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CAHIERS DE L'ACTUALITÉ RELIGIEUSE
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·TIL7· Dym
CAHIERS DE L'ACTUALITÉ RELIGIEUSE
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!."Tolérance et communauté humaine, en coll. (épuisé). II. La Mère des fidèles (Essai de théologie johannique), par François-Marie BRAUN (épuisé). III. La Théologie catholique au milieu du xxe siècle, par Roger AUBERT (épuisé). · IV. Morale chrétienne et requêtes contemporaines, en collaboration (épuisé). v. Le Rôle du laïcat dans !':Église, par Mgr G. PmiJ:ps (épuisé). VI. Newman (Le Développement du dogme), par J.H. WALGRAVE.
CAHIERS DE L' ACTUÀLITÉ RELIGIEUSE
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DYNAMIQUE DE LA FOI
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VII. La Souffrance, valeur chrétienne, en coll. (épuisé). VIII. Le Sens de l'athéisme moderne, par Jean LACROIX. se édition. . IX. Dieu, l'Inconnu, par Victor WHITE. X. Catholicisme romain et Protestantisme, par Edmond CHAVAZ.
XI. Oscar .Cullmann (Une théologie de l'histoire du salut), par Jean FRISQUE. ' · XII. Vie de foi et tâches ten;estres, par Robert GUELLUY. Préface de S. Exc. Mgr GARROm. 4e édition. XIII. Nature et mystère de la famille, par GabrielMADINŒR. Préface de Jean LA.CRorx. XIV. Le Temps de !':Église (Recherches d'e::cégèse), . par Heinrich SCHLIER. ·· XV. La Parole de Dieu en Jésus-Christ, en a XVI. L 'È::dstence de Dieu, en collaboration. :z• é XVII. Pour .un. christianisme· adulte, par Mgt 2° édition.· XVIII. Histoire et mystère, par Jean LACRo:ot•. XIX. Le Renouveau de la morale, par. Servai ·XX. Science de l'évolution, par Raymond J. Ne ~XXI. L'Idée de l'Église, par B.C. BUTLER. XXII. Parole de Dieu et existence, par J. H. WAl XXIII. La Cité séculière, par Harvey Cox. :ze éditi< XXIV. Réflexions sùr le problème du péché o Pierre GRELoT. XXV. Religion, idéologie et politique, par B. J. DE CLERCQ.
par Paul Tillich
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CASTERMAN
CAHIERS DE L'ACTUALITÉ RELIGIEUSE L'édition originale de cet ouvrage a paru, en 1957, chez Harper and-Row, Inc. à New York, sous le titre : Dynamics of Faith. ~;Harper
Colkctionftmdée en I95I par Jérôme Homer, dominicain. Comité de directiim : Augustin Léonard, directeur, Jticques Colette, Michel Schoonbrood, dominicains;Robert Vander Gucht, prêtre.
and Row, Inc., New York.
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DYNAMIQU E DE LA F.OI PAR PAUL. TILLICH
Traduit de l'anglais et présenté par Fernand Chapey
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@ Casterman I968 Droits de traduction et de reproduction résertJés pour tous pay~.
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AVANT-PROPOS Tout homme a une préoccupation ultime : faudra:"t-il en conclure qu'aucun homme n'est sans foi? Avant d'en arriver là, demandons-nous avec Tillich ce qu'il.faut entendre par préoccupation. A première vue l'horizon de notre existence · est constitué par la préoccupation de choses à faire, d'êtres à défendre, de menaces à écarter. Et lorsque ce qùi fait l'objet de notre préoccupation est atteint ou éliminé, une autre préoccupation apparaît. Les objets de préoccupation changent, la préoccupation . demeure. On voit que ce que Tillich entend. par préoccupation est tr~s proche de ce « souci » dans . lequel Heidegger voit une structure indifférenciée de l'existant : disonsle nettement, la préoccupation, dest un (( existential>l. Mais si toutes les préoccupations ont la même structure, expriment la même structure de l'être, il ne s'ensùit pas qu'elles soient toutes sur le même plan. Elles. se subordonnent les unes aux autres et finalement apparaissent en dépendance d'une préoccupation dominante qu'il faut bien appeler préoccupation ultime. En première approximation nous pourrions dire que cette . préoccupation ultinle représente ce à quoi nous tenons par-dessus tout, ce ·pour quoi nous sacrifierions tout ce que nous avons, notre vie même. Elle peut prendre bien des forines : elle peut être l'amour d'une personne, la «réussite ))' la grandeur de la race ou de la nation, la vérité scientifique inlassablement poursuivie ou telle forme de lutte pourla justice. En ce sens on peut dire que tout homme a une préoccupation ultime ou, ce qui revient au même, une foi. Renoncer à toute préoccupation ultime, ce serait renoncer à être homme : ce serait là, peut-être, la · seule forme d'athéisme authentique.· On se plaira sans doute à souligner ici qu'il ne suffit pas que notre vie soit dominée par une préoccupation ultime du genre de celles que l'on vient d'évoquer p9ur qu'il y ait véritablement
