe, elle expérimente les secrètes possibilités poétiques de la prose, sous l’influence des artistes auxquels elle se lie. Parmi ses nouveaux « modèles », on compte Jean Cocteau. Elle se lie également avec le poète Jean-Paul Dadelsen, avec lequel elle restera en contact épistolaire pendant la guerre. Les revues auxquelles elle confie des textes au milieu des années trente ont sensiblement changé : Mercure de France, Cahiers du Sud, Les Nouvelles littéraires, Le Voyage en Grèce… puis, pendant la guerre, Mesures, Fontaine, Lettres françaises… Yourcenar est désormais reconnue dans les milieux littéraires parisiens. Elle a donc accès à des publications plus en vue, ses textes trouvant leur place aux sommaires de revues soutenant la création la plus vivante, contrairement aux périodiques passéistes auxquels elle a confié ses premiers textes poétiques. Pourtant, ce que l’on peut considérer comme un tournant dans sa manière d’écrire et de vivre la poésie n’est en fait qu’un prolongement, un approfondissement ou un élargissement de son expérience d’écrivain. Peu à peu, le poète atteint la maturité d’un art qu’il ne cessera pas de perfectionner.
II LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE Relire, réécrire… Œuvre centrale dans la production poétique de Marguerite Yourcenar, Les Charités d’Alcippe a connu deux éditions, à presque trente ans d’intervalle. En 1956, en effet, elle accepte de faire paraître en édition limitée un choix de ses poèmes, sous l’enseigne d’une revue de poésie liégeoise, La Flûte enchantée, sous le titre Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, édition qui sera aussitôt retirée du commerce. C’est seulement en 1984, sous le titre Les Charités d’Alcippe, que paraît chez Gallimard une édition revue et considérablement augmentée de ses meilleurs vers, constituant l’édition définitive de son œuvre poétique. Les deux éditions de ce recueil en vers réguliers représentent le cœur de l’œuvre poétique yourcenarienne. Elles illustrent la continuité évidente du fait poétique chez l’auteur, depuis le premier livre, publié en 1921, jusqu’à l’édition « canonique » des Charités d’Alcippe, publiée à la fin de la vie du poète. Les Charités d’Alcippe est donc bien l’œuvre d’une vie. Après la publication de ses deux premiers livres de poésie, Marguerite Yourcenar continue d’écrire et de publier ses poèmes dans des revues tout au long des années vingt et trente. Si elle ne réunit pas sa production poétique de l’époque en volume avant la publication des Charités d’Alcippe et autres poëmes en 1956, elle n’abandonne pas la poésie pour autant. Elle écrit de nouveaux poèmes, met son sens de la prosodie au service des autres, en entreprenant notamment la traduction de l’œuvre de Cavafy et de nombreux poètes grecs anciens. Mais surtout, elle remet inlassablement sur le métier ses propres poèmes de jeunesse, qu’elle corrige, améliore, enrichit d’accents nouveaux au fil des décennies. Preuve de l’attachement qu’elle avait pour ses poèmes, elle n’a pas cessé de les relire et de les réécrire, tâchant d’affiner sa pensée, de couler ses émotions dans une forme qui s’enrichit avec son expérience d’écrivain, de sa plus grande maîtrise prosodique et des « leçons » de la vie. Reprendre ses livres pour les perfectionner a été la grande affaire de Marguerite Yourcenar qui n’a cessé d’améliorer certains d’entre eux, d’en réécrire d’autres sur un canevas primitif, jusqu’à ce
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qu’ils atteignent cet état d’achèvement ou de perfection qui marque la plupart de ses œuvres. Elle considérait ce travail qui s’étendait parfois sur plusieurs décennies comme une sorte d’obligation morale vis-à-vis de ses lecteurs, d’elle-même, mais peut-être aussi surtout vis-à-vis des personnages historiques ou imaginaires de ses romans et des thèmes qui lui tenaient à cœur. « Plus je vais, plus cette folie qui consiste à refaire des livres anciens me paraît une grande sagesse »1, remarquaitelle dans les « Carnets de notes » de L’Œuvre au noir. Alain Bosquet voit dans la démarche de réécriture de Yourcenar, « une ascèse par le verbe raisonné, sans cesse reprise. »2 Souvenons-nous que Yourcenar aimait citer Yeats pour résumer son éthique de la réécriture (« C’est moi-même que je corrige en retouchant mes œuvres. ») Une formule qui convient particulièrement à la poésie yourcenarienne qui est même, parmi les chantiers de réécriture de l’écrivain, celui qu’il entreprendra avec le plus de constance. À peine achevés, et même s’ils sont publiés en volume ou dans des revues, les poèmes sont souvent repris, corrigés, réécrits totalement ou à peine retouchés. Comme elle le confiait à Paul Guth en 1956, « [d]ès ma première jeunesse, j’ai entrepris des livres qui durent toute ma vie. »3 Des poèmes aussi qui connurent plusieurs formes et plusieurs vies. C’est d’ailleurs au sujet de ses poèmes de jeunesse, qu’elle évoque en 1969, « cette tendance à reprendre les mêmes thèmes ou à refaire les œuvres ébauchées, qui est caractéristique de toute mon œuvre »4. Les Charités d’Alcippe est l’illustration de ce long travail de maturation de l’œuvre poétique afin qu’elle atteigne la plénitude de son expression.
Les Charités d’Alcippe et autres poëmes (1956) Poésie en chantier « Un poème n’est jamais achevé, c’est toujours un accident qui le termine, c’est-à-dire qui le donne au public […]. Je conçois, quant à moi, que le même sujet et presque les mêmes mots pourraient 1
OR [éd. 1991], p. 853. « Marguerite Yourcenar et la perfection », Livres de France, n° 5, mai 1964, p. 2. 3 « Avec Marguerite Yourcenar à Paris », Le Figaro littéraire, 3 octobre 1959. PV, p. 46. 4 Voir « Notes envoyées à Patrick de Rosbo », 24 avril 1969, Fonds Yourcenar. 2
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être repris indéfiniment et occuper toute une vie »5. Marguerite Yourcenar a fait sienne la célèbre réflexion de Paul Valéry qui a tant compté pour elle. Inlassablement, elle a repris nombre de ses poèmes de jeunesse dont certains ont subi plusieurs campagnes de réécriture au fil des décennies et parfois de leur republication sous des formes sensiblement différentes. Même si les datations que Yourcenar appose souvent au bas de ses poèmes sont parfois approximatives, elles permettent de suivre leurs remaniements successifs et de deviner les « progrès » du poème, placé dans un perpétuel devenir. Un document inédit, baptisé par Yourcenar du très valéryen titre Album de vers anciens6, regroupe quarante poèmes dont la première version remonte à la fin des années dix, et dont certains ont été publiés dans Les Dieux ne sont pas morts. D’autres qui s’échelonnent au fil des années vingt et trente ont connu une première publication dans une revue. On constate qu’elle n’a pas cessé ensuite de les relire et de les remanier. Selon la datation consignée par l’auteur dans Album de vers anciens, un poème comme « Tibur », écrit en 1920, a été revu en 1958 ; « Palais des doges » dont la première version date de 1922 bénéficie d’une nouvelle version en 1936 ; « Momie du Fayoum : Musicienne », esquissé dès 1918 a été repris en 1950. On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples. C’est ce que Yourcenar explique en 1973 à Denys Magne, à propos des poèmes des Dieux ne sont pas morts : Le seul fait curieux est que, m’étant rendu compte de la pauvreté de ces poèmes, je les ai fait mettre au pilon dès 1925, mais ai travaillé ensuite, jusqu’en 1930, et quelquefois bien plus tard, à refaire inlassablement ces morceaux, ou des variations sur ceux-ci, comme on s’oblige à jouer une pièce de musique jusqu’à ce qu’on l’ait exécutée à peu près proprement. Je publierai peut-être un jour ces exercices dans quelque édition à très petit tirage.7
La métaphore musicale, courante chez Yourcenar lorsqu’elle parle de poésie, est particulièrement pertinente ici. Ce travail du musicien encore inexpérimenté qui fait ses gammes, puis reprend inlassablement une œuvre jusqu’à ce qu’elle atteigne un certain degré 5
Paul VALÉRY, « Littérature », Tel quel, Œuvres II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993 [1ère éd. 1960], p. 553. 6 Voir Fonds Yourcenar. 7 Lettre à Denys Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar.
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de perfection est identique à celui de Yourcenar poète qui cherche, à l’aide des mêmes « notes », à obtenir, par un travail constant, une plus grande harmonie et à atteindre une manière d’achèvement, peut-être illusoire, qui se traduit ou pas par la publication du poème. Il est essentiel d’insister sur ces « chantiers » de poésie qui, le plus souvent de manière discrète, se sont échelonnés sur plusieurs décennies et ont accompagné de façon souterraine, le reste de l’œuvre. Durant les décennies 1930-1950 en particulier, si Yourcenar diversifie sa production et se consacre surtout au roman, au théâtre ou à l’essai, elle n’en demeure pas moins poète et entretient un dialogue intime avec ses poèmes de jeunesse, tout en esquissant de nouveaux vers ou en traduisant ceux d’autres poètes.
« Une sorte de ballon d’essai » La publication en 1956 des Charités d’Alcippe et autres poëmes s’inscrit parfaitement dans cette démarche. Ce livre est le troisième recueil de poèmes à forme fixe de Yourcenar après ses deux tentatives de jeunesse, Le Jardin des Chimères et Les Dieux ne sont pas morts. Il en est en quelque sorte leur continuation, à plus de trente ans de distance, et déjà une manière d’aboutissement. Il ne s’agit plus des maladroits poèmes d’une adolescente mais du recueil de la maturité d’un écrivain qui vient d’obtenir un succès considérable avec Mémoires d’Hadrien. La genèse et le contexte de cette nouvelle publication ont donc une grande importance pour comprendre la place, le sens et la résonance que prendra Les Charités d’Alcippe dans la carrière poétique d’un auteur, jusqu’alors surtout connu pour ses œuvres en prose. La publication des Charités d’Alcippe et autres poëmes doit beaucoup au hasard. Selon Yourcenar, elle ne songeait pas à une quelconque édition lorsque, au printemps 1956, elle envoie à l’écrivain belge Alexis Curvers et à son épouse l’helléniste Marie Delcourt « une trentaine de pages de poèmes inédits, sans autre intention que de leur en donner connaissance, leur offrant ainsi un échantillon de mes travaux prosodiques »8. Elle avait sympathisé avec le couple rencontré à Bruxelles au printemps 1954. Depuis, elle avait 8
Voir dossier « Affaires courantes », Fonds Yourcenar.
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correspondu de manière amicale et érudite avec ces deux passionnés de littérature classique et de poésie en particulier, et encouragé les « cahiers poétiques » publiés, depuis Liège, par Curvers, sous le titre La Flûte enchantée. Touché par ses vers, il propose alors de faire paraître la vingtaine de poèmes de Yourcenar en édition limitée, à l’enseigne de La Flûte enchantée, collection liée à sa revue dont les deux premiers volumes ont été un recueil de vers des poètes belges Marcel Thiry et Ganerel. Début septembre 1956, Marguerite Yourcenar donne son accord. Elle joint à sa lettre une série de nouveaux poèmes afin de compléter les premiers vers qu’elle avait envoyés à Alexis Curvers et « d’équilibrer un peu mieux le petit volume, prosodiquement parlant »9, tout en soulignant qu’elle le laisse juge du choix final. « Voilà ce que c’est que d’encourager les poètes »10, note-t-elle, entre parenthèses. On conçoit aisément le prestige que Curvers comptait obtenir pour sa discrète revue en publiant le recueil de vers d’un auteur aussi prestigieux et respecté que Marguerite Yourcenar à laquelle il écrit fin septembre 1956 : Vos poëmes sont beaux, admirables, pleins de sens. Mais cela va sans dire. Je comprends mieux maintenant ce que vous aviez voulu me dire (à propos d’un de mes poèmes de La Flûte11, grand honneur que vous me faisiez) en parlant de cette foule de nuances précieuses que les poëtes ont laissé perdre en renonçant au grand ton des élégies d’autrefois. Ce ton, on peut dire que vous l’avez retrouvé.12
La sortie de la plaquette, éditée de manière artisanale et de façon quelque peu précipitée, devait coïncider avec la tournée de conférences que Yourcenar a effectuée en Belgique entre le 23 octobre et le 16 novembre 1956 et, en particulier, avec son passage à Liège à la mi-novembre où Les Charités d’Alcippe et autres poëmes devait être officiellement présenté au cours d’une séance de signature. Une lettre inédite envoyée début septembre 1956 à son ami et conseiller
9
Lettre à A. Curvers, 2 septembre 1956, HZ, p. 572. Ibid 11 A. Curvers fait référence à la lettre de M. Yourcenar du 25 janvier 1954 dans laquelle elle fait allusion à son sonnet « Ma fille », publié dans le premier numéro de La Flûte enchantée. 12 A. CURVERS, lettre à M. Yourcenar, 29 septembre 1956, Fonds Yourcenar. 10
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littéraire, l’éditeur Charles Orengo, résume la manière dont Yourcenar envisageait alors la publication des ses poèmes en Belgique : [J]e donnerai deux conférences [à Liège], l’une pour une société de conférences locale, l’autre à l’Université, une troisième enfin pour un petit groupe d’écrivains liégeois publiant une petite revue de poésie, La Flûte enchantée, et qui se propose de publier durant mon séjour à Liège, à quelque 400 ex. une plaquette d’une trentaine de poèmes de moi, sous le titre Les Charités d’Alcippe. Ces quelques poèmes sont d’ailleurs tirés d’un volume considérablement plus important, que je me propose un jour ou l’autre de publier au complet. La plaquette de Liège représente pour moi à la fois un geste gracieux d’amis belges, et une sorte de ballon d’essai.13
Une sorte de ballon d’essai. L’expression que Yourcenar reprend dans un autre document inédit14 résume parfaitement son état d’esprit au moment de rendre public des poèmes écrits ou réécrits au cours des trois décennies précédentes. L’écrivain saisit donc l’occasion qui lui est offerte de « tester » ses vers auprès d’un cercle de lecteurs, certes restreint, mais amateur de poésie et d’amis avec lesquels elle a accepté de partager, parmi ses nombreux poèmes, ceux qu’elle préfère. Remarquons par ailleurs qu’hormis sa pièce Électre ou la Chute des masques, éditée par Plon en 1954, Les Charités d’Alcippe et autres poëmes est le premier livre publié par Yourcenar depuis son triomphal Mémoires d’Hadrien. On peut supposer qu’un écrivain, qui a toujours désiré surprendre la critique, et ses lecteurs en apparaissant là où on l’attendait le moins, ait dû savourer l’idée d’offrir au public un volume de théâtre puis une plaquette de poésie promise à une diffusion confidentielle, alors qu’il était sollicité de toutes parts pour écrire un nouveau roman historique sur fond de civilisation gréco-romaine, destiné au grand public. Mais nous savons que Yourcenar considérait que son œuvre formait un tout inséparable et que ses poèmes avaient donc pleinement leur place au sein de sa galaxie littéraire, aux côtés de ses romans, essais, pièces de théâtre, 13
Lettre à C. Orengo, 2 septembre 1956, Fonds Yourcenar. Dans un texte autographe de trois pages dans lequel elle résume les problèmes nés suite à la publication de ses poèmes à La Flûte enchantée, M. Yourcenar écrit : « J’acceptai sachant que je n’étais pas prête encore pour publier l’ensemble de mes poèmes, et considérant cette entreprise comme une sorte de ballon d’essai. » Voir Fonds Yourcenar, dossier « Affaires courantes ».
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traductions… Ses poèmes ne sont-ils pas d’ailleurs aux avant-postes de son œuvre en prose, comme le souligne habilement Alexis Curvers, faisant écho à une remarque de Grace Frick ? Grace a bien raison de dire que ces poëmes annoncent Hadrien, certes le dernier (en date) et sans doute le plus comblé des bénéficiaires des charités d’Alcippe. Je crois que ces poëmes contribueront à éclairer toute votre œuvre, laquelle (comme celle de Proust) s’unifie à mesure qu’elle se diversifie, chacun des grands rayons qu’elle trace rappelant le regard vers l’étoile qui brille en son centre.15
L’analyse de l’éditeur et poète liégeois a sans doute touché Yourcenar qui avait alors envie de revenir à la poésie en rendant publics ses très nombreux poèmes auxquels elle tenait beaucoup. Si, dans ses notes personnelles, elle affirme qu’elle n’était pas prête en 1956 à publier l’ensemble de ses poèmes mais disposée à ne divulguer qu’un échantillon de ses vers, il semble que la réalité ait été sensiblement différente. En effet, dans un ajout autographe en marge de la lettre dactylographiée à Charles Orengo citée plus haut, en face du passage « que je me propose un jour ou l’autre de publier au grand complet », Yourcenar sollicite son ami et éditeur pour savoir s’il serait disposé à publier l’intégralité de ses poèmes aux éditions du Rocher16. C’est donc bien avant que Les Charités d’Alcippe et autres poëmes ne paraissent qu’elle envisage sérieusement d’offrir en édition courante l’ensemble de ses poèmes. D’ailleurs, dès réception de la lettre de Yourcenar, Charles Orengo lui communique son accord enthousiaste17. Aussitôt, elle informe Alexis Curvers de la situation, lui expliquant que devrait donc paraître, à la suite de son édition à tirage limité, une édition « ordinaire » du recueil complet, aux éditions du Rocher. Cette lettre du 15 septembre 1956 comporte un élément étonnant. Lorsqu’elle détaille le contenu du recueil intégral de ses poèmes à paraître au Rocher, Yourcenar mentionne ses juvenilia dans des 15
A. CURVERS, lettre à M. Yourcenar, 14 octobre 1956, document CIDMY. Voir lettre à C. Orengo, 2 septembre 1956, Fonds Yourcenar. 17 Dans une lettre datée du 11 septembre 1956, il lui écrit : « Je suis très sensible à l’offre que vous voulez bien me faire de réserver le recueil de poèmes aux éditions du Rocher. C’est avec la joie que vous devinez que je vous réponds "d’accord" ». Yourcenar lui répond le 22 septembre pour conclure l’affaire : « Nous voilà en principe d’accord pour le projet Rocher […] Je vous remettrai le manuscrit des Charités d’Alcippe cet automne. » Voir Fonds Yourcenar. 16
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versions le plus souvent revues et corrigées mais aussi, ce qui surprend, « quelque quarante pages de traductions de poèmes grecs »18. Ainsi songeait-elle en 1956, à réunir en un même livre qu’elle considérait comme une sorte d’anthologie de sa poésie complète, ses propres vers et ses traductions de poètes anciens auxquelles elle travaillait dans ces années-là et qui constitueront la matière de La Couronne et la lyre. Un tel projet poétique hybride pour le moins original ne verra jamais le jour. La lettre adressée à Curvers est d’ailleurs, à notre connaissance, le seul document où Yourcenar mentionne ce projet éditorial qui en dit long sur sa conception très ouverte de l’écriture poétique.
Un résumé de l’art du vers yourcenarien Les Charités d’Alcippe et autres poëmes sort donc des presses artisanales des éditions de la Flûte enchantée en novembre 1956. Tiré à 430 exemplaires sur vergé de Hollande, le volume de 39 pages contient un dessin d’Aristide Maillol en frontispice. Il comprend vingt-quatre poèmes composés, selon la datation très approximative de l’auteur, entre 1928 et 195519. En fait, la plaquette contient également des vers qui datent de la fin des années dix et du début des années vingt. Certains poèmes ont d’ailleurs connu une première publication dans Les Dieux ne sont pas morts. La plupart a été publiée pour la première fois dans des revues au cours des années vingt et trente. Huit seulement sont totalement inédits. Ce « ballon d’essai » est donc bien une sorte d’aperçu poétique yourcenarien et de son évolution au cours des quatre décennies qui précèdent la publication. Un recueil de morceaux choisis qui balise le domaine de sa poésie
18
Voir lettre à A. Curvers, 15 septembre 1956, HZ, p. 575. Voir « Chronologie », OR, p. XXVI. Il convient de noter que la datation précise des poèmes de M. Yourcenar est problématique, tant les sources à notre disposition sont peu fiables. Il s’agit principalement des dates de publication dans les revues mais également des dates d’écriture et de modifications que l’auteur a fait figurer dans l’édition définitive des Charités d’Alcippe (1984) ainsi que celles mentionnées dans son cahier inédit intitulé Album de vers anciens. Nous avons pu vérifier que de nombreuses dates étaient souvent imprécises, voire totalement fantaisistes, ce que confirme Yvon Bernier qui a établi avec M. Yourcenar l’édition de 1984 des Charités d’Alcippe. Voir entretien avec l’auteur, Québec, 19 avril 1998. 19
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versifiée et indique le chemin prosodique parcouru par Yourcenar, des juvenilia réécrites au fil des ans aux poèmes de la maturité. Marguerite Yourcenar a sans doute soigneusement sélectionné les vingt-quatre poèmes qui composent Les Charités d’Alcippe et autres poëmes. Trois poèmes, extraits des Dieux ne sont pas morts, ont été presque totalement réécrits, comme réinventés. « Sonnets », « Colonie grecque » et « Idoles » sont exemplaires de la fidélité du poète aux émotions et aux thèmes abordés dès l’adolescence. Leur transformation radicale témoigne surtout du patient travail prosodique qu’il effectue afin de donner à ses vers de jeunesse leur dimension adulte. Parmi la cinquantaine de poèmes de jeunesse qu’elle a publiés dans divers périodiques entre 1924 et 1935, certains ont fait l’objet de différentes campagnes de réécriture. Parfois Yourcenar a à peine retouché un élément de ponctuation ou corrigé un verbe comme dans « Hospes comesque » qui clôt le recueil. Quelquefois, elle modifie un ou deux mots comme pour les poèmes « L’homme épars » ou « Le miel inaltérable… ». Parfois elle réécrit un vers ou remodèle une strophe, comme dans « Voici le miel qui suinte… ». Il lui arrive également de simplement rectifier ou de changer un titre. Ainsi « Cantilène pour un joueur de flûte » devient « Cantilène pour un joueur de flûte aveugle ». L’énigmatique « Un dialogue d’Eleuthérios » se transforme en simple « Réponses ». Le poème « Fons memoriae », qui a subi plusieurs transformations, prend comme titre définitif « Vers orphiques ». Quelquefois encore, le poème que son auteur devait considérer comme « achevé » ne fait l’objet d’aucune modification, comme c’est le cas pour « Une cantilène de Pentaour » ou encore « Voici que le silence… » On retrouve également dans des versions plus ou moins modifiées, les poèmes que l’on peut considérer comme emblématiques de l’art poétique yourcenarien. Ceux pour lesquels Yourcenar semble avoir une tendresse particulière et qui représentent peut-être le meilleur de sa poésie à forme fixe. Nous pensons en particulier au long poème qui donne son titre au recueil, « Les Charités d’Alcippe » qui a subi quelques modifications depuis sa première publication en 1929. Dans la même veine, figure « Endymion » repris dans une version identique à celle de 1929. En revanche, « Le poème du joug » de 1935 a subi de notables modifications. Autres poèmes auxquels elle tenait beaucoup, les sonnets composés en hommage à Jeanne de
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Vietinghoff. Des « Sept poèmes pour Isolde morte » publiés en 1930 dans Le Manuscrit autographe, elle n’en a retenu que cinq regroupés, par une erreur de l’éditeur, sous le titre « Cinq sonnets pour les morts »20. On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé Marguerite Yourcenar à écarter de cet ensemble de poèmes, dédiés à une femme pour laquelle elle avait une profonde dévotion, deux sonnets qu’elle rétablira dans l’édition définitive de son recueil en 1984. Sans doute a-t-elle considéré leur présence comme redondante et susceptible d’accorder une trop grande place à cet hommage poétique à une morte dans un ensemble réduit dont le but était d’illustrer la diversité de son art poétique. Alors que les poèmes anciens, qui ont acquis une maturité prosodique grâce au métier acquis par le poète plongent le lecteur dans une poétique et des thématiques dont nous avons déjà analysé les contours et les ressorts, certains poèmes inédits ouvrent sensiblement l’horizon de l’art poétique yourcenarien. Avec « Poëme pour une poupée russe », écrit autour de 1932, le poète signe son sonnet le plus singulier. Il s’empare de l’art du calligramme apollinarien pour composer un poème visuel qui renvoie au monde de l’enfance, des comptines et du folklore populaire slave : Je suis le grand Maure (Rival de Petrouchka). La nuit me sert de troïka ; J’ai le soleil pour ballon d’or.21
Nous sommes loin des solennels poèmes à la gloire des dieux anciens. Yourcenar s’empare de l’espace de la page pour dessiner une silhouette typographique figurant une poupée. Elle jongle avec les mètres, allant du vers monosyllabique qui ouvre le poème au vers de quinze syllabes qui le clôt. Avec cette habile variation autour du sonnet, le poète entendait sans doute prouver que cette forme prosodique qu’il affectionne entre toutes offrait encore au poète d’étonnantes et ludiques possibilités. Remarquons que « Poëme pour une poupée russe » précède dans Les Charités d’Alcippe et autres poëmes « Sonnets », hommage quelque peu académique repris des Dieux ne sont pas morts. On mesure donc le parcours esthétique 20 21
Le titre choisi par M. Yourcenar était « Cinq sonnets pour une morte ». CA I, p. 25.
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effectué, et peut-être aussi le clin d’œil malicieux d’un auteur qui aime faire se rencontrer fidélité aux modèles anciens et innovation. Avec « Poëme pour une poupée russe », nous touchons à la veine ludique et légère que prend parfois la poésie de Yourcenar. Nous pouvons sans doute rapprocher cette riante et colorée poupée russe des résonances musicales et légères du poème « Pierrot pendu », écrit dix ans auparavant. Comme dans ce poème, la gravité clôt « Poëme pour une poupée russe ». Pierrot pendu, et la poupée russe, à l’image de l’homme, ne sont que de dérisoires pantins : Je suis très résigné, car je suis très savant. Ne raillez pas mon teint noir ni mes lèvres béantes : Je ne suis, comme vous, qu’un jouet entre des mains géantes.22
D’autres poèmes, écrits en 1942-1943, font entrer la tragique réalité de la guerre dans la poésie de Yourcenar. Avec « Drapeau grec » et « Temps de guerre », c’est sans doute la première fois que sa poésie se fait l’écho des soubresauts du monde qui l’entoure. Une simple épitaphe intitulée « Temps de guerre », écrite en hommage à Lucy Kyriakos, sa tendre amie grecque morte dans les bombardements de la ville de Ioannina, exprime en deux vers secs tout un monde de beauté saccagée par la guerre : Le ciel de fer s’est abattu Sur cette tendre statue.23
« Drapeau grec » s’inspire d’un événement rapporté par les journaux de l’époque, comme le précise Yourcenar au début de son poème : « Le bruit court qu’un evzone, chargé d’amener les couleurs grecques qui flottaient sur l’Acropole, à l’heure de l’entrée des troupes ennemies dans la ville, s’est précipité du haut du rocher avec le drapeau. »24 Touchée par ce « fait-divers » lourd de symboles et d’échos intimes, pour un poète qui avait choisi la Grèce comme terre d’élection avant son exil américain, Yourcenar chante la gloire sacrificielle du soldat insoumis et courageux :
22
Ibid. Ibid, p. 19. 24 Ibid, p. 18. 23
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Avec les soubresauts de joie D’un martyr aux bourreaux offert, J’écoutais la vivante soie Geindre et grincer comme du fer.25
Mais au moment où le soldat sacrifié fait son adieu à la vie, le poète transforme sa mort fatale en envolée vers le soleil : La chute en vol se transfigure ; Une aile se soude à ma peau ; Mes bras ouverts ont l’envergure De la hampe au flanc du drapeau. […] Ma mort volante aura tracé Le pur profil d’une Victoire.26
Comment ne pas songer au destin de l’Icare yourcenarien du Jardin des Chimères dont le poète avait, jadis, transformé la chute en apothéose ? Comme elle le fait souvent, Yourcenar parvient à marier mythe ancien et réalité moderne. Sa lecture de l’horreur guerrière tisse un invisible fil entre le monde contemporain et l’héroïsme des héros de l’Antiquité qui ont foulé le sol de la Grèce bien avant l’evzone « sacrifié » durant la seconde guerre mondiale. « Drapeau grec » est d’ailleurs l’un des multiples avatars du thème du sacrifice et du suicide, questions souvent liées, dans la vie et dans l’œuvre de Yourcenar27. Encore une fois sa poésie rejoint donc ses préoccupations les plus intimes. Deux poèmes des Charités d’Alcippe et autres poëmes sont contemporains de l’édition de la plaquette. Il s’agit de textes de circonstance écrits pour rendre hommage à deux amis artistes. « Clairobscur », dédié à Jean Cocteau, est né de la lecture fascinée de son recueil éponyme publié en 1954. « Impromptu » a été écrit après la mort de son amie le peintre Marie Laurencin en 1956 :
25
Ibid Ibid, p. 19. 27 Sur cette question, voir notamment Joan E. HOWARD, Sacrifice in the works of Marguerite Yourcenar. From violence to vision, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1992, 324 p. 26
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L’ange de la mort vous salue, Marie, âme pleine de grâce, Apollo là-haut vous fait place.28
On remarquera l’écho de la modernité technologique et spatiale à travers la mention de la fusée Apollo, qui fait se télescoper l’époque moderne et des images et références anciennes comme « [l]’ange de la mort » ou la référence double au peintre et à la mère du Christ, « Marie […] pleine de grâce ». Yourcenar évoque à ce sujet sa volonté de donner au poème une « note d’archaïsme volontaire et de madrigal moderne »29. Ce qui confirme que peu à peu, par petites touches discrètes, l’écho de l’époque et de ses jeux de langage se glisse au cœur de la poésie yourcenarienne. Ces deux poèmes très personnels sont les plus récents intégrés dans l’édition de 1956 des Charités d’Alcippe. Il convient d’y ajouter un autre poème que Yourcenar aurait également composé en 1956, « Vers gnomiques », de facture et d’inspiration trop traditionnelles pour que nous ne remettions pas en cause, ici plus qu’ailleurs, la peu fiable datation de l’auteur. Il semble faire d’ailleurs écho à « Vers orphiques » composé dès 1921, qui le précède dans l’ordonnancement du recueil. Dans « Vers gnomiques », le poète s’interroge à nouveau sur l’essence de la vie et sur la notion fluctuante de temporalité, centrale dans l’œuvre yourcenarienne : « Tout ce qui dure est passager ;/ […] Tout ce qui passe pourtant dure ; »30 À travers les huit poèmes inédits du recueil, Yourcenar semble vouloir agrandir son territoire poétique en entrant discrètement en contact avec un « ici et maintenant » jusqu’alors plutôt absent de ses préoccupations. Elle n’en demeure pas moins, avant tout, le chantre d’un humanisme classique qui revendique ses origines, comme en témoigne un poème inédit tel que « Vieille Provence », qu’elle aurait écrit en 1924 et revu en 1955. Ce sonnet s’apparente d’ailleurs par son thème et sa facture très classique à la série de poèmes intitulée « Paysages provençaux », publiée dans Les Dieux ne sont pas morts. Dans « Vieille Provence », le poète évoque en un voyage historique, géographique et symbolique, des épisodes et des figures célèbres qui 28
CAI, p. 20. Notons qu’une coquille a remplacé « Apollo » par « Apollon ». Voir dossier « Affaires courantes », Fonds Yourcenar. 30 CA I, p. 17. 29
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ont inscrit leur marque dans ces paysages et ces sites, première étape de la découverte de l’Antiquité pour la jeune Marguerite Yourcenar. En publiant en 1956 dans un recueil à caractère anthologique un choix de ses « meilleurs » poèmes, tout au moins ceux qui l’accompagnent parfois depuis plusieurs décennies, le poète ne renie rien. Il reste fidèle à un art presque immuable qui fait de la poésie un chant intemporel capable d’émouvoir les hommes d’hier et d’aujourd’hui. Qu’importe à Yourcenar que le chant qu’elle entonne dans Les Charités d’Alcippe et autres poëmes puisse paraître anachronique à l’ère du Nouveau roman et des expériences poétiques post-surréalistes. Au-delà de la motivation littéraire qui lui fait publier, au milieu des années cinquante, un ensemble de poèmes néoclassiques atteignant à ce qu’elle considère comme une certaine perfection formelle, on peut envisager cette publication comme un acte de résistance, une entreprise militante dont le but serait de rendre justice à la séculaire tradition du vers français qu’elle aime tant. Son recueil se lirait alors comme une touchante recherche du vers perdu. C’est ce qui ressort de la lecture d’un document inédit. Il s’agit du prière d’insérer rédigé par Marguerite Yourcenar pour accompagner Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, texte qui n’a sans doute jamais été imprimé, ni diffusé : Madame Marguerite Yourcenar connue surtout pour ses romans comme les Mémoires d’Hadrien […], des essais comme Les Songes et les sorts, ou des poèmes en prose comme Feux, a aussi produit une œuvre poétique considérable, œuvre tantôt inédite et récente, tantôt au contraire déjà publiée dans diverses revues au cours de longues années. L’emploi du vers traditionnel, assoupli seulement çà et là par d’imperceptibles modifications soigneusement préméditées, répond chez elle à une volonté de fidélité à la vieille tradition rythmique et prosodique française dont les innombrables combinaisons, délaissées de nos jours en faveur d’une prosodie plus libre ou même d’une absence de prosodie, lui paraissent pourtant loin d’être épuisées.31
Tout est là. Plus que le simple texte de présentation d’un livre à paraître, cet énoncé rédigé par Yourcenar est une sorte de profession de foi en faveur de la poésie ou encore un tract argumenté destiné à convaincre. L’auteur y affirme clairement ses choix, pour la première 31
Voir Fonds Yourcenar.
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fois peut-être, il revendique « une œuvre poétique considérable », que ses fictions romanesques ont sans doute éclipsée aux yeux du grand public. Il insiste sur ces « imperceptibles modifications soigneusement préméditées », qui témoignent du travail créatif du poète, et qui pourraient échapper au lecteur. Il réaffirme ses convictions esthétiques et rend justice « à la vieille tradition rythmique et prosodique française », négligée par le plus grand nombre, mais qui n’a pas dit son dernier mot. Tel est le message qu’il entend délivrer en publiant ce nouveau recueil de poèmes. Mort et renaissance d’un livre intime Les Charités d’Alcippe et autres poëmes est un livre mort-né, condamné dès sa sortie, à la suite d’un conflit opposant son auteur et son éditeur. En effet, la précipitation avec laquelle a été préparée l’édition à tirage limité, mais aussi des dysfonctionnements dans la communication entre Marguerite Yourcenar et Alexis Curvers ont causé l’insatisfaction de l’auteur puis la rage de l’éditeur. Celui-ci a, semble-t-il, tenté d’obtenir de l’auteur en octobre 1956, au moment de la fabrication du livre, un certain nombre d’éclaircissements concernant des détails du manuscrit. Mais les communications postales entre la Belgique et la Hollande, où Yourcenar effectue alors une tournée de conférences, retarde quelque peu les choses. Lorsqu’elle lui répond enfin et lui fait part des passages à corriger, le livre est déjà sous presse. Quand elle découvre à son arrivée en Belgique la plaquette, Yourcenar ne peut que dénoncer les regrettables coquilles qui subsistent et répéter qu’elle n’approuve ni le choix de l’illustration signée Maillol, « cadrant très peu avec le style de mes textes, [ni le] choix d’un caractère trop orné »32. Elle écrit donc son mécontentement à l’éditeur qui s’exaspère, selon elle, de ses remarques et la reçoit à Liège avec une certaine nervosité. Lorsqu’il s’aperçoit qu’elle a effectué des corrections à la main sur chacun des exemplaires dédicacés qu’elle destine à la presse et à quelques amis, il explose. Il fait aussitôt revenir les exemplaires déjà expédiés aux libraires, refuse d’envoyer les exemplaires dédicacés à leurs destinataires et décide finalement de retirer du commerce Les Charités 32
Dossier « Affaires courantes », Fonds Yourcenar.
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d’Alcippe et autres poëmes. Informée de cette décision, Yourcenar tente de comprendre ce qu’elle nommera quelques mois plus tard, le « curieux coup de force de l’éditeur-poète »33, en lui téléphonant de Paris, avant de regagner les États-Unis. Mais en vain. Comme seule réponse Alexis Curvers lui envoie un exemplaire déchiré du volume qu’elle conservera toute sa vie et lui annonce que l’affaire est désormais entre les mains de son avocat. Après une bataille juridique qui dura neuf ans, Yourcenar finit par entrer en possession des exemplaires de son livre échappés du naufrage de l’édition fantôme de 195634. Si, dans les mois qui ont suivi la « crise » de novembre 1956, Yourcenar, qui laisse son avocat parisien régler le conflit, veut se convaincre qu’elle « n’attache guère d’importance à cette mince affaire »35, comme elle l’écrit à son amie Natalie Barney , il est certain qu’elle a été profondément touchée par la non-sortie de son livre. La correspondance avec certains de ses intimes témoigne d’une blessure et de son incompréhension face à l’attitude psychorigide de Curvers qu’elle décrit comme « un homme aigri par des déboires littéraires, instable, et somme toute malheureux »36. « L’affaire Curvers » n’est pas son premier litige avec un éditeur. Yourcenar était coutumière des batailles d’avocats pour défendre ses droits et ses prérogatives d’écrivain. C’est tout de même la première fois qu’un de ses livres, publié dans un élan d’amitié et d’entente poétique, est condamné aux oubliettes sans avoir réussi à rencontrer le très confidentiel public d’amateurs et d’amis que pouvait espérer atteindre une plaquette artisanale imprimée à seulement 430 exemplaires. Mais qu’importe le nombre ou l’audience qu’aurait pu avoir Les Charités d’Alcippe et autres poëmes. Pour Yourcenar, ce qui compte sans doute, c’est qu’en empêchant la commercialisation de ses poèmes, Alexis Curvers lui interdit de chanter, la censure en quelque 33
Lettre à C. Orengo, 29 février 1957, Fonds Yourcenar. À la fin du conflit, en 1965, M. Yourcenar chargera son avocat Maître Marc Brossollet de déposer auprès de Charles Orengo, 200 exemplaires de la plaquette. Ils disparurent à la mort de celui-ci. Sur le règlement du conflit Yourcenar-Curvers, voir Fonds Yourcenar, dossier « Affaires courantes » ; Marc BROSSOLLET, Dossier « Litige Yourcenar-Curvers » [document inédit et confidentiel], Archives M. Brossollet ; entretien de l’auteur avec Maître Marc Brossollet, Paris, 13 février 2003. 35 Lettre à N. Barney, 27 décembre 1956, Fonds Barney. 36 Lettre à C. Orengo, 29 février 1957, Fonds Yourcenar. 34
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sorte, en lui ôtant autoritairement le droit de mener à terme la « mission » qu’elle annonce dans le texte du prière d’insérer qui devait accompagner la plaquette finalement « interdite » de lecture. Elle n’abandonne d’ailleurs pas l’espoir que certains des exemplaires de son recueil rencontrent tout de même leur public. Dans un premier temps, elle espère, en effet, que le directeur de La Flûte enchantée va tout de même envoyer la quarantaine d’exemplaires qu’elle a dédicacés et s’en enquiert auprès de ses amis pour savoir s’ils l’ont effectivement reçu. 37. Son ami Charles Orengo, qui sonde le Tout-Paris littéraire pour elle, ne la rassure d’ailleurs pas : « Tout le monde a dû vous le dire : le choix de vos poèmes édité en Belgique est inconnu ici et plusieurs des personnes auxquelles vous destinez un exemplaire ne l’ont jamais reçu. »38 Si elle a surtout réservé ses envois personnalisés à quelques amis et critiques dont elle est proche, la liste du service de presse comprend également les noms de poètes en vue tels Aragon, Breton, Cocteau ou Pierre Emmanuel. Si Cocteau a bien reçu son exemplaire, nous ignorons ce qu’il en est des autres poètes. Mais alors que le processus de conciliation juridique est en branle, Yourcenar tente par ses propres moyens de récupérer quelques exemplaires, en les achetant par l’intermédiaire d’un libraire belge. Il est incontestable que ce désir farouche de se réapproprier ses poèmes « perdus » est non seulement le signe de sa volonté de faire respecter sa production, mais aussi la marque de son attachement à des œuvres qu’elle ne parvient pas à abandonner au néant. D’ailleurs, tout juste un an après la nonsortie de son recueil, en novembre 1957, Yourcenar enregistre à New York un disque 33 tours contenant un choix de ses travaux poétiques dont plusieurs poèmes extraits des Charités d’Alcippe et autres poëmes, dans des versions légèrement modifiées, et deux poèmes inédits39. Par la voie du disque, elle tente à nouveau de faire partager son « message » poétique, en faisant vivre ses vers de toutes les manières possibles. 37
Voir notamment lettre à Natalie Barney, 27 décembre 1956, Fonds Barney. Lettre à M. Yourcenar, 22 février 1957, Fonds Yourcenar. 39 Voir disque contenant une lecture par M. Yourcenar de « Marie-Madeleine ou le Salut », extrait de Feux ainsi que des poèmes suivants : « Les Charités d’Alcippe », « Vers orphiques » et « Hospes Comesque », extraits des Charités d’Alcippe et autres poëmes que complètent deux poèmes inédits, « Quia Hortulanus esset » et « Signes ». New York, Gotham Recording Corporation, 1957, GRC-4877. 38
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D’ailleurs, dès qu’elle entre en possession des exemplaires des Charités d’Alcippe et autres poëmes qui lui reviennent, à partir de 1965, Yourcenar va accorder une seconde naissance symbolique à son livre. En effet, pendant de longues années, cette édition fantôme connaîtra une diffusion privée auprès de quelques amis et connaissances de l’écrivain. Elle semble même avoir été pour Yourcenar une sorte de précieux cadeau bibliophilique qu’elle réservait à des personnes de choix devant mériter un tel présent. Ainsi jusqu’à la fin de sa vie, elle enverra quelques dizaines d’exemplaires de la plaquette « retrouvée » à des intimes, des poètes amis et autres collaborateurs dont le poète Marcel Hennart, les critiques Patrick de Rosbo et Jean Roudaut, ses amis Jeanne Carayon, Yvon Bernier, Joan E. Howard, l’écrivain et traductrice Silvia Baron Supervielle ou son avocat Maître Marc Brossollet, parmi des dizaines d’autres. Cette « petite plaquette très rare, qui n’a jamais été mise dans le commerce» 40, comme elle l’écrit à Silvia Baron Supervielle, doit donc se mériter ou se gagner comme un précieux trophée poétique, selon Yourcenar qui la réserve aux quelques personnes qu’elle sait sensibles à un tel présent poétique. L’exemplaire que reçoivent ses amis prend d’ailleurs un sens et une valeur supplémentaires. En effet, Yourcenar a pris l’habitude d’ajouter à la main sur les pages de garde, les pages de couverture et les pages de titre, en début et en fin de volume, un certain nombre de poèmes « nouveaux », faisant de chaque exemplaire offert un livre unique, enrichi de plusieurs inédits autographes, à forte valeur bibliophilique et affective. Après examen de plusieurs exemplaires ainsi « enluminés », le plus souvent à l’encre noire ou bleue, on se rend compte du soin maniaque que Yourcenar accordait à chaque nouvel envoi qui lui demandait beaucoup de temps et d’attention. En fait, elle fait de la « renaissance » des Charités d’Alcippe et autres poëmes, un véritable acte de création. En inscrivant pour chaque exemplaire offert vis-à-vis du texte imprimé certains poèmes qui figureront dans l’édition définitive de 1984, l’auteur se réapproprie son œuvre qu’elle vivifie et projette dans l’avenir. L’édition « sacrifiée » de 1956 n’est pas totalement morte puisqu’elle revit grâce aux soins du poète qui la transforme en nouveau support d’écriture. Il anticipe de cette manière une nouvelle naissance de son livre, l’éclosion de nouveaux poèmes et finalement 40
Lettre à Silvia Baron Supervielle, 15 juin 1980, Archives S. Baron Supervielle.
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une nouvelle édition, conforme cette fois-ci à ses souhaits. Ce singulier dialogue que Yourcenar instaure avec sa propre poésie, toujours présente dans ses préoccupations esthétiques, sa façon d’entrer en contact intime avec les autres à travers ses poèmes, montrent bien combien elle était attachée à un pan essentiel de son œuvre pourtant demeurée dans l’ombre. Les Charités d’Alcippe et autres poëmes demeure un livre à part dans l’ensemble de la production yourcenarienne, sans doute l’un de ceux pour lesquels Yourcenar a le plus lutté pour qu’il existe, du moins à ses yeux de poète et à ceux de quelques lecteurs complices. Mais s’il n’a pas connu de véritable diffusion commerciale et si son auteur a sans doute été ébranlé par la longue procédure qui lui a permis de se réapproprier sa propre poésie, elle avait pour cette mince plaquette mal composée une certaine tendresse. Elle représente une étape importante dans son parcours poétique. Le recueil illustre à la fois la maturation de son art, la fidélité à la forme fixe et annonce l’édition revue et augmentée de 1984. Finalement, cette « sorte de ballon d’essai » a tenu ses promesses. Il lui aura, par ailleurs, permis d’obtenir, certes à titre amical, la seule récompense que lui vaudra sa poésie, le Prix Renée Vivien, que lui a décerné, en 1958, l’Académie des femmes, instituée par son amie Natalie Barney.
Les Charités d’Alcippe, édition définitive (1984) Un projet longtemps différé Lorsque Yourcenar publie en 1956 Les Charités d’Alcippe et autres poëmes en édition limitée, elle envisage déjà la publication en édition courante d’un ensemble plus substantiel de ses travaux poétiques, qui devait paraître, par l’intermédiaire de son ami Charles Orengo, aux éditions du Rocher. Bien que l’accord parût scellé entre l’auteur et l’éditeur, le livre ne verra jamais le jour. Il semble toutefois certain que, malgré et sans doute même en raison de l’ « échec » de la plaquette publiée en Belgique, Yourcenar n’a jamais abandonné l’idée d’offrir à ses lecteurs les plus fidèles un panorama complet de sa poésie à laquelle elle ne cesse de revenir. Si, occupée à la fin des années cinquante et dans les années soixante par de nombreux chantiers littéraires, en particulier celui de L’Œuvre au noir, elle n’a
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guère le loisir de se consacrer à une réédition revue et augmentée de ses poèmes, dès 1973, le projet revient à l’ordre du jour. Elle note dans ses carnets, parmi de nombreux autres textes à revoir, « Les Charités d’Alcippe avec poèmes anciens (à réviser pour une édition en un vol[ume]). »41 La même année, évoquant dans une lettre à Denys Magne ses poèmes de jeunesse réécrits au fil des ans, elle précise : « Je publierai peut-être un jour ces exercices dans quelque édition à très petit tirage. »42 Remarquons que le projet plutôt vague qu’elle signale à Denys Magne ne semble pas correspondre strictement à celui qui est le sien depuis des années, c’est-à-dire, rassembler en un volume « toute la production poétique dont elle souhaite garder trace »43, comme elle l’écrit dans la « Chronologie » du premier volume de ses œuvres dans La Pléiade. En 1975, elle semble décidée à mener à bien son projet initial. Elle propose donc à Claude Gallimard de publier en un volume d’une centaine de pages, « toute "l’œuvre poétique" de moi que je désire voir paraître. »44 Elle précise qu’elle fera précéder le choix de ses poèmes d’une préface d’une douzaine de pages, ajoutant : « Je sais qu’un volume de ce genre n’est jamais, ou très rarement, pour un éditeur une valeur de vente, mais aimerais […] avoir votre opinion. »45 Le projet ne se réalise pas dans les années qui suivent. En juin 1980, elle écrit à Silvia Baron Supervielle qu’elle fera peut-être paraître, dans les mois qui suivent, chez Gallimard, le volume de poèmes, souhait qu’elle renouvelle, de manière plus vague, en mars 198146. Finalement, le livre ne verra le jour qu’en 1984, sans la préface initialement prévue. Avant que la version définitive des Charités d’Alcippe ne paraisse enfin, deux traductions de ses poèmes voient le jour en 1982. L’une, en espagnol, est signée par le poète Silvia Baron Supervielle, qui a demandé à Yourcenar la permission de faire paraître une édition de ses poèmes à forme fixe dans une traduction qu’elle considère comme un « exercice de style » et un témoignage d’admiration pour 41
Voir « Projets 1973 », S II, p. 41. Lettre à D. Magne, 15 avril 1973, Fonds Yourcenar. 43 OR, p. XXXV. 44 Voir lettre à Claude Gallimard, 7 juillet 1975, Archives Gallimard. 45 Ibid 46 Voir lettres à Silvia Baron Supervielle, 15 juin 1980 et 13 mars 1981, Archives S. Baron Supervielle. On comprend aisément qu’en 1980-1981, années marquées par son élection et sa réception à l’Académie française, M. Yourcenar n’ait guère eu le temps de mener à bien l’édition définitive de ses poèmes. 42
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l’ensemble de son œuvre47. Simultanément, Yourcenar autorise la parution aux États-Unis d’une édition de luxe en anglais limitée à 250 exemplaires, réalisée par deux universitaires, Edith Farrell et Frederick Farrell48. Hormis la traduction de certains de ses vers dans des revues étrangères, il s’agit des toutes premières traductions de la poésie à forme fixe de Yourcenar. La publication de ces deux livres a sans doute réactivé chez l’auteur son désir d’offrir aux lecteurs francophones un recueil de ses plus beaux poèmes. C’est en tout cas l’argument invoqué par son ami et collaborateur Yvon Bernier pour l’inciter à établir « une édition de référence en français » de sa poésie versifiée49. Elle lui confiera donc le soin d’établir, avec elle, le manuscrit des Charités d’Alcippe qui paraîtra aux éditions Gallimard en septembre 1984.
Une édition considérablement revue et augmentée Entre le « ballon d’essai » de 1956, et l’édition définitive de 1984 qui regroupe tous les poèmes auxquels elle tient, le volume de ses vers s’est très sensiblement épaissi, il a même plus que doublé puisque l’on est passé de vingt-quatre poèmes à cinquante-cinq. Le livre reprend l’intégralité des poèmes contenus dans la plaquette éditée à La Flûte enchantée que complètent vingt et un poèmes déjà édités ailleurs et dix inédits. Les Charités d’Alcippe symbolise parfaitement le parcours créatif d’une vie, avec des poèmes qui illustrent plus de cinq décennies d’écriture poétique, d’ « Idoles » dont la première version date de 1919 à « Journaux quotidiens », distique écrit en 1965. Nous avons souligné le constant travail de réécriture qui caractérise l’ensemble de l’œuvre yourcenarienne. Si, dans le cas des fictions romanesques, des essais ou du théâtre, il s’agit le plus souvent d’élaborer, à partir d’un texte publié une seconde version définitive 47
Voir entretien avec l’auteur, Paris, 11 octobre 2001. M. YOURCENAR, Las Caridades de Alcipo y otros poemas, traduction Silvia Baron Supervielle, Madrid, Visor Libros, 1982, 111 p. Notons que dans sa préface, la traductrice souligne que cette première traduction devance la publication de l’édition définitive du recueil à paraître prochainement en France. Voir p. 7. 48 M. YOURCENAR, The Alms of Alcippe, traduit par Edith FARRELL, avec une introduction de C. Frederick FARRELL Jr, New York, Targ Editions, 1982, 49 p. 49 Voir entretien de l’auteur avec Y. Bernier, Québec, 19 avril 1998.
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que Yourcenar ne retouchera plus, dans le cas de la poésie la démarche est plus complexe. En effet, comme nous l’avons déjà remarqué, la réécriture de ses poèmes semble être pour Yourcenar une manière d’ascèse littéraire, un exercice auquel elle revient constamment, se replongeant chaque fois dans des émotions parfois vieilles d’un demi-siècle, qu’elle revisite, réinterprète et auxquelles elle redonne par un patient travail prosodique une seconde jeunesse. Cet aspect de perpétuel « chantier » est particulièrement sensible dans la dernière édition des Charités d’Alcippe. À sa lecture, on peut deviner les décennies de réflexion de l’auteur sur sa propre poésie, l’évolution de son écriture, l’assurance stylistique due à la maîtrise de son art, mais aussi les hésitations, les retours en arrière qui témoignent d’une écriture jamais satisfaite d’elle-même, toujours en mouvement, en transformation. Pour Yourcenar, cette poésie, même si elle est « ancienne », est toujours nouvelle et vivante lorsqu’elle la relit en vue de sa republication. Elle s’y reconnaît sans doute encore parfaitement et demeure intimement liée à ces vers qui ont accompagné son existence. En 1980, faisant écho à une remarque de Silvia Baron Supervielle, elle lui écrit : Vous avez raison, ces poèmes sont jeunes, mais moi, qui me méfie de plus en plus de l’expression « littéraire » des émotions, je commence à ré-aimer leur simplicité. Et puis, comme vous le dites, la plupart des thèmes de mon œuvre future sont là. Il est stupéfiant qu’au cours de sa vie un poète, toujours re-sent la même chose. C’est à s’étonner que le cœur tienne le coup.50
Toujours fidèle à la conception valéryenne qui prétend qu’un poème n’est jamais achevé, Yourcenar a donc repris encore une fois nombre de poèmes pour leur accorder une ultime version, parfois très différente de la première. Il lui arrive aussi, après avoir réécrit un vers ou une strophe, de revenir à la première version et la trouver finalement plus satisfaisante. Parfois elle déconstruit un poème, y ajoute des éléments puisés dans un autre poème, qu’elle amalgame en une version hybride. La suite de sonnets souvent remaniée, intitulée finalement « Sept poèmes pour une morte », est emblématique de cette manière de construire, déconstruire puis reconstruire ses poèmes. Une
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Lettre à S. Baron Supervielle, 15 juin 1980, Archives S. Baron Supervielle.
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lecture croisée des trois versions publiées51 montre le travail du poète et ses repentirs, témoignant de l’attention extrême qu’il portait à cet ensemble de vers dédiés à un être ayant beaucoup compté dans sa vie et son œuvre. Ainsi le sonnet titré « Voici le miel qui suinte », écrit en 1929 et publié pour la première fois en 1930 dans le Manuscrit autographe, a été considérablement remanié en vue de son édition dans la plaquette de 1956, Les Charités d’Alcippe et autres poëmes. Le poète a complètement réécrit les deux tercets. Il insère même dans la nouvelle version un vers emprunté à un autre poème de la suite52. La version définitive de 1984 reprend quasi intégralement la version de 1930, le vers emprunté retrouvant son poème d’origine. Dans d’autres sonnets de « Sept poèmes pour une morte », le travail de recomposition se fait plus discret. À d’autres endroits, il semble qu’à la relecture Yourcenar ait regretté les modifications retenues pour l’édition de 1956 et finalement préféré revenir à ses émotions et expressions premières, celles qui ont accompagné la naissance de ses poèmes. Mais dans la plupart des cas, elle conserve dans l’ensemble les corrections apportées à ses poèmes pour la version de 1956. Le travail de réécriture est beaucoup plus intense pour la vingtaine de poèmes de jeunesse publiés dans des revues dans les années vingt et trente et qu’elle exhume de ses tiroirs pour leur donner une seconde vie. À quelques exceptions près53, chacun des poèmes republiés, parfois à six décennies de distance, a été profondément revisité. Pour certains d’entre eux, il s’agit davantage d’une simple réécriture stylistique que d’une véritable recréation qui modifie totalement la physionomie et le sens du poème. On constate ce changement notamment dans le poème « Album italien : Carrare », très différent de la première version publiée dans La Revue des jeunes en 1928, sous le titre « Dolor marmor ». Alors que la première version publiée est un chant au noble marbre, « Matrice des divinités » qui rêve du sculpteur qui viendra faire vivre sa chair blanche et pure, la version réécrite en 1958 est plus sombre et plus violente. La « Matrice 51
Celle du Manuscrit autographe (1930), celle des Charités d’Alcippe et autres poëmes (1956) et celle de l’édition définitive de 1984. 52 « Je heurte mon amour aux angles d’un tombeau » inclus initialement dans le sonnet « Je n’ai su qu’hésiter… », non retenu dans Les Charités d’Alcippe et autres poëmes. 53 « Cantilène pour un visage », CA II, p. 14 ; « Une épigramme amoureuse inspirée de Platon », ibid., p. 37 ; « Une épigramme amoureuse inspirée de Djelal Eddin ElRoumi », ibid.
