JUNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID~
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OUVRAGESDE DELEUZE-GUATIARI
COLLECTION « CRITIQUE
»
Aux Éditions de Minuit L'ANTI-CEDIPE, 1972 KAFKA - POUR UNE LITTÉRATUREMINEURE, 1975 RHIZOME, 1976 (repris dans MILLE PLATEAUX) MILLE PLATEAUX, 1980 QU'EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE?, 1991
t.) Yr J"1~ r~
AUTRESOUVRAGESDE GILLES DELEUZE
Aux Éditions de Minuit PRÉSENTATION DE SACHER-MASOCH, 1967 SPINOZA ET LE PROBLÈME DE L'EXPRESSION, 1968 LOGIQUE DU SENS, 1969 SUPERPOSITIONS (en collaboration avec Carmelo Bene), 1979 SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE, 1981 CINÉMA 1 - L'IMAGE-MOUVEMENT, 1983 CINÉMA 2 - L'IMAGE-TEMPS, 1985 FOUCAULT, 1986 PÉRICLÈS ET VERDI. La philosophie de François Châtelet, 1988 LE PLI. Leibniz et le baroque, 1988 POURPARLERS, 1990 L'EpUISÉ (in Samuel Beckett, Quad), 1992 CRITIQUE ET CLINIQUE, 1993
GILLES DELEUZE FÉLIX GUATTARI CAPITALISME ET SCHIZOPHRÉNIE
MILLE PLATEAUX
Aux P. u.t. EMPIRISME ET SUBJECTIVITÉ, 1953 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE, 1962 LA PHILOSOPHIE DE KANT, 1963 PROUST ET LES SIGNES, 1964 - éd. augmentée, NIETZSCHE, 1965 LE BERGSONISME, 1966 DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION, 1969
1970
Aux Éditions Flammarion Parnet), 1977 Aux Éditions de la Différence BACON: LOGIQUE DE LA SENSATION (2 vol.), 1981
DIALOGUES (en collaboration avec Claire FRANCIS
AUTRESOUVRAGES DE FÉLIX GUATTARI
Aux Éditions Maspero 1972 Aux Éditions Recherches LA RÉVOLUTION MOLÉCULAIRE, 1977 (10-18, 1980) L'INCONSCIENT MACHINIQUE, 1979 Aux Éditions Bernard Barrault LES ANNÉES D'HIVER 1980-1985, 1985 Aux Éditions Dominique Bedou
PSYCHANALYSE ET TRANSVERSALITÉ,
LES NOUVEAUX ESPACES DE LIBERTÉ (en collaboration avec Toni Negri), 1985
Aux Éditions Galilée 1989
CARTOGRAPHIES SCHIZOANALYTIQUES,
LES ÉDITIONS DE MINUIT
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sommaire
1. 2. 3. 4. 5. 6.
7. 8. 9. la. 11. 12. 13. 14. 15.
AVANT-PROPOS INTRODUCTION : RHIZOME . . . . . . • . . • . . . . . . . . . . . . 1914 - UN SEUL OU PLUSIEURS LOUPS? la 000 av. ].-C. - LA GÉOLOGIE DE LA MORALE. . . . 20 novembre 1923 - POSTULATS DE LA LINGUISTIQUE 587 av. ].-C. - SUR QUELQUES RÉGIMES DE SIGNES 28 novembre 1947 - COMMENT SE FAIRE UN CORPS SANS ORGANES? Année zéro - VISAGÉITÉ 1874 - TROIS NOUVELLES OU « QU'EST-CE QUI S'EST PASSÉ ? » 1933 - MICROPOLITIQUE ET SEGMENTARITÉ 1730 - DEVENIR-INTENSE, DEVENIR-ANIMAL, DEVENIRIMPERCEPTIBLE 1837 - DE LA RITOURNELLE 1227 - TRAITÉ DE NOMADOLOGIE : LA MACHINE DE GUERRE 7 000 av. ].-C. - APPAREIL DE CAPTURE. . . . . . . . .. 1440 - LE LISSE ET LE STRIÉ CONCLUSION : RÉGLES CONCRÈTES ET MACHINES ABSTRAITES .....•.............................. TABLE DES REPRODUCTIONS TABLE DES MATIÈRES
8 9 38 53 95 140
185 205 235 253 284 381 434 528 592 626
643 645
© 1980 by LES ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris
ISBN 2-7073-0307-0
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avant-propos
1. introduction . Rhizome
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l7.3.1959
Ce livre est la suite et la fin de Capitalisme et schizophrénie) dont le premier tome était l'Anti-Œdipe. Il n'est pas composé de chapitres, mais de « plateaux ». Nous essayons plus loin d'expliquer pourquoi (et aussi pourquoi les textes sont datés). Dans une certaine mesure, ces plateaux peuvent être lus indépendamment les uns des autres, sauf la conclusion qui ne devrait être lue qu'à la fin. Ont déjà été publiés : « Rhizome » (Ed. de Minuit, 1976); « Un seul ou plusieurs loups? » (revue Minuit) n° 5) ; « Comment se faire un Corps sans organes? » (Minuit) n° la). Ils sont repris ici modifiés. 5YLVANO BUSSOTI
Nous avons écrit l'Anti-Œdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde. Ici nous avons utilisé tout ce qui nous approchait, le plus proche et le plus lointain. Nous avons distribué d'habiles pseudonymes, pour rendre méconnaissable. Pourquoi avons-nous gardé nos noms? Par habitude, uniquement par habitude. Pour nous rendre mécon, naissables à notre tour. Pour rendre imperceptible, non pas nousmêmes, mais ce qui nous fait agir, éprouver ou penser. Et puis parce qu'il est agréable de parler comme tout le monde, et de dire le soleil se lève, quand tout le monde sait que c'est une manière de parler. Non pas en arriver au point où l'on ne dit plus je, mais au point où ça n'a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés. Un livre n'a pas d'objet ni de sujet, il est fait de matières diversement formées, de dates et de vitesses très différentes. Dès qu'on attribue le livre à un sujet, on néglige ce travail des matières, et l'extériorité de leurs relations. On fabrique un bon Dieu pour des mouvements géologiques. Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes d'articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités; mais aussi des lignes de fuite,
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MILLE PLATEAUX
des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. Les vitesses comparées d'écoulement d'après ces lignes entraînent des phénomènes de retard relatif, de viscosité, ou au contraire de précipitation et de rupture. Tout cela, les lignes et les vitesses mesurables, constitue un agencement. Un livre est un tel agencement, comme tel inattribuable. C'est une multiplicité - mais on ne sait pas encore ce que le multiple implique quand il cesse d'être attribué, c'est-à-dire quand il est élevé à l'état de substantif. Un agencement machinique est tourné vers les strates qui en font sans doute une sorte d'organisme, ou bien une totalité signifiante, ou bien une détermination attribuable à un sujet, mais non moins vers un corps sans organes qui ne cesse de défaire l'organisme, de faire passer et circuler des particules asignifiantes, intensités pures, et de s'attribuer les sujets auxquels il ne laisse plus qu'un nom comme trace d'une intensité. Quel est le corps sans organes d'un livre? Il y en a plusieurs, d'après la nature des lignes considérées, d'après leur teneur ou leur densité propre, d'après leur possibilité de convergence sur un « plan de consistance» qui en assure la sélection. Là comme ailleurs, l'essentiel, ce sont les unités de mesure : quantifier l' écriture. Il n'y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait. Un livre n'a donc pas davantage d'objet. En tant qu'agencement, il est seulement lui-même en connexion avec d'autres agencements, par rapport à d'autres corps sans organes. On ne demandera jamais ce que veut dire un livre, signifié ou signifiant, on ne cherchera rien à comprendre dans un livre, on se demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et métamorphose la sienne, avec quels corps sans organes il fait luimême converger le sien. Un livre n'existe que par le dehors et au-dehors. Ainsi, un livre étant lui-même une petite machine, dans quel rapport à son tour mesurable cette machine littéraire est-elle avec une machine de guerre, une machine d'amour, une machine révolutionnaire, etc. - et avec une machine abstraite qui les entraîne? On nous a reprochés d'invoquer trop souvent des littérateurs. Mais la seule question quand on écrit, c'est de savoir avec quelle autre machine la machine littéraire peut être branchée, et doit être branchée pour fonctionner. Kleist et une folle machine de guerre, Kafka et une machine bureaucratique inouïe... (et si l'on devenait animal ou végétal par littérature, ce qui ne veut certes pas dire littérairement? ne serait-ce pas d'abord par la voix qu'on devient animal ?). La littérature est un agencement, elle n'a rien à voir avec de l'idéologie, il n'y a pas et il n'y a jamais eu d'idéologie. Nous ne parlons pas d'autre chose: les multiplicités, les lignes,
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INTRODUCTION : RHIZOME
strates et segmentarités, lignes de fuite et intensités, les agencements machiniques et leurs différents types, les corps sans organes et leur construction, leur sélection, le plan de consistance, les unités de mesure dans chaque cas. Les stratomètres, les déléomètres) les unités CsO de densité) les unités CsO de convergence ne forment pas seulement une quantification de l'écriture, mais définissent celle-ci comme étant toujours la mesure d'autre chose. Ecrire n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. Un premier type de livre, c'est le livre-racine. L'arbre est déjà l'image du monde, ou bien la racine est l'image de l'arbremonde. C'est le livre classique, comme belle intériorité organique, signifiante et subjective (les strates du livre). Le livre imite le monde, comme l'art, la nature : par des procédés qui lui sont propres, et qui mènent à bien ce que la nature ne peut pas ou ne peut plus faire. La loi du livre, c'est celle de la réflexion, le Un qui devient deux. Comment la loi du livre serait-elle dans la nature, puisqu'elle préside à la division même entre monde et livre, nature et art? Un devient deux : chaque fois que nous rencontrons cette formule, fût-elle énoncée stratégiquement par Mao, fût-elle comprise le plus « dialectiquement » du monde, nous nous trouvons devant la pensée la plus classique et la plus réfléchie, la plus vieille, la plus fatiguée. La nature n'agit pas ainsi: les racines elles-mêmes y sont pivotantes, à ramification plus nombreuse, latérale et circulaire, non pas dichotomique. L'esprit retarde sur la nature. Même le livre comme réalité naturelle est pivotant, avec son axe, et les feuilles autour. Mais le livre comme réalité spirituelle, l'Arbre ou la Racine en tant qu'image, ne cesse de développer la loi de l'Un qui devient deux, puis deux qui deviennent quatre ... La logique binaire est la réalité sprituelle de l'arbre-racine. Même une discipline aussi « avancée » que la lin~ guis tique garde pour image de base cet arbre-racine, qui la rattache à la réflexion classique (ainsi Chomsky et l'arbre syntagmatique, commençant à un point S pour procéder par dichotomie). Autant dire que cette pensée n'a jamais compris la multiplicité : il lui faut une forte unité principale supposée pour arriver à deux suivant une méthode spirituelle. Et du côté de l'objet, suivant la méthode naturelle, on peut sans doute passer directement de l'Un à trois, quatre ou cinq, mais toujours à condition de disposer d'une forte unité principale, celle du pivot qui supporte les racines secondaires. Ça ne va guère mieux. Les relations bi-univoques entre cercles successifs ont seulement remplacé la logique binaire de la dichotomie. La racine pivotante ne comprend pas plus la multiplicité que la racine dichotome. L'une opère dans l'objet quand l'autre opère dans le sujet. La logique binaire et les relaIl
MILLE PLATEAUX
tions bi-univoques dominent encore la psychanalyse (l'arbre du délire dans l'interprétation freudienne de Schreber), la linguistique et le structuralisme, même l'informatique. Le système-radicelle, ou racine fasciculée, est la seconde figure du livre, dont notre modernité se réclame volontiers. Cette fois, la racine principale a avorté, ou se détruit vers son extrémité; vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines secondaires qui prennent un grand développement. Cette fois, la réalité naturelle apparaît dans l'avortement de la racine principale, mais son unité n'en subsiste pas moins comme passée ou à venir, comme possible. Et on doit se demander si la réalité spirituelle et réfléchie ne compense pas cet état de choses en manifestant à son tour l'exigence d'une unité secrète encore plus compréhensive, ou d'une totalité plus extensive. Soit la méthode du cut-up de Burroughs: le pliage d'un texte sur l'autre, constitutif de racines multiples et même adventices (on dirait une bouture) implique une dimension supplémentaire à celle des textes considérés. C'est dans cette dimension supplémentaire du pliage que l'unité continue son travail spirituel. C'est en ce sens que l'œuvre la plus résolument parcellaire peut être aussi bien présentée comme l'Œuvre totale ou le Grand Opus. La plupart des méthodes modernes pour faire proliférer des séries ou pour faire croître une multiplicité valent parfaitement dans une direction par exemple linéaire, tandis qu'une unité de totalisation s'affirme d'autant plus dans une autre dimension, celle d'un cercle ou d'un cycle. Chaque fois qu'une multiplicité se trouve prise dans une structure, sa croissance est compensée par une réduction des lois de combinaison. Les avorteurs de l'unité sont bien ici des faiseurs d'anges, doctores angelici, puisqu'ils affirment une unité proprement angélique et supérieure. Les mots de Joyce, justement dits « à racines multiples », ne brisent effectivement l'unité linéaire du mot, ou même de la langue, qu'en posant une unité cyclique de la phrase, du texte ou du savoir. Les aphorismes de Nietzsche ne brisent l'unité linéaire du savoir qu'en renvoyant à l'unité cyclique de l'éternel retour, présent comme un non-su dans la pensée. Autant dire que le système fasciculé ne rompt pas vraiment avec le dualisme, avec la complémentarité d'un sujet et d'un objet, d'une réalité naturelle et d'une réalité spirituelle : l'unité ne cesse d'être contrariée et empêchée dans l'objet, tandis qu'un nouveau type d'unité triomphe dans le sujet. Le monde a perdu son pivot, le sujet ne peut même plus faire de dichotomie, mais accède à une plus haute unité, d'ambivalence ou de surdétermination, dans une dimension toujours supplémentaire à celle de son objet. Le monde est devenu chaos, mais le livre reste image du monde, chaosmos-radicelle, au lieu 12
INTRODUCTION : RHIZOME
de cosmos-racine. Etrange mystification, celle du livre d'autant plus total que fragmenté. Le livre comme image du monde, de toute façon quelle idée fade. En vérité, il ne suffit pas de dire Vive le multiple, bien que ce cri soit difficile à pousser. Aucune habileté typographique, lexicale ou même syntaxique ne suffira à le faire entendre. Le multiple, il faut le faire} non pas en ajoutant toujours une dimension supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété, au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n-1 (c'est seulement ainsi que l'un fait partie du multiple, en étant toujours soustrait). Soustraire l'unique de la multiplicité à constituer; écrire à n - 1. Un tel système pourrait être nommé rhizome. Un rhizome comme tige souterraine se distingue absolument des racines et radicelles. Les bulbes, les tubercules sont des rhizomes. Des plantes à racine ou radicelle peuvent être rhizomorphes à de tout autres égards : c'est une question de savoir si la botanique, dans sa spécificité, n'est pas tout entière rhizomorphique. Des animaux même le sont, sous leur forme de meute, les rats sont des rhizomes. Les terriers le sont, sous toutes leurs fonctions d'habitat, de provision, de déplacement, d'esquive et de rupture. Le rhizome en lui-même a des formes très diverses, depuis son extension superficielle ramifiée en tous sens jusqu'à ses concrétions en bulbes et tubercules. Quand les rats se glissent les uns sous les autres. Il yale meilleur et le pire dans le rhizome: la pomme de terre et le chiendent, la mauvaise herbe. Animal et plante, le chiendent, c'est le crab-grass. Nous sentons bien que nous ne convaincrons personne si nous n'énumérons pas certains caractères approximatifs du rhizome. 1 0 et 2 0 Principes de connexion et d'hétérogénéité: n'importe quel point d'un rhizome peut être connecté avec n'importe quel autre, et doit l'être. C'est très différent de l'arbre ou de la • racine qui fixent un point, un ordre. L'arbre linguistique à la manière de Chomsky commence encore à un point S et procède par dichotomie. Dans un rhizome au contraire, chaque trait ne renvoie pas nécessairement à un trait linguistique : des chaînons sémiotiques de toute nature y sont connectés à des modes d'encodage très divers, chaînons biologiques, politiques, économiques, etc., mettant en jeu non seulement des régimes de signes différents, mais aussi des statuts d'états de choses. Les agencements collectifs d'énonciation fonctionnent en effet directement dans les agencements machiniques, et l'on ne peut pas établir de coupure radicale entre les régimes de signes et leurs objets. Dans la linguistique, même quand on prétend s'en tenir à l'explicite et ne rien supposer de la langue, on reste à l'intérieur des sphères d'un discours qui implique encore des modes d'agencement et des types de pouvoir sociaux particuliers. La grammaticalité de Chomsky, le 13
INTRODUCTION : RHIZOME
MILLE PLATEAUX
symbole catégoriel S qui domine toutes les phrases, est d'abord un marq.ueur de pouvoir avant d'être un marqueur syntaxique : tu constitueras des phrases grammaticalement correctes, tu divise~~s ch~que éno.ncé en syntagme nominal et syntagme verbal (prerruere dichotomie ... ) On ne reprochera pas à de tels modèles l~~guistiques d'être trop abstraits, mais au contraire de ne pas 1etre ass~z, de ne pas atteindre à la machine abstraite qui opère la C?nneXlO,~ d'un~ langue avec des contenus sémantiques et pragmatiques d enonces, avec des agencements collectifs d'énonciation, avec toute une micro-politique du champ social. Un rhizome ne cesserait ?e connecter des chaînons sémiotiques, des organisations de pOUVOl~, des occurrences renvoyant aux arts, aux sciences, aux luttes sociales. Un chaînon sémiotique est comme un tubercule a~mlom~r~nt des actes très divers, linguistiques, mais aussi perceptIf~, ~1n;lq~es, g~st,uels, cogitatifs : il n'y a pas de langue en SOl, ru d universalité du langage, mais un concours de dialectes, de l?atois,. d;argots, de langues spéciales. Il n'y a pas de locuteura~dIteur Ideal, pas plus que de communauté linguistique homogene. La langue est, selon une formule deWeinreich, « une réalité es~entiellement .hétérogène ». Il n'y a pas de langue-mère, mais p.t1~e d~ pouvOlr par une langue dominante dans une multiplicite politique. La langue se stabilise autour d'une paroisse d'un évêché, d'un~ capitale. Elle fait bulbe. Elle évolue par ti~es et flux ~outerrams, le long des vallées fluviales, ou des lignes de ~hemms ?e fer, elle se déplace par taches d'huile 1. On peut touJours operer sur la langue des décompositions structurales internes : ce n'est pas fondamentalement différent d'une recherche de raci~es. Il y a toujours quelque chose de généalogique dans l'arbre, ce n est pas une méthode populaire. Au contraire, une méthode de type rhizome ne peut analyser le langage qu'en le décentrant sur ?'aut.res dimensions et d'autres registres. Une langue ne se referme jamais sur elle-même que dans une fonction d'impuissance. 3 0 Pri?cipe de m~ltiplicité : c'est seulement quand le multiple est effectivement traité comme substantif, multiplicité, qu'il n'a p!us. a~cun rapport avec ~'T!n comme sujet ou comme objet, comme realI~e .n.at,urelle ou. spirituelle, comme image et monde. Les m~l.tI?lIcItes sont rhizomatiques, et dénoncent les pseudo-multiP~ICIt~S arb~r~scentes. Pas d'unité qui serve de pivot dans l'objet, m qUI se divise ?ans le sujet. Pas d'unité ne serait-ce que pour avorter dans l'objet, et pour « revenir» dans le sujet. Une multiplicité n'a ni sujet ni objet, mais seulement des déterminations des grandeurs, des dimensions qui ne peuvent croître sans qu'elle 1. Cf. Bertil Malmberg, Les nouvelles tendances de la linguistique P. U. F., (l'exemple du dialecte castillan), pp. 97 sq.
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-c,
change de nature (les lois de combinaison croissent donc avec la multiplicité). Les fils de la marionnette, en tant que rhizome ou mu.ltiplicité, ne renvoient pas à la volonté supposée une d'un artiste ou d'un montreur, mais à la multiplicité des fibres nerveuses qui forment à leur tour une autre marionnette suivant d'autres dimensions connectées aux premières : « Les fils ou les tiges q~i me.uvent les marionnettes appelons-les la trame. On pourrait objecter que sa multiplicité réside dans la personne de l'acteur qui la projette dans le texte. Soit, mais ses fibres nerveuses forment à leur tour une trame. Et elles plongent à travers la masse grise, la grille, jusque dans l'indifférencié... Le jeu se rapproche de la pure activité des tisserands, celle que les mythes attribuent aux Parques et aux Nornes 2. » Un agencement est précisément cette croissance des dimensions dans une multiplicité qui change nécessairement de nature à mesure qu'elle augmente ses connexions. Il n'y a pas de points ou de positions dans un rhizome, comme on en trouve dans une structure, un arbre, une racine. Il n'y a que des lignes. Quand Glenn Gould accélère l'exécution d'un morceau, il n'agit pas seulement en virtuose, il transforme les points musicaux en lignes, il fait proliférer l'ensemble. C'est que le nombre a cessé d'être un concept universel qui mesure des éléments d'après leur place dans une dimension quelconque, pour devenir lui-même une multiplicité variable suivant les dimensions considérées (primat du domaine sur un complexe de nombres attaché à ce domaine). Nous n'avons pas d'unités de mesure, mais seulement des multiplicités ou variétés de mesure. La notion d'unité n'apparaît jamais que lorsque se produit dans une multiplicité une prise de pouvoir par le signifiant, ou un procès correspondant de subjectivation : ainsi l'unité-pivot qui fonde un ensemble de relations bi-univoques entre éléments ou points objectifs, ou bien l'Un qui se divise suivant la loi d'une logique binaire de la différenciation dans le sujet. Toujours l'unité opère au sein d'une dimension vide supplémentaire à celle du système considéré (s~rcodage). Mais justement, un rhizome ou multiplicité ne se la~sse pas surcoder, ne dispose jamais de dimension supplémentaire au nombre de ses lignes, c'est-à-dire à la multiplicité de nombres attachés à ces lignes. Toutes les multiplicités sont plates en tant qu'elles remplissent, occupent toutes leurs dimensions : on parlera donc d'un plan de consistance des multiplicités, bien que ce « plan » soit à dimensions croissantes suivant le nombre de connexions qui s'établissent sur lui. Les multiplicités se définissent par le dehors : par la ligne abstraite, ligne de fuite ou de déterri2. Ernst Jünger, Approches drogues et ivresse, Table ronde, p. 304, § 218.
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MILLE PLATEAUX
torialisation suivant laquelle elles changent de nature en se connectant avec d'autres. Le plan de consistance (gri11e) est le dehors de toutes les multiplicités. La ligne de fuite marque à la fois la réalité d'un nombre de dimensions finies que la multiplicité remplit effectivement; l'impossibilité de toute dimension supplémentaire, sans que la multiplicité se transforme suivant cette ligne; la possibilité et la nécessité d'aplatir toutes ces multiplicités sur un même plan de consistance ou d'extériorité, quelles que soient leurs dimensions. L'idéal d'un livre serait d'étaler toute chose sur un tel plan d'extériorité, sur une seule page, sur une même plage : événements vécus, déterminations historiques, concepts pensés, individus, groupes et formations sociales. Kleist inventa une écriture de ce type, un enchaînement brisé d'affects, avec des vitesses variables, des précipitations et transformations, toujours en relation avec le dehors. Anneaux ouverts. Aussi ses textes s'opposent-ils à tous égards au livre classique et romantique, constitué par l'intériorité d'une substance ou d'un sujet. Le livre-machine de guerre, contre le livre-appareil d'Etat. Les multiplicités plates à n dimensions sont asignifiantes et asubjectives. EUes sont désignées par des articles indéfinis, ou plutôt partitifs (c'est du chiendent, du rhizome ...). 4 Principe de rupture asignifiante : contre les coupures trop signifiantes qui séparent les structures, ou en traversent une. Un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d'autres lignes. On n'en finit pas avec les fourmis, parce qu'elles forment un rhizome animal dont la plus grande partie peut être détruite sans qu'il cesse de se reconstituer. Tout rhizome comprend des lignes de segmentarité d'après lesquelles il est stratifié, territorialisé, organisé, signifié, attribué, etc.; mais aussi des lignes de déterritorialisation par lesquelles il fuit sans cesse. Il y a rupture dans le rhizome chaque fois que des lignes segmentaires explosent dans une ligne de fuite, mais la ligne de fuite fait partie du rhizome. Ces lignes ne cessent de se renvoyer les unes aux autres. C'est pourquoi on ne peut jamais se donner un dualisme ou une dichotomie, même sous la forme rudimentaire du bon et du mauvais. On fait une rupture, on trace une ligne de fuite, mais on risque toujours de retrouver sur eUe des organisations qui restratifient l'ensemble, des formations qui redonnent le pouvoir à un signifiant, des attributions qui reconstituent un sujet - tout ce qu'on veut, depuis les résurgences œdipiennes jusqu'aux concrétions fascistes. Les groupes et les individus contiennent des microfascismes qui ne demandent qu'à cristalliser. Oui, le chiendent est aussi rhizome. Le bon et le mauvais ne peuvent être que le produit d'une sélection active et temporaire, à recommencer. 0
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INTRODUCTION : RHIZOME
Comment les mouvements de déterritorialisation et les procès de reterritorialisation ne seraient-ils pas relatifs, perpétuellement en branchement, pris les uns dans les autres? L'orchidée se déterritorialise en formant une image, un calque de guêpe; mais la guêpe se reterritorialise sur cette image. La guêpe se déterritorialise pourtant, devenant elle-même une pièce dans l'appareil de reproduction de l'orchidée; mais elle reterritorialise l'orchidée, en en transportant le pollen. La guêpe et l'orchidée font rhizome, en tant qu'hétérogènes. On pourrait dire que l'orchidée imite la guêpe dont elle reproduit l'image de manière signifiante (mimesis, mimétisme, leurre, etc.). Mais ce n'est vrai qu'au niveau des strates - parallélisme entre deux strates telles qu'une organisation végétale sur l'une imite une organisation animale sur l'autre. En même temps il s'agit de tout autre chose: plus du tout imitation, mais capture de code, plus-value de code, augmentation de valence, véritable devenir, devenir-guêpe de l'orchidée, devenirorchidée de la guêpe, chacun de ces devenirs assurant la dé territorialisation d'un des termes et la reterritorialisation de l'autre, les deux devenirs s'enchaînant et se relayant suivant une circulation d'intensités qui pousse la déterritorialisation toujours plus loin. Il n'y a pas imitation ni ressemblance, mais explosion de deux séries hétérogènes dans la ligne de fuite composée d'un rhizome commun qui ne peut plus être attribué, ni soumis à quoi que ce soit de signifiant. Rémy Chauvin dit très bien : « Evolution aparallèle de deux êtres qui n'ont absolument rien à voir l'un avec l'autre 3. » Plus généralement, il se peut que les schémas d'évolution soient amenés à abandonner le vieux modèle de l'arbre et de la descendance. Dans certaines conditions, un virus peut se connecter à des cellules germinales et se transmettre lui-même comme gène cellulaire d'une espèce complexe; bien plus, il pourrait fuir, passer dans les cellules d'une tout autre espèce, non sans emporter des « informations génétiques » venues du premier hôte (ainsi les recherches actuelles de Benveniste et Todaro sur un virus de type C, dans sa double connexion avec l'ADN de babouin et l'ADN de certaines espèces de chats domestiques). Les schémas d'évolution ne se feraient plus seulement d'après des modèles de descendance arborescente, allant du moins différencié au plus différencié, mais suivant un rhizome opérant immédiatement dans l'hétérogène et sautant d'une ligne déjà différenciée à une autre 4.
3. Rémy Chauvin, in Entretiens sur la sexualité, Plon, p. 205. 4. Sur les travaux de R. E. Benveniste et G. J. Todaro, cf. Yves Christen, « Le rôle des virus dans l'évolution », La Recherche, n° 54, mars 1975 : « Les virus peuvent après intégration-extraction dans une cellule emporter, à la suite d'erreur d'excision, des fragments de DNA de leur hôte et les
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INTRODUCTION : RHIZOME
Là encore, évolution aparallèle du babouin et du chat, où. l'un n'est évidemment pas le modèle de l'autre, ni l'autre la copre de l'un (un devenir-babouin dans le chat ne signifierait pas qu~ le chat « fasse » le babouin). Nous faisons rhizome avec nos VItUS, ou plutôt nos virus nous font faire rhi::o.me ~v~~ d'autres. bêtes. Comme dit Jacob, les transferts de matériel ~enetlqu~ pa,r VItU~ o~ d'autres procédés, les fusions de cellules Issues d especes d1ff~ rentes ont des résultats analogues à ceux des « amours abominables' chères à l'Antiquité et au Moyen Age 5 ». Des communications transversales entre lignes différenciées brouillent les arbres généalogiques. Chercher toujours le molécula~re, ou ~ême la particule submoléculaire avec laquelle nous faisons alliance. N?us évoluons et nous mourons de nos grippes polymorphes et rhizomatiques, plus que de nos maladies de descendance ?u, ~ui O?t elles-mêmes leur descendance. Le rhizome est une antigénéalogie. C'est la même chose pour le livre et le monde : ~e }ivre n'e~t pas image du monde, suivant une croyance enracinee. .Il fait rhizome avec le monde, il y a évolution aparallèle du livre ~t du monde le livre assure la déterritorialisation du monde, mals le monde opère une reterritorialisation du livre, qui se déterritorialise à son tour en lui-même dans le monde (s'il en est capable et s'HIe peut). Le mimétisme est un très mauvais concept, dépendant d'une logique binaire, pour des phénomènes d'une tout autre nature. Le crocodile ne reproduit pas un tronc d'arbre, pas plus que le caméléon ne reproduit les couleurs. de. l'entourag~. La Panthère rose n'imite rien, elle ne reproduit nen, elle pemt le monde à sa couleur rose sur rose, c'est son devenir-monde, de manière à devenir' imperceptible elle-même, asignifiante ellemême, faire sa rupture, sa ligne de fuite à elle, mener jusq~'au bout son « évolution aparallèle ». Sagesse des plantes : meme quand elles sont à racines, il y a toujours un dehors où .elles font rhizome avec quelque chose - avec le vent? avec un animal, avec l'homme (et aussi un aspect par lequel les animaux eux-memes font transmettre à de nouvelles cellules : c'est d'ailleurs,.1a base. de c~ 9~'on appelle engineering génétique.. Il en résulte, que, de l mformat;on genet~que propre à un organisme p<;mrr~lt etre tr~nsferee a un autrAe gra.ce a~x virus. Si l'on s'intéresse aux situauons extremes, on peut met;Ie imaginer q~e ce transfert d'information pourrait s'effectuer d'une espece plus, ev~luee vers une espèce moins évoluée ou gé~itrice d;, la p~écéden.t~. Ce ,mecamsme jouerait donc à contresens de cel~1 que ~ évolution utilise d une façon classique. Si de tels passages d informations . avalent ,eu un~ grande importance, on serait même ame~é .dans certains cas a s,:,bstttuer .de! schémas réticulaires (avec communtcatzons entre ram~aux apres ~eurs, dtfje: renciations) aux schémas en buisson ou en arbre qui servent aujourd hui a représenter l'évolution » (p. 271). 5. François Jacob, La logique du vivant, Gallimard, pp. 312, 333. A
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rhizome, et les hommes, etc.). « L'ivresse comme une irruption triomphale de la plante en nous. » Et toujours suivre le rhizome par rupture, allonger, prolonger, relayer la ligne de fuite, la faire varier, jusqu'à produire la ligne la plus abstraite et la plus tortueuse à n dimensions, aux directions rompues. Conjuguer les flux déterritorialisés. Suivre les plantes : on commencera par fixer les limites d'une première ligne d'après des cercles de convergence autour de singularités successives; puis on voit si, à l'intérieur de cette ligne, de nouveaux cercles de convergence s'établissent avec de nouveaux points situés hors des limites et dans d'autres directions. Ecrire, faire rhizome, accroître son territoire par déterritorialisation, étendre la ligne de fuite jusqu'au point où elle couvre tout le plan de consistance en une machine abstraite. « D'abord va à ta première plante et là observe attentivement comment s'écoule l'eau de ruissellement à partir de ce point. La pluie a dû transporter les graines au loin. Suis les rigoles que l'eau a creusées, ainsi tu connaîtras la direction de l'écoulement. Cherche alors la plante qui, dans cette direction, se trouve la plus éloignée de la tienne. Toutes celles qui poussent entre ces deux-là sont à toi. Plus tard, lorsque ces dernières sèmeront à leur tour leurs graines, tu pourras en suivant le cours des eaux à partir de chacu-ne de ces plantes accroître ton territoire 6. » La musique n'a pas cessé de faire passer ses lignes de fuite, comme autant de « multiplicités à transformation », même en renversant ses propres codes qui la structurent ou l'arbrifient ; ce pourquoi la forme musicale, jusque dans ses ruptures et proliférations, est comparable à de la mauvaise herbe, un rhizome 7. 50 et 6 0 Principe de cartographie et de décalcomanie : un rhizome n'est justiciable d'aucun modèle structural ou génératif. Il est étranger à toute idée d'axe génétique, comme de structure profonde. Un axe génétique est comme une unité pivotale objective sur laquelle s'organisent des stades successifs; une structure profonde est plutôt comme une suite de base décomposable en constituants immédiats, tandis que l'unité du produit passe dans une autre dimension, transformationnelle et subjective. On ne sort pas ainsi du modèle représentatif de l'arbre, ou de la racine pivotale ou fasciculée (par exemple l' « arbre » 6. Carlos Castaneda, L'herbe du diable et la petite fumée, Ed. du Soleil noir, p. 160. 7. Pierre Boulez Par volonté et par hasard, Ed. du Seuil, p. 14 : « Vous la plantez dans un certain terreau, et tout d'un coup, elle se met à proliférer comme de la mauvaise herbe. » Et passim, sur la prolifération musicale, p. 89 : « une musique qui flotte, où l'écriture elle-même apporte pour l'instrumentiste une impossibilité de garder une coïncidence avec un temps pulsé ».
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chomskien, associé à la suite de base, et représentant le processus de son engendrement d'après une logique binaire). Variation sur la plus vieille pensée. De l'axe génétique ou de la structure profonde, nous disons qu'ils sont avant tout des principes de calque, reproductibles à l'infini. Toute la logique de l'arbre est une logique du calque et de la reproduction. Aussi bien dans la linguistique que dans la psychanalyse, elle a pour objet un inconscient lui-même représentant, cristallisé en complexes codifiés, réparti sur un axe génétique ou distribué dans une structure syntagmatique. Elle a pour but la description d'un état de fait, le rééquilibrage de relations intersubjectives, ou l'exploration d'un inconscient déjà là, tapi dans les recoins obscurs de la mémoire et du langage. Elle consiste à décalquer quelque chose qu'on se donne tout fait, à partir d'une structure qui surcode ou d'un axe qui supporte. L'arbre articule et hiérarchise des calques, les calques sont comme les feuilles de l'arbre. Tout autre est le rhizome, carte et non pas calque. Faire la carte, et pas le calque. L'orchidée ne reproduit pas le calque de la guêpe, elle fait carte avec la guêpe au sein d'un rhizome. Si la carte s'oppose au calque, c'est qu'elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit. Elle concourt à la connexion des champs, au déblocage des corps sans organes, à leur ouverture maximum sur un plan de consistance. Elle fait elle-même partie du rhizome. La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s'adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d'art, la construire comme une action politique ou comme une méditation. C'est peut-être un des caractères les plus importants du rhizome, d'être toujours à entrées multiples; le terrier en ce sens est un rhizome animal, et comporte parfois une nette distinction entre la ligne de fuite comme couloir de déplacement, et les strates de réserve ou d'habitation (cf. le rat musqué). Une carte a des entrées multiples, contrairement au calque qui revient toujours « au même ». Une carte est affaire de performance, tandis que le calque renvoie toujours à une « compétence » prétendue. A l'opposé de la psychanalyse, de la compétence psychanalytique, qui rabat chaque désir et énoncé sur un axe génétique ou une structure surcodante, et qui tire à l'infini les calques monotones des stades sur cet axe ou des constituants dans cette structure, la schizo-analyse refuse toute idée de fatalité décalquée, quel que soit le nom qu'on lui donne, divine, anagogique, histo-
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tique, ~co~omique, structurale, héréditaire ou syntagmatique. (~n vort bien comm~nt 1;1élanie Klein ne comprend pas le probl.eme de cartographie d un de ses enfants patients, le petit RIchard, et se con~ente de tirer des calques tout faits - Œdipe, le bon et le mauvais papa, la mauvaise et la bonne maman - tandis que l'enfant tente avec désespoir de poursuivre une performanc~ que la .psychanalyse .méconnaît absolument 8.) Les pulsions et ~b)ets partiels ne sont ru des stades sur l'axe génétique, ni des p.osItlOns dans une structure profonde, ce sont des options politiques pour de~ problèmes, des entrées et des sorties, des impasses que l'enfant vit politiquement, c'est-à-dire dans toute la force de son désir. Est-ce que toutefois nous ne restaurons pas un simple dualisme en opposant les cartes aux calques, comme un bon et un mauvais côté? N'est-ce pas le propre d'une carte de pouvoir être décalquée ? N'est-ce pas le propre d'un rhizome de croiser des racines de se confondre parfois avec elles? Une carte ne comporte-t-elle pas des phénomènes de redondance qui sont déjà comme ses propres calques? Une multiplicité n'a-t-elle pas ses strates où s'enracinent des unifications et totalisations, des massifications des mécanismes mimétiques, des prises de pouvoir signifiantes,' des attributions subjectives? Même les lignes de fuite ne vont-elles pas .reproduire, à la faveur de leur divergence éventuelle, les formations qu'elles avaient pour fonction de défaire ou de tourner? Mais l'inverse est vrai aussi, c'est une question de méthode : il faut toujours reporter le calque sur la carte. Et cette opération n'est pas du tout symétrique de la précédente. Car en toute rigueur il n'est pas exact qu'un calque reproduise la carte. Il est plutôt comme une photo, une radio qui commencerait par élire ou isoler ce qu'il a l'intention de reproduire, à l'aide de moyen.s artificiels, à l'aide de colorants ou d'autres procédés de -contralllte. C'est toujours l'imitant qui crée son modèle et l'attire. Le calque a déjà traduit la carte en image, il a déjà transformé le rhizome en racines et radicelles. Il a organisé, stabilisé, neutralisé les multiplicités suivant des axes de signifiance et de subjectivation qui sont les siens. Il a généré, structuralisé le rhizome, e~ le calque ne reproduit déjà que lui-même quand il croit ~eprodU1re autre chose. C'est pourquoi il est si dangereux. Il injecte des redondances, et les propage. Ce que le calque reproduit de la carte ou du rhizome, c'en sont seulement les impasses, les blocages, les germes de pivot ou les points de structuration. Voyez la psychanalyse et la linguistique : l'une n'a jamais tiré que des 8. Cf. Mélanie Klein, Psychanalyse d'un enfant, Tchou : le rôle des cartes de guerre dans les activités de Richard.
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dans le tronc, quitte à les faire servir à de nouveaux usages étranges. Nous sommes fatigués de l'arbre. Nous ne devons plus croire aux arbres, aux racines ni aux radicelles, nous en avons trop souffert. Toute la culture arborescente est fondée sur eux, de la biologie à la linguistique. Au contraire, rien n'est beau, rien n'est amoureux, rien n'est politique, sauf les tiges souterraines et les racines aériennes, l'adventice et le rhizome. Amsterdam, ville pas du tout enracinée, ville-rhizome avec ses canaux-tiges, où l'utilité se connecte à la plus grande folie, dans son rapport avec une machine de guerre commerciale. La pensée n'est pas arborescente, et le cerveau n'est pas une matière enracinée ni ramifiée. Ce qu'on appelle à tort « dendrites» n'assurent pas une connexion des neurones dans un tissu continu. La discontinuité des cellules, le rôle des axones, le fonctionnement des synapses, l'existence de micro-fentes synaptiques, le saut de chaque message par-dessus ces fentes, font du cerveau une multiplicité qui baigne, dans son plan de consistance ou dans sa glie, tout un système probabiliste incertain, uncertain neruous system. Beaucoup de gens ont un arbre planté dans la tête, mais le cerveau lui-même est une herbe beaucoup plus qu'un arbre. « L'axone et la dendrite s'enroulent l'un autour de l'autre comme le liseron autour de la ronce, avec une synapse à chaque épine 11. » C'est comme pour la mémoire ... Les neurologues, les psychophysiologues, distinguent une mémoire longue et une mémoire courte (de l'ordre d'une minute). Or la différence n'est pas seulement quantitative : la mémoire courte est du type rhizome, diagramme, tandis que la longue est arborescente et centralisée (empreinte, engramme, calque ou photo). La mémoire courte n'est nullement soumise à une loi de contiguïté ou d'immédiateté à son objet, elle peut être à distance, venir ou revenir longtemps après, mais toujours dans des conditions de discontinuité, de rupture et de multiplicité. Bien plus, les deux mémoires ne se distinguent pas comme deux modes temporels d'appréhension de la même chose; ce n'est pas la même chose, ce n'est pas le même souvenir, ce n'est pas non plus la même idée qu'elles saisissent toutes deux. Splendeur d'une Idée courte : on écrit avec la mémoire courte, donc avec des idées courtes, même si l'on lit et relit avec la longue mémoire des longs concepts. La mémoire courte comprend l'oubli comme processus; elle ne se confond pas avec l'instant, mais avec le rhizome collectif, temporel et nerveux. La mémoire longue (famille, race, société ou civilisation)
11. Steven Rose, Le cerveau conscient} Ed. du Seuil, p. 97, et, sur la mémoire, pp. 250 sq.
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décalque et traduit, mais ce qu'elle traduit continue d'agir en elle, à distance, à contretemps, « intempestivement », non pas instantanément. L'arbre ou la racine inspirent une triste image de la pensée qui ne cesse d'imiter le multiple à partir d'une unité supérieure, de centre ou de segment. En effet, si l'on considère l'ensemble branches-racines, le tronc joue le rôle de segment opposé pour l'un des sous-ensembles parcourus de bas en haut: un tel segment sera un « dipôle de liaison », par différence avec les « dipôlesunités » que forment les rayons émanant d'un seul centre 12. Mais les liaisons peuvent elles-mêmes proliférer comme dans le système radicelle, on ne sort jamais de l'Un-Deux, et des multiplicités seulement feintes. Les régénérations, les reproductions, les retours, les hydres et les méduses ne nous en font pas plus sortir. Les systèmes arborescents sont des sytèmes hiérarchiques qui comportent des centres de signifiance et de subjectivation, des automates centraux comme des mémoires organisées. C'est que les modèles correspondants sont tels qu'un élément n'y reçoit ses informations que d'une unité supérieure, et une affectation subjective, de liaisons préétablies. On le voit bien dans les problèmes actuels d'informatique et de machines électroniques, qui conservent encore la plus vieille pensée dans la mesure où ils confèrent le pouvoir à une mémoire ou à un organe central. Dans un bel article qui dénonce « l'imagerie des arborescences de commandement » (systèmes centrés ou structures hiérarchiques), Pierre Rosenstiehl et Jean Petitot remarquent : « Admettre le primat des structures hiérarchiques revient à privilégier les structures arborescentes. ( ) La forme arborescente admet une explication topologique. ( ) Dans un système hiérarchique, un individu n'admet qu'un seul voisin actif, son supérieur hiérarchique. (... )
12. Cf. Julien Pacotte, Le réseau arborescent} schème primordial de la pensée} Hermann, 1936. Ce livre analyse et développe divers schémas de la forme d'arborescence, qui n'est pas présentée comme un simple formalisme, mais comme « le fondement réel de la pensée formelle ». Il pousse jusqu'au bout la pensée classique. Il recueille toutes les formes de l' « Un-Deux », théorie du dipôle. L'ensemble tronc-racines-branches donne lieu au schéma suivant :
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Plus récemment, Michel Serres analyse les variétés et séquences d'arbres dans les domaines scientifiques les plus différents : comment l'arbre se forme à partir d'un « réseau» (La traduction) Ed. de Minuit, pp. 27 sq. ; Feux et signaux de brume} Grasset, pp. 35 sq.)
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Les canaux de transmission sont préétablis : l'arborescence préexiste à l'individu qui s'y intègre à une place précise » (signifiance et subjectivation). Les auteurs signalent à ce propos que, même lorsque l'on croit atteindre à une multiplicité, il se peut que cette multiplicité soit fausse - ce que nous appelons type radicelle - parce que sa présentation ou son énoncé d'apparence non hiérarchique n'admettent en fait qu'une solution totalement hiérarchique : ainsi le fameux théorème de l'amitié} « si dans une société deux individus quelconques ont exactement un ami commun, alors il existe un individu ami de tous les autres » (comme disent Rosenstiehl et Petitot, qui est l'ami commun? « l'ami universel de cette société de couples, maître, confesseur, médecin? autant d'idées qui sont étrangement éloignées des axiomes de départ », l'ami du genre humain? ou bien le philosophe tel qu'il apparaît dans la pensée classique, même si c'est l'unité avortée qui ne vaut que par sa propre absence ou sa subjectivité, disant je ne sais rien, je ne suis rien?). Les auteurs parlent à cet égard de théorèmes de dictature. Tel est bien le principe des arbres-racines, ou l'issue, la solution des radicelles, la structure du Pourvoir 13. A ces systèmes centrés, les auteurs opposent des systèmes acentrés, réseaux d'automates finis, où la communication se fait d'un voisin à un voisin quelconque, où les tiges ou canaux ne préexistent pas, où les individus sont tous interchangeables, se définissent seulement par un état à tel moment, de telle façon que les opérations locales se coordonnent et que le résultat final global se synchronise indépendamment d'une instance centrale. Une transduction d'états intensifs remplace la topologie, et « le graphe réglant la circulation d'information est en quelque sorte l'opposé du graphe hiérarchique ... Le graphe n'a aucune raison d'être un arbre» (nous appelions carte un tel graphe). Problème de la machine de guerre, ou du Firing Squad : un général est-il nécessaire pour que n individus arrivent en même temps à l'état feu? La solution sans Général est trouvée pour une multiplicité acentrée comportant un nombre fini d'états et des signaux de vitesse correspondante, du point de vue d'un rhizome de guerre ou d'une logique de la guérilla, sans calque, sans copie d'un ordre central. On démontre même qu'une telle multiplicité, agencement
13. Pierre Rosenstiehl et Jean Petitot, « Automate asocial et systèmes acentrés », in Communications, n° 22, 1974. Sur le théorème de l'amitié, cf. H. S. Wilf, The Friendsbip Theorem in Combinatorial Mathematics, Welsh. Academie Press; et, sur un théorème de même type, dit d'indécision collectlv;, cf. K. J. Arrow, Choix collectif et préférences individuelles, Calmann-Levy.
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ou société machiniques, rejette comme « intrus asocial » tout automate centralisateur, unificateur 14. N, dès lors, est bien toujours n - 1. Rosenstiehl et Petitot insistent sur ceci, que l'opposition centre-acentré vaut moins par les choses qu'elle désigne que par les modes de calcul qu'elle applique aux choses. Des arbres peuvent correspondre au rhizome, ou inversement bourgeonner en rhizome. Et c'est vrai généralement qu'une même chose admet les deux modes de calcul ou les deux types de régulation, mais non pas sans changer singulièrement d'état dans un cas et dans l'autre. Soit par exemple encore la psychanalyse : non seulement dans sa théorie, mais dans sa pratique de calcul et de traitement, elle soumet l'inconscient à des structures arborescentes, à des graphes hiérarchiques, à des mémoires récapitulatrices, à des organes centraux, phallus, arbre-phallus. La psychanalyse ne peut pas changer de méthode à cet égard : sur une conception dictatoriale de l'inconscient, elle fonde son propre pouvoir dictatorial. La marge de manœuvre de la psychanalyse est ainsi très bornée. Il y a toujours un général, un chef, dans la psychanalyse comme dans son objet (général Freud). Au contraire, en traitant l'inconscient comme un système acentré, c'est-à-dire comme un réseau machinique d'automates finis (rhizome), la schizo-analyse atteint à un tout autre état de l'inconscient. Les mêmes remarques valent en linguistique; Rosenstiehl et Petitot considèrent à juste titre la possibilité d'une « organisation acentrée d'une société de mots ». Pour les énoncés comme pour les désirs, la question n'est jamais de réduire l'inconscient, de l'interpréter ni de le faire signifier suivant un arbre. La question, c'est de produire de l'inconscient} et, avec lui, de nouveaux énoncés, d'autres désirs : le rhizome est cette production d'inconscient même. C'est curieux, comme l'arbre a dominé la réalité occidentale et toute la pensée occidentale, de la botanique à la biologie, l'ana"tomie, mais aussi la gnoséologie, la théologie, l'ontologie, toute 14. Ibid. Le caractère principal du système acentré, c'est que les initiatives locales sont coordonnées indépendamment d'une instance centrale, le calcul se faisant dans l'ensemble du réseau (multiplicité). « C'est pourquoi le seul lieu où peut être constitué un fichier des personnes, c'est chez les personnes elles-mêmes, seules capables de porter leur description et de la tenir à jour : la société est le seul fichier possible des personnes. Une société acentrée naturelle rejette comme intrus asocial l'automate centralisateur » (p. 62). Sur « le théorème de Firing Squad », pp. 51-57. Il arrive même que des généraux, dans leur rêve de s'approprier les techniques formelles de guérilla, fassent appel à des multiplicités « de modules synchrones », « à base de cellules légères nombreuses mais indépendantes », ne comportant théoriquement qu'un minimum de pouvoir central et de « relais hiérarchique » : ainsi Guy Brossollet, Essai sur la non-bataille, Belin, 1975.
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la philosophie ... : le fondement-racine, Grund, roots et [undations. L'Occident a un rapport privilégié avec la forêt, et avec le déboisement; les champs conquis sur la forêt sont peuplés de plantes à graines, objet d'une culture de lignées, portant sur l'espèce et de type arborescent; l'élevage à son tour, déployé sur jachère, sélectionne des lignées qui forment toute une arborescence animale. L'Orient présente une autre figure : le rapport avec la steppe et le jardin (dans d'autres cas, le désert et l'oasis), plutôt qu'avec la forêt et le champ; une culture de tubercules qui procède par fragmentation de l'individu; une mise à l'écart, une mise entre parenthèses de l'élevage confiné dans des espaces clos, ou repoussé dans la steppe des nomades. Occident, agriculture d'une lignée choisie avec beaucoup d'individus variables; Orient, horticulture d'un petit nombre d'individus renvoyant à une grande gamme de « clones ». N'y a-t-il pas en Orient, notamment en Océanie, comme un modèle rhizomatique qui s'oppose à tous égards au modèle occidental de l'arbre? Haudricourt y voit même une raison de l'opposition entre les morales ou les philosophies de la transcendance, chères à l'Occident, celles de l'immanence en Orient: le Dieu qui sème et qui fauche, par opposition au Dieu qui pique et déterre (la piqûre contre la semaille 15). Transcendance, maladie proprement européenne. Et ce n'est pas la même musique, la terre n'y a pas la même musique. Et ce n'est pas du tout la même sexualité: les plantes à graines, même réunissant les deux sexes, soumettent la sexualité au modèle de la reproduction; le rhizome au contraire est une libération de la sexualité non seulement par rapport à la reproduction, mais par rapport à la génitalité. Chez nous, l'arbre s'est planté dans les corps, il a durci et stratifié même les sexes. Nous avons perdu le rhizome ou l'herbe. Henry Miller : « La Chine est la mauvaise herbe dans le carré de choux de l'humanité. (...) La mauvaise herbe est la Némésis des efforts humains. De toutes les existences imaginaires que nous prêtons aux plantes, aux bêtes et aux étoiles, c'est peut-être la mauvaise herbe qui mène la vie la plus sage. Il est vrai que l'herbe ne produit ni fleurs, ni porte-avions, ni Sermons sur la montagne. (...) Mais en fin de compte c'est toujours l'herbe 15. Sur l'agriculture occidentale des plantes à graine et l'horticulture orientale des tubercules, sur l'opposition semer-piquer, sur les différences par rapport à l'élevage animal, cf. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d'autrui », (L'Homme, 1962) et « L'origine des clones et des clans » (L'Homme, janvier 1964). Le maïs et le riz ne sont pas des objections : ce sont des céréales « adoptées tardivement par des cultivateurs de tubercules » et traitées de manière correspondante; il est probable que le riz « apparut comme une mauvaise herbe des fossés à taro ».
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qui a le dernier mot. En fin de compte tout retourne à l'état de Chine. C'est ce que les historiens appellent communément les ténèbres du Moyen Age. Pas d'autre issue que l'herbe. (...) L'herbe n'existe qu'entre les grands espaces non cultivés. Elle comble les vides. Elle pousse entre, et parmi les autres choses. La fleur est belle, le chou est utile, le pavot rend fou. Mais l'herbe est débordement, c'est une leçon de morale 16. » - De quelle Chine parle Miller, de l'ancienne, de l'actuelle, d'une imaginaire, ou bien d'une autre encore qui ferait partie d'une carte mouvante? Il faudrait faire une place à part à l'Amérique. Bien sûr, elle n'est pas exempte de la domination des arbres et d'une recherche des racines. On le voit jusque dans la littérature, dans la quête d'une identité nationale, et même d'une ascendance ou généalogie européennes (Kérouac repart à la recherche de ses ancêtres). Reste que tout ce qui s'est passé d'important, tout ce qui se passe d'important procède par rhizome américain : beatnik, underground, souterrains, bandes et gangs, poussées latérales successives en connexion immédiate avec un dehors. Différence du livre américain avec le livre européen, même quand l'américain se met à la poursuite des arbres. Différence dans la conception du livre. « Feuilles d'herbe ». Et ce ne sont pas en Amérique les mêmes directions : c'est à l'Est que se font la recherche arborescente et le retour au vieux monde. Mais l'Ouest rhizomatique, avec ses Indiens sans ascendance, sa limite toujours fuyante, ses frontières mouvantes et déplacées. Toute une « carte » américaine à l'Ouest, où même les arbres font rhizome. L'Amérique a inversé les directions : elle a mis son orient à l'ouest, comme si la terre était devenue ronde précisément en Amérique; son Ouest est la frange même de l'Est 17. (Ce n'est pas l'Inde, comme croyait
16. Henry Miller, Hamlet, Corrêa, pp. 48-49. 17. Cf. Leslie Fiedler, Le retour du Peau-rouge, Ed. du Seuil. On trouve dans ce livre une belle analyse de la géographie, de son rôle mythologique et littéraire en Amérique, et de l'inversion des directions. A l'est, la recherche d'un code proprement américain, et aussi d'un recodage avec l'Europe (Henry James, Eliot, Pound, etc.); le surcodage esclavagiste au sud, avec sa propre ruine et celle des plantations dans la guerre de Sécession (Faulkner, Caldwell) ; le décodage capitaliste qui vient du nord (Dos Passos, Dreiser); mais le rôle de l'ouest, comme ligne de fuite, où se conjuguent le voyage, l'hallucination, la folie, l'Indien, l'expérimentation perceptive et mentale, la mouvance des frontières, le rhizome (Ken Kesey et sa « machine à brouillard »; la génération beatnik, etc.). Chaque grand auteur américain fait une cartographie, même par son style; contrairement à ce qui se passe chez nous, il fait une carte qui se connecte directement avec les mouvements sociaux réels qui traversent l'Amérique. Par exemple, le repérage des directions géographiques dans toute l'œuvre de Fitzgerald.
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Haudricourt, qui fait l'intermédiaire entre l'Occident et l'Orient, c'est l'Amérique qui fait pivot et mécanisme d'inversion). La chanteuse américaine Patti Smith chante la bible du dentiste américain : ne cherchez pas de racine, suivez le canal... N'y aurait-il pas aussi deux bureaucraties, et même trois (et plus encore) ? La bureaucratie occidentale : son origine agraire, cadastrale, les racines et les champs, les arbres et leur rôle de frontières, le grand recensement de Guillaume le Conquérant, la féodalité, la politique des rois de France, asseoir l'Etat sur la propriété, négocier les terres par la guerre, les procès et les mariages. Les rois de France choisissent le lys, parce que c'est une plante à racines profondes accrochant les talus. Est-ce la même chose en Orient? Bien sûr, c'est trop facile de présenter un Orient de rhizome et d'immanence; mais l'Etat n'y agit pas d'après un schéma d'arborescence correspondant à des classes préétablies, arbrifiées et enracinées; c'est une bureaucratie de canaux, par exemple le fameux pouvoir hydraulique à « propriété faible », où 1'E tat engendre des classes canalisantes et canalisées (cf. ce qui n'a jamais été réfuté dans les thèses de Wittfogel). Le despote y agit comme fleuve, et non pas comme une source qui serait encore un point, point-arbre ou racine; il épouse les eaux plus qu'il ne s'assied sous l'arbre; et l'arbre de Bouddha devient lui-même rhizome ; le fleuve de Mao et l'arbre de Louis. Là encore l'Amérique n'a-t-elle pas procédé comme intermédiaire? Car elle agit à la fois par exterminations, liquidations internes (non seulement les Indiens, mais les fermiers, etc.) et par poussées successives externes d'immigrations. Le flux du capital y produit un immense canal, une quantification de pouvoir, avec des « quanta» immédiats où chacun jouit à sa façon dans le passage du flux-argent (d'où le mythe-réalité du pauvre qui devient milliardaire pour redevenir pauvre) : tout se réunit ainsi dans l'Amérique, à la fois arbre et canal, racine et rhizome. Il n'y a pas de capitalisme universel et en soi, le capitalisme est au croisement de toutes sortes de formations, il est toujours par nature néo-capitalisme, il invente pour le pire, sa face d'orient et sa face d'occident, et son remaniement des deux. Nous sommes en même temps sur une mauvaise voie, avec toutes ces distributions géographiques. Une impasse, tant mieux. S'il s'agit de montrer que les rhizomes ont aussi leur propre despotisme, leur propre hiérarchie, plus durs encore, très bien, car il n'y a pas de dualisme, pas de dualisme ontologique ici et là, pas de dualisme axiologique du bon et du mauvais, pas de mélange ou de synthèse américaine. Il y a des nœuds d'arborescence dans les rhizomes, des poussées rhizomatiques dans les racines. Bien plus, il y a des formations despotiques, d'immanence et de cana30
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lisation, propres aux rhizomes. Il y a des déformations anarchiques dans le système transcendant des arbres, racines aériennes et tiges souterraines. Ce qui compte, c'est que l'arbre-racine et le rhizomecanal ne s'opposent pas comme deux modèles : l'un agit comme modèle et comme calque transcendants, même s'il engendre ses propres fuites; l'autre agit comme processus immanent qui renverse le modèle et ébauche une carte, même s'il constitue ses propres hiérarchies, même s'il suscite un canal despotique. Il ne s'agit pas de tel ou tel endroit sur la terre, ni de tel moment dans l'histoire, encore moins de telle ou telle catégorie dans l'esprit. Il s'agit du modèle, qui ne cesse pas de s'ériger et de s'enfoncer, et du processus qui ne cesse pas de s'allonger, de se rompre et reprendre. Autre ou nouveau dualisme, non. Problème de l'écriture : il faut absolument des expressions anexactes pour désigner quelque chose exactement. Et pas du tout parce qu'il faudrait passer par là, et pas du tout parce qu'on ne pourrait procéder que par approximations : l'anexactitude n'est nullement une approximation, c'est au contraire le passage exact de ce qui se fait. Nous n'invoquons un dualisme que pour en récuser un autre. Nous ne nous servons d'un dualisme de modèles que pour atteindre à un processus qui récuserait tout modèle. Il faut à chaque fois des correcteurs cérébraux qui défont les dualismes que nous n'avons pas voulu faire, par lesquels nous passons. Arriver à la formule magique que nous cherchons tous PLURALISME = MONISME, en passant par tous les dualismes qui sont l'ennemi, mais l'ennemi tout à fait nécessaire, le meuble que nous ne cessons pas de déplacer. Résumons les caractères principaux d'un rhizome : à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses .traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l'Un ni au multiple. Il n'est pas l'Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc. Il n'est pas un multiple qui dérive de l'Un, ni auquel l'Un s'ajouterait (n + 1). Il n'est pas fait d'unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n'a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance, et dont l'Un est toujours soustrait (n - 1). Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser. A l'opposé d'une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques
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MILLE PLATEAUX
entre ces positions, le rhizome n'est fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d'après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature. On ne confondra pas de telles lignes, ou linéaments, avec les lignées de type arborescent, qui sont seulement des liaisons localisables entre points et positions. A l'opposé de l'arbre, le rhizome n'est pas objet de reproduction : ni reproduction externe comme l'arbre-image, ni reproduction interne comme la structure-arbre. Le rhizome est une antigénéalogie. C'est une mémoire courte, ou une antimémoire. Le rhizome procède par variation, expansion, conquête, capture, piqûre. A l'opposé du graphisme, du dessin ou de la photo, à l'opposé des calgues, le rhizome se rapporte à une carte qui doit être produit~, construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples, avec ses lignes de fuite. Ce sont les calques qu'il faut reporter sur les cartes et non l'inverse. Contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies, le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d'états. Ce qui est en question dans le rhizome, c'est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l'animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l'artifice, tout différent du rapport arborescent : toutes sortes de « devenirs ». Un plateau est toujours au milieu, ni début ni fin. Un rhizome est fait de plateaux. Gregory Bateson se sert du mot « plateau» pour désigner quelque chose de très spécial : une région continue d'intensités, vibrant sur elle-même, et qui se développe en évitant toute orientation sur un point culminant ou vers une fin extérieure. Bateson cite en exemple la culture balinaise, où des jeux sexuels mère-enfant, ou bien des querelles entre hommes, passent par cette bizarre stabilisation intensive. « Une espèce de plateau continu d'intensité est substitué à l'orgasme », à la guerre ou au point culminant. C'est un trait fâcheux de l'esprit occidental, de rapporter les expressions et les actions à des fins extérieures ou transcendantes, au lieu de les estimer sur un plan d'immanence d'après leur valeur en soi 18. Par exemple, en tant qu'un livre est fait de chapitres, il a ses points culminants, ses points de terminaison. 18. Bateson Vers une écologie de l'esprit, t. l, Ed. du Seuil, pp. 125126. On rema;quera que le mot « plateau» est clas.siqueme.nt employé ~ans l'étude des bulbes tubercules et rhizomes : cf. Dictionnaire de botanzque de Baillon, article'« Bulbe ».
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INTRODUCTION : RHIZOME
Que se passe-t-il au contraire pour un livre fait de plateaux, communiquant les uns avec les autres à travers des micro-fentes, comme pour un cerveau? Nous appelons « plateau» toute multiplicité connectable avec d'autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome. Nous écrivons ce livre comme un rhizome. Nous l'avons composé de plateaux. Nous lui avons donné une forme circulaire, mais c'était pour rire. Chaque matin nous nous levions, et chacun de nous se demandait quels plateaux il allait prendre, écrivant cinq lignes, ici, dix lignes ailleurs. Nous avons eu des expériences hallucinatoires, nous avons vu des lignes, comme des colonnes de petites fourmis, quitter un plateau pour en gagner un autre. Nous avons fait des cercles de convergence. Chaque plateau peut être lu à n'importe quelle place, et mis en rapport avec n'importe quel autre. Pour le multiple, il faut une méthode qui le fasse effectivement; nulle astuce typographique, nulle habileté lexicale, mélange ou création de mots, nulle audace syntaxique ne peuvent la remplacer. Celles-ci en effet, le plus souvent, ne sont que des procédés mimétiques destinés à disséminer ou disloquer une unité maintenue dans une autre dimension pour un livre-image. Technonarcissisme. Les créations typographiques, lexicales ou syntaxiques ne sont nécessaires que si elles cessent d'appartenir à la forme d'expression d'une unité cachée, pour devenir elles-mêmes une des dimensions de la multiplicité considérée; nous connaissons de rares réussites en ce genre 19. Nous n'avons pas su le faire pour notre compte. Nous avons seulement employé des mots qui, à leur tour, fonctionnaient pour nous comme des plateaux. RHIZOMATI QUE = SCHIZO-ANALYSE = STRATO-ANALYSE = PRAGMATIQUE = MICRO-POLITIQUE. Ces mots sont des concepts, mais les concepts sont des lignes, c'est-à-dire des systèmes de nombres attachés à telle ou telle dimension des multiplicités (strates, chaînes moléculaires, lignes de fuite ou de rupture, cercles de convergence, etc.). En aucun cas nous ne prétendons au titre d'une science. Nous ne connaissons pas plus de scientificité que d'idéologie, mais seulement des agencements. Et il n'y a que des agencements machiniques de désir, comme des agencements collectifs d'énonciation. Pas de signifiance, et pas de subjectivation : écrire à n (toute énonciation individuée reste prisonnière des significations dominantes, tout désir signifiant renvoie à des sujets dominés). Un agencement dans sa multiplicité travaille à la fois forcément sur des flux sémiotiques, des flux matériels et des flux 19. Ainsi Joëlle de la Casinière, Absolument nécessaire, Ed. de Minuit, qui est un livre vraiment nomade. Dans la même direction, cf. les recherches du « Montfaucon Research Center. »
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sociaux (indépendamment de la reprise qui peut en être faite dans un corpus théorique ou scientifique). On n'a plus une tripartition entre un champ de réalité, le monde, un champ de représentation, le livre, et un champ de subjectivité, l'auteur. Mais un agencement met en connexion certaines multiplicités prises dans chacun de ces ordres, si bien qu'un livre n'a pas sa suite dans le livre suivant, ni son objet dans le monde, ni son sujet dans un ou plusieurs auteurs. Bref, il nous semble que l'écriture ne se fera jamais assez au nom d'un dehors. Le dehors n'a pas d'image, ni de signification, ni de subjectivité. Le livre, agencement avec le dehors, contre le livre-image du monde. Un livre-rhizome, et non plus dichotome, pivotant ou fasciculé. Ne jamais faire racine, ni en planter, bien que ce soit difficile de ne pas retomber dans ces vieux procédés. « Les choses qui me viennent à l'esprit se présentent à moi non par leur racine, mais par un point quelconque situé vers leur milieu. Essayez donc de les retenir, essayez donc de retenir un brin d'herbe qui ne commence à croître qu'au milieu de la tige, et de vous tenir à lui 20. » Pourquoi est-ce si difficile? C'est déjà une question de sémiotique perceptive. Pas facile de percevoir les choses par le milieu, et non de haut en bas ou inversement, de gauche à droite ou inversement: essayez et vous verrez que tout change. Ce n'est pas facile de voir l'herbe dans les choses et les mots (Nietzsche disait de la même façon qu'un aphorisme devait être « ruminé », et jamais un plateau n'est séparable des vaches qui le peuplent, et qui sont aussi les nuages du ciel). On écrit l'histoire, mais on l'a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d'un appareil unitaire d'Etat, au moins possible même quand on parlait de nomades. Ce qui manque, c'est une Nomadologie, le contraire d'une histoire. Pourtant là aussi de rares et grandes réussites, par exemple à propos des croisades d'enfants : le livre de Marcel Schwob qui multiplie les récits comme autant de plateaux aux dimensions variables. Le livre d'Andrzejewski, Les portes du Paradis, fait d'une seule phrase ininterrompue, flux d'enfants, flux de marche avec piétinement, étirement, précipitation, flux sémiotique de toutes les confessions d'enfants qui viennent se déclarer au vieux moine à la tête du cortège, flux de désir et de sexualité, chacun parti par amour, et plus ou moins directement mené par le noir désir posthume et pédérastique du comte de Vendôme, avec cercles de convergence - l'important n'est pas que les flux fassent « Un ou multiple », nous n'en sommes plus là : il y a un agencement
20. Kafka, Journal} Grasset, p. 4.
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INTRODUCTION : RHIZOME
collectif d'énonciation, un agencement machinique de désir, l'un dans l'autre, et branchés sur un prodigieux dehors qui fait multiplicité de toute manière. Et puis, plus récemment, le livre d'Armand Farrachi sur la Ive croisade, La dislocation} où les phrases s'écartent et se dispersent, ou bien se bousculent et coexistent, et les lettres, la typographie se met à danser, à mesure que la croisade délire 21. Voilà des modèles d'écriture nomade et rhizomatique. L'écriture épouse une machine de guerre et des lignes de fuite, elle abandonne les strates, les segmentarités, la sédentarité, l'appareil d'Etat. Mais pourquoi faut-il encore un modèle? Le livre n'est-il pas encore une « image» des croisades? N'y a-t-il pas encore une unité gardée, comme unité pivotante dans le cas de Schwob, comme unité avortée dans le cas de Farrachi, comme unité du Comte mortuaire dans le cas le plus beau des Portes du Paradis? Faut-il un nomadisme plus profond que celui des croisades, celui des vrais nomades, ou bien le nomadisme de ceux qui ne bougent même plus et qui n'imitent plus rien? Ils agencent seulement. Comment le livre trouvera-t-il un dehors suffisant avec lequel il puisse agencer dans l'hétérogène, plutôt qu'un monde à reproduire? Culturel, le livre est forcément un calque: calque de lui-même déjà, calque du livre précédent du même auteur, calque d'autres livres quelles qu'en soient les différences, décalque interminable de concepts et de mots en place, décalcage du monde présent, passé ou à venir. Mais le livre anticulturel peut encore être traversé d'une culture trop lourde : il en fera pourtant un usage actif d'oubli et non de mémoire, de sous-développement et non pas de progrès à développer, de nomadisme et pas de sédentarité, de carte et non pas de calque. RHIZOMATIQUE = POP'ANALYSE, même si le peuple a autre chose à faire que de le lire, même si les blocs de culture univer~ sitaire ou de pseudo scientificité restent trop pénibles ou pesants. Car la science serait complètement folle si on la laissait faire, voyez les mathématiques, elles ne sont pas une science, mais un prodigieux argot, et nomadique. Même et surtout dans le domaine théorique, n'importe quel échafaudage précaire et pragmatique vaut mieux que le décalque des concepts, avec leurs coupures et leurs progrès qui ne changent rien. L'imperceptible rupture, plutôt que la coupure signifiante. Les nomades ont inventé une
21. Marcel Schwob, La croisade des enfants, 1896; jersy Andrzejewski, Les portes du paradis, 1959, Gallimard; Armand Farrachi, La dislocation, 1974, Stock. C'est à propos du livre de Schwob que Paul Alphandéry disait que la littérature, dans certains cas, pouvait renouveler l'histoire et lui imposer « de véritables directions de recherches» (La chrétienté et l'idée de croisade) t. II, Albin Michel, p. 116).
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machine de guerre, contre l'appareil d'Etat. Jamais l'histoire n'a compris le nomadisme, jamais le livre n'a compris le dehors. Au cours d'une longue histoire, l'Etat a été le modèle du livre et de la pensée : le logos, le philosophe-roi, la transcendance de l'Idée, l'intériorité du concept, la république des esprits, le tribunal de la raison, les fonctionnaires de la pensée, l'homme législateur et sujet. Prétention de l'Etat à être l'image intériorisée d'un ordre du monde, et à enraciner l'homme. Mais le rapport d'une machine de guerre avec le dehors, ce n'est pas un autre « modèle », c'est un agencement qui fait que la pensée devient elle-même nomade, le livre une pièce pour toutes les machines mobiles, une tige pour un rhizome (Kleist et Kafka contre Goethe). Ecrire à n, n-l, écrire par slogans : Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais! Ne semez pas, piquez! Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités! Faites la ligne et jamais le point! La vitesse transforme le point en ligne 22 ! Soyez rapide, même sur place! Ligne de chance, ligne de hanche, ligne de fuite. Ne suscitez pas un Général en vous! Pas des idées justes, juste une idée (Godard). Ayez des idées courtes. Faites des cartes, et pas des photos ni des dessins. Soyez la Panthère rose, et que vos amours encore soient comme la guêpe et l'orchidée, le chat et le babouin. On dit du vieil homme-fleuve
INTRODUCTION : RHIZOME
finir 23. Plus encore, c'est la littérature américaine, et déjà anglaise, qui ont manifesté ce sens rhizomatique, ont su se mouvoir entre les choses, instaurer une logique du ET, renverser l'ontologie, destituer le fondement, annuler fin et commencement. Ils ont su faire une pragmatique. C'est que le milieu n'est pas du tout une moyenne, c'est au contraire l'endroit où les choses prennent de la vitesse. Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l'une à l'autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l'une et l'autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu.
He don't plant tatos Don't plant cotton Them that plants them is soon forgotten But old man river he just keeps rollin along.
Un rhizome ne commence et n'aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L'arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d'alliance. L'arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et ... et ... et ... ». Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. Où allez-vous? d'où partez--vous ? où voulez-vous en venir? sont des questions bien inutiles. Faire table rase, partir ou repartir à zéro, chercher un commencement, ou un fondement, impliquent une fausse conception du voyage et du mouvement (méthodique, pédagogique, initiatique, symbolique...). Mais Kleist, Lenz ou Büchner ont une autre manière de voyager comme de se mouvoir, partir au milieu, par le milieu, entrer et sortir, non pas commencer ni
22. Cf. Paul Virilio, « Véhiculaire », in Nomades et vagabonds, 10-18, p. 43 ; sur le surgissement de la linéarité et le bouleversement de la perception par la vitesse.
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23. Cf. J.-c. Bailly, La légende dispersée, 10-18 : la description du mouvement dans le romantisme allemand, pp. 18 sq.
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Ce jour-là l'Homme aux loups descendit du divan, particulièrement fatigué. Il savait que Freud avait un génie, de frôler la vérité et de passer à côté, puis de combler le vide avec des associations. Il savait que Freud ne connaissait rien aux loups, aux
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anus non plus d'ailleurs. Freud comprenait seulement ce que c'était qu'un chien, et la queue d'un chien. Ça ne suffisait pas, ça ne suffirait pas. L'Homme aux loups savait que Freud le déclarerait bientôt guéri, mais qu'il n'en était rien, et qu'il continuerait à être traité pour l'éternité par Ruth, par Lacan, par Leclaire. Il savait enfin qu'il était en train d'acquérir un véritable nom propre, Homme aux loups, bien plus propre que le sien, puisqu'il accédait à la plus haute singularité dans l'appréhension instantanée d'une multiplicité générique : les loups - mais que ce nouveau, ce vrai nom propre allait être défiguré, mal orthographié, retranscrit en patronyme. Pourtant Freud, de son côté, allait écrire bientôt quelques pages extraordinaires. Des pages tout à fait pratiques, dans l'article de 1915 sur « L'inconscient », concernant la différence entre névrose et psychose. Freud dit qu'un hystérique ou un obsédé sont des gens capables de comparer globalement une chaussette à un vagin, une cicatrice à la castration, etc. Sans doute est-ce en même temps qu'ils appréhendent l'objet comme global et comme perdu. Mais saisir érotiquement la peau comme une multiplicité de pores, de petits points, de petites cicatrices ou de petits trous, saisir érotiquement la chaussette comme une multiplicité de mailles, voilà ce qui ne viendrait pas à l'idée du névrosé, tandis que le psychotique en est capable : « nous croyons que la multiplicité des petites cavités empêcherait le névrosé de les utiliser comme substituts des organes génitaux féminins ». Comparer une chaussette à un vagin, ça va encore, on le fait tous les jours, mais un pur ensemble de mailles à un champ de vagins, il faut quand même être fou: c'est ce que dit Freud. Il y a là une découverte clinique très importante: ce qui fait toute une différence de style entre névrose et psychose. Par exemple, quand Salvador Dali s'efforce de reproduire les délires, il peut parler longuement de LA corne de rhinocéros; il ne sort pas pour autant d'un discours névropathe. Mais quand il se met à comparer la chair de poule, sur la peau, à un champ de minuscules cornes de rhinocéros, on sent bien que l'atmosphère change et qu'on est entré dans la folie. Et s'agit-il encore d'une comparaison? C'est plutôt une pure multiplicité qui change d'I§léments, ou qui devient. Au niveau mïcrologique, les petites cloques « deviennent » des cornes, et les cornes, de petits pénis. A peine a-t-il découvert le plus grand art de l'inconscient, cet art des multiplicités moléculaires, que Freud n'a de cesse de reve· nir aux unités molaires, et retrouver ses thèmes familiers, le père,
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loups pour affecter des chevreaux qui n'ont strictement rien à fai~e dans l'histoire. Sept loups qui ne sont que des chevreaux, SIX loups puisque le septième chevreau (l'Homme aux loups luimême) se cache dans l'horloge, cinq loups puisque c'est peutêtre à cinq heures qu'il vit ses parents faire l'amour et que le chiffre romain V est associé à l'ouverture érotique des jambes féminines, trois loups puisque les parents firent peut-être l'amour trois fois, deux loups puisque c'étaient les deux parents more ferarum) ou même deux chiens que l'enfant aurait d'abord vus s'accoupler, et puis un loup puisque le loup, c'est le père, on le savait depuis le début, enfin zéro loup puisqu'il a perdu sa queue, non moins castré que castrateur. De qui se moque-t-on ? Les loups n'avaient aucune chance de s'en tirer, de sauver leur meute : on a décidé dès le début que les animaux ne pouvaient servir qu'à représenter un coït entre parents, ou l'inverse, à être représentés par un tel coït. Manifestement Freud ignore tout de la fascination exercée par les loups, de ce que signifie l'appel muet des loups, l'appel à devenir-loup. Des loups observent. et fixent l'enfant qui rêve; c'est tellement plus rassurant de se dIte que le rêve a produit une inversion, et que c'est l'enfant qui regarde des chiens ou des parents en train de faire l'amour. Freud ne connaît le loup ou le chien qu'cedipianisé, le loup-papa castré castrateur, le chien à la niche, le Oua-Oua du psychanalyste. Franny écoute une émission sur les loups. Je lui dis : tu voudrais être un loup? Réponse hautaine - c'est idiot, on ne peut pas être un loup, on est toujours huit ou dix loups, six ou sept loups. Non pas six ou sept loups à la fois, à soi tout seul, mais un loup parmi d'autres, avec cinq ou six autres loups. Ce qui est important dans le devenir-loup, c'est la position de masse, et d'abord la position du sujet lui-même par rapport à la meute, par rapport à la multiplicité-loup, la façon dont il y entre ou n'y entre pas, la distance à laquelle il se tient, la manière dont il tient et ne tient pas à la multiplicité. Pour atténuer la sévérité de sa réponse, Franny raconte un rêve : « Il y a le désert. Là encore ça n'aurait aucun sens de dire que je suis dans le désert. C'est une vision panoramique du désert, ce désert n'est ni tragique ni inhabité, il n'est désert que par sa couleur, ocre, et sa lumière, chaude et sans ombre. Là-dedans une foule grouillante, essaim d'abeilles, mêlée de footballeurs ou groupe de touaregs. Je suis en bordure de cette foule) à la périphérie; mais j'y appartiens) j'y suis attachée par une extrémité de mon corps) une main ou un pied. Je sais que cette périphérie est mon seul lieu possible, je mourrais si je me laissais entraîner au centre de la mêlée, mais tout aussi sûrement si je lâchais cette foule. Ma position n'est pas facile à conserver, elle est même très difficile à tenir, car
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le pénis, le vagin, la cas~ration ... ? etc. (,Tout p.rès de déc?uvrir un rhizome Freud en reVIent touJours a de sImples raClnes.) Le procéd/de réduction est très intéresssa?t dans l~artic~e de. 1915 : il dit que le névrosé guide ses com~aralsons ou Iden:lficatI~ns sur les représentations de choses, tandIs que le psychotIque n a ~lus que la représentation de mots (par exemple le mot ~ro~~. « C est l'identité de l'expression verbale, et non pas la slmtlltude des objets qui a dicté le choix du s~bstitu~. ~> Ai~si, q~a,nd il n'y a pas unité de chose, il y a au mOIns umte et IdentIte de mot. ~n remarquera que les noms sont pris ici dans un usage. extenszf) c'est-à-dire fonctionnent comme des noms communs qUl assurent l'unification d'un ensemble qu'ils subsument. Le nom propre n.e peut être qu'un cas extrême de nom commun, comprenant e~ IUlmême sa multiplicité déjà domestiquée et la rapportant a un être ou objet posé comme unique. Ce qui est compromis, tant du côté des mots que des choses, c'est le rapport ~u nom ~ropre comme intensité à la multiplicité qu'il appréhende Instantanement. Pour Freud, quand la chose éclate et perd son. ident~té, le mot est encore là pour la lui ramener ou pour IUl en Inventer une. Freud compte sur le mot pour rétablir une unité qui n'était plus dans les choses. N'assiste-t-on pas à la naissance d'une aventur~ ultérieure celle du Signifiant, l'instance despotique sournoise qUl se substit~e elle-même aux noms propres asignifiants, comme elle substitue aux multiplicités la morne unité d'un objet déclaré perdu? Nous ne sommes pas loin des loups. Car l'Homme aux loups, c'est aussi celui qui, dans son deuxième épisode dit psychotique, surveillera constamment les variations ou le trajet mouvant des petits trous ou petites cicatrices sur la peau de son nez. Mais dans le premier épisode que Freud déclare névrotique, l'Homme aux loups raconte qu'il a rêvé de six ou sept loups sur un arbre, et en a dessiné cinq. Qui ignore en effet que les loups vont p~r meute? Personne sauf Freud. Ce que n'importe quel enfant salt, Freud ne le sait pas. Freud demande avec un faux scrupule : comment expliquer qu'il y ait cinq, six ou sept loups dans ~e rêve? Puisqu'il a décidé que c'était la névrose, Fre~d emplOle donc l'autre procédé de réduction: non pa~ subso~p~lOn ~erbale au niveau de la représentation de mot, mals assoclatlOn hbre au niveau des représentations de choses. Le résultat est le même, puisqu'il s'agit toujours de revenir à l'unité, à l'identité de la personne ou de l'objet supposé perdu. Voilà que les loups vont devoir se purger de leur multiplicité. L'opération se fait par l'association du rêve avec le conte Le loup et les sept chevreaux (dont six seulement furent mangés). On assiste à la jubilation réductrice de Freud, on voit littéralement la multiplicité sortir des
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ces êtres remuent sans arrêt, leurs mouvements sont imprévisibl.es et ne répondent à aucun rythme. Tantôt ils tournoient, ~an~ô~ l1s vont vers le nord puis brusquement vers l'est, aucun des mdividus composant la foule ne reste à la même place par. rapport aux autres. Je suis donc moi aussi perpétuellement mobl1e; tout cela exige une grande tension, mais me donne un sentiment de bonh.eur violent presque vertigineux. » C'est un très bon rêve SChiZO. Etre en plein dans la foule, et en même temps complètement en dehors, très loin : bordure, promenade à la Virginia Woolf (<< jamais plus je ne dirai je suis ceci) je suis cela»). . Problèmes du peuplement dans l'inconscient: tout ce .qm passe par les pores du schizo, les veines du drogué, ~ourml1lements, grouillements, animations, intensités, races et tribus. Est-c~ de Jean Ray, qui a su lier la terreur aux phénom~nes de micromultiplicités, ce conte où la peau blanche se souleve de tant de cloques et pustules, et des têtes noires naines passent par les pores, grimaçantes, abominables, qu'il faut raser au couteau chaque matin? Et aussi les « hallucinations liliputiennes » à l'éther. Un, deux, trois schizos : « Dans chaque pore de la peau, il me pousse des bébés » - « Oh moi, ce n'est .pas dans les pores, c'est dans mes veines que poussent des petltes barres de fer » - « Je ne veux pas qu'on me fasse des piqûres, sauf à l'alcool camphré. Sinon il me pousse des seins dans chaque 'pore. » Freud a tenté d'aborder les phénomènes de foule du pomt de vue de l'inconscient mais il n'a pas bien vu, il ne voyait pas que l'inconscient lui-même était d'abord une foule. Il était myope et sourd; il prenait les foules pour une personne. Les schizos au contraire ont l'œil aigu, et l'oreille. Ils ne prennent pas les rumeu:s et les poussées de la foule pour la voix de papa., J,:,-ng un.e fo~s rêva d'ossements et de crânes. Un os, un crane n eXistent Jamais seuls. L'ossuaire est une multiplicité. Mais Freud veut que ça signifie la mort de quelqu)un. « Jung, surpris, lui fit :emarquer qu'~l y avait plusieurs crânes, pas juste un seul. MaiS Freud contl• 2 nuait... » Une multiplicité de pores, de points noirs, de petites cicatrices ou de mailles. De seins, de bébés et de barres. Une multiplicité d'abeilles, de footballeurs ou de touaregs. Une multiplicité de loups, de chacals ... Tout cela ne se laisse pas réduire, mais nous renvoie à un certain statut des formations de l'inconscient. Essayons de définir les facteurs qui interviennent ici : d'abord quelque chose qui joue le rôle de corps plein - corps sans organes. C'est le désert dans le rêve précédent. C'est l'arbre dépouillé où les loups sont perchés dans le rêve de l'Homme aux -i oo
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UN SEUL OU PLUSIEURS LOUPS?
loups. C'est la peau comme envoloppe ou anneau, la chaussette comme surface réversible. Ce peut être une maison, une pièce de maison, tant de choses encore, n'importe quoi. Personne ne fait l'amour avec amour sans constituer à soi tout seul, avec l'autre ou les autres, un corps sans organes. Un corps sans organes n'est pas un corps vide et dénué d'organes, mais un corps sur lequel ce qui sert d'organes (loups, yeux de loups, mâchoires de loups ?) se distribuent d'après des phénomènes de foule, suivant des mouvements brownoïdes, sous forme de multiplicités moléculaires. Le désert est peuplé. C'est donc moins aux organes qu'il s'oppose, qu'à l'organisation des organes en tant qu'elle composerait un organisme. Le corps sans organes n'est pas un corps mort, mais un corps vivant, d'autant plus vivant, d'autant plus grouillant qu'il a fait sauter l'organisme et son organisation. Des poux sautent sur la plage de la mer. Les colonies de la peau. Le corps plein sans organes est un corps peuplé de multiplicités. Et le problème de l'inconscient, à coup sûr, n'a rien à voir avec la génération, mais avec le peuplement, la population. Une affaire de population mondiale sur le corps plein de la terre, et pas de génération familiale organique. « J'adore inventer des peuplades, des tribus, les origines d'une race ... Je reviens de mes tribus. Je suis jusqu'à ce jour le fils adoptif de quinze tribus, pas une de plus, pas une de moins. Et ce sont mes tribus adoptées, car j'en aime chacune plus et mieux que si j'y étais né. » On nous dit: quand même, le schizophrène a un père et une mère? Nous avons le regret de dire non, il n'en a pas comme tel. Il a seule.. ment un désert et des tribus qui y habitent, un corps plein et des multiplicités qui s'y accrochent. D'où en second lieu, la nature de ces multiplicités et de leurs éléments. LE RHIZOME. Un des caractères essentiels du rêve de !Dultiplicité est que chaque élément ne cesse pas de varier et de modifier sa distance par rapport aux autres. Sur le nez de l'Homme aux loups, les éléments ne cesseront pas de danser, grandir et diminuer, déterminés comme pores dans la peau, petites cicatrices dans les pores, petits fossés dans le tissu cicatriciel. Or ces distances variables ne sont pas des quantités extensives qui se diviseraient les unes dans les autres, mais bien plutôt des indivisibles chaque fois, des « relativement indivisibles », c'est-à-dire qui ne se divisent pas en deçà et au-delà d'un certain seuil, n'augmentent ou ne diminuent pas sans que leurs éléments ne changent de nature. Essaim d'abeilles, les voilà mêlée de footballeurs aux maillots rayés, ou bien bande de touaregs. Ou encore: le clan des loups se double d'un essaim d'abeilles contre la bande des Deulhs, sous l'action de Mowgli qui court en bordure (ah oui, Kipling comprenait mieux que Freud l'appel des loups, leur sens 43
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3. Ruth Mack Brunswick, « En supplément à l'Histoire d'une névrose infantile de Freud », Revue française de Psychanalyse} 1936, n° 4.
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libidinal, et puis dans l'Homme aux loups il y a aussi une histoire de guêpes ou de papillons qui vient relayer les lo.ups, on passe des loups aux guêpes). Mais qu'est-ce que ça veut ~hre, ces ?l~tan ces indivisibles qui se modifient sans cesse, et qUl ne se dlvlsent ou ne se modifient pas sans que leurs éléments ne changent de nature à chaque fois? N'est-ce pas déjà le caractère intensif des éléments et de leurs rapports dans ce genre de multiplicité? Exactement comme une vitesse, une température ne se composent pas de vitesses ou de températures, mais s'enveloppent dans d'autres ou en enveloppent d'autres qui marquent chaque fois un changement de nature. C'est parce que ces multiplicités n'ont pas le principe de leur métrique dans un milieu homogène, ~ais ailleurs, dans les forces qui agissent en elles, dans le~ 'pheno~ mènes physiques qui les occupent, précisément dans la hbldo qUl les constituent du dedans, et qui ne les constituent pas sans se diviser en flux variables et qualitativements distincts. Freud luimême reconnaît la multiplicité des « courants » libidinaux qui coexistent chez l'Homme aux loups. On reste d'autant plus étonné de la manière dont il traite des multiplicités de l'inconscient. Car, pour lui, il y aura toujours réduction à l'Un : les petites .cica~ri ces, les petits trous seront les subdivisions de la grande clcatnc.e ou du trou majeur nommé castration, les loups seront les substituts d'un seul et même Père qu'on retrouve partout, autant de fois qu'on l'aura mis (comme dit Ruth Mack Brunswick, allons-y, les loups, c'est « tous les pères et les docteurs », mais l'Homme aux loups pense : et mon cul, c'est pas un loup?). Il fallait faire l'inverse, il fallait comprendre en intensité : le Loup, c'est la meute, c'est-à-dire la multiplicité appré,he?dée comme telle en un instant, par son rapprochement et son elOlgnement de zéro - distances chaque fois indécomposables. Le zéro, c'est le corps sans organes de l'Homme aux loups. Si l'inconscient ne connaît pas la négation, c'est parce qu'il n'y a rien de négatif dans l'inconscient, mais des rapprochements et des éloignements indéfinis du point zéro, lequel n'exprime pas du tout le manque, mais la positivité du corps plein comme support et suppôt (car « un afflux est nécessaire pour seulement signifier l'absence d'intensité »). Les loups désignent une intensité, une bande d'intensité, un seuil d'intensité sur le corps sans organes de l'Homme aux loups. Un dentiste disait à l'Homme aux loups « vos dents tomberont à cause de votre coup de mâchoire, votre coup de mâchoire ~st trop fort » - et en même temps ses gencives se couvraient de pustules et de petits trous 3. La mâchoire comme
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intensité supeneure, les dents comme intensité inférieure, et les gencives pustuleuses comme rapprochement de zéro. Le loup comme appréhension instantanée d'une multiplicité dans telle région, ce n'est pas un représentant, un substitut, c'est un je sens. Je sens que je deviens loup, loup parmi les loups, en bordure des loups, et le cri d'angoisse, le seul que Freud entende : aidez-moi à ne pas devenir loup (ou au contraire à ne pas échouer dans ce devenir). Il ne s'agit pas de représentation : pas du tout croire qu'on est un loup, se représenter comme loup. Le loup, les loups, ce sont des intensités, des vitesses, des températures, des distances variables indécomposables. C'est un fourmillement, un lupullement. Et qui peut croire que la machine anale n'ait rien à voir avec la machine des loups, ou que les deux soient seulement reliées par l'appareil œdipien, par la figure trop humaine du Père? Car enfin l'anus aussi exprime une intensité, ici le rapprochement de zéro de la distance qui ne se décompose pas sans que les éléments ne changent de nature. Champ d)anus) tout comme meute de loups. Et n'est-ce pas par l'anus que l'enfant tient aux loups, à la périphérie? Descente de la mâchoire à l'anus. Tenir aux loups par la mâchoire et par l'anus. Une mâchoire n'est pas une mâchoire de loup, ce n'est pas si simple, mais mâchoire et loup forment une multiplicité qui se modifie dans œil et loup, anus et loup, d'après d'autres distances, suivant d'autres vitesses, avec d'autres multiplicités, dans des limites de seuils. Lignes de fuite ou de déterritorialisation, devenir-loup, devenir-inhumain des intensités déterritorialisées, c'est cela, la multiplicité. Devenir loup, devenir trou, c'est se déterritorialiser, d'après des lignes distinctes enchevêtrées. Un trou n'est pas plus négatif qu'un loup. La castration, le manque, le substitut, quelle histoire racontée par un idiot trop conscient, et qui ne comprend rien aux J11ultiplicités comme formations de l'inconscient. Un loup, mais aussi un trou, ce sont des particules de l'inconscient, rien que des particules, des productions de particules, des trajets de particules, en tant qu'éléments de multiplicités moléculaires. Il ne suffit même pas de dire que les particules intenses et mouvantes passent par des trous, un trou n'est pas moins une particule que ce qui y passe. Des physiciens disent : les trous ne sont pas des absences de particules, mais des particules allant plus vite que la lumière. Anus volants, vagins rapides, il n'y a pas de castration. Revenons à cette histoire de multiplicité) car ce fut un moment très important, lorsqu'on créa un tel substantif précisément pour échapper à l'opposition abstraite du multiple et de l'un, pour échapper à la dialectique, pour arriver à penser le multiple à l'état pur, pour cesser d'en faire le fragment numérique d'une Unité ou Totalité perdues, ou au contraire l'élément organique
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d'une Unité ou Totalité à venir - et pour distinguer plutôt des types de multiplicité. C'est ainsi qu'on trouve chez le mathématicien-physicien Riemann la distinction des multiplicités discrètes et des multiplicités continues (ces dernières ne trouvant le principe de leur métrique que dans des forces agissant en elles). Puis chez Meinong et chez Russell la distinction des multiplicités de grandeur ou de divisibilité, extensives, et des multiplicités de distance, plus proches de l'intensif. Ou bien, chez Bergson, la distinction des multiplicités numériques ou étendues, et des multiplicités qualitatives et durantes. Nous faisons à peu près la même chose en distinguant des multiplicités arborescentes et des multiplicités rhizomatiques. Des macro- et des micro-multiplicités. D'une part des multiplicités extensives, divisibles et molaires; unifiables, totalisables, organisables; conscientes ou préconscientes - et d'autre part des multiplicités libidinales inconscientes moléculaires, intensives, constituées de particules qui ne se divisent pas sans changer de nature, de distances qui ne varient pas sans entrer dans une autre multiplicité, qui ne cessent pas de se faire et de se défaire en communiquant, en passant les unes dans les autres à l'intérieur d'un seuil, ou par-delà, ou en deçà. Les éléments de ces dernières multiplicités sont des particules; leurs relations, des distances; leurs mouvements? des brownoïdes ; leur quantité, des intensités, des différences d'mtensité. Il n'y a là qu'une base logique. Elias Canetti distingue deux types de multiplicité qui tantôt s'opposent et tantôt se pénètrent: de masse et de meute. Parmi les caractères de masse, au sens de Canetti, il faudrait noter la grande quantité, la divisibilité et l'égalité des membres, la concentration, la sociabipté. de l'ense~ ble l'unicité de la direction hiérarchique, l'orgamsatIon de tertltorialité ou de territorialisation, l'émission de signes. Parmi les caractères de meute, la petitesse ou la restriction du nombre, la dispersion, les distances variables indécomposables, les ~éta morphoses qualitatives, les inégalités comme restes ou franchIssements, l'impossibilité d'une totalisation ou d'une hiérarchi~atio? fixes la variété brownienne des directions, les lignes de detertltori;lisation, la projection de particules 4. Sans doute n'y a-t-il pas plus d'égalité, pas moins de hiérarchie dans les meutes que dans les masses mais ce ne sont pas les mêmes. Le chef de meute ou de bande 'joue coup par coup, il doit tout remettre en jeu. à chaque coup, tandis que le chef de groupe ou de masse c~msolIde et capitalise des acquis. La meute, même dans ses lIeux, se t{ c")
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UN SEUL OU PLUSIEURS LOUPS?
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constitue sur une ligne de fuite ou de déterritorialisation qui fait partie d'elle-même, à laquelle elle donne une haute valeur positive, tandis que les masses n'intègrent de telles lignes que pour les segmentariser, les boucher, les affecter d'un signe négatif. Canetti remarque que, dans la meute, chacun reste seul en étant pourtant avec les autres (ainsi les loups-chasseurs) ; chacun mène sa propre affaire en même temps qu'il participe à la bande. « Dans les constellations changeantes de la meute, l'individu se tiendra toujours à son bord. Il sera dedans et aussitôt après au bord, au bord et aussitôt après dedans. Quand la meute fait cercle autour de son feu, chacun pourra avoir des voisins à droite et à gauche, mais le dos est libre, le dos est exposé découvert à la nature sauvage. » On reconnaît la position schizo, être à la périphérie, tenir par une main ou un pied... On y opposera la position paranoïaque du sujet de masse.. avec toutes les identifications de l'individu au groupe, du groupe au chef, du chef au groupe; être bien pris dans la masse, se rapprocher du centre, ne jamais rester en bordure sauf en service commandé. Pourquoi supposer (avec Konrad Lorenz par exemple) que les bandes et leur type de compagnonnage représentent un état plus rudimentaire évolutivement que les sociétés de groupe ou de conjugalité ? Non seulement il y a des bandes humaines, mais il y en a qui sont particulièrement raffinées : la « mondanité » se distingue de la « socialité » parce qu'elle est plus proche d'une meute, et l'homme social se fait du mondain une certaine image envieuse et erronée, parce qu'il en méconnaît les positions et hiérarchies propres, les rapports de force, les ambitions et les projets très spéciaux. Les relations mondaines ne recouvrent jamais les relations sociales, elles ne coïncident pas avec elles. Même les « maniérismes» (il y en a dans toutes les bandes) appartiennent aux micro-multiplicités et se distinguent des manières ou coutumes sociales. Il n'est pas question pourtant d'opposer les deux types de multiplicités, les machines molaires et moléculaires, suivant un dualisme qui ne vaudrait pas mieux que celui de l'Un et du multiple. Il y a seulement des multiplicités de multiplicités qui forment un même agencement} qui s'exercent dans le même agencement: les meutes dans les masses, et inversement. Les arbres ont des lignes rhizomatiques, mais le rhizome a des points d'arborescence. Comment ne faudrait-il pas un énorme cyclotron pour produire des particules folles? Comment des lignes de déterritorialisation seraient-elles même assignables hors des circuits de territorialité? Comment ne serait-ce pas dans de grandes étendues, et en rapport avec de grands bouleversements dans ces étendues, que coule tout d'un coup le minuscule ruisseau d'une intensité nouvelle? Que ne faut-il pas faire pour un nouveau son? Le deve-
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nir-animal, le devenir-moléculaire, le devenir-inhumain passent par une extension molaire, une hyperconcentration humaine, ou les prépare. On ne séparera pas chez Kafka l'érection d'une grande machine bureaucratique paranoïaque, et l'installation des petites machines schizo d'un devenir-chien, d'un devenir-coléoptère. On ne séparera pas chez l'Homme aux loups le devenir-loup du rêve, et l'organisation religieuse et militaire des obsessions. Un militaire fait le loup, un militaire fait le chien. Il n'y a pas deux multiplicités ou deux machines, mais un seul et même agencement machinique qui produit et distribue le tout, c'est-à-dire l'ensemble des énoncés qui correspondent au « complexe ». Sur tout cela, qu'est-ce que la psychanalyse a à nous dire? Œdipe, rien qu'Œdipe, puisqu'elle n'écoute rien ni personne. Elle écras.e tout, masses et meutes, machines molaires et moléculaires, multiplicités de tout genre. Soit le second rêve de l'Homme aux loups, au moment de l'épisode dit psychotique: dans une rue, un mur, avec une porte fermée, et à gauche une armoire vide; le patient devant l'armoire, et une grande femme à petite cicatrice qui semble vouloir contourner le mur; et derrière le mur, des loups qui se pressent vers la porte. Mme Brunswick elle-même ne peut pas s'y tromper: elle a beau se reconnaître dans la grande femme, elle voit bien que les loups sont cette fois les Bolcheviks, la masse révolutionnaire qui a vidé l'armoire ou confisqué la fortune de l'Homme aux loups. Dans un état métastable, les loups sont passés du côté d'une grande machine sociale. Mais la psychanalyse n'a rien à dire sur tous ces points - sauf ce que disait déjà Freud : tout ça renvoie encore au papa (tiens, il était l'un des chefs du parti libéral en Russie, mais ça n'a guère d'importance, il suffit de dire que la révolution a « satisfait le sentiment de culpabilité du patient »). Vraiment on croirait que la libido, dans ses investissements et ses contre-investissements, n'a rien à voir avec les ébranlements de masses, les mouvements de meutes, les signes collectifs et les particules de désir. Il ne suffit donc pas d'attribuer au préconscient les multiplicités molaires ou les machines de masse, en réservant pour l'inconscient un autre genre de machines ou de multiplicités. Car ce qui appartient de toutes manières à l'inconscient, c'est l'agencement des deux, la manière dont les premières conditionnent les secondes, et dont les secondes préparent les premières, ou s'en échappent, ou y reviennent: la libido baigne tout. Tenir compte de tout à la fois - la manière dont une machine sociale ou une masse organisée ont un inconscient moléculaire qui ne marque pas seulement leur tendance à la décomposition, mais des composantes actuelles de leur exercice et de leur organisation mêmes; la manière dont un individu, tel ou tel} pris dans une masse,
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a lui-même un inconscient de meute qui ne ressemble pas nécessairement aux meutes de la masse dont il fait partie; la manière dont un individu ou une masse vont vivre dans leur inconscient les masses et les meutes d'une autre masse ou d'un autre individu. Que veut dire aimer quelqu'un? Toujours le saisir dans une masse, l'extraire d'un groupe, même restreint, auquel il participe, ne serait-ce que par sa famille ou par autre chose; et puis chercher ses propres meutes, les multiplicités qu'il enferme en lui, et qui sont peut-être d'une tout autre nature. Les joindre aux miennes, les faire pénétrer dans les miennes, et pénétrer les siennes. Célestes épousailles, multiplicités de multiplicités. Pas d'amour qui ne soit exercice de dépersonnalisation sur un corps sans organes à former; et c'est au point le plus haut de cette dépersonnalisation que quelqu'un peut être nommé, reçoit son nom ou son prénom, acquiert la discernabilité la plus intense dans l'appréhension instantanée des multiples qui lui appartiennent et auxquels il appartient. Meute de taches de rousseur sur un visage, meute de jeunes garçons parlant dans la voix d'une femme, nichée de jeunes filles dans celle de M. de Charlus, horde de loups dans la gorge de quelqu'un, multiplicité d'anus dans l'anus, la bouche ou l'œil sur lequel on se penche. Chacun passe par tant de corps en chacun. Albertine est lentement extraite d'un groupe de jeunes filles, qui a son nombre, son organisation, son code, sa hiérarchie; et non seulement tout un inconscient baigne ce groupe et cette masse restreinte, mais Albertine a ses propres multiplicités que le narrateur, l'ayant isolée, découvre sur son corps et dans ses mensonges - jusqu'à ce que la fin de l'amour la rende à l'indiscernable. Ne pas croire surtout qu'il suffise de distinguer des masses et groupes extérieurs auxquels quelqu'un participe ou appartient, et -.des ensembles internes qu'il envelopperait en soi. La distinction n'est pas du tout celle de l'extérieur et de l'intérieur, toujours relatifs et changeants, intervertibles, mais celle des types de multiplicités qui coexistent, se pénètrent et changent de place - des machines, rouages, moteurs et éléments qui interviennent à tel moment pour former un agencement producteur d'énoncé : je t'aime (ou autre chose). Pour Kafka encore, Felice est inséparable d'une certaine machine sociale, et des machines parlophones dont elle représente la firme; comment n'appartiendrait-elle pas à cette organisation, aux yeux de Kafka fasciné de commerce et de bureaucratie? Mais en même temps, les dents de Felice, les grandes dents carnivores la font filer suivant d'autres lignes, dans les multiplicités moléculaires d'un devenir-chien, d'un devenirchacal... Félice, inséparable à la fois du signe des machines sociales modernes qui sont les siennes et celles de Kafka (pas les
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UN SEUL OU PLUSIEURS LOUPS?
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folle en les détachant de la masse, que pour les ramener à cette masse, les dompter et les fouetter, les faire tourner? Appareil œdipien de la nourriture, le chameau mort; appareil contreœdipien de la charogne : tuer les bêtes pour manger, ou manger pour nettoyer les charognes. Les chacals posent bien le problème: ce n'est pas un problème de castration, mais de « propreté », l'épreuve du désert-désir. Qui l'emportera, de la territorialité de masse ou de la déterritorialisation de meute, la libido baignant tout le désert comme corps sans organes où se joue le drame? Il n'y a pas d'énoncé individuel, il n'yen a jamais. Tout énoncé est le produit d'un agencement machinique, c'est-à-dire d'agents collectifs d'énonciation (par « agents collectifs », ne pas entendre des peuples ou des sociétés, mais les multiplicités). Or le nom propre ne désigne pas un individu : c'est au contraire quand l'individu s'ouvre aux multiplicités qui le traversent de part en part, à l'issue du plus sévère exercice de dépersonnalisation, qu'il acquiert son véritable nom propre. Le nom propre est l'appréhension instantanée d'une multiplicité. Le nom propre est le sujet d'un pur infinitif compris comme tel dans un champ d'intensité. Ce que Proust dit du prénom : en prononçant Gilberte, j'avais l'impression de la tenir nue tout entière dans ma bouche. L'Homme aux loups, vrai nom propre, intime prénom qui renvoie aux devenirs, infinitifs, intensités d'un individu dépersonnalisé et multiplié. Mais qu'est-ce que la psychanalyse comprend à la multiplication? L'heure du désert où le dromadaire devient mille dromadaires ricanant dans le ciel. L'heure du soir où mille trous se creusent à la surface de la terre. Castration, castration, crie l'épouvantail psychanalytique qui n'a jamais vu qu'un trou, qu'un père, un chien là où il y a des loups, un individu domestiqué là où il y a des multiplicités sauvages. On ne reproche ~.pas seulement à la psychanalyse d'avoir sélectionné les seuls énoncés œdipiens. Car ces énoncés, dans une certaine mesure, font encore partie d'un agencement machinique par rapport auquel ils pourraient servir d'indices à corriger, comme dans un calcul d'erreurs. On reproche à la psychanalyse de s'être servie de l'énonciation œdipienne pour faire croire au patient qu'il allait tenir des énoncés personnels, individuels, qu'il allait enfin parler en son nom. Or tout est piégé dès le début: jamais l'Homme aux loups ne pourra parler. Il aura beau parler des loups, crier comme un loup, Freud n'écoute même pas, regarde son chien et répond « c'est papa ». Tant que ça dure, Freud dit que c'est de la névrose, et quand ça craque, c'est de la psychose. L'Homme aux loups recevra la médaille psychanalytique pour services rendus à la cause, et même la pension alimentaire qu'on donne aux anciens combattants mutilés. Il n'aurait pu parler en son nom que si l'on
mêmes), et des particules, des petites machines moléculaires, de tout l'étrange devenir, du trajet que Kafka va faire et lui faire faire à travers son appareil pervers d'écriture. Il n'y a pas d'énoncé individuel, mais des agencements machiniques producteurs d'énoncés. Nous disons que l'agencement est fondamentalement libidinal et inconscient. C'est lui, l'inconscient en personne. Pour le moment nous y voyons des éléments (ou multiplicités) de plusieurs sortes : des machines humaines, sociales et techniques, molaires organisées; des machines moléculaires, avec leurs particules de devenir-inhumain; des appareils œdipiens (car oui, bien sûr, il y a des énoncés œdipiens, et beaucoup); des appareils contre-œdipiens, d'allure et de fonctionnement variables. Nous verrons plus tard. Nous ne pouvons même plus parler de machines distinctes, mais seulement de types de multiplicités qui se pénètrent et forment à tel moment un seul et même agencement machinique, figure sans visage de la libido. Chacun de nous est pris dans un tel agencement, en reproduit l'énoncé quand il croit parler en son nom, ou plutôt parle en son nom quand il en produit l'énoncé. Comme ces énoncés sont bizarres, de vrais discours de fous. Nous disions Kafka, nous pouvons dire aussi bien l'Homme aux loups: une machine religieusemilitaire que Freud assigne à la névrose obsessionnelle - une machine anale de meute ou de devenir-loup, et aussi guêpe ou papillon, que Freud assigne au caractère hystérique - un appareil œdipien, dont Freud fait le seul moteur, le moteur immobile à retrouver partout - un appareil contre-œdipien (l'inceste avec la sœur, inceste-schizo, ou bien l'amour avec les « gens de condition inférieure », ou bien l'analité, l'homosexualité ?), toutes ces choses où Freud ne voit que substituts, régressions et dérivés d'(Edipe. En vérité Freud ne voit rien et ne comprend rien. Il n'a aucune idée de ce qu'est un agencement libidinal avec toutes les machineries mises en jeu, toutes les amours multiples. Bien sûr il y a des énoncés œdipiens. Le conte de Kafka par exemple, Chacals et Arabes, c'est facile de le lire ainsi : on peut toujours, on ne risque rien, ça marche à tous les coups, quitte à ne rien comprendre. Les Arabes sont clairement rapportés au père, les Chacals à la mère; entre les deux, toute une histoire de castration représentée par les ciseaux rouillés. Mais il se trouve que les Arabes sont une masse organisée, armée, extensive, étendue dans tout le désert; et les Chacals, une meute intense qui ne cesse de s'enfoncer dans le désert, suivant des lignes de fuite ou de déterritorialisation (<< ce sont des fous, de vrais fous ») ; entre les deux, en bordure, l'Homme du nord, l'Homme aux chacals. Et les grands ciseaux, n'est-ce pas le signe arabe, qui guide ou lâche les particules-chacals, aussi bien pour accélérer leur course
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matières instables non formées, de flux en tous sens, d'intensités libres ou de singularités nomades, de particules folles ou transitoires. Mais là n'était pas la question pour le moment. Car, en même temps, se produisait sur la terre un phénomène très important, inévitable, bénéfique à certains égards, regrettable à beaucoup d'autres : la stratification. Les strates étaient des Couches, des Ceintures. Elles consistaient à former des matières, à emprisonner des intensités ou à fixer des singularités dans des systèmes de résonance et de redondance, à constituer des molécules plus ou moins grandes sur le corps de la terre, et à faire entrer ces molécules dans des ensembles molaires. Les strates étaient des captures, elles étaient comme des « trous noirs » ou des occlusions s'efforçant de retenir tout ce qui passait à leur portée 1. Elles opéraient par codage et territorialisation sur la terre, elles procédaient simultanément par code et par territorialité. Les strates étaient des jugements de Dieu, la stratification générale était le système entier du jugement de Dieu (mais la terre, ou le corps sans organes, ne cessait de se dérober au jugement, de fuir et de se destratifier, de se décoder, de se déterritorialiser) . Challenger citait une phrase qu'il affirmait avoir trouvée dans un manuel de géologie, et qu'il fallait apprendre par cœur parce qu'on ne pourrait la comprendre que plus tard: « Une surface de stratification est un plan de consistance plus compact entre deux couches. » Les couches, c'étaient les strates elles-mêmes. Elles allaient par deux au moins, l'une servant de substrate à l'autre. La surface de stratification, c'était un agencement machinique qui ne se confondait pas avec les strates. L'agencement était entre deux couches, entre deux strates, il avait donc une face tournée vers les strates (en ce sens, c'était une interstrate), mais il avait aussi une face tournée ailleurs, vers le corps sans organes ou le plan de consistance (c'était une métastrate). En effet, le corps sans organes formait lui-même le plan de consistance, qui devenait compact ou s'épaississait au niveau des strates. Dieu est un Homard ou une double-pince, un double-bind. Ce n'est pas seulement les strates qui vont par deux au moins, mais d'une autre façon chaque strate est double (elle aura elle-même plusieurs couches). Chaque strate présente en effet des phénomènes constitutifs de double articulation. Articulez deux fois, B-A, BA. Ce qui ne veut pas dire du tout que les strates parlent ou soient
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du langage. La double articulation est tellement variable que nous ne pouvons pas partir d'un modèle général, mais seulement d'un cas relativement simple. La première articulation choisirait ou prélèverait, sur les flux-particules instables, des unités moléculaires ou quasi moléculaires métastables (substances) auxquelles elle imposerait un ordre statistique de liaisons et successions (formes). La deuxième articulation opérerait la mise en place de structures stables, compactes et fonctionnelles (formes) et constituerait les composés molaires où ces structures s'actualisent en même temps (substances). Ainsi, dans une strate géologique, la première articulation, c'est la « sédimentation », qui empile des unités de sédiments cycliques suivant un ordre statistique : le flysch, avec sa succession de grès et de schistes. La deuxième articulation, c'est le « plissement» qui met en place une structure fonctionnelle stable et assure le passage des sédiments aux roches sédimentaires. On voit que les deux articulations ne se répartissent pas l'une pour les substances et l'autre pour les formes. Les substances ne sont rien d'autre que des matières formées. Les formes impliquent un code, des modes d'encodage et de décodage. Les substances comme matières formées se réfèrent à des territorialités, à des degrés de territorialisation et de déterritorialisation. Mais, justement, il y a code et territorialité pour chaque articulation, chaque articulation comporte pour son compte forme et substance. Pour le moment on pouvait seulement dire que, à chaque articulation, correspondait un type de segmentarité ou de multiplicité : l'un, souple, plutôt moléculaire et seulement ordonné; l'autre, plus dur, molaire et organisé. En effet, bien que la première articulation ne manquât pas d'interactions systématiques, c'était au niveau de la seconde surtout que se produisaient des phénomènes de centrage, unification, totalisation, intégration, -. hiérarchisation, finalisation, qui formaient un surcodage. Chacune des deux articulations établissait entre ses propres segments des rapports binaires. Mais entre les segments de l'une et les segments de l'autre, il y avait des relations biunivoques suivant des lois beaucoup plus complexes. Le mot structure pouvait désigner en général l'ensemble de ces rapports et relations, mais c'était une illusion de croire que la structure fût le dernier mot de la terre. Bien plus, il n'était pas sûr que les deux articulations se distribuent toujours suivant la distinction du moléculaire et du molaire. On sautait par-dessus l'immense diversité des strates énergétiques, physico-chimiques, géologiques. On tombait sur les strates organiques, ou sur l'existence d'une grande stratification organique. Or le problème de l'organisme - comment « faire » un
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2. Griaule, Dieu d'eau, Fayard, pp. 38-41. 3. Sur les deux aspects de la morphogenèse en général, cf. Raymond Ruyer, La genèse des formes, Flammarion, pp. 54 sq., et Pierre Vendryès, Vie et probabilité, Albin Michel. Vendryès analyse précisément le rôle de la relation articulaire et des systèmes articulés. Sur les deux aspects structuraux de la protéine, cf. Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Ed. du Seuil, pp. 105-109.