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DYNAMIQUE DE LA FOI
AVANT-PROPOS
en nous un authentique souci de l'absolu. Tillich nous l'accorderait volontiers. Que l'on relise dans le sermon intitulé «Notre préoccupation ultime! »-l'opposition qu'il établit entre l'attitude de Marthe, préoccupée de beaucoup de choses, mais de choses qui sont finies, préliminaires et transitoires, et celle· de Marie qui s'occupe d'une seule chose infinie, ultime, durable. Nos préoccupations finies, comme celles de Marthe, peuvent demander attention, don de soi, passion même; mais seule une préoccupation infinie, comme celle de Marie, peut exiger de nous une attention infinie, un don de soi inconditionnel, ·une passion absolue. Il n'y a de préoccupation ultime véritable que de l'unique nécessaire. · Ou· bien notre préoccupation est préliminaire et provisoire, comme celle ·de Marthe, ou bien elle est ultime et inconditionnelle, comme celle de Marie.
occupations provisoires en nous référant à l'exposition que Tillich en donne au' commencement de la Systematic Theology 2 :
Que dans la plupart des cas une préoccupation proviSOire soit érigée au rang de préoccupation ultime, c'est trop clair. A strictement parler il faudrait parler d'idolâtrie. Toutefois ces formes de préoccupations ultimes ne doivent pas être jugées trop vite. D'une part, elles présentent la même structure formelle que la foi qui est une authentique visée de l'absolu ;- . le fait qu'il y ait don de soi inconditionnel, que la préoccupation présente ce caractère absolu, même dans le pire des cas, n'est possible que parce que l'homme est en lui':"même relation à un infini qu'il ne possède pas, mais auquel il appartient. D'autre part, il n'est pas toujours facile. de savoir si cet objet fini et limité qui apparaît. au terme de la préoccupation ultime est visé pour hii-même ou s'il n'est là que comme un symbole qui renvoie à l'absolu. · Nous comprendrons mieux quels sont les rapports qui peuvent s'établir entre la préoccupation ultime et les préI. The New Being, pp. xsz-x6o.
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I) Entre la préoccupation ultime et les · préoccupations provisoires peut s'établir un régime de « coexistence pacifique », autrement dit de mutuelle indifférence. C'est peut-être le plus mauvais cas et c'est celui que nous rencontrons dans la vie quotidienne de la plupart des gens. Leurs préoccupations portent sur des objets finis, quitte à ce que de temps à autre ce qu'on pourrait appeler un souci relatif de l'absolu se manifeste par une attitude. religieuse, un acte de culte, par exemple. La préoccupation ultime vient donc, en quelque sorte, prendre place à côté des préoccupations provisoires, elle fait nombre avec elles. Du fait même, elle perd son caractère ultime et inconditionné. C'est la négation même du caractère absolu du souci de l'absolu qui; dans la Bible, est exprimé par le premier commandement : ·« Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu n'adoreras que lui seul. » C'est ici qu'il faut situer la critique que Tillich fait du théisme : le théiste est celui qui fait de Dieu un être plus ou moins problématique situé à côté des autres êtres. Le Dieu du théisme est un Dieu qui est l'objet d'une préoccupation provisoire parmi nos autres préoccupations provisoires, c'est le Dieu que l'homme limite à l'aide de ses conceptions finies. 2) Un second type de rapports est possible : celui dans lequel une préoccupation provisoire, c'est-à-dire pratiquement un objet fini, est élevé au rang de l'ultime, de l'inconditionné. Quelque chose de conditionné, de particulier et ·de fini est pris comme inconditionné, universel et infini. Là est le principe de toute idolâtrié. C'est ce contre quoi se sont dressés les prophètes d'Israël. De nos jours le nationalisme absolu en est un triste exemple, facile à évoquer, niais il est loin d'être le seuL Toute 2.
1, pp. xs-x6.