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des divinités » devient « marbre insulté » par l’utilisation « obscène » que les hommes feront de ce « beau grain d’éternité » réduit désormais à incarner « [l]e faciès des bourgeois de Gênes »54. On entrevoit à la lecture des deux versions du poème que plus de trente années séparent le cheminement spirituel de Yourcenar, de l’idéalisme hellénique de la jeunesse à la désillusion caustique de la maturité. Le poète n’est plus dupe. Il sait désormais que les dieux sont bien morts et que les carrières de marbre qui l’ont fait rêver jadis à Carrare ne servent plus à célébrer le culte de la beauté antique mais celui de l’argent, de la laideur et de la vulgarité. Autre poème ayant subi une totale désintégration, « L’Idolino », revu et considérablement corrigé à vingt-cinq ans de distance. La première version écrite en 1924 et publiée l’année d’après dans la revue Poésie, dans une suite intitulée « Trilogie héroïque », était une ode très sage au « juvénile athlète » coulé dans le bronze. Il s’agissait, comme d’autres poèmes de l’époque, d’une œuvre archéologique à la gloire d’une Grèce idéalisée. Quand Yourcenar reprend ce thème en 1949, elle le métamorphose, le rend plus vivant, plus proche du lecteur moderne qui n’a plus l’impression d’être en présence d’un bronze antique mais d’un être palpitant dont le destin l’émeut. Le poète a introduit du sang dans le corps de son athlète pindarique, « [à] peine moins mortel que la chair jeune et chaude »55. Du coup, son poème est plus sensuel. Le poète use d’images qu’il n’aurait pas osées en 1925 : « Mes reins, mes flancs étroits ont des courbes d’épure,/ Éphémère garçon en métal imité. »56 Des « Quatre épigrammes amoureuses qui se souviennent de Platon » publiées dans La Revue mondiale en 1929, Yourcenar n’en a retenu qu’une seule publiée sous le titre « Une épigramme amoureuse inspirée de Platon »57. En fait, Les Charités d’Alcippe contient une autre épigramme inspirée de Platon, extraite de La Revue mondiale, mais la « paternité » de l’inspiration de ce quatrain a mystérieusement changé. Il s’agit désormais d’ « Une épigramme amoureuse inspirée de Djelal-Eddin-El-Roumi » 58 et non plus de Platon. On ne peut 54
CA II, p. 58. CA II, p. 62. 56 Ibid M. Yourcenar évoquait plus sobrement dans la première version de « L’Idolino » parue en 1925, « [l]a courbe de l’épaule et la courbe du rein. » 57 Ibid, p. 37. 58 Ibid 55
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savoir avec certitude pourquoi Yourcenar attribue finalement au célèbre poète mystique persan une inspiration qu’elle avait d’abord attribuée à Platon. Il semble tout de même que le ton du quatrain qui réunit quête amoureuse et transcendance mystique soit bien dans la manière du poète soufi qui institua, au XIIIe siècle, la danse sacrée des derviches tourneurs, en hommage à son défunt maître bien-aimé. C’est donc bien à une totale réinterprétation, et parfois même à une réinvention, que Yourcenar s’est prêtée pour certains des poèmes qui accompagnent l’évolution de sa sensibilité esthétique. Sans plus nous attarder sur les poèmes déjà publiés dont nous avons analysé la thématique précédemment, il convient de s’arrêter sur la dizaine de poèmes inédits, composés, selon la datation de l’auteur, entre le début des années trente et le milieu des années soixante. Le plus ancien des poèmes inédits publiés dans Les Charités d’Alcippe remonte aux années 1931-1933. Il s’agit de « Quia hortulanus esset » dont le titre et le thème s’inspirent de l’Évangile de Jean, en particulier de l’apparition de Jésus en jardinier, en présence de MarieMadeleine, personnage qui réapparaîtra dans l’œuvre yourcenarienne, en particulier dans Feux. Jésus, déjà présent dans la poésie versifiée de Yourcenar59, est abordé, comme presque toujours chez elle, « obscur et […] insulté/ Semant sa sueur d’agonie/ Aux sillons du futur été. »60 C’est l’humble serviteur des hommes (« Je suis plus vendu qu’un esclave,/ Et, plus qu’un pauvre, abandonné ; »61), l’ami de la nature innocente et des bêtes (« Les Lys et les agneaux, mes frères, »62) qu’elle se plaît à célébrer quand elle rend hommage au « jardinier aux mains percées/ Sous l’arbre noir du Golgotha. »63 Cette image du Christ des Douleurs qu’elle se plaira souvent à évoquer comme l’aspect le plus sublime de l’héritage chrétien dont elle se réclame, se rapproche étrangement des textes des spirituals, qu’elle découvrira lors de son premier séjour aux États-Unis en 1937 et pour lesquels elle se passionnera jusqu’à la fin de sa vie. Si « Quia hortulanus esset » est publié pour la première fois en 1984, nous connaissons une autre version, légèrement plus courte du même poème, récité par 59
Voir notamment l’évocation du Christ lors de l’épisode du Chemin de croix dans le poème « Visions », DPM, p. 148. 60 CA II, p. 36. 61 Ibid, p. 35. 62 Ibid 63 Ibid, p. 36.
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Marguerite Yourcenar sur le disque de ses poèmes enregistré à New York en 1957. Cet enregistrement fait état d’une version légèrement différente de celle du manuscrit de 1931-1933 que nous avons consulté, et qui a été reprise exactement dans Les Charités d’Alcippe. La version orale de 1957 supprime les strophes 5 et 6 et propose quelques légères variantes de pure forme. Seul un mot changé dans le premier vers surprend un peu. En effet, « Je suis l’ouvrier du silence », retenu dans les versions initiale et définitive a été remplacé en 1957 par « Je suis le maître du silence ». On ignore bien sûr ce qui a poussé Yourcenar à transformer, lors de l’enregistrement du disque, l’ouvrier en maître, un terme que contredit le contexte et l’esprit du poème dans lequel Jésus est qualifié d’esclave, de pauvre et de jardinier. Il s’agit peut-être simplement d’un lapsus de la récitante lors de l’enregistrement du disque. Parmi les autres poèmes imaginés dans la première moitié des années trente, « Ode aux bourreaux », écrit en 1932, revient à la poésie allégorique, surtout présente dans la production des années vingt, en évoquant la Douleur, le Désir, la Mort… dans le style froid et noble qui est celui de certains poèmes de jeunesse. À l’opposé, « Gares d’émigrants : Italie du Sud », composé en 1934 et revu en 1959 plonge le lecteur dans la réalité la plus sombre. Sans doute inspiré d’une scène réelle, observée dans quelque ville d’Italie pendant la crise des années 1920-1930, le poème fourmille de brefs instantanés pathétiques dans lesquels le poète saisit les signes de la détresse humaine et s’insurge contre la misère de ce qu’il nomme les « éternels écrasés » : Douaniers ; à quoi sert la frontière ? Chaque riche a la terre entière ; Tout misérable est étranger. […] Bétail fourbu, corps épuisés, Blocs somnolents que la mort rase, Ils se signent, terrorisés. Cri, juron, œil fou qui s’embrase ; Ils redoutent qu’on les écrase, Eux, les éternels écrasés.64
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Ibid, p. 69-70.
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Le style est rapide, nerveux, parfois presque télégraphique, comme si le poète, trop ému, voulait retranscrire, dans l’urgence, mille images de cette misère humaine à laquelle Yourcenar sera toujours sensible. Tel un reporter qui retranscrirait une situation dramatique le poète saisit les scènes les plus quotidiennes et les détails les plus triviaux (« Buffet : trop cher pour y manger ; »65). Il fait entendre le cri de colère des exilés en quête d’une vie meilleure, multiplie les notations de couleurs qui disent leur malheur (le rouge du fanal, « œil sanglant des gares » opposé aux « faces hâves » des émigrants, à la cendre, au charbon des machines…) et se questionne lucidement sur leur hypothétique avenir : Le travail pèse ; ils sont bâtés Le vent disperse ; ils sont jetés. Ce soir la cendre. À quand les laves ?66
La violence de telles images et le ton presque politique d’un tel discours poétique surprennent un peu et ne sont pas sans rappeler son poème « communiste », « La Faucille et le marteau ». « Gares d’émigrants : Italie du Sud », poème dans lequel la misère du monde s’étale, pour la première fois, de manière prosaïque dans la poésie de Yourcenar annonce, en fait, d’une certaine manière, l’atmosphère des guerres baltes décrites dans son roman Le Coup de grâce, composé en 1938 ou certains aspects de la misère et de l’oppression idéologique de l’Italie fasciste, tels que Yourcenar les laisse deviner dans la première version de Denier du rêve, ébauchée vers la même époque que la première mouture de « Gares d’émigrants : Italie du sud ». Très différente est une série de poèmes écrits entre 1934 et 1938, abordant la question de la passion dévoratrice et de l’amour rêvé ou frustré qui se consume en pure perte. Peut-être pour la première fois, en tout cas dans sa poésie versifiée, le poète semble s’avancer nu, sans masque ni travestissement, pour chanter l’amour, ses délices et ses affres, et l’être aimé divinisé. Si bien des poèmes antérieurs prennent pour thématique la passion et la fusion avec l’Autre, c’est le plus souvent de manière détournée, en se servant de la fable antique comme commode paravent, ou de manière allégorique, afin de voiler ses émotions les plus intimes, que Yourcenar aborde ce thème. Avec 65 66
Ibid, p. 69. Ibid, p. 69-70.
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des poèmes comme « Érotique », « Fille », « Silhouettes », « Ton nom » et « Écrit au dos de deux cartes postales », qu’elle accepte de publier pour la première fois à la fin de sa vie, Yourcenar dévoile enfin une part de la poésie amoureuse que lui a sans doute inspiré sa propre expérience de la passion durant les années trente. Il paraît difficile de ne pas rapprocher ces poèmes de Feux, écrit durant la même période, et inspiré par la passion à sens unique que Yourcenar a éprouvée au milieu des années trente pour son éditeur et ami, l’écrivain André Fraigneau67. Certains vers révélés en 1984 possèdent la violence et l’outrance des brèves notations qui encadrent les proses poétiques de Feux, dans lesquelles Yourcenar se révèle avec une rare impudeur. Si elle a dédié Feux à Hermès, en le chargeant, selon André Fraigneau, de lui porter le message68, elle s’adresse peut-être au même homme dans le poème « Silhouettes », daté de 1934 : Tu te détaches sur la nuit en costume de dieu (C’est à dire nu) Pâle et blanc comme l’inconnu Qui meurt de faim sur la route Et qui peut-être est un Ange.69
C’est en tout cas la même passion fatale, la même dévotion théâtralisée vis-à-vis de l’être aimé, le même sentiment de faute (« Et mes baisers sont des crimes ») et de résignation face à la fatalité du sort (« Derrière ce bouclier, le Sort/ Vise mon cœur au fond de ma gorge résignée ; ») qui s’expriment ici en toute liberté en des vers hésitant entre « la Douleur et l’Espoir ». La forme même de ce poème qui multiplie les mètres donne une sorte de fluidité incantatoire à cet aveu d’amour prisonnier qui se résorbe dans la mort. Plus obsessionnel et plus impudique encore, « Ton nom », écrit en 1936, l’année de la publication de Feux, va encore plus loin dans l’aveu d’un amour que le poète revendique comme un esclavage consenti et qu’il exprime de manière triviale en une litanie hypnotique :
67 Voir « L’Impossible passion », J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar, L’Invention d’une vie, op.cit., p. 108-121. 68 Voir ibid., p. 113. 69 CA II, p. 48.
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Ton nom, comme un bel enfant nu qui s’est roulé dans toutes les fanges ; Ton nom, qui me meurtrit la bouche. Ton nom avec qui je couche Comme avec un talisman ; Ton nom comme la sentence qui me condamne au banissement Ton nom que je geins comme une mendiante qui continuerait ses plaintes aux portes de la ville en flammes ;70
La fin de « Ton nom », qui fait se superposer l’amour charnel pour un être adoré inaccessible et la Passion du Christ, se rapproche encore plus des plaintes du sujet scripteur de Feux, qui se résigne à aimer le souvenir d’un amour qui n’a peut-être jamais existé que dans son imagination : Ton nom, qui est avec ton souvenir la seule chose que tu ne puisses pas me reprendre, […] Ton nom, dont chaque lettre est l’un des clous de ma passion ; Ton nom, le seul dont je me souviendrai le matin de la Résurrection.71
Il est tout à fait possible que ce soit ces poèmes ou d’autres de même nature que Yourcenar envoyait à André Fraigneau au plus fort de sa passion72. D’autres vers moins violents évoquent sur d’autres modes, la tristesse de la séparation et l’absence de l’Autre comme « Écrit au dos de deux cartes postales », bref poème aux notations fugitives comme celles que l’on inscrit au dos d’un paysage de vacances. Mais la poésie de « carte postale » de Yourcenar ne retranscrit pas les moments idylliques et les paysages ensoleillés de la Méditerranée qu’elle parcourt dans ces années-là. Le destinataire symbolique de ces cartes postales poétiques écrites en 1934 n’est pas forcément André Fraigneau. L’évocation de la mer et des bateaux pourrait faire songer à son compagnonnage méditerranéen avec le poète surréaliste grec Andréas Embiricos ou plus simplement à ses propres questions sur sa vie de nomade, à sa perpétuelle quête d’ailleurs qui caractérise ces années-là : 70
Ibid, p. 50. Ibid, p. 51. 72 C’est André Fraigneau lui-même qui a confié à J. Savigneau que Yourcenar lui envoyait régulièrement des poèmes dont nous ne connaissons pas la nature exacte. Voir J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar, L’Invention d’une vie, op. cit., p. 112. 71
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La route est un leurre : Ni trains, ni navires. Les projets chavirent.73
Deux autres poèmes, écrits également durant ces instables années trente, « Fille » et « Érotique », complètent cette suite de poèmes amoureux et érotiques qui éclairent d’un jour nouveau la poésie versifiée de Marguerite Yourcenar. Elle sait parfois ôter le masque pour mettre ses sentiments à nu et user d’un lyrisme tout personnel, non dénué de modernité, très éloigné, en tout cas, des figures allégoriques ou mythiques qui occupent une place non négligeable dans sa poésie. « Le Visionnaire », écrit dans les années 1955-1957, n’est pas au sens strict du terme un inédit puisque il est paru à la fin d’un livre d’entretiens avec Patrick de Rosbo publié en 197274. Ce « petit poème […] sans mythe, sans rhétorique passionnée, et presque sans rythmes »75, comme le définit son auteur, a connu une première vie sous le titre « Signes » dans une version un peu différente de celles retenues en 1972 et 1984, non publiée mais enregistrée sur le disque de poèmes réalisé par Yourcenar en 195776. Avec « Le Visionnaire », elle esquisse, à la manière d’un jeu kaléidoscopique, une multitude de « visions » – elle avait préféré parler de « signes » dans la première version du poème – qui rendent compte de la multitude des expériences et des mystères d’une humanité souffrante, dans une interrogation sur soi et le monde qui tient d’une secrète métaphysique. Semblant flotter au-dessus de la terre, le poète omniscient dont le « J’ai vu » répété à l’infini rythme le poème de manière presque incantatoire, traduit une expérience à la fois intime et universelle :
73
CAII, p. 52 Voir ER, p. 169-170. Un extrait du poème est paru, dès 1964, en conclusion d’un article d’Étienne COCHE DE LA FERTÉ, « Madame Yourcenar et les scrupules du poète », Cahiers des saisons, n° 38, été 1964, p. 305. 75 ER, p. 168-169. 76 Outre de légères modifications stylistiques, lexicales et un remaniement de l’ordre des distiques qui forment le poème, « Signes » comprend deux distiques qui ne seront pas repris dans les versions imprimées du « Visionnaire » : « J’ai vu dans les bois/ La bête aux abois […] J’ai vu sur la route/ La peine et le doute. » Voir disque de poèmes produit par la Gotham Recording Corporation, op. cit. 74
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J’ai vu dans les villes Des damnés serviles. J’ai vu sur la plaine La fumée des haines. […] J’ai vu dans l’espace Ce siècle qui passe. […] J’ai vu dans mon âme La cendre et la flamme. J’ai vu dans mon cœur Un noir dieu vainqueur.77
« Le Visionnaire » est l’un des très rares poèmes pour lequel Yourcenar s’est prêtée à l’exercice de l’auto-commentaire : Le poète, cette fois, est senti sous la seule forme d’un regard, et il m’est difficile de ne pas penser à l’œil qui, dans L’Œuvre au noir, « équilibrait l’abîme ». Il m’est aussi impossible de ne pas comparer le « noir dieu » mentionné assez cryptiquement au dernier vers et le « je ne sais quel dieu » qu’appréhende en soi Zénon dans sa prison. Et c’est sans doute s’efforcer de résoudre un faux problème que de spéculer s’il s’agit là d’une grande force obscure qui s’empare de nous et nous emporte, ou au contraire de ce qu’il y a de meilleur, de plus aiguisé, et de plus transparent en nous.78
On constate combien dans l’esprit de Yourcenar, poésie et prose se complètent, répondant de manières différentes aux mêmes interrogations profondes de l’auteur. Combien elles se nourrissent l’une de l’autre sans qu’il en ait vraiment conscience. Les deux derniers poèmes inédits contenus dans Les Charités d’Alcippe ont été composés dans la première moitié des années soixante et sont les plus récents rendus publics par leur auteur dans l’édition définitive de ses poèmes. « Journaux quotidiens », écrit en 1965, est un distique au ton quelque peu ironique et désenchanté, évoquant les dangers planétaires de l’arme nucléaire. « [C]omme si la poésie se révélait plus apte à exorciser sa peur que la dénonciation en 77 78
CA II, p. 77-78. ER, p. 169.
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prose »79, fait remarquer Yvon Bernier. Le quatrain « Intimation » écrit en 1963, qui clôt le recueil, revisite, encore une fois, la thématique de la mort, et semble fermer une porte qui permet au poète de « sortir d’un monde où tout meurt. »80 Un testament poétique En sélectionnant parmi les très nombreux poèmes qu’elle a écrits au cours de sa vie, les cinquante-cinq auxquels elle tient sans doute le plus, Yourcenar se fait anthologiste d’elle-même. Un examen attentif du sommaire du volume permet de deviner la méthode du poète qui a tenté d’illustrer les nombreuses facettes de son œuvre versifiée. Tout y est : les nombreux poèmes inspirés par sa fascination pour l’héritage philosophique, littéraire et artistique gréco-romain, les poèmes plus intimes inspirés par des expériences personnelles douloureuses qu’il tente d’exorciser, ses interrogations face à la marche du monde et à la misérable solitude des hommes, ses questionnements métaphysiques, son expérience de la passion qui lui a dicté sans doute ses vers les plus secrets, son admiration pour des artistes et amis profondément chéris… Sur le plan du style également, Les Charités d’Alcippe entend illustrer la variété des formes utilisées par Yourcenar au cours de six décennies de poésie. Si le sonnet, forme appréciée entre toutes par Yourcenar, est toujours majoritaire, il semble que le poète ait voulu montrer qu’il pouvait sortir du moule résolument classique, alternant très longs poèmes (« Les Charités d’Alcippe », « Endymion ») à la brièveté du distique (« Journaux quotidiens ») ou du quatrain (« Intimation »…), adoptant la forme du calligramme (« Poème pour une poupée achetée dans un bazar russe »), de l’épigramme antique (« Une épigramme amoureuse inspirée de Platon »…) mais également en jouant sur des mètres variés, des rythmes légers, des tonalités différentes, en restant pourtant fidèle à l’alexandrin dans de nombreux poèmes. C’est tout cela qui compose ma poésie, semble dire le poète qui revendique dans ce recueil de la maturité une palette prosodique et thématique plus large 79
Y. BERNIER, « Marguerite Yourcenar poète », En Mémoire d’une souveraine : Marguerite Yourcenar, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 1990, p. 91. 80 CA II, p. 79.
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que celle qui lui a servi à écrire ses poèmes de jeunesse. Les Charités d’Alcippe qui résume une vie de poésie est bien dans l’esprit de son auteur son testament poétique, qu’il convient de rendre public, afin que ses lecteurs puissent se rendre compte du cheminement parallèle, des décennies durant, de son œuvre en prose et de sa poésie. Lors de la sortie du livre, Yourcenar expliquait la raison d’une telle publication à Josyane Savigneau qui s’étonnait de la voir faire paraître en 1984 un tel recueil de vers « classiques » : Ces vers ont été écrits tout au long de ma vie et jamais mis vraiment dans le commerce. Ils m’importent parce qu’ils constituent, quelquefois presque prophétiquement, une prévision de ce que j’allais écrire dans mes œuvres de prose. Dans d’autres cas ils disent exactement la même chose autrement.81
Plus de dix ans plus tôt, elle déclarait déjà, à propos des poèmes de la première édition de son recueil : « J’ai mis là directement un certain nombre d’émotions et de pensées que je n’ai exprimées ailleurs que sous le couvert de personnages ou quand les événements narrés semblaient les justifier. »82 Encore et toujours ce lien intime entre œuvre versifiée et prose qui ne cessent de se répondre secrètement. Sans doute, est-ce pour cette raison qu’elle tenait tant à ce que lui survive ce qu’elle considérait comme la meilleure part de sa poésie. En effet, lorsque nous employons l’expression de « testament poétique » pour qualifier l’édition Les Charités d’Alcippe, c’est presque au sens littéral. L’édition définitive, publiée en 1984 chez Gallimard, représente bien, selon Yourcenar, comme nous l’avons déjà souligné, « toute la production poétique dont elle souhaite garder trace. » D’ailleurs avant même qu’elle ait réussi à mener son projet éditorial à terme, sa volonté est claire. Dès l’automne 1978, elle annonce à Claude Gallimard, qui désire savoir comment elle envisage l’édition de ses œuvres complètes dans La Bibliothèque de la Pléiade, qu’elle tient à ce qu’une centaine de pages soit réservée, dans le second volume, à ses poèmes regroupés sous le titre Les Charités d’Alcippe.83 Un an plus tard, elle précise à son éditeur qu’elle a déposé 81
« La Bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », op. cit., PV, p. 315. Lettre à Jeanne Carayon, 29 octobre 1973, L, p. 414. 83 Voir lettre à Claude Gallimard, 28 novembre 1978. Il existe d’ailleurs un exemplaire des Charités d’Alcippe et autres poëmes, corrigé et comportant de 82
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dans le coffre de sa banque américaine le « texte complet » des poèmes destinés à figurer sous le titre Les Charités d’Alcippe dans la Pléiade. Elle ajoute que dans la probabilité tout à fait plausible où ce volume verrait le jour après son décès, elle laissait à Claude Gallimard le soin d’établir le choix final des poèmes devant y figurer parmi la centaine de pages du manuscrit84. À la fin des années soixante-dix, Marguerite Yourcenar ne sait donc pas si elle aura le temps ou la force d’établir elle-même l’édition définitive de sa poésie, un projet qu’elle a depuis plusieurs décennies. Le volume paraîtra finalement de son vivant, en 1984, révélant à ses lecteurs et à la critique une Yourcenar pleinement poète, dissimulée jusqu’alors par ses romans, certains de ses essais, traductions et chroniques familiales qui seuls avaient atteints le grand public et la gloire, en lui ouvrant les portes pourtant cadenassées de l’Académie française.
Réception critique d’un livre « anachronique » La sortie avortée de la première édition des Charités d’Alcippe, en 1956, dont seulement quelques exemplaires ont été diffusés n’a guère eu, à l’époque, d’échos dans la presse. La critique et universitaire belge, Émilie Noulet, qui suit avec attention la production yourcenarienne, est sans doute la seule à consacrer un article conséquent et très élogieux à un recueil de poèmes que les lecteurs de la revue Synthèses qui publie son analyse, n’ont eu aucune chance de trouver en librairie. Ce qui est certain, c’est que le dessein de Yourcenar a été parfaitement compris par l’exégète de Rimbaud, Mallarmé et Valéry. Tout l’enchante dans Les Charités d’Alcippe et autres poëmes, en particulier ce « classicisme génial », « cette justesse de ton, cette plénitude du chant, cette rareté en même temps que cette convenance de l’image qui font la grande poésie »85 :
nombreux poèmes ajoutés à la main par l’auteur, portant la mention autographe inscrite par M. Yourcenar : « exemplaire pour Claude Gallimard, Pléiade II ». Voir Fonds Yourcenar. 84 Voir lettre à Claude Gallimard, 5 novembre 1979, Fonds Yourcenar. 85 « Chronique de la poésie » Synthèses, n°137, octobre 1957, p. 96-98, repris dans E. NOULET, Alphabet critique, tome IV, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1966, p. 312.
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Quand on s’est longtemps efforcé d’être indulgent au vers libre, au verset, au poème en prose et autres formes amorphes, quel haut plaisir d’user sa sévérité devant des vers classiquement scandés ! On aperçoit alors comment le rythme traditionnel chante de luimême et combien la régularité soutient le chant, rythme et régularité nés d’une entente profondément ourdie dans le secret de nos organes d’émission et soumis au service non moins secret des centres supérieurs. […] Dans le seul vers classique, le procédé peut s’effacer suffisamment pour se faire oublier au profit d’un rayonnement expressif définitif. Je ne parle pas d’un classicisme naïf où l’indigence se jette dans les règles comme dans un refuge […] Je parle du classicisme génial ou créateur ou éternel, quand le poids des héritages qu’il assimile, la complexité psychologique qu’il ordonne, les débordements du cœur et de la mémoire qu’il endigue s’épanchent intarissablement en une mesure surabondante. […] C’est ce classicisme-là qui n’empêche ni l’audace du vocabulaire ni la nouveauté de la sensation ou de l’idée, qui est celui de Marguerite Yourcenar86.
Rarement la poésie de Yourcenar lui vaudra de tels éloges. Le poète a dû être très touché en constatant combien sa « bataille » pour la défense d’une poésie à forme fixe, qui n’aurait rien de désuet ou d’anachronique au cœur du XXe siècle, a été si bien comprise par une spécialiste de la poésie moderne aussi avertie qu’Émilie Noulet. La parution de l’édition définitive des Charités d’Alcippe, chez Gallimard, en 1984, a bien évidemment donné lieu à un nombre beaucoup plus important de recensions. En publiant, au milieu des années quatre-vingt où, après son élection à l’Académie française, Yourcenar a acquis un statut de véritable « star » des lettres francophones, un recueil de poèmes en vers réguliers, elle crée la surprise. En effet, la grande majorité des critiques et la plupart de ses lecteurs de ces années-là ignorent totalement qu’elle a construit depuis des décennies une véritable œuvre poétique, en marge de ses écrits en prose les plus emblématiques, plébiscités presque unanimement par la presse et le public. Alors qu’ils attendaient le troisième tome de sa trilogie familiale dont les deux premiers, Souvenirs pieux (1974) et Archives du Nord (1977), ont connu un énorme succès public et critique, Yourcenar leur offre une moisson poétique qui les surprend 86
Ibid, p. 311-312.
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un peu. D’autant plus qu’au même moment – septembre-octobre 1984 – paraît l’album de ses traductions de Blues et Gospels et la réédition de La Couronne et la lyre, ses traductions de poètes grecs anciens, en format de poche. Cette « offensive » éditoriale et poétique n’échappe d’ailleurs pas aux critiques qui consacrent souvent un article évoquant les trois livres qui mettent le célèbre écrivain au centre de l’actualité littéraire de la fin de l’année 1984. Certains journalistes littéraires, comme Jérôme Garcin, vont d’ailleurs jusqu’à se demander, « si, après avoir obtenu dans le domaine de la fiction, fût-elle historique, ses lettres de noblesse, Marguerite Yourcenar privilégiait désormais l’acte poétique dans ce qu’il a de plus populaire […] ou au contraire de plus savant »87. Lorsqu’elle s’entretient avec elle, Josyane Savigneau ne manque d’ailleurs pas de lui faire remarquer : « vous semblez en ce moment plus attachée à la poésie »88. Les quelques dizaines d’articles que nous avons consultés sont généralement flatteurs, bien que certains critiques ne manquent pas de souligner l’aspect anachronique d’une telle forme de poésie en 198489, Jean-José Marchand, dans La Quinzaine littéraire, allant jusqu’à comparer l’art poétique de Yourcenar à celui d’un « Moréas universitaire »90. Jérôme Garcin va dans le même sens, quand il écrit : « je ne pense pas […] que l’alexandrin, aussi parfait soit-il, convienne si bien à l’attente et aux préoccupations du lecteur moderne. Entre le vers trop libre et le vers trop enchaîné, il y a, Dieu merci, une via media pour laquelle Marguerite Yourcenar affiche une sévérité exagérée. »91 D’autres critiques sont beaucoup plus indulgents, voire plutôt enthousiastes, sinon dithyrambiques, comme Jean Tordeur qui salue, en particulier, la perfection du long poème qui donne son titre au recueil :
87
J. GARCIN, « Marguerite Yourcenar et les chants noirs », Le Provençal, 16 décembre 1984. 88 Voir « La bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », op. cit., PV, p. 313 89 Voir en particulier Jean PACHE, « Marguerite Yourcenar entre blues et sonnets », 24 heures, 4 janvier 1985. 90 Voir « Le Journal de Jean-José Marchand », La Quinzaine littéraire, 1er-15 décembre 1984. 91 J. GARCIN, op. cit. Lorsqu’il parle de « via media pour laquelle Marguerite Yourcenar affiche une sévérité exagérée », le journaliste fait allusion aux déclarations de M. Yourcenar, publiées dans Le Monde, concernant A. Breton, Y. Bonnefoy et R. Char.
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Les Charités d’Alcippe sont Le Bateau ivre et La Bouche d’ombre de Marguerite Yourcenar. On ne craint pas de dire qu’elles en soutiennent la comparaison. Un travail proprement admirable du vers, une modulation rythmique nourrie de Racine et de Rimbaud, de Hugo et de Baudelaire – mais qui n’en atteint pas moins à une autonomie sereine – font de ces vingt-sept strophes un des très grands textes de la poésie française. C’est à l’évidence « un poème de la vocation ». Tout le livre, dans ses aspects très variés […] est superbe. […] Les Charités d’Alcippe : le livre de Marguerite Yourcenar que l’on se devrait de lire au moins deux fois (et bien plus, cela va de soi) : avant tous les autres et après eux.92
Cette révélation tardive des « poèmes d’une vie » permet à certains critiques, fidèles défenseurs de son œuvre, de souligner la continuité et la haute exigence des vers de Yourcenar. Monique Houssin note que « [c]’est d’universalité poétique qu’est marqué le chemin des Charités d’Alcippe à celui de Blues et Gospels. »93 Alain Antoine insiste sur l’« humanisme moderne qui ne s’attarde pas dans l’imitation ou le culte du passé »94. Il considère les poèmes de Yourcenar comme de « [b]eaux textes ciselés [qui] s’écoulent comme des vagues lèchent les rivages de littoraux inondés de soleils et de ces coquillages que l’on saisit pour en détailler les reliefs, les circonvolutions et les couleurs. On les porte à l’oreille et c’est alors la rumeur d’éternité qui nous emplit. »95 D’autres périodiques saluent l’admirable maîtrise prosodique de l’auteur dont les « poèmes font entendre une musique qui n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui, mais qui exaltent ce qu’il y a d’intemporel dans un cœur souffrant et chantant… »96 D’autres critiques évoquent les noms de Valéry97 ou d’Anna de Noailles98 pour caractériser ce bouquet de « [p]ensées modernes dans des vases antiques »99. Yvon Bernier, proche 92
J. TORDEUR, « Yourcenar : "ce chaud morceau de l’âme" », Bruxelles, Le Soir, 24 janvier 1985. 93 Voir « Marguerite Yourcenar. Voici le miel qui suinte », L’Humanité Dimanche, 21 décembre 1984. 94 Voir « Toute l’âme noire », Bruxelles, La Dernière heure, 6 décembre 1984. 95 Ibid 96 Voir H. B., « Poèmes et chants selon Marguerite Yourcenar », Le Méridional, 27 janvier 1985. 97 Voir « Yourcenar (M). Les Charités d’Alcippe », New French Book, 1985/3. 98 Voir Pierre DESCAMPS. « Les Charités d’Alcippe par Marguerite Yourcenar », La Feuille de Valenciennes, 23 mars 1985. 99 Voir « Marguerite Yourcenar. Les Charités d’Alcippe », La Passerelle, n° 52, 1984.
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collaborateur de Yourcenar qui a participé à l’élaboration de l’édition des Charités d’Alcippe, préfère insister sur la présence d’une vive imagination lyrique, également d’une intensité singulière, qui ne peuvent émaner que d’un être de feu.[…] Il y a dans ces pages, inspirées par l’amour, la mort ou l’angoisse d’être, des moments d’incandescence qui laissent supposer d’intimes combustions. Même quand il se fait plus impersonnel, à travers une transposition d’art, l’évocation d’un lieu ou d’un fait d’histoire, le lyrisme conserve toujours quelque chose de cette tension intérieure.100
Marguerite Yourcenar n’est sans doute pas dupe. Elle sait qu’elle doit un certain nombre de louanges à sa notoriété et à la bienveillance critique de certains de ses amis et admirateurs indéfectibles. Elle ne s’étonne d’ailleurs pas du moindre intérêt suscité dans la presse généraliste par la parution d’un recueil de poèmes, consciente naturellement que, comme elle l’écrit à une amie, « la poésie est toujours plus confidentielle que la prose »101. Elle a notamment envoyé un mot de remerciement à Monique Houssin qui a consacré un article louangeur aux Charités D’Alcippe dans L’Humanité Dimanche, s’étonnant qu’un journal puisse encore parler de poésie : « Cela ne se fait plus », lui écrit-elle du Japon102. Parmi les coupures de presse que lui communique son éditeur, elle se rend compte également que de nombreuses recensions préfèrent insister sur ses traductions de Blues et Gospels, plus dans l’air du temps, que sur le recueil de ses propres poèmes, signalé parfois en quelques lignes à la neutralité diplomatique103. Elle a de toute façon conscience de ne pas écrire dans le sens de son époque, de nager à contre-courant des mouvements littéraires les plus avant-gardistes, position qu’elle a toujours revendiquée. Que lui importe alors que sa quête poétique paraisse démodée à certains tenants du modernisme à tout crin, elle qui revendique cette marginalité comme méthode pour arriver à 100
Y. BERNIER, « Yourcenar poète », Montréal, Spirale, n° 48, décembre 1984, p. 19. Repris dans Y. BERNIER, En mémoire d’une souveraine : Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 94. 101 Lettre à Jeanne Carayon, 29 octobre 1973, L, p. 414. 102 Cité par Monique HOUSSIN, « Paroles inédites », L’Humanité Dimanche, 27 décembre 1987. 103 Voir dossiers de presse 1984-1985 concernant Les Charités d’Alcippe et Blues et Gospels, Archives Gallimard.
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l’expression artistique la plus authentique, la plus apte à révéler son Moi profond. Cette solitude dans la foule est certainement pour elle le gage de sa liberté créatrice qu’elle poursuit contre vents et marées. Et quand une critique s’étonne que le dernier poème des Charités d’Alcippe, « Intimation », écrit en 1963, soit « un quatrain absolument parfait » et lui fait remarquer : « Plus personne n’écrit ainsi »104, elle répond seulement : « C’est pour l’instant un art perdu. »105 On notera l’importance de la formule « pour l’instant » qui montre bien combien elle croit aux ressources souterraines de l’art poétique traditionnel qui peuvent ressurgir dans dix ans ou dans un siècle. En publiant, en 1984, Les Charités d’Alcippe, elle a peut-être l’impression de faire œuvre utile, en sauvegardant pour les générations futures un mode d’impression poétique auquel elle est demeurée fidèle tout au long de son existence. Selon sa vision de l’histoire des hommes, des civilisations et des arts, il n’y a rien d’anachronique dans tout cela. Ne pense-t-elle pas des combats considérés aujourd’hui par certains comme d’arrière-garde qu’ils sont, en fait, les « combats d’avantgarde de demain » ? Elle fait confiance aux quelques lecteurs attentifs qui voient dans ses poèmes autre chose qu’une plate imitation des anciens. Comme le souligne Yves-Alain Favre : Tout artiste impose toujours une forme nouvelle par rupture ou variations des formes antérieures. Marguerite Yourcenar ne cherche pas à se singulariser par l’audace de l’intervention ; elle ne se rattache nullement à ces écrivains qui rompent en visière avec la tradition et créent des formes originales. Fidèles aux genres établis, elle se contente de leur imprimer sa marque personnelle par de simples variations.106
C’est sans doute ce qui a séduit un poète dont Yourcenar apprécie le talent, Léopold Sédar Senghor, qui lui écrit « la joie que j’ai éprouvée en lisant votre dernier recueil de poèmes. Ne m’a pas séduit seulement le bonheur de l’expression poétique, mais encore sa
104
Voir J. Savigneau, « La bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », op. cit., PV p. 316. 105 Ibid 106 Yves-Alain FAVRE, « Marguerite Yourcenar ou la sérénité tragique », La Revue universelle des faits et des idées, n° 93, avril 1983, p. 45-46.
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haute spiritualité. »107 Un autre poète ami, Silvia Baron Supervielle, cite Borges. Il paraît évident, lorsque l’on examine de près Les Charités d’Alcippe, que l’intérêt de ces poèmes n’est pas seulement biographique, comme le suggèrent parfois un peu hâtivement certains critiques. Une lecture attentive du recueil révèle toute la puissance obsessionnelle de certains poèmes qui intègrent parfaitement les interrogations philosophiques ou spirituelles de leur auteur. Edith et Frederick Farrell, qui ont traduit Les Charités d’Alcippe en anglais, ont interrogé la relation qu’entretenait Yourcenar avec elle-même, l’Autre et le monde à partir de certains poèmes du recueil. Leur étude montre, notamment, comment « [l]es étroits liens entre soi et le monde, que l’on voit pour la première fois dans ses poèmes, sont destinés à dominer les œuvres de vieillesse de Yourcenar, sa période géologique. »108 Nous sommes donc bien au cœur de l’œuvre et du processus de création yourcenariens dont Les Charités d’Alcippe est l’un des maillons. Pas forcément le plus faible, même s’il demeure le plus secret.
107
Léopold SÉDAR SENGHOR, lettre à M. Yourcenar, 24 décembre 1984, Fonds Yourcenar. 108 Edith et Frederick FARRELL, « "Autrui cet ennemi, […] Moi, cet étranger" », Marguerite Yourcenar. Écritures de l’autre, sous la direction de J. P BEAULIEU, J. DEMERS et A. MAINDRON, Montréal, XYZ éditeur, 1997, p. 77.
III POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES ET VERS LIBRE
Un corpus important et singulier La poésie de Marguerite Yourcenar ne se réduit pas à ses poèmes à forme fixe, à la prosodie policée, respectueuse des règles traditionnelles. Loin de là. Elle s’est également exprimée à travers le poème en prose et a même composé quelques poèmes en vers libres. C’est dire si l’image largement répandue d’un écrivain exclusivement occupé à composer des sonnets, des épigrammes et autres vers sagement rimés est fausse. Elle ne rend compte que d’une facette de l’art poétique de Marguerite Yourcenar, importante certes, mais qui n’en est pas moins partielle et par là même réductrice. Le poète a également exercé ses talents dans de nombreux textes plus ou moins brefs que l’on peut qualifier de poétiques. Dès le début des années trente, parallèlement à la poésie versifiée et à l’écriture romanesque, Yourcenar compose une série d’écrits qui creusent un nouveau sillon dans son activité de poète et élargissent le champ encore en friche de ses expérimentations littéraires. Poèmes en prose, proses poétiques, récits poétiques… il est souvent difficile de caractériser avec précision certaines de ces œuvres que leur auteur d’ailleurs se plaît à caractériser le moins possible. Ces textes sont toutefois, à l’évidence, de nature poétique. En cela, ils constituent un corpus riche et singulier qui fait partie intégrante de l’œuvre poétique yourcenarienne.
Une œuvre hybride et polymorphe : Feux. Parmi les œuvres poétiques en prose de Marguerite Yourcenar, Feux, publié en 1936, est sans nul doute la plus emblématique. C’est aussi la plus singulière et, peut-être aussi, la plus impénétrable, celle pour laquelle son auteur et les commentateurs de
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son œuvre, se posent le plus de questions. Le célèbre incipit de Feux fonctionne d’ailleurs comme un avertissement : « J’espère que ce livre ne sera jamais lu »1. Une telle entrée en matière confère à l’ouvrage une dimension particulière. Nous savons que Feux a, pour son auteur, une valeur toute particulière. En 1954, elle estimait qu’il était un de ses deux meilleurs livres, avec Alexis ou le Traité du vain combat2. Un an plus tard, elle confiait à des amis : C’est [Feux] certainement de tous mes livres le plus secret, et en même temps la clef de tous les autres […] De tous mes livres passés, c’est celui que je souhaite le plus voir reparaître […] J’ai souhaité autrefois que ce livre ne fût jamais lu (mal lu), et peutêtre vaut-il mieux qu’il en soit ainsi, sauf pour le très petit groupe des amis qui savent lire.3
En 1969 encore, elle répétait à Patrick de Rosbo, tenir beaucoup à ce livre4 qui occupe une place particulière dans sa foisonnante production littéraire. À cela de nombreuses raisons. « [L]ivre entièrement brûlant »5, comme elle le confiait à Matthieu Galey en 1979, Feux est le fruit d’une expérience intime, celle de sa passion déçue pour André Fraigneau, au milieu des années trente. De cette crise émotionnelle qui la marquera durablement sont donc nées, entre autres œuvres, ces neuf proses poétiques, assorties de brèves notations aphoristiques, regroupées dans Feux : « L’ouvrage, de ton essentiellement lyrique, contient, entrecoupés d’aphorismes et d’aveux personnels, vestiges d’une récente période de crise, une série de récits mythiques ou légendaires consacrés aux divers aspects de la passion »6. Ainsi Yourcenar caractérisait-elle, au début des années 1980, un livre écrit quarante-cinq ans plus tôt. Il est symptomatique qu’elle ne précise pas le genre auquel se rattache cette œuvre hybride dont la classification n’est pas aisée.
1
F, p. 1055. Voir lettre à M. K. de Radnotfay, 14 août 1954, L, p. 113. 3 Lettre à Alexis Curvers et Marie Delcourt, 15 août 1955, HZ, p. 482-483. 4 Voir lettre à Patrick de Rosbo, 25 août 1969, Fonds Yourcenar. 5 YO, p. 97. 6 « Chronologie », OR, p. XIX. 2
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Une œuvre insaisissable Dans le bref « avertissement » qui figure seulement dans d’édition originale de Feux (Grasset, 1936), l’auteur définit son livre par la négative, énumérant tout ce que le lecteur ne trouvera pas dans les pages qu’il s’apprête à lire : On ne trouvera ici ni un recueil de poèmes, ni une collection de légendes. L’auteur a entremêlé des pensées, qui furent pour lui des théorèmes de la passion, de récits qui les illustrent, les expliquent, les démontrent et souvent les masquent. Peut-être en est-il de ce livre comme de certains édifices qui n’ont qu’une porte secrète et dont l’étranger ne connaît qu’un mur infranchissable. Derrière ce mur se donne le plus inquiétant des bals travestis : celui où quelqu’un se déguise en SOI-MÊME.7
Le lecteur est averti. Il a conscience de pénétrer dans un labyrinthe de mots et de situations sans que l’auteur-Ariane lui tende le moindre fil pour retrouver son chemin. « [N]i un recueil de poèmes, ni une collection de légendes », prévient Yourcenar, en 1936. Dans la préface de Feux écrite en 1967, elle nuance sa présentation : « Produit d’une crise passionnelle, Feux, se présente comme un recueil de poèmes d’amour ou, si l’on préfère, comme une série de proses lyriques reliées entre elles par une certaine notion de l’amour. »8 Il est d’ailleurs très intéressant de constater combien la manière de Yourcenar de définir cette œuvre insaisissable a évolué au fil des décennies et des circonstances. En 1954 Feux est, selon son auteur, « une série de poèmes en prose »9. En 1970, Yourcenar le classe parmi ses « ouvrages de pure poésie inspirés de thèmes historiques ou légendaires traités sur le ton du mythe ou de l’allégorie »10. En 1974, elle répond à Jean Chalon : « Feux est un poème en prose. »11 En 1979, elle reconnaît, au micro de Jacques Chancel, qu’il s’agit d’un « recueil de poèmes d’amour »12. Vers la même époque, dans Les Yeux
7
« Avertissement », Feux, Grasset, 1936, p. 9. « Préface », F, p. 1047. 9 Voir lettre à M. K de Radnotfay, op. cit., L, p. 133. 10 Voir lettre à Simon Sautier, 8 octobre 1970, L, p. 359. 11 Voir lettre à Jean Chalon, 29 mars 1974, L, p. 420. 12 Voir Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, éditions du Rocher, op. cit., p. 42. 8
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ouverts, elle parle tour à tour d’un « monologue personnel »13 et de « récits poétiques en prose »14. La même année, elle défend une ligne identique face à Bernard Pivot, qui ne semble pas convaincu que Feux soit un livre de poésie, quand elle lui répond : « Au fond, c’est un livre de poèmes, ce sont des poèmes en prose, mais ce sont tout de même des poèmes […] les récits mêmes sont sur un ton très monté, sur un ton assez lyrique »15. Pourtant, il est arrivé assez souvent à Marguerite Yourcenar de classer ce livre sous la rubrique « Romans et nouvelles » dans les nombreuses bibliographies qu’elle a établies pour accompagner l’édition et la réédition de ses œuvres, ou qu’elle envoie aux chercheurs et aux journalistes préparant un travail sur ses livres16, alors que le plus souvent Feux est regroupé avec Les Charités d’Alcippe, sous l’intitulé, « Poèmes et poèmes en prose ». D’ailleurs, en 1978, lors des premiers échanges avec son éditeur en vue de l’édition de ses œuvres dans La Pléiade, elle écrit à Claude Gallimard, « Feux […] est en somme un recueil de nouvelles »17. C’est donc naturellement dans le premier volume de la Pléiade consacré aux œuvres romanesques, entre Une belle matinée et Les Nouvelles orientales18, que Feux a trouvé sa place, brouillant définitivement les pistes d’un livre au statut générique décidément problématique. Finalement l’auteur lui-même n’avoue-t-il pas son impuissance à cerner complètement son livre, quand, en 1974, il fait de Feux « une suite de nouvelles, de proses lyriques, presque de poèmes »19 ? 13
YO, p. 96. YO, p. 197. 15 Voir « Bernard Pivot rencontre Marguerite Yourcenar », Apostrophes, Antenne 2, 7 décembre 1979, PV, p. 249. 16 Voir en particulier dans la première édition des Charités d’Alcippe et autres poëmes (1956). Par ailleurs, dans une bibliographie qu’elle envoie en 1950 à une essayiste qui projetait d’écrire une étude sur son œuvre, elle fait figurer Feux sous la rubrique « novels and short stories ». Voir lettre à Olga Peters, 8-24 mars 1950. De la même manière, dans une autre bibliographie établie en 1963 pour la revue Livres de France, M. Yourcenar classe, à nouveau, son livre avec les « Romans et nouvelles ». Voir Fonds Yourcenar. 17 Voir lettre à Claude Gallimard, 28 novembre 1978, Fonds Yourcenar. 18 Dans sa lettre à Claude Gallimard, M. Yourcenar suggère que Feux soit situé « entre Denier du rêve et Nouvelles orientales, dont il est contemporain, non certes par respect pour la chronologie, mais parce qu’il y a entre ces trois ouvrages des rapports thématiques, et aussi de technique littéraire. », Ibid. 19 Projet de quatrième de couverture pour l’édition définitive de Feux, publiée en 1974 chez Gallimard. Voir Fonds Yourcenar. La formule figure d’ailleurs depuis cette date 14
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Les différentes parties de Feux ont fait l’objet, séparément, de plusieurs pré-publications dans diverses revues (Mercure de France, Cahiers du Sud, Vendredi…) en 1935-1936. Dès août 1935 paraît sous le titre « Feux », dans La Revue de France, dans une première version sensiblement différente de celle du livre, la totalité des notations aphoristiques, disséminées lors de l’édition du recueil entre chaque récit mythologique. L’ensemble qui fait alterner énoncés brefs et développements plus longs, prend, lu séparément dans un numéro de revue, un sens sensiblement différent de celui qu’il acquerra lors de son édition en volume. D’ailleurs, sans employer les termes de poèmes brefs, aphorismes, maximes ou de sentences qui sont le plus souvent accolés à ces textes, La Revue de France les présente comme « un roman en quelques lignes denses et savantes »20. La critique elle-même s’est interrogée depuis la première publication du livre, en 1936, sur le genre dans lequel il convient de classer Feux. Émilie Noulet rapproche le livre de « ces recueils orientaux où les pensées alternent avec les paraboles. »21 Gabriel Marcel évoque des « contes mythologiques »22, Colette Gaudin qui souligne le « statut si ambigu » du livre, le situe « entre poème et fiction »23. Michèle Sarde définit le livre comme un « baroque poème en prose »24. Anne-Yvonne Julien qui insiste sur « l’originalité générique de Feux » questionne « le lien secret entre le chant et la fable »25. Les auteurs d’un manuel de littérature contemporaine, visiblement embarrassés, vont même jusqu’à définir Feux comme une « œuvre inclassable, fondée sur l’alternance des récits mythiques et de cris lyriques, [qui] peut être rangée, faute de mieux, dans le poème en prose »26. Bruno Blanckeman, lui, rapproche Feux du genre de la
au dos des différentes rééditions du livre dans l’édition courante et la collection « L’Imaginaire ». 20 La Revue de France, 1er août 1935, p. 491. 21 Voir « Feux, par Marguerite Yourcenar », La Nouvelle Revue Française, janvier 1937, repris dans E. NOULET, Alphabet critique, tome IV, op. cit., p. 309. 22 Voir « Le théâtre de Marguerite Yourcenar », Livres de France, n°5, mai 1964, p. 5. 23 Marguerite Yourcenar à la surface du temps, op. cit., p. 79. 24 Vous, Marguerite Yourcenar. La passion et ses masques, op. cit., p. 239. 25 Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, Presses universitaires de France, 2002, p. 62. 26 Voir Bruno VERCIER et Jacques LECARME, « Les Nouveaux classiques : Marguerite Yourcenar », La Littérature en France depuis 1968, Bordas, 1982, p. 59.
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nouvelle « à dominante poétique »27. Le critique Georges Sion n’est pas de cet avis. Pour lui, Feux est « un curieux essai »28, comme il l’écrit en 1952. Un peu plus de dix ans plus tard, il mentionne « les études regroupées dans Feux »29. Dans d’autres articles, il signalera « les méditations de Feux »30, définira le recueil comme « une magnifique méditation sur les grands mythes grecs »31 et saluera « les méditations incendiées de Feux »32. Jamais Georges Sion n’emploie le mot poésie pour caractériser une œuvre qui contient, selon lui, quelques-unes des plus belles pages de Yourcenar33. La composition hybride du recueil qui alterne des séries de brèves notations aphoristiques et des morceaux de prose poétique, a, en effet, de quoi dérouter. Daniel Leuwers, qui considère Feux comme « un livre à la fois fascinant et irritant »34, s’est interrogé sur les liens et les forces autour desquels les deux formes qui alternent dans le recueil s’articulent : Les aphorismes n’entrecoupent-ils pas les récits ? Ne serait-ce pas plutôt les récits qui viennent entrecouper – et freiner – les lapidaires aveux personnels ? […] Feux se situerait-il à l’intersection du poème naissant et du récit engagé- le récit visant à tuer dans l’œuf le poème, et le poème aspirant à provoquer le récit, à l’ébranler pour mieux le relancer ? Il y aurait donc une écriture directe et lapidaire, et une écriture narrative, indirecte et inscrite dans la durée. Laquelle mérite le qualificatif de poétique ? La question n’est pas tranchée par 27
Voir « "J’immobiliserai ton âme". La nouvelle dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n° 22, décembre 2001, p. 57-74. 28 « Marguerite Yourcenar lauréate du prix Femina d’été », Le Phare Dimanche, 22 juin 1952. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar » Bulletin du CIDMY, n° 13, 2001, p. 53. 29 « Alceste et Ariane », Le Phare, 4 août 1963. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 55. 30 « Marguerite Yourcenar. La sagesse faite femme », Le Phare, 11 juillet 1971. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 69. 31 « M. Yourcenar : Souvenirs pieux. Au pays de mon père… », Le Soir, 8 mai 1974. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 76. 32 « Lire Marguerite Yourcenar », Dossiers du CACEF, décembre 1980-janvier 1981. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 89. 33 Voir « Marguerite Yourcenar ou la Vie recomposée », La Revue générale, février 1988. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », ibid., p. 108. 34 Daniel LEUWERS, « Feux et contre-feux », Sud, numéro hors-série « Marguerite Yourcenar, une écriture de la mémoire », 1990, p. 253.
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Marguerite Yourcenar qui a plutôt le souci de conjurer le présent, de l’inscrire immédiatement dans le passé et d’y voir la marque de dispositions inconscientes immuables.35
Ces questionnements, cette incapacité de l’auteur et des commentateurs de son oeuvre à allouer à ce livre secret une place identifiable et définitive, font de Feux une œuvre à part dont le caractère poétique flottant et le statut générique ambigu et fluctuant, expliquent, partiellement tout au moins, la fascination ou l’irritation qu’il exerce sur bien des lecteurs. La genèse et le contexte sociolittéraire de sa création, plus que pour tout autre livre de Yourcenar, permettent toutefois de mieux cerner la véritable nature de Feux dont le poète affirmait : « je crois n’avoir rien fait de mieux dans un certain genre que tel ou tel de ces récits qui ont l’emportement de la jeunesse, et que colore en tout cas le reflet de quelques saisons passées en Grèce. »36
« Un ton résolument moderne » Marguerite Yourcenar compose Feux en 1935, à l’âge de trente-deux ans, lors d’une croisière sur la mer Noire, qu’elle effectue en compagnie du psychanalyste grec et poète surréaliste, Andréas Embiricos. Elle débute le livre à Constantinople et le termine à Athènes. Nous savons que cette œuvre composite est le fruit de sa passion malheureuse pour son éditeur et ami d’alors, André Fraigneau qu’elle transforme en dieu Hermès dans la dédicace cryptique de l’ouvrage. Évoquant en 1979, la première partie des années trente durant laquelle elle se lie avec Fraigneau, fréquente de nouveaux cercles artistiques et effectue en douceur un virage esthétique sensible dans sa production de l’époque, Yourcenar affirmait : « C’est une période de production chaotique. Elle me semble basée sur un sentiment très poétique de la vie »37. Chaotique et poétique, les deux termes caractérisent parfaitement la vie et l’œuvre de l’écrivain durant les années trente, entre la publication remarquée de son premier roman fin 1929 et son exil aux États-Unis, fin 1939. C’est sans doute durant 35
Ibid., p. 249. Voir « Aspects d’une légende », Th II, p. 177. 37 YO, p. 92. 36
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cette décennie, fertile en publications, en expérimentations diverses et en rencontres déterminantes, qu’elle commence à entrevoir son avenir d’écrivain et tâche de se situer dans le mouvement littéraire ambiant. Elle multiplie les expériences romanesques (La Nouvelle Eurydice, Denier du rêve, Le Coup de grâce), écrit ses premières nouvelles (La Mort conduit l’attelage, Nouvelles orientales), compose de nombreux essais et articles, n’abandonne pas pour autant l’écriture de poèmes, ébauche ses premières expériences d’écriture dramatique (Le Dialogue dans le marécage, Ariane et l’Aventurier), se lance dans plusieurs chantiers de traduction (Cavafy, Woolf, James), propose au public une juvénile lecture de Pindare et livre le contenu de ses rêves (Les songes et les sorts). À travers la multiplicité de ces expériences d’écriture, des nombreuses publications qu’elles engendrent, nous avons l’impression que Yourcenar se cherche, qu’elle est en quête d’une voie créatrice qu’elle n’a pas encore trouvée. De là sans doute le sentiment qu’elle avait, quatre décennies plus tard, d’une « période de production chaotique », à l’image de l’existence de nomade de luxe qu’elle a menée durant les années trente, qui ont été celles des voyages, de la passion, de l’ivresse de vivre et d’aimer, des rencontres décisives et de la recherche d’un équilibre dans l’écriture. Josyane Savigneau a caractérisé cette période importante dans la vie et l’œuvre de Yourcenar par une belle formule, « les nomadismes du cœur et de l’esprit », titre qu’elle a donné à l’un des chapitres de sa biographie de l’écrivain38. Si la décennie 1930 a été chaotique pour Yourcenar, elle se souvient qu’elle a été également poétique. L’expression employée par l’écrivain en 1979 est fondamentale pour comprendre ses écrits de ces années-là, en particulier Feux. Elle parle à Matthieu Galey d’un « sentiment très poétique de la vie », qui ne manquera pas, bien évidemment, de transparaître dans ses œuvres, sous de multiples aspects. Ce sens poétique qu’elle donne à la plupart de ses livres à cette époque-là s’enracine en grande partie dans la profonde entreprise de revisitation des mythes, qui est une des lignes de force de sa production littéraire d’alors. « C’est-à-dire qu’à cette époque-là ma métaphysique s’exprimait par la recherche du mythe »39, expliquaitelle en 1979, toujours à Matthieu Galey. Rappelons que dès les 38 39
Voir Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 95. YO, p. 92.
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premiers livres de l’auteur, imaginés à la fin des années dix, la mythologie gréco-romaine est déjà au centre de son inspiration. Le Jardin des chimères, son premier livre, est d’ailleurs la première tentative de revisitation d’un mythe, celui d’Icare, et le recueil Les Dieux ne sont pas morts baigne déjà, comme nous l’avons vu, dans l’atmosphère mythologique d’une Grèce idéalisée qui lui inspira bien des poèmes. On ne peut donc pas parler de nouveauté quand, durant les années trente, le poète s’imprègne plus profondément encore de la fable antique, à la suite de ses voyages en Italie et en Grèce, contrairement à ce que Yourcenar semble parfois vouloir laisser penser, en oblitérant volontairement de son œuvre, ses deux premières œuvres poétiques. Il est tout de même évident que le mythe prend, dès le début des années trente, une importance particulière pour celle qui compose alors La Nouvelle Eurydice et se livre avec deux amis à une « partie de mythe »40 que l’on peut considérer comme une préfiguration ludique de Feux. Il n’en demeure pas moins, que ce livre représente, dans l’œuvre de Yourcenar, une étape nouvelle dans son entreprise d’appropriation intime des mythes. Il ne s’agissait pas pour elle, précise-t-elle, « d’actualiser le passé, mais de volatiliser toute notion du temps. […] ce qui compte dans la légende et le mythe est leur capacité de nous servir de pierre de touche, d’alibi, si l’on veut, ou plutôt de véhicule pour mener le plus loin possible une expérience personnelle, et, s’il se peut, pour finir par la dépasser. »41 L’écrivain a, dans de nombreux paratextes, précisé de quelle manière elle a intégré dans son œuvre le mythe, en redonnant à la fable grecque une actualité toute personnelle et une vigueur qui entend transcender les notions d’ancien et de moderne. Pour elle, la fable mythologique est avant tout 40
Voir « Aspects d’une légende et histoire d’une pièce », préface à Qui n’a pas son Minotaure ?, Th II, p. 176. Rappelons qu’autour des années 1932-1934, Yourcenar s’est prêtée, avec la complicité de ses amis André Fraigneau et Gaston Baissette, à un « petit jeu littéraire » consistant pour chacun des participants à écrire sa version du mythe du Labyrinthe, en adoptant le point de vue de Thésée (Baissette), du Minotaure (Fraigneau) et d’Ariane (Yourcenar). Le résultat de cet « amusement » entre trois écrivains complices, fascinés par le miracle grec, a été pour Yourcenar, « Ariane et l’Aventurier », publié avec les contributions de Baissette et de Fraigneau dans les Cahiers du Sud, en août-septembre 1939. Quelques années plus tard, Yourcenar réécrira cette « fantaisie littéraire » qui deviendra Qui n’a pas son Minotaure ? « Divertissement sacré en dix scènes ». 41 « Avertissement », réédition de Feux, Plon, 1957, p. 1 et 3.