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organisme au corps? - c'était, là encore, celui de l'articulation, de la relation articulaire. Les Dogons, que le professeur connaissait bien, posaient ainsi le problème : un organisme advenait au corps du forgeron, sous l'effet d'une machine ou d'un agencement machinique qui en opérait la stratification. « Dans le choc la masse et l'enclume lui avaient brisé les bras et les jambes, à hauteur des coudes et des genoux qu'il n'avait pas jusque-là. Il recevait ainsi les articulations propres à la nouvelle forme humaine qui allait se répandre sur la terre et qui était vouée au travail. (... ) En vue du travail son bras s'était plié 2. » Mais, évidemment, réduire la relation articulaire aux os n'était qu'une manière de parler. C'était l'ensemble de l'organisme qu'il fallait considérer sous les espèces d'une double articulation, et à des niveaux très différents. D'abord au niveau de la morphogenèse : d'une part, des réalités de type moléculaire aux relations aléatoires sont prises dans des phénomènes de foule ou des ensembles statistiques qui déterminent un ordre (la fibre protéique, et sa séquence ou segmentarité); d'autre part, ces ensembles sont eux-mêmes pris dans des structures stables qui « élisent » les composés stéréoscopiques, qui forment organes, fonctions et régulations, qui organisent des mécanismes molaires, et distribuent même des centres capables de survoler les foules, de surveiller les mécanismes, d'utiliser et de réparer l'outillage, de « surcoder » l'ensemble (le repliement de la fibre en structure compacte, et la seconde segmentarité 3). Sédimentation et plissement, fibre et repliement. Mais, à un autre niveau, la chimie cellulaire qui préside à la constitution des protéines procède aussi par double articulation. Celle-ci passe à l'intérieur du moléculaire, entre petites et grosses molécules, segmentarité par remaniements successifs et segmentarité par polymérisation. « Dans un premier temps les éléments prélevés dans le milieu sont combinés à travers une série de transformations. (... ) Toute cette activité met en jeu plusieurs centaines de réactions. Mais en fin de compte elle aboutit à la production d'un nombre limité de petits composés, quelques dizaines au plus. Dans le second temps de la chimie cellulaire, les petites molécules sont assemblées pour la production des grosses. C'est par la polymérisation d'unités liées bout à
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danois spinoziste Hjelmslev, le prince sombre descendant d'Hamlet, qui s'occupait aussi de langage, mais justement pour en dégager « la stratification ». Hjelmslev avait su constituer toute une grille, avec les notions de matière) contenu et expression) forme et substance. Tels étaient les « strata », disait Hjelmslev. Or cette grille avait déjà l'avantage de rompre avec la dualité forme-contenu, puisqu'il y avait une forme de contenu non moins qu'une forme d'expression. Les ennemis de Hjelmslev n'y voyaient qu'une manière de rebaptiser les notions discrédités de signifié et de signifiant, mais il en allait tout autrement. Et malgré Hjelmslev lui-même, la grille avait une autre portée, une autre origine que linguistique (il fallait en dire autant de la double articulation : si le langage avait une spécificité, et il en avait certainement une, celle-ci ne consistait ni dans la double articulation, ni dans la grille de Hjelmslev, qui étaient des caractères généraux de strate). On appelait matière le plan de consistance ou le Corps sans Organes, c'est-à-dire le corps non formé, non organisé, non stratifié ou déstratifié, et tout ce qui coulait sur un tel corps, particules submoléculaires et subatomiques, intensités pures, singularités libres préphysiques et prévitales. On appelait contenu les matières formées, qui devaient dès lors être considérées de deux points de vue, du point de vue de la substance en tant que telles matières étaient « choisies », et du point de vue de la forme en tant qu'elles étaient choisies dans un certain ordre (substance et forme de contenu). On appellerait expression les structures fonctionnelles qui devaient elles-mêmes être considérées de deux points de vue, celui de l'organisation de leur propre forme, et celui de la substance en tant qu'elles formaient des composés (forme et substance d)expression). Il y avait toujours dans une strate une dimension de l'exprimable ou de l'expression, comme condition d'une invariance relative : par exemple, les séquences nucléiques étaient inséparables d'une expression relativement invariante par laquelle elles déterminaient les composés, organes et fonctions de l'organisme 5. Exprimer, c'est toujours chanter la gloire de Dieu. Toute strate étant un jugement de Dieu, ce ne sont pas seulement les plantes et les animaux, les orchidées et les guêpes qui chantent ou s'expriment, ce sont les rochers et même les fleuves, toutes les choses stratifiées de la terre. Voilà donc que la première articulation concerne le contenu) et la seconde r expression. La distinc-
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5. François Jacob, « Le modèle linguistique en biologie », Critique (mars 1974), p. 202 : « Le matériel génétique a deux rôles à jouer; d'un côté il doit être reproduit pour être transmis à la génération suivante; de l'autre il doit être exprimé pour déterminer les structures et les fonctions de l'organisme. »
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LA GÉOLOGIE DE LA MORALE
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tion des deux articulations ne passe pas entre formes et substances, mais entre contenu et expression, l'expression n'ayant pas moins de substance que le contenu, et le contenu, pas moins de forme que l'expression. Si la double articulation coïncide parfois avec moléculaire et molaire, et parfois ne coïncide pas, c'est parce que le contenu et l'expression tantôt se répartissent ainsi, tantôt se répartissent autrement. Entre le contenu et l'expression, il n'y a jamais correspondance ni conformité, mais seulement isomorphisme avec présupposition réciproque. Entre le contenu et l'expression, la distinction est toujours réelle) à des titres variés, mais on ne peut pas dire que les termes préexistent à la double articulation. C'est elle qui les distribue suivant son tracé dans chaque strate, et qui constitue leur distinction réelle. (Entre la forme et la substance, au contraire, il n'y a pas distinction réelle, mais seulement mentale ou modale : les substances n'étant que des matières formées, on ne pouvait concevoir de substances sans forme, même si dans certains cas l'inverse était possible.) Même dans leur distinction réelle, le contenu et l'expression étaient des relatifs (<< première » et « seconde » articulations devaient aussi bien s'entendre d'une manière toute relative). Même dans son pouvoir d'invariance, l'expression était une variable autant que le contenu. Contenu et expression étaient les deux variables d'une fonction de stratification. Non seulement ils variaient d'une strate à une autre, mais ils essaimaient euxmêmes l'un dans l'autre, et multipliaient ou se divisaient à l'infini dans une même strate. En effet, comme toute articulation est double, il n'y a pas une articulation de contenu et une articulation d'expression, sans que l'articulation de contenu ne soit double pour son compte et en même temps, constituant une expression relative dans le contenu - et sans que l'articulation d'expression ne soit double à son tour et en même temps, cons'"tituant un contenu relatif dans l'expression. C'est pourquoi, entre le contenu et l'expression, entre l'expression et le contenu, il y a des états intermédiaires) des niveaux, des équilibres et des échanges par lesquels passe un système stratifié. Bref, on trouve des formes et substances de contenu qui ont un rôle d'expression par rapport à d'autres, et inversement pour l'expression. Ces nouvelles distinctions ne coïncident donc pas avec celles des formes et des substances dans chaque articulation, elles montrent plutôt comment chaque articulation est déjà ou encore double. Nous le voyons pour la strate organique : les protéines de contenu ont deux formes, dont l'une (la fibre repliée) prend un rôle d'expression fonctionnelle par rapport à l'autre. Et de même, du côté des acides nucléiques d'expression, des articulations doubles font jouer à certains éléments formels et substantiels un rôle de
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LA GÉOLOGIE DE LA MORALE
On allait d'abord se demander ce qui vanaIt et ce qui ne variait pas dans une strate donnée. Qu'est-ce qui faisait l'unité, la diversité d'une strate? La matière, la pure matière du plan de consistance (ou d'inconsistance) est hors strates. Mais, sur une strate, les matériaux moléculaires empruntés aux substrates peuvent être les mêmes, sans que les molécules le soient pour autant. Les éléments substantiels peuvent être les mêmes sur toute la strate, sans que les substances le soient. Les relations formelles ou les liaisons peuvent être les mêmes sans que les formes le soient. LJunité de composition de la strate organique, en biochimie, se définit au niveau des matériaux et de l'énergie, des éléments substantiels ou des radicaux, des liaisons et réactions. Mais ce ne sont pas les mêmes molécules, les mêmes substances ni les mêmes formes. - N'y avait-il pas lieu de dédier un chant de gloire à Geoffroy Saint-Hilaire? Car Geoffroy avait su, au e XIX siècle, dresser une conception grandiose de la stratification. Il disait que la matière, dans le sens de sa plus grande divisibilité, consistait en particules décroissantes, en flux ou fluides élastiques qui « se déployaient » en rayonnant dans l'espace. La combustion était le processus de cette fuite ou de cette division infinie sur le plan de consistance. Mais l'électrisation, c'est le processus inverse, constitutif des strates, par lequel les particules semblables, F¡1
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6. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Ed. de Minuit, p. 85.
sc groupent en atomes et molécules, les molécules semblables en plus grosses, les plus grosses en ensembles molaires : « attraction de Soi pour Soi », comme une double pince ou double articulation. Ainsi la strate organique n'avait aucune matière vitale spécifique, puisque la matière était la même pour toutes les strates, mais elle avait une unité spécifique de composition, un seul et même Animal abstrait, une seule et même machine abstraite prise dans la strate, et présentait les mêmes matériaux moléculaires, les mêmes éléments ou composants anatomiques d'organes, les mêmes connexions formelles. Ce qui n'empêchait pas que les formes organiques fussent différentes entre elles, non moins que les organes ou les substances composées, non moins que les molécules. Il importait fort peu que Geoffroy ait choisi comme unités substantielles les éléments anatomiques, plutôt que des radicaux de protéines et d'acides nucléiques. D'ailleurs il invoquait déjà tout un jeu de molécules. L'important, c'était le principe de l'unité et de la variété de la strate : isomorphisme des formes sans correspondance, identité des éléments ou composants sans identité des s~bstances composées. C'est là qu'intervenait le dialogue, ou plutôt la violente polémique avec Cuvier. Pour retenir les derniers auditeurs, Challenger imaginait un dialogue des morts, particulièrement épistémologique, sur le mode d'un théâtre de marionnettes. Geoffroy appelait à lui les Monstres, Cuvier disposait en ordre tous les Fossiles, Baër brandissait des flacons d'Embryons, Vialleton s'entourait d'une Ceinture de Tétrapode, Perrier mimait la lutte dramatique de la Bouche et du Cerveau ... etc. Geoffroy: La preuve de l'isomorphisme, c'est qu'on peut toujours passer par « pliage» d'une forme à une autre, si différentes soient-elles sur la strate organique. Du Vertébré au Céphalopode : rapprochez les deux parties de l'épine du dos de Vertébré, ramenez sa tête vers ses -opieds, son bassin vers sa nuque ... - Cuvier (avec colère) : Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai, vous ne passerez pas d'un Eléphant à une Méduse, j'ai essayé. Il y a des axes, des types, des embranchements irréductibles. Il y a des ressemblances d'organes et des analogies de formes, rien de plus. Vous êtes. un faussaire, un métaphysicien. - Vialleton (disciple de CUVIer et de Baër) : Et même si le pliage donnait le bon résultat, qui pourrait le supporter? Ce n'est pas par hasard que Geoffro~ n~ considèr~ que des éléments anatomiques. Aucun muscle 111 lIgament 111 ceinture n'y survivraient - Geoffroy : J'ai dit qu'il y avait isomorphisme, mais non pas correspondance. C'est qu'il faut faire intervenir des « degrés de développement ou de perfection ». Les matériaux n'atteignent pas partout sur la strate le degré qui leur permettrait de constituer tel ou tel ensemble. Les
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contenu par rapport à d'autres : non seulement la moitié de la chaîne qui se trouve reproduite par l'autre devient contenu, mais la chaîne reconstituée devient eUe-même contenu par rapport au « messager ». Dans une strate il y a des doubles-pinces partout, des double binds J des homards partout, dans toutes les directions, une multiplicité d'articulations doubles qui traversent tantôt l'expression, tantôt le contenu. A tous ces égards, il ne fallait pas oublier l'avertissement de Hjelmslev : « les termes mêmes de plan d'expression et de plan de contenu ont été choisis d'après l'usage courant et sont tout à fait arbitraires. De par leur définition fonctionnelle il est impossible de soutenir qu'il soit légitime d'appeler l'une de ces grandeurs expression et l'autre contenu et non l'inverse : elles ne sont définies que comme solidaires l'une de l'autre, et ni l'une ni l'autre ne peut l'être plus précisément. Prises séparément, on ne peut les définir que par opposition et de façon relative, comme des fonctifs d'une même fonction qui s'opposent l'un à l'autre 6 ». Nous devons combiner ici t9utes les ressources de la distinction réelle, de la présupposition réciproque et du relativisme généralisé.
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8. C'est dans cette longue histoire qu'on pouvait faire une place à part, bien que non déterminante, à Edmond Perrier. Il avait .repris le prol;>lème de l'unité de composition, renouvelant Geoffroy à l'aId: de Darw.1n ;t surtout de Lamarck. En effet, toute l'œuvre de Perner est onentee sur deux thèmes : les colonies ou multiplicités animales d'une part, d'autre part les vitesses qui doivent rendre compte des degrés et des pliages hétérodoxes (<< tachygenèse »). Par exemple : comment le cerveau des vertébrés peut venir à la place de la bouche des Annelés, « lutte de la bouche et du cerveau ». Cf. Les colonies animales et la formation des organismes,. « L'origine des embranchements du règne animal» (in Scientia, mai-juin 1918). Perrier écrivit une histoire de la Philosophi~ zoologique avant Darwin, avec d'excellents chapitres sur Geoffroy et Cuvler. g
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de choses en jeu dans ces reparties. Il y a tant de distinctions qui ne cessent de proliférer. Il y a tant de règlements de comptes, car l'épistémologie n'est pas innocente. Geoffroy subtil et très doux, Cuvier sérieux et violent se battent autour de Napoléon. Cuvier, dur spécialiste, et Geoffroy, toujours prêt à changer de spécialité. Cuvier hait Geoffroy, il ne supporte pas les formules légères de Geoffroy, l'humour de Geoffroy (oui les Poules ont des dents, le Homard a la peau sur les os, etc.). Cuvier est u~ homme de Pouvoir et de Terrain, il le fera sentir à Geoffroy quI, lui, préfigure déjà l'homme nomade des vitesses. Cuvie: réfléchit en espace euclidien, tandis que Geoffroy pense topologIquement. Invoquons aujourd'hui le plissement du cortex avec tous ses paradoxes. Les strates sont topologiques, et Geoffroy est un grand artiste du pliage, un formidable artiste; il a déjà par là le pressentiment d'un certain rhizome animal, aux communications aberrantes, les Monstres, tandis que Cuvier réagit en termes de photos discontinues et de calques fossiles. Mais n~us. ne .savons plus très bien où nous en sommes, parce que les dIstmctIOns se sont multipliées dans tous les sens. Nous n'avons même pas tenu compte encore de Darwin, de l'évolutionnisme et du néo-évolutionnisme. C'est pourtant là que se produit un phénomène décisif : notre théâtre de marionnettes devient de plus en plus nébuleux, c'est-à-dire collectif et différentiel. Les deux facteurs que nous invoquions avec leurs relations incertaines, pour expliquer la diversité sur une strate - les degrés de développement ou de perfection, et les types de formes - subissent une profonde transformation. Suivant une double tendance, les types de formes doivent se comprendre de plus en plus à partir de populations, meutes et colonies, collectivités ou multiplicités; et les degrés de développement doivent se comprendre en termes de vitesses, de taux, de coefficients et de 'rapports différentiels. Double approfondissement. C'est l'acquis fondamental du darwinisme, impliquant un nouveau couplage individus-milieux sur la strate 8. D'une part, si l'on suppose une o o ü - .I - ñ . S y l - ú ' E \
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7. Cf. Geoffroy Saint-Hilaire, Principes de philosophie zoologique, où sont cités des extraits de la polémique avec Cuvier; Notions synthétiques, où Geoffroy expose sa conception moléculaire de la combustion, de l'électrisation et de l'attraction. Baer, Über Entwickelungsgeschichte der Thiere, et « Biographie de Cuvier» (Annales des sciences naturelles, 1908). Vialleton, Membres et ceintures des vertébrés tétrapodes.
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LA GÉOLOGIE DE LA MORALE
éléments anatomiques peuvent être ici et là arrêtés ou inhibés, par percussion moléculaire, influence du milieu ou pression des voisins, si bien qu'ils ne composent pas les mêmes organes. Les relations ou connexions formelles sont alors déterminées à s'effectuer dans des formes et dispositions tout à fait différentes. C'est pourtant le même Animal abstrait qui se réalise sur toute la strate, mais à des degrés divers, sous des modes divers, chaque fois aussi parfait qu'il peut l'être en fonction de l'entourage et du milieu (il ne s'agit pas encore évidemment d'évolution : ni le pliage ni les degrés n'impliquent descendance ou dérivation, mais seulement réalisations autonomes d'un même abstrait). C'est ici que Geoffroy invoque les Monstres : les monstres humains sont des embryons arrêtés à tel degré de développement, l'homme en eux n'est qu'une gangue pour des formes et des substances non humaines. Oui, l'Hétéradelphe est un crustacé. - Baër (allié de Cuvier, contemporain de Darwin, mais réticent à son égard autant qu'ennemi de Geoffroy) : Ce n'est pas vrai, vous ne pouvez pas confondre degrés de développement et types de formes . Un même type a plusieurs degrés, un même degré se rencontre dans plusieurs types. Mais jamais avec des degrés vous ne ferez des types. Un embryon de tel type ne peut pas présenter un autre type, il peut tout au plus avoir le même degré qu'un embryon de l'autre type. - Vialleton (disciple de Baër, qui surenchérit à la fois contre Darwin et contre Geoffroy) : Et puis il y a des choses que seul un embryon peut faire ou supporter. Il peut les faire ou les supporter précisément en vertu de son type, et non pas parce qu'il pourrait passer d'un type à un autre suivant ses degrés de développement. Admirez la Tortue, dont le cou exige le glissement d'un certain nombre de protovertèbres, et le membre antérieur, un glissement de 180 par rapport à celui d'un oiseau. Vous ne pourrez jamais conclure de l'embryogenèse à la phylogenèse; le pliage ne permet pas de passer d'un type à un autre, ce sont les types au contraire qui témoignent pour l'irréductibilité des formes de plissement... (Ainsi Vialleton a deux genres d'arguments conjugués pour la même cause, tantôt disant qu'il y a des choses qu'aucun animal ne peut faire en vertu .de sa substance , tantôt des choses que seul un embryon 7 peut faIre en vertu de sa forme. Ce sont deux arguments forts .) Nous ne savons plus très bien où nous en sommes. Il y a tant
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population élémentaire ou même moléculaire dans un milieu donné, les formes ne préexistent pas à cette population, les formes sont plutôt des résultats statistiques : la population se répartira d'autant mieux dans le milieu, se le partagera d'autant plus qu'elle prendra des formes divergentes, que sa multiplicité se divisera en multiplicités différant en nature, que ses éléments entreront dans des composés ou matières formées distinctes. En ce sens, l'embryogenèse et la phylogenèse renversent leurs rapports: ce n'est plus l'embryon qui témoigne d'une forme absolue préétablie dans un milieu fermé, c'est la phylogenèse des populations qui dispose d'une liberté de formes relatives, aucune n'étant préétablie dans un milieu ouvert. Dans le cas de l'embryogenèse, « on peut dire par référence aux géniteurs, et par anticipation sur le terme du processus, si c'est un pigeon ou un loup qui est en train de se développer ... Mais ici les jalons sont euxmêmes en mouvement: il n'y a de points fixes que pour la commodité du langage. A l'échelle de l'évolution universelle, tout repérage de ce genre est impossible ... La vie sur la terre se présente comme une somme de faunes et de flores relativement indépendantes, aux frontières parfois mouvantes ou perméables. Les aires géographiques n'y peuvent héberger qu'une sorte de chaos, ou, au mieux, des harmonies extrinsèques d'ordre écologique, des équilibres provisoires entre populations 9 ». D'autre part, en même temps et sous les mêmes conditions, les degrés ne sont pas de développement ou de perfection préexistants, ce sont plutôt des équilibres relatifs et globaux : ils valent en fonction des avantages qu'ils donnent à tels éléments, puis à telle multiplicité dans le milieu, et en fonction de telle variation dans le milieu. En ce sens, les degrés ne se mesurent plus à une perfection croissante, à une différenciation et complication des parties, mais à ces rapports et coefficients différentiels tels que pression de sélection, action de catalyseur, vitesse de propagation, taux de croissance, d'évolution, de mutation, etc. ; le progrès relatif peut donc se faire par simplification quantitative et formelle plutôt que par complication, par perte de composants et de synthèses plutôt que par acquisition (il s'agit de vitesse, et la vitesse est une différentielle). C'est par populations qu'on se forme, qu'on prend des formes, c'est par perte qu'on progresse et qu'on prend de la vitesse. Les deux acquis fondamentaux du darwinisme vont dans le sens d'une science des multiplicités la substitution des populations aux types, et celle des taux ou rapports différentiels aux degrés 10. Ce sont des acquis nomades, 9. Canguilhem et collab. « Du développement à l'évolution au siècle », in Thalès, 1960, p. 34. 10. G. G. Simpson, L'évolution et sa signification, Payot.
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avec des frontières mouvantes de populations ou des variations de multiplicités, avec des coefficients différentiels ou des. v.ariations de rapports. Et la biochimie actuelle, tout le « darWln1Sme moléculaire » comme dit Monod, confirme au niveau d'un seul et même individu global et statistique, d'un simple échantillon, l'importance déterminante des populations moléculaires et des taux microbiologiques (par exemple, l'innombrable séquence dans une chaîne, et la variation d'un seul segment au hasard dans cette séquence). Challenger assurait qu'il venait de faire une longue digression, mais que rien ne pouvait distinguer le digressif et le non-digressif. Il s'agissait de tirer plusieurs conclusions concernant cette unité et cette diversité d'une même strate, soit la strate organique. En premier lieu, une strate avait bien une unité de composition, par quoi elle pouvait être dite une strate : matériaux moléculaires éléments substantiels, relations ou traits formels. Les matéria~x n'étaient pas la matière non formée du plan de consistance, ils étaient déjà stratifiés et venaient des « substrates ». Mais les substrates ne devaient certes pas être considérés comme de simples substrats : notamment elles n'avaient pas une organisation moins complexe ou inférieure, et il fallait se garder de tout évolutionnisme cosmique ridicule. Les matériaux fournis par une substrate étaient sans doute plus simples que les composés de la strate, mais le niveau d'organisation auquel ils appartenaient dans la substrate n'était pas moindre que celui de la strate elle-même. Entre les matériaux et les éléments substantiels, il y avait autre organisation, changement d'organisation, non pas augmentation. Les matériaux fournis constituaient un milieu extérieur pour les éléments et les composés de la strate considérée; mais ils n'étaient pas extérieurs à la strate. Les éléments et composés constituaient un intérieur de la strate, comme les matériaux, un extérieur de la strate, mais tous deux appartenaient à la strate, ceux-ci comme matériaux fournis et prélevés, ceux-là comme formés avec les matériaux. Et encore cet extérieur et cet intérieur étaient relatifs, n'existant que par leurs échanges, donc par la strate qui les mettait en relation. Ainsi, sur une strate cristalline, le milieu amorphe est extérieur au germe au moment où le cristal n'est pas encore constitué; mais le cristal ne se constitue pas sans intérioriser et incorporer des masses du matériel amorphe. Inversement l'intériorité du germe cristallin doit passer dans l'extériorité du système où le milieu amorphe peut cristalliser (aptitude à prendre l'autre organisation). Au point que c'est le germe qui vient du dehors. Bref, l'extérieur et l'intérieur sont l'un comme l'autre intérieurs à la strate. De même pour l'organique : les matériaux fournis par les substrates sont bien un milieu extérieur constituant 65
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11. Gilbert Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique, P. U. F., pp. 107-114, 259-264 : sur l'intérieur et l'extérieur dans le cas du cristal et dans celui de l'organisme, et aussi sur le rôle de la limite ou de la membrane. 12. J. H. Rush, L'origine de la vie, Payot, p. 158 : « Les organismes primitifs vivaient, en un certain sens, dans un état de suffocation. La vie était née, mais elle n'avait pas commencé à respirer. » F
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substances intérieures 11. Et l'on sait que ces milieux intérieurs organiques règlent les degrés dans la complexité et la différenciation des parties d'un organisme. Une strate prise dans son unité de composition n'existe donc que dans ses épistrates substantielles qui en brisent la continuité, qui en fragmentent l'anneau et le graduent. L'anneau central n'existe pas indépendamment d'une périphérie qui forme un nouveau centre et réagit sur le premier, et qui essaime à son tour en épistrates discontinues. Et puis ce n'est pas tout. Il n'y avait pas seulement cette nouvelle ou seconde relativité de l'intérieur et de l'extérieur, mais aussi toute une histoire, au niveau de la membrane ou de la limite. En effet, dans la mesure où les éléments et composés s'incorporaient, s'appropriaient les matériaux, les organismes correspondants étaient forcés de s'adresser à des matériaux différents, « plus étrangers et moins commodes », qu'ils empruntaient soit à des masses encore intactes, soit au contraire à d'autres organismes. Le milieu prenait ici une troisième figure encore : ce n'était plus le milieu extérieur ou intérieur, même relatif, ni un milieu intermédiaire, mais plutôt un milieu associé ou annexé. Les milieux associés impliquaient d'abord des sources d'énergie distinctes des matériaux alimentaires eux-mêmes. Tant que de telles sources n'étaient pas conquises, on pouvait dire de l'organisme qu'il se nourrissait, mais non pas qu'il respirait : il restait plutôt dans un état de suffocation 12. Une source d'énergie conquise permettait en revanche une extension des matériaux transformables en éléments et composés. Le milieu associé se définissait ainsi par des captures de sources d'énergie (respiration au sens le plus général), par le discernement des matériaux, la saisie de leur présence ou de leur absence (perception) et par la fabrication ou non des éléments ou composés correspondants (réponse, réaction). Qu'il y ait à cet égard des perceptions moléculaires, non moins que des -réactions, ou le voit dans toute l'économie de la cellule, et dans la propriété des agents de régulation, de « reconnaître » exclusivement une ou deux espèces chimiques dans un milieu d'extériorité très varié. Mais le développement des milieux associés ou annexés aboutit lui-même aux mondes animaux tels que les décrit Uexküll, avec leurs caractères énergétiques, perceptifs et actifs. Inoubliable monde associé de la Tique défini par son énergie l
la fameuse soupe prébiotique, tandis que des catalyseurs jouent le rôle de germe pour former des éléments et même des composés su?stantiels inté:ieurs. Mais ces éléments et composés s'appropn~nt les maténau~,. non moins qu'ils s'extériorisent par réplicatIOn dans les COnditIOns mêmes de la soupe primitive. Là encore ~'intérieur et l'ex~érieur s'échangent, étant tous deux intérieurs a la strate orgamque. Entre les deux, c'est la limite, c'est la ~embrane qui règle les échanges et la transformation d'organisatIOn, l~s ,distributions intéri~ures à la s~rate, et qui définissent sur celle-cl l ensemble des relatIOns ou traIts formels (même si cette limite a une situation et un rôle très variables suivant chaque strate : par exemple, la limite du cristal et la membrane de la cellule). On peut donc appeler couche centrale, anneau central d'une strate, l'ensemble suivant d'unité de composition : les matériaux moléculaires extérieurs, les éléments substantiels intérieurs, la limite ou membrane porteuse des relations formelles. Il y a comme une seule et même machine abstraite enveloppée dans ~a. strate, et constituant _son unité. C'est l'CEcumène, par OppOSitIOn au Planomène du plan de consistance. Mais ce serait une erreur de croire que cette couche centrale unitaire de la strate était isolable, ou qu'on pouvait l'atteindre pour elle-même et par régression. D'abord, une strate allait nécessairement, et dès le début, de couche en couche. Elle avait déjà plusieurs couches. Elle allait d'un centre à une périphérie, et à la fois la périphérie réagissait sur le centre et formait déjà un n~)Uveau centre pour une nouvelle périphérie. Des flux ne c~s~alent de rayonner et de rebrousser. Il y avait poussée et multIplIcation d'états intermédiaires, ce processus étant compris dans les conditions locales de l'anneau central (différences de concentration, variations tolérées inférieures à un seuil d'identité). C~s. états intermédiaires présentaient de nouvelles figures de mIlIeux ou matériaux, mais aussi d'éléments et de composés. En effet, ils étaient intermédiaires entre le milieu extérieur et l'élément intérieur, entre les éléments substantiels et leurs composés, entre les composés et les substances et aussi entre les différentes substances formées (substances de'contenu et substances d'expression). On allait appeler épistrates ces intermédiaires et superpositions, ces poussées, ces niveaux. Dans nos deux exemP.1 es , la strate cristalline comporte beaucoup d'intermédiaires poss~bles entre I.e ~~lieu ou le matériau extérieurs et le germe inténeu~ : multIplIcité des états de métastabilité parfaitement disc?ntmus, comme autant de degrés hiérarchiques. La strate orgamque n'est pas plus séparable de milieux dits intérieurs, et qui sont en effet des éléments intérieurs par rapport à des matériaux extérieurs, mais aussi des éléments extérieurs par rapport à des
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Mondes animaux et monde humain} Gonthier.
14. Cf. P. Laviosa-Zambotti, Les origines et la diffusion de la civilisation, Payot ; son emploi des notions de strate} substrat et parastrat (bien qu'elle ne définisse pas cette dernière notion). . +' fo ' o
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J. von Uexküll,
défini par l'identité des matériaux moléculaires, des éléments substantiels et des relations formelles, n'existait que comme brisé, fragmenté en épistrates et parastrates qui impliquaient des machines concrètes, avec leurs indices respectifs, et qui constituaient des molécules différentes, des substances spécifiques, des formes irréductibles 14. On pouvait revenir aux deux acquis fondamentaux: pourquoi les formes, les types de formes dans les parastrates devaient être compris par rapport à des populations, et pourquoi les degrés de développement sur les épistrates devaient être compris comme des taux, des rapports différentiels. C'est que, d'abord, les parastrates enveloppaient les codes eux-mêmes dont dépendaient les formes, et qui portaient nécessairement sur des populations. Il fallait déjà toute une population moléculaire pour être codée, et les effets du code ou d'un changement dans le code s'évaluaient au niveau d'une population plus ou moins molaire, en vertu de son aptitude à se propager dans le milieu, ou à se créer un nouveau milieu associé dans lequel la modification serait popularisable. Oui, il fallait toujours penser en termes de meutes et de multiplicités : si un code prenait ou non, c'est bien parce que l'individu codé faisait partie d'une population, « celle qui habite un tube à essai, une flaque d'eau ou un intestin de mammifère ». Mais qu'est-ce que signifiait changement dans un code, ou modification d'un code, variation de parastrate, d'où provenaient éventuellement de nouvelles formes et de nouveaux milieux associés? Eh bien, le changement lui-même ne venait évidemment pas d'un passage entre formes préétablies, c'est-à-dire d'une traduction d'un code dans un autre. Tant que le problème était posé ainsi, il était insoluble, et il fallait sans doute dire avec Cuvier et Baër que les types de formes installées, étant irréductibles, ne permettaient nulle traduction ni transformation. Mais le problème se 1JOse tout autrement dès que l'on voit qu'un code est inséparable d'un processus de décodage qui lui est inhérent. Pas de génétique sans « dérive génétique ». La théorie moderne des mutations a bien montré comment un code, forcément de population, comporte une marge de décodage essentielle : non seulement tout code a des suppléments capables de varier librement, mais un même segment peut être copié deux fois, le second devenant libre pour la variation. Et aussi des transferts de fragments de code se font, d'une cellule à une autre issues d'espèces différentes, Homme et Souris, Singe et Chat, par l'intermédiaire de
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gravifique de chute, son caractère olfactif de perception de sueur son caractè~e actif de piqûre: la tique monte en haut d'une tig~ pour se laIsser tomber sur un mammifère qui passe, qu'elle reco~~aît à l:odeur e~ qu'elle pique au creux de la peau (monde assocIe forme de trOls facteurs, un point c'est tout). Les caractères perceptifs et actifs sont eux-mêmes comme une doublepince, une double articulation 13. Or, cette fois, les ~ilieux associés sont dans un étroit rapport avec des form~s orgamques. Un~ telle forme n'est pas une simple structure, mals une structuratlOn, une constitution du milieu ass~cié. Un milieu, ~n~mal comme la toile d'araignée n'est pas mOInS « morph~genet1que » que la forme d'organisme. On ne pe~t certes ~as dIre que ce soit le milieu qui détermine la forme; m~l.s, pour etre plus contourné, le rapport de la forme avec le mlheu n'en est pas moins décisif. En tant que la forme dépend d'~~ code ~~ton~me, elle ne peut se constituer que dans un mlheu aSSOCIe qUl entrelace de manière complexe les caractères énergéti9ue",s, perceptifs et actifs conformément aux exigences du CO?~ IUl~meme ~ .e~ elle ne peut se développer qu'à travers les mlheux IntermedIaIres qui règlent les vitesses et les taux de ses substances; elle ne peut s'éprouver que dans le milieu d'extériorité qui mesure les avantages comparés des milieux associés et les rapports différentiels des milieux intermédiaires. Les milieux agissent toujours, par sélection, sur des organismes entiers, dont les formes dépendent de codes que ces milieux sanctionnent indirectement. Les milieux associés se partagent un même milieu d'extériorité en fonction des formes différentes, comme les milieux intermédiaires se le partagent en fonction de taux ou degrés pour une même forme. Mais ce n'est pas de la même manière que se font ces partages. Par rapport à la ceinture centrale de la strate les milieux ou états intermédiaires constituaient des « épistrates les unes sur les autres, et formant de nouveaux centres pour de nouvelles périphéries. Mais on allait appeler « parastrates » cette autre manière dont la ceinture centrale se fragmentait, en côtés et à-côtés, en formes irréductibles et milieux qui leur étaient associés. Cette fois c'est au niveau de la limite ou la membrane propre à la ceinture centrale que les relations ou les traits formels, communs à toute la strate, prenaient nécessairement des formes ou des types de formes tout à fait différents, correspondant aux parastrates. Une strate n'existait elle-même que dans ses épistrates et parastrates, si bien que celles-ci devaient pour leur compte, à la limite, être considérées comme des strates. La ceinture, l'anneau idéalement continu de la strate , l'CEcumène ,
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17. Sur les phénomènes de résonance entre ordres de grandeur différents, cf. Simondon, ibid., pp. 16-20, 124-131, et passim.
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que les degrés de développement ne peuvent se comprendre que relativement, et en fonction de vitesses, de rapports et de taux différentiels. Il faut penser la déterritorialisation comme une puissance parfaitement positive, qui possède ses degrés et ses seuils (épistrates), et toujours relative, ayant un envers, ayant une complémentarité dans la reterritorialisation. Un organisme déterritorialisé par rapport à l'extérieur se reterritorialise nécessairement sur ses milieux intérieurs. Tel fragment présumé d'embryon se déterritorialise en changeant de seuil ou de gradient, mais reçoit une nouvelle affectation du nouvel entourage. Les mouvements locaux sont bien des altérations. Par exemple les migrations cellulaires, les étirements, les invaginations, les plissements. C'est que tout voyage est intensif, et se fait dans des seuils d'intensité où il évolue, ou bien qu'il franchit. C'est par intensité qu'on voyage, et les déplacements, les figures dans l'espace, dépendent de seuils intensifs de déterritorialisation nomade, donc de rapports différentiels, qui fixent en même temps les reterritorialisations sédentaires et complémentaires. Chaque strate procède ainsi : saisir dans ses pinces un maximum d'intensités, de particules intensives, où elle étale ses formes et ses substances, et constitue des gradients, des seuils de résonance déterminés (la déterritorialisation se trouve toujours déterminée sur une strate en rapport avec la reterritorialisation complémentaire 17). Tant que l'on comparait des formes préétablies et des degrés prédéterminés, non seulement on était forcé d'en rester à la simple constatation de leur irréductibilité, mais on n'avait aucun moyen de juger de la communication possible entre les deux facteurs. Voilà que les formes dépendent de codes dans les parastrates, et plongent dans des processus de décodage ou de dérive; les degrés sont eux-mêmes pris dans des mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation intensives. Codes et territotialités, décodages et déterritorialisation, ne se correspondent pas terme à terme : au contraire, un code peut être de déterritorialisation, une reterritorialisation peut être de décodage. Il y a de grandes béances entre un code et une territorialité. Les deux facteurs n'en ont pas moins le même « sujet» dans une strate : ce sont les populations qui se déterritorialisent et se reterritorialisent, non moins qu'elles se codent et se décodent. Et ces facteurs communiquent, s'entrelacent dans les milieux. D'une part, les modifications de code ont bien une cause aléatoire dans le milieu d'extériorité, et ce sont leurs effets sur les milieux intérieurs, leur compatibilité avec eux, qui décident de
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15. François Jacob, La logique du vivant, pp. 311-312, 332-333 et ce que Rémy Chauvin appelle « évolution aparallèle ». 16. Cf. P. Laviosa-Zambotti, ibid : ~a' conception des ondes et des flux, du centre à la périphérie, du nomadisme et des migrations (les flux nomades).
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virus ou par d'autres procédés, sans qu'il y ait traduction d'un code à un autre (les virus ne sont pas des traducteurs), mais plutôt phénomène singulier que nous appelons plus-value de code, communication d'à-côté 15. Nous aurons l'occasion d'en reparler, parce que c'est essentiel pour tous les devenirs-animaux. Mais déjà, suppléments et plus-values, suppléments dans l'ordre d'une multiplicité, plus-values dans l'ordre d'un rhizome, font qu'un code quelconque est affecté d'une marge de décodage. Loin d'être immobiles et figées sur les strates, les formes dans les parastrates, et les parastrates elles-mêmes, sont prises dans un enclenchement machinique : elles renvoient à des populations, les populations impliquent des codes, les codes comprennent fondamentalement des phénomènes de décodage relatifs, et d'autant plus utilisables, composables, additionnables qu'ils sont relatifs, toujours « à côté ». Si les formes renvoient à des codes, à des processus de codage et de décodage dans les parastrates, les substances comme matières formées renvoient à des territorialités, à des mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation sur les épistrates. Et à dire vrai, les épistrates ne sont pas plus séparables de ces mouvements qui les constituent, que les parastrates de ces processus. De la couche centrale à la périphérie, puis du nouveau centre à la nouvelle périphérie, passent des ondes nomades ou des flux de déterritorialisation qui retombent sur l'ancien centre et s'élancent vers le nouveau 16. Les épistrates sont organisées dans le sens d'une déterritorialisation de plus en plus grande. Les particules physiques, les substances chimiques traversent, sur leur strate et à travers les strates, des seuils de déterritorialisation qui correspondent à des états intermédiaires plus ou moins stables, à des valences, à des existences plus ou moins transitoires, à des engagements dans tel ou tel autre corps, à des densités de voisinage, à des liaisons plus ou moins localisables. Non seulement les particules physiques se caractérisent par des vitesses de déterritorialisation - tachyons, trous-particules, quarks à la Joyce pour rappeler l'idée fondamentale de « soupe » - mais une même substance chimique, comme le soufre ou le carbone, etc., a des états plus ou moins déterritorialisés. Sur sa propre strate, un organisme est d'autant plus déterritorialisé qu'il comporte de milieux intérieurs assurant son autonomie, et le mettant dans un ensemble de relations aléatoires avec l'extérieur. C'est en ce sens
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18 Claude Popelin, Le taureau et son combat, 10-18 : le problème des territoires de l'homme et du taureau dans l'arène, in ch. IV. ñ r\
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leur popularisation. Les déterritorialisations et reterritorialisations ne déterminent pas les modifications, mais en déterminent étroitement la sélection. D'autre part, toute modification a son milieu associé qui va à son tour entraîner telle déterritorialisation par rapport au milieu d'extériorité, telle reterritorialisation sur des milieux intérieurs ou intermédiaires. Dans un milieu associé, les perceptions et les actions, même au niveau moléculaire, érigent ou produisent des signes territoriaux (indices). A plus forte raison, un monde animal est constitué, jalonné de tels signes qui le divisent en zones (zone d'abri, zone de chasse, zone neutralisée, etc.), qui mobilisent des organes spéciaux, et correspondent à des fragments de code, y compris à la marge de décodage inhérent au code. Même la part de l'acquis est réservée par le code, ou prescrite par lui. Mais les indices ou signes territoriaux sont inséparables d'un double mouvement. Le milieu associé étant toujours confronté à un milieu d'extériorité où l'animal s'engage, se risque nécessairement, une ligne de fuite doit être préservée qui permette à l'animal de regagner son milieu associé lorsque apparaît le danger (ainsi la ligne de fuite du taureau dans l'arène, par laquelle il peut rejoindre le terrain qu'il s'est choisi 18). Et puis une seconde ligne de fuite apparaît lorsque le milieu associé se trouve bouleversé sous les coups de l'extérieur, et que l'animal doit l'abandonner pour s'associer de nouvelles portions d'extériorité, s'appuyant cette fois sur ses milieux intérieurs comme de fragiles béquilles. Avec l'assèchement de la mer, le Poisson primitif quitte son milieu associé pour explorer la terre, forcé de « se porter lui-même », et n'emporte plus les eaux qu'à l'intérieur de ses membranes amniotiques pour la protection de l'embryon. D'une manière ou d'une autre, l'animal est celui qui fuit plutôt que celui qui attaque, mais ses fuites sont aussi des conquêtes, des créations. Les territorialités sont donc de part en part traversées de lignes de fuite qui témoignent de la présence en elles de mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation. D'une certaine manière, elles sont secondes. Elles ne seraient rien elles-mêmes sans ces mouvements qui les déposent. Bref, sur l'CEcumène ou l'unité de composition d'une strate, les épistrates et les parastrates ne cessent de bouger, de glisser, de se déplacer, de changer, les unes emportées par des lignes de fuite et des mouvements de déterritorialisation, les autres par des processus de décodage ou de dérive, les unes et les autres communiquant au croisement des milieux. Les strates ne cessent pas d'être
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secouées par des phénomènes de craquage ou de rupture, soit au niveau des substrates qui fournissent des matériaux, soit au niveau des « soupes » que porte chacune des strates (une soupe prébiotique, une soupe préchimique... ), soit au niveau des épistrates qui s'accumulent, soit au niveau des parastrates qui s'accotent : partout surgissent des accélérations et des blocages simultanés, des vitesses comparées, des différences de déterritorialisation qui créent des champs relatifs de reterritorialisation. Assurément il ne fallait pas confondre ces mouvements relatifs avec la possibilité d'une déterritorialisation absolue, d'une ligne de fuite absolue, d'une dérive absolue. Les premiers étaient stratiques ou interstratiques, tandis que celles-ci concernaient le plan de consistance et sa déstratification (sa « combustion », comme disait Geoffroy). Il n'y a pas de doute que les particules physiques folles, dans leur précipitation, percutaient les strates, les traversaient en laissant un minimum de trace, échappaient aux coordonnées spatio-temporelles et même existentielles pour tendre vers un état de déterritorialisation absolue ou de matière non formée, sur le plan de consistance. D'une certaine manière, l'accélération des déterritorialisations relatives atteignait à un mur du son : si les particules rebondissaient sur ce mur, ou se laissaient reprendre par les trous noirs, elles retombaient dans les strates, leurs relations et leurs milieux, mais, si elles franchissaient le mur, elles atteignaient à l'élément non formé, déstratifié, du plan de consistance. On pouvait même dire que les machines abstraites, qui émettaient et combinaient les particules J avaient comme deux modes dJexistence très différents: lJœcumène et le planomène. Tantôt elles restaient prisonnières des stratifications, elles étaient enveloppées dans telle ou telle strate déterminée, dont elles définissaient le programme ou l'unité de composition (l'Animal abstrait, le Corps chimique abstrait, l'Energie en soi), et sur laquelle elles réglaient les mouvements de déterritorialisation relative. Tantôt la machine abstraite au contraire traversait toutes les stratifications, se développait unique et pour elle-même sur le plan de consistance dont elle constituait le diagramme, la même machine travaillait aussi bien l'astrophysique et le microphysique, le naturel et l'artificiel, et pilotait des flux de déterritorialisation absolue (certes, la matière non formée n'était nullement un chaos quelconque). Mais cette présentation était encore trop simple. D'une part, on ne passait pas du relatif à l'absolu par simple accélération, bien que l'augmentation des vitesses tendît vers ce résultat global et comparé. Une déterritorialisation absolue ne se définissait pas par un accélérateur géant, elle était absolue ou non indépendamment du fait qu'elle était plus ou moins rapide
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du contenu et de l'expression. Car, s'il est vrai qu'il y a toujours une distinction réelle constitutive de double articulation, une présupposition réciproque entre le contenu et l'expression - ce qui varie d'une strate à l'autre, c'est la nature de cette distinction réelle, et la nature et la position respective des termes distingués. Considérons déjà un premier grand groupe de strates : on peut les caractériser en disant sommairement que le contenu (forme et substance) y est moléculaire, et l'expression (forme et substance) molaire. Entre les deux, la différence est d'abord d'ordre de grandeur ou d'échelle. La double articulation implique ici deux ordres de grandeur. C'est la résonance, la communication survenant entre les deux ordres indépendants qui instaure le système stratifié, dont le contenu moléculaire a lui-même une forme correspondant à la répartition des masses élémentaires et à l'action de molécule à molécule, non moins que l'expression a une forme qui manifeste pour son compte l'ensemble statistique et l'état d'équilibre au niveau macroscopique. L'expression est comme une « opération de structuration amplifiante qui fait passer au niveau macrophysique les propriétés actives de la discontinuité primitivement microphysique ». Nous étions partis d'un tel cas pour la strate géologique, pour la strate cristalline, pour les strates physico-chimiques, partout où l'on peut dire que le molaire exprime les interactions moléculaires microscopiques (<< le cristal est l'expression macroscopique d'une structure microscopique », « la forme des cristaux exprime certains caractères moléculaires ou atomiques de l'espèce chimique constituante »). Certes, les possibilités étaient elles-mêmes très variées à cet égard, suivant le nombre et la nature d'états intermédiaires, suivant aussi l'intervention de forces extérieures pour la formation de l'expression. Il pouvait -Y avoir plus ou moins d'états intermédiaires entre le moléculaire et le molaire ; il pouvait y avoir plus ou moins de forces extérieures ou de centres organisateurs intervenant dans la forme molaire. Et sans doute ces deux facteurs étaient-ils en raison inverse, indiquant deux cas-limites. Par exemple, la forme d'expression molaire pouvait être du type « moule », mobilisant un maximum de forces extérieures; ou au contraire du type « modulation », n'en faisant intervenir qu'un minimum; il y avait pourtant, même dans le cas du moule, des états intermédiaires intérieurs, presque instantanés, entre le contenu moléculaire qui prenait ses formes spécifiques, et l'expression molaire déterminée du dehors par la forme du moule. Inversement, quand la multiplication et la temporalisation des états intermédiaires témoignaient du caractère endogène de la forme molaire, comme pour les cristaux, il n'yen avait pas moins un minimum de forces extérieures
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La plupart des auditeurs étaient partis (d'abord les martinettistes de la double articulation, puis les hjemsleviens du contenu et de l'expression, et les biologistes de protéines et d'acides nucléiques). Seuls restaient des mathématiciens, parce qu'ils étaient habitués à d'autres folies, quelques astrologues et archéologues, et des personnes éparses. Challenger avait d'ailleurs changé depuis le début, sa voix devenue plus rauque, et parfois traversée d'une toux de singe. Son rêve était moins de faire une conférence à des humains que de proposer un programme à de purs ordinateurs. Ou bien c'était une axiomatique, car l'axiomatique concernait essentiellement la stratification. Challenger ne s'adressait qu'à la mémoire. Maintenant que nous avions parlé de ce qui restait constant et de ce qui variait sur une strate, du point de vue des substances et des formes, il restait à se demander ce qui variait d'une strate à une autre, en prenant le point de vue
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ou lente. On pouvait même atteindre à l'absolu par des phénomènes de lenteur ou de retard relatifs. Par exemple, des retards de développement. Ce qui devait qualifier la déterritorialisation, ce n'était pas sa vitesse (il y en avait de très lentes), mais sa nature, en tant qu'elle constituait des épistrates et des parastrates, et procédait par segments articulés, ou bien au contraire en tant qu'elle sautait d'une singularité à une autre, suivant une ligne non segmentaire indécomposable qui traçait une métastrate du plan de consistance. D'autre part, il ne fallait surtout pas croire que la déterritorialisation absolue venait tout d'un coup, en plus, par après ou au-delà. On ne comprendrait pas dans ces conditions pourquoi les strates elles-mêmes étaient animées de mouvements de déterritorialisation et de décodage relatifs, qui n'étaient pas sur elles comme des accidents. En fait, ce qui était premier, c'était une déterritorialisation absolue, une ligne de fuite absolue, si complexe et multiple fût-elle, celle du plan de consistance ou du corps sans organes (la Terre, l'absolument-déterritorialisée). Et elle ne devenait relative que par stratification sur ce plan, sur ce corps : les strates étaient toujours des résidus, non pas l'inverse - on ne devait pas se demander comment quelque chose sortait des strates, mais plutôt comment les choses y entraient. Si bien qu'il y avait perpétuellement immanence de la déterritorialisation absolue dans la relative; et que les agencements machiniques entre strates, qui réglaient les rapports différentiels et les mouvements relatifs, avaient aussi des pointes de déterritorialisation tournées vers l'absolu. Toujours immanence des strates et du plan de consistance, ou coexistence des deux états de la machine abstraite comme de deux états différents d'intensités.
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20. Evidemment, il y a multiplicité de séquences ou de lignes. Mais cela n'empêche pas que « l'ordre de l'ordre » est unilinéaire (cf. Jacob, La logique du vivant, p. 306, et « Le modèle linguistique en biologie », pp. 199-203). 21. Sur l'indépendance respective des protéines et des acides nucléiques, et leur présupposition réciproque, François Jacob, La logique du vivant) pp. 325-327, et Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, pp. 110-112, 123-124, 129, 159-160.
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19. Sur les ordres de grandeur et l'instauration de leur résonance, sur les actions du type « moule », « modulation » et « modelage », sur les forces extérieures et les états intermédiaires, cf. Gilbert Simondon.
même chose ou sujet. Mais maintenant f expression devient indépendante en elle-même) c)est-à-dire autonome. Alors que l'encodage d'une strate précédente était coextensif à la strate, celui de la strate organique se déroule sur une ligne indépendante et autonome, qui se détache au maximum de la deuxième et troisième dimensions. L'expression cesse d'être volumineuse ou superficielle pour devenir linéaire, unidimensionnelle (même dans sa segmentarité). L'essentiel, c'est la linéarité de la séquence nucléique 20. La distinction réelle contenu-expression n'est donc plus simplement formelle, elle est réelle à proprement parler, elle passe maintenant dans le moléculaire indépendamment des ordres de grandeur, entre deux classes de molécules, acides nucléiques d'expression et protéines de contenu, entre éléments nucléiques ou nucléotides, et éléments protéiques ou amino-acides. L'expression et le contenu ont chacun du moléculaire et du molaire. La distinction ne concerne plus un seul et même ensemble ou sujet ; la linéarité nous fait faire d'abord un gain dans l'ordre des multiplicités plates, plutôt que vers l'unité. L'expression renvoie en effet aux nucléotides et aux acides nucléiques comme à des molécules qui, dans leur substance et d.ms leur forme, sont tout à fait indépendantes non seulement des molécules de contenu, mais de toute action orientée du milieu extérieur. L'invariance appartient ainsi à certaines molécules, et non plus à l'échelle molaire. Inversement, les protéines, dans leur substance et aussi dans leur forme de contenu, ne sont pas moins indépendantes des nucléotides : ce qui est déterminé de manière univoque, c'est seulement que tel acide aminé plutôt qu'un autre corresponde à une séquence de trois nucléotides 21. Ce que la forme d'expression linéaire détermine, c'est donc une forme d'expression dérivée, cette fois relative au contenu, et qui donnera finalement, par repliement de la -oséquence protéique des acides aminés, les structures spécifiques à trois dimensions. Bref, ce qui caractérise la strate organique, c'est cet alignement de fexpression) cette exhaustion ou ce détachement d'une ligne d'expression, ce rabattement de la forme et de la substance d'expression sur une ligne unidimensionnelle, qui va assurer l'indépendance réciproque avec le contenu sans avoir à tenir compte des ordres de grandeur.
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intervenant à chacune de ces étapes 19. On devait donc dire que l'indépendance relative du contenu et de l'expression, la distinction réelle entre le contenu moléculaire avec ses formes et l'expression molaire avec les siennes, avait un statut spécial doué d'une certaine latitude entre les cas-limites. Puisque les strates étaient des jugements de Dieu, il ne fallait pas hésiter à emprunter toutes les subtilités de la scolastique et de la théologie du Moyen Age. Entre le contenu et l'expression il y avait bien une distinction réelle, puisque les formes correspondantes étaient actuellement distinctes dans la « chose » ellemême et pas seulement dans l'esprit d'un observateur. Mais cette distinction réelle était très particulière, elle était seulement formelle) puisque les deux formes composaient ou conformaient une seule et même chose, un seul et même sujet stratifié. On donnerait divers exemples de distinction formelle : entre échelles ou ordres de grandeur (comme entre une carte et son modèle; ou bien d'une autre manière entre niveaux microphysique et macrophy;ique, comme dans l~ parabole des deux bureaux d'Eddington) - entre divers états ou raisons formelles par lesquelles passe une même chose - entre la chose prise sous une forme, et dans le rapport de causalité éventuellement extérieure qui lui donne une autre forme ... etc. (Il y avait d'autant plus de formes distinctes que non seulement le contenu et l'expression ~va~ent chacun la sienne, mais que les états intermédiaires introdmsalent des formes d'expression propres au contenu, et des formes de contenu propres à l'expression). Si variées et réelles que soient les distinctions formelles, c'est la nature de la distinction qui change avec la strate organique, et, par là, toute la répartition du contenu et de l'expression sur cette strate. Celle-ci pourtant conserve et même amplifie le rapport du moléculaire et du molaire, avec toutes sortes d'états intermédiaires. Nous l'avons vu pour la morphogénèse, où la double articulation reste inséparable de la communication de deux ordres de grandeur. De même pour la chimie cellulaire. Mais il y a un caractère original de la strate organique, qui doit rendre compte de ces amplifications mêmes. C'est que l'expression, tout à l'heure, dépendait du contenu moléculaire exprimé, dans toutes les directions et suivant toutes les dimensions, et n'avait d'indépendance que pour autant qu'elle faisait appel à un ordre de grandeur supérieur et à des forces extérieures : la distinction réelle était entre formes, mais formes d'un seul et même ensemble, d'une
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Un troisième grand groupe de strates se définira moins par une essence humaine que, là encore, par une nouvelle distribution du contenu et de l'expression. La forme de contenu devient « alloplastique », et non plus « homoplastique », c'est-à-dire opère des modifications du monde extérieur. La forme d'expression devient linguistique et non plus génétique, c'est-à-dire opère par symboles compréhensibles, transmissibles et modifiables du dehors. Ce qu'on appelle propriétés de l'homme -la technique et le langage, l'outil et le symbole, la main libre et le larynx souple, « le geste et la parole» - , ce sont plutôt des propriétés de cette nouvelle distribution, qu'il est difficile de faire commencer avec l'homme comme d'une origine absolue. A partir des analyses de LeroiGourhan, on voit comment les contenus se trouvent liés au couple main-outil, et les expressions au couple face-langage, visage-langage 23. La main ne doit pas être considérée ici comme un simple organe, mais comme un codage (code digital), une structuration dynamique, une formation dynamique (forme manuelle ou traits formels manuels). La main comme forme générale de contenu se prolonge dans des outils qui sont eux-mêmes des formes en activité, impliquant des substances comme matières formées; enfin, les produits sont des matières formées, ou des substances, qui servent d'outils à leur tour. Si les traits formels manuels constituent pour la strate une unité de composition, les formes et les substances d'outils et de produits s'organisent en parastrates et épistrates, qui fonctionnent elles-mêmes comme de véritables strates et marquent les discontinuités, les cassures, les communications et diffusions, les nomadismes et sédentarités, les seuils multiples et les vitesses de déterritorialisation relatives dans les populations humaines. Car, avec la main comme trait formel ou forme générale de contenu, c'est déjà un grand seuil de ~déterritorialisation qui est atteint, et qui s'ouvre, un accélérateur qui permet en lui-même tout un jeu mobile de déterritorialisations et de reterritorialisations comparées - justement, ce sont des phénomènes de « retard de développement » dans la substrate organique qui rendent possible cette accélération. Non seulement la main est une patte antérieure déterritorialisée, mais la main libre est déterritorialisée par rapport à la main prenante et locomotrice du singe. Tenir compte des déterritorialisations synergiques d'autres organes (par exemple le pied). Tenir compte aussi des déterritorialisations corrélatives de milieux : la steppe, milieu associé plus déterritorialisé que la forêt, et exerçant sur le corps et sur la technique une pression sélective de déterritoria-
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22. Sur la notion de transduction, cf. Simondon (mais HIa prend au sens le plus général et l'étend à tout systeme) : pp. 18-21. Et sur la membrane, pp. 259 sq.
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Beaucoup de conséquences en découlent. Cette nouvelle situation de l'expression et du contenu conditionne non seulement la puissance de reproduction de l'organisme, mais plus encore sa puissance ou son accélération de déterritorialisation. L'alignement du code ou la linéarité de la séquence nucléique marquent en effet un seuil de déterritorialisation du « signe », qui définit la nouvelle aptitude à être recopié, mais qui définit aussi l'organisme comme plus déterritorialisé qu'un cristal : seul le déterritorialisé est capable de se reproduire. En effet, tant que le contenu. et l'expression se distribuent suivant le moléculaire et le molaIre, les substances vont d'état à état, de l'état précédent à l'état suivant ou de couche en couche, d'une couche déjà constituée à la couche en train de se constituer, tandis que les formes s'établissent à la limite de la dernière couche ou du dernier état, et du milieu extérieur. Si bien que la strate se développe en épistrates et en parastrates, par un ensemble d'inductions de couche en couche d'état en état ou bien à la limite. Un cristal dégage ce proces~us à l'état p~r, puisque sa forme s'étend dans toutes les directions mais toujours en fonction de la couche superficielle de la substan~e, qui peut être vidée de sa plus grande partie intérieure sans arrêter l'accroissement. C'est l'assujettissement du cristal aux trois dimensions c'est-à-dire son indice de territorialité, qui fait que la structure ,ne peut pas formelleme~t se reprod,":ire ~t s.'e~primer, mais seulement la surface accessIble, seule deterntonahsable. Au contraire, le détachement d'une pure ligne d'expression sur la strate organique va rendre l'organisme capable à la fois d'atteindre à un seuil de déterritorialisation beaucoup plus haut, de disposer d'un mécanisme de reproduction de tous les détails de sa structure complexe dans l'espace, et de mettre toutes ses couches intérieures « topologiquement en contact » avec l'extérie!Jr, ou plutôt avec la limite polarisée (d'où le rôle particulier de la membrane vivante). Le développement de la strate en épistrates et parastrates se fait alors non plus par de simples inductions, mais par des transductions qui rendent compte, et de l'amplification de résonance entre moléculaire et molaire indépendamment des ordres de grandeur, et de l'efficacité fonctionnelle des substances intérieures indépendamment des distances, et de la possibilité d'une prolifération et même d'un entrecroisement des formes indépendamment des codes (les plus-values de code ou phénomènes de transcodage, d'évolution aparallèle 22).
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Les signes vocaux ont une linéarité temporelle, et c'est cette sur-linéarité qui fait leur déterritorialisation spécifique, leur différence avec la linéarité génétique. Celle-ci en effet est avant tout spatiale, même si ses segments sont construits et reproduits successivement; si bien qu'elle n'exige aucun surcodage effectif à ce niveau, mais seulement des phénomènes de bout à bout, des régulations locales et des interactions partielles (le surcodage n'interviendra qu'au niveau d'intégrations impliquant des ordres de grandeur différents). D'où les réserves de Jacob sur tout rapprochement du code génétique avec un langage: en fait, il n'y a dans le code génétique ni émetteur, ni récepteur, ni compréhension ni traduction, mais seulement des redondances et des plus-values 25. Au contraire, la linéarité temporelle de l'expression de langage renvoie non seulement à une succession, mais à une synthèse formelle de la succession dans le temps, qui constitue tout un surcodage linéaire et fait apparaître un phénomène inconnu des autres strates : la traduction, la traductibilité, par opposition aux inductions ou transductions précédentes. Et par traduction il ne faut pas seulement comprendre qu'une langue peut en quelque sorte « représenter » les données d'une autre langue, mais plus encore que le langage, avec ses propres données sur sa strate, peut représenter toutes les autres strates, et accéder ainsi à une conception scientifique du monde. Le monde scientifique (Welt, par opposition à l'Umwelt animale) apparaît en effet comme la traduction de tous les flux, particules, codes et territorialités des autres strates dans un système de signes suffisamment déterritorialisés, c'est-à-dire dans un surcodage propre au langage. C'est cette propriété de surcodage ou de surlinéarité qui explique que, dans le langage, il n'y a pas seulement indépendance de l'expression par rapport au contenu, mais indépendance de la forme _od'expression par rapport aux substances : la traduction est possible parce qu'une même forme peut passer d'une substance à une autre, contrairement à ce qui se passe dans le code génétique, par exemple entre des chaînes d'ARN et d'ADN. On verra comment cette situation suscite certaines prétentions impérialistes du langage, qui s'énoncent avec naïveté dans des formules du type : « toute sémiologie d'un système non linguistique doit emprunter le truchement de la langue. (... ) La langue est l'interprétant de tous les autres systèmes, linguistiques et non linguistiques. » Autant abstraire un caractère du langage pour dire que les autres 1i
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25. François Jacob, La logique du vivant, pp. 298, 310, 319. Jacob et Monod emploient parfois le mot traduction pour le code génétique, mais par commodité, et en précisant avec Monod que « le code ne peut être traduit que par des produits de traduction ».
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24. Sur tous ces problèmes - la main libre, le larynx souple, les lèvres et le rôle de la steppe comme facteur de déterritorialisation, cf. le b;au livre d'Emile Devaux, L'espèce, l'instinct, l'homme, Ed. Le François, Ille partie (ch. VII : « Sevré de sa for~t, ralenti ~e dé:"e1oppement, devenu infantile l'anthropoïde devait acquénr des mams libres et un larynx souple »,' et ch. IX : « La forêt a fait le singe, la caverne et la steppe ont fait l'homme. »)
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lisation (ce n'est pas dans la forêt, mais dans la steppe, que la main peut apparaître comme forme libre, et le feu comme matière formable technologiquement). Tenir compte enfin des reterritorialisations complémentaires (le pied comme reterritorialisation compensatoire de la main, et s'effectuant sur steppe). Faire des cartes en ce sens, organiques, écologiques et technologiques, qu'on étalera sur le plan de consistance. De l'autre côté, le langage apparaît bien comme la nouvelle forme d'expression, ou plutôt l'ensemble des traits formels qui définissent la nouvelle expression sur toute la strate. Mais, de même que les traits formels manuels n'existent que dans des formes et des matières formées qui en brisent la continuité et en distribuent les effets, les traits formels d'expression n'existent que dans des langues formelles diverses et impliquent une ou des substances formables. La substance est d'abord la substance vocale qui met en jeu divers éléments organiques, non seulement le larynx, mais la bouche et les lèvres, et toute la motricité de la face, le visage entier. Là aussi, tenir compte de toute une carte intensive : la bouche comme déterritorialisation de la gueule (tout un « conflit entre la bouche et le cerveau », comme disait Perier) ; les lèvres comme déterritorialisation de la bouche (seuls les hommes ont des lèvres, c'est-à-dire un retroussement de la muqueuse intérieure; seules les femelles d'hommes ont des seins, c'est-à-dire des glandes mammaires déterritorialisées : .se fait une reterritorialisation complémentaire des lèvres sur le sein, et du sein sur les lèvres, dans l'allaitement prolongé favorable à l'apprentissage du langage). Quelle curieuse déterritoriali~ation, remplir sa bouche de mots plutôt que d'aliments et de brUlts. La steppe semble encore avoir exercé une forte pression de sélection : le « larynx souple » est comme le correspondant de la main libre, et ne peut s'épanouir que dans un milie';1 déboisé, où il n'est plus nécessaire d'avoir des sacs laryngiens gIgantesques pour dominer par des cris la permanence du vacarme de forêt. Articuler, parler, c'est parler bas, et l'on sait que les bûcherons parlent à peine 24. Mais ce n'est pas seulement la substance vocale, acoustique et physiologique, qui passe p.ar toutes ces déterri~ torialisations, c'est aussi la forme d'expresslOn comme langage qUl franchit un seuil.
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strates ne peuvent partiCIper à œ caractère qu'en étant parlées. On s'en serait douté. Mais, plus positivement, on doit constater que cette immanence d'une traduction universelle au langage fait que les épistrates et les parastrates, dans l'ordre des superpositions des diffusions, des communicatiolls, des accotements, procèdent tout autrement que sur les autres strates : tous les mouvements humains, même les plus violents, impliquent des traductions. Il fallait aller vite, disait Challenger, c'est maintenant la ligne du temps qui nous presse sur ce troisième type de strate. Nous avons donc une nouvelle organisation contenu-expression, chacun ayant formes et substances: contenu technologique-expression symbolique ou sémiotique. Par contenu, il ne faut pas seulement entendre la main et les outils, mais une machine sociale technique qui leur préexiste, et constitue des états de force ou des formations de puissance. Par expression, il ne faut pas seulement entendre la face et le langage, ni les langues, mais une machine collective sémiotique qui leur préexiste, et constitue des régimes de signes. Une formation de puissance est beaucoup plus qu'un outil, un régime de signes est beaucoup plus qu'une langue : ils agissent plutôt comme des agents déterminants et sélectifs, tant pour la constitution des langues, des outils, que pour leurs usages, pour leurs communications et diffusions mutuelles ou respectives. Avec la troisième strate se fait donc l'émergence de Machines qui appartiennent pleinement à cette strate, mais qui en même temps s'exhaussent et tendent leurs pinces en tous sens vers toutes les autres strates. N)est-ce pas comme un état intermédiaire entre les deux états de la Machine abstraite - celui où elle restait enveloppée dans une strate correspondante (œcumène), celui où elle se développait pour ellemême sur le plan de consistance déstratifié (planomène). Ici la Machine abstraite commence à se déplier, commence à se dresser, produisant une illusion qui déborde toutes les strates, bien qu'elle appartienne encore à une strate déterminée. C'est évidemment l'illusion constitutive de l'homme (pour qui il se prend, l'homme?). C'est l'illusion qui dérive du surcodage immanent au langage lui-même. Mais ce qui n'est pas illusoire, ce sont ces nouvelles distributions du contenu et de l'expression: contenu technologique caractérisé par main-outil, renvoyant plus profondément à une Machine sociale et à des formations de puissance ; expression symbolique caractérisée par face-langage, renvoyant plus profondément à une Machine sémiotique et à des régimes de signes. Des deux côtés, les épistrates et les parastrates, les degrés superposés et les formes accotées, valent plus que jamais pour des strates autonomes elles-mêmes. Si nous arrivons à distinguer deux régimes de signes ou deux formations de puis-
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sance, nous disons que ce sont deux strates, en fait, dans les populations humaines. Mais, justement, quelle relation s'établit dès lors entre contenu et expression, et quel type de distinction? Tout ça c'est dans la tête. Et pourtant il n'y eut jamais distinction plus réelle. Nous voulons dire qu'il y a bien un milieu extérieur commun sur toute la strate, pris dans toute la strate, le milieu nerveux cérébral. Il vient de la substrate organique, mais celle-ci ne joue certes pas le rôle d'un substrat, ni d'un support passif. Il n'est pas luimême d'une moindre organisation. Il constitue plutôt la soupe préhumaine où nous baignons. Nous y baignons nos mains et nos faces. Le cerveau est une population, un ensemble de tribus qui tendent vers deux pôles. Lorsque Leroi-Gourhan analyse précisément la constitution de deux pôles dans cette soupe, l'un dont dépendront les actions de la face, et l'autre de la main, la corrélation ou la relativité des deux n'empêchent pas la distinction réelle, elle l'entraîne au contraire comme la présupposition réciproque de deux articulations, l'articulation manuelle de contenu, l'articulation faciale d'expression. Et la distinction n'est pas simplement réelle, comme entre des molécules, des choses ou des sujets, elle est devenue essentielle (disait-on au Moyen Age), comme entre des attributs, genres d'être ou catégories irréductibles : les choses et les mots. On n'en retrouve pas moins, porté à ce niveau, le mouvement le plus général par lequel chacune des deux articulations distinctes est déjà double pour son compte, certains éléments formels du contenu jouant un rôle d'expression par rapport au contenu lui-même, certains éléments formels de l'expression jouant un rôle de contenu par rapport à l'expression même. Leroi-Gourhan montre dans le premier cas comment la main crée tout un monde de symboles, tout un langage pluridimensionnel qui ne se confond pas avec le langage verbal unilinéaire, et qui constitue une expression rayonnante propre au contenu (ce serait une origine de l'écriture) 26. Quant au second cas, il apparaît nettement dans la double articulation propre au langage lui-même, puisque les phonèmes forment un contenu rayonnant propre à l'expression des monèmes en tant que segments significatifs linéaires (c'est dans ces conditions seulement que la double articulation comme caractère général de strate prend le sens linguistique que lui réserve Martinet). Voilà, on en avait provisoirement fini avec les rapports contenu-expression, leur distinction réelle, et les variations de ces rapports et de cette distinction d'après les grands types de strates. ;
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26. André Leroi-Gourhan, ibid.) pp. 269-275.
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27. C'est pourquoi Hjelmslev, malgré ses propres réserves et ses hésitations, nous semble le seul linguiste qui rompe réellement avec le signifiant et le signifié. Beaucoup plus que d'autres linguistes qui semblent faire cette rupture délibérément, sans réserve, mais en gardant les présupposés implicites du signifiant.
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tique des signes renvoie nécessairement à une sémiologie du signifiant. Dans cette voie, il se peut même qu'on soit amené à faire l'économie de la notion de signe, puisque la primauté du signifiant sur le langage assure encore mieux la primauté du langage sur toutes les strates que la simple expansion du signe en tous sens. Nous voulons dire que l'illusion propre à cette position de la Machine abstraite, illusion de saisir et de brasser toutes les strates dans ses pinces, peut être effectuée par l'érection du signifiant plus sûrement encore que par l'extension du signe (grâce à la signifiance, le langage prétend être en prise directe sur les strates, indépendamment d'un passage par des signes supposés pour chacune). Mais on tourne toujours dans le même cercle, on propage la même gangrène. Le rapport linguistique signifiant-signifié a sans doute été conçu de manières très diverses : tantôt comme arbitraire, tantôt comme nécessaire autant que le recto et le verso d'une même feuille, tantôt comme correspondant terme à terme, tantôt globalement, tantôt comme tellement ambivalent qu'on ne peut plus les distinguer. De toute manière, le signifié n'existe pas hors de son rapport avec le signifiant, et le signifié ultime, c'est l'existence même du signifiant qu'on extrapole au-delà du signe. Du signifiant, nous ne pouvons dire qu'une chose : il est la Redondance, il est le Redondant. D'où son incroyable despotisme et le succès qu'il a connu. L'arbitraire, le nécessaire, le correspondant terme-à-terme ou global, l'ambivalent, servent une même cause qui comporte la réduction du contenu au signifié, la réduction de l'expression au signifiant. Or les formes de contenu et les formes d'expression sont éminemment relatives et toujours en état de présupposition réciproque; elles entretiennent entre leurs segments respectifs des relations bi-univoques, extérieures et « difformes » ; il n'y a jamais conformité entre les deux, ni de l'une à l'autre, mais il y a '''toujours indépendance et distinction réelles; pour ajuster l'une des formes à l'autre, et pour déterminer les relations, il faut même un agencement spécifique variable. Aucun de ces caractères ne convient au rapport signifiant-signifié, même si certains semblent avoir avec lui une sorte de coïncidence partielle et accidentelle. Et l'ensemble des caractères s'opposent radicalement au tableau du signifiant. Une forme de contenu n'est pas du signifié, pas plus qu'une forme d'expression n'est du signifiant 27. C'est vrai pour n- uiE ,.Y1 N F f l . ."Ü ñ
Challenger voulait aller de plus en plus vite. Personne n'était resté, il continuait pourtant. D'ailleurs sa voix changeait de plus en plus, son apparence aussi, quelque chose d'animal en lui depuis qu'il parlait de l'homme. C'était encore inassignable, mais Challenger semblait se déterritorialiser sur place. Il voulait considérer trois problèmes encore. Le premier problème semblait surtout terminologique : quand est-ce qu'on peut parler de signes? Devait-on en mettre partout, sur toutes les strates, et dire qu'il y avait signe chaque fois qu'il y avait forme d'expression? On distinguait sommairement trois sortes de signes : les indices (signes territoriaux) les symboles (signes deterritorialisés)) les icônes (signes de reterritorialisation). Allait-on en semer toutes les strates sous prétexte qu'elles comportaient toutes des territorialités, des mouvements de déterritorialisation et de reterritorialisation ? Une telle méthode expansive serait très dangereuse, parce qu'elle préparait ou renforçait l'impérialisme du langage, ne serait-ce qu'en s'appuyant sur sa fonction de traducteur ou d'interprète universel. Il n'y a évidemment pas un système de signes qui traverse l'ensemble des strates, pas même sous forme d'une « chora » sémiotique qu'on supposerait théoriquement préalable à la symbolisation. Il semble qu'on ne puisse parler de signes en toute rigueur que lorsqu'il y a une distinction, non seulement réelle, mais catégorielle, entre les formes d'expression et les formes de contenu. Alors il y a sémiotique sur la strate correspondante, parce que la machine abstraite a exactement la position dressée qui lui permet « d'écrire », c'est-à-dire de traiter du langage et d'en extraire des régimes de signes. Mais en deçà, dans les encodages dits naturels, la machine abstraite reste enveloppée dans les strates : elle n'écrit pas du tout, et ne dispose d'aucun degré de liberté pour reconnaître quelque chose comme signe (sauf au sens étroitement territorial de l'animal). Et, au-delà, la machine abstraite se développe sur le plan de consistance, et n'a plus le moyen de distinguer catégoriquement entre signes et particules; par exemple elle écrit, mais elle écrit à même le réel, elle a une inscription directe sur le plan de consistance. Il semble donc raisonnable de réserver le mot signe, à proprement parler, au dernier groupe de strates. Mais cette discussion terminologique n'aurait vraiment aucun intérêt si elle ne renvoyait aussi à un autre danger : non plus l'impérialisme du langage sur toutes les strates, ou l'extension du signe à toutes les strates, mais l'impérialisme du signifiant sur le langage lui-même, sur l'ensemble des régimes de signes et sur l'étendue de la strate qui porte ces régimes. Il ne s'agit plus de savoir si le signe s'applique à toutes les strates, mais si le signifiant s'applique à tous les signes, si tous les signes sont doués de signifiance, si la sémio-
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28. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard. Déjà dans L'archéologie du savoir, Gallimard, Foucault avait esquissé sa théorie des deux multiplicités, d'expressions ou d'énoncés, de contenus ou d'objets, en montrant leur irréductibilité au couple signifiant-signifié. Il expliquait aussi pourquoi le titre d'un de ses livres précédents, Les mots et les choses, devait être compris négativement (pp. 66-67).
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pouvoir disciplinaire 28). Bref, il ne faut jamais confronter des mots et des choses supposés correspondants, ni des signifiants et des signifiés supposés conformes, mais des formalisations distinctes, en état d'équilibre instable ou de présupposition réciproque. « On a beau dire ce qu)on voit) ce qu)on voit ne loge jamais dans ce qu)on dit. » C'est comme à l'école: il n'y a pas une leçon d'écriture qui serait celle du grand Signifiant redondant pour des signifiés quelconques, il y a deux formalisations distinctes, en présupposition réciproque et constituant une double pince: la formalisation d'expression dans la leçon de lecture et d'écriture (avec ses contenus relatifs propres), et la formalisation de contenu dans la leçon de choses (avec ses expressions relatives propres). On n'est jamais signifiant ni signifié, on est stratifié. A la méthode expansive qui met des signes dans toutes les strates, ou du signifiant dans tous les signes (quitte à se passer même des signes à la limite), on préférera donc une méthode sévèrement restrictive. D'abord, il y a des formes d'expression sans signes (par exemple, le code génétique n'a rien à voir avec un langage). Les signes se disent seulement dans certaines conditions de strates, et ne se confondent même pas avec le langage en général, mais se définissent par des régimes d'énoncés qui sont autant d'usages réels ou de fonctions du langage. Mais pourquoi garder le mot signe pour ces régimes qui formalisent une expression, sans désigner ni signifier les contenus simultanés qui se formalisent autrement? C'est que les signes ne sont pas signes de quelque chose, ils sont signes de déterritorialisation et de reterritorialisation, ils marquent un certain seuil franchi dans ces mouvements, et c'est en ce sens qu'ils doivent être conservés (nous l'avons vu même pour les « signes » animaux). Ensuite, si nous considérons les régimes de signes dans cette .oacception restrictive, nous voyons qu'ils ne sont pas signifiants, ou ne le sont pas nécessairement. De même que les signes ne désignent qu'une certaine formalisation de l'expression sur un groupe déterminé de strates, la signifiance elle-même ne désigne qu'un certain régime parmi d'autres, dans cette formalisation particulière. De même qu'il y a des expressions asémiotiques ou sans signes, il y a des régimes de signes asémiologiques, des signes asignifiants, à la fois sur les strates et sur le plan de consistance. Tout ce qu'on peut dire de la signifiance, c'est qu'elle qualifie
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toutes les strates, y compris pour celles où intervient le langage. Les amateurs de signifiant gardent comme modèle implicite une situation trop simple: le mot et la chose. Ils extraient du mot le signifiant, et de la chose le signifié conforme au mot, donc soumis au signifiant. Ils s'installent ainsi dans une sphère intérieure, homogène au langage. Empruntons à Foucault une analyse exemplaire, et qui concerne d'autant plus la linguistique qu'elle n'en a pas l'air: soit une chose comme la prison. La prison, c'est une forme, la « forme-prison », une forme de contenu sur une strate, en rapport avec d'autres formes de contenus (école, caserne, hôpital, usine). Or cette chose ou cette forme ne renvoient pas au mot « prison », mais à de tout autres mots et concepts, tels que « délinquant, délinquance », qui expriment une nouvelle manière de classer, d'énoncer, de traduire et même de faire des actes criminels. « Délinquance » est la forme d'expression en présupposition réciproque avec la forme de contenu « prison ». Ce n'est pas du tout un signifiant, même juridique, dont la prison serait le signifié. On aplatirait ainsi toute l'analyse. La forme d'expression d'ailleurs ne se réduit pas à des mots, mais à un ensemble d'énoncés qui surgissent dans le champ social considéré comme strate (c'est cela, un régime de signes). La forme de contenu ne se réduit pas à une chose, mais à un état de choses complexe comme formation de puissance (architecture, programme de vie, etc). Il y a là comme deux multiplicités qui ne cessent de s'entrecroiser, « multiplicités discursives » d'expressions et « multiplicités non discursives » de contenu. Et c'est d'autant plus complexe que la prison comme forme de contenu a elle-même son expression relative, toutes sortes d'énoncés qui lui sont propres et qui ne coïncident pas forcément avec les énoncés de délinquance. Inversement, la délinquance comme forme d'expression a elle-même son contenu autonome, puisqu'elle n'exprime pas seulement une nouvelle manière d'apprécier les crimes, mais de les faire. Forme de contenu et forme d'expression, prison et délinquance, chacune a son histoire, sa micro-histoire, ses segments. Tout au plus impliquent-elles, avec d'autres contenus et d'autres expressions, un même état de Machine abstraite qui n'agit pas du tout comme signifiant, mais comme une sorte de diagramme (une même machine abstraite pour prison, école, caserne, hôpital, usine ... ). Et pour ajuster les deux types de formes, les segments de contenu et les segments d'expression, il faut tout un agencement concret à double pince ou plutôt double tête, qui tienne compte de leur distinction réelle. Il faut toute une organisation qui articule les formations de puissance et les régimes de signes, et qui travaille au niveau moléculaire (ce que Foucault appelle les sociétés à
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un régime, même pas le plus intéressant ni le plus moderne ou actuel, simplement peut-être plus pernicieux, plus cancéreux, plus despotique que les autres, allant plus loin dans l'illusion. En tout cas, contenu et expression ne sont jamais réductibles à signifié-signifiant. Et (c'est là le second problème) ils ne sont pas davantage réductibles à infrastructure-suprastructure. On ne peut pas plus poser un primat du contenu comme déterminant qu'un primat de l'expression comme signifiante. On ne peut pas faire de l'expression une forme qui refléterait le contenu, même si on la dote d'une « certaine » indépendance et d'une certaine possibilité de réagir. Ne serait-ce que parce que le contenu dit économique a déjà une forme, et même des formes d'expression qui lui sont propres. Forme de contenu et forme d'expression renvoient à deux formalisations parallèles en présupposition : il est évident qu'elles ne cessent pas d'entrecroiser leurs segments, de les mettre les uns dans les autres, mais c'est par une machine abstraite dont les deux formes dérivent, et par des agencements machiniques qui règlent leurs rapports. Si l'on substitue à ce parallélisme une image pyramidale, on fait du contenu (jusque dans sa forme) une infrastructure économique de production, qui prend tous les caractères de l'Abstrait; on fait des agencements le premier étage d'une suprastructure qui doit, comme tel, être localisé dans un appareil d'Etat; on fait des régimes de signes et des formes d'expression le deuxième étage de la suprastructure, défini par l'idéologie. Quant au langage, on ne sait plus très bien qu'en faire: le grand Despote avait décidé qu'il fallait lui donner une place à part comme bien commun de la nation et véhicule d'information. On méconnaît ainsi, et la nature du langage qui n'existe que dans des régimes hétérogènes de signes, distribuant des ordres contradictoires plutôt que faisant circuler une information, - et la nature des régimes de signes, qui expriment précisément les organisations de pouvoir ou les agencements, et n'ont rien à voir avec l'idéologie comme expression supposée d'un contenu (l'idéologie est le plus exécrable concept qui cache toutes les machines sociales effectives), - et la nature des organisations de pouvoir, qui ne se localisent nullement dans un appareil d'Etat, mais opèrent en tous lieux les formalisations de contenu et d'expression dont ils entrecroisent les segments, - et la nature du contenu, qui n'est nullement économique « en dernière instance », puisqu'il y a autant de signes ou d'expressions directement économiques que de contenus non économistes. Ce n'est pas non plus en mettant du signifiant dans l'infrastructure, ou l'inverse, un peu de phallus ou de castration dans l'économie politique, un peu d'économie ou de politique dans la psychanalyse, qu'on élabore un statut des formations sociales.
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Il y a enfin un troisième problème. Car il est difficile d'exposer le système des strates sans avoir l'air d'introduire entre elles une espèce d'évolution cosmique ou même spirituelle, comme si elles s'ordonnaient en stades et passaient par des degrés de perfection. Il n'en est rien pourtant. Les différentes figures du contenu et de l'expression ne sont pas des stades. Il n'y a pas de biosphère, de noosphère, il n'y a partout qu'une seule et même Mécanosphère. Si l'on considère d'abord les strates pour elles-mêmes, on ne peut pas dire que l'une soit moins organisée qu'une autre. Même celle qui sert de substrate : il n'y a pas d'ordre fixe, et une strate peut servir de substrate directe à une autre indépendamment des intermédiaires qu'on pourrait croire nécessaires du point de vue des stades et des degrés (par exemple, des secteurs microphysiques comme substrate immédiate de phénomènes organiques). Ou bien l'ordre apparent peut être renversé, et des phénomènes technologiques ou culturels être un bon humus, une bonne soupe pour le développement des insectes, des bactéries, des microbes ou même des particules. L'âge industriel défini comme l'âge des insectes... Aujourd'hui, pire encore : on ne peut pas dire à l'avance quelle strate communique avec telle autre, ni dans quel sens. Surtout, il n'y a pas d'organisation moindre, moins haute ou plus haute, et la substrate fait partie intégrante de la strate, est prise en elle à titre de milieu où se fait le changement, non pas l'augmentation d'organisation 29. Si l'on considère d'autre part le plan de consistance, on s'aperçoit qu'il est parcouru par les choses et les signes les plus hétéroclites : un fragment sémiotique voisine avec une interaction chimique, un électron percute un langage, un trou noir capte un message génétique, une cristallisation fait une passion, la guêpe et l'orchidée traversent une lettre... Ce n'est pas « comme », ce n'est pas « comme un électron », .0« comme une interaction », etc. Le plan de consistance est l'abolition de toute métaphore; tout ce qui consiste est Réel. Ce sont des électrons en personne, de véritables trous noirs, des organites en réalité, d'authentiques séquences de signes. Seulement, ils sont arrachés à leurs strates, déstratifiés, décodés, déterritorialisés, et c'est cela qui permet leur voisinage et leur mutuelle pénétration dans le plan de consistance. Une danse muette. Le plan de consistance ignore les différences de niveau) les ordres de grandeur et les distances. Il ignore toute différence entre f artificiel et le naturel. Il ignore la distinction des contenus et des expressions) comme celle des formes et des substances formées) qui n'existent que par les strates et par rapport aux strates.
29. Gilbert Simondon, ibid.) pp. 139-141.
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Mais comment peut-on encore identifier des choses et les nommer, si elles ont perdu les strates qui les qualifiaient, si elles sont passées dans la déterritorialisation absolue? Les yeux sont des trous noirs, mais qu'est-ce que des trous noirs et des yeux en dehors de leurs strates et de leurs territorialités? Précisément, nous ne pouvons pas nous contenter d'un dualisme ou d'une opposition sommaire entre les strates et le plan de consistance déstratifié. C'est que les strates sont elles-mêmes animées et définies par des vitesses de déterritorialisation relative; bien plus, la déterri· torialisation absolue est là dès le début, et les strates sont des retombées, des épaississements sur un plan de consistance partout présent, partout premier, toujours immanent. C'est aussi que le plan de consistance est occupé, tracé par la Machine abstraite; or celle-ci existe à la fois développée sur le plan déstratifié qu'elle trace, mais enveloppée dans chaque strate dont elle définit l'unité de composition, et même à moitié dressée dans certaines strates dont elle définit la forme de préhension. Ce qui file ou danse sur le plan de consistance emporte donc une aura de sa strate, une ondulation, un souvenir ou une tension. Le plan de consistance conserve juste assez des strates pour en extraire des variables qui s'exercent en lui comme ses propres fonctions. Le plan de consistance, ou le planomène, n'est nullement un ensemble indifférencié de matières non formées, mais il n'est pas davantage un chaos de matières formées quelconques. C'est vrai que, sur le plan de consistance, il n'y a plus de formes ni de substances, il n'y a plus de contenu ni d'expression, il n'y a plus de déterritorialisations relatives et respectives. Mais, sous les formes et les substances de strates, le plan de consistance (ou la machine abstraite) construit des continuums d}intensité : il crée une continuité pour des intensités qu'il extrait de formes et de substances distinctes. Sous les contenus et les expressions, le plan de consistance (ou la machine abstraite) émet et combine des signesparticules (partides) qui font fonctionner le signe le plus asignifiant dans la particule la plus déterritorialisée. Sous les mouvements relatifs, le plan de consistance (ou la machine abstraite) opère des conjonctions de flux de déterritorialisation} qui transforment les indices respectifs en valeurs absolues. Les strates ne connaissent d'intensités que discontinues, prises dans des formes et des substances; et de particles que divisés, en particules de contenu et articles d'expression; et de flux déterritorialisés, que disjoints et reterritorialisés. Continuum d'intensités, émission combinée de particles ou de particules-signes, conjonction de flux déterritorialisés, tels sont au contraire les trois facteurs propres au plan de consistance, opérés par la machine abstraite et constituant la déstratification. Or rien de tout cela n'est une nuit
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blanche chaotique, ni une nuit noire indifférenciée. Il y a des règles, qui sont celles de la « planification », de la diagrammatisation. Nous le verrons plus tard, ou ailleurs. La machine abstraite n'est pas quelconque; les continuités, les émissions et combinaisons, les conjugaisons ne se font pas n'importe comment. Pour le moment, il fallait marquer une dernière distinction. Non seulement la machine abstraite a des états différents simultanés qui rendent compte de la complexité de ce qui se passe sur le plan de consistance - mais elle ne doit pas être confondue avec ce qu'on appelle agencement machinique concret. La machine abstraite tantôt se développe sur le plan de consistance dont elle construit les continuums, les émissions et les conjugaisons, tantôt reste enveloppée dans une strate dont elle définit l'unité de composition et la force d'attraction ou de préhension. L'agencement machinique est tout à fait différent, bien qu'en rapport étroit : d'abord, il opère sur une strate les coadaptations de contenu et d'expression, il assure les relations bi-univoques entre segments de l'un et de l'autre, il pilote les divisions de la strate en épistrates et parastrates ; ensuite, d'une strate à une autre, il assure le rapport avec ce qui est substrate, et les changements d'organisation correspondants; enfin, il est tourné vers le plan de consistance, parce qu'il effectue nécessairement la machine abstraite sur telle ou telle strate, et entre les strates, et dans le rapport des strates avec le plan. Il fallait un agencement, par exemple l'enclume du forgeron chez les Dogons, pour que se fassent les articulations de la strate organique. Il faut un agencement pour que se fasse le rapport entre deux strates. Pour que les organismes se trouvent pris et pénétrés dans un champ social qui les utilise: les Amazones ne doivent-elles pas se couper un sein pour que la strate organique s'adapte à une strate technologique guerrière, comme sous l'exi->gence d'un terrible agencement femme-are-steppe? Il faut des agencements pour que des états de forces et des régimes de signes entrecroisent leurs rapports. Il faut des agencements pour que l'unité de composition enveloppée dans une strate, les rapports entre telle strate et les autres, le rapport entre ces strates et le plan de consistance, soient organisés et non pas quelconques. A tous égards les agencements machiniques effectuent la machine abstraite telle qu'elle est développée sur le plan de consistance, ou enveloppée dans une strate. Et il n'y aura pas de problème plus important que celui-ci : un agencement machinique étant donné, quel est son rapport d'effectuation avec la machine abstraite? Comment l'effectue-t-il, avec quelle adéquation? Classer les agencements. Ce que nous appelons mécanosphère, c'est l'ensemble des machines abstraites et des agencements machiniques, à la fois hors strates, sur les strates et interstratiques. 91
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Le système des strates n'avait donc rien à avoir avec signifiantsignifié, ni avec infrastructure-suprastructure, ni avec matièreesprit. Tout cela, c'était des manières de rabattre toutes les strates sur une, ou bien de fermer le système sur soi, en le coupant du plan de consistance comme déstratification. Il fallait résumer, avant que la voix ne nous quitte. Challenger finissait. Sa voix était devenue inaudible, perçante. Il suffoquait. Ses mains devenaient des pinces allongées, qui ne pouvaient plus rien prendre et désignaient encore quelque chose vaguement. Le masque double, la double tête semblaient couler de l'intérieur, en une matière dont on ne pouvait plus dire si elle s'épaissisait, ou devenait fluide au contraire. Des auditeurs étaient revenus, mais des ombres ou des rôdeurs. « Vous avez entendu? c'est la voix d'un animal. » Il fallait donc résumer très vite, fixer, fixer la terminologie comme on pouvait, pour rien. Il y avait d'abord un premier groupe de notions : le Corps sans Organes ou le Plan de consistance déstratifié, - la Matière du Plan, ce qui se passe dans ce corps ou sur ce plan (multiplicités singulières, non segmentarisées, faites de continuums intensifs, d'émissions signes-particules) de conjonctions de flux), - la ou les Machines abstraites, en tant qu'elles construisent ce corps, tracent ce plan ou « diagrammatisent » ce qui se passe (lignes de fuite ou déterritorialisations absolues). Puis il y avait le système des strates. Dans le continuum intensif, les strates taillaient des formes et formaient les matières en substances. Dans les émissions combinées, elles distinguaient des expressions et des contenus, des unités d'expression et des unités de contenu, par exemple des signes et des particules. Dans les conjonctions, elles séparaient les flux en leur assignant des mouvements relatifs et des territorialités diverses, des déterritorialisations relatives et des reterritorialisations complémentaires. Ainsi les strates instauraient partout des articulations doubles animées de mouvements: formes et substances de contenu, formes et substances d'expression, qui constituaient des multiplicités segmentaires sous des rapports chaque fois déterminables. Tels étaient les strata. Chaque strate était une double articulation de contenu et d'expression, tous deux réellement distincts, tous deux en état de présupposition réciproque, essaimant l'un dans l'autre, avec des agencements machiniques à deux têtes mettant en relation leurs segments. Ce qui variait d'une strate à une autre, c'était la nature de la distinction réelle entre contenu et expression, la nature des substances comme matières formées, la nature des mouvements relatifs. On pouvait sommairement distinguer trois grands types de distinction réelle : la réelle-formelle pour des ordres de grandeur où s'instaurait une résonance d'expression (induction); la
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réelle-réelle, pour des sujets différents où s'instaurait une linéarité d'expression (transduction); réelle-essentielle pour des attributs ou catégories différentes où s'instaurait une surlinéarité d'expression (traduction). Une strate servait de substrate à une autre. Une strate avait une unité de composition d'après son milieu, ses éléments substantiels et ses traits formels (CEcumène). Mais elle se divisait en parastrates, d'après ses formes irréductibles et ses milieux associés, et en épistrates, d'après ses couches de substances formées et ses milieux intermédiaires. Epistrates et parastrates devaient elles-mêmes être considérées comme des strates. Un agencement machinique était une interstrate, en tant qu'il réglait les rapports entre les strates, mais aussi, sur chacune, les rapports entre contenus et expressions conformément aux divisions précédentes. Un même agencement pouvait emprunter à des strates différentes, et dans un certain désordre apparent; inversement, une strate ou un élément de strate pouvaient fonctionner avec d'autres encore, par un agencement différent. L'agencement machinique enfin était une métastrate, parce qu'il était d'autre part tourné vers le plan de consistance et effectuait nécessairement la machine abstraite. Celle-ci existait enveloppée dans chaque strate dont elle définissait l'CEcumène ou l'unité de composition, et développée sur le plan de consistance dont elle menait la déstratification (le Planomène). Les agencements n'ajustaient donc pas les variables d'une strate en fonction de son unité, sans effectuer aussi de telle ou telle façon la machine abstraite telle qu'elle était hors strates. Les agencements machiniques étaient au croisement à la fois des contenus et des expressions sur chaque strate, et de l'ensemble des strates avec le plan de consistance. Ils tournaient effectivement dans tous les sens, comme des phares. " C'était fini. Tout cela ne devait prendre un sens concret que plus tard. Le masque double articulé s'était défait, mais aussi les gants, et la tunique, d'où s'échappaient des liquides qui semblaient dans leur parcours fuyant ronger les strates de la salle de conférence, « pleine des fumées de l'oliban et tapissée de tentures aux étranges dessins ». Désarticulé, déterritorialisé, Challenger murmurait qu'il emportait la terre avec soi, qu'il partait pour le monde mystérieux, son jardin venimeux. Il chuchotait encore : c'est par débandade que les choses progressent, et que les signes prolifèrent. La panique, c'est la création. Une jeune fille cria, « sous la plus sauvage, la plus profonde et la plus hideuse crise de panique épileptique ». Personne n'avait entendu le résumé, et personne ne cherchait à retenir Challenger. Challenger, ou ce qui en restait, se hâtait lentement vers le plan de consistance, suivant une trajectoire bizarre qui n'avait déjà plus rien de relatif. Il essayait de 93
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se glisser dans l'agencement qui servait comme d'une porte-tambour, l'Horloge aux particles, au tic-tac intensif, aux rythmes conjugués qui martèlent l'absolu : « La silhouette s'effondra dans une posture à peine humaine et commença, fascinée, un singulier mouvement vers l'horloge en forme de cercueil qui tictaquait son rythme anormal et cosmique. (... ) La silhouette avait maintenant atteint la mystérieuse horloge, et les spectateurs virent à travers les denses fumées une indistincte griffe noire en train de tripoter la grande porte couverte de hiéroglyphes. L'attouchement de la griffe fit un étrange bruit de cliquetis. La silhouette entra, alors, dans le coffre en forme de cercueil et ferma la porte derrière elle. L'anormal tic-tac reprit, martelant le noir rythme cosmique qui est à la base de l'ouverture de toutes les portes occultes 30 » - la Mécanosphère, ou rhizosphère.
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4. 20 novembre 1923 . Postulats de la linguistique
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La maîtresse d'école ne s'informe pas quand elle interroge un élève, pas plus qu'elle n'informe quand elle enseigne une règle de grammaire ou de calcul. Elle « ensigne », elle donne des ordres, elle commande. Les commandements du professeur ne sont pas extérieurs à ce qu'il nous apprend, et ne s'y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significations premières, ils ne sont pas la conséquence d'informations : l'ordre porte toujours et déjà sur des ordres, ce pourquoi l'ordre est redondance. La machine de l'enseignement obligatoire ne communique pas des informations, mais impose à l'enfant des coordonnées sémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe, sujet d'énoncé-sujet d'énonciation, etc.). L'unité élémentaire du langage - l'énoncé - , c'est le mot d'ordre. Plutôt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il faut définir une abominable faculté
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30. Lovecraft, Démons et merveilles, Bibliothèque mondiale, pp. 61-62.
LE LANGAGE SERAIT INFORMATIF, ET COMMUNICATIF.
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4. 20 novembre L923- Postulats de la linguistique
Agencement du mot d'ordre I.
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LANGAGE SERAIT INFoRMATIF,
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La maitressed'école ne s'informe pas quand elle interroge un éléve, pas plus qu'elle n'informe quand elle enseigneune régle de grammaire ou de calcul. Elle <( ensigne ), elle donne des ordres, elle commande. Les commandementsdu professeur ne sont pas extérieurs á ce qu'il nous apprend, et ne s'y ajoutent pas. Ils ne découlent pas de significationspremibres, ils ne sont pas la conséquenced'informations : l'ordre porte toujours et déjá sur des ordres, ce pourquoi l'ordre est redondance. La machine de I'enseignementobligatoire ne communique pas des informations, mais impose á l'enfant des coordonnéessémiotiques avec toutes les bases duelles de la grammaire (masculin-féminin, singulier-pluriel, substantif-verbe,sujet d'énoncé-sujetd'énonciation, etc.). L'unité élémentaire du Iangage- |'{¡6¡.6 -, c'est le mot d'ordre. Plutdt que le sens commun, faculté qui centraliserait les informations, il faut définir une abominable faculté
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qui consiste á émettre, recevoir et transmetffe les mots d'ordre. Le langage n'est méme pas fait pour ére cru, mais pour obéir et faire obéir. <
On s'en apergoit dans les communiquésde police ou de gouvernement,qui se soucient peu de vraisemblance ou de véracité, mais qui disent ffés bien ce qui doit étre observé et retenu. L'indifiérence des communiqués á toute oédibilité touche souvent á Ia provocation. C'est la preuve qu'il s'agit d'autre chose. Qu'on se le dise... : le langage n'en demande pas plus. Spengler note que -d'unles formes fondamentales de la parole ne sont pai l'énoncé jugement ni l'expression d'un sentiment, mais <( le commandemént, le témoignaged'obéissance,I'assertion, la question, l'affirmation ou la négation >>,phrases trés bréves qui commandent á la vie, et qui sont inséparables des entreprises ou des grands travaux : outils ; mais on donne aux enfants du langage,des plumes et des cahiers, comme on donne des pelles et des pioches aux ouvriers. Une régle de grammaire est un marqueur de pouvoir, ^vant d'ére un marqueur syntaxique. L'ordre ne se rapporte pas á des significations préalables, ni á une organisation préalable d'unités distinctives. C'est I'inverse. L'information n'est que le srict minimum nécessaireá l'émission, ransmission et observation des ordres en tant que commandements. Il f.aut étre juste assez informé pour ne pas confondre Au leu avec Au jeu !, ou pour éviter la situation si fácheusedu professeur et de l'éléve selon Lewis Carroll (le professeur lance une question du haut de I'escalier, transmise par des valets qui la déforment á chaque étage, tandis que l'éléve en bas dans la cour tenvoie une réponse elleméme déformée á chaque étape de la remontée). Le langagen'est pas la vie, il donne des ordres á la vie ; la vie ne parle pas, elle écoute et attend 3. Dans tout mot d'ordre, méme d'un pére á son fils, il y a une petite sentence de mort un Verdict, disait Kafka. 1. Georges Darien, L'épaulette, L0-18, p. 435. Ou bien Zola, La béte bamaine, Gallimard, p. 188 : <<Et elle disait cela, non pour le convaincre, mais uniquement pour I'avertir qu'elle devait étre innocente aux yeux des auúes. >>Ce type de phrase nous parait caractéristiquedu roman en général, beaucoup plus que la phrase informative <>. 2. Spengler,L'homrne et la technique, Gallimard, Idées, p. 103. J. Brice Parain, Sur la dialectique, Gallimard. Parain développe une théorie de la < supposition >>ou du présupposédans le langage,en rapport avec ces ordres donnés á la vie ; mais il y voit moins un pouvoir au sens politique qu'un devoir au sens moral.
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Ce qui est difficile, c'est de préciser le statut et l'extension du mot d'ordre. Il ne s'agit pas d'une origine du langage,puisque [e mot d'ordre est seulement une fonction-lang ge, une fbncti,on coextensive au langage. Si le langage semble toujours supposer le langage,si I'on ne peut pas fixer un point de départ nón linguistique, c'est parce que le langagene s'établit pas entre quelque chosede vu (ou de senti) et quelque chosede dit, mais va toujours d'un dire ) un dire. Nous ne croyons pas á cet égañ que le récit consiste á communiquer ce qu'on a vu, mais á üansmettre ce qu'on a entendu, ce qu'un autre vous a dit. Oui-dire. I1 ne suffit méme pas d'invoquer une vision déformante venue de la passion. Le <<premier >>langage, ou plutót la premiére détermination qui remplit le langage,ce n'est pas le trope ou la métaphore, c'est le discours indirect. L'importance qu'on a voulu donner á Ia métaphore, á la métonymie, se révéle ruineuse pour l'étude du langage.Métaphores et métonymies sont seulement des effets, qui n'appartiennent au langage que dans le cas oü ils supposent déjá le discours indirect. II y a beaucoup de passionsdans une passion, et toutes sortes de voix dans une voix, toute une rumeur, glossolalie : c'est pourquoi tout discours est indirect, et que la uanslation propre au langage est celle du discours indirect a. Benvenistenie que I'abeille ait un langage,bien qu'elle dispose d'un encodageorganique, et .re serue méme de tropes. Elle n'a pas de langage,parce qu'elle est capablede communiquer ce qu'elle a vu, mais non pas de transmettre ce qu'on lui a communiqué. L'abeille qui a perqu un butin peut communiquer le messageá celles qui n'ont pas perqu ; mais celle qui n'a pas perEu ne peut pas le transmettre á d'autres qui n'auraient pas davantage perEus. Le langage ne se contente pas d'aller d'un premier á un second,de quelqu'un qui a vu á quelqu'un qui n'a pas vu, mais va nécessairement d'un secondá un troisiéme, ni I'un ni I'autre n'ayant vu. C'est en ce sens que le langage est transmission du mot fonctionnant comme mot d'ordre, et non communication d'un signe comme information. Le langage est une 4. Deux auteurs surtout ont dégagé I'importance du discours indirect, notamment sous sa forme dite < libre >>,du point de vue d'une théorie de l'énonciation qui déborde les catégorieslinguistiques traditionnelles i Mickhael Bakhtine (pour le russe, l'allemand et le fránEais),Le rnarxisme et la philosophiedu langage,Ed. de Minuit, III. partie ; P.P. Pasolini (pour I'italien), L'expérience hérétique, Payot, I"u partie. Nous nous servons aussi d'une étude inédite de J.-P. Bamberger sur <>. 5. Emile Benveniste, Problémes de linguistique générale, Gallimard, p. 6L : <>
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carte et non pas un calque.Mais en quoi le mot d'ordre est-il une fonction coextensiveau langage,alois que I'ordre, le commandement, semble renvoyer á un type restreint de propositions explicites marquéespar I'imp&atif ? Les théses célébres d'Austin montrent bien qu'il n'y a pas seulement, entre l'action et la parole, des rapporls extrinséqües divers tels qu'un énoncé peut décrire une aóiion sur un -bd. indicatif, ou bien la provóquer sur un mode impératif, etc. It y a aussi des rapports intrinséques ente la parole et certaines actions qu'on accomplit en les disant (le performatif : je jure en disant <<je le jure >>),et plus généralemententre la-paiole et certainesactions qu'on accomplit en parlant (f illocutoire : j'interroge en disant t'aime... )), je commande en employant I'impér^tif..., etc.). Ce sont ces actes intérieurs á la parole, ces rapports immanents des énoncésavec des.actes, qu'9n a pu appeler pVésupposés -rnppósitionsimplicites ou fo! -discursifs,-pat difiérence avec les tóujours explicitablessous lesquellesun énoncérenvoie t d'autres énoncés, ou bien á une action extérieure (Ducrot). Le dégagementde ú sphére_ du performatif, et de la sphére plus vaste?. l'illo.utoire, avait déjá trois conséquencesimportantés : 1) L'impossibilité de concevoir le langage comme un code, puisque le- code est la condition qui rend possible une explication ; ét l'impossibilité de concevoir la parole comme la communication d'une information : ordonner, interroger, promettre, affirmer n'est pas informer d'un commandement, d'un doute, d'un engagement,d'une assertion, mais efiectuer ces actes spécifiques immanents, nécessairement implicites. 2) L'impossibilité de définir une sémantique, une syntaxique ou méme une phonématique, comme zones scientifiques du langagequi seraient indépendantesde la pragmatique; la pragmatique cesse d'étre un <( dépotoir >>,les déteiminaiiont pragmatiques cessent d'éffe soumises á l'alternative : ou bien retomber á I'extérieur du langage,ou bien répondre á des conditions explicites sous lesquelleselles sont syntaxiséeset sémanti; la pragmatiquedevient au contraire le présupposéde toutes _sées les autres dimensions, et s'insinue partout. 3) L'impossibilité de maintenir la distinction langue-parole,puisque la parole ne peut plus se définir par la simple utilisation individuelle^et extrinséque d'une signifi-cationpremiére, ou l'application variable d'une syntaxe préalable : c'est au contraire le sens et la syntaxe de la úngue qui ne se laissent pas définir indépendammlnt des actes de parole qu'elle présupposeó. 6. rX/illiam Labov a bien montré la contradiction, ou du moins le oaradoxe sur lequel débouchait la distinction langue-parole : on défini} la 98
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Il est vrai qu'on voit mal encore comment l'on peut f.aire, des actes de parole ou présupposés implicites, une fonction coextensive au langage. On le voit d'autant plus mal si I'on part du performatif (ce qu'on fait en <>disant) pour aller par extension jusqu'á l'illocutoire (ce qu'on fait en parlant). Car on peut toujours empécher cette extension, et bloquer le performatif sur lui-méme, en I'expliquant par des caractéressémantiqueset syntaxiques particuliers qui évitent tout recours á une pragmatique généralisée.Ainsi, d'aprés Benveniste, le performatif ne renvoie pas á des actes, mais au contraire á la propriété de termes sui-référentiels (les vrais pronoms personnels JE, TU..., définis comme embrayeurs) : si bien qu'une structure de subjectivité, d'intersubjectivité préalable dans le langage, rend suffisamment compte des actes de parole, au lieu de les présupposer7. Le langage est donc ici défini comme communicatif plutót que comme informatif, et c'est cette intersubjectivité,cette subjectivationproprement linguistique qui explique le reste, c'est-á-dire tout ce qu'on fait étre en <>disant. Mais la question est de savoir si la communication subjective est une meilleure notion linguistique que I'information idéale. Oswald Ducrot a développé les raisons qui I'aménent á renverser le schéma de Benveniste : ce n'est pas le phénoménede sui-référencequi peut rendre compte du performatif, c'est l'inverse, c'est <>,c'est ce fait qui explique la sui-référence.Si bien que le performatif s'explique lui-méme par l'illocutoire, et non I'inverse. C'est I'illocutoite qui constitue les présupposésimplicites ou non discursifs. Et I'illocutoire, á son tour, s'explique par des agencementscollectifs d'énonciation, par des actes juridiques, des équivalents d'actes juridiques, gui distribuent les procés de subjectivation ou les assignationsde sujets dans la langue, loin d'en dépendre. La communication n'est pas un meilleur concept que I'information, I'intersubjectivité ne vaut pas mieux que la signifiance, pour rendre compte de ces agencements<( énoncésactes )> qui mesurent dans chaque langue le rdle et la part des langue conmme << la partie sociale >> du langage, on tenvoie la parole aux vatiations individuelles ; mais, la partie sociale étant fermée sur soi, il en découle nécessairement qu'un seul individu témoignera en droit pour la langue, indépendamment de toute donnée extérieure, tandis que la parole ne se découvrira que dans un contexte social. De Saussure á Chomsky, c'est le méme paradoxe : << I'aspect social du langage se laisse étudier dans I'intimité d'un bureau, tandis que son aspect individuel exige une recherche
Ed. de Minuit, pp. 259 sq. au ceur de la communauté>>(Sociolinguistique, 361 sq.). 7. Benveniste, Problémes de linguistique générale (V" partie) : sur l'élimination de I'illocutoire. cf. pp. 274 sq.