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DYNAMIQUE DB LA FOI
AVANT-PROPOS
idolâtrie est finalement destructrice et présente à la limite un caractère démmùaque. . ·
sans doute que l'absolu ne nous assure de sa présence et de son caractère d'inconditionné qu'au travers du caractère inconditionné d'une exigence. Entendue en ce sens formel, la foi est un phénomène universel . La préoccupation ultime peut se donner un objet concret qui· soit indigne : .elle ne peut être .étouffée complètement. Et les conflits dont l'lùstoire est pleine ne sont pas des conflits entre la foi et sa négation, mais des conflits entre une foi qui visait l'absolu et une autre foi qui érigeait en absolu une réalité provisoire et finie. · · Il nous semble donc q~e cette notion de préoccupation ultime rejoint, à travers toute une tradition théologique et philosophique, cette insatisfaction de l'âme humaine - irrequietum est cor nostrum - qui est un thème classique depuis ·saint Augustin. « L'homme est conduit à la foi par la prise de conscience de l'infini auquel il appartient, mais qu'il ne peut pas posséder en propre >> écrit Tillich. Mais Descartes ne disait-il pas déjà que la présence en nous de l'idée de parfait était cette imagé en creux de lui-même que Dieù a mise en nous tt comme la marque de l'ouvrier empreinte sur son ouvrage >>? Et Malebranche voyait dans l'infinité .·de la volonté - de cette volonté qui a toujours du mouvement pour aller plus loin .,.-- la marque de notre finitude en même temps que le.signe de notre participation à l'infini. Et, de nos jours, .cette dualité et cette disproportion du vouloir ont trouvé une expression profondément élaborée dans l'analyse blondélienne qui montre comment,·dans la logique de l'action, l'homme est divisé entre une volonté voulante par laquelle il ambitionne de s'égaler à ses exigences essentielles et ses volontés voulu~ qui l'en écartent: sans cesse ni trêve, l'homme est en présence de ce choix qu'il ne peut éluder : ou aimer le fini d'un amour infiru, ou aimer infiniment l'infini. C'est à la lumière de cette tradition qu'il faut comprendre la préoccupation ultime. Elle est la requête de la transcendance
3) Mais la préoccupation provisoire peut jouer un rôle . parfaitement légitime vis-à-vis de la préoccupation ultime : elle p~u~ en être .~e s~bole. Un objet fini devient Je support et le velùcule de 1mfiru, sans prét~ndre à l'absolu pour lui-même. II faut qu'il renvoie au-delà de lui-m~me, il faut qu'il soit « transparent au. sacré ''· Ce dernier cas est celui de la conscience religieuse. Notre conscience est intentionnelle et dans l'acte de foi, elle vise l'absolu; mais elle est aussi une conscience incarnée qui a besoin de s'appuyer sur un objet, de se donner un contenu, Il est bien certain qu'en toute rigueur l'absolu ne peut pas se tenir devant la co~scie~ce, être un objet pour elle (Gegenstand) nul ne peut voll' Dteu sans mourir - et c'est la raison pour l~uelle l'fillci~n Testament. interdisait toute représentation de Dteu. Mrus Die~ peut et doit être visé à travers des symboles et tout peut servtr de· symbole à condition de se donner comme te~ et de ne pas arrêter à soi-même un mouvement qui va plus lom. · .
_En ·essayan~ .de prés~nter l'ultimate concern, la préoccupation ultnne, _nou~ ~ avons fait que préparer une description formelle de lafm. Ainsi entendue, la foi est > 3 , en bref, le fait d'être saisi par une préoccupatlon ultime. A ceux qui s'étonneraient que Tillich dans cette dernière. expression semble confondre le. caractère inconditionné de la préoccupation dans ce qu'elle a de subjectif et le caractère inconditionné. de l'objet de la foi, il faut répondre 3· Systematic Theology, III, p. 138,
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DYNAMIQUE DE LA FOI
qui se manifeste dans le dynamisme de l'immanence. La préoccupation ultime n'est pas un concept abstrait, d'autant plus pauvre en compréhension qu'il est plus large en extension; on doit plutôt la comprendre selon le modèle de l'Idée platonicienne qui est un dynamisme spirituel fécond et dont la simplicité ne contredit pas la pluralité et la richesse de ses manifestations. Cet arrière-plan philosophique que · Tillich n'ignore pas, bien qu'il n'y fasse que de rapides allusions, est nécessaire pour rendre justice à cette préoccupation ultime, à cet ultiinate concern qui est au cœur de Dynamique de la foi. C' èst pourquoi il nous semble que l'on fasse tort à Tillich én parlant à son propos de foi philosophique". Outre que Tillich récuse expressément ce terme (cf. ch. V, 4), il semble au contraire qu'il incline à reconn.aître. une signification religieuse à la démarche philosophique elle-même. Que la philosophie puisse réfléchir sur la foi, en dégager la structure formelle et en montrer l'universalité, ne veut pas dire qu'elle réduise la foi à une démarche rationnelle. Comment la liberté vivante peut affirmer son rapport à l'absolu et cela sans contrevenir aux exigences de la raison, cela, la philosophie peut le dire. Mais la démarche même de la foi, la reconnaissance vivante et pratique de l'absolu dans un engagement .concret ne peut relever de la seule activité spéculative _ et critique : c'est une démarche dans laquelle l'être tout entier se livre, confiant en cette liberté que Dieu lui. a donnée, sûr de son cc devoir de croire » qu'il assume cependant dans le risque et avec courage.