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une admirable « tentative de langage universel » dont se sont emparés, avant elle, bien des poètes européens42. Dans Feux, comme dans bien d’autres de ses textes, elle bénéficie, grâce au relais des joyaux de la poésie antique, du « crédit inépuisable que nous ouvre le drame grec, de cette espèce d’admirable chèque en blanc sur lequel chaque poète, à tour de rôle, peut se permettre d’inscrire le chiffre qui lui convient. »43 L’utilisation créatrice des mythes, loin d’être un carcan ou un exercice de docile imitation, est pour elle un territoire fécond où elle peut exercer sa plus totale liberté, lorsque, par exemple, elle fait subir à certains mythes ce qu’elle nomme « une sorte de totale désintégration ». Ils lui permettent alors d’exprimer une pensée originale qui se moque des modes, de l’espace et du temps. Pour Yourcenar, revisiter les grands mythes anciens signifie écrire et penser le présent, exprimer les doutes et les espoirs de l’homme universel à la lueur des enseignements des légendes fondatrices de la civilisation méditerranéenne, qui trouvent une place essentielle et singulière, dans son théâtre, certains de ses romans et essais, mais aussi dans sa poésie, en particulier dans Feux. D’ailleurs les remarques qu’elle consignait en 1954, à propos de sa pièce Électre ou la chute des masques, conviennent parfaitement au recueil dédié à Hermès : Si les masques grecs offrent encore au poète moderne le maximum de commodité et de prestige, c’est précisément parce qu’ils ont cessé d’être d’aucun temps, même des temps antiques. Chacun les porte à sa guise ; chacun s’arrange pour verser le plus possible de soi dans ces moules éternels.44
Au milieu des années trente, Marguerite Yourcenar est loin d’être seule à prôner le retour aux mythes comme mode d’expression de la modernité. Dès l’après-guerre, en effet, de nombreux artistes, peintres, musiciens, architectes et poètes, ont été attirés par le « rêve grec », qu’ils expriment chacun à sa manière. Des écrivains aussi différents que Valéry, Gide, Cocteau, Suarès, Giraudoux, Anouilh… participent dans ces mêmes années à la réactualisation des mythes 42
Voir notamment « Mythologie grecque et mythologie de la Grèce », PE, p. 440445. 43 Voir « Avant-propos » à Électre ou la Chute des masques, Th II, p. 19. Notons que M. Yourcenar utilise également la très parlante expression « chèque en blanc » dans une lettre qu’elle adresse à Gabriel Germain le 11 janvier 1970. Voir L, p. 341. 44 « Carnet de notes d’Électre », Théâtre de France, n° 4, 1954, p. 27.
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grecs, courant esthétique très en vogue dans les années 1920-1930. Chaque artiste se doit alors d’effectuer de manière réelle ou imaginaire son « Voyage en Grèce », titre d’une revue de luxe publiée dans les années trente et à laquelle Yourcenar collabora, aux côtés d’artistes comme Queneau, Reverdy, Cocteau, Bataille, Anouilh, Mauriac, Vitrac, Derain, de Chirico, Léger, Le Corbusier…45 Avec Feux, Yourcenar signe sans doute son premier et peutêtre unique livre qui soit vraiment en phase avec son époque, les années trente, dont il porte la marque des courants esthétiques, des influences et des événements qui ont entouré sa naissance. Plus généralement, il semble que cette décennie, où l’écrivain atteint une certaine maturité créatrice et obtient la reconnaissance de ses pairs, en attendant celle du grand public, a été celle où son écriture semble le plus ouvertement perméable à l’air du temps, aux influences littéraires et aux mouvements artistiques en vogue dont elle se sentait alors plus ou moins proche. Elle reconnaît d’ailleurs que Feux est le produit d’une époque, d’un milieu et d’influences littéraires plus ou moins facilement identifiables : Tout livre porte son millésime et il est bon qu’il le fasse. Ce conditionnement d’un ouvrage par son temps s’accomplit de deux manières : d’une part, par la couleur et l’odeur de l’époque ellemême, dont la vie de son auteur est plus ou moins imprégnée ; de l’autre, surtout quand il s’agit d’un écrivain encore jeune, par le jeu compliqué des influences et des réactions contre ces mêmes influences, et il n’est pas toujours facile de distinguer les unes des autres ces diverses formes de pénétration.46
Cet aveu, contenu dans la préface de Feux rédigée en 1967, peut surprendre chez un auteur qui a souvent affirmé qu’il s’est toujours tenu éloigné des écoles et des modes artistiques passagères, pour construire, en solitaire, une œuvre humaniste à vocation universelle. Feux serait donc une des quelques exceptions dans lesquelles une Marguerite Yourcenar bien de son temps exprimerait des sentiments et des émotions qui ont été les siens, peut-être de manière fugitive mais marquante. Comme elle l’écrit, au début des années quatre-vingt, lorsqu’elle jette un regard rétrospectif sur sa vie 45
Sur Le Voyage en Grèce (1934-1939), voir Yves CHEVREFILS-DESBIOLES, Les Revues d’art à Paris 1905-1940, Ent’revues, 1993, p. 149. 46 « Préface », F, p. 1048-1049.
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et sur son œuvre : « Le violent expressionnisme de Feux […] proche tout ensemble de certaines expérimentations poétiques contemporaines et de celles de la Renaissance, introduit pour la première fois dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, un ton "résolument moderne" »47. L’expression est suffisamment surprenante sous la plume de Yourcenar pour mériter d’être soulignée. Ces « expérimentations poétiques contemporaines », ce « ton résolument moderne », elle les a puisés à la source des écrivains dont elle goûtait l’œuvre dans ces années-là – en particulier Valéry et Cocteau – mais peut-être aussi chez ceux, tel Giraudoux, dont elle a toujours récusé l’influence, dénonçant sa manière caricaturale de réinventer le mythe grec. Pourtant, dès la sortie du livre en 1936, la critique n’a pas manqué de souligner l’influence de l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu, créée l’année précédente48. L’inspiration coctalienne est, au contraire, ardemment revendiquée : Le précédent de Cocteau m’a assurément encouragée à employer le très ancien procédé du calembour lyrique, que retrouvaient vers la même époque et un peu différemment les surréalistes. Je ne crois pas que je me fusse risquée à ces surcharges verbales, qui répondent dans Feux à la surimpression thématique dont j’ai parlé plus haut, si des poètes de mon temps, et pas seulement du passé, ne m’en avaient donné l’exemple. D’autres similitudes dues en apparence aux frottements littéraires contemporains tiennent […] à la vie elle-même.49
Yourcenar a également reconnu l’influence de certaines héroïnes de Paul Morand50. Plus généralement, on retrouve en filigrane dans Feux, les échos d’une époque, la France de l’entre-deux-guerres, et d’un milieu, celui des jeunes artistes novateurs des années trente, qui donnent au livre une tonalité particulière. L’univers du music-hall, du cirque et du cabaret, mais aussi de la danse et du cinéma, très 47
« Chronologie », OR, p. XIX. Robert de Traz, notamment, écrit dans La Revue hebdomadaire, dans sa critique de Feux : « C’est un des beaux styles de notre époque, sous réserve d’une imitation passagère parfois de Giraudoux et de ses rythmes ternaires ». Cité par Gonzague TRUC qui remarque lui-même : « On s’est écrié devant cette Clytemnestre ou cette Antigone : "Mais c’est du Giraudoux !" Et, en effet, on ne pouvait pas ne pas se récrier. Même inspiration, mêmes images et presque mêmes procédés. » Voir « L’œuvre de Marguerite Yourcenar : 1929-1938 », Études littéraires, op. cit., p. 25. 49 « Préface », F, p. 1049. 50 Voir ER, p. 151 et L, p. 538. 48
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présent dans les milieux artistiques et en particulier chez les peintres et les poètes, se retrouve au cœur du « bal masqué » de Yourcenar. On y décèle de légères réminiscences de la figure du célèbre trapéziste travesti, Barbette, chanté par Cocteau, des ballets de Diaghilev, du jazz, des minables spectacles de cabaret entrevus à Athènes et à Constantinople, de « certaines pathétiques petites théâtreuses de Colette »51 dans le cas de « Sappho ou le Suicide » qui appartient, de l’aveu même de l’auteur, « au monde international du plaisir d’entredeux-guerres »52. Cet univers cosmopolite et artistique, présent dans Feux, est bien plus qu’un décor « exotique ». Il fait des figures mythiques mises en scène par Yourcenar des contemporains des lecteurs de 1936 : C’est à ce seul point de vue de l’exégèse uniquement littéraire qu’il vaut peut-être de noter que l’Athènes de Feux reste celle où mes promenades matinales au cimetière antique du Céramique, avec ses herbes folles et ses tombes à l’abandon, étaient orchestrées par le bruit grinçant d’un dépôt de tramways voisin ; où des diseuses de bonne aventure installées dans des bidonvilles vaticinaient sur du marc de café turc ; où un petit groupe de jeunes hommes et de jeunes femmes, dont certains étaient destinés sous peu à la mort subite ou lente, terminaient la longue nuit oisive, tonifiée çà et là de débats sur la guerre civile d’Espagne ou sur les mérites respectifs d’une vedette de cinéma allemande et de sa rivale suédoise, en allant, un peu ivres du vin et de la musique orientales des tavernes, regarder l’aurore se lever sur le Parthénon. Par un effet d’optique sans doute en lui-même fort banal, ces choses et ces êtres qui étaient alors la réalité contemporaine me semblent aujourd’hui plus lointains et plus abolis par le temps que les mythes ou les obscures légendes auxquels je les avais un instant mêlés.53
C’est ce même « effet d’optique » transformé en procédé littéraire qui donne à Feux sa coloration moderniste, par le jeu constant des anachronismes dont l’auteur fait un usage appuyé. Dans « Phèdre ou le Désespoir », la fille de Minos échappe à son île, et aux « abattoirs géants de son espèce d’Amérique crétoise »54, qui font songer au Chicago monstrueusement industriel et criminel, dénoncé 51
Voir L, p. 538. « Préface », F, p. 1048. 53 Ibid., p. 1050-1051. 54 F, p. 1057. 52
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par Brecht à la même époque, dans sa pièce Sainte Jeanne des Abattoirs. Lorsqu’« elle s’engouffre dans la mort », elle se mêle au ballet hypnotique des usagers de transports en commun modernes : « Poussée par la cohue de ses ancêtres, elle glisse le long de ces corridors de métro, plein d’une odeur de bête, où les rames fendent l’eau grasse du Styx, où les rails luisants ne proposent que le suicide ou le départ. »55 Dans « Patrocle ou le Destin », les tanks issus de la première guerre mondiale ont remplacé les antiques armes des héros grecs. En quelques lignes, le combat se transforme en joute tauromachique puis en « ballet russe »56. Dans « Antigone ou le Choix », « les radiographies du soleil rongent les consciences sans réduire leur cancer »57. Dans « Léna ou le Secret », prose dans laquelle les références à la réalité moderne sont très présentes, la « voiture de course » remplace le char des champions antiques, dans les auberges, on sert le « café flanqué d’un verre d’eau »58. Bien d’autres détails renvoient directement le lecteur à la réalité quotidienne de la Grèce telle que l’a connue l’auteur. La situation d’insurrection et de répression politiques décrite dans « Léna ou le Secret » avec son cortège d’explosions, de miliciens, de policiers en civil, son palais présidentiel qui ressemble à un hôpital ou à une prison, n’est pas sans rappeler les régimes autoritaires qui émergent à travers l’Europe, alors que Yourcenar écrit Feux, un aspect mis au jour par Rémy Poignault : Plus qu’une préfiguration de la dictature imposée en Grèce en 1936 par le Général Métaxas, nous avons une allusion globale à la montée du fascisme et du nazisme en Europe, illustrée déjà dans Denier du rêve. Le régime d’Hipparque ressemble à celui de Hitler et de Mussolini : les méthodes et même les emblèmes sont très proches […] on reconnaît sans peine l’embrigadement de la jeunesse, les chemises brunes ou noires, et sous le symbole égyptien de la résurrection, les croix gammées. Athènes même offre le spectacle de citoyens passifs laissant, en semblant ignorer la gravité du problème, la dictature perpétrer ses crimes, ce qui n’est pas sans éveiller quelques échos historiques.59
55
Ibid., p. 1059. Voir ibid., p. 1075-1076. 57 Ibid., p. 1079. 58 Ibid., p. 1086. 59 L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 101. 56
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On pourrait multiplier les exemples qui font se superposer les figures familières de la fable, avec les protagonistes anonymes de l’histoire contemporaine dont les proses de Feux semblent prendre le pouls. Ce n’est pas seulement la passion violemment masochiste qui est brûlante dans ce livre mais les avatars de l’histoire contemporaine qui transpire dans toutes les pages et donne à l’ensemble une tonalité singulière. Procédé courant à l’époque, l’anachronisme, dont Yourcenar fera également un usage important dans son théâtre d’inspiration mythologique, participe pour beaucoup à l’étrange poétique de Feux. Il fait toucher au lecteur ce « monde onirique sans âge »60 ou ce « monde plus délirant [que celui de Giraudoux] que j’essayais de peindre »61, qui sont au cœur de l’économie prosodique de l’ouvrage. Il est incontestable qu’avec ce livre inclassable, qui a une place particulière dans son œuvre, Yourcenar franchit parfois les frontières mouvantes du surréalisme. Même si les recherches poéticooniriques des émules de Breton ne font pas partie des influences revendiquées par l’auteur, il est très possible que ce qu’elle nomme, sans plus de précision, « certaines expérimentations poétiques contemporaines »62 aient à voir avec les procédés initiés par les surréalistes dans les années vingt et trente. Comme elle l’a expliqué à Patrick de Rosbo, « [l]e problème qui m’obsédait le plus durant ces années-là [les années 1930]était celui des imbrications de la réalité et du rêve, du rêve considéré comme une activité artistique du dormeur, à l’égal de la poésie elle-même. »63 Une réflexion qui rejoint étrangement les préoccupations des surréalistes. De nombreux éléments laissent supposer que la composition de Feux doit davantage aux expériences surréalistes que ne le reconnaît son auteur. L’ambiance onirique du livre, la notion d’amour fou poussée parfois à son paroxysme, l’utilisation de certaines métaphores et de ce que Yourcenar nomme des « doubles-ententes sémantiques [et] d’anachroniques modernismes »64, dont elle a truffé son texte, la référence au « lapsus freudien et [aux] associations d’idées doubles et triples du délire et du songe »65, en fait tout ce qu’elle reconnaît 60
« Préface », F, p. 1048. Ibid., p. 1049. 62 « Chronologie », OR, p. XIX. 63 ER, p. 153. 64 « Préface », F, p. 1048. 65 Ibid., p. 1052. 61
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comme des « audaces verbales »66 et des jeux langagiers, qu’elle ose ici avec une insistance nouvelle, doit sans doute quelque chose aux joutes verbales et au dérèglement psychique expérimentés par Breton et ses acolytes. Sans doute faut-il y voir l’ascendant de son ami surréaliste Andréas Embiricos, très présent au moment de la rédaction de Feux, comme le suggère Michel Grodent67 ou Anne-Yvonne Julien qui est plus catégorique : « Il est certain que celui qui écoutait volontiers les sirènes freudiennes et jungiennes et qui militait, comme tous ses amis surréalistes, pour la libération des forces inconscientes de l’être, a influencé durablement l’imagination visuelle de Marguerite Yourcenar. »68 L’auteur préfère pourtant situer son esthétique entre le baroque et l’expressionnisme, double patronage sous lequel il tente de placer Feux, allant jusqu’à résumer l’esprit de son livre par la formule « expressionnisme baroque »69 : Stylistiquement parlant, Feux appartient à la manière tendue et ornée qui fut mienne durant cette période, alternativement avec celle, discrète presque à l’excès, du récit classique. […] Sans préjuger des mérites ou des démérites de Feux, je tiens à dire aussi que l’expressionnisme presque outré de ces poèmes continue à me paraître une forme d’aveu naturel et nécessaire, un légitime effort pour ne rien perdre de la complexité d’une émotion ou de la ferveur de celle-ci. Cette tendance qui persiste ou renaît à chaque époque dans toutes les littératures, en dépit des sages restrictions puristes ou classiques, s’acharne, peut-être chimériquement, à créer un langage totalement poétique, dont chaque mot chargé du maximum de sens révélerait ses valeurs cachées comme sous certains éclairages se révèlent les phosphorescences des pierres.70
C’est donc pour rendre compte des émotions et des sentiments excessifs, qui ont caractérisé la crise passionnelle qui est à l’origine de Feux, que le poète a choisi une esthétique de l’excès, de l’exagération, de l’effet frappant. Abandonnant, à l’instar des poètes baroques le carcan du classicisme, il expérimente une totale liberté d’expression et un type d’invention poétique dont le but est d’étonner, voire de 66
Ibid., p. 1051. Voir « L’hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 60. 68 Anne-Yvonne JULIEN, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, op. cit., p. 56. 69 « Préface », F, p. 1051. 70 Ibid. 67
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scandaliser par l’outrance des ornements et l’étrangeté des images dans la lignée d’Agrippa d’Aubigné, de Baudelaire ou de Lautréamont. Le baroquisme de Feux s’enrichit de ce « violent expressionnisme » qui met l’émotion du poète et la subjectivité de son regard sur le monde de la passion au premier plan. À l’instar des œuvres picturales d’un Munch ou d’un Ensor, les proses de Feux sont des tableaux outrancièrement colorés qui proposent des « visions » intimes d’un bal masqué, dans lequel les personnages du mythe grimacent derrière leur loup, au son d’une musique désespérée. Dans Feux, le mouvement expressionniste, qui a marqué la scène artistique européenne du premier quart du vingtième siècle, rejoint donc presque naturellement le baroquisme parfois clinquant qui a bousculé la tradition classique, au XVIIe siècle. Yourcenar est consciente de la complexité de la construction de Feux destinée à égarer le lecteur dans un tourbillon que l’auteur ne paraît pas toujours maîtriser lui-même. La surimpression des époques et des effets, la multiplication des références esthétiques peuvent, en effet, nuire à la lecture de son livre que l’on a pu juger parfois inutilement surchargé. Mais sans doute le poète sait-il également qu’il devait en passer par là pour traduire le plus complètement possible la complexité, l’ivresse et le chaos des sentiments qui l’assaillaient au moment où elle composait ce traité non raisonné de l’amour fou. Lectures de Feux L’aspect hybride, complexe et moderne de Feux, ne provient pas seulement de la multiplicité des réseaux référentiels qui nourrissent le livre. Il résulte également de l’architecture composite du recueil qui fait alterner des blocs compacts de récits en prose constitués d’un seul paragraphe et des séries de courtes notations aphoristiques. Dans les neuf récits en prose, le poète se glisse derrière le masque d’une figure de la fable et de l’histoire grecques (Phèdre, Achille, Patrocle, Antigone…) ou judéo-chrétienne (MarieMadeleine) pour peintre une série de variations sur l’amour dans sa définition la plus large. Dans les brefs énoncés regroupés entre chaque récit, le poète s’avance nu, « crucifié » par la douleur de la passion. Il revendique un « Je » exacerbé qui prend à son compte des affirmations très personnelles, souvent violentes ou impudiques, dont
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la plupart proviennent, selon l’auteur, de son journal intime71. D’un écrit privé, le journal, à un recueil poétique, ces phrases qui contrastent par leur sécheresse avec le baroquisme des proses poétiques qu’elles précèdent, prennent une dimension et une force supplémentaires. Elles expriment avec impudeur les tourments du sujet qui ose exhiber son Moi narcissique et souffrant : L’alcool dégrise. Après quelques gorgées de cognac, je ne pense plus à toi. […] Rien à craindre. J’ai touché le fond. Je ne puis tomber plus bas que ton cœur. […] Un cœur, c’est peut-être malpropre. C’est de l’ordre de la table d’anatomie et de l’étal de boucher. Je préfère ton corps. […] Il n’y a pas d’amours stériles. Toutes les précautions n’y font rien. Quand je te quitte, j’ai au fond de moi ma douleur, comme une espèce d’horrible bébé.72
C’est sans doute la première fois que Yourcenar va aussi loin dans l’introspection publique de son âme et de ses entrailles, mêlant trivialité et sublime dans les « aveux » parfois pathétiques mais intimement sincères d’une femme aux prises avec le mal d’aimer sans retour. Toutefois, ce n’est pas la première fois qu’elle emploie un « Je » qui renvoie implicitement au sujet scripteur. Nous avons vu qu’un certain nombre de poèmes composés avant Feux mettent à nu un sujet lyrique derrière lequel nous devinons sans peine l’auteur luimême. C’est particulièrement vrai pour les quelques poèmes écrits à la même époque que Feux, également nés, comme nous l’avons signalé, de la passion déçue du poète pour André Fraigneau. Des poèmes comme « Silhouettes » ou « Ton nom » n’ont-ils pas la même tonalité de complainte amoureuse désespérée et suicidaire que les sentences aiguisées de Feux ? Mais peut-être l’opposition entre, d’un côté, les notations intimes d’un Je yourcenarien, et de l’autre, les récits mythiques à vocation plus universelle, n’est qu’une apparence, un nouveau masque symbolique pour brouiller encore plus les pistes d’un livre dont son auteur, rappelons-le, espérait qu’il ne serait jamais lu. « Le "Je" 71 72
Voir ibid., p. 1047. F, p. 1055, 1062, 1069, 1078.
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prétendument le plus direct n’est peut-être pas là où il s’annonce. En fait, la part la plus "personnelle" de l’ouvrage est elle-même très composite. Marguerite Yourcenar y conduit un étonnant travail de déstabilisation du "Je", sujet de l’énonciation»73, avance Anne-Yvonne Julien. Elle décèle derrière l’apparente expression directe du Moi yourcenarien, contenue dans certains groupes de pensées qui séparent les proses mythologiques, une construction poétique secrète, « déguisée » en journal intime, qui ne serait donc qu’un leurre : Il y a là une forme d’élégie en éclats, une version fragmentée de l’épître amoureuse façon Guilleragues. Yourcenar revisite les clichés de la rhétorique amoureuse, elle ne se confie pas. De cette mimésis de la gestuelle passionnelle aux notations brutes d’un journal intime, il y a loin. L’insignifiant ici n’a jamais cours. Le tâtonnement d’une pensée qui chercherait son tracé n’est pas sensible. Seul peut-être demeure le ressassement d’assertions obsessionnelles, voire d’expressions obsidionales.74
Rémy Poignault a d’ailleurs souligné, à propos du dernier récit du recueil, combien ce « Je » flottant qui prend de multiples avatars dans Feux pouvait parfois semer la confusion. « Je viens de voir au fond des miroirs d’une loge une femme qui s’appelle Sappho. »75 Tel est l’incipit de « Sappho ou le Suicide » qui fait forcément s’interroger le lecteur sur l’instance énonciatrice qui s’exprime ici : ce qu’il y a de plus troublant dans le jeu de ce miroir, c’est l’apparition, dans le récit, du « je » du narrateur qui quitte le cadre des passages de journal intime où il se cantonnait jusque-là. […] N’est-ce pas une invitation à considérer que cette Sappho que Marguerite Yourcenar perçoit, est plus encore que tous les autres personnages de Feux, une image d’elle-même, l’ambiguïté de la phrase liminaire de « Sappho ou le suicide » permettant de brouiller la distance entre sujet regardant et objet réfléchi ?76
On le voit, la frontière entre l’intime et l’extime dans Feux est souvent difficile à cerner. Par ailleurs, l’image du miroir où le poète semble se deviner sous les traits fardés d’une Sappho acrobate et 73
A.-Y. JULIEN, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, op. cit., p. 62. Ibid., p. 63. 75 F, p. 1129. 76 R. POIGNAULT, Marguerite Yourcenar et l’Antiquité. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 164. 74
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suicidaire ne renvoie-t-elle pas symboliquement à une scène, réelle celle-là, qui s’est déroulée au Japon, presque cinquante ans plus tard ? Le lieu est identique : une loge de théâtre où Yourcenar suit attentivement la préparation d’un acteur de kabuki. À ses côtés, elle imagine qu’elle ressemble à une célèbre poétesse japonaise centenaire. Mais le miroir de la loge lui renvoie finalement sa propre image de vieille femme qui se confond avec celle de la poétesse évoquée plus haut77. De la glorieuse poétesse de l’Antiquité à la vieille poétesse japonaise, devenue humble mendiante dans la tradition populaire, c’est peut-être en passant de l’autre côté du miroir que Yourcenar accepte de se regarder en face en un jeu intertextuel dont son œuvre foisonne. Ce passage constant d’une écriture aphoristique à l’ample rythme des proses mythologiques, ce balancement entre l’onirisme de certaines situations et la violence réelle de certains passages, ce contraste entre le baroquisme d’une écriture de l’excès et ce que Michel Grodent nomme « une froide ironie, effilée comme une lame »78 font de Feux une œuvre déstabilisante, mais qui possède sa propre cohérence interne que l’auteur se plaît à montrer/cacher. À la sortie du livre en 1936, Edmond Jaloux salue la « pureté du style, des images, [qui] insère ces pensées dans un tissu de mots où l’abstrait le dispute au concret. Mais on dirait que ce luxe de métaphores, de visions poétiques, d’analogies saisissantes n’a pour but que de rendre supportable la terrible idée centrale de l’œuvre, qui est celle du désespoir. »79 Rémy Poignault va plus loin qui voit, dans Feux, une « œuvre qui paraît exorciser la tentation de la mort »80. C. Frederick Farrell. Jr et Edith R. Farrell utilisent une métaphore qui rend compte à la fois de la nature instable, insaisissable, composite et fascinante de Feux, celle du kaléidoscope81. Ce rapprochement est particulièrement pertinent. On y retrouve non seulement la notion des miroirs à multiples facettes qui se réfléchissent entre eux, la métamorphose constante des couleurs et des 77
Voir « La Loge de l’acteur », TP, p. 685. Michel GRODENT, « L’Hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar » op. cit., p. 60. 79 « L’Esprit des livres », Nouvelles littéraires, 19 décembre 1936. 80 R. POIGNAULT, Marguerite Yourcenar et l’Antiquité. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 54. 81 Voir Marguerite Yourcenar in counterpoint, Lanham, University Press of America, 1983, p. 48. 78
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motifs, l’agencement jamais figé des formes qui s’entremêlent et se démêlent alternativement, offrant à chaque fois un nouveau spectacle. De la même manière Feux, « massif irrégulier du paysage yourcenarien »82, selon la formule d’Anne-Yvonne Julien, livre toujours réinventé et à réinventer, ne propose-t-il pas à chaque nouvelle lecture l’image en mouvement d’un univers en constante métamorphose dont son auteur ne possède d’ailleurs pas lui-même toutes les clés ? C’est d’ailleurs peut-être pour cela que ce livre, que son auteur lui-même a du mal à définir, appartient profondément à la sphère poétique de l’œuvre yourcenarienne. Il est, à côté de la foisonnante production de poésie versifiée, l’illustration de l’une des premières incursions de l’auteur dans le domaine du poème en prose, du vers libre et de la prose poétique.
Autres œuvres au statut ambigu et fluctuant La dérive des genres Si Feux occupe une place à part dans l’œuvre poétique en prose de Yourcenar, qu’il domine par la richesse de son inspiration et la complexité de sa structure aux multiples facettes, ce livre de « presque poèmes », selon la non-définition de son auteur, appartient tout de même au vaste domaine des écrits poétiques en prose de l’écrivain qui regroupe divers textes, pour la plupart écrits durant ces mêmes années 1930. Comme Feux, la plupart de ces œuvres sont difficilement classables dans un genre défini ou une catégorie simple. Leur statut générique est ambigu, voire fluctuant. Elles se situent à la confluence des genres, tout en affirmant une dominante poétique indéniable. Cette production, à la fois marginale et profondément yourcenarienne, pose de bien des manières la question de la définition de la poésie, de sa nature composite et de ses formes visibles ou souterraines chez l’auteur de Mémoires d’Hadrien. C. Frederick
82
A.-Y. JULIEN, Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, op. cit., p. 59.
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Farrell estime même que la prose poétique serait la « marque» du style yourcenarien83. Nous avons signalé que, dès son premier livre de poésie, Le Jardin des Chimères, Yourcenar mêle à ses vers strictement charpentés, des fragments de prose à forte tonalité poétique en guise de sommaires didascalies. De la même manière, nous avons souligné qu’un texte allégorique comme « L’Homme couvert de dieux », publié dans L’Humanité en 1926, avait également de fortes résonances poétiques. Dans les années qui suivent, Yourcenar multiplie les textes poétiques en prose, expérimentant des formes d’écriture hybrides qui se développeront dans les années trente et quarante. En 1927, elle compose en hommage à son chien pékinois, « Suite d’estampes pour Kou-Kou-Haï » qui sera publié en 1931 dans Le Manuscrit autographe et repris dans son recueil d’essais posthume, En Pèlerin et en étranger. Ce texte qui imagine lyriquement les mille réincarnations symboliques du petit chien adoré, de la Chine impériale de ses ancêtres à Florence où il est né, a même fait l’objet d’une édition de luxe, illustrée, réalisée en 1980, aux États-Unis, par un ami de l’auteur84. À cette occasion, Yourcenar signe un court texte de présentation de son œuvre de jeunesse, évoquant « ce petit poème devenu petit livre »85. Mais quelques lignes plus loin, il ne s’agit plus d’un poème mais d’un « petit essai »86. En 1969 pourtant, elle affirmait à Patrick de Rosbo que « Suite d’estampes pou Kou-KouHaï » est « décidément un poème en prose »87. Quelques années plus tard, organisant ses projets littéraires pour 1973, elle classe le même texte parmi ce qu’elle nomme ses « essais poétiques »88. On constate donc, à partir de ce court texte, combien est vague et changeante son approche générique de certains travaux à caractère poétique. On pourrait tirer les mêmes conclusions de nombreux écrits poétiques composés à la même époque, en particulier « Sixtine », publié pour la première fois en 1931, et que son auteur définit comme « plutôt un 83 Voir M. YOURCENAR, The Alms of Alcippe, traduction Edith R. Farrell, « Introduction » C. Frederick Farrell, op.cit., 1982, p. 7. 84 Voir M. YOURCENAR, Suite d’estampes pour Kou-Kou-Haï, avec des gravures sur bois de Nancy McCORMICK, Seal Harbor (Maine), High Loft, MCMLXXX, 23 p. [tirage limité à 180 ex.] 85 « À propos d’une republication de ces pages », PE, p. 479. 86 Ibid., p. 480. 87 Lettre à P. de Rosbo, 24 avril 1969, Fonds Yourcenar. 88 Voir S II, p. 41.
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poème en prose qu’un essai »89, qu’il a d’ailleurs songé, en 1973, à publier à la suite de Feux90. De la même manière, « Le Catalogue des idoles » composé en 1930, est constitué, toujours selon son auteur, de « très courts poèmes sur des sujets mythologiques »91. De 1932 date « Mozart à Salzbourg » pour lequel Yourcenar indique à Patrick de Rosbo : « genre poème en prose »92. Deux textes de la période grecque, contemporains de Feux, publiés pour la première fois dans la revue touristico-culturelle Le Voyage en Grèce en 1935-1936, « Apollon tragique » et « Dernière olympique » sont présentés par leur auteur comme des essais de « type poétique »93. Yourcenar qualifie même le second texte d’ « essai lyrique »94. De 1945 date Cantique de l’âme libre, que Yourcenar a décrit comme un « chant de la liberté humaine »95, prose poétique qu’elle a détruite en raison de son insuffisance. On pourrait ajouter à ces quelques proses poétiques généralement brèves, un autre texte plus ambitieux, au statut énigmatique, Les Songes et les sorts, recueil de récits de rêves authentiques, publié en 1938. Yourcenar présente ce livre, dont elle projetait une nouvelle édition revue et augmentée de nouveaux rêves, comme « une série de rêves authentiquement faits par l’auteur, et commentés par lui, sans référence aux théories psychologiques en vogue, dans leurs rapports avec le mythe et l’activité poétique à l’état de veille. »96 Une définition peu précise qui situe Les Songes et les sorts entre le poème en prose, l’essai, l’exercice d’écriture automatique et les « Mémoires de ma vie rêvée »97, selon la formule de l’auteur-rêveur. À la sortie du livre, le critique Edmond Jaloux, avec lequel elle partageait une passion pour les secrets de l’existence onirique et qui lui conseilla de noter ses rêves, décrivit le recueil comme « un remarquable florilège de poèmes en prose. On pense, en 89
Lettre à P. de Rosbo, 24 avril 1969, Fonds Yourcenar. Voir S II, p. 41. M. Yourcenar abandonnera l’idée de joindre « Sixtine », à la réédition de Feux (1974). Le texte sera finalement inclus dans le recueil d’essais, Le Temps, ce grand sculpteur (1983). 91 Lettre à P. de Rosbo, 24 avril 1969, Fonds Yourcenar. 92 Ibid. 93 Ibid. 94 Voir S II, p. 41, note 2. 95 YO, p. 130. 96 « Chronologie », OR, p. XX. 97 « Préface », SS, p. 1541. 90
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le lisant, parfois à ceux de Baudelaire, et parfois à ceux de Rilke. »98 Pourtant Yourcenar a toujours refusé de considérer Les Songes et les sorts comme un recueil poétique, préférant qualifier son entreprise d’« étude de l’esthétique du rêve »99. Elle reconnaît tout de même dans des notes prises en vue de la réédition du livre que « ces rêves ainsi méticuleusement racontés prennent un air de conte ou de poème, qu’ils avaient en réalité durant le songe. »100 Encore une fois, il semble que le poète entend affirmer sa différence, voire sa dissidence, avec la mouvance freudo-surréaliste qui a fait de l’exploration des rêves un des champs d’expérience majeur de sa poétique. Dans sa pertinente étude sur Les Songes et les sorts, Maria Cavazzuti postule l’invention par l’écrivain d’un « genre yourcenarien se substituant au genre littéraire surréaliste. Son statut prendrait forme dans une transcription onirique qui ne serait ni la transcription de l’onirique dans le réel […] ni la superposition de la fonction littéraire à l’événement onirique. […] De cette manière, Yourcenar dessine un nouvel espace d’écriture qui voisine avec le domaine de la fiction, mais qui reste séparé de lui et conserve sa propre autonomie par rapport à lui. »101 Le court texte Écrit dans un jardin, publié en 1980 en édition limitée chez Fata Morgana, pose également la question de la nature poétique de nombreux textes yourcenariens. Constitué de dix-sept éléments brefs, phrase unique ou courts paragraphes, isolés au centre de la page, son statut générique pose question : La couleur est l’expression d’une vertu cachée. Certains oiseaux sont des flammes. […] Glace. Étincelant arrêt. Condensation pure. Eau stable. […] Ton corps aux trois quarts composé d’eau, plus un peu de minéraux terrestres, petite poignée. Et cette grande flamme en toi dont tu ne connais pas la nature. Et dans tes poumons, pris et
98
« L’Esprit des livres », Les Nouvelles littéraires, 8 octobre 1938. YO, p. 105. 100 « Dossier des Songes et les sorts », SS, p. 1629. 101 Maria CAVAZZUTI, « Les Songes et les sorts : mythologie du moi, miroir de l’universalité », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, vol. 2, Tours, SIEY, 1995, p. 109-110. 99
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repris sans cesse à l’intérieur de la cage thoracique, l’air, ce bel étranger, sans qui tu ne peux pas vivre.102
S’agit-il de courts poèmes en prose, ou tout au moins, de proses à forte résonance poétique, auxquels se mêlent quelques vers isolés ? L’auteur se contente d’insister sur la fluidité d’un texte « si végétal »103. En fait, Youcenar a extrait les fragments qui constituent la matière d’Écrit dans un jardin, d’un carnet rédigé dans les années soixante-dix et titré « Méditations dans un jardin » dans lequel se mêlent de courtes annotations sur la nature, les arbres, les éléments, les saisons et la vie animale et végétale telle qu’elle peut les observer de son jardin de Petite Plaisance : 1976 – Février. Le magnifique hibou qui par un soir de neige et de gris crépuscule demeure là, sur la branche, regardant le monde de ses brûlants yeux jaunes. Presque invisible dans les tons bruns, gris, blancs de l’hiver. C’est Elliott qui l’a dépisté pour moi. Respect et silence.104
Pour satisfaire la demande de l’éditeur Bruno Roy qui souhaitait publier en édition de luxe un texte inédit de Yourcenar, elle a donc extrait de son carnet d’observation et de méditation sur la nature, des fragments d’une tonalité particulièrement poétique. On s’étonne donc que Michèle Sarde ait pu suggérer qu’Écrit dans un jardin pourrait être une version « censurée » de « Méditations dans un jardin », dans laquelle l’auteur aurait expurgé son texte de « la part personnelle » qu’il contenait105. Il semble plutôt que Yourcenar, lorsqu’elle accepte de publier certains fragments de son carnet, a sélectionné ces derniers en fonction de leur poéticité, de leur portée générale et universelle, supprimant tout ce qui est anecdotique ou trivial, afin de ne pas faire retomber ses « pensées » dans le prosaïsme outrancier, ennemi, selon elle, de l’élévation nécessaire à la méditation poétique et métaphysique. L’exemple d’Écrit dans un jardin montre 102 M. YOURCENAR, Écrit dans un jardin, Montpellier, Fata Morgana, 1992 [1er éd. 1980], s. p. Texte repris, avec quelques légères modifications, dans Le Temps, ce grand sculpteur (1983). Voir TGS, p. 404-407. 103 Voir lettres à Bruno Roy, 20 septembre 1980 et 19 janvier 1981, Archives Fata Morgana. 104 « Méditations dans un jardin », SII, p. 234. 105 Voir « Présentation », ibid., p. 21.
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combien la poésie surgit, souvent de manière discrète mais profonde, dans des textes de nature très différentes pour les transformer et leur insuffler un degré d’intensité et d’universalité que la prose ne peut guère atteindre. Ces quelques exemples parmi bien d’autres illustrent la manière ambiguë et fluctuante avec laquelle Marguerite Yourcenar envisage une bonne partie de sa production d’essence poétique en prose, en particulier celle née dans les années 1930. Comme si cette confusion des genres était la conséquence de la confusion des sentiments et des sens qui a marqué cette décennie déstabilisante et créatrice. Sur le plan strictement artistique, ce glissement d’un genre à l’autre, cette déstabilisation des limites génériques sont symptomatiques, à bien des égards, de la manière dont Yourcenar conçoit l’art poétique : un vaste domaine aux frontières ouvertes et mouvantes que le poète redessine constamment.
Les frontières flottantes de la poésie selon Yourcenar Marguerite Yourcenar n’assigne pas à la poésie une place fixe, déterminée par avance, codifiée par l’usage et la tradition. Comme tant d’autres écrivains du XXe siècle, elle refuse d’enfermer sa création dans les classifications héritées des classiques, afin d’inventer, pour chaque nouveau texte, l’espace qui lui convient. De là son refus ou sa difficulté à assigner, à chacune de ses créations, une étiquette et sa constante entreprise de subversion générique qui aboutit chez elle à la débâcle des classifications et des espaces fermés ou cloisonnés. La critique yourcenarienne a remarqué combien la question des frontières était au centre de la création et de l’existence même de celle qui confiait en 1976 : « Mon choix de vie n’est pas celui de l’Amérique contre la France. Il traduit un goût du monde dépouillé de toutes les frontières. »106 Cette formule convient parfaitement à la plupart de ses écrits dont l’hybridation postule « [c]e rêve de transgression des frontières », selon l’expression d’AnneYvonne Julien qui souligne avec justesse « la capacité très yourcenarienne à tisser des réseaux textuels et à transgresser avec 106 « Marguerite Yourcenar s’explique », entretien avec Claude Servan-Schreiber, op. cit., PV, p. 178.
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aisance les frontières génériques. »107 À l’instar de l’empereur Hadrien auquel elle fait dire, « je ne puis pas […] me vanter d’une existence située au centre », Yourcenar écrit à la frontière des genres et en marge de son époque. Comme le lui faisait remarquer Bernard Pivot : vous êtes toujours aux frontières des choses. D’abord vous êtes née à la frontière de la France et de la Belgique. Ici, dans cet État du Maine, [vous êtes] à l’extrême frontière au nord-est des ÉtatsUnis, pas loin de la frontière du Canada, [Dans] les deux livres autobiographiques dont nous allons parler dans un instant, c’est-àdire Archives du Nord et Souvenirs pieux, vous étudiez les frontières de votre famille. Tous vos livres, on ne peut pas les ranger dans un genre parce qu’ils sont aux frontières de l’histoire, du roman et de la poésie. Mais où qu’on vous place, vous ne restez jamais au centre, vous vous échappez, vous êtes toujours aux frontières.108
La critique a trop souvent réduit l’espace poétique de l’auteur des Charités d’Alcippe et de Feux, à ses poèmes de jeunesse d’inspiration néo-classique, occultant une part importante de ses écrits poétiques soit les poèmes en prose, les proses et les récits poétiques, qui font partie intégrante de sa création à caractère poétique. Ils représentent d’ailleurs sa part la plus moderne. Car outre les poèmes en vers réguliers souvent jugés, souvent avec raison, académiques ou marmoréens, la poésie a pris, dans l’œuvre de Yourcenar, des formes et des accents novateurs. Le lent processus de déstabilisation des limites génériques, que nous avons souligné plus haut, s’inscrit pleinement, que Yourcenar en ait conscience ou pas, dans la réflexion de l’écrivain moderne qui entend dynamiter le carcan des formes préétablies pour opérer la fusion, ou du moins, la confusion des genres. À la suite d’Hugo, Baudelaire ou Mallarmé, elle refuse l’arbitraire classification des genres. Sans doute pense-t-elle avec Benedetto Croce que « [t]out authentique chef-d’œuvre viole la loi d’un genre institué »109 et en appelle-t-elle, à l’instar d’un Maurice Blanchot, à l’anéantissement des barrières génériques :
107
Marguerite Yourcenar ou la signature de l’arbre, op. cit., p. 183. Bernard PIVOT, « Bernard Pivot rencontre Marguerite Yourcenar », op. cit., PV, p. 255-256. 109 Benedetto CROCE, Estetica, 1902. Cité par Yves STALLONI, Les Genres littéraires, Nathan, 2001, p. 119. 108
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait par avance, dans leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner à ce qui s’écrit réalité de livre. Tout se passerait donc comme si les genres s’étant dissipés, la littérature s’affirmait seule, brillait seule dans la clarté mystérieuse qu’elle propage et que chaque création littéraire lui renvoie en la multipliant.110
Pourtant si Yourcenar se fait, implicitement du moins, l’apôtre de la fin des genres, elle postule surtout une contamination par la poésie, essence première de la littérature, de tous les genres artificiellement imposés. La notion de « poésie sans le vers »111 chère à Todorov convient à une très grande partie de l’œuvre de Marguerite Yourcenar à laquelle Silvia Baron Supervielle écrivait en 1981 que tous ses livres étaient des poèmes112. Le compliment a dû toucher l’écrivain qui considérait lui-même son œuvre comme un immense poème. Ne répond-il pas à Matthieu Galey qui lui demande laquelle de ses œuvres il définit comme des poèmes, « Toutes »113 ? Marguerite Yourcenar s’est sûrement reconnue dans les célèbres formules de son ami Cocteau qui classait sa production littéraire en « poésie de roman », « poésie de théâtre », « poésie de critique », « poésie graphique »… Nous pourrions, de la même manière, relire l’œuvre de l’auteur de Mémoires d’Hadrien, de Denier du Rêve et de Quoi ? L’Éternité, en recherchant sous la trompeuse apparence qui fait des principaux livres de Yourcenar des romans, nouvelles, essais ou mémoires, le poème souterrain sur lequel ils reposent et mesurer combien la poésie, chez elle, investit la totalité du terrain littéraire dont elle est l’une des fondations les plus solides.
110 Maurice BLANCHOT, « Où va la littérature », Le Livre à venir, Gallimard, coll. « Idées », 1959, p. 293. 111 Voir Tsvetan TODOROV, « La poésie sans le vers », La Notion de littérature, éd. du Seuil, coll. « Points », 1987, p. 71-72. 112 Voir lettre de Silvia Baron Supervielle à M. Yourcenar, 25 juin 1981, Fonds Yourcenar. 113 Voir YO, p. 210.
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La poésie hors du poème Dans son étude sur Mémoires d’Hadrien, Henriette Levillain insiste sur la thématique des frontières, réelles ou symboliques, qui parcourt le plus célèbre livre de Marguerite Yourcenar. Elle considère même la figure de la frontière comme « la plus complète de toutes les constructions d’Hadrien »114, tant il est vrai que le récit yourcenarien multiplie les références qui définissent l’empereur romain comme un homme de la périphérie plutôt que du centre, un être à cheval sur les frontières des civilisations, des mondes connus et inconnus, un individu saisi alors qu’il s’apprête à franchir les frontières de la mort et – puisque il est empereur – celles de la postérité. De la même manière, Yourcenar situe son récit aux frontières des genres. Roman historique ? Autobiographie fictive ? Méditation sur l’histoire romaine ? … Davantage que ses autres œuvres en prose, Mémoires d’Hadrien s’avère difficile à enfermer dans de quelconques limites génériques. Dès la parution du livre, la critique a eu quelque difficulté à classer cette œuvre hybride115 que Thomas Mann considérait comme « une œuvre poétique pleine d’érudition »116. Yourcenar qui, comme nous l’avons signalé, n’a pas la fibre classificatrice – du moins quand il s’agit de sa propre production – a sans doute été d’accord avec l’auteur de La Mort à Venise, pour considérer son livre, au premier chef, comme « une œuvre poétique », catégorie suffisamment vaste pour qu’elle ne s’y sente pas prisonnière. En préambule à l’énoncé détaillé des sources qui lui ont permis de reconstituer la vie de l’empereur, l’écrivain précise que Mémoires d’Hadrien « touche par certains côtés au roman et par d’autres à la poésie »117. Souvenonsnous que dès les premières tentatives pour évoquer par le biais de la fiction la figure d’Hadrien, la poésie est déjà présente : « Lorsque à vingt ans, j’ai vu la villa Hadriana, j’ai songé à un essai poétique sur
114
Henriette LEVILLAIN, « Le thème de la frontière », Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1992, p. 60. 115 Voir « Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Réception critique (19511952) », Bulletin du CIDMY, n° 14, octobre 2002, 172 p. 116 Thomas MANN, lettre à Charles Kerenyi, 19 janvier 1954, cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’Invention d’une vie, op. cit., p. 230. 117 « Note », MH, p. 543.
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l’empereur amateur d’art. »118 reconnaît Yourcenar. Dans Les Yeux ouverts, elle confie que parmi les premières ébauches du récit hadrianique figure une version dialoguée, proche de Gobineau, comprenant « des fragments de vers que j’avais insérés dans ces pages, comme des moments de silence rythmé. »119 Ne peut-on rapprocher ces projets détruits de Mémoires d’Hadrien, de l’esprit de « l’ouvrage assez ambitieux, mi-partie prose, mi-partie vers »120, ébauché par l’empereur, sorte de rêve d’œuvre hybride et totale, telle que l’a rêvée Yourcenar elle-même ? Au final n’a-t-elle pas composé un « roman-poëme »121, formule utilisée par Sainte-Beuve pour caractériser Salammbô ? À l’évidence, elle pense avec Flaubert que tout roman véritable doit se faire poème. Mémoires d’Hadrien en est d’ailleurs la parfaite illustration. Les critiques les plus sensibles à la marque poétique du livre l’ont signalé dès sa parution. Ainsi Max-Pol Fouchet affirme que « [l]es Mémoires d’Hadrien constituent un grand poème – (et ils n’attentent pas ainsi à la vérité historique, puisque Hadrien fut poète). Science, conscience et poésie voilà ce livre. »122 Paul Dresse considère le livre comme « une sorte de long poème à la gloire de la Rome antique, une sorte de chant impérial dont les chapitres, avec leurs titres latins, figurent une succession de rythmes, de mouvements majestueux. »123 Marie de Régnier, alias Gérard d’Houville évoque, pour sa part, un « beau roman vrai, écrit avec une simplicité noble et si souvent poétique »124. Plus récemment, un manuel de littérature a évoqué le « poème en prose et les vers blancs du récit d’Hadrien »125. Marguerite Yourcenar aurait donc atteint son objectif. Le subtil jeu des rythmes sous-jacents qui irriguent sa prose, les complexes réseaux 118 « Rencontre avec Marguerite Yourcenar », entretien avec Jean-Claude Texier, La Croix, 19-20 septembre 1971. PV, p. 123. 119 YO, 59 et 61. 120 MH, p. 455. 121 SAINTE-BEUVE, Causeries du lundi, tome IV, cité par Henriette LEVILLAIN, Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 235. 122 Max-Pol FOUCHET, « un empereur se penche sur son passé », Carrefour, 9 janvier 1952. Voir « Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar ». Réception critique (1951-1952) », op.cit., p. 41. 123 Paul DRESSE, « Les Mémoires de l’empereur Hadrien », Le Phare Dimanche, n° 314, 13 janvier 1952, p. 5. Voir ibid., p. 56. 124 Gérard D’HOUVILLE, Revue des deux mondes, 15 février 1952. Voir ibid., p. 87. 125 B. VERCIER et J. LECARME, « Les Nouveaux classiques : Marguerite Yourcenar », La Littérature en France depuis 1968, op. cit., p. 66.
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métaphoriques, le ton élégiaque de certaines séquences du livre qui abandonne parfois le drapé officiel du « ton togé », l’oratio togata des Anciens, et mille autres infimes variations font effectivement quelquefois glisser Mémoires d’Hadrien du côté de la poésie. Il était logique que Yourcenar entoure le récit de l’existence d’un empereur grand lettré, poète lui-même, d’un halo de poésie. Références aux poètes anciens qu’il apprécie ou déteste, présence des poètes du temps, évocation des œuvres poétiques inspirées par son règne ou par son amour pour Antinoüs… les éléments poétiques remplissent la matière romanesque de Mémoires d’Hadrien. Rémy Poignault a souligné, notamment, comment Yourcenar se servait, à plusieurs reprises, de poèmes comme source documentaire pour décrire une scène ou apporter une note poétique à une description126. Yourcenar utilise également, avec une grande subtilité, les quelques poèmes composés par l’empereur romain parvenus jusqu’à nous. Elle se sert, par exemple, d’une inscription dédicataire de l’empereur au temple d’Éros à Thespies, dont elle proposera une traduction dans La Couronne et la lyre127, pour décrire en quelques lignes une scène de chasse à l’ourse dans laquelle on retrouve tous les éléments du poème hadrianique128. Elle va encore plus loin dans ce jeu de tissage poésieprose lorsqu’elle insère, à la fin du livre, des vers attribués à Hadrien mourant, auquel elle donne une suite : Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus…Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…129
Le lecteur non averti aura du mal à savoir – puisque aucun signe typographique n’indique qu’il s’agit d’une citation – que seules 126
Voir Rémy POIGNAULT, « Hadrien et les hommes de lettres contemporains », L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op. cit., en particulier p. 536-537, concernant un échange « poétique » entre le poète Florus et Hadrien et p. 550-552, au sujet d’un poème de circonstance de Pancratès. 127 Voir « Sur un trophée de chasse offert au temple de l’Amour, à Thespies », CL, p. 403. 128 Voir MH, p. 408. 129 Ibid., p. 515.
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les deux dernières phrases ont été écrites par l’auteur de Mémoires d’Hadrien, le début du paragraphe étant l’adaptation en prose d’un poème de l’empereur, extrait de la Vita Hadriani : Petite âme, petite vagabonde, petite câline, hôtesse et compagne du corps, qui vas t’en aller en des lieux tout blêmes, tout raides, tout déserts, et cesseras tes badinages habituels.130
Seuls les lecteurs latinistes ont pu rendre à Hadrien ce qui appartient à l’empereur puisque, en manière de clin d’œil, Yourcenar a pris soin de placer en exergue de son livre la version originale du poème hadrianique, qui ouvre et ferme donc le récit de sa vie. Par un procédé stylistique savamment mesuré, l’écrivain, comme on le voit, transforme en court poème en prose les vers de son modèle. Poussant plus avant le jeu littéraire, Yourcenar poursuit l’œuvre de l’empereur, s’octroyant le droit d’inventer les dernières paroles d’Hadrien, ou plutôt, d’écrire, à sa suite, ses derniers vers, ancrant encore plus son livre dans l’espace poétique, et proposant une métaphore de son travail de créatrice : en écrivant Mémoires d’Hadrien, elle a peut-être bercé le rêve de composer, à sa suite, cet « ouvrage assez ambitieux, mi-partie prose, mi-partie vers » qu’il a songé à écrire. Cette poésie hors du poème, qui nous paraît une des caractéristiques majeures de l’œuvre yourcenarienne, est tout aussi importante dans plusieurs autres livres. Yourcenar n’avoue-t-elle pas s’être adonnée, à partir de 1932, « à des recherches de techniques poétiques dissimulées dans la prose, et crispant parfois celle-ci »131 ? Ce glissement discret de la prose vers la poésie, dont on devine les rythmes intérieurs dissimulés au cœur de certaines de ses œuvres romanesques, ces passages constants de la narration à une méditation poético-philosophique, l’usage occasionnel du vers blanc donnent à certains passages des romans et nouvelles de Yourcenar une tonalité poétique incontestable. Un livre tel que L’Œuvre au noir, le plus souvent étiqueté « roman historique », est pourtant riche d’une dimension poétique profonde qu’une lecture attentive permet de mettre à jour. Anne-Yvonne Julien note avec raison qu’il convient de 130
Traduction d’H. BARDON, cité par R. POIGNAULT, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 589, note 64. 131 « Postface » de Anna, soror…, OR, p. 910.
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ne pas « mésestimer, dissimulée derrière l’ordre narratif, l’importance des strates poético-philosophiques qui ont permis au texte de se constituer »132. Ainsi le récit de « l’odyssée » du médecin, philosophe et libre penseur du XVIe siècle, superpose à la narration romanesque, d’autres dimensions (onirique, poétique, philosophique) qui se mêlent et finissent par constituer un courant souterrain qui enrichit le texte et l’éloigne définitivement de sa dimension de roman historique. « La frontière entre la figuration réaliste et la figuration onirique vacille. L’édifice du temps narratif se fracture pour laisser apparaître, par intermittence, la manifestation poétique d’un exister éternel »133, constate encore Anne-Yvonne Julien qui consacre une partie de son commentaire de L’Œuvre au noir à « la dérive poétique »134 du roman. L’un des épisodes les plus émouvants du livre, « La Promenade sur la dune », illustre parfaitement cette dérive subtile du récit narratif vers l’éternel poétique. Seul, face à l’immensité marine, mais surtout face à lui même, à son histoire, Zénon se dépouille physiquement et mentalement pour atteindre une vérité intérieure par ce que Yourcenar définit comme « la poésie du ton pur »135. Comme l’écrit AnneYvonne Julien, dans ces quelques pages denses, « la prose se veut assurément poème. »136 Plus généralement, on pourrait analyser dans L’Œuvre au noir, l’un des thèmes principaux du roman, celui de l’alchimie, riche de symboles et de textes cryptiques qui ont fasciné Yourcenar, comme une métaphore de la poésie. L’auteur fait d’ailleurs elle-même ce rapprochement entre alchimie et poésie cryptique lorsqu’elle explique à Patrick de Rosbo : Il semble certain que nombre de grands traités alchimiques aient été écrits en code, consciemment, et par prudence ; mais il faut bien se dire que ce torrent de métaphores, souvent admirables, qui constitue le langage alchimique, est hermétique ipso facto sans même que la notion d’alibi et de précaution intervienne, comme sont spontanément hermétiques tant de grands poèmes, qui s’efforcent de traduire des réalités par-delà les mots.137
132
Anne-Yvonne JULIEN, L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1993, p. 13. 133 Ibid., p. 14. 134 Ibid., voir p. 75-77. 135 Cité par Anne-Yvonne JULIEN, ibid., p. 80. 136 Ibid., p. 136. 137 ER, p. 124.
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Des trois tomes du Labyrinthe du monde, œuvres qui refusent également la dictature arbitraire des genres138, le troisième, Quoi ? L’Éternité, est sans doute celui qui assume le plus clairement sa dimension poétique. D’ailleurs, l’auteur n’a-t-il pas mis explicitement son ouvrage sous le « patronage » du premier des grands poètes modernes, Rimbaud, en choisissant comme titre un de ses vers les plus énigmatiques ? Quoi ? L’Éternité, texte auquel Yourcenar a consacré ses ultimes forces, « touche au roman et au poème (mais il y avait déjà çà et là des touches de ce genre dans les deux premiers volumes) »139, comme elle le précise à son éditeur. Plus qu’ailleurs, en effet, l’écrivain s’abandonne à une écriture éminemment poétique qui caractérise une grande partie du livre. Que l’on songe à la scène muette sur la dune dans laquelle Jeanne de Reval s’offre nue au vent de la nuit et à son fiancé invisible140. À la lecture de ce passage, on ne peut s’empêcher de penser à une autre scène de nudité dans la nature, « la promenade sur la dune » de Zénon, dans L’Œuvre au noir, où, de la même manière, Yourcenar, que le thème de la nudité et du contact « sauvage » de l’homme avec la nature obsédait, élabore, par petites notes, une poétique sensuelle et cosmique. Comme l’écrit Simone Proust dans son commentaire de Quoi ? L’Éternité, « [d]ans cette page sur la nuit à Texel se retrouvent les notations de poésie cosmique où Yourcenar excelle, poésie faite notamment de l’intensité des sensations »141. Simone Proust, à partir d’autres exemples, démontre comment la poésie s’insinue de manière insistante dans la prose, faisant basculer le texte du réalisme de la narration à l’onirisme, impression que renforce le lyrisme du ton qui domine dans de nombreuses pages142. Cette « contamination » des œuvres en prose de Marguerite Yourcenar par la poésie, tout lecteur attentif la devine dans la plupart de ses livres. Patrick de Rosbo a souligné « la poésie très secrète et en 138
Interrogée en 1971, en cours de rédaction du premier tome du Labyrinthe du monde, Souvenirs pieux, M. Yourcenar avait quelque difficulté à situer clairement son texte : « c’est un petit peu situé entre l’essai et le poème ou le roman. C’est peut-être plus près de l’essai. ». Voir « Un entretien inédit de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 45. 139 M. YOURCENAR, lettre à Yannick Guillou, 5 octobre 1986, L, p. 677. 140 Voir QE, p. 1244. 141 Simone PROUST, Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar, Gallimard, coll. « Foliothèque », 2001, p. 47. 142 Voir « Conclusion », ibid., p. 130-131.