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morphémes subjectifss. (on verra que I'analyse du discours indirect confirme ce point de vue, puisque t., ,"u;..,irrri."r"r;v solt pas premiéres, mais découlent d'un agen..-.nt .ompl.*e.) ,.. Noy.r. appelons yo.ts d'ordre, non pas une catégori. p*ti*liére d'énoncésexplicites (par exemple'á t,itnperáffi *rir"ülrpport de tout mor ou tout énoncé avec d.r prérupport, i-plt g¡!es,c'est-á-direavec des actesde parole qui sácco-ptir*ri ü; l'énoncé,et ne peuvent s'accomplir^qu'entiii. r.r .oi, d,ordr. n, renvoient donc pas seulement á des commandements,mais á tous les actes qui sont liés á des énoncéspar une <>penser, retenir, rtr."¿r", .i.. Te langagentst ni inform atif ni communi cítif il n,ést pu, .oÁ-,r, nication d'information,_mais, ce qui est trés difiérent, tiansmission de mots d'ordre, soit d'un énoncéá un aure, soit a'l,i"t¿rizur-á. chaque énoncé, en.tant ^1. un acte et que -qu'un énoncé accomplit s'accomplit dans l'énoncé. Le schéma p1,r, Á¿r¿r¡=J. l,l.:. I lnrtorm¿tlque pose.en principe une information maximale idéale, et fait de la redondance une simple condition limitative qui dimi_ nue ce maximum théorique poyr l'empécher d'ére r..orruJrt par le bruit. Nous disons u, loniruire quá ce qui est premier c'est la redondancedu mot d'ordre,.et q.r" i'information n,ist q.r. lu .o"dition minima.pour la transmissióndes mots d'ordre 1..'po"rq"oiil n'y a pas lieu d'opposer le bruit á l'information, mais pl"tai toutes les indisciplines qui travaillent le langage, au mot d',ordre comme discipline ou <( grammaticalité o). L; i.áondun.. u ¿*" e.t formes,, fré,quence rés,onance,\a premiére concernant la signihance de l'informadon, la seconde (JB : ¡n) concernant h ñ:b8. Oswald Dumot, D,iry e! ne pas dire, Hennann, pp. 70_g0 (et << De Saussureá la philo*.phts du langage >,'préface il"i'¿riir"2r"ioiglgi, -.rttior,, J' R. searle, Heimann)^.Ducrot -Jr?" question l., d,information et de. c9d9, {e communication et de suÉjectirii¿ lirg"irtiques. il Err¡.r. une théorie de Ia <. présuppositionlinguistique-; ;;-1. ^^üi";'-r.i¿; I'imolicite non discursif, par oppositibn i^ i'impricit. áir.u.iii ., .án.r" encore á un code. Il construit_unepragmatiquequi penai..'iá"i. l^-li"_ grristique,et tend vers une étude dei ag-encem.nt,d,énonciati.n; --^-brttiq;-;.^--^-;;;id¿¿ d'un poinr de vue < juridique o, n pólémique r ""
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jectivité de la communication.Mais, justement, ce qui apparait de ce point de vue, c'est la subordination de I'information et de la communication, bien plus, de la signifiance et de la subjectivation, par rapport á la redondance.Il amive qu'on sépare information et communication ; il arrive aussi qu'on dégageune signifiance abstraite de I'information, et une subjectivátion abstráite de Ia communication. Mais rien de tout cela ne nous donne une forme primaire ou implicite du langage. Il n'y a pas de signifiance indépendantedes significationsdominantes,pas de subjeótivation indépendante d'un ordre établi d'assujettissement.Toutes deux dépendent de la nature et de la transmission des mots d'ordre dans un champ social donné. I! n'y 3 pas d'énonciationindividuelle, ni méme de sujet d'énonciation. Pourtant il y a relativement peu de linguistes qui aient analyséle caractérenécessairementsocial de l'énónciatione. C'est que ce caract¿rene suffit pas par lui-méme, et risque d'ére encore exrinséque : donc on en dit trop, ou trop peu. Le caractére social de l'énonciation n'est inminséquement fondé que si I'on arrive á montrer comment l'énonciation renvoie par elle-méme á des agencementscollectils. Alors on voit bien qu'il n'y a d'individuation de l'énoncé,et de subjectivationde l'énónciatión,que dans 7a mesure oü I'agencement collectif impersonnel l'exige et le -discours détermine. C'est précisément la valeur exemplaire du indirect, et surtout du discours indirect <>: il n'y a pas de contours distinctifs nets, il n'y a pas d'abord insertion d'énoncés difiéremment individués, ni emboitement de sujets d'énonciation divers, mais un agencementcollectif qui va déterminer comme sa c-onséquence les procés relatifs de subjectivation, les assignations d'individualité et leurs distributions mouvantes dans le dirco,rrr. Ce n'est pas la distinction des sujets qui explique le discoursindirect, c'est l'agencement,tel qu'il apparait librement dans ce discours, qui explique toutes les voix présentesdans une voix, les éclats de jeunes filles dans un monologue de charlus, les langues, dans une langue, les mots d'ordre, dans un mot. L'assassinaÁéticain <<Son of Sam >>tuait sous l'impulsion d'une voix ancesffale, mais qui passait elle-mémepar la voix d'un chien. C'est la notion d'agencement c-ollectif d'énonciation qui devient la plus importante, puisqu'elle doit rendre compte du caractéresocial. or nous pogvons sans doute définir l'agencement collectif par le complexe redondant de I'acte et de l'énoncé qui I'accomplit nécessairement. 9. De deux maniéres différentes, Bakhtine et Labov ont insisté sur le caractére social de l'énonciation. Par la ils s'opposent non seulement au subjectivismemais au structuralisme, pour autant que celui-ci renvoie le systémede la langue á la compréhensiond'un individu de droit, et les facteurs sociaux, aux individus de fait en tant qu'ils parlent.
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Mais nous n'avons lá encore qu'une définition nominale ; et nous ne sommesméme pas en mesure de justifier nore position précédente d'aprés laquelle la redondance ne se réduit pas á une simple identité (ou d'aprés laquelle il n'y a pas simple identité de l'énoncé et de I'acte). Si I'on veut passerá une définition réelle de l'agencementcollectif, on demanderaen quoi consistent les actes immanents au langage, qui font redondance avec les énoncés, ou font mots d'ordre. Il semble que ces actes se définissent par I'ensemble des transformations incorporelles ayant cours dans une société donnée, et qui s'attribuent aux corps de cette société. Nous pouvons donner au mot <(corps >>Ie sens le plus gén&al (il y a des corps moraux, les ámes sont des corps, etc.) ; nous devons cependantdistinguer les actions et passions qui affectent ces corps, et les actes, qui n'en sont que des atffibuts non corporels, ou qui sont <( I'exprimé )> d'un énoncé. Quand Ducrot se demande en quoi consiste un acte, il débouche précisémentsur I'agencementiuridique, et donne en exemple la sentencedu magistrat, Qui transforme un accusé en condamné. En effet, ce qui se passe avant, le crime dont on accuse quelqu'un, et ce qüi se passe aprés, I'exécution de la peine du condamné, sont des actions-passions aflectant des corps (corps de la propriété, corps de la victime, corps du condamné,corps de la prison) ; mais la tansformation de I'accuséen condamnéest un pur acte instantanéou un atffibut incorporel, qui est I'exprimé de la sentencedu magistrat10.La paix et la guere sont des états ou des mélangesde corps trés différents ; mais le décret de mobilisation généraleexprime une transformation incorporelle et instantanéedes corps. Les corps ont un ág., une maturation, un vieillissement; mais le majont, la retraite, telle catégorie d'áge, sont des transformations incorporelles qui s'attribuent immédiatement aux corps, dans telle ou telle société. <>: cet énoncé concerneune ffansformation incorporelle, méme si elle se dit des corps et s'insére dans leurs actions et passions.La tansformation incorporelle se reconnait á son instantanéité, á son immédiateté, á la simultanéité de l'énoncé qui I'exprime et de I'effet qu'elle produit ; ce 10, Ducrot, p. 77 : <( Qualifier une action de crime (vol, abus de conllance, chantage, etc), ce n'est pas, au sens que nous donnons á ce terme, la présenter comme un acte, puisque la situation juridique de culpabilité, qui définit le crime, est cencée découler de telles ou telles autres conséquencesde l'activité décrite : telle activité est considérée comme punissableparce qu'elle nuit á autrui, á I'ordre, á la société, etc. L'énoncé d'une sentencepar un magistrat peut au contraire éüe considéré comme un acte juridique, puisque aucun effet ne vient s'intercaler enffe la parole du magistrat et la transformation de I'accuséen condamné. >>
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pourquoi les mots d'ordre sont strictement datés, heure, minute et seconde,et va-lentaussitdtque datés.L'amour .rt ,rn rnÉtr"g. J. corps, qui peut éue représentépar u-ncceur percé d'une fléche] par une union des .ámes, etc. ; mais la déclaiation exprime un attribut non corporel des corps, de I'amant comme de L'aímé. Manger .du pain-et-boire du vin sont d.s Áetrng., J. corps ; communier avec le Christ est aussi un mélange enire des corps proprement spirituels, non moins <>, 'rrou"-6.. .T-'4ygsot,Gallimard, pp. 22? rq. : <
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Les agencementsne cessent pas de varier, d'étre eux-mémes soumis á des transformations.D'abord, il faut faire intervenir les circonstances: Benveniste montre bien qu'un énoncé performatif n'est rien hors des circonstancesqui le rendent tel. N'importe qui peut crier < je décréte la mobilisation générale >>,c'est une action d'enfantillage ou de démence, et non pas un acte d'énonciation, s'il n'y a pas une variable efiectuée qui donne le droit d'énoncer. C'est vrai aussi de <<je t'aime )>, eui n'a ni sens ni sujet, ni destinataire,hors des circonstancesqui ne se contentent pas de le rendre crédible, mais en font un véritable agencement, un marqueur de pouvoir, méme dans le cas d'un amour malheureux (c'est encore par volonté de puissance qu'on obéit...). Or le terme général de circonstancesne doit pas faire croire qu'il s'agisseseulement de circonstancesextérieures. <<Je le jure >>n'est pas le méme, suivant qu'on le dit en famille, á l'école, dans un amour, au sein d'une société sectéte, au tibunal : ce n'est pas La méme chose, mais ce n'est pas non plus le méme énoncé; ce n'est pas la méme situation de corps, mais ce n'est pas non plus la méme transformation incorporelle. La transformation se dit des corps, mais elle est elle-mémeincorporelle, intérieure á l'énonciation. Il y a des variables d'expression qui nettent Ia langue en rapport aaec le dehors, mais précisément parce qu'elles sont immanentes á la langue. Tant que la linguistique en reste á des constantes, phonologiques, morphologiques ou syntaxiques, elle rapporte l'énoncé á un signifr,antet l'énonciation á un sujet, elle rate ainsi l'agencement,elle renvoie les circonstancesá l'extérieur, ferme la langue sur soi et f.ait de la pragmatique un résidu. Au contaire, la pragmatique ne fait pas simplement appel a des circonstancesexternes : elle dégage des variables d'expression ou d'énonciation qui sont pour la langue autant de raisons internes de ne pas se fermer sur soi. Comme dit Bakhtine, tant que la linguistique extrait des constantes, elle reste incapable de nous faire comprendre comment un mot forme une énonciation compléte ; il faut un < élément supplémentaire qui reste inaccessibleá toutes monnaie. On en instaura une nouvelle, la rentenmark. (...) On décréta que ce nouveau rentenmark serait gagé sur une hypothéque sur l'ensemble du sol et des autres actifs matériels détenus par le Reich. L'origine de ces idées remonte aux assignats: mais elle était nettement plus lruuduleuse [Galbraith veut dire : déterritorialisée]. Dans la France de 1789, il existait de vastes terres récemment confisquéesá l'Eglise contre lesquelles la monnaie pouvait étre échangéeau début. Mais, si un Allemand avait exercé un droit de saisie sur la propriété fonciére, on aurait douté de sa santé tnentale. Et pourtant le systémefonctionna. Avec l'aide des circonstances.(...) Si, aprés 1.923,le budget allemand avait été soumis aux mémes exigencesque précédemment(les réparations et le coüt de la résistance passive) rien n'aurait sauvé le mark et sa réputation. >>
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Ies catégories ou déterminations linguistiques >>,bien qu'il soit tout á fait intétieure á la théorie de l'énonciation ou de la langue 12. Précisément,le mot d'ordre est la variable qui fait du mot comme tel une énonciation. L'instantanéité du mot d'ordre, son immédiateté, lui donne une puissance de variation, en rapport avec les corps auxquels la tansformation s'atuibue. La pragmatique est une politique de la langue. Une étude comme celle de Jean-Piene Faye sur la constitution des énoncés nazis dans le champ social allemand est exemplaire á cet égard (et l'on ne peut pas décalquer sur la constitution des énoncésfascistes en Italie). De telles recherches transformationnelles concernent la variation des mots d'ordre, et des atributs non corporels qui se rapportent aux corps sociaux, effectuant des actes immanents. On prendra pour exemple aussi bien, dans d'autres conditions, la formation d'un type d'énoncés proprement léninistes en Russie soviétique, á partir du texte de Lénine intitulé < A propos des mots d'ordre > (1917). C'était déjá une transformation incorporelle qui avait dégagédes massesune classe prolétarienne en tant qu'agencementd'énonciation, auant que soient donnéesles conditions d'un prolétariat comme corps. Coup de génie de la f'" Internationale marxiste, qui <( invente )> un nouveau type de classe : prolétaires de tous les pays, unissez-vous13! Mais, á la faveur de la rupture avec les sociaux-démocrates,Lénine invente ou décréte encore une aure transformation incorporelle, qui dégage de la classe prolétarienne une avant-garde comme agencement d'énonciation, et va s'atffibuer au <<Parti >>,á un nouveau type de parti comme corps distinct, quitte A tomber dans un systéme de redondance proprement bureaucratique. Pari léniniste, coup d'audace ? Lénine déclare que le mot d'ordre <>ne valait que du 27 février au 4 juillet, pour le développement pacifique de la Révolution, mais ne vaut plus pour l'état de guerre, le passagede l'un á l'autre impliquant cette ransformation qui ne se contente pas d'aller des masses i un prolétariat directeur, mais du prolétaúat á une avant-garde dirigeante. Le 4 iuillet exactement, frni le pouvoir aux Soviets. On peut assigner toutes les circonstancesextérieures : non seule12. Bakhtine, pp. 156-t57. Et sur <> en tant que variablesintérieures á l'énonciation,cf. P. Bourdieu, <>, in Linguistique et sociolinguistique, Langue franEaise, mai 1977, Larcusse, pp. I8-2L 13. La notion méme de classeprolétarienneest justiciable de la question : le prolétariat existe-t-il déjA á tel moment, et comme corps ? (ou bien existe-t-il encore?) On voit comment les marxistes en font un usage par exemple quand ils parlent d'un << prolétariat embryonffirrifn,1t*r,
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MILLE PLATEAUX ment la guerre, mais I'insurrection qui force Lénine h fuir en Finlande.Reste que, le 4 juillet, s'énoncela tansformation incorporelle, avant q,r. le corps auquel elle s'attribuerq, ,Ie lar-ti iui-méme, soit organisé. <> Si I'on objecte que ces particularités reñvoient justement á la politique .i non pas á la linguistique, il faut marquer á quel point la politiq,re ravaille la langue du dedans, fais_antvarier non le lexique, mais lá suuctufe et tous les éléments de ,.,ri.-.ni phrases, en meme temps que les mots d'ordre changent. Un type á'énoncé ne peut étre- évalué qu'en fonction de ses implications pfagmatiquesl c'est-á-dire de son rapport avec des présupposés implicites, avec des actes immanents ou des tansformations incorpoielles -pug.r qu'il exprime, et qui vont introduire de nouveaux décou.ntre les óorps. La iéútable intuition n'est p_asle jugement á." gtt-maticalité, mais l'évaluation des variables intérieures d'énónciation en rappoft avec I'ensemble des circonstances. Nous sommes allés des commandements explicites aux mots d'ordre comme présupposés implicites ; des mots d'ordre aux actes immanents ou transformations incorporelles qu'ils expriment ; puis aux agencementsd'énonciation dont ils sont les variables. Póur autanf que ces variables enrent dans des rapports déterminables á tel moment, les agencementsse réunissent en un ou macbine sémiotique. Mais il est évident.qu'une régime de signes -traversée par plusieurs sémiotiques, et posséde en roiiété est fait des régimesmixtes. Bien plus, de nouveaux mots d'ordre surgissent á un aute moment, qui font varier les variables,et n'apparii.ntr.nt pas encore á un régime connu. C'est donc de plusieurs fagons q,r. l. mot d'ordr. eit redondance; il ne l'est pas seule-étrt en fonction d'une transmission qui lui est essentielle, il I'est aussi en lui-méme et dés son émission, sous son fappoft < immédiat >>avec I'acte ou la transformation qu'il efiectue. Méme le mot d'ordre en rupture avec une sémiotique considérée est déji redondance. C'esf pourquoi l'agencement collectif d'énonciation n'a pas d'auffes énoncés que ceux d'un discours toujours indirect. Le discours indirect est la présenced'un énoncé rapporté dans l'énoncé rapporteur, la présenCedu mot d'ordre dans le mot. C'est le langage tout entier qui est discours indirect. Loin que le discourt indir"ct suppose un discours direct, c'est celui-ci qui s'extrait de celui-lá, dáñs la mesure oü les opérations de signifiance et les procés de subjectivation dans un agencementse touvent distribués, attribués, assignés,ou que les variables de I'agencement entfent dans des fapports constants,si provisoires soientils. Le discours direct est un fragment de massedétaché,et nalt du démembrement de l'agencement collectif ; mais celui-ci est 106
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toujours comme la rumeur oü je puise mon nom propre, l'ensemble des voix concordantesou non d'oü je tire ma üoix^.Jé depends toujours d'un agencementd'énonciation moléculaire, qúi rr'.it prt donné dans ma conscience,pas plus qu'il ne dépend seulement'de mes déterminations sociales apparenles, et qui réunit beaucoup de régimes de signes hétérogénés.GlossolaliJ. Ecire, c'est peut^étre amener au jour cet agencementde I'inconscient, sélectiolnner les voix chuchotan_tes, co¡voquer les uibus et les idi'omes secrets, j'ext_rais 4lo¡. -quelquechose-que j'appelle Moi. JE est .rn -oi d'ordre. un schizophrénedéclare i ,r-fai entendu des voix dire : il est conscient de la aie ra >. Il y a-bien en ce sens un cogito schizophrénique, mais qui fait de la conscience de soi la ttánr-d'un formation incorporelle mot d'ordre ou le résultat d'un discours indirect. Mon discours direct est encore le discours indirect libre qui -me traverse de part en part, et qui vient d'auffes mondes ou d'autres planétes. ce pourquoi iunt d'artistes et d'écrivainsfurent.tentés_parles tables touinantes. Dés lors, quand on demande quelle est la faculté propre au mot d'ordre, on doit bien lui reconnaitre des caractérás élranges : une espbce d'instantanéité dans l'émission, la perception et la uansmission des m9t1 d'ordres ; une grande variabilité, et une puissanced'oubli qui fait qu'on se sent innocent des mots d'ordrl qu'on a suivis, puis aband_onnés,pour en accueillir d'autres ; une cápacitépropt.ment idéelle ou fantomatique dans I'appréhension dér transfoi-rtions incorporelles ; une aptitude a saisir le Tangagesous les espéce d'un immense discours indirect rs. Faculté du iouffleur et -le Le langagede la folie, Ed. du Seuil, pp. 32^^14. Cité par David Cooqer, 33. cooper_comm_ente: << terme entlndre des' uoix signifie q.r'otr iiui.nt conscient de quelque.chose qui dépassela conscienceáu disÉoursnormal Li. e direct] et qui doit, en conséquence,éme expérimenté comme différent >. 15. Elias Canetti est un des rares auteurs qui se soient intéressésau mode d'ac1i9g_n_rych_o-logique du mot d'ordre (Masse et puissance, Galli Tald, pp. 327-353).rl.quppose qu'un ordre imprime dans i'ame et dans la chair une sorte d'aigtlillon qui forme un kysté, une partie indurée, éternellement conservée.on ne peut dés_lors sá sóulager'qu'en i. p.;;;nt É plus vite possible aux auuei, pour Íare <<masse >, quitte á A d; i; masse se fetourne contre l'émetteur du mot d'ordre. Mais aussi, que le 'diiiouii mot d'ordre soit comme un corps -le émanger dans le corps, un indirect dans _la parole, explique prodfuieux oubli ' o^ i'.*é."tá"i né ' s'accusepas .lui-méme, il-- accusei'aiguillon, I'instance éüangére, le vrai tautit pour ainsi dire, qu'il transportepartout avec lui. (...) Llaiguillon est le témoin perpétuel qué I'on n'a pas 3té soi-mémeI'a,.rieúr d. i¿i o; i;i acte. On se sent sa vlctime, et il ne reste pas alors le moindre .entimerri pour la vraie victime. Il est donc vrai qne des hommes q"i o"t ági fr; ordre s'estiment parfaitement innocents >, et ils r..om.én..nt dü"tánt mieux avec d'autres mots d'ordre. (p. 352). Canetti donne ici une ¿;;ti_ cation profonde du sentiment d'inriocence des nazis, ou ¿. tr ."p"éit¿
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du soufflé, faculté de la chanson qui met toujours un air dans un air en rapport de redondance,faculté médiumnique en vérité, glossolalique ou xénoglossique. Revenons á la question : en quoi une fonction-langage, une fonction coextensive au langage, est-elle ainsi définie ¡- Il est évident que les mots d'ordre, les agencementscollectifs ou régimes de signes, ne se confondent pas avec le langage. Mais ils en effectuent la condition (surtinéarité de I'expresslon); ils remplissent chaque fois la condition, si bien que, ians eux, le langage resterait pure virtualité (caractére surlinéaire du discours indirect). Et sansdoute les agencementsvarient-ils,se transforment-ils. Mais ils ne varient pas nécessairementd'aprés chaque langue, ils ne,correspondent pas aux langues diverses. Une langue semble se définir par les constantesphonologiques, sémantiquei, syntaxiques qui enffent dans ses énoncés; l'agencement collectif, au contraire, concerne l'usage de ces constantes en fonction de variables intérieures á l'énonciation méme (les variables d'expression,les actes immanents ou transformations incorporelles). Des constantes difiérentes, de difiérentes langues, peuvent avoir le méme usage ; et les mémes constantes, dans une langue donnée, peuvent avoir des usages difiérents, soit successivement,soit méme simultanément. On ne peut pas s'en tenir á une dualité entre les constantes comme facteurs linguistiques, explicites ou explicitables, et les variables comme facteurs exminséquesnon linguistiques. Car les variables pragmatiques d'usage sont intérieures i l'énonciation, et forment les présupposésimplicites de la langue. Si donc I'agencement collectif est chaque fois coextensif á la langue considérée, et au langage lui-méme, c'est parce qu'il exprime l'ensemble des transformations incorporelles qui effectuent la condition du langage,et qui utilisent les éléments de la langue. La fonction-langage ainsi définie n'est ni informative ni communicative ; elle ne renvoie ni á une information signifiante, ni á une communication intersubjective. Et il ne servirait á rien d'abstraire une signifiance hors information, ou une subjectivité hors communication. Car d'oubli des anciens staliniens, d'autant plus amnésiquesqu'ils invoquent leur mémoire et leur passépour se donner le droit de lancer ou de suivre de nouveaux mots d'ordre encore plus sournois, <<manie des aiguillons >>. L'analyse de Canetti nous paralt essentielleá cet égard. Toutefois, elle présuppose I'existence d'une faculté psychique rés particuliére, sans laquelle le mot d'ordre ne pourrait pas avoir ce mode d'action. Toute la théorie rationaliste classique, d'un <( sens commun D, d'un bon sens universellementpartagé, fondé sur I'information et la communication, est une maniére de recouvrir ou de cacher, et de justifier d'avance, une faculté beaucoup plus inquiétante qui est celle des mots d'ordre. Faculté singuliérementimationnelle que I'on cautionne d'autant plus qu'on la bénit du nom de la raison pure, rien que la raison pure.."
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c'est le procés de subjectivation,et le mouvement de signifiance, qui renvoient á des régimes de signes ou agencementscollectifs. T.a fonction-langageest mansmissionde mota d'ordre, et les mots d'ordre renvoient aux agcncements,comme les agencementsaux transformations incorporelles qui constituent les variables de la fonction. La linguistique n'est rien en dehors de la pragmatique (sémiotique ou politique) qui définit l'effectuation de la iondition du langage et l'usage des éléments de la langue. II. II Y AURAITUNE MAcHINEABSTRAITEDE LA LANGUE, >. eul NE FERATTAppEL A AucuN FAcTEUR<<EXTRTNsÉeue _ Si I'on distingue dans un champ social l'ensemble des modific,?tions corporelles et I'ensemble-des transformations incorporelles, malgré la variété de chacun, on se uouve devant dzux formalisations, l'une de contenr,t.,l'autre d'expression. Cat le contenu ne s'opposepas á la forme, il a sa propre formalisation : le p6le main-outil, ou la leEon de choses. Mais il s'oppose a I'expression,en tant qu'elle a aussi sa propre formalisation : le póle visage-langage,la leEon de signes. Précisémenr parce que le contenu a sa forme non moins que I'expression, on ne peur jamais assigner á la forme d'expression la simple fonction de représenter, de décrire ou de constater un contenu comespondant : il n'y a pas conespondanceni conformité. Les deux formalisations ne sont pas de méme nature, et sont indépendantes, hétérogénes.Ce sont les Stoiciens les premiers qui ont fait la théorie de cette indépendance : ils distinguent les actions et passionsdes corps (en donn^nt au mot ( corps > la plus grande extension, c'est-á-dire tout contenu formé), et les actes incorporels (qui sont l' <<exprimé >>des énoncés).La forme d'expression sera constituée par I'enchainementdes exprimés, comme la forme de contenu par la rame des corps. Quand le couteau enme dans la chair, quand l'aliment ou le poison se répand dans le corps, quand la goutte de vin est versée dans l'eau, il y a mélange de corps; mais les énoncés mange >>,<>,exprime des translormations incorporelles d'une tout aure nature (événements16).Génie des Stoiciens d'avoir poussé ce paradoxe au maximum, jusqu'á la démence et jusqu'au cynisme, et de I'avoir fondé sur les raisons les plus sérieuses: la récompenseest qu'ils furent les premiers á faire une philosophie du langage. 16. Cf. le livre classique de Bréhier, La théorie des incorporcIs dans I'ancien stolcisrne, Vrin, : p. 12, p. 20, sur les énoncés< ou <( l'arbre veidoie )>.
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Le paradoxe ne vaut rien, si I'on n'ajoute pas avec les Stoiciens : les ffansformations incorporelles, les attributs incorporels, se disent et ne se disent que des corps eux-mémes.Ils sont I'exprimé des énoncés,mais ils s'attribuent aux corps. Or ce n'est pas pour décrire ou représenterles corps ; car ceux-ci ont déjá leurs qualités propres, leurs actions et leurs passions,leurs ámes, bref leurs fotmes, qui sont elles-mémesdes corps - et les représentations aussi sont des corps ! Si les attributs non corporels se disent des corps, s'il y a lieu de distinguer l'exprimé incorporel <> et la qualité corporelle < rouge >>,etc., c'est donc pour une tout auffe raison que celle de représentation. On ne peut méme pas dire que le corps, ou l'état de choses,soit le < référent >>du signe. En exprimantl'atttibut non corporel, et du méme coup en I'attribuant au corps, on ne représente páS, on ne référe pás, on interaient en quelque sorte, et c'est un acte de langage.L'indépendancedes deux formes, d'expressionet de contenu, n'est pas contredite, mais au contraire confirmée par ceci : que les expressions ou les exprimés vont s'insérer dans les contenus,intervenir dans les contenus, non pas pour les représenter,mais pour les anticiper, les rétrograder, les ralentir ou les précipiter, les détacher ou les réunir, les découper autrement. La chaine des ffansformations instantanéesva s'insérer tout le temps dans la trame des modifications continues (d'oü le sens des dates chez les Stoiciens : á partir de quel moment peut-on dire que quelqu'un est chauve ? et en quel sens un énoncé du type bataille navale demain > fait-il date ou mot d'ordre ?) La nuit du 4 aoüt, le 4 juillet 19L7, le 20 novembre L923 : quelle ransformation incorporelle est-elle exprimée, qui pourtant s'atuibue aux corps, et s'insére en eux ? L'indépendancede Ia forme d'expression et de la forme de contenu ne fonde aucun patallélisme entre les deux, aucune représentation non plus de I'une á I'auffe, mais au contraire un morcellement des deux, une maniére dont les expressionss'insérentdans les contenus,dont on saute sanscessed'un regisne á I'autre, dont les signestravaillent les choses elles-mérnes,en méme temps que les choses s'étendent ou se déploient á travers les signes. Un agencementd'énonciatior ne parle pas choses ou les états de contenu. Si bien qu'un méme ,r, une méme particule, fonctionnera comme corps qui agit et subit, ou bien comme signe qui fait acte, qui fait mot d'ordre, suivant la forme oü il est pris (ainsi dans I'ensemble théorico-expérimental de la physique). Bref, l'indépendance fonctionnelle des deux formes est seulement la forme de leur présupposition réciproque, et du passageincessantde l'une á I'autre. On ne se trouve jamais devant un enchainement de mots d'ordre. et une causalité de 110
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contenus, chacun valant pour soi, ou I'un représentant I'auffe, et I'autre servant de référent. Au contraire, f indépendance des deux lignes est distributive, et fait qu'un segmentde I'une relaie sans cesse un segment de l'autre, se glisse ou s'introduit dans I'autre. On ne cessede passerdes mots d'ordre A l' <(ordre muet >> des choses,comme dit Foucault, et inversement. Mais, quand nous employons ce mot vague quand nous disons que les expressionsinterviennent ou s'insérent dans les contenus, n'est-ce pas encore une sorte d'idéalisme oü le mot d'ordre vient du ciel, instantanément? Il faudrait déterminer non pas une origine, mais les points d'intervention, d'insertion, et cela, dans le cadre de la présupposition réciproque entre les deux formes. Or les formes, de contenu comme d'expression, d'expressioncomme de contenu, ne sont pas séparablesd'un mouvement de déterritorialisation qui les emporte. Expression et contenu, chacun des deux est plus ou moins déterritorialisé, relativement déterritorialisé d'aprés tel état de sa forme. A cet égard, on ne peut pas poser un primat de l'expression sur le contenu, ou inversement. Il arive que les composantes sémiotiques soient plus détenitorialiséesque les composantesmatérielles, mais aussi bien l'inverse. Par exemple, un complexe mathématique de signes peut étre plus déterritorialisé qu'un ensemble de particules ; mais, inversement, les particules peuvent avoir des efiets expérimentaux qui détemitorialisent le systéme sémiotique. Une action criminelle peut étre déterritorialisante, par rapport au régime de signes existant (le sol crie vengeanceet se dérobe, ma faute est mop grande) ; mais le signe qui exprime I'acte de condamnation peut étre á son tour détemitorialisant, par rapport á toutes les actions et réactions (<>,on ne pourra méme pas te tuer). Bref, il y a des degrésde détemitorialisation qui quantifient les formes respectives, et d'aprés lesquelsles contenus et les expressionsse conjuguent, se relaient, se précipitent les uns les autres, ou au conraire se stabilisent en opérant une reterritorialisation. Ce que nous appelons circonstancesou variables, ce sont ces degrés mémes. Il y a des aariables de contenu, qui sont des proportions dans les mélanges ou agrégatsde corps, et il y a des aariables d'expression, qui sont des facteurs intérieurs a l',énonciation. En Allemagne, autour du 20 novembre 1923 : l'inflation déterritorialisante du corps monétaire, mais aussi la mansformationsémiotique du reichsmark en rentenmark, qui prend le relais et rend possible une reterritorialisation. En Russie autour du 4 juillet I9L7 : les proportions d'un état de <
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détonante du corps du Parti. Bref, ce n'est pas en découvrant ou en représentant un contenu qu'une expression entre en rapport avec lui. C'est par conjugaison de leurs quanta de déterritorialisation relative que les formes d'expression et de contenu communiquent, les unes intervenant dans les autres, les autres procédant dans les unes. On peut en tirer des conclusions générales sur la nature des Agencements. D'aprés un premier axe, horizontal, un agencement comporte deux segments, l'un de contenu, l'autre d'expression. D'une paft il est agencement macbinique de corps, d'actions et de passions,mélange de corps réagissantles uns sur les autres ; d'autre patt, agencementcollectil d'énonciation, d'actes et d'énoncés, transformations incorporelles s'attribuant aux corps. Mais, d'aprés un axe vertical orienté, l'agencementa d'une part descótés territoriau.x ou reterritorialisés, qui le stabilisent, d'autre part des pointes de déterritorialisation qui I'emportent. Nul plus que Kafka n'a su dégager et faire fonctionner ensemble ces axes de I'agencement.D'une pan la machine-bate^tr,lamachine-hótel, la machine-cirque, la machine-cháteau,la machine-tribunal : chacune avec ses piéces, ses rouages,ses processus,ses corps emmélés, emboités, déboités (cf. la téte qui créve le toit). D'autre part le régime de signes ou d'énonciation : chaque régime avec ses ffansfclrmations incorporelles, ses actes, ses sentencesde mort et ses verdicts, ses procés, son <( droit >. Or il est évident que les énoncésne représentent pas les machines : le discours du Chauffeur ne décrit pas la chaufierie comme corps, il a sa forme propre, et son développement sans ressemblance.Et pourtant il s'atffibue au cotps, á tout le bateau comme corps. Discours de soumission aux mots d'ordre, de discussion,de revendication,d'accusationet de plaidoirie. C'est gü€, d'aprés le deuxiéme axe, ce qui se compare ou se combine d'un aspect á l'autre, ce qui met constamment I'un dans l'aure, ce sont les degrésde détenitorialisation conjugués ou relayés, et les opérations de reterritorialisation qui stabilisent á tel moment l'ensemble. K, la fonction-K, désigne la ligne de fuite ou de déterritorialisation qui entraine tous les agencements,mais qui passe aussi par toutes les reterritorialisations et redondances,redondancesd'enfance,de village, d'amour, de bureaucratie...,etc. Tétravalence de l'agencement.Un exemple, I'agencementféodal. On considéren les mélangesde corps qui définissent la féodalité : le corps de la terre et le corps social, les corps du suzerain, du vassal et du serf, le corps du chevalier et celui du cheval, le nouveau rapport dans lequel ils enffent avec lréffier, les armes et - s'ss¡ tout un les outils qui assurent le_s _symbioses-de corps agencement machinique. Mais aussi les énoncés, les expressions,
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le régime juridique des armoiries, I'ensembledes transformations incorporelles, notamment les serments avec leurs variables, le serment d'obédience, mais aussi le serment amoureux, etc. : c'est I'agencementcollectif d'énonciation. Et suivant I'autre axe, les territorialités et reterritorialisatíonsféodales,en méme temps que la ligne de déterritorialisation qui emporte le chevalier et sa monture, les énoncéset les actes.Comment tout cela se combine dans les Croisades. L'eneur serait donc de croire que le contenu détermine I'expression,par action causale,méme si I'on accordait á I'expression le pouvoir non seulement de réagir activement sur lui. Une telle conception idéologique de l'énoncé, qui le fait dépendre d'un contenu économiquepremier, butte sur toutes sortes de difficultés inhérentes á la dialectique. D'abord, si I'on peut concevoir á la rigueur une action causale allant du contenu á I'expression,il n'en est pas de méme pour les lormes respectives,la forme de contenu et la forme d'expression. Il faut bien reconnaitre á celle-ci une indépendance,qui va justement permettre aux expressionsde réagir sur les contenus. Mais cette indépendanceest mal congue.Si les contenus sont dits économiques,la forme de contenu ne peut pas l'éffe, et se trouve réduite á une pure abstraction, á savoir la production de biens et les moyens de cette production considéréspour eux-mémes. De méme, si les expressionssont dites idéologiques, la forme d'expressionne l'est pas, et se trouve réduite au langagecomme abstraction, comme disposition d'un bien commun. Dés lors, on prétend caructériserles contenus et les expressionspar toutes les luttes et conflits qui les raversent sous deux formes différentes, mais ces formes mémessont pour leur compte exemptesde toute lutte et de tout conflit, et leur rapport reste tout á fait indéterminél?. On ne pourait le déterminer qu'en remaniant la théorie de l'idéologie, et en faisant déjá intervenir les expressions et les énoncés dans la productivité, sous forme d'une production de sens ou d'une valeur-signe.La catégorie de production a sans doute I'avantage ici de rompre avec les schémasde représentation, d'information et de communication. Mais est-elle plus adéquate que ces schémas? Son application au langage est trés ambigué, pour autant qu'on fait appel á un miracle dialectique 17. C'est ainsi que Staline, dans son texte célébre sur la linguistique, prétend dégager deux formes neutres, qui servent indifféremment toute la société, toutes les classeset tous les régimes : d'une part les instruments et machines comme pur moyen de produire des biens quelconques, d'autre part le langage comme pur moyen d'information et de communication. Méme Bakhtine définit le langage comme forme de I'idéologie, mais précise que la forme d'idéologie n'est pas elle-méme idéologique.
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MILLE PLATEAUX constant qui transforme la matiére en sens,le contenu en expfession, le processussocial en systémesignifiant. Sous son aspect matériel ou machinique, un agencementne nous semble pas renvoyer á une production de biens, mais á un état précis de mélange de corps dans une société, comprenant toutes les attractions et répulsions, les sympathies et les antipathies, les altérations, les alliages, les pénétrations et expansions qui afiectent les corps de toutes sortes les uns par rapport aux autres. Un régime alimentaire, un régime sexuel réglent avant tout des mélanges de corps obligatoires, nécessairesou permis. Méme la technologie a tort de considérer les outils pour euxmémes : ceux-ci n'existent que par rapport aux mélangesqu'ils rendent possibles ou qui les rendent possibles,L'étrier entralne une nouvelle symbiose homme-cheval, laquelle entraine en méme temps de nouvelles armes et de nouveaux instruments. Les outils ne sont pas séparablesdes symbiosesou alliages qui définissent un agencement machinique Nature-Société. Ils présupposent une machine sociale qui les sélectionne et les prend dans son o phylum >>: une société se définit par ses alliageset non par ses outils. Et de méme, sous son aspectcollectif ou sémiotique,l'agencement ne renvoie pas á une productivité de langage, mais á des régimes de signes, á une machine d'expression dont les variables déterminent I'usage des élémentsde la langue. Pas plus que les outils ces éléments ne valent par eux-mémes. Il y a primat d'un agencement machinique des corps sur les outils et les biens, primat d'un agencement collectif d'énonciation sur la langue et les mots. Et I'articulation des deux aspectsde I'agencementse fait par les mouvements de détenitorialisation qui quantifient leurs formes. C'est pourquoi un champ social se définit moins par ses conflits et ses contradictions que par les lignes de fuite qui le traversent. Un agencement ne comporte ni infrastructure et suprasffucture, ni structure profonde et structure superficielle, mais aplatit toutes ses dimensions sur un méme plan de consistance oü jouent les présuppositions réciproques et les insertions mutuelles. L'autre eneur (qui se combine au besoin avec la premiére) serait de croire á la suffisancede la forme d'expression comme systémelinguistique. Ce systémepeut étre conEucomme structure phonologique signifiante, ou comme structure syntaxique profonde. Il aurait de toute faEon la vertu d'engendrer la sémantigu€, et de remplir ainsi I'expression, tandis que les contenus seraient livrés á I'arbitraire d'une simple < référence )>. et la pragmatique, á I'extériorité des facteuis non linguistiques. Ce qu'il y a de commun á toutes ces entreprises,c'est d'ériger une macbine abstraite de la langue, mais en constituant cette machine TL4
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comme un ensemble synchroniquede constantes.Or on n'objectera pas que la machine ainsi conEue est trop abstraite. Au conuaire, elle ne I'est pas assez,elle reste <>.Elle en reste á un niveau d'absmactionintermédiaire,qui lui permet d'une paft de considérer les facteurs linguistiques en eux-mémes,indépendamment des facteurs non linguistiques ; et d'autre part de considérer ces facteurs linguistiques comme des constantes. Mais, si I'on pousse l'abstraction, on atteint nécessairementá un niveau oü les pseudo-constantesde la langue font place i des variables d'expression, intérieures á l'énonciation méme ; dés lors, ces variables d'expression ne sont plus séparables des variables de contenu en perpétuelle interaction. Sl la pragmatique externe des lacteurs non linguistiques doit étre prise en considération, c'est parce que la linguistique elle-méme n'est pas séparable d'une pra.grnatique interne qui concerne ses propres facteurs. Il ne suffit pas de tenir compte du signifié, ou méme du référent, puisque les notions mémes de signification et de référence ont ffait encore á une structure d'expression qu'on suppose autonome et constante.I1 ne sett á rien de consmuireune sémantique, ou méme de reconnaiffe certains droits de la pragmatique, si on les fait encore passer par une machine syntaxique ou phonologique qui doit les traiter au préalable. Car une véritable machine abstraite se rapporte á l'ensemble d'un agencement : elle se définit comme le diagramme de cet agencement. Elle n'est pas langagiére,mais diagrammatiqueet surlinéaire. Le contenu n'est pas un signifié, ni l'expression un signifiant, mais tous deux sont les variables de I'agencement.On n'a donc rien fait tant qu'on n'a pas rapporté directement les déterminations pragmatiques, mais aussi sémantiques,syntaxiqueset phonologiques,aux agencementsd'énonciation dont ils dépendent. La machine abstaite de Chomsky reste liée á un modéle arborescent,et á l'ordre linéaire des éléments linguistiques dans les phrases et leur combinatoire.Mais dés que l'on tient compte des valeurs pragmatiques ou des variables intérieures, notamment en fonction du discours indirect, on est forcé de faire intervenir des <( hyperphrases >, ou de construire des < objets abstraits >>(mansformations incorporelles), qui impliquent une surlinéaúté, c'est-á-dire un plan dont les éléments n'ont plus d'ordre linéaire fixe ; modéle rhizome 18.De ce point de vue, l'interpénétration de la >>,PbiI. Diss. 18. Sur ces problémes,cf. J. M. Sadock,< Hypersentences Uniu. of lllinois, L968; D. Vunderlich, <,-L_angages, oui proposeun modéled'objets absraits, fondés sur I'opération d'application, M. G. A. modéle génératif applicatif (Langeges,mars 1974). Saumjan se réclame de Hjelmslev : c'est gue la force de Hjelmslev est d'avoir congu
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langue avec le champ social et les problémes politiques est au plus profond de la machine abstraite, et non pas á-la surface. La machine abstraite en tant qu'elle se rapporie au diagramme de _l'agencement n'est jamais de pur langage, sauf par- défaut d'abstraction.C'est le langagequi dépend de la machiné absmaire, et non I'inverse. Tout au plus peut-on distinguer en elle deux états de diagramme, l'un dans lequel les variables de contenu et d'expression se dismibuent suivant leur forme hétérogéne en présupposition réciproque sur un plan de consistance,l'aure oü l'on ne peut méme plus les distinguer, parce que la variabilité du méme plan l'a précisémenr emporté sur la dualité des formes, et les a rendues < indiscernableso.(Le premier état renvenait á des mouvements de détenitorialisation encore relatifs, tandis que le deuxiéme auraít atteint á un seuil absolu de la déterritorialisation.) III. II Y AURAITDEs coNSTANTES oU DESUNIVERSAUX DE LA LANGUE,eur IERMETTRAIENT DE oÉrrNrn cELLE-cr coMMEuN sysrÉuE HoMocÉNE. La question des invariants suucturaux - et I'idée méme de structure est inséparuble de tels invariants, atomiques ou rclationnels - est essentiellepour la linguistique. C'est la condition sous laquelle la linguistique peut se réclamer d'une pure scientifrcité, rien que de la science...,á I'abri de tout factiur prétendu extérieur ou pragmatique. Cette question des invariants prend plusieurs formes étroitement liées : 1) les constantesd'une lángue (phonologiques,par commutativité, syntaxiques,par transformativité, sémantiques, par générativité) ; 2) les universaux du langage (par décomposition du phonéme en traits distinctifs, de la syntaxe en constituants de base, de la signification en éléments sémantiquesminimaux) ; 3) les arbres, qui relient les constantes entre elles, avec des relations binaires sur l'ensemble des arbres (cf . la méthode linéaire arborescentede Chomsky) ; 4 la compétence, coextensive en droit á Ia langue et définie par les jrrg.ments de grammaticalité; 5) I'homogénéité, qui porte sur les éléments et les relations non moins que sur les jugements intuitifs ; 6) la synchronie, qui érige un <( en-soi >>et un <( pour-soi >> la forme d'expression et la forme de contenu comme deux variables tout d f.ait relatives, sur un méme plan, comme << les fonctifs d'une méme fonction >>(Prolégoménes d une théorie du langage, p. 85). Cette avancée vets une conception diagrammatique de la machine abstraite est toutefois contrariée par ceci : Hjelmslev conEoit encore la distinction de I'expression et du contenu sur le mode signifiant-signifié, et maintient ainsi la dépendance de la machine absraite á la linguistique.
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de la langue, passant perpétuellement du systéme objectif á la consciencesubjectivequi I'appréhendeen droit (celle du linguiste lui-méme). On peut jouer de tous ces facteurs, en retrancher ou méme en ajouter. Ils tiennent pourtant tous ensemble, parce q"_ot retfouve au niveau de l'un i'essentiel cie tous les autfes. Par exemple, la distinction langue-paroleest reprise par compétenceperfoimance, mais au niveau de la grammaticaltté.Si I'on objecte que la distinction de la compétenceet de la performanceest toute rélative une compétence linguistique peut éte économique, religieuse, politique, esthétiqne..., etC.; la compétence scolaire d'un instituteur peut n'étre qu'une performance par-lapport au lgt jugement de I'inipecteur on á des régles ministérielles -, iin"g,rirterrépondent qu'ils sont préts á multiplier les niveaux de coñrpétence,et méme á introduiie des valeurs plagmatiques dans le systéme. C'est ainsi que Brekle pfopose d'ajouter un facteur de i, compétence performantielle idio-syncrasique)), lié á tout un ensemble de facteurs linguistiques, psychologiquesou sociologiques. Mais á quoi sert Cette iniection de pragmatique si la prágmatique á son tour est considéréecomme ayant des cons?uni.t ou- des univetsaux qui lui sont propres ? Et en quoi des expressionscomme ,, ie ,r, ., promettre >, <<savoir >>seraient-elles plus universelles que ner te >>? De mémé, quand on s'efiorce de faire bourgeonner les arbres chomskiens,et de briser I'ordre linéaire, on n'a rien gagné vraiment, on n'a pas constitué un rhizome, tant que les composantes pragmatiques qui marquent les ruptufes sont situées au plus ha,-rt de l'árbre,^ou s'efiacent lors de la dérivation2o. En iérité, le probléme le plus général concerne la nature de la machine abstraite : iI n'y a aucune raison de lier I'absrait A I'universel ou au constant; et d'efiacer la singularité des machines abstraites en tafit qu'elles sont construites autour de variables et de variations. On peut mieux comprendre ce qui est en question si I'on se reporte á la discussionopposant Chomsky et Labov. Qr.te toute langue soit une Éalité composite essentiellement hétérogéne, les linguistes le savent et le disent ; mais c'est une remarque de fait. Chomsky réclame seulementqu'on taille dans cet ensemhomogéne ou standard, comme condition d'absble un systéme -d'idéalisation, rendant possible une étude scientifiqueea traction, 19. Cf, H. E. Brekle, Sérnantique, Armand Colin, pp. 94-104 : suf f idée d'une pragmatiqueuniverselle et d' <>. 20. Sur ce bourgeonnement et ses difiérentes représentations, cf. níunderlich, <>
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droit. Il ne s'agit donc pas de s'en tenir á un anglais standard, cat, méme s'il étudie le black-english ou I'anglais des ghettos, le linguiste se trouvera dans l'obligation de dégager un systéme standard garantissant Ia constance et I'homogénéité de I'objet étudié (aucune science ne pourrait procéder auuement, dit-on). Chomsky fait donc semblant de croire que Labov, lorsqu'il affirme son intérét pour les traits variables du langage,s'installe ainsi dans une pragmatique de fait, extérieure i la linguistique21. Pourtant, Labov a une autre ambition. Quand il dégagedes lignes de uariation inhérente, iI n'y voit pas simplement des <qui porteraient sur la prononciation, le style ou des traits non pertinents, étant hors systéme et laissant subsister I'homogénéité du systéme; mais pas davantageun mélange de fait enre deux systémesdont chacun serait homogéne pour son compte, comme si le locuteur passait de l'un á I'aume. Il récuse I'alternative oü la linguistique a voulu s'installer : attribuer les variantes á des systémesdifiérents, ou bien les renvoyer en degá de la structure. C'est la vafiation elle-méme qui est systématique,au sensoü les musiciensdisent <>.Dans la variation, Labov voit une composante de droit qui affecte chaque systéme du dedans, et le fait filer ou sauter par sa puissancepropre, interdisant de le fermer sur soi, de l'homogénéiser en principe. Et sans doute les variations considéréespar Labov sont de toute nature, phonétiques, phonologiques, syntaxiques, sémantiques, stylistiques. Il nous semble difficile d'objecter a Labov qu'il ignore la distinction du droit et du fait - ou bien de la linguistique et de la stylistique, ou de la synchronie et de la diachronie,ou des taits pertinents et des maits non pertinents, ou de la compétence et de la performance, ou de Ía gtammaLticalité de la langue et de I'agrammaticalíté de la parole. Quitte á durcir les positions de Labov, on dirait plutót qu'il réclame une autre distibution du fait et du droit, et surtout une autre conception du droit lui-méme et de l'absmaction.Labov prend l'exemple d'un jeune Noir qui, dans une série més bréve de phrases,semble passerdix-huit fois du systémeblack-englishau systémestandard et inversement.Mais justement, n'est-cepas la distinction absffaite des deux systémesqui se révéle arbitraire, insuffisante, puisque la plupart des formes ne sont rapportée á I'un ou á I'autre systéme que par les hasards de telle ou telle séquence? Alors, ne faut-il pas convenir que tout systéme est en variation, et se définit, non par ses constantes et son homogénéité, mais au contraire par une variabilité qui a pour caractéresd'étre imma-
21. Noam Chomsky et Mitsou Ronat, Dialogues,Flammarion,pp. 72-74.
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nente, continue, et réglée sur un mode rés particulier (régles uariables ou lacultatiues22)? Comment concevoir cette variation continue qui travaille une langue du dedans, méme si I'on doit sortir des limites 9u9 se fixJ Labov, et des conditions de scientificité que la linguistique invoque ? Dans une méme journée, un individu_passe constamil parle-racomme m.nf d'une langue á une autfe. Successivement, <>,puis comme un patron ; á -l'aimée, il parlerá une langue puérilisée; en s'endormant il s'enfonce dans ün discours oniiiqué, .t brusquement revient á une langue professionnelle quand le téléphone sonne. On objectera que c9s variations roÁt extrinséquei, et que ce n'en est pas moins-la méme langue. Mais c'est-préjugefae ce qui est en question. Caf purí il n'est pas süi que-ce soit la méme phonologie, ni la d'une ^syntaxe, la méme sémantique.D'autre part, loqte la quesméme tion est de saíoir si la langue supposéela méme se définit par des invariants, ou au contrairé par Ia ligne de variation continr-requi Ia trurr.rr.. Certains linguñtes oni suggéré que le changement linguistique se f.ait moins par rupture d'un systéme que paf -o"difi.uiiott graduelle de fiéquence, Pdt coexistence et continuité d'usages"difiérents. Soit un seul et méme énoncé .1 ie le par iure ! o. Cé n'est pas le méme énoncé suivant qu'il-es.t dit par I'aimée, devant par un amoureux pére, ín enfant devant s^on un témoin devant le tribunal. C'est comme trois séquences.(Ou bien les quatre Amen étalés suf sept séquences,de Messiaen).Lá encofe nóus n'avons aucune raison de dire que les variables sont seulement de situation, et que l'énoncé reste en droit constant. Non seulement il y autant d'énoncés que d'efiectuations, mais I'ensemble des énoncés se trouve présent dans l'efiectuation de I'un d'eux, si bien que la ligne de variation est virtuelle, c_'est-ádire réelle sans étre actuelle, continue par lá méme et quels que soient les sauts de l'énoncé. Mettre en variation continue, ce sera faire passef l'énoncé par toutes les variables, plonologiques, syntaxiquó, sémantiques,prosodiques,_qui peuvent I'affecter dans 1á plus-couft moment de-temps (le plus_petit intervalle). Construire le continuum de Je le jure ! avec les transformations cor; mais la respondantes.C'est le pbint d. u.t. de_la -pr^gmat.ique et immanente, langue, á intérieure devenue est pragmatique _la iotñpt.nd la vafiation des éléments linguistiques quelconques. 22. \XIilliam Labov, Sociol'inguistique, notamment pp. 262-26r. On remarqueraque Labov tantót s'imposela condition restrictive de considérer des énoncés qui ont á peu prés le méme sens, tantót échappe á cette condition pour suivre un enchainementd'énoncés complémentaires,mais hétérogénes.
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Exemple, la ligne des rois procés de Kafka : le procés de pére, en famille ; le procés de fiangailles,á I'h6tel ; le procés dé tribunal.onatoujourstendanceácherchefune> on expliquera tout par la situation de I'enfant face á son pére, ou bien de I'homme par rapport á la castration, ou du citoyen par rappon á Ia loi. Mais alors on se contente de dégager une pseudo-constantede contenu, ce qui ne vaut pas mieux que d'extraire une pseudo-constanted'expression. La mise en vaiiation doit nous faire éviter ces dangers, puisqu'elle consmuit un continuum ou un médium qui ne comporte pas de début ni de fin. On ne confondra pas \a vaúation continue avec le caractére continu ou discontinu de \a variable elle-méme : mot d'ordre, variation continue pour une variable discontinue... Une variable peut étre continue sur une partie de son ffajet, puis bondir ou sauter sans que sa variation continue soit par lá méme afrectée, imposant un développement absent comme une <( continuité alternative >>,virtuelle et cependant réelle. Une constante, un invariant, se définit moins par sa permanence et sa durée que par sa fonction de cente, méme ielatif. Dans le systéme tonal ou diatonique de la musique, les lois de résonance et d'attraction déterminent des centres valables á travers tous les modes, doués de stabilité et de pouvoir atttacttf. Ces centres sont donc organisateursde formes distinctes, distinctives, clairement établies pendant certaines portions de temps : systéme centé, codifié, linéaire, de type arborescent.I1 est vrai que le <<mode >>mineur, en vertu de la nature de ses intervalles et de la moindre stabilité de ses accords, confére á la musique tonale un caractére fuyant, échappé, décentré. Aussi a-t-il I'ambiguité d'étre soumis á des opérationsqui I'alignent sur le modéle ou l'étalon majeur, mais pourtant de faire valoir une certaine puissance modale irréductible á la tonalité, comme si la nrusique allait en voyage, et recueillait toutes les résurgences,fantómes d'Orient, contrées imaginaires, traditions de tout lieu. Mais, plus encote, c'est le tempérament, le chromatisme tempéré, qui présente une autte ambiguité : celle d'étendre l'action du centre aux tons les plus lointains, mais aussi de prép arcr Ia désagrégation du principe central, de substituer aux formes centrées le développementcontinu d'une forme qui ne cessepas de se dissoudre ou de se uansformer. Quand le développementse subordonne la forme et s'étend sur I'ensemble,comme chez Beethoven, la variation commence á se libérer et s'identifie á la création. Toutefois, il faut attendre que le chromatisme se déchaine, devienne un chromatisme généralisé,se retourne contre le tempérament, et affecte non seulement les hauteurs, mais toutes les composantesdu son, durées, intensités, timbres, attaques. Alors L20
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on ne pe.utplus parler d'une forme-sonore qui viendrait organiser une matiére ; on ne peut méme plus_parlei d'un dévelopiement continu de la forme.. Il s'agit pluiót d\-rn matériau trés .'ilp1.". et trés élaboré, qui va rendré audible des forces non sonores. Au couple matiéré-formese substitue le couplagematériau-forces. Le synthétiseura pris. la place _deI'ancien o lrrg".-."t rvnth¿tiq". a priori >>,mais par lá toutes les fonctions chingent. Én -.ttá.rt en variation continue toutes les composantes,la-musique devient elle-mémeun systémesurlinéaire,un rhizomé au lieu i,",' u.Lr., et passeau service d'un continuum cosmique virtuel, dont méme le.s trous,_les silences,les ruptures, les cóuput.r foni prtti.. Si bien que l'important n'est ..it.r pur .rn. pr*do-.orrp.r.é .n,r. i. 'contraire, systéme tonal et une musique_atonale ; ielle-ci au en rompant avec Ie systéme tonal, n'a f.ait que pousser le t.-pé.rment jusqu'á ses conséquencesexmémes-(aucunViennois ponttant ne s'en est_-tenulá). L'essentiel est presque le mouvement inverse : le bouillonnement qui affectele systémetonal lui-méme, dans une large..périodedu irf et xf siÉcles,et qui dissout Ie tempérament, éTargitle chromatisme, tout en .onr.rirunt un tonal relatif, réinvente de norvelles modaÍitér, .nrtuin. l. ;t;; ;;'h mineur dans un nouvel alliage, et gagne chaque fois des do-"ir., de variation continue pour telle eI t".ll. ',ruriubles.ce bouillonnepasse.au premier plan, se fait entendre pour lui-méme, et T:nt naft entendre par son matériau moléculaire ainsi travaillé les totces non sonores du. c.osmosqui toujours agitaient la musique grain dilntensité -ii;t absoluf... = ul peu -d_eTemps á l'état pnr, un "di.. Tonal, modal, atonál ne ve.rlent plus grurrd.hor. ; gle la,,musiquepour étre l'art comme cosmos,et tracer l; hú.; vrrtuelles de la variation infinie. Lá encore, on objecte que la musique n'est pas un langage, Ies composantes.du son ne sont pas á.r traits p.rtin.nti ié la la.ngue,il n'y a pas correspondanceentre les áeux. Mais nous n'invoqu.onspas de correspondu.r..,nous ne cessonsd. d.-*á., gu'on laisse ouvert ... q,ri est en question, et qu;on récuse toute distinction présupposée.Avant toüt, h dirtin.iion lune,r.-ourái. est faite po-ur méitr.e hors langage routes sorres d; ;;?^bÉr;;; travaillent I'expression ou l'éáo]rciation. Jean-JacquesRousseau proposait au contraire un r?ppor! Voix-Musique, qui u*uit ;; entrainer non seulementIa phonétique et h p.óroii., ,,,ui, i" til-,_ guistique entiére, dans une áutre diiection. ia voix áans la ;;ique n'a. jamais cesséd'éme un axe d'expérimentation priulefie, jouant á la fois du langage et du ron. Lu musique , d¿ r"-u?il et les instruments de muniér.r trés diver_r., ,iui, tant qu. la ; , voix est chant, elle a pour róle principal de <
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méme temps qu'elle est accompagnéepar I'instrument. C'est seulement lorsqu'elle est rapportée au timbre qu'elle se découvre une tessiture qui la rend hétérogéneá soi et lui donne une puissance de variation continue : alors elle n'est plus accompagnée, elle est réellement <<machinée >>,elle appartient á une machine musicale qui met en prolongement ou superposition sur un méme plan sonore les parties parlées, chantées,bruitées, instrumentaleset éventuellementélectroniques.Plan sonore d'un <>généralisé,qui implique la constitution d'un espacestatistique, oü chaque variable a non pas une valeur moyenne, mais une probabilité de fréquence qui la met en variation continue avec les autres variables23,Visage, de Berio, ou Glossolalie de Dieter Schnebel,seraient des exemples typiques á cet égard. Et quoiqu'en dise Berio lui-méme, il s'agit moins de produire un simulacre de langage ou une métaphore de la voix, avec de pseudo-constantes, que d'atteindre á cette langue neuüe, secréte, sans constantes,toute en discours indirect, oü le synthétiseur et f instrument parlent autant que la voix, et la voix joue autant que I'instrument. On ne pensera pas que la musique ne sait plus chanter, dans un monde devenu mécanique ou atomique, mais plutót qu'un immense coefficient de variation afiecte et enmaine toutes les parties phatiques, aphatiques,linguistiques, poétiques, instrumentales,musicalesd'un méme agencementsonore - < (Th. Mann). Les procédés de variation de la voix sont nombreux, non seulement dans le sprechgesangqui ne cessede quitter la hauteur, par une chute ou par une montée, mais dans les techniquesde respiration circulaire, ou bien de zones de résonanceoü plusieurs voix semblent sortir de la méme bouche. Les langues secrétesprennent ici une grande importance, dans la musique savante autant que populairé. Des ethno-musicologuesont dégagédes cas extraordinaires, par exemple au Dahomey, oü tantót une premiére partie diatonique vocale céde la place á une descente chromatique en langue secréte, glissant d'un son A l'aute de faEon continue, modulant un continuum sonore en intervalles de plus en plus petits, jusqu'á rejoindre un <<parlando >>dont tous les intervalles s'estompent- et tantót c'est la partie diatonique qui se tr_ouve elle-méme transposée suivant les niveaux chromatiques d'une architecture en terrasses,le chant étant parfois interrompu par
23. C'est bien ainsi que Labov tend h définir sa notion de << régles variables ou facultatives >>,pár opposition aux régles constantes : non pas simplement une fréquence constatée,mais une quantité spécifique qui note la probabilité de fréquenceou d'application de la régle (cf. Le parler ordinaire, Ed. de Minuit, t. II, pp. 44 sq.)
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Ie parlando, une simple conversationsanshauteur définie24.c'est peut-étre-d'ailleursune caractéristiquedes languessecrétes,argots, jargons,.langagesprofessionnels,comptines,iris des -ui.hádr, de valoir moins par leurs inventions lexicales ou leurs fig;t.t de rhétorique que par la maniére dont elles opérent des íariations continues sur les éléments communs de la langue. Ce sont 4es langues chromatiques,proches d'une notation ñsicale. une Iangue secréte n'a pas seulement un chifire ou un code caché qui procéde encore par constante et forme un sous-systéme ; tit, met en état de uariation le systéme des uariables'de Ia langue publique. que nous voudrions dire : un chromatisme généra,. YoilS.ce lisé... Metre en variation continue des éléments quelco"nques, c'est une opération qui fera peut-étre surgir de nouválles disiinctions,.mais qui n'en conserveaucune tenue pour acquise,qui ne s'en donne aucune d'avance. Au _contraire,óette opÉratión porte en principe ála,fois.sur.la voix, la parole, la langue,la musique. Aucune raison de faire des distinctións préalableJet de principe. La linguistique en gén&al -n'? pur .n.óre quitté une eipéc.'d. mode. majeur, une iorte d'échálle diatonique, un étange goüt pour les dominantes,les constanteset les uñiversaux. pen?an"tce temps-lá, toutes les langues sont en variation continue imman€nte : ni synchronie ni diachronie, mais asynchronie, chromatisme comme état variable et continu de la-langue. Po,r ,rne lingur,*tiquechromatique,qui donne au pragmatisméses intensités et valeurs. qu'on appelle.un style, qui peut étre la chose la plus natu,ce relle, du monde, c'est précisément le procédé d'une- variation continue. Or, parmi tous les dualismerlnstaurés par la linguistiq.ue, il y .en.a peu- de moins fondés que celui qui sépare la"linguistique de la stylistigue : un style n'étant pas .rn. création psychologique individuelle, mai.sun ,g.n..-.nt i,énorrciation, on ne. pourra- pas l'empécher_de faire uñe langue dans une langue. Soit une liste arbitraire d'auteurs que nous-aimons, nous cilons une. fois de plus Kafka, Beckett, Gherasim Luta, J.un-irr. Godard... on remarque qu'ils sont plus ou moins dans-la situation d'un certain bilingnlsme : Kaika Juif chéque écrivant en allemand,_Beckett Irlandais écrivant á ia fois en anglais et €n franEais, Luca d'origine roumaine, Godard et sa volónté d'éue Suisse.Mais ce n'est qu'une occurrence,une occasion,et l'occasion peut étre rouvée ailleurs. On remarque aussi que beaucoup 24. Ct. I'article de Gilbert Rouget, <, Un chromatisme africain )>. in L'Homme, septembre 1961 (oü le disque des << Chants rituels Dahomév > est encarté).
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d'entre eux ne sont pas seulement des écrivains ou d'abord des écrivains (Beckett et le théáte ou la télévision, Godard et le cinéma, la télévision, Luca et ses machinesaudio-visuelles): c'est parce que, quand on fait subir aux élémentslinguistiques un traiiement de variation continue, quand on introduit dans le langage une pragmatique interne, on est forcément amené á traiter de la méme faEon des éléments non linguistiques, gestes,insruments, comme si les deux aspectsde la pragmatique se rejoignaient,-sur la méme ligne de variation, dans le méme continuum. Blen ¡rlu¡, peut-étre .it-c. de I'extérieur que I'idée est venue d'abord, le langage n'a fait que suivre, comme dans les Soufcesnécessairem.ñt-."térieures á'un style. Mais I'essentiel,c'est que chacun de ces auteurs ait son procédé de variation, son chromati's¡¡s élaryí, sa folle production de vitesses et d'intervalles. Le bégaiement créateur de Gherasim Luca, dans le poéme <<Passionnément" >>. Un autre bégaiement,celui de Godard. Au théátre, les chuchotements sans hauteur définie de Bob \íilson, les variations ascendantes et descendantesde Carmelo Bene. Bégayet, c'est facile, mais étre bégue du langagelui-méme, c'est une autre afiaire, qui met en variation tous les éléments linguistiques, et méme les élémentsnon linguistiques,les variables d'expressionet les v^tiables de contenu. Nouvelle forme de redondance.Er... nr... ET..' il y a toujours eu une lutte dans le langage enue le verbe < étre > et la conjonction <<et >>,entre est et et. Ces deux termes ne s'entendent et ne se combinent qu'en apparence,parce que I'un agit dans le langage comme une constante et forme l'échelle diatonique de la langue, tandis que I'autre met tout en variation, constitu;nt les lignés d'un chromatisme généralisé. De I'un A l'autre, tout bascu-ie.Plus que nous, ceux qui écrivent en anglais ou en améúcain furent conscients de cette lutte et de son enjeu, et de la valence du <<et 26>>.Proust disait : <>.C'est la méme chose que bégayer, mais en étant bégue du langa.geet pas simplement de la patole. Etre un éúanger, mais dans sa propre 25. Gherasim Luca, Le cbant de la carpe, Ed. du Soleil noir; et Ie disque édité par Givaudan, oü G. Luca dit le poéme << Passionnément >>. 16. Le <( e1 >>,and, a un r6le particuliérement important dans la littérature anglaise, en fonction non seulement de l'Ancien Testament, mais des < minoriiés >> qui travaillent la langue : citons, entre autres, le cas de Synge (cf. les remarques de FranEois Regnault sur la coordination en angloiriañdais, traduction du Baledin du monde occidental, Bibl. du Graphe). On ne se contentera pas d'analyser le << et )> comme une conjonction ; c'est plutót une forme trés spéciale de toute conionction possible, et qui fiet én i".r une logique de la langue. On rouvera dans l'ceuvre de Jean \(ahl une ptofonde méditation sur ce sens du (< €t ), sur la faEon dont il met en question le primat du verbe étre.
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langue, et pas simplement comme quelqu'un parle une autre langue que la sienne. Etre bilingue, multiling,re, mais dans une seule et méme langue, sans méme dialecte óu patois. Etre un bátard, un métis, mais par purification de la raCe. C'est l) que le style fait Tangue.C'est lá que le langagedevient intensif, pur continuum de valeurs et d'intensités. C'est lá que toute la langue devient secréte,et pourtant n'a rien á cacher, au lieu de tailler un sous-systémesecret dans la langue. On n'arive á ce résultat que par sobriété, sousuaction créatrice. La variation continue n'a que des lignes ascétiques,un peu d'herbe et d'eau pure. - On peut prendre n'importe quelle variable linguistique, et Ia f.aite vaúer sur une ligne continue nécessairementvirtuelle entre deux états de cette variable. Nous ne sommesplus dans la situation des linguistes qui attendent que les constántesde la langue éprouvent une sorte de mutation, ou bien subissent I'effet de changementsaccumulésdans la simple parole. Les lignes de changement ou de création font partie de la machine abstraite,pleinement et directement. Hjelmslev remarquait qu'une langue comporte nécessairementdes possibilités inexploitées, et que la machine abstaite doit comprendre ces possibilités ou potentialités 27.Précisément<<potentiel >>,<>,in Langue, üscoars,-société,Ed. du Seuil. Ruwet analysele poéme 29 dáns les F"i:fty Poems de Cummings; il donne une interprétation restreinte .t ,t..r.t,r.áliste dc ce.phénoménede variation, en invoquant la notion de << panllélisme >; dans d'auffes textes, il diminue la-portée de ces variatións,en les rapportant á des exe¡cicesmarginaux qui .r" concernent pas les írais
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on évitera de croire que I'expression atypique soit ptoduite par les formes correctes successives.C'est plutót elle qui produit la mise en variation des formes correctes,et les arrache á leur état de constantes. L'expression atypique constitue une pointe de déterritorialisation de la langue, elle joue le r61e de tenseon, c'est-á-direfait que la langue tend vers une limite de seséléments, formes ou notions, vers un en-degáou un au-delá de la langue' Le tenseur opére une sorte de transitivisation de la phrase,et fait que le derniér terme Éagit sur le précédent, remontant toute la chaine. Il assureun traitement intensif et chromatique de la lan' gue. Une expressionaussi simple que ET.,. peut jouer le r61e de tenseur ) üavers tout le langage. En ce sens, ET est moins une conjonction que l'expression atypique de toutes les conjonctions possiblesqu'il met en variation continue. Aussi le tenseuf ne se laisse-t-ilréduire ni á une constanteni á une variable, mais assure la variation de la variable en soustayant chaque fois la valeur de la constante(n - 1). Les tenseufs ne coincident avec aucune catégorielinguistique ; ce sont pourtant des valeurs pfagmatiques esseñtieller á.r* agencementsd'énonciation comme aux discours indirects 2e. On croit parfois que ces variations n'expriment pas le travail ordinaire de la création dans la langue, et restent marginales, réservéesaux poétes, aux enfants et aux fous. C'est parce que I'on veut définir la machine abstraite par des constantes,qui ne peuvent dés lors étre modifiées que secondairement,pqr effet lumulatif ou mutation syntagmatique.Mais la machine abstraite de la langue n'est pas universelle ou méme générale,elle est singuliére ; é11.n'est pas actuelle, mais virtuelle-réelle; elle n'a pas áe régles obligatoires ou invariables, mais des régles facultatives qui várient sañscesseavec la variation méme, comme dans un jeu oü chuq,re coup porterait sur la régle. D'oü la complémentarité des maóhinesabstraiteset des agencementsd'énonciation, la présencedes unes dans les auffes. C'est que la machine abstraite est comme le diagramme d'un agencement.Elle trace les lignes de vairiation .oniin.r., tandis qrre I'agencementconcfet maite des variables, organise leurs rapports tiés divers en fonction de ces lignes. Úug."n..-ent négociá l.t variables á tel ou tel niveau de váriation, iuivant tel ou tel degré de déterdtorialisation, pour déterminer celles qui entreront dans des rapports constants ou changements dans la langue; pourtant, son commentaire méme nous -parait dépassertoutes ces testrictions d'interprétation. 29. Cf. Vidal Sephiha, <>,Langages, mars 1973. C'est une des premiéres études sur les tensions et variations atypiques du langage, telles qu'elles apparaissent notamment dans les langues dites mineures.
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obéiront á des régles obligatoires,celles au contraire qui serviront de matiére fluente á la variation. On n'en conclura pas que I'agencementoppose seulementune certaine résistanceo.r inerlie á la machine abstraite ; car méme les < sont essentielles á la détermination des virtualités par lesquellesla variation passe,elles sont elles-mémesfacultativement choisies.A un certain niveau il y a bien freinage et résistance,mais ) un autre niveau de l'agencementil n'y a plus qu'un va-et-vient entre les divers types de variables, et des couloirs de passageparcourus dans les deux sens : c'est toutes á la fois que les variables effectuent Ia machine d'aprés I'ensemble de leurs rapports. Il n'y a donc pas lieu de distinguer une langue collective et constante,et des actes de parole, variables et individuels. La machine absuaite est toujours singuliére, désignéepar un nom propre, de groupe ou d'individu, tandis que l'agencementd'énonciation est toujours collectif, dans I'individu comme dans le groupe. Machine abstraiteLénine et agencementcollectif-bolchevik...Il en est de méme en littérature, en musique. Nul primat de I'individu, mais indissolubilité d'un Abstrait singulier et d'un Concret collectif. La machine abstaite n'existe pas plus indépendammentde I'agencement que l'agencement ne fonctionne indépendamment de la machine. IV. ON NE pouRRArr Érunrpn scrENTrFreuEMENT LA LANGUE QUE SOUS LES CONDITIONS D,UNE LANGUE MAJEURE OU STANDARD.
Puisque tout le monde sait qu'une langue est une Éalité vatiable hétérogéne,qu'est-ceque signifie I'exlgencedes linguistes, de tailler un systémehomogénepour rendre possible l'étude scientifique ? Il s'agit d'exmairedes variablesun énsemblede constantes, ou de déterminer des rapports constantsentre les variables(on le voit bien déjá dans la commutativité des phonologistes).Mais le modéle scientifiquepar lequel la langue devient objet d'étude ne fait qu'un avec un modéle politique par lequel la langue est pour son compte homogénéisée,centralisée, standardisée,langue de pouvoir, majeure ou dominante. Le linguiste a beau se réclamer de la science,rien d'autre que la sciencépure, ce ne serait pas la premiére_fois que l'ordre de la science viendrait garuntft lei exigences d'un autre ordre. Qu'est-ce que la grammaticalité, et le signe S, le symbole catégoriel qui domine lei énoncés? C;est un marqueur de pouvoit avant d'étre un marqueur syntaxique,et les arbres chomskiensétablissentdes rapports constants entre varíables de pouvoir. Former des phrases grammaticalementcorrectes est, pour I'individu normal, le préalable de toute soumissionaux lois sociales.Nul n'est censé ignorer la grammaticalité,ceux qui
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I'ignorent relévent d'institutions spéciales.L'unité d'une langue est d'abord politique. Il n'y a pas de langue-mére,mais prise de pouvoir par une langue dominante, qui tantdt avancesur un large front, et tantót s'abat simultanément sur des centres divers. On peut concevoir plusieurs faEonspour une langue de s'homogénéiser, de se centaliser : la faEon républicaine n'est pas forcément la méme que la royale, et n'est pas la moins dure 30.Mais toujours I'entreprise scientifiquede dégagerdes constanteset des relations constantes se double de l'entreprise politique de les imposer á ceux qui parlent, et de transmettre des mots d'ordre. Speak uhite and loud oui quelle admirablelangue pour embaucher donner des ordres lixer l'beure de Ia mort á I'ouurage et de la pausequi rafraichit... Alors, faut-il distinguer deux sortes de langues, <>et <>,majeureset mineures? Les unes se définiraient précisément par le pouvoir des constantes,les aumes pat Ia puissance de la variation. Nous ne voulons pas simplement opposer l'unité d'une langue majeure á une multiplicité de dialectes.C'est plutót chaque dialecte qui se trouve afr.ectéd'une zone de ransition et de variation, ou mieux, c'est chaquelangue mineure qui se ffouve afiectée d'une zone de variation proprement dialectale. Selon Malmberg, on nouve rarement des frontiéres nettes sur les cartes de dialectes,mais des zones limimophes et transitionnelles,d'indiscernabilité.On dit aussi que <
<, tantót en forme de <>,cf. Bertil Malmberg, Les nouuelles tendances de la linguistiqie, P. U. F., ch. rrr (invoquant les études trés importantes de N. Lindqvist sur la dialectologie). il faudrait alors des études comparatives concefnant la maniére dont s'opérent les homogénéisationset óentralisationsde telle ou telle langue majeure. A cet égard, I'histoire linguistique du franqais n'est pas du tout la méme que celle de I'anglais; le rapport avec l'écriture comme forme d'homogénéisationn'est pas le méme non plus. Pour le franEais, langue centraliséepar excellence,on se reportera á l'analyse de M. de Certeau, D. Julia, J. Revel, Une politique de la langue, Gallimard. Cette analyse porte sur une ffés courte période, á la fin du xvrrre siécle, autour de l'abbé Grégoire, et marque pourtant deux moments distincts : I'un oü la langue centrale s'opposeaux dialectesruraux, comme la ville á la campagne, la capitale á la province ; I'autre oü elle s'opposeaux <( idiomes féodaux >>, mais aussi au langagedes émigrés,comme la Nation s'opposeá tout ce qui lui est étranger ou ennemi (pp. 160 sq. : < Il est évident aussi que le refus des dialectes résulte d'une incapacité technique á saisir des lois stables dans l'oralité ou dans les parlers régionaux >>).
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de tant de modulations et variations d'accentsrégionaux et jeux d'accentstoniques que, sans toutefois exagérer,il semble parfois qu'elle serait mieux préservée pat Ia notation musicale que par tout systéme d'orthographe3r >>.La notion méme de dialecte est ués incertaine. De plus, elle est relative, parce qu'il faut savoir par rapport á quelle langue majeure elle exerce sa fonction : par exemple, la langue québécoisene s'évaluepas seulementpú tapport ) un franEaisstandard, mais par rapport á I'anglais majeur auquel elle emprunte toutes sortes d'éléments phonétiques et syntaxiquespour les faire varier. Les dialectesbantous ne s'évaluent pas seulement par rapport á une langue-mére,mais pat rapport á L'afrikaanscomme langue majeure, et á l'anglais comme langue contre-majeurepréférée par les Noirs 32.Bref, ce n'est pas la notion de dialecte qui éclaire celle de langue mineure, mais l'inverse, c'est la langue mineure qui définit des dialectespar ses propres possibilités de variation. Alors, faut-il distinguer des languesmajeureset des languesmineures, soit en se plaEantdans la situation régionale d'un bilinguisme ou d'un multilinguisme qui comporte au moins une langue dominante et une langue dominée, soit en considérantune situation mondiale qui donne á certaines langues un pouvoir impérialiste par rapport A d'autres (ainsi le r61e de I'anglais-américainaujourd'hui) ? Deux raisons au moins nous empéchent d'adopter ce point de vue. Comme le remarque Chomsky, un dialecte, une langue de ghetto, une langue mineure n'échappe pas aux conditions d'un traitement qui en dégageun systémehomogéne et en extrait des constantes: le black-englisha bien une grammaire propre qui ne se définit pas comme une somme de fautes ou d'infractions envers l'anglais-standard,mais justement cette grammaire ne peut étre considérée qu'en lui appliquant les mémes régles d'étude qu'á celle de I'anglais-standard.En ce sens, les notions de majeur et de mineur semblent n'avoir aucun intérét linguistique. Le franEais, en perdant sa fonction majeure mondiale, ne perd rien de sa constanceet de son homogénéité,de sa centralisation. Inversement, I'afrlkaans a gagné son homogénéité quand il était une langue localementmineure en lutte contre l'anglais. Méme et surtout politiquement, on voit mal comment les tenants d'une langue mineure peuvent opérer, sauf en lui donnant, ne serait-ceque par 31,. Cf. Michéle Lalonde, in Change, n" 30, oü I'on trouve á la fois le poéme précédent < Speak Vhite >, et un manifeste sur la langue québécoise. 32. Sut la situation complexe de I'afrikaans. le beau livre de Brevten Breytenbach,Feu froid, Bóvgois : l'étude de' G. M. Lory (pp. 101-i07) met en lumiére l'entreprise de Breytenbach,la violence de son traitement poétique de la langue,sa volonté d'ére < bátard, avec une langue bátarde >>.
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l'écriture, la constanceet I'homogénéité qui en font une langue localement majeure capable de forcer la reconnaissanceofficielle (d'oü le róle politique des émivains qui font valoir les droits d'une langue mineure). Mais il semble que I'argument contraire vaut davantageencore : plus une langue a ou acquiert les caractéres d'une langue majeure, plus elle est travaillée par des variations continues qui la transposenten <<mineur >. Il est vain de critiquer I'impérialisme mondial d'une langue en dénonEantles corruptions qu'elle introduit dans d'autres langues (par exemple, la critique des puristes conme l'influence anglaise,la dénonciation poujadiste ou académique du comme l'anglais, l'américain, n'est pas mondialement majeure sans étre travaillée par toutes les minorités du monde, avec des procédés de variatibn trés divers. Maniére dont le gaélique, l'anglo-irlandais, fait varier l'anglais. Maniére dont le blackenglish et tant de < ghettos >>font varier l'américain, au point qué New York est presque une ville sans langue. (Bien plus, liaméúcain ne s'est pas cónstitué, dans ses difiérences avec I'anglais, sans ce travail linguistique des minorités.) Ou bien la situation linguistique dans I'ancien empire autichien : I'allemand n'est pas langue majeute par rapport aux minorités sans subir de leur part un traitement qui en fait une langue mineure par rapport á l'allemand des Allemands. Or il n'y a pas de langue qui n'ait ses minorités internes, endogénes,intralinguistiques. Si bien que, du point de vue le plus gén&a\ de la linguistique, la position de Chomsky et celle de Labov ne cessent de passer I'une dans l'autre, et de se convertir. Chomsky peut dire qu'une langue méme mineure, dialectaleou de ghetto, n'est pas étudiable hors des conditions qui en dégagent des invariants, et qui éliminent les variables u extrinséques ou mixtes >>; mais Labov, répondre qu'une langue, méme majeure et standard, n'est pas étudiable indépendammentdes variations < inhérentes >, qui ne sont précisémentni mixtes ni extrinséques.Vous n'atteindrez pas á un systéme homogéne qui ne soit encore ou déid trauaillé pgr une uaritaion immaiente, continue et réglée (pourquoi Chomsky f.ait-tl semblant de ne pas comprendre ? ). Il n'y a donc pas deux sortes de langues,mais deux traitements possiblesd'une méme langue. Tantót l'on traite les variables de manié¡e á en extraire des constanteset des rapports constants, tantót. de maniére á les mettre en état de variation continue. Nous avons eu tort parfois de faire comme si les constantesexistaient á cóté des variables, constanteslinguistiques á cóté de variables d'énonciation : c'était par commodité d'exposé.Car il est évident que les constantes sont tirées des variables elles-mémes; les universaux n'ont pas plus d'existenceen soi dans la linguistique 110
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que dans l'économie, et sont toujours conclus d'une universalisation ou d'une uniformisation qui portent sur les variables. Constante ne s'oppose pas á uariable, c'est un traitement de la variable qui s'oppose á I'autre traitement, celui de la variation continue. Les régles dites obligatoires correspondentau premier traitement, tandis que les régles facultatives concernent la constuction d'un continuum de variation. Bien plus, un certain nombre de catégoriesou de distinctions ne peuvent pas étre invoquées, elles ne sont pas applicables ni objectables, parce qu'elles supposentdéjá le premier traitement et sont tout entiéres subordonnées á la recherchedes constantes : ainsi la langue en tant qu'on I'oppose á la parole ; la synchronie, á la diachronie; la compétence,á la performance; les traits distinctifs, ) des traits non distinctifs (ou secondairementdistinctifs). Car les traits non distinctifs, ptagmatiques, stylistiques, prosodiques, ne sont pas seulement des variables omniprésentesqui se distinguent de la présenceou de l'absenced'une constante,des éléments surlinéaires et <( suprasegmentaux segmentauxlinéaires : leurs caractéresmémesleur donnent la puissancede metre tous les éléments de la langue en état de variation continue - ainsi I'action du ton sur les phonémes,de l'accent sur les morphémes, de I'intonation sur la syntaxe. Ce ne sont donc pas des traits secondaires,mais un autre traicement de la langue, qui ne passeplus par des catégoriesprécédentes. <<Majeur >>et <( mineur >>ne qualifient pas deux langues, mais deux usages ou fonctions de la langue. Le bilinguisme a certes une valeur exemplaire, mais, 1á encore, par simple commodité. Sansdoute, dans l'empire autrichien, le tchéque est langue mineure par rapport á l'allemand ; mais I'allemand de Prague fonctionne déjá comme langue potentiellement mineure par rapport á celui de Vienne ou de Berlin ; et Kafka, Juif tchéque écivant en allemand, c'est á l'allemand qu'il fait subir un uaitement créateur de langue mineure, construisantun continuum de variation, négociant toutes les variables pour, á la fois, resserrerles constantes et étendre les variations : f.afte bégayet la langue, ou la faire écrite, et en tirer des cris, des clamés,des hauteurs, durées, timbres, accents, intensités. On a souvent marqué deux tendances conjointes des langues dites mineures : un apauvrissement,une déperdition des formes, syntaxiquesou lexicales; mais en méme temps une curieuse prolifération d'effets changeants,un goüt de la surchargeet de la paraphrase.On peut le dire aussi Lien de I'allemand de Prague, du black-english,ou du québécois.Mais, sauf de rares exceptions,I'interprétation des lingüistes a été plutót malveillante,invoquant une pauvreté et une préciositéconsubs-
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tantielles. La prétendue pauvreté est en fait une restriction des constantes, comme la surcharge, une extension des variations, p_ourdéployer un continuum emportant toutes les composantes. Cette pauvreté n'est pas un manque, mais un vide ou une ellipse qui font que I'on contourne une constante sans s'y engager,ou qu'on l'aborde par en dessusou en dessoussans s'y installer. Et cette surchargen'est pas une figure de rhétorique, une métaphore ou structure s¡rmbolique, c'est une paraphrase mouvante qui témoigne de la présenceillocaliséed'un discours indirect au sein de tout énoncé.Des deux c6tés on assisteá un refus des repéres, á une dissolution de la forme constante au profit des différences de dynamique. Et plus une langue entre dans cet état, plus elle est proche, non seulement d'une notation musicale, mais de la musique elle-méme33. Sousffaire et mettre en variation, reffancher et metüe en variation, c'est une seule et méme opération. Il n'y a pas une pauvfeté et une surchargequi caractériseraientles langues mineufes par fapport á une langue majeure ou standard; il y a une sobriété et une variation qui sont comme un traitement mineur de la langue standard, un devenir-mineur de la langue majeure. Le probléme n'est pas celui d'une distinction entre langue majeure et langue mineure, mais celui d'un devenir. La question n'est pas de se reterritorialiser sur un dialecte ou un patois, mais de déterritorialiser la langue majeure. Les Noirs-américainsn'opposent pas le black á I'english, ils font avecI'américainqui est leur propre langue un black-english.Les langues mineures n'existent pas en soi : n'existant que par rapport á une langue majeure, ce sont aussi des investissementsde cette langue pour qu'elle devienne 33-S," l. doubleaspectdeslanguesmineures, pauweté-ellipse, surchargevariation, on se feportera á un certain nombre d'analyses exemplaires : celle que \Tagenbachf.ait de I'allemand de Prague au début du xx. siécle -France) (Franz Kafka, annéesde ieunesse,Mercure de ; celle de Pasolini, montrant que I'italien ne s'est pas construit sur un niveau standard ou moyen, mais a explosé dans deux directions simultanées,<>,matériau simplifié et exagérationexpressive (L'expérience hérétique, Payot, pp 46-47); celle de J.L. Dillard,-dégageantla- double tendance du black-english,d'une part ometffe, perdre ou se débarasser, d'autre part surcharger,élaborer un < (Black-english,Yintage Book, New York). Comme le remarque Dillard, il n'y a lá nulle inf?riorité par rapport á une langue standard, mais corrélation de deux mouvementsqui échappentnécessairement au niveau standard de la langue. Toujours á propos du black-english, LeRoi Jones montre á quel póint ces deux directions conjointes rapprochent la langue de la muiique (Le peuple du blues, Gallimard, pp. aa-a5 et tout lé chapire rrr). Plus généralement,on se rappellera I'analyseque Pierre Boulez fait d'un double mouvement musical, dissolution de la forme, surcharge ou prolifération dynamiques : Par aolonté et par hasard,Ed, du Seuil, pp. 22-24.
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elle-méme mineure. Chacun doit uouver la langue mineure, dialecte ou plutót idiolecte, á partir de laquelle il rendra mineure sa propre langue majeure. Telle est la force des auteurs qu'on appelle <<mineurs >>,et qui sont les plus grands,les seulsgrands : avoir á conquérir leur propre langue, c'est-á-direarriver á cette sobriété dans I'usagede la langue majeure, pour la mettre en état de variation continue (le contraire d'un régionalisme).C'est dans sa propre langue qu'on est bilingue ou multilingue. Conquérir la langue majeure pour y tracer des langues mineures encore inconnues. Se servir de la langue mineure pour laire liler la langue majeure. L'auteur mineur est l'éffanger dans sa propre langue. S'il est bátard, s'il se vit comme bátard, ce n'est pas par mixité ou mélange de langues, mais plutót par soustraction et variation de la sienne, á force d'y tendre des tenseurs. C'est une notion rés complexe, celle de minorité, avec ses renvois musicaux, littéraires, linguistiques, mais aussi juridiques, politiques. Minorité et majorité ne s'opposentpas d'une maniére seulement quantitative. Majorité implique une constante, d'expression ou de contenu, comme un métre-étalon pff rapport auquel elle s'évalue. Supposonsque la constante ou l'étalon soit Homme-blanc-mále-adulte-habitant des villes-parlant une langue standard-européen-hétérosexuel quelconque (l'Ulysse de Joyce ou d'Ezra Pound). Il est évident que <( l'homme méme s'il est moins nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans,les homosexuels..., etc. C'est qu'il apparait deux fois, une fois dans la constante,une fois dans la vaúable d'oü I'on extrait la constante.La majorité supposeun état de pouvoir et de domination, et non l'inverse. Elle suppose le métte-étalon et non l'inverse. Méme le marxisme <( a traduit presque toujours l'hégémonie du point de vue de I'ouvrier national, qualifié, mále et de plus de trente-cinq ans3a >>.I_Jneautre détermination que la constante sera donc considérée comme minoritaire, par nature et quel que soit son nombre, c'est-á-dire comme un sous-systémeou comme hors-systéme.On le voit bien dans toutes les opérations, électorales ou autres, oü I'on vous donne á choisir, á condition que votre choix reste conforme aux limites de la constante (<
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du modéle. I1 y a un <>majoritaire, mais c'est le fait analytique de Personne, qui s'oppose au devenir-minoritaire de tout le monde. C'est pourquoi nous devons distinguer : le majoritaire comme systémehomogéneet constant, les minorités comme soussystémes,et le minoritaire comme devenir potentiel et créé, ctéatif. Le probléme n'est jamais d'acquérir la majorité, méme en instautant une nouvelle constante. Il n'y a pas de devenir majoritaite, majorité n'est jamais un devenir. Il n'y a de devenir que minoritaire. Les femmes, quel que soit leur nombre, sont une minorité, définissablecomme état ou sous-ensemble ; mais elles ne créent qu'en rendant possible un devenir, dont elles n'ont pas la propriété, dans lequel elles ont elles-mémesá entrer, un devenir-femme qui concerne l'homme tout entier, hommes et femmes y compris. C'est la méme chose pour les langues mineures : ce ne sont pas simplementdes sous-langues, idiolectesou dialectes, mais des agents potentiels pour faire entrer la langue majeure dans un devenir minoritaire de toutes ses dimensions, de tous ses éléments. On distinguera des langues mineures, Ia langue majeure, et le devenir-mineur de la langue majeure. Bien sür, les minorités sont des états définissablesobjectivement, états de langue, d'ethnie, de sexe, avec leurs temitorialités de ghetto ; mais elles doivent étre considéréesaussi comme des germes, des cristaux de devenir, qui ne valent qu'en déclenchantdes mouvements incontrólables et des déterritorialisations de la moyenne ou de la majorité. C'est pourquoi Pasolini montrait que I'essentiel, précisément dans le discours indirect libre, n'ét^it ni dans une langue A, ni dans une langue B, mais <
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connectant,en les conjuguant,qu'on invente un devenit spécifique autonome, imprévu s. Le mode majeur et le mode mineur sont deux traitements de la langue, I'un consistantá en extraire des constantes,I'autre á la mettre en variation continue. Mais, dans la mesure oü le mot d'ordre est la variable d'énonciation qui efiectue la condition de la langue, et définit I'usage des éléments d'aprés I'un ou I'autre traitement, c'est bien au mot d'ordre qu'il faut revenir, comme au seul <<métalangage>>capable de rendre compte de cette double direction, de ce double traitement des variables. Si le probléme des fonctions du langage est généralementmal posé, c'est parce qu'on laissede cdté cette variable-mot d'ordre, qui se subordonne tóutes les fonctions possibles.Conformément aux indications de Canetti, nous pouvons partir de la situation pragmatique suivante : le mot d'ordre est sentencede mort, il implique toujours une telle sentence,méme trés adoucie, devenue symbolique, initiatique, temporaire..., etc. Le mot d'ordre apporte une mort directe á celui qui reEoit I'ordre, ou bien une mort éventuelle s'il n'obéit pas, ou bien une mort qu'il doit lui-méme infliger, porter ailleurs. Un ordre du pére á son fils, <>,<,ne se-laissepas séparerde la petite sentencede mort que le fils éprouve en un point de sa personne.Mort, mort, tel est le seul jugement, et ce qui fait du jugement un systéme. Verdict. Mais le-mot d'ordre est aussi autre chose, inséparablement lié : il est comme un cri d'alarme ou un messagede fuite. I1 serait trop simple de dire que la fuite est une réaction contre le mot d'ordre ; elle est plut6t comprise en lui, comme son autre face dans un agencementcomplexe,Son autfe composante.Canetti a raison d'invóquer le rugissémentdu lion, qui énonce ensemble la fuite et la mórt 37.Le mot d'ordre a deux tons. Le prophéte ne reEoit pas moins les mots d'ordre en prenant la fuite_qu'en souhaitant 1; mort : le prophétisme juif a soudé le veu d'étre mort et l'élan de fuite au mot d'ordre divin. 36, Cf. Le manifeste du << collectif Suatégie >> á propos de la langue québécoise, in Change, n" 30 : il dénonce <>,comme s'il suffisait d'un état de minorité pour avoir par lá méme une position rér'olutionnai¡e (< cette équation mécaniste reléve d'une conception populiste de la langue.(...) Ce n'est pas parce qu'un individu parle la langue de la classe ouvriére qu'il est sur les positions de cette classe. (...) La thése selon laquelle le ioual posséde une force subversive, contre-culturelle, est parfaitement idéaliste >, p 188). 37. Elias Canetti, Masse et puissance. (Cf . les deux chapitres essentiels correspondant aux deux aspects du mot d'ordre, << L'ordre > et << La métamorphose )>; et, surtout, pp. 3)2-3)3,Ia description du pélerinage de La Mecque, avec son double aspect codé, pétrification mortuaire et fuite panique.)
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Or, si nous considérons le premier aspect du mot d'ordre, c'est-á-direla mort comme exprimé de l'énoncé, nous voyons bien qu'il correspond aux exigences précédentes : la mort a beau concerner essentiellementles corps, s'attribuer aux corps, elle doit á son immédiateté, á son instantanéité,le caractéreauthentique d'une transformation incorporelle. Ce qui la précéde et ce qui la suit peuvent étre un long systémed'actions et de passions, un lent úavail des corps ; en elle-méme, elle n'est ni action ni passion, mais pur acte, pure tansformation que l'énonciation soude avec l'énoncé, sentence.Cet homme est mort... Tu es déjá mort quand tu regoisle mot d'ordre... La mort en efiet est partout comme cette frontiére infranchissable, idéelle, qui sépare les corps, leurs formes et leurs états, et comme la condition, méme initiatique, méme symbolique, par laquelle un sujet doit passer pour changer de forme ou d'état. C'est en ce sens que Canetti parle de l' <<énantiomorphose>>: un régime qui renvoie á un Maitre immuable et hiératique, Iégif érant á chaque moment par constantes,interdisant ou limitant smictementles métamorphoses, fixant aux figures des contours nets et stables, opposant deux á deux les formes, imposant aux sujets de mourir pour passer de I'une ) I'autre. C'est toujours par quelque chose d'incorporel qu'un corps se sépareet se distingue d'un autre. En tant qu'elle est l'exrémité d'un corps, la figure est I'attribut non corporel qui le limite et le finit : la mort est la Figure. C'est par une mort qu'un corps s'achéve non seulement dans le temps, mais dans l'espace,et que ses lignes forment, cernent un contour. Il y a des espacesmorts non moins que des temps morts. < Dans un tel régime, tout nouveau corps exige l'érection d'une forme opposable avtarft que la formation de sujets distincts i la mort est la transformation généraleincorporelle qui s'attribue á tous les corps du point de vue de leurs formes et de leurs substances(par exemple, le corps du Parti ne se détacherapas sans une opération d'énantiomorphie, et sans la formation de nouveaux militants qui supposent l'élimination d'une premiére génération). Il est vrai que nous invoquons ici des considérationsde contenu non moins que d'expression.En effet, au moment méme oü les deux plans se distinguent le plus, comme le régime de corps et le régime de signesdans un agencement,ils renvoient encore á leur présupposition réciproque. La transformation incorporelle est l'exprimé des mots d'ordre, mais aussi bien I'attribut des corps. 136
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Ce.ne sont.pas seulementles variables linguistiques d'expression, mais aussi les va.riablesnon linguistiq.r.r J. .orit..rrr, q.ri respect-ivementdans des rapporrs d'opposition ou de listinction "ntr.rrí formelles, aptes der conslantes. comme lir¿iq". ,á .déga.gei Hjelmslev, c'est de la méme maniére qu'une expressionse divise en unités ploniques, par exemples, ei qu'un óontenu se divise en unités physiques, zoologiquesou sociáles(<>se divise 38).LJ résea' des en bovin-m_ále-jeune binariiés, des ,rbot.r..nces, vaut d'un cdté comme de l'autre. Il n'y a pourtant nulle ressemblance,ni comespondanceou conformíté analytiques des dgux plans.,Mais leur indépendancen'exclut pas I'isomo"phir-., c'est-á-direI'existencedu méme type de relatións constant^es d,ui c6té ou de l'autre. Et c'est ce type de relations qui fait dés le début.que.les élém_ents linguistiq,tér .t non linguisiiques ne sont pas séparables,malgré legr absencede .o.r.rpóndance. c'est en méme temps que les éléments de contenu vont donner des contours nets aux mélangesde corps, et les élémentsd'expression un po-Lrvoirde sentenceou de jugement aux exprimés non corporels. Tous ces éléments ont des áegrés d'abstra^ctionet de déterritorialisation difiérents, mais ils opérent á chaque fois une reter-l'agencemeni, ritorialisation de I'ensemble de sur tels mots d'ordre et tels contours. C'est méme lJsens de la'docmine du jugement synthétique, d'avoir montré qu'il y avait un lien a prióri (isomorphisme)entre la Sentenceet la Figure, la forme d'expression et la forme de contenu. Mais,_si I'on considére l'autre aspect du mot d'ordre, la fuite et non la mort, il appanft que leJ variables y entrent dans un lo,"ugl état, qui est celui de la variation continue. Le passage á la limite alparait maintenant comme la mansformation in.oJporelle, qui ne cessepourtant de s'attribuer aux corps : la seule maniéte, non pas de supprimer la mort, mais de lá réduire ou d'en faire elle-mémeune variation. A la fois le langageest poussé par ce mouvement que le fait tendre vers ses proprés limites, et les corps, pris dans le mouvement de la métamoiohose de Íeur contenu, ou_dans l'exhaustion qui leur fait atteindre ou dépasser la limite de leurs figures. rI y aurait lieu d'opposer ici des ,.i.n.., mineures aux sciencesmajeures : p^Í e*emple l'élan de la ligne brisée vers la courbe, toute .rne géomémiebpérative du trait et 38. Nous avons vu gue Hjelmslev imposait une condition -..restrictive, celle d'assimiler le plan de cóntenr, á une ro.t. á. rignin¿ ;;, o' ; raison alors de lui ob,iecteTgue I'analyse-du conrenu, telle q"u'ii i, propo.i reléve moins de la linguistique. que d'autres áit.ipti".r, j" ,."rJgiá'pri -..ii. exemp.le (ainsi Ma¡tinet, Li hnQulstique, D.no¿I,'-p.--'3i3). tvt.ri 'conditíon objection -nous semble seulemeni pori"r contre Ía t.ririitiu. de Hjelmslev.
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du mouvement, une sciencepragmatique des mises en variation, qui procéde autrement que la sciencemajeure ou royale des invariants d'Euclide, et qui traverse une longue histoire de suspicion et méme de répression(nous reviendrons sur cette question). Le plus petit intervalle est toujours diabolique : le maitte des métamorphoses s'oppose au roi hiératique invariant. C'est comme si une matiére intense se libérait, un continuum de variation, ici dans les tenseurs intérieurs de la langue, 1á dans les tensions intérieures de contenu. L'idée du plus petit intervalle ne s'établit pas entre des figures de méme nature, mais implique au moins la courbe et la droite, le cercle et la tangente. On assisteá une transformation des substanceset á une dissolution des formes, passageá la limite ou fuite des contours, au profit des forces iluidei, des flux, de l'air, de la lumiére, de la matiére qui font qu'un corps ou un mot ne s'arrétent en aucun point précis. Puissance incorporelle de cette matiére intense, puissance matérielle de cette langue. Une matiére plus immédiate, plus fluide et ardente que les corps et les mots. Dans la variation continue, il !'y a méme plus lieu de distinguer une forme d'expressionet une forme de contenu, mais deux plans méme inséparablesen présupposition réciproque. Maintenant, la relativité de leur distinction s'est pleinement réaliséesur le plan de consistanceoü la déterritorialisation devient absolue,entrainant l'agencement.Absolu ne signifie pourtantpaSindifiérencié:1esdif[érences,devenues<< petites )), s€ feront dans une seule et méme matiére qui servira d'expression comme puissance incorporelle, mais également de contenu comme corporéité sans limites. Les variables de contenu et d'expression ne sont plus dans le rapport de présupposition qui supposeencore deux formes : la mise en variation continue des variables opére plut6t le rapprochement des deux formes, la conjonction des pointes de déterritorialisationd'un c6té comme de I'autre, sur le plan d'une méme matiére libérée, sans figures, délibérémentnon formée, qui ne retient justement que ces pointes, ces tenseursou tensionsdans l'expressioncomme dans le contenu. Les gestes et les choses,les voix et les sons, sont pris dans le méme <>,emportés dans les efiets changeantsde bégaiement, de vibrato, de témolo et de débordement.Un synthétiseur met en variation continue tous les paramétres,et fait que, peu á p€u, <( des éléments fonciérement hétérogénesfinissent par se convertir l'un dans I'autte de quelque maniére o. Il y a matiére commune dés qu'il y a cette conjonction. C'est seulement h qu'on atteint á la machine abstraite, ou au diagrammede I'agencement. Le synthétiseur a pris la place du jugement, comme la matiére celle de la figure ou de la substanceformée. Il ne convient méme plus de grouper d'une part des intensitésénergétiques,phy-
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sico-chimiques,biologiques, d'autre part des intensités sémiotiques, informatives, linguistiques, esthétiques,mathématiques..., etc. La multiplicité des systémesd'intensités se conjugue, se rhizomatise sur l'agencementtout entier, dés le moment qu'il est entrainé par ces vecteurs ou tensions de fuite. Car la question n'était pas : comment échapper au mot d'ordre ? mais comment échapper á la sentencede mort qu'il enveloppe, comment développer sa puissance de fuite, comment empécher la fuite de tourner dans l'imaginafte, ou de tomber dans un trou noit, comÍnent maintenir ou dégager la potentialité révolutionnaire d'un mot d'ordre ? Hofmannsthal se lance á lui-méme le mot d'ordre < Allemagne, Allemagne ! >>,besoin de reterritorialiser, méme dans un <<miroir mélancolique>>.Mais, sous ce mot d'ordre, il en entend un autre : comme si les vieilles <> allemandesétaient de simples constantesqui s'efiagaientmaintenant pour indiquer un rapport avec la nature, avec la vie, d'autant plus profond qu'il'est plus variable - en quel cas ce rapport avec la vie doit étre un raidissement,dans quel cas une soumission, á quel moment il s'agit de se révolter, á quel moment se rendre, ou bien étre impassible,et quand faut-il une parole séche, quand faut-il une exubérance ou un divertissement3e? Quelles que soient les coupures ou les ruptures, seule la vaúation continue dégageru cette ligne virtuelle, ce continuum virtuel de la vie, <>.Dans un film d'Herzog, il y a un énoncésplendide.Se posant une question, le personnagedu film dit : qui donnera une réponseá cette réponse? Il n'y a pas de question, en efiet, on ne répond jamais qu') des réponses.A la réponsedéjá contenue dans une question (interrogatoire, concours, plébiscite, etc.), on opposera des questions qui viennent d'une autre réponse.On dégageraun mot d'ordre du mot d'ordre. Dans le mot d'ordre, la vie doit répondre á la réponse de la morr, non pas en fuyant, mais en faisant que la fuite agisseet crée. Il y a des mots de passesous les mots d'ordre. Des mots qui seraient comme de passage,des composantesde pasage,tandis que les mots d'ordre marquent des arréts, des compositions stratifiées,organisées.La méme chose, le méme mot, a sans doute cette double nature : il faut extraire l'une de l'aure - üansformer les compositions d'ordre en composantesde passages.
39. cf. le détail du texte d'Hofmannsthal, Lettres du aoyageur i son retoar (letre du 9 mai 1901), Mercure de France.