* ** Jusqu'à présent nous avons eu affaire à une description formelle de la foi. Elle nous est apparue comme une possibilité 4· Cf. G. TAVARD, Initiation à Paul Tillich, Paris, Éditions du Centurion, 1968, ch. III.
AVANT-PROPOS
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essentielle de l'homme, comme une structure existentiale qq.i c faisait qu'une certaine question du sens ultime ne pouvait pas ne pas être posée, qu'on y réponde bien ou mal. La foi est donc universelle, elle se retrouve au cœur de tous les actes humains où le sens de l'existence est impliqué. On peut dire que toutes les fois que l'inconditionné, l'absolu, est recherché en quelque domaine que ce soit - esthétique, juridique, social - la religion est présente. La religion n'est donc pas une fonction spirituelle parmi d'autres : toute expérience où il est question du sens profond de l'être a une signification religieuse. Mais, nous l'avons vu, la préoccupation ultime est une préoccupation incarnée. Visée de l'absolu, elle doit prendre appui sur une réalité concrète. Cela pose la question de la « matière J> ou plutôt du contenu de la foi. Bien qu'il ne soit pas possible dans les limites d'une introduction d'exposer la façon dont Tillich comprend 'la révélation et ses rapports avec la raison, il nous faut signaler pourtant que ce contenu est donné par l'événement révélateur dans une expérience du sacré. Mais; bien qu'il se réfère aux analyses d'Otto, Tillich n'admet pas un sens du sacré, une faculté du sacré. Le sacré n'est pas une chose, mais la qualité d'une visée de conscience en direction de l'absolu. Si un événement, une rencontre, un lieu, une personne peuvent devenir « sacré », c'est parce que, à la suite d'une expérience « extatique », c'est-à-dire qui comportait une visée de l'absolu, quelque chose dé particulier, un élément de la réalité mondaine, a pu être« mis à part », être constitué en dignité absolue pour un individu et pour un groupe. Le sacré n'est donc pas inhérent aux choses mêmes. Il n'y a 9-e sacré, eh toute rigueur, que si l'absolu a été visé. Expérience du sacré, préoccupation ultime, visée de l'absolu, foi, religion, ces termes sont équivalents en droit : ils désignent la même intentionnalité de conscience, cette relation à l'absolu qui s'actualise et prend conscience d'elle-même en tout acte de foi.