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même temps transparente qui bien souvent équivaut [chez elle] à un état de grâce »143. Qu’il s’agisse du théâtre, du roman, de la nouvelle, voire de l’essai, Yourcenar considérait que la poésie se devait de servir de soubassement à ses complexes architectures verbales. Plusieurs critiques se sont d’ailleurs attachés à mettre en évidence cet aspect essentiel de son écriture. Dans son analyse des nouvelles yourcenariennes, Bruno Blanckeman insiste à juste titre sur la dimension poétique d’un grand nombre d’entre elles, en particulier dans Nouvelles orientales144. Stéphanie Smadja a détaillé le mécanisme de glissement de la prose vers la poésie dans l’une d’entre elles, « Kâli décapitée »145. Marc-Jean Filaire a démontré, lui, que la nouvelle qui ouvre le recueil, « Comment Wang-Fô fut sauvé », qu’il considère comme « un poème de la mort », opère un subtil glissement de l’écriture « dans le but d’exprimer sa propre disparition avec grâce et sa dilution dans l’indicible de la poésie. »146 Il avance par ailleurs, avec raison, que, plus que dans d’autres nouvelles du recueil, dans le récit du peintre chinois et de son disciple, « l’écriture Yourcenarienne puise son énergie dans la poésie. »147. Bien d’autres textes yourcenariens posent le même type d’interrogations à la critique. Maria Cavazzuti, par exemple considère la pièce La Petite sirène, » comme la continuation de la poétique de Feux »148, tandis que Camillo Faverzani se demande, à propos d’un autre texte dramatique de Yourcenar, Le Dialogue dans le marécage, s’il ne s’agit pas, en fait, d’une œuvre poétique149. Le métissage générique qui caractérise l’ensemble de l’œuvre yourcenarienne est une des marques de sa modernité. Quand l’on 143
ER, p. 164-165. Voir Bruno BLANCKEMAN, « "J’immobiliserai ton âme". La nouvelle dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n° 22, décembre 2001, p. 57 -74. 145 Voir Stéphanie SMADJA, « Kâli décapitée. À la rencontre de la prose et de la poésie », Bulletin de la SIEY, n° 21, décembre 2000, p. 53-71. 146 Marc-Jean FILAIRE, « Comment Wang-Fô fut sauvé, Récit d’une disparition et disparition du récit », Bulletin de la SIEY, n˚ 24, décembre 2003, p. 73. 147 Ibid., p. 60. 148 Maria CAVAZZUTI, « La Petite sirène : solipsiste de l’amour », Marguerite Yourcenar. Écritures de l’Autre, op. cit., 1997, p. 262. 149 Voir Camillo FAVERZANI, « Le Dialogue dans le marécage : œuvre poétique ou œuvre dramatique ? », Rencontres autour du théâtre de Marguerite Yourcenar, Bulletin de la SIEY, n° 7, novembre 1990, p. 41-59. 144
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considère, de ce point de vue, l’ensemble des livres de l’auteur de Mémoires d’Hadrien, peut-on encore lui accoler l’étiquette douteuse de classique, voire d’académique ? Certainement pas. Cette poésie présente bien au-delà du poème incite, à notre avis, à situer l’œuvre de Yourcenar au cœur de cette « littérature de dissidence », rétive à tout enfermement générique, telle que l’a décrite Camus dans L’Homme révolté, plutôt que du côté de la « littérature de consentement »150, à laquelle la critique la rattache encore trop souvent. Les ultimes expériences poétiques de Marguerite Yourcenar en sont la preuve éclatante.
La dernière expérience poétique Les derniers textes poétiques composés par Yourcenar l’ont été en 1982. Ils sont d’une facture très différence de celle des nombreux poèmes en vers réguliers, des poèmes en prose et des proses poétiques qui constituent l’essentiel de la production poétique de l’écrivain. Il convient donc de leur accorder une place particulière tant ils représentent une manière de révolution dans l’esthétique yourcenarienne de la poésie. Publiés en 1986, dans La Nouvelle Revue Française, « Les Trente-trois Noms de Dieu » et « Le Livre d’adresse », constituent deux ensembles conjoints de très brefs poèmes non rimés, disposés comme des îlots autonomes sur l’espace de la page. Chaque suite de poèmes contient un dessin de l’auteur, qui s’intègre au poème, ajoutant un élément graphique aux blocs de texte constitués par les vers. Nous ne connaissons pas, dans l’ensemble du corpus de la poésie de Yourcenar, d’autres œuvres de ce type. « Les Trente-trois Noms de Dieu » et « Le Livre d’adresse » représentent les seuls cas où elle expérimente l’art du vers libre, abandonnant, à la fin de sa vie, la rime qui caractérise la totalité de sa poésie versifiée151. 150
Voir Yves STALLONI, « Le mythe de l’œuvre unique », Les genres littéraires, op. cit., p. 119. 151 Remarquons que M. Yourcenar signale avoir écrit au milieu des années 1930, « [t]rois ou quatre poèmes en vers libres, dont l’un "Le Poème du joug" a été inclus dans Les Charités d’Alcippe. » Affirmation qui prête à confusion puisque « Le Poème du joug » publié en 1935, et qui enchaîne les rimes plates, n’est nullement ce que l’on considère communément comme un poème en vers libre. Voir « Chronologie », OR, p. XIX.
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Ces deux suites poétiques représentent donc une rupture catégorique dans la manière de Yourcenar d’écrire en vers. L’analyse de ces poèmes tardifs, largement ignorés du lecteur de l’œuvre yourcenarienne, – ils n’ont connu jusqu’en 2003 que la diffusion forcément éphémère de leur unique publication dans la NRF152 – permet de nuancer le jugement global porté par certains critiques qui considèrent que la poésie de Yourcenar n’a guère évolué, se cantonnant dans un néoclassicisme forcené, peu en phase avec la modernité. La seule lecture de ces poèmes, imaginés en 1982 alors que Yourcenar a presque quatre-vingts ans, atteste, au contraire, du chemin parcouru en six décennies de fréquentation de la poésie, depuis les maladroits poèmes imitatifs réunis dans Les Dieux ne sont pas morts, publié en 1922. « Les Trente-trois Noms de Dieu » est né de la complicité de Yourcenar avec son jeune ami, Jerry Wilson, qui en est le discret dédicataire, comme en témoigne le J., mis pour Jerry, inscrit par le poète à la fin de ses trente-trois brefs poèmes, juste avant la date de composition, le 22 mars 1982. On peut considérer la publication de ces poèmes dans la NRF de juin 1986 comme un hommage posthume à l’ami décédé quelques mois plus tôt. Une sorte de tombeau érigé en souvenir de la tendre et tumultueuse amitié qui les a réunis durant plusieurs années et de nombreux voyages. C’est sur un carnet offert à l’écrivain lors de son bref séjour, en février 1982, à Pallanza, au bord du Lac Majeur, chez ses amis Paolo et Illaria Zacchera, que Yourcenar a inscrit au feutre noir, sur chaque page, chacun des trente-trois noms de Dieu. Elle rédige cet « Essai d’un journal sans date et sans pronom personnel », sous-titre qu’elle donnera par la suite à ces fragments poétiques, après plusieurs semaines d’intenses voyages (Égypte, Grèce, Italie…), dont ces instantanés sont la cristallisation poétique : Vent de mer
la nuit dans une île. […] Le chameau boiteux
152
« Les Trente-trois Noms de Dieu », La Nouvelle Revue Française, n° 401, juin 1986, p. 111-117.
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE qui traversa la grande ville encombrée allant vers sa mort […] Le torse humain […] Un aveugle qui chante et un enfant infirme.153
Ces paysages entrevus, ces personnes croisées, ces animaux caressés, ces silhouettes peut-être rêvées, ces atmosphères et ces images mentales restituées en quelques mots, expriment poétiquement les sensations secrètes du voyage mais aussi les instants et les visions partagés avec son compagnon de route, témoin et sans doute aussi parfois acteur de ces « illuminations » poétiques154. Si de nombreux fragments des « Trente-trois Noms de Dieu » ou du « Livre d’adresse » sont des notations cryptiques dont il est impossible de connaître avec précision la source, d’autres sont aisément rattachables à des épisodes de la vie et des voyages de Yourcenar et de Jerry Wilson, au Maroc et en Égypte principalement, mais aussi dans le Sud des États-Unis, comme dans le cas de « La femme-/aux-chiens »155, Merenda Day, dont Yourcenar a recueilli le témoignage dans Blues et Gospels156. « Le héron qui a / attendu toute la/ nuit, à demi gelé,/ et trouve/ à apaiser sa /faim à l’aurore »157 a été observé en Hollande, sur l’île de Texel, que Yourcenar considérait comme un « Paradis
153
TND, p. 9, 12, 15 et 17. Michèle Goslar avance même que Jerry Wilson pourrait être l’auteur de « ces bris de vie » notés dans un de ses carnets, et que Yourcenar se serait contentée de réunir et de parapher. Voir Marguerite Yourcenar. « Qu’il eût été fade d’être heureux », op. cit., p. 324. Cette hypothèse est peu crédible quand on sait qu’au cours de leurs voyages, il arrivait souvent à Jerry Wilson de noter une formule, un vers ou une parole prononcés devant lui par M. Yourcenar. Ce qui est plus probable c’est qu’au moment de la composition des « Trente-trois Noms de Dieu », la voix et les images des deux compagnons se soient rencontrées au cœur du poème. Il n’en reste pas moins que Yourcenar est seule responsable de la transcription poétique finale de ces échanges intimes. 155 TND, p. 18. 156 Voir « Merenda Day, la femme aux chiens », BG, p. 26-37. 157 TND, p. 13. 154
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perdu »158. « [L]’aveugle qui chante » est probablement ce chanteur égyptien que le poète et son compagnon sont allés écouter dans un café de Louxor le soir du 27 janvier 1982159, évoqué à nouveau, moins cryptiquement dans « Le Livre d’adresse » : « LE CHANTEUR/AVEUGLE À/LOUQSOR/ et le petit orchestre/ de tambourins et/ de violes. »160 « Les chameaux/ qui s’abreuvent/ avec leurs petits/ dans l’oued/ difficile »161 est une des images marquantes de son voyage au Maroc, en mars 1981. Dans une lettre, adressée de Rabat, à Silvia Baron Supervielle un an avant qu’elle ne compose « Les Trente-trois Noms de Dieu », Yourcenar esquisse une poétique du souvenir fragmentée, qui semble annoncer l’explosion d’images, à la fois réelles et réinventées, des derniers poèmes : Oui, il semble (mais c’est faux) que certains paysages nous attendent. En réalité ils vivent par eux-mêmes ; je pense en particulier à cet « oued difficile », où chaque jour, nous allions voir une cinquantaine de chameaux boire au crépuscule, à ces palmeraies et à ces maisons de terre battue, rouges sur la route de Zagora, et surtout à une plage, si belle et si impolluée que j’ai peur d’en répandre le nom.162
Remarquons que ces éclats de poèmes, dont certains font penser à des haïkus, s’inspirent souvent d’images et de souvenirs orientaux provenant de pays de tradition musulmane, comme l’Égypte et le Maroc, qu’elle appréciait particulièrement. Elle a d’ailleurs reconnu que l’idée même des « Trente-trois Noms de Dieu » lui est venue de la tradition musulmane et de ses quatre-vingt-dix-neuf noms attribués à Allah. « C’est un peu difficile d’en trouver quatre-vingtdix-neuf sans se répéter. Alors, comme dans les inscriptions gravées sur la pierre, je me suis contentée de trente-trois »163 déclarait-elle au moment de la parution de ses poèmes dans la NRF où chacun des fragments est numéroté. Le fragment 12 ne contient aucun texte. 158
Voir note adressée à Silvia Baron Supervielle, 16 août 1986, Archives Silvia Baron Supervielle. 159 Voir « Les Voyages de Marguerite Yourcenar » Bulletin du CIDMY, op. cit., p. 131. 160 « Le Livre d’adresse », TND, p. 25. 161 Ibid., p. 18. 162 Lettre à S. Baron Supervielle, 13 mars 1981, Archives S. Baron Supervielle. 163 « Rencontre avec Marguerite Yourcenar » [18-20 juin 1986], entretien avec Francesca Sanvitale, RAI, 6 janvier 1987, PV, p. 373.
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Yourcenar a dessiné sommairement ce qui peut être une constellation d’étoiles, des boutons de fleurs ou encore des traces de pattes d’oiseaux164. Difficile de trancher. Il semble donc que parfois les mots sont impuissants à traduire l’émotion suscitée par une incarnation divine et que le poème s’efface derrière le dessin, qui devient poésie graphique dont l’influence est, là aussi, orientale. De la même manière, dans « Le Livre d’adresse », le poète a dessiné la silhouette d’un canard prenant son envol au-dessus des roseaux pour rejoindre ses compagnons dans le ciel165. Ce dessin a sans doute été inspiré à Marguerite Yourcenar par la célèbre fresque du palais de Tell-elAmarna, construit par Akhenaton, et conservée au Musée égyptien du Caire. On y voit trois canards s’envoler au-dessus de bouquets de roseaux et de papyrus. Marguerite Yourcenar a certainement apprécié cette œuvre lors de sa visite du Musée égyptien, le 18 janvier 1982, en compagnie de Jerry Wilson et de Jean-Pierre Corteggiani166. Elle a donc griffonné dans son carnet une esquisse rappelant l’antique fresque pharaonique, ouvrant son « Livre d’adresse » avec un dessin chargé de l’émotion et du souvenir de ses découvertes esthétiques égyptiennes. On ne s’étonnera pas que parmi ces poétiques dénominations divines beaucoup sont animales. Quand l’auteur de « Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? »167 et d’un « Paysage avec les animaux », demeuré à l’état de projet168, énumère poétiquement les différentes incarnations terrestres de Dieu, il cite le « Vol triangulaire/ des cygnes », l’ « Agneau nouveau-né », le « beau bélier », « Le mufle/ patient du/ bœuf », « Le petit poisson/ qui agonise/ dans le gosier du/ héron », le « Cheval qui/ court/ en liberté »169, mais aussi l’abeille, la brebis, la vache, le taureau, le chameau, les chiens. L’être humain est très peu présent dans les « Trente-trois Noms de Dieu ». Quand il l’est, c’est souvent de manière fragmentaire, désincarnée, presque
164
Voir TND, p. 12. Voir ibid., p. 21. 166 Voir Les Voyages de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 130. Dans son carnet de voyage, à la date du 18 janvier 1982, J. Wilson mentionne la visite du Musée égyptien et note qu’une des œuvres les plus appréciées par Yourcenar et lui-même représente des « oiseaux des marais » (« marsh birds »). Document CIDMY. 167 Voir TGS, p. 370-376. 168 Voir S II, p. 236-238. 169 TND, p. 10, 11, 13 et 17. 165
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anatomique : « La main,/ qui entre en/ contact/ avec les choses » ; « La peau-/ toute la surface/ du corps. » ; « Le torse humain »170. L’homme est, en revanche, au centre du « Livre d’adresse », puisque cette suite de poèmes, encore plus elliptiques que les précédents, évoque « [l]es gens de/ bonne volonté/ rencontrés/ en route »171 par Marguerite Yourcenar et Jerry Wilson lors de leur périple méditerranéen de janvier à mars 1982. Le texte fait alterner les noms d’amis connus ou revus au cours de ce voyage et la silhouette d’inconnus, qui ont suscité la sympathie ou la tendresse du poète. « Le Livre d’adresse » est une sorte de mémorial de l’amitié et de la fraternité. L’expression « gens de bonne volonté » qui ouvre le poème indique bien la dimension humaniste de l’entreprise yourcenarienne, qui, à la fin du voyage, fait le « bilan » de ses rencontres, en inscrivant dans son poème – comme on grave dans la pierre – les noms des « frères humains » qui l’ont accompagnée jusqu’au bout de la route. Inscrits en majuscules, on reconnaît les patronymes de certains de ses amis et connaissances de ces années-là : l’égyptologue Jean-Pierre Corteggiani avec lequel elle visita, avec émotion, le site d’Antinoé, la coptologue Isis Zaki, connue également lors du voyage en Égypte, le poète italien Manrico Murzi, traducteur de sa poésie en italien, son amie et traductrice grecque Jeannette Chadjinicoli, des amis italiens, Paolo et Illaria Zacchera, et quelques autres. Mais les gens de bonne volonté, croisés au cours du voyage, sont aussi des anonymes, tels « Les deux frères/ venus d’Alexandrie » ou « Les gentils garçons/ coptes tatoués/ d’une croix »172. Avec « Les Trente-trois Noms de Dieu » et « Le Livre d’adresse », derniers poèmes publiés par Yourcenar, le poète aborde de nouvelles rives poétiques. Ces textes à la tonalité à la fois résolument moderne et cryptique, qui jonglent avec l’utilisation du vers libre, l’inscription mémoriale, la brièveté de certaines formes empruntées à la poésie extrême-orientale, marquent une rupture radicale avec l’ensemble de sa production poétique dans laquelle domine les poèmes à forme fixe et la poésie en prose. L’abandon de la rime, les jeux typographiques et spatiaux sur la page, l’introduction du 170
Ibid., p. 14-15. Ibid., p. 21. 172 Ibid., p. 24-25. 171
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dessin au sein même du poème, l’éclatement des images, la fragmentation des vers, sont autant de nouveautés dans la poésie yourcenarienne, qui s’inscrivent pleinement dans le grand mouvement de libération des formes qui a marqué son siècle et que Yourcenar avait semblé ignorer jusqu’alors. Simone Proust propose, d’ailleurs, de très intéressants rapprochements entre l’écriture novatrice des « Trente-trois Noms de Dieu » et le troisième volume du Labyrinthe du monde, Quoi ? L’Éternité, commencé à la même époque. Elle met en relation, notamment, l’irruption tardive de la modernité dans la poésie yourcenarienne avec la conception révolutionnaire de l’art que la mémorialiste prête au musicien Egon de Reval, dans Quoi ? L’Éternité. Celui-ci, en effet, est décrit comme un musicien ouvert à la modernité musicale qui marqua le début du XXe siècle, sensible aux « libertés rythmiques [et aux] audaces iconoclastes de l’avenir »173 qu’il intégrera peu à peu dans ses propres compositions. L’évocation que fait Yourcenar de cette musique, dont elle reconnaît la beauté brute et fascinante, conviendrait d’ailleurs parfaitement à décrire les balbutiements de la modernité poétique qui éclôt à la même époque : Admirer, ou comprendre, ou même aimer, importe moins que s’accorder brièvement à une réalité au pouls plus lent que le nôtre, à un monde auditif sans effusions et sans symboles, qui à la fois nie et remplace tout. Un peu plus loin, mais situé pourtant à une distance toujours infinie, on aboutirait au silence.174
Simone Proust affirme : « Il est signifiant que Yourcenar ait choisi de faire d’Egon l’artiste moderne qu’elle n’a pu être »175, mais qu’elle tente de devenir dans les dernières expériences poétiques à la tonalité résolument moderniste. Comme Simone Proust l’écrit, à propos des « Trente-trois Noms de Dieu » : Ce poème sans syntaxe, avec l’apparition de blancs, correspond, en littérature, à ce qu’Egon produit en musique : « un chant aux flexions impossibles à prévoir, aux intervalles à la fois inévitables et incalculables, et presque mortellement pur. »176 […] Il suffit de 173
QE, p. 1254. Voir Simone PROUST, « Aventure et création », Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 68-73. 174 QE, p. 1255. 175 Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar, op. cit.,p. 73. 176 QE, p. 1321.
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comparer les premières œuvres poétiques de Yourcenar, d’un style académique assez pompeux, à ses dernières productions pour voir le chemin accompli.177
Peu de critiques ont souligné ce « chemin accompli » par la poésie yourcenarienne. Mais certains des proches de l’écrivain, tous poètes, ont salué l’éclosion avec « Les Trente-trois Noms de Dieu », d’une nouvelle manière de saisir l’instant poétique. Dès qu’elle découvre le texte dans la NRF, Silvia Baron Supervielle décide aussitôt de le traduire en espagnol et écrit à Yourcenar : « Tous ces poèmes sont comme des oiseaux qui vont et viennent d’une chose à l’autre. Ils m’ont montré ce que j’aime et que j’oublie parce que c’est si simple. Et aussi ce que je n’oublie pas. »178 Étiemble est tout aussi enthousiaste : Volontiers je ferais miens vos Trente-trois noms de Dieu : trentetrois des plus beaux spectacles, des plus émouvants morceaux de cette nature : deus sive natura (mais ici non point au sens cosmologique : au sens tactile, visuel, au sens du vécu le plus humble et par là le plus exaltant). Avec, çà et là, un je ne sais quoi qui évoque les « moments » du haïjin.179
Étiemble a saisi ce qui dans les derniers poèmes de son amie dépassait l’univers poétique occidental contemporain pour aller à la rencontre de l’art poétique millénaire extrême-oriental, en particulier à l’extase nécessaire à l’auteur de haïku pour atteindre à la perfection de son petit poème, qui traduit les vibrations du vaste monde. Léopold Sédar Senghor, très sensible à l’œuvre poétique de Yourcenar, a été particulièrement touché par « la mélodie des vers » dans « Les Trentetrois Noms de Dieu » et par son art de la « métaphore, le plus souvent nue, pour ainsi dire, qui anime le poème […]. Il y a mieux quand, oubliant toute rhétorique, voire toute poétique, le poète revient à la parole primordiale, qui parle d’elle-même. En ce sens que le mot nu, comme en Afrique noire, fait image, mieux, vit de sa nudité »180.
177
Quoi ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar, op. cit.,p. 135. Lettre à M. Yourcenar, 11 août 1986. Cité par A. HALLEY, « Marguerite Yourcenar poète vêtu d’espace », TND, p. 42. 179 Lettre à M. Yourcenar, 1er août 1986, Fonds Yourcenar. 180 « Un exemple de poésie moderne », in « Marguerite Yourcenar. La Voix du siècle », La Revue des deux mondes, novembre 1997, p. 76. 178
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Des poèmes très ornés de l’adolescence à l’éclat nu et pur des derniers vers, le contraste est flagrant. « Les Trente-trois Noms de Dieu » et « Le Livre d’adresse » semblent bien annoncer, sans que Yourcenar ne renie ses poèmes néo-classiques, une autre manière d’habiter le monde poétiquement. Un autre rapport à la nature et à l’homme, considérés à la fois dans leur globalité universelle et comme des fragments, des instants, des points isolés, que le poème traduit en myriades d’images ou de flashes, dont le poète ne contrôle sans doute pas la lumière. Ces vers appartiennent sans doute à la poésie instantanée et subconsciente du « lâcher prise » zen, où le poète accepte de se laisser emporter par les flots de sa conscience qu’il ne contrôle plus. Quelques mois après avoir écrit « Les Trente-trois Noms de Dieu », Yourcenar semble poursuivre le même procédé d’écriture presque automatique, à la fin du carnet de voyage qu’elle a tenu au Japon, en Thaïlande et en Inde, où elle a séjourné d’octobre 1982 à février 1983. Sans que l’on puisse considérer, à proprement parler, ce texte comme strictement poétique, ces quelques pages, où le poète a jeté des bribes de souvenirs, des images qui l’ont fasciné, des lieux, des noms, des sensations sous forme d’un inventaire hétéroclite, ne sont pas sans rappeler la manière employée par Yourcenar dans les deux séries de poèmes composés à la même période : Le peuple des singes Le peuple des nuages Le destin de la planète Vénus Les charmeurs de serpents Le minaret et les enfants morts […] Les femmes comme des fleurs […] Les hommes vêtus d’espace […] L’histoire sans histoire…181
Ces notes de voyage qui ont servi à l’élaboration du recueil posthume inachevé, Le Tour de la prison, prennent l’allure de vers isolés ayant parfois la fulgurance d’une puissante image poétique. Elles appartiennent à ce que nous avons appelé la poésie hors du 181
« Les hommes vêtus d’espace », TND, p. 29-36.
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poème, cette manière d’écrire si yourcenarienne qui joue poétiquement avec les mots et les images dans le moindre fragment de texte, car seule la poésie est capable, selon l’écrivain, de saisir un instant fugace ou une vision éphémère. Cette façon d’énumérer, en une litanie de courtes formules, des souvenirs, des émotions fugaces, des instants fragiles ou des visions poétiques, Yourcenar l’utilise dans de nombreux textes en prose. Elle adopte le plus souvent ce procédé de style pour énumérer, à l’heure des bilans, les souvenirs fugaces de bonheurs, de rencontres et d’émotions qu’elle semble avoir besoin d’inscrire presque poétiquement dans son œuvre, comme elle le fait, dès 1938, dans la préface des Songes et des sorts, livre-frontière dans lequel poésie et onirisme se mêlent intimement : Quand je pense à ma vie, je revois quelques promenades au bord de la mer, une fillette nue devant un miroir, des bouffées de mauvaise musique dans un couloir d’hôtel, un lit, quelques trains dont la vitesse broyait les paysages, Venise à l’aurore, Amsterdam sous la pluie, Constantinople au soleil couchant, les lilas de la rue de Varenne […] les collines calcinées de la Grèce, un champ de narcisses au pays de Salzbourg…182
De ces « fragments » de sa vie réelle, dont le poète poursuit l’énumération sur quelques lignes, Yourcenar écrit qu’ils « ont l’intensité magique des visions entrevues dans mes songes »183. De la même manière, les notes poétiques extraites de son carnet de voyage, ou les poèmes publiés dans la NRF à la fin de sa vie, ont l’intensité et l’inventivité des images poétiques et oniriques que recèle, à de multiples endroits, son œuvre. Finalement, les étonnants et novateurs poèmes en vers libre de la vieillesse ne sont peut-être que l’apparition tardive à la surface de l’œuvre poétique de Yourcenar d’un arbre fécond dont les racines se sont solidement ancrées au cœur même de l’œuvre, avant d’atteindre la maturité et d’éclore.
182 183
« Préface », SS, p. 1540. Ibid.
Page laissée blanche intentionnellement
IV MARGUERITE YOURCENAR TRADUCTRICE DE POÉSIE Un voyage, une quête d’universel… La traduction représente une part non négligeable de l’œuvre de Yourcenar, qui l’a pratiquée de manière presque continue, durant toute sa vie. Depuis les poèmes de Pindare qu’elle traduit laborieusement dans les années vingt, lorsqu’elle s’attelle à une ambitieuse étude de son œuvre, aux Cinq nô modernes de Mishima, au début des années quatre-vingt, l’écrivain s’est confronté de nombreuses fois aux mots d’une autre langue et à la sensibilité d’écrivains, dont les univers sont plus ou moins proches du sien. Roman, théâtre, poésie, Yourcenar a exercé ses talents de traductrice de manière plutôt large, proposant, par le biais de ses travaux, un voyage transculturel à travers plusieurs personnalités artistiques et territoires géographiques qu’elle rapproche sensiblement les uns des autres. Il convient de distinguer dans l’œuvre de Yourcenar les traductions de commande qu’elle refuse toutefois de qualifier d’alimentaires mais qu’elle ne considérait pas pour autant comme faisant réellement partie de ses œuvres personnelles et celles « entreprises par seul amour de l’œuvre traduite»1, selon sa propre expression. Les premières concernent essentiellement ses traductions, dans les années trente, de deux romans, Les Vagues de Virginia Woolf et Ce que savait Maisie, de Henry James. Les secondes, qui sont à la fois les plus nombreuses et les plus significatives, comprennent sa traduction des poèmes de Cavafy, des poètes grecs anciens regroupés
1
« Les charmes de l’innocence. Une relecture d’Henry James », PE, p. 557.
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dans La Couronne et la Lyre, ses travaux sur la poésie populaire des Noirs américains (Fleuve profond, sombre rivière et Blues et Gospels), sa traduction des poèmes d’Hortense Flexner et de ceux de l’Indienne Amrita Pritam, auxquelles il convient d’ajouter deux volumes de théâtre, Cinq nô modernes de Yukio Mishima et Le Coin des « Amen » de James Baldwin. La poésie domine largement le territoire de la traduction yourcenarienne. Elle agrandit et enrichit d’autant celui de l’œuvre entière du poète. « Comme vous, je place très haut la fonction de traducteur ; chaque traduction m’en apprend d’ailleurs un peu plus sur le métier d’écrivain »1, écrivait Yourcenar en 1972 à son ami Étiemble. Pour elle, traduire est avant tout une « œuvre d’amour et de respect »2. Dans une lettre au poète et traductrice Silvia Baron Supervielle, dont elle appréciait la traduction des poèmes des Charités d’Alcippe en espagnol, elle note : « Peut-être l’enthousiasme est-il le seul état d’esprit possible d’un bon traducteur. »3 Il est incontestable que celle qui avouait « une passion pour la traduction »4 prenait sa tâche très au sérieux et considérait ses activités de traductrice comme faisant partie intégrante de son métier d’écrivain. Pour Yourcenar, écrire et traduire sont deux facettes complémentaires de l’acte de création. Car celle qui décrit volontiers l’écrivain comme le « secrétaire de soi-même » pense également qu’un « écrivain n’est jamais qu’un traducteur »5. La traduction représente donc pour elle le prolongement naturel de son écriture poétique. Traduire c’est créer avec, c’est une autre manière d’écrire. Elle va même plus loin dans sa réflexion lorsqu’elle postule l’effacement symbolique du créateur d’un poème ou de son traducteur pour lesquels ne devrait compter que l’œuvre engendrée. À Bernard Pivot, qui loue le « grand altruisme » dont elle fait preuve, en consacrant autant d’énergie à la traduction d’œuvres écrites par d’autres au détriment de l’élaboration de ses propres livres, elle cite la célèbre formule qui la définit tout autant que Zénon, le personnage-frère de L’Œuvre au noir : « Unus ego et multi in me »6, 1
Lettre à René Étiemble, 28 février 1972, Fonds Yourcenar. Voir lettre à Liliane Wouters, 3 septembre 1971, Fonds Yourcenar. 3 Voir lettre du 12 juin 1981, Archives S. Baron Supervielle. 4 Voir « Marguerite Yourcenar et la musique noire », entretien avec Sophie Vial, Marie France, février 1984, p. 152. 5 Voir « Marguerite Yourcenar contre le KKK », Le Quotidien de Paris, 23-24 avril 1983. 6 Voir ON, p. 699. 2
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expliquant, « qu’un homme ait écrit un des très beaux vers qui m’émeuvent, sur la vie, la mort, l’amour, la politique, ou que ce soit moi qui les écrive, franchement je ne vois pas la différence. Nous avons exprimé quelque chose qui devait être exprimé, c’est tout. »7 En août 1987, quelques mois avant sa mort, elle développera la même idée dans son ultime entretien : Qu’un vers convenable ait été écrit par moi ou qu’il ait été écrit par Cavafy, aucune importance. J’ai dit souvent, et ce n’est pas un paradoxe, que de toute façon on traduit toujours, que lorsque je tâche de décrire un personnage, je décris d’après une image de lui en partie dessinée par des mots qui sont dans mon esprit, et je dois m’asseoir à la table et mettre ça sur papier de manière que ce soit compris du lecteur. C’est une traduction, ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dans l’esprit. [Ce l’est] presque, le plus possible et le mieux possible, mais c’est tout de même la traduction d’une pensée fluide, [par] des signes noirs sur fond blanc. Et quant au nom qu’on met en bas, je n’y attache aucune importance.8
Cette conception très personnelle de l’écriture comme traduction et de la traduction comme écriture, éclaire la manière avec laquelle Yourcenar aborde les nombreux textes poétiques dont elle s’est fait le « passeur » d’une langue à l’autre, mais également le créateur complice. En cela, il n’est pas exagéré d’affirmer que Yourcenar fait beaucoup plus que se mettre au service de l’œuvre d’un Cavafy, d’une Hortense Flexner, d’une Amrita Pritam…, elle se glisse dans leurs mots, leur univers pour « écrire » avec eux un poème nouveau qu’elle co-signe symboliquement. Le vocable « traducteur » ne rend donc pas tout à fait compte à lui seul de l’acte créatif qui l’a fait naître. Un autre aspect essentiel de l’activité traduisante chez Yourcenar réside dans sa recherche forcenée de rencontre avec l’Autre, repérable dans toute son œuvre, mais qui prend dans le cas de la traduction un relief particulier. Nous avons souligné combien la découverte des littératures les plus éloignées de la tradition grécolatine et de la civilisation européenne avait été l’un des vecteurs essentiels de sa connaissance du monde et des hommes, comme en 7
« Bernard Pivot rencontre Marguerite Yourcenar », Apostrophes, Antenne 2, 7 décembre 1979. PV, p. 254-255. 8 « Marguerite Yourcenar interviewée », entretien avec Jean-Pierre Corteggiani, Normal, hiver 1987. PV, p. 400-401.
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témoignent le contenu très cosmopolite de sa bibliothèque et son besoin irrépressible de voyager. Les nombreux chantiers de traduction entrepris tout au long de son existence ont sans doute été pour elle de nouvelles occasions de voyages et de rencontres avec cet Autre, qui n’a rien à voir avec cet « Autrui, cet ennemi »9 qu’elle nomme dans un poème. Au contraire. Yourcenar traductrice recherche à entrer en contact avec cet Autre, certes étranger, mais qui n’en est pas moins son « frère ». La traduction est donc bien pour elle un des lieux sensibles de la découverte d’autrui et du monde. En se confrontant aux vers d’un poète d’Alexandrie, aux chants de révoltes du Sud des ÉtatsUnis ou à la voix singulière de la poésie pendjabi, elle dialogue avec une langue étrangère, une culture profondément différente de la sienne et un écrivain ou un collectif qui semble, à première vue, très éloigné de son univers. Paradoxalement cette quête de l’Autre, comme figure d’une altérité à apprivoiser, n’est peut-être qu’apparente. Nous savons qu’au-delà des différences culturelles, c’est l’homme universel que recherche Yourcenar. Un aspect qui marque non seulement sa propre écriture mais aussi sa manière d’entrer en contact avec autrui dont elle tâche toujours d’extraire la part d’universalité qui transforme l’Autre en une incarnation différente du Soi. C’est particulièrement vrai dans sa démarche de traductrice de poésie. C’est Soi en l’Autre qu’elle « traduit » en s’appropriant le monde de Cavafy ou la poétique d’Hortense Flexner. C’est ce qu’il y a de plus universel dans les chants de la révolte afro-américaine ou dans les poèmes féministes d’Amrita Pritam qu’elle tente de transcrire en français. Dans cette perspective le message que la traductrice délivre implicitement au lecteur francophone est clair : Cet Autre que tu devines à travers le miroir de la traduction, c’est aussi Toi puisque ces vers font partie du chant universel des poètes dont les frontières géographiques, culturelles et linguistiques ne sont que des obstacles superficiels. « Le traducteur est le poète des poètes »10 suggère Novalis. Une conception qui convient parfaitement à la poétique de la traduction selon Yourcenar qui traduit en poète et non en technicienne ou en érudite. « Je savais bien qu’il n’est pas possible d’être bon traducteur de poésie sans être poète en son propre nom »11 confie-t-elle 9
« Endymion », CA II, p. 40. Cité par René de CECCATTY, « Leyris, poète des poètes », Le Monde des livres, 21 juin 2002, p. IV. 11 Lettre à Liliane Wouters, 3 septembre 1971, Fonds Yourcenar. 10
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au poète et traductrice belge Liliane Wouters à propos de son anthologie Les Belles heures de Flandre dont elle a fait un de ses livres de chevet. René de Ceccatty écrit, à propos de Michel Leyris, traducteur inspiré de poésie anglaise, « pour être un bon traducteur, il faut, entre autres qualités, posséder un monde intérieur et linguistique propre, des obsessions, un vocabulaire singulier, une structure psychologique élaborée, bref une sorte de langue poétique qui ne se contente pas d’interpréter une autre langue, mais qui puisse la faire sienne. »12 Autant de qualités que possède Yourcenar. C’est peu dire qu’elle a fait sienne la langue intime de Théocrite, de Cavafy, ou d’Amrita Pritam. L’écrivain fait donc pleinement partie de cette cohorte de poètes qui conçoivent la traduction comme une autre manière d’écrire, en mettant ses propres pas dans ceux d’un autre, l’idéal du traducteur étant pour lui « de donner […] l’impression que l’ouvrage a été composé dans la langue dans laquelle on le traduit »13, comme Yourcenar l’écrit à sa traductrice italienne Lidia Storoni Mazzolani. Si Yourcenar a adopté pour chacune de ses traductions une méthode et une approche différentes, en fonction des enjeux prosodiques de chaque texte, mais aussi selon ses propres choix poétiques, on peut considérer qu’elle fait partie de ces traducteurs adeptes des « Belles infidèles » héritées de Perrot d’Ablancourt. Comme elle le précise à Silvia Baron Supervielle, pour la rassurer quant aux libertés stylistiques qu’elle a prises en traduisant ses poèmes à forme fixe en espagnol, « [l]es libertés prises ne m’offusquent pas du tout, car je crois qu’un traducteur de vers peut et doit en prendre pour conserver le chant »14. Une idée centrale pour comprendre la conception yourcenarienne de la traduction de la poésie. Yourcenar a d’ailleurs trouvé dans un poème de Lebrun, coché d’une croix au crayon dans un volume de sa bibliothèque, une sorte de bréviaire de la traduction qui indique implicitement à quelle école elle se rattache : Gardez-vous bien du mot à mot. Horace et le goût le renient, Tout pédant traduit comme un sot. C’est la grâce, c’est l’harmonie, Les images, la passion, Non le mot mais l’expression, 12
Voir « Leyris, poète des poètes », op. cit. Lettre à Lidia Storoni Mazzolani, Noël 1962, L, p. 169. 14 Lettre à Silvia Baron Supervielle, 18 août 1980, Archives S. Baron Supervielle 13
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Que doit rendre un libre génie. Le plus fidèle traducteur Est celui qui semble moins l’être. Qui suit pas à pas son auteur, N’est qu’un valet qui suit son maître.15
« Le plus fidèle traducteur/ Est celui qui semble moins l’être ». Yourcenar a dû souvent se redire ces deux vers qui résument parfaitement sa démarche. Nous savons que, fidèle aux conseils d’un Lebrun, petit maître dont elle goûtait l’éclat et la malice, elle a le plus souvent privilégié dans ses traductions l’harmonie et l’élégance prosodiques, parfois au détriment de l’exactitude. Une partie de la critique lui a d’ailleurs reproché ses partis pris, allant jusqu’à parler des « rapports subtilement désinvoltes que Marguerite Yourcenar entretient avec la traduction »16. Ce jugement ne tient pas compte des choix esthétiques et moraux délibérés d’un poète, qui considère la traduction comme une « interprétation » parmi d’autres, comme Yourcenar l’écrit à son ami et co-traducteur de Cavafy, Constantin Dimaras17, et non comme une impossible tentative d’obtenir une hypothétique « copie conforme » à l’original. La traduction a toujours représenté pour Yourcenar une sorte d’hygiène intellectuelle, une gymnastique stylistique, une récréation mentale qui lui permettent de « respirer » un peu entre deux projets romanesques, une manière de se ressourcer au contact des mots et de l’imaginaire d’un autre écrivain : volontaire temps d’arrêt dans le travail personnel, repos qui suit ou qui précède une de ces périodes où l’on se jette tout entier dans le livre à écrire. Délassement, mais aussi exercice d’assouplissement admirable, et d’autant plus utile que l’ouvrage traduit émane d’un tempérament et d’un esprit plus étrangers aux nôtres.18
Une telle approche de la tâche du traducteur n’implique nullement l’idée d’une activité dilettante, sans grande importance, mais au contraire, pour un poète dont le maniement des mots est un 15
LEBRUN, « Sur les traductions en vers », Petits poètes français depuis Malherbes jusqu’à nos jours, tome I, Auguste Desrez Imprimeur-Éditeur, 1838, p. 564. 16 J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 123. 17 Voir lettre du 12 septembre 1955, HZ, p. 490. 18 « Les charmes de l’innocence. Une relecture d’Henry James », PE, p. 556.
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besoin absolu, une nécessité profonde, une espèce d’ascèse, qui concourt à l’épanouissement et à l’harmonie de son art et lui fait retrouver le plaisir de jouer avec les mots et les rythmes des autres, qu’elle réinvente pour les faire finalement siens. Il est important de noter que la traduction a été pour Yourcenar un vaste champ d’expérimentations prosodiques. À travers ces exercices stylistiques, elle a retrouvé le plaisir de faire des vers, en tentant de conserver, dans la version française des poèmes grecs de l’Antiquité et des plaintes des esclaves noirs du XIXe siècle, un peu de la profonde authenticité du chant original dont elle propose une équivalence en français. On peut même affirmer que la traduction est allée jusqu’à remplacer la propre écriture poétique de Yourcenar qui a nourri en profondeur ses traductions-adaptations. La traduction est demeurée durant toute son existence une activité privilégiée de l’art poétique yourcenarien. Pourtant, le poète en connaît les limites. S’il refuse implicitement la trop facile formule, traduttore, traditore, il a conscience qu’une traduction est par nature imparfaite19. Il est, par ailleurs, révélateur que Yourcenar emploie le verbe « deviner » pour décrire l’attitude du lecteur face à un poème traduit20. C’est dire l’humilité et l’incertitude du poète qui s’est pourtant lancé dans l’aventure de la traduction poétique, avec un enthousiasme et une passion qui ne le quitteront jamais, tout en pensant que « les poèmes traduits ne sont jamais que des colombes auxquelles on a coupé les ailes, des Sirènes arrachées à leur élément natal, des exilés sur la rive étrangère qui ne peuvent que gémir qu’ils étaient mieux ailleurs »21, comme Yourcenar l’écrit en 1936, au moment où elle se lance dans ses grands chantiers de traductions poétiques. D’ailleurs le dessein implicite que s’est donné Yourcenar n’est-il pas d’aider ces « exilés » que sont, selon elle, les poèmes étrangers, à s’acclimater pour mieux s’intégrer à la langue et à la culture françaises ? Sans doute Yourcenar aurait-elle souscrit à la définition radicale de la traduction/destruction proposée, en manière de boutade, par le poète et traducteur Adonis :
19
Voir YO, 204-205. Voir « Marguerite Yourcenar répond au questionnaire Marcel Proust », Livres de France, mai 1964, n° 5, p. 12. 21 « Préface », Rainer Maria RILKE, Poèmes à la nuit, op. cit., p. 7. 20
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« Traduire, c’est comme détruire un objet et tenter de le reconstruire avec ses débris. »22 En matière d’art poétique, les œuvres traduites par Yourcenar se répartissent en plusieurs territoires. Celui de la Grèce comprend sa traduction des poèmes de Cavafy et celle des poètes de la Grèce ancienne, réunis dans La Couronne et la Lyre. Celui de l’Amérique se compose de ses traductions des negro spirituals, blues et gospels qui ont donné lieu à deux ouvrages publiés à trente ans d’intervalle, Fleuve profond, sombre rivière et Blues et Gospels. Enfin, le territoire de la poésie indienne qu’illustrent les quelques poèmes et la rencontre avec Amrita Pritam. Avant de visiter chacun des territoires de la traduction poétique yourcenarienne, il n’est pas gratuit de remarquer comment le désir de traduire de la poésie accompagne souvent chez Yourcenar sa découverte d’un nouveau pays, d’une nouvelle culture. De la Grèce, qui fut le centre de son existence durant les années trente, aux États-Unis où elle vécut quatre décennies et jusqu’à sa découverte tardive de l’Inde, l’un de ses derniers coups de foudre avec le Japon, la prise de contact avec chaque nouveau pays, ses coutumes, ses artistes et ses secrets, s’est faite à travers un coup de foudre poétique s’exprimant le plus souvent par la traduction. Celle-ci devient pour Yourcenar un moyen de s’approprier un espace, un univers culturel et esthétique différent d’elle afin d’entrer plus intimement en résonance avec le nouveau territoire aimé. Comme si traduire les poètes de la Grèce, de l’Amérique ou de l’Inde, lui permettait de mieux s’intégrer à une culture étrangère qu’elle désire faire intimement sienne. Constantin Cavafy, « poète de la réflexion et du désir »23 Dans une lettre inédite à Natalie Barney à laquelle elle annonce, en 1958, la parution de sa présentation et de sa traduction des poèmes de Cavafy, Marguerite Yourcenar écrit : « J’espère que vous aimerez comme moi cet étrange et souvent grand poète, qui ne ressemble à personne. »24 En une phrase, l’écrivain dit l’essentiel sur sa manière d’appréhender l’œuvre du poète alexandrin qu’elle a 22 Cité par René de CECCATTY, « Adonis, poète charmeur de poussière », Le Monde, 13 août 2003, p. 20. 23 YO, p. 206. 24 Lettre à Natalie Barney, 26 juin 1958, Fonds Barney.
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grandement participé à faire connaître en France : son admiration pour Cavafy, l’étrangeté d’une œuvre qui l’a fascinée et dont la grandeur fait de lui un cas unique dans la littérature grecque moderne et européenne du premier tiers du XXe siècle. « Cavafy est inimitable »25, avoue-t-elle à Matthieu Galey. Et c’est certainement la singularité de l’œuvre cavafienne, le caractère unique du talent du poète d’Alexandrie et la place, à la fois marginale et centrale, qu’il occupe dans la littérature néo-hellénique qui ont attiré Yourcenar. Comme nous l’avons remarqué pour bien d’autres écrivains qui ont retenu son attention, Cavafy est un poète à part dans l’histoire de la poésie moderne. On remarque d’ailleurs à la lecture du paratexte yourcenarien, que contrairement à sa pratique habituelle, elle ne parvient guère à rapprocher la « grandeur unique »26 du génie cavafien d’un autre poète ou artiste auquel elle pourrait le comparer. À l’évidence, en abordant cette « poésie de vieillard dont la sérénité a eu le temps de mûrir »27, selon l’étrange formule de Yourcenar, elle accoste en pays étranger. En apparence du moins car nous verrons que les deux écrivains entretiennent de discrets mais profonds liens et qu’elle s’est certainement reconnue dans les poèmes de Cavafy. Il n’en demeure pas moins que ce qui a fasciné Yourcenar, c’est le caractère d’exception de son œuvre, comme en témoigne l’envoi qu’elle a apposé dans l’exemplaire de l’édition originale de Présentation critique de Constantin Cavafy, offert à son ami Jean Chalon. Sous la formule d’usage « A Jean Chalon, Hommage amical, Marguerite Yourcenar », elle a inscrit une citation d’un de ses philosophes préférés, Nietzsche : « Il y a quelque chose à dire en faveur de l’exception tant qu’on ne s’efforce pas de la faire passer pour la règle. » et ajouté : « Exception superbe que Kavafis, et sa vie axée à la fois sur le passé multiple et ce présent unique qui était pour lui l’amour, capable d’enfermer les fantômes les plus flottants dans la plus précise des formes, et finalement exception qui devient à soimême une règle. » C’est justement cette « exception superbe » que le poète alexandrin a transformée en sa propre règle, que Yourcenar va tenter de saisir dans les poèmes de Cavafy. La légende yourcenarienne présente la rencontre avec l’œuvre de Cavafy comme un véritable coup de foudre. Sans nous attarder sur 25
YO, p. 205. Ibid., p. 206. 27 PCC, p. 149. 26
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les différentes versions données par l’écrivain à de multiples occasions, il est utile de situer cette rencontre avec une œuvre poétique de premier plan, alors complètement ignorée des sphères culturelles francophones. C’est sûrement lors d’un séjour à Athènes durant l’été 1936, l’année de la publication de Feux, que Marguerite Yourcenar entend parler pour la première fois de Constantin Cavafy, mort trois ans auparavant et dont la première édition de ses poèmes est parue en grec, en 1935, véritable événement littéraire qui a considérablement marqué les jeunes écrivains et artistes grecs de la génération dite des Années Trente. Alors jeune spécialiste de littérature néo-hellénique, passionné par la poésie de Cavafy, Constantin Dimaras participa à l’édition posthume de ses poèmes. Il fit la connaissance de Yourcenar par l’intermédiaire d’Andréas Embiricos et fut l’introducteur de Cavafy auprès de celle-ci. Elle ignorait alors tout de la vie et de l’œuvre de cette figure tutélaire de la jeune poésie grecque de ces années-là. Ne lisant pas le grec moderne, c’est Dimaras qui, au cours d’une nuit à bien des égards déterminante pour eux deux, lut et traduisit mot à mot les poèmes de Cavafy qui impressionnèrent aussitôt Yourcenar. « Ce fut [pour elle] une sorte de révélation »28 se souvenait encore à la fin de sa vie celui qui allait devenir le co-traducteur de l’œuvre cavafienne. En effet, dès cette première lecture, le projet de traduire en français les poèmes qu’elle vient à peine de « deviner » germe dans l’esprit de Yourcenar qui n’aura de cesse de mieux pénétrer, avec l’aide de son ami Dimaras, le complexe univers poétique de Cavafy. « Oserais-je dire qu’il était normal que j’en sois l’introducteur auprès d’elle, que ce soit moi qui, selon la propre expression de Yourcenar, lui "enseigne Cavafy" ? »29, précise Dimaras qui ignore sans doute, alors qu’il s’apprête à servir de passeur entre Cavafy et Yourcenar, qu’il s’engage dans un duel symbolique dont il ne sortira pas vainqueur. Car la traduction des poèmes de Cavafy, co-signée par Yourcenar et Dimaras, est le fruit d’une « bataille » où deux conceptions diamétralement opposées de l’art de traduire se sont 28
Voir Vassiliki DICOPOULOU, « Interview de Constantin Dimaras réalisée par nous à Athènes en mars 1989 », Marguerite Yourcenar et la Grèce, Thèse de doctorat réalisée sous la direction de Marius-François Guyard, Sorbonne/Paris IV, 1993, p. 221. 29 « Entretien avec Constantin Dimaras », propos recueillis par Odile Gandon, Dossier Marguerite Yourcenar, Magazine littéraire, n° 153, octobre 1979, p. 17.
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affrontées. Pour la première fois Yourcenar s’adonne à l’exercice délicat et toujours périlleux de la traduction à deux, pratique qu’elle renouvellera quelques décennies plus tard, lorsqu’il s’agira de traduire Mishima et Amrita Pritam. Même si cette pratique est courante, on peut s’interroger sur le paradoxe qui consiste pour un poète à vouloir traduire un autre poète dont il ne maîtrise pas vraiment la langue et qui a donc besoin des « béquilles » d’une première traduction littérale. Nous savons que Yourcenar ne lisait pas couramment le grec moderne dont elle n’avait que quelques rudiments. C’est donc à travers le « filtre », forcément subjectif, de la lecture-traduction de Dimaras, qu’elle entre en contact avec l’œuvre cavafienne. La « bataille » commence dès cette étape du travail en commun où Yourcenar adapte la première traduction de Dimaras dans une forme qui lui semble à la fois fidèle à l’essence du vers de Cavafy et conforme au nouveau poème qui naît forcément de toute traduction de la poésie. À plusieurs occasions, Dimaras a insisté sur les tensions et les difficultés rencontrées au cours des séances de travail en commun, chacun des deux co-traducteurs défendant sa propre vision de Cavafy : Le travail dura plusieurs mois, et, au début, ce fut assez laborieux, car elle ne savait pas le grec moderne et nous étions tous deux terriblement obstinés. Très férue de grec ancien, qu’elle possédait parfaitement, elle avait de la langue moderne une connaissance, disons visuelle. […] Je lui faisais le mot à mot, elle le réécrivait et nous discutions ses propositions. Ce qu’elle voulait créer, à partir de ce pauvre mot à mot que je lui présentais, c’était quelque chose de beau, de profondément poétique. Mais alors selon moi, elle s’éloignait parfois trop de la fidélité au texte30. […] Elle discernait le flou voulu dans la phrase poétique de Cavafy, mais sa langue à elle, telle qu’elle la voulait, s’y refusait ; […] Et enfin, elle parvenait à dégager de tout cela un premier brouillon de traduction sur lequel nous discutions, chacun de son point de vue : elle pour la qualité du discours contre mon seul souci, en ce cas-là, la fidélité à l’original31.
Ces deux témoignages de Constantin Dimaras, qui a employé à propos de la vision de Marguerite Yourcenar traductrice la belle 30
Ibid., p. 17-18. Constantin DIMARAS, « À la barre du témoin », Marguerite Yourcenar : la voix du siècle, La Revue des deux mondes, novembre 1997, p. 64. 31
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formule oxymorique de « rationalisme passionné »32, indiquent bien les deux logiques quasi conflictuelles qui ont présidé à la traduction de Cavafy qu’ils co-signeront. De toute évidence, c’est Yourcenar qui avait le plus souvent le dernier mot et imposait avec un aplomb autoritaire le Cavafy qu’elle entendait faire découvrir aux lecteurs francophones. Au-delà des séances de travail à la table de l’été 1936, puis des échanges de correspondance en vue de l’établissement des versions finales, qui seront publiées par Yourcenar à partir de 1940, le « bras de fer » entre les deux co-traducteurs semble s’être poursuivi pendant de nombreuses années, comme en témoignent les lettres qu’ils échangèrent dans les années cinquante, à l’occasion de la publication en volume de leur traduction des cent cinquante quatre poèmes canoniques de Cavafy. Encore une fois, Yourcenar se montre inflexible : Laissez-moi vous dire très fermement que je maintiens « Les Dieux… »33 […] Si nous avions traduit ensemble un ouvrage du français, qui est ma langue, en grec, c’est à dire si je vous avais donné des conseils pour une traduction du français en grec, je vous laisserais absolument la décision finale, parce que, une fois toutes les explications données de part et d’autre, j’estime que ce qu’il convient de respecter avant tout ce sont les nuances et les impondérables de la langue dans laquelle on traduit, sans quoi le principe de la traduction s’effondre.34
Au final, l’entreprise traduisante de Yourcenar a abouti à une adaptation très personnelle des poèmes de Cavafy dont Dimaras, vaincu, reconnaît lui-même les limites : Il existe d’autres traductions, en français, qui sont plus fidèles, mais qui sont loin d’avoir la même valeur littéraire. Cela dit, cette traduction de Marguerite Yourcenar ne donne pas vraiment le climat particulier de la poésie de Cavafy. À mes yeux, elle demeure plutôt l’œuvre d’une grande styliste française que l’œuvre d’un poète grec.35
32
Ibid. M. Yourcenar fait référence au poème de Cavafy, « Les Dieux désertent Antoine ». 34 Lettre à C. Dimaras, 12 septembre 1955, HZ, p. 490. 35 Cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 119. 33
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Cette opinion est largement partagée par les critiques, traducteurs et spécialistes de l’œuvre cavafienne dont certains reprochent à Yourcenar d’avoir « surtraduit » Cavafy, mettant de la clarté là où le poème original cultive, au contraire, un jeu savant sur le vague et l’obscur. Dans son introduction, Yourcenar ne manque d’ailleurs pas de regretter l’ « obscurité qui n’est pas le moindre défaut de Cavafy et qui tient moins aux sujets qu’aux tics du style. »36 Sévère assertion qui place la traductrice en situation de juge et correctrice, plutôt que de fidèle passeur de ce qu’elle considère comme une faiblesse de l’auteur. Certains critiques, tel François Sureau, ont pu parler de la « version trop ornementée de Yourcenar »37 ou même, comme Catherine Argand, d’une traduction « très Yourcenar et raide du col »38. Plus sérieusement, plusieurs études ont démontré l’écart existant entre la poésie cavafienne et la « réécriture » yourcenarienne39. Bruno Roy, qui a également traduit Cavafy et a été l’éditeur de Yourcenar, note qu’elle « a fait de très beaux poèmes en prose de Yourcenar avec des poèmes de Cavafy. Elle est délibérément infidèle. »40 Hector Bianciotti, lui, considère que Yourcenar a parfaitement restitué l’âme de Cavafy « en écrivant son propre poème à l’intérieur de celui du poète grec. »41D’autres commentateurs de l’œuvre de Cavafy ont parfaitement compris la « transmutation » de la langue cavafienne opérée par la traduction de Dimaras-Yourcenar. Georges Cattaui note que dans « sa belle traduction en prose, Marguerite Yourcenar a fait pour Cavafy ce que Mallarmé avait fait pour Edgar Poe »42. C’est pourtant le fait d’avoir adapté la poésie versifiée de Cavafy en prose qui a singulièrement surpris dans la 36
PCC, p. 163. « Un Grec d’Autrefois », L’Express, 10 juin 1999, p. 111. 38 « Faut-il tout retraduire ? », Lire, février 1997, p. 41. 39 Voir en particulier Hélène IOANNIDI, « Le travail du poète et le problème de la traduction », Critique, n° 299, avril 1972, p. 354-368 ; Maria ORPHANIDOUFRÉRIS, « Traduire ou réimaginer Cavafy ? », p. 333-342, et Christiane PAPADOPOULOS, « Les poèmes de Cavafy traduits par Marguerite Yourcenar », p. 343-362, Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, Tours, SIEY, 2000. 40 Entretien avec l’auteur, Montpellier, 10 novembre 2001. 41 Entretien avec l’auteur, Paris, 20 juillet 2002. 42 Georges CATTAUI, Constantin Cavafy, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1984 [1ère éd. 1964], p. 68. 37
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démarche de Yourcenar. Claude Roy a parlé de cet « étrange parti pris »43, qui, de l’avis de certains, dénature la poétique cavafienne. Le poète alexandrin, on le sait, fidèle à la prosodie néo-grecque, respecte les lois du mètre, de l’accent et de la rime, autant de caractéristiques poétiquement essentielles, pourtant abandonnées par Yourcenar qui a argumenté son choix : Si j’ai finalement opté en faveur d’une traduction en prose, ce n’est pas seulement parce que la traduction en vers semble à tort ou à raison démodée, en France du moins, depuis plus d’un siècle. Dans le cas qui nous occupe, les mille discrètes combinaisons rythmiques cachées à l’intérieur de la prose se prêtaient mieux à l’approximation des coupes et des mouvements de l’original que ne l’eût pu faire notre prosodie traditionnelle, presque toujours si différente du modèle grec. […] Dans l’ensemble j’ai essayé de me rappeler que la forme, dans une œuvre poétique, est inséparable du fond, et que traduire un poète en prose équivaut à s’obliger plus ou moins à composer une série de poèmes en prose.44
Ailleurs, Yourcenar a même déclaré que si elle n’a pas traduit Cavafy en vers rimés ou assonancés c’est que « certains de ses poèmes […] auraient fait penser, mis en vers français, à un François Coppée saisi par l’érotisme. »45 Au-delà de l’allusion aux goûts littéraires de Cavafy, admirateur de Coppée, l’argument de Yourcenar cache sans doute son malaise face à la prosodie cavafienne qui n’est pas vraiment ce qui l’a attirée dans l’œuvre du poète. Si elle l’a traduite en prose, explique-t-elle à Matthieu Galey, c’est « d’abord parce que la prosodie n’est pas, en somme, ce qui importe le plus chez lui. »46 Elle est beaucoup plus explicite dans une interview accordée quelques années plus tard : Le poète grec moderne Cavafy, je ne l’ai pas traduit en vers mais en prose, parce que ses idées sont intéressantes… il y a chez lui un sentiment du temps, du fait que le présent et le passé se touchent à ses yeux. Mais je ne trouve pas que sa prosodie soit quelque chose de tellement…remarquable. [elle sourit] Qu’on aille le dire à la
43
« La Dame dans l’île », Le Nouvel Observateur, 25-31 décembre 1987, p. 63. PCC, p. 56-57. 45 YO, p. 205. 46 Ibid. 44
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famille ! Donc, c’était plus simple d’avoir ses idées, ses pensées sur la vie, en prose.47
Car ce qui touche profondément Yourcenar dans l’œuvre cavafienne, ce n’est pas la beauté et l’invention de sa langue qu’elle est incapable d’apprécier à sa juste mesure, ne maîtrisant pas suffisamment le grec moderne, c’est le système de pensée très élaboré de cet « écrivain si singulier, et d’accès si difficile »48, comme elle le définit. L’ampleur prise par l’essai précédant la traduction des poèmes de Cavafy, qu’elle a d’ailleurs publié de manière autonome dans Sous bénéfice d’inventaire, montre bien le plaisir qu’elle a pris à disséquer l’œuvre du poète pour mettre à jour sous le masque de « l’historienpoète » qu’il a voulu être, le philosophe, le mémorialiste, l’essayiste parfois, l’humaniste toujours et le mystique, autant d’aspects qui font, selon elle, la richesse de la pensée cavafienne. Finalement, ce qu’elle apprécie dans la surprenante modernité de cet anti-Palamas, c’est qu’il demeure profondément, malgré l’originalité de son œuvre, un héritier des grandes figures européennes et orientales qui l’ont précédé : La position du poète reste ce qu’elle fut aux grandes époques, celle d’un artisan exquis ; sa fonction se limite à donner à la plus brûlante et à la plus chaotique des matières la plus nette et la plus lisse des formes. Nulle part l’art n’est considéré comme plus réel ou plus noble que la réalité, ou encore comme transcendentalement opposé aux notions de volupté, de gloire, voire de sens commun auquel il reste au contraire prudemment lié. Art et vie s’entraident l’un l’autre : tout sert à l’œuvre…49
On devine aisément que dans cette définition de la poétique cavafienne qui lie intimement l’art et la vie, c’est sa propre conception de la littérature que Yourcenar esquisse. De nombreuses caractéristiques de l’œuvre de l’aîné alexandrin se retrouvent, en effet, chez elle. Il est fort probable que sa rencontre avec la poésie de Cavafy, au-delà de la révélation esthétique dont a été témoin Constantin Dimaras, a représenté pour elle une reconnaissance, au sens littéral du terme. C’est à dire que le poète philhellène a certainement reconnu en Cavafy, malgré l’apparent éloignement de 47
« Marguerite Yourcenar et la musique noire », entretien avec Sophie Vial, MarieFrance, février 1984, p. 152. 48 PCC, p. 53. 49 Ibid., p. 158.