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5. 587ev. J.-C.-70ap. Sur quelques régimes de signes
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Un nouueaurégine
On appelle régime de signes toute formalisation d'expression spécifique, au moins dans le cas oü l'expression est linguistique. Un régime de signes constitue une sémiotique. Mais il semble difficile de considérer les sémiotiques en elles-mémes : en effet, 1l y a toujours une forme de contenu, á la fois inséparable et indépendante de la forme d'expression ; et les deux formes renvoient A des agencements qui ne sont pas principalement linguistiques. Toutefois, on peut faire comme si la formalisation d'expression était autonome et suffisante. Car, méme dans ces conditions, il y a une telle diversité dans les formes d'expression, une telle mixité de ces formes, que I'on ne peut attacher aucun privilége particulier á la forme ou au régime du <<signifiant >>. Si I'on appelle sémiologie la sémiotique signifiante, la sémiologie n'est qu'un régime de signesparmi d'autres, et pas le plus important. D'oü la nécessitéde revenir á une pragmatique, oü jamais le langage n'a d'universalité en lui-méme, ni de formalisation 140
SUR QUELQUES RÉGIMES DE SIGNES
suffisante, ni de sémiologie ou de métalangagegénéraux. C'est donc d'abord l'étude du régime signifiant qui témoigne de I'inadéquation des présupposéslinguistiques) au nom méme des régimes de signes. Le régime signifiant du signe (le signe signifiant) a une formule générale simple : le signe renvoie au signe, et ne renvoie qu'au signe á I'infini. C'est pourquoi I'on peut méme, á la limite, se passerde la notion de signe, puisqu'on ne retient pas principalement son rapport á un état de choses qu'il désigne, ni á une entité qu'il signifie, mais seulement le rapport formel du signe avec le signe en tant qu'il définit une chaine dite signifiante. L'illimité de la signifiance a remplacé le signe. Quand on suppose que la dénotation (ici, I'ensemble de la désignation et de la signification) fait déjá partie de la connotation, on esr en plein dans ce régime signifiant du signe. On ne s'occupe pas spécialement des indices, c'est-)-dire des états de choses territoriaux qui constituent le désignable.On ne s'occupe pas spécialementdes icónes, c'est-)-dire des opérations de reterritorialisation qui constituent á leur tour le signifiable.Le signe a donc atteint déjá un haut degré de déterritorialisationrelative, sous lequel il est considéré comme symbole dans un renvoi constant du signe au signe. Le signifiant, c'est le signe qui redonde avec le signe. Les signes quelconquesse font signe. Il ne s'agit pas encore de savoir ce que signifie tel signe, mais á quels autres signes il renvoie, quels autres signes s'ajoutent á lui, pour former un réseau sans début ni fin qui projette son ombre sur un continuum amorphe atmosphérique. C'est ce continuum amorphe qui joue pour le moment le róle de <<signifré >>,mais il ne cessede glisser sous le signifiant auquel il sert seulementde médium ou de mur : tous les contenus viennent dissoudreen lui leurs formes propres. Atmosphérisation ou mondanisation des contenus. On fait donc absmaction du contenu. On est dans la situation décrite par Lévi-Strauss : le monde a commencé par signifier avant qu'on sache ce qu'il signifiait, le signifié est donné sans étre pour autant connu 1. Votre femme vous a regardé d'un air étrange, et ce matin la concierge vous a tendu une lettre d'impdt en croisant les doigts, puis vous avez matché sur une crotte de chien. vous avez vu sur le trottoir deux petits morceauxde bois qui se joignaient comme les aiguilles d'une montre, on a chuchoté derriére vous quand vous arciviez au bureau. Peu importe ce que Ea veut dire, c'est toujours du - 1. Lévi-Stfauss, << Inffoduction á l'ceuvre de Marcel Mauss )), Sociologie et anthropologie, P. U. F., pp. 48-49 (Lévi-Srauss distinguera dans la suite du texte un autre aspeci du signifié). Sur cette premiére valeur d'un continuum atmosphérique, cf . les descriptions psychiatriques de Binswanger et d'Arieti.
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signifiant. Le signe qui renvoie au signe est frappé d'une étrange impuissance, d'une incertitude, mais puissant est le signifiant qui constitue la chaine. Aussi le paranoiaqueparticipe-t-il á cette impuissancedu signe déteritorialisé qui l'assaille de tous c6tés dans l'atmosphére glissante,mais il accéded'autant plus au surpouvoir du signifiant, dans le sentiment royal de la colére, comme maitre du réseauqui se répand dans I'atmosphére.Régime despotique paranoiaque : ils m'attaquent et me font soufirir, mais ie devine leurs intentions, je les devance,je le savaisde tout temps, j'ai le pouvoir jusque dans mon impuissance,(( ie les aurai >>. On n'en finit avec rien dans un tel régime. C'est fait pour Ea, c'est le régime tragique de la dette infinie, dont on est t la fois débiteur et créancier. Un signe renvoie á un autre signe dans lequel il passe, et qui, de signe en signe, le reconduit pour passer dans d'autres encore. <( Quitte á fafte retour circulairement... >>Les signesne font pas seulementréseauinfini, le réseau des signes est infiniment circulaire. L'énoncé survit á son objet, le nom survit á son possesseur.Soit passantdans d'auffes signes, soit mis en réserve un certain temps, le signe survit á son état de choses comme á son signifié, il bondit á la faEon d'une béte ou d'un mort pour reprendre sa place dans la chaine et investir un nouvel état, un nouveau signifié d'oü il s'extrait encore2. I,mpression d'éternel retour. Il y a tout un régime d'énoncés flottants, baladeurs, de noms suspendus,de signes qui guettent, attendant pour revenir d'étre poussésen avant par la chaine. Le signifiant comme redondance avec soi du signe déterritorialisé, monde mortuaire et de terreur. - Mais ce qui compte,_c'estmoins cette circularité des signesque la multiplicité des cercles ou des chaines. Le signe ne ren-voi. ^un iut seulement au signe sur un méme cercle, maiJ d'un cercle á autre ou d'une spire á une autre. Robert Lowie raconte comment les Crow et les Hopi réagissent différemment quand ils sont trompés par leurs femmes (les crow sont des chasJeursnomades, tandis que les Hopi sont des sédentairesliés á une tradition impériale) : < on voit dé quel c6té est la parunoia,l'élément despotique ou le régime signifiánt, <<,labigoterie >>comme dit encore Lévi-strauss :-<< C'est qu'en efiet pour un Hopi tout est lié : un désordre social, un incident domestique, mettent en cause le systéme de l'univers dont les 2. Cf. LéviStrauss, La pensée sauaage,Plon, pp. 278 sq. (analyse des deux cas).
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SUR QUELQUES REGIMES DE SIGNES
niveaux sont unis par de multiples correspondances; un bouleversement sur un plan n'est intelligible, et moralement tolérable, que comme projection d'autres bouleversements,affectant les autres niveaux 3. >>Le Hopi saute d'un cercle á l'auffe, ou d'un signe á I'aume sur deux spires. On sort du village ou de la cité, on y revient. Il anive que ces sauts soient réglés non seulement par des rituels présignifiants, mais par toute une bureaucratie impériale qui décide de leur légitimité. On ne saute pas n'importe comment, ni sans régles; et non seulement les sauts sont réglés, mais il y en a d'interdits : ne pas dépasserle cercle le plus extérieur, ne pas s'approcherdu cercle le plus cenual... La difiérence des cercles vient de ceci : bien que tous les signes ne renvoient les uns aux autres que déteritorialisés, tournés vers un méme centre de signifiance, distribués dans un continuum amorphe, ils n'en ont pas moins des vitessesde déterritorialisation difiérentes qui témoignent d'un lieu d'origine (le temple, le palais, la maison, la rue, le village, la brousse,etc.), des rapports difiérentiels qui maintiennent la distinction des cercles ou qui constituent des seuils dans l'atmosphére du continuum (le privé et le public, I'incident famllial et le désordre social). Ces seuils et ces cercles ont d'ailleurs une répartition mouvante suivant les cas. Il y a une tricherie fondamentaledans le systéme.Sauter d'un cetcle á l'autre, toujours déplacerla scéne,la jouer ailleuts, c'est I'opération hystérique du tricheur comme sujet, qui répond á l'opération paranoiaquedu despote installé dans son centre de signifiance. Il y a encore un auffe aspect : le régime signifiant ne se trouve pas seulement devant la táche d'organiser en cercles les signes émis de toutes parts ; il doit sans cesseassurer I'expansion des cercles ou de Ia spirale, refournir du signifiant au centre pour vaincre l'entropie propre au systéme, et pour que de nouveaux cercles s'épanouissentou que les anciens soient réalimentés. Il faut donc un mécanisme secondaire au service de la signifiance : c'est l'interprétance ou I'interprétation. Cette fois, le signifié prend une nouvelle figure : il cessed'étre ce continuum amorphe, donné sans étre connu, sur lequel le réseaudes signes jetait son filet. On fera correspondre á un signe ou á un groupe de signes une portion de signifié déterminé comme conforme, dés lors connaissable.A I'axe syntagmatique du signe qui renvoie au signe s'ajoute un axe paradigmatiqueoü le signe ainsi formalisé se taille un signifié conforme (donc lá encore abstraction du contenu, mais d'une nouvelle faEon). Le prétre interprétatif, le devin, est un des bureaucrates du dieu-despote. Apparait un l. LéviStrauss, Préface á Soleil Hopi, Plon, p. VI.
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nouvel aspect d_ela tricherie, la micherie du prétre : I'interprétation va á I'infini, et ne rencontre jamais rien á intetpréter qui ne soit déjá soi-mémeune interprétation. Si bien que le signifié ne cessede redonner du signifiant, de le recharger ou d'en produire. La forme vient toujours du signifiant. Le signifié ultime, c'est donc le signifiant lui-méme dans sa redondance ou son <<excédent >. Il est parfaitement inutile de prétendre dépasser I'interprétation et méme la communication par la productión de signifiant, puisque c'est la communication de I'interprétation qui sert toujours á reproduire et á produire du signifiant. Ce n'est certes pas ainsi qu'on peut renouveler la notion de production. (mais que tous les Q'a été la découvertedes prétres psychanalystes autres préffes et tous les autres devins avaient f.aite en leur temps) : que I'interprétation devait étre soumise á la signifiance, au point que le signifiant ne donnait aucun signifié sans que le signifié ne redonnát á son tour du signifiant. A la limite, en effet, il n'y a méme plus á interpréter. mais parce que la meilleure interprétation, 7a plus lourde, la plus radicale, c'est le silence éminemment significatif. Il est bien connu que le psychanalystene parle méme plus, et qu'il n'en interpréte que davantage, ou, mieux encore, donne á interpréter, pour le sujet qui sauted'un cerclede I'enfer á I'autre. En vérité, signifianceet interprétose sont les deux maladies de la terre ou de la peau, c'est-ádire de l'homme, la névrose de base. Du centre de signifiance, du Signifiant en personne, il y a peu á dire, ,car i\ est pure absmactionnon moins que principe pur, c'est-á-direrien. Manque ou excés, peu importé. Ctest lá méme chose de dire_ que le signe renvoie au signe á I'infini, ou que I'ensemble infini des signes renvoie á un signifiant majeur. Mais justement, cette pure redondance formelle du signifiant ne pourrait pas méme étre penséesans une substanced'expressionparticuliére pour laquelle il faut trouver un nom : la-uisagéité.-Non seulement le langage est toujours accompagnépar deJ traits de visagéité,mais le visage cristallise I'ensembledes redondances,il émet et reEoit, láche et recapte les signes signifiants. Il est A Iui-méme tout un corps : il est comme le corps du centre de signifiance,sur lequel s'accrochenttous les signeJdéterritorialisés, et il marque la limite de leur détemitorialisation.C'est du visage que la voix sort ; c'est méme pourquoi, quelle que soit I'importance fondamentaled'une machíne d'écriture dans la bureaucratie impériale, l'écrit garde un caractére oral, non livresque. Le visage est l'Icóne propre du régime signifiant, Ia rcterritorialisation intérieure au systéme.Le signifiant se reterritorialise sur le visage. C'est le visage qui donne la substancedu signifiant, c'est lui qui donne á interpréter, et qui change, qui chañge de traits,
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suR euELeuESnÉcruBs DE sTGNES quand.l'interprétation redonne du_signifiant) sa substance.Tiens, il. a changé de visage.--Le signifia.nl esr toujours visagéifié- i7 visagéité régne matériellement sur tout cet ensemble áes signifianceset des interprétations (les psychologueso.rt b.urr.orrp-é;;it sur lls rapports du bébé avec le uirug. de I'a mére, les socioiog".r, sur le róle du visage dans les mass-mediao,, la publicitéfi Le dieu-despoten'a jamais caché son visage, au .o.rtüi.. : il s'en fait un et méme plusie_urs.Le masqueire cache pas le visage, il l'est. Le prétre manie le visage d,, iie.r. Tout esi public ,liri l, et tout ce qui. est public l'est par le visage.i. ..nrorg., -despot-e, la tricherie, font pártie fondamentalement du r?gime signifiait, mais pas le- secreta. rnversement, quand le visage"s'.fiace]q,runá les traits de visagéité disparaisseni,on peut éire sür q.r'on .rt enffé dans un autre régime, dans d'autré, ,o.r.s infiniment plus muettes et imperceptibles oü s'opérent des devenirs-animáux, des devenirs-moléculaires souterraini, d.r déterritorialisationsnocturnes qui débordent les limites du systéme signifiant. Le despote ou le dieu brandit son v-isagesolaire qui esi tout son corps, gomm.ecorps du_signifiant. Il m'a regardé-d'un dr6le d'air, ii a froncé le sourcil, qu'est-ce que i'ai-fait pour qu'il .hu.rg. de yisage..f J'ai sa photo devant moi, on dirait qu'elie me regírde... surveillance du visage, disait Strinberg, ,rr..óduge du rig"ninánt, i'adiation en tous sens, omniprésetr.é illo.uliséIe. Enfin le visage, ou le corps áu despote ou du dieu, a comme un contr_e-corps: -le corps du supplicié, ou, mieux encore, de I'exclu. Que ces.deux córps commlniqúent, c'est certain, puisqu'il arrivg que le.corps du de,spotesoit soumis á des épr*.r., d'humiliation et méme de supplice, ou d'exil et d'exclusión. < A I'autre.p6le,on pourrait imaginer de placer le corps d" .onJu."¿, tl a lui aussi son-statut _juridique, il suscite son cérémonial (...) non point pour fonder le plus de pouvoir qui afiectait la personne du souverain, mais pour codér le moins de pouvoir dont sont marqués ceux qu'on soumet á une punition. Dans la région la plus sombre du champ -politiq_ue,Ie condamnédessinela fii"r. symétrique et_ inversée du roi s. celui qui perd son visag,e,et qui enre duni ,rn d.u..tit-á"il;i dans un devenir-moléculairedónt on disperse les cendres uu* 4' Pat exemple, flans le mythe bantou, le premier fondateur d'Etat montre son visage, il mange_et boit en public, tañdis que le chasseur, puis le guerrier, inventent_ I'art_ du secret, se dérobent irung"nt derriéie un "t de l\Etat, c"iti-"ü, écran : cf. Luc de Heusch , [, e roi iure ou I'origine pp.20-25. Heusch voit dans le second moment la preuve d,uné civilisatioí plus < tz'Ífrnée > : il nous semble plgt_ót qu'il s'agii d'une autre sémiotiq"., de gueffe et non plus de travaux publics.' 5. Foucault, Surueiller et punir, p. 3j.
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vents. Mais on dirait que le supplicié n'est pas du tout le terme ultime, c'est au contraire le premier pas avant I'exclusion. G'dípe au moins l'avait compris. Il se supplicie,créve ses yeux, puis s'en va. Le rite, le devenir-animaldu bouc émissairele montre bien : un premier bouc expiatoire est sacrifié,mais un secondbouc est chassé,envoyé dans le désert aride. Dans le régime signifiant, le bouc émissaire représente une nouvelle forme de remontée de l'entropie pour le systémedes signes : il est chargéde tout ce qui est <( mauvais >>,sur une période donnée, c'est-á-diretout ce qui a résisté aux signessignifiants,tout ce qui a échappéaux renvois de signe en signe á travers les cerclesdifiérents ; il assumeaussi tout ie qui n'a pas su recharger le signifiant dans son centre, il emporte encore tout ce qui déborde le cercle le plus extérieur. Il incárne enfin et surtout la ligne de fuite que le régime signifiant ne peur pas supporter, c'est-á-direune déterritorialisation absolue que ce régime doit bloquer ou qu'il ne peut déterminer que de faEon négative, justement parce qu'elle excéde le degré de déterritorialisation, si fort qu'il soit déjá, du signe signifiant. La ligne de fuite, c'est comme une tangente aux cercles de signifiance et au centre du signifiant. Elle sera frappée de malédiction. L'anus du bouc s'oppose au visage du despote ou du dieu. On tuera et on fera fuir ce qui risque de faire fuir le syst¿me.Tout ce qui excéde I'excédent du signifiant, ou tout ce qui passe en dessous,sera marqué de valeur négative. Vous n'autez de choix qu'entre le cul du bouc et le visage du dieu, les sorciers et les prétres. Le syst¿me complet comprend donc : le visage ou le corps paranoiaque du dieu-despoteau centre signifiant du temple ; les préues interprétatifs, qui rechargenttoujours dans le temple le signifié en signifiant ; la foule hystérioue au-dehors, en cercles compacts, et qui saute d'un cercle á I'autre ; le bouc émissaire dépressif, sans visage, émanant du centre, choisi et maité, orné par les prétres, traversant les cerclesdans sa fuite éperduevers le désert. - Tableau trop sommaire qui n'est pas seulement celui du régime despotiqueimpérial, mais qui figure aussi dans tous les groupes cenrés, hiérarchiques, arborescents,assujettis : partis politiques, mouvements littéraires, associationspsychanalytiques, famillés, conjugalités...La photo, la visagéité, la redondance,la signifianceet I'interprétation interviennent partout. Monde triste du signifiant, son archaismeá fonction toujours actuelle, sa tricherie essentiellequi en connote tous les aspects,sa pitrerie profonde. Le signifiant régne sut toutes les scénesde ménage,comme dans tous les appareilsd'Etat. Le régime signifiant du signe se définit par huit aspectsou principes : 1) le signe renvoie au signe, á l'infini (f illimité de la signifiance, qui déterritotialise le signe) ; 2) Ie signe est ramené par 146
SUR QUELQUES RÉcTuTs
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Ie signe, et ne cessede revenir (la circulaúté du signe déterritorialisé) ; 3) le signe saute d'un cercle á I'aut.., .i ne cessede déplacer le centre en méme temps que de s'y rapporter (la métaphore ou hystérie des signes); 4) I'expaniion des cercles est toujours assuréepar des_interprétations qui donnent du signifié et redonnent du signifr,ant(l'interprétoré d' prétre) ; 5) lLnsemble infini des signes renvoie á un signifiant má;.tr qui se présente aussi bien comme manque que comme e*cér (le- signifiant despotiqr,re, limite de déterritorialisationdu systéme; O ll forme signifiant a une substance,ou le signifiani a un corps qui est dll Visage (principe des traits de visagéité,qui constitue une ieterritorialisation) ; 7) la ligne de fuite du syitéme est afiectée d'une rlale.ur négativ_e,condamnée comme ce qui excéde la puissance de déterritorialisationdu régime signifiant-(principedu bóuc émissaire) ; 8) c'est un régime d'universelletricherie, á la fois dans les sauts, dans les cerclesréglés, dans les réglementsdes interprétations du-de_vin,dans la publicité du cenrre visagéifié, dans lé naitement de la ligne de fuite. Non seulementune telle sémiotique n'est pas la premiére, mais on ne voit aucune raison de lui accorder un privilége particulier du point de vue d'un évolutionnisme abstrait. Noirs ioudrions indiquer trés briévement certains caractéresde deux aumes sémiotiques. D'abord, la sémiotique pré-signifiante dite primitive, beaucoup plus proche des encodages<-naturels >>opéiant sané signes. 9r n'y trouvera aucune réduction á la visagéité comme seule substanced'expression : aucune élimitation des formes de contenu par l'abstraction d'un signifié. Pour autant qu'on fait quand méme absffaction du contenu dans une perspective étroitement . sémiotique, c'est au profit d'un pluralisme ou d'une polyvocité des formes -d'expression, qui conjurent toute prisé á. pouvoir par le signifiant, et qui coniervent des formes exiressives propres au contenu lui-méme : ainsi des formes de corporéité, de gestualité, de rythme, de danse, de rite coexistent dans I'hétérogéne_avecla forme vocale6. Plusieursformes et plusieurs substan^C'est ces d'expressionss'entrecoupentet se relaient. une sémiotique segmentaire, mais plurilinéaire, multidimensionnelle, eui combat d'avance toute ciróularité signifiante.La segmentariié.st la. loi.des lignages.Si bien que le-signe doit ici'son degré de déterritorialisationrelatif, _non-plusá uñ renvoi perpétuel au"signe, mais á la confrontation des temitorialités et des segmenrscom. .6. 9lr^Greimas, <<_Pratiques et langages gestuels )), Langages n" 10, juin 1968 ; mais G¡eimas rapporte cettJ sémioiique á dós catéloiies commé 1.. y¡iet d'énoncé >>,-<< zujet d'énonciation >, qui no,rs semble"nt appartenir á d'autres régimes de signes.
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MILLE PLATEAUX parés dont chaque signe est extrait (le camp, Ta brousse,le changement de camp). Non seulement la polyvocité des énoncésest préservée,mais on est capable d'en finir avec un énoncé : un nom usé est aboli, ce qui est trés difiérent de la mise en résetve ou de la transformation signifiante.Quand elle est présignifiante, I'anthropophagie a précisément ce sens : manger le nom, c'est une sémiographie,qui fait pleinement partie d'une sémiotique, 7. malgré son rapport au contenu (mais rapport expressif) On évitera de penser que c'est par ignorance, Pdt refoulement ou forclusion du signifiant qu'une telle sémiotique fonctionne. Elle est av contraire animée du lourd pressentiment de ce qui va venir, elle n'a pas besoin de comprendre pour combatffe, elle est tout entiére destinée par sa segmentaúté méme et sa polyvocité á empécherce qui menace déjá : l'abstraction universalisante,l'érection du signifiant, I'uniformisation formelle et substantielle de l'énonciation, la circularité des énoncés, avec leurs corrélats, appareil d'Etat, installation du despote, caste de prétres, bouc émissaire...,etc. Et chaque fois qu'on mange un mort, on peut dire : encore un que I'Etat n'aura pas. Et puis encore une autre sémiotique, qu'on appellera contresigniliante (notamment celle des terribles nomades éleveurs et guerriers, par difiérence avec les nomadeschasseursqui faisaient partie de la précédente). Cette fois, cette sémiotique procéde moins p^t segmentarité que par arithmétique et numération. Certes, le nombre avait déjá une grande importance dans la division ou la réunion des lignages segmentaires; il avait aussi une fonction décisive dans la bureaucratie impériale signifiante. Mais c'était un nombre qui représentait ou signifiait, < provoqué, produit, causé par autre chose que lui >>.Au contraire, un signe numérique qui n'est produit par rien d'extérieur au marquage qui l'institue, marquant une répartition plurale et mobile, posant lui-méme des fonctions et des relations, procédant á des arrangementsplus qu'á des totaux, ) des dismibutions plus qu'á des collections,opérant par coupure, transition, migration et accumulation plus que par combinaison d'unités, un tel signe semble appartenir ála sémiotiqued'une machinede guerre nomade, á son tour dirigée contre I'appareil d'Etat. Nombre nombrant 8. L'organis at ion num é ri q u ee n 1 0 , 5 0 , 1 0 0 , 1 0 0 0 ..., etc., et I' organi sa7. Sur l'anthropophagie comme maniére de conjurer I'action des ámes ou des noms morts ; et sur sa fonction sémiotique de <>,cf. Pierre Clastres,Chronique des Indiens Guayaki, Plon, pp. T2340. 8. Les expressionsptécédentesconcernant le nombre sont empruntées á Julia Kristeva, bien qu'elle s'en serve pour I'analyse de textes littéraires dans I'hypothése du << signifiant >> : Semeiotiké, Ed. du Seuil, pp. 294 sq., 3I7.
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suR euEl,euEs nÉcrurs DE srcNEs tion spatiale.tui lui est associée,seront évidemment reprises par les armées d'Etat, mais témoignent d'abord d',rn syrti-. -ili'Hyksos taire p-ropÍe aux grands nomades des steppes, des aux Mongols, et se superposentau principe dei lignages.i. ,....r, -impoitants l'espionnage so-nt des éléments de" ceite sémiotiqué des Nombres dans Ia machine de gnerre. Le r6le des N";b't;; dans la Bible ll:rJ pas indépenáant des nomades, t"C; Moise en reEoit I'idée de son beau-pére,Jéthro le eéníen i il'.n ,ll principe f.ui, -d'organisation po.ri la márche et la mig.rtion, .J l'applique lui-méme au domaine militaire. Dans cette s"émiotique contre-signifiant_e, la ligne,de fuite despotique ^r.to.rrneimpérial. .rt rem_ placée par une ligne dLbolition qui r. cántre I.r gtuná, empires, les traverse ou les détruit, á moins de les conquérir et de_s'y intégrer en formant une sémiotique mixte. Nous voudrions parler plus particuliérement -post-signifiant, d'un quatriéme régime de signes.encore,régime qui s'opposeá la signifiance avec de notrrr.a.r* caractére{ .i q"í r. ¿¿n"it put trn procédéoriginal, de < subjectivation il y en a donc beaucoup. Notre liste elle-méme"est arbitíafuement limitée. II n'y a aucuneraison d'identifier un régime ou une sémiotique avec un peuple, ni avec un moment de l'hi"stqire.Dans un méme moment ou dans un méme peuple, il y a un tel mélange qu'on peut seulementdire qu'utr'p.rpl", trn!". o,t ".r. pñrt-étre un moment assure Ia dominance relative á'un régime. toutes les sémiotiquessont-ellesmixtes, se combiñant non seulement avec des formes de contenu divers, mais aussi combinant des.régimesde signes_difiérents.Des élémentsprésignifian,, ,o"i ^rori toujours actifs, des éléments contre-signifiants toujours au travail et présents,des élémentspost-sfunifiantssont déjá lá dans le régime.signifiant. Er encore c'est marquer trop de tempo,rit:ii. Les sémiotiques et leur mixité peuvent apparaitre dáns une histoire oü s'afirontent et se mélangent les p.,.rpl.r, mais aussi 9?n: d"r langages oü plusieurs forictions .ón.o,rr.it, dans "" hópital psychiatriqueoü des formes de délires coexisrení,et méme se grefient en un méme cas, dans une conversation oráinaire oü des gens qui parlent la méme langue ne parlenr pas -é;" i;úr;; (tout 9.'"n có,rp -surgit un_fraginent d'rr.r. sémiotique inaitJndue). Nous ne faisons pas d'évólutionnisme, ni mémá d'histoire. Les sémiotiquesdfpendénr d'agencements,qúi font q". ,.1-p.-"pt., tel momenr ou telle lang,t", muir aussi tel ityle, t.li. modé, ;;il. pathologie, tel événementminuscule dans ,tná ,ít.rution restreinte peuvent assurer Ia prédominance de I'une ou de l'autre. Nous essayonsde consffuire des cartes de régimes de signes : nous pouvons les retourner, retenir telles ou ielles de lerirs coordonnées, telles ou telles de leurs dimensions,et suivant le cas nous
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aurons une formation sociale,un délire pathologique, un événement historique..., etc. Nous le verrons encore dans une autre occasion : tantót l'on a afraite á un systéme social daté, <>.Nous pouvons aussicombiner ces cartes,ou les séparer. Pour distinguer deux types de sémiotiques,par exemple le régime post-signifiant et le régime signifiant, nous devons considérer simultanémentdes domainestrés divers. Dans les débuts du xx" siécle, la psychiatrie au sommet de sa finesse clinique s'est trouvée devant le probléme des délires non hallucinatoires,avec conservationd'intégrité mentale, sans< dimi nution intellectuelle >>.Ily avaít un premier grand groupe, délires paranoiaques et d'interprétation, comportant déja difiérents aspects. Mais la question concernait l'indépendance éventuelle d'un autre groupe, esquissé dans la Monomanie d'Esquirol, la Quérulance de Kraepelin, puis défini dans le délire de Revendication de Serieux et Capgras, et dans le délire passionnel de Clérambault (u quérulance ou revendication, jalousie, érotomanie >). Suivant les trés belles études de Serieux et Capgrasd'une part, et de Clérambault d'auue part (c'est lui qui va le plus loin dans la voie de la distinction), on opposerait un régime idéel de signifiance, paranoiaque-interprétatif, et un régime subjectif, postsignifiant, passionnel.Le premier se définit par un début insidieux, un centre caché témoignant de forces endogénes autour d'une idée ; puis par un développement en réseau sur un continuum amorphe, une atmosphére glissante oü le moindre incident peut étre pris ; une organisation rayonnante en cercles,une extension par furadiation circulaire en tous sens, oü l'individu saute d'un point á l'autre, d'un cercle á I'autre, se rapproche du cenffe ou s'en éloigne, f.ait de la prospectiveet de la rétrospective; par une transformation de I'atmosphére,suivant des traits variablesou des centres secondairesqui se regroupent autour du noyau principal. Le second régime se définit au contraire par une occasion extérieure décisive, par un rapport avec le dehors qui s'exprime plut6t comme émotion que comme idée, et comme effort ou action que comme imagination (< délire des actes plutót que des idées >) ; par une constellation limitée, opérant dans un seul secteur; p^t un <( postulat >>ou une < qui est le point de départ d'une série linéaire, d'un procés, jusqu'á l'épuisement qui matquera le départ d'un nouveau procés; bref, par la succession linéaire et temporelle de procés linis, piutít que par la simultanéité des cercles en expansion illimitéee. 9. Cf. Sérieux et Capgras, Les lolies raisonnantes,Alcan 1909; Clérambault, G,uure psychiatrique, rééd. P. U. F. ; mais Capgras croit á une
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Cette histoire de deux délires sans diminution intellectuelle est d'une grande importance. Car elle ne vient pas toubler une psychiatrie préexistante,elle est au cceur de la constitution de la psychiatrie au xrx' siécle, et explique que le psychiatre dés le début nait comme il ne cesserapas d'étre : il nait coincé, pris enffe des exigences humanitaires, policiéres, juridiques, etc., accuséde ne pas étre un vrai médecin,soupqonnéde prendre pour fous ceux qui ne le sont pas et de ne pas voir ceux qui le sont, lui-méme en proie á des drames de conscience,la derniére belle áme hégélienne.Si I'on considéreen effet les deux types de délirants intacts, on peut dire des uns qu'ils ont I'air compl¿tement fous, mais qu'ils ne le sont pas : le président Schreberdéveloppe en tous sens sa pannciia irradiante et ses rapports avec Dieu, il n'est pas fou pour altant qu'il reste capable de gérer sagement sa fortune, et de distinguer les cercles.A l'autre póle, il y en a qui n'ont pas l'air fous du tout, seulementils le sont, comme en témoignent leurs actions soudaines,querelles, incendies, assassinats (déjá les quatre grandes monomanies d'Esquirol, érotique, raisonnante, incendiaire, homicide). Bref, la psychiamie ne s'est nullement constituéeen rapport avec le concept de folie, ni méme avec un remaniement de ce concept, mais plutdt auec sa dissolution dans ces deux directions opposées.Et n'est-ce pas notre double image á tous que la psychiamienous révéle ainsi, tantót avoir I'air fou sans l'étre, tantót l'étre sans en avoir I'air ? (Ce double constat sera encore le point de départ de la psychanalyse, sa faEon d'enchainer avec la psychiatrie : nous avons I'air fous, mais nous ne le sommes pas, voyez le réve, nous sommes fous, mais nous n'en avons pas I'air, voyez la vie quotidienne). Le psychiatre était donc tant6t amené á plaider I'indulgence er la compréhension,á souligner f inutilité de I'internement, á solliciter des asilesopen-door; tant6t, au contraire, á réclamer une surveillance accrue, des asiles spéciaux de süreté, d'autant plus durs que le fou ne le paraissaitpas 10.Est-ce par hasard que la distinction des sémiotique essentiellement mixte ou polymorphe, tandis que Clérambault dégage abstraitement deux sémiotiques pures, méme s'il reconnait leur mélange de fait. Sur les origines de cette distinction de deux groupes de délires, on consultera principalement Esquirol, Des maladies rnentales, 1818 (dans quelle mesure la << monomanie >> est-elle séparable de la manie ?) ; et Kraepelin, Lehrbuch der Psychiatrie (dans quelle mesure la <>est-elle séparable de la paranoia ?). La question du deuxiéme groupe de délires, ou délires passionnels, a été reprise et exposée historiquement par Lacan, De la psychose parano'iaque, Ed. du Seuil, et par Lagache, La ialousie amoureLtse, P. U. F. 10. Cf. Sérieux et Capgras, pp.340 sq. Et Clérambault, pp. 369 sq. : les délirants passionnels sont méconnus. méme á I'asile, parce qu'ils sont tranquilles et rusés, << affectés d'un délire assez limité pour qu'ils sachent comment nous les jugeons >>; il est d'autant plus nécessaire de les mainte-
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deux grands délires, d'idées et d'actions, recoupe en bien des points la distinction des classes(le paranoiaquequi n'a pas tellement besoin d'étre interné, c'est d'abord un bourgeois,tandis que le monomaniaque,le revendicateurpassionnel,est le plus souvent extrait des classesrurales et ouvriéres, ou des cas marginaux d'assassinspolitiques 11).Une classe aux idées rayonnantes,irradiantes (forcément) contre une classeréduite aux actions locales, partielles, sporadiques,linéaires...Tous les paranoiaquesne sont pas bourgeois,tous les passionnelsou les monomaniaquesne sont pas prolétaires. Mais, dans les mélangesde fait, Dieu et ses psychiatres sont chargésde reconnaitre ceux qui conserventun ordre social de classe,méme délirant, et ceux qui apportent le désordre, méme étroitement localisé,incendie de meule, meurme de parent, amour ou agressivitédéclassés. Nous cherchonsdonc á distinguer un régime de signes despotique, signifiant et paranoiaque, et un régime autoritaire, postsignifiant, subjectif ou passionnel.Assurément I'autoritaire n'est pas la méme chose que le despotique, le passionneln'est pas la méme chose que le paranoiaque,le subjectif pas la méme chose que le signifiant. Qu'est-ce qui se passe dans ce second régime, par opposition au régime signifiant, précédemment défini ? En premier lieu, un signe ou un paquet de signes se détache du réseau circulaire irradiant, se met á travailler pour son compte, á filer sur la ligne droite, comme s'il s'engoufirait dans une mince voie ouverte. Le systéme signifiant ffagait déjá une ligne de fuite ou de détemitorialisation qui excédait I'indice propre de ses signes déterritorialisés; mais justement, cette ligne, il la fuappait de valeur négative, y faisant fuir l'émissaire. On dirait maintenant que cette ligne reEoit un signe positif, qu'elle est efiectivement occupée et suivie par tout un peuple qui y trouve sa raison d'étre ou son destin. Et certes,lá encore,nous ne faisons pas de I'histoire : nous ne disons pas qu'un peuple invente ce régime de signes, mais seulement qu'il efiectue á tel moment l'agencement qui assure la dominance relative de ce régime dans des conditions historiques (et ce régime, cette dominance, cet agencementpeuvent éffe assurés dans d'autres conditions, par exemplepathologiquesou littéraires, ou amoureuses,ou tout á fait nir internés ; << de tels malades ne doivent pas éue questionnés,mais maneuvrés, et pour les maneuvrer, il n'y a qu'un seul moyen, les émouvolt )>. 11. Esquirol suggére que la monomanie est une << maladie de la civilisation >>,et suit une évolution sociale : elle commence par étre teligieuse, mais tend de plus en plus á devenir politique, hantée par la police (Des maladies rnentales, t. l, p. 400). Cf. aussi les remarques d'Emmanuel Regis, Les régicides dans l'histoire et dans le présent, 1890.
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quotidiennes, etc.). Nous ne disons pas qu'un peuple soit possédé par tel type de délire, mais que la carte d'un délire, compte tenu de ses coordonnées,peut coincider avec celle d'un peuple, compte tenu des siennes.Ainsi le Pharaon paranoiaqueet I'Hébreu passionnel? Avec le peuple juif, un groupe de signes se détache du réseauimpérial égyptien dont il faisait partie, se met á suivre une ligne de fuite dans le désert, opposant la subjectivité la plus autoritaire á la signifiance despotique, le délire le plus passionnel et le moins interprétatif au délire paranoiaque interprétateur, bref <>linéaires au réseau circulaire irradiant. Votre reaendication, uotre procés, ce sera le mot de Moise á son peuple, et les procés se succédentsur une ligne de Passion12.Kafka en tirera sa propre conception de la quérulanceou du procés, et la successiondes segmentslinéaires : le procés-pére,le procés-hótel,le procés-bateau,le procéstribunal... On ne peut pas négliger ici l'événementle plus fondamental ou le plus extensif de l'histoire du peuple juif : la destruction du temple, qui se fait en deux temps (587 av. J.-C.-70 ap.). Toute l'histoire du Temple, d'abord la mobilité etla fuagilitéde l'Arche, puis la construction d'une Maison par Salomon, sa reconsmuction sous Darius, etc., ne prennent leur sens que par rapport á des procés renouvelésde destruction, qui trouvent leurs deux grands moments avec Nabuchodonosoret avec Titus. Temple mobile, fragile ou détruit : l'arche n'est plus qu'un petit paquet de signes qu'on emporte avec soi. Ce qui est devenu impossible, c'est une ligne de fuite seulement négative, occupée pat l'animal ou le bouc, en tant que chargé de tous les dangers qui menagaientle signifiant. Q.re le mal retombe sur nous, est Ia formule qui scandeI'histoire juive : c'est nous qui devons suivre la ligne la plus déterritorialisée, la ligne du bouc, en en changeantle signe, en en faisant la ligne positive de notre subjectivité, de noue Passion, de notre procés ou revendication.Nous serons notre propre bouc. Nous seronsI'agneau : <>.Nous suivrons, nous épouseronsla tangente qui séparela terre et les eaux, nous sépareronsle réseaucirculaire et le continuum glissant, nous ferons ndtre la ligne de séparation pour y racer notre chemin et dissocierles éléments du signifiant 72. Deutéronome.I. 12. Dhorme, in La Pléiade,précise : <> 13. D. H. Lawrence.L'Apocalypse,Balland, ch. x.
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(la colombe de I'Arche). Un étroit défilé, un entre-deuxqui n'est pas une moyenne, mais une ligne effilée. I1 y a toute une spécificité juive, qui s'affirme déjá dans une sémiotique. Cette sémiotique pourtant n'est pas moins mixte qu'une autre. D'une part elle est en rapport intime avec la sémiotiquecontre-signifiantedes nomades(les Hébreux ont tout un passénomade, tout un rapport actuel avec I'organisation numérique nomade dont ils s'inspirent, tout un devenir-nomadespécifique; et leur ligne de déterritorialisation emprunte beaucoup á la ligne militaire de destruction nomadique1a).D'autre part elle est en rapport essentiel avec la sémiotique signifiante elle-méme, dont la nostalgie ne cesse de les traverser, eux-mémeset leur Dieu : rétablir une sociétéimpériale ou s'y intégrer, se donner un roi comme tout le monde (Samuel), reconstruire un temple enfin solide (David et Salomon, Zachañe), f.afue Ia spirale de la tour de Babel et rerouver le visage du Dieu, non seulement arréter I'errance, mais surmonter la diaspora qui n'existe elle-méme qu'en fonction d'un idéal de grand rassemblement.On peut seulement marquer ce qui, dans cette sémiotique mixte, témoigne du nouveau régime passionnel ou subjectif, post-signifiant. La visagéité subit une profonde transformation. Le dieu détourne son visage,gu€ personnene doit voir ; mais inversement le sujet détourne le sien, saisi d'une véritable peur de dieu. Les visagesqui se détournent, et se mettent de profil, remplacent le visage irradiant vu de face. C'est dans ce double détournement que se mace la ligne de fuite positive. Le prophéte est le personnage de cet agencement; il a besoin d'un signe lui garantissant la parole divine, il est lui-méme ftappé d'un signe marquant le régime spécialauquel il appartient. C'est Spinozaqui fit la théorie la plus profonde du prophétisme, en tenant compte de cette sémiotiquepropre. Déjá, Cain, détourné de Dieu qui se détournait de lui, suit la ligne de déterritorialisation, protégé par le signe qui le fait échapperá la mort. Signe de Cain. Chátiment pire que la mort impériale ? Le Dieu juif invente le sutsis, I'existenceen sursis, l'atermoiement illimitéts. Mais aussi positivité de I'al_ 1,4:,C!.Dhorme, La religion des Hé_breuxnornades,Bruxelles.Et Mayani, Les Hyksos et le tnonde de Ia Bible, Payot. L'auteur insiste sur les rapports des Hébreux avec les Habiru, nomadesguerriers, et avec les Qénieni, forgerons nomades; ce qui est propre á Moise, ce n'est pas le principe d'organisationnumérique, emprunté aux nomades,mais l'idée d'une convention-procés, d'un contrat-procéstoujours révocable. Cette idée-lá, précise Mayani, ne vient ni d'agriculteurs enracinés,ni de nomades guerriérs, ni méme de migrateurs, mais d'une tribu en marche qui se pense en termes de destin subjectif. 15. Cf. Kafka, Le procés. C'est le peintre Titorelli qui fait la théorie de I'atermoiementillimité. Mis á part I'acquittement définitif, qui n'existe
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nÉclllss DE srcNES suR QUELQUES liance comme nouveau rapport avec le dieu, puisque le sujet reste toujours vivant. Abel .r'éit rien, dont le nom est vanité, mais Cain est le vrai homme. Ce n'est plus du tout le systém-edu truqnug. ou de la tricherie, qui animait le visage.du signifiant, f ini"r{tétution du devin et les déplacementsdu sujet' C'est le régime deia trahison, de l'universelle irahison, oü le vrai homme ne cesse de trahir Dieu autant que Dieu trahit l'homme, dans une colére de Dieu qui définit la nouvelle positivité. Avant sa mort' Moise reEoit les paroles du grand cantique de la trahison. Contrairement au pfétre-áevin, mémi le ptophéte est fondamentalementtraitre, át réalire ainsi Í'orclre de fji." mieux que ne I'aurait fait un fidéle' les habitants á D1.,, charge Jonas d'aller á Ninive ponr ll"iFl Mais -le PI9' Dieu. trahir áe pas cessé s,amenderJ."" qui n'ont ;i.; g.# de Jonas est de prendre la direction .opposée,l trahit Dieu á son touf, et fuit n loin de la face d'Adonai >>.Il prend ,rn but.u,, u.., iurris et s'y endort, comme un juste' La tempéte ,.rr.iti. par Dieu le fait jeier á l'eau, avaler par.le gros poisson, recachei á la limite de la terre et des eaux' la limite de séparation o" tu ligne de fuite qui était déjá celle de la colombe de l'Arche (Jonas ót précisémenile nom dá la colombe). Mais, en fuyant de iá furc de'Dieu, Jonas a fait précisémegt c-e que Dieu voulait, orendre le mal dá Ninive sur ioi, et il I'a fait mieux que Dieu ne l. voulait, il a devancéDieu. C'est pourquoi il dormait comme un juste. Díe.t le maintient en vie, provisoirement protégé par l,arÉre de Cain, mais faisant mourir I'arbre á son touf, plitqY: ligne de fuite'o' Jonas a reconstitué l'alliance en occupant.la trahison ; le bl.r, Jésus qui pousse á funiversel lYstéme de la les trahissant des bi* 1. Juifs, Juifs, truhitru"t -6ahi par Dieu (pourquoi m'as-tu abunáonné?), trahi pa.r.Judas,le vrai homme. ii , piit le mal sur lui, mais les J-uifsqui le.tuent^prennent aussi filiation divine : le mal sur eux. A Jésuson demanáe1erign" de_s.a il invoque rrn signe de Jonas. Cain, Jonas etJésus forment ¡ois lifiéaires áü l.r signes-s'engoufirentet se relaient. gt*¿r ñ.¿r d'autres. Partout" le double détournement sur la ii;;r';-bi"n de fuite. ligne --óun¿i. prophéte décline la chargeque lui confie Dieu (Moise, etc.), ce n_'estpur un séns oü cette charge sera.it Isaie, Jérjmie, 1"".á. po,rr lii, á la mániére d'un oracle ou d'un devin il; pas, Titorelli distingue l' < et 1' < comme Jeux régimei juridiques : le premier est circulaire, et *"uoi. á une sémiotiqueáu signifiant-,tandis que--le second est linéaire renvoyantá la sémiotique-passionnelle. et segmentaire, 'Lindon propLétisme a le premier ánal.r'5¿ 16: Jér6me . ce rapport du juil-et" de la trahison, dans^]e cas exemplairede Jonas, lonas, Ed. de Minuit.
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d'empire qui récuserait une mission dangereuse: c'est plutót á la faEon de Jonas qui devanceI'intention de Dieu, en se dérobant et en fuyant, en trahissant,bien mieux que s'il obéissait.Le prophéte ne cessed'étre forcé par Dieu, littéralement violé par lui, beaucoup plus qu'inspiré. Le prophéte n'est pas un prétre. Le prophéte ne sait pas parler, Dieu lui enfonce les paroles dans la bouche, manducation de la parole, sémiophagie d'une nouvelle forme. A I'opposé du devin, le prophéte n'interpréte úen : il a un délire d'action plus que d'idée ou d'imagination, un rapport avec Dieu, passionnel et autoritaire plutót que despotique et signifiant ; il devanceet détecte les puissancesde l'avenir plutót qu'il n'applique les pouvoirs présents et passés.Les traits de visagéitén'ont plus pour fonction d'empécherla formation d'une ligne de fuite, ou de former un corps de signifiancequi la contróle et n'y envoie qu'un bouc sansvisage.C'est la visagéitéau contraire qui organisela ligne de fuite, dans le face-á-facedes deux visages qui se creusentet se détournent, se mettent de profil. La trahison est devenue l'idée fixe, I'obsessionmajeure, qui remplace la tricherie du paranoiaqueet de I'hystérique. Le rapport <>n'est nullement pertinent : il changeentiérement de sens suivant le régime paranoiaquedespotique, et suivant le régime passionnelautoritaire. I-Ine chose nous trouble encore une fois, l'histoite d'CEdipe. Car G,dipe dans le monde grec est presque unique. Toute la premiére partie est impériale, despotique,paranoíaque,interprétative, devineresque.Mais toute la secondepartie, c'est I'erranced'Gdipe, sa ligne de fuite dans le double détournement, de son propre visage et du visage de Dieu. Au lieu des limites bien précises qu'on franchit en ordre, ou au contraire qu'on n'a pas le droit de franchir (hybris), un dérobement de la limite oü s'engouffre G,dipe. Au lieu de I'irradiation signifiante interprétative, un procés linéaire subjectif qui permettra juste á CEdipe de garder un secret comme résidu capable de relancer un nouveau procés linéaire. G,dipe, nommé atbeos ; il invente quelque chose de pire que la mort ou que I'exil, il prend la ligne de séparationou de déterritorialisation étrangement positive oü il erre et survit. Hólderlin et Heidegger y voient la naissancedu double détournement, le changement de visage, et la naissancede la tragédie moderne, dont ils font bénéficier bizanement les Grecs : I'aboutissementn'est plus le meurtre et la mort brusque,mais une sur17.Nietzsche suggérait vivance en sursis, un atefmoiement illimité 17. Hólder7in, Remarques sur (Edipe, 10-18 (mais déjá les restrictions de Hólderlin sur le caractére grec d'une telle mort << lente et difficile > ; et le beau commentaire de lean Beaufret sur la nature de cette mort et
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suR euELeuES nÉcrlvresDE srcNES qu'CEdipe, par opposition a Prométée, c'était le mythe sémite des Grecs, Ia glorification de \a Passion ou de la passivité18. G,dipe, le Cain grec. Revenonsencore á la psychanalyse.Ce n'est pas par hasard que Freud a bondi sur G,dipe. C'est vraiment le cas d'une sémiotique mixte : régime despotique de la signifiance et de I'interprétation, avec irradiation du visage; mais aussi régime autoritaire de la subjectivation et du prophétisme, avec détournement du visage (du coup, le psychanalystesitué derriére le patient prend tout son sens). Les efiorts récents pour expliquer qu'un <<signifiant représentele sujet pour un autre signifiant > sont typiquement du syncrétisme : procés linéaire de la subjectivité, en méme temps que développement circulaire du signifiant et de I'interprétation. Deux régimes de signes absolument difiérents pour un mixte. Mais c'est lá-dessusque les pires pouvoirs, les plus sournois, se fondent. Un mot enco¡e sur I'histoire de la trahison passionnelleautoritaire, par opposition á la tricherie paranoiaquedespotique.Tout est infamie, mais Borgés ^ t^té son histoire de I'infamie universelle. Il aurait fallu distinguer le grand domaine des tricheries, et le grand domaine des trahisons. Et puis, les diverses figures de trahison. Il y a en effet une secondefigure de la trahison, surgissant á tels moments, en tels lieux, mais toujours en vertu d'un agencementqui varie d'aprés de nouvelles composantes.Le christianisme est un cas particuliérement important de sémiotique mixte, avec sa combinaison impériale signifiante, mais aussi sa subjectivité juive post-signifiante.Il mansforme le systéme idéel signifiant, mais pas moins le systémepassionnelpost-signifiant.Il invente un nouvel agencement.Les hérésiesfont encore partie de la tricherie, comme I'orthodoxie de la signifiance. Mais déia ll y a des hérésiesqui sont plus que des hérésies,et qui se réclament de la trahison pure : les Bougres, ce n'est pas par hasard que les Bulgares ont une place spéciale. Méfiez-vous des Bulgares, disait Monsieur Plume. Probléme des territorialités par rapport aux profonds mouvements de déterritorialisation. Et puis une autre territorialité ou une autre déterritorialisation, I'Angleteme : Cromu'ell, traitre partout, ligne droite de subjectivation passionnellequi s'oppose au centre royal de signifiance et aux cercles intermédiaires : le dictateur contre le despote. Richard III, le malfait, le tortueux, qui se donne comme idéal de tout trahir : il afironte lady Anne dans un face-á-faceoü les ses rapports avec la trahison : <>). 18. Nietzsche, La naissance de la tragédie, S q.
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deux visages se détournent, mais oü chacun sait qu'il est pour l'autre, destiné á I'autre. Difiérence avec d'autres árames historiques de Shakespeare: les rois qui trichent pour prendre le pouvoit, assassins,mais devenant de bons rois. Ce sont des hommes d'Etat. Richard III vient d'ailleurs : son afr.aire,y compris avec les femmes, vient d'une machine de guerre plus que d un appareil d'Etat. C'est le traitre, issu des grands nomades,et de léur secret. Il le dit dés le début, parlant d'un projet secret, qui déborde infiniment la conquéte du pouvoir. I1 veut ramener la machine de guerre, dans l'Etat fragile comme dans les couples pacifiés. Seule laáy Anne le devine, fascinée, terrifiée, consentante. Tout le théátre élisabéthainest traversépar ces personnages de traitres qui se veulent absolus, 9ui s'opposent aux tricheries de I'homme de cour ou méme d'Etat. -- Les grandes découvertes dans la chrétienté, la découverte des terrei et des continents nouveaux, combien de trahisons les accompagnent : lignes de déterritorialisations,oü de petits groupes trahissent tout, leurs compagnons,le roi, les indigénes,l'explorateur voisin, dans l'espoir fou de fonder avec une femme de leur famille une race enfin pure qui fera tout recommencer.Le film d'Herzog, Aguirre, trés shakespearien.Aguirre pose la question : comment étre üaitre partout, en tout ? C'est moi le seul traltre, ici. Fini de uicher, commence le moment de trahir. Quel grand réve ! Je serai Ie dernier traitre, le uaitre total, donc le dernier homme. - Et puis la Réforme : la prodigieuse figure de Luther comme traitre á toutes choses et á toutes gens, son rapport personnel avec le diable d'oü découle I'universelle uahison dans les bonnes ceuvresautant que dans les mauvaises.- Il y a toujours retour á l'Ancien Testáment dans ces nouvelles figuies de lá raltrise : je suis la colére de Dieu. Mais la trahison est devenuehumaniste, elle ne passe plus entre Dieu et ses propres hommes, elle s'appuie sur Dieu pour passerentre seshommes et les autres dénoncés comme ticheurs. A la limite, il n'y a qu'un homme de Dieu ou de la colére de Dieu, un seul traime contre tous les tricheurs. Mais, toujours mixte, quel tricheur ne se prend pour cet hommelá ? et quel traitre ne se dit pas un jour qu'il n'était apr¿s tout qu'un tricheur ? (Cf. l'étrange cas de Maurice Sachs.) Il est évident que le livre, ou ce qui en tient lieu, change de sens, entre le régime paranoiaquesignifiant et le régime paésionnel post-signifiant.Dans le premier cas, iI y a d'abord l'émission du signifiant despotique, et son interprétation par les scribes ou les prétres, qui fixe du signifié et redonne du signifiant ; mais il y a aussi,de signe en signe, un mouvement qui va d'un territoire á un autre et qui, circulant, assureune certaine vitesse de déterritorialisation (par exemple la circulation d'une épopée,la úvalité 158
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de plusieurs cités pour la naissanced'un héros, et h encore Ie rdle des prétres-scribesdans les échangesde territorialités et de généalogies1e).Mais ce qui tient lieu de livre a toujours ici un modéle extérieur, un référent, visage, famille ou territoire, qui gardent au livre un caractére oral. On dirait au conraire que dans le régime passionnelle livre s'intériorise,et intériorise tout : il devient Livre écrit sacré. C'est lui qui tient lieu de visage, et Dieu qui dérobe le sien donne á Moise les tables de pierre écites. Dieu se manifeste par les trompes et par Ia Voix ; mais dans le son on entend le non-visage, comme dans le livre on voit les paroles. Le liure est deuenu le corps de la passion, comme le visage était le corps du signifiant. C'est maintenant le livre, Ie plus déterritorialisé, qui fixe les territoires et les généalogies. Celles-ci sont ce que dit le livre, et ceux-lá, lá oü se dit le livre. Si bien que I'interprétation change tout á fait de fonction. Ou bien elle disparait complétement, au profit d'une pure récitation de la lettre qui interdit le moindre changement,la moindre adjonction, le moindre commentaire (le fameux < abétissez-vous>>chrétien fait partie de cette ligne passionnelle; et le Coran va le plus loin dans cette direction). Ou bien l'interprétation subsiste,mais devient intérieure au livre lui-méme, qui perd sa fonction circulatoire entre éléments du dehors : par exemple, c'est d'aprés des axes intérieurs aux livres que se fixent les difiérents types d'interprétation codés; c'est d'aprés des correspondancesentre deux livres, ainsi I'Ancien et le Nouveau Testament, que I'interprétation s'organise, quitte á induire un troisiéme livre encore qui baigne dans le méme élément d'intériorité20. Ou bien enfin f interprétation récuse tout intermédiaire comme tout spécialiste, elle devient immédiate, parce que le livre est á la fois écrit en lui-méme et dans le cceur,une fois comme point de subjectivation, une fois dans le sujet (conceptitrn réformiste du livre). En tout cas, la passion délirante du livre, comme origine et finalité du monde, trouve ici son point de départ. Le livre unique, I'euvre totale, toutes les combinaisonspossiblesi I'intérieur du livre, le livre-arbre, le livre-cosmos, tous ces ressassementschers aux avant-gardes,qui coupent le livre de ses relations avec le dehors, sont encore pires que le chant du signifiant. Certes, ils en parti-
1.9.Sur la nature de la < épique (le caractéreimpérial, le r61e des prétres, la circulation entre sanctuaireset cités), cf. Charles Autran, Hornére et les origines sacerdotalesde l'épopée grecque,DencÉI. 20. Cf. les techniques d'intetprétation du livre au Moyen Age ; et la tentative exréme de Joachim de Flore, qui induit de l'intérieur un ttoisiéme état ou procés á partir des concordancesentre les deux Testaments (L'Eaangile éternel, Rieder).
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cipent étroitement dans la sémiotique mixte. Mais ils ont une origine_particuliérementpieuse en vérité. \7agner, Mallarmé et Joyce,_Marxet Fregd, ce sont encore des Biblei. Sí le délire ^son passionnel est profondément monomaniaque, la monomanie de c6té a trouvé un élément fondamental de son asencementdans Ie monothéisme et dans le Livre. Le plus étrangé culte. gui se p¿sse_dansle régime passionnel ou de subjec. voilá c_9. tivation.- Il n'y a plus de cente de signifianceen rapport avec des cerclesou une s_piraleen expansion,mais un poini áe subjectivation qui donne le départ de la ligne. Il n'y a plus de rapport signifiant-signifié, mais un sujet d'énonciation, q"i découle du point de -subjectivation, et un sujet d'énoncé dans un rapporr déterminable á son tour avec le-premier sujet. I1 n'y rt plnt circularité du signe au signe, mais piocés linéaiie oü le rígn. J'.ngouffre á travers les sujets. Considéronstrois domainestiu.rt i 1) Les Juifs par opposition aux empires; Dieu retirant son visage, devenu_point de subjectivation pour le macé d'une ligne de fuite ou de déterritorialisation; Moise comme sujet d'énonciation, qui se constitue á partir des tables de Dieu remplagant le visage; le peuple juif, constituant le sujet d'énoncé,pour la uaitrise, mais aussi pour Ia nouvelle terre, formant une alliance ou un <( procés >>linéaire toujours á reprendre, au lieu d'une expansion circulaire. 2) La. pbiloso,pbiedite moderne, ou cbrétienne; Descartes par opposition á la philosophie antique : I'idée d'infini comme premiére, point de subjectivation absolument nécessaire ; le Coglto, la _conscience,le <<Je pense >>,comme sujet d'énonciation-qui réfléchit son propre emploi, et ne se conEoit que suivant u-ne ligne de déterritorialisationreprésentéepar le doute méthodique ; le sujet d'énoncé, l'union de l'áme et du corps ou le sentiment, qui seront garantisde fagon complexepar le cogito, et qui opérent les reterritorialisations nécessaires.Le cogito, toujouri á iecommencer comme un procés, avec la possibilité de trahison qui -dit le hante, Dieu trompeur et malin Génie. Et quand Descartes : je peux inférer <<je pensedonc je suis >>,alors que je ne peux pas pour <<je me proméne donc ie suis >>,il lance la distinction des deux sujets (ce que les linguistes actuels toujours cartésiens appellent shifter, quitte á retrouver dans le second sujet la úace du premier). 3) La psychiatrie du XIX" siécle ; la monomanie séparéede la manie ; le délire subjectif isolé des délires idéels ; l-a <<possession >>,remplaEantla sorcellerie; un lent dégagementdes délires passionnels,qui se distinguent de la paranoia... Le schéma du délire passionnelsuivant Clérambault, -'est : le Postulat comme point de subjectivation (Il m'aime) ; I'orgueil comme tonalité 160
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{u suje! d'énonciation (poursuite délirante de l'étre aimé) ; le ?ipir, La Rancune (comme efiet de la rechute dans le sujet d'énoncé). Le délire passionnelest un véritable cogito. Dans óet exemple_de l'érotomanie, comme pour la jalousie ou la quérulance, Clérambault insiste beaucoup sur ceci : que le signé doit aller jusqu'au bout d'un segment ou procés linéaire avánt d'en tecommencerun autre, tandis que les signes dans le délire püanoiaque ne cessentde former un réseauqui se développeen tous sens et se remanie. De méme le cogito suit un procés temporel linéaire qui doit étre recommencé.L'histoire des Juifs était icandée de catastrophesoü chaque fois subsistaientjuite assezde survivants pour recommencerun nouveau procés. L'ensemble d'un procés est souvent marqué par ceci : le pluriel est employé tant qu'il y a mouvement linéaire, mais apparait une recollection dans le Singulier dés qu'un repos, un arrét fixent la fin d'un mouvement, avant qu'un autre ne recommence21. Segmentarité fondamentale : il faut qu'un procés soit terminé (et sa terminaison, marquée) avant qu'un autre ne commence, et pout que I'autre puisse commencer. La ligne passionnelledu régime post-signifianttrouve son origine dans !e-point de subjectivation. Celuici peut étre n'importe quoi. Il suffit qu'á partir de ce point on puisseretrouver les iraits caractéristiquesde la sémiotique subjective : le double détournement, _la trahison, I'existence en sursis. L'aliment joue ce róle pour I'anorexique (l'anorexique n'afironte pas la mort, mais se sauve en trahissant l'aliment, et l'aliment n'est pas moins maitre, soupqonnéde contenir des larves, des vers et des microbes). Une tobe, une lingerie, une chaussuresont des points de subjectivation pour un fétichiste. Un t¡ait de visagéitépour un amoureux, mais la visagéité a changéde sens, cessantdtme le corps d'un signifiant_pour devenir le point de départ d'une déterritoiialisation qui fait fuir tout le reste. Une chose)un animal peuvent faire l'affaiie. Il y a des cogito sur toute chose. <>: point de subjectivation dans le départ d'une ligne passionnelle2z.Bien plus, plusieurs points coexistent pour un individu ou un groupe donné, toujours engagésdans plusieurs procés linéaires distincts, pas toujours compatibles. Les diverses formes d'éducation ou de <. nor21".Pat exem-ple,DeutéronomeXIX, I : <> 22. Henry Miller, Sexus, Buchet-Chastel,p. 334.
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malisation >>imposéesá un individu consistentá lui faire changer de point de subjectivation,toujours plus haut, toujours plus noble, toujours plus conforme á un idéal supposé. Puis du point de subjectivation découle le sujet d'énonciation, en fonction d'une Éalité mentale déterminéepar ce point. Et du sujet d'énonciation découle á son tour un sujet d'énoncé, c'est-á-direun sujet pris dans des énoncés conformes á une réalité dominante (dont la Éalité mentale de tout á I'heure n'est qu'une partie, méme quand elle a l'air de s'y opposer).Ce qui est important, ce qui fait donc de la ligne passionnellepost-signifianteune ligne de subjectivation ou d'assujettissement,c'est la constitution, le dédoublement des deux sujets, et le rabattement de I'un sur I'autre, du sujet d'énonciation sur le suiet d'énoncé (ce que les linguistes reconnaissent lorsqu'ils parlent-d'une <<empreintb du procéi d'énonciation dans l'énoncé o). La signifianceopérait une uniformisation substantielle de l'énonciation, mais la subjectivité en opére maintenant une individuation, collective ou particuliére. Comme on dit, la substance est devenue sujet. Le sujet d'énonciation se rabat sur Ie sujet d'énoncé, quitte á ce que celui-ci relournisseh son tour du suiet d'énonciation pour un autre procés.Le sujet de l'énoncé est devenu le <( répondant >>du sujet de l'énonciation, sous une sorte d'écholalie réductrice, dans un rapport bi-univoque. Ce rapport, ce rabattement,est aussi bien celui de la úalité mentale sur la úalité dominante. Il y a toujours un appel á une Éalité dominante qui fonctionne du dedans (déjá dans I'Ancien Testament ; ou bien dans la Réforme, avec le commerce et le capitalisme). Il n'y a méme plus besoin d'un cenre transcendantde pouvoir, mais plutót d'un pouvoir immanent qui se confond avec le <, le Cogito. Y a-t-il rien de plus passionnelque la raison pure ? Y a-t-il une passion plus froide et plus exméme, plus intéressée, gü€ le Cogito ? Althusser a bien dégagécette constitution des individus sociaux en sujets : il la nomme interpellation (o hé, vous, lá-bas!), il appelle Sujet absolu le point de subjectivation, il analyse <>des sujets, et méne sa démonstration 162
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avec I'exemple de Dieu, de Moise et du peuple juifts. Des linguistes comme Benveniste font une curieur.- p.rionnologie linguistique,_toute proche du cogito : le Tu, q.ti p..rt sans"doute désigner la personne á laquelle on r'adreÁse,mais plus .n.ot. un point de subjectivation á partir duquel chacun se constitue comme sujet ; le Je comme_sujet d'énonciation, désignantla personne qui énonce et réfléchit son propre emploi dáns l'énoncé (< signe vide non référentiel >), tel- q.t'il appárait dans des proposition dy ,Vqg <<je qois, je supporé, ;e párrs.... o enfin le je ; comme sujet d'énoncé, -qui indique un étát auquel on porrrtuit toujours substituer.un Il (u je louffre, je marche, je respire, je sens...t* rr). Il ne s'agit pas toutefois d'une opération'linguistique, car jamais un _sujetn'est condition de langagé ni cause d;énonóé , il. I'y a p?s de- suje_t,mais seulement dei ágencements collectifs d'énonciation, la subjectivation n'étant que "l'un d'entre eux, et désignant á ce tire une formalisation de I expressionou un régíme d.e signes,.non pas une condition intérieuie du langage. IT ne s'agit pas davantage,-comme ditAlthusser, d'un -orr-uJ-.nt qui !e caractériserait I'idéologie : la subjectivation comme régime ie signes ou forme d'expression renvoie á un agencementlc'est-ádire á,une organisationde pouvoir qui fonctiorá. déjá pleinement dans l'économie,et qui ne vient pas se superposerá des contenus ou á des rapports de contenus áéterminér óomm. réels en derniére instance. Le capital est un point de subjectivation par excellence. pogi.to psychanalytique : le psychanalyste se présente comme point de subjectivation idéel, qui va f.afue abandonnerau patient ses anciens points dits névrotiques. Le patient sera partieliement -dit s.ujet_d'énonciationdans tout ce qu'il au psyciranalyste,et dans les conditions mentales artificiéiles de la séánte : auisi seratil nommé < psychanalysant>>.Mais, dans tout ce qu'il dit ou fait ailleurs, il est sujet.d'énoncé,éternellementpsychanalysé,de proces linéaire en procés linéaire, quitte á changei de psyctranalyste, d'autant plus soumis á Ia normálisation d'uñe réaliié'dominánte. c'est en ce sens que dans sa sémiotique mixte, ]a psy_chanalyse, participe pleinemenr.d'une tigne de subjectivation. Le'psychanalyste..n'améme.plus besoin dá parler, le psychanalysantpté"d r"t soi.l'interprétation ; quant au psychanalvsé,c'est ui sujei d'autant meilleur qu'il pense á <<sa > prochaine réance,ou á la irécédente, en segments. 21. Althusser, <( Idéologie et appareils idéologiquesd'Etat ,r, La pensée, juin 1970, pp. 29-35. 24. Benveniste, Probléntes de l.inguistique générale, Gallimard, pp. 252 sq., Benvenisteparle d'un <<procés >>.
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Tout comme le régime paranoiaque avait deux axes, d'une part le signe renvoyant au signe (et par lá signifiant), d'autre part le signifiant renvoyant au signifié, le régime passionnel, la ligne de subjectivation, a aussi ses deux a"eJ, syntagmatiqueet paradigmatique : le premier, nous venons de voir, c'est la conscience.La consciencecomme passionest précisémentce dédoublement des deux sujets, en sujet d'énonciation et sujet d'énoncé,et le rabattement de I'un sur l'autre. Mais la deuxiéme forme de subjectivation, c'est I'amour comme passion, l'amour-passion,un autre type de double, de dédoublement et de rabartement. La encore, un point de subjectivation variable va servir á ia distri bution de deux sujets qui déroberont leur visage autant qu'ils le tendront I'un vers I'autre, et épouseront une ligne de fuite, une ligne de détenitorialisation qui les rapproche ei les sépare pour toujours. Mais tout change : il y a un c6té célibataire de la conscience qui se dédouble, il y a un couple de I'amour passionnel qui n'a plus besoin de conscienceni de raison. Et pourtant c'est bielle méme régime, méme dans la uahison, et méme si la trahison est assuréepar un tiers. Adam et Eve, la femme de Cain (dont la Bible aurait dü parler davantage).Richard III le traitre finit dans la conscienceque lui apporte le réve, mais il est passépar l'étrange face-á-faceavec lady Anne, de deux visages qui se dérobent en sachantqu'ils sont promis l'un á I'autre suivant la méme ligne qui va pourtant les séparer.L'amour le plus loyal et le plus tendre, ou le plus intense, distribue un sujet d'énonciation et un sujet d'énoncé qui ne cessentde s'échanger,dans la douceur d'étre soiméme un énoncénu dans la bouche de l'autre, et que l'autre soit une énonciationnue dans ma propre bouche. Mais 1l y a toujours un traitre qui couve. Quel amour ne sera trahi ? Quel cogito n'a pas son malin génie, le traitre dont il ne se débarrassepas ? <>: le cri des deux sujets monte ainsi toute l'échelle des intensités, jusqu'á atteindre au sommet d'une conscienceétouffante, tandis que le navire suit la ligne des eaux, de la mort et de I'inconscient, de la trahison, la ligne de mélodie continue. L'amour passionnel est un cogito á deux, comme le cogito une passion pour soi tout seul. Il y u .rn couple potentiel dans le cogito, comme le dédoublement d'un unique sujet virtuel dans I'amour-passion.Klossowski a pu tirer les plus étranges figures de cette complémentarité d'une pensée trop intense et d'un couple trop fiévreux. La ligne de subjectivation est donc tout entiére occupée par le Double, mais elle a deux figures comme 1l y a deux sortes de doubles : la figure syntagmatiqug de la conscience ou le double conscientiel qui concerne la forme (Moi - Moi) ; la figure paradigmatique áu couple ou le double passionnelqui concernela substance(Homme 164
SURQUELQUES RÉGIMESDE SIGNES sexes). .on peut suivre le devenir de ces doubles dans des sémiotiques mixtes, qui f_ormentaussibien des mélangesque des dégradatións. D'une paft,le double amoureux passionnel,le couple Je l,amourpassion tombe dans une relation conjugale, or, tié-e dans une <<scénede ménagg )> : qui est sujet d'énonciation? qui est sujet d'énoncé? Lutte des sexes: Tu me uoles rnespenséttilu scéneie Télrg.. a toujours été un cogito á deux, un cogito de guerre, strindberg a po-usséjusqu'au bout cette chute de I'amour-fassion dans.la conjugalité despotique et la scéneparanoiaq.re-hystérique (<<elle >>dit qu'elle a tout trouvé par elle-méme; fuit, elle me "nD'auire part, doit tout, écho, vol -dg pensées,ó Strindberg2s'!). le double conscientiel de la pensée pure, le cóuple du législai.,rtsujet tombe dans une relation bureaucratique, et une nouvelle forme de persécution, oü I'un s'empare du iole de sujet d'énonciation -tandis gue l'autre n'est plus que sujet d'énoncé : le cogito devient lui-méme <<scéne de bureau >>.,délire amoureux bureaucratique,une nouvelle forme de bureaucratie se substitue ou sg c_onjugueá la vieille bureaucratie impériale, le bureaucrate lit Je-pense(c'est Kafka qui va le plus loin dans ce sens,comme dans l'exemple du Cháteazz, Sortini ét Sordini, ou bien les diverses lubjectivations de Klamm ").La conjugalité est le développement du couple, comme la bureaucratie ..i,rl du cogito : mais^l"un est bureaucratique. {unr l'auffe, bureaucratie amoureuse et .o'fl. on a trop -écrit sur le double, n'importe comment, métaphysiquement, en Ie mettant partout, dans n'importe quel miroii, ,rn, voir. son r.esjmg propre aussi bien dans une sémiotique mixte oü il inmoduit de nouveaux moments que dans la sémiotique pure de subjectivationoü il s'inscrit sur la ligne de fuite pour yitnpor.t des figures trés particuliéres. Enco.. .rñ. fois : les áe.r* hg,rr.r d. la pensée-conscience et de I'amour-passiondans le régirie postsignifiant ; les deux moments de la-conscience burearróratiqüe et de Ia relation conjugale dans la chute ou la combinaison -i*t.r. Mais,_méme dans le _mixte,la ligne originale se dégageaisément sous les conditions d'une analyse sémiotique. rl-y a une redondancede la conscienceet de I'amour, qui n'est pas la méme choseque la redondancesignifiantede I'aure'régime. .25. .Un aspectdu génie de Strindbergfut d'élever le couple, et la scéne de ménage, á un niveau sémiotique iñtense, et d'en faire^ uá facteur de création d-ans_!9 régim_edes signes. Ce ne fut pas le cas de Jouhandeau. En revanche,Klossowski a su inventer de nouveilessourceset óonflits d'un cogito .passionnelá_,deux, -du pginl de vue d'une théorie générale des signes (Les lois de l'hospitalité, Gallimard). 26. Cf. aussi Le Double de Dostoievski.
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Dans le régiine signifiant, la redondance est un phénoméne de lréquence óbjectivé, affectant les signes ou éléments de slgnes (phonémes,lettres, groupes de lettres dans une langue) : il y a á lu foir une fréquenóema*imale du signifiant paf rappoft á chaque signe, et une fréquence comparative d'un signe par rapport á urr u.tlt.. On dirait en tout cas que ce régime développe une sorte de <<mur >>oü les signess'inscrivent,dans leur rapport les uns avec les autres commJ dans leur rapport avec le signifiant. Dans le régime post-signifr.antau contraire, la redondanceest de résonance subjectiue, et afiecte avant tout les embrayeurs, pronoms personnels et noms propfes. Lá aussi, on distinguera une résonance maximale de la consciencede soi (Moi - Moi) et une résonance comparée des noms (Tristan... Isolde...) Mais cette fois il n'y a pl,rs un mur oü la fréquence se comptabilise,-c'est-plutdt-un róu noir qui attire la conscienceet la passion, dans lequel elles résonnent. Tristan appelle Isolde, Isolde appelle Tristan, tous deux avancent ,t.rt l. trou noir d'une conscience de soi oü le flot les entaine, la mort. Lorsque les linguistes distinguent les deux formes de redondance, fréquence et résonance,ils donnent n souvent á la seconde un statut seulement dérivé . F-n f.ait, il n'en ont pas mais qui mélangent, se s'agit de deux sémiotiques, (de pourrait défi¡ir on méme mo"ins leurs principes-distincts -redondance encore, fythmiques ou gestuelles, d'autres formés de numériques, renvoyant aux autres régimes de-signes). Ce qui distingue le plus essentiellementle régime signifiant et le régime subjeclif, auisi bien que leurs redondancesfespectives,c'est le mouuemint de déterrltorialisation qu'ils effectuent. Parce que le signe signifiant ne renvoie plus qu'au signe, et I'ensemble des signes au signifiant lui-méme, la sémiotique coffespondanteioui.t dtn haut niveau de déterritorialisation, mais encore relatif , exprimé comme fréquence.Dans ce systéme,la ligne de fuite feste néfative, afrectéed'un signe négatif . Nous avons vu que le régime subjectif procédait tout áutrement : iustement parce que le tlg.tte son rapport de signifianceavec le signe,-et se met á filer rompt ^une ligne d. fnit. poiitive, il atteint á une déterritotialisation sur absolue, {ui s'exprime dans le trou noir de la conscienceet de la passion.Dét..titorialisation absoluedu cogito. !'est pourquoi la reáondance subjective a l'air de se greffer sur la signifiante, et d'en dériver, comme une redondanceau seconddegré. Et c'est encore plus compliqué que nous ne disons. La subjectivation aflecte la ligne de fuite d'un signe po_sitif, elle porte ia déterritorialisation á I'absolu, I'intensité au plus haut degré, 27. St ces deux formes de redondance,cf . l'article < Redondance>>in Martinet, La linguistique,guide alphabétique,Denoél, pp. TL3fi,
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Ia redondance á une forme réfléchie, etc. Mais, sans retomber dans le régime précédent, elle a sa maniére á elle de renier la positivité qu'elle libére, ou de relativiser I'absolu qu'elle atteint. L'absolu de la conscienceest l'absolu de I'impuissance,et l'intensité de la passion, la chaleur du vide, dans cette redondance de résonance.C'est que la subjectivation constitue essentiellement des procés linéaires finis, tels que I'un se termine avant qu'un autre ne commence : ainsi pour un cogito toujours recommencé, pour une passion ou une revendication toujours reprises. Chaque conscience poursuit sa propre mort, chaque amourpassion poursuit sa propre fin, attités par un trou noir, et tous les trous noirs résonnantensemble.ParIá,la subjectivationimpose á la ligne de fuite une segmentaritéqui ne cessepas de la renier, et á la déterritorialisationabsolueun point d'abolition qui ne cesse pas de la barrer, de la détourner. La raison en est simple : les formes d'expression ou les régimes de signes sont encore des strates (méme quand on les considérepour eux-mémes,en faisant abstraction des formes de contenu) ; la subjectivation n'est pas moins une strate que la signifiance. Les principales strates qui ligotent I'homme, ce sont I'organisme, mais aussi la signifianceet I'interprétation, la subjectivation et I'assujettissement.Ce sont toutes ces strates ensemblequi nous séparent du plan de consistanceet de la machine abstraite, lá oü il n'y a plus de régime de signes,mais oü la ligne de fuite efiectuesa propre positivité potentielle, et la déterritorialisationsa puissanceabsolue. Or le probléme á cet égard est bien de faire basculer I'agencementle plus favorable : le faire passer, de sa face tournée vers les strates,á I'autre face tournée vers le plan de consistanceou le corps sans organes. La subjectivation porte le désir á un tel point d'excés et de décollement qu'il doit ou bien s'abolir dans un tou noir, ou bíen changer de plan. Déstratifier, s'ouvrir sut une nouvelle fonction, diagrammatique.Que la conscience cesse d'étre son propre double, et la passion le double de I'un pour l'autre. Faire de la conscienceune expérimentation de vie, et de la passionun champ d'intensitéscontinues,une émisFaire le corps sans organes de la conssion de signes-particules. cience et de l'amour. Se servir de I'amour et de la conscience pour abolir la subjectivation : <<pour devenir le grand amant, le magnétiseur et le catalyseur,il faut d'abord vivre la sagesse de n'étre que le dernier des idiots2s >>.Se servir du Je pensepour 28. Henry Miller, Sexus, p. 307. Le théme de I'idiot est lui-méme trés varié. Il traverse explicitement le cogito selon Descartes et le sentiment selon Rousseau. Mais la littérature russe I'entraine vers d'autres voies, au-delá de la conscience ou de la passion.
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un devenir-animal, et de I'amour pour un devenir-femme de l'homme. Désubjectiver la conscienceet la passion.N'y a-t-il pas des redondances diagrammatiques qui ne se confondent ni avec les signifiantes,ni avec les subjectives? Des redondancesqui ne seraient plus des neuds d'arborescence,mais des reprises et des élancementsdans un rhizome ? Etre bégue du langage,étranger dans sa propre langue, <
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C'est comme s'il fallait distinguer tois types de déterritorialisation : les unes, relatives,propres alrx strates,et qui culminent avec la signifiance; les autres, absolues,mais encore négativeset stratiques, qui apparaissentdans la subjectivation (Ratio et Passio); enfin l'éventualité d'une détenitorialisation positive absolue sur le plan de consistanceou le corps sans organes. Nous n'avons ceftes pas téussi á éliminer les formes de contenu (par exemple le r6le du Temple, ou bien la pos-itiond'une Réalité dominante, etc.). Mais, dans des conditions artificielles,nous avons isolé un certain nombre de sémiotiquesprésentant des caractéres trés divers. La sémiotique présignifiante,oü le <<surcodage>>qui marque le privilége d.t langage s'exerce d'une faEon difiuse i l'énonciation y esi collective, les énoncéseux-mémespolyvoques, les substancesd'expressionmultiples ; la détenitorialisation relative y est détetminée par la confrontation des territorialités et des lignagessegmentairesqui conjurent I'appareil d'Etat. La sémiotique"signifianle ; lá oü le surcodages'efiectue pleinement par le signifianl, et l'appareil d'Etat qui l'émet ; il y a uniformisation de l'énonciation, ünification de la substanced'expression,conmóle des énoncésdans un régime de circulaúté; la déteritorialisation relative y est pousséeau plus haut point par un renvoi perpétuel et redondant du signe au signe. La sémiotique contre-signifiante: le surcodagey est ássuréepar le Nombre comme forme d'expression ou d'énonciation,et parla Machine de guerre dont il dépend ; la déterritorialisationemprunte une ligne de desmuctionou d'abolition active. La sémiotique post-signiliante,oü le surcodageest assuré par Ia redondancede la conscience; se produit une subjectivation de l'énonciation sur une ligne passionnellequi rend i'organisation de pouvoir immanente, et éléve la déterritorialisa29. GherasimLuca, Le chant de Ia carpe, pp. 87-94.
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tion á I'absolu, bien que d'une maniére encore négative. - Or nous devons considérerdeux aspects: d'une part ces sémiotiques, méme abstraction faite des formes de contenu, sont concrétes, mais seulementdans la mesureoü elles sont mixtes, oü elles constituent des combinaisonsmixtes. Toute sémiotique est mixte, et ne fonctionne qu'ainsi ; chacunecapture forcément des fragments d'une ou de plusieurs autres (plus-valuesde code). Méme de ce point de vue, la sémiotique signifiante n'a aucun privilége á faire valoir pour former une sémiologie générale : la faEon notamment dont elle se combine avec la sémiotique passionnellede subiectivation (u le signifiant pour le sujet >) n'implique rien de préférentiel par rapport á d'autres combinaisons,par exemple enffe la sémiotique pássionnelleet la contre-signifiante,ou bien ente la contre-signifiante et la signifiante elle-méme (quand les Nomades se font impériaux), etc. Il n'y a pas de sémiologie générale. Par exemple, et sansprivilége d'un régime sur I'autre, on peut faite des schémasconcernant la sémiotique signifiante et la sémiotique post-signifrante,oü les possibilités de mixité conoéte ^pparaissent évidemment :
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1. Le Centre ou le Signifiant, visagéité du dieu, du despote; 2. Le Temple ou le Palais, avec prétres et bureaucrates; 3. L'oryanisation.en cerclés, et ]e signe qui renvoie au signe, sur un méme cercle ou d'un cercle á I'uutr. f q. f¿ développementinterprétatif du signifiant en signifié, pour redonner.du signifiant;-5. fe bouc expiatoire,-batragg qe la ligne áe fuite ; 6. Le boué émissaire,signe négatif de la ligne de fuite. Mais l'auue aspect, complémentaire et trés difiérent, consiste en ceci : la possibilité de ttansformer une sémiotique pure ou abstraite dans une autre, en vertu de la traductibilité qui découle du surcodage comme caractére particulier du langage. Cette fois
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le cenre de signifiance remplaEant 1. Le point de subjectivation, ; 2. qui découle Les deux visagesqui se détournent; 3. Le sujetd'énonciation, sut dansle détoutnement;4. Le sujetd'énoncé, du point de subjectiv¿rtion desprocéslinéaires lequelse rabatle sujetd'énonciation ; 5. La succession finis, avecune nouvelleforme de prétreset une nouvellebureaucratie ; reste 6. En quoi la ligne de fuite, libérée mais encoresegmentarisée, négativeet barrée.
il ne s'agit plus des sémiotiquesmixtes concrétes,mais des transformations d'une sémiotique absttaite en une autre (méme si cette ffansformation n'est pas abstraite Dour son compte, c'est-ádire a lieu efiectivement, sans étre opérée par un < comme puf savant). On appellerait transformations analogiques toutes celles qui feraient passer une sémiotique quelconque dans le régime présignifiantt symboliques, dans le régime signifiant; polémiques ou stratégiques, dans le régime contre-signifiant; conscientiellesou mirnétiques, dans le régime post-signifrant; diagrammatiques enfrq celles qui feraient éclater les sémiotiques ou les régimesde signessur le plan de consistanced'une détenitorialisation positive absolue. Une transformation ne se confond pas avec un énoncé d'une sémiotique pure ; ni méme avec un énoncé ambigu, oü il faut toute une analyse pragmatique pour savoir A quelle sémiotique il appartient ; ni avec un énoncé appartenant A une sémiotique mixte (bien que la transformation puisse avoir un tel effet). Un énoncé transformationnelmarque plutót la maniére dont une sémiotique traduit pour son compte des énoncés venus d'ailleurs, mais en les détournant, en en laissant des résidus intransformables.et en résistant activement á la transformation inverse. Bien plus, les transformationsne se limitent pas á la liste précédente. C'est toujours par transformation qu'une nouvelle sémiotique est capable de se créer pour son compte. Les traductions peuvent éme créattices.On forme de nouveaux régimes de signes purs par transformation et taduction. Lá non plus on ne trouvera pas de sémiologie générale, mais plutót une transsémiotique. 770
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Dans les transformationsanalogiques,on voit souvenr comment le sommeil, la drogue, I'exaltation amoureusepeuvent former des expressions qui traduisent en présignifiant les-régimes signifiants ou subjectifsqu'on veut leur imposer, mais auxquJlselles i¿rirt*i en leur.imposant á leur tour une segmentarité'et rrn" polvul.itJ inattendues. Le christianisme a subi-d'étranges traductions créatrices en passant chez les v.ages )>. L'introduction des signes monétaires dans certains circuits commerciaux aÍúcains fait subir á ces signes une transformation analogiqge trés difficile á manier () mo"ins qrr. .. ,áit ces circuils qui subissent au contraire une transformltion desmuctrices). Les chansonsdes Noirs américains,y compris et surtout les paroles,_auraient une valeur encore plnr á".mpiaire, parce qu'on y entend d'abord comment les .rClurr., Ie signifiant anglais,et font un usageprésignifiant ou méme conmesignifiant de la langue, la mélangeant i l..rt, propres lurrg.r., africaines,_tout comme ils mélangent á leurs ro,r,o.u.r* travaux forcés le chant d'anciens travaux á'Aftiqr.r. ; puis commenr, avec la christianisationet avec l'abolition de j'esclávage,il, tru,oárr.nt un procés-de <<subjectivation )> ou méme d' < "individuation >, qui transforme leur musique en méme temps qu'elle trunrformé ce procés par analogie; comment aussi r. por.nt des problémes particuliers de <>,lorsque des Büncs á <>,L'Homrne, septembre 7964, p 123. cf. LeRoi Jones, Le peuple du , 11. Sur ces traductions-transformations, blues, ch. rrr-vrr.
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dans le cadre de la ville, se danse en solo ; et ce fait est á soi La loi interdit toute réponse, seul d'une signification stupéfr.ante. toute participation. Rien ne reste du rite primitif, que les mouvemenis suggestifsdu corps. Et leut suggestionvarie avec l'indiuidualité de l'obseraateurt. ,r) Ce ne sont pas de simples transformations linguistiques,-lexicales ou méme syntaxiques,qui déterminent l'importance d'une véritable traduction sémiotique. Ce serait méme plutót I'inverse. Il ne suffit pas d'un parler-fou. On est forcé d'évaluer pour chaque cas si I'on ie louve devant l'adaptation d'une vieille sémiotique, ou devant une nouvelle vaúété de telle sémiotique mixte, ou bien devant le processusde création d'un régime encore inconnu. Par exemple il est relativement facile de ne plus dire <<je >>,on n'a pas dépassépour Ea le régime de subjectivation; et inversement, on peut continuer á dire Je, pour faire plaisir,- et étre déjá dans un autre régime oü les pronoms personnelsne fonctionnent plus que comme fictions. La signifianceet I'interprétation ont la peanii dr.tr.,elles forment avecla subiectivationun mixte si collant, qu'il est facile de croite qu'on est au-dehorstandis qu'on en sécréteencofe. Il arrive qu'on dénonce I'intetprétation, mais en tendant un visage tellement signifiant qu'on I'impose en mé_me temps au sujet qui continue, pour survivre, á s'en nourrir' Qui peui croire réellement que la psychanalyseest capablede changer .rn. sémiotique oü toutes les tricheries se réunissent? On a seulementéchangéles r61es.Au lieu d'un patient qui signifiait, et d'un psychanalysteinterpréte, on a maintenant un psychanalyste signifiant, et ctest le patient qui se charge de _toutesles interpr?tations. Dans l'expélience añti-psychiatriquede Kinglley Hall, Mury Barnes, ancienne infirmiére devenue épousela nouvelle sémiotique du Voyage, mais pour s'approprier un véritable pouvoir dans la communauté,et féinmoduire le pire régime d'intérprétation psychanalytique comme délire collectif (< elle interprZtait tout óe qu'on faisait pour elle, ou pour quelqu'un d'autré..." ,r). On en finit difficilement avec une (miotique ftrtement stratifiée. Méme une sémiotique présignlfr.ante, ou contre-signifiante,méme un diagramme asignifiant comporte des nceudsdé coincidencetout préts ) constituet des centres de signifiance et des points de subjectivation virtuels. Certes, une opération raductrice n'est pas facile, quand il s'agit de détruife une 32. Henry Miller, Sexus,P. 634. 33. Mary'Barnes'et Josépt Berke, Mary Barnes,ttn ao2age.i. trauers Ia 'du p.269. L'échec de I'expérience anti-psychiatriquede Seuil, F;d. folie, Kingrl.y Hall semble dü á ces facteurs internes autant qu'aux circonstances extérieures.
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sFmiotique dominante atmosphérique.Un des intéréts profonds _ des livres de Castaneda,sous I'influence de la drogue ou d'autres choses, et du changement d'atmosphére, c'est frécisément de montrer comment l'Indien arrive á combattre les mécanismes d'interpletation pour instaurer chez son disciple une sémiotique présignifiante ou méme un diagramme asigniñant : Anéte ! Tu me fatigues ! expérimenre au lieu de signifier et d'interpréter ! Trouve toi-méme tes lieux, tes temitoriálités, tes déterritoriali sation_s,ton régime, tes lignes de fuite ! sémiotise toi-méme, au lieu de chercher dans ton enfance toute faite et ta sémiolosie d'Occidental... nécessairementstopper le monde. Stopper- le monde exprime parfaitement certains états de conscienié aD cours desquels la Éalité de la vie quotidienne est modifiée, ceci parce q.r. l. flot des interprétations, d'ordinaire continuel, est inierrompu par un -Br.i, ensemble de circonstances étrangéres ) ce flot s. o une véritable transformation sémiotique fait appel á toutes sortes de variables, non seulement extéiieurer, -áii implicites dans Ia langue, intérieures aux énoncés. La pragmatique présente donc déjá deux composantes.on peut appeler la premiérc génératiue, dansla mesure oü elle monre io-ment les divers régimes abstraits forment des sémiotiquesmixtes concrétes,avec quellesvariantes,comment ils se combinent et sous quelle prédominance.La deuxiéme est la composantetransformationnelle,_quimontre comment ces régimesdelignes se maduisent les uns dans les aurres, er surtout én créent á. nouveaux. La pragmatique générative fait en quelque sorte des calques de séTioliques_mixtes, tandis que 7a pragmatique transforhationnelle fait des carres de tranJformatibn.-Bien qu'une sémiotique mixte n'implique pas_nécessairementune créativité actuelle, mais puisse se contenter de possibilités de combinaison sans véritable transformation, c'est la composantetransformationnellequi rend compte de I'originalité d'un régime comme de la nouveáuté des mixtes oü il entre á tel moment et dans tel domaine. Aussi cette secondecomposanteest-ellela plus profonde, et le seul moyen de mesurer les éléments de 7a premiére$. Par exemple, on se demandera quand gst_-ceque dei énoncésde type bolcÉevique ont patu, et comment le léninisme a opéré,lors de la rupture avec les sociaux-démocrates, une véritable transformation. ciéatrice d'une sémiotique originale, méme si celle-cidevrait nécessairementtom34. Caslane.da, -Le uoyageá Ixtlan, Gallimard, p. 12. 35. < Génératif >>et <
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MILLE PLATEAUX ber dans la sémiotique mixte de I'organisation stalinienne' Dans une étude exemplaire, Jean-Pierre Fáye a étudié en détail les transformations qui produisirent le nazisme envisagé cgqme d'énoncés roüu.urr* dans un champ social donné. Des ,v.,t-. du type : non seulemenr á..quel.moment, mais clans í"."io", dans un de signes s'installe-t-i1? q.t.l domaine un régime "dans une fiaction de ce peuple ? .dans^une p."pt. tout entier ? -ut . plut$t repérable au sein d'un h6pital. psychiatrique? ainsi nous avons vu qu'une sémiotique de subjectivation pouvait ¿u"r I'histoire anciennede_sjuifs, mais aussi dans le t;;-;;¿;¿" avec, évidemment, psychiatrique du Irx" siécle diagnostic -p.oforrdis" transformations véritables de méme et variatións á. dun, lu sémiotique correspondante- totltes ces questions sont du ;;;;;;t de la pragmatiq.t.. A.t;o,rrd'hui, _certainement,les transformation, o,t ituáuctions créatrices les plus profondes ne passent pas par I'Europe. La pragmatiquedoit refuser I'idée d'un invariant qr-ti po1tttait se sousiraiie urr* t.utttformations, méme l'invariant d',rni ., grammaticalité >>dominante. Car le langag. g.tt afr9\e J. politiqire avant d'éme afrairede linguislique ; .méme l'appréciades áegrés de gramm aticalité est matiére politique. tion --Qu;est-ce" q,r'.rne"sémiotique, c'est-á-direun régime .de signes fornálisation d'expiession? Ils sont á la fois- plus et o.r li". q".-1. lungage. Le iungug"^se définit par sa condition de ."i"r <<surlinéarité >>; í.r"lurrgrr., ,J Jéfinis.nt pai des constantes,élémenrs et rapporis d'ordré phonologique,syntaxiqueet sémantiqe9. Ef sans do"t. chaque régime de signes efiectué la condition du l^;;;:;; et utilise les éléáents de 1á_lang,re.,.mais rien de plul. ÁuE"i régime ne peut s'identifier á la condition méme, -ni avoir des cónstantes.Comme Foucault le monme bien, les t;;."p;Gré sont seulement dr.s lonctions d'existence du signes de tZgi-.": luígugr, qui ánt6t passent par des langues.diverses, tant6t se dans ,m. méme langue, et qui ne se confondent Jiti.iÉ"."i structure ni avec des unités de tel ou tel ordre, mais une ni avec les croise et les faits apparaime -régimesdans I'espace et dans le temps' de signes sont des agencements C'est en ce sens que lei linguistique ne . suffit. á catégorie ur.rrté dotrt d'énonciation, : ce qui fait d'une proposition ou méme d'un rendre .o-pi. simple mot un <<énoicé > renvoie á dei présupposésimplicites, no.t explicitables, qui mobilisent des variable-: pragmatiques donc I1 f.op..r á l'éno.r.iatión (transformatiols incorporelles)' -est '.r.i" ou par le signifiant, puisse s'expliquer q,r.-t. l'ug.ncement des á conraire au ienvoieni pnisqü ceux-ci ,i;.t, pá. bi." 'oariaÉlesd'énonciátion áans I'agencement'C'est la signifiance,ou lu r"bj..tivation, qui t,tppot"ttt un agencement,non l'inverse' Les noms q,r. .o.r, unori donnés aux régimes de signes, <<prési174
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gnifiant, signifiant, contre-signifiant,post-signifiant >>,resteraient pris dans l'évolutionnisme si ne leur correspondaientefiectivement des fonctions hétérogénesou variétés d'agéncement(la segmentarisation, la signifianceet l'interprétation, la numération, la subjecti_vation).Les régimes de signesse définissentainsi par des variables intérieures á l'énonciation méme, mais qui restent extérieures aux constantesde la langue et irréductibles aux catégorieslinguistiques. Ma.is, á ce point., tout bascule, et les raisons pour lesquelles un régim" dg signes est moins que le langage áeviennent des raisons pour lesquelles,aussi, il est plus qué li langage.L,agencement n'est d'énonciation, il ne formalise I'expressloñ,que sur une de ses faces ; sur son autre face inséparublé, il formaiise les contenus,il est agencementmachiniqueou de corps. Or les contenus ne sont pas des_<<signifiés > qui dépendraient du signifiant, d'une maniére ou_ d'une autte, ni- des < objets dans un ra_pport-de causalité quelconque avec le sujét. En tant qu'ils ont_leur formalisation propre, ils n'ont un.,tn rapport de correspondancesymbolique ou de causalité linéaire avec-lá forme d'expression: les deux formes sont en présuppositionréciproque, et l'on ne peut fafte abstraction de I'une qué rés relativemént, puisqr-r,e ce sont les deux facesdu méme agencement.Aussi faut-il atteindre, dans l'agencementlui-méme, á- quelque chose qui est e-ncoreplus profond que ces faces, et qui réndá compte á ja fois des deux formes en présupposition,formis d'expressioirou régimes de signes (systémes_sémiotiques),formes de óntenu ou rélimes de corps (systémesphysiques¡.c'est ce que nous appelonsmichine abstraite,la machine abstraiteconstitnant et conjuguant toutes les pointés de détenitorialisation de l'agencements. Et c'est de la 36. Michel Foucault a développé une théorie des énoncés, suivant des niveaux successifs et qui recoupent I'ensemble de ces problémes. 1.) Dans T..'archéologiedu-sauoir, Foucault distingue deux sortes le < multipüóités >, de contenu et d'expression, qrrri ne se-laissent pas réduire á des r"pporté de comespo^ndanceou de causálité, mais sont en présupposition réciprbque ; 2') Dans Surueiller et punir, il cherche une instanóe capable dá rendre compte des deux formes hétérogénes imbriquées I'une dans l'auue, et la trouve da¡s des agencements de pouvoir ou micro-pouvoirs ; j') Maís aussi la série de ces agencements collectifs (école, arméé, usine, hdpital, prison, etc..)ne sont que.des degrés ou singularités dans un < diagramme o'a6strait, qui comporte- uniquement pour son compte matiére et foñction (multiplicité humaine quelconque á contróler) ; 4') L'Histoire de la sexualité va é.r.or" dans une autre direction, puisque les agencements n'y sont plus rapportés et confrontés á un diagramme, mais ) une < biopolitiq,re d. la fópuhtion >>comme machine abstraite. Nos seules différenies avec Fóucault porteraient sur les points suivants; 1") les agencements ne nous paraissent pas avant tout de pouvoir, mais de désir, le désir étant toujours ágencé, et le pouvoir une dimension stratifiée de I'agencement; 2" ) le diagra'mme ou
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machine abstraite qu'il faut dire : elle est nécessairement< que le langage.Lorsque des linguistes (á la suite de Chomsky) s'élévent á l'idée d'une machine abstraite purement langagiére,on objecte d'avanceque cette machine,loin d'étre tro_p abstráite, ne I'est pas encore assez,puisqu'elle reste limitée á la forme d'expression,et á de prétendus universauxqui supposentle langage.Dés lors, faire absmactiondu contenu est une opération d'autánt plus relative et insuffisante, du point de vue de l'absüaction méme. Une véritable machine abstraite n'a aucun moyen de distinguer pour elle-mémeun plan d'expressionet un plan de contenu, parce qu'elle trace un seul et méme plan de consistance, qui va formaliser les contenuset les expressionsd'aprés les stfates ó,r les reterritorialisations.Mais, déstratifiée,déterritorialiséepour elle-méme,la machineabstraiten'a pas de forme en elle-méme(pas plus que de substance),et ne distingue pas en soi de contenu et á'expiession,bien qu'elle préside hors d'elle á cette distinction, et la distribue dans les srates, dans les domaineset territoires. Une machine abstraiteen soi n'est pas plus physique ou corporelle que sémiotique, elle est diagrammatique (elle ignore d'autant plus la distinction de I'artificiel et du naturel) Elle opére par matiére, et non par substance; pat fonction, et non par forme. Les substances,les formes, sont d'expression<>de contenu. Mais les fonctions ne sont pas déjá formées <<sémiotiquement >>,et les matíéres ne sont pas encore <( physicalement machineabstraite,c'est la pure Fonction-Matiére- le diagramme, indépendammentdes formes et des substances,des expressionset des contenusqu'il va répartir. Nous définissonsla machine abslaite par I'aspect, le moment oü il n'y a plus que des fonctions et des matiéres' Un diagramme en efiei n'a pas de substanceni de forme, et pas de contenu ni d'expressiorr3t. Tandis que la substanceest une matiére formée, la matiére est une substancenon formée, physicalementou sémiotiquement. Tandis que l'expression et le contenu ont des fotmes diitinctes et se disiinguenr réellement, la fonction n'a que des <( traits )), de conten.t et d'expression, dont elle assure la connexion : on ne peut méme plus dire si c'est une particule ou si c'est un signe. Un contenu-matiérequi ne présentepl_usque des degrésd'inténsité, de résistance,de conductibilité, d'échaufiela machine abstraite ont des lignes de fuite qui sont premiéres, et qui ne sont pas, dans un agencement, des phénoménes de résistance ou de riposte, mais des pointes de création et de déterritorialisation. 37. Hjeimslev a proposé une conception ¡és importante, de la <<matiére >> ou <( sens )> comme non-formé, amorphe ou informe : Prolégoménes d une théorie du langage, S 1l ; Essais linguistiques, Ed. de Minuit, PP. 58 sq' (et la préface de Frangois Rastier, p. 9).
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ment, d'étirement, de vitesse ou de tardivité ; une expressionfonction qui ne présenteplus que des ., tenseurs ,r, comme dans une écriture mathématique, ou bien musicale. Alors l'écriture fonctionne á méme le réel, tout comme le réel écrit matériellement. C'est donc le contenu le plus déterritorialisé et l'expression la plus déterritorialiséeque le diagramme retient, pour les conjuguer. Et le maximum de déterritorialisation vient'tant6t d'un ttait de contenu, tantót d'un trait d'expression, qui sera dit <>par rapport á l'autré, mais juitement parce qu'il le diagrammatise,en l'emportant avec soi, en i'élevant á sa propre puissance.Le plus déterritorialiséfait franchir á I'au6e un seuil qui rend possibleune conjonction de leur déterritorialisation respective,une commune précipitation. C'est la déterritorialisation absolue, positive, de la machine abstraite. C'est en ce sens que Lesdiagramrtes doivent étre distingués des indices, qui sont des signes territoriaux, mais aussi des icónes qui sont de reterritorialisation, et des symboles, qui sont de déterritorialisation relative ou négative38.Ainsi définie par son diagrammatisme, une machine abstraite n'est pas une infrastructure en derniére instance,pas plus qu'elle n'est une Idée transcendanteen supréme instance. Elle a plutót un róle pilote. C'est qu'une machine abstraite ou diagrammatiquene fonctionne pas póur représenter, méme quelque chose de réel, mais construit un réel á venir, un nouveau type de úalité. Elle n'est donc pas hors de l'histoire, mais toujours plutót < l'histoire, á chaque moment oü elle constitue des points de création ou de potentialité. Tout fuit, tout crée, mais jamais tout seul, au contraire, avec une machine abstraite qui opére les continuums d'intensité, les conjonctions de déterritorialisation, les extractions d'expression et de contenu. C'est un Absuait-Réel, qui s'opposed'autánt plus á l'abstraction fictive d'une machine d'expressionsupposéepure. C'est un Absolu, mais qui n'est ni indifiérencié ni transcendant. 38. La distinction des indices, icónes et symboles vienr de Peirce, cf. Ecrits sur Ie signe, Ed. du Seuil. Mais il lei distingue par des relaíions entre signifrant et _signifié (contiguité pour l'indice, similitude pour I'icdne, régle conventionnelle pour le symbole) ; ce qui I'entraine á faiie du < diagramme )> un cas spécial d'icóne (icdne de relation). Peirce est vraiment l'inventeur de la sémiotique. C'est pourquoi nous pouvons lui emprunter des termes, méme en en changeant l'acception. D'uñe part, indices, icónes et symboles nous semblent se distinguer par des rapporti teritorialité-déterritorialisation, et non par des rapports signifiant-signifié. D'aure part, le diagramme nous semble dés lors avoir un róle distinct, irréductible á I'iióne et au symbole. Sur les distinctions fondamentales de Peirce et le statut complexe du diagramme, on se reportera á l'analyse de Jakobson, < A la techerche de I'essence du langage >>,in Problémes du langage, Gallimard, coll. Diogéne.
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Aussi les machinesabstraitesont-ellesdes noms propres (et aussi des dates), qui ne désignent certes plus des personnes ou des sujets,mais des matiéreset des fonctions.Le nom d'un musicien, d'un savant, s'emploient comme le nom d'un peintre qui désigne une couleur, une nuance, une tonalité, une intensité : il s'agit toujours d'une conjonction de Matiére et de Fonction. La double déterritorialisation de la voix et de I'instrument sera marquée d'une machine abstraite-\ü/agner, d'une machine abstraite\ü7ebern,etc. On parlera d'une machine abstraite-Riemann,en physique et mathématique, d'une machine abstraite-Galois en algébre (précisémentdéfinie par la ligne arbitraire dite d'adjonction qui se conjugueavecun corps de base),etc. Il y a diagramme chaque fois qu'une machine abstraite singuliére fonctionne directement dans une matiére. Voilá donc que, au niveau diagrammatiqueou sur le plan de consistance,il n'y a méme pas de régimes de signesá proprement parler, puisqu'il n'y a plus de forme d'expression qui se distinguerait réellement d'une forme de contenu. Le diagramme ne connait que des traits, des pointes, qui sont encore de contenu dans Ia mesure oü ils sont matériels, ou d'expression dans la mesure oü ils sont fonctionnels, mais qui s'enffainent les uns les autres, se relaient et se confondent dans une commune déterritorialisation : signes-particules, particles. Et ce n'est pas étonnant ; car la distinction réelle d'une forme d'expressionet d'une forme de contenu se fait seulementavec les strates,et diversementpour chacune.C'est lá qu'apparait une double articulation qui va formaliser les traits d'expressionpour leur compte, et les traits de contenu pour leur compte, et qui va faire avec les matiéres des substancesformées physicalement ou sémiotiquement, avec les fonctions des formes d'expression ou de contenu. L'expression constitue alors des indices,des icdnesou des symbolesqui entrent dans des régimes ou des sémiotiques.Le contenu constitue alors des corps, des chosesou des objets, qui enment dans des systémes physiques, des organismes et des organisations.Le mouvement plus profond qui conjuguait matiére et fonction - la déterritorialisation absolue,comme identique á la terre elle-méme- ¡'¿pparuit plus que sous la forme des territorialités respectives,des déterritorialisationsrelatives ou négatives,et des reterritorialisations compémentaires.E,t sansdoute tout culmine avec une strate langagiére, installant une machine abstraite au niveau de l'expression, et qui fait d'ar¿,tant plus abstraction du contenu qu'elle tend méme á le destituer d'une forme propre (impérialisme du Iangage,prétention d'une sémiologie générale). Bref, les srates substantialisentles matiéres diagrammatiques,séparent un plan formé de contenu et un plan formé d'expression.Elles prennent 178
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les expressionset les contenus, chacun substantialiséet formalisé de son cdté, dans des pinces de double articulation qui assure leur indépendanceou leur distinction réelle, et font régner _un dualisme qui ne cessede se reproduire ou de se rediviser. Elles cassentles continuums d'intensité, en introduisant des coupufes d'une strate á une auffe, et á I'intérieur de chaque strate. Elles empéchent les conionctions de ligne de fuite, elles écrasent les point.r de déterritorialisation, soit en opérant_les-reterritorialisaiio.tr qui vont rendre ces mouvements tout relatifs, soit en afiectant tálle ou telle de ces lignes d'une valeur seulement négative, soit en la segmentarisant,Ia banant, la bouchant, la précipitant dans une sorte de trou noir. Notamment, on ne confondra pas le diagrammatismeavec une opération du type axiomatique. Loin de tracer des lignes de fuite créatriceset de conjuguer des traits de déterritorialisation positive, l'axiomatique barre toutes les lignes, les soumet á un systéme ponctuel, et améte les écritures algébriqueset géométriques qui fuyaient de toutes parts. C'est comme pour la questioq d. findéterminisme en phyJique : une <>s'est faite pour le réconcilier avec le déterminisme physique. Des écitures mathématiques se font axiomatiser, c'est-á-dire re-stratifier, resémiotiser; des flux matériels se font re-physicaliser.C'est une afr.airede politique autant que de science : la sciencene doit pas devenir folle... Hilbert et de Broglie furent des hommes politiques autant que des savants : ils ont remis de I'ordre. Mais une axiomatisation,une sémiotisation,une physicalisationne sont pas un diagramme, c'en est méme le conmaite. Programme de strate contre diagramme du plan de consistance.Ce qui n'empéche pas le diagrammede reprendre son chemin de fuite, et d'essaimer de nouvelles machines abstraites singuliéres (c'est contre l'axiomatisation que se fait la création mathématique des fonctions improbables,et conme la physicalisationque se fait I'invention matérielle des particules introuvables). Car la scienceen tant que telle est comme toute chose, il y a en elle autant de folie qui lui est propre que de mises et remises en ordre, et le méme savant peut participer des deux aspects, avec sa folie propre, sa police propre, ses signifiances,ses subjectivations,mais aussi ses machinesabstr2llss - en tant que savant. < Politique de la science>>désignebien ces courants intérieurs á la science,et non pas seulementles circonstancesextérieureset facteurs d'Etat qui agissent sur elle, et lui font faire ici des bombes atomiques, lá des programmes trans-spatiaux,etc. Ces influences ou déterminations politiques externesne seraientrien si la scienceelle-méme n'avait sespropres póles, ses oscillations,ses smateset ses désratifications, ses lignes de fuite et ses remises en ordre, bref les
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événementsau moins potentiels de sa propre politique, toute sa < polémique >>á elle, sa machine de gueme intérieuie (dont font P.aqtiehistoriquement les savants conmariés,persécutésou empéchés). Il ne suffit pas de dire que l'axiomátique ne tient pas c_olpte de l'invention et de la création : il y a en elle une volonté délibérée d'arréter, de fixer, de se substituer au diagramme) en s'installant á un niveau d'abstraction figée, déjá trop grand pour le concret, trop petit pour le réel. Nous verrons en quel i..rt c'est un niveau < capitaliste >. On ne peut pas pourtant se contenter d'un dualisme entre le plan de consistance,ses diagrammesou ses machines absffaites, et d'auffe part les strates,leurs programmeset leurs agencemenrs concrets. Les machines abstraites n'existent pas simplement sur le plan de consistanceoü elles développent dés diagrámmes,elles sont déjá lá, enveloppéesou <<encasuées>>dans les strates en général, ou méme dresséessur les states particuliéres oü elles organisent á la fois une forme d'expression et une forme de contenu. Et ce qui est illusoire dans ce dernier cas, c'est l'idée d'une machine abstraite exclusivement langagiére ou expressive, mais non pas I'idée d'une machine abstraite intérieure á la smate, et qui doit rendre compte de la relativité des deux formes distinctes. Ily a donc comme un double mouvement : I'un par lequel les machines abstraites travaillent les strates, et ne ..rr.ttt d'.rt faire fuir quelque chose,I'aurre par lequel elles sont eflectivement stratifiées,capturéespar les strates.D'une part, jamais les strates ne s'organiseraientsi elles ne captaient des matiéres ou fonctions 4e diagramme, qu'elles formalisent du double point de vue de l'expression et du contenu ; si bien que chaque iégime de signes, méme la signifiance, méme Ia subjectivation, sont encore des effets diagrammatiques(mais relativisés ou négativisés).D'autre part, jamais les machines absmaites ne seraient présentes, y compris déjá dans ies smates,si elles n'avaient le pouvoir ou la potentialité d'extraire et d'accélérerdes signes-particulesdésuatifiés (passageá l'absolu). La consistancen'est pas totalisante, ni structurante,mais déterritorialisante(une strate biologique, par e_xemple, n'évolue pas par données statistiques,mais par pointes de détemitorialisation). La sécurité, la tanquillité,- l'équilibre homéostatique des srates ne sont donc jarnais complétement garantis : il suffit de prolonger les lignes de fuite qui iravaillent les strates,de remplir les pointillés, de conjuguer leJ processusde déterritorialisation, pour rerrouver un plan de consistancequi s'insére dans les systémesde stratification les plus différents, et qui saute de I'un á l'autre. Nous avons vu en ce sens commenr la signifianceet l'interprétation, la conscienceet la passion pouvaient se prolonger, mais en méme temps s'ouvrir sur une expé180
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rience proprement diagrammatique. Et tous ces états ou ces modes de la machine abstraite coexistent précisément dans ce qu'on appelle agencernentmacbinique. L'agencement en efiet a comme deux póles ou vecteurs, l'un tourné vers les strates oü il distribue les tenitorialités, les détertitorialisationsrelatives et les retenitorialisations, uf, autre vecteur tourné vers le plan de consistanceou de déstratification,oü il conjugue les ptocessusde déterritorialisationet les porte á l'absolu de la terre. C'est sur son vecteut stratique qu'il distingue une forme d'expression dans laquelle il apparalt comme agencementcollectif d'énonciation, et une forme de contenu dans laquelle il apparuit comme agencement machinique de corps ; et il ajuste une forme á I'autre, une apparition á l'aute, en présupposition réciproque. Mais, sur son vecteur déstratifié, diagrammatique,il n'a plus deux faces, il ne retient que des traits de contenu comme d'expression, d'oü il extrait des degrésde déterritorialisationqui s'ajoutent les uns aux autres, des pointes qui se conjuguent les unes avec les auffes. Un régime de signesn'a pas seulementdeux composantes.Il y a en fait quame composantes,qui font I'objet de la Pragmatique. La premiére, c'était la composantegénératiue,qui monüe comment la forme d'expression, sur une strate langagiére,fait toujours appel á plusieurs régimes combinés, c'est-á-direcomment tout régime de signesou toute sémiotiqueest concrétementmixte. Au niveau de cette composante, on peut f.ahe absffaction des formes de contenu, mais d'autant mieux qu'on met I'accent sur les mélanges de régimes dans la forme d'expression : on n'en conclura donc pas á 7a prédominance d'un régime qui constituerait une sémiologie générale et unifierait la forme. La seconde composante, transformationnelle, monffait comment un régime abstrait peut étre ffaduit dans un autre, se transformer dans un auffe, et surtout se créer á partir d'auffes. Cette secondecomposante est évidemment plus profonde, parce qu'il n'y a aucun régime mixte qui ne supposede telles transformations d'un régime á un autre, soit passées,soit actuelles, soit potentielles (en fonction d'une création de nouveaux régimes). Lá encore, on fait ou on peut faire abstraction du contenu, puisqu'on s'en tient á des métamorphosesintérieures á la forme d'expression,méme si celle-ci ne suffit pas á en rendre compte. Or la moisiémecomposante est diagrammatique : elle consiste á prendre les régimes de signes ou les formes d'expression pour en exmaire des signesparticules qui ne sont plus formalisés,mais constituent des traits non formés, combinables les uns avec les autres. C'est lá le sommet de l'abstraction. mais aussi le moment oü l'absffaction devient réelle ; tout y passeen effet par des machinesabstraitesréelles (nomméeset datées).Et si I'on peut faire abstraction des
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formes de contenu, c'est parce que I'on doit en méme temps fafte abstraction des formes d'expression, puisqu'on ne retient que des traits non formés des unes et des autres. D'oü l'absurdité d'une machine abstraite purement langagiére.Cette composante diagrammatique est évidemment plus profonde a son tour que la composantetransformationnelle: les transformationscréations d'un régime de signes passent en efiet par l'émergence de machines abstraites toujours nouvelles. Enfin, une derniére composanteproprement machinique est censéemontrer comment les machinesabstraitess'efiectuentdans des agencementsconcrets, qui donnent précisémentune forme distincte aux traits d'expression, mais pas sans donner aussi une forme distincte á des ffaits de contenu - les deux formes étant en présupposition réciproque, ou ayant une relation nécessairenon formée, qui empéche une fois de plus Ia forme d'expression de se prendré po,rr suffisante (bien qu'elle ait son indépendanceou sa distinction proprement formelle). peut donc étre représentée La pragmatique (ou schizo-analyse) par les quatre composantescirculaires,mais qui bourgeonnent et font rhizome :
1) Composante générative : étude des sémiotiques mixtes concrétes, de leurs mélanges et de leurs variations. 2) Composante transformationnelle : étude des sémiotiques pures, de leurs traductions-ffansformations et de la création de nouvelles sémiotiques. 3) Composante diagrammatique : étude des machines abstraites, du point de vue des matiéres sémiotiquement non formées en rapport ¿vec des matiéres physicalement non formées. 4) Composante machinique : étude des agencements qui effectuent les machines absüaites, et qui sémiotisent les matiéres d'expression, en méme temps qu'elles physicalisént les matiéres de contenu.