AVANT-PROPOS
DYNAMIQUE DE LA FOI
Il faut donc souligner l'ambiguïté du sacré. On ne peut se . fier au sentiment qu'il fait naître et rien n'est plus trompeur que le « sens du sacré ». Le sacré est le signe que l'absolu a été visé, a été recherché. Mais précisément l'absolu ne peut être enfermé dans aucune des réalités que nous choisissons pour le manifester : ces réalités qui appartiennent nécessairement au domaine des « préoccupations provisoires >> peuvent ou bien être impropres à soutenir notre visée de l'absolu ou bien être prises pour l'absolu lui-même. Le risque est donc grand, et toute l'histoire en témoigne, d'ùne perversion du sacré. Le sacré tend continuell~ment ~ se dégrader en superstition et en magie : le sacré appelle 1'1dolâtne. . On peut en dire autant de toute religion instituée. Le rôle .de la .religion est en quelque sorte de codifier le sacré, de lui donner un statut, de permettre que l'événement révélateur originel puisse être source d'une expérience ·vivante de transcendance pour ses fidèles~ Mais là aussi le risque est grand et presque inévitable que l'institution religieuse se constitue en fin ultime. Cela n'implique pas, bien entendu, le rejet de toute religion instituée : une préoccupation ultime n'est authentique et vivante que si elle donne naissance à une communauté de foi et d'action. Mais la religion vivante ne peut se co~tenter des déterminations que lui propose l'institution; préoccupation de l'absolu, elle est à la fois un principe critique qui protestera contre toutes les rechutes idolâtriques et qui comportera un souci de dépassement qu'aucune. réalisation· ne peut limiter. Événement révélateur, expérience du sacré aboutissent à une expression symbolique du contenu de la foi. On s'est parfois étonné que Tillich parle de symboles et non de dogmes. Mais le symbole doit être bien compris .. En ce qui regarde~ la connaissance de Dieu, le savoir d'entendement et ses concepts sont radicalement déficients. Le symbole, lui, participe à ce qu'il signifie, il exprime directement ce mouvement vers l'absolu dans lequel
il est né et qu'il peùt à nouveau susciter en nous. C'est -dire que le symbole n'est efficace qu'à l'intérieur d'une foi vivante. Il y a une liaison étroite entre le symbole _et le mythe car« les mythes sont présents dans tout acte de foi, parce que le langage de la foi est le symbole Jl. Mais le mythe n'est pas une fable et il peùt coexister avec l'événement. Comme le dit Mircéa Eliades, << le mythe exprime plastiquement et dramatiquement ce que la métaphysique et la théologie définissent dialectiquement l>. Tout échange entre Dieu et l'homme pour être traduit devant la conscience humaine doit recevoir une expression qui fasse appel à l' e8pace et au temps, en un mot s'exprimer par une histoire sacrée. Mais si une critique du mythe est inévitable, elle ne doit pas conclure à une abolition du mythe. ·Qu'un certain littéràlisme ne puisse. et ne doive être tenu n'implique ni que le mythe ait · perdu son sens métaphysique et théologique, ni qu'il doive être abandonné. Tout symbole est ambigu comme l'expérience du sacré qui l'a fait naître. Le croyant sera toujours tenté de le constituer en absolu et, par là, de se dispenser de viser l'inconditionné. Aussi Tillich suggère que le meilleur. symbole c'est celui qui non seulement exprime l'absolu, mais aussi son propre manque ~e l'absob:-, le symbole ~ui, en s'affirmant, affirme aussi la négatton de sot: Jésus acceptant la mort sur la croix pour être fidèle au Christ qu'il doit être pourrait donc bien être ce « symbole parfait». . . Cette dernière indication montre que Tillich n'a pas perdu de vue la foi chrétienne qui est la sienne. Mais son propos n'était pas ici de la justifier. Il s'agissait plutôt de montrer comment la foi est possible sans contredire la structure rationnelle de l'homme, qu'elle est même une dimension essentielle de l'être humain. Sa tâche était plutpt ici celle d'un philosophe de la religion qm
s.
Traité d'histoire des religions, p. 357·
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DYNAMIQUE DE LA FOI
s'efforce de comprendre la démarche religieuse, d'en critiquer les "~ressions, tout en respectant l'intentionnalité qui l'anime: Ce faisant, il rend chacun capable de comprendre que la f01 n'est pas une excroissance parasitaire de sa vie ratio~elle, mais · au contraire la dimension même que prend cette VIe dans sa relation à l'absolu. Du fait même il donne au chrétien la possibilité de comprendre comment il lui est possible de donn~ à sa foi un contenu précis en affirmant que Jésus est le Christ : dans la Systematic Theology, Tillich, parlant alors en théologien, définira la foi comme «le fait d'être saisi par le Nouvel Être tel qu'il s'est manifesté en Jésus le Christ J>, Le lecteur trouvera peut-être que Tillich insiste trop sur les déformations et les déviations de la foi. .Certains jugements pourront paraître pénibles pour le catholique, ou p~ur tel protestant. Un certain radicalisme est inhérent à toute mise en pers.pective ·systématique et· pouvait difficilement être évité. Que· ces critiques aient été possibles au nom de la foi elle-même, c:està-dire de la préoccupation de l'absolu, est .en revanche un signe de ce dynamisme dela foi queTillich s'e~t efforc~ d~ met_tre ~n lumière. Il nous est salubre de redécouvnr que 1objet pnmarre de la foi, c'est Dieu lui-même, comme dit saint Thomas :le Credere .Deum précède et juge toutes les expressions .que nous donnons de notre préoccupation ultime.