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leurs œuvres respectives, une proximité souterraine, une éthique commune de l’écriture qui expliqueraient, en grande partie, l’intérêt que Yourcenar portera sa vie durant à son œuvre. Au-delà des nombreux thèmes et intérêts communs aux deux poètes (omniprésence de l’Antiquité, rôle de l’Histoire ancienne, érotisme qui aboutit à une mystique de l’amour, pratique de l’écriture/réécriture…), cette proximité est particulièrement sensible dans leur manière voisine de considérer la question du « temps-espace »50. Chez Cavafy, note Yourcenar, « le passé revit à l’état neuf »51, une conception très proche de celle de l’auteur de Mémoires d’Hadrien. Pourtant Yourcenar n’a jamais véritablement reconnu le lien profond qui existe entre elle et Cavafy, insistant le plus souvent sur les points de divergences entre sa propre pensée et celle du poète grec. Mais ce type de déni très révélateur n’étonne guère chez un écrivain qui entend indiquer à ses lecteurs et à la critique dans quelle direction porter leurs regards. Selon les affirmations de l’écrivain donc, il n’est pas question de reconnaître une quelconque identification de sa part avec Cavafy. Pourtant Christiane Papadopoulos a sans doute raison de souligner « un certain malaise de Yourcenar devant ce poète auquel elle ressemble plus qu’elle ne semble le percevoir. Peut-être que Kavafis l’a plus influencée que cela ne semble à première vue, malgré le silence de Yourcenar sur cette question. »52 Sa découverte de l’univers cavafien coïncide, rappelons-le, avec sa découverte effective de la Grèce qui réactualise et modifie largement la vision des mythes essentiellement livresque et quelque peu schématique qui était la sienne jusqu’au début des années trente. À partir de Feux, ses écrits portent en filigrane la marque de cette redécouverte sensible d’un pays et d’une civilisation qui la fascinent depuis toujours. Il est certain que Cavafy a joué un grand rôle dans cette prise de conscience. « Nous pensons que la traduction du poète d’Alexandrie […] a frayé la voie à une saisie à la fois plus intime et plus philosophique de la Grèce en tant qu’Idée transcendant l’espace et le temps, en tant que destin 50
Voir Christiane PAPADOPOULOS, « Le Temps-espace : temps cavafien et yourcenarien, une lecture de Feux », Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1995, p. 343-352. 51 PCC, p. 146. 52 Christiane PAPADOPOULOS, « L’Image de la Grèce dans les représentations de Pindare et de Kavafis de Marguerite Yourcenar : jugements ou préjugés ? », L’Universalité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, vol. 2, Tours, SIEY, 1995, p. 65.
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assumé »53, avance l’helléniste Michel Grodent. Selon lui, il est tout à fait possible, par exemple, d’ « observer Hadrien dans le miroir de Cavafy »54. Il semble, en effet, que l’étude et la traduction de la poésie cavafienne aient grandement influencé philosophiquement la figure de l’empereur philhellène, comme le remarque notamment Anita Weitzman, qui s’est appliquée à mettre en évidence les traces laissées par le poète grec dans l’œuvre la plus célèbre de Marguerite Yourcenar55. Il existerait donc dans l’œuvre de Yourcenar un avant et un après Cavafy. On pourrait également soutenir qu’il existe, en ce qui concerne la reconnaissance internationale de l’œuvre du poète d’Alexandrie, un avant et un après Yourcenar. En traduisant Cavafy en français entre 1936 et 1939, Yourcenar fait œuvre de pionnière. Elle est, en effet, la première à proposer une version française des poèmes de Cavafy jusqu’alors seulement accessibles aux lecteurs grecs à partir de l’édition canonique de 1935 ou, dès le milieu des années vingt, mais de manière fragmentaire et confidentielle, aux amateurs de langue anglaise, grâce à quelques présentations et traductions éparses dues à l’engouement de E. M. Forster, T. S. Eliot, W. H. Auden et quelques autres. En France, il faut attendre janvier 1940 pour que la revue Mesures publie quatre poèmes co-traduits par Yourcenar et Dimaras, accompagnés d’une présentation de Yourcenar qui introduit le grand poète auprès des lecteurs francophones. En 1944, elle propose un nouveau choix de poèmes traduits dans la revue Fontaine, éditée à Alger par Max-Pol Fouchet. En 1954, elle fera également paraître de nouveaux échantillons de ses traductions dans La Table ronde et Preuves. Entre-temps, d’autres traducteurs se sont emparés des poèmes de Cavafy, participant également à la découverte du poète par les lecteurs francophones56. Au milieu des années 53
Michel GRODENT, « L’Hellénisme vivant de Marguerite Yourcenar », op. cit., p. 62. 54 Ibid. 55 Anita WEITZMAN, « Présence de Cavafy dans Mémoires d’Hadrien », Tours, Bulletin de la SIEY, n° 19, décembre 1998, p. 85-97. Voir également Georges FRÉRIS, « Décadence et conception de l’histoire de Cavafy dans Mémoires d’Hadrien », Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, op. cit., p. 6575. 56 À la suite des premières traductions signées M. Yourcenar et C. Dimaras, Cavafy a été présenté en français par Samuel BAUD-BOVY (« Constantin Cavafy », Poésie de la Grèce moderne, Lausanne, Éditions la Concorde, 1946), Théodore GRIVA
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cinquante, le nom de Cavafy est connu du public lettré, essentiellement à travers les diverses traductions non intégrales de ses poèmes. Si au début de son travail avec Constantin Dimaras, Yourcenar s’est lancée dans la traduction de l’œuvre cavafienne par passion, très vite elle a senti le besoin de faire partager au plus grand nombre sa découverte. Même si son éloignement géographique à partir de 1939 et le chaos mondial de l’époque ne lui ont pas facilité la tâche, elle a tenu à publier ses premières traductions en 1940 et 1944, qui n’ont pas manqué de susciter quelques échos très favorables auprès de ses amis et de quelques écrivains qui comptent. Gide notamment encourage les efforts de la traductrice, comme le lui affirme Constantin Dimaras en novembre 1940 : « J’ai eu récemment des nouvelles d’André Gide, qui a beaucoup aimé votre essai sur Kavafy. J’en suis fier pour vous. »57 Raymond Queneau, lui, découvre, semble-t-il, Cavafy, en lisant l’article et les traductions de Yourcenar dans Fontaine, en 1944. Il publie aussitôt un article appelant à la découverte d’un grand poète dont « Marguerite Yourcenar dans le dernier numéro de Fontaine, a pu sans difficulté faire un choix qui tout d’un coup, démontre ce qu’il y avait de profond et de solide dans la poésie de Kavafis. »58 Quelques années plus tard, il sera l’interlocuteur de Yourcenar lors de la publication de l’intégralité de sa traduction chez Gallimard. Mais de la même manière qu’elle a dû mener bataille contre son co-traducteur et défendre « son » Cavafy, elle va, à nouveau, devoir se battre, pour imposer à l’héritier du poète, le droit de publier « sa » lecture de celui qu’elle considère comme « l’un des poètes les plus célèbres de la Grèce moderne ; […] l’un des plus grands, le plus subtil en tout cas, le plus neuf peut-être, le plus nourri pourtant de l’inépuisable substance du passé. »59 Lorsqu’au début des années cinquante, à la demande de Raymond Queneau, éditeur chez Gallimard, elle songe à publier en volume l’intégralité des poèmes de Cavafy, elle se heurte au refus de l’exécuteur littéraire du poète, (Poèmes de C. P. Cavafis, Lausanne, Abbaye du livre, 1947), Robert LEVESQUE (« Permanence de la Grèce », Cahiers du Sud, 1948), Charles ASTRUC (Poèmes choisis, Athènes, 1955). 57 C. DIMARAS, lettre à M. Yourcenar, 25 novembre 1940, Fonds Yourcenar. 58 R. QUENEAU, « Hommage à la Grèce », Front national, 27 octobre 1944. 59 PCC, p. 130.
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Alexandre D. Singopoulos. Celui-ci avait donné l’autorisation à Yourcenar et Dimaras de publier un choix de traductions dans la revue Mesures en 1940 mais refuse désormais que le duo poursuive cette publication. Un échange de lettres entre Singopoulos, Dimaras, Yourcenar et Queneau témoigne de l’intransigeance de l’héritier de Cavafy, qui entend faire capoter le projet de Gallimard alors que Yourcenar défend, comme toujours, son bon droit. Devant l’insistance outrée de Yourcenar, Singopoulos lui écrit en 1954 : « Tant moi que mes amis d’ici [Alexandrie], avons trouvé les traductions très peu réussies – littéralement mauvaises. Pleines de platitudes, leurs phrases ne rappellent que de loin le véritable Cavafy que nous avons connu à l’original… »60 Une telle condamnation semble sans appel. Mais Yourcenar ne désarme pas, même lorsque Singopoulos lui annonce qu’il a accordé des droits exclusifs de traduction en français des œuvres complètes de Cavafy « à un des amis les plus intimes du poète, monsieur G. A. Papoutsakis dont le travail est depuis longtemps achevé. »61 Cela ne décourage pas davantage Yourcenar qui a toujours dû lutter pour imposer sa voix et défendre ses droits de poète. Les négociations se poursuivront donc encore quelques années. Finalement 1958 verra la parution en France de deux traductions intégrales des poèmes de Cavafy, celle « officielle » signée Georges Papoutsakis publiée aux éditions des Belles-Lettres et quelques mois plus tard, celle presque « non autorisée » de Yourcenar-Dimaras, chez Gallimard, cette double actualité éditoriale mettant soudainement le poète grec sur le devant de la scène littéraire parisienne. Cette confrontation entre sa traduction très personnelle et celle plus proche de l’orthodoxie cavafienne n’effraie pas Yourcenar, contrairement à Dimaras auquel elle répond : De plus, même si les deux traductions paraissent presque en même temps, je n’y verrai pas grand inconvénient. Celle des Belles Lettres sera quoi qu’il en soit toujours la plus académique des deux, et la nôtre, en dépit de la fidélité que nous avons tenu à maintenir, la plus littéraire. La question ne se pose pas comme s’il s’agissait d’un ouvrage d’actualité, littéraire ou scientifique, dont l’intérêt est surtout immédiat, et l’on tient, même pour des raisons toutes pratiques, à protéger sa priorité. Les poètes, plus élusifs, me 60
Alexandre D. SINGOPOULOS, lettre à M. Yourcenar, 30 janvier 1954, Fonds Yourcenar. 61 Lettre à M. Yourcenar, 21 février 1954, Fonds Yourcenar.
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE semblent au contraire avoir droit à un nombre presque infini d’interprétations, et la discussion ainsi suscitée (si elle se produit) ne me paraît pas de nature à nous nuire.62
Il n’y eut pas de véritable confrontation au moment de la sortie des deux ouvrages. Lors de la réédition de son livre, en format de poche, Yourcenar ne manquera toutefois pas de signaler la « traduction gênante par son français souvent incertain »63 de son « concurrent ». Il est certain que la traduction yourcenarienne reçut de toute façon un écho et une diffusion plus larges, en partie sans doute en raison de la célébrité de son auteur et de l’excellence de l’introduction, qui a permis à un grand nombre de lecteurs de se familiariser avec l’univers de Cavafy. Elle demeure, encore aujourd’hui, une référence en matière de réception de l’œuvre cavafienne, tant en France qu’à l’étranger. Pour plusieurs décennies, Yourcenar demeurera la traductrice française et la spécialiste de Cavafy, réussissant finalement à imposer sa lecture personnelle d’un poète qu’elle ne cessera jamais de fréquenter et de « soutenir ». Ainsi, c’est elle qui suggère à Claude Gallimard, en 1975, d’envisager une réédition de son Cavafy, en format de poche : « Il me paraît parfois qu’il y aurait avantage à placer dans la collection « Poésie », la Présentation critique de Constantin Cavafy, en ce moment où le poète en question est plus apprécié que jamais, dans les pays anglo-saxons, et je suppose aussi, en France. »64 Elle s’exprime en connaissance de cause, ayant suivi de près, dans les années soixante et soixante-dix, le mouvement de reconnaissance internationale du poète auquel sa présentation critique, traduite en plusieurs langues, a largement participé. La place importante qu’occupe Cavafy dans sa bibliothèque poétique témoigne de l’attention aiguë qu’elle a portée aux différentes traductions et 62
Lettre à C. Dimaras, 12 septembre 1955, HZ, p. 490. « Bibliographie résumée », PCC, p. 265. 64 Lettre à C. Gallimard, 7 juillet 1975, Archives Gallimard. Présentation critique de Constantin Cavafy fera finalement sont entrée dans la collection « Poésie/Gallimard», augmentée de nouvelles traductions en 1978 et connaîtra un grand succès. Depuis 2003, la collection « Poésie/Gallimard », s’est enrichie d’une nouvelle traduction de l’œuvre poétique de C. Cavafy, beaucoup plus « orthodoxe » que celle de M. Yourcenar qu’elle a, en fait, remplacée. Voir Dominique GRANDMONT, En attendant les barbares et autres poèmes, de C. Cavafis, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2003, 324 p. 63
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exégèses du poète publiées à travers le monde. Que ce soit en anglais, allemand, italien, portugais, français… elle semble avide de confronter sa propre vision du poète avec celles de ses contemporains, annotant souvent abondamment traductions et articles critiques, une manière bien à elle de s’approprier un livre ou une pensée étrangère. La réédition du livre dans la collection « Poésie/Gallimard » en 1978 lui donne d’ailleurs l’occasion de revoir ses traductions qu’elle modifie quelque peu, d’intégrer, parfois à contrecœur, les inédits, rendus publics depuis la première édition du livre, et de réviser un peu sa vision de l’œuvre cavafienne, à la lecture des nouvelles approches critiques qu’elle étudie avec soin ou des informations inédites révélées par la biographie de référence de Robert Liddell, publiée en 1974. Une lettre envoyée à son co-traducteur au moment de la sortie de l’édition revue et augmentée témoigne du souci de perfectionnement de Yourcenar qui fait évoluer sa traduction au fil des décennies, exercice de réécriture dont elle était coutumière également pour ses propres œuvres : Non : je n’ai rien changé aux traductions, ou du moins pas grand , chose. J’ai refait Le Soleil de l’après-midi où il me semble que j’avais fini par trop m’éloigner du mot à mot, et tâché de resserrer un peu le français de quelques autres poésies du genre « intimiste », comme Devant la maison, qui me semblait trop floue. Les seuls changements sérieux se trouvent dans les premières pages de la préface, où j’ai tenté de donner un peu plus de précisions, grâce à l’ouvrage de Liddell, à mes très courtes indications bibliographiques. De plus, quatre ou cinq pages ont été ajoutées à la fin de la préface, concernant les Inédits. Votre point de vue à ce sujet diffère peut-être du mien, mais j’ai horreur, en ce qui me concerne, des « fonds de tiroir » posthumes, et j’ai un peu parlé comme s’il s’agissait de moi.65
D’autres documents inédits, essentiellement des lettres, attestent de l’importance que l’œuvre cavafienne a conservée pour Yourcenar tout au long de sa vie, comme si le poète était un « témoin » privilégié de son rapport au monde, à la poésie et à sa propre œuvre. Il lui arrive, par exemple, d’instaurer un dialogue épistolaire avec un traducteur de Cavafy, comme cela a été le cas avec l’écrivain, traducteur et universitaire portugais, Jorge de Sena, dont 65
Lettre à C. Dimaras, 23 décembre 1978, Fonds Yourcenar.
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elle appréciait la traduction en portugais publiée en 1969. L’exemplaire annoté qu’elle a conservé dans sa bibliothèque montre avec quelle ferveur elle s’est replongée, plus de trois décennies après sa découverte de Cavafy, dans l’univers de celui-ci, et avec quel œil à la fois lucide et passionné, elle commente la traduction de Jorge de Sena auquel elle écrit : Entre toutes ces traductions, la vôtre me paraît une des meilleures. Je trouve que vous avez presque toujours remarquablement réussi à donner dans toutes ses nuances la pensée du poème et à en faire deviner la forme. Ma seule, ou quasi seule exception, serait Emilien Monaë66, un de ceux de Cavafy que je préfère, mais que vous ne paraissez pas placer si haut que je le fais, et qui me semble perdre en portugais de sa tension. Je suis presque en tout d’accord sur votre interprétation des poèmes. Je ne diffère qu’au sujet des Cierges de 191167 où je trouve que le symbolisme phallique que vous signalez ne s’impose pas. Bien que, comme vous le savez, je suis sensible à l’érotisme partout diffus de Cavafy. Je n’ignore pas que le mot, en France au moins, est une des métaphores érotiques de la langue populaire. Mais ici, l’image des rangées de cierges des églises orthodoxes me paraît éliminer toutes les autres, avec son tremblant et brûlant symbolisme de destinée humaine qui bouleverse, je crois, tout poète dans toute église orthodoxe ou catholique. Notons, pour ce que vaut cette remarque, que ce poème est de la même année que Prière, où il s’agit d’une image pieuse, et d’un an seulement avant Dans l’église68 où revient l’image des kipannyia. Ce court poème, l’un des plus émouvants du Cavafy d’avant la grande maturité, (je comprends qu’il ait frappé l’imagination grecque) me fait toujours penser à l’extraordinaire séquence du film de Fritz Lang, en 1921, Der Müde Tod (qu’on trouve dans les cinémathèques en France ou en Angleterre/États-Unis sous le titre de Destins ou Destiny) où l’on voyait dans le palais de la Mort des rangées de cierges à demi consumés représentant les vies humaines. Puisque Cavafy a vécu en Angleterre entre 9 et 16 ans (années formatives et où les moindres impressions sont durables), on pourrait aussi se demander si à l’image quasi sainte des cierges d’église ne s’est pas ajoutée pour lui celle, si dramatique, même pour un enfant, des bougies de gâteaux d’anniversaire, si vite 66
« Émilien Monaë, Alexandrin, 628-655 après Jésus-Christ », PCC, p. 157. Ibid., p. 74. Dans la chronologie qui figure à la fin de l’ouvrage, M. Yourcenar situe la composition de « Cierges », « avant 1911 », tout comme le poème « Prière », p. 267. 68 « À l’église », composé en 1912, ibid., p. 107. 67
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pliées et fondues, et symbolisant les années vécues par l’enfant ou l’adolescent...69
Ce large extrait de la lettre inédite de Yourcenar à Jorge de Sena est riche d’enseignements quant à la manière dont elle se positionne, au début des années soixante-dix, vis-à-vis de l’œuvre de Cavafy, désormais largement reconnue et diffusée dans le monde entier. Notons tout d’abord la posture d’autorité qu’elle adopte, face à une traduction de Cavafy dans une langue qu’elle avoue ne pas vraiment maîtriser. Dans cette lettre-essai, c’est en experte qu’elle se présente, en « gardienne du temple » cavafien qui semble juger de la conformité du travail de Jorge de Sena, en regard de sa propre lecture. Plus révélatrice est sa lecture du poème « Cierges », qu’elle n’a pas pris la peine de commenter dans Présentation critique de Constantin Cavafy et pour lequel elle a une tendresse particulière, sans doute, en partie en raison du souvenir des féeriques cérémonies orthodoxes auxquelles elle aimait assister dans son enfance, avec son père, à l’église russe de la rue Daru, à Paris. En quelques lignes, elle propose une lecture inédite du poème, multipliant les références et les correspondances, s’appropriant d’une certaine manière Cavafy, comme si finalement elle n’avait pas seulement été la co-traductrice de ses poèmes mais plutôt son co-auteur, instance créatrice qui s’est glissée dans les pas du poète pour lui faire franchir de nouvelles étapes. Le réinventer en quelque sorte. En paraphrasant ce que Yourcenar affirme à Constantin Dimaras dans la lettre citée plus haut (« j’ai un peu parlé comme s’il s’agissait de moi »), on peut dire qu’elle a un peu traduit le poète alexandrin comme s’il s’agissait d’elle.
La Couronne et la lyre ou la Grèce revisitée « Il me semble parfois que tout reste à dire sur les poètes grecs »70, écrit Yourcenar en 1973, trente ans après avoir débuté sa gigantesque entreprise de traduction des poètes grecs anciens, qu’elle publiera en 1979, sous le titre La Couronne et la lyre. Cette simple remarque justifie à elle seule le projet ambitieux de Yourcenar : celui 69 70
Lettre à Jorge de Sena, s. d. [1970 ?], Fonds Yourcenar. Lettre à Denys Magne, 20 avril 1973, Fonds Yourcenar.
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de répondre à un manque, en donnant sa propre lecture des grands noms mais aussi des voix oubliées de la poésie hellénique classique qu’elle estime peu ou mal connue de ses contemporains. Connaissant l’admiration de l’écrivain pour la poésie de la Grèce ancienne à laquelle elle s’est familiarisée dès l’enfance, on ne s’étonnera pas qu’un projet d’anthologie ait pu germer dans son esprit profondément imprégné de culture classique. Dès le début de sa carrière d’écrivain, au milieu des années vingt, son goût pour la poésie grecque ancienne, qui a nourri ses premiers poèmes, lui a également inspiré un essai biographique sur Pindare, premier contact approfondi avec l’œuvre d’un grand poète qu’elle admire. On peut remonter à ce qui a pu être la « préhistoire » de La Couronne et la lyre en feuilletant un document que Yourcenar a conservé dans sa bibliothèque. Il s’agit d’un cahier d’écolier qu’elle a fait relier et sur lequel elle a écrit : « Cahierspoèmes grecs 1918-1979 », assorti de l’indication suivante sur la page de garde : « Les textes copiés à l’encre violette l’ont été entre ma quinzième et ma vingtième année. » Ce document contient, calligraphiés par Yourcenar, un grand nombre de poèmes et de fragments en grec ancien écrits par les plus grands poètes (Homère, Platon Sappho, Pindare…), parfois ceux-là même qu’elle traduira plus tard et qui figureront dans La Couronne et la lyre. Entre 1918, année où elle commence, semble-t-il, à collectionner les poèmes grecs qu’elle aime, et 1979, l’année où elle publie son anthologie, ce cahier marque en quelque sorte la première étape du lent travail de maturation qui aboutira à La Couronne et la lyre. Si elle n’a jamais vraiment cessé de lire et de traduire Homère, Anacréon, Euripide, Théognis et tant d’autres poètes depuis son adolescence, il semble que ce soit à partir de 194371 qu’elle se lance dans la traduction des poèmes qui constitueront la matière de La Couronne et la Lyre. 1943 : cette indication temporelle est importante pour plusieurs raisons. Elle permet de comprendre la genèse mais également l’essence et l’ambition d’un livre qui ne verra le jour que trente-cinq ans plus tard. Ces premiers exercices de traduction des poètes grecs anciens se situent, à quelques années de distance seulement, à la suite des travaux prosodiques qu’elle a consacrés à un poète grec moderne, Cavafy, entre 1936 et 1939. Ainsi, remontant le temps, Yourcenar se replonge au plus lointain des racines helléniques 71
Voir « Chronologie », OR, p. XXIII.
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d’un poète dont elle a mis à jour les rapports étroits et complexes entre le présent et le passé. Pour elle, il n’y a pas de véritable rupture entre les poètes néo-helléniques du début du XXe siècle et les aèdes des temps anciens puisque, comme elle le note dans la préface de La Couronne et la lyre, « Palamas, Sikélianos, Cavafy, Kazantzakis, Séféris […] se rattachent au monde antique par une série de lignes tantôt sinueuses et tantôt brisées. »72 C’est donc une sorte de voyage poétique à rebours qu’elle entreprend, en passant de la Grèce alexandrine de Cavafy à celle d’Homère qui ouvre La Couronne et la lyre. Si l’on en croit Yourcenar, elle ne songeait nullement à publier une quelconque anthologie lorsqu’elle a commencé à traduire, pour son seul plaisir, les premiers poèmes grecs qui allaient servir d’amorce à La Couronne et la lyre. Exilée aux États-Unis, loin de la civilisation méditerranéenne et des valeurs universelles qui ont été les piliers de sa culture, ébranlée par le conflit mondial qui secouait alors l’Europe, Yourcenar traverse une période difficile marquée par le doute, la dépression et une certaine stérilité créatrice, comme en témoigne la tonalité de ses carnets de notes de ces années-là 73. Et puisqu’il lui semble alors trop difficile d’écrire elle-même, elle va se servir de la traduction comme d’une bouée de sauvetage, pour conserver au milieu de la tempête, la tête hors de l’eau. Et puisque le monde est à feu et à sang, elle va se replonger dans cette Grèce hautement civilisée qui a été, selon elle, « le grand événement (peutêtre le seul grand événement) de l’histoire de l’humanité »74. Au moment où elle commence à traduire des poèmes grecs anciens, elle se consacre également à ses premières traductions de negro spirituals, autre dépaysement prosodique qui vient adoucir les difficultés personnelles et la barbarie du temps. Encore une fois, Yourcenar se replie sur la poésie lorsqu’il s’agit de revenir aux paroles essentielles, que ce soit l’héritage savant et universel des poètes antiques, ou à la quête de transcendance et l’amour du Christ qui s’expriment dans la poésie populaire des esclaves noirs américains. Pudique, Marguerite Yourcenar a affirmé qu’elle avait commencé à traduire des poèmes grecs, « en guise de délassement ou
72
« Préface », CL, p. 13. Voir en particulier « Carnets de notes, 1942-1948 », PE, p. 529. 74 M. YOURCENAR, lettre à Ethel Thornbury, 9 décembre 1954, L, p. 114. 73
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d’exercices »75. Presque par jeu, pour satisfaire son amour de la poésie et exercer ses talents de styliste avide de les confronter à la complexe prosodie grecque : En traduisant ces poèmes ou fragments de poèmes, ma démarche ne différait en rien de celle des peintres d’autrefois, dessinant d’après l’antique ou brossant une esquisse d’après des peintures de maîtres antérieurs à eux, pour mieux se pénétrer des secrets de leur art, ou encore de celle du compositeur retravaillant de temps à autre un passage de Bach ou de Mozart pour en jouir et s’enrichir de lui.76
La référence aux peintres copistes d’autrefois et aux musiciens classiques convient parfaitement à la démarche créatrice de Yourcenar et indique la lignée culturelle dans laquelle elle entend s’inscrire. Lorsqu’elle traduit les poètes grecs anciens, elle fait à la fois œuvre d’humilité et de création. En s’inspirant des richesses et de la beauté universelle de cet héritage, en « copiant » du mieux possible le génie artistique de ses poètes, elle exerce et perfectionne sa propre manière d’écrire qu’elle confronte à ces grands modèles indépassables, dont elle entend communiquer au lecteur contemporain l’admiration qu’elle leur porte. Finalement, La Couronne et la lyre est un exercice d’admiration que le « poète traducteur »77, comme elle se définit, transforme en « exercices prosodiques ou rythmiques »78 et finalement en acte de création. La Couronne et la lyre s’inscrit dans la lignée des grandes traductions des poètes français qui, de la Renaissance à Leconte de Lisle, ont tenté d’apprivoiser les œuvres majeures de l’Antiquité en leur faisant endosser les habits plus ou moins ajustés de la langue française. Marguerite Yourcenar connaît bien ces tentatives pas toujours réussies dont certaines lui ont servi de modèle, en particulier André Chénier qu’elle apprécie comme poète et comme traducteur, et d’autres poètes du XVIIIe siècle qui ont adopté l’alexandrin comme mètre privilégié pour traduire certaines épigrammes antiques79. Dans la préface de son anthologie, elle se réclame d’ailleurs d’un autre 75
« Chronologie », OR, op. cit. « Préface », CL, p. 9. 77 « Notes », ibid., p. 500. 78 « Préface », ibid., p. 41. 79 Voir YO, p. 209. 76
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poète du siècle des Lumières, Lafosse, dont elle retient surtout les arguments en faveur de la traduction en vers, condamnée, rappelle-telle, par la célèbre Madame Dacier, qui soutenait qu’une traduction en vers ne pouvait guère être fidèle. Yourcenar qui a choisi de traduire les poèmes grecs anciens en vers rimés ou assonancés s’en remet, au contraire, à l’avis de Lafosse, qu’elle cite en présentant son plaidoyer comme un argument de poids qu’elle entend imposer : « Je dis plus, et c’est une vérité que je ne crains pas qu’on réfute : les Vers ne doivent être traduits qu’en Vers. On ne saurait les mettre en Prose, quelque excellente que cette Prose soit, sans qu’on leur fasse perdre beaucoup de leur force et de leur agrément. Un Poète, à qui l’on se contente, en le traduisant, de laisser ses pensées toutes seules destituées de l’harmonie ou du Feu des Vers, n’est plus un poète, c’est le cadavre d’un Poète. Ainsi, toutes ces traductions de Vers en Prose, qu’on nomme fidèles, sont au contraire très infidèles, puisque l’Auteur qu’on y cherche y est défiguré. »80
C’est essentiellement sur ce jugement sans appel de Lafosse que Yourcenar base son argumentation en faveur de la traduction en vers, qu’elle a préférée à celle en prose, au risque, comme elle l’indique elle-même, de « passer pour un retardataire ou un fantaisiste »81. On ne peut que souligner, comme certains critiques n’ont pas manqué de le faire, le paradoxe apparent qui consiste à opter pour la traduction en vers quand il s’agit de poèmes grecs antiques après avoir choisi pour Cavafy, arguments à l’appui, de le traduire en prose. Plusieurs raisons expliquent ces choix différents, compréhensibles chez un écrivain qui refuse de construire un système ou une esthétique qu’il appliquerait à toutes ses créations, préférant inventer pour chaque livre une forme épousant parfaitement les contours de sa pensée, et lui permettant de communiquer le plus clairement possible avec son lecteur. En ce qui concerne la traduction, à chaque nouveau projet, il semble que Yourcenar se soit posé la question de savoir quelle forme (vers ou prose, rimes ou seulement assonances, mot à mot ou adaptation…) elle allait adopter pour faire passer le plus harmonieusement possible la parole du poète. Nous avons évoqué les raisons qui l’ont poussée à traduire Cavafy en prose. 80 81
LAFOSSE, cité par M. Yourcenar, « Préface », CL, p. 40. Ibid., p. 42.
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Pour les poètes grecs anciens, dont la poésie, selon elle, se réclame plus intimement du chant, il lui a semblé que les virtuosités et la variété de la métrique française étaient plus susceptibles de leur convenir : Avec les poètes grecs anciens, j’ai tâché d’adapter une métrique qui fût le plus proche possible de celle du poète grec, et ce n’est pas facile en français. La métrique grecque est infiniment plus compliquée que la nôtre, même aux époques du plus grand raffinement poétique, comme le XVIIe siècle. J’ai donc essayé de maintenir pour les narrations une mélodie continue, un rythme dans lequel les vers donnent l’illusion de glisser les uns dans les autres, avec des césures variées. Ainsi le rythme du vers proprement dit, tel qu’on le comprend, se mêle au rythme de la phrase. C’était une manière de briser nos habitudes à nous, tout en conservant une forme ordonnée pour traduire ces poètes qui ont écrit dans une métrique régulière et savante.82
Telle qu’elle est résumée ici, la démarche de traductrice de Yourcenar entend rendre compte de la complexité de la prosodie grecque ancienne, dans une forme à laquelle le lecteur d’ici et maintenant puisse être sensible. Pour cela, elle use, faute de mieux, des ressources de la prosodie française, tout en faisant preuve d’innovation, voire de création. C’est ce qu’elle se propose de démontrer dans la partie de sa préface intitulée « Quelques remarques sur la traduction en vers »83, dans laquelle elle justifie ses choix. Elle insiste notamment sur les expérimentations prosodiques qu’elle a effectuées en traduisant les vers antiques, car, comme elle précise, « qui dit métrique traditionnelle ne dit pas nécessairement absences d’innovations »84. Le poète y énonce un certain nombre de libertés prises afin de trouver des équivalences acceptables et harmonieuses entre le poème traduit et son original. Il détaille surtout les procédés stylistiques mis en œuvre par le poète traducteur pour tâcher, à l’instar de ses prédécesseurs de la Renaissance ou du XVIIIe siècle, de faire entendre au lecteur moderne « un écho du chant grec. »85 Les remarques de Yourcenar concernant sa méthode de travail, il convient d’insister sur ce point, sont autant celles de la 82
YO, p. 208. Voir CL, p. 40-45 mais aussi « Notes », p. 499-501. 84 Ibid., p. 43. 85 Ibid., p. 42. 83
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traductrice qui veut faire partager au plus grand nombre les trésors de la poésie antique, que celles d’un poète épris de classicisme qui entend offrir au lecteur une leçon de poésie. Ainsi, la tonalité des arguments qu’elle développe en faveur de la traduction en vers n’est ni plus ni moins qu’un décalque de sa propre conception de la poésie telle que nous l’avons analysée précédemment. Après avoir fait un sort au vers libre et au poète moderne86, elle se croit obligée de refaire l’éducation poétique de son « public », afin qu’il soit réceptif à la forme des poèmes qu’il va lire dans La Couronne et la lyre, car un grand nombre de lecteurs ont presque oublié qu’un poème puisse obéir à des lois aussi astreignantes et aussi complexes que celles qui gouvernent une symphonie ou un quatuor, voire une chorégraphie compliquée, se tracer d’un trait aussi sûr dans une matière aussi résistante que telle ciselure antique captive des vitrines de musée. Il s’agit, somme toute, de le leur rappeler à propos des poètes grecs de l’Antiquité, même si ce que le traducteur leur offre ressemble à la transcription pour piano d’une fugue de Bach, ou à l’impression sur plâtre d’une précieuse et dure entaille. Seul, le vers régulier, c’est à dire celui sur lequel un accord préalable existe entre poète d’une part et lecteur ou auditeur de l’autre, donne une idée d’un art où contraintes et surprises s’équilibrent, et où l’envol du poète, comme dans la danse le bond du danseur, se situe à l’intérieur d’une mesure comptée.87
La clarté et l’autorité de la démonstration qui ne tolèrent aucune réserve, fréquentes chez Yourcenar, situe bien sa « mission » de traductrice de poésie dans le droit fil de ses activités de lectrice et surtout de poète. Les champs métaphoriques utilisés (musique savante, danse, sculpture classique) sont identiques à ceux qu’elle emploie habituellement pour caractériser l’harmonie poétique suprême qu’elle admire chez ses poètes préférés et qu’elle tente d’atteindre dans ses propres œuvres poétiques. Plus que ses autres traductions, La Couronne et la lyre paraît donc intimement liée à la propre poésie de son auteur. S’il existe un élément d’étrangeté/éloignement évident entre Yourcenar et l’univers des negro spirituals ou la culture pendjabi d’Amrita Pritam, qui appartiennent à deux mondes sensiblement différents du sien, avec les poètes grecs anciens, Yourcenar est en 86 87
Ibid., p. 42-43. Ibid., p. 43.
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terrain familier – plus d’ailleurs qu’avec le monde néo-hellénique orientalisé de Cavafy. Ce n’est pas vraiment à la rencontre de l’Autre qu’elle va, mais d’une certaine manière, à la rencontre d’elle-même, tant l’immense Grèce qu’elle parcourt dans son anthologie est à la base de sa culture et en constitue l’un des principaux foyers. Cette familiarité rassurante explique sans doute en partie la longévité d’un projet de plusieurs décennies qui a pris au fil du temps une grande ampleur, en entrant, notamment, en résonance intime avec le reste de l'œuvre. C’est le cas, en particulier, pour Mémoires d’Hadrien. Marguerite Yourcenar a reconnu les liens souterrains qui existaient entre ses traductions des poètes grecs anciens et la vie de l’empereur philhellène. Elle indique dans la préface de La Couronne et la lyre qu’alors qu’elle travaillait à Mémoires d’Hadrien, dans les années 1948-1951, elle traduisait les poètes grecs qu’aimait lire l’empereur romain, adoptant une méthode de travail qu’elle affectionne particulièrement : se familiariser avec les lectures d’un personnage historique afin de mieux le connaître et de le réinventer avec une certaine authenticité88. Avec l’empereur Hadrien, poète luimême, dont Yourcenar a traduit quelques vers dans son anthologie, et amateur de poésie grecque, la méthode paraît idéale. On retrouve donc naturellement dans Mémoires d’Hadrien quelques-uns des grands poètes grecs traduits par Yourcenar pour La Couronne et la lyre, comme Homère, Hésiode, Platon, Théognis, Straton de Sardes… Parfois les jugements que portent l’empereur romain, dans ses mémoires imaginaires, et ceux de l’anthologiste de La Couronne et la lyre, sont très proches, comme le fait remarquer Rémy Poignault à propos d’Hésiode89. Parfois, au contraire, leur lecture diffère sensiblement, comme c’est le cas pour les épigrammes licencieuses de Straton de Sardes dont Hadrien aurait goûté, un temps, la compagnie et la liberté de ton qui finira pourtant par l’agacer 90, alors que Yourcenar reconnaît, dans La Couronne et la lyre, que « son libertinage [est] fréquemment spirituel et parfois exquis. […] Straton a laissé de la vie quotidienne de son temps quelques légers croquis nullement négligeables »91. On devine donc par quel subtil jeu 88
Ibid., p. 9-10. Voir L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 568. 90 Ibid., p. 549-550. 91 CL, p. 408. 89
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d’intertextualité, deux œuvres de nature très différente, une fiction historique et une anthologie de traductions, en partie composées à la même époque, s’interpénètrent et se nourrissent mutuellement, parfois sans doute à l’insu de leur auteur. Au moment où elle intensifie ses traductions, lors de ses rares moments de loisirs, tout en travaillant intensément à l’écriture de Mémoires d’Hadrien, elle ne songe pas encore à rendre public ses travaux sur les poètes grecs anciens qui font encore partie de son jardin secret de poète. Dans les années cinquante, elle commence toutefois à faire état à certains amis de ses intenses lectures, avouant à Natalie Barney, en un alexandrin sans doute involontaire, « j’aime à lire du grec sous les pommiers en fleur »92. En 1956, elle confie à Paul Guth : « Un de mes projets est de lire du grec une heure par jour. Simonide, Théognis, le vrai Anacréon. Pas celui des petites odelettes byzantines. »93 On retrouve, évidemment, tous ces poètes dans La Couronne et la lyre. D’exercice de délassement, la lecture et la traduction deviennent peu à peu une sorte de discipline personnelle, une hygiène poétique qui accompagnent les divers autres chantiers littéraires de Yourcenar. Dès 1951, quelques mois avant la parution de Mémoires d’Hadrien, elle propose à Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud avec lequel elle est en contact depuis l’avant-guerre, de publier un florilège de ses traductions. Mais face aux remarques biaisées et puritaines du comité de lecture de la revue marseillaise, quant au contenu homo-érotique d’un certain nombre de fragments, Yourcenar, outrée, préfère retirer son offre. Dans une lettre virulente adressée à Jean Ballard, elle défend la pertinence de ses choix et l’originalité de sa démarche94. Finalement, c’est en 1952 qu’elle acceptera de publier ses premières traductions sous le titre « Poèmes grecs », dans la revue Médecine de France. Elle y propose un échantillon de vers de Simonide, Théognis, Anacréon, Ibycos, Sophocle et Platon dans des versions identiques ou légèrement différentes de celles qui figureront dans La Couronne et la lyre. Le court texte de présentation rédigé par Yourcenar montre qu’au début des années cinquante, elle a déjà une idée précise de l’esprit qu’elle
92
Lettre à Natalie Barney, 15 juin 1953, Fonds Barney. « Avec Marguerite Yourcenar à Paris », entretien avec Paul Guth [décembre 1956], Le Figaro littéraire, 3 octobre 1959. PV, p. 44. 94 Voir lettre à Jean Ballard, 5 août 1951, L, p. 90-93. 93
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veut donner à son travail, sans que pourtant, si on la croit, elle ait encore décidé de l’unifier pour en faire une anthologie : la conception du monde de Simonide n’est pas la même que celle de Straton. Mais ils se rencontrent sur un point. Tous traitent, et traitent avec une lucidité toute grecque, de ces sujets fort graves que sont l’amour, la mort, la vieillesse, le destin de l’homme. Tous ont été choisis pour leurs qualités d’expression directe et d’humanité nue. Même à l’intérieur des limites de préférence qu’on s’est fixées ici, les lacunes abondent ; ce choix, arbitraire comme tous les choix, n’en est pas moins singulièrement représentatif de ce qu’a de plus humain, de plus personnel, une poésie toujours et partout admirablement centrée sur l’humain.95
En 1954, elle livre sa traduction de « Trois épigrammes de Callimaque », dans La Flûte enchantée. En 1954, elle accepte d’écrire la préface de La Cynégétique d’Oppien dans la traduction de Florent Chrestien, pour une édition de luxe et s’amuse à traduire un de ses poèmes : « Je vous envoie le petit poème traduit du grec ; pour rester dans le ton de Florent Chrestien ou à peu près, j’ai essayé de le traduire en vers et dans le style du XVIe siècle […] J’ai composé le poème au cours d’une mauvaise nuit causée par la sérieuse crise hépatique compliquée de fatigue que je subis depuis plus d’un mois et qui m’oblige à du repos. Rimer était la plus charmante des distractions »96, écrit-elle à Hélène Schakhovskoy qui lui a commandé ce travail. Fréquenter les poètes grecs anciens demeure donc un profond plaisir et une évasion salutaire. À partir du milieu des années soixante, elle intensifie le rythme des prépublications. Entre 1966 et 1970, elle propose dans les revues les plus diverses (La Nouvelle Revue Française, Ecclesia, La Gazette apicole…) de nombreux fragments de ses traductions, comme si elle « testait » l’intérêt et la popularité de ses travaux, avant de se décider à les réunir dans une anthologie. Cette période correspond, en effet, au moment où Yourcenar se remet à travailler à ses traductions de poètes grecs97. Au début d’un cahier conservé à la Houghton Library de l’université Harvard, comportant un grand nombre de ses traductions, elle indique : « Un des nombreux cahiers de chevet où j’avais tenté 95
« Poèmes grecs traduits et présentés par Marguerite Yourcenar », Médecine de France, n° 34, 1952, p. 33. 96 Lettre à H. Schakhovskoy, 10 août 1954, HZ, p. 365. 97 Voir « Chronologie », OR, p. XXVIII.
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(quelquefois de mémoire) des traductions de poèmes grecs, avant de systématiser ce projet en 1966 pour en faire le recueil "La Couronne et la lyre" »98. Alors qu’elle est désormais convaincue de l’intérêt de publier ses traductions, elle redouble d’enthousiasme : « Quant à moi, je continue à traduire mes poètes grecs, et m’émerveille de leur infinie diversité. Chacun a son chant bien à lui »99, écrit-elle le 1er janvier 1967 à Natalie Barney. Ce chant, elle n’aura de cesse de le faire partager au plus grand nombre tant il lui semble désormais essentiel de publier son recueil de traductions, élaboré patiemment depuis la seconde guerre mondiale. En 1970, elle songe à confier la publication de La Couronne et la lyre à son ami Charles Orengo, directeur littéraire chez Plon, qui est nommé cette année-là PDG des éditions Fayard. Dans plusieurs lettres échangées avec lui durant l’été 1970, elle se dit disposée à publier son anthologie de poètes grecs anciens chez Fayard, « si une fois terminé, l’ouvrage garde comme je suppose qu’il le fera ce caractère de grande vulgarisation, et de jugement assez révolutionnaire porté sur la poésie et le monde antique, que je prévois »100. Dans une autre lettre, elle insiste sur l’aspect « de grande vulgarisation historique autant que littéraire »101 qu’elle entend donner à La Couronne et la lyre. Finalement, le projet de publication chez Fayard n’ayant pas abouti, elle propose en 1975 le livre à Claude Gallimard : Il s’agit d’une anthologie de poèmes grecs anciens (presque tous fort courts), traduits par moi et s’étendant sur une période de douze siècles […] chaque poète est précédé d’une brève notice qui tente de le replacer sur l’arrière-plan politique et psychologique de son temps. Le but principal est de suivre à travers ces douze siècles les variations du point de vue sur la vie, l’amour, la famille, les rapports avec l’étranger et l’esclave, le monde des idées, etc. Il s’agit donc de quelque chose d’entièrement différent de l’anthologie rassemblée par Brasillach, dont je trouve les poèmes mal traduits, et qui ne présente en rien un tableau d’une civilisation vue au jour le jour à travers ses poètes, encore bien moins en commente les aspects. Mon propre livre est
98
Voir « Poèmes grecs », Fonds Yourcenar. Lettre à N. Barney, 1er janvier 1967, Fonds Barney. 100 Lettre à C. Orengo, 10 juillet 1970, Fonds Yourcenar. 101 Lettre à C. Orengo, 31 juillet 1970, ibid. 99
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE volontairement de l’ordre de la grande vulgarisation plutôt que de l’érudition.102
Lorsqu’elle présente son projet, Yourcenar se positionne donc comme l’anti-Brasillach dont l’Anthologie de la poésie grecque publiée en 1954 a longtemps fait figure d’ouvrage de référence. En matière de traduction et de présentation de la poésie grecque ancienne, Yourcenar entend donc se démarquer des exégèses scolaires sclérosantes et de l’académisme suranné pour redonner aux vers antiques leur éclat éternel. Elle insiste souvent sur l’originalité de son approche – ne parle-t-elle pas à Charles Orengo de son « jugement assez révolutionnaire porté sur la poésie et le monde antique » ? – dont l’objectif est de dépoussiérer les trésors poétiques de l’Antiquité. « C’est une entreprise un peu insensée, et plus psychologique ou sociologique qu’esthétique (tâcher de montrer à travers les poètes les variations de la sensibilité au cours des années). J’ai du moins réussi à me débarrasser de certains lieux communs par lesquels nous commençons tous au sujet des grecs »103 écrit-elle à Étiemble. La Couronne et la lyre, œuvre novatrice ? C’est en tout cas comme cela que son auteur considère ce livre très personnel dont Jacques Lacarrière a deviné qu’il était constitué de « l’univers intérieur et secret de Marguerite Yourcenar »104. Avec ce livre, elle fait une manière de bilan de sa longue et fertile relation avec le monde grec antique. La foisonnante préface, qui ouvre son anthologie, éclaire non seulement les choix, les buts, les thématiques et la méthode de travail yourcenariens, mais précise implicitement la place qu’occupe l’héritage grec antique dans son imaginaire. Alors que jusqu’en 1939, le modèle grec occupe presque sans partage le statut de culture universelle dans l’œuvre et la pensée de Yourcenar, quatre décennies plus tard la question se pose tout autrement. Nous savons que Yourcenar a très vite relativisé le mythe du « miracle grec » unique, découvrant dans d’autres cultures et à d’autres âges des témoignages comparables du génie humain. Elle n’a alors cessé de confronter les fondations helléniques et humanistes de sa culture aux mythologies et
102
Lettre à C. Gallimard, 7 juillet 1975, Archives Gallimard. Lettre à Étiemble, 28 février 1972, Fonds Yourcenar. 104 Jacques LACARRIÈRE, « Yourcenar : le voyage à Cythère », L’Express, n° 1473, 6 octobre 1979, p. 85. 103
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littératures de Scandinavie, d’Inde, du Japon, de la Chine, de la Perse… découvertes et explorées durant toute sa vie : Ces grandes littératures poétiques étrangères à la Grèce ne ravalent pas pour nous la poésie grecque : par le jeu exaltant des ressemblances et des différences, elles aident au contraire à la mieux connaître et à la mieux aimer. […] Vue dans ces perspectives, la poésie grecque a cessé de pouvoir être considérée comme un des aspects d’un unique et inexplicable « miracle grec » : elle est une part de l’héritage poétique universel qui nous est désormais échu, et que des catastrophes trop prévisibles pourraient bien nous faire perdre, avec tant d’autres trésors que nous gérons mal. Jouissons d’elle pendant qu’il en est encore temps.105
C’est précisément cette « part de l’héritage poétique universel » recherchée dans toutes ses entreprises littéraires que Yourcenar entend communiquer dans La Couronne et la lyre. Il est important de noter que c’est sans doute l’une des rares fois où Yourcenar semble se préoccuper explicitement des lecteurs auxquels s’adresse un de ses ouvrages. Nous savons qu’elle a souvent déclaré qu’elle se souciait peu du nombre de personnes que pouvaient intéresser ses livres, se situant résolument du côté de Paul Valéry qui affirmait préférer « être lu plusieurs fois par un seul, que de l’être une seule fois par plusieurs. » Une formule que Yourcenar aurait pu aisément faire sienne. Pourtant, pour La Couronne et la lyre, qu’elle considère comme un ouvrage de « grande vulgarisation », son attitude paraît sensiblement différente. Elle semble s’être préoccupée davantage du type de lecteurs auquel elle destine cette plongée poétique dans la Grèce antique, comme le laisse penser une lettre à son éditeur : Je ne suppose pas que le grand public se jettera sur cet ouvrage, mais quand je vois dans ce pays [les États-Unis], les foules faire la queue pour visiter les expositions de Pompéi, de Tut-AnkAmmon, et autres (à Dallas, qui n’est pas la capitale de la culture, on comptait, paraît-il huit cents visiteurs par heure), je me dis qu’il y a chez ces gens une avidité du passé qui se manifeste dès que les œuvres d’art leur sont présentées de façon suggestive, et que la
105
« Préface », CL, p. 39-40.
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE même chose devrait être vraie pour les œuvres littéraires, sitôt qu’on les dégage des solennelles routines qui les entourent.106
Cet argumentaire qui est presque d’ordre commercial, étonnant sous la plume de Yourcenar, et qu’elle répètera à l’envi dans les nombreuses interviews accordées après la sortie du livre, est en fait une justification de son patient travail de traductrice qui portera ses fruits. Nous connaissons le singulier succès qu’a connu La Couronne et la lyre, demeuré quatorze semaines au palmarès des meilleures ventes d’essais à partir de fin 1979107. « [E]n ce qui concerne […] La Couronne, arrivé de façon si étonnante aux grandes ventes, on espère que quelques lecteurs au moins seront touchés par tel ou tel poète qu’ils n’auraient pas songé à lire sans cette publicité faite autour de moi »108, écrit-elle à Paule Neuvéglise, des éditions Gallimard. Yourcenar a conscience de faire œuvre pédagogique en ayant tenté de mettre à la portée d’un large public des textes réputés inaccessibles, voire abscons. Le secret de sa démarche d’anthologiste, qui est au cœur de l’ensemble de son œuvre, c’est d’avoir réussi à faire sentir que les émotions, les valeurs, les combats, les questionnements des cent dix poètes dont elle propose des fragments n’appartiennent pas à un passé révolu, l’Antiquité, mais à un invisible réseau artistique et humain, qui fait d’Empédocle ou de Sappho, d’Eschyle ou de Théocrite, les contemporains de leurs lecteurs d’aujourd’hui. Rémy Poignault a noté avec justesse que dans La Couronne et la lyre, « l’accent […] est souvent mis sur le caractère actuel de ces textes […] la pensée et la sensibilité antiques ne sont pas si différentes des nôtres »109. Une idée que l’écrivain exprime souvent dans les paratextes dont elle « arme » ses œuvres et qui est particulièrement explicite dans La Couronne et la lyre :
106
Lettre à Claude Gallimard, 7 avril 1979, Fonds Yourcenar. Dans son numéro du 10 janvier 1980, Les Nouvelles littéraires consacre un reportage au phénomène éditorial de ce début d’année, sous le titre « Un surprenant best-seller », dans lequel des libraires tentent d’expliquer le succès populaire de cette anthologie de poèmes grecs anciens que les lecteurs achètent sur le seul nom de Yourcenar. 108 Lettre à Paule Neuvéglise, 18 janvier 1980, Fonds Yourcenar. 109 R. POIGNAULT, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, op. cit., p. 15. 107
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En somme, un écrivain refait toujours la même chose et ce que j’ai essayé dans ce recueil ne diffère pas de ce que j’ai voulu montrer dans Souvenirs Pieux ou dans Archives du Nord : l’immense diversité des êtres, et à quel point tous sont aux prises avec les mêmes problèmes que nous, même si les problèmes, de leur temps, se présentaient de façon un peu différente.110
Tout autant que le public, la critique a été abondante et très majoritairement enthousiaste, saluant, notamment « une traduction d’une étincelante pureté et d’une musique raffinée »111 ou un « document précieux de l’histoire littéraire »112. Claude-Michel Cluny souligne que le recueil de poèmes grecs de Yourcenar « provoque le même choc qu’il y a trente ans celui de Brasillach »113, tandis que Denys Magne, au contraire, juge La Couronne et la lyre « très supérieure à l’Anthologie de la poésie grecque de Brasillach […] Moins historien que Yourcenar, Brasillach évalue mal l’itinéraire de cette poésie et privilégie les auteurs déjà les plus accessibles au grand public, Homère et les grands classiques […] Elle s’est surtout souciée de nous offrir par le jeu des équivalences un recueil poétique en langue française »114. Jean-Michel Maulpoix insiste sur l’aspect intemporel des poèmes traduits en vers réguliers et remarque : « D’une époque à l’autre, l’évolution des thèmes est sensible : le monde dont ces textes sont le souvenir, naît, se transforme et décline sous nos yeux. Tout l’Occident en microcosme peut être relu dans ces pages »115. Jacques Lacarrière souligne « la grâce de ces traductions claires, sereines et accessibles »116, et Jean Guitton, à l’instar de certains hellénistes, constate que « [l]a traduction vaut parfois mieux que le texte »117, et se demande si Yourcenar ne ferait pas « son 110
Lettre à Claude Gallimard, 7 avril 1979, Fonds Yourcenar. Jacques FRANCK, « Marguerite Yourcenar. La Couronne et la lyre », La Libre Belgique, 21 novembre 1979. 112 « La Couronne et la lyre », Prométhée, nos 41-42, septembre-décembre 1979. 113 Claude-Michel CLUNY, « Le Vin des dieux », Le Quotidien de Paris, 28 décembre 1979, p. 20. 114 Denys MAGNE, « Yourcenar la Grecque », Éléments pour la civilisation européenne, février-mars 1980. 115 Jean-Michel MAULPOIX, « Douze siècles de poésie grecque », La Quinzaine littéraire, 16 novembre 1979. 116 Jacques LACARRIÈRE, « Yourcenar : le voyage à Cythère », op. cit., p. 84. 117 Jean GUITTON, « L’admiration de Jean Guitton », Le Monde, 11 janvier 1980, p. 15. 111
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portrait sans le vouloir » à travers les choix qu’elle a faits pour composer son anthologie. Si beaucoup de critiques louent « le charme, la valeur poétique des traductions de Yourcenar »118 et considèrent, comme l’écrivain Conrad Detrez, que La Couronne et la lyre est « un livre rare, un ouvrage de référence »119, certains commentateurs sont beaucoup plus mesurés dans leurs appréciations et émettent de sérieuses réserves, essentiellement sur le choix de Yourcenar de traduire en vers rimés les poètes antiques. C’est le cas de Jean Mambrino : Une traduction en vers rimés n’est plus une traduction mais une adaptation. Traduire en vers réguliers peut donner, chez un poète de génie, des résultats splendides, témoin la transposition en alexandrins, vers pour vers, des Bucoliques de Virgile par Valéry. Elle est aussi précise que brillante. Mais elle n’est pas rimée. D’autre part si les « adaptations » de Marguerite Yourcenar sont dans une langue solide et sobre, elles tendent à effacer la diversité du ton de chaque poète. Eschyle et Sophocle en alexandrins se fondent dans l’anonymat d’un discours sans accent, alors qu’en dix vers Corneille et Racine trahissent chacun leur voix inimitable. Cela dit, ce beau livre fervent […] respire de bout en bout ce que Ritsos appelle la grécité.120
L’impression que Yourcenar unifie artificiellement la voix et la cadence de poètes, ayant écrit selon des règles, des esthétiques et à des époques très différentes, en abusant de l’alexandrin, du décasyllabe et de l’octosyllabe revient fréquemment sous la plume des critiques. Jacques Lacarrière se dit surpris d’un tel choix qui « présente inévitablement des réussites exceptionnelles et des équivalences plus discutables »121. Jean Guitton regrette l’impression de monotonie due au fait que tous les poèmes finissent par se ressembler : « Il semble qu’on soit sur un rivage, qu’on entende le bruit du flot mélancolique et comme un faible gémissement »122. George Steiner regrette lui aussi l’uniformité de la prosodie 118
« Yourcenar (Marguerite) », Le Bulletin critique du livre français, n° 408, décembre 1979. 119 Conrad DETREZ, « Yourcenar helléniste », La Relève, nos 51-52, décembre 1979. 120 Jean MAMBRINO « Marguerite Yourcenar. La Couronne et la lyre », Études, février 1980. 121 Jacques LACARRIÈRE, « Yourcenar : le voyage à Cythère », op. cit., p. 86. 122 Jean GUITTON, « L’admiration de Jean Guitton », op. cit.