L'ensemble de la pragmatique consisterait en ceci : faire le calque des sémiotiques mixtes dans la composante générative; fafue la carte transformationnelle des régimes, avec leurs possibilités 782
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de ffaduction et de création, de bourgeonnementsur les calques ; -dans faire le diagramme des machines absrraites mises en jeu chaquecas,comme potentialitésou comme surgissementsefiectifs ; faire Ie programme des agencementsqui ventilent l'ensemble et font circuler le mouvement, avec ses alternatives, ses sauts et mutations. Par exemple, on considéreraitune <<proposition >>quelconque, c'est-á-direun ensemble verbal défini syntaxiquemeni, sémantiquement et logiquement, comme expression d'un individu ou d'un groupe : <<Je t'aime ), ou bien < Je suis jaloux... >>On commenceraitpar demander á quel <<énoncé )> cette proposition correspond dans le groupe ou l'individu (car une méme proposition peut renvoyer á des énoncéscomplétementdifiérents). Cette q,uestionsignifie : dans quel régime de signesla proposition estelle prise, régime sans lequel les éléments synta*iques, sémantiques et logiques resteraient des conditions universéllesparfaitement vides ? Quel est l'élément non linguistique, 7a variable d,énonciationquiluidonneuneconsistance?Ilyaun<< t'aime >>présignifrant,de type collectif oü, comme disait Miller, une danseépousetoutes les femmes de la tribu ; un <(je t'aime >> conme-signifiant,de type dismibutif et polémique, pris dans la guerre, dans le rapport de forces, comme celui de Penthésiléeá Achille ; un <<je t'aime fiance, et Íait correspondre par interprétation toute une série de signifiés á la chaine signifiante ; .rn ., je t'aime >>passionnel ou post-signifiant, qui forme un procés á partir d'un point de subjectivation, puis un autre procés..., etc. De méme la proposition < je suis jaloux >>n'est évidemment pas le méme énoncé suivant qu'elle est prise dans le régime passionnelde la subjectivation ou dans le régime paranoiaquede Ia signifiance : deux délires trés distincts. En secondlieu. une fois déterminé l'énoncé auquel correspondla proposition dans tel groupe ou tel individu á tel moment, on chercherait les possibilités non seulement de mixité, mais de maduction ou de transforrnation dans un autre régime, dans des énoncés appartenantá d'autres régimes, ce qui passe ou ce qui ne passepas, ce qui reste iréductible ou ce qui coule dans une telle transformation. En uoisiérne lieu, on pourrait chercher á créer de nouveaux énoncésencore inconnus pour cette proposition, méme si c'était des patois de volupté, de physiques et de sémiotiques en morcea,r*, d'affects asutiectifs, de signessanssignifiance,oü s'efiondreraientla syntaxe,la sémantique et la logique. Cette recherchedevrait étre conEuedu pire au meilleur, puisqu'elle couvrirait aussi bien des régimes mignards, métaphoriqueset bétifiants, que des cris-souffles,des improvisations fiévreuses,des devenirs-animaux,des devenirs moléiulaires,
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des trans-sexualitésréelles, des continuums d'intensités, des constitutions de corps sans organes...Et ces deux póles, eux-mémes inséparables,en perpétuelsrapports de transformation, de conversion, de saut, de chute et de remontée. Cette derniére recherche mettrait en jeu les machines absmaites,les diagrammeset fonctions diagrammatiquesd'une part, d'autre part en méme temps les agencementsmachiniques,leurs distinctio¡rsformelles d'expression et de contenu, leurs investissementsde mots et leurs investissements d'organes sous une présupposition réciproque. Par exemple, le <<je t'aime >>de l'arnour courtois : quel est son diagramme, quel surgissementde machine abstraite, et quel nouvel agencement ? Aussi bien dans la déstratificationque dans l'organisation des strates... Bref, il n'y a pas de propositions syntaxiquement définissables,ou sémantiquernent,ou logiquement, qui vieñdraient transcenderet surplomber les énoncés.Toute méthode de ranscendantalisationdu langage,toute méthode pour doter le langage d'universaux, depuis la logique de Russell jusqu'á la gramrnaiie de Chomsky, tombe dans la pire des absmactions,au sens oü elle entérine un niveau qui est á la fois déjá rop abstrait et pas assez encore. En vérité, ce ne sont pas les énoncésqui renvoient aux propositions, mais l'inverse. Ce ne sont pas les régimes de signes qui renvoient au langage, et le langage qui constitue pff luiméme une machine al¡straite, structurale ou générative. C'est le contraire. C'est le langagequi renvoie aux régimesde signes,et les régimes de signes á des machines abstraites,á des fonctions diagrammatiques et á des agencementsmachiniques qui débordent toute sémiologie,toute linguistique et toute logique. Il n'y a pas de logique propositionnelle universelle, ni de grammaticalité en soi, pas plus que de signifiant pour lui-rnéme. <>les énoncés et les sémiotisations,il n'y a que des machines, des agencements,des mouvementsde déterritorialisationqui passentá travers la stratification des difiérents systémes,et échappent aux coordonnées de langage cornme d'existence. C'est pourquoi la pragmatique n'est pas le complément d'une logique, d'une syntaxique ou d'une sémantique,mais au contraire l'élément de base dont tout le reste dépend.
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6. 28 noyembre L947- Comment se faire un Corps sans Orgtnes )
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dogon et la répartition d,intensités
De toute maniére vous en avez un (ou plusieurs), non pas tant qu'il préexisteou soit donné tout fait - bien qu'il préexisie á certainségards- mais de toute maniérevous en faites .r}, uo,r, n. pouvez pas désirer sansen faire utr, - et il vous attend. c'est un exercice,une expérimentationinévitable, déjá faite au moment oü vous.l'entreprenez,pzs faite tant que vous ne I'entreprenezpas. Ce n'est pas rassurant,parce q,t. uó.rr pouvez le rater.^Ou bien il
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peut étre terrifiant, vous mener á la mort. Il est non-désir aussi bien que désir. Ce n'est pas du tout une notion, un concept, plutót une pratique, un ensemble de pratiques. Le Corps sans Organes,on n'y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n'a iamais Éni d'y accéder,c'est une limite. On dit : qu'est-ceque c'est, le CsO - mais on est déjA sur lui, se trainant comme une vermine, tátonnant comme un aveugle ou courant comme un fou, voyageur du désert et nomade de la steppe.C'est sur lui que nous dormons, veillons, que nous nous battons, battons et sommes battus, que nous cherchonsnotre place, que nous connaissonsnos bonheurs inouis et nos chutes fabuleuses, que nous pénétrons et sommes pénétrés, que nous aimons. Le 28 novembre 1947, Artaud déclare la guerre aux organes : Pour en linir auec Ie iugement de Dieu, <( car liez-moi si vous le voulez, mais il n'y a rien de plus inutile qu'un organe >>.C'est une expérimentation non seulement radiophonique, mais biologique, politique, appelant sur soi censure et répression. Corpus et Socius, politique et expérimentation. On ne vous laissera pas expérimenter dans voffe coin. Le CsO : il est déjá en route dés que le corps en a assezdes organes,et veut les déposer,ou bien les perd. Longue ptocession : - du corps hypocondriaque dont les organes sont déruits, la destruction est déjá faite, plus rien ne se passe, < Mlle X affirme qu'elle n'a plus ni cerveau ni nerfs ni poiuine ni estomac ni boyaux, il ne lui reste plus que la peau et les os du corps désorganisé, ce sont lá ses propres expressions )>; - du corps parano'iaque,oü les organes ne cessentd'ére attaqués par des influences, mais aussi restaurés p^t des énergies extérieures (<< il a longtemps vécu sans estomac, sans intestins, presque sans poumons, l'esophage déchiré, sans vessie,les c6tes broyées, il avait parfois mangé en partie son propre larynx, et ainsi de suite, mais les miracles divins avaient toujours á nouveau Égén&é ce qui avait été déruit... )>); - du corps schizo, accédant á une lutte intérieure active qu'il méne lui-méme contre les organes, au prix de la catatonie,et puis du corps drogué, schizo expérimental : <
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il se fait suspendre pour arréter I'exercice des organes, dépiauter comme si les organes tenaient á la peau, enculer, étoufiei, pour que tout soit scellé bien clos. Pourquoi cette cohorte lugubre de corps cousus, vitrifiés, catatonisés,aspirés, puisque le CsO esr aussi plein de gaieté, d'extase,de danse? Alors pourquoi ces exemples,-pourquoiTaut-ii passerpar eux ? Corps vidés au lieu de pleins. Qu'est-cequi s'est passé? Avez-vous mis assezde prudence ? Non pas la iagesse, mais la prudence comme dose, comme régle immanente A l'.*périmentation : injections de prudence. Beaucoup sont vaincus dans cette bataille. Est-ce si triste et dangereu* de ne plus supporter les yeux pour voir, les poumons pour respirer, lá bouche pour avalet,la langue pour parler, le cerveaupo.rr penser, I'anus et le larynx, la téte et les jambes ? Pourquoi pas marcher sur la téte, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie, Vision cutanée, Yoga, Krishna, Love, Expérimentation. Lá oü la psychanalysedit : Arrétez, rctrouvez vorie moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n'avons pas encore trouvé lotle_ ClO, pas assez défait notre moi. Remplacez I'anamnésepar ['oubJi,f interprétation par I'expérimentation.Trouvez vore corps sansorganes,sachezle [.ake, c'est question de vie ou de mort, de jeunesseet de vieillesse,de tristesseet de gaieté. Et c'est lá que tout se joue. <<.Maitresse,1) tu peux me ligoter sur la table, solidement setté, dix á quinze minutes, le temps de préparer les insmuments ; ?) cent coups de fouet au moins, quelques minutes d'amét j 3 ) tu commencesla cou-ture,_tu couds le mou du gland, la peau autour de celui-ci au gland I'empéchant de décaloter, tu c-ouds Ia bourse des couilles á la peau áes cuisses.Tu co.rdé les seins, mais un bouton á quare_ trous solidement sur chaque téton. Tú peux les réu,nir avec un élastique á boutonniére - iu passesá Ia deuxiéme phase : 4) tu as le- choix soit de me retourher sur la table, sur le ventre ligoté, mais les jambes réunies, soit de m'attacher au poteau seul, les poignets réunis, les jambes aussi, tout le corps solidement attaché; 5) tu me fouetres-le dos les fessesles cuisses,,cent coups de fouet au moins ; 6) tu couds les fesses ensemble, toute la mie du cul. Solidement avec du fil double en arrétant chaque point. Si je suis sur la table, tu m'attaches alors ?u poteau ; 7) tu me cravaches les fesses cinquante coups ; 8) si tu veux corser la torture et exécuter ta m.nu.. de la áerniére fois, tu enfoncesdans les fessesles épingles á fond ; 9) tu peux alors m'attacher sur la chaise, tu me C-ravaches les seins trente cgupl et tu enfoncesles épingles plus petites, si tu veux tu peux les faire rougir au réchaudavant, toutes ou quelques-unes.
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Le ligotage sur la chaise devrait étre solide et les poignets dans Ie dos pour faire ressortir la poitrine. Si je n'ai pas parlé des brülures, c'est que je dois passerd'ici quelque temps une visite et c'est long á guérir. >>- Ce n'est pas un fantasme, c'est un programme i difiérence essentielle entre I'interprétation psychanalytique du fantasmeet l'expérimentation anti-psychanalytiquedu programme. Entre le fantasme, interprétation elle-méme á interpréter, et le programme moteur d'expérimentation2, Le CsO, c'est ce qui reste quand on a tout 6té. Et ce qu'on óte, c'est précisémentle fantasme, l'ensemble des signifianceset des subjectivations. La psychanalysefait le conuaire : elle traduit tout en fantasmes,elle monnaie tout en fantasmes,elle garde le fantasme, et par excellence rate le réel, parce qu'elle rate le CsO. Quelque chose va se passer, quelque chose se passe déia. Mais on ne confondra pas tout á fait ce qui se passesur le CsO, et la maniére dont on s'en fait un. Pourtant I'un est compris dans l'autre. D'oü les deux phasesaffirméesdans la lettre précédente. Pourquoi deux phases nettement distinguées, alors que c'est la méme chosedans les deux cas,coutureset coups de fouet ? L'une est pour 7a fabrication du CsO, I'autre pour y fafte circuler, passer quelque chose; c'est pourtant les mémes procédés qui président aux deux phases, mais ils ont besoin d'étre repris, pris deux fois. Ce qui est sür, c'est que le masochistes'est fait un CsO dans de telles conditions que celui-ci ne peut plus dés lors étre peuplé que par des intensités de douleur, ondes doloriféres. Il est fa.ux de dire que le maso cherche la douleur, mais non moins faux qu'il chérche le plaisir d'une maniére particuliérementsuspensiveou détournée.Il chercheun CsO, mais d'un tel type qu'il ne pourra étre rempli, parcouru que par la douleur, en vettu des conditions mémes oü il a été constitué. Les douleurs sont les populations, les meutes,les modes du masoroi dans le désert qr-r'il a fait naitre et croitre. De méme le corps drogué et les intensités de froid, les ondes frigidaires. Pour chaque type de CsO nous devons demander : 1) quel est ce type, comment est-il fabriqué, par quels procédéset moyens qui préjugent déjá de ce qui va se passer; 2) et quels sont sesmodes, qu'est-ce qui se passe, avec quelles variantes, quelles surprises, quels inattendus par rapport á l'attente ? Bref, entre un CsO de tel ou tel type et ce quí se passe sur lui, il t¡ a un rapport trés particulier de synthése ou d'analyse : synthése a priori oi 2. L'opposition programme-fantasme apparait nettement chez M'Uzan, á propos d'un cas de masochisme ; cf . La sexualité peraerse, Payot, p. 36. Bien qu'il ne précise pas I'opposition, M'Uzan se sert de la notion de programme pour mettre en question les thémes d'(Edipe, d'angoisse et de castration.
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quelque chose va étre nécessairementproduit sur tel mode, mais on ne sait pas ce qui va étte produit ; analyse infinie oü ce qui est produit sur le CsO fait déjá partie de la production de ce corps, est déja compris en lui, sur lui, mais au prix d'une infinité de passages,de divisions et de sous-productions.Expérimentation rés délicate, puisqu'il ne faut pas qu'il y ait stagnancedes modes, ni dérapementdu type : le masochiste,le drogué frólent ces perpétuels dangers qui vident leur CsO au lieu de le remplir. On peut échouer deux fois, et pourtant c'est le méme échec,le méme danger. Au niveau de la constitution du CsO, et au niveau de ce qui passe ou ne passe pas. On croyait s'étre fait un bon CsO, on avait choisi le Lieu, La Puissance,le Collectif (il y a toujours un collectif méme si I'on est tout seul), et puis rien ne passe,ne circule, ou quelque chose fait que Ea ne passeplus. Un point paranoiaque, un point de blocage ou une boufiée délirante, on le voit bien dans le livre de Burroughs junior, Speed.Peut-on assignerce point dangereux, faut-il expulser le bloqueur, ou au contraire <>? Bloquer, étte bloqué, n'est-ce pas encore une intensité ? Dans chaque cas définir ce qui se passe et ne passe pas, ce qui fait passer et empéche de passer. Comme dans le circuit de la viande selon Lewin, quelque chose coule á travers des canaux dont les sections sont déterminées pat des portes, avec des portiers, des passeurs3. Ouvreurs de portes et fermeurs de trappes, Malabars et Fierabras. Le corps n'est plus qu'un ensemblede clapets, sas, écluses,bols ou vases communicants : un nom propre pour chacun,peuplementdu CsO, Metropolis, qu'il faut manier au fouet. Qu'est-ce qui peuple, qu'est-cequi passeet qu'est-ce qui bloque ? Un CsO est fait de telle maniére qu'il ne peut étre occupé, peuplé que par des intensités. Seules les intensités passent et circulent. Encore le CsO n'est-il pas une scéne,un lieu, ni méme un support oü se passerait quelque chose. Rien á voir avec un fantasme, rien á interpréter. Le CsO fait passer des intensités, il les produit et les distribue dans un spatium lui-méme intensif, inétendu. I1 n'est pas espaceni dans I'espace,il est matiére qui occuperaI'espaceá tel ou tel degré - au degré qui correspond aux intensités produites. Il est la matiére intense et non formée, non stratifiée, la mauice intensive, I'intensité : 0, mais il n'y a rien de négatlf dans ce zéro-lá, il n'y a pas d'intensités négatives ni conraires. Matiére égale énergie. Production du réel comme 3. Cf. la description du circuit et du flux de viande en famille amérisaine,Lewin, <>,Psychologie dynarnique, P. U. F., pp. 228-2$.
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grandeur intensive á partir du zéro. C'est pourquoi nous maitons le CsO comme l'euf plein avarft I'extension de I'organisme et l'organisation des organes, avant la formation des strates, I'ceuf intense qui se définit par des axes et des vecteurs, des gradients et des seuils, des tendancesdynamiques avec mutation d'énergie, des mouvements cinématiques avec déplacement de groupes, des migrations, tout cela indépendamment des lormes accessoires, puisque les organes n'apparaisseptet ne fonctionnent ici que comme des intensités pures a. L'organe changeen franchissantun seuil, en changeant de gradient. constance,qu'il s'agissede leur emplacementou de leur fonction, (...) des organes sexuels apparaissentun peu partout, (...) des anus jaillissent, s'ouvrent pour déféquer puis se referment, (...) I'organisme tout entier change de texture et de couleur, vatiationsallotropiquesrégléesaudixiémedeseconde...5.>> tantrique. Finalement le grand livre sur le CsO, ne serait-il pas I'Ethique ? Les attríbuts, ce sont les types ou les genresde CsO, substances, 'Zéto puissances,intensités comme matrices productives. Les modes sont tout ce qui se passe : les ondes et vibrations, les migrations, seuils et gradients,les intensités produites sous tel ou tel type substantiel, á partir de telle matrice. Le corps masochiste comme attribut ou genre de substance,et sa production d'intensités, de modes doloriféres, a partir de sa couture, de son degré 0. Le corps drogué comme autre attribut, avec sa produc0. tion d'intensités spécifiques á partit du Froid absolu : (u Les camés se plaignent sans cesse de ce qu'ils appellent le Grand Froid, et ils relévent le col de leurs manteaux noirs et serrent les poings contre leurs cous desséchés(...). Tout ea c'est du cinéma : Ie camé ne veut pas étre au chaud, il veut étre au frais, au froid, au Grand Gel. Mais le froid doit I'atteindre comme la drogue : pas á l'extérieur, oü Ea ne lui fait aucun bien, mais ) l'intérieur de lui-méme, pour qu'il puisse s'asseoirtranquillement, avec la colonne vertébrale aussi raide qu'un cric hydraulique gelé et son métabolismetombant au Zéro absolu... >) Etc. Le probléme d'une méme substancepour toutes les substances, d'une substance unique pour tous les atffibuts devient : y a-t-il un ensefttblede tous les CsO ? Mais si le CsO est déiá 4. Dalcq, L'euf et son dynamisme organisateur, Albin Michel, p. 95 : <> 5. Burroughs, Le lestin nu, p.2"1.
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I.IN CORPS SANS ORGANES ?
une limite, que faut-il dire de I'ensemble de tous les cso ? Le probléme n'est plus celui de I'un et du Multiple, mais celui de la multiplicité de fusion qui déborde efiectivement route gpposition de I'un et du multiple. Multiplicité formelle des attributs substantiels^qui constitué comme ielle l'unité ontologique de la substance.Continuum de tous les attributs ou genresd'i"nténsité sous une méme substance,et continuum des intensités d'un certain genre sous un méme type ou attribut. Continuum de toutes les substancesen intensité, mais aussi de toutes les intensités bn substance.continuum ininterrompu du csO. Le Cso, immanegrce,limite immanente. Les drogués, les masochistes,les schizophiénes, les amants, tous les GO rendent hommage a S-pinoza.Le CsO, c'est le champ d'immanence du désir, le"plan de consistancepropre au désir (lá oü le désir se définit .o--. processusde production,_sansréférence á aucune instance extétieure, manque qui viendrait le creuser, plaisir qui viendrait le combler). .^.Chaquefois .quele désir est uahi, maudit, arcachéá son champ d'immanence,il y a un prétre lá-dessous.Le préme alancé la tripG malédiction sur le désir : celle de la loi négátive, celle de la régle extrinséque, celle de l'idéal transcendant.Tourné vers le noid, le prétre q 4it : Désir est manque (comment ne manquerait-il pas de ce qu'il désire ?) Le prétre ópérait le premier ru.rft.., no-hé castration, et tous les hommes et les femmes du nord venaient se ranger derriére lui, criant en cadence<( manque, manque, c'est la loi commune >. Puis, tourné vers le sud, le^prétre a-rapporté ^-é-. le désir au plaisir. Car il y a des prétres hédonistes .t orgastiques.Le désir se soulageradans le plaisir ; et non seulement Ie plaisir obtenu feru tafte un moment le désir. mais l'obtenir est déjá une maniére de I'interrompre, de le déchargerá l'instant et de vous _déchar-gerde lui. Le plaisir-décharge :" le prére opére le second sacrificenommé masiurbation. Puis, tourn^évers l^'est, il s'écrie : Jouissanceest impossible, mais f impossible jouissance est inscrite dans le désir. Car tel est I'Idéal, en son impossibilité méme, ., l" manque-á-jouirqu'est la vie >. Le prémebpérait le troisiéme sacrifice, fantasmJ ou mille et ,rné nuits, cent vingt journées, tandis que les hommes de I'est chantaient : oui, nous seronsvotre fantasme,votre iáéal et votre impossibilité, les vótres et les nótres aussi. Le -était prétre ne s'était pui torrrné vers I'ouest, parce qu'il savait qu'il rempli d'un^plan de consistance, mais_croyait que cette direction était bouchée pan les colonnes d'Hercule, sánr issue, non habitée des hommei. c'est pourtant- lá que le désir était tapi, I'ouesr était le plus court chemin de l'est, et des autres direótions redécouvertesbu déterritorialisées.
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La figure la plus récente du prétre est le psychanalyste avec ses trois principes, Plaisir, Mott et Réalité. Sans doute Ia psychanalyse avait montré que le désir n'étaít pas soumis á la procréation ni méme A la génitalité. C'était son modernisme. Mais elle gardait I'essentiel, elle avait méme trouvé de nouveaux moyens pour inscrire dans le désir la loi négative du manque, Ia régle extérieure du plaisir, l'idéal transcendant du fantasme. Soit I'interprétation du masochisme: quand on n'invoque pas la ridicule pulsion de mort, on prétend que le masochiste, comme tout le monde, cherchele plaisir, mais ne peut y arriver que par des douleurs et des humiliations fantasmatiquesqui auraient pour fonction d'apaiserou de conjurer une angoisseprofonde. Ce n'est pas exact ; la soufirancedu masochisteest le prix qu'il faut qu'il paie, non pas pour parvenir au plaisir, mais pour dénouer le pseudo-liendu désir avec le plaisir comme mesure extrinséque.Le plaisir n'est nullement ce qui ne pounait étre atteint que par le détour de la souffrance, mais ce qui doit étre retardé au maximum comme interrompant le procés continu du désir positif. C'est qu'il y a une joie immanente au clésir, comme s'il se remplissait de soi-mémeet de ses contemplations,et qui n'implique aucun manque, aucune impossibilité, qui ne se mesure pas davantage au plaisir, puisque c'est cette joie qui distribuera les intensités de plaisir et les empécherad'étre pénéméesd'angoisse,de honte, dé culpabilité. Bref, le masochistese sert de la soufirance comme d'un moyen pour constituer un corps sans organes et dégager un plan de consistancedu désir. Qu'il y ait d'autes moyens, d'autres procédés que le masochisme,et meilleurs certainement, c'est une autre question ; il suffit que ce procédé convienne á certains. Soit un masochiste qui n'était pas passé par la psychanalyse : < Qu'est-cequ'il fait, ce masochiste? Il al'aft d'imiter >>,Annalesmédico-psychologiques, 6. RogerDupouy, <
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I]N
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le cheval, Equus Eroticus, mais ce n'est pas cela. Le cheval, et le maiffe-dresseur,la maiffesse, ne sont pas davantage images de mére ou de pére. C'est une question complétement difiérente, un devenir-animal essentiel au masochisme, une question de forces. Le masochistela présente ainsi : <>En fait, 1l s'agit moins d'une desüuction que d'un échangeet d'une circulation (< ce qui anive pour le cheval peut m'arriver aussi o). Le cheval est dressé: á sesforces instinctives l'homme impose des forces transmises, qui vont régler celles-ci,les sélectionner,les dominer, les surcoder.Le masochiste opére une inversion des signes : le cheval va lui mansmetme ses forces mansmises,pour que les forces innées du masochiste soient á leur tour domptées. Il y a deux séries, celle du cheval (force innée, force transmise par I'homme), celle du masochiste (force transmise par le cheval, force innée de I'homme). Une série explose dans I'autre, fait circuit avec l'autre : augmentation de puissanceou circuit d'intensités. <,ou plutót Ia maitresse-cavaliére, l'équitante, assurela conversion des forces et I'inversion des signes. Le masochistea construit tout un agencement qui trace et remplit á la fois le champ d'immanence du désir, constituant avec soi, le cheval et la maitresseun corps sans organes ou plan de consistance. <>Les jambes sont encore des organes,mais les bottes ne déterminent plus qu'une zone d'intensité comme une empreinte ou une zone suf un CsO. De méme, ou plutót d'une autre fagon, ce serait une erreur d'interpréter I'amour courtois sousles esp¿cesd'une loi du manque ou d'un idéal de transcendance.Le renoncement au plaisir externe, ou son retardement, son éloignement á l'infini, témoigne au contraire d'un état conquis oü le désir ne manque plus de rien, se remplit de lui-méme et bátit son champ d'immanence. Le plaisir est l'affection d'une personne ou d'un sujet, c'est Ie seul moyen pour une personnede <, s'y retrouver >>dans le processusdu désir qui la déborde ; les plaisirs, méme les plus artificiels, sont des reterritorialisations. Mais iustement, est-il nécessaire de se retrouver ? L'amour courtois n'aime pas le moi, pas plus qu'il
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MILLE PLATEATIX n'aime I'univers entier d'un amour céleste ou religieux. Il s'agit de faire un corps sans organes, lá oü les intensités passent, et font qu'il n'y a plus ni moi ni l'autre, non pas au nom d'une plus haute généralité, d'une plus grande extension, mais en vertu de singularités qu'on ne peut plus dire personnelles, d'intensités qu'on ne peut plus dire extensives.Le champ d'immanencen'est pas intérieur au moi, mais ne vient pas davantage d'un moi extérieur ou d'un non-moi. Il est plutdt comme le Dehors absolu qui ne connalt plus les Moi, parce que l'intérieur et l'extérieur font également partie de I'immanence oü ils ont fondu. Le o joi >>dans l'amour courtois, l'échange des ceurs, l'épreuve ou l' <>: tout est permis qui ne soit pas extérieur au désir ni ffanscendant a son plan, mais qui ne soit pas non plus intérieur aux personnes. La moindre caressepeut étre 3ussi forte qu'un orgasme; l'orgasme n'est qu'un fait, plutót fácheux, par rapport au désir qui poursuit son droit. Tout est permis : ce qui compte seulement, c'est que le plaisir soit le flux du désir luiméme, fmmanence, au lieu d'une mesure qui viendrait I'interrompre, ou qui le ferait dépendre des trois fantómes : le manque intérieur, le ranscendant supérieur, I'extérieur apparent 7. Si le désir n'a pas le plaisir pour norme, ce n'est pas au nom d'un manque qui serait impossible á combler, mais au contraire en raison de sa positivité, c'est-á-dire du plan de consistance qu'il trace au cours de son procés. En 982-984 se fait une grande compilation japonaise de traités taoistes chinois. On y voit la formation d'un circuit d'intensités entre l'énergie féminine et l'énergie masculine, la femme jouant le róle de force instinctive ou innée (Yin), mais que I'homme dérobe ou qui se transmet á l'homme, de telle maniére que la force mansmise de I'homme (Yang) devienne a son tour et 8. La condition d'autant plus innée : augmentationdes puissances de cette circulation et de cette multiplication, c'est que I'homme n'éjacule pas. Il ne s'agit pas d'éprouver le désir comme manque intérieur, ni de retarder le plaisir pour produire une sorte de 7. Sur l'amour courtois, et son immanenceradicale qui récuse á la fois la ranscendance religieuse et I'extériorité hédonisté, cf . René Nelli, L'érotique des troubadours, L0-1,8,notamment I, pp. 267, 31,6,358, 370, II, pp. 47, 53,75. (Et I, p. 128 : une des grandesdifiérencesentre l'amour chevaleresqueet I'amour courtois, c'est eü€, <<pour les chevaliers,la valeur gráce á quoi l'on mérite l'amour est toujours extérieure á l'amour >, tandis que, dans le systémecourtois, l'épreuve étant essentiellementintérieure d I'amour, la valeur guertiére fait place ) un <>: c'est une mut¿tion de la machinede guerre). 8. Van Gulik, la uie sexuelle dans la Chine ancienne,Gallimard; et le commentairede J. F. Loytard, Econornielibidinale, Ed. de Minuit, pp.24125t.
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plus-value extériorisable, mais au contraire de constituer un corps sans organes intensif, Tao, un champ d'immanence oü le désir ne manque de rien, et dés lors ne se rapporte plus -á aucun crit¿fe éxtérieur ou tfanscendant. Il est vrai que tout le circuit peut étre rabattu aux fins de la procréation (éjaculer au bon móment des énergies) ; et c'est ainsi que le confucianisme I'entend. Mais ce n'est vrai que pour une face de cet agencement de désir, la facetournée vers les strates,organismes,F.tat, famille... Ce n'est plus vrai pour l'aume f.ace,la face Tao-de déstratification qui mace un plan de consistance propre au désir lui-méme. Le iao est-il masochiste? Le couftois est-il tao ? Ces questions n'ont guére de sens.Le champ d'immanenceou plan de consistance doit éIre constfuit ; or il peüt l'étre dans des formations sociales trés difiérentes, et par des agencementsrés difiéfents' petvers' artistiques, scientifiques, mysiiq.tet, politiques, qui n'ont pas le méme type de corps sans organes. Il sera consguit morceau-par *or.."ú,^ üeux, .otrditiorrs, téchniques ne se laiss_antpas réduire les uns aux autres. La question lerait plut6t de savoir si les morceaux peuvent se faccórder, et á quel prix. I1 y a forcément des croisements monstfueux. Le plan de consistance,ce serait I'ensemble de tous les CsO, pure multiplicité d'immanence, dont un morceau peut étfe chinois, un auffe américain, un autre médiéval, un autñ petit-peryers, mais dans un mouvement de déterritorialisation généralisée oü chacun prend et {.ait-ce qu'il peut, d'aprés t.t góütt qu'il aurait réussi á abstraire d'un Moi, á'upiér une politi{ue ou une stratégie qu'on_aurait réussi á abstraile de telle ou lelle formation, d'aprés tel procédé qui serait absmait de son origine. Nous distinguons : L ) les CsO, qui difiétent comme des types, des genres, des attributs substantiels,par exemple le Froid du CsO drogué, le Dolorifére du CsO masochiste; chacun a son degré 0 comme principe de production (c'est la remissio) ; 2) ce qr'ri se passe sur chaque type de CsO, c'est-á-direles modes, les intensités produites, les ondes et vibrations qui passent (la latitudo);3) I'ensembleéventuel de tous les CsO, le plan de Or consistance(l'Omnitudo, qu'on appelle parfois le CsO). les questionssont multiples : non seulementcomment se faire un CsO, et aussi comment produire les intensités correspondantes sans lesquellesil resterait vide ? ce n'est pas tout á fait la méme question. Mais encore : comment arriver au plan de consistance? Comment coudre ensemble, comment refroidir ensemble, comment réunir tous les CsO ? Si c'est possible, ea ne se fera aussi qu'en conjuguant les intensités produites sur chaque CsO, en faisant un continuum de toutes les continuités intensives. Ne faut-il pas des agencementspour fabriquer chaque CsO, ne faut-il
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pas une grande Machine absmaitepour constuire le plan de consistance ? Bateson appelle plateaux des régions d'intensité continue, qui sont constituéesde telle maniére qu'elles ne se laissent pas interrompre pat une terminaison extérieure, páS plus qu'elles ne se laissent aller vers un point culminant : ainsi certains processussexuels,ou agressifs,dans la culture balinaise'. Un plateau est un morceau d'immanence. Chaque CsO est fait de plateaux. Chaque CsO est lui-méme un plateau, qui communique avec les autres plateaux sur le plan de consistance.C'est une composante de passage. Relecture d'Héliogabale et des Tarahumaras. Car Héliogabale, c'est Spinoza,Spinoza,Héliogabaleressuscité.Et les Tarahumaras, c'est de I'expérimentation,le peyotl. Spinoza,Héliogabale et l'expérimentation ont la méme formule : l'anarchie et I'unité sont une seule et méme chose, non pas I'unité de l'Un, mais une plus émange unité qui ne se dit que du multiple 10.C'est ce que les deux livres d'Artaud expriment : la multiplicité de fusion, la fusibilité comme zéro infrni, plan de consistance,Matiére oü il n'y a pas de dieux ; les principes, comme forces, essences,substances, éléments, rémissions,productions ; les maniéres d'étre ou modalités comme intensités produites, vibrations, souffles, Nombres. Et enfin la difficulté d'atteindre á ce monde de I'Anarchie couronnée, si I'on en teste aux organ€s, (( le foie qui rend la peau jaune, le cerveau qui se syphilise, l'intestin qui chasse l'ordure >, et si I'on reste enfermé dans l'organisme, ou dans une strate qui bloque les flux et nous fixe dans notre monde ici. Nous nous apercevonspeu á peu que le CsO n'est nullement le contraire des organes.Ses ennemis ne sont pas les organes.L'ennemi, c'est I'organisme. Le CsO s'oppose,non pas aux organes, mais á cette organisation des organes qu'on appelle organisme. Il est vrai qu'Artaud méne sa lutte contre les organes,mais en méme temps c'est á I'organisme qu'il en a, qu'il en veut : Le corps est le corps. Il est seul. Et n'a pas besoin d'organes.Le corps n'est iamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du corps. Le CsO ne s'oppose pas aux organes, mais, avec ses <>qui doivent étre composés et placés, il s'oppose á l'organisme, á I'organisation organique des organes. Le iugement de Dieu, le systéme du jugement de Dieu, le systéme 9. Gregory Bateson,Vers une écologiede I'esprit, pp. L25-1,26. 10. Artaud, Héliogabale,CEuvrescomplétesVII, Gallimard, pp. 50-51.il est vrai qu'Artaud présenteencore I'identité de l'Un et du multiple comme une unité dialectique, et qui réduit le multiple en le tamenant á l'Un. Il fait d'Héliogabaleune sorte d'hégélienMais c'est maniére de parler ; car la multiplicité dépassedés le début toute opposition, et destitue le mouvement dialectique.
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théologique, c'est précisément I'opération de Celui qui fait un organisme, une organisation d'organes qu'on appelle organisme, parce qu'Il ne peut pas supporter le CsO, parce qu'Il le poursuit, l'éventre pour passerpremier, et faire passerpremier I'organisme. L'organisme, c'est déjá ga, le jugement de Dieu, dont les médecins profitent et tirent leur pouvoir. L'organisme n'est pas du tout le corps, le CsO, mais une strate sur le CsO, c'est-á-direun phénoméned'accumulation,de coagulation,de sédimentationqui lui impose des formes, des fonctions, des liaisons, des organisations dominantes et hiérarchisées,des transcendancesorganisées pour en extraire un ttavail utile. Les strates sont des liens, des pinces. <>Nous ne cessonsd'étre sffatifiés. Mais qui est ce nous, qui n'est pas moi, puisque le sujet non moins que I'organisme appartient á une sttate et en dépend ? Nous répondons maintenant : c'est le CsO, c'est lui, la Éalité glaciairesur laquelle vont se former ces alluvions, sédimentations, coagulations,plissementset rabattementsqui composentun organisme - st une significationet un sujet. C'est sur lui que pése et s'exetce le jugement de Dieu, c'est lui qui le subit. C'est en lui que les organes entrent dans ces rapports de composition qu'on appelle organisme. Le CsO hurle : on m'a fait un organisme ! on m'a plié indüment ! on m'a volé mon corps ! Le iugement de Dieu l'arache á son immanence,et lui fait un organisme, une signification, un sujet. C'est lui, le stratifié. Si bien qu'il oscille entte deux p6les, les surfacesde suatification sur lesquelles il se tabat, et se soumet au jugement, le plan de consistance dans lequel il se déploie et s'ouvre á I'expérimentation. Et si le CsO est une limite, si l'on n'a jamais fini d'y accéder,c'est parce qu'il y a toujours une strate derriére une autfe strate, une strate encasfféedans une auüe strate. Car il faut beaucoup de strates, et pas seulementde I'organisme,pour faire le jugement de Dieu. Combat perpétuel et violent entre le plan de consistance,qui libére le CsO, traverse et défait toutes les strates, et les surfaces de stratification qui le bloquent ou le rabattent. Considéronsles uois grandesstratespar rapport á nous, c'est-ádire celles qui nous ligotent le plus directement : l'organisme, la signifianceet la subjectivation. La surface d'organisine,I'angle de signifiance et d'interprétation, le point de subjectivation ou d'assujettissement.Tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleraston corps - sinon tu ne serasqu'un dépravé.Tu seras signifiant et signifié, interpréte et interprété - si¡e¡ tu ne seras qu'un déviant. Tu seras sujet, et fixé comme tel, sujet d'énonciation rabattu sur un sujet d'énoncé - si¡6¡ tu ne seras qu'un vagabond. A l'ensemble des strates, le CsO oppose la désarticulation (ou les n articulations) comme propriété du plan de
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consistance,I'expérimentation comme opération sur ce plan (pas de signifiant, n'interptétez jamais !), le nomadisme comme mouvement (méme sur place, bougez,ne cessezpas de bouger, voyage immobile, désubjectivation). Qr.t. veut dire désarticuler, cesser d'étre un organisme? Comment dire á quel point c'est simple, et que nous le faisons tous les jours. Avec quelle prudence nécessaire, I'art des doses, et le danger, overdose. On n'y va pas á coups de marteau, mais avec une lime trés fine. On invente des autódestructions qui ne se confondent pas avec la pulsion de mort. Défaire l'organisme n'a jamais été se tuer, mais ouvrir le corps á des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagementset des seuils, des passageset des distributions d'intensité, des territoires et des détenitoiialisations mesuréesá la maniére d'un arpenteur. A la limite, défaire I'organisme n'est pas plus difficile que de défaire les autres stfates, signifiance ou subjectivation. La signifiance colle á l'áme non moins que I'organisme colle au corps, on ne s'en défait pas facilement non plus. Et le sujet, comment nous décrocher des points de subjectivation qui nous fixent, qui nous clouent dans une ÉaIité dominante ? Arracher la conscience au sujet pour en faire un moyen d'exploration, arracher I'inconscient á la slgnifiance et á l'interprétation pour en faire une véritable produciion, ce n'est assurément ni plus ni moins difficile qu'arracher le corps á l'organisme. La prudence est l'aft commun des mois ; et s'il arrive qu'on fróle la mort en défaisant I'organisme, on fr6le le faux, l'illusoire, I'hallucinatoire, la mort psychique en se dérobant á la signifiance et á I'assujettissement. Artaud pése et mesute chacun de ses mots : la conscience<<sait ce qui elt bon pour elle et ce qui ne lui vaut rien ; et donc les penséeset sentiments qu'elle peut accueillir sans danger et avec profit, et ceux qui sont néfastes pour I'exercice de sa liberté. Elle sait surtout jusqu'oü va son ére, et jusqu'oü il n'est pas encore allé ou n'a pai le droit d'aller sans sombrer dans l'ftréalité, I'illusoire, le non-fait, le non-préparé...Plan oi la conscience normale n'atteint pas mais oü Ciguri nous permet d'atteindre, et qui est le -ytGr. méme de toute poésie. Mais il y-a dans l'étri humain un autre plan, celui-lá obscur, informe, oü la conscience n'est pas entrée, mais qui I'entoure comme d'un prolongement inéclaiici ou d'une menace suivant les cas. Et qui dégage aussi des sensationsaventureuses,des perceptions. Ce sont les fantasmeséhontés qui affectent la consciencemalade. Moi aussi j'ai eu des sensationsfausses,des perceptions fausses et i'y ai cfu
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>>.
t. IX, pp. 34-35. 11. Artaud, Les Tarahulnaras,
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L'organisme, il faut en garder assezpour qu'il se reforme á chaque aube ; et des petites provisions de signifiance et d'interprétation, il faut en garder, méme pour les opposer á leur propre systéme,quand les circonstancesl'exigent, quand les choses,les personnes, méme les situations vous y forcent ; et de petites rations de subjectivité, il faut en garder suffisamment pouf pouvoir répondre A la Éalité dominante. Mimez les states. On n'atteint pas au CsO, et á son plan de consistance,en détratifiant á la sauvage.C'est pourquoi I'on renconrait dés le début le paradoxe de ces corps lugubres et vidés : ils s'étaient uidés de leurs organes au lieu de chercher les points oü ils pouvaient patiemment et momentanément défaire cette organisation des organes qu'on appelle organisme. Il y avait méme plusieurs maniéres de rater le CsO, soit qu'on n'arúvát pas ) le produire, soit que, le produisant plus ou moins, rien ne se produisit sur lui, les intensités ne passaientpas ou se bloquaient. C'est que le CsO ne cesse d'osciller enme les surfaces qui le stratifient et le plan qui le libére. Libérez-le d'un geste trop violent, faites sauter les strates sans prudence, vous vous serez tué vous-méme,enfoncé dans un ffou noir, ou méme entrainé dans une catastophe, au lieu de tracer le plan. Le pire n'est pas de rester stratifié - organisé, signifié,assujetti- mais de précipiter les stratesdans un efiondrement suicidaire ou dément, qui les fait retomber sur nous, plus lourdes á jamais. Voilá donc ce qu'il faudrait fafte : s'installer sur une strate, expérimenter les chancesqu'elle nous offre, y chercher un lieu favorable, des mouvements de déterritorialisation éventuels, des lignes de fuite possibles,les éprouver, assurerici et lá des conjonctions de flux, essayersegmentpar segment des continuums d'intensités, avoir toujours un petit morceau d'une nouvelle terre. C'est suivant un rapport méticuleux avec les strates qu'on arrive á libérer les lignes de fuite, á faire passeret fuir les flux conjugués,á dégager des intensités continues pour un CsO. Connecter, conjuguer, continuer : tout un < diagramme >>contre les ptogrammesencore signifiantset subjectifs.Nous sommesdans une formation sociale ; voir d'abord comment elle est stratifiée pour nous, en nous, á la place oü nous sommes; remonter des strates á I'agencementplus profond oü nous sommes pris ; faire basculerl'agencementtout doucement,le faire passerdu cóté du plan de consistance.C'est seulementlá que le CsO se révble pour ce qu'il est, connexion de désirs, conjonction de flux, continuum d'intensités. On a construit sa petite machine á soi, préte suivant les circonstancesá se brancher sur d'aures machines collectives. Castanedadécrit une longue expérimentation (peu importe qu'il s'agisse de peyotl ou d'autre chose) : retenons pour le moment comment I'Indien le force d'abord á chercheÍun <>.
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opération déjá difficile, puis á trouver des <>,puis á renoncer progressivementá f interprétation, á construire flux par flux et segment par segment les lignes d'expérimentation, deveniranimal, devenir-moiéculaire, etc. Car le CsO est tout cela : nécessairementun Lieu, nécessairementun Plan, nécessairement un Collectif (agenEantdes éléments, des choses, des végétaux, des animaux, des outils, des hommes, des puissances,des fragments de tout Qa, cat il n'y a pas <<mon )> corps sans organes, mais <<moi >>sur lui, ce qui reste de moi, inaltérable et changeant de forme, franchissantdes seuils). Au fil des livres de Castaneda,il peut amiver que le lecteur se mette á douter de l'existencede Don Juan l'Indien, et de bien d'autes choses.Mais cela n'a aucune importance. Tant mieux si ces livres sont I'exposé d'un syncrétisme plutdt qu'une ethnographie, et un protocole d'expérienceplutót qu'un compte rendu d'initiation. Voilá que le quatiéme livre, Histoires de pouuoir, porte sur la distinction vivante du <>et du <. Le tonal semble avoir une extension disparate : il est I'organisme, et aussi tout ce qui est organisé et organisateur; mais il est encore la signifiance,tout ce qui est signifiant et signifié, tout ce qui est susceptibled'interprétation, d'explication, tout ce qui est mémorisable,sousla forme de quelque chosequi rappelle autre chose; enfin il est le Moi, le sujet, la personne, individuelle, socialeou historique, et tous les sentimentscorrespondants.Bref, le tonal est tout, y compris Dieu, le jugement de Dieu, puisqu'il monde, donc il crée le monde pour ainsi dire >>.Et pourtant le tonal n'est qu'une ile. Car le nagual, lui aussi, est tout. Et c'est le méme tout, mais dans des conditions telles que le corps sans organes a remplacé l'organisme, I'expérimentation a remplacé toute interprétation dont elle n'a plus besoin. Les flux d'intensité, leurs fluides, leurs fibres, leurs continuums et leurs conjonctions d'affects,le vent, une segmentationfine, les micro-perceptionsont remplacé le monde du sujet. Les devenirs, devenirs-animaux, devenirs-moléculaires, remplacent I'histoire, individuelle ou générale. En fait,le tonal n'est pas si disparatequ'il semble : il comprend I'ensembledes strates,et tout ce qui peut étre rapporté aux strates, l'organisation de l'organisme, les interprétations et les explications du signifiable,les mouvements de subjectivation. Le nagual au contraire défait les sffates. Ce n'est plus un organisme qui fonctionne, mais un CsO qui se construit. Ce ne sont plus des actes á expliquer, des réves ou des fantasmesá interpréter, des souvenirs d'enfance á rappeler, des paroles á faire signifier, mais des couleurs et des sons, des devenirs et des intensités (et quand tu deviens chien, ne va pas demander si le chien avec lequel tu 200
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joues est un réve ou une réalité, si c'est <>ou autre chose encore).- Ce n'est plus un Moi qui sent, agit, et se rappelle, c'est <, qui a des affects et éprouve des mouvements,-desvitesses.Maii I'important, c'est qu'on ne défait pas le tonal en le détruisant d'un coup. Il faut le diminuer, le rétrécir, le nettoyer, et encore á certains moment seulement. Il faut le garder pour survivre, pour détourner I'assaut du_nagual. car t n nág.ral qui feruit irrupiion, gui détuirait le tonal, un corps sans organesqui briserait ioutes les strates, tournerait aussitót en corps de néani, auto-destruction pure sans autre issue que la mort : <>. Nous n'avons pas encore répondu á la question : pourquoi tant de dangers ? pourquoi dés lors tant de précautions néce-ssaires ? c'est qu'il ne suffit pas d'opposer abstraitementles suates et le CsO. Car, du CsO, on en ftouve déjá dans les strates non moins que sur le plan de consistancedéstratifié, mais d'une tout autre faEon. Soit l'organisme comme suate : il y a bien un CsO qui s'oppose á I'organisation des organes qu'on appelle organisme, mais il y a aussi un CsO de I'organisme, appártenant á cetre strate-lá. Tissu cancéreux : á chaque instant, á chaque seconde, une cellule devient cancéreuse,folle, prolifére et pend sa figure, s'empare de tout ; il faut que l'organisme la raméne á sa iégle ou la restratifie, non seulement pour survivre lui-méme, máit aussi pour que soit possible une fuite hors de l'organisme, une fabrication de < Cso sur le plan de consisiance.Soit la strate de signifiance : lá encore, 1l y a un tissu cancéreuxde la signifiance, u_f,corps bourgeonnant du despote qui bloque toute circulation des signes, altant qu'il empéche I^ naissance du signe asignifiant sur asphyxiant de la subjectivation,qui rend d'autant plus impossible une libération qu'il ne laisse méme pas subsister une distinction des sujets. Méme si nous considérons telle ou telle formation sociale,ou tel appareil de strate dans une formation, nous disons que tous et toutes ont leur CsO prét á ronger, á proliférer, á couvrir et envahir I'ensemble du champ social, entrant dans des rapports de violence et de rivalité, aussibien que d'alliance ou de complicité. CsO de l'argent (inflation), mais aussi CsO de l'Etat, de l'armée, de l'usine, de la ville, du Parti, etc. Si les srates sont afraire de coagulation, de sédimentation, il suffi-t d'une vitesse de sédimentation précipitée dans une srate pour que celle-ci perde sa_figure et ses articulations, et forme sa tumé,rr spécifiq.r. ".t elle-méme,ou dans telle formation, dans tel appareil. Les itrates engendrent leurs CsO, totalitaires et fascistes, terrifiantes caricatures du plan de consistance.Il ne suffit donc pas de dis-
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tinguer les CsO pleins sur le plan de consistance,et les. CsO vid"essur les débris de strates, bu, désttatification trop violente. Il faut tenif compte encofe des CsO cancéreuxdans une strate devenueproliférante. Probléme des trois corps. Artaud disait que, en dehors du <>.C'est unelutte, et qui ne comporte jamais á ce titre la claté suffisante. Comment se iabriquer áes CsO sans que ce soit le Ctb lu".éreux d'un fascitt. .tt- nous, ou le CsO vide d'un drogué, d;..rn purunoiaquc ou d'un hypocondre ? Comment distinguer le.s ttoir botps ? Ártaud ne cessed'afironter -ce probléme. Extraordinaire composition de Pour en linir auec le iugement de Dieu : il commencepal ^.t maudire le corps cancéreuxd'Amérigue, le.,corps d'urg.rrt ; il dénonce les s6ates qu'il appelle du de guerre minuscule'd"r Turaittr-urur, peyotl ; mais il sait aussi les dangers d'une désratification trop biutale, imprudente' Artaud ne cesse d'afironter tout cela,et y ioule. Lettre á Hitler : < Cher Monsieur, Berlin l'un des i. ,rorls avais monré en L932 au caf.éde I'Ider á soirs oü nous avons fait connaissanceet peu avant que vous ne preniez le pouvoir, les banages établis sur une carte q-ui n'étai.t 'pas qu'une carte ie géograpúig,contre moi, action de force diride sens que vous me désigniez. Je !t" áu"t un certai.r io-bi. iérre ,,rjourd'hui Hitler les barrages que j'avais mis ! les PariP. S. Bien entendu, siensoít besoin de gaz. Je suis vore A:A. cher Monsieur, ce n'est á peine une invitation, c'est suttout un 12 avertissement... >>Cett. óu.t. qui n'est pas seulement de géochose comme une carte d'intensité CsO, oü quelque c'est lraphie, ^burtuges d?sigÁent des seuils, et les gaz, des ondes ou des i., flux. Mérie si Arlaud n'a pas réussi pour lui-méme, il est ceftain par lui, quelque chose a été-réussipour.nous tous' que, ' í"'CrO, ó'.tt l'ceuf. Mais l'euf n'est pas régressif: au contraire, il est contemporain par excellence, on l'emporte toujours avec soi comme son ptop.é milieu d'expérimentation, son milieu assoest l. mili.,, d'intensité p,rr., le spatium et non l'ex.iá. i,*"f tensio, I'intensité Zéro comme principe cle production. -Il I a une .o"".tg."ce fondamentale de ü scienceet du mythe, d-eI'embryiogi. .? d. la mythologie, de I'ceuf biologique et de l'euf psychlq.r. ou cosmique ' l'óuf désigne toujours cette Éalité intensive, p^ indifiérlnciée, mair oü l.r choses, les otganes, se dis;; tinguint uniquement par des gradients,-de-smigrations, des zones devoisinug..L'...'festleCsO.LeCson,eStpaS<< Iárgurirmó it V est adjacent,et ne cessepas de se faire. S'il est t2. Cf. Causecolnmune,n' 3, oct. L972.
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lié 4 I'enfance, ce n'est pas au sens oü I'adulte régresseraitA I'enfant, et l'enfant d la Mére, mais au sens oü l'enfant, tel le jumeau dogoq qui emporte avec lui un morceau de placenta, arrache ) la forme organique de la Mére une mati¿re intense et 4éstratifiéequi constitue au conrraire sa rupture perpétuelle avec le passé,son expérience,son expérimentationactuelleJ.te CsO est bloc d'enfance, devenir, le contraire du souvenir d'enfance. II n'est pas I'enfant <>I'adulte, ni la mére <>l'enfant : il est la stricte contempomnéité de l'adulte, de l'enfant et de I'adulte, leur carte de densitéset d'intensités comparées,et toutes les variations sur cette carte. Le CsO est précisémentce germen intense oü il n'y a pas, il ne peut pas y avoir parents ni enfants (représentation organique). C'est ce que Freud n'a pas compris -des dans \üTeissmann: l'enfant comme contemporain germinal parents. Si bien que le corps sans organes n'est jamais le tien, le mien... C'est toujours un corps. Il n'est pas plus projectif que régressif. C'est une involution, mais une involution créatrice et toujours contemporaine.Les organes se dismibuent sur le CsO ; mais, justement, ils s'y distribuent indépendammentde la forme d'organisme, les formes deviennent contingentes,les organes ne sont plus que des intensités produites, des flux, des seuils et des gradients. <>ventre, <>eil, (< une > bouche : I'article indéfini ne manque de rien, il n'est pas indéterminé ou indifiérencié, mais exprime la pure détermination d'intensité, la difiérence intensive. L'article indéfini est le conducteur du désir. Il ne s'agit pas du tout d'un corps morcelé, éclaté,ou d'organes sans corps (OsC). Le CsO est juste le conmaire.Il n'y a pas du tout organes morceléspar rapport ) une unité perdue, ni retour á I'indifiérencié par rapport á une totalité difiérenciable.Il y a distibution des raisons intensives d'organes,avec leurs articles positifs indéfinis, au sein d'un collectif ou d'une multiplicité, dans un agencementet suivant des connexionsmachiniquesopérant sur un CsO. Logos spermaticos. Le tort de la psychanalyseest d'avoir compris les phénoménes de corps sans organes comme des régressions, des projections, des fantasmes,en fonction d'une image du corps. Par lá, elle ne saisissaitque I'envers, et substituait déjá des photos de famille, des souvenirsd'enfanceet des objets partiels, á une carte mondiale d'intensité. Elle ne comprenait rien á l'ceuf. ni aux articles indéfinis, ni á la contempor*éité d'un milieu qui ne cesse pas de se faire. Le CsO est désir, c'est lui et par lui qu'on désire. Non seulement parce qu'il est le plan de consistanceou le champ d'immanence du désir ; mais, méme quand il tombe dans le vide de la désratification brutale, ou bien dans la prolifération de la srate cancéreuse,il reste désir. Le désir va jusque-lá,tantót désirer son
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propre anéantissement, tantdt désirer ce qui a la puissance d'anéantfu. Désir d'argent, désir d'armée, de police et d'Etat, désir-fasciste,méme le fascismeest désir. Il y a désir chaque fois qu'il y a constitution d'un CsO sous un rapport ou sous un autre. Ce n'est pas un probléme d'idéologie mais de pure matiére, phénoméne de matiére physique, biologique, psychique, sociale ou cosmique. C'est pourquoi le probléme matériel d'une schizoanalyse est de savoir si nous avons les moyens de faire la sélection, de séparerle CsO de sesdoubles : corps viteux vides, corps cancéreux, totalitafues et fascistes. L'épreuve du désir : non pas dénoncer de faux désirs, mais dans le désir distinguer ce qui renvoie á la prolifération de strate, ou bien á la déstratification trop violente, et ce qui renvoie á la construction du plan de consistance (surveiller jusqu'en nous le fasciste, et aussi le suicidaire et le dément). Le plan de consistancen'est pas simplement ce qui est constitué par tous les CsO. Il y en a qu'il rejette, c'est lui qui fait le choix, avec la machine abstraitequi le uace. Et méme dans un CsO (le corps masochiste,le corps drogué, etc.) distinguer ce qui est composableou non sur le plan. Usagefascistede la drogue, ou bien usagesuicidaire,mais aussipossibilité d'un usageconforme au plan de consistance? Méme Ia paranoia : possibilité d'en faire partiellement un tel usage? Quand nous posions la question d'un ensemblede tous les CsO, pris comme attributs substantielsd'une substanceunique, au sens strict il fallait l'entendre seulement du plan. C'est lui qui fait I'ensemblede tous les CsO pleins sélectionnés (pas d'ensemble positif avec les corps vides ou cancéreux). De quelle nature est cet ensemble? Uniquement logique ? Ou bien faut-il dire que chaque CsO dans son genre pród"it des effets identiques ou analogues aux effets des- autrei dans leur propre genre ? Ce que le drogué obtient, ce que le masochiste obtient, cela pounait aussi étre obtenu d'une autre faEon dans les conditions du plan : á la limite se droguer sans drogue, se soüler á l'eau pure, comme dans l'expérimentation d'H.nry Miller ? Ou bien encore : s'agit-il d'un passageréel de substancei, d'une continuité intensive de tous les CsO ? Tout est possiblesans doute. Nous disons seulement : I'identité des effets, la continuité des genres,l'ensemble de tous les CsO ne peuvent étre obtenus sur le plan de consistanceque par une machine abstraite capable de le couvrir et méme de le macer, par des agencements -en capables de se brancher sur le désir, de prendre charge efiectivementles désirs, d'en assurerles conne*ions continues,lés Iiaisons transversales.Sinon, les CsO du plan restetont séparés dans leur genre, marginalisés,réduits aux moyens du bord, tándis que triompheront sur < les doubles cancéreux ou vidés. 204
7. Année zéro - Visagéité
Nous avions rencontré deux axes, de signifiance et de subjectivation. C'étaient deux sémiotiques trés différentes, ou méme deux strates.Mais la signifiancene va pas sans un mur blanc sur lequel elle inscrit ses signeset ses redondances.La subjectivation ne va pas sansun trou noir oü elle loge sa conscience,sa passion, ses redondances.Comme il n'y a que des sémiotiquesmixtes, ou que les stratesvont au moins par deux, on ne doit pas s'étonnerdu montage d'un dispositif trés spécialá leur croisement.C'est pourtant curieux, un visage : syst¿memur blanc-tfou noir. Latge visage aux joues blanches,visage de craie percé des yeux comme ffou noir. Téte de clown, clown blanc, pierrot lunaire, ange de la mort, saint suaire. Le visagen'est pas une enveloppeextérieure á
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celui qui parle, qui pense ou qui ressent.La forme du signifiant dans le langage, ses unités mémes resteraient indéterminées si I'auditeur éventuel ne guidait ses choix sur le visage de celui qui pade (<>,<(il n'a pas pu dire cela... >>, <>). Un enfant, une femme, une mére de famille, un homme, un pére, un chef, un instituteur, un policier ne parlent pas une langue en général, mais une langue dont les traits signifiants sonr indexés sur des traits de visagéité spécifiques.Les visages ne sont pas d'abord individuels, ils définissent des zones de fréquence ou de probabilité, délimitent un champ qui neutralise d'avance les expressionset connexions rebelles aux significations conformes. De méme la forme de la subjectivité, conscienceou passion,resterait absolument vide si les visagesne formaient des lieux de résonance qui sélectionnent le réel mental ou senti, le rendant d'avance conforme á une Éalité dominante. Le visage est lui-méme redondance. Et il fait lui-méme redondance avec les redondances de signifiance ou de fréquence, comme avec celles de résonance ou de subjectivité. Le visage consmuit le mur dont le signifiant a besoin pour rebondir, il constitue le mur du signifiant, le cadre ou l'écran. Le visage creuse le trou dont la subjectivation a besoin pour percer, il constitue le trou noir de la subjectivité comme conscienceou passion, la caméta,le moisiéme ceil. Ou bien faut-il dire les chosesautrement ? Ce n'est pas exactement le visage qui constitue le mur du signifiant, ni le trou de la subjectivité. Le visage, du moins le visage concret, commencerait á se dessinervaguement sur le mur blanc. Il commencerait á apparaltre vaguement dans le trou noir. Le gros plan de visage au cinéma a comme deux p6les, faire que le visage réfléchisse la lumiére, ou au contraire en accuserles ombres jusqu'á le plonger <>.Un psychologue disait que le visage est un percept visuel qui se cristallise á partir <<des diverses variétés de luminosités vagues, sans forme ni dimension )>. Suggestive blancheur, ttou capturant, visage. Le trou noir sansdimension,le mur blanc sansforme seraientdéjá d'abord 1á. Et dans ce systéme,beaucoup de combinaisonsseraient déj) possibles : ou bien des trous noirs se répartissent sur le mur blanc ; ou bien le mur blanc s'effile et va vers un trou noir qui les réunit tous, les précipite ou les <>.Tantót des visages apparaittaient sur le mur, avec leurs trous ; tant6t ils apparalmaient dans le trou, avec leur mur linéarisé, enroulé. Conte de terreur, mais le visage est un conte de terreur. Il est certain que 1. Josef von Sternberg,Souuenirsd'un montreur d'ombres,Laffont, pp.342-343. 206
A¡.INÉEzÉno *
vrsAcÉrcÉ
le signifiant ne construit pas tout seul le mur qui lui est nécessaire ; il est certain que la subjectivité ne creuse pas toute seule son trou. Mais ce ne sont pas non plus les visagesconcretsqu'on pourrait se donner tout faits. Les visagesconcrets naissent d'une macbine abstraite de uisagéité, qui va les produire en méme temps qu'elle donne au signifiant son mur blanc, á la subjectivité son rou noir. Le systémetrou noir-mur blanc ne serait donc pas déjá un visage,il serait la machine abstraite qui en produit, d'aprés les combinaisonsdéformablesde ses rouages.Ne nous attendons pas á ce que la machine abstraite ressembleá ce qu'elle produit, á ce qu'elle va produire. La machine absraite surgit quand on ne l'attend pas, au détour d'un endormissement,d'un état ctépusculaire,d'une hallucination, d'une expériencede physique amusante...La nouvelle de Kafka, Blumfeld: le célibatairerentre chezlui le soir, et rouve deux petites balles de ping-pong qui sautent d'elles-mémessur le <<mur >> du plancher,rebondissentpartout, essaientméme de I'atteindre au visage,et semblentcontenir d'aumesballes électriquesencore plus petites. Blumfeld réussit finalement á les enfermer dans le trou noir d'un cagibi. La scénese poursuit le lendemain quand Blumbelfd essaiede donner les balles á un petit garEondébile et á deux petites filles grimagantes, puis au bureau, oü il retrouve ses deux stagiairesgrimaEantset débiles qui veulent s'emparer d'un balai. Dans un admirableballet de Debussyet Nijinsky, une petite balle de tennis vient rebondir sur la scéne au crépuscule; une autre balle surgira de méme á la fin. Entre les deux, cette fois, deux jeunes filles et un garqon qui les observe développent leurs traits passionnelsde danseet de visagesousdes luminositésvagues (curiosité, dépit, ironie, extase...t). Il n'y a rien á expliquer, rien á interpréter. Pure machine abstraite d'état crépusculaire. Mur blanc-rou noir ? Mais, d'aprés les combinaisons,ce peut étre aussi bien le mur qui est noir, le trou qui est blanc. Les balles peuvent rebondir sur un mur, ou filer dans un trou. Elles peuvent méme dans leur impact avoir un r6le rclatif de trou par rapport au mur, comme dans leur parcours effilé avoir un r6le relatif de mur par rapport au trou vers lequel elles se dirigent. Elles circulent dans le svstéme mur blanc-uou noir. Rien ne ressemble ici á un visage,ei pourtant les visagesse distribuent dans tout le systéme,les traits de visagéité s'organisent.Et pourtant encore, cette machine absffaite peut sürement s'efiectuerdans autre chose que des visages; mais pas dans n'importe quel ordre, ni sans raisons nécessaires. 2. Sur ce ballet, cf..le Debu.ssyde Jean Barraqué,Ed. du Seuil, qui cite le texte de I'argument,pp. 166-171,.
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La psychologie américaine s'est beaucoup occupée de visage, notamment dans le rapport de l'enfant avec sa mére, eye-to-eye contact. Machine á quatre yeux ? Rappelons certaines étapes dans ces recherches: 1) les étudesd'Isakower sur l'endormissement,oü des sensationsdites proprioceptives,manuelles,buccales,cutanées, ou méme vaguement visuelles, renvoient au rapport infantile bouche-sein; 2) la découverte de Lewin d'un écran blanc du réve, ordinairement recouvert par les contenus visuels, mais qui reste blanc lorsque le réve n'a pour contenus que des sensations proprioceptives (cet écran ou ce mur blanc, ce serait encore le sein s'approchant, grandissant, s'aplatissant); 3) l'interprétation de Spitz selon laquelle l'écran blanc n'en est pas moins déiá un percept visuel, impliquant un minimum de distance, et qui va Íaire apparaitre á ce titre le visage maternel sur lequel l'enfant se guide pour prendre le sein, plutdt qu'il ne représentele sein luiméme comme objet de sensationtactile ou de contact. Il y aurait donc combinaison de deux sortes d'éléments ués difiérents : les sensationsproprioceptives manuelles, buccales et cutanées; la perception visuelle du visage vu de face sur écran blanc, avec le dessin des yeux comme trous noirs. Cette perception visuelle prend trés vite une importance décisivepar rapport á I'acte de se nourtir, par rapport au sein comme volume et á la bouche comme cavité éprouvés tactilement 3. Nous pouvons alors proposer la distinction suivante : le visage faít panie d'un systéme surface-trous, surface trouée. Mais ce systémene doit surtout pas étre confondu avec le systémevolumecavité, propre au corps (proprioceptif). La téte est comprise dans le corps, mais pas le visage. Le visage est une surface : traits, lignes, rides du visage, visage long, carcé,triangulaire, le visage est une carte, méme s'il s'applique et s'enroule sur un volume, méme s'il entoure et borde des cavités qui n'existent plus que comme trous. Méme humaine, la téte n'est pas forcément un visage. Le visage ne se produit que lorsque la téte cessede faire partie du corps, lorsqu'elle cessed'éte codée par le corps, lorsqu'elle cesseelle-mémed'avoir un code corporel polyvoque multidimensionnel- lorsque le corps, téte comprise,se mouve décodé et doit éffe surcodé par quelque chose qu'on appellera Visage. Autant dire que la téte, tous les élémentsvolume-cavitéde la téte, doivent éme visagéifiés.Ils le seront par l'écran troué, par le mur blanc-trou noir, la machine abstraite qui va produire du visage. 3. Cf. fsakower, <>,Nouuelle reuue de psycbanalyse, associésá I'endormissement Lewin, <>,ibid.; Spitz, De la naissance á la parole,P. U. F., pp. 57-63.
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Mais I'opération ne s'arréte pas lá : la téte et ses éléments ne seront pas visagéifiés sans que le corps tout entier ne puisse l'éue, ne soit amené á l'étre, dans un -deviennent processusinévitable. La bouche et le nez, et d'abord les yeux, ne pas une surface Úouée sans appeler tous les autres volumes .t toutes les autres cavités du corps. Opération digne du Dr Moreau : horrible et.splendide. Ia main, le sein, le ventre, le pénis et le vagin, la cuisse,la jambe et le pied seront visagéifiés.Le fétichisme, l'érotomanie, etc., sont inséparablesde ces processusde visagéificalio!. Il ne s'aglt pas du rour de prendre une partie du corpi pour la faire ressembler á un visage, ou faire jouér un visage de rén. comme dans un nuage. Aucun anthropomorphisme.Lá visagéific¿tion n'opére pas par ressemblance,mais par ordre des raisons. llest une opération beaucoupplus inconscienteet machinique qui fait pass_erto_utle corps p* Ia surface trouée, et oü le^visage n'a pas le r6le de modéle ou d'image, mais celui de surcodage pour toutes les parties décodées.Tout reste sexuel, aucune sublimation, mais de nouvelles coordonnées.C'est précisémentparce que le uisagedépendd'une machineabstraitequ'il ne se contentera pas de recouurir la téte, mais affecterales autres parties du corps, et méme au besoin d'auffes objets sansressemblance.La quesion dés lors est de sauoir dans quelles circonstancescette maí/tine est déclenchée,qui produit viságe et visagéification.Si la téte, méme humaine, n'est pas forcément visage, le visage est produit dans l'humanité, mais par une nécessitéqui n'est pás celle^deshommes <<en général >>.Le-visage n'est pas animal, mais il n,est pas plus humain en général, il y a méme quelque chose d'abóluÁent inhumain dans le visage. C'est ,.t. érr.,tr de faire comme si le visage ne devenait inhumain qu'á partir d'un certain seuil : gros plan, _grossissementexagéré,expréssion insolite, etc. Inhuriain dans I'homme, Ie visage l'est déi le début, il est par nature gros plan, avec ses surfacesblanches inanimées, ,., tiors noirs 6ril!ryts, son vide et son ennui. Visage-bunker. Au point que si l'homme a un destin, ce seraplutót diéchapperau viságe,défáire le visage et les visagéifications,devenir imperceptible, áevenir clandestin, nol pas par un retour á I'animalité, ni méme par des retours á la téte, mais par des devenirs-animauxtrés spiriiuels et trés spéciaux,par d'étrangesdevenirs en vérité qui franchiront le mur et sortiront des trous noirs, qui feront que ies traits de uisagéité méme se soustraient enfin á l'organisation du visage, ne se laissentplus subsumerpar le visage,tac-hesde rousser. q,ii hlent á l'horizon, cheveux emportés pal le vent, yeux q.r'on traverse au lieu de s'y regarder, ou de les regard.r dun, le-morne face-áface des subjectivités signifiantes.o J. n. regarde plus dans les yeux de la femme que je tiens dans mes brás, mais je les tra-
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verse á la nage, téte, bras et jambes en entier, et- je vois -que derriére les Jtbit.t de ces yeux s'étend un monde inexploré, monde des choses futures, et de ce monde toute logique est absente.(...) J'ai brisé le mur (...), mes yeux ne me servent á rien, car ils ne me renvoient que l'image du connu. Mon corps entier doit devenir rayon perpétuel de lumiére, se mouvant á une vitesse toujouts plus- grairde-,sans répit, sans fetour, sans faiblesse.(...)']e triltt dánc rnes oreilles, mes !!ux, mes léare.r4.>> CsO. Oui, lé visage a un grand avenir, á condition d'étre détruit, défait. En route vefs I'aiignifiant, vefs I'asubjectif. Mais ncus n'avons rien expliqué encore de ce que nous sentons. Du systé-. io.p.-téte au systéme visage, il n'y ? pas d'ér1olution, pas de staáes génétiques.Ni de positions phénoménologiques. Ni d'intégrations d'objets partiels, avec des organisations struct,rrales ou structurantes. Pas davantage renvoi á un suiet qui serait déjá lá, ou serait amené á l'étre, sans passer par cette machine pfopre de visagéité. Dans la littérature du visage, le texte de Sartre sur le regard et celui de Lacan sur le miroir ont le tort de renvoyer á une forme de subjectivité, d'humanité ÉfIéchie dans un chámp phénoménologique,ou clivée dans un champ structural. Mais le regard n'est que second par rapport aux yeux sans regard, au trou noir de la uisagéité. Le miroir n'est que second"por'ropport au mur blarucde la uisagéité,.On ne paflera pas non plns á'a". génétique,ni d'intégration d'objets partiels. La pensée des stadet áutt liontogenéseest une pensée d'arbitre : ón croit que le plus rapide est premier, quitte á servir de base ou de trempiin á ce qui vient ensuite. Quant aux objets partiels, c'est uné penséepiie encote, celle d'un expérimentateur dément qui dépécé, dé.o.tpe, anatomise en tous sens, quitte á recoudre d'obiets n'i-poit. co-rn.nt. On peut faite une liste qu_elconque parti;ls : la main,le sein,-labouche, les yeux... On ne sort pas de Frankenstein. Nous n'avons pas á considérer des ofganes sans cofps, corps morcelé,mais d'ab-ordun corps SanSorganes,animé de difierents mouvements intensifs qui détermineront la nature et la place ^nit-., des organes en question, qui feront _de ce corps un ofgao,t mé-. ,rn systéme de Stfates dont l'organisme n'est qu'uná partie. Du coup, le mouvemgnt le plus lent n'est -pas.le moins iitense, ni le dernier á se produire ou á arriver.-Et le plus rapide peut déjá convergef vers lui, se connectef avec lui, dans le déséquilibre d'un développemen_tdissynchronique de smatespo.urtant ;imultanées,de viteiJes différentes,sanssuccessionde stades. Le corps n'est pas question d'objets partiels, mais de vitessesdifférentielles. 4. Henry Miller, Tropique du Capricorne,Ed. du Chéne,pp' 177-L79'
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Ces mouvements sont des mouvements de déterritorialisation. c'est eux qui <>au corps un organisme,animal ou humain. Par exemple, la main préhensiveimplique une déteritorialisation relatiue non seulementde Ia patte antérieure,mais de la main locomotrice. Elle a elle-mémeun corrélar, qui est I'objet d'usage ou I'outil : le báton comme branche déterritorialisée.-Le sein-de Ia femme á stature verticale indique une déterritorialisation de la glande mammaire animale ; la bouche de I'enfant, garnie de Iévres_par retroussement de la muqueuse á l'extéri..rrl -urq,r. une déterritorialisation de la gueule ou de la bouche animales. Et lévres-sein, chacun sert de corrélat á I'aure s. La téte humaine implique une détemitorialisationpar rapport á I'animal, en méme temps qu'elle a pour corélat I'organisation d'un monde comme milieu lui-méme déterritorialisé (la steppe est le premier <<monde >>par opposition au milieu forestier). Mais le visageá son tour représenteune déterritorialisationbeaucoupplus intense,méme si elle est plus lente. on pourrait dire que c'eit une déterritorialisationabsolute: elle cessed;étre relative, pur.. qu'elle fait sortir la téte de la strate d'organisme, humain no.r moins qu'animal, pour la connecter á d'autres strates comme celles de signifianceou de subjectivation.or le visage a un conélat d'une grande importance, le paysage,qui n'est pas seulementun milieu mais un monde déterritorialisé. Multiples sont les conélations visage-paysage, á ce niveau <<supérieur >>.L'éducation chrétienne exerce á la fois le conuóle spirituel de Ia visagéité et de la paysagéité: composezles uns comme les autres, coloriez-les,complétezles, arrangez-les,dans une complémentaritéqui renvoie paysages et visagesó. Les manuels de visage et de paysageforment une pédagogie,sévére discipline, et qui inspire les arls autant qu'ils I'inspirent. L'architecture place sesensembles,maisons,villagér orr, 5.Jilaatsch, <>,in L'[.Jniuerset I'humanité, par Kreomer, t. II : <. Et la formúle d'Emilé Devaux, [.'espéce,.l'instinct,-l'homme, Ed. Le FranEois,p.264: <>. 6. Les exercicesde_viTge jouent un r6le essentieldans les principes pédagogiques¿e J.-F. de la salle. Mais déjá Ignace de Loyola aváit ;oint á son enseignementdes exercicesde paysageou des <>, concernantla vie du Christ, I'enfer, le monde, etc. : ll s,agit, comme dii Barthes, d'images squelettiquessubordonnéesá un langag.,"m^ir aussi de schémesactifs á compléter, á colorier, tels qu'on les ieirouvera dans les catéchismes et manuelspieux.
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villes, monuments ou usines, qui fonctionnent comme visagesdans un paysagequ'elle transforme.La peinture teprend le méme mouvement, mais le renverse aussi, plaEant un paysageen fonction du visage, en traitant l'un comme I'autre i <<úaité du visage et du paysage >>.Le gros plan de cinéma ffaite av^nt tout le visage comme un paysage, il se définit ainsi, trou noir et mur blanc, écran et caméra.Mais déjá les auttes arts, I'architecture, la peintute, méme le roman : gros plans qui les animent en inventant toutes les corrélations.Etta méte, c'est un paysageou un visage? un visage ou une usine ? (Godard). Pas un visage qui n'enveloppq un paysageinconnu, inexploré, pas de paysagequi ne se peuple d'un visage aimé ou révé, qui ne développe un visage á venir ou déjá passé.Quel visage n'a pas appelé les paysagesqu'il amalgamait,la mer et la montagne, quel paysage n'a pas évoqué le visage qui I'aurait complété, qui lui aurait fourni le complément inattendu de ses lignes et de ses traits ? Méme quand la peinture devient abstraite, elle ne fait que retrouver le trou noir et le mur blanc, la grande composition de la toile blanche et de la fente noire. Déchirement, mais aussi étirement de la toile par axe de fuite, point de fuite, diagonale,coups de couteau,fente ou trou : la machine est déjá lá, qui fonctionne toujours en produisant visageset paysages,méme les plus abstraits.Le Titien commenEait par peindre noir et blanc, non pas pour former des contours a remplir, mais comme matice de chaquecouleur á venir. Le roman - Perceual uit un uol d'aies sauaagesque la neige auait éblouies. (...) Le laucon en a trouué une, abandonnéede cette troupe. Il I'a frappée, il I'a heurtée si lort qu'elle s'en est abattue. (...) Et Perceual uoit h sespieds Ia neige oü elle s'est posée et le sang encore apparent. Et il s'appuie dessus sa lance alin de contern,pler l'aspect du sang et de la neige ensemble. Cette fraiche couleur lui semblecelle qui est le aisagede son amie.. Il oublie tout tant il y pense,car c'est bien ainsi qu'il uoyait sur lé uisage de sa mie, le uermeil posé sur le blanc comme les trois gouttes de sang sur la neige paraissaient.(...) Nous aaons uu an iheualier qui dort debout sur sa monture. Tout y est : la redondance propre au visage et au paysage,le mur blanc neigeux du paysage-visage, le trou noir du faucon ou des trois gouttes distribuées sur le mur ; ou bien en méme temps la ligne argentée qui file vers le trou noir du chevalier,profonde du paysage-visage catatonie. Et parfois aussi, dans certainescirconstances,le chevalier ne pourra-t-il pas pousser le mouvement toujours plus loin, traversant le trou noir, pergant le mur blanc, défaisant le visage, méme si la tentative retombe 7 ? Tout ceci ne marque nullement 7. Chrétien de Troyes, Perceualou Ie roman du Graal, Gallimard, Folio,
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erwÉr zÉno -_ vrsAcÉ:trÉ, une fin du genre romanesque,mais est lá dés le début et lui appal tient essentiellement.Il est faux de voir dans Don Quichotté la fin du roman de chevalerie, en invoquant les hallucinations, les fuites d'idées, les états hypnotiqu.r oü cataleptiquesdu héros. Il est faux de voir dans les romans de Beckett-la frn du roman en général, en invoquant les trous noirs, la ligne de déterritorialisation.des_personnages, les promenadesschizóphréniquesde Molloy ou de I'Innommable, leur perte de nom, de iouvenir ou de projei. Il y_u bien une évolution du roman, mais elle n'est sürement pas lá. Le toman n'a pas cesséde se définir par l'aventure de p.r*nnagesperdus, qui ne savent plus leur nom, ce qu'ils cherchentni ce qu'ils-f9nt, amnésiques,ataxiques,catatoniques.C'est eux qui font la différence entre le genre iomanesqr.r..i les genres dramatjOuggou épiques(quand le héros épique ou dramatique est frappé de déraison, d'oubli, etc., il I'est d'une tout aume maniére).'Lo princessede Cléues est un roman précisément pour la raison qui parut paradoxale aux contemporains,les états d'absence or.t á. < repos >, les sommeils qui frappent les personnages: il y a toujours une éducationchrétiennedans le roman. MoÍoy .rt i. début du genre romanesque. Quand le roman commence, par exempla avec Chrétien de Troyes, il commencepar Ie personnag. .rs.nii.l qui l'accompagnera dans tout son couis : le ihevaliei du roman courtois passe son temps á oublier son nom, ce qu'il fait, ce qu'ol lui dit, ne sait oü il va ni á qui il parle, ne ceire de tracer u¡e ligne_dedétemitorialisationabsolue,mais aussid'y perdre son chemin, de s'anéter et de tomber dans des trous noirs. u Il attend chevalerieet aventure. >>ouvrez Chrétien de Troyes á n'importe quelle page, vous trouverez un chevalier catatonique assis sur son cheval, appuyé sur_sa lance, qui attend, qui voif dans le paysagele visagede s-abelle, et qu'il faut frappef -ieinepour qu'il répondé. Lancelot devant Ie blanc visage de la ne sent pas son cheval s'enfoncer dans la riviére ; ou bien il monte dans une charette qui passe,il se trouve que c'est la charrette d'infamie. Il y a un, ensemblevisage-paysage qui appartient au roman, et oü tantdt les trous noirs se distribuent sur un mur blanc, tantót la ligne blanche d'horizon file vers un trou noir, et les deux á la fois. pp..110-111. Dans le roman de Malcolm Lowry, Ultramarine (DenoéI, pp. I82" 196), on trouve une scéne semblable, dominée par la < machinerie o d, bate-au : un pigeon se noie dans I'eau infestée de requins, <>,et qui va évoquer irrésistiblement un visage sanglant. La scéne de Lowty est prise dans des éléments tellement différents, organisée si spécialement qu'il n'y a aucune influence, mais seulement renconffe avec la scéne de Chrétien de Troyes. C'est d'autant plus la confirmation d'une véritable machine abstraite trou noir ou tache roüge-mur blanc (neige ou eau).
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MILLE PLATEAUX TnÉonÉuES DE pÉrpnnrtoRrAlrsATroN, MACHINIQUES. OU PROPOSITIONS 7"' théoréme : On ne se détenitorialise jamais tout seul, mais á deux termes au moins, main-objet d'usage,bouche-sein,visagepaysage.Et chacun des deux termes se retenitorialise sur I'autre. Si bien qu'il ne faut pas confondre la reterritorialisation avec le retour á une territorialité primitive ou plus ancienne : elle implique forcément un ensemble d'artifices par lesquels un élément, lui-méme déterritorialisé, sert de territorialité nouvelle á l'aume qui n'a pas moins perdu la sienne.D'oü tout un systémede reterritorialisations horizontales et complémentaires, entre la main et I'outil, la bouche et le sein, le visage et le paysage.- 2" théoréme : De deux éléments ou mouvement de détemitorialisation, le plus rapide n'est pas forcément le plus intense ou le plus déterritorialisé. L'intensité de déterritorialisation ne doit pas éne confondue avec la vitesse de mouvement ou de développement. Si bien que le plus rapide connecte son intensité avec I'intensité du plus lent, laquelle, en tant qu'intensité, ne lui succédepas, mais travaille simultanément sur une auffe strate ou sur un autre plan. C'est ainsi que le rapport sein-bouchese guide déjá sur un plan de visagéité.- 3" théoréme: On peut méme en conclure que le moins déterritorialisé se reterritorialise sur le plus déterritorialisé. Apparait ici un secondsystémede reterritorialisations,vertical, de bas en haut. C'est en ce sensque non seulementla bouche, mais le sein, la main, le corps tout entier, I'outil lui-méme, sont < visagéifiés >>.En régle génétale,les déterritorialisations relatives (uanscodage)se retenitorialisent sur une déterritorialisationabsolue á tel ou tel égard (surcodage).Or nous avons vu que la déterritorialisation de la téte en visageétait absolue,bien qu'elle demeut|t négative,en tant qu'elle passait d'une strate á une autre, de la strate d'organisme á celles de signifianceou de subjectivation. La main,le sein se reterritorialisent sur le visage,dans le paysage: ils sont visagéifiés en méme temps que paysagéifrés.Méme un objet d'usagesera visagéLñé: d'une maison, d'un ustensileou d'un objet, d'un vétement, etc., on dfta qu'ils me regardent, non pas parce qu'ils ressembleraientá un visage, mais parce qu'ils sont pris dans le processusmur blanc-trou noir, parce qu'ils se connectent á la machine abstraite de visagéification.Le gros plan de cinéma porte aussi bien sur un couteau) une tasse, une horloge, une bouilloire, que sur un visage ou un élément de visage; ainsi Griffith, la bouilloire me regarde. N'est-il pas juste alors de dire qu'il y a des gros plans de roman, comme lorsque Dickens écrit la premiére phrase du Grillon du loyer ; <
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commencé...8>>et la peinture, comment une nature morte devient du dedansun visage-paysage, ou comment un ustensire, ;;;;; sur la nappe,.une théiére, Jont visagéifiés,chezBonnarj, "* v"ittur¿. 4" théoréme : La machine abitraite ne s'effectue'donc pas seulement dans des. visages qu'el]e produit, mais, á des d;ó¿; divers.dansdes parties du corps, des vétem.itr, d., ob;.t, q"r.ti. visagéifiesuivant un ordre dei raisons (non pu, .rn. oiganisation de ressemblance). En .efiet, la. question demeure : quand est-ce que la machine , abstraite de visagéité entre en jeu ? quand est-elle déclenchée? Prenons des exemples.simpl.r- r i. pouüoir maternel q"i purr. pu, le vísage au cours méme de l'allaiiement ; le pouvoir p^rsionnel qui passepar ]e visage de I'aimé, méme dans des uttorrJh.-ents ; le^pouvoir politique. qui passepar le visage du chef, ur"¿.ráii.r, icónes et photos, méme dans les actions d-emasse; Í. po.ruoir du cinéma.quipasse.parle visagede la star et le gros plun, I. po,rvoir de Ia téLé...Le visage n'agiipas ici comm. ináiuid.r.l, J.ri lt"álviduation qui résulte de la nécessité _qu'il y ait du visage. c. q"i compte, ce n'est pas I'individualité du visage, mais l'efEcacitéáu .H{rug:..qu'il p.ermet.d'opérer, et dan, qi.Í, .ur. C. ,r'.rt pu, aflaire d'idéologie, mais d'économie et d'oiganisation de po,rvóir. l\ous ne disons certes pls errrele visage, la puissancedu visage, engendre le pouvoir et 1'explique. En-revanihe, certains agen"ce'ments Qe pouuoir ont besoin de production dá uisage, d'iumes non. si l'on considére.lessociétéspiimitirrer, p€u de ch6sáspassent par le.visage : leur..sémiotique-esinon signifiante,non ,,rb;..tiu., essentiellement collective, polyvoque et corporelle, jouLnt d; formes et de substancesd'e*pressión trés diverr.r. íu'polvro.iit passe par les corps, leurs volumes, leurs cavités internes. leurs connexions et coordonnéesextérieures variables (territorialités). Un fragment de sémiotique manuelle, une séquencemanuelle se coordonne sans subordinátion ni unification á üne séquenceorale, ou,cutanée,.ogrythmique, etc._Lizotmontre par exempl. .o--"ti < la dissociation du devoir, du rite et de la vie quótidienne est quasi paúaite (...), étrange,inconcevableá nos.rp.it, >>: dans un Filn Forrn, Meridian Books,pp. 194-199: <
du foyer. Quoi de plu.s éloigné des films ? Maís, pour étrange qué cela paraisse,Ie cinéma aussi se mit á bouillir dans cette bouilloire. [-.) bj, q". un gfos plan ty_pique,nous nous écrions , ó'ért du pur loyl Z reconnaissons Gti4i!b, évidemment.., Cetté borril'loire' .rt un g.or- p1á., ,ñtd.#;; griffrthien. un gros plan saturé de cette atmosphEree'h DióLe", ¿""i Grttfith, avec une ég_ale-ma?ffise, peut entourer lá figure austére de la vie dans I oin ! l'est, et.la figure .ot4g glacéedes persoinages,q"i pors.ait iá coupable Anna sur la surface mobilet'un bloc de glace"qúi ¡uró"1é ;;i; retrouve ici le mur blanc).
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comportement de deuil, certains disent des plaisanteriesobscénes pendant que d'autres pleurent ; ou bien un Indien s'arréte brusquement de pleurer pour réparer sa flüte ; ou bien tout le monde s'endort e. De méme pour l'inceste, il n'y a pas de prohibition de I'inceste,iI y a des séquencesincestueusesqui se connectentavec des séquencesde prohibition suivant telles ou telles coordonnées. Les peintures, les tatouages,les marques sur la peau épousentla multidimensionnalité des corps. Méme les masquesassurentl'appartenancede la téte au corps plutót qu'ils n'en exhaussentun visage.Sansdoute de profonds mouvementsde détettitorialisation s'opérent, qui bouleverserontles coordonnéesdu corps et esquissent des agencementsparticuliers de pouvoir ; cependant, c'est en mettant le corps en connexion non pas avec la visagéité, mais avec des devenirs animaux, notamment á I'aide de drogues. Il n'y a certes pas moins de spiritualité : car les devenirs-animaux portent sur un Esprit animal, esprit-jaguar,esprit-oiseau,espritocelot, esprit-toucan,qui prennent possessiondu dedansdu corps, entrent dans ses cavités, templissent des volumes, au lieu de lui faire un visage.Les cas de possessionexpriment un rapport direct des Voíx avec le corps, non pas avec le visage. Les organisations de pouvoir du chaman, du guerrier, du chasseur,fragiles et précaires, sont d'autant plus spirituelles qu'elles passent par la corporéité, l'animalité, la végétabilité. Quand nous disions que la téte hum aine appartient encore á la strate d'organisme, évidemment nous ne récusions pas I'existence d'une culture et d'une société, nous disions seulement que les codes de ces cultures et de ces sociétés portent sur les corps, sur I'appartenancedes tétes aux corps, sur l'aptitude du systémecofps-téte d deuenir, á, recevoir des ámes, les recevoir en amies et repousserles ámes ennemies. Les <<primitifs )>peuvent avoir les tétes les plus humaines, les plus belles et les plus spirituelles, ils n'ont pas de visage et n'en ont pas besoin. Et pour une raison simple. Le visage n'est pas un universel. Ce n'est méme pas celui de I'homme blanc, c'est l'Homme blanc lui-méme, urr.. r.r larges joues blancheset le trou noir des yeux. Le visage, c'est le Christ. Le visage, c'est l'Européen type, ce qu'Ezra Pound appelait l'homme sensuel quelconque, bref I'Erotomane ordinaire (les psychiatresdu xIx' siécle avaient raison de dire que l'érotomanie, á la difiérence de la nymphomanie, restait souvent pure et chaste; c'est qu'elle passepar le visageet la 'u'isagéification). Pas universel, mais f acies totius uniuersi. Jésus superstar : il invente la visagéification de tout le corps et la
9. JacquesLizot, Le cercle des feux, Ed. du Seuil, pp. 14 sq.
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transmet partout (la Passion de Jeanne d'Arc, en gros plan). Le visage est donc une idée tout á fait particuliére dans sa nature, ce qui ne I'empéche pas d'avoir acquis et d'exercer la fonction la plus gén&ale.C'est une fonction de bi-univocisation,de binarisation. 11 y a lá deux aspects: la machine abstraite de visagéité, telle qu'elle est composée par trou noir-mur blanc, fonctionne de deux faEonsdont l'une concerneles unités ou éléments,l'autre les choix. D'aprés le premiet aspect,le trou noir agit comme un ordinateur central, Christ, uoisiéme eil, qui se déplacesur le mur ou l'écran blanc comme surface gén&ale de référence. Quel que soit le contenu qu'on lui donne, la machineva procéder á la constitution d'une unité de visage,d'un visageélémentaireen relation biunivoque avec un autre : c'est un homme ou une femme, un riche ou un pauvre, un adulte ou un enfant, un chef ou un sujet, <>.Le déplacementdu trou noir sut l'écran, le parcours du troisiéme ail sur la surface de référence constitue autant de dichotomies ou d'arborescences,comme des machines á quatre yeux qui sont des visagesélémentairesliés deux par deux. Visage d'institutrice et d'éléve, de pére et de fils, d'ouvrier et de patron, de flic et de citoyen, d'accuséet de j.rge (u le juge avait un air sévére,ses yeux n'avaient pas d'horizon... >>): les visages concretsindividués se produisent et se ransforment autour de ces unités, de ces combinaisonsd'unités, tel ce visage d'un enfant de riche oü l'on discerne déjá Ia vocation militaire, la nuque saintcyrienne. On se coule dans un visage plutót qu'on n'en posséde un. D'aprés I'aure aspect,la machine abstraite de visagéité prend un róle de réponse sélective ou de choix : un visage concret étant donné, la machine juge s'il passe ou ne passe pas, s'il va ou ne va pas, d'aprés les unités de visagesélémentaires.La relation binaire cette fois est du type <. L'ceil vide du trou noir absorbeou rejette, comme un despote á moitié gáteux fait encore un signe d'acquiescementou de refus. Tel visage d'institumice est parcouru de tics et se couvre d'une anxiété qui fait que <<Ea ne va plus >>.Un accusé,un sujet présentent une soumission trop affectée qui devient insolence. Ou bien : trop poli pour étre honnéte. Tel visage n'est celui ni d'un homme ni d'une femme. Ou encore ce n'est ni un pauvre ni un riche, est-ce un déclassé qui a perdu sa fortune ? A chaque instant, la machine rejette des visages non conformes ou des airs louches. Mais seulement á tel niveau de choix. Car il Íaudra produire successivementdes écarts-typesde déviance pour tout ce qui échappe aux relations bi-univoques, et instaurer des rapports binaires enme ce qui est accepté á un premier choix et ce qui n'est que toléré á un second, á un troisiéme, etc. Le mur blanc ne cesse de croltre,
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en méme temps que le trou noir fonctionne plusieurs fois. L'institutrice est devenuefolle ; mais la folie est un visageconforme de niéme choix (pas le dernier pourtant, puisqu'il y a encore des visages de fous non conformes á la folie telle qu'on la suppose devoir étre). Ah, ce n'est ni un homme ni une Temme, .'.ii ,rn tavesti : le rapport binaire s'établit entre le <<non > de premiére catégorie et un <( oui )> de catégorie suivante qui peut aussi bien marquer une tolérance sous cértaines conditions qu'indiquer un ennemi qu'il f.aut abattre á tout prix. De toute maniére, on t'a reconnu, la machine abstraite t'a inscrit dans I'ensemble de son quadrillage. On voit bien que, dans son nouveau róle de détection des déviances,la machine de visagéiténe se contente pas de cas individuels, mais procéde aussi généralementque dans son premier róle d'ordination des normalités. Si le visage est bien le Christ, c'est-á-direI'Homme blanc moven quelconque, les premiéres déviances,les premiers écarts-typessont raciaux : homme jaune, homme noir, hommes de deuxiéme ou moisiémecatégorie. Eux aussi seront inscrits sur le mur, distribués par le trou. Ils doivent étre christianisés, c'est-á-dire visagéifiés. Le racisme européen comme prétention de l'homme blanc n'a jamais procédé pat exclusion, ni assignation de quelqu'un désigné comme Aure : ce setait plutót dans les sociétésprimitives qu'on saisit l'étranger comme un <( autrelo >>.Le racisme procéde-par détermination des écarts de déviance, en fonction du visage Homme blanc qui prétend intégrer dans des ondes de plus en plus excenffiques et retardéesles traits qui ne sont pas conformes, tantót pour les tolérer á telle place et dans telles conditions, dans tel ghetto, tantót pour les efiacer sur le mur qui ne supporte jamais l'altérité (c'est un juif, c'est un arabe, c'est un négre, c'est un fou..., etc.). Du point de vue du racisme,il n'y a pal d'extérieur, il n'y a pas de gens du dehors. I1 n'y a que des gens qui devraient étre comme nous, et dont le crime est de ne pas l'étre. La coupure ne passeplus entre un dedanset rln dehors, mais á I'intérieur des chaines signifiantessimultanéeset des choix subjectifs successifs. Le racisme ne détecte jamais les particules de I'autre, il propage les ondes du méme jusqu') l'extinction de ce qui ne se laisse pas identifier (ou qui ne se laisse identifier qu'á partir de tel ou tel écat). Sa cruauté n'a d'égale que son incompétence ou sa naiveté. D'une maniére plus gaie, \a peinture a joué de toutes les tessoutces du Christ-visage.La machine abstraite de visagéité, 10. Sur la saisiede l'éÚanger comme Autre, cf. Haudricourt, <( L'origine des cloneset des clans >>,in L'Homme, janvier 1964,pp. 98-102.Et Jaulin, Gens du soi, gens de l'autre, 10-18 (préface,p. 20).
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mur blanc-trou noir, elle s'en est sen'i dans tous les sens pour produire avec le visage du Christ routes les unités de viiage, mais aussi tous les écarts de déviance.Il y a une jubilation de la peinture á cet égatd,du Moyen Age á la Renaissance, comme une liberté efirénée. Non seulement le Christ préside á la visagéificationde tout le corps (son propre corps), ála paysagéification de tous les milieux (sespropres milieux), mais il cómpos. tous les visages élémentaires, et dispose de tous les écarts : Christathléte de foire, Christ-maniéristepédé,Christ négre, ou du moins Vierge noire en marge du mur. Les plus grandes folies apparaissent sur la toile, á travers le code catholique. Un seul éiemple parmi tant d'autres : sur fond blanc de paysage,et trou bleu-noir du ciel, le Christ crucifié, devenu machine ceif-volant, envoie par rayons des stigmates á saint Frangois; les stigmates opérent la visagéificationdu corps du saint, á l'image de celui du Christ ; mais aussi ies rayons qui apportent les stigmates au saint sont les fils par lesquels celui-ci meut le cerf-volánt divin. C'est sous le signe de la croix qu'on a su triturer le visagedans tous les sens, et les processusde visagéification. La théorie de l'information se donne un ensemble homogéne de messagessigniliants tout faits qui sont déjA pris comme éléments dans des relations bi-univoques, ou dont les éléments sont organisésd'un messageá I'aure d'aprés de telles relations. En second lieu, le tirage d'une combinaison dépend d'un certain nombre de choix binaires subjectils qui croissént en proportion du nombre des éléments.Mais la quesiion est : toure céttJbi-univocisation, toute cette binarisation (qui ne dépend pas seulement, comme on le dit, d'une plus grande facilité pour le calcul) supposent déjA l'étalement d'un mur ou d'un écran, l'installation d'un trou central ordinateur sans lesquels aucun messagene serait discernable,aucun choix effectuable.Il faut déjá que le systéme rou noir-mur blanc quadrille tout I'espace,dessine ses arborescences ou ses dichotomies, pour que le signifiant et la subjectivité puissent seulementrendre concevablela possibilité des leurs. I.a sémiotique mixte de signifianceet de subjectivation a singuliérement besoin d'éme protégéecontre toute intrusion du dehors. Il f.aut méme qu'il n'y ait plus d'extérieur : aucune machine nomade, aucune polyvocité primitive ne doit surgir, avec leurs combinaisonsde substancesd'expressionhétérogénes.Il faut une seule substanced'expression comme condition de toute ffaductibilité. On ne peut constituer des chaines signifiantesprocédant par éléments discrets, digitalisés, déterritorialisés,qu'á condition de disposer d'un écran sémiologique,d'un mnr q,rl les protége. On ne peut opérer des choix subjectifs entre deux chaines o,, a chaque point d'une chaine qu'á la condition qu'aucune tempéte
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extérieure n'entraine les chaineset les sujets. On ne peut former ^*il une ffame de subjectivités que si I'on posséde .tr, central, mou noir qui capture tout ce qui excédérait, tout ce qui transformerait les afiects assignés n-on moins gú. les rignifi.utio* dominantes. Bien plus, il es1 absurde de croire qrr. "1. liigug, en tant que.tel puisse véhiculer un message.Une lángue est "to"ujours prise dans des visagesquí en urnorr.é.rt les énoñcés,qui les lestent par rapport aux signifiánts en cours et aux sujets .ori.rnér. C'est sur les visagesq.re1.r choix se guident et que les éléments s.'otganisent: jamais la grammaire comh.rne n'est'séparable d'une éducation des visages.Le visage est un véritable ptrte-voix. ce t]'grt pas seulement la machine absuaite de visagéité qui "donc. un éctqy protecteur et un trou noir ordináteur, .. doit tournir sont les visagesqu'elle produit qui ffacent toutes sortes d'arborescenceset de dichotomies,sanslesquellesle signifiant et le subjectif ne pourraient pas faire fonctionner celles"qui leur reviennent dans le Tangage.Et sans doute les binarités át bi-univocités de visage ne sont pas les mémes que celles du langage,de ses éléments et de ses sujets. Elles ne se ressemblentnúl.ment. Mais les premiéres sous-tendentles secondes.En effet, traduisant des contenus formés .quelconquesen une seule substance d'expression, la machine d_evisagéitéles soumer déjá a la forme exclüsive d'expression.signifianteet_subjective.Elle procéde au quadrillage préalable qui rend possible la.discernabilisationd'éléménts sigñifiants, l'effectuarion de choix subjectifs. La machine de visagZité n'est pas une annexe du signifiant et du sujet, elle en est pi.rt6t connexe, et conditionnante : les bi-univocités, les binarités de visage doublent les_autres, les redondancesde visage font redondance avec les redondancessignifiantes et subjectives. précisément parce que le visage dépend d'une machine abstraite, il ne suppose pas un sujet ni un signifiant déjá lá ; mais il leur est connexe, et_leur donne la substancenécessaire.Ce n'est pas un sujet qui choisit des visages, comme dans le test de Szondi, ce so-ntles visagesqui choisissentleurs sujets. Ce n'est pas un signifiant qui interpréte la !g.tt. tache noir'e-trou blanc, oL pug. blanche-uou noir, comme dans le test de Rorschach,ó'est i.ti. figure qui programme les signifiants. Nous avons avancédans la question : qu'est-ce qui déclenche la machine absraite de visagéité, puisqü'eile ne s'exerce pas toujours, ni dans n'importe quelles formations sociales? Certaines formations socialesont besóin de visage, et aussi de paysage11. 11. Maurice Ronai montre comment le paysage,dans sa úalité non moins que dans-sa_notion, renvoie á une sémiotiqueát á des appareilsde pouvoir trés particuliers : la géographiey trouve une de ses so,rii.s, mais alssi un
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C'est toute une histoire. S'est produit, á des dates trés diverses, un effondrement généraliséde toutes les sémiotiquesprimitives, polyvoques, hétérogénes, jouant de substances et áe formes d'expressiontrés diverses,au profit d'une sémiotiquede signifiance et de subjectivation. Quelles que soient les difiérences entre la signifianceet la subjectivation, quelle que soit la prévalence de I'une ou de l'autre dans tel ou tel cas, quelles que soient les figures variables de leur mixité de fait, elles ont précisément en commun d'écraser toute polyvocité, d'ériger le langage en forme d'expression exclusive, de procéder pat bi-univocisation signifiante et par binarisation subjective. La sur-linéaité propre au langage cessed'étre coordonnée avec des figures multidimensionnelles : elle aplatit maintenant tous les volumes, elle se subordonne toutes lés lignes. Est-ce un hasard si la linguistique rencontre toujours, et trés vite, le probléme de I'homonymie ou des énoncésambigus qu'elle va traiter par un ensemblede réductions binaires ? Plus généralement,aucune polyvocité, aucun trait de rhizome ne peuvent éffe supportés : un enfant qui court, qui joue, qui danse,qui dessine,ne peut pas concenffer son attention sur le langage et l'écriture, il ne sera jamais non plus un bon suiet. Bref, la nouvelle sémiotiquea besoin de détruire systématiquement toute la multiplicité des sémiotiques primitives, méme si elle en garde des débris dans des enclosbien déterminés. Toutefois, ce ne sont pas les sémiotiquesqui se font ainsi la guerte, avec leurs seulesarmes. Ce sont des agencementsde pouaoir trés particuliers qui imposent la signiliance et la subiectiuation comme leur forme d'expression déterminée, en présupposition réciproque avec de nouveaux contenus : pas de signifiance sans un agencementdespotique, pas de subjectivation sans un agencementautoritaire, pas de mixité des deux sans des agencements de pouvoir qui agissent précisément par signifiants, et s'exercentsur des ámes ou des sujets. Or ce sont ces agencements de pouvoir, ces formations despotiquesou autoritaires, qui donnent á la nouvelle sémiotique les moyens de son impérialisme, c'est-á-dire á la fois les moyens d'écraser les auues et de se protéger contre toute menace venue du dehors. Il s'agit d'une abolition concertée du corps et des coordonnées corporelles par lesquelles passaient les sémiotiques polyvoques ou multidimensionnelles.On disciplinera les corps, on défera la corporéité, on f.eru la chasse aux devenirs-anirnaux,on poussera la détenitorialisation jusqu'á un nouveau seuil, puisqu'on sauterades strates organiquesaux strates de signifianceet de subjectivation.On proprincipe de sa dépendance politique (le paysage comme <>,in Herodote n" I, janviet 1976.