Cette traduction suit le texte anglais original de Dynamics ofFaith. Mais il nous est arriVé parfois de l'éclairer à partir de la traductio~ allemande que Tillich avait revue lui-même. Qu'il nous soit permis enfill d'exprimer notre vive gratitude. à Mlles F. Robbe et A. M. Décombe qui nous ont aidé d~ ce travail avec une compétence et un dévouement. sans défaut.
F.
REMARQUES EN GUISE ·D'INTRODUCTION Il y a. peu· de termes du langage reli~eux, ·tant thé~logique que popUlaire, qui prêtent à autant d'mcompréhens10ns, de déformations de sens et de définitions contestables que le terme de << foi ». Il fait partiè de ces mots auxquels , il faut rendre la santé avant qu'on: puisse s'en servir pour guérir l:S hommes. Aujourd'hui le terme de « foi » engendre la: maladie ph~s. que la santé. Il embrouille, égare, produit tour à tour le scept1c1s~e et le fanatisme la résistance intellectuelle et l'abandon sentimental, le. reje; d'une religion authentique et la soumissio~ à ses contrefaçons. C' ~st pourquoi on serait tenté de suggerer que le mot de << foi ); soit abandonné purement et simplement. Mais aussi désirable que cela puisse être, c'est · difficilement réalisable. Une tradition puissante le protège. De plus,. nous n'avons pas jusqu'à présen,t d'expression équivalente pour la réalité que désigne le terme de << foi 11, Au~si, pour l'inst~t, le seul moyen d'aborder .le problème est d es~ayer de remterpréter le mot et d'écarter les faux sens abusifs et déformants dont certains sont l'héritage des siècl~. Le vœu de l'auteur est au moins d'atteindre ce but, même. s'il n'arrive pas à joindre son objectif plus lointain qui est de convaincre quelques lecteurs de la puissance cachée de la foi à l'intérieu.r d'eux-mêmes et de l'importance infinie de ce à quoi la foi se rapporte. Paul TiLLICH
Cambridge, septembre I956.
CHAPEY DYR.liiiOUI DE LA FOl
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1 CE QU'EST LA FOI 1. La foi comme préoccupation ultime.
La foi consiste à être saisi par ce qui nous importe de façon ultime : la dynamiquè de la foi est la dynamique de la préoccupation ultime de l'hommet. Comme tout être vivant, l'homme se préoccupe de beaucoup de .choses,· avant· tou,t de ces choses qui conditionnent son existence même, .telles que sa nourriture et son toit. Mais, à l'opposé des autres êtres vivants, l'homme a des préoccupations spirituelles : préoccupations intellectuelles, esthétiques, sociales, politiques. Certaines sont pressantes, souvent extrêmement pressantes, et chacune d'entre elles, tout comme les préoccupations vitales, peut prétendre à l'absolu pour la vie de l'individu ou .pour .la vie du groupe. Si elle prétend à l'absolu, elle exige un don de soi total de celui qui accepte cette. exigence et elle promet un accomplissement plénier, même si toutes les autres exigences doivent lui être soumises ou être rejetées à cause d'elle. Si unècommunàuté nationale fait de la vie et de la croissance de. la nation sa préoccupation ultime, elle. exige le sacrifice de toutes les autres préoccupations, bien-être économique, vie et sànté, fàmille, valeurs esthétiques et intellectuelles, justice et humanité. Le nationalisme de notre époque dans son extrémisme peut nous servir de champ d'expérience.pour étudier I. P. Tillich rend en anglais parultimate concern (préoccupation ultime) ce qu'il exprime en allemand par was um unbedingt angeht (ce qui nous préoccupe inconditionnellement, ce qui nouS importe de façon absolue). Cf. C. J. ARMBRUSTER, The Vision of Paul Tillich, New York, Sheed & Ward, 1967, p. 51. C'est la raison pour laquelle il nous arrivera souvent de traduire ultimate par absolu ou inconditionné (ùnbedingt). Ultime, absolu, inconditionné : ces trois termes sont équivalents.