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yourcenarienne qui ôte toute singularité aux fragments qu’elle traduit. Selon lui, ce type de traduction s’inscrit dans la mouvance du néoclassicisme français qui a marqué les débuts littéraires de Yourcenar, dont il note que ses modèles en matière de prosodie seraient Renan et Maurice de Guérin123, et parle d’une anthologie « hautement trompeuse » pour quiconque voudrait avoir une vision exacte des poètes grecs antiques124. « Bref, ces traductions ne méritent pas toute la confiance des étudiants et lettrés scrupuleux »125 conclut même un spécialiste qui regrette la liberté prise par Yourcenar dans La Couronne et la lyre. Ces « manipulations », la spécialiste de l’Antiquité, Florence Dupont les a dénoncées avec véhémence. Dans son ouvrage, L’Invention de la littérature, elle décortique la manière dont Yourcenar a traduit un fragment attribué à Anacréon, la « chanson de Cléobule », sous le titre « Prière à Dionysos »126. Comparant la version yourcenarienne à d’autres traductions en français et en anglais, elle note que « la plus curieuse est sûrement celle de Marguerite Yourcenar »127 : L’original grec est pratiquement réécrit et, sans la référence, on pourrait se demander s’il s’agit bien de la chanson de Cléobule. […] On se demande d’ailleurs pourquoi la traductrice a remplacé le dieu des montagnes sauvages en un dieu buveur, ruinant ainsi la signification religieuse de la prière. Quant aux bras frais des Nymphes et au cœur tendre de Cypris, nous laissons le lecteur rêver sur l’imaginaire érotique de cette dame. L’interprétation moralisatrice de la « belle chanson » se substituant à son efficacité rituelle est bien représentative d’une tendance générale à recouvrir les textes originels d’une peinture humaniste et moralisante, sentie comme plus universelle.128
123 Notons que le critique du Monde, rattache, lui, le style de la traduction de Yourcenar « aux maîtres nombreux attachés avant elle aux modèles antiques : Chénier ou le Parnasse, mais aussi Hugo. » Jean BOLLACK, « En beau français », Le Monde, 11 janvier 1980, p. 15. 124 Voir George STEINER, « The First académicienne », The Times Literary Supplement, 4 avril 1980. 125 Bulletin des lettres, 15 décembre 1979. 126 Voir CL, p. 116-117. 127 Florence DUPONT, L’Invention de la littérature. De l’ivresse grecque au texte latin, La Découverte, coll. « Poche », 1998 [1ère éd. 1994], p. 292. 128 Ibid., p. 293.
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Marguerite Yourcenar a en partie répondu par avance aux réserves que ne manquerait pas de soulever son anthologie dans la préface de l’ouvrage. Elle n’a ensuite pas cessé de répéter que sa traduction n’a « rien de très scientifique »129. Il semble d’ailleurs qu’elle considère son travail davantage comme une entreprise historico-sociologique que strictement littéraire ou esthétique. « [J]e voudrais surtout présenter une sorte d’histoire des idées, des mœurs, et de la sensibilité des Grecs à travers leur poésie »130, confie-t-elle à un de ses correspondants en 1967. Ce qu’elle a voulu montrer, c’est « la "foule humaine" grecque à travers les siècles »131. On conçoit donc aisément que pour son auteur, la question de la stricte fidélité soit secondaire. La Couronne et la lyre est sans doute une traduction fidèle, mais selon la définition de son auteur pour qui traduire fidèlement, c’est avant tout retranscrire une lecture intime, une parole étrangère qui devient peu à peu sienne dans ses rythmes, ses sonorités et son sens. Au final, comme nous l’avons signalé, chez Yourcenar le traducteur se fait souvent co-auteur. Il n’adapte pas mais écrit avec l’autre. Dans cette perspective, la traduction yourcenarienne n’a rien d’infidèle. Elle est hautement fidèle à elle-même, à la voix d’un poète à l’écoute des poètes qui ont écrit des siècles plus tôt des paroles qu’elle a faites siennes pour mieux les partager avec le lecteur moderne. Jacques Lacarrière a donc raison de considérer La Couronne et la lyre comme « un dialogue permanent avec ces voix jumelles que la propre voix de l’auteur accompagne, une sorte d’entretien fraternel avec des ombres qui depuis longtemps le nourrissent »132.
129
Voir Radioscopie Marguerite Yourcenar, entretien avec J. Chancel, éditions du Rocher, op. cit., p. 114. 130 Lettre à Roger Lacombe, 8 février 1967, L, p. 255. 131 Lettre à André Lebon, 3 février 1980, L, p. 627. 132 Jacques LACARRIÈRE, « Yourcenar : le voyage à Cythère », op. cit., p. 85.
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Yourcenar et la poésie populaire afro-américaine Il n’est certainement pas anodin que Yourcenar débute la traduction des negro spirituals au moment où elle commence à traduire les poètes grecs anciens, au cœur de la seconde guerre mondiale et de cette « nuit de l’âme » yourcenarienne, synonyme pour l’écrivain en exil, de dépression et de quasi-renoncement à l’écriture. Rien d’étonnant dans ce contexte qu’elle se soit tournée une fois de plus vers la poésie pour trouver le courage et l’énergie de créer. Quelque peu déstabilisée par sa nouvelle vie américaine, à laquelle elle a encore du mal à s’acclimater, elle s’est naturellement tournée vers le riche héritage de la poésie grecque ancienne qui la reliait, pardelà l’océan Atlantique, à ses racines culturelles, alors que traumatisée par la guerre elle a l’impression d’assister de loin, selon sa propre expression, à « la fin définitive d’un monde »133. À première vue, il est plus étonnant qu’elle se soit aventurée à la même époque, et peut-être dans un même élan d’enthousiasme, du côté de la poésie populaire afro-américaine, en entreprenant ses premières traductions de negro spirituals, première étape de son entreprise de traduction et de présentation de la poésie chantée noire américaine (negro spiritual, gospel, blues), qui devait la passionner jusqu’à la fin de sa vie. Pourtant la démarche du poète qui se met au service d’autres poètes n’est pas fondamentalement différente, qu’il s’agisse de faire redécouvrir la poésie savante des anciens Grecs ou le chant de révolte des esclaves noirs du XIXe siècle. Connaissant la curiosité de Yourcenar, on ne s’étonnera certainement pas de la voir aborder la société dans laquelle elle vient de s’installer, – à une période de persécutions et de violence mondiale – en traduisant les cris de révolte et d’espoir des esclaves noirs. C’est donc par un mode d’expression littéraire résolument à la marge plutôt qu’en célébrant les gloires littéraires du pays qui l’accueille, que Yourcenar aborde le génie poétique américain. Se sentant elle-même « déplacée » dans cette société, exclue d’une certaine manière de son fonctionnement, impuissante à la décrypter, étrangère dans tous les sens du terme, il n’est pas impossible qu’elle se soit quelque peu identifiée au destin des Noirs américains, étrangers de l’intérieur dans un pays qui pratique alors la ségrégation raciale, et qu’elle ait eu envie de restituer 133
« Chronologie », OR, p. XXI.
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en français un écho de la détresse de leurs ancêtres esclaves, exilés, comme elle, dans un pays qu’ils n’ont pas choisi. C’est en 1937-1938, lors de son premier voyage aux ÉtatsUnis durant lequel elle visite plusieurs états du Sud (Virginie, Caroline du Nord, Georgie), que Yourcenar découvre la réalité des Noirs d’Amérique et la beauté des negro spirituals134. À l’occasion d’un voyage en Virginie, avec sa récente amie américaine Grace Frick, elle visite la somptueuse maison du troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson, à Monticello et s’entretient quelques instants avec un vieux Noir rencontré sur le chemin : Certes, il m’était arrivé de voir, sinon de fréquenter, des Noirs en Europe. Mais la première rencontre qui m’ait laissé l’impression d’approcher, non pas d’une autre race et d’un autre monde – nous sommes tous au fond pareils – mais d’un monde éclairé et ressenti autrement que nous le faisons nous-mêmes, se place en 1938 […] Un vieil homme noir solitaire était-là, pauvrement vêtu, mais avec sur son visage usé une expression de ravissement. Il écoutait les trilles d’un oiseau. Je lui en demandai le nom. – But, honey, it is the mocking-bird. C’était la première fois que j’entendais le mocking-bird, et la première fois que je constatais cette capacité de jouir de la vie par tous les sens, pour ainsi dire par tous les pores. L’Empereur de la Chine d’Andersen n’avait pas plus joui de son rossignol que ce Noir probablement sans travail de son mocking-bird.135
Marguerite Yourcenar présente cet épisode comme une scène fondatrice et sans doute l’a-t-elle été. Le souvenir qu’elle retranscrit au début des années quatre-vingt, soit plus de quatre décennies après la rencontre avec le vieil homme noir, garde intact le sentiment qu’elle a eu dans les états du Sud rural et traditionaliste de l’entre-deux guerres : l’impression de rencontrer pour la première fois des êtres, les Noirs pauvres et marginalisés, à la fois proches d’elle mais lui donnant 134
Remarquons toutefois que la première allusion à la musique noire dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar se trouve dans son essai « Diagnostic de l’Europe » écrit en 1927-1928 et publié en 1929 dans la Revue de Genève. Décrivant ce qu’elle considère comme la décadence de la culture européenne, elle écrit : « Et, scandant les phrases bruyantes et heurtées de cette étonnante agonie, la musique afro-américaine, passion subite, emporte à la rencontre d’un monde barbare un monde qui redevient barbare. » EM, p. 1654. Dix ans plus tard, sa rencontre véritable avec la musique afroaméricaine lui fera réviser totalement ce jugement sévère quelque peu caricatural. 135 « Avant-propos », BG, p. 5-6.
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pourtant accès à un tout autre monde, à une riche culture populaire d’une profonde humanité, proches de la nature et d’une sensualité particulière, différente en tout cas de celle qu’elle expérimentait dans ces mêmes années trente lors de ses escales méditerranéennes. Il aura donc suffi d’un homme écoutant, fasciné, le chant d’un oiseau pour que Yourcenar s’ouvre à la culture noire américaine et que s’amorce son intérêt pour les negro spirituals qu’elle découvre à l’occasion de ce voyage. Il convient de garder à l’esprit que Marguerite Yourcenar n’effectue pas seule ce voyage à la rencontre de la poésie populaire afro-américaine. Son amie américaine Grace Frick, originaire du Missouri où elle a côtoyé la réalité sociale et la culture noires, lui sert de guide. On peut même affirmer que c’est elle qui l’a initiée aux negro spirituals, lui faisant partager sa passion pour la musique noire américaine. Elle prendra d’ailleurs une part très active dans la collecte des chants, la documentation et la réalisation de Fleuve profond, sombre rivière, le recueil de spirituals que Yourcenar publiera en 1964. Si Yourcenar a marqué un certain intérêt pour cette poésie sacrée dès 1938, c’est à son retour aux États-Unis, au début de la seconde guerre mondiale, et plus précisément en 1942-1943, qu’elle entreprend la traduction d’un certain nombre de negro spirituals dont elle approfondit la connaissance, à l’occasion de nouveaux séjours en Georgie et en Virginie136. De la même époque date un autre épisode essentiel pour comprendre la fascination qu’a exercée la poésie cultuelle afro-américaine sur Yourcenar qui parle elle-même de « ce qui fut ma grande impression de ces années-là dans le domaine noir »137. Accompagnée de Grace Frick, elle a assisté, dans un entrepôt de Harlem, à un banquet rituel du prophète thaumaturge autoproclamé, Father Divine, célèbre dans la communauté noire de l’époque pour les cérémonies inouïes qu’il organisait, son charisme auréolé de scandale et la ferveur populaire et parfois mise en scène qui l’entourait. La manière avec laquelle Marguerite Yourcenar a raconté à plusieurs reprises138 cette incursion spectaculaire dans un temple noir quelque peu fanatisé, trahit la forte impression qu’a fait sur elle ce premier contact avec la mystique de certaines « sectes » afro136
Voir « Chronologie », OR, p. XXII-XXIII. « Avant-propos », BG, p. 6. 138 Voir en particulier, ibid., p. 6-7 et YO, p. 201-202. 137
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américaines mâtinées de sorcellerie et de culte vaudou. L’impression laissée par le spectacle outrancier de Father Divine a été telle qu’elle s’est inspirée de cet épisode pour décrire, bien des années plus tard, dans son roman L’Œuvre au noir, l’idolâtrie obscène et la scène de banquet présidée par le « Dieu-Roi » charlatan, Hans Bockhold139, dont certains détails sont très proches de ce qu’elle a pu observer à Harlem. Cette découverte sur le vif de la réalité noire des États-Unis et de sa mystique s’accompagne de nombreuses lectures érudites grâce auxquelles Yourcenar se rend compte de la richesse extraordinaire du chant des esclaves noirs. Comme elle le fait pour chaque nouveau projet littéraire, elle va tâcher de tout lire, tout savoir, tout comprendre du sujet qui s’impose peu à peu à elle. Les nombreux documents relatifs aux negro spirituals, mais aussi à l’histoire de l’esclavage, à la guerre de Sécession, les mémoires de témoins célèbres…, souvent amplement annotés par Yourcenar, conservés dans sa bibliothèque, témoignent de l’énorme travail de recherche qu’a représenté, pendant plusieurs années, sa fréquentation intime des negro spirituals. La substantielle étude, qui ouvre Fleuve profond, sombre rivière, et analyse le chant mystique noir dans ses dimensions historique, mystique et poétique, situe avec clarté ces « authentiques chefs-d’œuvre »140 parmi les plus nobles modes d’expression poétique : « Comme la ballade anglaise, comme le lied germanique, comme les poèmes des troubadours ou des Minesingers, surtout comme les poèmes liturgiques du latin du Moyen Âge, auxquels il ressemblent, les Negro Spirituals font partie du patrimoine poétique de l’humanité »141. Dans le même texte, elle s’extasie devant « ces merveilles lyriques et dramatiques, […] ces poèmes dont la piété enjouée ou pathétique retrouve, à des siècles de distance, quelque chose de l’émotion nue de Villon ou de la tendresse de la poésie franciscaine »142. Selon Yourcenar toujours, « ces poèmes […] atteignent à la dignité poignante d’antiques séquences liturgiques »143.
139
Voir ON, p. 610. « Commentaires », FP, p. 7. 141 Ibid. 142 Ibid., p. 39. 143 Ibid., p. 49. 140
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C’est évidemment parce que les negro spirituals représentent selon elle, « un grand moment de l’émotion humaine »144 qu’elle s’y est intéressée. De la même manière qu’elle a entrepris de traduire les poètes grecs anciens, parce qu’ils sont porteurs des éternelles valeurs humanistes qu’elle décèle dans chaque expression de poésie véritable. Pour Yourcenar, il existe un rapport profond entre la foule des poètes grecs plus ou moins prestigieux de La Couronne et la lyre et les esclaves anonymes qui ont fredonné, dans les plantations du Sud des États-Unis, les premiers chants recueillis dans Fleuve profond, sombre rivière. Ils participent tous de la même humanité et ont choisi le Verbe poétique pour véhiculer une multitude d’émotions et de sentiments qu’ils ont en partage. En consacrant un livre aux negro spirituals, Yourcenar ouvre son œuvre à un aspect de la littérature pour lequel elle avait une véritable passion : la poésie populaire145. Durant toute son existence, en effet, elle s’est intéressée aux arts populaires en général, mais aussi aux différentes expressions de la poésie populaire à travers les époques, les sociétés et les continents. Skolia des banquets grecs antiques, airs et poèmes du Moyen Âge, romancero ibérique, comptines et Christmas carols, protest songs de Bob Dylan, et tant d’autres modes d’expression de la poésie populaire, occupent un place de choix dans sa bibliothèque, sa discothèque, et trouvent de nombreux échos dans son œuvre. En 1984, elle confiait à Josyane Savigneau, à propos de son album Blues et Gospels : Je m’intéresse beaucoup à l’expression poétique populaire, que la littérature en France a toujours un peu négligée. Il y a là des combinaisons de rythmes et de sons que la poésie littéraire n’a jamais osées. C’est dommage. Il y a une vraie joie à se servir de ces formes peu grammaticales, de ces raccourcis peu approuvés qui sont les rythmes mêmes du chant populaire.146
Ce qu’elle recherche dans la poésie populaire, c’est un mode d’expression souple et profond, qui exprime à la fois la ferveur naïve des humbles, le cri de révolte ou de désespoir de l’opprimé, le rire de 144
YO, p. 203. Sur ce sujet, on peut se reporter à notre article, A. HALLEY, « Marguerite Yourcenar et la poésie populaire : des chants grecs anciens à Bob Dylan », Bulletin de la SIEY, n° 23, décembre 2002, p. 111-124. 146 « La Bienveillance singulière de Marguerite Yourcenar », op. cit. PV, p. 313-314. 145
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l’enfant ou le chant du « génie des peuples » tel que l’a théorisé, à la fin du XVIIIe siècle Johann Gottfried Herder 147 dont Yourcenar connaissait sans nul doute les travaux. Dans son immense diversité, la poésie populaire exprime, selon Yourcenar, une vérité profonde de l’homme qu’elle ne retrouve pas forcément dans la poésie dite savante – en particulier la poésie moderne – dont elle a l’impression qu’elle s’est trop éloignée de cette « poésie à l’état d’enfance »148, qu’elle retrouve dans les negro spirituals et dans bien d’autres modes d’expression poétique populaire. Ce qui fascine aussi Yourcenar dans la poésie populaire, c’est la liberté prosodique, l’invention rythmique, les imaginaires singuliers et cocasses, l’humour ou la gravité extrême, la légèreté ou la trivialité caractérisant souvent ces petits poèmes et chansons qui participent au concert des littératures universelles. Avec la poésie populaire, elle abandonne le jardin à la française du classicisme racinien, qu’elle admire par ailleurs, pour l’anarchie créatrice de formes légères et musicales, pleine d’une poésie intemporelle, naïve et touchante, dont l’invention et le message ne laissent pas de la surprendre et de l’émouvoir. En se passionnant, à partir des années vingt, pour les formes les plus hétéroclites de cette paralittérature, Yourcenar se fait l’héritière des nombreux poètes qui, dès la fin du XIXe siècle, ont affirmé, souvent de manière provocatrice, leur goût pour les chants populaires, les vers de mirlitons et les rengaines crues qui violentent la prosodie traditionnelle, tels Rimbaud, Verlaine, Remy de Gourmont, Jarry… Au début du XXe, les chantres de la modernité, tels Apollinaire, Léon-Paul Fargue, les surréalistes et plus tard, Raymond Queneau, poursuivront, chacun à sa manière, l’exploration et l’exploitation des trésors de la poésie populaire. Même si elle est 147
Rappelons que l’écrivain allemand J. G. Herder (1744-1803), chantre nationaliste et promoteur de la poésie populaire, fut un ardent opposant à l’imitation des classiques, à l’usage du latin et aux références à la Mythologie. Selon les théories qu’il développa dans divers ouvrages dont Voix des peuples à travers leurs chants (1779), la véritable poésie naît du « génie des peuples » et non des salons littéraires. Son influence qui s’étendit à toute l’Europe se fit sentir, en particulier, par le mouvement de revalorisation des folklores nationaux, des chants et de la poésie populaire, « miroir du peuple » qu’il convient, selon lui, de diffuser le plus largement possible comme porte-drapeau de la culture d’une nation. Voir Pascale CASANOVA, « La révolution herderienne », La République mondiale des lettres, Le Seuil, 1999, p. 110-118. 148 YO, p. 204.
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toujours restée à la marge de ce mouvement, la passion de Yourcenar n’en est pas moins en phase avec son époque. Plus que pour tout autre traduction, le travail prosodique et rythmique sur les textes des spirituals a représenté pour Yourcenar un exercice de liberté créatrice. Elle a joué sur les tempos originaux du chant noir, la construction et la déconstruction du langage, les niveaux de langues afin de traduire de la manière la plus vivante possible l’anglais rudimentaire utilisé par les auteurs anonymes de ces poèmes, sans tomber dans l’exotisme et le pittoresque : Et les Noirs, au fond, c’est de la musique, de la poésie populaire. Alors il faut traduire par des rythmes populaires surtout. […] Un traducteur qui traduit en rythmes ressemble à quelqu’un qui fait sa valise. Elle est ouverte devant. On y met un objet, et puis on se dit qu’un autre serait peut-être plus utile, alors on enlève l’objet. Puis on le remet parce que, réflexion faite, on ne peut pas s’en passer… […] Il me fallait trouver une langue populaire qui se rapproche de cet anglais basique. On est très libre : on peut avaler la moitié des mots, on peut avoir des rimes fausses ou approchées. Quelque chose de l’entrain et du laisser aller de la vraie poésie populaire devait passer. Évidemment avec d’autres rythmes, avec des changements. Mais chaque fois qu’on entend une musique de Chopin jouée par un pianiste, ce n’est jamais tout à fait la même, ça dépend du pianiste et du piano.149
On retiendra, de ces explications de Marguerite Yourcenar, la notion de liberté et de jeu prosodique et rythmique qu’elle emploie constamment lorsqu’elle évoque sa démarche de traductrice des chants afro-américains. Car elle n’oublie jamais qu’il convient avant tout de respecter la musicalité si particulière de « ce torrent de poésie »150 qu’est pour elle le negro spiritual. Consciente de l’équilibre fragile de ses traductions où fourmillent les élisions, elle prend soin de choisir une collaboratrice de confiance, Jeanne Carayon, à laquelle elle écrit : « Du point de vue du correcteur d’épreuves, ce volume [Fleuve profond, sombre rivière] présente des pièges, parce qu’il faut s’assurer que l’imprimeur n’a pas divergé d’une apostrophe du texte original :
149
« Marguerite Yourcenar et la musique noire », entretien avec Sophie VIAL, op. cit., p. 152. 150 « Commentaires », FP, p. 30.
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le rythme dépend presque entièrement des syllabes élidées, comme dans toute poésie populaire. »151 Le délicat exercice prosodique et rythmique se double d’une plongée dans l’univers de la poésie sacrée, pour laquelle Yourcenar a une admiration particulière. L’étude détaillée des origines africaine et chrétienne de ces sermons lyriques à la gloire de Dieu et de son fils, « le sublime Homme des Douleurs »152, qui figure au début de Fleuve profond, sombre rivière, analyse en profondeur la richesse et l’originalité du mysticisme afro-américain qui s’exprime à travers « ces poèmes spirituels, qui sont la dernière en date et l’une des plus hautes réussites de la poésie sacrée »153. Yourcenar rapproche, le plus souvent, les negro spirituals de la mystique chrétienne médiévale, de ses mystères et de ses chants liturgiques, qui représentent pour elle le fondement de sa propre culture catholique avec laquelle elle a pris rapidement ses distances, du moins sur le plan spirituel. L’héritage chrétien, et en particulier les rituels de l’Église catholique et les œuvres des artistes qu’elle a inspirés, sont demeurés pourtant de solides références pour elle. Cela explique peut-être la tentative de rapprochement qu’elle opère entre le spiritual, issu du puritanisme protestant anglo-saxon, et la culture catholique qui est plus proche d’elle. Lucile Desblache a noté la tendance de Yourcenar à adopter dans certaines de ses traductions un lexique et une imagerie résolument catholiques154, qui peut s’expliquer par une volonté, sans doute inconsciente, de réappropriation des chants noirs que l’on peut interpréter comme un abus de la traductrice. Mais ce qui compte vraiment, c’est sans doute qu’à travers cette ambitieuse entreprise de traduction et de présentation des trésors de la poésie liturgique afroaméricaine, Yourcenar rend indirectement hommage à la tradition chrétienne dont elle est issue, et qui n’a guère trouvé, ailleurs dans son œuvre, une place et un écho aussi importants. Comme le fait remarquer Georges Sion à propos de Fleuve profond, sombre rivière, « [c]’est peut-être en face de ces aèdes inconnus qui ont mêlé leur détresse, la Bible et leurs rythmes ancestraux que Marguerite 151
Lettre à Jeanne Carayon, 29 octobre 1973, L, p. 414. « Commentaires », FP, p. 48. 153 Ibid., p. 44. 154 Voir Lucile DESBLACHE, « Fleuve profond, sombre rivière : un exemple de traduction comme expression de créativité littéraire », Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, op. cit., p. 370-372. 152
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Yourcenar s’est approchée le plus chaleureusement de la tendresse chrétienne, qui lui reste ailleurs souvent étrangère ou lointaine »155. Si, comme nous venons de le souligner, la passion de Yourcenar pour la culture noire américaine est née d’une émotion artistique et s’est nourrie d’un intérêt culturel, spirituel, artistique et humain, au fil des ans sa démarche a pris une toute autre dimension. En 1952, lorsqu’elle publie ses premières traductions de negro spirituals dans le Mercure de France, elle vit depuis plus d’une décennie aux États-Unis. Peu à peu, elle a pris conscience de l’injustice flagrante subie par la communauté afro-américaine, de sa misère sociale et de sa ghettoïsation dans un pays qui a fait du respect des libertés universelles son dessein. Proche des mouvements progressistes américains, elle adhère dans les années cinquante à plusieurs associations de défense des droits civiques et s’intéresse au freedom movement naissant qui, dans les années soixante, imposera la fin de la ségrégation raciale dans tous les états de l’Union. En 1961, Yourcenar effectue, avec Grace Frick, un nouveau voyage dans le Sud du pays, elle remonte le Mississipi sur un bateau à vapeur et assiste, sur le pont arrière réservé à l’équipage noir, à un service religieux qui lui laissera un souvenir profond : Le fleuve coulait en flots tantôt rapides, tantôt traînards et troubles, rougis par le soleil couchant. « Deep river, dark River ». Les voix chaudes, aux cassures et aux dissonances auxquelles je ne faisais que commencer à m’habituer, semblaient sorties des profondeurs d’un tempérament, d’une race, à la fois présent et passé. Je songe, en repensant à elles, à ces Noirs fraîchement descendus jadis d’un vaisseau négrier, à Dunbar Creek en Georgie, qui s’enfoncèrent en chantant sous les flots, l’un après l’autre, s’imaginant regagner ainsi la patrie quittée de force. Depuis des siècles, le destin noir semble lié à ces notions de traversées marines ou de remontées ou de descentes des fleuves, symbolisés eux-mêmes par la houle du chant. Nous étions tous ce soir-là sur l’arrière-pont confiné où flottaient des relents de cuisine, passagers du même navire.156
155 Georges SION, « Lire Marguerite Yourcenar », Dossiers du CACEF, nos 82-83, décembre 1980-janvier 1981, p. 20-27. Repris dans « Georges Sion, lecteur attentif de Marguerite Yourcenar », Bulletin du CIDMY, op. cit., p. 92-93. 156 « Avant-propos », BG, p. 8.
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En superposant l’image des pauvres mariniers du Mississippi de 1961 avec celle de leurs ancêtres esclaves du XIXe siècle, à travers le chant liturgique qu’ils ont lancé dans le ciel à un siècle de distance, Yourcenar trace une ligne continue entre le sort des victimes des négriers d’hier et celui de leurs descendants « libres » dans l’Amérique des années soixante. « Ce voyage remet Marguerite Yourcenar en présence de la misère des Noirs et du combat pour l’intégration »157, note-t-elle dans la « Chronologie » qui ouvre le tome I de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade. Son projet de traduction des negro spirituals prend alors une importance accrue, tant il lui semble désormais nécessaire de porter témoignage en faisant entendre ces chants de détresse et de liberté au-delà des frontières américaines. La tonalité fortement pessimiste d’une partie de l’étude, publiée dans Fleuve profond, sombre rivière158, dans laquelle Yourcenar rappelle l’histoire du terrible asservissement des Noirs puis leur « libération » qui, selon elle, les a plongés dans de nouveaux abîmes, est intimement marquée par ses propres inquiétudes de citoyenne américaine quant à l’issue des mouvements d’émancipation raciale qui se sont exprimés, parfois de manière violente, au début des années soixante, période pendant laquelle elle compose son essai. C’est d’ailleurs pour faire écho aux luttes sociales et politiques, qui font rage durant ces années-là, qu’elle a fait figurer, en fin de volume, ces « chants de la liberté », improvisés en 1961 et 1964, ou adaptés d’antiques chants religieux, entonnés par la foule lors de manifestations anti-ségrégationnistes. Notons que si Yourcenar a jugé utile de traduire quelques-uns de ces poèmes de combat, elle n’en pense pas moins qu’ils sont, le plus souvent, « poétiquement et musicalement banals », dépourvus, en tout cas, du sublime souffle poétique et mystique qui baigne les véritables negro spirituals. Si, en 1956, elle avait donné, dans la revue aixoise Les Quatre Dauphins, de nouvelles traductions sous le titre très sobre « Chants noirs », en 1964, quelques mois avant la parution de Fleuve profond, sombre rivière, c’est sous un titre plus engagé – « Le problème noir aux États-Unis » – qu’elle livre aux lecteurs de Preuves d’autres textes. Comme elle a coutume de le faire, elle laissera paraître deux autres échantillons de
157 158
« Chronologie », OR, p. XXVII Voir en particulier FP, p. 29-30.
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ses traductions dans la Revue de Paris et L’VII, avant que Fleuve profond, sombre rivière ne paraisse en novembre 1964. Lorsqu’en janvier 1964, Marguerite Yourcenar propose à Gaston Gallimard de publier son recueil de traductions, elle a conscience d’avoir signé un livre en phase avec les préoccupations de l’époque, qui pourrait donc intéresser un public moins confidentiel que celui de sa présentation critique de Cavafy, parue six ans plus tôt : Ce livre, intitulé, Fleuve profond, sombre rivière, se compose d’une étude sur la poésie populaire et la mystique des Noirs des États-Unis, et sur l’arrière plan historique sur lequel cette poésie et cette mystique se sont développées, et d’une traduction d’environ deux cents Negro Spirituals, dont un grand nombre inconnus en France. […] Nous avons là, en gros, un livre de type « Cavafy » (étude et traduction), mais dont le sujet est, je crois, beaucoup plus accessible au grand public, et, jusqu’à un certain point, d’actualité, du fait de l’importance prise de nos jours par le problème noir aux États-Unis, et de la place considérable qu’accordent à ces questions les journaux français.159
Dans les lettres qu’elle adresse à son éditeur entre janvier et avril 1964, période pendant laquelle elle porte les dernières corrections à ses traductions et étoffe substantiellement sa préface pour demeurer en phase avec l’actualité du sujet qu’elle traite, elle insiste sur « la complexité et l’intensité croissante du problème noir aux États-Unis »160. Cela explique l’importance prise par la préface qui occupe dans l’édition originale les cinquante premières pages du livre : « Le sujet est si important que j’ai dû développer cette étude plus que je n’avais cru »161. Fleuve profond, sombre rivière publié en 1964, l’année où Martin Luther King obtient le Prix Nobel de la Paix, est l’unique livre de Marguerite Yourcenar dont le sujet entre autant en résonance avec les soubresauts politiques et les mouvements d’émancipation sociale de son époque et du pays dans lequel elle vit et dont elle est citoyenne depuis 1947. Non seulement, il se fait l’écho des luttes civiques pour l’égalité des droits aux États-Unis mais il paraît au moment où, en Afrique en particulier, plusieurs pays se libèrent du joug de la colonisation et expérimentent une liberté toute neuve, dont l’écho se 159
Lettre à Gaston Gallimard, 18 janvier 1964, Archives Gallimard. Ibid, 13 mars 1964. 161 Ibid, 31 mars 1964. 160
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fait sentir durant les années soixante par l’émergence d’une littérature post-coloniale dont le combat et le message ne sont pas si éloignés des poèmes de la libération afro-américaine traduits par Marguerite Yourcenar. Cela explique sans doute l’intérêt qu’a suscité son livre dans la presse africaine, qui souligne, comme Jeune Afrique, le « beau courage »162 dont a fait preuve Yourcenar en révélant au monde francophone les poignants chants de révolte des Noirs américains. Dans le magazine La Vie africaine, Olympe Bhêly-Quenum souligne l’importance d’un tel recueil de traductions pour la reconnaissance de la culture afro-américaine : Peu de chercheurs ont entrepris dans le domaine de l’histoire de l’Afrique Noire, à notre connaissance, des démarches analogues à celles qui viennent d’être faites pour l’histoire des Noirs des ÉtatsUnis. Aussi convient-il de dire que Marguerite Yourcenar, qui connaît l’histoire et sait l’écrire, éclaire d’un jour nouveau la vie de nos frères d’Outre-Atlantique, de plus en plus conscients de leur révolte unanime.163
Le quotidien Dakar Matin emploie le mot « révélation » et s’enthousiasme pour la qualité de la traduction de Yourcenar : Tant qu’il ne s’était pas trouvé un grand poète pour traduire, mieux valait qu’on s’en tienne à ce que nous en a livré le disque, les voix et le rythme. Il fallait à tout prix éviter le sacrilège et la profanation de traductions à la mesure des faiseurs de chansons. Marguerite Yourcenar est justement le poète qu’il fallait, femme érudite, sensible et sûre, et l’écrivain français le plus noblement cultivé sans doute de notre temps.164
En France, l’accueil fut en général tout aussi enthousiaste. En janvier 1965, le Syndicat des critiques classe Fleuve profond, sombre rivière parmi les dix meilleurs ouvrages non romanesques du trimestre. Dans Combat, le poète Alain Bosquet est dithyrambique : « La charge lyrique de cette poésie anonyme et sans cesse renouvelée, est immense. Ce sera l’un des titres de gloire les plus purs de Marguerite Yourcenar, que de nous avoir convaincu de cette évidence, 162
« Alleluia ! Pour les hommes libres », Jeune Afrique, 9 mai 1965. Olympe BHÊLY-QUENUM, « Fleuve profond, sombre rivière », La vie Africaine, avril 1965, p. 48. 164 « L’apport du negro spiritual au patrimoine poétique de l’Humanité », DakarMatin, 18 janvier 1966. 163
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et de nous avoir donné ces chefs-d’œuvre dans une forme française d’une virtuosité inouïe et d’une fidélité sans faille. »165 Jacques Brenner l’est tout autant, évoquant des traductions « quasimiraculeuses : des réussites de tout premier ordre. Mais tout est de premier ordre dans ce livre »166. Daniel Berger, dans Les Nouvelles littéraires, salue ce « fervent témoignage poétique. Tout dans le choix du rythme, du mot, des interjections dénote une infinie compréhension du cri noir. […] Cet ouvrage est une bouleversante introduction au patrimoine poétique négro-américain. »167 Dans la revue La Table ronde, Annie Brierre souligne que « le texte français nous touche comme celui d’une ballade de Villon »168. Il est certain que la publication de Fleuve profond, sombre rivière a été ressentie comme un événement d’importance. En publiant ce recueil, Yourcenar a donné ses lettres de noblesse à un genre que le public cultivé ne connaissait jusqu’alors qu’à travers les disques, les concerts ou le cinéma. Avec Fleuve profond, sombre rivière, le chant noir n’est plus seulement un divertissement musical exotique, destiné aux amateurs du « son nègre » venu des États-Unis, il devient un genre poétique à part entière, aussi émouvant que les ballades médiévales ou les chants des grecs anciens. Yourcenar n’est pas la première à avoir publié en français des traductions de negro spirituals. Depuis le début du XXe siècle, quelques musicologues et ethnologues lui ont consacré des études et quelques traductions, destinées essentiellement aux spécialistes, aux chorales et à certains mouvements religieux réformistes, désireux de moderniser et de vivifier, au contact de l’exubérante expression liturgique afroaméricaine, la foi de leurs adeptes169. Comme nous le savons, la démarche nullement religieuse de Yourcenar propose une lecture plus littéraire mais aussi plus en phase avec la société moderne, ce qui a fait de Fleuve profond, sombre rivière un ouvrage de référence, au165
Alain BOSQUET, « Plaisir des anthologies poétiques », Combat, 7 janvier 1965. Jacques BRENNER, « Fleuve profond, sombre rivière de Marguerite Yourcenar », Paris-Normandie, 15 janvier 1965. 167 Daniel BERGER, « Fleuve profond, sombre rivière par Marguerite Yourcenar », Les Nouvelles littéraires, 4 mars 1965. 168 Annie BRIERRE, « Poésie et prose anglo-américaine », La Table ronde, mai 1965. 169 Sur la publication en français des premières études et traductions de spirituals, voir Lucile DESBLACHE, « Fleuve profond, sombre rivière : un exemple de traduction comme expression de créativité littéraire », Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, op. cit., p. 370-372. 166
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delà des frontières de la francophonie. Dans son ouvrage de référence, Black song : the forge and the flame, John Lovell, l’un des plus éminents spécialistes américains du chant noir, considère l’anthologie de Marguerite Yourcenar comme l’une des meilleures publiées en langue étrangère170. Dans les années soixante, après avoir imposé aux lecteurs francophones un poète méconnu de la modernité néo-hellénique, Cavafy, Yourcenar fait découvrir à un public élargi l’intensité poétique des chants anonymes afro-américains, auxquels son nom est désormais attaché. Comme elle le fait pour chacun de ses livres, elle surveille, depuis son île américaine, la diffusion de son anthologie et se plaint auprès de son éditeur du peu de publicité qu’il fait autour de l’ouvrage : « L’intérêt témoigné un peu partout, en France et hors de France, à Fleuve profond, sombre rivière, à cause de l’actualité des problèmes évoqués par ce livre, lui donne potentiellement un grand public, et un public durable. Il serait fâcheux que ce public ne fût pas atteint »171, écrit-elle en septembre 1965 à Claude Gallimard. Considérée désormais comme « la » spécialiste du chant noir, elle est régulièrement sollicitée par des revues pour s’exprimer sur le sujet ou publier de nouvelles traductions. En 1969, le poète gascon Bernard Manciet, animateur de la revue landaise Essais, lui demande de traduire « un bref poème de la révolte noire, de votre choix bien entendu »172. La lettre de refus de Yourcenar résume parfaitement sa position vis-à-vis du freedom movement américain qui est passé depuis le milieu des années soixante à l’action violente : Je n’ai guère eu le temps de suivre, depuis cette date [1964], l’évolution des chants de la révolte noire, mais ne m’étonne pas de ce que vous me dites de leur médiocrité. Déjà, l’extrême platitude de la plupart des chants de la liberté de l’époque de la résistance non-violente m’avait décidée à n’en publier que de brefs fragments (il faut du reste se souvenir que chantés par des voix d’hommes de couleur ces vers se revêtaient souvent d’une sorte de beauté faite de ferveur qu’ils perdent complètement à l’état de textes imprimés). Pour ce qui est du Black Power, en dépit de ce qu’a d’inévitable et de naturel ce passage de la non-résistance à l’action violente, je ne peux plus voir dans ce contre-racisme qu’un racisme de plus, et ne 170
Voir Lucile DESBLACHE, ibid., p. 370. Lettre à C. Gallimard, 2 septembre 1965, Archives Gallimard. 172 Bernard MANCIET, lettre à M. Yourcenar, 30 juillet 1969, Fonds Yourcenar. 171
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suis donc pas à son égard dans l’état d’amicale sympathie qui a inspiré les traductions de Fleuve Profond, auxquelles je ne me sens pas capable de donner aujourd’hui une suite.173
La suite, elle la donnera une dizaine d’années plus tard, lorsqu’elle rouvrira le dossier « chants noirs », en s’intéressant au gospel et au blues. Au début des années quatre-vingt, en effet, Marguerite Yourcenar, alors au sommet de sa gloire, met à nouveau sa notoriété au service de la musique afro-américaine avec une intensité et une passion comparables, sinon supérieures, à celles qui ont entouré la publication de son recueil de negro spirituals en 1964. Nous avons souligné la part active prise par Grace Frick à la réalisation de Fleuve profond, sombre rivière. Jerry Wilson, l’ami des dernières années, prendra, lui, une part déterminante dans l’exploration de l’univers du gospel et du blues qui passionnera Yourcenar dans les années 19801985. Il semble d’ailleurs que Grace Frick ait symboliquement passé le témoin au jeune Jerry Wilson, avec lequel elle aurait sympathisé dès sa première visite à Petite Plaisance en mai 1978, lorsqu’il est venu, en compagnie du réalisateur Maurice Dumay, tourner un documentaire sur Yourcenar pour la télévision française. Photographe américain vivant alors en France, Jerry Wilson est originaire, comme Grace Frick, du Sud des États-Unis, et se passionnait comme elle et Yourcenar pour la culture afro-américaine. Ces éléments ont sans doute compté dans la sympathie immédiate qui a lié Yourcenar et sa compagne au jeune homme. En 1979, celui-ci conçoit et met en scène le spectacle Gospel Caravan, sous-titré « fresque sur la musique de l’Église noire », produit par son ami Maurice Dumay et présenté en mars au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris. Si l’on en croit Yourcenar, Grace Frick aurait tenté de sensibiliser ses amis parisiens au spectacle de Jerry Wilson : « Ce projet, qui la ramène à l’époque où elle collationnait pour Marguerite Yourcenar des negro spirituals, est le dernier auquel elle aura la force de s’intéresser. »174 À la mort de Grace Frick en novembre 1979, Jerry Wilson deviendra le nouveau compagnon de voyage de l’écrivain. C’est avec lui qu’elle multipliera les initiatives autour de la poésie liturgique et profane noire du XXe siècle. L’album Blues et Gospels qu’ils co-signeront en 1984, s’il en est l’illustration la plus marquante, n’est qu’une des nombreuses 173 174
Lettre à B. Manciet, 8 octobre 1969, Fonds Yourcenar. « Chronologie », OR, p. XXXI.
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formes que prit, à la fin de la vie de l’écrivain, son intérêt marqué pour la poésie populaire afro-américaine. Sans doute encouragée et guidée par Jerry Wilson, Yourcenar se familiarise alors avec le gospel et le blues. Ils effectuent ensemble plusieurs voyages dans le Sud des États-Unis, en particulier en Géorgie et dans l’Arkansas d’où Jerry Wilson est originaire, et rencontrent de nombreux chanteurs de gospel et musiciens de blues avec lesquels Yourcenar tisse des liens profonds. Elle recueille auprès d’eux des récits ayant trait à la vie et aux souffrances des Noirs américains, et des textes de gospel et de blues qu’elle traduira. À Memphis, elle rencontre le Révérend W. Herbert Brewster, auteur de gospels célèbres et ami de Martin Luther King, qu’elle décrit comme un « grand poète en termes de lyrique sacrée, tout comme naguère Guido Gezelle en Flandre, Gerard Manley Hopkins en Angleterre, et autrefois les admirables auteurs d’hymnes anglais du XVIIIe siècle dont les Spirituals sont sortis »175. Elle sympathise également avec Obie Eatman, ouvrier agricole qui lui raconte comment est née sa vocation de musicien autodidacte176, et recueille les récits d’une vieille dame, Merenda Day, qui se souvient de l’ambiance des honky tonks, ces baraques misérables et malfamées où l’on jouait jadis le vrai blues177. Ces rencontres déterminantes donnent une autre dimension à l’approche yourcenarienne de la culture noire américaine. Ce n’est pas dans des recueils érudits que l’écrivain trouve la matière de ses traductions, comme il l’avait fait pour Fleuve profond, sombre rivière, mais sur les lèvres mêmes des chanteurs et des auteurs de blues et de gospels qu’il côtoie. Ces échanges de poète à poète, ces discussions sur l’art du gospel et l’univers du blues avec quelques-uns de leurs plus authentiques représentants, ces improvisations, a capella, sur le pas d’une pauvre maison du Sud ou les prédications du Révérend Brewster – dont elle a écrit qu’il était « cette chose rare : un poète vivant »178 – auxquelles elle assiste à Memphis, lui ouvrent de nouvelles voies pour mieux s’imprégner du chant noir. C’est bien un 175
« Avant-propos », BG, p. 10. Voir « Vocation d’un musicien », BG, p. 130-131. 177 Voir « Merenda Day, la femme aux chiens », ibid., p. 36-38. 178 Voir texte figurant sur la pochette du disque 33 tours, de Marion WILLIAMS et Marguerite YOURCENAR, Precious memories, conçu et réalisé par Jerry WILSON avec la collaboration d’Anthony HEILBUT, Auvidis, coll. « Gospel Greats », 1983. 176
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art vivant, même si elle a conscience qu’il est menacé, qu’elle désire assimiler et restituer. Cela explique sans doute pourquoi Yourcenar ne privilégie pas forcément le livre pour faire partager ses récentes découvertes en matière de poésie populaire. Sa rencontre avec la chanteuse de gospel, Marion Williams, charismatique interprète qui a participé au spectacle de Jerry Wilson, Gospel Caravan, est elle aussi déterminante. Figure singulière qui a marqué l’âge d’or du gospel dans les années 1945-1960, Marion Williams, passée maître dans l’art pur et austère du chant a capella, a été une des plus remarquables solistes des célèbres Clara Ward Singers, puis créa son propre groupe, The Stars of Faith, pour terminer sa carrière comme soliste, se faisant l’apôtre du gospel sur de nombreuses scènes américaines et européennes. En 1982, à Philadelphie, Yourcenar enregistre avec elle un disque de gospels sous le titre Precious Memories, édité en France par Auvidis, en 1983. Sur la face A, Marion Williams chante a capella quelques-uns des plus émouvants gospels de son répertoire. Comme le note Yourcenar dans le texte qui figure sur la pochette du disque, « [l]e Gospel robuste et fervent, né de l’église avec son formidable murmure sans parole et à bouche fermée par lequel Marion Williams obtient tout naturellement l’effet du grondement des vagues ; jamais plus beau que lorsque chanté, comme c’est le cas ici, a cappella, entièrement dépendant du seul souffle humain »179. Sur la face B du disque, Yourcenar dit, de manière parfois empruntée et emphatique mais toujours émouvante, quelques-unes de ses traductions de gospels ainsi que des courts récits de vie recueillis par elle-même et qu’elle publiera en 1984 dans l’album Blues et Gospels. Elle a conscience de ne pas être une récitante ou une comédienne capable de rivaliser avec le talent de Marion Williams. Sa participation à Precious Memories a surtout une valeur documentaire et pédagogique, comme elle le précise : Un écrivain appartient au monde de la parole écrite, et non de la parole énoncée ou chantée. À l’envers d’un disque dont l’autre face est consacrée à Marion Williams, admirable chanteuse de Gospel, je ne me serais pas risquée à donner de vive voix certaines traductions de textes analogues […] si je n’avais cru, en précisant certaines nuances, en appuyant sur certains mots, aider l’auditeur à mieux comprendre ce grand art noir qu’est le Gospel.
179
Ibid.
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE Pour trop de Français, encore aujourd’hui, la musique noire signifie l’excitation, le bruit, la chaleur ou l’exubérance, voire les trépignements et les cris, un succédané, en somme, d’un folklore primitif, ce qu’elle est en effet au moins en grande partie, mais non ce trésor de ferveur, de douleur, de gaieté et d’humble tendresse humaine qu’elle est aussi. Par manque de connaissance de ce qui se cache sous la splendeur et l’intensité du son, cette grande poésie chantée intéresse, étonne ou excite, plutôt qu’elle ne bouleverse en France l’auditoire.180
Outre le livre et le disque, Marguerite Yourcenar, dans les années 1982-1984 où elle s’implique plus intensément que jamais en faveur de la cause noire, utilise le film, la radio et même la scène, comme moyens d’expression et de vulgarisation de la culture afroaméricaine auprès du public français. Durant l’été 1982, elle entreprend la traduction d’une pièce de son ami James Baldwin, Le Coin des « Amen » dont le thème – la vie d’une petite congrégation noire de Harlem dans laquelle le chant et la musique occupent une grande place – est intimement lié avec ses multiples engagements dans le domaine de la poésie et de la spiritualité afro-américaines. En août 1982, le Festival International de Carpentras présente un « documentaire scénique » conçu par Jerry Wilson autour de leurs travaux sur le gospel, avec la participation de Marion Williams. L’année d’après, Yourcenar consacre une bonne partie de son séjour parisien, en mars et avril 1983, à la promotion de Precious Memories, concert-lecture auquel elle devait participer aux côtés de Marion Williams, à l’Espace Cardin, à Paris, les 26 et 27 avril. Finalement, les représentations doivent être annulées en raison de l’état de fatigue et de santé des deux artistes. Pour les mêmes raisons, Yourcenar doit renoncer à se rendre, le 3 avril, au Printemps de Bourges, où elle devait participer au même spectacle. Au cours d’une conférence de presse, l’écrivain précise pour la première fois de manière officielle, le sens profond de son engagement pour la reconnaissance de la culture noire américaine. Pour Yourcenar, il s’agit, à travers le livre, le disque ou les spectacles, de mener un combat éminemment politique, ou du moins civique et humaniste, pour lutter contre l’insidieuse ségrégation et le racisme criminel dont sont encore victimes nombre d’afro-américains au début des années quatre-vingt : « J’ai décidé d’entreprendre cette campagne 180
Voir texte figurant sur la pochette de Precious Memories, op. cit.
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car je suis inquiète de la nouvelle progression du Ku Klux Klan, qui va jusqu’à entraîner des enfants selon les méthodes d’endoctrinement nazies […] Il est fondamental de chanter ces textes et qu’ils soient traduits pour que nous comprenions leur contenu revendicatif. »181 Ailleurs, elle en appelle à la nécessité d’une « action collective contre le racisme et de l’engagement des intellectuels dans ce combat »182 et insiste sur son engagement personnel « pour que les Noirs obtiennent tous les droits civiques et que cesse toute discrimination »183. Pour donner plus d’assise à son action, elle s’est d’ailleurs associée, aux États-Unis, avec le Southern Poverty Law Center, qui lutte pour défendre et étendre les droits de toutes les minorités, en particulier les Noirs, en France, avec le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples. Elle développe le même thème dans une série d’entretiens radiophoniques qu’elle accorde en 1984 à Jacques Erwan. Elle y met l’accent sur une idée qui définit parfaitement sa démarche de poète et de traductrice, à l’écoute de l’Autre : On ne peut pas aimer la chose [le chant noir], on ne peut pas s’intéresser aux choses sans s’apercevoir tout de suite qu’il faut lutter pour elles. C’est la même chose des gens. […] Nous apprenons chaque fois que nous rencontrons un être humain, chaque fois que nous serrons la main d’un Noir, chaque fois que nous avons une conversation avec un homme d’une autre langue ou d’une autre religion, d’une autre culture. Nous développons ce sentiment des ressemblances de l’humanité, du fait qu’il y a des différences passionnantes. Dans le monde des fleurs, une rose n’est pas une tulipe, une tulipe n’est pas un églantier et en même temps ce sont tout de même toutes des plantes qui répondent aux mêmes besoins organiques, qui ont besoin du soleil et de l’eau de la même manière. […] Je crois qu’il est très souhaitable de cultiver les différences et que c’est à travers les différences que les ressemblances s’expriment. Sans ça ce ne serait plus des ressemblances mais une plate uniformité.184
181
« Marguerite contre le KKK », Le Quotidien de Paris, 23-24 avril 1983. « Chanter, dit-elle », Différences, n° 22, avril 1983, p. 11. 183 « En prison sur cette terre » entretien avec Jean-Pierre Maurel, France-Catholique, 1er janvier 1988. [entretien réalisé en avril 1983]. 184 « Marguerite Yourcenar : Le Rythme et la raison », émission Les Musiques des hommes, série d’entretiens avec Jacques ERWAN, France Culture, 18 janvier 1984. 182
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En s’intéressant au blues et au gospel, Yourcenar ne fait que poursuivre le chemin qu’elle a emprunté dans presque toutes ses œuvres, et qui consiste, comme elle le rappelle à Jacques Erwan, à « montrer à la fois l’admirable variété des hommes et leur profonde similitude »185. Le 18 janvier 1984, le jour même où France Culture diffuse ses entretiens consacrés au blues et au gospel, TF1 présente en soirée le film documentaire Saturday Blues186, avec Marguerite Yourcenar, pour lequel elle obtiendra le Prix du documentaire télévisé décerné par l’Académie du disque français. Ce film, tourné dans l’Arkansas durant l’été 1983, montre la vitalité du blues et du gospel dans les communautés noires rurales visitées par Yourcenar. On y retrouve les principaux chanteurs et musiciens qu’elle a rencontrés et dont elle a traduit les chants : le Révérend Brewster, Nathan Hayes, Obie Eatman. À l’image de la quête de Yourcenar qui commente ou lit des extraits de ses traductions, Saturday Blues met en scène le blues rural et simple du delta du Mississipi, interprété par d’humbles musiciens, un style très éloigné du blues commercial que le grand public français avait l’occasion d’écouter dans ces années-là. La parution, en octobre de la même année, de l’album Blues et Gospels, n’est donc que le point d’aboutissement de plusieurs années d’investissement culturel et civique en faveur d’une forme de poésie populaire, qu’aucun autre écrivain français n’a tenté de promouvoir avec une telle détermination. Fruit de sa collaboration avec Jerry Wilson, qui a été l’un des moteurs essentiels et le complice de toutes les entreprises en faveur de la musique afro-américaine (disque, film, spectacle…), Blues et Gospels concrétise plusieurs années de travail en commun et illustre leur passion partagée pour le chant noir. C’est sans doute pour faire plaisir à son ami, tout autant que pour rendre hommage une dernière fois à ces trésors menacés de la culture populaire afro-américaine, que Yourcenar a proposé à Gallimard d’éditer cet album en couleur qui rassemble un grand nombre de photos, dont la plupart ont été prises par Jerry Wilson dans les états du Sud, ainsi que des traductions de blues, gospels et témoignages collectés par Marguerite Yourcenar : Des negro spirituals découverts à la fin des années trente aux blues et gospels traduits au début des années quatre-vingt, 185
Ibid. Film d’Antoine GAUDEMAR et Pierre DESFONS, avec la participation de Sabine MIGNOT et Jerry WILSON, TF1, 18 janvier 1984.
186
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Yourcenar s’est patiemment familiarisée avec la beauté singulière, la richesse et la ferveur de la poésie populaire afro-américaine. Si nous avons tenu à détailler ce parcours unique, insisté sur les multiples chemins empruntés par Yourcenar pour aller à la rencontre d’un peuple marginalisé et de sa culture souvent méprisée, c’est que cette manière de se rapprocher de l’Autre, qui est au centre de sa démarche d’artiste, et de traductrice en particulier, nous semble caractériser sa façon de vivre le fait poétique. Loin d’être seulement cet écrivain en chambre uniquement préoccupé par la vie d’un empereur romain, les chefs-d’œuvre de la poésie de la Grèce ancienne ou le destin d’un médecin libre-penseur du XVIe siècle, comme on l’imagine le plus souvent, Yourcenar est aussi une citoyenne engagée, passionnée par l’expression populaire d’une communauté qu’elle côtoie dans son pays d’adoption et dont elle tente de se rapprocher avec « affection et respect ». Car pour elle, il n’y a guère de différence entre les poètes rassemblés dans La Couronne et la lyre et les voix angoissées qu’elle ressuscite dans Fleuve profond, sombre rivière et Blues et Gospels. Tous font partie de cette cohorte de poètes – anonymes ou glorifiés, qu’importe – avec lesquels elle partage un sentiment de fraternité qu’elle exprime en les traduisant. C’est-à-dire en poursuivant leur œuvre.
Une rencontre, une amitié, un hommage : Hortense Flexner Lorsqu’elle adresse ses vœux pour 1965 à Natalie Barney, Marguerite Yourcenar lui annonce l’envoi de son nouveau livre, Fleuve profond, sombre rivière et note : « C’est le premier – et ce sera peut-être le seul, qui sait ? – de mes livres consacrés à un sujet "américain" »187. Quand elle écrit ces lignes, sans doute ne songe-t-elle pas encore à étoffer et à réunir en volume les quelques traductions des poèmes d’Hortense Flexner, qu’elle a fait publier quelques mois plus tôt, accompagnées d’un article de présentation dans la Nouvelle Revue Française. C’est seulement en 1969 que paraîtra chez Gallimard sa Présentation critique d’Hortense Flexner suivie d’un choix de Poèmes, deuxième americana de l’œuvre yourcenarienne, qui en comptera cinq, si l’on inclut la traduction de la pièce de James 187
Lettre à N. Barney, s. d [carte de vœux pour 1965], Fonds Barney.