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duira une seule substanced'expression.On construira Ie systéme mur blanc-trou noir, ou plutót on déclenchera cette machine abstraite qui do_it justement permettre et garuntir la toute-puissance_du signifiant, comme I'autonomie du sujet. Vous J..et épinglés sur le mur blanc, enfoncés dans le trou noir. Cette machine est dite de visagéité parce qu'elle est production sociale de visage,parce qu'elle opére une visagéificationde tout le corps, de ses entours et de ses objets, une paysagéificationde tous les mondes et milieux. La déterritorialisaiion du corps implique une reterritorialisation sur le visage ; le décodage du corp- implique un_surcodagepat le visage ; I'effondrement des coordonnéescorporelles ou des milieux implique une constitution de paysage.-La sémiotique du signifiant et du subjectif ne passe jamais p1r les corps. C'est une absurdité de prétendre metme le signifiant en lapport avec le corps. Ou du moins ce n'est qu'avec un corps déjá tout entier visagéifié. La difiérence enre nos uniform.r ét vétements d'une patt, d'autre part les peintures et vétures primitives,_c'est que les premiers opérent une visagéificationdu corps, avec le trou noir des boutons et le mur blanc de l'étofie. Méme le masque trouve ici une nouvelle fonction, juste le contraire de la précédente. Car il n'y a aucune fonction unitaire du masque, sauf négative (en aucun cas le masque ne serr á dissimulei, á cacher,méme en montrant ou révélant). Ou bien le masqueassure I'appartenancede la téte au corps, et son devenir-animal,comme dans les sémiotiques primitives. Ou bien au contraire, comme maintenant, le masque assure l'érection, l'exhaussement du visage, la visagéification de la téte et du corps : le masque est alors le visage en lui-méme, l'abstraction ou l'opératión du visage. Inhumanité du visage. Jamais le visage ne suppose un signifiant ou un sujet préalables.L'ordre est tout á fait diÍIérent : agencementconcret de pouvoir despotique et autoritaire -+ déclenchement de 7a machine abstraite de visagéité, mur blanc-trou noir -> installation de la nouvelle sémiotique de signifiance et de subjectivation, sur cette surface trouée. C'est pburquoi nous n'avons pas cesséde considérer deux problémes exclusivement : le rapport du visage avec la machine abstraite qui le produit ; le rapport du visage avec les agencementsde pouvoir qui ont besoin de cette production sociale. Le visage .Jt ,rne poiitiqne. Bien sür, nous avons vu ailleurs que la signifiance et 7a subjectivation étaient des sémiotiques tout á faít distinctes en droit, avec leur régime difiérent (irradiation circulaire, linéarité segmentaire),avec leur appareil de pouvoir difiérent (l'esclavage généralisédespotique,le contrat-procésautoritaire). Et aucunedés deux ne commencentavec le Christ, avec I'Homme blanc comme universel chrétien : il y a des formations despotiquesde signi222
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fiance asiatiques,négresou indiennes; le processusautoritaire de subjectivation appatait le plus purement dans le destin du peu-ple juif. Mais, q,;elle que soit la difiérence de ces sémiotiques,elles n'en forment pas moins un mixte de fait, et c'est méme au niveau de ce mixte ql'elles font valoir leur impérialisme,c'est-á-direleur prétention commune á écraser toutes les autres sémiotiques. Pas de signifiance qui ne comporte un germe de subjectivité-; pas de subjectivation qui n'entraine des restes de signifiant.-Si le signifiant rebondit aiant tout sur un muf , si la subjectivité file avant tout vers un trou, il faut dire que le mur du signifiant comporte déjá des trous noirs, et que le trou noir de la subjectivitZ empori. encore des lambeaux de mur : le mixte est donc bien fondé dans la machine indissociable mur blanc-tfou noir, et les deux sémiotiquesne cessentde se mélangerpar croisement, recoupement, branchement de l'une sur I'autte, comme entre <>.Seulement,il y a plus encore, parce que la nature des mélanges peut éme trés vatiable. Si nous po.trrons dater la machine de visa géité, en lui assignant I'année léro du Christ et le développementhistorique de I'Homme blanc, c'est que le mélange cesse alors d'étre un recoupement ou un entrecioisement pour devenir une pénétration compléte oü chaqueélément imprégne l'autre, comme des gouttes de vin rougenoii dans trn" .un blánche. Notre sémiotique d'Hommes blancs modernes, celle-lá méme du capitalisme, ^ atteint cet état de mélange oü la signifiance et la subjectivation s'étendent efiecti vemenl I'une á travers I'autre. C'est donc lá que la visagéité, ou le systémemuf blanc-trou noir, prend toute son extension. Nous devons cependantdistinguer les états de mixité, et la ploportion variable des éléments.Que ce soit dans l'état chrétien, mais aussi dans les états préchrétiens,un élément peut l'emportef sur I'aume, étre plus ou moins puissant. On est alors amené á définir des uisagis-Iimites, qui n. se confondent pas avec les unités de visage ni avec les écarts de visage définis précédemment. I. Ici, le trou noir est sur le mur blanc. Ce n'est pas une unité, puisque Ie ffou noir ne cessede se déplacer sur le mur, et procéde par binarisation. Deux trous noirs, quatre trous noirs, n ffous noirs se distribuent comme des yeux. La visagéité est toujours une multiplicité. On peuplera le paysaged'yeux ou de rrous norrs. comme dans un tableau d'Ernst, comme dans un dessin d'Aloise ou de \fóHi. Sur le mur blanc, on inscit des cercles qui bordent un trou : partout oü il y a un tel cercle, on peut mettre un cil. On peut méme proposer comme loi i plus un mou est bordé, plus I'efiet de bord est d'augmenter la surface sur laquelle il coulisse, et de donner á cette surface une force de capture. Le cas le plus pur est peut-étre donné
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dans les rouleaux populaires éthiopiens, qui représentent des démons : deux ffous noirs sur la surface blanche du parchemin, ou du visage rectangulaire ou rond qui s'y dessine, mais ces ffous noirs essaimentet se reproduisent, ils font redondance,et chaque fois qu'on borde un cercle secondaire,on constitue un nouveau trou noir, otr y met un oeil 12.Efiet de capture d'une surface qui se referme d'autant plus qu'elle est agrandie.C'est le visagedespotiquesignifiant, et sa multiplication propre, sa prolifétation, sa redondancede fréquence. Multiplication des yeux. Le despote ou ses représentantssont partout. C'est le visage vu de face, vu par un sujet qui, lui-méme, voit moins q,r'il n'est happé par les mous noirs. C'est une figure du destin, le destin terrestre, le destin signifiant objectif. Le gros plan de cinéma connait bien cette figure : gros plan Griffith, sur un visage, un élément de visage ou un objet visagéifié qui prennent alors une valeur temporelle anticipatrice (les aiguilles de la pendule annoncent quelque chose). II. La, au conraire, le mur blanc s'est effilé, fil d'argent qui va vers le trou noir. Un trou noir <>tous les trous noirs, tous les yeux, tous les visages, en méme temps que le paysageest un fil qui s'enroule ) son extrémité finale autour du trou. C'est toujours une multiplicité, mais c'est une autre figure du destin, le destin subjectif, passionnel,réfléchi. C'est le visage, ou le paysagemaritime : il suit la ligne de séparation du ciel et des eaux, ou de la tere et des eaux. Ce visage autoritaire est de profil, et file vers le trou noir. Ou bien deux visages{ace á f.ace,mais de profil pour l'observateur, et dont la réunion se trouve déjá marquéed'une séparationillimitée. Ou bien les visages qui se détournent, sous la trahison qui les emportent. Tristan, Ysolde, Ysolde, Tristan, dans la barque qui les pousse jusqu'au trou noir de la trahison et de la mort. Visagéité de la conscience et de la passion, redondancede résonanceou de couplage.Cette fois le gros plan n'a plus pour effet d'augmenter une surface qu'il referme en méme temps, il n'a plus pour fonction une 72. Cf . JacquesMercier, Rouleaux magiqueséthiopiens,Ed. du Seuil. Et <>,f ournal ol Ethiopian Studie.r,XII, juillet 1,974; < Etude stylistique des peintures de rouleaux protecteurséthiopiens>>,Obiets et mondes,XIV, été L974 (<
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Machine simple
Avec effet de multiplication de bordure
Machine
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A quatfe
yeu)(
Proliférationdes yeux par bordure multipliée Visage despotique signifiant terrestre
valeur temporelle anticipatrice. I1 marque f'origine d'une échelle d'intensité, ou fait partie de cette échelle,il échaufiela ligne que les visages suivent, á mesure aussi qu'ils s'approchent áu tiou noir comme terminaison : gros plan Eisenstein contre gros plan Griffith (la montée intensive du chagrin, ou de la colére, áans les gros plans du CuirasséPotemkineB). Lá encore, on voit bien que toutes les combinaisonssont possiblesentre les deux figureslimites du visage. Dans la Lulu de Pabst, le visage despotique de Lulu déchue se connecte avec I'image du couteau a páin, image de valeur anticipatrice qui annonce le meurme ; mais aussi 11. Sur la maniére dont Eisenstein lui-méme distingue sa conception du gros plan et celle de Griffith, ct. Film Form.
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le visage autoritaire de Jack I'Eventreur passe pat toute une échelle d'intensités qui le méne vers le couteau,et á I'assassinatde Lulu.
Machine célibataire
g-t
MachinecouPlée t-.1^r-
>
#
f
.l
t 3
---+ l+
5 6
1. 2. 3. 4. 5. 6.
Machine complexe : Ligne de musicalité. Ligne de picturalité. Ligne de paysagéité Ligne de visagéité Ligne de conscience Ligne de passion. Etc.
Visage autoritaire subiectif maritinze (d'aprés Tristan et Ysolde) Plus généralement,on remarquera des caractérescommuns aux deux figures-limites.D'une part, le mur blanc, les larges ioues blanches ont beau étre l'élément substantiel du signifiant, et le trou noir, les yeux, ont beau étre l'élément réfléchi de la subiectivité, ils vont toujours ensemble,mais sous les deux modes oü, tant6t, des mous noirs se répartissentet se multiplient sur le mur blanc, tantót au contraire le mur, réduit á sa créte ou son fil d'horizon, se précipite vers un trou noir qui les accréte tous. Pas de mur sans trous noirs, pas de trou sans mur blanc. D'autre part' dans un cas comme dans l'autre, le ffou noir est essentiellement bordé, et méme sur-bordé; la bordure ayaLntpour efiet, soit d'augmenter la surface du mur, soit de rendre plus intense la ligne ; et jamais le trou noir n'est dans les yeux (pupille), il est toujours á I'intérieur de la bordure, et les yeux sont touiours á I'intérieur du trou : yeux morts, qui voient d'autant mieux qu'ils sont dans Ie trou noir la. Ces caractérescommuns n'empéchent 14. C'est un théme courant du toman de terreur et de la science-fiction: les yeux sont dans le trou noir, et non I'invetse (< je vois un disque lumineux
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pas la difiérence-limite des deux figures de visage, et les proportions d'aprés lesquelles tantót l'une, tantót I'autre l'emportent dans la sémiotique mixte - le visage despotique signifiant terresre, le visage autoritaire passionnel et subjectif maritime (le désert peut étre aussi mer de la terre). Deux figures du destin, deux états de la machine de visagéité.Jean Paris a bien montré l'exercice de ces pdles dans la peinture, du Christ despotique au Christ passionnel : d'une part, le visage du Christ vu de face, comme dans une mosaique byzantine, avec le trou noir des yeux sur fond d'or, toute la profondeur étant projetée par devant ; d'autre paft, les visages qui se croisent et se détournent, de trois quarts ou de profil, comme dans une toile du Quattocento, avec des regards obliques tra¡ant des lignes multiples, intégrant la profondeur dans le tableau lui-méme (on peut prendre des exemples arbitraires de transition et de mixité : I'Appel des apótres, de Duccio, sur paysage aquatique, oü la secondeformule emporte déja le Christ et le premier pécheur, tandis que le deuxiéme pécheur reste pris dans le code byzantin 1s). Un amour de Suann : Proust a su f.aire résonner visage, paysage, peinture, musique, etc. Trois moment dans I'histoire Swann-Odette. D'abord, tout un dispositif signifiant s'établit. Visage d'Odette allx larges joues blanches ou jaunes, et yeux comme trous noirs. Mais ce visage lui-méme ne cesse de renvoyer á d'autres choses, également disposéessur le mur. C'est cela, I'esthétisme,l'amateurismede Swann : il faut toujours que quelque chose lui rappelle aure chose, dans un réseau d'intetprétations sous le signe du signifiant. Un visage renvoie á un paysage.Un visage doit lui < rappeler >>un tableau, un fragment de tableau. Une musique doit laisser échapper une petite phrase qui se connecte avec le visage d'Odette, au point que la petite phrase n'est plus qu'un signal. Le mur blanc se peuple, les trous noirs se disposent. Tout ce dispositif de signifiance,dans un renvoi d'interprétations, prépare le second moment, subjectif passionnel,oü la jalousie, la quérulance,l'érotomanie de Swann vont se développer. Voilá maintenant que le visage d'Odette file sur une ligne qui se précipite vers un seul trou noir, celui de la Passion de Swann. Les autres lignes aussi, de paysagéité,de émerger de ce trou noir, on dirait des yeux >). Les bandes dessinées,par exemple C'ircusNo 2, présententun trou noir peuplé de visageset d'yeux et la traverséede ce trou noir. Sur le rapport des yeux avec les ffous et les murs, cf. les textes et dessinsde J. L. Parant, notamment Les yeux MMDVI, Bourgois. 1,5. Cf. Les analysesde Jean Paris, L'espaceet le regard, Ed. du Seuil, I, ch. r (de méme, l'évolution de la Vierge et la variation des tapports de son visage avec celui de l'enfant Jésus : II, ch, tt).
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picturalité, de musicalité, se hátent vers ce trou catatonique et i'enroulent autour, pour le border plusieurs fois. Mais, ffoisiéme moment, á l'issrre de sa longue passion, Swann va dans une réception oü il voit d'abord le visage des domestiqueset des invités se défaire en traits esthétiquesau!onomes : comme si la ligne de picturalité remouvait une indépendance, á la fois par-delá le mur et hors du trou noir. Puis i'est la petite phrase de Vinteuil qui retrouve sa transcendance et renoue avec une ligne de musicalité pure encore plus intense, asignifiante,asubjective.Et Swann sait qu'il n'aime_plus Odette, et iurtout qu'Odette ne I'aimera plus jamais. - Fallait-il ce salut pat l'aft, puisque Swann, pas plus que Proust, ne sera sauvé ? Fallait-il cette maniére de percer le mur ou de sortir du trou, en renonEantá l'amour ? Cet ámour n'était-il pas pourri dés le début, fait dé signifiance et de jalousie ? Autre chose était-il possible, compte tenu de la médiocre Odette et de Swann esth¿te? La madeleine,d'une certaine faEon, c'est la méme histoire. Le nanateur máchouille sa madeleine : redondance,tfou noir du souvenir involontaire. Comment sortifa-t-il de 1á? Avant tout, c'est quelque chose dont il faut sortir, á quoi il faut échapper.Proust le sait bien, quoique ses commentateurs ne le sachent plus. Mais il en sortira pat l'att, seulement pat I'aft. Comment sortir du ffou noir ? comment percer le mur ? comment défaire le visage? Quel que soit le génie du roman frangais, ce n'est pas son afr.afte.Il est trop occupé á mesurer le mur, ou méme á le construire, á sonder les trous noirs, á composer les idéaliste, visages.Le roman frangaisest pfofondément pessimi,s¡s, ses >. enfonce I1 de vie que créateuf <, crltique de la vie plutót -trou, il les fait rebondir sur le mur. Il ne p.troniuges dans le iongoit qtr. des voyages organisés, et de salut qqe p^r !'utj, C'est eniore un salui catholique, c'est-á-dire pat l'éternité. Il passe son temps á faire le point, au lieu de tracer des lignes, iign.r de fuité active ou de déterritorialisation positive. Tout uütt. est le roman anglo-américain. traverser l'horizon... 16; De Thomas Hardy á Lawrence, de Melville á Miller, la méme question retentit, traverser, sortir, percer, fafte la ligne et pas le point. Trouver la ligne de séparation, la suivre ou la créer, jusqu'á la traiuise. C'est pourquoi ils ont avec le voyage, avec la-maniére de voyager, avec les autres civilisations, Orient, Amérique du Sud, et aussi avec la drogue, avec 16. D. H. Lawrence,Etudes sur la littérature classiqueaméricaine,Ed. du Seuil, <>: le texte de Lawrence commencepar une belle distinction des yeux teffestfes et des yeux maritimes.
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les voyages sur place, un tout autre rapport que les Franqais. Ils savent á quel point c'est difficile de sorrir du trou noir de la subjectivité, de la conscienceet de la mémoire, du couple et de la conjugalité. Combien l'on est tenté de s'y laisser prendre, et de s'y bercer, de se raccrocherá un uisage...< Enfermée dans ce trou noir, (...) elle y puisait une sorte de phosphorescence cuivrée, fondue, (...) les mots sortaientde sa bouchecomme la lave, tout son corps se tendait comme une sorte de serre vorace, cherchant la prise, un point solide et substantiel oü se percher, un asile oü rentrer et se reposer un instant. (...) Je pris d'abord cela pour de la passion,pour I'extase, (...) je crus que j'avais découvert un volcan vivant, il ne me vint pas á I'idée que ce püt étre un navire s'abimant dans un océan de désespoir,dans les Sargassesde la faiblesseet de I'impuissance.Aujourd'hui, quand je pense ) cet asme noir qui ruyonnait par le trou dans le plafond, á cet astre fixe qui pendait sur nome cellule conjugale,plus fixe, plus distant que l'Absolu, je sais que c'était elle, vidée de tout ce qui la faisait étre soi á proprement parler, soleil noir et mort, sans aspect17. )> Phosphorescencecuivrée comme le visage au fond d'un ffou noir. Il s'agit d'en sortir, non pas en art, c'est-á-dire en esprit, mais en vie, en vie réelle. Ne m'ótez pas Ia t'orced'aimer. Ils savent aussi, les romanciers anglais américains,comme c'est difficile de percer le mur du signifiant. Beaucoup de gens le tentérent, depuis le Christ, á commencer pat le Christ. Mais le Christ lui-méme a nté la traversée,le saut, il a rebondi sur le mur, €t, toute la saleté du flot négatif reflua, tout l'élan négatif de l'humanité parut se ramasseten une masseinerte et monstrueusepour donner naissanceau type du nombre entier humain, le chiffre un, I'indivisible unité >>- le Visage18.Passer le mur, les Chinois peut-étre,á quel prix ? Au prix d'un deuenir-animal,d'un deuenirlleur ou rocher, et, plus encore, d'un éffange deuenir-imperceptible, d'un deaenir-dur qui ne lait plus qu'un auec aimer le. C'est une question de vitesse,méme sur pl¿ce. Est-cela-aussi,défaire le visage,ou, comme disait Miller, ne plus regarderles yeux ni dans les yeux, mais les traverser á 7a nage, fermer ses propres yeux, et faire de son corps un rayon de lumiére qui se meut á une vitesse toujours plus grande ? Bien sür, il y faut toutes les tessourcesde I'art, et de l'art le plus haut. Il y faut toute une ligne d'écriture, toute une ligne de picturalité, toute une ligne de musicalité... Car c'est par l'écriture qu'on devient animal, c'est T 7 , Henry Miller, Tropique du Capricorne, p. 345. 1 8 . Ibid., p. 95. L9. P. 96.
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pt 7a couleur qu'on devient imperceptible, c'est par la musique qu'on devient dur et sans souvenir, á la fois animal et imperceptible : amoureux. Mais l'art n'est jamais une fin, il n'est qu'un instrument pour tracer les lignes de vie, c'est-á-diretous ces devenirs réels, qui ne se produisent pas simplement dans l'att, toutes ces fuites actives, qui ne consistent pas á fuir dans l'aft, á se réfugier dans l'art, ces déterritorialisationspositives, qui ne vont pas se reterritorialiser sur l'art, mais bien plutót I'emporter avec elles, vers les régions de l'asignifiant, de l'asubjectif et du sans-visage. Défaire le visage, ce n'est pas une petite afr.afte,On y risque bien la folie : est-ce par hasard que le schizo perd en méme temps le sens du visage, de son propre visage et de celui des autres, le sens du paysage,le sens du langage et de ses significations dominantes? C'est que le visage est une forte organisation. On peut dire que le visage prend dans son rectangleou son rond tout un ensemble de traits, traits de uisagéité qu'il va subsumer, et mettre au service de la signifianceet de la subjectivation. Qu'est-ce qu'un tic ? C'est précisément la lutte toujours recommencéeentre un trait de visagéitéqui tente d'échapper á I'organisation souverainedu visage, et le visage lui-méme qui se referme sur ce rait, le ressaisit, lui barre sa ligne de fuite, lui ré-impose son organisation. (Dans la distinction médicale entre le tic clonique ou convulsif, et le tic tonique ou spasmodique, peut-étre faut-il voir dans le premier cas la prévalence du trait de visagéité qui tente de fuir, dans le second cas celle de I'organisation de visage qui cherche á refermer, á immobiliser). Pourtant, si défaire le visageest une grande afraire,c'est parce que ce n'est pas une simple histoire de tics, ni une aventure d'amateur ou d'esthéte. Si le visage est une politique, déÍafte le visage en est une aussi, qui engageles devenirs réels, tout un devenirclandestin. Défaire le visage, c'est la méme chose que percer le mut du signifiant, sortir du trou noir de la subjectivité. Le programme, le slogan de la schizo-analysedevient ici : cherchez connaissezvos vos trous noirs et vos murs blancs, connaissez-les, visages,vous ne les déferez pas autrement, vous ne tracerez pas autrement vos lignes de fuite 20.
20. L'Analyse caractérielle de Reich (Payot) considére le visage et les traits de visagéité comme une des premiéres piéces de la < cuirasse >> de caractére et des résistances du moi (cf . << I'anneau oculaire )), puis <,). L'organisation de ces anneaux se fait sur des plans perpendiculaires au <( courant orgonotique >, et s'oppose au libre mouvement de ce courant dans tout le corps. D'oü I'importance d'éliminer la cuirasse ou de << résoudre les anneaux >. Cf. pp. 311 sq.
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C'est que, maintenant encore, nous devons multiplier les prudences pratiques. D'abord il ne s'agit jamais d'un retour á... Il ne s'agit pas de <>aux sémiotiques présignifiantes et présubjectivesdes primitifs. Nous échoueronstoujours á faire le Négre ou l'Indien, méme le Chinois, et ce n'est pas un voyagedans les mers du Sud, si dures soient les conditions,qui nous fera passer le mur, sortir du mou ou perdre le visage.Jamaisnous ne pourrons nous refaire une téte et un corps primitifs, une téte humaine, spirituelle et sansvisage.Au contraire, ce seraun moyen de refaire des photos, de rebondir sur le mur, on y rrouvera toujours des reterritorialisations, ó ma petite ile déserte oü je retrouve la Closerie des lilas, 6 mon océan profond qui refléte le lac du bois de Boulogne, ó la petite phrase de Vinteuil qui me rappelle un doux moment. Exercices physiques et spirituels d'Orient, mais qu'on fait en couple, comme un lit conjugal qu'on borderait d'un drap chinois : as-tu bien fait ton exercice aujourd'hui ? Lawrence n'en veut á Melville que pour une chose : avoir su traverser le visage, les yeux et I'horizon, le mur et le trou, mieux que personne ne sut le faire, mais en méme temps avoir confondu cette traversée, cette ligne créatrice, avec un <>,les üicheurs, tentent une régression.C'est que le mur blanc du signifr.ant,letrou noir de la subjectivité,la machinede visagesont bien des impasses,la mesure de nos soumissions,de nos assujettissements ; mais nous sommes né lá-dedans,et c'est lá-dessusqu'il faut nous débatue. Pas au sens d'un moment nécessaire,mais au sens d'un instrument pour lequel il faut inventer un nouvel usage.C'est seulementá mavers le mur du signifiant qu'on fera passerles lignes d'asignifiancequi annulent tout souvenir, tout renvoi, toute signification possible
2t. D.H. Lawrence.Ibid.
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et toute interprétation donnable. C'est seulement dans le trou noir de la conscienceet de la passionsubjectivesqu'on découvrira uansformées qu'il faut relanles particules capturées,échaufiées,_ oü chacun Se connecte subjectif, non pour vivant, cer un amour aux espacestnconnus de I'autre Sans y enüe_r ni les _conquérir, oü les iigt.r se composentcomme des lignes brisées.C'est seuledu fond de son trou noir et sur son muf ment au sein du visage, -libérer les traits de visagéité, comme 4.t blanc, qu'on pourra oiseaú*, .tott iut fevenir á une téte primitive, mais inventer les combinaisonsoü ces traits se connectent á des maits de paysagéité, eux-mémeslibérés du paysage,á des traits de picturalité, de ñrusicalité, eux-mémes libéiés de leurs codes respectifs. Avec quelle joie, qui n'était pas seulement d'un désir de -peindre, mais ceile de ious les désirs, les peintres se sont servi du visage méme du Christ dans tous les sens et toutes les directions. Et le chevalier du roman courtois, peut-on dire si sa catatonie vient de ce qu'il est au fond du trou noir, ou de ce qu'il chevauche déjá les particules qui I'en font sortif pouf un nouveau voyage ? Liwrencé, gui fut compaÉ á Lancelot, écrit : <<Ere seul, sans esprit, sansmémoire, piés de la mer. (...) Aussi_seulet absentet p.ér.nt qu'un indigéne, brun noir suf |e sable ensoleillé. (.,.) Loin, tréi loin, .orñ-. s'il avait touché tefre sur une autre planéte, comme un homme prenant pied apr¿s la mort. (...) Le ? N'existait paysage? Il se moquait du paysage.(...)T-.'humanité L'immense, l.'.eau. pierrecomme tómbée pensée ? pur. Iu 4ansi. .hutoyunt passé? Appauvri et usé, fréle, fréle et ranslucide 2. ,> Moment incertain oü le systéme écaille rájetée^sur la plage point noir-plage blanche, comme sur une noir, mur blanc-trou estampe japonaise,ne-fait plus qu'un avec sa pfopre softie, Sa ^noúrsa traversée. 'propre échappée, avons vu les deux états trés difiérents de la i,.rt q,rÉ machine ábstraite : tantót prise dans les strates oü elle assuredes déterritorialisations seulement relatives, ou bien des déterritonégatives;-tantót--au rialisations absoluesqui restent pourtant -de consistance qui lui confére conraire développé. Jnt un plan une fonction <<áiugtu-tnatique )>,une valeur de déterritorialisation positive, comñe la foróe de former de nouvelles machines absmáiter. Tantót Ia machine abstraite, en t^nt qu'elle est de visagéité, va nbattre les flux sur des signifiances et des subiectivaiions, sur des nauds d'arborescenceet des trous d'abolition ; tantót au contraire, en tant qu'elle opére une véritable <>,elle iib¿t. en quelque sorte des tétes chercbeuses
22. Lau¡rence, Kangourou, Gallimatd.
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qui défont sur leur passageles strates, qui percent les murs de signifiance et jaillissent des trous de subjectivité, abattent les arbres au profit de véritables rhizomes, et pilotent les flux sur des lignes de déterritorialisation positive ou de fuite créatrice. Il n'y a plus de strates organiséesconcentriquement,il n'y a plus de trous noirs autour desquelsles lignes s'enroulent pour les border, plus de murs oü s'accrochentles dichotomies, les binarités, les valeurs bipolaires. Il n'y a plus un visage qui fait redondance avec un paysage,un tableau, une petite phrase musicale, et oü perpétuellement I'un fait penser á fautre, sur la surface unifiée du mur ou dans le tournoiement central du trou noir. Mais chaque ttait libéré de visagéíté Íait rhizome avec un tait libéré de paysagéité, de picturuTité, de musicalité : non pas une collection d'objets partiels, mais un bloc vivant, une connexion de tiges oü les traits d'un visage entrent dans une multiplicité réelle, dans un diagramme, avec un trait de paysage inconnu, un ffait de peinture ou de musique qui se ffouvent alors effectivement produits, créés, suivant des quanta de déterritorialisation positive absolue,et non plus évoquésni rappelésd'aprés des systémes de reterritorialisation. Un mait de guépe et un trait d'orchidée. Quanta qui marquent autant de mutations de machines abstraites, Ies unes en fonction des autres. S'ouvre un possible rhizomatique, opérant une potentialisation du possible, contre le possible arborescent qui marquait une fermeture, une impuissance. Visage, quelle horreur, il est naturellement paysage lunaire, avec ses pores, ses méplats, ses mats, ses brillants, ses blancheurs et ses rous : il n'y a pas besoin d'en faire un gros plan pour le rendre inhumain, il est gros plan naturellement, et naturellement inhumain, monstrueuse cagoule. Forcément, puisqu'il est produit par une machine, et pour les exigences d'un appareil de pouvoir spécial qui la déclenche, qui pousse la déterritorialisation á I'absolu tout en la maintenant dans le négatif. Mais nous tombions dans la nostalgie du retour ou de la régressionquand nous opposionsla téte humaine, spirituelle et primitive, au visage inhumain. En vérité, il n'y a que des inhumanités, I'homme est seulementfait d'inhumanités, mais més difiérentes,et suivant des natures et á des vitessestrés difiérentes. L'inhumanité primitive, celle du pré-visage, c'est toute la polyvocité d'une sémiotique qui fait de la téte une appartenanceau corps, á un corps déjá relativement déterritorialisé. en branchement avec des devenirs spirituels-animaux.Au-delá du visage, une tout autre inhumanité encore : non plus celle de la téte primitive, mais celle des <
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polyvocités. Devenir-clandestin,partout faire rhizome, pour la merveille d'une vie non humaine á créer. Visage mon amour, mais enfin devenu téte chercheuse...Année zen, année omega, année to... Faut-il ainsi finir sur rois états, pas plus, tétes primitives, visage-christ et tétes chercheuses?
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8. 1874- Trois nouvelles, ou (
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L'essence de la pas ués difficile á déterminer : il y a nouleile lorsque tout est o^rganiséautour de la question <( Qu'est-ce q.ri s''est passé? . Qu'est-ce qui a bien pu ie passer¡ > Le .o.rt. est le .ontruir. de la nouvelle, parce qu'il tiént le lecteur haletanr sous une tout auffe question : qu'est-ce qui va se passer? Toujours quelque chose va arriver, v-a se purté.. Quant au roman, lrri, il ,,i t;;; toujouts quelque chose, bien que le roman intégre árnr lá iaúation 4: son-perpétuel préseni vivant (durée)"des éléments de nouvelle et de conte-.T e roman policier est á cet égard un genre particuliérement hybride, pu¡squ_e, le plus souv"ent, q,rélqrr. chose : x s'est passé dani l'ordre d'un meurtre o"'d'"n uo¡
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mais ce qui s'est passéva ére découvert, et cela dans le présent déterminé par le policier-modéle. On aurait tort toutefois de réduire ces difiérents aspects aux trois dimensions du temps. Quelque chose s'est passé, ou quelque chose va se passer, peuvent désigner pour leur part un passé tellement immédiat, un futur tellement proche, qu'ils ne font qu'un (dirait Husserl) avec des rétentions et protentions du présent lui-méme. La distinction n'en reste pas moins légitime, au nom des diflérents mouvements qui animent le présent, qui sont contemporains du présent, l'un se mouvant avec lui, mais un aure le rejetant déjA dans le passé dés qu'il est présent (nouvelle), un autre I'enualnant dans l'avenir en méme temps (conte). Nous avons la chance de disposer d'un méme sujet raité par un conteur et un nouvelliste : de deux amants, I'un meurt soudainementdans la chambte de I'autre. Dans le conte de Maupassant,<>)tout est orienté vers les questions<>,tout s'oriente vers : il s'est passéquelque chose,mais quoi ? Non seulementparce qu'on ne sait vraiment pas de quoi la froide jeune fille vient de mourir, mais I'on ne saura jamais pourquoi elle s'est donnée au petit officier, et l'on ne saura pas davantage comment le tiers-sauveur, ici le colonel du régiment, a pu ensuite arranger les chosesr. Qu'on ne pense pas qu'il est plus facile de tout laisser dans le vague : qu'il se soit passé quelque chose, et méme plusieurs choses successives,qu'on ne saura jamais, n'exige pas moins de minutie et de précision que I'autte cas, oü I'auteur doit inventer en détail ce qu'il faudra savoir. On ne saura jamais ce qui vient de se passer,on va toujours savoir ce qui se passera, tels sont les deux halétements difiérents du lecteur, face á la nouvelle et au conte, mais ce sont deux maniéresdont se divisent á chaqueinstant le présent vivant. Dans la nouvelle on n'attend pas que quelque chose se passe, on s'attend á ce que quelque chose vienne déjá de se passer.La nouvelle est une derniére nouvelle, tandis que le conte est un premier conte. La <<présence)>du conteur et du nouvelliste sont 1. Cf. Les Diaboliques de Barbey, 1874. Bien sür, Maupassantlui-méme ne se réduit pas au conte : il y a chez lui des nouvelles,ou des éléments de notivelles dans ses romans. Par exemple dans Une uie, l'épisode de la tante Lison : <
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complétement difiérentes (difiérente aussi la présencedu romancier). N'invoquons donc pas trop les dimensions du temps : la nouvelle a si peu á voir avec une mémoire du passé, ou avec .rn acte de réflexion, qu'elle joue au contraire sui un oubli fondadamental. Elle évolue dans l'élément de <>, parce qu'elle nous met en rapport avec un inconnaissableou un imperceptible (et non pas l'inverse : ce n'est pas parce qu'elle qarlerait d'un passédont elle n'aurait plus la póssibilité de nous donner connaissance). A la limite mémé, rien ne s'est passé,mais c'est iustement ce rien qui nous fait dire : <
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tandis que le conte serait d'enfance, d'action ou d'élan. Il est pourtani vrai que Fitzgetald ne pose sa question de nouvelliste qo. lorsqu'il est personnellement usé, fatigué, malade, pire .n.or.. Mais, lá non plus, ce n'est pas nécessairementlié : ce poumait étre une question de vigueut, et d'amour. C'en est une Il faudrait plut6t l.,.ot., méme danJ ces conditions désespérées. concevoit les choses comme une affaire de perception : on entre dans une piéce, et I'on perEoit quelque chose comme-déjA-la, venant d'airiver, méme si ce n'esf pas encore fait. Ou bien l'on sait que ce qui est en train de se fafue,c'est déjA la derniére fois, c'est fini. On entend un <<je t'aime >>,dont on sait qu'il est dit pour la derniére fois. Sémiotique perceptive. Dieu, qu'est-ce qui a pu se passer,tandis que tout est et reste imperceptible, et pour que tout soit et reste imperceptible ^seulement á jamais-? ' |a s_pécificitéde |a nouvelle, Et puis il n'y a pas il y a ia fagon spécifique dont la nouvelle tfaite une mati¿re unifaits de lignes. Nous ne voulons pas verselle. Cár nous to--"t seulement parler de lignes d'écriture, les lign_esd'écriture se conjuguent avec d'autrei lignes, lignes de vie, -lignes.de chance o,, áJ malchance, lignes q.ti {ont [a vaúation de la ligne d'écriture elle-méme,lignás qui sont entre les lignes écrites. Il se peut que la nouvelle ult tu maniére propre de faire surgir, et de :ombirt.t ces lignes qui appartiennént-pourtant - á - tout le monde et á tout g.nré. Avéc ,rná g.^.rde sobriété, Vladimir Propp disait que le óottt. devait se dé-finir en fonction de moüuements exté,i..rrc et intérieurs, qu'il qualifiait, -voudrionsformalisait et combinait á sa monrer que la nouvelle se maniére spécifiqueá. Ño,tt lignes de chair, dont elle vivantes, lignes définit en^fonciion de opé.. de son cóté une rZvélation trés sp?ciale.Marcel Arland a tuitott de dire de la nouvelle : <( Ce ne sont que lignes pures jusque dans les nuances,et ce n'est que pure et conscientevertu du vetbe 3. >> PneInIrÉnENouvELLE, <>,HENnv JRuns, 189¡t, tr. fr. Stock. L'héroine, une jeune télégraphiste, a une vie trés découpée, trés comptabilisée,-quiprocéáe par segmentsdélimités : les téléchaque jog-f les pergrammes qu'elle eniegiire .successivement sociale de ces la classe télégrammes, sonnes qui envoient 1es personnesqul ne se servent pas du télégraphede la méme f1qon, i., -orc qú'il fu.rt compter. Bien plus, sa cage de télégraphiste 2. V . Propp, Morpbologie du conte, Gallimard. 3 . M . Arland, Le Promeneur, Ed. du Pavois'
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TRors NoUvELLESou <<eu'EST-cEeur s'EST pessÉ ? >> est comme un segment contigu á I'épicerie voisine, oü ravaille son fiancé. Contiguité des territoires. Et le francé ne cesse de planifier, de découper leur avenir, ttavail, vacances,maison. I1 y a lá, comme pour chacun de nous, une ligne de segmentatité dure oü tout semble comptable et prévu, le début et la fin d'un segment, le passaged'un segment á I'autre. Noue vie est ainsi f.aite : non seulementles grands ensemblesmolaires (Etats, institutions, classes),mais les personnescomme éléments d'un ensemble, les sentiments comme rapports entre personnes sont segmentarisés, d'une maniére qui n'est pas faite pour troubler, ni disperser, mais au contraire pour garuntft et conffóler I'identité de chaque instance, y compris l'identité personnelle. Le francé peut dire á la jeune fille : compte tenu des difiérences entre nos segments,nous avons les mémes goüts et nous sommes pareils. Je suis homme et tu es femme, tu es télégraphiste et je suis épicier, tu comptes les mots et je pése les choses, nos segments s'accordent, se conjuguent. Conjugalité. Tout un jeu de temitoires bien déterminés, planifiés. On a un avenir, pas de devenir. Voilá une premiére ligne de vie, Iigne de segmentarité dure ou molaire, pas morte du tout, puisqu'elle occupe et traverse notre vie, et finalement semblera toujours l'emporter. Elle comporte méme beaucoupde tendresseet d'amour. Ce serait mop facile de dire : <>,car vous la retrouvetez partout, et dans toutes les autres. Un couple riche entre dans le bureau de poste, et apporte á la jeune fille la révélation, du moins la confirmation d'une autre vie : télégrammesmultiples, chifirés, signés de pseudonymes.On ne sait plus rés bien qui est qui, ni ce que signifie quoi. Au lieu d'une ligne dure, faite de segmentsbien déterminés,le télégraphe forme maintenant un flux souple, marqué de quanta qui sont comme autant de petites segmentationsen acte, saisies h leur naissancecomme dans un rayon de lune ou sur une échelle intensive. Gráce á <<son art prodigieux de l'interprétation >>,la jeune fille saisit l'homme comme ^yant un secret qui le met en danger, de plus en plus en danger, en posture de danger. Il ne s'agit pas seulement de ses relations amoureusesavec la femme. Henry James en est arrivé á ce moment de son ceuvre oü ce n'est plus la matiére d'un secret qui I'intéresse,méme s'il a réussi á faire que cette matiére soit tout á fait banale et de peu d'importance. Ce qui compte maintenant, c'est la forme du secret dont la matiére n'a méme plus á étre découverte (on ne saura pas, il y aura plusieurs possibilités, il y aura une indétermination objective, une sorte de molécularisationdu secret). Et justement par rapport á cet homme, et directement avec lui, la jeune télégraphiste développe une étrange complicité passionnelle,toute une
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vie moléculaire intense qui n'entre méme pas en rivalité avec celle qu'elle méne avec son propre fiancé. Qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce qui a bien pu se passer? Cette ui. pourtant n'.rt pui dunr sa téte, et n'est pas imaginaire. On dirait plut6t politiques, comme la jeune fille le suggéredans qu'il y a 1á deux -convérsation avec le fiancé : une macro-pol-i,rn. i.-urqnuble tique, et une micro-politique, qui n'envisagent pas du tout de la-méme faEon les classes,les sexes,les personnes,les sentiments. Ou bien qu'il y a deux types de relations trés distinctes : des rapports inrinséques de cóiptes qui mettent en jeu des ensembles otr á.t élémentsbien déterminés (les classessociales,les hommes et les femmes, telle et telle personne),et puis des rapports moins localisables,toujours extérieurs á eux-mémes,qui concernentplut6t des flux et des particules s'échappantde ces classes,de ces sexes, de ces personnes.Pourquoi ces derniers rapports sont-ils des rapports de doubles, plutót que de couples? < Elle craignait cet autre elle-méme qui I'attendait sans doute au-dehors; peutétre était-ce lui qui l'attendait, lui qui était son autre elle-méme et dont elle avaif peur. >>En tout cas, voilá une ligne trés difiérente de la précédente,une ligne de segmentationsoüple ou moléculaire, oü les segmentssont comme des quanta de déterritorialisation. C'est sui cette ligne que se définit un présent dont- la forme méme est celle d'.rl-t q,r.lque chose qui s;est passé, déj,^ passé,si proche qu'on en soitl p,rítqn. la maii¿re insaisissablede é. quelque chose est entiérement molécularisée,á des vitesses qui dépassentles seuils ordinaires de perception. Pouftant on ne dira pas qu'elle vaut forcément mieux. Il est certain que les deux lignes ne cessent d'interférer, de Éagit I'une sut I'aute, et d'introduire chacune dans I'autre ou bien un courant de souplesse,ou bien un point de rigidité. Dans son essai sur le roman, Nathalie Sarraute fait gloire aux romanciers anglais de ne pas avoir seulementdécouvert, comme Proust ou Dostoievsky, les grands mouvements,les grands tenitoires et les grands points de f inconscient qui font retrouver le temps ou r.uiur. le passé,mais d'avoir suivi á contretempsces lignes moléculaires, á la fois présenteset imperceptibles.Elle montre comment le dialogue ou la convefsation obéissentbien aux coupures d'une tegmentarité fixe, á de vastes mouvements de distribution réglée correspondantaux attitudes et positions de chacun, mais auisi .omment ils se trouvent parcourus et entralnés pat des micro-mouaements,des segmentalionsfines tout auttement disttibuées, particules introuvables d'une matíére anonyme, minuscules féluies et postures qui ne passent plus par les mémes instances,méme dans I'inconscient,lignes secrétesde désorientation ou de déterritorialisation : toute-une subconversationdans la 240
TROIS NOUVELLES OU <( QU'EST-CE QUr S'EST p¡SSÉ
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conversation, dit-elle, c'est-á-dire une micropolitique de la convefsationa. Et puis l'héroine de James en arrive, dans sa segmentarité souple ou dans sa ligne de flux, á une sorte de quantum maximum au-delá duquel elle ne peut plus aller (méme elle le voudrait, il n'y aurait pas á aller plus loin). Ces vibrations qui nous traversent, danger de les exaspérerau-deláde notre endurance.S'est dissous dans la forme du secret - qu'est-cequi s'est passé? - le rapport moléculairede la télégraphisteavec le télégraphiant- puisque rien ne s'est passé.Chacun des deux se trouvera rejeté vers sa segmentafité dure, il épousera Ia dame devenue veuve, elle va épouser son francé. Et pourtant tout a changé. Elle a atteint comme une nouvelle ligne, une troisiéme, une sorte de ligne de fuite, égalementréelle, méme si elle se fait sur place : ligne qui n'admet plus du tout de segments,et qui est plutdt comme l'éxplosion des deux séries segmentaires.Elle a percé le mur, elle est sortie des trous noirs. Elle a atteint á une sorte de déterritorialisation absolue.< Elle avait fini par en savoir tant qu'elle ne pouvait plus rien interpréter. II n'y auait plus d'obscuiités pour elle qui lui lissent uoir plus clair, iI ne restait qu'ome lumiére crue. >>On ne peut aller plus loin dans la vie que dans cette phrase de James.Le secret a encore changéde nature. Sansdoute le secret a-t-il toujours afiaire avec l'amour, et avec la sexualité. Mais tantót c'était seulement la matiére cachée, d'autant plus cachée.qu'elleétait ordinaire, donnée dans le passé,et que norrt ne savions pas trop quelle _forme lui trouver : voyez,-je ploie sous-mon secret, voyez quel mystére me travaille, une mani¿re de faire I'intéressant, ce que Lawrence appelait .i l. sale petit secret >>,mon CEdipe en quelgue sorte. Tant6t le secret devénait la forme d'un queique chose dont toute la matiére était molécularisée, imperceptible, inassignable : non pas un donné dans le p?slé, mail le non-donnable de < qu'est-ce qui s'est passé? >>. Mais, sur la troisiéme ligne, il n'y a méme plui de forme - plus rren qu'une pure ligne abstraite. C'est parce que nous n'avons plus rien á cacher que nous ne pouvons pl,.tsétie saisis.Devenir 99i-ryémeimperceptible, avoir dé{ait l'amour pour devenir c^pable d'aimer. Avoir défait son propre moi poui étre enfin seul, et 4. Nathalie Sarraute (L'ére du soupqon << conversation et sous-conversation >, Gallimard) montre comment Proust analyse les plus petits mouvements, regards ou intonations. Il les saisit Dourtant dáns lé souvenir. i! leur assigne une << position >>,il les considére comme un enchain.-".ri d'effets et de causes, < il a rarement essayé de les revivre et les faire revivre au lecteur dans le présent, tandis qu'ils se forment et á mesure qu'ils. se _développent comme autant de drámes mínuscules ayant chacun ses péripéties, son mystére et son imprévisible dénouement >.
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rencontrer le vrai double A l'autre bout de la ligne. Passager clandestin d'un voyage immobile. Devenir comme tout le monde, mais justement ce n'est un devenir que pour celui qui sait_n'étre personne,n'étre plus personne.Il s'est peint gris sur gris. Comme áit Kierkegaard, rien ne distingue le chevalier de la foi d'un bourgeois állemand qui renme chez lui ou se rend au bureau de poste : aucun signe iélégraphique spécial n-'en émane, il pro4gil ón r.p.oduit coñstamment-des segments finis, mais_il est déjA s. ,.rt .rti. autre ligne qu'on ne soupqonneméme pas En tout cas, elle n'est. pas pas et symbole, un la ligne té|égraphique n'est simple. Il y en^a irois au m-oins, de segmentarité dure et bien trarichée,dé segmentationmoléculaire, et puis la ligne abstraite, la ligne de fuité, non moins mortelle, non moins vivante. Sur la pr.miér. il y a beaucoupde paroles et de conversations,questio¡s á" réponses, intermirübles^ explications-, mises au . point ; . la ,..ord. est f;ite de silences,d'allusions,de sous-entendusrapides, qui s'offrent á I'interprétation. Mais si la roisiéme fulgure,.si la c'est parce qu'on,y ligne de fuite est comme un train en ma_rche, << parler littéralement t , d" y peut enfin ,u".rt. linéairement, on n'importe quoi, brin d'ñerbe, catas6óphe ou sensation,dans une acceptation'tranquillede ce qui arrive oü rien ne peut plus.valoir pour autfe chose. Les trois lignes ne cessentpas de se mélanger pourtant. DEUXTÉIvIE NOUVELLE,
<
1936, tr. fr. Gallimard.
Qu'est-ce qui s'est passé? c'est la question que Fitzgerald.ne la fin, une fois dit que _< toute vie est, bien ..tri d'agiter, ".rtt i p.o..ssus de démolition entendu, <>? On peut dire d'abord que la vie ne cessede s'engager dans une t"gttienturité de plu-s en plus dure et desséchéel Fo.tt l'écrivain Fitzgerald, il y a I'usure des voyages,avec leurs segmentsbien découpés.II y a aussi, de segmentsen segments, iá gise économiq.ré,lu p.it" de richesse,la-fatigue €t Ie vieillissement,I'alcoolisme,ia faillite de coniugalité,la montée du cinéma, l'avénement du fascisme,du stalinisme, la perte de .succés et de talent - lá méme oü Fitzgerald va rouver son génie. De <), €t qui procédent pu, coupures tfo-p signifiantes, nousfaisant,pu''.id'untermeál,u,,t."-,dansdes<< binaires succeisifs : tiche-pauvre...Quand méme le changemelt r. i.tuit dans I'autre sens, rien ne viendrait compenserle durcis5. Kierkegaatd, Crainte et trernblement, Aubier, pp. 52 sq'
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sement,le vieillissementqui surcodetout ce qui arrive. Voilá une ligne de segmentaúté dure, qui met en jeu de grandes masses, méme si elle était souple au départ. Mais Fitzgerald dit qu'il y a un aume type de craquements, suivant une tout autre segmentarité.Ce ne sont plus de grandes coupures, mais des micro-félures,comme sur une assiette,beaucoup plus subtiles et plus souples, et qui se produisent plutót quand les chosesuont mieux de I'autre cóté. S'il y a vieillissement aussi sur cette ligne, ce n'est pas de la méme maniére : on ne vieillit ici que quand on ne le sent pas sur I'autre ligne, et on ne s'en aperEoit sur I'autre ligne que quand ., Eu >>s'est déjá passé sur celle-ci. A tel moment, qui ne correspond pas aux áges de I'autre ligne, on a atteint un degré, un quantum, une intensité au-delá de laquelle on ne pouvait plus aller. (C'est trés délicat, cette histoire d'intensités : la plus belle intensité devient nocive quand elle dépassenos forces á ce moment, il faut pouvoir supporter, étre en état.) Mais, iustement, qu'est-cequi s'est passé? Rien d'assignableni de perceptible en vérité ; des changements moléculaires, des redismibutions de désir qui font gue, quand quelque chose arrive, le moi qui l'attendait est déj) mort, ou bien celui qui l'attendrait, pas encore arrivé. Cette fois, pousséeset craquementsdans I'immanence d'un rhizome, au lieu des grands mouvements et des grandes coupures déterminés par la transcendanced'un arbre. La félure <<se produit sans presque qu'on le sache,mais on en prend consciencevraiment d'un seul coup >>.Cette ligne moléculaire plus souple, pas moins inquiétante, beaucoupplus inquiétante, n'est pas simplement intérieure ou personnelle : elle aussi met toute chosesen jeu, mais á une autre échelle et sous d'autres formes, avec des segmentations d'une autre nature, rhizomatiques au lieu d'arborescentes.Une miro-politique. _ Et puis il y a encore une troisiéme ligne, comme une ligne de rupture, et qui marque l'explosion des-deux alltles, leur percusslon...au profit d'autre chose? < J'en vins á f idée qtre ceu* qui avaient survécu avaient accompli une vraie rupture. Rupture veut beaucoup dire et n'a rien á voir avec rupture de chainé, oü I'on est généralementdestiné á trouver une autre chaine ou A reprendre I'ancienne. >> Fitzgenld oppose ici la rupture aux pseudo-coupuresstructurales dans des chaines dites signifiantes. Mais il ne la distingue pas moins des liaisons ou des iiges plus souples, plus souterraines,du type <( voyage > ou mémé üansports moléculaires.<( La célébre Evasion ou la fuite loin de tout est une excursion dans un piége, méme si le piége comprend les mers du Sud, qui ne sont faites que pour ceux qui veulent y naviguer ou les peindre, Une vraie rupture est quelque chose sur
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quoi on _ne peut pas revenir, qui est irrémissible parce qu'elle fait que le passéa cesséd'exister. >>Est-il possibleq,ré l.s vóyages soient toujours un retour á la segmentaritédure ? Est-ce toujours son papa et sa maman qu'on rencontre en voyage,et, comme Melville, jusque dans les mers du Sud ? Les musclesdurcis ? Faut-il croire que la segmentarité souple elle-méme reforme au microscope, et miniaturisées, les grandes figures auxquelles elle prétendait échapper? Sur tous les voyages, pése la phrase inoubliable de Beckett : <> . voilá g!e,.dans la rupture, n_onseulementla matiére du passé s'est volatilisée, mais la forme de ce qui s'est passé,d'un quélq,re cl.rosgd'imperceptible qui s'est passé dans uie matiére uiolutil., n'exrste mé-meplus. on est devenu soi-méme imperceptible ei clandestin dans un voyage immobile. Plus rien ne peut se passer, ni s'é_tqe passé. Plus personne ne peut rien pour moi ni conü. moi. Mes territoires sont hors de prise, et pás parce qu,ils sont imaginaires,au contraire : parce que je suis en tráin de les ffacer. Finies le_sgrandes,ou les petites gLlerres.Finis les voyages, roujours á_la traine de quelque chose. Je n'ai plus aucun iecret, á force d'avoir perdu le visage, forme et matiére. Je ne suis pius qu'une ligne. Je suis devenu capable d'aimer, non pas á'.rtt amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir, et qui va me choisir, en aveugle, mon double, qui n'a pas plus de moi que moi. On s'est sauvé par amour et pour l'amour, en aban donnant I'amour et le moi. on n'est pluJ qu'une ligne abstraite, comme une fléche qui traverse le vide. Déterritorialisation absolue. On est devenu comme tout le monde, mais á la maniére dont personnene peut devenir comme tout le monde. On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde. On ne doit pas-dire que le génie est un homme extraordinaire, ni que tout 1é monde a du génie. Le génie, c'est celui qui sait faire de tout-le-monde un devenir (peut-étre Ulysse, l'ambition ratée de Joyce, á moitié réussie de Pound). On est entré dans des devenirs-animaux,des devenirs-moléculaires, enfin des devenirs-imperceptibles.<<J'étais pour toujours de l'autre c6té de la baricade. L'horrible seniation d'enthousiasmecontinuait. (...) J'essaieraid'étre un animal aussi correct que possible, et si vous me jetez un os avec assez de viande dessusje serai peut-étre méme capable de vous lécher la main. > Pourquoi ce ton désespéré? La ligne -pirede rupture ou de vraie fuite n'aurait-elle pas son danger, q.re l.s autres encore? Il est temps de mourir. En tout cas, Fitzgerald nous propose Ia distinction de trois lignes qui nous ffaversent, et composent<>(titre á la Maupassant).Ligne de coupure, ligne de félure, ligne de rupture. La ligne de segmentarité á.rr., 244
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ou de coupure molaire ; ligne de segmentation souple, ou de félure moléculaire; la ligne de fuite ou de rupture, absmaite, mortelle et vivante, non segmentaire. Tnorsrtlrs NouvELLE, Hrsrorne DU GouFFREET DE LA LUNETTE), PrBnRrrtn Frnurraux, L976, Julliard. Il y a des segments,plus ou moins rapprochés,plus ou moins distants. Ces segmentssemblent entourer un gouffre, une sorte de grand trou noir. Sur chaque segment, tI y a deux sortes de surveillants, les courts-voyeurs et les longs-voyeurs. Ce qu'ils surveillent, ce sont les mouvements,les poussées,les infractions, troubles et rebellions qui se produisent dans le goufire. Mais il y a une grande difiérence entre les deux types de surveillants. Les courts-voyeursont une lunette simple. Dans le goufire, ils voient le contour de cellules géantes,de grandes divisions binaites, des dichotomies, des segmentseux-mémesbien déterminés, du type <<salle de classe,caserne,H. L. M. ou méme pays vus d'avion )>. Ils voient des branches, des chaines, des rangs, des colonnes, des dominos, des stries. Parfois, sur les bords, ils découvrent une figure mal faite, un contour tremblé. Alors on va chercher la terrible Lunette á rayon. Celle-lá ne sert pas A voir, mais á couper, á découper. C'est elle, I'instrument géom6 trique, qui émet un rayon laser, et fait régner partout la grande coupure signifiante, restaure I'ordre molaire un instant menacé. La lunette á décolpet surcode toute chose ; elle travaille dans la chair et le sang, mais n'est que géométrie pure, la géométrie comme afr.aire d'Etat, et la physique des courts-voyeurs au service de cette machine. Qu'est-ce que la géométrie, qu'est-ce que l'Etat, qu'est-ce que les courts-voyeurs? Voilá bien des questions qui n'ont pas de sens (<<je parle littéralement >>),puisqu'il s'agit, méme pas de définir, mais de tracer efiectivement une ligne qui n'est plus d'écriture, une ligne de segmentarité dure oü tout le monde sera jugé et rectifié d'aprés ses contours, individus ou collectivités. Trés difiérente est la situation des longues-vues,des longsvoyeurs, dans leur ambiguité méme. Ils sont peu nombreux, un par segment au maximum. Ils ont une lunette fine et complexe. Mais á coup sür, ce ne sont pas des chefs. Et ils voient tout autre chose que les autres. Ils voient toute une micro-segmentarité, détails de détails, <>,minusculesmouvements qui n'attendent pas d'arriver sur les bords, lignes ou vibrations qui s'esquissentbien avant les contours, <( segments qui bougent par saccades>>.Tout un rhizome, une segmentarité
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moléculairequi ne se laissepas surcoderpar un signifiant comme machine á découper, ni méme attribuer á telle figure, tel ensemble ou tel élément. Cette seconde ligne est inséparable de la segmentation anonyme qui la produit, et qui remet tout en cause i chaque instant, sans but et sans raison : < Les longs-voyeurspeuvent deviner I'avenir, mais c'est ioujours sous la forme du devenir d'un quelque chose qui s'est déjá passé dans une mati¿re moléculaire, particules inuouvables. C'est-commeen biologie : comment les grandesdivisions et dichotomies cellulaires,dañs leurs contours, s'accompagnentde migrations, d'invaginations, de déplacements, d'élans morphogénétiques, dont lés segments ne sont plus marqués par des points localisables,mais par des seuils d'intensité qui se, passent en dessous,mictoses óü tont se brouille, lignes moléculairesqui se croisent á l'intérieur des grosses cellules et de leurs coupures. C'est comme dans une société : comment les segmentsdurs et surcoupantssont recoupésen dessouspar des segmentationsd'une autre nature. Mais ce n'est ni I'un ni l'autre, ni biologie ni société, ni ressemblancedes deux : <<je parle littéralement )), je trace des lignes, des lignes d'écritute, et Ia vie passeentre les lignes. Une ligne de segmentaritésouple s'est dégagée,emmélée avec l'autre, mais trés difiérente, ttacée d'une maniére tremblée par la micro-politique des longs-voyeurs.Une afiaire de politique, áussi mondiale que I'autre, plus encore, mais á une échelle et sous une forme insuperposable, incommensurable. Mais aussi une afiaire de perception, car Ia perception, la sémiotique,la pratique, la politique, la théorie, c'est toujours ensemble.On voit, on parle, bn pente, á telle ou telle échelle et suivant telle ligne qui-peut ou non se conjuguer avec celle de l'autre, méme si fautie est encore soi-méme.Si c'est non, il ne faut pas insister, ne pas áiscuter, mais fuir, fuir, méme en disant < d'accord, mille foiJ d'accord >>.Pas la peine de parler, il faudrait d'abord changer les lunettes, les bouches et les dents, tous les segments.Ce n'est pas seulementlittéralement qu'on parle, on pergoit littéralemglt, bn vit littéralement, c'est-á-dires,tivant des lignes, connectables Et puis, parfois, ou non, méme quand elles sont 1réshétérogénes._ 6. ea ne marche pas quand elles sont homogénes 6. Dans une autre nouvelle du méme tecueil, << Le dernier angle de ffansparence >>,Pierrette Fleutiaux dégage trois lignes de perception, sans application d'un schéma préétabli. Le héros a une perception nolaire, qui porte sur des ensembles et des éléments bien découpés, des pleins et des creux bien répartis (c'est une perception codée, héritée, surcodée pat les murs: ne pas s'asseoir á c6té de sa chaise, etc.). Mais il est pris aussi dans une perception moléculaire, faite de segmentations fines et mouvantes, de traits autonomes, oü des trous surgissent dans le plein, des micro-formes
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OU << QU'EST-CE QUr S'EST PASSÉ ? )>
L'ambiguité de la situation des longs-voyeursest celle-ci : ils sont aptes á déceler dans le goufire les micro-infractionsles plus légéres, que les autres ne volent pas ; mais ils constatent aussi les affreux dégáts de la Lunette á découper, sous son apparente justice géométrique. Ils ont l'impression de prévoir, et d'étre en avance,puisqu'ils voient la plus petite chose comme s'étant déjá passée; mais ils savent que leurs avertissementsne sefvent a rien, parce que la lunette á découper réglera tout, sans avertissement, sans besoin ni possibilité de prévision. Tantót ils sentent bien qu'ils voient aute chose que les autres ; tantót, qu'il y a seulementune difiérence de degré, inutilisable. Ils collaborent á I'entreprise de contróle la plus dure, la plus cruelle, mais comment n'éprouveraient-ils pas une obscure sympathie pour I'activité souterraine qui leur est révélée? Ambiguité de cette ligne moléculaire, comme si elle bésitait entre deux aersants. Un jour (que se sera-t-il passé?) un long-voyeur abandonnera son segment,s'engagerasur une étroite passerelleau-dessus du gouffre noir, prtir^ sur la ligne de fuite, ayant cassé sa lunette, á la rencontre d'un Double aveugle qui s'avance A I'autre bout.
_ Individus ou groupes, nous sommes traversésde lignes, méridiens, géodésiques,tropiques, fuseaux qui ne battent pas sur le mé.merythme et n'ont pas la méme nature. Ce sont des lignes _ qyi nous composent, nous disions trois sortes de lignes. Ou plutót des paquets de lignes, car chaque sorte est multiple. On peut s'intéresser á l'une de ces lignes plus qu'aux autres, et peut-éme en efiet y en a-t-il une qui est, non pas déterminante, mais qui importe plus que les autres...si elle est lA. Car, de toutes ces lignes, certainesnous sont imposéesdu dehors, au moins en partie. D'autres naissent un peu par hasard, d'un rien, on ne saura jamais pourquoi. D'autres doivent étre inventées, tracées, sans aucun modéle ni hasard : nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables,et nous ne pouvons les inventer qu'en les magant effectivement, dans la vie. Les lignes de fuite, n'est-cepas le plus difficile ? Certains groupes,certalnes personnesen manquent et n'en auront jamais. Certains groupes,
dans le vide, entre deux choses, oü << tout grouille et bouge >> par mille félures. Le trouble du héros est qu'il ne peur choisir entre les deux lignes, sautant constamment de l'une á l'autré. Le salut viendra-t-il d'une troisiéme ligne de pelception, perception de f uite, <>par I'angle des deux autres, <, angle de transparénce > qui ouvfe un nouvel espace ?
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certaines personnesmanquent de telle sorte de ligne, ou I'ont perdue. Le peinue Florence Julien s'intéresse particuliérement aux lignes de fuite : elle part de photos, et invente le procédé pat lequel elle pourra en extraire des lignes, presque abstraites et sans forme. Mais, 1á aussi, c'est tout un paquet de lignes nés diverses : la ligne de fuite d'enfants qui sortent en courant de l'école, ce n'est pas la méme que celle de manifestantspoursuivis par la police, ni celle d'un prisonnier qui s'évade. Lignes de fuite d'animaux difiérents : chaque espéce, chaque individu a les siennes.Fernand Deligny uanscrit les lignes et traiets d'enfants autistes, 1l f.ait des cartes : il distingue soigneusementles <>et les <.Et Ea ne vaut pas seulement pour les promenades,iI y a aussi des cartes de perceptions, des cartes de gestes (faire la cuisine ou ramasserdu bois) avec des gestescoutumiers et des gestesd'ene. De méme pour Ie langage, s'il y en a. Fernand Deligny a ouvert ses lignes d'écriture sur des lignes de vie. Et constamment les lignes se croisent, se recoupent un instant, se suivent un certain temps. Une ligne d'erre a recoupé une ligne coutumiére, et lá I'enfant fait quelque chose qui n'appartient plus exactement á aucune des deux, il qu'est-ce qui s'est tetrouve quelque chose qu'il avait perdu passé? - ou bien il saute, bat des mains, minuscule et rapide mouveme¡¡ ¡¡¿ls son geste lui-méme émet á son tour plusieurs lignes7. Bref, une ligne de fuite, déiá complexe, aaec ses singularités; mais aussi une ligne molaire ou coutumiére aaec sessegments; et entre les deux (?), une ligne moléculaire,auec sesquanta qui la font pencber d'un c6té ou de l'autre. Bien voir, comme dit Deligny, que ces lignes ne veulent rien dire. C'est une afr.airede cartographie. Elles nous composent, comme elles composent notre carte. Elles se transforment, et peuvent méme passer I'une dans I'aure. Rhizome. A coup sür elles n'ont rien á voir avec le langage, c'est au contraire le langage qui doit les suivre, c'est l'écriture qui doit s'en nourrit entre ses propres lignes. A coup sür elles n'ont rien á voir avec un signifiant, avec une détermination d'un sujet par le signifrant; c'est plutót le signifiant qui surgit au niveau le plus durci d'une de ces lignes, le sujet qui nait au niveau le plus bas. A coup sür elles n'ont rien á voir avec une structure, qui ne s'est jamais occupée que de points et de positions, d'arborescences, et qui a toujours fermé un systéme,justement pour l'empécher de fuir. Deligny invoque un Corps commun sur lequel ces lignes s'inscrivent, comme autant de segments,de seuils ou de quanta, de temitorialités,de déterritorialisationsou de retemitorialisations. 7. Fernand Deligny, <>,Cahiers de l'inmuable, avril 1975.
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TRoIS NoUvELLESou <( eu'EST-cEeur s'EST pRssÉ ? >> Les lignes s'inscrivent sur un Corps sans organes, oü tout se trace et fuit, ligne abstraite lui-méme, sans figures imaginairesni fonctions symboliques : le réel du CsO. La scbizo-analyse n'a pas d'autre obiet pratique : quel est ton corps sans organes? quelles sont tes lignes á toi, quelle carte es-tu en train de faire et de remanier, quelle ligne abstraite vas-tu tracer, et á quel prix, pour toi et pour les autres ? Ta ligne de fuite á toi ? Ton CsO qui se confond avec elle ? Tu craques? Tu vas craquer ? Tu te déterritorialises? Quelle ligne casses-tu,laquelle tu prolonges ou reprends, sans figures ni symboles ? La schizo-analysene porte ni sur des éléments ni sur des ensembles,ni sur des sujets, des rapports et des sffuctures. Elle ne porte que sur áes linéaments, qui maversentaussi bien des groupes que des individus. Analyse du désir, la schizo-analyseest immédiatemenr pratique, immé-d'un diatement politique, qu'il s'agissed'un individu, groupe ou d'une société. Cat, avant l'ére, iI y a la politique. Lá prátique ne vient pas aprés la mise en place des termes et de leurs rapports, mais participe activement au ffacé des lignes, affronte les mémes dangers et les mémes variations qu'elles. La schizoanalyseest comme I'art de la nouvelle. Ou plutót elle n'a aucun probléme d'application : elle dégagedes lignes qui peuvent étre aussi bien celles d'une vie, d'une euvre littéraire ou d'art, d'une société, d'aprés tel systéme de coordonnéesretenu. Ligne de segmentaritédure ou molaire, ligne de segmentation souple et moléculaire,ligne de fuite : beaucóupde próblémes se posent. D'abord concernant le caractére partiiulier- de chacane. On croirajt que les segmentsdurs sont déterminés, prédéterminés socialement, surcordés par I'Etat ; on autait téndance en revanche á fafue de la segmentaritésouple un exercice intérieur, imaginaire ou de fantasme. Quant á la ligne de fuite, ne seraitelie pas toute personnelle, maniére dont un individu fuit pour son compte, fuit <<ses responsabilités>>,fuit le monde, se réfugie dans le désert, ou bien dans I'art..., etc. Fausseimpression,L^ segmentaritésouple n'a rien á voir avec l'imaginaire, et la micropolitique n'est pas moins extensive et réelle que l'autre. La grande politique ne peut jamais manier ses ensemblesmolaires sans passer par ces micro-injections,ces infiltrations qui la f.avorisent ou qui lui font obstacle; et méme, plus les ensembles sont grands, plus se produit une molécularisationdes instances qu'ils mettent en jeu. Quant aux lignes de fuite, elles ne consistent jamais á fuir le monde, mais plutót á le faire fuir, comme on créve un tuyau, et il n'y a pas de systémesocial qui ne fuie pas tous les bouts, méme si ses segmentsne cessentde se durcir pour colmater les lignes de fuite. Rien d'imaginaire, ni de symbolique, dans une ligne de fuite. Rien de plus actif qu'une ligne 249
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de fuite, chez I'animal et chez I'homme 8. Et méme I'Histoire est forcée de passer par lá, plutdt que par fiantes société? C'est sur les lignes de fuite qu'on invente des armes nouvelles, pour les opposer aux grossesarmes d'Etat, et < il se peut que je fuie, mais tout au long de ma fuite, je cherche une arme >>.C'est sur leurs lignes de fuite que les nomadesbalayaient tout sur leur passage,et trouvaient de nouvelles armes qui ftap' paient le Pharaon de stupeur. De toutes les lignes que nous distinguons, il se peut qu'un méme groupe ou un méme individu les présentent A la fois. Mais, plus fréquemment, un groupe, un individu fonctionne lui-méme comme ligne de fuite; il la cée plutót qu'il ne la suit, il est lui-méme l'árme vivante qu'il forge, plut6t qu'il ne s'en empare. Les lignes de fuite sont des réalités ; c'est trés dangereux pour les sociétés,bien que celles-ci ne puissent pas s'en passer,et parfois les ménagent. Le deuxiéme probléme concernerait l'irnportance respectiue des lignes. On peut partir de la segmentarité dure, c'est plus facile, c'est donné ; et puis voir comment elle est plus ou moins recoupée d'une segmentarité souple, une espéce de rhizome qui entoure les racines. Et puis voir comment s'y ajoute encore la ligne de fuite. Et les alliances, et les combats. Mais on peut partir aussi de la ligne de fuite : c'est elle, peut-ére, qui est premiére, avec sa déterritorialisation absolue. C'est évident que la ligne de fuite ne uient pas aprés,elle est lA dés le début, méme si elle attend son heure, et I'explosion des deux autres. Alors la segmentarité souple ne serait plus qu'une sorte de compro4t, prócédant par déterritorialisatións rélatives, et permettant - des ieterritorialisations qui font blocage et renvoi sur la ligne dure. C'est curieux comme la segmentafité souple est prise enue les deux autres lignes, préte á verser d'un cóté ou de I'autre, c'est son ambiguité. Et encore il faut voir les combinaisonsdiverses : la ligne de fuite de quelqu'un, groupe ou individu, peut tr¿s bien ne pas favoriser celle d'un aute ; elle peut au contraire la lui barrer, la lui boucher, et le rejeter d'autant plus dans une segmentarité dure. Il arrive bien en amour que la ligne créatrice de quelqu'un soit la mise en prison de I'autre. Il y a un probléme de la composition des lignes, d'une ligne avec une autre, méme dans un méme genre. Pas sür que deux lignes de fuite soient
8. Henri Laborit a écrit tn Eloge de la luite (Lafront), oü il monre I'importance biologique des lignes de fuite chez I'animal. Il s'en f.aít toutefois une conception trop formelle ; €t, chez l'homme, la fuite lui parait liée á des valeurs de I'imaginaire destinéesá augmenter 1' <>du monde.
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TROrS NOUVELLES OU << QU'EST-CE QUI S'EST PASSÉ ? >>
compatibles, compossibles.Pas sür que les corps sans organes se-composentaisément.Pas sür qu'un amour y résiste, ni une politique. _ Troisiéme probléme, il y a I'immanence mutuelle des lignes. Ce n'est pas facile non plus de les déméler. Aucune n'a de tianscendance,chacune travaille dans les autres. Immanence partout. Les lignes de fuite sont immanentesau champ social. La iegmentaúté souple ne cessede défaire les concrétions de la dure, mais elle reconstitue á son niveau tout ce qu'elle déf.ait,micro-CEdipes, micro-formations de pouvoir, micro-fascismes.La ligne de fuite fait exploser les deux séries segmentaires,mais elle est capable du pire, de rebondir sur le mur, de retomber dans un trou noir, de prendre le chemin de la grande régression,et de refaire les plus durs segments au hasard de ses détours. On a jeté sa gourme ?, c'est pire que si l'on ne s'était pas évadé, cf. ce que Lawrence reproche á Melville. Enre la matiére d'un sale petit secret dans la segmentaritédure, la forme vide de < qu'est-ce qui s'est passé? > dans la segmentaútésouple, et la clandestinité de ce qui ne peut plus se passer sur la ligne de fuite, comment ne pas voir les soubresautsd'une instance tentaculaire, le Secret, qui risque de tout faire basculer? Entre le Couple de la premiére segmentarité,le Double de la seconde,le Clandestin de la ligne de fuite, tant de mélanges et de passagespossibles. Enfin dernier probléme encore, le plus angoissant,concernant les dangers propres á chaque ligne. I1 y a peu á dire sur le danger de la premiére, et son durcissement qui ne risque pas de s'arranger. Peu á dire sur I'ambiguité de la seconde.Mais pourquoi la ligne de fuite, méme indépendamment de ses dangers de retomber dans les deux autres, comporte-t-ellepour son compte un désespoirsi spécial, malgré son messagede joie, comme si quelque chose la menagait jusqu'au ccur de sa propre entreprise, une mort, une démolition, au moment méme oü tout se dénoue ? De Tchekhov, qui est justement un grand créateur de nouvelles, Chestov disait : <>Qu'est-ce qui s'est passé? Lá encore, c'est la question pour tous les personnagesde Tchekhov. Ne peut-on pas f.ahe I'efiort, et méme se casserquelque chose, sans tomber dans un trou noir d'amertume et de sable? Mais Tchekhov est-il vrai9. Léon Chestov,L'homme pris au piége, 10-18,p. 83.
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ment tombé, n'est-cepas un jugement tout extérieur ? Tchekhov lui'méme n'a-t-il pas raison dJ dire que, si sombres soient ses p^ersonna_ges, il transporte encore <>? certes, il n'y a rien de facile sur les lignes qui nous composenr, :t qui _constituent l'essence de la Nouvelle, et parfois- de \a Bonne Nouvelle. - Quels sont tes couples, quels sont tes doubles, quels sont tes clandestins, et leurs mélaÁges enre eux ? euáná l'un dit á I'autre : aime sur mes lévrJs le goüt du whiJky comme j'aime dans tes yeux une lueur de la folie, quelles lignes sont-ils eí train de, composer ou, au contraire, de rendre incómpossibles? Fitzgerald : (( Peut-étre cinquante pour cent de nos amis et pareíts vous diront de bonne foi que c'est ma boisson qui 'sa a rendü Zelda folle, l'autre moitié vous assurerait que c'est folie qui m'a pousséá la boisson.Aucun de ces jugementsne signifieraii grandchose. ces deux groupes d'amis .i ¿. parents ,..ái.rrt tous deux unanimes pou.r dire que chacun de nous se porterait bien mieux sans l'autre. Avec cette ironie que nous n'a,Jonsiamais été aussi désespérémentamoureux I'un dL l'autre de notre vie. Elle aime I'alcool sur mes lévres. Je chéris ses hallucinationsles plus extravagantes.)> <>Beauté de ces textes. Toutes les lignes sont lá : celle des familles et des amis, tous ceux qui parlent, expliquent et psychanalysent,répartissent les torts et les raisons,toute la machinebinaire du Couple, uni ou séparé,dans la segmentaritédure (50 %o). Et puis la ligne de segmentationsouple, oü I'alcoolique et la folle puisent comme dans un baiser sur les lévres et sur les yeux la multiplication d'un double á la limite de ce qu'ils peuvent supporter, dans leur état, avec les sous-entendusqui leur servent de message interne. Mais encore la ligne de fuite, d'autant plus commune qu'ils sont séparés, ou I'inverse, chacun clandestin de I'aute, double d'autant plus réussi que plus rien n'a d'importance, et tout peut recommencer,car ils sont détruits, mais non I'un par I'autre. Rien ne passerapar le souvenir, tout est passé sur les lignes, entre les lignes, dans le pr qui les fait imperceptibles, l'un et \'attre, ni disjonction ni conjonction, mais ligne de fuite qui ne cesseplus de se tracer, pour une nouvelle acceptation, le contraire d'un renoncementou d'un résignation,un nouveau bonheur ?
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9. 1933- Micropolitique et segmentaúté
I-es segmentarités (I'ensemble des types)
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9. 1933' Micropolitique et segmentarité
Les segnentarités (I'ensemble des types)
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_ -on est segmentariséde partout et dans toutes les directions. L'homme est un animal segmentaire.La segmentaritéappartient á toutes les smate! qui nous composent. Habiter, circufer, mavailler, jouer : le vécu est segmentáriséspatialem.Át .t socíalement. La maison est segmentariséesuivant la destination de ses piéces ; les rues, suivant I'ordre de la ville ; I'usine, suivant la nat,re deá travaux et des opérations. Nous sommes segmentarisésbinairement, d'aprés de grandesoppositions duell.r f l.r classessociales. mais aussiles hommeset les femmes,les adulteset les enfants,etc. Nous sommes segmentariséscirculairement, dans des cercles de plus en.plus vastes, des-disq-uesou des .o,r.orn., de plus en plus larges, á la maniére de la u lettre >>de Joyce : mes adairer, .¿li;; de mon quartier, de ma ville, de mon óuyr, du mond.... Nor* sommes_segmentarisés linéairement, sur une ligne droite, des lignes droites, oü chaque segment représent. u.i épisode o,, ,rn <<procés >>: nous avons juste fini un procés que nous en commeneons un auüe, procéduriers ou procédurés pour touiours, famille,.école, armée, métier, et l'école nous dit : < T., n,e, pl,rs en famille >>,et_l'arméedit : <. Dans un contexte plus général,Lévi-Smáussmonrre que I'organisation dualiste des primitifs renvoie á une forme circ.rlaire, et passe aussi dans une forme linéaire englobant < n'impolte quel nombre de groupes >>(trois au moiñs) 2. _ Pgurquoi revenir aux primitifs, puisqu'il s'agit de noue vie ? Le fait est que la norion de segmentarii¿ a été"consmuitepar les ethnologu-elpour rendre .o-pté des sociétésdites primitives, sans appareild'Etat central fixe, sanspouvoir global ni institutions poli1. JacquesLizot, Le cercle des feux, Ed. du Seuil,p. 118. . 2. Lévi-Strauss,Anthropologie ->> siructurale, Plon, ch. vlrr : <(Les organisations dualistes existent-elles?
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tiques spécialisées.Les segments sociaux ont alors une certaine souplesse suivant les táches et les situations, entre les deux póle¡ extrémes de la fusion et de la scission; une grande communicabilité entre hétérogénes,si bien que le raccórdement d'un segment á un autre peut se faire de multiples maniéres; une construction locale qui exclut qu'on puisse déterminer d'avance un domaine de base(économique,politique, juridique, artistique) ; des propriétés extrinséques de situation oo de rélations iriéductibles aux propriétés intrinséques de structure ; une activité continuée qui fait que la segmentaritén'est pas saisieindépendamment d'une segmentationen acte, opérant pat poussées,détachements, réunions. La segmentarité primitive est á la fois celle d'un code polyvoque, fondé sur les lignages, leurs situations et relations variables, et celle d'une territorialité itinéranteo fondée sur des divisions locales enchevétrées. Les codes et tenitoires, les lignages claniques et les territorialités tribales organisent un tissu de segmentarité relativement souple 3. _ Il nous parait pourtant difficile de dire que les sociétés a Itat, ou méme nos Etats modernes, sont móins segmentaires. L'opposition classique entre le segmentaire et le centralisé ne semble guére pertinentea. Non seulementl'Etat s'exercesur des segmentsqu'il entretient ou laisse subsister, mais il possédeen lui-méme sa propre segmentarité,et I'impose. Peut-étre I'opposition que les sociologuesétablissententre segmentaireet central a-t-elle un arriére-fond biologique : le ver annelé, et le systémenerveux centralisé. Mais le cerveau central est lui-méme un ver, encore plus segmentariséque les autres, malgré et y compris toutes ses vicariances.Il n'y a pas d'opposition enffe central et segmentaire._Le systéme politique moderne est un tout global, pnifié et unifiant, mais parce qu'il implique un ensemble dé soussystémesjuxtaposés, imbriqués, ordonnés, si bien que I'analyse des décisions met á jour toutes sortes de cloisonnements,et de processuspartiels qui ne se prolongent pas les uns les autres sans décalagesou déplacements.La technocratie procéde par division du travail segmentaire (y compris dans la division internationale du ravail). La bureaucratie n'existe que par ses bureaux cloisonnés, et ne fonctionne que par les < déplacementsde but > et les < dysfonctionnements )>correspondants. La hiétarchie n'est pas seulement pyramidale, le bureau du chef est au bout du 3. Cf. deux études exemplaires, in Systémes politiques at'ricains, P. U. F. : celle de Meyer Fortes sur les Tallensi, et celle d'Evans-Pritchard sur les Nouer. 4. Georges Balandier analyse les maniéres dont les ethnologues et les sociologuesdéfinissentcette opposition : Antbropologiepolitique, P.U.F., pp. 161-169.
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couloir autant qu'en haut de la tour. Bref, on dirait que la vie moderne n'a pas destitué la segmentaúté,mais au contraire I'a singuliérement durcie. Plutót que d'opposer le segmentaireet le centralisé,il faudrait donc distinguer deux types de segmentaúté, l'une <<primitive > et souple, l'autre <<moderne >>et dure. Et cette distinction viendrait recouper chacune des figures précédentes : 1) Les oppositions binaires (hommes-femmes,ceux d'en hautceux d'en bas, etc.) sont rés fortes dans les sociétésprimitives, mais il semble bien qu'elles résultent de machines et d'agencement qui ne sont pas binaires pour leur compte.La binarité sociale hommes-femmes,dans un groupe, mobilise des régles d'aprés lesquelles les uns et les autres prennent leurs conjoints respectifs dans des groupes eux-mémes difiérents (d'oü rois groupes au moins). C'est en ce sens que Lévi-Strausspeut montrer comment l'organisation dualiste ne vaut jamais pour elle-méme dans une telle société.Au conraire, c'est le propre des sociétésmodernes, ou plutót á Etat, de faire valoir des machines duelles qui fonctionnent en tant que telles, procédant simultanément par relations bi-univoques, et successivementpar choix binarisés. Les classes,les sexes,vont par deux, et les phénoménesde tripartition découlent d'un transport du duel plutót que I'inverse. Nous I'avons vu notamment pour la machine de Visage, qui se distingue á cet égaÁ des machines de tétes primitives. I1 semble que les sociétésmodernes aient élevé la segmentaúté duelle au niveau d'une organisation suffisante. La question n'est donc pas de savoir si les femmes, ou ceux d'en bas, ont un statut meilleur ou pire, mais de quel type d'organisation ce statut découle. 2) On peut remafquer de la méme faEon que la segmentarité circulaire n'implique pas nécessairement,cheá les primitifs, que Ies cercles soient concentriquesou qu'ils aient un méme centre. Dans un régime souple, les cenmes agissent déjá comme autant de neuds, d'yeux ou de trous noirs;-mais ils ne résonnent pas tous ensemble,ne tombent pas sur un méme point, ne con.or'rrent pas dans un méme uou noir central. II y a une multiplicité d'yeux animistes qui Íait que chacun d'eux par e*emple est afr.ectéd'un esprit animal particulier (l'esprit-serpent,I'esprit-pic, I'esprit-caiman...).Chaque trou noir est occupé d'un eil animal difiérent. Sans doute voit-on ici et lá se dessiner des opérations de durcissementet de cenmalisation: il faut que tous les centres passent par un seul cercle qui n'a plus qu'un centre á son tour. Le chamane tire des raits entre tous les points ou esprits, dessine une constellation, un ensemble rayonnant de racines qui renvoie ) un arbre central. Naissance d'un pouvoir centralisé oü un systéme arborescentvient discipliner les pousséesdu rhi256
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zome primitif s ? Et l'arbre joue ici le róle á la fois d'un principe de dichotomie ou de binarité, et d'axe de rotation... Mais le pouvoir du chamaneest encore tout localisé, étroitement dépendant d'un segment particulier, conditionné par les drogues, et chaque point continue a émettre ses séquencesindépendantes. On n'en dira pas avtant des sociétés modernes ou méme des Etats. Certes, le centalisé ne s'opposepas au segmentaire,et les cercles restent distincts. Mais ils deviennent concentriques, défr,' nitivement arbrifiés. La segmentarité devient dure, dans la mesureoü tous les centresrésonnent,tous les trous noirs tombent en un point d'accumulation, comme un point de croisement quelque part derriére tous les yeux. Le visage du pére, Ie visage de I'instituteur, le visage du colonel, du patron, se mettent a redonder, renvoient á un centre de signifiance qui parcourt les divers cercles et repasse sur tous les segments. Aux micro-tétes souples, aux visagéifications animales, se substitue un macrovisage dont le cenue est partout et la circonférencenulle part. On n'a plus n yeux dans le ciel, ou dans des devenirs végétaux et animaux, mais un eil central ordinateur qui balaie tous les rayons. L'Etat central ne s'est pas constitué par I'abolition d'une segmentarité circulaire, mais par concentricité des cercles distincts ou mise en résonancedes centres. Il y a déjá autant de centres de pouaoir dans les sociétésprimitiues ; ou, si l'on préfére, il y en a encore autant dans les sociétésá Etat. Mais celles-ci se comportent comme des appareilsde résonance,elles organisent la résonance,tandis que celles-láI'inhibent ó. 3 ) Enfin, du point de vue d'une segmentarité linéaire, on dirait que chaque segment se trouve souligné, rectifié, homogénéisé pour son compte, mais aussi par rapport aux autres. Non seulementchacun a son unité de mesure, mais il y a équivalence et traductibilité des unités entre elles. C'est que l'ail central a pour corrélat un espacedans lequel il se déplace,et reste lui5. Sur I'initiation d'un chamane et le róle de I'arbre chez les Indiens Yanomami, cf. Jacques Lizot, pp. L27-1?5 : <<Entre ses pieds on creuse en háte un trou dans lequel on inroduit le pied du mát qu'on plante lá. Turaewé trace sur le sol des lignes imaginairesqui rayonnent tout autour, Il dit : Ce sont les racines. >> 6. L'Etat ne se définit donc pas seulement par un type de pouvoirs, publics, mais comme une caisse de résonance pour les pouvoirs privés aussi bien que publics. C'est en ce sens qu'Althusser peut dire : <( La distinction du public et du privé est une distinction intérieure au droit bourgeois,et valable dans les domaines subordonnésoü le droit bourgeois exefce ses pouvoirs, Le domaine de I'Etat lui échappe car il est au-del) du Droit. (...) Il est au conraire la condition de toute distinction entre public et privé > (< Idéologie et appareilsidéologiquesd'Etat >>,La Pensée, juin 1970).
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méme invariant par rapport a ses déplacements.Dés la cité grecque et la réforme de Clisthéne, apparait un espacepolitique homogéneet isotope qui vient surcoder les segmentsde lignages, en méme temps que les foyers distincts se mettent á résonner dans un cenüe agissantcomme dénominateur commun 7. Et plus loin que la cité grecque, Paul Virilio monue comment I'empire romain impose une raison d'Etat linéaire ou géométrique, qui comporte un dessin général des camps et des places fortes, un art universel de <, borner par des ffacés )), uf, aménagementdes territoires, une substitution de I'espaceaux lieux et aux territorialités, une transformation du monde en ville, bref une segmentaúté de plus en plus dure 8. C'est que les segments, soulignés ou surcodés, semblent avoir ainsi perdu leur faculté de bourgeonner, leur rapport dynamique avec des segmentationsen acte, en train de se faire et de se défafte. S'il y a une <> primitive (proto-géométrie), c'est une géométrie opératoire oü les figures ne sont jamais séparablesde leurs affections, les lignes de leur devenir, les segmentsde leur segmentation : il y a des <>,mais pas de cercle, des <>,mais pas de dtoite, etc. Au contraire, la géométie d'Etat, ou plutdt le lien de I'Etat avec la géométrie, se manifestera dans le primat de l'é1ément-théoréme,qui substitue des essencesidéales ou fixes aux formations morphologiques souples, des propriétés aux affects, des segments prédéterminés aux segmentations en acte. La géométrie et I'arithmétique prennent la puissance d'un scalpel. La propriété privée implique un espace surcodé et quadrillé par le cadastre.Non seulementchaque ligne a ses segments,mais les segments de I'une correspondent á ceux d'une autre : par exemple, le régime du salariat fera correspondre des segments monétaires,des segmentsde production et des segmentsde biens consommables. Nous pouvons tésumer les difiérences principales enme Ia segmentaritédure et la segmentaritésouple. Sous le mode dur, la segmentaúté binaire vaut pour elle-méme et dépend de grandes 7.J.-P. Vernant, Mythe et penséecbezles Grecs,Maspero,t. I, III" partie (< En devenant commun, en s'édifiant sur I'espacepublic et ouvert de I'agora, non plus á I'intérieur des demeuresprivées (...), le foyer exprime désormais le centre en tant que dénominateur commun de toutes les maisonsconstituantla polis >, p. 210). 8. Virilio, L'insécurité du territoire, Stock, p. 120, pp. 174-I75. Sur la << castraméúation )> : << la géométrie est la base nécessaireá une expansion calculéedu pouvoir de l'Etat dans l'espaceet le temps ; l'Etat posséde donc inversement en soi une figure suffisante, idéale pourvu qu'elle soit idéalementgéométique. (...) Mais Fénelon,en s'opposantá la politique d'Etat de Louis XIV, s'écrie : Défiez-vousdes ensorcellements et des atributs diaboliques de la géométrie! >
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machines de binarisation directe, tandis que, sous I'autre mode, les binarités résultent de <<multiplicités á, n dimensions >>.En second lieu, la segmentarité circulaire tend á devenir concentrique, c'est-á-dire f.ait coincider tous ses foyers en un seul centre qui ne cessepas de se déplacer,mais reste invariant dans ses déplacements,renvoyant á une machine de résonance.Enfin, la segmentaúté linéaire passe par une machine de surcodage qui constitue I'espace homogéne more geonetrico, et tire des segments déterminés dans leur substance, leur forme et leurs relations. On remarquera gü€, chaque fois, I'Arbre exprime cette segmentarité durcie. L'Arbre est nceud d'arborescenceou principe de dichotomie ; il est axe de rotation qui assurela concentricité ; il est suucture ou réseau quadrillant le possible. Mais, si l'on oppose ainsi une segmentarité arbrifiée á la segmentation rhizomatique, ce n'est pas seulement pour indiquer deux états d'un méme processus,c'est aussi pour dégaget deux processus difiérents. Car les sociétés primitives procédent essentiellement par codes et territorialités. C'est méme la distinction de ces deux éléments, systéme tribal des territoires, systéme clanique des lignages, qui empéche la résonancee. Tandis que les sociétés modernes, ou á Etat, ont remplacé les codes défaillants par un surcodageunivoque, et les territorialités perdues par une reterritorialisation spécifique(qui se fait précisément en espacegéométrique surcoáé). La segmentarité apparait toujours comme le résultat d'une machine abstraite ; mais ce n'est pas 7a méme machine abstraite qui opére dans le dur et dans le souple. I1 ne suffit donc pas d'opposer le cenualisé et le segmentaire. Mais il ne suffit pas non plus d'opposer deux segmentarités, I'une souple et primitive, I'aure moderne et durcie. Car les deux se distinguent bien, mais elles sont inséparables,enchevémées I'une avec I'autre, I'une dans I'autre. Les sociétésprimitives ont des noyaux de dureté, d'arbrification, qui anticipent l'Etat avtant qu'ils le conjurent. Inversement, nos sociétéscontinuent de baigner dans un tissu souple sans lequel les segmentsdurs ne pren9. Meyer Fortes analyse la diffétence chez les Tallensi entte < et chefs. Cette distinction de pouvoirs est assezgénéraledans les sociétésprimitives ; mais ce qui compte, c'est qu'elle soit précisément organiséede maniére á empécherla résonancedes pouvoirs. Par exemple, suivant I'analyse de Berthe á propos des Baduj de Java, le pouvoir de gardien de la terre est d'une part considéré comme passif ou féminin, d'autre part attribué ) l'alné : ce n'est pas <( une intrusion de la parenté dans I'ordre politique >>,mais au contraire <( une exigenced'ordre politique ffaduite en termes de parenté )>,pour empécherl'établissementd'une résonance d'oü découlerait la propriété privée (cf. Louis Berthe, <>,L'Homme, juillet t965).
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draient pas. On ne peut pas réserver la segmentaritésouple aux primitifs. La segmentaúté souple n'est méme pas la survivance d'un sauvageen nous, c'est une fonction parfaitement actuelle, et inséparablede I'autre. Toute société,mais aussi tout individu, sont donc taversés par les deux segmentaritésá la fois : I'une molaire et l'autre rnoléculaire.Si elles se distinguent, c'est parce qu'elles n'ont pas les mémes termes, pas les mémes relations, pas la méme nature, pas le méme type de multiplicité. Mais, si elles sont inséparables,c'est parce qu'elles coexistent, passent I'une dans l'aure, suivant des figures difiérentes comme chez les primitifs ou chez ¡eus rn¿is toujours en présupposition l'une avec I'autre. Bref, tout est politique, mais toute politique est á la fois macropolitique et micropolitique. Soit des ensemblesdu type perception, ou sentiment : leur organisation molaire, leur segmentarité dure, n'empéche pas tout un monde de micropercepts inconscients,d'afiects inconscients,segmentationsfines, qui ne saisissentou n'éprouvent pas les mémes choses, qui se distribuent auffement, qui opérent autrement. Une micro-politique de la perception, de I'afiection, de la conversation,etc. Si l'on considére les grands ensemblesbinaires, comme les sexes, ou les classes,on voit bien qu'ils passent aussi dans des agencements moléculaires d'une autre nature, et qu'il y a double dépendanceréciproque. Car les deux sexes renvoient á de multiples combinaisonsmoléculaires,qui mettent en jeu non seulement I'homme dans la femme et la femme dans l'homme, mais le rapport de chacun dans I'autre avec I'animal, la plante, etc. : mille petits-sexes.Et les classessociales renvoient elles-mémes á des (< masses méme répartition, pas les mémes objectifs ni les mémes maniéres de lutter. Les tentatives pour distinguer masse et classetendent effectivementvers cette limite I que Ia notion de masse est une notion moléculaire, procédant p^r un type de segmentation irréductible á la segmentaritémolaire de classe.Pourtant les classes sont bien taillées dans les masses,elles les cristallisent. Et les massesne cessent pas de couler, de s'écouler des classes.Mais leur présupposition réciproque n'empéche pas la difiérence de point de vue, de nature, d'échelle et de fonction (la notion de masse,ainsi comprise, a une tout autre acception que celle proposéepar Canetti). . Il ne suffit pas de définir la bureaucratiepar une segmentarité dure,, avec cloisonnement des bureaux contigus, chef áe burea.t sur chaque segment, et centralisation conespóndante au bout du couloir ou en haut de la tour. Car il y a en méme temps toute une segmentationbureaucratique,une souplesseet une communication de bureaux, une perversion de bureaucratie, une inventi260
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vité ou créativité permanentesqui s'exercent méme á l'encontre des réglements administratifs. Si Kafka est le plus grand théoricien de 7a bureaucratie, c'est parce qu'il monire cbmment, á un certain niveau (mais lequel ? et qui n'est pas localisable), les baniéres entre bureaux cessent d'ére des <>.Daniel Guérin a raison de dire que, si Hitler a conquis le pouvoir plutót que I'Etatmajor allemand, c'est parce qu'il disposait d'abord de microorganisationsqui lui donnaient <), Sur tous ces points, Faye s'est expliqué dans La critique du langage et son économie,Ed. Galilée.
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plagable, de pénéuer dans toutes les cellules de Ia société ), segmentarité soup_le_ et moléculafue,flux capables de baigner chaque -genr. -d. cellules. Inversement, si le capitalisme a fini par considérer l'expérience fasciste comme catastiophique, s'il a préf-éré s'allier au totalitarisme stalinien, beaucóup plus rug. .t traitable á_son goüt, c'est que celui-ci avait.rn.^r"lrn.trtutlté .t une cenualisation plus classiqueset moins fluentei. C'est une puissance micro-politique ou moléculaire qui rend le fascisme dangereux, parce que i'est un mouvement i. murr. : un corps cancéreux plutót qu'yn organisme totalitaire. Le cinéma améiicain a souvent montré ces foyers moléculaires.fascismede bande. de gang, de secte,de famille, de village, de quartier, de véhicule, e.t qui n'épargne personne. Il n'y a gue le micro-fascismepour donner .une réponse á la question globale : pourquoi le áérit désire-t4 sa propre répressión, commént peut-il^désirer sa répressio¡ ? certes, les massesne subissent pas passivement le po,rvoir; elle ne <>pas non plus éte^réprimées dans^une so-rte d'hystérie masochiste; elles ne sont pas davantage trompi..r, par un leune idéologique. Mais le déJir n'esr jamáis séparable d'agencemgnts_ comp-lexesg.ui passent nécessaírementput des niveaux moléculaires, micro-lorniations qui fagonnent ¿¿ia les postures, les attitudes, les perceptions, lei antióipations, lás sémijrtiques,etc. Le désir n'esf jamáis une énergie pulsionnelle indifférenciée,_maisrésulte lui-mdme d'un montug". eüboré, d'un engineering.á hautes interactions : toute une segmentaritésouple qui traite d'énergiesmoléculaires,et détermine éventuelle-.nt l. désir á étre déjá fasciste.I.es organisationsde gauchene sonr pas les derniéres á secréter leurs áicro-fascismes]c'est trop faiile d'éue anti-fascisteau niveau molaire, sans voir le fasciste qu'on est soiméme-,qu'on entretient et nourrit, qu'on chérit soi-méme, avec des molécules,personnelleset collectives. on évitera quatre erreurs concernant cette segmentarité souple et moléculaire. La premiére esr axiologiqu. ét consisteraii á g1oire-qu'il suffit d'un peu de souplessepo"r ére <<meilleur >. Mais le fascisme est d'autant pluJ dangdre,t* par ses micro-fascismes,et les segmentationsfines aussi nocives-que les segments Ies.plrrs endurcis. La secondeesr psychologiq*, commJ si Ie moléculairc était du domaine de I'imaginatio"n,'et'renvoyait seulement á I'individuel ou á I'inter-individuel. Mais il níy a pas moins de Réel-socialsur une ligne que sur I'aure. En tioisiéme lieu, les deux formes ne se diJtingüent pas simplement par les dimensions,comme une petite .t ,rn. gr*d. formes ; .t i'il .rt vrai que le moléculaireopére dans le détail er passepar de petits groupes, il n'en est pas moins coextensif á tout le Champ social, autant que l'organisation molaire. Enfin, la difiérence qualitative 262
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des deux lignes n'empéche pas qu'elles se relancent ou se recoup.nr, si bíen. qllil y a toujours un rapport proportionnel entre les deux, soit directement proportionnel, soit inversement proportionnel. - En efiet, dans un premier cas, plus I'organisation molaire est forte, plus elle suscite elle-méme une mólécularisation de ses éléments,,de ses rapports et appareils élémentaires. Quand la machine devient planétaire ou cóimique, les agencementiont de plus en plus tendance á se miniaturisér, á deve-nir de micro-agencements. Suivant la formule de Gorz, le capitalismemondial*n'a plul comme élément de travail qu'un individu moléculaire, ou molécularisé, c'est-á-direde grande sécurité molaire organiséea pour corrélat toute une microgestion de petites peurs, toute une insécurité moléculaire permanente, au point que la formule des ministéres de I'intérieur pourrait éme : une macro-politique de la société pour et par une mico-politique de I'insécurité12. Toutefois le lecond tas est encore plus impottant, dans la mesure oü les mouvements moléculaires ne viennent plus compléter, mais contrarier et percer la g_rande _organisation mondiale- C'est ce que disait le président Giscard d'Estaing dans sa leEon de géographiepolitique et militaire : plus Ea s'équilibre enue I'ouest et lbst, dans ,rne machine duelle, surcodante et surarmée, plus Qa se I'autre ligne, du nord au sud. II y a toujours un Palestinien,mais aussi un Basque,un Corse, pour faire <>.Si bien que les deux grands ensembles molaires á l'est et á l'ouest sont perpétuellement travaillés par une.-segmentation moléculaire, avec félure en zigzag, qui iait qu'ils ont peine á retenir leurs propres segmenrs.Co.ñ-.-si toujours une ligne de fuite, méme si elle commencepar un minuscule ruisseau,coulait entre les segmentset s'échappailde leur cenmalisation, se dérobait á leur totalisation. Les prófonds mouvements qui agitent une société se présentent ainsi, bien qu'ils soient nécessairement< _représentés>>comme un affrontement de segments molaires. on dit á tort (notamment dans le marxismé) qu'une société se définit par ses contradictions. Mais ce n'est vrai qu'á grande échelle.Du point de vue de la mioo-politique, une sociétése définit par seslignes de fuite, qui sont moléculaiies. 12. sur cette complémentarité<( macro-politiquede la sécurité - micropolitique de la temeur >>,cf. Virilio, lbid., pp. 96, I30, 228-235. On a souven; remarqué,dans les grandesvilles modernes,cette micro-organisation d'un <<stress > pefmanent. L3. v. Giscard d'Estaing, discours du lu" juin 1976 á I'Institut des hautes études de défense nationale (texte intégral in Le Monde, 4 juin
r976).
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MILLE
PLATEATIX
Toujours quelque chose coule ou fuit, qui échappe aux organisations binaires, á I'appareil de résonance,á la machine de surcodage : ce qu'on met sur le compte d'une meurs >>,les jeunes, les femmes, les fous, etc. Mai 68 en France était moléculaire, et ses conditions d'autant plus imperceptibles du point de vue de la macro-politique. Il arrive alors que des gens trés bornés ou üés vieux saisissentmieux l'événement que les hommes politiques les plus avancés,ou qui se croient tels du point de vue de l'organisation. Comme disait Gabriel Tarde, il faudrait savoir quels paysans,et dans quelles régions du Midi, ont commencé á ne plus saluer les propriétaires du voisinage. Un trés vieux propriétaire dépassépeut á cet égard évaluer les choses mieux qu'un moderniste. Mai 68, c'est pareil : tous ceux qui jugeaient en termes de macro-politique n'ont rien compris a l'événement, parce que quelque chose d'inassignablefuyait. Les hommes politiques, les partis, les syndicats,beaucoup d'hommes de gauche, en conqurent un grand dépit ; ils rappelaient sans cesseque les < conditions >>n'étaient pas données.C'est comme si on les avait destitués provisoirement de toute la machine duelle qui en faisait des interlocuteurs valables. Bizarrement, de Gaulle et méme Pompidou comprirent beaucoup plus que les autres. Un flux moléculaire s'échappait,d'abord minuscule, puis grossissant sans cesser d'éue inassignable...Pourtant, I'inverse est aussi vrai : les fuites et les mouvements moléculaires ne seraient rien s'ils ne repassaientpar les organisationsmolaires, et ne remaniaient leurs segments, leurs distributions binaires de sexes,de classes,de partis. La question, c'est donc que le molaire et le moléculaire ne se distinguent pas seulement par Ia taille, l'échelle ou la dimension, mais par la nature du systéme de référence envisagé. Peut-étre alors faut-il réserver les mots <( ligne >>et <<segments >>pour I'organisation molaire, et chercher d'autres mots qui conviendraient davantageá la composition moléculaire. En efiet, chaque fois que I'on peut assignerune ligne á segmenlsbien déterminés, on s'aperEoit qu'elle se prolonge sous une autre forme, en un flux á quanta. Et chaque fois, I'on peut situer un < comme étant á la frontiére des deux, et le définir non pas par son exerciceabsolu dans un domaine, mais par les adapiatiohs et conversions relatives qu'il opére enre la ligne et le flux. Soit une ligne monétaire avec des segments.Ces segments peuvent éme déterminés de difiérents points de vue : par exemple, du point de vue d'un budget d'entreprise : salairesréels, profits nets, salaíres de direction, intérét des capitaux, réserves, investissements.,.,etc. Or cette ligne de monnaie-paiementrenvoie á un tout autre aspect, c'est-á-direá un flux de monnaie264
MrcRoPoLrTrQUEET SEGMENTARTTÉ financement qui ne comporte plus des segments, mais des p6les, des singularités et des quanta (les p6les du flux sont la création et la destruction de monnaie, les singularités sont les disponibilités nominales, les quanta sont inflation, déflation, stágflation, etc.). On a pu parler á cet égatd d'un <>,si bien qu'on < par rapport á ce flux ls. Il n'y en a pas moins perpétuelle corrélation des deux aspects, puisque c'est avec la linéarisation et la segmentarisationqu'un flux s'épuise, et c'est d'elles aussi que part une nouvelle création. Quand on parle d'un pouvoir bancaire, concenffé notamment dans les banques centrales, il s'agit bien de ce pouvoir relatif qui consiste á régler <possible la communication, la conversion, la co-adaptationdes deux parties du circuit. C'est pourquoi les centres de pouvoir se définissent par ce qui leur échappe ou leur impuissance, beaucoup plus que par leur zone de puissance. Bref, le moléculafte, la mioo-économie, la micro-politique, ne se définit pas pour son compte par la petitessede ses éléments,mais par la nature de sa <( masse >>- le flux á quanta, par difiérence avec la ligne á segmentsmolaire t6. La táche de faire correspondre des segments aux quanta, d'ajuster les segments conformément aux quanta, implique des changementsde rythme et de mode, qui se font tant bien que mal plut6t qu'ils n'impliquent une toute-puissance; et toujours quelque chose fuit. 14. Sur le < et la distinction des deux monnaies, cf. Bernard Schmitt, Monnaie, salaires et prolits, Ed. Castella, pp. 236, 275.277. 15. Michel Lelart, Le dollar monnaie internationale,Ed. Albatros, p. 57. 16. Soit l'analy.e de Foucault, et ce qu'il appelle <<microphysique du pouvoir >>,dans Surueiller et punir .' en premier lieu, il s'agit bien de mécanismesminiaturisés, de foyers moléculaires qui s'exercent dans le détail ou dans I'infiniment petit, et qui constituent autant de << disciplines >>á l'école, á I'armée, en usine, en prison, etc. (cf. pp. 140 sq.). Maj,s, en second lieu, ces segmentseux-mémes,et les foyerJ qui les travaillent á l'échelle microphysique, se présentent comme les iingularités d'un < abstrait, coextensif á tout le champ social, ou comme des quanta prélevés sur un flux quelconque - Ie flui quelconque étant -pp. défini par <>á contróler (cf . 207 sq.)
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On pourrait prendre d'auues exemples.Ainsi, quand on parle d'un pouvoir d'Eglise, ce pouvoir a toujours été en relation avec une certaine administration du péché qui comporte une forte segmentarité,genres de péché (sept péchés capitaux), unités de mesure (combien de fois ?), régles d'équivalence et de rachat (confession, pénitence...).Mais trés difiérent, bien que complémentaire, est ce qu'on pourrait appeler le flux moléculaire de peccabilité : celui-ci enserre \a zone linéaire, est comme négocié á travers elle, mais ne comporte pour son compte que des póles (péché originel-rédemptionou gráce), et des quanta (< péché de ne pas atteindre á la conscience du péché >>,péché de la conscience du péché, péché de la suite de la consciencedu péché 17). On pourrait en dire autant d'un flux de criminalité, pat difiérence avec la ligne molaire d'un code juridique et ses découpages. Ou bien quand on parle d'un pouvoir militaire, d'un pouvoir d'armée, on considére bien une ligne segmentarisabled'aprés des types de guerre qui correspondent précisément aux Etats qui font la guetre, et aux buts politiques que ces Etats se proposent (de la guerre < limitée > á la guerre <>).Mais, suivant I'intuition de Clausewitz, ués difiérente est la machine de guerre, c'est-á-direun flux de guerre absolue, qui coule d'un póle ofiensif á un p6le défensif, et n'est marqué que de quanta (forces maté' rielles et psychiques qui sont comme les disponibilités nominales de la guerre). Du flux pur, on peut dire qu'il est abstrait et pourtant réel ; idéel et pourtant efficace; absolu et pourtant <( différencié >>.Il est vrai qu'on ne saisit le flux et ses quanta qu'á travers des indices de la ligne a segments; mais inversement celle-ci et ceux-ci n'existent qu'á ravers le flux qui les baigne. Dans tous les cas, on voit que la ligne á segments (maco'politique) plonge et se prolonge dans un flux á quanta (micro-politique) qui ne cesse d'en remanier, d'en agiter les segments :
A : flux et p6les a i quata b : ligne et segments B : centre de pouvoir (L'ensemble est un cycle ou une période)
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17. Sur la <, les quanta et le saut qualitatif, on se reportera á toute une micro-théologie constituée par Kierkegaard dans Le concept d'angoisse.
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SEGMENTARITÉ
Hommage a Gabriel rarde (1843-1904) : son ceuvre lonetemps oubliée a retrouvé de I'actualité sous I'influence de T^ sociologie américaine, et notamment de la micro-sociologie.Il avait été écrasé par Durkheim et son école (dans une polé"mique aussi dure et du.méme ge!¡e grle celle de Cuvier .ontt.^ Geofiioy Saint-Hilaire)._C'esr que Durkheim trouvair un objet privilégié dans les grandes représentations collectives, générai.-.trt bin"aires, résonantes,surcodées...Tarde objecte que-les représentations collectives supposent ce qu'il faut expliquér, á savoir <>.c'est-po.rrqrroi rarde s'intéresse plu.tót au monde du détail, ou de ltinfinitésimal : les petites imitations, oppositions et inuentions, qui constituent toute une matiére.sub-représenrative. Et les meilleures pages de Tarde sont celles oü il analyse une minuscule innovation b."nt.r.tcratique, ou linguistique, etc. Les durkheimiens ont répondu qu'il rági*"ii de psychologie ou d'inter-psychologie, non pis de sociologie]Mrit ce. n'est vrai qu'en ¿pparence, en premiére approximatión : une micro-imitation semble bien aller d'un individu á un autre. En méme temps, et plus profondément, elle se rapporte á un flux ou á une ond9, et non pas ) I'individu. L'iminlion est la propagation d'un llux ; I'opposition, c'est la binarisation, la *ise'e, binarité des- flux ; ,I'inuention, c'est une conjugaison ou ane connexion de llux diaers. Et qu'est-ce qu'un flux selon Tarde ? C'es1 croyance ou dé-sir (les deux aspeCtsde tout agencement), ,lq .fl"" est toujoury d. croyance et de désir. Les coyánce, .t l.s désirs sont le fond de toute société, parce que ce sónt des flu*. <>á ce tire, véritables Quantités sociales,trnJi, que les sensationssont qualitatives,et les représentations,d.-,i* ples,résultantes18. L'imitation, I'oppositionl I'invention' infinitésimales sont donc.c-omTe des quanta de flux, qui marquent une proqagatigl, ule binarisation ou une- conjugaiion de iroyances et de désirs. D'9ü l'importance de Ia statistique, i .ondition qu'elle s'occupe des pointes, et non seulement dt Ía zone <<stationnaire )> des représentations. Car, finalement, la différence n'est nullement enre le social et I'individuel (ou I'inter-individuel), mais entre le domaine molaire des représentations, qu'elles soient collectives ou individuelles, er le domaine moléculaire des croyances et des désirs, oü la distinction du social et de l'individu perd tout sens, puisque les flux ne sont pas plus
.18.-selon-Ta_rde,la psychologieest quantitative, mais dans la mesure oü elle étudie les composantesde désir et de croyancedans la sensation. Et la logique est quantitative quand elle ne s'en iient pas aux form.. áé représentationmais atteint aux degrés de croyance '1893. et dL désir, et i leuis combinaisons: cf. La logique sociale, Alcan,
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attribuables á des individus que surcodablespar des signifiants collectifs. Tandis que les représentations définissent áe¡a de -ligne, grands ensembles,ou des segments déterminés sur une -qui les croyanceset les désirs sont des flux marqués de quanta, se créent, s'épuisent ou muent, et qui s'ajoutent, se soustraient ou se combinent. Tarde est l'inventeur d'une micro-sociologie, á laquelle il donne toute son extension et sa portée, en dénonEánt d'avance les contresensdont elle sera victime. voilá comment I'o_npourrait distinguer la ligne á segmentset le flux á quanta. un flux mutant implique toujours quelque chosequi tend á échapperaux codes,á i'échapp.r á.r codes;'et les.quanta sont précisémentdes signes ou des iegrés de déterritorialisation sur le flux décodé.Aticontrafue, la filne dure implique un surcodagequi se substitue aux codes déÍaillants, et les segments sont comme des reterritorialisations sur la ligne surcodante ou surcodée.Revenons au cas du péché originei : c'est l'acte méme d'un flux qui marque un décodagepar iupport á la création (avec un seul ilot conservépour la Vierge), et une déterritorialisation par rapport á la tene adamique; mais il opére en tÉ.. temps un surcodagepar des organisations binairei et de tésonance (Pouvoirs, Eglise, empires, riches-pauvres,hommesfemmes.., etc.), et des re-territorialisationscomplémentaires(sur Ia terre de Cain, sur le úavail, sur la génératioñ, sur 1'argent...). Or, á la fois : les deux systémesde référence sont en raison inverse, en ce sens que I'un échappe á I'autre, et que l'autre anéte l'un, I'empéche de fuir davantage; mais ils sont strictement complémentaires et coexistants, parce que I'un n'existe qu'en fonction de I'autre ; et ils sont pourtant différents, en raison directe, mais sans se correspondre terme á tetme, parce que le second n'arréte effectivement le premier que sur un <>qui n'est plus le plan du premier, et que le premier continue son élan sur son propre plan. . un champ social ne cesse pas d'étre animé de toutes sortes de mouvements de décodageet de déterritorialisation qui afiecte des <<masses>>,suivant des vitesseset des allures difiéientes. ce ne. sont. pas des conffadictions, ce sont des fuites. Tout est probléme de masseá ce niveau. Par exemple, autour des x"-xrv" siéc1es,. on voit se précipiter les facteurs áe décodageet les vitesses de détemitorialisation : massesdes derni.rc .nuuÍrisseursqui surgissent du nord, de I'est et du sud ; massesmilitaires qui deviennent bandes de pillage ; massesecclésiastiquesen buttL aux infidéles et aux hérétiques,et qui se proposent des objectifs de plus e¡ plus déterritorialisés; masses paysannes qui quittent les domaines seigneuriaux; masses seigneurialesq;i doivent ellesmémes ttouver des moyens d'exploitation beaucoup moins ter268
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SEGMENTARITÉ
ritoriaux que le servage; masses urbaines qui se séparent de l'arnére-pays, et trouvent dans les villes dés équipements de moins en moins territorialisés ; masses féminines qui se délachent de I'ancien code passionnelet conjugal ; massesmonétaires qui ce55s¡t d'étre objet de thé_saurisation óo* s'injecter d.n, j. grands circuits commerciaux'e. on p.ui citer i., cr"irr¿., comme opérant une connexion de ces flux, telle que chacun relance .et précipite les autres (méme le flux de féminité dans la <>,méme le flux d'enfants dans les croi_ sades.du xrrr'). Mais c'esi en méme t..pr,.i ¿. -á"i¿* il¿p.arable_, qu! se produisent les surcodagei át ler retenitorialisations. Les croisades se fonr surcoder pi'r le pape ., ,*ign;, Jo objectifs territoriaux. La Te¡re saintej la pai* ?e Die,r,;;-r;;: veau type d'abbayes, de nouvelles figur.r á. la monnaie, de ;o;veaux modes d'exploitation du puyJun par afferm^g" ,t ,ulr.irt (ou bien des retours á l'esclavágá), des reterritorírfir.tion, á. ville, etc., forment un systéme .oñpÍ.".. De ce p"il ¿;;"., ¿é, lors, nous devons introduire ,rn. iifiérence .nñ. d.;; la connexion et la conjugaison des flux. car si l, .. connexion ";;i""q >> marque la- maniére dont- des flux décodés et détenitorialisés se relancent les uns .les autres,-précipitent leur f.rite commune, et additionnent ou échaufient leur {uanta, la ces mémes flux indique plutót leui arrét rclatif -J; ,.o-ñr. un point d'accumulation qui bouóhe gu colmate maint.nrnit., ügJr {rrite, opér-e u¡e reterritorialisation générale, t^it iiir.i t., flux sous la dominance de l'un d'etil ..puÉl. "i de les'r"r.od.i. Mais, précisément,c'est chaquefois le flux'le plus déterritoriáfir¿, cl.'apresIe premier.aspect,qui opére I'accumulationou la conionction.de.sprocés,_détermine le r.t].odage et sert de base á l, ,.t.iritorialisation, d'aprés le second arfe.t (nous avons renconré un théoréme selon lequel c'est toujoirt tui le plus d¿t.rritori;ii;¿ que se_fait -la reterriiorialisation). Ainsi la báurgeoisie commerf-antedes villes conjugue ou. capitaliseun savoir, ;r; áñ"l"gi;, des agencements .t tes circüits sous la dépenáan; á;-tqüi; entreront la noblesse,I'Eglise, les artisans et les paysansmémes, c'.:j.parce qu'elle est polnte de la déterritorialisation, véritable accélérate-ur de particules,qu'elle opére aussi la reterritórialisátion d'ensemble. La táche de l'historien est d'assignerla < période >>de coexistence ou de simultanéité des deux mouvements (décodage-déterritorialisation d'une paft, et d'autre part surcodage-retemitorialisation). Et c'est sur cette périodt qu'on distingue I'aspect L9. Sur tous ces po_ints,cf. notamment Dobb, Etudes sur le déoeloppement du capitalisnzá,Maspero ; Duby, Guerrier's et paysans,Gallimard.