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DYNAMIQUE DE LA FOI CE QU'EST LA FOI
ce que signifie une préoccupation ultime dans tous les secteurs de l'existence humaine, y compris le plus infime souci de notre vie quotidienne. Tout est centré sur le dieu unique, la nation, -_un dieu qui est à coup sûr un démon, - mais qui se 1llanifeste clairement avec le caractère inconditionné d'un souci absolu. Mais ce n'est pas seulement une exigence inconditionnelle qui résulte de notre préoccupation ultime, c'est aussi la promesse d'un accomplissement ultime qui est accepté dans l'acte de foi. Le contenu de cette promesse n'est pas néceSsairement déterminé. Il peut s'exprimer dans des symboles généraux ou dans des symboles concrets qu'on ne peut prendre au pied de la lettre, tels que la << grandeur » de la nation dont nous faisons partie meme SI nous mourons pour elle, ou la conquête de l'humanité par une
o
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préoccupation ultime; L'Ancien Testament est rempli de commandements qui expriment de façon concrète la nature de ce don de soi et il est plein des promesses et des menaces qui s'y rattachent. On y trouve aussi des promesses d'une imprécision symbolique, bien que centrées sur l'accomplissement de la vie nationale et individuelle. Quant à la menace, c'est celle d'être exclu de cet accomplissement par l'anéantissement de la nation qui est aussi une catastrophe pour l'individu. Pour les hommes de l'Ancien Testament la foi consiste à être saisi par la préoccupation ultime et inconditionnelle de Yahweh et de ce qu'il représente comme exigence, comme menace et comme promesse. Un autre exemple - qui est presque un contre-exemple mais qui est tout autant révélateur - c'est la préoccupation ultime de la '' réussite », du prestige social et de la richesse. Elle est le dieu de beaucoup de gens qui appartiennent à la civilisation occidentale - où l'esprit de compétition tient une large place - et, comme toute préoccupation ultime, elle exige une soùmission inconditionnelle à ses lois, même au prix du sacrifice de l'authenticité des relations humaines, des convictions personnelles et de l'eros créateur2 • Sa menace est la ruine sociale et économique; sa promesse - indéterminée comme toutes les promesses de ce genre- est l'accomplissement de notre être. C'est l'écroulement de cette sorte de foi qui caractérise la plupart des œuvres littéraires contemporaines et leur donne leur signification religieuse. Ce n'es( pas l'échec de. prévisions erronées, mais le drame d'une foLdonnée à tort' que révèlent des romans comme Point de non-retour3 • A l'heure de l'accomplissement, la vacuité de ce que cette foi promettait devient manifeste. 2. II s'agit de l'Eros au sens platonicien, tel qu'il est décrit dans le Banquet, de cet amour qui meut toute dialectique ascendante vers le Beau et le Bien. Dans la Systematic Theology (I, p. 26) Tillich parlera de l'eros du philosophe. 3· Roman de John P. Marquand.
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DYNAMIQUE DE LA FOI
La foi consiste à être saisi par ce qui nous importe de façon . ultime. Le. contenu de la foi a une importance infiniepourlavie de celui qui croit, mais· il est sans importance pour la définition formelle de la foi. C'est là le premier point que nous devions établir pour comprendre la dynamique de-la foi. 2.. La foi comme acte centré et central
La foi, en .tant que préoccupation ultime, est un· acte de la personne tout entière. Elle se produit au cœur de. la vie personnelle et elle en embrasse toutes les structures. La foiest l'acte le plus intérieur et le plus englobant ·de l'esprit humain. Elle·· n'est pas un acte d'un secteurparticulier ni une fonction particulière de l'être humain total. Toutes les fonctions sont unifiées dans l'acte de foi. Néanmoins la foi n'est pas la somme totale de ces fonctions dans· leur exercice; elle transcende chaque fonction .particulière ainsi que leur · totalité ·et pourtant elle imprime sur chacune d'elles une marque décisive. · Puisque la foi est un acte de la personne tout entière, elle participe à la dynamique dé la vie· personnelle. Cette dynamique a été présentée de bien des manières, notamment dans les derniers développements de la psychanalyse. La plupart présentent ce caractère commun que les tensions naissantes et les conflits possibles y sont pensés en termes de polarité. Il en résulte une psychologie hautement dynamique, ce qui exige une théorie dynamique de la foi, car la foi est l'acte le plus personnel de tous les actes personnels. La p.remière et essentielle polarité que la psychanalyse a dégagée est l'opposition entre ce qu'on appelle l'inconscient et Je conscient. La foi comme acte de la personne totale ne se conçoit pas sans la participation des éléments inconscients de la personnalité. Ils sont toujours présents et ils décident du contenu de la foi pour une large part. Mais, par ailleurs, la foi est un acte conscient et les éléments inconscients ·ne par-