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Baldwin, Le Coin des « Amen », l’album, Blues et Gospels et sa traduction de contes d’enfants amérindiens, publiés sous le titre Le Cheval noir à tête blanche (Gallimard Jeunesse, 1985). L’Amérique, où elle a choisi de vivre éloignée des sphères littéraires françaises, est donc bien présente dans son œuvre. Il est révélateur que c’est essentiellement à travers des cultures et des peuples marginalisés – les Afro-américains et les Amérindiens – qu’elle est entrée en contact avec la littérature et les traditions populaires de son pays d’adoption. En s’intéressant aux « vers sombres et denses »188 de cette « femme de génie »189 qu’est, selon elle, Hortense Flexner, elle poursuit son itinéraire dans les marges de la poésie américaine, en révélant au lecteur francophone, un poète à l’audience confidentielle dans son propre pays, dont elle goûte le talent singulier et hors du temps. Plus que pour d’autres traductions, il importe, dans le cas d’Hortense Flexner, d’insister sur la dimension humaine et amicale de l’entreprise de Yourcenar. Pour la première fois, en effet, l’auteur des poèmes qu’elle traduit est quelqu’un qui lui est familier, une personne avec laquelle elle entretient des relations amicales depuis de nombreuses années. Situation nouvelle et même unique pour Yourcenar qui explique en partie, tout au moins, sa manière d’approcher et de présenter à un lecteur français qui ignore tout d’elle, la vie et l’œuvre d’Hortense Flexner. Les deux écrivains se sont rencontrés dans les années quarante au Sarah Lawrence College où elles enseignaient alors toutes les deux. Leurs relations se sont intensifiées dans les années cinquante. Hortense Flexner et son époux, le caricaturiste Wyncie King, passant, chaque année, l’été à Sutton, île voisine de Mount Desert Island, les deux couples se fréquentent régulièrement. Leur correspondance très familière, échangée entre 1949 et la mort d’Hortense Flexner, en 1973, montre qu’au début, du moins, la relation a été plus intense entre Hortense Flexner et Grace Frick à laquelle la plupart des lettres sont adressées190. Il semble que ce soit, peu à peu, lorsqu’elle prendra conscience du grand talent de poète de leur vieille amie que Marguerite Yourcenar entrera plus intimement en communication avec elle. 188
« En guise d’avant-propos », PCF, p. 7. « Marguerite Yourcenar s’explique », entretien avec Claude Servan-Schreiber, Lire, juillet 1976. PV, p. 177. 190 Voir correspondance entre Hortense Flexner-Wyncie King et Marguerite Yourcenar-Grace Frick, Fonds Yourcenar. 189
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Née en 1885, Hortense Flexner-King, est originaire de Louisville, dans l’état du Kentucky, où elle décèdera en 1973. Journaliste dans la presse locale, elle enseignera à l’université du Michigan puis au Bryn Mawr College et au Sarah Lawrence College. À partir du début des années vingt, elle entreprend une carrière d’écrivain en publiant des poèmes, des livres pour enfants illustrés par son mari et des pièces de théâtre montées sur les scènes amateurs. Membre de la Poetry Society of America, ses poèmes sont publiés dans plusieurs revues et magazines prestigieux : Poetry, The New Yorker, Vanity Fair, Harper’s, The Saturday Review of Literature, Atlantic Monthly… Son premier recueil, Clouds and cobblestones, paraît en 1920. This Stubborn Root suivra en 1930. Enfin, paraîtront, en 1961 à New York, un livre minuscule Poems, dans lequel figurent les « Poems for Sutton Island » qui toucheront tant Marguerite Yourcenar, puis, en 1963 à Londres, Selected Poems, anthologie qui réunit le meilleur de la production de ce poète discret. Cet aspect a sans doute touché Marguerite Yourcenar, et lui a peut-être donné envie de révéler au lecteur français le destin poétique d’une parfaite inconnue. En introduisant Hortense Flexner en France, elle se trouve dans une situation totalement différente que lorsqu’elle traduit Cavafy, les poètes grecs anciens ou même les chants noirs. Avec la poésie de « la petite dame un peu fantasque »191, telle qu’elle la décrit à Patrick de Rosbo, elle fait figure de découvreuse de talent. Elle a vraiment l’impression de jouer son rôle de poète-passeur qui met en lumière, grâce à sa sensibilité, son talent stylistique mais aussi sa notoriété, une œuvre jusqu’alors, selon elle, injustement restée dans l’ombre. On connaît avec précision le moment où Yourcenar a littéralement eu le coup de foudre pour les poèmes d’Hortense Flexner : début août 1963. Auparavant, elle a eu l’occasion de lire de nombreux vers de son amie sans qu’elle ait été véritablement touchée. Le « choc » – le mot n’est pas trop fort – et la véritable rencontre avec l’art poétique flexnerien surviennent donc durant l’été 1963, lorsqu’elle découvre le volume anthologique qui vient de paraître à Londres, Selected Poems. La lettre, que Yourcenar adresse le 8 août 1963 à Hortense Flexner, tient à la fois du dithyrambe absolu et de l’analyse critique subtile. Elle exprime à chaud, avec une rare intensité 191
Lettre à Patrick de Rosbo, 9 janvier 1969, Fonds Yourcenar.
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chez une femme plutôt coutumière des compliments modérés, l’émotion qu’a ressentie Yourcenar en découvrant le talent de son amie, révélation poétique qu’elle compare à celle qu’elle a eue, près de trente ans plus tôt, à la première lecture de l’œuvre de Cavafy. C’est dire l’importance de cette « rencontre ». Il est troublant de voir dans cette lettre très dense, écrite juste après la lecture de Selected Poems, que Yourcenar y exprime déjà, avec une fougue et un enthousiasme extrêmes, la plupart des idées qu’elle développera ensuite dans les deux versions de la présentation critique qu’elle consacrera à l’œuvre d’Hortense Flexner. Déjà, ce qui la marque, c’est « cette dureté d’acier, cette complexité en profondeur, ce pouvoir né d’une longue endurance que vos poèmes possèdent au plus haut degré »192. C’est également les métaphores scientifiques qui se mêlent à la profondeur métaphysique de l’univers poétique flexnerien, c’est la rencontre paradoxale entre mystique et rationalisme, les rapports secrets qu’elle devine entre la culture hébraïque, mais aussi l’art et la philosophie extrême-orientaux et les poèmes d’Hortense Flexner dont certains sont « des réussites extraordinaires »193. Confrontée à tant de beauté, Yourcenar n’a qu’une envie : traduire certains poèmes de son amie, comme elle le lui annonce dans la lettre du 8 août 1963 dans laquelle elle lui demande son accord. Elle se met aussitôt au travail et lui envoie bientôt un certain nombre de poèmes traduits qu’elle propose à Jean Paulhan, pour la NRF. Dixneuf poèmes d’Hortense Flexner, traduits et présentés par Marguerite Yourcenar, paraissent donc en février 1964 dans La Nouvelle Revue Française, suscitant un certain intérêt autour de l’œuvre du poète américain, jusqu’alors inconnu en France. Il semble que ce soit seulement en 1966 que Yourcenar ait songé à faire publier en volume les poèmes d’Hortense Flexner augmentés de nouvelles traductions, dans une édition qu’elle souhaitait bilingue. Cet été là, Grace Frick et Marguerite Yourcenar reçoivent à Petite Plaisance, pour le traditionnel thé dominical entre amis, Hortense Flexner, accompagnée de son amie le peintre Mary Meigs et de la jeune romancière québécoise MarieClaire Blais, dont le déjà très remarqué Une Saison dans la vie d’Emmanuel venait de paraître chez Grasset. Cette dernière se 192 193
Lettre à H. Flexner, 8 août 1963, Fonds Yourcenar. Ibid.
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souvient qu’il a été beaucoup question au cours de cette réunion amicale du grand talent poétique d’Hortense Flexner et de l’injustice qu’il y avait à ce que son génie poétique ne soit connu que d’un petit nombre d’initiés : « J’ai le sentiment que madame Yourcenar admirait beaucoup Hortense Flexner. Elle avait vu que sa poésie était du cristal, du diamant pur. Elle était très touchée par l’âme de la poésie de son amie qu’elle semblait vouloir protéger et propager en Europe. »194 Selon les souvenirs de Marie-Claire Blais, Yourcenar aurait apostrophé celle que ses intimes surnommaient « Miss Horti », en ces termes : « Vous êtes, Hortense, avec Elizabeth Bishop et Marianne Moore qui sont des êtres aussi discrets que vous, un grand poète de votre génération et la France, l’Europe doivent vous découvrir. »195 C’est seulement début 1968 qu’elle propose à un tout jeune éditeur montpelliérain, Bruno Roy, de publier en édition bilingue les poèmes d’Hortense Flexner. Si l’animateur des récentes éditions Fata Morgana, qui est entré en contact avec elle en 1966 – année de création de sa maison – afin qu’elle lui confie un texte, accepte aussitôt de publier ses traductions, les difficultés que rencontre sa maison d’édition le contraignent à suspendre, pour un temps, ses activités, abandonnant à regret le projet yourcenarien. Il n’en demeure pas moins que les échanges de courriers et la rencontre à Paris en juillet 1968, entre l’éditeur et l’écrivain, témoignent de la détermination dont fait preuve Yourcenar pour faire connaître « ce curieux poète américain »196, comme elle l’écrit à Bruno Roy. Elle se préoccupe de tout. Elle lui fait envoyer par Hortense Flexner un exemplaire d’un recueil des caricatures de Wyncie King, dont elle appréciait la noirceur caustique, pour lui faire comprendre l’univers familier du poète qu’elle traduit, celui d’une « Amérique révoltée et réfractaire qu’on connaît peu en Europe et qui n’a pas la vedette, même ici, mais qui cependant existe et finira peut-être par compter »197. Elle s’intéresse à l’illustration du volume : « je crois bien 194
Marie-Claire BLAIS, entretien avec l’auteur, Montréal, 23 mai 1998. Marie-Claire BLAIS, « Carnet 50 », Parcours d’un écrivain. Notes américaines, Montréal, VLB éditeur, 1993, p. 213. Marie-Claire Blais évoque à nouveau la réunion amicale du 21 juillet 1966 à Petite Plaisance sous le titre « Un souvenir » dans Les Adieux du Québec à Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 23-26. 196 Lettre à Bruno Roy, 16 janvier 1968, Fonds Yourcenar. 197 Lettre à Bruno Roy, 25 mars 1968, Fonds Yourcenar. Notons que M. Yourcenar évoquera dans son avant-propos à la traduction des poèmes de sa femme, l’œuvre picturale de l’époux d’H. Flexner dont elle et Grace Frick ont conservé les 195
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que ce qui conviendrait le mieux serait un dessin de type abstrait, évoquant vaguement le monde moléculaire ou celui des cristaux de neige »198 mais finit par tomber sous le charme de celui, nullement abstrait, de Mary Meigs qui illustre le poème « La Bête à la chaîne »199. Après plusieurs mois de préparation, Bruno Roy lui annonce, en octobre 1968, que finalement il doit renoncer à publier les poèmes d’Hortense Flexner. Dans les mois qui suivent, Yourcenar multiplie les contacts afin de faire aboutir, le plus rapidement possible, son projet. Elle s’adresse alors à Pierre Seghers, afin de savoir si ce grand défenseur de la poésie serait susceptible d’accueillir dans son catalogue « ce poète très peu connu et assez difficile », précisant dans sa lettre : Enfin, au cas où vous vous intéressiez à ces poèmes, soit dans les deux langues, soit en traduction seulement, la question date aurait aussi une certaine importance pour moi (bien contrairement à mes habitudes) du fait qu’Hortense Flexner est très âgée et que je ne voudrais pas lui faire attendre par trop longtemps cette espèce d’hommage.200
Dans les échanges de Yourcenar avec ses correspondants, il est beaucoup question de l’âge du poète américain201, et du cadeau symbolique qu’elle entend lui faire en publiant un recueil de ses vers en français. Lorsque Pierre Seghers lui annonce qu’il lui est également impossible d’envisager de publier ses traductions, pour des raisons extra-littéraires, elle lui écrit : Je regrette comme vous que les circonstances ne vous permettent pas d’accueillir ce poète dont je suis heureuse de voir que vous nombreuses enveloppes dessinées qu’elles ont reçues du couple, et que Yourcenar compare aux fameuses adresses rimées de Mallarmé. Voir PCF, p. 11-13. 198 Lettre à Bruno Roy, 1er avril 1968, Fonds Yourcenar. 199 Voir les deux lettres inédites de M. Yourcenar à Mary Meigs, 22 et 30 octobre 1968. Archives M. Meigs. 200 Lettre à Pierre Seghers, 11 octobre 1968, Fonds Yourcenar. 201 Voir en particulier ses lettres avec son éditeur et ami Charles Orengo dans lesquelles elle l’entretient, début 1969, de ses difficultés à trouver un éditeur pour ses traductions qu’elle souhaite faire paraître « en édition bilingue, et assez vite, ceci pour faire plaisir à la vieille poétesse et à ses amis ». Lettre à C. Orengo, 1er février 1969, Fonds Yourcenar. Née en 1885, H. Flexner, de santé fragile, est âgée de 84 ans lorsque la traduction de ses poèmes paraît en France.
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appréciez ainsi que je le fais les grandes qualités. C’est un peu pour lutter contre cette malchance qui s’acharne de nos jours sur les poètes, aux États-Unis comme en France, que je cherche à faire paraître ces quelques traductions. […] Si je n’en ai pas parlé jusqu’ici ni à l’un ni à l’autre de mes deux éditeurs habituels, c’est que Plon, à ce qui me semble, ne s’est jamais particulièrement intéressé aux poètes, et que chez Gallimard, qui en publie quelquefois, ces frêles barques semblent toujours un peu écrasées par les autres unités de la flotte.202
« Cette malchance qui s’acharne de nos jours sur les poètes », Yourcenar l’évoquera souvent dans sa correspondances et dans certains des entretiens où elle se présente volontiers comme un ardent défenseur de la parole des poètes condamnés au silence. Finalement, elle se décide en février 1969203 à proposer le livre aux éditions Gallimard. Elle écrit donc en ce sens à Claude Gallimard, lui précisant qu’elle souhaiterait voir paraître ce manuscrit assez vite, d’abord parce que les poèmes d’Hortense Flexner me semblent remarquables et son personnage singulier, ensuite parce que je souhaiterais, si possible, les voir paraître du vivant de l’auteur âgée et malade. […] Dominique Aury, qui connaît bien ces poèmes, pourra d’ailleurs vous donner une idée de cette œuvre étrangement actuelle, et presque scientifique d’expression.204
Claude Gallimard accepte le projet avec enthousiasme et les poèmes d’Hortense Flexner, que Yourcenar considère comme « un petit livre forcément assez peu public, et destiné aux seuls amateurs de poésie »205, paraissent en édition bilingue à la fin de l’année 1969. Parmi les très nombreux articles élogieux qui saluent la parution de Présentation critique d’Hortense Flexner, celui que Patrick de Rosbo lui consacre dans Le Monde a particulièrement touché Yourcenar : Il n’est que d’écouter Marguerite Yourcenar les traduire [les poèmes d’H. Flexner] pour éprouver l’illumination brève qui leur fait immédiatement écho. L’édition bilingue laisse voir l’extrême fidélité d’une traduction qui, de la nuit noire de l’œuvre, n’oublie
202
Lettre à P. Seghers, 23 octobre 1968, Fonds Yourcenar. Voir lettre à C. Orengo, 27 février 1969, Fonds Yourcenar. 204 Lettre à C. Gallimard, 3 mars 1969, Archives Gallimard. 205 Lettre à C. Gallimard, 22 septembre 1969, Archives Gallimard. 203
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE ni les égarements ni la précision et l’accompagne dans ses phosphorescences comme dans ses plus sèches opacités. Ces vers sobres, bien souvent, se distinguent à peine du monologue chuchoté. L’horreur surgit de la plus infime parcelle vivante, du ciel en apparence le plus apaisé ; le calme d’une perspective d’ombre et de pierre, les courtes rafales de vent sur un champ de maïs en octobre, expriment aussi pleinement la peur que les grands mythes humains du cauchemar et de la mort dont nous avons coutume d’être effrayés : là réside peut-être le sens secret des premiers poèmes d’Hortense Flexner dont l’anxiété s’offre sous des apparences si multiples qu’il semble impossible de les rassembler sans en fausser le cheminement.206
Si Yourcenar a été émue par le bel article du Monde, c’est peut-être parce qu’il est l’un des rares207 à avoir aussi profondément pénétré l’œuvre flexnerienne et compris le sens de la démarche de sa traductrice. « Que vous avez raison, écrit-elle à Patrick de Rosbo, par exemple, quand vous dites que le mérite d’Hortense Flexner est d’exprimer à partir de faits très petits et très simples cette horreur intrinsèque à laquelle servent d’ordinaire de réceptacles nos cauchemars et les grands mythes séculaires. »208 Le critique, qui préparait alors un essai sur l’œuvre de Yourcenar, avait également deviné qu’il existait un lien profond entre les poèmes d’Hortense Flexner et les préoccupations esthétiques et éthiques de sa traductrice, qui reconnaît : Plus je vais, plus je m’aperçois que certains travaux qu’on pourrait considérer comme secondaires, comme ceux de traducteur, permettent de traiter comme par personne interposée des sujets que le temps, l’aptitude, ou parfois l’envie manquent pour traiter directement. Les poèmes pour Sutton deviennent ainsi de ma part une offrande indirecte au paysage granitique dans lequel je me trouve vivre.209
206 Patrick de ROSBO, « Marguerite Yourcenar. Présentation critique d’Hortense Flexner, suivie d’un choix de poèmes », Le Monde, 3 janvier 1970. 207 Parmi les dizaines d’articles publiés, une grande majorité insiste davantage sur l’événement littéraire que représente le fait qu’un écrivain célèbre s’intéresse à l’œuvre jugée parfois hermétique d’une vieille « poétesse » américaine inconnue, plutôt qu’aux qualités littéraires des poèmes d’Hortense Flexner, au grand désespoir de Marguerite Yourcenar. 208 Lettre à Patrick de Rosbo, 9 janvier 1970, Fonds Yourcenar. 209 Lettre à Patrick de Rosbo, 6 décembre 1969, Fonds Yourcenar.
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C’est la première fois, à notre connaissance, que Yourcenar exprime aussi explicitement sa conception de la traduction, comme expérience de communion avec un autre poète. Davantage qu’avec l’œuvre de Cavafy, par exemple, dont nous avons pourtant souligné les points de rencontres avec la pensée et l’œuvre yourcenariennes, il semble que l’écrivain a senti d’intimes correspondances entre son univers et celui d’Hortense Flexner, en particulier en ce qui concerne les résonances de la pensée orientale dans leurs œuvres respectives : Il y a certainement de grands rapports de pensée (mais pas de tempérament) entre la poésie d’Hortense Flexner et mes propres ouvrages. Je me suis particulièrement intéressée chez elle à ce sens presque taoiste du monde et des choses. M’étant beaucoup nourrie des poètes et des philosophes de l’extrême-orient, il m’a intéressé de retrouver comme spontanément (ou à travers des intermédiaires que nous ne connaissons pas, et qu’elle ne serait pas capable d’indiquer elle-même) certaines des mêmes pensées ou certains des mêmes états chez cette poétesse américaine. De plus, j’ai comme une dette de reconnaissance envers ces grands paysages du Maine parmi lesquels je vis depuis plus de vingt ans, et n’ayant moi-même rien écrit sur eux, traduire les poèmes d’Hortense Flexner qui les concerne était comme une façon de m’acquitter.210
Cette proximité entre les mondes intérieurs des deux femmes de lettres n’a pas échappé à ceux qui les ont approchées et ont longuement fréquenté leurs œuvres respectives, comme Marie-Claire Blais qui affirme à leur propos, « je sens l’affinité de deux âmes qui se rencontrent, celle du poète mystique et du mythique écrivain qui la traduisit »211. De son côté, le critique Jean Roudaut a compris que « [q]uand Marguerite Yourcenar traduit Hortense Flexner, c’est pour des poèmes qui paraissent être des fragments de sa propre œuvre »212. Ils le sont devenus effectivement, après avoir subi la délicate opération de transmutation verbale de la traduction. Encore une fois, grâce à la poésie, Yourcenar a réussi cette rencontre-fusion avec l’Autre, qui a pris dans le cas d’Hortense Flexner, une dimension 210
Réponse à un questionnaire de Ljerka Mifka, 1er août 1970, document CIDMY. M.-C. BLAIS, « Un souvenir… », Les Adieux du Québec à Marguerite Yourcenar, op. cit., p.26. 212 J. ROUDAUT, « Une autobiographie impersonnelle », La Nouvelle Revue Française, n° 310, novembre 1978, p. 77. 211
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particulière213. Il est évident que ce que Yourcenar note, à la fin de son avant-propos, au sujet de l’écrivain américain, concerne également le poète-traducteur qu’elle n’a jamais cessé d’être : il importe peu que les poètes sachent ce qu’ils savent. Il semble plutôt que leur fonction soit d’intimer çà et là, comme spontanément, des vérités ailleurs inexprimables, ou dogmatiquement et mal exprimées, et que ce soit dans leur œuvre, plutôt que dans leur pensée ou dans leur personne, que s’opère souvent cette réalisation.
[…] le gain gagné pour toujours est le poème lui-même, dût-il être peu lu et vite oublié. 214
Un nouveau voyage, une autre découverte : la poésie d’Amrita Pritam Lorsque paraît en juin 1983, dans la Nouvelle Revue Française, un choix de poèmes d’Amrita Pritam traduits par Marguerite Yourcenar, un article du Monde rend compte de l’événement en ces termes : « La plus célèbre romancière et poétesse française intronise la plus célèbre poétesse et romancière indienne, que d’ailleurs la France est l’un des derniers pays au monde à découvrir »215. La première académicienne est, en effet, la première à traduire en français – comme pour Cavafy et Hortense Flexner – l’œuvre de la plus célèbre femme de lettres de langue pendjabi, véritable légende des lettres indiennes contemporaines.
213
Remarquons que si les relations personnelles semblent s’être détériorées après la publication de la traduction des poèmes d’H. Flexner, entre M. Yourcenar, Grace Frick et le poète décédé en 1973 [Voir correspondance inédite Hortense Flexner-Mary Meigs, Archives M. Meigs], Yourcenar ne cessera de louer l’immense talent de son ancienne amie. Outre la réédition remarquée de Présentation critique d’Hortense Flexner, en 1979, elle a rendu hommage à la poésie minérale d’H. Flexner, en tournant durant l’été 1984 dans l’île de Sutton si bien chantée par le poète américain, un documentaire, L’île heureuse, diffusé le 3 mars 1985, sur Antenne 2. Réalisé par Sabine Mignot et Jerry Wilson, ce film médiocre montre notamment M. Yourcenar en train de dire des poèmes d’ H. Flexner dans le décor naturel qui les a vus naître. 214 « En guise d’avant-propos », PCF, p. 20. 215 Laurence COSSÉ, « Amrita Pritam, un esprit libre », Le Monde, 15 juillet 1983.
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Fille unique, Amrita Pritam est née en 1919 dans une famille sikhe orthodoxe, originaire de la province de Lahore. Son enfance se passe dans un milieu à la fois littéraire -son père est instituteur et poète- et très religieux. Sa mère, qui enseigne également, meurt quand sa fille a onze ans. Son père, qui s’occupe alors d’elle, l’isole du reste du monde et lui inculque les principes rigides qui régissent à la fin des années vingt, l’éducation des petites filles sikhes. Très tôt fascinée par la lecture et la poésie, elle écrit son premier poème à l’âge de dix ans et comprend qu’elle est de celles qui devront « lutter pour chanter » lorsque son père déchire ses premiers vers et lui donne une gifle pour la décourager de recommencer. Fiancée, selon la coutume, alors qu’elle avait quatre ans, Amrita Pritam est mariée de force à seize et prend alors pleinement conscience de l’injustice et de la violence que subissent les femmes de son pays, victimes, comme elle, d’un patriarcat autoritaire qui les oppresse. Son premier recueil de poèmes publié en 1936 fait scandale. Alors qu’à l’époque, les deux seules femmes de lettres reconnues de langue pendjabi traitent exclusivement de sujets religieux, et que les poètes célèbrent la beauté innocente et la grâce florale de la femme pendjabi, les vers d’Amrita Pritam, qui expriment la quête libératrice de la femme indienne, choquent le monde des lettres de son pays. Dès lors, l’écrivain mènera un combat opiniâtre pour faire entendre sa propre voix et celles des femmes réduites au silence, ou à la mort, à travers ses poèmes, ses nombreux romans et nouvelles qui connaissent, au fil des ans, une diffusion considérable et sont traduits dans quatorze langues de l’Inde, mais aussi en anglais, en russe, en japonais… Paradoxalement, alors que le nom de cette pionnière qui a œuvré pour la liberté d’expression en Inde, a longtemps fait scandale dans une société et un monde littéraire corsetés, dans lesquels la femme n’avait pas vraiment le droit de s’exprimer, dès les années cinquante, le succès de ses livres est tel qu’elle devient une personnalité incontournable de la littérature pendjabi. En 1953, elle est la première femme à recevoir le prestigieux Prix Sahitya Akademi – l’équivalent du Goncourt – pour son long poème Sunehre (Le Message), devenu un classique de la littérature pendjabi216.
216 D’autres distinctions prestigieuses établiront la notoriété d’Amrita Pritam dont la médaille Padma Shri en 1969 et le Bhartiya Jnan Award, en 1982.
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En 1947, lors de la sanglante partition de l’Inde et du Pakistan qui l’ébranlera durablement et qui lui inspirera ses plus beaux cris de révolte pour la liberté et la tolérance, elle s’installe à New Delhi où elle poursuit une carrière littéraire brillante et anime une émission littéraire à la radio. Divorcée de son premier mari, elle continue à choquer la société bien-pensante par sa vie de femme libre et ses écrits parfois crus. Elle créé, en 1966, avec son nouveau compagnon, l’artiste Imroz, Nagmani, un magazine littéraire en langue pendjabi. Se servant de sa notoriété, elle publie en priorité les œuvres de la jeune génération, dont de nombreuses femmes, à qui elle donne l’opportunité de s’exprimer. Elle profite de ses nombreux voyages à l’étranger, en particulier dans les pays de l’Europe de l’est, pour introduire en Inde des écrivains du monde entier dont elle présente les œuvres dans sa revue. Amrita Pritam est considérée en Inde, comme une pionnière et une figure emblématique de la littérature pendjabi. Parmi la cinquantaine de livres dont elle est l’auteur, la moitié sont des recueils de poèmes. Si ses romans connurent un énorme succès, c’est pourtant sa poésie qui a établi sa réputation et sa popularité dans un pays où l’expression poétique fait partie de la culture populaire. Alors que ses premiers poèmes respectaient les conventions rigides de l’ancienne poésie pendjabi, qui emprunte sa musique si particulière aux chants folkloriques, Amrita Pritam a rapidement abandonné la rime pour le vers libre, en accord avec la rébellion et l’appel à la liberté qu’expriment la plupart de ses vers. Ce survol de la carrière littéraire d’Amrita Pritam permet de mieux situer le poète que rencontra Yourcenar lors de son premier voyage en Inde, en janvier-février 1983, et qu’elle décida aussitôt de traduire. Remarquons que lorsqu’elle traduit Amrita Pritam, Yourcenar se trouve dans une situation totalement différente que lorsque, par exemple, elle aborde Hortense Flexner, avec laquelle elle a eu parfois une attitude protectrice et « autoritaire », due à l’âge du poète américain et à la confidentialité de son œuvre. Au contraire, quand elle rencontre Amrita Pritam, qui est plus jeune qu’elle de seize ans, elle fait la connaissance d’un auteur reconnu, célèbre dans son pays, traduite en plusieurs langues, dont la réputation de pionnière de la cause féministe n’est plus à faire. À New Delhi, la première académicienne n’est pas entrée en relation avec un obscur poète inconnu mais avec un écrivain de tout premier plan.
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Nous savons la fascination suscitée par l’Inde, ses paysages, sa population, sa culture…à la fin de la vie de Marguerite Yourcenar qui effectuera deux voyages dans cet immense pays, en 1983 et 1985. Lors de son premier séjour, à New Delhi, elle émet le souhait de rencontrer des écrivains indiens, afin de mieux connaître la littérature du pays217. Rajesh Sharma, alors directeur du Bureau du livre à l’Ambassade de France à New Delhi qui l’accueille et la guide dans ses visites, lui parle alors de l’œuvre et du destin exceptionnels d’Amrita Pritam que Yourcenar veut aussitôt rencontrer. Ils se rendent donc chez l’écrivain. « Dès les premiers instants, une sorte de complicité amicale s’est installée entre les deux femmes qui ont échangé en anglais. J’ai tout de suite remarqué qu’il existait une compréhension naturelle entre les deux écrivains, à la fois exceptionnels et anticonformistes »218, se souvient Rajesh Sharma. Vingt ans plus tard, Amrita Pritam, quant à elle, place sa rencontre avec Yourcenar sous le signe de « la compréhension mutuelle de deux poètes, de l’affection et du respect »219. C’est lors de cette première rencontre qu’Amrita Pritam a offert à Yourcenar un choix de ses poèmes traduits en anglais, dont le volume venait de paraître sous le titre Selected poems. Après les avoir lus, Yourcenar dit à Rajesh Sharma qu’elle aimerait en traduire quelques-uns et les proposer à la NRF. Elle choisit donc, parmi les vers d’Amrita Pritam, ceux qui l’avaient le plus touchée, en prenant soin de sélectionner des poèmes illustrant les principaux thèmes de sa poésie. Comme elle ne veut pas traduire les poèmes de l’anglais, mais désire partir de la langue-source 217
Il semble même que Yourcenar ait eu ce projet, avant son départ pour l’Inde, comme elle l’a confié à la journaliste Sophie Vial. Elle lui aurait donné comme raison de son voyage : « quelques poètes à aller voir de plus près. Et à traduire. » Voir « Marguerite Yourcenar et la musique noire », entretien avec Sophie VIAL, Marie France, février 1984, p. 152. 218 Rajesh SHARMA, entretien avec l’auteur, Paris, 14 janvier 2003. 219 Nous traduisons. Voir réponse à un questionnaire de l’auteur transmis par le Dr Mohanjit, New Delhi, décembre 2002. Dans sa réponse, Amrita Pritam, fait par ailleurs référence à une histoire de la tradition soufie qui relate la rencontre de deux célèbres poètes de la mystique musulmane, Farid et Kabir. Au lieu de l’intense et profond dialogue qu’attendaient les disciples des deux saints hommes, Farid et Kabir n’ont fait qu’échanger des propos aimables et de larges sourires. L’un des disciples de Kabir s’en étonna auprès de son maître : Quoi, deux grands hommes se rencontrent et ils n’ébauchent aucun véritable dialogue ! Kabir aurait alors répondu : il y a bien sûr eu un dialogue qui a pris la forme d’un sourire ! Amrita Pritam place donc sa relation avec M. Yourcenar au même niveau.
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de l’œuvre d’Amrita Pritam, le pendjabi, elle demande alors à Rajesh Sharma de travailler avec elle : Je devais lire directement, devant elle, le poème en pendjabi, puis lui proposer dans la foulée une traduction mot à mot, vers après vers, qu’elle harmonisait aussitôt, me demandant chaque fois, si cela allait, si elle ne trahissait pas les vers et la pensée d’Amrita Pritam. Ce qui était impressionnant, c’est qu’alors que je lui proposais une traduction dans mon français « instantané », elle saisissait toujours l’idée essentielle exprimée par le poème et me proposait le mot juste, que j’approuvais presque toujours.220
En deux ou trois séances de travail, dans le jardin de son hôtel à New Delhi, durant lesquelles elle se plonge avec jubilation dans l’exercice de la traduction « spontanée » qu’elle affectionne particulièrement, Marguerite Yourcenar s’approprie un peu plus l’œuvre d’Amrita Pritam, si différente de son univers littéraire et mental. Elle ré-expérimente, en outre, grâce à la complicité de son cotraducteur, une pratique de la traduction à deux, inaugurée, près d’un demi-siècle plus tôt lorsqu’elle traduisait Cavafy, à la table, avec Constantin Dimaras. Ne peut-on d’ailleurs rapprocher les deux démarches qui comportent plusieurs points communs, notamment l’aspect « coup de foudre » qui préside à la plupart des entreprises de traduction de Yourcenar ? Comme pour Amrita Pritam, dès que Dimaras lui lit et lui traduit dans la foulée des vers de Cavafy, elle décide de le traduire. Par ailleurs, on peut considérer qu’elle a entrepris la traduction du poète alexandrin pour entrer pleinement en contact avec la Grèce moderne, qu’elle découvrait alors. De la même manière, c’est pour mieux pénétrer l’âme de l’Inde contemporaine et comprendre les préoccupations de ses artistes, qu’elle a désiré lire et rencontrer ses poètes. À chaque voyage, à chaque nouvelle découverte, on constate le rôle de la poésie et de la traduction, comme vecteurs de connaissance de l’Autre, et élément de découverte de l’Étranger, en tant que miroir de Soi. Dans le très court texte de présentation qui précède sa traduction des dix poèmes d’Amrita Pritam, publiés dans La Nouvelle Revue Française, en juin 1983, Yourcenar esquisse un portrait du poète indien, qui éclaire le lecteur sur son approche d’Amrita Pritam. Ce qu’elle retient – ou juge utile d’exposer au lecteur qui ignore tout 220
Voir Rajesh SHARMA, entretien avec l’auteur, op. cit.
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de cet écrivain jamais traduit en français – c’est le destin tragique d’une femme qui a dû lutter pour s’imposer comme « une importante poétesse et romancière du Punjab »221. Évoquant en quelques mots les principales étapes de sa vie (fiançailles précoces, mariage forcé, partition tragique de l’Inde et du Pakistan…), elle décrit la vie et l’œuvre d’Amrita Pritam comme un cri de révolte contre « la condition traditionnelle de la femme asiatique, asservie à la famille et au mari, frustrée et réduite au silence »222. Des propos qui peuvent étonner chez un écrivain qui s’est toujours tenu éloigné du mouvement féministe occidental, tout en étant vigilante et en luttant à sa manière pour le respect du droit humain et des libertés fondamentales, partout dans le monde. Sans doute a-t-elle été impressionnée par le récit de la vie d’Amrita Pritam et par les thèmes audacieux et iconoclastes qu’elle aborde dans ses poèmes et ses romans, qui, loin d’être des œuvres simplement revendicatrices ou politiques, dépassent les limites de la condition de la femme indienne pour atteindre à l’universel : Ses plus beaux poèmes, souvent très courts, sont néanmoins purement psychologiques, ou métaphysiques, ou simplement poétiques. Même dans l’expression des expériences et de ses émotions intimes, le personnel y semble transcendé. Il est intéressant de voir chez cette femme si profondément marquée par ses souffrances et celles de son peuple une compréhension quasi passionnée de destinées humaines au-delà des frontières. Martin Luther King et Marilyn Monroe, entre autres, ont inspiré deux de ses plus saisissants poèmes.223
Yourcenar a signé la traduction de dix poèmes d’Amrita Pritam : huit, les plus courts, en collaboration avec Rajesh Sharma, et deux, plus longs, à partir de la version anglaise de Charles Brasch224. Les poèmes publiés dans la NRF donnent l’image d’un poète moderne qui questionne un monde douloureux, interroge sa propre identité et mène une réflexion sur le rôle du poète dans la cité, quand : « Parfois, comme un chien à la chaîne,/ Un poème solitaire aboie. »225 221 M. YOURCENAR, « Amrita Pritam : Poèmes », La Nouvelle Revue Française, n° 365, juin 1983, p. 166. 222 Ibid. 223 Ibid. 224 Il s’agit des poèmes « Attente », et « Le Gagneur de pain », ibid., p. 175-176 et p. 177-178. 225 « La conspiration du silence », ibid., p. 173.
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Ailleurs, le poète propose une parabole du pouvoir politique qui a certainement touché Yourcenar : Une usine de guerre : Tous les jours, de la cheminée Sortent des fumées de soupirs et de cris. On fabrique du Pouvoir sous cette usine. Le peuple-tas de chairN’est que la matière brute Que les trafiquants de la politique achètent Au bon moment Pour alimenter les fourneaux De leur usine. Dieu : Rien qu’un marchand de chair en gros. 226
Une grande partie de l’œuvre poétique d’Amrita Pritam aborde, de manière parfois violente et crue, le thème de l’amour non partagé et de la passion. La femme s’y fait souvent victime consentante et sacrificielle de l’homme et le « jouet de chair » de ses caprices érotiques et de sa mâle autorité. À la lecture de certains de ces poèmes, on songe aux éclats de passion masochiste de plusieurs poèmes que Yourcenar écrivit dans les années trente, en particulier aux lamentations aphoristiques de Feux. Ce rapprochement ne lui a sans doute pas échappé lorsqu’elle a traduit seule, « Le Gagneur de pain » : Mon gagneur de pain, Je suis un jouet de chair : Vous pouvez jouer avec moi. Je suis une coupe de jeune sang : Vous pouvez la boire. […] Telle que je suis, Étreignez-moi. Plongez-moi dans la braise de votre corps. Embrassez-moi, Caressez-moi.
226
« Pouvoir », ibid., p. 174.
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Faites de moi à votre volonté, Mon gagneur de pain, Ne me demandez pas d’amour, mais seulement prenez-moi.227
Même si l’univers poétique et culturel d’Amrita Pritam est, à première vue, éloigné de celui de sa traductrice française, il existe d’inévitables points de contact entre les œuvres et les préoccupations des deux femmes. Comme pour les poèmes d’Hortense Flexner, comme pour ceux de Cavafy, Yourcenar a tenté de se glisser, avec l’empathie de la traductrice-poète qu’elle est, au plus profond de l’âme d’Amrita Pritam. Quelques rencontres ont suffi pour établir une confiance et un respect mutuels. Lors de son second voyage en Inde, en janvier 1985, Amrita Pritam offrira à Marguerite Yourcenar un petit recueil de ses poèmes traduits en anglais, publié en 1968, Existence and other poems, que Yourcenar a conservé, avec d’autres livres du poète indien, sur l’une des étagères situées à la tête de son lit – endroit « stratégique » où elle conservait quelques-uns de ses livres « de chevet ». L’envoi d’Amrita Pritam indique bien qu’il y eut un véritable dialogue de poète à poète entre les deux écrivains : « With great respect for the poet in Marguerite Yourcenar. »228 Comment expliquer que cette rencontre de Marguerite Yourcenar avec un grand poète indien soit si peu documentée, qu’elle ait si peu éveillé la curiosité des biographes de l’écrivain et de la critique yourcenarienne ? Sans doute le fait que Yourcenar n’ait traduit qu’une dizaine de poèmes d’Amrita Pritam, que sa traduction n’a connu qu’une seule publication dans une revue et n’a jamais été réunie en volume, explique en partie cet oubli. Par ailleurs, cette rencontre avec la poésie d’Amrita Pritam a eu lieu à la fin de la vie de l’écrivain, période douloureuse, marquée par le deuil et la maladie, durant laquelle Yourcenar a tenté de finir les derniers manuscrits en cours. Il semble pourtant que parmi ses projets, elle songeait à consacrer quelques pages à sa rencontre avec Amrita Pritam dans son recueil d’impressions de voyages, Le Tour de la prison, qu’elle n’eut pas le temps d’achever 229. Il n’en demeure pas moins que la traduction 227
« Le Gagneur de pain », ibid., p. 177-178. Nous traduisons : « Avec un grand respect pour le poète qui est en Marguerite Yourcenar ». 229 Le nom d’Amrita Pritam figure, en effet, parmi de nombreux autres sujets qu’elle souhaitait aborder dans son livre inachevé Le Tour de la Prison, à la fin de son carnet 228
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des poèmes d’Amrita Pritam représente une étape importante de sa démarche de traductrice de poésie. Elle en est même, en quelque sorte, son aboutissement. Dans ce chapitre, nous avons accompagné Marguerite Yourcenar traductrice, de la Méditerranée des poètes grecs anciens, qui ont façonné sa personnalité et aiguisé son sens esthétique (La Couronne et la Lyre) jusqu’à la Grèce moderne, nourrie des mythes anciens, celle de Cavafy, ô combien proche de ses propres conceptions de l’histoire et de l’art. Ces deux premières étapes européennes ne l’ont qu’assez peu éloignée des fondements de sa propre culture humaniste. Lorsqu’elle franchit l’Atlantique, c’est dans tous les sens du terme un autre monde qu’elle aborde aux États-Unis. Si elle a l’impression alors de pénétrer dans une culture foncièrement différente de la sienne lorsqu’elle découvre et traduit la poésie orale du peuple noir, elle s’efforce d’en saisir la part d’universalité qui lui permet d’imaginer de subtiles correspondances entre le negro spiritual, né dans le Nouveau Monde, et certaines formes poétiques médiévales héritées de la Vieille Europe. Avec Hortense Flexner, elle entre en contact avec une poésie à la fois moderne, profondément métaphysique et secrètement nourrie des antiques sagesses orientales, qui l’ont influencée. En cela, elle reconnaît implicitement en Hortense Flexner, si différente d’elle à première vue, une sœur en écriture, ou en tout cas un poète profondément proche d’elle, qui a abordé des thèmes qui lui sont chers et écrit des vers qu’elle aurait pu signer. Si l’Amérique représente un ailleurs certain pour Yourcenar, lorsqu’elle aborde à la fin de sa vie la poésie pendjabi d’Amrita Pritam, elle a franchi une nouvelle étape de son voyage vers l’Autre, cet inconnu et ce semblable. Amrita Pritam représente idéalement ce poète moderne, revendicatif et insoumis, dans les mots duquel Yourcenar a tenté de se glisser. Plus qu’avec Cavafy ou Hortense Flexner, elle a dû avoir l’impression de toucher, dans les poèmes de la célèbre femme des lettres indienne, cet Autre lointain qu’elle tente de comprendre, d’aimer, d’apprivoiser en se rapprochant de lui à travers la traduction. « Tout nous vient par le truchement des êtres »230, affirme Yourcenar, à propos de Jerry Wilson qui l’initie à l’art du gospel et du de notes, rédigé lors de ses voyages au Japon et en Inde (1982-1983), conservé à la Houghton Library, Voir « Les Hommes vêtus d’espace », TND, p. 32. 230 « Avant-propos », BG, p. 8.
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blues au début des années quatre-vingt. Quarante ans plus tôt, c’est avec la complicité de Grace Frick qui participe activement à l’élaboration de Fleuve profond, sombre rivière, qu’elle prend conscience de la beauté étrange du spiritual. Pareillement c’est grâce à son ami Constantin Dimaras qu’elle entre en contact avec la poésie de Cavafy. C’est en devenant l’intime d’Hortense Flexner, qu’elle pénètre, peu à peu, les méandres secrets de son œuvre. C’est encore, après avoir rencontré Amrita Pritam, qu’elle décide de traduire ses poèmes et demande à Rajesh Sharma de faire office de passeur entre la langue et la culture pendjabi et elle. Il est important d’insister sur la dimension humaine qui caractérise la plupart des « rencontres » et des traductions de poésie de Marguerite Yourcenar. Pour elle, cette quête de la parole étrangère, cette tentative de saisir l’essence du poème écrit par un autre en le traduisant, n’est pas seulement une démarche solitaire ou un exercice de style purement intellectuel dans lesquels elle s’enfermerait. Au contraire, dans la plupart des cas, traduire la poésie est promesse d’ouverture, de dialogue, de confrontation – avec le poète qu’elle traduit mais aussi avec son co-traducteur –, de voyages symboliques parmi les mots, mais aussi les paysages qui les ont vu naître, les êtres qui les ont murmurés ou écrits. Cet aspect, trop peu pris en compte par la critique, est pourtant essentiel pour bien comprendre la conception yourcenarienne, vivante et dynamique, de la traduction de la poésie.
Une vie en poésie Yourcenar n’a jamais renoncé à la poésie, comme elle le précisait à Jean Chalon, en 1974231. Elle n’a jamais cessé de faire confiance à « la forme résistante du poème »232, belle formule qui traduit son attachement à un mode d’expression millénaire, qui a traversé les siècles, sans perdre sa force d’évocation et d’émotion. Le poème a bien été la forme avec laquelle Yourcenar a établi le dialogue le plus intime. Qu’il s’agisse de sa passion de lectrice et de son activité de critique de poésie, comme nous l’avons souligné dans la première partie de notre essai, mais aussi de ses propres créations 231 232
Voir L, p. 419. « Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné », SBI, p. 35
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poétiques, et de ses nombreuses traductions, activités intimement liées, comme nous l’avons démontré dans la seconde partie. On se rend alors compte que l’œuvre poétique de Marguerite Yourcenar, trop souvent réduite, répétons-le, aux quelques juvenilia très tôt reniées, est immense, riche de potentialités et d’échos qui atteignent l’ensemble de l’œuvre. Même si elle les a condamnés à l’oubli, ses deux premiers livres, Le Jardin des Chimères et Les Dieux ne sont pas morts, n’en demeurent pas moins les témoins sensibles de la ferveur poétique qui a animé les premiers écrits yourcenariens. L’acharnement du poète à réécrire, jusqu’à atteindre une totale transmutation, certains de ses poèmes de jeunesse, traduit, comme nous l’avons remarqué, le souci de construire patiemment une œuvre poétique cohérente, complémentaire de ses récits romanesques. Les incursions de Yourcenar du côté du poème en prose, de la prose poétique, son ambition de faire vivre la poésie au cœur même de la prose, puis, à la fin de sa vie, l’adoption du vers libre pour dire la fragmentation et la fulgurance des « visions » du poète, prouvent que l’on a tort de réduire son œuvre poétique à de sages exercices de versification savante. L’œuvre poétique de Marguerite Yourcenar ne se réduit pas, nous le savons, aux poèmes qu’elle a signés. Il convient d’y ajouter la masse importante de ceux qu’elle a traduits, et d’une certaine manière, co-signés. Est-il besoin de rappeler, au terme de notre étude, qu’écrire et traduire sont les deux côtés d’une même médaille et que la traduction n’est pour elle, qu’une autre manière d’aborder la création poétique ? Cette vision très personnelle de l’art de traduire a ému certains critiques qui ne reconnaissent pas au poète la liberté que s’est implicitement accordée Yourcenar, soit son droit à écrire avec Cavafy, Anacréon, Hortense Flexner ou les auteurs anonymes des chants afroaméricains. Pourtant, force est de constater que cette manière de participer activement, sans doute inconsciemment, à la recréation du poème qu’elle traduit fait partie intégrante de sa manière d’aimer, de créer et de vivre en poésie. Souvenons-nous qu’au milieu des années cinquante, elle a pensé à réunir sous son nom, en un même volume, ses propres poèmes et ses traductions des poètes grecs anciens. Un projet qui en dit long sur sa manière de considérer l’art d’écrire ou de réécrire la poésie.
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Sa fascination pour un poème orphique qui l’accompagnera tout au long de son existence est un autre exemple remarquable de cette conception de l’écriture poétique qui abolit les frontières entre création et traduction. Nous connaissons six versions yourcenariennes de ces tablettes dites de Pétalia, « poème » qui a très tôt fasciné Yourcenar puisque dès les années vingt, elle songe à insérer ces paroles d’initié orphique dans la première version de Mémoires d’Hadrien233. Elle ne cessera, par la suite, d’interroger ces tablettes destinées, dans la tradition orphique, à accompagner le mort vers l’audelà. Rien d’étonnant à ce que Yourcenar, fascinée par la mort et l’idée de passage d’un monde dans un autre, se soit passionnée pour ces vers orphiques. Ce qui est remarquable, c’est la manière qu’elle a eu de s’approprier ce texte ancien et sacré, pour le transformer en un poème qu’elle n’hésite pas à signer de son nom. Dans les années quarante, dans ses « Carnets de notes », elle mentionne brièvement ce qu’elle considère comme « l’un des plus purs poèmes qu’ait jamais inspirés la mort »234. Mais c’est à partir des années cinquante qu’elle multiplie les « traductions » de ce poème qu’elle modifie au fil des décennies, proposant des versions qui s’éloignent plus ou moins de l’original. Nous avons recensé six versions complètes de ces vers orphiques235. Elle publie la première version, composée dans les années vingt, sous le titre « Fons Memoriæ » dans La Revue Mondiale, en janvier 1929. De la même époque date une autre version, revue au début des années cinquante, qu’elle insère, sous le titre « Vers orphiques »236 dans Les Charités d’Alcippe et autres poëmes (1956). L’année d’après elle enregistre une version assez différente (elle modifie notamment complètement le dernier tercet), qu’elle ne publiera jamais237. En 1979, elle propose dans La Couronne et la lyre, une traduction très différente sous le titre « Poème anonyme trouvé dans une tombe d’initié orphique »238. Elle republie en 1984, avec deux très légères modifications, dans l’édition 233
Voir YO, p. 61. PE, p. 526. 235 On pourrait leur ajouter un vers cité dans les « Carnets de notes, 1942-1948 » (« Je suis de la même nature que le ciel »), issu sans doute d’une première traduction, que l’ont ne retrouve dans aucune des six versions yourcenariennes connues. Ibid. 236 Voir CA I, p. 16-17. 237 Voir Disque « Marie-Madeleine ou le Salut, Les Charités d’Alcippe et quatre poèmes », op. cit. 238 Voir CL, p. 314. 234
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définitive des Charités d’Alcippe, la version de 1956239. Enfin, elle donne une nouvelle version du fragment, sous le titre « Sagesse orphique », dans son anthologie intime, La Voix des choses, publiée en 1987240. Pendant plus d’un demi-siècle donc ces vers orphiques obsèderont l’écrivain jusqu’à ce que, par mimétisme créatif, il intègre naturellement à son œuvre à quatre reprises ce fragment gravé sur une tablette d’or vingt-quatre siècles plus tôt. Le procédé a choqué quelques critiques qui se sont étonnés que Yourcenar signe de son nom un poème qui n’est en fait que la traduction, très libre, d’un fragment ancien. Loredana Primozich, qui a consacré un article très détaillé aux différentes versions yourcenariennes des tables de Pétalia, s’interroge : « On peut se demander […] pourquoi Marguerite Yourcenar choisit d’inclure ces vers orphiques dans un recueil poétique dont elle serait l’auteur. […]Il existe […], nous semble-t-il, un désir plus ou moins dissimulé chez Yourcenar traductrice de s’attribuer le texte d’autrui… »241 S’attribuer le texte d’autrui. La question ne se pose sans doute pas de cette manière au poète à l’écoute du monde et des siècles qui l’ont précédé. L’ « adoption » des vers orphiques, qu’elle intègre à sa propre œuvre, est d’ailleurs exemplaire d’un procédé d’écriture essentiel pour comprendre la poétique yourcenarienne. Comme nous l’avons mentionné plus haut, écrire et traduire sont des activités créatrices intimement liées chez Yourcenar. Revisités à travers le filtre de son imaginaire, les vers orphiques deviennent donc naturellement siens et elle ne voit pas ce qui pourrait poser problème dans le fait qu’elle appose sa signature au bas de paroles prononcées par un initié orphique grec à plus de deux millénaires de distance. C’est justement cela pour elle être poète. Et c’est de cette manière qu’elle se considérait comme poète, car, comme elle le confiait à Matthieu Galey, « [p]our moi, un poète est quelqu’un qui est en "contact". Quelqu’un à travers qui passe un courant. »242 Pour Yourcenar, ce courant la rattache aux paroles et aux vers gravés dans la mémoire des 239
Voir CA II, p. 17-18. Voir VC, p. 85. 241 Loredana PRIMOZICH, « Marguerite Yourcenar et l’orphisme. Quelques réflexions », Le Sacré dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1993, p. 316. 242 YO, p. 209. 240
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hommes depuis des siècles. En les traduisant, en les adaptant, voire en les réinventant, elle se proclame à la fois leur héritière et leur continuatrice. En « ressuscitant » les tablettes de Pétalia qui dorment au British Museum, ne fait-elle pas pleinement œuvre de poète ? Tout autant, selon elle, que lorsqu’elle compose les Charités d’Alcippe ou même certaines pages de Mémoires d’Hadrien ou de L’Œuvre au noir.
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CONCLUSION « Est-on fondé à dire poète Marguerite Yourcenar […] ? »1 La question que pose Anne-Yvonne Julien en ouverture de la notice qu’elle consacre à l’écrivain dans le Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, publié en 2001, est révélatrice de la manière dont la critique aborde encore, au début du XXIe siècle, l’auteur de Feux et des Charités d’Alcippe. Il n’aura donc pas suffi que Yourcenar affirme, à de multiples reprises, qu’elle se considérait, avant tout, comme poète2 pour qu’elle soit pleinement acceptée dans la grande famille des poètes de son époque. Pourtant, au-delà de cette proclamation, il n’est pas exagéré d’avancer, au terme de notre essai, que la poésie a toujours occupé une place de choix dans la vie et l’œuvre de la première académicienne française. Nous aurions d’ailleurs pu donner pour titre à notre étude : Marguerite Yourcenar, une vie, une œuvre en poésie, tant il paraît désormais évident que la parole poétique – la sienne et celle des autres – occupe une place centrale dans son imaginaire, dans ses choix esthétiques et éthiques, et dans sa vision universaliste du monde, filtrée à travers les grandes œuvres des poètes de tous les temps et de toutes les cultures. N’a-telle pas constamment cherché à ressentir cette « émotion toute impersonnelle qu’inspirent seuls les très grands poèmes »3, qu’elle décrit dans une lettre à une lectrice de L’Œuvre au noir ? Si, comme le prétend une formule célèbre, « il n’y a pas d’amour ; il n’y a que des preuves d’amour », Marguerite Yourcenar est incontestablement une très grande amoureuse de poésie. Sa vie et son œuvre regorgent, en effet, de preuves irréfutables de son lien
1
Anne-Yvonne JULIEN, Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, [dir. Michel JARRETY], PUF, 2001, p. 883. 2 Voir notamment YO, p. 209. 3 « Lettres à Mademoiselle S. » [Léonie Siret], 20 juillet 1969, La Nouvelle Revue Française, n° 327, avril 1980, p. 189.
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solide et durable avec la poésie dans sa dimension la plus large. Nous avons tenté, dans les pages qui précèdent, de mettre à jour certaines de ces « preuves » afin de mieux comprendre le long cheminement entrepris par l’écrivain depuis son enfance baignée par l’écho des vers de Racine et de Victor Hugo jusqu’à sa mort, et son départ pour l’audelà ou le néant, accompagnée par les vers de Ryo-Nan, nonnepoétesse bouddhiste du XIXe siècle, lus à sa demande lors de ses funérailles1. Nous avons montré combien la poésie a accompagné sa vie et nourri son œuvre et constaté, avec Yvon Bernier, que « sa prose n’aurait sûrement pas été la même sans la poésie »2. L’œuvre de Marguerite Yourcenar est un immense palimpseste dont le texte effacé est sa poésie, matrice recouverte au fil des ans par la masse de ses écrits romanesques, de ses essais et mémoires, de son théâtre… Pourtant, nous avons vu que la poésie demeure ce noyau dur incompressible qui contient la part la plus pure de l’art yourcenarien. C’est bien en poète qu’elle a vécu et créé et qu’elle s’est ouverte au monde qu’elle a voulu contenir tout entier dans ses livres. La Méditerranée, première étape de sa quête d’universel, première source d’inspiration, est également le lieu des grands chantiers poétiques de la maturité. C’est encore la poésie qui l’a aidée à déchiffrer les secrets des cultures les plus éloignées d’elle, comme le démontre l’étude de sa bibliothèque et de ses nombreuses traductions-recréations, où elle se glisse dans la matrice forgée par un poète qu’elle admire et enfante, à son contact, de nouveaux vers. C’est toujours dans la poésie qu’elle se réfugie, aux heures sombres de la guerre où le découragement du monde et le désespoir d’être, paralysent toute création personnelle et que les voix des poètes grecs anciens et les chants des esclaves noirs d’Amérique viennent à son secours. C’est chez les grands poètes qui ont marqué l’histoire littéraire universelle, qu’elle puise des bribes de réponses à ses interrogations les plus intimes. Ces mêmes poètes qui remplissent les 1
La cérémonie en mémoire de Marguerite Yourcenar dont elle avait réglé tous les détails comportait, notamment, la lecture du poème de Ryo-Nan, lu en anglais : « [Quatre-vingt-quatre] fois ces yeux ont contemplé les scènes changeantes de l’automne, / J’ai assez parlé du clair de lune/ Ne me demandez plus rien,/ Mais prêtez seulement l’oreille aux voix des pins et des cèdres quand le vent se tait. ».Traduction M. Yourcenar, VC, p. 78. Voir également « Memorial Service for Marguerite Yourcenar, January 16, 1988 », dactylogramme de Marguerite Yourcenar, Archives Y. Bernier. 2 Y. BERNIER, En mémoire d’une souveraine. Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 95.
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rayonnages de sa bibliothèque, peuplent littéralement son œuvre, grands témoins tutélaires qu’elle se plaît à convoquer dans ses livres, qui se transforment en de virtuelles agoras, au cœur desquelles elle fait dialoguer, par delà les langues et les siècles, tous les poètes de la terre. Blanca Arancibia qui considère la poésie comme « l’un des lieux d’ontologie forte »3 de l’œuvre yourcenarienne, lui a assigné trois fonctions4. Elle affirme que « [l]a poésie serait […] pour Yourcenar ce "hors-lieu", cette utopie, royaume du lointain, du pur au sens plein du mot, où l’on peut plus que nulle part se permettre d’être soi »5. Nous avons, en effet, constaté combien le poète se mettait parfois totalement à nu dans certains de ses vers, alors qu’il a souvent adopté, dans le reste de son œuvre, la rigidité du drapé sculpté dans le marbre, en se dissimulant, notamment, derrière la statue imposante d’un empereur, en s’affublant, ailleurs, d’un masque antique ou d’un loup de carnaval, pour voiler son vrai visage au lecteur indiscret qui chercherait à deviner sa silhouette derrière le profil d’Hadrien, de Zénon ou d’Alexis. Nous savons que Yourcenar est un écrivain « autoritaire » qui entend contrôler, non seulement ce qu’elle écrit, mais aussi la manière dont le lecteur doit l’interpréter. La poésie semble faire exception et l’on remarquera que seuls ses volumes de poèmes à forme fixe ne comportent aucun commentaire, notes ou texte de présentation. Nous pensons, en particulier, à l’édition définitive des Charités d’Alcippe pour laquelle elle a finalement renoncé à écrire une préface. Ses poèmes sont donc les seules œuvres à se présenter nues au lecteur, au risque de lui faire découvrir une Yourcenar moins « policée », qui succombe parfois à l’épanchement lyrique, qu’elle tente de dissimuler partout ailleurs. Mais sans doute n’est-ce pas là l’essentiel. La poésie, pour Yourcenar, est bien plus qu’un jardin secret où elle peut laisser aller son Moi intime à découvert. Elle représente pour elle l’essence même de la littérature, le lieu premier et fondamental de la pensée et de la sensibilité humaines. Une manière de chant pur, proche de celui de l’oiseau, qui, nous le savons, incarne pour l’amie de la nature, l’expression poétique la plus limpide. Cette notion de pureté qu’elle 3
Blanca ARANCIBIA, « Un arbre aux multiples ramures », Lectures transversales de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1997, p. 205. 4 « La poésie comme traduction ; la poésie comme lieu de la contrainte ; la poésie comme lieu de la musique », voir ibid. 5 Ibid., p. 207.