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moléculaire et I'aspect molaire : d'une part les mlsses ou flux, avec leurs mutations, leurs quanta de déterritorialisation, leurs connexions, leurs précipitations; d'autre part les classesou segnents, avec leur organisationbinaire, leur résonance,conjonction ou accumulation, leur ligne de surcodage au profit de I'une 20. La difiérence d;une maóro-histoire et á'une micro-histoire ne concerne nullement la longueur des durées envisagées,le grand et le petit, mais des systémesde référencedistincts, suivant que I'on considére une ligne surcodée á segments, ou bien un flux mutant á quanta. Et le systémedur n'arréte pas l'autre : le flux continue sous Ia ligne, perpétuellement mutant, tandis que la ligne totalise. Masse et classe n'ont pas les mémes contours ni Ia méme dynamique, bien que le méme groupe soit afiecté des deux signes. La bourgeoisie comme masse et comme classe... Une massen'a pas avec les autres massesles mémes rapports que la classe < avec les auffes classes.Certes, il n'y a pas moins de rapports de force, et de violence, d'un c6té que de I'auüe. Mais précisément, la méme lutte prend deux aspects trés difiérents, oü les victoires et les défaites ne sont pas les mémes, Les mouvements de masse se précipitent et se relaient (ou s'estompent un long moment, avec de longues stupeurs), mais sautent d'une classe á une autre, passent par des mutations, dégagentou émettent des quanta nouveaux qui viennent modifier les rapports de classe,remettre en question leur surcodageet leur reterritorialisation, faire passer ailleurs de nouvelles lignes de fuite. Il y a toujours une carte variable des masses sous la reproduction des classes.La politique opére par macrodécisions et choix binaires, intéréts binarisés; mais le domaine du décidable reste mince. Et la décision politique plonge nécessairement dans un monde de micro-déterminations,d'attirances et de désirs, qu'elle doit pressentir ou évaluer d'une autre faEon. Une évaluation des flux et de leurs quanta, sous les conceptions 20, C'est Rosa Luxemburg (CEuuresI, Maspero) qui a posé le probléme des difiérences et rapports entre masseset classes,maii d'un point de vue encore subjectif : les massescomme < (cf. l'aticle de Boulte et Moiroux in <>,Partisans, 1969). Badiou et Balmés proposent une hypothése plus objective : les masses seraient des < inváriants )> qui s'opposent á la forme-Etat en général et á I'exploitation, tandis que les classes seraient les variables historiques qui déterminent l'Etat concret, et, dans le cas du prolétariat, la possibilité d'une dissolution effective (De I'idéologie, Maspero). Mais on voit mal d'une paft pourquoi les massesne sont pas elles-mémesdes variables historiques; et d'autre part plé-pourquoi elles sont réservéesaux exploités (n masie paysanne bélenn9 >), alors que le mot convient aussi bien á de3 massesseigneuriales, bourgeoises ou méme monétaires.
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linéaires et les décisions segmentaires.Une page curieuse de Michelet reproche á FranEoisI"' d'avoir mal évalué le flux d'émigration q,ri ponttait vers la France beaucoup de .gens.en lutte óor,t.. l'Église: FranEoisI"" n'y vit qu'un_apport de soldats polsibles, au-lieu d'y sentir un flux moléculaire de masse que la France aurait pu tourner A son profit, en prenant la téte d'une 21.Les problémes se Réforme difiérénte de celle qui Je produisit présentent toujours ainsi. Bonne ou mauvaise,la politique et ses j,rg.-.nts soni toujours molaires, mais c'est le moléculaire, avec ses appréciations,qui la <>. Nous sommes plus en mesure de dessiner une carte. Si nous redonnons au moi < un sens tr¿s génétal, nous voyons qu'il n'y a pas seulemeñtdeux llgnes, mais irois lignes en eft.et.: i) Un.'ligne relativement souplé de codes et de territorialités eÁrelacésI c'est pourquoi no,ti partions d'une segmentafitédite primitiue, oü les i.gméntutions de territoires et de ligna.gel c.9mtorai.nt l,espaceso"cial; 2) Une ligne dure, qui procéde á I'organisation duelle des segments,á la concentricité des cercles en iéronun.., au sufcodage-généralisé : I'espace social implique ici un appareil d'Etat Ctest-un autre systéme que le syst¿me pri parce que le suicodage n'est . pas u.n .o.dg mitif , précisément -procédé ^plus spécifique difiérent de celui fort, mais un .rr.oi. (de méme la reteiritorialisation n'est pas un territoire des codls en plus, mais se fait dans un autfe espaceque celui des territoires, précisément dans I'espacegéomégique suicodé) ; l) Une ou des iign.r de fuite, marquées-de qrranta, définies,par décodage et déterritorialisation (il y a toujours quelque chose comme une macbine de guerre qui fonctionne sur ces lignes).Mais cettJprésentition a encore f inconvénient de faire comme si les sociétésprimitives étaient premiéres. En vérité, lfs codes ne sont jamais-séparablesdu mouvement de décodage,les t.tlitoires, dás vecteuis de déterritorialisation qui les tfaversent. Et le suicodage et la reterritorialisation ne viennent pas davantage aprés. C'esl plutót comme un espaceoü coex-istentles tois sortes d; ügnes étroitement mélées, ribus, empires et machines de gtr.t.á. On pourrait dire aussi bien que les lignes de fuite sont fremiéres, lu les segmentsdéjá durcis, et que les segmentations iouples ne cessentdrosciller entre les deux. Soit une pr.oposition celle de I'historien Pirenne, a propos des tribus bar.o--. bares : <
21. Michelet, Histoire de France, Ia Renaissance.
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devait déterminer toute la suite des invasions...22>>Voici d'un cóté la segmentaritédure de l'empire romain, avec son centre de résonanceet sa périphérie, son Etat, sa pax romant, sa géométrie, ses camps, son limes. Et puis, á I'horizon, une tout autre ligne, celle des nomades qui sortent de la steppe, qui entreprelnént une fuite active et fluente, poftent partout la déterritorialisation, lancent des flux dont les quanta s'échauffent, entrainés par une machine de guerre sans Etat. Les Barbaresmigrants sont bien entre les deux : ils vont et viennent, passent et repassent les frontiéres, pillent ou rangonnent,mais aussi s'intégrent et se reterritorialisent. Tantót ils s'enfoncent dans I'empire, dont ils s'attribuent tel segrnent,se font mercenairesou fédérés,se fixent, occupent des terres ou taillent eux-mémesdes Etats (les sages $Tisigoths).Tantót au contraire, ils passentdu c6té des nomades, et s'y associent,devenant indiscernables(les brillants Ostrogoths). Peut-étre parce qu'ils n'ont pas cesséd'ére battus par des Huns et par des \íisigoths, les Vandales, <, racent une ligne de fuite qui les rend aussi forts que leurs maltres ; c'est la seule bande ou masse á franchir la Méditerranée. Mais c'est eux aussi qui font la reterritorialisation la plus inattendue, un empire de l'Afrique 23. I1 semble donc que les trois lignes, ne coexistent pas seulement, mais se transforment, passent chacune dans les autres. Et encore avons-nous pris un exemple sommaire oü les lignes sont illustrées par des groupes difiérents. A plus forte raison quand c'est dans le méme groupe, dans le méme individu. Il vaudrait mieux dés lors consiclérerdes états simultanés de la Machine abstraite. D'une part, il y a une rnachine abstraite de surcodage: c'est elle qui - définit une segmentaritédure, une macfo-segmentarité,parce qu'elle produit ou p-lutót reproduit les segménts,en les opposant deux á deux,-en faisant résonner tous lés centfes, et en étenclant un espacehomogéne, divisible, strié en tous sens.Une telle machine abstraite renvoie á l'appareil d'Etat. Nous ne confondonspas cependantcette machine absmaite et l'appareil d'Etat lui-méme. On définiru pat exemplel¿.machine abstráite more geometrico,ou bien, dans d'autres conditions, par une <( axiomatique >>; mais l'appareil d'Etat n'est ni la géométrie ni I'axiomatiqué : il est seulement I'agencementde reterritorialisation qui efiectue la machine de surcodagedans telles limites et dans ielles conditions. On peut seulement dire que I'appareil d'Etat tend plus ou moins A s'identifier avec cette machine P.U.F., p. 7. 22. Pirenne, Mabomet et Charlemagne, 23. Cf . E. F. Gautier, Genséric, roi des Vandales, Payot (< précisément parce qu'ils étaient les plus faibles, éternellement poussés dans le dos, ils ont été forcés d'aller plus loin >>).
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abstraite qu'il efiectue. C'est ici que la notion d'Etat totalitaire prend son sens : un Etat devient totalitaire quand, au lieu d'effectuer dans ses propres limites la machine mondiale de surcodage,il s'identifie á elle en créant les conditions d'une <>,en faisant une reterritorialisation par <( vase clos >>,dans l'artifice du vide (ce qu_in'est jamais uné opération idéologique, mais économique et politique 24). D'autre part, á l'autre póle, iI y a une machine abstraite de mutation, qui opére pM décodage -: et déterritorialisation. C'est elle qui trace les lignes de fuite elle pilote les flux á quanta, assure la ctéation-connexiondes flux, émet de nouveaux quanta. Elle est elle-méme en état de fuite, et dresse des machines de guerre sur ses lignes. Si elle constitue un autre p6le, c'est parce que les _segmentsdurs ou molaires ne cessentpas de colmater, de boucher, de-barrer les lignes de fuite, tandiiqu'elle n. ..rté de les faire couler, <<entre o les segmentsdurs et ianr une autre direction, sub-moléculaire.Mais aussi, entre les deux pdles, il y a tout un domaine de négociation,de maduction, de transductio.n proprement moléculaire, oü tantót les lignes molaires sont 4¿ia- travaillées par des fissures et des félurei tantdt les lignes de fuite, déjá attirées vers des trous noirs, les connexionr d. flux, déjá remplacéespar des conjonctions limitatives, les émissions de quanta, converties en points-cenües.Et c'est tout á la fois. A la fois les lignes de fuife connecrent et continuent leurs intensités, font jaillir des signes-particuleshors des trous noirs ; mais se rabattent sur des micro-trous noirs oü elles tournoient, sur des conjonctionsmoléculairesqui les interrompent ; et, aussi, entrent dans des segments stables, binarisés, concentrisés,axés sur un trou noir cenffal. surcodés. La question Qu'est-c:equ'un centre ou un foyer de pouaoir ? est - apte á montrer I'enchevétrement de toutes ces lignes. On paTlg. d'un .pouvo_ird'armée, d'Eglise, d'école, d,un" pouvoir public ou privé... Les centres de pouvoir concernent évidémment ks segments durs. chaque regmént molaire a son, ses centres. on peu.t objecter que ces segments eux-mémes supposent un centre de pouvoir, comme ce qui les distingue et les iéunit, les oppose et les fait résonner. Mais il n'y á nulle contradiction entre les parties -segmentaireset I'appareil centralisé.D'une part 7a segmentarité la plus dure n'empéche pas la centralisatidn : ?1t c, qui définit le totalitarisme, ce n'est pas I'importance d'un secteur public, ouisquef'économie dans beaucoupdá .ut .ót. libérale. c';¡-i; constitution artificielle de <, 'lenotamment monétaire et méme industriel. C'est d'abord en ce sens que fascismeitalien et le nazisme allemand constituent des Etats totálitaires, comme le montre Daniel Guérin (Fascismeet grand capital, Maspero,'ch. rx).
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c'est que le point cenmal commun n'agit -pas comme un po.int o.ü r. .onfotrd.ái.ttt les autfes points, maii comme un point- de résonance á I'horizon, derriére tous les autres points. L'Etat n'est pas un point qui prend sur soi les autres, mais une caisse io.ti l"t points. Et méme quand I'Etat est de réionance pouf ^fonction de r3sonance-pour i:t centres et des ;o1rii,rñ, ,, r.gÁ."tt distincts ne change pas : ellé se fait seulement dans dei conditions de vase cloJ qui en augmente la-portée TJ:t.., ou double la <>d'un <( mouvement tofcé >>.5t bten q,r. d'uuffe paft, et inversement, la cenffalisation la plus stricte ne ,,rppri-.- put la distinction des centres, des segmentset des cerclei. La ligne surcodanteen efiet ne se trace pas Sansassuref d'rrn segment comme tel sur I'au6e (dans le cas tr pr*rt.".." ¡. i; segmentarité bin"aire), sans donner á tel cenre- un pouvoir de résonancerelative par'tuppott á d'autres (dans le cas de la r.g-.nrátité circulairei sans iouligner.le. segment dominant pT i;A;¿i;1i. passeelle-méme(dans le ias de_la ségmentaritélinéaire). il .¿ ,.rrr^lu centralisationest toujours hiérarihique, mais la hiérarchie est toujours segmentaire. Chaque centie de pouvoir est aussi moléculaire, s'exerce sur rrn tirrn micrologique^oü il n'existe plus que comme difius, dispersé, démultipli?,-miniaturisé, sans cesse déplacé, qgissant p.ar i.g-án,rtions finá, opérant dans le détail et le détail de détails' > ou micro-pouvoirs selon Foucault des < disciilines L;;.itr; ^hdpital, etc.) témóignent de ces <( foyers usine, armée, G*h; i'inrtábifité ; oü ,í"firónt.nt des regroupements et accumulaiiort, mais aussi des échappéeset des Tuitei, 9t oq se produisent des inversions2s.Ce n'est-plus <>maltre d'école, mais le surveillant, le meilleur é|éve, le cancre,_le concierge,etc.- Ce n'est ;i;r t. ;¿"¿tut, mais les oifi.i"tt subalternes, les-sous-officiers,le iotáu, á moi,'la mauvaisetéte aussi, chacun avec ses tendances, r.r pOt.t, ses conflits, ses fapports de force. Et méme l'adiud-ant, le cáncierge,ne sont invoq"ét que pour Ti.ry .fafuecomprendre.; car ils ont"un c6té molaftá et un c6Jémoléculaire,et rendent-éviá.ni q". le général, le propúétake, avaient déjá aussi les deux .Ol¿r. bn diráit que'le nó- p.opre ne perd pas son pouvoir, mais en trouve ,rt no.ru.uu q.trtd il lntre dans ces zones d'indiscernaKafka, ce n'est plus le fonctionnaire Uiti,!. Porrr parler .o-h. 25. Foucault, Surueiller et punir, p. 32 : <>
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Klamm, mais peut-étre son secrétaireMomus, ou d'autres Klamm moléculaire_s, dont les difiérences,entre eux et avec Klamm, sont d'autant plus grandes qu'elles ne peuvent plus étre urrígné;, (< ces fonctionnaires ne s'en tiennent pas tóujours arr* mé-e, livres, mais ils ne les remuent pas, ils'.hungent eux-mémesde place, et sont obligés de s'écraier'les uns óorrtr. les uuit.r-á cause de l'émoitessede la ruelle... >>.<>,dit Barnabé qui réveiait á'ún. segmentarité uniquement molaire, si dure el terrible soit-elle, .ó.-. seul gage de certitude et de sécurité, mais doit bien r'ri.r..uoit que les segm_entsmolaires plongent nécessairementdáns cette :9up9 moléculaire qui leur Jert á'aliment, et qui en fait trembler les contours). E1 il n'y, u pas de ..nti. de pouvoir qui n'ait cette micro-texture.C'est elle - et non pas le másochismé- qui explique qu'un gpprimé peut toujours tenir une place ..tirr. dans le systémed'oppression : les ouvriers des puyr ri.hes particjpant activement á I'exploitation du tiers .orá., á I'armeiment des dictatures, á la pofiution de I'atmosphére. .. Et ce n'est -pas étonnant, puisque ..tt. texture est entre la de surcod^ge, durs, et la ligne ultime, á quanta. llg,n. 4-seg.ments -trlle qe cesse pas d'osciller enre les deux-, et tantót Áb^t la figne t quanta sur la ligne á segments, tantót fait fuir de la ligne á segmen-tsdes flux et qtmñt.. c'ást justement li le-;;i siéme aspect des centres de pouvoir, ou Í.ut limite. Car c.s centres n'ont pas d'auüe raison que de üaduire, autant qu'ils peuvent, les quanta de flux en segmentsde ligne'(seuls les'segments étant totalisables, d'une maniére ou diune aume). Maii, par-lá,-il-* t.n.ontrenr á la fois le principe de leur prrirÁanceei le fond de leur impuissance.Et, loln d,étre opposés,j, p;irr;;; et I'impuissancesJ complétent et se renforc.ni l',rné I'u.rtr. Jun, une sorte de satisfaction fascinante qu'on reffouve éminemment chez les hommes.,d'Etat les, plus -édio.r.r, et qui définit leur <._ca¡ ils tirent glóire de leur imprévision, ils tir."t -n,f ^confirm. puissance_de leur_ impuissánce, puisqu'elle Ir,ii avait pas le choix. Les seuls u grands o hommes d'Etat ,ón, .."i qui se connectentá des flux, commedes signes-pilotes,des signesparticules, et émettent des quanta franchissani 1., trous noirs : ce n'est.pas pa-r hasard que ces hommes ne se rencontrent que zur.les lignes de.fuite, en train de les tracer, de les p;.;r;"il, de les suivre ou de les devancer,méme s'ils ,á tro-p.nt, et tombent (Moise l'Hébreu, Genséric le Vandale, Gengii i"'M;ñ;i, Mao le chinois..J. Mais.il n'y a pas de p'ouvoir"qui regi. 1; flux eux-mémes.on ne domine .é-. pas I'augmentation d'une
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<<massemonétaire >>.Quand on projette aux limites de I'univers une image de maitre, une idée d'Etat ou de gouvernementsecret, comme si une domination s'exerEaitsur les flux non moins que sur les segments,et de la méme faEon,on tombe dans une représentationlidicule et fictive. La Bourse mieux que l'Etat donne une image des flux et de leurs quanta. Les capitalistespeuvent maitrisei la plus-value et sa répartition, ils ne dominent _pasles flux dont la plus-value découle. En revanche, les centres de pouvoir s'exercent aux points oü les flux se convertissent en segments : ce sont dei échangeurs,des convettisseurs,des-oscillateurs. Ce n'est pourtant pas que les segmentseux-mémesdépendent d'un pouvoir de décision. Nous avons vu au conffaire com(par exemple, les classes)se formaient á la ment les tlg-.tttt -d. murt.r et de flux déterritorialisés,le flux le. qlus conjonction détérritorialisé déterminant le segment dominant : ainsi le dollar segment dominant de la monnaié, la bourgeoisie_segmentdomin*t du capitalisme...,etc. Les segments déPendent donc euxmémes d'une machine abstraite. Mais ce qui dépend des centres de pouvoir, ce sont les agencementsqui efiectue¡t cette machine absiraite, ó'est-á-direqui"ne cessent¿'adapter les variations de de la ligne- dure, en fonction du masse .i d. flux aux i.g-.ntt segment dominant et dis segments dominés. Il peut y avoir beáucoup d'invention perverse dans ces adaptations. C'est en ce sens qu'on parleru par exemple d'un pouvoir bancaire (banque mondiale, banques centrales, banques de crédit) : si le flui de monnaie-financement,monnaie de crédit, renvoie á la massedes mansactionséconomiques,ce qui dépend des banques, c'est la conversion de cette monnaie de crédit créée, en monnaie de paiement segmentaite,appropriée, monnaie métallique ou d'Etat, acheteusede biens eux-mémes segmentarisés (importance á cet égaÁ du taux de f intérét). Ce qui dépend des banques,c'est la conversion des deux monnaies,et la conversion des iegments de la secondeen ensemblehomogéne,et _la convef26.On en dira autant sion dé la secondeen n'impofte quel bien pour tout centre de pouvoir. Tout centre de pouvoir a bien ces irois aspects ou ces trois zones : 1) sa zone de puissance,en rapport-avec les segmentsd'une ligne solide dure-; 2) sa zone d'indiscernabilité, en rappoft avec sa difiusion dans un tissu micro-physique; 3) sa ione d'impuissance,en rapport avec les flux .i q!^nta qu'il ne peut qué convertir, sans arriver á les contrdler ni á lei déterminer. Or c'est touiours du fond de son impuissance que chaque centre de pouvoir tire sa puissance ; 26. Sur ces aspects du pouvoir bancaire, cf. Suzanne de Brunhoff, L'offre de monnaie,Maspero, surtout pp. 102-1)1.. 276
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d'oü sa méchanceténdicale, et sa vanité. Plutót étre un minuscule quantum de flux qu'un convertisseur,un oscillateur, un distributeur molaire ! Pour en revenir á I'exemple monétaire, la premiére zone est représentéepar les banques cenuales publiques ;- la seconde par <( la série indéfinie de relations piivé.t eritre banques et emprunteurs >>i la troisiéme par le flux désirant de monnaie dont les quanta sont définis par Ia- massedes uansactions économiques.Il est vrai que les mémesproblémes se posent et se retrouvent au niveau de ces üansactions mémes, avec d'autres centres de pouvoir. Mais, dans tous les cas, la premiére zone du cenme de pouvoir est définie dans I'appareil d'Etat, comme agencement qui efiectue la machine abstraite de surcodage molaire ; la seconde est définie dans le tissu moléculaire oü plonge cet agencement; Ia toisiéme est définie dans la machine abstraite de mutation, flux et quanta. Mais, de ces troi_slignes, nous ne pouvons pas dire que I'une soit mauvaise, ou I'autre bonne, par nature et nécessáirement. L'étude des dangers sur chaque'ligne, c'est I'objet de la pragmatique.ou de la.schizo-analyse, en tant qu'elle ne se propose pas de représenter,d'interpréter ni de symboliser,mais szulement^de faire des cartes et-de tirer des lignes, en marquant leurs mélanges aut^nt que leurs distinctions. Nietzsche faisait dire d Zarathoustla, Castanedafait di¡e á I'Indien Don Juan : il y a nois et méme quatre dangers,d'abord la Peur, puis la Clané, et puis le Pouvoir, et enfin le grand Dégoüt, I'envié de faire mourii et de mourir, Passion d'abolition 27. La peur, nous pouvons deviner ce que c'est., Nous craignons tout le temps de perdre. La sécurité,-la grande organisation molaire qui nous souiient, les arborescences oü nous nous accrochons,les machinesbinaires qui nous donnent un statut bien défini, les résonancesoü nous entfons, le systéme de surcodagequi nous domine, nous désirons tout cela. <> Nous fuyons devant la fuite, nous durcissonsnos segments,nous nous livrons á la logique binaire, nous serons d'aurant plus durs sur tel segment qu'on a:uraété plus dur avec nous sur tel autre segment, nous nous reterritorialisons sur n'importe quoi, nous 2 7 . Castaneda, _I-'herbgdu diable et Ia petite fumée, pp. 106-111. 28. Blanchot, L'amitié, Gallimard, p. 2j2.
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ne connaissonsde segmentaritéque molaire, aussi bien au niveau des grands ensembles auxquels nous appartenons que des petits groupes oü nous nous mettons, et de ce qui se passe en nous áurt^le plus intime ou le plus privé. Tout est concerné,la faEo¡ de percevoir,le genre d'act1on,Ia maniére de se mouvoir, le mode de iie, le régime sémiotique. L'homme qui renre, et qui dit : <( Est-ce q,r. l, soupe .Jt préte ? >>,la femme qui répond .: > segmentsdurs qui s'afirontent deux á deux. Plus la segmentarité seia dure, plus elle nous rassure.Voilá ce qu'est la peur, et comment elle nous rubat sur la premiére ligne. Le deuxiéme danger, la Clarté, semble moins évident. C'est que la clatté, en fait, concernele moléculaire. Lá aussi, tout est óncerné, méme la perception, méme la sémiotique, mais sur la seconde ligne. Castanedamontre par exemple I'existence d'une perception- moléculaire que nous ouvre la drogue (mais tant de choses peuvent servir de drogue) : on accéde á une micro-perception sonore et visuelle qui révéle des espaceset des vides, comme des trous dans la structure molaire. C'est précisément cela,la clané : ces distinctions qui s'établissent{ans ce qui nous paraissait plein, ces trous dans le compact ; et inversement, lA ót nous voyions tout a I'heure des terminaisons de segments bien tranchées,1l y a plutót des franges incertaines,des empiétements, des chevauchements,des migrations, des actes de segmentation qui ne coincident plus avec la segmentarité dure. Tout est devenu'souplesseappur.nt., des vides-dans le plein, des nébuleuses dans-les formés, des memblés dans les uaits. Tout a pris la claté du microscope. Nous croyons avoir tout compris, et en tirer les conséquencés.Nous sommes de nouveaux chevaliers, nous avons méme une mission. Une micro-physique du migrant a pris la place de la macro-géométriedu sédentaire. Mais cette iouplessé et cette clarté n'ont pas seulement leu_rdanger, elles soni elles-mémesun danger. D'abord parce que la segmentarité souple risque de reproduire en miniature les afiections, les afr.ectations de la dure : on remplacela famille par une communauté, on remplace la conjugalité pat un régime d'échangeet de migration, rnais c'est encore pire, des micro-CEdipes'établissent,les micro-fascismesfont loi, la mére se croit obligée de branler son enfant, le pére devient maman. Obscure clané qui ne tombe d'aucune étoile, et qui dégageune telle tristesse : cette segmentaúté mouvante découle directement de la plus dure, elle en est la compensationdirecte. Plus les ensemblesdeviennent molaires, plus lés éléments et leurs rapports deviennent moléculaires, I'hom-e moléculaire pour une humanité molaire. On se déterritorialise, on fait masie, mais pour nouer et annuler les mouve' 278
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ments de masse et de déterritorialisation, pour inventer toutes 'pir.r les reterritorialisation marginales encore que les ,"tt.r. Mais surtout la segmentaúté souple suscite .es propres dangers qui ne se contentent pas de_reproduire en petit- les dangers-de la segmentaútémolaire, ni d'er découler ou^de les complnser : nous I'avons Vü, l.g micro-fascismesont leur spécificité qui peuvent cri,s¡¿lli5.r dans un macro-fascisme,mais qui p.nn"ttt aussi bien flotter-p_ourleur compte sur la ligne souplé et baigner chaque petite cellule. une multitude de trous noiri peuvent trés bien ne pas se centr_aliser, et étre comme des virus qúi s'adaptent aux situations les plus diverses,creusant des vides dans leJ perceptions et les sémiotiques moléculaires. Des ínteractions Junt résonance.Au lieu de la grande peur paranoiaque, nous nous trouvons pris dans mille petites monomanies, dés évidences et des clartés qui jaillissent de chaque trou noir, et qui ne font plus systéme, mais rumeur et bourdonnement, lumiéres aveuglantes qui donnent á n'importe qui la mission d'un juge, d'un juiticier, d'un policier pour son compte, d'un gauleiter drimmeuble ou de logis. On a vaincu la peur, on a quitté les rivages de la sécurité, mais on est entré dans un systéme non moins concentré, non moins organisé, celui des petits insécurités qui fait que chacun trouve son trou noir et devient dangereuxdans ce trou, disposant d'une clarté sur son cas, son róle et sa mission, plus inquiétante que les certitudes de la premiére ligne. Le Pouvoir est le troisiéme danger, parce qu'il est sur les deux lignes á la fois. Il va des segménrsi,rrs, dé leur surcodage et résonanceaux segmentationsfines, á leur difiusion et intelactions, et inverseme_nt. Il n'y a pas d'homme de pouvoir qui ne saute d'une lig"F á I'autre, 9,t qui ne fasse alterner ,n p.iit et un grand style,.le styl_ecanaille ét le style Bossuer,la démagogie du bureau de tabac et l'impérialisme du grand commis. Mais io.it. cette chaine et cette trame du pouvoir plongent dans un monde qui leur échappe,monde de flux mntrñts. Et c'est précisément son impuissancequi rend le pouvoir si dangereux. uhomme de por.rvoirne cesserade vouloir arréter les lignes de fuite, et pour cela de prendre, de fixer la machine de mutation dans la maihine de surcodage._Mais il ne peut le fahe qu'en faisant le vide, c'est-á-direen fixant d'abord la machine de surcodageelle-méme, en la contenant dans I'agencementlocal chargé de I'effectuer,bref en donnant á l'agencementles dimensionsdé la machine : ce qui se produit dans les conditions artificielles du totalitarisme on á, <>. _Mais ir y a encore un quariéme danger, et sans doute est-ce c.elui.qui nous intéressele plus, parce qu'il concerne les lignes de fuite elles-mémes.Noui avons beau présenter ces lilnes
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comme une softe de mutation, de création, Se tragant non p¿s dans l'imagination, mais dans le tissu méme de la téalité sociale, nous avoni b.u,t ieur donner le mouvement de la fléche et la vitesse d'un absolu, - ce serait trop simple de croire.qu'ellesne craisnent et n'affr'ontent d'aute rltqrre- q,r. celui de se Í-afue rattiaper quand méme, de se fa_irecolmatet, ligaturer, fenouer' ,.t.rritoriaiiser. Elles áégug.ttt elles-mémesun étrange désespoir, comme une odeur de mort et d'immolation, comme un état de dont on soft rompu : c'est qu'elles ont elles-mémesleurs ;;;. les- précédents. ñ."pt.r 'E**t.-.nt¿rngers qui ne se cotfondent.pas a_vec ie qui fuit dire á Fitzgerald : <<,J'avaisle sentiment d'étre debout aú crépuscule sur un champ de tir abandonné, un fusil vide á la main, et les cibles descendues.Aucun probléme á résoudre. Simplement le silence et le seul bruit. de ma PloPre respiration. (...) Mon immolation de moi-méme était une fusée 2e. >>Pourquoi la ligne de fuite est-elle une roÁbt. et mouillée guerfe d'oü I'on risque tant de sortir déf.ait,détruit, aprés avoir áétruit tout ce qu'on pouvait ? Voilá précisément le quamiéme á;g;r :. que la. ligne clé fuite franchissJle mur, qu'elle sorte des tfous nolrs, -ur, {rra, au lieu de se connecteravec d'auffes lignes et d'augm.nt.r r.t uí.n.es á chaquefois, elle.ne tourne en desli"it¡áí, abolition pure et simplá, passion d'abolition, Telle la iijn. dé f.rit. de Kl.ist, l'étrange guer.re,qu'il méne, et.le.suiiJsue qui faii de la ligne de fuite t"-¿o"¡t. suicide .'o--. ;ñ, une ligne de mort. Nou"s n'invoquons aucune pulsion de moft. I1 n'y a pas de Le pulsion interne^dans le désir,-il n'y a que..des agencements.. le déterque l'agencement e,st c-e il et iétit est toujours agencé, mine á étre.'Au niveau méme des lignes de fuite, l'agencement qui les trace est du type machine de guefre. Les mutations renvoient á cette machine, qui n'a certes pas la guerr,e pour obie¡, mais l'émission de quania de déteritorialisation, le passagg.d. flux mutants (toute iréation en ce sens passe par une machine á. g".tr.). Ii y a beaucoup de raisons- qui mon6ent que la a une autre origine, qu'elle .est un autfe-agen-u.Éirr. de guerre "l'appareil d'Etat. D'origine nomade, elle est dirigée que ..-.nt des problémes fondamentaux de l'Etat, l'nn .iru C. contfe l,ri. de s'approprier cette machiné de guerre qui, lui est étrangére, á;.n fuit. une piéce de son apparéil, sous forme d'institution Áihtrit. fixée ; et I'Etat ,.n.*^tt.ra toujours de. grandes difficultés á cet égard. Mais c'est précisément quand la machrne de quand elle substitue pl,ít pour -objet q,ré lu s.u-eire.r. ;;;;* "'u la charge la plus qu libére elle la áutaiion, á íinsi la desiructián 29. Fitzgetald, La féIure, Gallimard, pp. )50, )54'
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catasuophique.La mutation n'était nullement une transformation de la guerre, c'est au conffaire la guerre qui est comme la chute ou la retombée de la mutation, le seul objet qui reste h la machine de guerre quand elle a perdu sa puissance de muer. Si bien qu'on doit dire, de la guerre elle-méme,qu'elle est seulement l'abominable résidu de la machine de guerre, soit lorsque celle-ci s'est fait approprier par I'appareil d'Etat, soit, pire encore)lorsqu'elle s'est construite un appareil d'Etat qui ne vaut plus que pour la desruction. Alors la machine de guerre ne trace plus des lignes de fuite mutantes, mais une pure et froide ligne d'abolition. (Sur ce rapport complexe de la machine de guerre et de la guerre, nous voudrions plus loin présenter une hypothése.) C'est lá que nous retrouvons le paradoxe du fascisme, et sa difiérence avec le totalitarisme. Cat le totalitarisme est afr.aire d'Etat : il concerne essentiellementle rapport de l'Etat comme agencementlocalisé avec la machine abstraite de surcodagequ'il efiectue.Méme quand il s'agit d'une dictature militaire, c'est une armée d'Etat qui prend le pouvoir, et qui éléve L'Etat au stade totalitaire, ce n'est pas une machine de guerre. Le totalitarisme est conservateurpar excellence.Tandis que, dans le fascisme,il s'agit bien d'une machine de guerre. Et quand le fascisme se construit un Etat totalitaire, ce n'est plus au sens oü une armée d'Etat prend le pouvoir, mais a! contraire au sens oü une machine de guerre s'empate de l'Etat. Une remarque bizane de Virilio nous met sur la voie : dans le fascisme,l'Etat est beaucoup moins totalitaire qu'il n'est suicidaire. Il y a dans le fascisme un nihilisme réalisé. C'est que, á la difiérence de I'Etat totalitaire qui s'efforce de colmater toutes les lignes de fuite possibles,le fascismese construit sur une ligne de fuite intense, qu'il transforme en ligne de destuction et d'abolition pures. C'est curieux comme, dés le début, les nazis annonEaientA I'Allemagne ce qu'ils apportaient : á la fois des noces et de la mort, y compris leur propre mort, et la mort des Allemands. Ils pensaient qu'ils périraient, mais que leur entreprise serait de toute faEon recommencé, I'Europe, le monde, le systéme planétaire. Et les gens criaient bravo, non pas parce qu'il ne comprenaient pas, mais parce qu'ils voulaient cette mort qui passait par celle des auffes. C'est comme une volonté de tout remettre en jeu chaque fois, de parier la mort des autres conffe la sienne, et de tout mesurer avec des <>.Le roman de Klaus Mann, Méphisto, donne des échantillonsde discours ou de conversations nazis tout á fait ordinaires : <
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Führer bien-aimé nous enraine dans les ténébres et le néant. (...) Comment nous autres poétes, qui entretenons des rapports particuliers avec les ténébres et I'abime, ne I'en admirerionsnous pas ? (...) Des éclairs de feu á l'horizon, des ruisseauxde sang sur tous les chemins, et une danse de possédédes survi! >> vants, de ceux qui sont encore épargnésautour des cadaures30 Le suicide n'apparait pas comme un chátiment, mais comme le couronnementde la mort des autres. On peut toujours dire qu'il s'agit de discours fumeux, et d'idéologie, rien d'autre que de I'idéologie. Mais ce n'est pas vrai ; I'insuffisancedes définitions économiqueset politiques du fascismen'implique pas seulement la nécessitéd'y joindre de vagues déterminations dites idéologiques. Nous préférons suivre J. P. Faye quand il s'interroge sur la formation précise des énoncés nazis, qui jouent dans le politique, dans l'économique autant que dans la conversationla plus absurde.Nous retrouvons toujours dans ces énoncésle cri <<stupide et répugnant >>de Viue la mort /, méme au niveau économique oü l'expansion du réarmement remplace l'accroissementde consommation, et oü I'investissementse déplace des moyens de production vers les moyens de pure destruction. L'analyse de Paul Virilio nous semble profondément juste quand il définit le fascisme,non pas par Ia notion d'Etat totalitaire, mais par celle d'Etat suicidaire : la guerre dite totale y appanlt moins comme l'enueprise d'un Etat, que d'une machine de guere qui s'approprie I'Etat, et f.ait passer á travers lui le flux de guerre absolue qui n'aura d'autre issue que le suicide de I'Etat lui-méme. < Déclenchementd'un processusmatétiel inconnu réellement sans limites et sans but. (...) Une fois déclenché,son mécanismene peut aboutir á la paix, car la sratégie indirecte installe effectivement le pouvoir dominant hors des catégoriesusuelles de l'espace et du temps.(...) C'est dans l'horreur de la quotirlienneté ét de son milieu que Hitler trouvera finalement son plus sür J0. Klaus Mann, Mepbisto, DenoéI, pp. 265-266. Ce genre de déclarations abondent,au moment méme des succésnazis. Cf. les formules célébres de Goebbels : <>(Hitler parle á ses généraux, Albin Michel). Ce catastrophismepeut se concilier avec beaucoup de satisfaction, de bonne conscienceet de tranquillité confortable, comme on le voit aussi,dans un autre contexte, chez certains suicidaires.Il y a toute une bureaucratiede la catastrophe.Pour le fascismeitalien, on se reporrer¿ noramment ) I'analyse de M. A. Macciochi, < Sexualité fémi nine dans I'idéologie fasciste >>,TeI Quel n' 66 : l'escadton féminin de la mort, la mise en scéne des veuves et des méres en deuil, les mots d'ordre < Cercueil et Berceeux >>,
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moyen de gouvernement, la légitimation de sa politique et de sa stratégie militaire, et ce jusqu'i la fin, puisque, loin d'abattre la nature répulsive de son pouvoir, les ruines, les horreurs, les crimes, le chaos de la guerre totale ne feront normalement qu'en augmenterl'étendue. Le télégramme7I : Si la guerre est perdue, que la nation périsse, dans lequel Hitler décide d'associer ses efforts á ceux de ses ennemis pour acheverla desuuction de son propre peuple en anéantissant les ultimes ressources de son habitat, réservesciviles de toute nature (eau potable, carburants, vivres, etc.) est I'aboutissementnormal... 3r >>C'était déjá cette réversion de la ligne de fuite en ligne de destruction qui animait tous les foyers moléculairesdu fascisme, et les faisait interagir dans une machine de guerre plutót que résonner dans un appareil d'Etat. Une macbine de guerre qui n'auait plus que la guerre pour obiet, et qui acceptait d'abolir ses propres servants plutót que d'améter la destruction. Tous les dangers des aumes lignes sont peu de chose á c6té de ce dangerJá.
31. Paul Virilio, L'insécurité du tenitoire, ch. r. Et, bien qu'elle identifie nazisme et totalitarisme, Hannah Arendt a dégagé ce principe de la domination nazie : <>; et méme la guerre, et le risque de perdre la guerre, interviennent comme des accélérateurs(Le systémetotalitaire,Ed. du Seuil, pp.49,L24 sq., 140 sq.,207 sq.).
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10. L730- Devenir-intense,devenir' animal, d evenir'imperceptible'.'
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Souaenirs d'un spectateur. Je me souviens du beau film \X/illard (L972, Daniel Mann). Peut-étre une série B, mais un beau film impopulaire, puisque les héros sont des rats. Mes souvenirs ne sont pas forcément exacts.Je raconte l'histoire en gros. \X/illard vit avec sa mére autoritaire dans la vieille maison de famille. Epouvantable atmosphére edipienne. Sa mére lui ordonne de détruire une portée de rats. Il en épargne un (ou deux, ou quelques-uns).Aprés une violente dispute, la mére, qui <, ressemble >>i un chien, meurt. \7i11ard risque de perdre la maison, convoitée par un homme d'afr.aites.\7i11ard aime le rat principal qu'il a sauvé, Ben, et qui se révéle d'une prodigieuse intelligence.I1 y a de plus une rate blanche, la compagnede Ben. Rentré du bureau, \Tillard passe tout son temps avec eux. Ils ont maintenant pullulé. \Tillard conduit la meute des rars, sous le commandement de Ben, chez I'homme d'afiaires, et le fait mourir atrocement.Mais, emmenant ses deux préférés au bureau, il commet une imprudence, et doit laisser les employés tuer la blanche. Ben s'échappe, aprés un long regard fixe et dur sur \íillard. Alors celui-ci connait une pause dans son destin, dans son deaenir rat. De toutes ses forces, il tente de rester parmi les humains. Il accepteméme les avancesd'une jeune fille du bureau, qui <>beaucoup á une tate, mais justement ne fait qu'y ressembler.Or un jour oü il a invité la jeune fille, prét á se faire conjugaliser, ré-cedipianiser,il revoit Ben qui surgit, haineux. Il tente de le chasser,mais chasseen faft la jeune fille, et descend dans la cave oü Ben I'attire, oü I'attend une meute innombrable pour le dépecer. C'est comme un conte, ce n'est jamais angoissant. Tout y est : un devenir-animal, qui ne se contente pas de passer par la ressemblance,auquel la ressemblanceferait plut6t obstacle ou arrét, - un devenir-moléculaire, avec le pullulément des rats, la meute, qui mine les grandes puissancesmolaires, famille, profession, conjugalité, un choix maléfique, puisqu'il y a un <( préféré ,> dans la meute, et une sorte de contrat d'alliance, de pacte affreux avec le préféré, - I'instauration d'un agencement,machine de guerre ou machine criminelle, qui peut aller jusqu'á I'auto-destruction, une circulation d'afiects impersonnels, un courant alternatif., qui bouleverse les projets signifiants comme les sentiments subjectifs, et constitue une sexualité non humaine, - une irrésistible déterritorialisation, qui annule d'avance les tentatives de reterritorialisation edipienne, conjugale ou professionnelle(y aurait-il des animaux edipiens, avec qui on peut <>,faire famille, mon petit chien, mon petit chat, et puis d'autres animaux qui nous entraineraient
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au contraire dans un devenir inésistible ? ou bien, aume hypothése : le méme animal pourrait-il étre pris dans deux fonctídns, deux mouvements opposés,suivant le cas ? ). Souuenirs d'un naturaliste. Un des problémes principaux de l'histoire naturelle a été de penser les iapports dei aniriaux entre eux. C'est ués difiérent de l'évolutionnisme ultérieur qui _s'est défini en termes de généalogie,parenté, descendance ou filiation. On sait que l'évoluiionnisme airivera á I'idée d'une évolution qui ne se ferait pas nécessairementpar fiIiation. Mais au début il ne pouvait pásser que par le mbtif généalogique. Inversement, I'histoire naturelle avait ignoré ce motif, ou du moins l'importance déterminante de ce motif. Darwin lui-méme distingue comme trés indépendants le théme évolutionniste de la parenté et le théme naturaliste de la somme et de la valeur des difiérences ou ressemblances: en effet, des groupes également parents peuvent avoir des degrés de difiérence tout á fait variables par rapport a l'ancétre. Précisément parce que I'histoire naturelle s'occupe avant tout de la somme et de la valeur des difiérences,elle peut concevoir des progressionset des régressions, des continuités et des grandes coupures, mais non pás á qroprement parler une évolution, c'est-á-direla possibilité d'une descendancedont les degrés de modification dépéndent de conditions extérieures. L'histoire naturelle ne peut penser qu'en termes de rapports, entre A et B, mais non pas en térmes de production,deAax. Mais c'est au niveau de ces l4pports que se passe quelque 'd. chose de trés important . Car I'liistoire naturell^e .ongoit deux faEons les rapports d'animaux : série ou structure. b'aprés une série, je dis i a ressemble a b, b ressemble A c..., étc., tous ces termes se rapportant eux-mémes suivant leur degré divers á un terme unique éminent, perfection ou qualité, comáe raison de la série. C'est exactement ce que les théblogiens appelaient une analogie de proportion. D'apiés la structuie, je dii o est á á ce que c est á d, et chacun dé ces rapports réalise á sa maniére la _perfectionconsidérée: les branchieJiont á la respiration dans l'eau ce que les poumons sont á la respiration áans l'ait; ou bien le caur est aux branchies ce que-l'absencede cceur est aux trachées...C'est une analogie de proportionnalité. Dans le premier cas, j'ai des ressemblancis qui difiér.nt tout le long d'une série, ou d'une série á une autie. Dans le second cas, j'ai des difiérences qui se ressemblent dans une structure, et d'une structure á une autre. La premiére forme d'analogie passe pour plus sensibleet populaire, et exige de I'imagination ; pon.tant il s'agit d'une imagination studieuse,qui doit tenir compte 286
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des rameaux de la série, combler les ruptures apparentes,conjurer les faussesressemblances et graduer les vraies, tenir compte á la fois des progressions et des regressionsou dégraduations. La seconde forme d'analogie est considérée comme royale, parce qu'elle exige plutót toutes les ressourcesde l'entendement pour fixer les rapports équivalents, en découvrant tantót les variables indépendantescombinables dans une sructure, tantót les corrélats qui s'entrainent I'un l'auffe dans chaque structure. Mais, si difiérents qu'ils soient, ces deux thémes de la série et de la structure ont toujours coexistédans 1'histoirenaturelle, contradictoires en apparence,formant réellement des compromis plus ou moins stablesr. De méme les deux figures d'analogie coexistaient dans I'esprit des théologiens, sous des équilibres variables. C'est que, de part et d'autre, la Nature y est congue comme une immense mimesis ; tantót sous la forme d'une chalne des éres qui ne cesseraientde s'imiter, progressivementou régressivement,tendant vers le terme supérieur divin qu'ils imitent tous comme modéle et raison de la série, par ressemblancegraduée; tantót sous la forme d'une Imitatior en miroir qui n'aurait plus rien á imiter, puisque ce serait elle le modéle que tous imiteraient, cette fois par difiérence ordonnée...(C'est cette vision_mimétique ou mimológique qui rend impossible á ce moment-lá I'idée d'une évolution-production.) Or nous ne sommesnullement sortis de ce probléme. Les idées ne meurent pas. Non pas qu'elles survivent simplement á titre d'archaismes.Mais, á un moment, elles ont pu atteindre un stade scientifique, et puis le perdre, ou bien émigrer dans d'autes sciences.Elles peuvent alors changer d'application, et de statut, elles peuvent méme changer de forme et de contenu, elles gardent quelque chose d'essentiel,dans la démarche,dans le déplacement' dans la répartition d'un nouveau domaine. Les idées, Ea ressert toujours, puisoue Ea a toujours servi, mais sur les modes actuels les plus difiérents. Car, d'une part, les rapports des animaux enÚe eux ne sont pas seulement objet de science, mais aussi objet de réve, objer de symbolisme, objet d'art ou de - poésie, objet de pratique et d'utilisation pratique. D'autre part, les rappoits deJ animaux enre eux sont pris dals des r-apPortsde avec l'animal, de I'homme avec la femme, de I'homme i'ho--. avec I'enfant, de l'homme avec les éléments, de l'homme avec l'universphysiqueetmicro-physique.Ladoubleidée<< stfucture i franchit á un moment un seuil scientifique,mais elle 1,. Sur cette complémentaritésérie-structure,et la difiérence avec l'évolutionnisme, cf. H. Daudin, Cuuier et Lamarck : les classeszoologiqueset l'idée de série animale, et M. Foucault, Les mots et les choses,ch. v.
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n'en venait pas, et elle n'y teste pas, ou bien elle passe dans d'autres sciences,elle anime par exemple les scienceshumaines, pour servir á l'étude des réves, des mythes et des organisations. L'histoire des idées ne devrait jamais étre continue, elle devrait se garder des ressemblances,mais aussi des descendancesou filiations, pour se contenter de marquer les seuils que traverse une idée, les voyages qu'elle fait, qui en changent la nature ou I'objet. Or voilá que les rapports objectifs des animaux entre eux ont été reptis dans certains rapports subjectifs de I'homme avec I'animal, du point de vue d'une imagination collective, ou du point de vue d'un entendement social. Jttng a élaboré une théorie de I'Archétype comme inconscient collectif, oü I'animal a un r61e particuliérement important dans les réves, Ies mythes et les collectivités humaines. Précisément, l'animal est inséparabled'une série qui comporte le double aspect progression-régression, et oü chaque terme joue le t6le d'un transformateur possible de la libido (métamorphose).Tout un traitement du réve en sort puisque, une image troublante étant donnée, il s'agit de l'intégrer dans sa série archétypique.Une telle série peut comporter des séquencesféminines ou masculines, enfantines, mais égalementdes séquencesanimales,végétales,ou méme élémentaires,moléculaires.A la difiérence de I'histoire naturelle, ce n'est plus I'homme qui est le terme éminent de la série, ce peut étre un animal pour I'homme, le lion, le ctabe ou l'oiseau de proie, le pou, par rapport á tel acte, telle fonction, suivant telle exigence de f inconscient. Bachelard écrit un rés beau livre jungien quand il établit la série ramifiée de Lautréamont, tenani compt. du coefficient de vitesse des métamorphoseset du degré de perfection de chaque terme en fonction d'une agressivité pure comme raison de série : le croc du serpent, la cotne du rhinocéros, la dent du chien et le bec de la chouette, mais, de plus en plus haut, la grifie de l'aigle ou du vautour, la pince du crabe, lés pattes du pou, la ventouse du poulpe. Dans l'ensemble de I'euvre de Jung, toute une mimesis réunit dans ses filets la nature et la cultute, suivant des analogiesde proportion oü les séries et leurs termes, et surtout les animaux qui y occupent une situation médiane, assurent les cycles de conversion nature-culture-nature: les archétypescomme <. Est-ce par hasard que le structuralisme a si fort dénoncé ces prestiges de I'imagination, 1'établissementdes ressemblancesle long de Ia série, I'imitation qui traverse toute la série et la 2. Cf. Jrrng, notamment Métamorphoses de l'árne et JeJ syrnboles, Librairie de I'Université, Genéve. Et Bachelard, Lautréamon¡. Corti.
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conduit au terme, l'identification á ce terme dernier ? Rien n'est plus explicite á cet égard que les textes célébresde Lévi-Strauss concernant le totémisme : dépasser les ressemblancesexternes vers les bomologies internes3. I1 ne s'agit plus d'instaurer une organisation sérielle de I'imaginaire, mais un ordre symbolique et structural de l'entendement. Il ne s'agit plus de graduer des ressemblances,et d'arriver en derniére instance á une identification de l'Homme et de l'Anim aI au sein d'une participation mystique. Il s'agit d'ordonner les difiérencespour arriver á une correspondancedes rapports. Car I'animal pour son compte se disuibue suivant des rapports difiérentiels ou des oppositions distinctives d'espéces; et de méme l'homme, suivant les groupes considérés.Dans l'institution totémique, on ne dira pas que tel groupe d'hommes s'identifie á telle espéceanimale, on dira : ce que le groupe A est au groupe B, l'espéceA' I'est á I'espéceB'. II y a lá une méthode profondément difiérente de la précédente: si deux groupeshumains sont donnés qui ont chacun leur animaltotem, il faudra trouver en quoi les deux totems sont pris dans des rapports analoguesá ceux des deux groupes ce que la Corneille est au Faucon... La méthode vaut également pour les rapports Homme-enfant, Homme-femme, etc. Constat^nt par exemple que le guerrier a un certain rapport étonnant avec la jeune fille, on se gardera d'établir une série imaginaire qui les réunirait, on chercherap1ut6t le terme qui rend efiective une équivalencede rapports. Ainsi Vernant peut dire que le mariage est a la femme ce que la guerre est á I'homme, d'oü découle une homologie de la vierge qui se refuse au maúage et du guerrier qui se déguise en fille a. Bref, I'entendementsymbolique substitue ) I'analogiede proportion une analogie de proportionnalité ; á la sériation des ressemblances une structuration des difiérences; á l'identification des termes une égalité des rapports ; aux métamorphosesde l'imagination des métaphores dans le concept ; á la grande continuité natureculture, une faille profonde qui distribue des correspondances sans ressemblanceenme les deux ; á l'imitation d'un modéle originaire, une mimesis elle-mémepremiére et sans modéle. Jamais un homme n'a pu dire : ., Je suis un taureau, un loup... >>,mais il a pu dire : je suis á la femme ce que le taureau est á une vache, je suis á un autre homme ce que le loup est á I'agneau.Le structuralismeest une grande révolution, le monde entier devient plus raisonnable.Considérant les deux modéles,de la série et de l. Lévi-Srauss.Le totémisme auiourd'hui,P.U.F., p. II2. 4. I.-P.Vernant, in Problémesde la guerre en Gréce ancienne,Mouton, pp. 15-76.
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la structure, Lévi-Straussne se contente pas de faire bénéficier la secondede tous les prestiges d'une classificationvraie, il renvoie la premiére au domaine obscur du sacrifice,qu'il présente comme illusoire et méme dénué de bon sens. Le théme sériel du sacrilice doit céder la place au théme structural de l'institution totémique bien comprise. Et pourtant 1á encore, enre les séries archétypiqueset les structures symboliques,bien des compromis s'établissent,comme dans l'histoire naturelles. Souaenirsd'un bergsonien.- Rien de ce qui précédene nous satisfait, du point de vue resreint qui nous occupe.Nous croyons á I'existencede devenirs-animauxtrés spéciaux qui traversent et emportent I'homme, et qui n'afiectent pas moins I'animal que I'homme. < Or c'est évident que le structuralismene rend pas compte de ces devenirs,puisqu'il est précisémentfait pour en nier ou du moins en dévaloriser I'existence : une correspondancede rapports ne fait pas un devenir. Si bien que, rencontrant de tels devenirs qui parcourent en tous sens une société, le sructuralisme y voit des phénoménes de dégradation qui détournent I'ordre véritable et relévent des aventuresde la diachronie. Pourtant Lévi-Straussne cessede croiser, dans ses études de mythes, ces actes rapides par lesquels l'homme devient animal en méme temps que I'animal devient... (mais devient quoi ? devient homme ou áevient autre chose? ). La tentative pour expliquer ces blocs de deuenir par la correspondancede deux fapports est toujours possible, máis appauvrit assurémentle phénoméne envisagé.Ne -faut-il pas admeitie q,re le mythe comme cadre de classificationest peu capabled'enregistrerces-devenirs,qui sont plutót comme des f.ug**rc de conté ? Ne faut-il pas accorder un crédit á I'hypothése de Duvignaud suivant laquelle des phénoménes <( anomiques >>traver*sentles sociétés,qui ne sont pas des dégradations de I'ordre mythique, mais des dynamismes irréductibles raEant des lignes de fuite, et impliquant d'aures formes d'expressionque celles-du mythe, méme si celui-ci les teprend á son compte pour 5. Sur I'opposition de la série sacrificielleet de la sructure totémique, cf. Lévi-Strauss,La penséesauuage,Plon, pp. 295302. Mais, malgré toute sa sévérité pour la série, Lévi-strauss reconnait les compromis des deux thémes : c'est que la structure implique elle-méme un sentiment trés concret des affinités (5t-52) et s'établit pour son compte sur deux séries entre lesquelles elle organise ses homologies de rapports. Surtout, le <<devenir historique > peut entrainer des complications ou des dégradations qui substituent, á ces homologies,des ressemblanceset des identifications de termes (pp. I52 sq., et ce que LéviStrauss appelle <).
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les arréter ó ? comme si, á c6té des deux modéles,celui du sacrifice et de la série, celui de l'institution totémique et de la structure, il y avait place encore pour quelque cñor. d'autre, plus secret,plus souterrain : le sorcier et lés dévenirs, qui s'expiiment dans les contes, non plus dans les mythes o,, i.r rites ?^ un devenir n'est pas une correspondancede rapports. Mais ce n'est pas plus une ressemblance,une imitatión, €t, A la limite, une identification. Toute Ia citique sructuraiiste- de la série semble imparable. Devenir n'est pás progresser ni régresser suivant une série. Et surtout devenir ne se fait pas dans I'imagination, méme quand l'imagination atteint au niveau cosItig"g ou _dynamique le plus élevé, comme chez Jung ou Bachelard. Les devenirs-animauxne sont pas des réves ni dei fantasmes. Ils sont- parfaitement réels. MaiJ de quelle Éalité s'agit-il ? Car si devenir animal ne consisre pas á fafue l'animal-ou A l'imiter, il est évident aussi que l'homme ne devient pas <>animal, pas plus que I'animal ne devient < ré!ilement )> autre chose. Le devenir ne produit pas autre chose que luiméme. C'est une fausse alternative qui nous fait dire : óu bien I'on imite, ou bien on est. Ce qui eit réel, c'est le devenir luiqréme-,le bloc de devenir, et non pas des termes supposésfixes dans lesquels passerait celui qui devienr. Le devenir péut et doit étre qualifié comme devenir-animalsans avoir un terme qui serait I'animal devenu. Le devenir-animal de I'homme est réel, sans que soit réel l'animal qu'il devient i et, simultanément, le deveni¡-autre de I'animal est réel sans que cet autre soit réel. C'est ce point qu'il faudra expliquer : comment un devenir n'a pas de sujet distinct de lui-méme ; mais aussi comment il n'a pas de terme, parce que son terme n'existe á son tour que pris dans un autre devenir dont il est le sujet, et qui coexiste,qui fáit bloc avec le premier. C'est le principe d'une réalité propre au devenir (l'idée bergsonienned'une coexistencede <>trés difiérentes, supérieuresou inférieures á <>,et toutes communicantes). Enfin, devenir n'est pas une évolution, du moins une évolution par descendance et filiation. Le devenir ne produit rien par filiation, toute filiation serait imaginaire. Le devenir est toujours d'un autre ordre que celui de la filiation. Il est de I'alliance. Si l'évolution comporte de véritables devenirs, c'est dans le vaste domaine des symbioses qui met en jeu des étres d'échelles et de régnes tout á fait difiérents, sans aucune fi"liation possible. il y a un bloc de devenir qui prend la guépe et I'orchidée, mais dont aucuneguépe-orchidéene peut descendre.Il y a un bloc
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MILLE PLATEAUX de devenir qui saisit le chat et le babouin, et dont un virus C opére l'alliance. Il y a un bloc de devenir entre des racinesjeunes ei certains micro-organismes,les matiéres organiquessynthétisées dans les feuilles opérant l'alliance (rhizosphére).Si le néo-évolutionnisme a affrtmé son originalité, c'est en partie par rapport á ces phénoménesoü l'évolution ne va pas d'un moins difiérencié á un plus difiérencié, et cessed'étre une évolution filiative héréditairé pour devenir plutót communicative ou contagieuse.Nous préférerions alors appeler <>cette forme d'évolution qui se fait entre hétérogénes,á condition que l'on ne confonde Jurtout pas I'involution avec une régression. Le devenir est involutif, I'involution est créatrice. Régresser, c'est aller vers le moins difiérencié. Mais involuer, c'est former un bloc qui file suivant sa propre ligne, <( entre >>les termes mis en jeu, et sous les rapports assignables. Le néo-évolutionnisme nous semble important pour deux raisons : I'animal ne se définit plus par des caractéres(spécifiques, génériques,etc.), mais par des populations, variables d'un milieu á un auffe ou dans un méme milieu ; le mouvement ne se fait plus seulement ou surtout par des productions filiatives, mais pat des communications transversalesentre populations hétérogénes. Devenir est un rhizome, ce n'est pas un arbre classificatoire ni généalogique.Devenir n'est certainement pas imiter, ni s'identifier ; ce n'est pas non plus régresser-progresser ; ce n'est pas non plus correspondre, instaurer des rapports correspondants ; ce n'est pas non plus produire, produire une filiation, produire par fiIiation. Devenir est un verbe aya;nt toute sa consistance ; il ne se raméne pas, et ne nous améne pas á <<paraitre >>, ni < éme )>,fli <<équivaloir >>,Di <( produire >>. Dans un devenir-animal, on a Souuenir d'un sorcier, I. toujours afrake á une meute, á une bande, á une population, á un peuplement, bref á une multiplicité. Nous, sorciers, nous le savons de tout temps. Il se peut que d'aures instances,d'ailleurs ués difiérentes enme elles, aient une autre considérationde l'animal : on peut retenir ou extraire de I'animal certains catactéres, espéceset genres, formes et fonctions, etc. La société et l'Etat ont besoin de caractéresanimaux pour classerles hommes ; I'histoire naturelle et la science ont besoin de caractéres,pour classerles animaux eux-mémes.Le sérialismeet le sructuralisme tantót tantót graduent des caractéresd'aprés leurs ressemblances, les ordonnent d'aprés leurs difiérences. Les caractéresanimaux peuvent éme mythiques ou scientifiques.Mais nous, nous ne nous intéressonspas aux catactéres,nous nous intéressonsaux modes d'expansion, de propagation, d'occupation, de contagion, de peu2 92
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plement. Je suis légion. Fascinationde l'bomme aux loups devant plusieurs loups_qui le regardent.Qu'est-ceque serait un ioup tout seul ? et une baleine, un pou, un rat, une mouche ? Beliébuth est le diable, mais le diable comme maitre des mouches. Le loup n'est pas d'abord un caractére ou un certain nombre de c_aractéres, c'est un lupulement. Le pou est un poululement...,etc. Qu'est-cequ'gn cri indépendammentde la population qu'il appelle o.u qu'il prend.á témoin.? Virginia \Woolf ne se vit pas comme un s_lnge ou un poisson,mais comme une charretéede singes,un banc de poissons, suivant un rapport de devenir variable avec les personnes qu'elle approche. Nous ne voulons pas dire que certains animaux vivent en meutes ; nous ne voulons pas entref dans de ridicules classificationsévolutionnistesá la Loréntz, oü il y. avait des meutes inférieures et des sociétéssupérieures.Nous disons que tout animal est d'abord une bande, une meute. Qu'il a ses modes de meute, plutót que des caractéres,méme s'il y a lieu de faire des distinctions i I'intérieur de ces modes. C'esi lá le point oü l'homme a afr"afteavec I'animal. Nous ne devenons pas animal sans une fascination pour la meute, pour la multiplicité. Fascination du dehors ? Ou bien la multiplicité qui nous fascine est-elle déjá en rapport avec une multiplicité qui nous habite au-dedans? Dans son chef-d'ceuvre,Démons et méraeilles, Lovemaft raconte l'histoire de Randolph Carter, qui sent son <<moi > vaciller, et qui connait une peur plus grande que celle de I'anéantissement: <<des carter, de-formé á la fois humaine et non humaine, vertébrée et invertébrée,animale et végétale,douée de conscienceet privée de conscience,et méme des Cártet n'ayant rien de commun avec la vie tenesue, sur des arriére-plansde planétes,de galaxieset de systémesappartenant á d'autrls continuums cosmiques.(...) S'enfoncer dans le néant ouvre un oubli paisible, mais étre conscient de son existence et savoir pourtant que I'on n'est plus un étre défini distinct des autes étres >>, ni distinct de tous ces devenirs qui nous traversent, < voilá le sommet indicible de l'épouvante et de I'agonie >. Hofmannsthal, ou plutót lord Chandos,tombe en fascination devant un < qui agonisent, et c'est en lui, á travers lui, dans les intersticesde son moi bouleversé,que <>: non pas pitié, mais participation contre nature T. Alors nait en lui l'étange impératif : ou bien cesser d'écrire, ou écrire comme un rat... Si l'écrivain est un sorcier, c'est parce qu'écrire est un devenir, écrire est traversé d'étranges devenirs qui ne sont pas des devenirs-écrivain, . 7. Hugo von Hofmannsthal, Lettres du uoyageurd son retour, Mercure de France.
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mais des devenirs-rat,des devenirs-insecte,des devenirs-loup,etc. Il faudra dire pourquoi. Beaucoup de suicides d'écrivainJ s'expliquent par ces participations contre nature, ces noces contre nature. L'écrivain est un sorcier parce qu'il vit l'animal comme la seule population devant laquelle il eit responsableen droit. T..epréromantique allemand Moritz se sent responsable,non pas des veaux qui meurent, mais devant les veaux qui meurent et qui lui donnent l'incroyable sentiment d'une Nature inconnue - I'aflect8. Cat l'afréct n'est pas un sentiment personnel,ce n'est pas non plus un caractére, c'est I'efiectuation d'une puissance de meute, qui souléve et fait vaciller le moi. Qui n'a connu la violence de ces séquencesanimales, qui I'amachent á I'humanité ne serait-cequ'un instant, et lui font gratter son pain comme un rongeur ou lui donnent les yeux jaunes d'un félin ? Terrible involution qui nous appelle vers des devenirs inouis. Ce ne sont pas des régressions,bien que des fragments de régression, des séquencesde régressions'y joignent. Il faudrait méme distinguer trois sortes d'animaux : les anímaux individués, familiers familiaux, sentimentaux, les animaux adipiens, de petite histoire, ceux-lá nous invitent á régresser, nous entralnent dans une contemplation narcissique,et la psychanalysene comprend que ces animaux-lá, pour mieux découvrir sous eux I'image d'un papa, d'une maman, d'un jeune frére (quand la psychanalyse parle des animaux, les animaux apprennent á rire) : tous ceux qui aiment les cbats, les chiens, sont des cons. Et puis il y aurait une seconde sorte, les animaux á caractéreou attribut, les animaux de genre, de classificationou d'Etat, tels que les grands mythes divins les traitent, pour en exmaire des séries ou des structures, des archétypesou des modéles (J.rng est quand méme plus profond que Freud). Enfin, il y await des animaux davantage démoniaques,á meutes et affects, et qui font multiplicité, devenir, population, conte... Ou bien, une fois de plus, n'est-ce pas tous les animaux qui peuvent étre traités des tois faEons? Il y aura toujours possibilité qu'un animal quelconque,pou, guépard ou éléphant, soit traité comme un animal familier, ma petite béte á moi. Et, á l'auue extréme, tout animal aussi peut étre traité sur le mode de la meute et du pullulement, qui nous convient á nous, sorciers. Méme le chat, méme le chien... Et que le berger, ou le meneur, le diable, ait son animal préféré dans la meute, ce n'est certes pas de la méme faEon que tout á l'heure. Oui, tout animal est ou peut étre une meute, mais 8. Cf. J.C. Bailly, La légende dispersée,anthologie du romantisne allemand, 10-18,pp. 3643.
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d'aprés- des degrés de vocation variable, qui rendent plus ou moins facile la découverte de multiplicité, de teneur en multiplicité, qu'il contient actuellement ou virtuellement suivant les 9as. Bancs, bandes, troupeaux, populations ne sont pas des formes socialesinférieures, ce soni des affects et des prrirsances, des involutions, qui prennent tout animal dans un dévenir non moins puissant que celui de l'homme avec l'animal. J.Lr Borges,.auteur renommé pour son excés de culture, a au moins raté deux livres, dont séuls les titres étaient beaux : d'abord une Histoire de I'infamie uniuerselle, patce qu'il n'a pas vu la difiérence élémentaire que les sorciers fónt .nti. la richerie et la trahison (et déjá les devenirs-animauxsont lá,'Manuel forcément du cóté de la rahison). une secondefois, dans son de zoologie fantastique, oü non seulement il se fait du mythe une image composite et fade, mais il élimine tous les probiémes de mggtg¿ etr pour I'homme, de devenir-animal coriespondant I < Délibérément, nous excluons de ce manuel les légenáessur les transformationsde l'étre humain, le liboson, le loup-garou, erc. >> Borges ne s'intéresse qu'aux caractéres,méme lei plus fantastiques, t¿ndis que les sorciers savent que les loups-garoussont des bandes,les vampires aussi, et que cés bander ré tirnrforment les unes dans les autres. Mais juslement, qu'est-ce que Ea veut dire, I'animal comme bande ou meute ? Est-ce qt/une- bande n'implique pas une filiation qui nous raménerait á la-reproduction de certains caractéres? Comment concevoir un peuplehent, une propagation, un devenir, sans filiation ni production héréditaire? Une multiplicité sans unité d'un ancétre? C'est trés simple et tout le monde le sait, bien qu'on n'en parle qu'en secret. Nous opposons l'épidémie á la filiation, la contagion á l'hérédité, le peuplement-par_contagioná la reproduction sexuée,á la proáuction sexuelle. Les bandes, humaines et animales, prolifér"nt avec les contagions, les épidémies, les champs de bataille et les c¿tastrophes.C'est comme les hybrides, stériles eux-mémes,nés d'une union sexuelle qui ne se reproduira pas, mais qui tó.o-mence chaque fois, gagnant autant de terrain. Les participations, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui travérse lei régnes. La-propagation par épidémie, par contagion, rld rien á voir avec la filiation par hérédité, méme si les derr* thémes se mélangentet ont besoin I'un de I'autre. Le vampire ne filiationne pas, il contagionne.La différenceest que la contagion, l'épidémie met en jeu des termes tout á fait hététogénes : par exemple un homme, un animal et une bactérie, un virus, une molé..ri., .rn micro-organisme.Ou, comme pour la truffe, un arbre, une mouche et un cochon. Des combinaisonsqui ne sont ni génétiquesni sttucturales, des inter-régnes, des párticipations contre nature,
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mais la Nature ne procéde qu'ainsi, contre elle-méme. Nous sommes loin de la production filiative, de la reproduction héréditaire, qui ne retient comme différencesqu'une simple dualité de sexes au sein d'une méme espéce,et de petites modifications le long des générations.Pour nous, au contraire, il y a autant de sexes que de termes en symbiose, autant de difiérences que d'élémentsintervenant dans un procés de contagion. Nous savons qu'entre un homme et une femme beaucoup d'éffes passent,qui viennent d'autres mondes, apportés par le vent, qui font rhizome autour des racines,et ne se laissentpas comprendre en termes de production, mais seulement de devenir. L'Univers ne fonctionne pas par filiation. Nous disons donc seulement que les animaux sont des meutes, et que les meutes se forment, se développent et se ffansforment par contagion. Ces multiplicités á termes hétérogénes,et á co-fonctionnement de contagion, entrent dans certains agencements,et c'est lá que l'homme opére ses devenirs-animaux.Mais, justement, oo ne confondra pas ces sombres agencements,qui remuent en nous le plus profond, avec des organisationscomme I'institution familiale et l'appareil d'Etat. Nous pourrions citer les sociétés de chasse,les sociétés de gueme, les sociétés secrétes,les sociétés de crime, etc. Les devenirs-animauxleur appartiennent. On n'y cherchera pas des régimes de filiation de type familial, ni des modes de classificationet d'attribution de type étatique ou préétatique, ni méme des établissementssériels de type religieux. Malgré les apparenceset les confusions possibles, les mythes n'ont lá ni temain d'origine ni point d'application. Ce sont des contes, ou des récits et énoncésde devenir. Aussi est-il absurde de hiérarchiser les collectivités méme animales du point de vue d'un évolutionnisme de fantaisie oü les meutes seraient au plus bas, et feraient place ensuite á des sociétésfamiliales et étatiques. Au contaire, il y a difiérence de nature, et l'origine des meutes est tout autre que celle des familles et des Etats, ne cessantde les travailler en dessous,de les ttoubler du dehors, avec d'autres formes de contenu, d'autres formes d'expression. La meute est á la fois téalité animale, et réalité du devenir-animal de I'homme ; la contagion est á la fois peuplement animal, et propagation du peuplementanimal de I'homme.La machine de chasse,la machine de guerre, la machine de crime enffainent toutes sortes de devenirs-animaux qui ne s'énoncentpas dans le mythe, encore moins dans le totémisrue. Dumézil a montré comment de tels devenirs appartenaient essentiellementá l'homme de guerre, mais pour autant qu?il était extérieur aux familles et aux Etats, pour autant qu'il bouleversait les filiations et les classifications.La machine de guerre est toujours extérieure á l'Etat, méme quand I'Etat 296
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s'en sert, et se l'approprie. L'homme de guene a tout un devenir qui implique multiplicité, célérité, ubiquité, métamorphose et trahison, puissanced'afiect. Les hommes-loups,les hommes-ours, les hommes-fauves,les hommes de toute animalité, confréries sectétes,animent les champs de bataille. Mais aussi les meutes animales, qui servent aux hommes dans la bataille, ou qui la suivent et en tirent profit. Et tous ensemblerépandent la contagion e. Il y a un ensemblecomplexe, devenir-animalde I'homme, meutes d'animaux, éléphantset fats, vents et tempétes,bactéries qui sément_la contagion. Une seule et méme Furór. La guerre a comporté des séquenceszoologiques, avant de se faire 6actériologique. C'est lá _queles loups-garousproliférent, et les vampires, avec la guerre, .la famine et l'épidémie. N'importe quel uñimui peut étre pris dans ces meutes, et dans les dévenirs-correspondants ; on a vu des chats sur les champs de bataille, et rrÉme f_airepartie des armées. C'est pourquoi il faut moins distinguer des sortes d'animaux que des états difiérents suivant qu'ils i'intégrent dans des institutions familiales, dans des appareils d'Etat, -d'écriture, dans des machines de guerre, etc. (et la machine ou la machine musicale, quel rapport ont-elles avec des devenirsanimaux?). souuenirs d'un sorcier, II. - None premier principe disait : meute et contagion, contagion de meute, c'est -par lá que passe le devenir-animal. Mais un second principe semble- dire le contraire : partout oü il y a multiplicité, vous rouverez aussi un individu exceptionnel, et c'est avec lui qu'il faudra faire allianc.e pogr devenir-animal. Pas de loup toút seul peut-éme, mais il y a le chef de bande, le maire de meute, ou bieñ I'ancien chef destitué qui vit maintenant tour seul, iI y a le Solitaire, ou encore íI y a le Démon. \X/illard a son préf&é,le rat Ben, et ne 9. Sur l'homme de _guerre,sa position extrinséque par rapport á l,Etat, á- la famille, á la religion, sur les devenirs-aniniaux,les áivenirs-fauves dans lesquels il entre, éf. Dumézil, notamment Mwhás et dieux des Germains; Horace et les curiaces; Heur et rnalheui du guenier ; Mythe et épopée,t. II. on se reportera aussi aux études sur les-sociétés'd'hómmesléopards,-etc.,,enAfrique noire : il est probable que ces sociétésont leur origine_dans les confréries guerriéres. Mais, dans la mesure oü l'Etat colonial interdit les guerres tribales, elles se' transforment en sociétésde crim-e,tout en gatdant leur importance politique et territoriale. Une des meilleures études á ce sujet esr P. E. Joset, Les sociétés seuétes des hommes-léopardsen Afriqu'e noire,, Payot.' Les' devenirs-animauxp.opt.r á ces gr_oupes nous semblent trés difiérents des rapports symboliqueshómmeanimal tels. qu'ils apparaissentdans les appareils d'Etát, maij aussi dans les institutions préétatiques du type totémisme. Lévi-Stiaussmonre bien comment le totémisme implique déjá une sorte d'embryon d'Etat, dans la mesureoü il déborde les frontiéres uibales (La penséesáuuage,pp.'220 sq.).
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devient-rat qu'en rapport avec lui, dans une sorte d'alliance d'amour, puii de haine. Tout Moby Dick est un des plus grands chefs-d'euvre de devenir ; le capitaine Achab a un devenirbaleine irrésistible, mais justement qui contourne la meute ou le banc, et passe directement pat une alliance monstrueuse avec I'Unique, avec le Léviathan, Moby Dick. Il y a toujo-urs pacte uu.. ür démon, et le démon apparuit tantdt comme chef de la bande, tantdt comme Solitaire á c6té de la bande, tantót comme Puissance supérieure de la bande. L'individu exceptionnel a beaucoup de positions possibles.Kafka, encote un grand auteuf des devénirs-ánimauxréels, chante le peuple des souris ; mais Joséphine, la souris cantatfice, a tant6f une position privilégiée áunr la bande, tantót une position hors bande, tantót glisse et se perd anonyme dans les énoncés collectifs de la bande. B.ref, iout Animal a son Anomal. Entendons : tout animal pris dans sa meute ou sa multiplicité a son anomal. On a pu remarquer que le mot <>,adjectif tombé en désuétude,avait_une origine trés difiérente de <>: a-normal, adiectif latin sani substantif, qualifie ce qui n'a pas de régle ou ce qui contredit la régle, tandis qt" ,, an-ómalie i>, substantif grec qui a per{u ton ud¡..tif, désigne f inégal, le rugueux, I'asp-éúté,la pointe de déterritorialisation10.L'anormal ne peut se définir qu'en fonction de caractéres,spécifiquesou génériques; mais l'anomal est une position ou un énsemblede pósitions par rapport )- une multiplitité. L.r sorciers se servent donc du- vieil adiectif < pour situer les positions de I'individu exceptionneldans la meute. C'.rt toujours ane. I'Anomal, Moby Dick ou Joséphine, qu'on fait alliance pour devenir-animal. On dirait bien qu'il y ^ contadiction : entre la meute et le solitaire ; entfe la contagion de masseet I'alliance préférentielle; ente la multiplicité pure et I'individu exceptionnel; entre I'ensemble aléatoire et le choix prédestiné. Et la conradiction est réelle : Achab ne choisit pas Moby Dick, dans ce choix qui le dépasseet qui vient d'ailleurs, sans rompre avec la loi des baleiniers qui veut qu'on doive d'abord poursuivre la meute. Pen' thésiléé brise la-loi de la meute, meute de femmes, meute de chiennes, quand elle choisit Achille comme ennemi ptéf&é. Et pourtant ctest par ce choix anomal que chacun enme dans son áevenir-animal,-devenir-chiende Penthésilée, devenir-baleinedu capitaine Achab. Nous, sorciers,nous savonsbien que-les contradictions sont réelles, mais que les conradictions réelles ne sont que pouf rire. Car toute la question est : quelle est la nature de 10. Cf. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, P. U. F., pp. 81-82.
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I'anomal, au iuste ?.quelle fonction a-t-il par rapport á la bande, á la meute ? C'est éüdent que I'anomal ri'est pái ,i*pl;;;; ;; individu exceptionnel, ce q;i le raménerait á I'animal ru-iriui ou familier, edipianisé -á -la maniére de la psychanalyse,I'image d.epére..., etc. Pogr Achab, Moby Dick n'esi l. p.fit iur .o--. ,!?t.ou le petit chien d'une vieille dame qri l. distingue ét le chérit. Pour Lawrence, le devenir-tortue dans lequel il éntre n'a rien á voir avec un rapport sentimental et domesiique. Lawrence á son tour fait partie_des écrivains qui nous fonf probléme et admiration, parce qu'ils ont su lier lelr écriture á des devenirsanimaux réels inouis. Mais justement on objecte á Larvrence i <>Et il répond : c'est possible, mais mon devenir l'est, mon devenir est réel-,méme et surtout si v.ous ne_pouvez pas ,en juger, parce que vous étes de petits chiens domestiqués...1r. L'anomál, l'élément préférentiel il i; meute, n'a rien á voir avec l'individu préféié, domestique et psychanalytique.Mais I'anomal n'est pas'plus ún po.t."r d'"rp,9.., qui ,présenterait les caractéres,spécifiques.t génériq.r.r a I'état Ie plus pur, modéle ou exemplaire unique, perTection typique incarnée,-terme éminent d'une série, o.t- rupport d',rn. córrespondanceabsolument harmonieuse.L'anomal d.rt ni individu ni espéce,il ne porte que des affects,et ne comporte ni sentiments familiers ou subjectivés,ni caractéresspécifiqü.r o,r significatifs. Aussi bien les tendressesque les classifiiationshumaine"slui sont étrangéres. T..ovecraftappelle outsider cette chose ou entité, la cho-se, qui amive_et d?pussepar le bord, linéaire .t po"rtutri multiple, s'étendant comme une maladie infectieuse, cette Írotr.,rr runé nom )>. Ni individu ni espéce,qu'est-ce que l'anomal ? c'est un phé-bordure. noméne, mais u¡ Voilá notre hvpo.pfré¡oménq de thése ; une multipliiité se définit, non pas par les ¿l¿ments'ü,ri la compose¡t en extension,ni_par_les caüctéies qui lu .oÁporJni en compréhension,mais par lés lignes _et les dimensions qu'elle comporte en <( intension rgul gn aioutez ou en reffanchez, vous changezde multiplicité. D'oü l'existence d'une bordure suivanr chaqrie multiplicité, qui '1,é*n'est nullement un cextre, mais 7a ligne .nu.loppanie o" uéme dimension en fonction de laquelle on p."t compter les autres, toutes celles qui constituent la me.rti a tel irro-.nt 11. D'H. Lawrencsj. .1 Je suis fatigué-d'entendredire qu'il n'y a pas 'ordi"ái., je,tels. animaux.(...) si.-je--suisune gTrafe,et les Ánglu¡r iui écrrventsur moi de gentils chiensbien élevés.tout est lá, les animau* ,ont difié¡ents..(...)V_ousne m'aimez pas,vous détest"r inrtinttivement l,anir*i que je suis >>(Lettres cboisies,Plon, t. II, p. 237).
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(au-delá, la multiplicité changerait de nature). C'est ce que le capitaine Achab dit á son second : je n'ai aucune histoire personnelle avec Moby Dick, aucune vengeance á tirer, pas plus qu'un mythe á dévider, mais j'ai un devenir ! Moby Dick n'est ni un individu ni un genre, c'est la bordure, et il faut que je la frappe, pour atteindre toute la meute, pour atteindre á toute la meute, et passerá travers. Les élémentsde la meute ne sont que des <<mannequins >>imaginaires, les caractéresde la meute ne sont que des entités symboliques, seule compte la bordure - I'anomal. tout prés de moi rr, l. mur blanc, <<parfois je crois qu'au-delá il n'y a tien, mais tant pis ! >>Si I'anomal est ainsi la bordure, on peut mieux comprendre ses diverses positions par rapport A la meute ou multiplicité qu'elle borde, et les diverses positions d'un Moi fasciné. On peut méme faire une classificaiion des meutes sans retomber dans les piéges d'un évolutionnisme qui n'y vetrait qu'un stade collectif inférieur (au lieu de considérer les agencementsparticuliers qu'elles mettent en jeu). De toute faEon, il y aura bordure de meute, et position anomale, chaque fois que, dans un espace,un animal se trouvera sur la ligne ou en train de tracer la ligne par rapport á laquelle tous les autres membres de la meute sont dans une moitié, gauche ou droite : position périphérique, qui fait qu'on ne sait plus si I'anomal est encore dans la bande, déjá hors de la bande, ou á la frontiére mouvante de la bande. Mais tantdt c'est chaque animal qui atteint cette ligne ou occupe cette position dynamique, comme dans une meute de moustiques oü <. Tantót c'est un animal précis qui trace et occupe la bordure, en tant que chef de meute. Tantót encore la bordure est définie, ou redoublée par un étre d'une autre nature, qui n'appartient plus á la meute, ou ne lui a jamais appartenu, et qui représente une puissance d'un autre ordre, agissant éventuellement comme menace aussi bien que comme enffaineur, outsider..., etc. En tout cas, il n'y a pas de bande sans ce phénoméne de bordure, ou anomal. Il est vrai que les bandes sont minées aussi par des forces trés difiérentes qui instaurent en elles des centres intérieurs de type conjugal et familial, ou de type étatique, et qui les font passerá une tout autre forme de sociabilité, remplaEant les afiects de meute par 12. René Thom, Stabilité structurelle et morphogenlse,Ed. W. A. Benjamin, p. 3L9.
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des sentiments de famille ou des intelligibilités d'Et at. Le centre, ou les rous noirs internes, prennent l-e rdle principal. C'est lá que I'évolutionnisme peut voir un progrés, dans cette aventure qui arrive _aussi aux bandes humaines q.tand elles reconstituent un familialisme de groupe, ou méme un autoritarisme, un fascisme de meute. Les sorciersont toujours eu la position anomale,á la frontiére des champs ou des bois. Ils hantent les lisiét.r. lír ,ont .n ¡árd}t.. du village,. ou entre deux villages. L'important, c'est leur affrnité avec I'alliance, avec le pu.te, qui leui donne un statut gpposé á celui de la filiation. Avec I'anómal, le rapport est d,alliance. Le sorcier est dans un rapport d'ailíance áuec l. démon comme.puissancede I'anomal. Les anciensthéologiensont nettement distingué deux sorres de malédiction qui !'exerEaient sur la sexualité. La premiére concernela sexualité .omrn. procés de filiation sous lequel elle rransmet le péché originel.'Mrit iu seconde la concerne comme pu,issanced'ailiance, "et inspire des unions illicites ou des amourJ abominables: elle'difiére i'autant plus.de la premiére qu'elle tend á empécherla procréation, et que le démon, n'ayant pás lui-méme le póuvoir de procéer, doit patser par des moyens indirects (ainsi, étre le succubefemeile d'un homme p-our devenir I'incube mále d'une femme á laquelle il transmet la semencedu premier). Il est vrai que I'allianie et la filiation entrent dals _des-rapportsréglés par lei lois de mariage, *et mais méme alors l'alliance garde une puirrunc. dangereure -l.r contagieuse. Leach a pu montrer que., malgré .*..p-le toutes ttop g"i semblent démentir cette régle, sorcier appartient p'abo¡{. á un groupe - qui n'est uni qué par alliance ¿ célui sur lequel-il exerce_ son efficace : ainsi, dáns ún groupe matrilinéafue, c'est du cóté du pére que le sorcier ou la JorciÉre doivent étré cherchés.Et il y a toute une évolution de la sorcellerie suivant que le rapport d'alliance acqgiert une permanence ou prend une valeur politique 13.Il.ne suffit pas de ressemblerá un loup, ou de vivre comme un_loup, po.ri produire des loups-grro.rr^á..r, sa propre famille : il faut que le pacte avec le di;blé se double d'une alliance avec une autie famille, et c'est le retour de cette alliance dans \a premiére famille, la réaction de cette alliance sur la premiére famille, Qg! produit des loups-garouscomme par un eflet de feed-back. Un beau conte á'Elckmann-Chatrian. Hugues le loup, recueille les uaditions sur cette situation .ornplexe. _ Ngus voyons fondre de plus en plus la contradiction entre les deux thémes<(contagionavec l'animal comme meute >, <<pacte
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avec I'anomal comme éme exceptionnel >>.Leach peut A bon droit réunir les deux concepts d'alliance et de contagion, pacte-épidémie ; analysantla sorcelleriekachin, il écrit : <'L'influence maléfique est censéeére transmise par la nourriture que la femme prépare (...). La sorcelleriekachin est contagieusePlutót qu'héréáitáire, (...) elle est associéeá I'alliance, non á la descendance.>> L'alliance ou le pacte sont la forme d'expression,pour une_infection ou une épiáémie qui sont forme de contenu. Dans la sorcellerie, le sang est de contagion et d'alliance. On dira qu'un devenir-animal ést afrafte de sorcellerie, 1) parce qu'il implique d'alliance avec un démon ; 2) parce que. ce un premier rapport ^Ia fonction de bordure d'une meute animale dans démon exefce laquelle I'homme passeou devient, pat contagion ; 3) parce que ce-devenir implique lui-méme une second alliance, avec un autre groupe humain ; 4) parce que cette nouvelle bordure entre les á",r* groupes guide la contagion de I'animal et de I'homme au sein dé la meuie. Tl y a toute une politique des devenirs-animaux, comme une politique de la sorcellerie : cette politique s'élabore dans des agenceméntsqui ne sont ni ceux de la famille_,ni ceux de la religion, ni ceur de I'Etat. Ils exprimeraient plutót des groupes Ñnoritaires, ou opprimés, ou interdits, ou- révoltés, -ou io.rjó,rrs en bordure des institutions reconnues, ^d'a¡rtagt plus secíets qu'ils sont exminséques,bref anomiques. Si le deveniranimal prend la forme de la Tentation, et de monstfes suscités dans I'imagination par le démon, c'est parce qu'il s'accompagne, dans ses oiiginet cómme dans son enffepfise, d'une rupture..avec les institutio.-nscentrales, établies ou qui cherchent á s'établir. Citons péle-méle,non pas comme mélangesá faire, mais_plutót comme cás difiérents á étudier : les devenirs-animaux dans la machine de guere, hommes-fauvesde toutes sortes, mais justement la macñine de guerre vient du dehors, extrinséque á I'Etat qui tfaite le guerriei comme puissance anomale; les devenirsánimaux dans"les sociétés de órime, hommes-léopards,hommescaimans,quand I'Etat interdit les guerres locales et tribales ; les devenirs-añi-an* dans les groupes d'émeute, quand l'Eglise et I'Etat se trouvent devant des mouvements paysans avec composante sorciére,et qu'ils vont réprimer en instaurant tout un systéme de tribunal ét de droit propre á dénoncer les pactes.avec le démon ; les devenirs-animauxdans les groupes d'ascése,l'anachoréte brouteur, ou béte fauve, mais la machine d'ascéseest en position anomale, en ligne de fuite, á cóté de l'Frglise, -et ; les conteste sa prétention á i'ériger en institution impé_riale.la devenirs-animauxdans les soéiétésd'initiation sexuelle du type 14. Cf. JacquesLacarriére, Les bommes iares de Dieu, Fayard.
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se réclament d'une Alliance supérieure et extérieure a i,ordr! d'.t familles,-tandif que les families auronr á conquérir conme eux le droit de régler leurs propres alliances,de les déterminer d'aprés des rapp.ortsde descendancecomplémentaire,et de domestiquer cette puissancedéchainéede l'alliance ls. Alors, bien sür, la politique des devenirs-animauxreste extrémement ambigué. Car les sociétésméme primitives ne cesseront de s'apprlprier ces devenirs pour les cassér,et les réduire á des rapports de correspondancetotémique ou symbolique. Les Etats ne cesseront de s'approprier la machine dé guerré,'deveni;, sous forme d'armées nationales qui limitent émoitemeni les ¡; guerier. L'Eglise ne cesserade brüler les sorciers, ou bien de réintégrer les anachorétesdans I'image adoucie d'une série de saints.qui. n'ont. plus_ave9 I'alimal qu'un rapport étrangement famllier, domestique-.Les Familles ne c.*eront^d. conjurár l,Allié démoniaque qui les ronge, pour régler entre elles lei alliances convenables.On verra les sorciers servir les chefs, se metÚe au servicedu despoti-sme,_faire une contre-sorcelleried'exorcisme, passerdu cóté de la famille et de la descendance. Mais aussi bien. 15. Pierre Gordo! (Linitiation sexuelleet I'éaolution religieuse,p.U.F.) a étudié le róle des hommes-animaux dans les rites de" < áegoi^ti"Á sacrée >>.Ces hommes-animauximposent une alliance rituelle r"" gao"p., de fili¿tion, appartiennent eux-mémesá des confréries extérieur.r"o.,'.r, bordure, et sont maitres de la contagion, de l'épidémie. Gordon analyse la réaction des villages er des cités q"uaná ils en'trent .r trif. .ór;;;-'.;; hommes-animaux,pour conquérir le droit d'opérer leurs propres initiations et de régler leurs alliances sur leurs filiations respectiveslainsi la lutte c-ontre_ le dragon). - Méme théme, par exemple, pour ... i'lro-*ih;é;; dans la tradition soudanaise,r -(.f. G. calame-Griaule et z. Ligers, in L'homme-, mai 196r) :.1'homme-hyénevit en bordure du ó1i-á'"t1. "méme deux villages., et surveille les deúx directions. u" lr¿ros,"itt.g., ou deux héros dont chacun a sa francéedans le village de I'autre,'triompheront de l'homme-animal. C'est comme s'il fallait diiinguer á.ui étrtr^trés difiérents de l'alliance: une alliance démoniqug, q-ui r'impot. á, ¿irrorr,-.1 qui impose sa loi á toutes les filiations (ailiarrce forcée l. -á"Jt*, avec I'homme-animal); pgj_s une alliance consentie, qui "u.i se conforme - áú contraire á la loi des filiations, lorsque 'p-pr.,les hommés a., uitt"gé, ont . vaincu lé monstre et orgg.qisenr-leurs '.ñi;;r. i; q;;;i;" A l'inceste peut.en étre moáifiée. car il nt zuffit pas ae jir.-d.-ii;;rJ; de I'inceste vient des exigencespositives de l'aliiance en eénéral. Ir-v-á plutót gne allianceqPi estlellement étrangéreá la filiatio",,EiG-."t t"iif. á la frliation, . qu'elle prend nécessairemlnt position d,ínceste (lhñ;;a.nimalest toujours-en rappot avec I'inceste).^La secondealliancel;;ilí I'inceste._p?lge qu'elle ne peur se subordonner aux droits de la ntiu¡ó" qu'en s'établissantpré.cisémententre filiations distinctes. L'inceste apparuit deux fois,_comme pui.ssancemonstrueusede I'allianie quand ..x.-ii -nli.iü, *verse. la .fliation, mais aussi comme puissance prohibée Já já -tig"¿; celle-ci ggald se subordonne l'alliance er doit la ventiler- eni;. distinctes.
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MILLE PLATEAUX ce sera la mort du sorcier, comme celle du devenir. On verra le devenir accoucher seulement d'un gros chien domestique, comme dans la damnation de Miller (< mieux valait simuler, f.afte Ia béte, le chien par exemple, attraper l'os qu'on me jetterait de temps á aume rr) ou celle de Fitzgerald (<<j'essaieraid'éue un animal aussi correct que possible, et si vous me jetez un os avec assezde viande dessus,je serai peut-étre méme capable de vous lécher la main >>).Renverser la formule de Faust : c'était donc Ea, la forme de I'Etudiant ambulant ? un simple barbet ! Souuenirs d'un sorcier, III. Il ne faut pas attacher aux devenirs-animaux une importance exclusive. Cé seraient plutót des segments occupant une région médiane. En deEá, I'oñ rencontre des devenirs-femme, des devenirs-enfant (peut-étre le devenir-femme posséde sur tous les autres un pouvoir introductif particulier, et c'est moins la femme qui est sorciére, que la sorcellerie,gui passe par ce devenir-femme).Au-delá encore, on trouve des devenirs-élémentaires, cellulaires, moléculaires, et méme des devenirs-imperceptibles.Vers quel néant le balai des sorciéresles entraine-t-il ? Et oü Moby Dick entraine-t-elle Achab aussi silencieusement? Lovecraft fait que son héros traverse d'éranges animaux, mais enfin pénétre dans les ultimes régions d'un Continuum habité d'ondes innommables et de particules introuvables. La science-fictiona toute une évolution qui la fait passer des devenirs animaux, végétaux ou minéraux, á des devenirs de bactéries, de virus, de molécules et d'imperceptibles 1ó. Le contenu proprement musical de la musique est parcouru de devenirs-femme,devenirs-enfant,devenirs-animal,mais, sous toutes sortesd'influencesqui concernentaussiles instruments,tend de plus en plus á devenir moléculaire, dans une sorte de clapotement cosmique oü l'inaudible se fait entendre, I'imperceptible apparuit comme tel : non plus I'oiseau chanteur, mais la molécule sonore. Si l'expérimentation de drogue a marqué tout le monde, méme les non-drogués,c'est en changeant les coordonnéesperceptives de l'espace-teñpS,et en nous faisant entrer dans un univers de micro-perceptions oü les devenirs moléculaires prennent le relais des devenirs animaux. Les livres de Castaneda montre bien cette évolution, ou plutdt cette involution, oü les affects d'un devenir-chien par exemple sont relayés p^r ceux d'un devenir-moléculaire,micro-perceptionsde I'eau, de I'air, etc, Un homme s'avanceen chancelant d'une porte á une auffe, et disparait dans I'air : <
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sommes fluides, des étres lumineux faits de fibres 17>>.Tous les voyages dits initiatiques compoftent ces seuils et ces portes oü le devenir lui-méme devient, et oü l'on change de de'Jenir, suivant les étapes d'un voyage qui font varier les échelles,les formes et les cris. Des hurlements animaux jusqu'aux vagissementsdes éléments et des particules. Les meutes, les multiplicités ne cessentdonc de se ransformer les unes dans les autres, de passerles unes dans les autres. Les loups-garous une fois morts se transforment en vampires. Ce n'est pas étonnant, tant le devenir et la multiplicité sont une seule et méme chose. Une multiplicité ne se défrnit pas par ses :-léments,li par un centre d'unification ou de compréhension. Elle se définit par le nombre de ses dimensions; elle n. r. divise pas, elle ne perd ou ne gagne aucune dimension sans changer de nature. Et comme les variations de ses dimensions lui sont immanentes,iI reuient au méme de dire que chaque multipticité est déjá composéede termes hétérogénesán symbiose,ou qu'elle ne-cessepas de se translormer dans d'autres multipticités en enfilade, suiuant .reJ seuils et .res portes. C'est ainsi eü€, ch,ez l'Homme aux loups, Ia meute des loups devenait aussi essaim d'abeil.les,et encore champ d'anus, et óollection de petits trous et d'ulcérations fines (théme de la contagion) ; mais aussi bien, c'étaient tous ces éléments hétérogénesqui composaient <( Ia )> multiplicité de symbiose et de devenir. Si nouJ avons imaginé Ia posjtion d'un Moi fasciné, c'esr parce que la multiplicité vers laquelle il penche, á tout rompre, eit la continuation á'une autre multiplicité qui le travaille et le distend de I'intérieur. Si bien que le moi n'est qu'un seuil, une porte, un devenir entre deux multiplicités. Chaque multiplicité est définie ^enfilade par une bordure fonctionnant comme Anomal ; mais il y a une des bordur_ef , -une ligne continue de bordurcs-(fibre) d'aprés laquelle la multiplicité change. Et á chaque seuil ou porte, un nouveau pacte ? tlne fibre va d'un homme á un animáI, d'un homme ou d'un animal á des molécules,de molécules á des particules, j,rrqu'á l'imperceptible. Toute fibre est fibre d'Univérs. Une fibre en enfilade de bordures constitue une ligne de fuite ou de déterritorialisation. On voit que l'Anomal, 1'Outsider, a plusieurs fonctions : non seulemeni il borde chaque multiplicité dont il détermine, avec Ia dimension maximale provisoiñ, la stabilité temporaire ou locale ; non seulement il est la condition de I'alliance nécessaireau devenir ; mais il conduit les transformations de devenir ou les passagesde multiplicités toujours plus 17. Castenada, Histoires de pouuoir, Gallimard, p. l5j.
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loin sur la ligne de fuite. Moby Dick est la Muraille blanche qui borde la meute ; elle est aussi le Terme de l'alliance démoniaque; elle est enfin la terrible Ligne de pécbe elle-méme á extrémité libre, la ligne qui traverse le mur, et enraine le capitaine iusqu'oü ? au néant... L'erreur dont il faut se gardet, c'est de croire á une sorte d'ordre logique dans cette enfilade, ces passagesou ces transformations. Et c'est déjá trop de postuler un ordre qui irait de l'animal au végétal, puis aux molécules, aux particules. Chaque multiplicité est symbiotique, et réunit dans son devenir des animaux, des végétaux, des micro-organismes,des particules folles, toute une galaxie. Et il n'y a pas áavantaged'ordre logique préformé entre ces hétérogénes,entre les loups, les abeilles,les anus et les petites cicauices de l'Homme aux loups. Bien sür, la sorcellerie ne cesse pas de codifier certaines uansformations de devenirs. Prenons un roman plein de üaditions sorciéres,comme le Meneur de loups d'Alexandre Dumas : dans un premier pacte) l'homme des lisiéres obtient du diable la réalisation de ses souhaits, a condition qu'une méche de ses cheveux deviendra rouge á chaque fois. Nous sommes dans la multiplicité-cheveux, avec leur botdure. L'homme lui-méme s'installe en bordure des loups comme chef de meute. Puis, quand il n'a plus un seul cheveu humain, un second pacte le f.ait devenir-loup lui-méme, devenir sans fin, du moins en principe, puisqu'il n'est vulnérable qu'un jour par an. Entre la multiplicité-cheveux et la multiplicité-loups, nous savons bien qu'un ordre de ressemblance(rouge comme le poil d'un loup) peut toujours étre induit, mais reste trés secondaire (le loup de transformation sera noir, avec un poil blanc). En fait, il y a une premiére multiplicité-cheveux prise dans un devenirpoil rouge ; une seconde multiplicité-loups qui prend á son tour le devenir-animal de I'homme. Seuil et fibre enre les deux, symbiose ou passaged'hétérogénes.C'est ainsi que nous opérons, nous sotciers, non pas suivant un ordre logique, mais suivant des compatibilités ou des consistancesalogiques.La raison en est simple. C'est que personne,méme Dieu, ne peut dire d'avance si deux bordures s'enfileront ou feront fibre, si telle multiplicité passeraou non dans telle autre, ou déjá si tels éléments hétérogénesentreront en symbiose,feront une multiplicité consistanteou de co-fonctionnement,apte á transformation. Personne ne peut dire par oü passerala ligne de fuite : se laisserat-elle enliser pour retomber dans I'animal adipien de la famille, un simple Barbet ? ou bien tombera-t-elle dans I'aure danger, comme de tourner en ligne d'abolition, d'anéantissement, d'autodestruction, Achab, Achab... ? Nous savons trop les dangers de la ligne de fuite, et ses ambiguités.Les risques sont toujours pré306
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sents, Ia chance de s'en tirer toujours possible : c'est dans chaque cas qu'on dira si la ligne est consistante, c'est-á-dire si les hétérogénes fonctionnent efiectivement dans une multiplicité de symbiose,si les multiplicités se transforment efiectivement dans les devenirs de passage.Soit un exemple aussi simple que : x se met á refaire du piano... Est-ce un retour edipien á I'enfance ? Est-ce une maniére de mourir dans une sorte d'abolition sonore ? Est-ce une nouvelle bordure, comme une ligne active qui va entrainer d'autres devenirs, des devenirs tout autres que celui de devenir ou redevenir pianiste, et qui va induire une transformation de tous les agencementsprécédents dans lesquels x était prisonnier ? Une issue ? Un pacte avec le diable ? La schizoanalyseou la pragmatiquen'ont pas d'autre sens : faites rhizome, mais vous ne savezpas avec quoi vous pouvez fafue thizome, quelle tige souterraine va faire efiectivement rhizome, ou faire devenir, faire population dans vore désert. Expérimentez. C'est facile á dire ? Mais s'il n'y a pas d'ordre logique préformé des devenirs ou des multiplicités, il y a des critéres, et I'important est que ces critéres ne viennent pas aprés, qu'ils s'exercentau fur et á mesure,sur le moment, suffisantspouf nous guider parmi les dangers. Si les multiplicités se définissentet se ransforment par la bordure qui détermine chaque fois le nombre de leurs dimensinns,on conEoit la possibilité de les étaler sur un méme plan oü les bordures se suivent en raEant une ligne brisée. C'est donc seulementen apparencequ'un tel plan <> les dimensionsi cat il les recueille toutes á mesure que s'inscrit sur lui des multiplicités plates, et pourtant á dimensions croissantes ou décroissantes.C'est en termes grandioseset simplifiés que Lovecraft tente d'énoncer ce dernier mot de la sorcellerie : <>Loin de réduire á deux le nombre de dimensions des multiplicités, le plan de consistanceles recoupe toutes, en opére I'intersection pour faire coexister autant de multiplicités plates á dimensions quelconques. Le plan de consistance est
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I'intersection de toutes les formes concrétes.Aussi tous les devenirs, comme des dessins de sorciers, s'écrivent-ils sur ce plan de consistance,l'ultime Porte, oü ils touvent leur issue. Tel est le seul critére qui les empéchede s'enliser,ou de tourner au néant. La seule question est : un devenir va-t-il jusqueJá ? une mul' tiplicité peut-elle aplatit ainsi toutes ses dimensions conservées, comme une fleur qui garderait toute sa vie jusque dans sa sécheresse? Lawrence, dans son devenir-tortue, passe du dynamisme animal le plus obstiné á la pure géométrie abstraite des écailles et des dynamisme : il pousse le devenir-tortue jusqu'au plan de consistance 18. Tout devient imperceptible, tout est devenir-imperceptible sur le plan de consistance, mais c'est justement la que l'imperceptible est vu, entendu. C'est le Planoméne ou la Rhizosphére, Ie Critérium (et d'autres noms encore, suivant la croissancedes dimensions). Suivant n dimensions,on I'appelle Hypersphére,Mécanosphére.C'est la Figure absmaite,ou plutót, car elle n'a pas elle-méme de forme, la Machine abstraite, dont chaque agencementconcret est une multiplicité, un devenir, un segment,une vibration. Et elle, la section de tous. Les vagues sont les vibrations, les bordures mouvantes qui s'inscrivent comme altant d'abstractions sur le plan de consistance. Machine absttaite des vagues. Dans les Vagues, Virginia \üoolf qui sut faire de toute sa vie et de son cuvre un passage, un devenir, toutes sortes de devenirs entre áges, sexes,éléments et régnes, entreméle sept personnages,Bernard, Neville, Louis, Jinny, Rhoda, Suzanneet Perceval; mais chacun de ces personnages,avec son nom, son individualité, désigne une multiplicité (par exempleBernard et le banc de poissons); chacun est á la fois dans cette multiplicité et en bordure, et passe dans les aures. Perceval est comme l'ultime, enveloppant le plus grand nombre de dimensions.Mais ce n'est pas encore lui qui constitue le plan de consistance.Si Rhoda croit le voir se détachant sur la mer, non ce n'est pas lui, <. Chacun s'avancecomme une vague mais, sur le plan de consistance,c'est une seule et méme Vague abstraite dont la vibration se propage suívant la ligne de fuite ou de déterritorialisation qui parcourt tout le plan (chaque chapime du roman de Virginia \üoolf est précédé d'une méditation sur un aspect des vagues, sur une de leurs heures, sur un de leurs devenirs). 18. Cf. Lawrence, le premier et le deuxiéme poémes de Tortoises.
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Souuenirs d'un théologien La théologie est trés stricte sur le point suivant : il n'y a pas de loups-garons,l'homme ne peut -pas devenir animal. C'est qu'il n'y a pas de transformation des formes essentielles,celles-ci sont inaliénables et n'entretiennent que des rapports d'analogie.Le diable et la sorciére,et leur pacte, n'en sont pas moins réels, car il y a Éalité d'un mouuenent local proprement diabolique. La théologie distingue deux cas qui servent de modéle ) 1'Inquisition, le cas des compagnonsd'Ulysse et le cas des compagnons de Dioméde : vision lmaginaire, et sortilége. Taltót le sujet se croit ransformé en béte, for., beuf ou loup, et les observateurs le croient aussi ; mais il' y a Iá un mouvement local interne qui raméne les images ,.nríbI., vers I'imagination et les fait rebondir sur les sens-externes. Tantót Ie démon < des corps d'animaux réels, quitte á transporter les accident_set affects qui leur arrivent á á'auffes corps (par exemple, pe,rn"nt _u,nchat ou un loup, assuméspar le démon, -sur recevoir des blessures qui seront exactement reportées un c-orps humain 1e). C'est une maniére de dire q,r. l'homme ne devient pas réellement animal, mais qu'il y u cependantune réalité démoniaque du devenir-animaldé I'homme.^Aussi est-il certain que Ie démon opére des transports locaux de toutes sortes.Le diable est transporteur, il manspolte des humeurs, des affects ou TéT..-des corps,(l'Inquisition ne transige pas sur cette puissance du diable : le balai de la sorciére,on ., qn.-le diable t'emlorte >>). Mais ces transports ne franchissent ni la bamiére des^formes essentielles,ni celle des substancesou sujets. - Et_ puis il y un tout autre probléme,-du point de vue des lois de la nature, et qui ne coni.rne plus la áémonologie, mais l'alchimie et surtout la physique. C'esf celui des formes"accidentelles, distinctes des formes eisentielleset des sujets déterminés. car les formes accidentelles sont susceptibles de plus et de m-oins : plus ou moins charitable, et aussl plus ou moins blanc, plus ou moins chaud. Un degré de chaleur .it ,rne chaleur parfaitement individuée qui ne se confond pas avec la susbstancJou le 19. cf. le manuel d'Inquisition Le marteau des sorciéres,rééd. Plon : I,_-10 et II, 8. Le premier cas, le plus simple, renvoie aux compagnons d,'Ulysse,qui se croient et que l'on cioit changés'enporcs (ou le roi ñabuchodonosor,en beuf). Le second,casest pluJcompliqué:'les compagnons de Dioméde ne se croient pas changésen oiseaui, puisqu'ils sonf ñorts, mais les démons prennent des corps d'oiseaux qu'iló font passerpour ceux des compagnons.de Dioméde. La nécessité áe distingúer ce cas plus complexe s'explique pat les phénoménes de transferi d'affects : par exemple,un seigneurchasseurcoupe la patte d'un loup et, rentfant chez lui, trouve sa femme, qui n'est pourtant pas sortie, la main coupée; ou bien un homme frappe des chats, dont les blessuresse retrouvent exactement sur des femmes.