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utilise souvent à propos de la poésie6 est à l’évidence très importante. La poésie est vraiment pour elle une émotion pure et sa quête de vérité l’amènera toujours à chercher à atteindre la pureté de l’expression qu’elle admire chez les plus grands poètes. Cette obsession de la pureté poétique n’est peut-être pas étrangère à ce qu’elle nomme « une certaine mystique littéraire de la poésie pure, qui fut particulièrement en vogue vers le début de ce siècle »7. Souvenons-nous qu’elle a déjà fait ses débuts de poète lorsque éclate, en 1925, la polémique qui divisa les milieux littéraires autour de la notion de « Poésie pure » défendue par l’abbé Bremond, dans son « Discours sur la poésie pure » puis dans son ouvrage Prière et Poésie. Nous ignorons ce que la jeune femme de lettres pensa de ce débat qui mobilisa les plus grands poètes de l’époque jusqu’en 1927, et la parution dans Les Nouvelles littéraires du 16 juillet, de la « Lettre à l’abbé Bremond sur l’inspiration poétique » de Paul Claudel. Il est toutefois certain que les cercles littéraires, qu’elle commençait à fréquenter timidement durant cette période, bruissaient des échos de cette controverse sur le rôle fondamental de la poésie. Rappelons d’ailleurs que Yourcenar a été, pendant une courte période, proche du poète néo-symboliste Jean Royère, ardent défenseur de la notion de « poésie pure » – il serait même l’inventeur de la formule née dans l’entourage de Mallarmé. Ce qui est certain c’est que la conception de la poésie qu’elle défendra tout au long de sa vie n’est pas très éloignée de celle de l’abbé Bremond, qui ne fait que reprendre en les radicalisant les théories de Mallarmé, de Valéry et de Claudel. Notion de sacralité de la poésie, importance du mystère, de la musique du vers, poème considéré comme une prière, un objet quasi mystique… toutes ces idées héritées du Symbolisme et synthétisées par l’abbé Bremond8 se retrouvent, en grande partie, dans la poétique yourcenarienne qui conçoit la poésie comme une quête forcené du chant pur. 6
Les exemples dans lesquels Yourcenar utilise l’expression « poésie pure » sont nombreux : « monde de la poésie pure », ER, p. 38 ; « ouvrages de poésie pure », L, p. 359 ; « une ligne mélodramatique ou poétique pleine et pure », Th II, p. 103 ; « pour se muer en la poésie la plus pure », Th II, p. 165… sans compter l’emploi également courant chez elle, d’expressions telles que « énergie pure », S II p. 70 ou « pensée pure », PV, p. 140. 7 « La poursuite de la sagesse », S II, p. 87. 8 Voir Michèle TOURET [dir.], « Poésie pure et pureté de la poésie », Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome I : 1898-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 236-238.
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Le dernier de ses livres que Yourcenar a tenu entre les mains, quelques jours avant sa mort, est La Voix des Choses, achevé d’imprimer en novembre 1987, et auquel elle tenait beaucoup9. C’est aussi le dernier lieu de rencontre entre Yourcenar et la poésie. Hormis la très courte présentation, l’écrivain n’a rien écrit dans cet album qui la définit pourtant intimement. La Voix des choses est, en effet, un recueil de courts textes chers à Yourcenar, qui les a réunis et agrémentés de photos de Jerry Wilson, ultime compagnon de l’écrivain dont la perte, un an plus tôt, l’a sérieusement ébranlée. Nous savons que le titre même de l’ouvrage est un hommage intime à Jerry Wilson10, ce qui a dû rendre d’autant plus précieux, aux yeux de l’écrivain, ce livre de sagesse dans lequel il a rassemblé des fragments de textes qui lui sont chers et l’ont accompagné partout, pendant de nombreuses années : « ce petit livre […] m’a servi de livre de chevet et de livre de voyage pendant tant d’années et parfois de provision de courage. »11 Un critique a décrit La Voix des choses comme « le testament spirituel »12 de Marguerite Yourcenar. On pourrait ajouter qu’il s’agit également de son testament poétique, tant la voix des grands poètes qu’elle a admirés est très présente dans ces pages qui l’ont aidée à vivre. Gérard de Nerval, Williams Blake, Rainer Maria Rilke, Giacomo Leopardi, Francis Thompson, Bob Dylan, Paul Klee, Shiki, Dante, Ryo-Nan, Daito Kanushi, Djelal-Eddin-El-Roumi, vers orphiques, Walt Whitman et Jean Cocteau se succèdent au fil des 9
Marguerite Yourcenar était hospitalisée dans un état grave quand elle reçut le premier exemplaire de La Voix des choses. Selon le témoignage de Dee Dee, son infirmière : « [q]uand elle a vu le livre […] elle l’a parfaitement identifié. Elle le serrait contre elle, le portait à ses lèvres. Elle était heureuse, elle avait ce sourire magnifique que nous lui avons connu. » Cité par J. SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar. L’invention d’une vie, op. cit., p. 456. 10 « Oui, la voix des choses », c’est ce que lui aurait dit J. Wilson, à propos du bruit « léger, fatal, irréparable » selon les mots de Yourcenar, fait par le chute de la précieuse plaque de malachite qui venait de lui échapper des mains, alors qu’elle était hospitalisée et que son jeune ami lui avait apporté l’objet fragile qui symbolisait leur amitié. Voir VC, p. 7, et PV, p. 407. 11 VC, p. 7. À Jean-Pierre Corteggiani, elle précise : « Ce sont des carnets de notes sur lesquels j’ai inscrit toute ma vie – je continue d’ailleurs – des phrases des idées, qui me semblaient particulièrement belles, et satisfaisantes, et suffisantes, si on n’a pas d’autres livres avec soi, pour les relire le soir. », PV, p. 407. 12 Jean ROYER, « Le testament spirituel de Marguerite Yourcenar », Le Devoir, 27 février 1988.
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pages, formant le cortège des poètes amis lus, relus et médités par Yourcenar, tout au long de son existence. On ne s’étonnera pas de la grande diversité des auteurs et des traditions poétiques cités, qui ne fait que refléter le très large éventail des goûts de Marguerite Yourcenar, en matière de poésie. Livre bilan, La Voix des choses, clôt un long compagnonnage avec les pensées et la musique des poètes dont elle a retenu la sagesse qui s’exprime dans les fragments sélectionnés. Vers orphiques qu’elle ne cessera de questionner, traditions poétiques et mystiques extrême-orientales, grands poètes universels (Dante, Blake), contemporains capitaux (Rilke, Cocteau), chantre de la poésie contestataire emblématique de la jeunesse d’un monde en mutation (Bob Dylan)…, les poètes et les vers rassemblés dans La Voix des choses, révèlent intimement les choix de l’anthologiste qui s’efface pour leur faire une place dans son œuvre. Dans ce livre très personnel, où, comme le dit Yourcenar « [i]l n’y a pas un mot de moi »13, le poète finit par se fondre et se confondre avec les voix qu’il fait revivre. Nous assistons symboliquement à l’effacement de sa propre parole au profit de celles, multiples et contrastées, des poètes dont elle se sent proche et dans lesquels elle finit par se dissoudre. Paradoxalement, c’est peut-être dans ce livre où elle n’a pas écrit un seul vers, qu’elle est la plus présente. La dissolution du Moi yourcenarien au cœur des vers de Blake, Rilke, Cocteau, Dylan…semble même l’aboutissement naturel d’une femme qui a très tôt eu conscience d’être unique et, en même temps, de contenir, au fond d’elle même, des multitudes, selon la formule dont elle a fait une de ses devises : Unus ego et multi in me. Avec La Voix des choses, Yourcenar rejoint donc ces multitudes de poètes qu’elle a portées en elle toute sa vie. Elle devient l’un d’eux. C’est peut-être cela aussi, le « retrait » de la poésie que nous évoquions dès l’introduction de notre essai. Ce retrait de la poésie de Marguerite Yourcenar, par rapport à l’ensemble de son œuvre, nous l’avons interrogé tout au long de notre étude. La poésie est-elle si en retrait que cela dans l’œuvre yourcenarienne ? Est-elle vraiment un « sous-produit »14 selon l’expression de Yourcenar qui l’emploie d’ailleurs aussi pour parler du bonheur ? Il n’est pas 13
PV, p. 407. Voir lettre à Jean Roudaut, auquel elle écrit le 18 novembre 1978 : « J’ai joué ma carrière d’écrivain sur la prose, de sorte que le vers n’est plus qu’un sous-produit ». L, p. 596. 14
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possible de répondre affirmativement après avoir vérifié combien la poésie a été déterminante dans la vie et l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Peut-être devrions-nous relire la lettre qu’elle adresse en 1978 à Yvon Bernier et dans laquelle elle précise : « la poésie sous de strictes formes prosodiques n’a pas cessé d’accompagner, comme en retrait, le développement de mon œuvre en prose »15. Le « comme en retrait » que nous avons commenté de manière un peu restrictive dans notre introduction prend, au terme de notre parcours, une résonance plus ouverte. S’il est apparent, le retrait de la poésie de Marguerite Yourcenar n’est pas le signe d’un échec ou d’un oubli. Il est, au contraire, l’indice d’une relation intense, qui se situe au plus profond de son être et marque intimement son œuvre. À Matthieu Galey qui lui demandait si le théâtre – autre domaine demeuré « en retrait » – était une « occupation secondaire » pour elle, Yourcenar répond : « Quantitativement, oui. Qualitativement, ce serait à voir. Il m’arrive de me plaire dans mes pièces comme dans un domaine réservé où je suis encore relativement seule. »16 Elle aurait certainement pu tenir le même discours à propos de sa poésie, qui est l’autre « domaine réservé » dans lequel elle s’est sûrement parfois sentie seule. A-t-elle souffert de ne pas être totalement reconnue comme poète ? Certainement. Sans doute a-t-elle eu parfois, comme le pense son ami Jean Chalon17, le même sentiment que François Mauriac, déçu, lui aussi de voir la critique et le public ignorer ses recueils de poèmes, et qui note dans ses Nouveaux mémoires intérieurs : Le nom de poète, je me moque bien qu’on me l’ait dénié ! J’en suis un et je n’aurai même été que cela ; et dans la mesure où je n’ai pu m’imposer comme poète, j’ai manqué ma vie – ou plutôt je l’aurais manquée, si la nappe secrète n’avait alimenté tout ce que j’ai écrit : romans, essais, mais même le moindre article de journal.18
15
Lettre du 4 janvier 1978 citée par Yvon BERNIER, « Itinéraire d’une œuvre », Études littéraires, op. cit. p. 10. 16 YO, p. 197. 17 « Je pense que Yourcenar, comme Mauriac d’ailleurs, était un poète rentré, qu’elle aurait aimé être reconnue pour sa poésie. », entretien avec l’auteur, Paris, 29 juillet 2002. 18 Cité par Violaine MASSENET, François Mauriac, Flammarion, 2000, p. 219.
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Cette « nappe secrète » existe, nous le savons, chez Yourcenar aussi. Elle est même l’élément nourricier à la source de laquelle ont puisé tous ses livres. Peut-on, alors, lui dénier, comme à Mauriac, le titre de poète, comme pourrait le faire penser le Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours ? Assurément non. Un grand poète de la seconde partie du XXe siècle, Léopold Sédar Senghor, a écrit : « La poésie de Marguerite Yourcenar restera sûrement dans nos mémoires comme un exemple de poésie moderne. C’est que, comme toute poésie authentique, elle est sensuelle et spirituelle en même temps : créatrice. »19 C’est le dernier mot qui importe dans l’éloge de l’auteur des Chants d’ombre : créatrice. Senghor, en authentique poète, a senti qu’il ne fallait pas seulement rechercher la créativité de Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien ou Le Labyrinthe du monde. Elle existe également dans Les Charités d’Alcippe et dans Les Trente-trois Noms de Dieu. Occulter une part non négligeable de l’œuvre excentrée de Yourcenar, si révélatrice de son rapport au monde et à l’écriture, ne peut être une méthode satisfaisante pour rendre compte, dans sa pluralité, de la richesse et des potentialités non encore exploitées de l’œuvre yourcenarienne. Notre essai est donc, avant tout, un premier jalon, qui aura permis de défricher le terrain et de briser le silence qui entoure, le plus souvent, les écrits de nature poétique de Yourcenar, et plus généralement, son rapport intime à la poésie. Nous avons tenté de répondre à quelques questions le plus souvent ignorées, d’éclairer des zones demeurées dans l’ombre, d’apporter de nouveaux éléments d’évaluation de l’œuvre yourcenarienne, d’ouvrir des portes jusqu’alors restées fermées ou seulement entrebâillées. Nous nous rendons compte au terme de notre recherche qu’elle ne fait, paradoxalement, que commencer et que bien des pistes restent à explorer. Comme toute question qui tente d’aller au cœur des choses le champ de notre étude est inépuisable. Notre travail porte donc en lui l’espoir de prolongements fructueux. Nous avons seulement réalisé cette « archéologie d’un silence », chère à Foucault, et tenté de déchiffrer ce « brouillon un peu barbouillé d’un poème »20, que 19
Léopold Sédar SENGHOR, « Un exemple de poésie moderne », La revue des deux mondes, op. cit., p. 77. 20 Dans un message non daté [1957-1958 ?] qui accompagne l’envoi de deux disques dont l’un est celui où M. Yourcenar lit ses propres poèmes (Gotham Recording Corporation, 1957), l’écrivain écrit : « À Natalie Clifford Barney, en remerciement
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représente encore trop souvent l’œuvre poétique yourcenarienne. Il reste désormais à lui rendre la place qui lui revient, c’est-à-dire celle que lui avait sans doute assigné secrètement Yourcenar elle-même, qui considérait assurément que la poésie avait pleinement droit de cité au cœur de sa vie et de son œuvre. Sans doute aurait-elle apprécié qu’on lui fasse le compliment envoyé par François Mauriac à Léon-Paul Fargue : « Vous êtes un grand prosateur parce que vous êtes un grand poète. »21 Poète, Yourcenar l’a été dès l’enfance. Dès ses premiers pas dans la vie, ses premiers émois, ses premières lectures, elle a vécu et respiré en poète. Souvenons-nous de ces après-midi secrets où sa bonne adorée, la tendre Barbe, la soustrayait à l’univers douillet des petites filles modèles pour l’amener avec elle au bordel. Là, devant quelques clients attendris et des demoiselles très légèrement vêtues, elle récite, parmi d’autres vers que lui a appris son père adoré, des fragments de « Nuit de mai » de Musset qui s’ouvre par un vers fameux invitant à la féerie poétique : « Poète, prends ton luth et me donne un baiser ». Ce luth de la poésie entrevu dès l’enfance, Yourcenar ne cessera jamais d’en tirer des notes tendres, émouvantes, parfois maladroites et naïves, mais toujours sincères et fécondes. Des notes qui habilleront d’une musique singulière, étrange et décalée l’ensemble de son œuvre. Des vers de Musset marmonnés clandestinement dans un lupanar par une petite fille déjà éprise d’idéal lyrique aux derniers fragments poétiques composés à la fin de sa vie, Marguerite Yourcenar n’a jamais cessé d’habiter le monde en poète et de le réinventer avec les instruments mystérieux et infinis de la poésie la plus pure.
pour son sympathique accueil, cette carte de visite de la voix (le premier de ces deux disques contient d’ailleurs une hésitation qui ressemble à une rature ; soyez-y indulgente, comme au brouillon un peu barbouillé d’un poème. » Fonds Barney, NCB. C. 2408. 21 Lettre de F. Mauriac à L.-P. Fargue, 5 octobre 1942, cité par Jean-Paul GOUJON, Léon-Paul Fargue, Gallimard, 1997, p. 258.
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BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE ÉCRITS POÉTIQUES DE MARGUERITE YOURCENAR
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II- POÈMES PUBLIÉS DANS DES REVUES « Spes navigantium », Le Divan, n° 102, septembre-octobre 1924, p. 428-431. « Persée », « David », « L’Idolino » [publiés sous le titre « Trilogie héroïque »], Poésie, novembre 1925, p. 219-220. « Nunc », Poésie, n° 3, mars 1926, p. 50. « La Faucille et le marteau », L’Humanité, 20 novembre 1926, p. 4. « Pierrot pendu », Point et virgule, n° 7, mai 1928, p. 20. « Cantilène pour un visage », « Une Cantilène de pentaour » et « Cantilène pour un joueur de flûte », Point et virgule, [1928-1929 ?], p. 19-20. « Les Mains invisibles », « Rosae angelica », « In Memoriam musarum », « Dolor marmor », « La Citerne du temps » [publiés sous le titre « Italianismes »], Revue des Jeunes, 10 mai 1928, p. 319-322. « Quatre épigrammes funéraires imitées de Michel-Ange », « Fons Memoriæ », » Quatre épigrammes amoureuses qui se souviennent de Platon » [publiés sous le titre « Marginalia »], La Revue mondiale, janvier 1929, p. 47-48.
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AUTRES ŒUVRES
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VII- CORRESPONDANCE « Lettre à Alain Bosquet », Marginales, n° 125, avril 1969, p. 85-86. « Lettres à Mademoiselle S. », La Nouvelle revue française, n° 327, avril 1980, p. 181-191. Lettres à ses amis et quelques autres, édition établie par Michèle Sarde et Joseph Brami, Paris, Gallimard, 1995, 717 p. « Correspondance de Marguerite Yourcenar avec maître Jean Eeckhout », présentée par Rémy Poignault, Bulletin de la SIEY, n° 20, décembre 1999, p. 21-47. « Correspondance entre Marguerite Yourcenar et Jean Denègre », Bulletin de la SIEY n° 21, décembre 2000, p. 13-26. D’Hadrien à Zénon. Correspondance 1951-1956, texte établi et annoté par Colette Gaudin et Rémy Poignault, avec la collaboration de Joseph Brami et Maurice Delcroix, édition coordonnée par Élyane DezonJones et Michèle Sarde, préface de Josyane Savigneau, Paris, Gallimard, 2004, 630 p.
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241-243, 245, 254-256, 261, 433, 541 Auden, W. H. 167, 479 Audiberti, Jacques 207 Audoin, Philippe 147 Aurevilly, Barbey d’ 94 Aury, Dominique 239-240, 529 Bach, Jean-Sébastien 488, 491 Bachelard, Gaston 161 Baïf, J. A. de 64 Baissette, Gaston 312, 425 Baldwin, James 464, 520, 524 Ballard, Jean 164-165, 167, 493 Balzac, Honoré de 24 Banville, Théodore 54 Barbe, Apoline Barbe Aerts dite 9, 22, 26, 555 Barbette 429 Barbusse, Henri 365, 370 Bardèche, Maurice 250, 370 Bardon, H. 448 Barnes, Djuna 181 Barney, Natalie Clifford 146, 178, 179-183, 213, 265, 372, 392-393, 395, 470, 493, 495, 523, 554 Baron Supervielle, Silvia 160, 184-186, 189, 190-192, 218, 357, 394, 396-398, 416, 444-455, 459, 464, 467 Barrès, Maurice 23, 35-36, 42, 128-129, 135, 297-298 Barrett Browning, Elizabeth 107-108
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Basho 12, 115-116, 241, 245, 257-261 Bataille, Georges 427 Baud-Bovy, Samuel 479 Baudelaire, Charles 24-25, 33, 48, 52, 67, 71-72, 77-78, 82-85, 92, 211, 230, 237338, 244, 341, 373, 413, 433, 440, 443, 547, 554 Baumgartner, Emmanuelle 61 Béatrice, sœur 39 Beaulieu, Jean-Philippe 416 Beckett, Samuel 186 Bède, le Vénérable 53 Begum, Jahanara 120 Belleau, Rémy 48, 64 Bellini 194 Belmont, Eleonor 181 Benda, Julien 135 Bengnot, Denise 213, 373 Bensoussan, Mathilde 126, 176 Berdiaeff, Nicolas 212 Berg, Christian 279 Berger, Daniel 515 Bernier, Yvon, 13, 35, 50, 56, 61, 167-168, 213, 384, 394, 397, 408, 413-414, 548, 553 Bernis 67 Berrichon, Paterne 91 Bhêly-Quenum, Olympe 514 Bianciotti, Hector 189, 475 Biès, Jean 161 Biondi, Carminella 89, 304, 313 Bishop, Elizabeth 527 Bjurström, Carl Gustav 82, 175
Blais, Marie-Claire 526-527, 531 Blake, William 107, 109-110, 191, 192, 551 Blanc, Jeanne-Yves 213 Blanchot, Maurice 443-444 Blanckeman, Bruno 421, 451 Blot, Jean 248 Blume, Mary 201 Blyth, Reginald Horace 116 Boccace, Giovanni 129, 339 Boileau, Nicolas 51, 66, 210 Bollack, Jean 501 Bombardier, Denise 261 Bonnard, Abel 369 Bonnefoy, Yves 153, 168, 201, 209, 240, 412 Bonnier, Henry 80 Borges, Jorge Luis 12, 110, 173-174, 185-186, 188-192, 223, 238, 241-242, 245 Borsaro, Brigitte 224 Bos, Charles du 107 Bosch, Jérôme 88 Bosquet, Alain 156, 195, 378, 514-515 Bottral, Ronald 107 Bouchard, Thierry 185 Boudot-Lamotte, Emmanuel 235-237 Bousquet, Joë 161 Bouvard, Hélène 162 Bracci, Cecchino 357 Brasch, Charles 537 Brasillach, Robert 250, 370, 495-496, 499 Brauner, Victor 144 Bréchon, Robert 159 Brecht, Berthold 430
INDEX
Brenner, Jacques 160, 251, 515 Breton, André 56, 135, 140142, 144-147, 149, 153, 209, 297, 369, 372, 393, 412, 431 Breughel 88, 199, 274 Brewster, W. Herbert Rév. 518, 522 Brierre, Annie 515 Bronne, Carlo 197 Brooke, Rupert 109, 167 Brosse, Jacques 138, 144, 161
Brossollet, Marc Maître 124, 392, 394 Browning, Robert 108 Bryant, William Cullen 113 Busnel, François 60 Byron, Lord 36, 107-108, 111 Caillois, Roger 141-142, 164, 191, 242-243, 245, 263-264, 266 Calas, Nicolas 88, 140, 148, 242 Callimaque 200, 494 Camões, Luis de 123-124, 126, 133, 186 Campanella, Tommaso 194 Camus, Albert 452 Cantideva 122 Capasso, Aldo 197-198 Capdet, Françoise 125-126 Carayon, Jeanne 52, 123, 239, 243, 263, 361, 394, 409, 414, 509-510 Carco, Francis 364 Carner, José 126, 198, 200 Cartier de Marchienne, Arnold de, baron 302
587
Casanova, Pascale 508 Castagné, Nathalie 143 Castaneda, Carlos 263 Cattaui, Georges 475 Catulle-Mendès, Jane 368 Cavafy, Constantin 11-12, 99, 167-168, 170, 193, 202, 208, 242, 245, 307, 377, 424, 463, 465-468, 470-479, 480-486, 489, 492, 513, 516, 525-526, 531-532, 536, 539-542, 589 Cavazzuti, Maria 440, 451 Cazenave, Michel 308 Ceccatty, René de 466-467, 470 Célan, Paul 170 Cellini, Benvenuto 24, 351 Cendrars, Blaise 275, 296 Cervantes, Miguel de 23, 124 Chabaneix, Philippe 369 Chadjinicoli, Jeannette 457 Chalon, Jean 175, 182-183, 197, 263, 266, 419, 471, 541, 553 Chamson, André 370 Chancel, Jacques 21, 25, 53, 58, 88-89, 97, 99, 154, 221, 224, 239, 308, 419, 502 Chanel, Coco 236 Chanel, Pierre 232, 236 Char, René 153, 209, 240, 412 Charpentier, Octave 368 Chatterji, N. 40-41, 122, 301 Chatterton, Thomas 109 Chaucer, Geoffrey 102 Chauvel, Jean 91, 196
588
MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE
Chénier, André 32, 51, 59, 66, 71, 73-78, 92, 183, 211, 238, 255, 284, 488, 501 Chestov, Léon 212 Chevrefils-Desbioles 427 Chiberre, R. 62, 320 Chirico, Giorgio de 427 Chopin, Frédéric 509 Chrestien, Florent 494 Claudel, Paul 91, 135, 160, 550 Cléopâtre 338 Clodion 75, 78 Cluny, Claude-Michel 499 Coche de la Ferté, Étienne 1314, 170, 406 Cocteau, Jean 56, 200, 211212, 221-238, 275, 297, 299, 376, 388, 393, 426, 428-429, 444, 552 Cohen, Gustave 61 Coleridge, Samuel Taylor 108109, 242 Colet, Louise 322 Colette 429 Collange, Christiane 78, 374 Comenius, John Amos 29, 311, 320 Connes, André 204-205, 212 Coppée, François 476 Corneille, Pierre 23, 50-51, 67, 78, 500 Corrège (Corregio) 73, 78 Cortázar, Julio 185 Corteggiani, Jean-Pierre 83, 456-457, 465, 551 Cossé, Laurence 532 Couchoud, Paul-Louis 114 Couffon, Claude 185
Coulon, Laurent 358 Courbert, Gustave 81 Cowper, William 106 Crashaw, Richard 106 Crayencour, Fernande 26, 30 31, 54, 361 Crayencour, Georges de 21, 239 Crayencour, Michel de 26-33, 89, 291-295, 319, 359, 363 Crevel, René 299 Croce, Benedetto 443 Curvers, Alexis 114, 154, 199200, 210, 227, 380-381, 383-384, 391-392, 418 D’Annunzio, Dante Gabriele 23, 25, 33-37, 42-43, 96, 108, 166, 181, 223, 281 Dacier, Madame 489 Dadelsen, Jean-Paul 376 Dalaï Lama 123 Dante, Alighieri 23-25, 36, 96, 102, 110, 126-128, 133, 189, 191, 237, 244, 255, 339, 551 Daumal, René 161, 238 David-Neel, Alexandra 95 Davis, Michael 110 Day, Merenda 454, 518 Debocq, Camille 271 Décaudin, Michel 213, 228 Deharme, Lise 146 Delacroix, Maurice 81 Delarue-Mardrus, Lucie 161, 178-179, 181 Delcourt, Marie 114, 154, 210, 227, 380, 418 Delcroix, Maurice 38, 51, 279 Delille, Jacques 77-78
INDEX
Delpech, Jeanine 217 Demers, Jeanne 416 Derain, André 427 Derème, Tristan 364, 369 Desblache, Lucile 510, 515516 Desbordes-Valmore, Marceline 33 Descamps, Pierre 413 Descartes, René 78, 254 Desfons, Pierre 522 Desportes, Philippe 32, 46, 49, 295 Detrez, Conrad 500 Devarrieux, Claire 201 Dezon-Jones, Élyane 22 Dhôtel, André 161 Diaghilev, Serge de 429 Dickens, Charles 24 Dicopoulou, Vassiliki 472 Didier, Béatrice 89 Dimaras, Constantin 468, 472475, 477, 479, 480-483, 485, 536, 541 Diotime 334, 362, 370 Dodson, Fitzhugh 21 Donne, John 106 Dorat, 67, 77-78 Dostoïevski, Fedor 24 Doucet, Jacques 180 Douglas, Lord 104 Dresse, Paul 199, 446 Drouot, Paul 162 Du Bellay, Joachim 32, 49, 63, 302 Dubosclard, Joël 33, 307 Dumay, Maurice 517 Dupont, Florence 501 Duras, Marguerite 72
589
Dylan, Bob 237-240, 507, 551 Eatman, Obie 518, 522 Edouard, 120, 168, 197 Eeckhout, Jean 70 Ekelöf, Gunnar 175, 238 El Roumi, Djelal Eddin 119, 399-400, 551 Eliot, George 111 Eliot, T. S. 111, 167, 222, 479 Éluard, Paul 144 Elytis, Odysseus 193-194 Embiricos, Andréas 144, 224, 405, 423, 432, 472 Emerson, Ralph Waldo 38 Émié, Louis 200 Emmanuel, Pierre 201, 393 Empédocle 196, 498 Emre, Yunus 120 Ensor, James 433 Éribon, Didier 17 Erman, Adolphe 358 Ernst, Max 144-145 Erwan, Jacques 521-522 Eschyle, 337, 498, 500 Étiemble, René 91, 196, 207, 459, 464, 496 Euripide 32, 73, 307, 322, 325, 486 Evola, Julius 73, 143 Faguet, Émile 252 Fainlight, Ruth 344 Fargue, Léon-Paul 373, 508, 555 Farid 535 Farrell, Edith R. et C. Frederick Jr 63, 397, 416, 436, 438 Fasbender, Albert 199 Father Divine 505
590
MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE
Faucher, Françoise 374 Faverzani, Camillo 36-37, 170, 280, 339, 451 Favre, Yves-Alain 242, 415 Ferrand, François 61 Ferrer, Daniel 56, 59, 65 Ferrier, Jean-Louis 78, 374 Filaire, Marc-Jean 451 Fitzgerald, Edward 121 Flaubert, Gustave 23, 114, 155, 244, 253, 349, 446 Flexner, Hortense 11-12, 140, 161, 201-204, 242, 464-466, 523-532, 534, 539-542 Florus 447 Fombeure, Maurice 164, 369 Fontainas, André 341-342 Fontanes 76 Forster, E. M. 479 Fort, Paul 368 Foucault, Michel 17, 554 Fouchet, Max-Pol 446, 479 Foulon de Vaulx, André 369 Fra Angelico 350 Fraigneau, André 234-235, 249, 312, 404-405, 418, 423, 425, 434 Fraisse, Emmanuel 68 France, Anatole 23, 36, 65-66, 298, 320 Francillon, Robert 162 Franck, Jacques 499 Franco, Général 373 Fréris, Georges 479 Freud, Sigmund 137-140, 145, 149, 370, 431-432 Freund, Gisèle 145, 210 Frick, Grace 56-57, 61-62, 66, 82, 101-102, 105-112, 124,
128, 146, 168, 173, 207, 235, 383, 504-505, 511, 517, 524, 526-527, 532, 541 Fumaroli, Marc 93-95 Galey, Mathieu 22, 35, 72, 7879, 145, 160, 171, 218, 226, 235, 238, 246, 301, 303, 315, 333, 342, 374, 418, 424, 444, 471, 476, 544, 553 Gallimard, Claude 315-316, 396, 409-410, 420, 482, 495, 498-499, 516, 529 Gallimard, Gaston 513 Gama, Vasco de 124, 142 Gandon, Odile 472 Ganerel 381 Gans, Wilhelm 129 García Lorca, Federico 124, 172, 174, 238 García Lorca, Isabel 173-174 Garcin, Jérôme 153, 412 Garric, Robert 369 Gasquet, Joachim 299 Gaudemar, Antoine 522 Gaudin, Colette 305, 342, 421 Gautier, Théophile 24-25, 3233, 55, 68 Geerts, Walter 279 Geffray, Yvon 21 Genet, Jean 72 Germain, Gabriel 127, 158, 176, 197, 204, 218, 226227, 426 Gezelle, Guido 131, 518 Gide, André 33, 40, 72, 74, 79, 118, 135, 170, 179, 218, 225, 243, 298, 426, 480 Giono, Jean 254
INDEX
Giorgione 73 Giraudoux, Jean 72, 225-226, 426, 428, 431 Glissant, Édouard 201 Glocer Nettleton, Mary 168 Gobineau, Comte de 446 Godoy, Armand 162 Goethe, Johan W. von 53, 73, 129, 252 Golieth, Catherine 53 Goncourt, Frères 90, 533 Goossens, Jacques 223 Goslar, Michèle 320, 361, 363, 454 Goujon, Jean-Paul 555 Gourmont, Remy de 61, 181, 508 Grandmont, Dominique 482 Grasset, Bernard 234 Graves, Robert 344 Gray, Thomas 106 Grenier, Jean 162 Griva, Théodore 479 Grodent, Michel 252, 317, 432, 436, 479 Guérin, Maurice de 67, 71, 78, 92-94, 109, 212, 255, 501 Guiberteau, Philippe 128 Guilleragues 435 Guillou, Yannick 251, 450 Guitton, Édouard 74 Guitton, Jean 499-500 Gullentops, David 228 Guppy, Shusha 48, 120, 139, 173, 175, 345 Guth, Paul 378, 493 Guyard, Marius-François 472 Hadjilazaros, Matsie 169 Hafiz 120
591
Hall, Radclyffe 181 Halley, Achmy 169, 371, 459, 507 Han-Shan, T’ang 117 Hardy, Thomas 111 Hartoy, Maurice d’ 300 Hawthorne, Nathaniel 57, 112 Haydon, B. R. 109 Hayes, Nathan 522 Heidegger, Martin 208 Heilbut, Anthony 518 Heine, Heinrich 130 Hennart, Marcel 174, 198-199, 394 Henri III 49 Héraclite 24 Herbert, George 106, 518 Herder, Johann Gottfried 508 Heredia, José Maria de 33-34, 70, 350 Hermant, Michel 238 Herrick, Robert 106 Hésiode 492 Hillenaar, Henk 244 Hilsum, René 62, 159, 297 Hitler, Adolph 430 Hofmannsthal, Hugo von 170 Hölderlin 92, 130, 209, 252 Homère, 23-25, 27, 73, 127, 216, 247, 265, 327, 486, 492, 499 Horn, Pierre L. 341 Horne, R. H. 109 Houdar de la Motte 67 Houssin, Monique 159, 413414 Houville, Gérard d’ 446 Hovelt, Christine 292, 320 Howard, Joan E. 388, 394
592
MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE
Howard, Richard 197 Hugo, Victor 10, 21, 23-25, 27, 33, 46, 52, 67, 71-72, 74, 76, 78-83, 85, 92, 133, 170, 180, 192, 211, 237238, 242, 244, 252, 256, 264, 303-304, 341, 413, 443, 501, 548 Huxley, Aldous 112, 122 Huysmans, Joris-Karl 23 Ibsen, Henrik 24 Ibycos 493 Imroz 534 Isherwood, Christopher 122, 167 Iwasaki, Tsutomu 257-258 Izzet, Aziz 165, 169 Jacob, Max 181, 297, 369 Jacobsen, Jens Peter 131, 209 Jaloux, Edmond 96, 217, 249, 372, 436, 439 James, Henry 106, 110, 161, 424, 463-464, 468, 520, 523 James, William 161 Jammes, Francis 160, 298 Jarrety, Michel 547 Jarry, Alfred 508 Jayadeva 122 Jefferson, Thomas 504 Jili, Abd Al Karim 119 Jodelle, Étienne 64 Johnson, Samuel 107 Julien, Anne-Yvonne 421, 432, 435, 437, 442, 448449, 547 Jung, Carl Gustav 139, 308, 432 Kabir 40, 535 Kaiser, Walter 168, 193-194
Kanaklos de Sicyone 284 Kanushi, Daito 551 Kassner, Rudolph 171 Katsimbalis, Georges C. 176 Kayaloff, Jacques 145 Kazantzakis, Nikos 169, 487 Keats, John, 107, 109 Kennedy, John Fitzgerald 149 Kerenyi, Charles 445 Kesten, Hermann 167 Khayyam, Omar 121-122, 126, 133, 326 Khusrau, Amir 120 Kierkegaard, Søren 212 King, Wyncie 524, 527 Kipling, Rudyard 24, 167 Klee, Paul 551 Kodama, Maria 188-189, 193 Komachi, Sotoba 115 Kommerell, Max 130, 209 Kropotkine, Piotr A., Prince 24 Kyoraï, Mukaï 258 Kyriakos, Lucy 387 La Bruyère, Jean de 22-23 La Fontaine, Jean de 23, 25, 50, 65, 168, 213, 298 La Malibran 54, 359-360 La Rochefoucauld Edmée de, 160 Labé, Louise 63 Lacarrière, Jacques 168-169, 195, 496, 499-500, 502 Lacombe, Roger 502 Laforgue, Jules 144, 369 Lafosse 489 Lagerlöf, Selma 23, 241 Lamartine, Alphonse de 24-25, 55, 68, 209, 305 Lamblic, Henri 369
INDEX
Langley-Moore, Doris 107 Larbaud, Valery 113, 197, 373 Launay, Claude 215 Laurencin, Marie 213, 388 Lauroy, Nicole 113 Lautréamont 33, 433 Le Buhan, Dominique 130131, 170, 203, 205-209, 211 Le Cardonnel, Louis 368 Le Corbusier 427 Le Magnan, Suzanne 198 Lebel, Maurice 253 Lebon, André 89, 502 Lebovici, Élisabeth 56 Lebrau, Jean 369 Lebrun 67, 184, 467-468 Lecarme, Jacques 421, 446 Leconte de Lisle 33-34, 53, 70, 74, 350, 488 Léger, Fernand 427 Legouis, Émile 108 Lemaître, Henri 93 Leopardi, Giacomo 129, 551 Lessing, G. E. 130 Leuwers, Daniel 422 Levesque, Robert 480 Levillain, Henriette 445 Leyris, Michel 466-467 Liddell, Robert 483 Lindsay, Vachel 168 Liné, Sylvie 301 Li-Po 117 Lockhart, J. G. 106 Longfellow, Henry 57, 112 Lorraine, Louise de 49 Loti, Pierre 23, 135 Lourié, Arthur 150-151 Lovell, John 516 Loyola, Ignace de 247
593
Luini, Bernardino 328 Lully, Jean-Baptiste 153 Luther King, Martin 513, 518, 537 Lutzow, Comte 29 Lycophron 48, 152 Macaulay, Thomas B. 105, 244 Machado, Antonio 174 Macpherson, James 106 Madeleine, Jacques 69 Maeterlinck, Maurice 23, 25, 33-34, 36-39, 42-43, 108, 244, 281, 327, 341 Magne, Denys 275, 300, 303304, 306, 317, 329, 331, 334, 340-342, 350, 352, 379, 396, 485, 499 Maillol, Aristide 384, 391 Maindron, André 416 Maksimović, Desanka 174 Malherbe, 51, 63, 67, 468 Mallarmé, Stéphane 33, 55, 67, 70, 244, 256, 265, 372373, 410, 443, 475, 528, 550 Mambrino, Jean 500 Manciet, Bernard 516, 517 Mandiargues, André Pieyre de 185 Manguel, Alberto 60 Manley Hopkins, Gerard 518 Mann, Klaus 167 Mann, Thomas 225, 241, 445 Marc-Aurèle 23 Marcel, Gabriel 163, 369, 421 Marchal, Gaston-Louis 92-94, 109 Marchand, Jean-José 412
594
MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE
Marchand, Pierre 34 Marie de France 48, 61 Maritain, Jacques 369 Marot, Clément 48, 184 Martineau, Henri 368 Marx, Karl 138, 145, 147 Masefield, John 167 Maspero, Gaston 358 Massenet, Violaine 553 Massignon, Louis 121 Massis, Henri 369 Masson, Jean-Yves 171 Masui, Jacques 158, 161, 174 Maublanc, Jean-Daniel 369 Maulnier, Thierry 370 Maulpoix, Jean-Michel 499 Maurel, Jean-Pierre 521 Mauriac, François 155, 236, 369, 427, 553-555 Maurois, André 129 Maurras, Charles 299, 369-370 Maynard, François 51 McCormick, Nancy 438 Meigs, Mary 526, 528, 532 Méléagre 77 Melville, Herman 113 Ménil, Dominique 123 Meredith, George 109 Merejkovski, Dimitri de 23, 320 Merton, Thomas 149 Metaxas, Général 375, 430 Michaut, Gustave 62 Michaux, Henri 59, 159-160 Michel-Ange 316, 351, 357 Mifka, Ljerka 531 Mignot, Sabine 522-532 Mikander, K. 203-204 Milarépa 122
Miller, Henry 176 Milosz, O. V. de L. 161, 182, 373 Milton, John 105, 191, 255 Miomandre, Francis de 161, 369 Mishima, Yukio 35, 96, 115116, 223, 241, 463-464, 473, 563 Mistral, Frédéric 71 Mohanjit, Dr 535 Molière 23 Monroe, Marilyn 537 Montaigne, Michel de 24, 67 Montalbetti, Jean 155 Montale, Eugenio 172 Monteil, Vincent 120 Monteret, Pierre 56 Montherlant, Henri de 225 Moore, Marianne 66, 168, 527 Morand, Paul 184, 428 Moréas, Jean 412 Moreau, Gustave 304 Moreno-Jimeno, Manuel 174 Morris, Ivan 115 Morris, William 110 Mounic, Anne 344 Mourre, Michel 124 Mouton, Jean 150-151 Mozart, Wolfgang Amadeus 128, 153, 439, 488 Muir, Edwin 344 Munch, Edvard 433 Murciaux, Christian 162 Murzi, Manrico 197, 457 Muselli, Vincent 200 Musset, Alfred de 23-25, 3233, 54, 68, 230, 359, 555
INDEX
Mussolini, Benito 373, 375, 430 Nerval, Gérard de 33, 53, 69, 92, 130, 551 Neuvéglise, Paule 498 Newbold, Elinor K. 168 Newman, John Henry 111 Nietzsche, Friedrich 36, 90, 135, 144, 152, 320, 362, 471 Noailles, Anna de 160, 298, 368, 413 Noël, Marie 200, 298 Norge 200 Nostradamus 46 Noulet, Émilie 91, 126, 198, 216, 218, 220, 410-411, 421 Novalis 38, 130-131, 466 Ocampo, Silvina 190 Olliver, Jean-Pierre 207 Onimus, Jean 88 Oppien 12, 241, 494 Orengo, Charles 47, 251, 382383, 392-393, 395, 495-496, 528-529 Orléans, Charles d’ 32-33, 48, 62 Orphanidou-Fréris, Maria 475 Ovide 76 Pache, Jean 412 Palamas 477, 487 Papadopoulos, Christiane 475, 478 Papoutsakis, Georges A. 481 Parkinson, Richard B. 358 Pattison, Mark 105 Paulhan, Jean 526 Pavese, Cesare 172 Paz, Octavio 185
595
Péguy, Charles 160 Pelckmans, Paul 279 Pernicone, Vincenzo 128 Pessini, Elena 284, 304, 309310 Pessis, Jacques 201 Pessoa, Fernando 123, 173174, 186, 238 Peters, Olga 245-246, 251, 274, 303, 306, 318, 342, 420 Pétrarque 24-25, 96, 128, 339 Petropoulos, Elias 169 Peyroux, Marthe 97 Phidias 321-322 Piatier, Jacqueline 78 Picard, Gaston 370 Picasso, Pablo 74, 150, 299 Pindare 12, 50, 67, 80, 134, 136, 144, 152, 196, 216, 219, 241, 245-254, 256-257, 261, 292, 424, 463, 478, 486 Pinget, Robert 56 Piranèse 49, 55, 81, 90, 195, 244, 329 Pirmez, Octave 38, 88 Pisan, Christine de 62 Pivot, Bernard 97, 272, 420, 443, 464, 465 Pizarnik, Alejandra 185 Platon 23, 76, 193, 320-322, 336, 399, 400, 408, 486, 492-493 Plutarque 23 Poe, Edgar Allan 112, 475 Poignault, Rémy 167, 225, 246, 279, 285, 332, 343,
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE
430, 435-436, 447-448, 492, 498 Poitiers, Diane de 49 Politien Le, 339 Pompigan, Le Franc de 66 Pontus de Thyard 64 Pope, Alexander 106 Pourrat, Henri, 369 Poussin, Nicolas 50, 72, 75, 78, 92-93, 244 Praxitèle 75, 322, 334 Primozich, Loredana 544 Pritam, Amrita 12, 464-467, 470, 473, 491, 532-541 Prokosch, Frederick 130 Properce 77-78 Proust, Marcel 45-46, 79, 135, 181, 242, 262, 299, 304, 370, 383, 469 Proust, Simone 450, 458 Prudhon, Pierre-Paul 73-74, 78 Puvis de Chavannes, Pierre 76, 78 Quemserat, Robert 187 Queneau, Raymond 427, 480, 508 Racine, Jean 10, 21-23, 25, 27, 48, 50, 71-73, 78, 85, 92, 102, 136, 142, 153, 185, 208-211, 213, 216, 225, 237, 238, 413, 500, 508, 548 Radiguet, Raymond 160, 227, 297 Radnotfay, M. K. de 418-419 Ramsès II 357 Raphaël 73 Régnier, Henri de 33-34, 298, 446
Renan, Ernest 24, 501 Reval, Egon de 458 Reverdy, Pierre 369, 427 Reynès-Monlaur Marie, 114 Ribemont-Dessaignes 369 Ricciulli, Paola 87 Richardson, Joanna 68 Richepin, Jean 368 Rictus, Jehan 71 Rilke, Rainer Maria 12, 108, 131, 170-174, 181, 212, 238, 241, 440, 469, 551 Rimbaud, Arthur 26, 33, 45, 46, 52, 67, 71, 85-92, 94, 133, 135, 147, 196, 206, 209, 210-211, 213, 223, 230, 264, 361, 410, 413, 450, 508 Ritsos, Yannis 500 Rivière, Jacques 299 Roditi, Édouard 120, 168, 197 Rolland, Romain 23, 40, 42-43 Romains, Jules 145 Ronsard, Pierre de 32, 49, 63, 74, 230, 252, 295, 299 Rosbo, Patrick de 87, 166, 251, 302-304, 306, 316, 318, 342, 378, 394, 406, 418, 431, 438-439, 449-450, 525, 529-530 Rossetti, Dante Gabriel 110 Rossini, Gioacchino 360 Rosso, Corrado 89 Rothschild, Philippe de 196 Rouart Valéry, Agathe 219 Roudaut, Jean 245, 354, 394, 531, 552 Rousseau, Jean-Baptiste 51
INDEX
Rousseau, Jean-Jacques 77-78, 199 Rousseau, le Douanier 199 Rousselot, Jean 200 Roy, Bruno 158, 164, 441, 475, 527-528 Roy, Claude 164, 476 Royer, Jean 551 Royère, Jean 82, 213, 371-374, 550 Rubercy, Eryck de 170, 209 Rutebeuf 254 Ryokan 116 Ryo-Nan 548, 551 Saadi 120 Sabatier, Robert 147, 298 Sachs, Nelly 170 Saikaku, Ihara 116 Saint Augustin 24 Sainte-Beuve 23, 75, 93, 446 Sainte Rolende 39 Saint-Exupéry Antoine de, 263 Saint-John Perse 159 Saint-Sébastien 36, 327 Salmon, André 297 Samain, Albert 55 Sandburg, Carl 168 Sanvitale, Francesca 96, 138, 455 Sappho 32, 54, 178, 180, 224, 352, 429, 435, 486, 498 Sarde, Michèle 22, 360, 421, 441 Sartre, Jean-Paul 225 Sautier, Simon 251, 419 Savage Landor, Walter 111 Savigneau, Josyane 29-30, 46, 48, 123, 145-146, 153, 186, 203-204, 206, 212, 235-236,
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271, 274, 292-293, 298, 304-305, 404-405, 409, 412, 415, 424, 445, 468, 474, 507, 551 Scève, Maurice 48, 64 Schakhovskoy, Hélène 494 Schlumberger, Jean 51 Schmidt, Albert-Marie 64 Scott, Sir Walter 110 Séféris, Georges 168-169, 193, 487 Segalen, Victor 158, 238, 296 Seghers, Pierre 164, 195, 528, 529 Ségur, Comtesse de 22 Sena, Jorge de 483, 485 Senghor, Léopold Sédar 201, 415, 459, 554 Servan-Schreiber, Claude 97, 155, 301, 302, 442, 524 Serzais, François 341 Shackford, Martha Hale 108109, 128 Shakespeare, William 21, 23, 76-77, 102-104, 126, 133, 191, 197, 244 Sharma, Rajesh 535, 537, 541 Shelley, Percy Byssche 108110 Sherwood, Margaret 109 Shiki 551 Shiragi, Jun 96 Shonogan, Sei 115 Signorelli 50 Signoret, Simone 80 Sikélianos 487 Simonide 493-494 Singopoulos, Alexandre D. 481
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE
Sion, Georges 39, 422, 510511 Siret, Léonie 547 Skoura, Hélène 89 Smadja, Stéphanie 451 Smith, Margaret 119 Socrate 299, 322, 334, 362 Sophocle 24-25, 32, 227, 299, 493, 500 Sosan, Maître 116 Soupault, Philippe 110, 140, 297, 369 Southampton, Lord 350 Soyinka, Wole 176 Spaziani, Maria Luisa 63 Spenser, Edmund 102 Stalloni, Yves 443, 452 Stefan, George 170, 209, 238 Steiner, George 500-501 Storoni Mazzolani, Lidia 127, 467 Straton de Sardes 492 Stravinsky, Igor 145 Suarès, André 129, 426 Suberchicot, Alain 339 Suétone 244 Supervielle, Jules 160, 197, 369 Sureau, François 475 Swift, Jonathan 106 Swinburne, Algernon Charles 106-107, 111, 166, 244 Tagore, Rabindranah 34, 3943, 95, 167, 181, 300-301 Tanguy, Yves 144-145 Taylor, John 109, 208 Tennyson, Alfred 110 Texier, Jean-Claude 265, 446
Théocrite 24-25, 66, 180, 467, 498 Thérive, André 370 Thévenet, Jean 33 Thiry, Marcel 105, 197, 198, 200, 381 Thompson, Francis 111, 551 Thomson, James 110 Thornbury, Ethel 487 Tibère 352 Titien 350 Todorov, Tsvetan 444 Tolentino, Bruno 187 Tolstoï, Léon 24, 73, 216, 225 Tonnet-Lacroix, Éliane 299 Tordeur, Jean 412-413 Torreilles, Pierre 196 Toulet, Paul-Jean 160, 297, 364, 368 Touret, Michèle 550 Traz, Robert de 428 Triadu, Joan 105 Tristmans, Bruno 279 Truc, Gonzague 68, 250, 428 Trustman, Deborah 97 Turrettes, Cécile 280 Tzara, Tristan 297 Valéry, Paul 56, 70, 73, 108, 181, 185, 198, 211-212, 215-221, 227, 238, 244, 256, 299, 373, 379, 410, 413, 426, 428, 497, 500, 550 Vallon, Anette 108 Vasquez de Parga, Marie-José 192 Vaudoyer, Jean-Louis 300 Vaughan, Henry 106 Vercier, Bruno 421, 446
INDEX
Verlaine, Paul 33-34, 52, 55, 70, 77-78, 230, 244, 361, 508 Vial, Sophie 464, 477, 535 Viau, Théophile de 66 Vietinghoff, Jeanne de 28-29, 34, 38, 358, 361-363, 370, 385 Vignes, Henri 160, 251 Vigny, Alfred de 24-25, 52-53, 55, 68, 78, 244, 256, 305 Villiers, André 68 Villon, François 45, 48, 62, 91, 208, 210, 213, 230, 506, 515 Vinci, Léonard de 24, 73, 139, 215 Virgile 23, 25, 100, 171, 216, 305, 324, 325, 331, 500 Vitrac, Roger 427 Vivien, Renée 182, 395 Von Salis, J. R. 172 Voragine, Jacques de 23 Wagner, Richard 320 Wahl, Jean 162-164 Ward Singer, Clara 519
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Wasserfallen, François 253, 280, 318 Weitzman, Anita 479 Whitman, Walt 78, 112, 192, 552 Wilde, Oscar 36, 38, 55, 103104, 107, 127, 180, 244 Williams, Marion 188, 518520, 551 Wilson, Jerry, 235, 257, 453454, 456-457, 517-520, 522, 532, 540, 551 Winock, Michel 297 Woolf, Virginia 424, 463 Wordsworth, William 108-109 Wouters, Liliane 198, 200, 464, 466-467 Yeats, William Butler 166167, 176, 192, 238, 378 Yüan, Hung Tao 117 Yupanqui, Atahualpa 174 Zacchera, Paolo et Illaria 453, 457 Zadkine, Ossip 150 Zaki, Isis 457
Page laissée blanche intentionnellement
REMERCIEMENTS Comme le dit si bien Marguerite Yourcenar, « tout nous vient par le truchement des êtres. » Aucun travail fécond ne s’accomplit dans la solitude. Ma gratitude va donc à tous ceux qui, à des degrés divers, ont facilité la réalisation de ce volume. Il m’est agréable de reconnaître l’attention éclairée avec laquelle Pierre Caizergues, directeur de recherche de ma thèse, a encouragé et accompagné avec générosité mon lent cheminement sur les sentiers poétiques yourcenariens. Qu’il me soit permis de remercier les autres membres du jury de ma thèse dont la lecture critique et bienveillante, les observations et les conseils m’ont été précieux. Merci donc à Marie-Louise Audin, Henriette Levillain et Rémy Poignault, président de la Société internationale d’études yourcenariennes. Ma reconnaissance va également aux exécuteurs littéraires de Marguerite Yourcenar, Yannick Guillou, maître Marc Brossollet et maître Luc Brossollet, qui ont facilité mes recherches et m’ont autorisé à reproduire dans ce volume des extraits de la correspondance et de divers textes inédits de Marguerite Yourcenar. Je tiens également à remercier Antoine Gallimard, Jean-Pierre Dauphin, Alban Cerisier et Liliane Phan qui m’ont ouvert les portes des Archives Gallimard et m’ont autorisé à reproduire des extraits de la correspondance de Marguerite Yourcenar avec son principal éditeur. Merci également à Pierre Bergé qui, au nom du Comité Jean Cocteau, m’a permis de citer des textes inédits de l’écrivain et m’a généreusement accordé le droit de reproduire en couverture de mon essai un beau dessin de Jean Cocteau. J’ai une pensée particulière pour Yvon Bernier, membre du conseil d’administration de la Fondation Petite Plaisance, qui n’a cessé de m’apporter son concours efficace, m’a donné accès à des informations et à des documents peu accessibles et a grandement facilité mon travail dans la maison de Marguerite Yourcenar. Son écoute patiente et amicale, ses conseils toujours judicieux et sagénérosité ont été d’un grand réconfort tout au long de la rédaction de ce livre. Mon travail doit beaucoup aux nombreux poètes, écrivains, critiques, traducteurs, amis et autres interlocuteurs de Marguerite
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MARGUERITE YOURCENAR EN POÉSIE
Yourcenar qui m’ont apporté leur soutien et leur aide précieuse, ont répondu à mes questions, et m’ont, pour certains, ouvert généreusement leurs archives. Je pense en particulier à Pierre Alechinsky, Silvia Baron Supervielle, Hector Bianciotti, Marie-Claire Blais, Yves Bonnefoy, Françoise Capdet, Jean Chalon, Pierre Chanel, André Delteil, Joan E. Howard, Walter Kaiser, Maria Kodama, Dominique Le Buhan, Alberto Manguel, Mary Meigs, Dr Mohanjit, Richard Parkinson, Amrita Pritam, Bruno Roy, Colette Seghers, Rajesh Sharma et Pierre Torreilles. Je tiens à associer à ces remerciements tous ceux qui ont facilité mes recherches au sein de divers organismes publics et privés : merci donc au personnel de la Houghton Library de l’université Harvard, à celui de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet et de son directeur Yves Peyré qui m’a autorisé à reproduire des extraits inédits des lettres de Marguerite Yourcenar à Natalie Clifford Barney, à Michèle Goslar et Marc-Étienne Vlaminck, du Centre international de documentation Marguerite Yourcenar. Comment ne pas évoquer l’aide et le soutien amicaux que m’ont apportés nombre de mes proches dont la complicité, la justesse des observations et des conseils ont été d’un grand secours à chaque étape de mon travail. Je pense tout particulièrement à Pascale Abraham, Jean-Luc di Cesare, Laïziz Hadjadj, Mitsuko Jurgenson, Jean-Luc Toula-Breysse et Anne Ulpat. Enfin, il me plaît d’associer à ce livre le souvenir et la mémoire de deux personnes qui me sont particulièrement chères, ma mère et le poète Anne-Marie de Backer.
TABLE DES MATIÈRES TABLE DES ABRÉVIATIONS........................................................6 INTRODUCTION.............................................................................9 PREMIÈRE PARTIE : LIRE ET CRITIQUER..........................19 I. LA DÉCOUVERTE DE LA POÉSIE...........................................21 Une éducation littéraire classique et buissonnière.............................21 L’influence du père .........................................................................26 Les engouements de l’adolescence...................................................34 II. LES LECTURES DE LA MATURITÉ .......................................45 Yourcenar, lectrice de poésie ...........................................................45 La poésie dans la bibliothèque de Yourcenar ...................................56 Le panthéon poétique de Marguerite Yourcenar ...............................71 Yourcenar, lectrice sans frontières ...................................................95 La poésie étrangère dans la bibliothèque de Yourcenar ....................98 III. YOURCENAR ET LA POÉSIE DE SON TEMPS...................133 Yourcenar et la modernité..............................................................133 La poésie du XXe siècle dans la bibliothèque de Yourcenar ...........157 Des rencontres, des amitiés, des échanges… ..................................177 Trois contemporains capitaux et un chanteur contestataire .............211 IV. YOURCENAR, CRITIQUE DE POÉSIE ................................241 De la lecture passionnée à l’écriture critique ..................................241 Pindare, l’ancêtre presque parfait...................................................245 Agrippa d’Aubigné, l’insurgé magnifique......................................254 Basho, l’errant immobile ...............................................................257 Ébauche d’une poétique yourcenarienne ........................................261
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SECONDE PARTIE : ÉCRIRE ET TRADUIRE ......................267 I. LES POÈMES DE JEUNESSE ..................................................271 Éclosion d’une œuvre ....................................................................271 Le Jardin des Chimères : naissance d’un écrivain ..........................274 Les Dieux ne sont pas morts : retour vers l’adolescence .................318 Les poèmes publiés dans les revues ...............................................345 II. LES CHARITÉS D’ALCIPPE, L’ŒUVRE D’UNE VIE ............377 Relire, réécrire…...........................................................................377 Les Charités d’Alcippe et autres poëmes (1956).............................378 Les Charités d’Alcippe, édition définitive (1984) ...........................395 III. POÈMES EN PROSE, PROSES POÉTIQUES... .....................417 Un corpus important et singulier ....................................................417 Une œuvre hybride et polymorphe : Feux. .....................................417 Autres œuvres au statut ambigu et fluctuant ...................................437 Les frontières flottantes de la poésie selon Yourcenar ....................442 La dernière expérience poétique ....................................................452 IV. YOURCENAR, TRADUCTRICE DE POÉSIE .......................463 Un voyage, une quête d’universel… ..............................................463 Constantin Cavafy, « poète de la réflexion et du désir » .................470 La Couronne et la lyre ou la Grèce revisitée ..................................485 Yourcenar et la poésie populaire afro-américaine...........................503 Une rencontre, une amitié, un hommage : Hortense Flexner...........523 Un nouveau voyage, une autre découverte : la poésie d’A. Pritam..532 Une vie en poésie ..........................................................................541 CONCLUSION .............................................................................547 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................557 INDEX..........................................................................................585 REMERCIEMENTS .....................................................................601 TABLE DES MATIÈRES .............................................................603