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suiet qui la reEoit. Un degré de chaleur peut se composer avec un degré de blanc, ou avec un autre degré de chaleur, pour former une roisiéme individualité unique qui ne se confond pas avec celle du sujet. Qu'est-ce que l'individualité d'un jour, d'une saison, ou d'un événement? Un jour plus court ou un jour plus long ne sont pas á proprement parler des extensions, mais des degréspropres á I'extension,tout comme 1l y a des degréspropres á la chaleur, á la couleur, etc. Une forme accidentellea donc une <>,constituée par ^utant d'individuations composables. Un degré, une intensité est un individu, Heccéité, qui se compose avec d'auües degrés, d'auttes intensités pour former un autre individu. Dira-t-on que cette latitude s'explique parce que le sujet participe plus ou moins de la forme accidentelle? Mais ces degrés de participation n'impliquent-ils pas dans la forme elle-méme un papillonnement, une vibration qui ne se réduit pas aux propriétés du sujet ? Bien plus, si des intensités de chaleur ne se composent pas par addition, c'est parce qu'on doit ajouter leurs sujets respectifs qui empéchent justement la chaleut de I'ensemble de devenir plus grande. Raison de plus pour faire des répartitions d'intensité, établir les latitudes <>,vitesses,lenteurs et degrés de toutes sortes, correspondant á un corps ou un ensemble de corps pris comme longitude : une cartographiem. Bref, entre les formes substantielles et les sujets déterminés,entre les deux, il n'y a pas seulementtout un exercice des transports locaux démoniaques,mais un jeu naturel d'heccéités, degrés, intensités, événements, accidents, qui composent des individuations, tout á fait difiérentes de celle des sujets bien formés qui les reEoivent. Souaenirs d un spinoziste, I. - On a critiqué les formes essenrielles ou substantiellesde maniéres trés diverses. Mais Spinoza procéde radicalement : arriver á des éléments qui n'ont plus de forme ni de fonction, qui sont donc abstraits en ce sens, bien qu'ils soient parfaitement réels. Ils se distinguent seulement par le mouvement et le repos, la lenteur et la vitesse.Ce ne sont pas des atomes,c'est-á-diredes éléments finis encore doués de forme. Ce ne sont pas non plus des indéfiniment divisibles. Ce sont les ultimes parties infiniment petites d'un infini actuel, étaléessur un méme plan, de consistanceou de composition. Elles ne se défi20. Sur le probléme des intensités au Moyen Age, sur le foisonnement des théses á cet égard, sur la constitution d'une cinématique et d'une dynamique, et le róle particuliérement important de Nicolas Oresme, cf. l'ouvrage classiquede Pierre Duhem, Le systéme du nonde, t. VII, Hermann.
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nissentp.aspar le-nombre, puisqu'ellesvont toujours par infinités. Mais, suivant le degré de vitesse ou le rapport'de mouvement et -appartiennent de repos dans lequel elles enrrent, elles ^d'un á tel ou tel Individu, qui peur lui-méme étre partié autre Individu sous un autfe rapport plus complexe, á l'infini. Il y a donc des infinis plus ou moins grands, nbn pat d'aprés le áombr., -ui, d'aprés la composition_du ruppori oü ántt.nt leurs parties. si bien que chaque individu eii une multiplicité infinie, et la Nature entiére yne multiplicité de multipiicités parfaiiement _ individuée. Le plan de coniirtance de la Náture est comme une immense Machine absraite, pourtant réelle et individuelle, dont les piéces sont les agencementsou les individus divers qui groupent ch_acunune infinité de particules sous une infinité de"rapports plus ou moins composés.Il y a donc unité d'un plan áe nature, qui vqut aussibien pour les inanimés que pour les animés, pour- les artificiels et les naturels. Ce plan n a rien á voir avec une forme ou figure, ni avec un desseinó.r ,rn. fonction, Son unité n'a rien á voir aveccelle d'un fondement enfoui dans la profondeur des chose_s, ni d'une fin ou d'un projet dans I'esprit de bi..t. c'est un plan d'étalement,qui est pluidt .omm. la section de toutes les formes, la machine de-toutes les fonctions, et dont les dimensions croissent pourtant avec celles des multiplicités ou individualités qu'il. recoupe. -Plan fixe, oü les chosesné t. distinguenr que par la vitesse et la lenteur. Plan d'immanence ou dünivociié, q"i s'oppose á I'analogie. L'un se dit en un seul et méme ,.n, i. tout le multiple, I'Etre se dit en un seul et méme sens de tout ce qui-difiére. Nou_sne parlons pas ici de l'unité de la subsrance, mais de I'infinité des modificatións qui sont parties les unes des auttes sur ce seul et méme plan de vie. L'inextricable discussion Cuvier-Geoffroy Saint-Hilaire. Tous deux sont d'accord au moins pour dénoncei les ressemblances ou les analogiessensibles,imaginaires. Mais, chez Cuvier, la détermination scientifique porte sur les rapports des organes entre g.r*,,.t.des organesavec les fonctionr.-Cttuier fait áon. passer I'analogie au, stade scientifique, analogie de proportionnalité. L'unité du plan, selon lui, ne peut étre qu'une unii¿ d'analogie, donc transcendante,qui ne r. ]éulir. q.r'én se fragmentant dáné des embranchements--_distincts, suivani des comp"ositionshétérogénes, infranchissables,irréductibles. Baér ajoutera : suivant des types de développement et de difiérenci ation non communicants. Le plan est un plan d'organisation caché, structure ou genése. Tout autre est le point de vue de Geoffroy, parce q-u'il dépasse les organes ei les fonctions vers des ÉÍ¿Á.nt, abstraits qu'il appelli particules, purs matériaux qui entréront dans des combinaisons
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diverses,formeront tel organe et prendront telle fonction, d'aprés leur degré de vitesse et de lenteut. C'est la vitesse et la lenteur, le mouvement et le repos, la tarditivité et la rapidité qui se subordonneront non seulement les formes de structure, mais Ies types de développement. Cette direction se retrouvera ultérieurement, en un sens évolutionniste, dans les phénoménesde tachygenése de Perrier, ou dans les taux de croissance difiérentiels et dans I'allométrie : les espécescomme entités cinématiques, précocesou retardées.(Méme la question de la fécondité est moins de forme et de fonction que de vitesse; les chromosomes paternels viendront-ils assez tót pour étre incorporés dans les noyaux ?) En tout cas,pur plan d'immanence,d'univocité, de composition,oü tout est donné, oü dansentdes éléments et matériaux non formés qui ne se distinguent que pat la vitesse, et qui entrent dans tel ou tel agencementindividué d'aprés leurs connexions, leurs rapports de mouvements. Plan fixe de la vie, oü tout bouge, retarde ou se précipite. Un seul Animal abstrait pour tous les agencementsqui I'efiectuent. Un seul et méme plan de consistanceou de composition pour le céphalopodeet le vertébré, puisqu'il suffirait au vertébré de se ployer assezvite en deux pour souder les éléments des moitiés de son dos, rapprocher son bassin de sa nuque, et rassemblerses membres á I'une des exmémités du corps, devenant ainsi Poulpe ou Seiche, tel <>.Plicature. La question n'est plus du tout des organes et des fonctions, et d'un Plan ffanscendant qui ne pourrait présider á leur organisationque sous des rapports analogiqueset des types de développementdivergents, La question n'est pas celle de l'organisation, mais de la composition ; pas celle du développement ou de la difiérenciation, mais du mouvement et du repos, de la vitesseet de la lenteur. La question est celle des éléments et particules, qui arriveront assezvite, ou non, pour opérer un passage,un devenir ou un saut sur un méme plan d'immánence pure. Et si, en effet, il y a des sauts, des failles entre agencements,ce n'est pas en vertu de leur irréductibilité de nature, c'est parce qu'il y a toujours des éléments qui n'arrivent pas á temps, ou quand tout est fini, si bien qu'il faut passer par des brouillards, ou des vides, des avances et des retards qui font eux-mémespartie du plan d'immanence.Méme les ratés font partie du plan. Il faut essayerde penser ce monde oü le méme plan fixe, qu'on appellera d'immobilité ou de mouvement absolus, se trouve parcouru par des éléments informels de 21. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, Principes de pbilosopbie zoologique. Et, sur les particules et leurs mouvements,Notions synthétiques.
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vitesse relative, entrant dans tel ou tel agencement individué d'aprés leurs degrés de vitesse et de lenteur. Plan de consistance peuplé d'une matiére anonyme, parcelles infinies d'une matiére impalpable qui entrent dans des connexions variables. Les enfants sont spinozistes.Lorsque le petit Hans parle d'un < fait-pipi >>,ce n'est pas un organs ni uné fonction órganique, c'est d'abord un matériau, c'est-á-dire un ensemble d'éléménts qui varie d'aprés ses connexions, ses rapports de mouvement et de repos, les divers agencements individués oü il entre. Une fille a-t-elle un fait-pipi ? Le garqon dit oui, et ce n'esr pas par analogie,ni pour conjurer une peur de la castration.Les filles ónt évidemment un fait-pipi, puisqu'elle font pipi efiectivement : fonctionnement machiniqué plus que fonction organique. simplement, le méme matériau h'a pás les mémes .ónn."ions, les mémes rapports de mouvement et de repos, n'entre pas dans le méme_agencementchez le gargon et la fille (une fille-ne fait pas pipi debout ni loin). Une locomotive a-t-elle un fait-pipi ? Oui, dans un autre agencement machinique encore. Les chaises n'en ont pas : mais c'est parce que les élémentsde la chaisen'ont pas pu prendre ce matériau dans leurs rapporrs, ou en ont suffisámment décomposéle rapport pour qu'il donne tout aute chose, un báton de chaise par exemplé. On a pu remarquer qu'un organe, pour les enfants, subissait < mille vicissitudes ,, était <<mal localisable, mal identifr,able, tantót un os, un engin, un excrément, le bébé, une main, le ceur de papa... >. Mais ce n'est pas du tout-parce que I'organe est vécu comme objet partiel. c'est parce que l'organe sera exacrementce que sesélémentsen feront d'áprés leur rapport de mouvement et de repos, et la fagon dont .. iupport se compose ou se décomposeavec celui des éléments voisins. Ce n'est pas de I'animisme, pas plus que du mécanisme,mais un machinisme universel : un plan de cbnsistance occupé par une immense machine abstraite aux agencementsinfinis. Lés qüestions des enfants sont mal compriseJ tant qu'on n'y voit pas des questions-machines; d'oü l'importance des articles indéfiñis dans ces questions(un ventre, un enfant, un cheval, une chaise,<(comment est-ce qu'une personne est faite ? o). Le spinozismeest le devenir-enfant du philosophe. on appelle longiiude d'un corps les ensemblesde particules qui lui appartienn.irt ,otr, tel ou tel tapport, ces ensembles étant eux-mémes parties les uns des autres suivant la composition du rapport quf définit I'agencement individué de ce corps. Souuenirs d'un spinoziste, IL - Il y a un autre aspect chez Spinoza. A chaque rapport de mouvement et de .Lpor, de vitesse et de lenteur, qui groupe une infinité de partier] .orr.t-
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pond un degré de puissance.Aux rapports qui composent un individu, qui le décomposent ou le modifient, correspondent des intensités qui I'affectent, augmentant ou diminuant sa puissance d'agit, venant des parties extérieures ou de ses propres parties. Les aflectssont des devenirs. Spinoza demande: qu'est-ce que peut un corps ? On appellera latitude d'un corps les afiects dont il est capable suivant tel degré de puissance, ou plutót suivant les limites de ce degré. La latitude est laite de parties intensiaes sous une capacité, comme la longitude, dt parties extensiuessous l¿n rapport. Tout comme on évitait de définir un corps par ses organeset ses fonctions, on évite de le définir par des caractéres Espéce ou Genre : on cherche á faire le compte de ses affects. On appelle < éthologie >>une telle étude, et c'est en ce sens que Spinoza écrit une véritable Ethique. I1 y a plus de difiérences entre un cheval de course et un cheval de labour qu'entre un cheval de labour et un bceuf. Lorsque Von Uexküll définit les mondes animaux, il cherche les afiects actifs et passifs dont la béte est capable, dans un agencementindividué dont elle fait partie. Par exemple la Tique, attftée par la lumiére, se hisse á la pointe d'une branche ; sensible ) I'odeur d'un mammifére, elle se laisse tomber quand il passesous la branche ; elle s'enfonce sous la peau, á un endroit le moins poilu possible. Trois affects et c'est tout, le reste du temps 7a tique dort, parfois pendant des années, indifiérente á tout ce qui se passe dans la forét immense. Son degré de puissanceest bien compris entre deux limites, la limite optimale de son festin aprés lequel elle meurt, la limite pessimale de son attente pendant laquelle elle jeüne. On dira que les rois aflects de la tique supposent déiA des caractéresspécifiqueset génériques,des organeset des fonctions, pattes et trompes. C'est vrai du point de vue de la physiologie ; mais non du point de vue de I'Ethique oü les caractéres organiques découlent au contraire de la longitude et de ses rapports, de la latitude et de ses degrés.Nous ne savons rien d'un corps tant que nous ne savonspas ce qu'il peut, c'est-á-direquels sont ses afiects, comment ils peuvent ou non se composer avec d'autres affects, avec les afiects d'un autre corps, soit pour le détruire ou en étre détruit, soit pour échanger avec lui actions et passions,soit pour composer avec lui un corps plus puissant. A nouveau on recoura aux enfants. On remarquera comment ils parlent des animaux, et s'en émeuvent. Ils font une liste d'affects. Le cheval du petit Hans n'est pas représentatif, mais afiectif. Il n'est pas le membre d'une espéce,mais un élément ou un individu dans un agencement machinique : cheval de traitomnibus-rue.Il est défini par une liste d'afiects, actifs et passifs, en fonction de cet agencementindividué dont il fait partie I
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avoir les yeux bouchés par des ceilléres, avoir un mors et des brides, étre fier, avoir un grand faít-pipi, tirer des charges lourdes, éme fouetté, tomber, faire du charivari avec ses jambes, mordre..., etc. Ces afiects circulent et se ffansforment au sein de I'agencement: ce que < un cheval. Ils ont bien une limite optimale au sommet de la puissance-cheval, mais aussi un seuil pessimal : un cheval tombe dans la rue ! et ne peut -foueipas se relever sous la charge trop lourde et les coups de trop durs ; un cheval va mourir ! spectacle ordinaire autrefoñ (Nietzsche, Dostoievsky, Nijinsky en pleurent). Alors, qu'est-ce que c'est, le devenir-cheval du petit Hans ? Hans lui aussi est pris dans un agencement,le lit de la maman, l'élément paternel, la maison, le café d'en face, I'entrepót voisin, la rue, le droit á la rue, la conquéte de ce droit, la frérté, mais aussi les risques de cette conquéte, la chute, la honte... Ce ne sont pas dés fantasmes ou des réveries subjectives : il ne s'agit pas d'imiter le cheval, de d'éprouver d9s sentimentsde pitié ou de sympathie.Ce n'est pas non plus afrahe d'analogie objective enre les agencements.-I1 s'agit de savoir si le petit Hans peut donner á sespropres éléments des rapports de mouvement et de repos, des affects, qui le font devenir cheval, indépendammentdes formes et des sujets.Y a-t-il un agencement encore inconnu qui ne serait ni celui de Hans ni celui du cheval, mais celui du devenir-cheval de Hans, et oü le cheval par exemple montrerait les dents, quitte á ce que Hans y monffe autre chose, ses pieds, ses jambes, son fait-pipi, n'importe quoi. ? Et en quoi le probléme de Hans avancerait-il, en quoi une issue précédemment bouchée s'ouvrirait-elle ? Quand Hofmannsthal contemple I'agonie d'un tat, c'est en lui que l'animal <( montre les dents au destin monstrueux )>.Et ce n'est pas an sentiment de pitié, précise-t-il, encore moins une identification, c'est une composition de vitesses et d'affects entre individus tout á fait difiérents, symbiose, et qui fait que le rat devient une penséedans l'homme, une penséefiévreuse,en méme temps que I'homme devient rat, rat qui grince et agonise. Le rat et l'homme ne sont pas du tout la méme chose, mais I'Etre se dit des deux en un seul et méme sens dans une langue qui n'est plus celle des mots, dans une matiére qui n'est plus celle des fotmes, dans une afiectibilité qui n'est plus celle des sujets. Participation contre natl,tre,mais justement le plan de composition, le plan de Nature, est pour de telles participations, qui ne cessent de faire et défahe leurs agencements en employant tous les artifices. Ce n'est ni une analogie, ni une imagination, mais une composition de vitesseset d'afiects sur ce plan de consistance: un
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plan, un programme ou plut$t un diagra-F., un problé-me,..une q.r.riion--u.Éitr.. Dans un texte toui á f.ait curieux, Vladimir Slepian pose le < probléme )> : j'ai faim, tout- le temps .faim, un homme ne doit pas avoir f.aím, je dois donc devenir chien, trait comment ? Il né s'agita ni d'imiter le chien, ni d'une analogie de rapports. Il faut que j'arrive á donner aux parties de mon de- vitesse et de lenteur qui le font devenir .o.pr^á., rappofts -ün agencement original qui ne proc.éde pas - par chién, dans ou ñut analogie. ear je ne peux devenir chien ,.rr.Áblutr.. sans que le chien ne deviánne lui-méme autre chose-.Slepian, pouf iésoudre le probléme, a I'idée d'utiliser des chaussures, i'artifice des chaustlrrt.t. Si mes mains sont chaussées,leurs é1é' ments entreront dans un nouveau rapport d'oü découlent l'affect ou le devenir cherchés.Mais comment pourrai-je nouer la chaussure sur ma secondemain, la premiére étant déjá prise ? Avec ma bouche qui se trouve á son tour investie dans l'agencement, et qui devient gueule de chien dans la mesure oü la gueule de chien sert mainienant á lasser la chaussure.A chaque étape du probléme, il faut non pas comparer des organes,mais mettre des qui afrache I'organe -á élé-.t tr ou matériaux dans un rapport -., aveC >>I'aume. Mais voilá sa spécificité pour le faire devenir pieds, les mains, Ia bouche:Ia pris les -rrt q,.r. l. devenii, qui a déjá ^é.ho.r. Ia qu_eue.Il aurait fallu q,rand méme é.ho,r.t. il investir la queue, la forcer á dégager des éléments communs A I'organe sexüel et á I'appendicecaudal, pour que le premier soit priJ dans le devenir-chien de l'homme, en méme !emp! qug ie second, dans un devenft du chien, dans un autfe devenir qui Slepian n'y anive ferait partie de I'agencement.Le plan échoue,_ paft, ofgane part et d'aute d'une queue feste pur tr_,ice point. Lá de l'hom-. .t upp.ndi.. de chien, qüi ne composent pas !eu1s rapports dans le rbnrr.l agencement.Alors c'est 1á que surgit la et que reviennent tous les clichés sur la dérive psychanalytique, ^la queue, mére,' le'souvenir d'enfance oü la mére enfilait des áiguilles, torrt., les figures concr¿tes et les analogies s¡tmloü{ues 2. Mais Slepianf dans ce beau texte, |e veut ainsi. Car il y a une maniérÉ dont le raté du plan fait panie du plan lui,rrá-. : le plan est infini, vous po,ru., le _commencer de mille faEons, uo,rJ trouverez toujours quelque chose qui affive trop tard ou trop tót, et qui vous force á recomposertous vos rapports de vitesseét de'lentéur, tous vos afiects,ei á remanier l'ensemble de I'agencement.Entreprise infinie. Mais 1I y a aussi une aume maniéie dont le plan éihoue ; cette fois, parce qu'otn autre plan Fils de chien >>,Minuit n" 7, ianvier L974' 22. Yladimir Slepian, Nous donnons de ce texte une présentation trés simPlifiée.
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revient en force, et cassele devenir-animal, repliant l'animal sur I'animal et I'homme sur l'homme, ne reconnaissant que des ressemblancesentre éléments et des analogies entre rapports. Slepian affronte les deux risques. Nous voulons dire une chose simple sur la psychanalyse: elle a souvent renconmé, et dés le début, la question des devenirsanimaux de l'homme. Chez l'enfant, qui ne cessede traverser de tels devenirs. Dans le fétichisme et surtout dans le masochisme, qui ne cessent d'affronter ce probléme. Le moins qu'on puisse -Jung, dire est que les psychanalystesn'ont pas compris, méme ou qu'ils ont voulu ne pas comprendre.Ils ont massacréle deveniranimal, chez I'homme et chez I'enfant. Ils n'ont rien vu. Dans I'animal, ils voient un représentant des pulsions ou une représentation des parents. Ils ne voient pas la Éalité d'un deveniranimal, comment il est l'afiect en lui-méme, la pulsion en personne,et ne représenterien. Il n'y a pas d'autres pulsions que les agencementseux-mémes.Dans deux textes classiques,Freud ne trouve que le pére dans le devenir-cheval de Hans, et Ferenczi dans le devenir-coq d'Arpad. Les ceilléres du cheval sont le binocle du pére, le noir autour de la bouche, sa moustache,les ruades sont le <>des parents. Pas un mot sur le rapport de Hans avec la rue, sur la maniére dont la rue lui a été ínterdite, ce qu'est pour un enfant le spectacle <>La psychanalysen'a pas le sentiment des parricipations contfe nature, ni des agencementsqu'un enfant peur monrer pour résoudre un probléme dont on lui barre les iisues , un plan, non pas un fantasme.De méme, on dirait moins de bétises sur la douleur, l'humiliation et l'angoisse dans le masochisme,si l'on voyait que ce sont les devenirs-animauxqui le ménent, et pas l'inverse. Des appareils,des outils, des engins interviennent tóujours, toujours des artifices et des contraintespour la plus grande Nature. C'est qu'il f.aut annuler les organeJ, les eñfermlr en quelque sorte, pour que leurs éléments libérés puissent entrer dans de nouveaux rapports d'oü découlent le devenir-animal,et la circulation des afiects au sein de I'agencementmachinique. Ainsi, nous l'avons vu ailleurs, le masque, la bride, le mori, l'étui á pénis dans l'Equus eroticus : l'agencement du devenir-cheval est tel que, paradoxalement,I'homme va dompter ses propres forces <( instinctives )), tandis que I'animal lui transmet des forces < acquises >>.Renversement,participation contre nature. Et les bottes de la femme-maitresseont pour fonction d'annuler la jambe comme organe humain, et de metue les éléments de la iam-bedans lrn rapport conforme á l'ensemble de l'agencement :
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me feront de l'efiet... a >>Mais, pour casserun devenir-animal, il suffit justement d'en extraire un segment, d'en absffaire un moment, de ne pas tenir compte des vitesses et des lenteurs internes, d'arréter la circulation des afiects. Alors il n'y a plus que des ressemblances imaginairesentre termes, ou des analogies symboliques entre rapports. Tel segment renverra au p¿re, tel rapport de mouvement et de repos á la scéne primitive, etc. Encore faut-il reconnaiue que la psychanalyse ne suffit pas elle-méme á provoquer ce cassage.Elle ne fait que développer un risque compris dans le devenir. Toujours le risque de se retrouver en train de <>I'animal, l'animal domestique edipien, Miller faisant Ouah ouah et réclamant un os, Fitzgerald léchant vome main, Slepian revenant á sa mére, ou le vieillard faisant le cheval ou le chien sur une carte postale érotique de 1900 ( et devenirs-animauxne cessent de traverser ces dangers. Souuenirs d'une beccéité. - Un corps ne se définit pas par la forme qui le détermine, ni comme une substance ou un sujet déterminés,ni par les organesqu'il possédeou les fonctions qu'il exerce. Sur le plan de consistance,un corps se définit seulement par ane longitude et une latitude : c'est-á-direI'ensemble des éléments matériels qui lui appartiennent sous tels rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur (longitude); l'ensemble des affects intensifs dont il est capable, sous tel pouvoir ou degré de puissance(latitude). Rien que des affectset des mouvements locaux, des vitesses différentielles. Il revient a Spinoza d'avoir dégagéces deux dimensions du Corps, et d'avoir défini le plan de Nature comme longitude et latitude pures. Latitude et longitude sont les deux éléments d'une cartographie. Il y a un mode d'individuation trés difiérent de celui d'une personne, d'un sujet, d'une chose ou d'une substance.Nous lui réservons le nom á'heccéité24.Une saison, un hiver, un été, une heure, une date ont une individualité parfaite et qui ne manque de rien, bien qu'elle ne se confonde pas avec celle d'une chose ou d'un sujet. Ce sont des heccéités, en ce sens que tout y est rapport de mouvement et de repos entre molécules ou particules, pouvoir d'affecter et d'étre afiecté. 23. Cf. Roger Dupouy, <>,Annales médico-psycbologiques, 1929, II. 24. II arrive qu'on écrive <<eccéité >>,en dérivant le mot de ecce, voici. C'est une ereur, puisque Duns Scot crée le mot et le concept á partir de Haec, <( cette chose >>.Mais c'est une emeur féconde, parce qu'elle suggéreun mode d'individuation qui ne se confond précisémentpas avec celui d'une choseou d'un sujet.
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Quand la démonologie expose I'art diabolique des mouvements locaux et des transports d'affects, elle marque en méme temps l'importance des pluies, gréles, vents, atmosphéres pestilentiellis ou polluées avec leurs particules délétéres,favorabler á cer transports. Les contes doivent comporter des heccéités qui ne sont pas simplement des mises en place, mais des ináividuations concrétes valant pour elles-mémes et commandant la métamorpllose des choses et des sujets. Dans les rypes de civilisation, l'Orient a beaucoup plu! d'individuations pai heccéité que par subjectivité et substantialité : ainsi le hai-kü se doit de comporter des indicateurs comme autant de lignes flottantes constit;ant un individu complexe. Chez Chadotte Bronté, tout est en termes de uent, les choses, les personnes, les visages, les amours, les mots. Le <( cinq heures du soir tombe et le fascisme se léve. Quel terrible cinq heures du soir ! On dit : quelle histoire, quelle chaleur, quellé vie !, pour désigner une individuation trés- particuliére.'Les heures'de la journée chez T,awrence, chez Faulkner. un degré de chaleur, une intensité de blanc sont de parfaites individualités ; er un degré de chaleur peut se compoi.r en latitude avec un autre degré poul former un nouvel lndividu, comme dans un corps qui a froid ici et chaud lá d'aprés sa longitude. omel.tt. norulégienne. un degré de chaleur peut se composer avec une intensité de blanc, comme dans certaines atmoiphéres blanches d'un été chaud. ce n'est nullement une indiviáuahté pat l'insrant, qui s'opposerait á celle des permanencesou des dulées. L'éphéméride n'a pas moins de temps qu'un calendrier perpétuel, Li.rt que ce ne soit _pas le méme temps. Un animal ne vit pas nécessairement plus qu'un jour o.t une heure ; inverse-.it, un groupe d'années peut éme aussi long que le sujet ou I'objet le plus durable. o¡r peut concevoir un i.mps abstráit égal enire -lenteurs les heccéités, et les sujets ou les choses. Entre les extrémes et les rapidités vertigineuses de la géologie ou de l'astronomie, Michel Tournier áégug, la météoiologle, oü les météores vivent á noue allure : <>Mais est-ce par hasard que cette certitude, _dans le roman de Tournier, ne pe.rt venir qu'á un hé1os_gémell?ire, déformé et désubjectivé, uyunt acquis une sorte d'ubiquité 5 ? Méme quand les temps sont abstruit.25. Michel Tournier, Les météores, Gallimard, ch. xxrr, << L'áme dé. ployée >.
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nen! égaux, I'individuation d'une vie n'est pas la méme que I'individuation du sujet qui la méne ou la rr.rpporte.Et ce rrtrt pas le méme Plan : plan de consistance ou dé composition des heccéités dans un cas, qui ne connait que des vitésses et des affects, tout autre plan des formes,- des substanceset des sujets dans I'autre cas. Et ce n'est pas le méme temps, la méme temporalité. Aión, qui est le temps indéfini de l'événement, la ligne flottante qui ne connait que les vitesses,et ne cesseá la fois de diviser ce qui arrive en un déjá-h et un pas-encore-lá, un trop-tard et un trop-tót simultanés, un quelque chose á la fois qui va se passer et vient de se parrei. Ei Cbronos, av contraire,_le temps de la mesute, qui fixe les choses et les personnes, développe une forme et détermine un sujet. Boulez distingue_dansla musique le tempo et le non-tempo,-le <>d'une musique formelle et fonctionnelle Tondée sur lis valeurs, le flottante et machinique, qui n'a plus que des vitésses ou des difiérences de dynamique ñ. Bref,- la différence ne passe nullemeqt entre_l'éphémére et le durable, ni méme enrre le régulier -d.n* et I'irrégulier, mais entre deux modes d'individuation, modes de temponlité. En effet, il faudrait éviter une conciliation mop simple, comme s'il y avait d'un cóté des sujets formés, du type-choseJou personnes,et de I'autre cóté, des coordonnéesspatio-temporelles du type heccéités. Car vous ne donnerez rien aux heccéiiés sans vous apercevoir que vous en étes, et que vous n'étes rien d'autre. Quand le visage devient une heccéité : << c'était un curieux mélange, le visage de quelqu'un qui a simplement mouvé le moyen de s'amanger du_ moment présent, du temps qu'il fait, de ces gens qui sont lá 27 >>.Vous étes longitude ei latit,rde, un ensemblede vitesseset de lenteurs entre particules non formées, un ensemble d'afiects non subjectivés. Vous avez l'individuation d'un jogt, d'une saison, d'une année, d'une aie (indépendamment de la durée), - d'u¡ climat, d'un vent, d'un brouillard, d'un essaim,d'une meute (indépendammentde la régularité). O,t du moins vous pouvez l'avoir, vous pouvez y arriver. Une nuée de sauterelles apportée par le vent á cinq ireures du soir ; un vampire qui sort la nuit, un loup-garou á la pleine lune. On ne croira pas que l'heccéité consiste simplement dans un décor ou 26. Pierre Boulez, Par aolonté et par basard, pp. 88-91 (<>). 27. Ray Bradbury, Les machinesá bonheur, DenoéL,p. 67.
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dans u¡ fond qui situerait les sujets, ni dans des appendicesqui retiendraient au sol les choseset les personnes.C'esf tout I'agéncement dans son ensemble individué qui se ffouve étre une heccéité; c'est lui qui se définit prr ,rné longitude et une latitude, par des vitesseset des afiects, indépendammentdes formes et des sujets qui n'appartiennent qu'á un autre plan. C'est le loup lui-méme, ou le cheval, ou l'enfant qui ..rrérrt d'étre des sujets pour devenir des événements, dans des agencementsqui 19 se séparentpas d'une heure, d'une saison, d'une atmosphéie, d'un air, d'une vie. La rue se compose avec le cheval, .^o--. Ie rat qui agonise se compose avecl'air , et la béte et la pleine lune se composent touteJ deux. Tout au plus distingueü-t-on les heccéités d'agencements(un corps qui n'est .onriáéré que comme longitude et latitude), et lis ñeccéités d'inter-ag.n..ments, qui marquent aussi bien les potentialités de devenir au sein de chaque_agencement(le milieu de croisement des longitudes et latitudes). Mais toutes deux sont strictement insép1tables. Le climat, le vent, la saison, I'heure ne sont pas d'úne autte- nature que les choses,les bétes ou les personnés qui les peuplent, les suivent, y dorment ou s'y réveillent. Et c'est d'une seule traite qu'il faut lire : la béte-chásse-á-cinq-heures. Devenirsoir, devenir-nuit d'un animal, noces de sang. Cinq heures est cette béte ! cette béte est cet endroit ! <<-Le chien maigre court dans la rue) ce chien maigre est la rue >>,crie VirigiÁia s7oolf. Il faut sentir ainsi. Lei relations, les déterminaiions spatio-temporellesne sont pas des prédicats de la chose, mais des dimensions de_ multiplicités. LJ rue fait aussi bien partie ^Hans de l'ag_encementcheval d'omnibus, que de I'agencement dont elle ouvre le devenir-cheval. on est tous cinq heures du soír, ou bien une aume heure, et plutót deux heurés á la fois, I'optimale et la pessimale, midi-minuit, mais distribuées de fagon variable. Le plan de consistancene contient que des heccéités suivant des lignes qui s'entrecroisent.Les formes et les de Virginia -:_yJet:-ne sont pas de ce monde-lá. La promenade \x/oolf dans la foule, parmi les taxis, mais justemen-t la promenade est une heccéité : jamais plus Mrs Dalloway ne dira < je suis ceci ou cela, il est ceci, il est cela >>.Et < elle ie sentait trés jeune,_en méme temps vieille á ne pas le croire >>,rapide et lente, déjá lA et pas encore, lame á ffavers toutes choses, en méme temps elle était en dehors et regardait, (...) il lui semblait toujouri qu'il était trés, trés, dangereux de vivre, méme un seul iour >>.Heccéité, brouillard, lumiére crue. Une heccéité n'a ni début ni fin, ni origine ni destination ; elle est toujours au milieu. Elle n'est pas fáite de points, mais seulementde lignes. Elle est rhizome.
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Et ce n'est pas le méme langage,du moins pas le méme usage du langage.Car si le plan de consistancen'a pouf contenu que des heócáités,il a u,rsti toute une sémiotique particuliére qui lui sert d'expression. Plan de contenu et plan d'expression.Cette sémiotiqúe est surtout composéede noms propres, d9 ver!99 1 I'infinitii et d'articles ou dé pronoms indéfinis. Article indélini + no?n propre + uerbe inliiitil constituent en effet le chainon d'e*pression'debase,corrélatif des contenusles moins formalisés, d.t ptint de vue d'une sémiotiquequi s'est libérée des signifiances formelles comme des subiectivations personnelles. En premier lieu, le verbe á I'infinitif n'est nullement indéterminé quant.^au temps, il exprime le temps non pulsé flottant propfe á l'Ai6n, .'.ri-á-di.e lé temps de l'événement pur ou du devenir, énonEant des vitesseset deJ lenteurs relatives indépendammentdes valeurs chronologiques ou chronomémiques que le temps prend -dan^s.19s. autfes ttioá.t. Si bien qu'on ést en droit d'opposer f infinitif comme mode et temps du devenir á l'ensemble des autres modes et temps qui renvoient á Chronos en formant les pulsationsou les valeurs de l'étre (le verbe <<étre >>est précisémentle seul qui n'ait pas d'infinitif, ou plutót dont I'infinitif ne soit qu'une expression uid. itrd¿terminéefprise abstraitement pour désigner l'ensemble tt¡. En second lieu, le des modes et tempi définis 9om propre n'est nullement ináicateur d'un suiet : il nous semble vain, dés lors, de se demander si son opération ressemble ou non A Ia nomination d'une espéce, suivánt que le sujet est considéré d'une autre natufe q,re lu Forme qui le classe,ou seulementcomme I'acte ultime de ceite Forme, en- tant que limite de la classification 2e.Car si le nom propre n'indique pas un sujet, ce n'est pas davantageen fonction d'une forme ou d'une esp¿cequ'un. nom p.,rt p.é.rdre une valeur de nom propre. Le nom propre désigne
28. G. Guillaume a proposé une conception 6és intéressantedu verbe, oü il distingue un tempr lntérieur, enveloppé-dans le < procés >, et un i"-p, éxtéiieur qui renvoie á la distinctióñ des époques (< Epoques et >>,Cabiers^de dans le systémede la_con1'ugaison-franEaise ;i;á;;¿;úrels linguistique'structurale, Canada,I9r5). I1 nous semble que ces deux poles I'un á f ir,finilif-devenit, .Ai6n, l'autre - au présent-étre, .oñrpoii¿."t, óñ;-.r;. aÁ;qu. ,rerbe penche plus ou moins vers un póle ou vers l'autre, d'aprés iu tut,ri., mais d'aprés les nuán-cesde ses modes ;;-;;i;eni .i i.-pi. Sá"f o áev.nir o et ., é¡e >>,gui -correspondantá chacun des deux pOl.r. Dans son étude sur le $yle- de Flaubert, Proust,,montre .o-rn.nt le temps de I'imparfait chez Flaubert prend la valeur d'un infnitif-devenir (Cdroniques, Gallimard, pp' I97-199)' 29. Sur ce'probléme des noms própres (en quel sens le nom PPpr: est-il hors des'limites de la classificátionet d'uné autre natufe, ou bien á ü ti-it. et en faisant encore partie ?), cf. Gardiner, Tbe Theory ol Proper Narnes, Londres, et Lévi-Sttauss,La penséesauuage,ch. vrr.
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d'abord quelque chose qui est de I'ordre de l'événement, du devenir ou de l'heccéité. Et ce sont les militaires et les métérologues qui ont le secret des noms propres, lorsqu'ils les donnent á une opération stratégique,ou á un typhon. Le nom propre n'est pas le sujet d'un temps, mais I'agent d'un infinitif. Il marque une longitude et une latitude. Si la Tique, le Loup, le Cheval, erc., sont de véritables noms propres, ce n'est pas en raison des dénominateurs génériques et spécifiques qui les caractérisent, mais des vitessesqui les composentet des afiects qui les remplissent : l'événement qu'ils sont pour eux-mémeset dans les agencements, devenir-cheval du petit Hans, devenir-loup du Garou, devenirtique du Stoicien (autres noms propres). En troisiéme lieu, I'article et le pronom indéfinis ne sont pas des indéterminés, pas plus que le verbe infinitif. Ou plutót-ils ne manquent de détermination que dans Ia mesure oü on les applique á une forme elle-méme indéterminée, ou á un sujet déterminable. En revanche, ils ne manquent de rien lorsqu'ils introduisent des heccéités,des événements dont I'individuation ne passepas par une forme et ne se fait pas par un sujet. Alors l'indéfini se conjugue avec le maximum de détermination : 1l était une fois, on bat un enfant, un cheval tombe... C'est que les é1éments mis en jeu trouvent ici leur individuation dans I'agencement dont ils font partie, indépendammentde la forme de leur concept et de la subjectivité de leur personne.Nous avons remarqué plusieurs fois á quel point les enfants maniaient l'indéfini non pas comme un indéterminé, mais au contraire comme un individuant dans un collectif. C'est pourquoi nous nous étonnons devant les efforts de la psychanalysequi veut á tout prix que, derriére les indéfinis, il y ait un défini caché, un possessif,un personnel : quand l'enfant dit <>,<>,le psychanalysteentend <<mon ventre rr, .. 1. pére >>,<<deviendrai-je grand comme mon papa ? )>. Le psychanalystedemande : qui est battu, et par qui'o ? Mais la linguistique elle-mémen'est pas
30. Nous avons déjá rencontré ce probléme, concernant l'indifiérence de la psychanalyseá I'emploi de l'article ou du pronom indéfinis, tel qu'il appamit chez les enfants : déj) Freud, et plus encore Mélanie Klein (les enfants qu'elle analyse,et notamment le petit Richard, parlent en termes de << un )>, <( on >>,<, mais Mélanie Klein fait un forcing incroyable pour les ramener á des locutions familiales, possessiveset personnelles).Dans le domaine de la psychanalyse,il nous semble que seuls Laplanche et Pontalis ont eu le sentiment d'un r6le particulier des in4finis, et ont protesté contre toute réduction interprétative trop rapide : <
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á I'abri du méme préjugé, pour autant qu'elle est inséparable d'une personnologie; et non seulement I'article et le pronom indéfinis, mais la troisiéme personne du pronom personnel lui paraissent manquer de 7a détermination de subjectivité propre aux deux premiéres personnes,et qui serait comme la condition de toute énonciation31. Nous croyons au contraire que I'indéfini de la troisiéme personne, rL, rLS, n'implique aucune indétermination de ce point de vue, et rapporte l'énoncé non plus á un sujet d'énonciation, mais á un agencement collectif comme condition. Blanchot a raison de dire que le oN et le rl - on me:ut, il est malheureuxne prennent nullement la place d'un sujet, mais destituent tout sujet au profit d'un agencementdu type heccéité, qui porte ou dégagel'événement dans ce qu'il a de non formé, et de non efiectuablepar des personnes(<>- I1 ou on, article indéfini, nom propre, verbe infinitif : uN HANSDEVENIRcHEVAL, LOUP REGARDER IL, ON MOURIR, CUÉPE NNNUNE MEUTT, NOTT,ITTIÉB CONTRER ORCHTDÉE, rLS ARRTVENT DES HUNS. Petites annonces,
machines télégraphiquessur le plan de consistance(l¿ encore, on penser^ aux ptocédés de la poésie chinoise et aux régles de 33). traduction qr.te proposent les meilleurs commentateurs
31. Cf. la conception personnaliste ou subiectiviste du langage chez E. Benveniste : Problémei de linguistique générale, ch. xx et xxr (notamment pp. 255, 26L). 32. Les textes essentielsde Maurice Blanchot valent comme une réfutation de la théorie des <<embrayeuts > et de la personnologieen linguistique : cf.. L'entretien infini, Gallimard, pp. 556-567. Et, sur la différence entre les deux propositions <<je suis malheureux> et <(il est malheureux)>, ou bier: <<je meurs >>et <>,cf.. La part du fru, pp. 29-30, et L'espace littéraire, pp. 105, 1.55, 160-1,6L.Blanchot montre dans tous ces cas que I'indéfini, n'a rien á voir avec la <>,qui serait plutót du c6té du pronom personnel. )3. Par exemple, FranEois Cheng, L'écriture poétique chinoise, Ed. du Seuil : son analysede ce qu'il appelle <,pp. 30 sq.
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Souaenirs d'un planilicateur. - Peut-étre y a-t-il deux plans, ou deux maniéres de concevoir le plan. Le plan peut étie un principe caché, qui donne á voir ce qu'on voit, á entendre ce qu'on entend..., etc., qui fait á chaque instant que le donné est donné, sous tel état, ) tel moment. Mais lui-méme, le plan, n'est pas donné. Il est caché par nature. On ne peut que I'inférer, I'induire, le conclure á partir de ce qu'il donne (simultanément ou successivement, en synchronieou diachronie).Un tel plan, en efiet, est aussi bien d'organisation que de développement i il est structural ou génétique, et les deux á la fois, siructure et genése,plan structural des organisationsformées avec leurs développements, plan génétique des développementsévolutifs avec leurs organisations.Ce sont seulementdes-nuancesdans cette premiére conception du plan. Et accorder uop d'importance á ces nuances nous empécherait de saisir queique chose de plus important. C'est que le plan, ainsi conEuou ainsifait, concernede tóute faEonle développementdes formes et la formation des sujets.Une structure cachéenécessaireaux {ormes, un signifiant secret nécessaire aux sujet!- C'est forcé, dés lors, que le plan ne soit pas luiméme donné. Il n'existe en efiet que dans .tné dimensioniupplémentaire á-ce qu'il donne (n * 1). Par lá, c'est un plan téléólogique, u_ndessein,_unprincipe mental. C'est un plan de transcendance. c'est un plan d'analógie, soit parce qu'il^assigneIe terme éminent d'un développement,soit pur.. qu'il établit"les rapports -d'un proportionnels de Ia sructure. Il peut étre dans l'esprif dieu, ou dans un inconscient de la vie, de l'áme ou du iungug. , i_l_esttoujours conclu de ses propres efiets. Il est toujours lnf?ré. Méme si on le dit, immanent, il ne I'est que par absence,analogiquement (métaphoriquement,métonymiquement, etc.). L'arbre est donné dans le germe, mais en fonction á'un plan qui n'est pas donné. De méme dans la musique, le principe d'orgánisation ou de développement n'apparuit bur ponr lui-méme en relation directe avec ce qui se développe-or,,to.gunise : il y a un principe compositionnel transcendantqui n'est pas sonore, qui niest pas < audible )>par lui-méme ou ponr lui-méme. Cela permet toures les interprétations possibles.Les formes et leurs développements, les sujets et leurs formations renvoient á un plan q"i opére comme unité transcendanteou principe caché. On polrru to,.,jours .exposer le plan, mais comme une partie á palt, et nondonné dans ce qu'il donne. N'est-ce pas ainsi que mé-e Balzac, et méme Proust, exposent le plan d'organisation ou de développement de leur euvre, comme dans un métalangage? Mais Stockhausen aussi n'a-t-il pas besoin d'exposer la itr-ucture de ses formes sonores comme <( á c6té >>d'elles, faute de la faire entendre ? Plan de vie, plan de musique, plan d'écriture, c'est
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pareil : un plan qui n'est pas donnable en tant que tel, qui ne peut étre qu'inféré, en fonction des formes qu'il développe et des sujets qu'il forme, puisqu'il est pour ces formes et ces sujets. Et puis il y a un tout autre plan, ou une tout autre conception du plan. Lá il n'y a plus du tout de formes ou de développements de formes ; ni de sujets et de formations de sujets. Il n'y a pas plus sructure que genése.Il y a seulementdes rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur enüe éléments non formés, du moins relativement non formés, molécules et particules de toutes sortes. II y a seulementdes heccéités,des afiects, des individuations sans sujet, qui constituent des agencements collectifs. Rien ne se développe, mais des choses arrivent en retard ou en avance, et forment tel ou tel agencementd'aprés leurs compositions de vitesse. Rien ne se subjective, mais des heccéités se forment d'aprés les compositions de puissancesou d'affects non subjectivés.Ce plan, qui ne connait que les longitudes et les latitudes, les vitesseset les heccéités,nous I'appelons plan de consistanceou de composition (par opposition au plan d'organisation et de développement). C'est nécessairementun plan d'immanence et d'univocité. Nous I'appelons donc plan de Nature, bien que la nature n'ait rien á voir lá-dedans,puisque ce plan ne fait aucune différence entre le naturel et I'artificiel. Il a beau croitre en dimensions,il n'a jamais une dimension supplémentaire á ce qui se passesur lui. Par 1á méme il est naturel et immanent. C'est comme pour le principe de contradiction i on peut aussi bien I'appeler de non-contradiction. Le plan de consistancepourrait étre nommé de non-consistance.C'est un plan géométrique,qui ne renvoie plus á un desseinmental, mais á un dessin absttait, C'est un plan dont les dimensionsne cessent de croitre, avec ce qui se passe, sans qu'il perde rien pourtant de sa planitude. C'est donc un plan de prolifération, de peuplement, de contagion ; mais cette prolifération de matériau n'a rien a voir avec une évolution, avec le développement d'une forme ou la filiation des formes. C'est encore moins une régression qui remonterait vers un principe. C'est au conffaire une inualution, oü la forme ne cessepas d'ére dissoute pour libérer temps et vitesses.C'est un plan fixe, plan fixe sonore, visuel ou scripturaire, etc. Fixe ne veut pas dire ici immobile : c'est I'état absolu du mouvement autant que du repos, sur lequel se dessinent toutes les vitesses et lenteurs relatives et rien qu'elles. Certains musiciensmodernesopposent au plan transcendantd'organisation, censé avoir dominé toute la musique classique occidentale, un plan sonore immanent, toujours donné avec ce qu'il donne, qui fait percevoir f imperceptible, et ne porte plus que des vitesseset des lenteurs difiérentielles dans une sorte de cla326
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potement moléculaire I il faut que I'euure d'art marque les seconde,s, les dixiémes, les centiémesde seconde3a.ou piutdt il s'agit d'une libération du temps, Aión, temps non puisé pour une. musique flottante, comme dit Boulez, musique élecffonique oü les formes cédent la place á de pures modificaiionr de vitesse. C'est sans doute -John Cage qui, Ie premier, a déployé le plus parfaitement ce plan fixe sonoie qui áffirme un processuscontre toute structure et genése, un temps flottant contre le temps p.ulsé ou le t_empg,une expérimentalion contre toute interpréiation, et oü le silence comme repos sonore marque aussi-bien l'état absolu du mouvement. On- en dirait urrtuni du plan fixe visu.el _: le plan fixe de cinéma est effectivement pórté par Godard, par exemple, á cet état oü les formes se dissolvént pour ne plus laisser voir que les minusculesvariations de vitesse entre des mouvements composés. Nathalie Sanaute propose pour _soncompte une claire distinction de deux -des plans d'écriture : un plan transcendgntqui organise et -développe formes (genres, thémes, motifs), qui assigneet fait évóluer des sujets (ó.t-qui sonnages, caractéres,_ sentiments); et un tout autre plan libére les particules d'une matiére anonyme,les fait communiquer á mavers l' <<enveloppe >>des formes et des sujets, et ne retient qntre-ces particules que des rapports de mouvement et de repos, -luide vitesse et de lenteur, d'afiects flottants, tels que le plan méme e_stperqu en méme temps qu'il nous fait percevbir I'imperceptible (micro-plan, plan moléculaire3s). Et en effet, du point de vue d'une abstraction bien fondée, nous pouvons faire comme si les deux plans, les deux conceptionsdu plan, s'opposaient clairement et absolument. De ce point de vue, on dirá : vous voyez bien la difiérence entre les deux types de propositions suiv-antes,1) des formes se développent, des sujets ie forment, en fonction d'un plan qui ne peut éme qu'inféré (plan d'organisation-développement); 2) il n'y a que des vitesseset des lenteurs entre éléments non formés, et des affects entre puissancesnon subjectivées,en fonction d'un plan qui est nécessairementdonné en méme temps que ce qu'il donne (plan de consistanceou de composition36). 34.cL ks déclarationsdes musiciensaméricainsdit < répétitifs r>, notammentde SreveReichet de Phil Glass.
15. Nathalie Sarraute dans L'ére du soupEon montte comment proust, par exemple, reste paftagé entre,fes deux pláns, pour autant qu'il extraií de . ses personnages<( les parcelles infimei d'úné matiére i-pdp"¡1. ,i, _ mais aussi recolle toutes ses particules en une forme cohérentá,les glissé dans llnveloppe de tel 9u 1e1personnage; cf. pp. 52, I0O. 36. cf. la distinction des deux Plans chez Artaüá, aoát l,un esr dénoncé comme la source de toutes les illusions : Les Tarahumaras,CEuvrescomplétes, IX, pp. 34-3j.
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Prenons trois cas majeurs de la littérature allemande au xrx" siécle, Hdlderlin, Kleist et Nietzsche. - Ainsi I'exmaordinaire composition d'Hypérion, chez Hólderlin, telle que Robert Rovini l'a analysée: I'importance des heccéitésdu type saisons, qui constituent á la fois, de deux maniéresdifiérentes, le < (plan) et le détail de ce qui s'y passe(les agencemenrs 37). Mais encore, dans la succession des et inter-agencements saisons, et dans Ia superposition d'une méme saison d'années difiérentes, la dissolution des formes et des personnes,le dégagement des mouvements,vitesses,retards, affects,comme si quelque chose s'échappaitd'une matiére impalpable á mesure que le récit progresse.Et peut-étre aussi le rapport avec une <>; avec une machine de guerre ; avec une machine musicale de dissonance.- Kleist : comment, chez lui, dans son écriture comme dans sa vie, tout devient vitesse et lenteur. Successionde catatonies,et de vitessesextrémes, d'évanouissements et de fléches. Dormir sur son cheval et aller au galop. Sauter d'un agencementá un auffe, á Ia faveur d'un évanouissément,en franchissantun vide. Kleist multiplie les <>,mais c'est toujours un seul et méme plan qui comprend ses vides et ses ratés, ses sauts, ses tremblements de terre et ses pestes. Le plan n'est pas principe d'organisation, mais moyen de ffanport. Aucune forme ne se développe, aucun sujet ne se forme, mais des affects se déplacent,des devenirs se catapultent et font bloc, comme le devenir-femmed'Achille et le devénir-chiennede Penthésilée. Kleist a merveilleusementexpliqué comment les formes et les personnesétaient seulement des apparences,produites par le déplacementd'un centre de gravité sur une ligne abstraite, et par Ia conjonction de ces lignes sur un plan d'immanence.L'ours lui parait un animal fascinant, impossible á tromper, parce que, de ses petits yeux cruels, il voit derriére les apparencesla véritable <<áme du mouvement >>,leGemüt ou I'affect non subjectif : devenir-ours de Kleist. Méme la mort ne peut étre pensée que comme le croisementde réactionsélémentairesá vitessesrop différentes. Un cráne explose, obsessionde Kleist. Toute l'éuvre de Kleist est parcourue par une machine de guerre invoquée contre l'Etat, par une machine musicale invoquée conffe la peinture ou le <>.C'est curieux comme Goethe, et Hegel, ont la haine de cette nouvelle écriture. C'est que, pour eux, le plan doit étre indissolublement développemenr harmonieux de la Forme et formation réglée du Sujet, personnageou caractére (l'éducation sentimentale, la solidité substantielle et intérieure du caractére,I'harmonie ou I'analogie des formes et la continuité 37. Hólderlin, Hypérion, introduction de Robert Rovini, 10-18.
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du développement,le culte de l'Etat, etc.). C'est qu'ils se font du Plan une conception tout á fait opposée á celle de Kleist. Anti-goethéisme,anti-hégélianismede Kleist, et déja de Hólderlin. Goethe voit I'essentiel lorsqu'il reproche á Kleist, á la fois, de dresser un pur <( processusstationnaire >>tel qu'en efiet le plan fixe, d'introduire des vides et des sauts qui empéchenttout développementd'un caractérecentral, de mobiliser üne violence d'afiects qui entraine une grande confusion de sentiments38. Nietzsche, c'est encore la méme chose avec d'autres movens. Il n'y a plus de développement de formes ni de formation de sujets. Ce qu'il reproche á \ü7agner,c'est d'avoir encore gañé trop de forme d'harmonie, et mop de personnagesde pédaglogie, des <>: trop de Hegel et de Goeihe. Au conlráire Bizet, disait Nietzsche... il nous semble que, chez Nietzsche, le probléme n'est pas tellement celui d'une écriture fragmentaire. C'est plutót celui des vitesses ou des lenteurs : non pas écrire lentement ou rapidement, mais que l'écriture, et tout le reste, soient productíon de vitesses et de lenteurs entre particules. Aucune forme n'y résistera,aucun caract¿reou sujet n'y survivra. Zaruthousfta n'a que des vitesses et des lenteúrs, .i l'éternel retour, la vie de l'éternel retour, est la premiére grande libération concréte d'un temps non pulsé. Ecce Homo Íla que des individuations par heccéités.Il est forcé que le Plan, étant ainsi conEu, rate toujours, mais que les ratés fassent partie intégrante du plan : cf . la multitude de plans pour La uolonté de puissance. En efiet, un aphorisme étant donné, il sera toujours possible, et méme nécessaire.d'introduire enme ses éléments de nouveaux rapports de vitesse et de lenteur qui le font véritablement changer d'agencement,sauter d'un agencementá un autre (la question n'est donc pas celle du fragment). Comme dit Cage, il appartient au plan que le plan rate 3e.Justement parce qu'il n'est pas d'organisation, de développement ou de formation, mais de transmutation non volontaire. Ou bien Boulez : <<programmer la machine pour que chaque fois qu'on repasseune bande, elle donne des caractéristiquesdifiérentes de temps >>.Alors, le plan, plan de vie, plan d'écriture, plan de musique, etc., ne peut que tatet, puisqu'il est impossible d'y ére fidéle, mais les ratés font J8. Nous nous servons d'une étude inédite de Mathieu camiére sur Kleist. 39. <>- < |'u¡ plan_que nous avions formé avec un groupe d'amis, de nous retrouver ) Mexico lundi prochain dans un an. NouJ étions réunis un samedi. et lotre plan n'a jamais pu se réaliser.C'est une forme de silence.(...) D" ffit méme que notre plan a échoué,du fait que nous avons été incapables de nous rencontrer, rien n'a échoué, le plan n'était pas un échec >>iJotrn Cage, Pour les ois'eaux,entreti.ns áu..^D. Charles,'Belfond, p. f f f).-
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partie du plan puisqu'il coit ou décroit avec les dimensions de ce qu'il déroule chaque fois (planitude á n dimensions).Etrange muchin., á la fois de guerre, de musique et de contagion-prolifération-involution. Pourquoi I'opposition des deux sortes de plans renvoie-t-elle toutefois á une hypothése encore abstraite? C'est que I'on ne cessede passer de I'un á l'autre, pat degrés insensibleset sans le savoir, ou en ne le sachant qu'aprés. C'est que l'on ne cesse de ¡econstituerl'un sut I'autre. ou d'extraire I'un de l'autre. Pat exemple, il suffit d'enfoncer le plan flottant d'immanence, de I'enfouir dans les profondeurs de la Nature au lieu de le laisser jouer librement á la surface,pour qu'il passedéjá de l'autre c6té, et prenne le r61e d'un fondement qui ne peut plus étre que principe d'analogie du point de vue de l'organisation, loi de continuité du point de vue du développementa0. C'est que le plan d'organisation ou de développementcouvre effectivement ce que nous appelions stratification : les formes et les sujets, les organes et les fonctions sont des <<Stfates>>ou des rapports entre stfates. Au conffaire, le plan comme plan d'immanence, consistanceou composition, implique une déstratification de toute.la Nature, y compris pat les moyens les plus artificiels. Le plan de consistance est l¿ .oipr sans organes.Les purs rapports de vitesse et de lenteuf entfe particules,tels qu'ils apparaissentsuf le plan de consistance, impliquent -affécts des mouvements de déterritorialisation, comme impliquent une enmeprise de désubjectivation. les purs Bien plus, le plan de consistancene préexistepas aux mouvements de déterritorialisation qui le détoulent, aux lignes de fuite qui le tracent et le font monter á la surface, aux devenirs qui le composent. Si bien que le plan d'organisation ne cesse pas de trauáiller sur le plan de consistance,en essayant toujours de boucher les lignei de fuite, de stopper ou d'interrompre les mouvements de déterritorialisation, de les lester, de les restratifier, de reconstituer des formes et des sujets en profondeur. Et, inversement,le plan de consistancene cessepas de s'extraire du plan d'organisation, de faire filer des particules hors strates, de brouiller les formes á coup de vitesse ou de lenteur, de casser Mais, les fonctions á force d'agencements,de micro-agencements. lá encore, gü€ de prudence est nécessairepour que le plan de 40. C'est pourquoi nous avons pu prendre Goethe comme exemple d'un Plan transcendant. Goethe passe pourtant pour spinoziste ; ses études botaniques et zoologiques découvrent un plan de composition immanent, qui le rapproche de Geoffroy Saint-Hilaire (cette ressemblance a souvent été signalée). Reste que Goethe gatden toujours Ia double idée d'un développement de la Forme et d'une formation-éducation du Sujet : par lá son plan d'immanence passe déjá de I'auue c6té, vers I'autre póle.
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consistancene devienne pas un pur plan d'abolition, ou de mort. l.ort que_I'involution ne tourne_pur .n régression'dans I'indiffétencié. Ne faudra-t-il pas- gardei un minimum á.=rirr,.;;; minimum de formes et de fonctions, un minimum de sujet ;"* en extraire matériaux, affects, agencements? bien que nous devons ^Si -opposerles deux plans comme deux poles abstraits :. par exemple, au plan organiiationnel transcen_ -r;;;;;, dant d'une musique occidéntale fondée rít t., for.., et leur développemenr, l'on oppose un plu" de .orrririrn.. immanent de la musique orientále, faite dÉ vitesses et de len_ teurs, de mouvements et de repos. Mais, suivani I Irvp"rlr¿r. concréte, tout le devenir de la musique occidentale,tout'e.r;;i; musical implique un minimum de fbrmes ,onor.r, et méme de .lesquelles tonctions harmoniques et mélodiques, á travers on fera passe¡ les viteises et les lentzurs,'_quil.r t¿¿"irlii-piáiJment au minimum. Beethoven produit lá plus étonnante ii.h.rr. polyphonique avec les thémes relative-.át pu,rur., de trois ou quatÍe notes. rl y. a une prolifération matérieile qui ne fait qu'un avec une dissolution de Ia forme (involution), toüt en s,accoimpagnant_d'un développemenrcontinu de celle-ci. peut-éte le t¿;i. de Schumann est-il le cas le plus ftappant oü une forme ;';;i déve1op_pée que pour les rappórts de ,rit.tr. et de lenteur áo,,; on l'afiecte matériellement-it émotionnellement. La -uriq". n'a pas cessé de faire subir á ses formes et á ses motifs á., ffansformations temporelles, augmentations ou diminutiorrq retardements ou .précipitations, q;i ne se font pas ,.rrl.m.ri d'aprés des lois d'organisation et méme de dévelóppement.Les micro-intervalles, en expansion ou contraction, joüánt dans 1., intervalles codés. A plus forte raison \Tagner át'les pori-*ugnlriens vont-ils libérer les variations de üt.rr. .ntré puriilirtÁ sonores. Ravel et Debussy.g¿rdent de la forme précisément ce qull faut pour la casser,i'a-fiecter, la modifi.., ,d,r, t.t .rit.rr", et les lenteurs. Le Boléro est, pousséjusqu'á la'caúcature,le tvpe d'un agencementmachinique qui .oÁr..u. de ra i";; i;--1íiryum pour la mener á l'éclatement. Boulez parle des proliférations de petits motifs, des accumulations dé petite, not.r-!,ri procédent cinématiquement et afiectivement, qüi .-porrent une forme,simple.el y ájoutant des indicationsi. uit.rr., er permertent de produire des rapports dynamiques e*rémemeni complexes a partir d.e l?ppoits formels inirinséquement simples. Méme un rubato de.chopin ne peut pas étre reprod"lt, p"iri"-,ii aura chaque fois des caractéristiqués difiérentes de r.-p, oi 41. Sur tous ces points- (proliférations-dirssolutions, accumulations,indi_ cations de viresse, róle dynamique et afiectif), cJ. pilrr. Boulel. par
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C'est comme si un immense plan de consistanceá vitessevariable ne cessait d'entrainer les formes et les fonctions, les formes et les sujets, pour en extraire particules et affects.Une horloge qui donnerait toute une variété de vitesses. Qu'est-ce qu'une jeune fille, qu'est-ce qu'un groupe de jeunes filles ? Au moins Proust l'a monmé une fois pour toutes : comment leur individuation, collective ou singuliére, ne procéde pas par subjectivité, mais par heccéité, pure heccéité. <<Etres de fuite. >>Ce sont de purs rapports de vitesses et de lenteurs, rien d'autre. Une jeune fille est en retard par vitesse : elle a fait trop de choses, traversé trop d'espacespar rapporr au temps relatif de celui qui l'attendait. Alors la lenteur apparente de la jeune fille se transforme en folle vitesse de notre attente. Il faut dire á cet égard, et pour l'ensemblede la Recberche du ternps perdu, que Swann n'est pas du tout dans la méme situation que le narrateur. Swann n'est pas une ébauche ou un précurseur du narrateur, sauf secondairement,et á de rares moments. Ils ne sont pas du tout sur le méme plan. Swann ne cessede penser et de sentir en termes de sujet, de forme, de ressemblanceentre sujets, de correspondanceentre formes. Un mensonge d'Odette est pour lui une forme dont le contenu subjectif secret doit éme découvert, et susciter une activité de policier amateur. La musique de Vinteuil est pour lui une forme qui doit rappeler autre chose, se rabattre sur autre chose, faire écho á d'auffes formes, peintures, visages ou paysages.Tandis que le narrateur aura beau suivre les traces de Swann, il n'en est pas moins dans un aufte élément, sur un autre plan. Un mensonge d'Albertine n'a plus guére de contenu, il tend au contraire á se confondre avec l'émission d'une particule issue des yeux de l'aimé, et qui vaut pour elle-méme, gui va trop vite dans le champ visuel ou auditif du narrateur, vitesse moléculaire insupportable en vérité, puisqu'elle indique une distance, un uoisinage oü Albertine voudrait éue et est áé|¡ 42. Si bien aolonté et par hasard, pp. 22-24, 88-91. Dans un autre texte, Boulez insiste sur un aspect méconnu de \X/agner : non seulement les leitmotive se libérent de leur subordination aux personnages scéniques, mais les vitesses de déroulement se libérent de I'emprise d'un <>ou d'un tempo (n Le temps re-cherché >>,in Das Rheingold Programmhelt I, Bayreuth 1976, pp. 3-11). Boulez rend hommage á Proust, d'avoir compris I'un des premiers ce r6le transformable et flottant des motifs wagnériens. 42. Les thémes de vitesse et de lenteur sont particuliérement développés dans La prisonniére .' << Pour comprendre les émotions que donnent fies étres de fuite], et que d'auffes éffes, méme plus beaux, ne donnent pas, il faut calculer qu'ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et ajouter á leur personne un signe correspondant á ce qu'en physique est le signe qui signifie vitesse. (.,.) A ces étres-lá, á ces étres de fuite, leur nature, notfe inquiétude attachent des ailes. >>
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que Ia parade du narrateur ne sera plus principalement celle d'un policier qui enquéte, mais, figure trés difiérente, celle d'un geolier : comment devenir maitre de la vitesse, comment la supporter nerveusementcomme une névralgie, perceptuellement comme un éclair, comment faire une prison pour Albertine ? Et si la jalousie n'est plus la méme, quand on passe de Swann au narrateur, la perception de la musique ne I'est pas davantage : Vinteuil cesse de plus en plus d'étre saisi d'aprés des formes analogiqueset des sujets comparables,pour prendre des vitesses et des lenteurs inouies qui s'accouplentsur un plan de consistance á variation, celui-lá méme de la musique et de la Recberche(tout comme les motifs wagnériens abandonnent toute fixité de forme et toute assignation de personnages).On dirait que les effets désespérésde Swann pour reterritorialiser le flux des choses (Odette sur un secret, la peinture sur un visage, la musique sur le bois de Boulogne) a fait place au mouvement accéIéréde la déterritorialisation, á un accél&é línéaire de la machine abstraite, emportant les visages et les paysages,et puis I'amour, puis la jalousie, puis la peinture, puis la musique elle-méme, suivant des coefficients de plus en plus forts qui vont nourrir I'CEuvre au risque de tout dissoudre,et de mourir. Car le nartateur, malgré des victoires partielles, échoueradans son projet qui n'était nullement de retrouver le temps ni de forcer la mémoire, mais de devenir maitre des vitesses, au rythme de son asthme. C'était affronter l'anéantissement.Une aute issue était possible, ou que Proust aura rendu possible. Souuenirs d'une molécule. Le devenir-animal n'est qu'un c-asparmi d'autres. Nous nous trouvons pris dans des segments {e devenir, _entre lesquels nous pouvons établir une 1spéce d'ordre ou de progression apparente : devenir-femme, devénirenfant ; devenir-animal, végétal ou minéral ; devenirs moléculaires de toutes sortes, devenirs-particules.Des fibres ménent des uns aux autres, transforment les uns dans les autres, en traversant les portes et les seuils. Chanter ou composer,peindre, écrire n'ont peut-étre pas d'autre but : déchainerces devenirs. Surtout la musique ; tout un devenir-femme,un devenir-enfanttraversent la musique, non seulement au niveau des voix (la voix anglaise, la voix italienne, le contre-ténor, le castrat), mais au niveau des thémes et des motifs : la petite ritournelle, la ronde, les scénes d'enfance et les jeux d'enfant. L'instrumentation, I'orchestration sont pénérées de devenirs-animaux, devenirs-oiseaud'abord, mais bien d'auues encore. Les clapotements, les vagissements, les stridencesmoléculairessont 1á dés le début, méme si l'évolution insrumentale, jointe á d'autres facteurs, leur donne de plus
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en plus d'importance aujourd'hui, comme la valeur d'un nouveau seuil du point de vue d'un contenu proprement musical : la molécule sonore, les rapports de vitesse et de lenteur entre particules. Les devenirs-animauxse jettent dans des devenirs moléculaires. Alors toutes sortes de questions se posent. D'une certaine maniére, il faut commencerpar la fin : tous les devenirs sont déjá moléculaires.C'est que dévenir, ce n'est pas imiter quelque chose ou quelqu'un, ce n'est pas s'identifier á lui. Ce n'est pas non plus proportionner des rapports formels. Aucune de ces deux figures d'analogiene convient au devenir, ni l'imitation d'un sujet, ni la proportionalité d'une forme. Devenir, c'est, á partir des formes qu'on a, du sujet qu'on est, des organes qu'on possédeou des fonctions qu'on remplit, extraire des particules, entre lesquelleson instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu'on est en train de devenir, et par lesquels on devient. C'est en ce sens que le devenir est le processusdu désir. Ce principe de proximité ou d'approximation est tout á fait particulier, et ne réintroduit aucune analogie. Il indique le plus rigoureusementpossible une zone de uoisinageou de co-présenced'une particule, le mouvement que prend toute particule quand elle entre dans cette zone. Louis \üolfson se lance dans une enmeprise étrange : schizophréne, il traduit le plus vite possible chaque phrase de sa langue maternelle en mots étrangersqui ont un son et un sens semblables; anorexique, il se précipite vers le frigidaire, déchire les boites, arrache des éléments dont il se gave aussi vite que possible43. il serait faux de croire qu'il emprunte aux langues étrangéresles mots <>dont il a besoin. Bien plutót, il arracheá sa propre langue des particules verbales qui ne peuvent plus appartenir a la forme de cette langue, tout comme il artache aux nounitures des particules alimentaires qui n'appartiennent plus aux substancesnutritives formées : les deux sottes de particules entrent en voisinage. On peut dire aussi bien : émette des particules qui prennent tels rapports de mouvement et de repos parce qu'elles entrent dans telle zone de voisinage; ou : qui entrent dans cette zone parce qu'elles prennent ces rapports. Une heccéité n'est pas séparable du brouillard ou de la brume qui dépendent d'une zone moléculaire, d'un espacecorpusculaire.Le voisinage est une notion á la fois topologique et quantique, qui marque I'appartenanceá une méme molécule, indépendamment des sujets considérés et des formes déterminées.
43. Louis Tlolfson, Le schizo et les langues, Gallimard.
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Schérer et Hocquenghem ont dégagéce point essentiel,quand ils ont reconsidéréle probléme des enfants-loups.Bien sür,-il ne s'agit pas d'une production réelle comme si l'enfant était < réellement >>devenu animal ; il ne s'agit pas davantaged'une ressemblance, comme si l'enfant avait imité des animaux qui l'auraient réellement élevé ; mais il ne s'agit pas non plus d'une métaphore symbolique, comme si l'enfant autiste, abandonnéou perdu, était seulementdevenu l' <>d'une béte. Schereret Hocquenghem ont raison de dénoncerce faux raisonnement,fondé sur un culturalisme ou un moralisme qui se réclament de I'irréductibilité de l'ordre humain : puisque l'enfant n'est pas transformé en animal, il serait seulementdans une relation métaphorique avec lui, induite par son infirmité ou son rejet. Pour leur compte, ils invoquent une zone objective d'indétermination ou d'incertitude, <>,non seulementchez les enfants autistes, mais chez tous les enfants, comme si, indépendammentde l'évolution qui I'entraine vers I'adulte, il y avait chez I'enfant place pour d'autres devenirs, <>, qui ne sont pas des régressions,mais des involutions créatrices, et qui témoignent <,noces conÚe nature <. Réalité du devenir-animal,sans que I'on devienne animal en réalité. Il ne sert á rien, dés lors, d'objecter que l'enfant-chien ne fait Ie chien que dans les limites de sa constitution formelle, et ne fait rien de canin qu'un autte éffe humain n'aurait pu faire s'il I'avait voulu. Car ce qu'il faut expliquer, c'est précisémentque tous les enfants, méme beaucoup d'adultes, le fassent plus ou moins, et témoignent avec I'animal d'une connivenceinhumaine plutót que d'une communauté symbolique adipienne aa. On ne croira pas non plus que les enfants brouteurs, ou mangeurs de terre, ou de chair crue, y trouvent seulement des vitamines ou des éléments dont leur organisme aurait une carence.I1 s'agit de faire corps avec l'animal, un corps sans organes défini par des zones d'intensité ou de voisinage. D'oü vient dés lors cette indétermination, cette indiscernabilité objectives dont parlent Schérer et Hocquenghem? Par. exemple : non pas imiter -le chien, mais composer son organlsme avec autre chose, de telle maniére qu'on fasse sortir, 44. René Schérer et Guy Hocquenghern,Co-ire, Recherches,pp. 76-82 : leur critique de la thése de Bettelheim,qui ne voit dans les devenirs-animaux de I'enfant qu'une symboliqueautiste, exprimant d'ailleurs l'angoisse des parents plus qu'une réalité enfantine (cf. La lorteresse aide, Galli mard).
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de l'ensemble ainsi composé, des particules qui seront canines en fonction du rapport de mouvement et de repos, ou du voisinage moléculairedans lequel elles enment. Il est entendu que cet aute chose peut étre trés varié, et tenir plus ou moins directement á I'animal en question : ce peut étre I'aliment naturel de l'animal (la terre et le ver), ce peut étre ses relations extérieures avec d'autres animaux (on deviendra chien avec des chats, on deviendra singe avec un cheval), ce peut étre un appareil ou prothése que l'homme lui fait subir (museliére, rennes' etc-.), 9e peut étie quelque chose qui n'a méme plus de rapport < avec l'animal considéré.Pour ce dernier cas, nous avons vu comment Slepian fonde sa tentative de devenir-chien sur l'idée de lacer des chaussufesá ses mains, de les lacer avec sa bouche-gueule.Philippe Gavi cite les perform_ancesde t.olito, -ung.,ri de bouteilléi, de faiences et de porcelaines,de fer, et méme de bicyclettes, qui déclare : <<Je me considére comme moitié béte, moitié homme. Plus béte peut-étre qu'homme. J'adore les bétes, les chiens surtout, je me sens lié á eux. Ma dentition s'est adaptée; en fait, quand je ne mange pas du verre ou du fer, ma máchoire me démange comme celle d'un jeune chien qui a envie de croquer un os a5. )> Interpréter le mot <( comme analogie sttucturale de rapports (homme-fer : chien-os), c'est ne rien comprendre au devenir. Le mot <>f.ait partie de ces mots qui changent singuliérementde sens et de fonction dés qu'on leJ rapporie á deJ heccéités,dés qu'on en fait des expressionsde devenirs, et pas des états signifiésni des rapports signifiants. Il se peut qu'un chien e*erce sa máchoire sur du fei, mais alors il- exerci sa máchoire comme ofgane molaire. Quand Lolito mange du fer, c'est tout á f.ait difiérent : il compose sa máchoire avec le fer de telle maniére qu'il devienne lui-méme une máchoire de chien-moléculaire.L'acteur De Niro, dans une séquencede film, marche <>un crabe ; mais il ne s'agit pas, dit-il, d'imitet le crabe ; il s'agit de composer avec I'image, avec Ia vitesse de l'image, quelque chose qui a afrafteavec le crabe46.Et c'est cela I'essentielpour nous : on ne 45. Philippe Gavi, << Les philosophes du fantastique >>, in Libération, 31 mar.s tgl1. - Pour les cai précédents, il faudrait arriver á comprendre certains comportements dits névrotiques en fonction des devenirs-animaux, au lieu de rápporter les devenirs-animaux á une interprétation psychanalytique de c.s cbmportements. Nous I'avons vu pour le masochisme (et Lolito e"pliqur, que l'órigine de ses prouesses est dans certaines _expériences másochisteJ ; un beau texte de Christian Maurel conjugue un devenir-singe et un devenir-cheval dans un couple masochiste). Il faudrait aussi considérer I'anotexie du point de vue du devenir-animal. 46, Cf . Newsueek, 16 mai 1977, p. 57,
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devient-animal que si, par des moyens et des éléments quelconques, on émet des corpusculesqui entrent dans le rapport ^ce de mouvement et de _repos des particules animales, orr, qui revient au méme, dans la zone de voisinage de la molécule animale. on ne devient animal que moléculaiie. On ne devient pas chien molaire aboyant, mais, en aboyant, si on le fait uu.. ,ri., de ccur, de nécessitéet de composition, on émet un chien moléculaire. L'homme ne devient pár loup, ni vampire, comme s'il ^vampire changeait d'espéce molaire ; mais le ét le loup-garou sont des devenirs de l'homme, c'est-á-diredes voisinagei éntr. molécules composées,des rapports de mouvement et áe repos, de vitesse et de lenteur, enmé particules émises.Bien sür, il'y a des loups-garous,des vampires, nous le disons avec tout notre :.*r.r, mais n'y recherchezp^s la ressemblanceou l'analogie avec I'animal,.puisquec'est le devenir-animalen acte, c'est la"production de l'animal moléculaire(tandis que l'animal < est pris dans sa forme et sa _subjectivitémolaires). c'est en nous que I'animal monme les dents comme le rut d'Hoffmanstahl. ou'la fl.eur, ses pétales, mais c'est par émission corpusculaire,par voisinage.molécu,laire, et _nonpas imitation d'un sujet, ni par^proportionnalité de forme. Albertine peut toujours imiier'.tn. fl.*, mais c'est quand elle dort, et se compose avec les particules du sommeil, que son grain de beauté et le grain de sa^peauentrent dans un rapport de repos et de mouvement qui la mettent dans la zone d'un _végétal moléculaire : devenirplante d'Albertine. Et c'est quand elle est prisonniére qu'elle émet les particules d'un oiseau.Et c'est quand elle fuit, se lance dans saligne de fuite, qu'elle devient cheval, méme si c'est le cheval de la mort. 9ri, tous les devenirs sont moléculaires; I'animal, Ia fleur ou pi9rr9 qu'on devient sont des collectivités moiéculaires, P des heccéités,non pas des formes, des objets ou sujets molaires qu'on connait hors de nogq, et qu'on reconnait á force d'expérience ou de scie-nce,ou d'habitude. or, si c'est vrai, il faut^le dire des choses humaines aussi : il y a un devenir-iemme, un devenir-enfant,qui ne ressemblentpur a la femme ou á l'eífant comme entités molaires bien distinctes (quoique la femme ou I'enfant puissent_avoir des positions privilégiéás possibles, mais seulement possibles_, en fonCtion de télr d.'i.nirs). ce q,ré nol.r, appe-lonsentité molaire ici, par exemple,c'est la'femme en tant qu'elle est prise dans une machine duelle'qui l'oppose á l'homme, en tant qu'elle est déterminée par sa forme, ei porrrvne d'organes et de fonctions, et assignée comme sujet.^Or devenirfemme n'est pas imiter cette ..t1ité, ni méme sé transformer en elle. On ne négLigerapourtant pas l'importance de l'imitation, ou de moments d'imitation, chéz c.rtáinr homosexuels máÍes:
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encore moins, la prodigieuse tentative de tansformation téelle chez certains travestis. Nous voulons seulement dire que ces aspectsinséparablesdu devenir-femme doivent d'abord se comprendre en fonction d'aure chose : ni imiter ni prendre la forme féminine, mais émettre des particules qui entrent dans le rapport de mouvement et de repos, ou dans la zone de voisinage d'une micro-féminité, c'est-á-direproduire en nous-mémesune femme moléculaire, créer la femme moléculaire. Nous ne voulons pas dire qu'une telle création soit l'apanage de l'homme, mais, as contraire, que la femme comme entité molaire a á deuenir-fernme, pour que I'homme aussi le devienne ou puisse le devenir. Certainement il est indispensableque les femmes ménent une politique molaire, en fonction d'une conquéte qu'elles opérent de leur propre organisme, cle leur propre histoire, de leur propre subjectivité : << nous en tafit que femmes... comme sujet d'énonciation. Mais il est dangereux de se rabatre sur un tel sujet, qui ne fonctionne pas sans tarir une source ou arréter un flux. Le chant de la vie est souvent entonné par les femmes les plus séches,animées de ressentiment,de volonté de puissance et de froid maternage. Comme un enfant tari fait d'autant mieux I'enfant qu'aucun flux d'enfance n'émane plus de lui. Il ne suffit pas davantagede dire que chaque sexe contient I'autre, et doit développer en lui-méme le p6le opposé. Bisexualité n'est pas un meilleur concept que celui de la séparation des sexes. Miniaturiser. intérioriser la machine binaire. est aussi fácheux que I'exaspérer, on n'en sort pas ainsi. Il faut donc concevoir une politique féminine moléculaire, qui se glisse dans les affrontements molaires et passe en dessous,ou á travers. Quand on interroge Virginia \X/oolf sur une écriture proprement féminine, elle s'efiareá l'idée d'écrire <<en tant que femmé >. Il faut plutót que l'écriture produise un devenir-femme,comme des atomes de féminité capablesde parcourir et d'imprégner tout un champ social, et de contaminer les hommes, de les prendre dans ce devenir. Particules trés douces.mais aussi dures et obstinées, irréductibles, indomptables. La montée des femmes dans l'écriture romanesqueanglaisen'épargnera aucun homme : ceux qui passent pour les plus virils, les plus phallocrates,Lawrence, Miller, ne cesserontde capter et d'émettre á leur tour ces particules qui enment dans le voisinage ou dans la zone d'indiscernabilité des femmes. Ils deviennent-femmeen écrivant. C'est que la questionn'est pas, ou n'est pas seulementcelle de l'organisme, de l'histoire et du sujet d'énonciation qui opposent le masculin et le féminin dans les grandes machinesduelles. La question est d'abord celle du corps - le corps qu'on nous uole pour fabriquer des organismesopposables.Or, c'est á la fille qu'on vole 338
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d'abord ,ce corps : cessede te tenir comme Ea, tu n'es plus une petite fille, -tu_n'e_spas un gargon manqué,'eíc. c'est á lu fill. qu'on vole d'abord son devenir pour lui imposer une histoire, ou une- pré-histoire. re tour du garqon vieni ensuite, mais ó'.rt en lui montrant l'exemple .le Ia fiile, en lui indiquant la fille comme objet de son.désir, qu'on lui fabrique á son rour un organisme opposé, une histoire dominante. ta fitte est la premiSre victime, mais elle doit aussi servir d'exemple er d; piége. c'est pourquoi, inversement, la reconstruction du corps comme corps. sansorganes,1'anorganismedu corps, est insépaiabled,un ^moléculaire. devenir-femme ou de la production d'une femme Sans doute 7ajeune fille devient-elle femme, au sens organique ou molaire. Mais inversement le devenir-femme ou la "femme moléculaire sont 7a jeune fille elle-méme. La jeune fille ne se définit certes pas par la virginité, mais par un rapport de mouvement et de repos, de vitesseet de lentzur, pur ,rÁé combinaison d'atomes, une émission de particules , h...éit¿. Elle ne cessede courir sur un corps. sans organes._Elle est ligne abstraite, ou l.igne de fuite. Aussi les jeuñes filles ,,'upprrtí.nnenr pas á ,rn áge, á-un sexe,á un ordre ou á un régne r .il.r se glissent pl"tot, entre les-ordres, les actes_, les áges,lés sexes; eileí p.od"ir.nt I sexesmoléculairessur la ligne de fuite,-purt. par rapport ** machines duelles-qu'elles_traversent?. purt La'seule -rni¿r. J. "n sortir des dualism_es,étre-enÚe, passei enÚe,'forces, intetmezzo, c'est ce que virginia \7oolf a vécu dá toutes ses dans'toute son Guvre, ne cessantpas de devenir. La jeune fille est comme le bloc de devenir qui rést9 contemporain de chaque terme opposable, homme, femme, enfant_,adulte. ce n'est pas la jeune'fille qui devient femme, c'est le devenir-femmequi iait la jeune fille universelle-; ce n'es_tpas I'enfant qui devient adulti c'est le devenir-enfant-qui faii une jeunessé universelle. Trost, auteur mystérieux, a fait un portrait de jeune fille auquel il lie le sort de la révolution r savitesse, son corps libremeni machinique, ses intensités, sa_ligne abstraite ou de fuite, sa production moÍéculaire, son indifiérence á la mémoire, son caráctérenon figuratif a7 :- _<(Ie non-figlrratif du désir ,>. Jeanne d'Arc ? particirlarité de la jeuneflle dans le terrorisme nrire, la jeune fille á la bombe, gardienne de dynamite ? Il est sür que la'politique moléculairé passe par.la jeune fille et I'enfant. Mais il ést süi aussi que les jeunes filles et les enfants ne tirent pas leurs forces du statut 47. Cf . Trost, Visible et- inuis-ible,,Arcanes et Librcment mécanique, Minotaure : << Elle était á la fois dans sa réalité sensible et dans' lé ptolongement idéel de ses lignes comme la projection d'un groupe humain a venlr. )>
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molaire qui les dompte, ni de I'organisme et de la subjectivité qu'ils reEoivent; ils tirent tolrtes leurs forces du devenir moléculaire qu'ils font passerentre les sexeset les áges,devenir-enfant de I'adulte comme de l'enfant, devenir-femmede I'homme comme de la femme. La jeune fille et l'enfant ne deviennent pas, c'est le devenir lui-méme qui est enfant ou jeune fille. L'enfant ne devient pas adulte, pas plus que la jeune fille ne devient femme ; mais la jeune fille est le devenir-femmede chaque sexe, comme I'enfant le devenir-jeunede chaque áge. Savoir vieillit n'est pas rester jeune, c'est extraire de son áge les particules, les vitesses et lenteurs, les flux qui constituent la jeunessede cet áge. Savoir aimer n'est pas rester homme ou femme, c'est extraire de son sexe les particules, les vitesses et lenteurs, les flux, Ies n sexes qui constituent la jeune fille de cette sexualité.C'est I'Age méme qui est un devenir-enfant,comme la Sexualité, n'importe quelle sexualité, un devenir-femme,c'est-á-direune jeune fiIle. - Afin de répondre á la question stupide : pourquoi Proust a-t-ll fait d'Albert Albertine ? Or, si tous les devenirs sont déjá moléculaires,y compris le devenir-femme,il faut dire aussi que tous les devenirs commencent et passent par le devenir-femme. C'est la clef des autres devenirs. Q.r. I'homme de glrerre se déguise en femme, qu'il fuie déguiséeen fille, qu'il se cacheen fille, n'est pas un incident provisoire honteux dans sa carriére. Se cacher, se camoufler est une fonction guerriére ; et la ligne de fuite attire l'ennemi, traverse quelque chose et f.ait fuir ce qu'il traverse; c'est á I'infini d'une ligne de fuíte que surgit le guerrier. Mais, si la féminité de I'homme de guerre n'est pas accidentelle,on ne pensera pas pour autant qu'elle soit structurale, ou réglée par une correspondance de rapports. On voit mal comment la correspondanceentre les deux rapports < et <>pounait entainer une équivalencedu guerrier avec la jeune fille en tant que femme qui se refuse au mariage48.On ne voit pas davantage comment la bisexualité générale, ou méme l'homosexualité des sociétés militaires, expliqueraient ce phénoméne qui n'est pas plus imitatif que structural, mais qui représente plutót une anomie essentielleá l'homme de guerre. C'est en termes de devenir qu'il faut comprendre le phénoméne. It{ous avons vu comment l'homme de guerre, par sa furor et sa céIérité,était pris dans des devenirs-animauxirrésistibles. Ce sont ces devenirs qui trouvent leur condition dans le devenir-femme du guerriet, ou dans son alliance avec la jeune fille, dans sa contagion avec elle. 48. Cf. les exemples e t I'explication structurale proposée par J.-P. VerMouton, pp. 15-16. nant, in Problémes de L U guerre en Gréce arucienne,
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L'homme de guerre n'est pas séparabledes Amazones.L'union de la jeune fille et de I'homme de guerre ne produit pas des animaux, mais produit á la fois le devenir-femme de l'un et le deveniranimal de I'autre, dans un seul et méme <>oü le guerrier devient animal á son tour par contagion de la jeune fille, en méme temps que la jeune fille devient guerriére par contagion de l'animal. Tout se réunit dans un bloc de devenir asymétrique,un zigzag instantané. C'est dans la survivance d'une double machine de guerre, celle des Grecs qui va bientót se faire supplanter par l'Etat, et celle des Amazones qui va bientót se dissoudre, c'est dans une série d'étourdissements,de vertiges et d'évanouissements moléculaires qu'Achille et Penthésilée se choisissent,le dernier homme de gr'rerre,la derniére reine des jeunes filles, Achille au devenir-femme et Penthésilée au devenir-chienne. Les rites de transvestisme,de travestissement,dans les sociétés primitives oü I'homme devient femme ne s'expliquent ni par une organisation sociale qui fenit correspondre des rapports donnés,ni par une organisationpsychiquequi ferait que l'homme ne désiretait pas moins étte femme que Ia femme, homme ae. La sructure sociale, l'identification psychique laissent de cóté trop de facteurs spéciaux : l'enchainement, le déchainementet Ia communication de devenirs que le mavesti déclenche; la puissancedu devenir-animalqui en découle; et surtout l'appartenancede ces devenirs á une machine de guerre spécifique.Il en est de méme pour la sexualité : celle-ci s'explique mal par I'organisation binaire des sexes, et pas mieux par une organisation bisexuée de chacun des deux. La sexualité met en jeu des devenirs conjugués trop divers qui sont comme n sexes, toute une machine de guerre par quoi l'amour passe.Ce qui ne se raméne pas aux fácheuses métaphores entre I'amour et la guerre, la séductionet la conquéte,la lutte des sexeset la scénede ménage, ou méme la guerre-Strindberg : c'est seulement quand I'amour est fini, Ia sexualité taúe, que les chosesapparaissentainsi. Mais ce qui compte est que I'amour lui-méme est une machine de guerre douée de pouvoirs étrangeset quasi terrifiants. La sexualité est trne production de mille sexes,qui sont autant de devenirs incontrólables. La sexualité passe par le deuenir-femnte de I'homme et Ie deuenir-animal de l'humain : émission de particules. Il n'y a pas besoin de bestialisme pour Ea, bien que le bestialismepuisse y appanitre, et beaucoup d'anecdotespsychia49. Sur le ransvestime dans les sociétésprimitives, cf. Bruno Bettelheim, Les blessuressymboliques,Gallimard (qui donne une interprétation psychologique identificatoire), et surtout Gregory Bateson, La cérémome du Nauen, Ed. de Minuit (qui propose une interprétation structurale originale).
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ffiques en témoignent d'une maniére intéressante,mais trop simple, donc détournée, devenue trop béte. Il ne s'agit pas de <>le chien, comme un vieux monsieur sur la carte postale ; il ne s'agit pas tellement de faire I'amour avec des bétes. Les devenirs-animauxsont d'abord d'une autre puissance,puisqu'ils n'ont pas leur Éalité dans l'animal qu'on imiterait ou auquel on correspondrait,mais en eux-mémes,dans ce qui nous prend tout d'un coup et nous fait devenir, un uoisinage, une indiscernabilité, qui extrait de l'animal quelque chose de commun, beaucoup plus que toute domestication, que toute utilisation, que toute imitation : <>. Si le devenir-femmeest le premier quantum, ou segmentmoléculaire, et puis les devenirs-animaux qui s'enchainent avec lui, vers quoi se précipitent-ils tous ? Sans aucun doute, vers un devenir-imperceptible. L'imperceptible est la fin immanente du devenir, sa formule cosmique. Ainsi l'Homme qui rétrécit, de Matheson, passe á ffavers les régnes, glisse enre les molécules jusqu'á devenir une particule introuvable qui médite á l'infini sur l'infini. Le Monsieur Zéro, de Paul Morand, fuit les grands pays, traverse les plus petits, descendl'échelle des Etats pour constituer au Lichtenstein une société anonyme á lui tout seul, et mourir imperceptible en formant de ses doigts la particule O : <<Je suis un homme qui fuit en nageant entre deux eaux et sur qui tous les fusils du monde tirent. (...) I1 faudrait ne plus ofirir de cible. > Mais que signifie devenir-imperceptible, á la frn de tous les devenirs moléculairesqui commenEaientpar le devenir-femme? Devenir imperceptible veut dire beaucoup de choses. Quel rapport entre I'imperceptible (anorganique), I'indiscernable (asignifiant) et l'impersonnel (asubjectif) ? On dirait d'abord : ére comme tout le monde. C'est ce que raconte Kierkegaard,dans son histoire du < chevalier de la foi >>, l'homme du devenir : on a beau I'observer, on ne remarque rien, un bourgeois, rien qu'un boutgeois. C'est ce que vivait FitzgeruId : á l'issue d'une vraie rupture, on arrive... vraiment á étre comme tout le monde. Et ce n'est pas facile du tout, ne pas se faire remarquer. Etre inconnu, méme de sa concierge etdeseSvoisins.Sic'eStte1lementdifficile,étre<< tout le monde, c'est qu'il y u une afiaire de devenir. Ce n'est pas tout le monde qui devient comme tout le monde, qui fait de tout le monde un devenit. Il y faut beaucoup d'ascése, de sobriété, d'involution créatrice : une éléganceanglaise,un tissu anglais, se confondre avec les murs, éliminer le trop-perEu, le trop-á-percevoir. <( Eliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité >, plainte et grief, désir non satisfait, défenseou plaidoyer, tout ce qui enracine chacun (tout le monde) en lui-méme, 342
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dans sa molarité. Car tout le monde est l'ensemble molaire, mais deuenir tout le naondeest une autre afrake, qui met en je,., le cosmos avec ses composantes moléculaires. Devenir tout le monde, c'es_tfaire monde, faire un monde. A force d'éliminer, on n'est plqr qu'une ligne abstraite, ou bien une piéce dé puzzle en elle-méme abstnite. Et c'est en conjugant, en continuant avec d'autres lignes, d'autres piéces qu'on fait un monde, qui pourrait recouvrir le premier, comme en transparence.L'élégance animale, le poisson-camoufleur,le clandestin : il est parcouru de lignes abstraites qui ne ressemblent á rien, et qui ne suivent méme _passes divisions organiques; mais ainsi désorganisé, désarticulé, iI fait monde avéc les lignes d'un roch.., á., sable et.des plantes, pour devenir imperceptible. Le poisson est comme le peintre poéte chinois : ni imitaiif ni smuciural. mais cosmique.Frangois Cheng mo_ntreque le poéte ne poursuit pas la ressemblance,pas plus-qu'il ne cálcule d., ., proportionr géométriques >. Il retienl, il extrait seulementles lignei et les tño"vements essentiels de la nature, il ne procéáe qu'avec des <(ffaits >>continués ou surimposéss0.C'est en ce sensque devenir tout le monde, faire du monde un devenir. c'est faire monde. c'est faire un monde, des mondes, c'est-á-diie trouver ses voisinages et ses zones d'indiscernabilité.Le Cosmos comme machine abstraite, et chaque monde comme agencementconcret qui l'effectue. Se réduire á une ou plusie.rrr-lign.r absraites qüi uont se continuer et se conjuguer avec d'aumes, pour produiré immédiatement, directement, un monde, dans lequel c'est le monde qui devient, on devient tout le monde. Que ltcriture soit comme la ligne du dessin-poémechinois, c'était le réve de Kérouac, ou déjá celui de Virginia \üoolf. Elle dit qu'il faut <( saturer chaque atome ), €t pour cela éliminer, éliminer tout ce qui est ressemblance et analogie,mais aussi < : éliminer tout ce qui excéde le moment mais mettre tout ce qu'il inclut - et Ie moment n'est pas I'instantané, c'est I'heccéité, dans laquelle on se glisse, et qui..se glisse dans_d'aures heccéités par transparences1.Etre á I'heure du monde. Voilá le lien .nti. impercip^á tible, indiscernable, impersonnel, Ies trois vertus. Se réáuire une ligne absüaite, un trait, pour trouver sa zone d'indiscernabilité avec d'autres traits, et énmer ainsi dans l'heccéité comme dans l'impersonnalité du créateur. Alors on est comme I'herbe : on a fait du monde, de tout le monde un devenir, parce qu'on a L'éuiture poétique cbinoise, pp. 20 sq. fQ. $ango!. _9__h"qg, .51. Virginia \íoolf, Jcurnal d'un écfiuain, t. I, íO-fA, p. ZiO : <>,etc. Sur tous ces points, nous nous servonsd'une étude inédite de Fanny Zavin concernantVirginia \7oolf.
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fait un monde nécessairementcommunicant, patce qu'on a supprimé de soi tout ce qui nous empéchaitde nous glisier entre lés de pousserau milieu des choses.On a com6iné le <>, -choses, I'article indéfini, l'infinitif-devenir, et le nom propre auquel on est réduit. Saturer, éliminer, tout metre. Le mouvement est dans un rapport essentiel avec I'imperceptible, il est par nature imperceptible. C'est que la perception tr. peut saisir le mouvement que comme la ranslation d'un mobile ou le développementd'une forme. Les mouvements, et les devenirs, c'est-á-direles purs rapports de vitesse et de lenteur, les purs afiects, sont en dessousou au-dessusdu seuil de perception. Sans doute les seuils de perception sont relatifs, il y en autrdonc toujours un capable de saisir ce qui échappe á un autre : l'ceil de l'aigle... Mais le seuil adéquat, á son tour, ne pourra procéder qu'en fonction d'une forme perceptible et d'un sujet perqu, aperQu.Si bien que le mouvement pour lui-méme continue á se passer ailleurs : si I'on constitue la perception en série, le mouvement se fait toujours au-delá du seuil maximal et en deEá du seuil minimal, dans des intervalles en expansion ou en contraction (micro-intervalles). C'est comme les énormes lutteurs japonais dont l'avance est rop lente et la prise trop rapide et soudaine pour étre vues : alors ce qui s'accouple,ce sont moins les lutteurs que I'infinie lenteur d'une attente (qu'est-ce qui va se passer?) avec la vitesse infinie d'un résultat (qu'est-ce qui s'est passé? ). n faudrait atteindre au seuil photographique ou cinématographique,mais, pdr rapport á la photo, le mouvement et l'affect se sont encore réfugiés au-dessusou en dessous. Lorsque Kierkegaard lance la devise merveilleuse<<Je ne regarde qu'aux mouvements >, il peut se comporter en étonnant précurseur du cinéma, et multiplier les versions d'un scénariod'amour, Agnés et le Triton, suivant des vitesseset des lenteurs vatiables. Il a d'autant plus de raisonsde préciser qu'il n'y a de mouvement que de l'infini ; que le mouvement de f infini ne peut se faire que pat afrect, passion, amour, dans un devenir qui est jeune fille, mais sans téférence á une <<méditation >>quelconque; et que ce mouvement comme tel échappeá la perception médiatrice, puisqu'il est déj effectué a tout moment, et que le danseur, ou l'amant, se remouve déjá < debout en marche ), á la seconde méme oü il retombe, et méme á I'instant oü il sautes2.Telle la jeune fille comme étre de fuite, le mouvement ne peut pas étre perEu. 52. Nous nous rapportons á Crainte et tremblement, qui nous parult le plus grand livre de Kierkegaard,par sa maniére de poser le probléme du mouvement et de la vitesse, non seulement dans son contenu, mais dans son style et sa composition.
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F.t pourtant il faut tout de suite corriger : le mouvement aussi -p.tg,r, < doit >>étre pergg, il ne peut étre que I'imperceptibr. eri aussi le percipiendum. Il n'y a pas lá conuádíction. Si lL mouvement est. imperceptible_par nature, c'est toujours par rapport á ln. seuil quelconquede perception, auquel iÍ appaitíe.rt dttre relatif,.de jouer ainsi le rble d'une médiatior, rni un plan qui lpére la distribution des seuils et du perEu, qui donne d.t fo rm es . á per c ev o i r á _ d e s s u j e ts p e rc e v a n ts: o r' c' est ce pl an d'organisation et de développement, plan de uanscendancequi donne á -percevoir sans ét'é lui-mémá pergu, sans pouvoir éire PlrEur Mais, sur l,'autre plan, d'immanince ou de-consistance, c'est le principe de composition lui-méme qui doit ére perEu, qui ne peut étre que perqu, en mém. t.mpr que ce qu'il .o-posg ou donne. Ici, le molrvement cesse d'étie rappbrté á la médiation d'un seuil reJatif auquel il échappepar .ái,r.. á l,infini ; íl a atteint, quelle,que soit ru .rit.ir. o,r sa lenteur,- ,rn seuil absolu, bien que difiéiencié, qui ne fait qu'un avec la óonrtruction de telle ou telle région du plan continué. On dirait aussi bien que le mouvement c.rre d'éme^leprocédé d'une déterritorialisation toujours relative, pour devenii le processusde la déterritorialisation absolue.C'eit la différence des deux plans qui fait que,ce qui n¡ peut pas étre pergu sur I'un ne peut étre qué perEu sur I'autre. C'est 1á que l'imperceptible devi.ni l. nécessáire-.ntperqu, sautant d'un plan á l'autre, ou des seuils relatifs au seuil ?.htglq qui leur coexiste. Kierkegaard montre que le plan de l'infini, ce qu'il appelle le qlan dé h foi, doit dévenir p,rr pran d'immanence qui ne cessede donner immédiatement. d. r.áonner, de recueillir le fini : conrairement á I'homme de la résignation infinie, le chevalierde la foi, c'est-á-direl'homme du deváir. aua \a jeune fille, il aura tout le fini, et percevra I'imperceptible, en tant que <>.c'est que la perception ne sera plus dans le rapport d'un sujet et d',rn o6;et, mais dans le mouvement qui seri de limite i ce rapport, dans Ia période qui leur est ássociée. La perception se trouvera confrontée á sa propre limite; elle r.ru-pur.i les chor.r, dun, l'ensemble de son proprg voisinage, .o-h. la présence'd;;;; heccéité dans une antre-,la préhenJion de l'une pár l'a.rtre ; i; passagede l'une á l'autre : ne regarder qu'aux mouvements. c'est curieux que le_mot < foi >- serve á dérig.r.r un plan qui tourne á l'immanence.Mais, si le chevalier est I homme án denenir, ill a d-es_chevaliers de toutes sortes.N'y a-t-il pas méme des chevaliers de la drogu¡, au sens oü la foi est ,rné drogue, trés difiérent du sens oü la religion esr un opium ? Ces .i.nuli.tt prétendent que la drogue, dans les conditions de prudence et d'expérimentation néceisaires, est inséparable du áéploi.rn.nt
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d'un plan. E,t sur ce plan, non seulement se conjuguent des devenirs-femme, des devenirs-animaux, des devenirs-mo1éculaires, des devenirs-imperceptible,mais l'imperceptible lui-méme devient un nécessairementperQu,en méme temps que la perception devient nécessairementmoléculaire : arriver á des trous, des micro-intervallesentre les matiéres, les couleurs et les sons, oü s'engoufirent les lignes de fuite, les lignes du monde, lignes de transparenceet de sections3.Changer la perception ; le probléme est posé en termes corrects,parce qu'il donne un ensemble prégnant de << la secondaires(hallucinatoires oll non, lourdes ou légéres, etc.). Toutes les drogues concernent d'abord les vitesses,et les modifications de vitesse. Ce qr-ri permet de décrire un agencement Drogue, quelles que soient les différences, c'est une ligne de causalité perceptive qui f.ait que 1) l'imperceptible est pergu, 2) la perception est moléculaire, 3) le désir investit directement Ia perception et le perEu. Les Américains de la beat generation s'étaient déjá engagésdans cette voie, et parlaient d'une révolution moléculaire propre á la drogue. Puis, I'espécede grande synthésede Castaneda.Fiedler a marqué les p6les du Réve américain : coincésentre deux cauchemars,du génocideindien et de l'esclavagismenégre, les Américains faisaient du négre une image refoulée de la force d'affect, d'une multiplication d'afiects, mais de l'Indien I'image réprimée d'une finesse de perception, d'une perception de plus en plus fine, divisée, infiniment ralentie ou accéI&éesa.En Europe, Henri Michaux tendait á se débarrasser plus volontiers des rites et des civilisations, pour dresser des protocoles d'expérienceadmirables et minutieux, épurer la question d'une causalitéde la drogue, la cerner au maximum, la sépater des délires et des hallucinations. Mais précisément, á ce point, tout se rejoint : encore une fois, le probléme est bien posé quand on dit que la drogue fait perdre les formes et les personnes, fait jouer les folles vitesses de drogue et les prodigieuses lenteurs d'aprés-drogue, accouple les unes aux auffes óomm. des lutteurs, donne á la perception la puissancemoléculaire de saisir des micro-phénoménes,des micro-opérations, et au perqu, la force d'émettre des particules accéléréesou ralenties, suivant un temps flottant qui n'est plus le n6ue, et des heccéités qui ne sont plus de ce monde : déterritorialisation,
53. Carlos Castaneda,passim,et surtout Voyage á Ixtlan, pp. 233 sq, 54. Leslie Fiedler, Le t'etour du Peau-rouge, Ed. du Seuil. Fiedler explique I'alliance secréte de I'Américain blanc avec le Noir ou l'Indien par un désir de fuir la forme et I'emprise molaire de la femme américaine.
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DEVENIR-INTENSE,
DEVENIR.ANIMAL,
DEVENIR-IMPERCEPTIBLE
désirs, oü le désir, .la pensée,la chose ont envahi toute la perception, I'imperceptible enfin pergu). plus rien que le monde'des vitesseset des lenteurs sans forme, sans sujet, ians visage. plus rien que le zig-zagd'une ligne, comme < la ianiére du foíet d'un charretier en fureur )>, eli déchire visages et paysagesss. Tout un travail rhizomatique. de la perceptioir, l. -o-.ñt oü désir et perception se confondent. ce probléme d'une causalité spécifique est important. Tant qu'ol ,invoque des causalités trop générales ou extrinséques, psychologiques,sociologiques,_po.rit*dt. compte d',rn ugÉn."ment, c'est comme si I'on ne disait rien. Aujorrd'hni s'est riis en place un discours sur la drogue qui ne fait'qu'agiter des gén¿ülités sur le plaisir et le -ulh.,rt, sur les diificrilt¿s de cómmunication, sur des causesqui viennent toujours d'ailleurs. on feint d'autant plus de compréhensionpour un phénoméne qu'on est incapable d'en saisir une causalité prop.é en extensión. Sans ^ doute un. agencement ne comporte jamais une infra-structure causale.rl, comporte pourtant) et au plus haut point, une ligue abstraite de causalité spécifique ou ciéatice, ti tigr't de fu"ite, de déterritorialisation, qui ne- peut s'efiectuer qu'en rapporr avec des causalitésgénéralesou d'une autre nature, muir q.ri ne s,explique pas du tour par elles. Nous disons que les póblémes de drogue ne peuvent étre saisis qu'au niveau oü le iérit investit dlrectement la perception, et oü la perception devient moléculaire, en méme temps que I'imperceptibledevient perQu.La drogue apparuit alors comme l'agent de ce^devenir.c'est^lá qu'il y auíaít une pharmaco-analyse,qu'il -faudrait á Ia fois comparer et opposer á-la psychana.lyse. car, de la psychanalyse,il y u 1i.,, d. iuit. á la fois un modéle, un opposé,.t ,rn. t'uÍriron. La psychanuift., en effet, peut étre considérée comme un modéle dé référéncé parce que, par rappo_rtá _desphénoménesessentiellementaffectifs, elle a su construire le schémecl'une causalitépropre, distinct des gén&alités psychologiquesou socialesordinaires.'Mais ce schéme causalreste tributaire d'un plan d'organisationqui ne peut jamais étre saisi pour lui-méme, toujours óonclu d'auire chbre, ínféré], sousmait,.ausystéme de la- perception, et qui regoit précisémeni le nom d'rnconscient.Le plan de-l'Inconscientresie dónc un plan 55. Michaux, Misérable miracle, Gallimard, p. 126 : < Cf. ies dessinslinéaires "* de Michaux. Mais dans-Lei grandes épreuu* dr--f ;;;;;;:- ü;^i;; ,c'est quatre-vingts premiéres pages_de ce livre, que Michaux ui lr' pi", -.i..": tái" dans I'analyse des vitesses,des perceptioís moléculaiies .t dei ',, phénoménes)> ou <<micro-opérationsl>.
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de ranscendance, qui doit cautionner, justifier, I'existence du psychanalysteet la nécessitéde ses interprétations. Ce plan de l'Inconscient s'oppose molairement au systéme percepdón-conscience,et, comme le désir doit éme traduit sur ce plan, il est luiméme enchainéá de grossesmolarités comme á la face cachéede l'iceberg (structure d'G,dipe ou roc de la castration). L'imperceptible reste alors d'autant plus imperceptible qu'il s'oppbse á,, perEu dans une machine duelle. Tout change sur un plan de consistanceou d'immanence,qui se trolrve nécessairementperqu pouf son compte en méme temps qu'il est construit : I'expérimentation se substitue á I'interprétation ; l'inconscient deveñu moléculaire, non figuratif et non symbolique,est donné comme tel aux micro-perceptions; le désir investit directement le champ perceptif oü l'imperceptible apparait comme l'objer pergu d" á¿sir lúiméme, <>.L'inconscient ne désigneplus le principe caché du plan d'organisation ranscendant, maii le proce_ssus du plan de consistanceimmanent, en tant qu'il apparait sur lui-méme au fur et á mesure de sa constiuction. Cat f inconscient est á faite, non pas á retrouver. Il n'y a plus une machine duelle conscience-inconscient, parce que I'inconscient est, ou plutót est produit, lá oü va la conscienceemportée par le plan. La drogue donne á l'inconscient I'immanen.. .i le plan que l? pty$unalyse n'a cessé de rater (il se peut á cet égard que l'épisode célébre de la cocaine ait marqué un tournani forEánt Freud á renoncer á une approche directe de I'inconscient). Mais, s'il est vrai que la drogue renvoie á cette causalité perceptive moléculaire,immanente,la question reste entiére de savoir si elle arrive efiectivement á tracer le plan qui en conditionne I'exercice.Or la ligne causale,ou de fuite, de la drogue ne cesse {'ét_resegmentariséesous la forme la plus dure de la dépendance, de la prise et de la dose, et du dealér. Et méme sous sa forme souple-,elle peut mobiliser des gradients et des seuils de perception, de maniére á déterminer des devenirs-animaux,des dáveniismoléculaires, tout se fait encore dans une relativité des seuils qui se contente d'imiter un plan de consistanceplutót que de le tracer sur un seuil absolu. A quoi sert de percevoir aussi vite qu'un oiseau rapide, si la vitesse et le mouvement continuent de fuir ailleurs ? Les déterritorialisationsrestent relatives, compensées par les re-territorialisations les plus abjectes, si bien que l'imperceptible et la perception ne cessentpas de se poursuivre ou de courir I'un derriére I'autre sans jamaii s'accouplervraiment. Au lieu que des trous dans le monde permettent aux lignes du monde de fuir elles-mémes,les lignes de fuite s'enroulent et se mettent á tournoyer dans des trous noirs, chaquedrogué dans son rou, groupe ou individu, comme un bigorneau. Enfoncé plutót 348