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.ticipent à la genèSe de la foi que s'ils sont intégrés au centre personnel qui transcende chaque structure isolée. Si cela n'apas lieu, .si ce sont des forces inconscientes qui déterminent la synthèse mentale sans qu'il y ait un acte unifiant qui les rassemble, · la foi ne naît pas et ce sont des « compulsions »4 qui prennent sa place. Car la foi est affaire de liberté. Et la liberté n'est rien d'autre que la possibilité d'actes personnel13· centrés. Les fréquentes discussions que l'on soulève à propos de l'opposition de la foi et de la liberté pourraient être éclairées par cette idée que la foi est un acte libre, c'est-à-dire l'acte unifiant et par là central de la personne. A cet égard liberté et foi. sont identiques. Il est aussi important pour la compréhension de la foi de tenir compte de la polarité entre ce que Freud et son école . appellent le « moi)> et le « sur-moi ». Le concept du « sur-moi >> est tout à fait ambigu. D'une part, il est le fondement de toute la civilisation dans la mesure où il empêche la réalisation non contrôlée des pulsions sans cesse renaissantes de la .libido; d'autre part, il ampute l'homme de ses .forces vitales, engendre son aversion pour tout le système des interdits de la. ciVilisation et provoque ainsi un état névrotique. Du point de vue de la psychanalyse les symboles de la foi sont considérés comme des expressions du « sur-moi .)> ou, plus précisément, de l'image du père qui donne son contenu au « sur-moi ». L'insuffisance de cette théorie du << sur-moi >> s'explique par le naturalisme de Freud au nom duquel. il refuse les normes et les principes. Si le << sur-moi » ne se constitue pas à partir de principes valables et objectifs, il devient un tyran oppresseur. Mais la foi véritable, même si elle utilise l'image du père pour s'exprimer, transforme cette image ên un principe de vérité et de justice qu'on a à défendre 4· En psychanalyse, ce terme désigne ces actes que l'individu se. sent contraint d'accomplir sans pouvoir en donner.la raison, en réalité pour éviter un sentiment d'angoisSe ou de culpabilité.
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même contre le « père ». On ne peut donner un sens positif à la foi et à la culture que si le «'sur-moi » représente les normes essentielles de l'être. Cela nous amène à nous demander quelle relation la foi, acte personnel et centré, entretient avec la structure rationnelle de la persomie qui se manifeste chez l'homme par Un langage porteur de sens, ainsi que par sa capacité à connaître le vrai, à faire le bien, par son sens de la beauté et de la justice~ C'est tout cela, et non seulement son aptitude à analyser, à calculer · et à démontrer, qui fait de l'homme un être raisonnable. Mais, malgré ce concept élargi de la raison, nous devons refuser d'identifier sa nature essentielle au caractère rationnel de l'esprit. L'homme peut prendre. des décisions pour ou contre la raison, il est capable d'être créateur au-delà de la raison ou d'être destructeur en deçà. de la raison. Ce pouvoir est le pouvoir de son << soi 116 , ce centre de relation à' soi où tous les ~léments de son être trouvent leur unité~ La foi n'est pas un acte de l'une quelconque des fonctions rationnelles, comme elle n'est pas non plus un acte de l'inconscient, mais elle est au contraire un acte dans lequel les éléments rationnels et non rationnels de l'être humain sont transcendés. Lafoi en tant qu'acte englobant, centré et central de la personne est << extatique )l. Elle transcende aussi bien les pulsions de l'inconscient irrationnel que les structures de la conscience rationnelle. Elle les transcendé, mais elle ne les détruit pas. Le caractère extatique de la foin' exclut pàs son caractère rationnel, sans pour autant s'identifier à lui; elle inclut aussi des tendances non ràtionnelles sans pourtant s'identifier à elles. Dans l'eXtase de_ la foi il y a une prise de conscience de la vérité et des valeurs 5· Le terme ~ soi » est plus englobant que le terme ego, explique Tillich dans la Systematic Theology, vol. I, p. x:S8, et il inclut les bases subconsciente et inconsciente de l'ego conscient de soi aussi bien que la conscience de soi.
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morales; il y a aussi ce que le passé a connu d'amow:s et de haines, de conflits et de réconciliations, d'influences individuelles et collectives. << Extase ll veut dire « être hors de soi l> ~ sans cesser d'êtrè soi-même, c'est-à-_dire un « soi )) avec tous les éléments qui sont unifiés dans le centre personnel. Une autre polarité importante pour la compréhension de la foi, c'est la tension qui existe entre la fonction de connaissance d'une part et le sentiment et la volonté d'autre part. Dans le chapitre suivant j'essaierai de montrer .que beaucoup de malentendus sur la nature de la (oLviennent de ce que l'on cherche à subordonner la foi à l'une ou à l'autre de ces fonctions. Il faut affirmer- pour l'instant,. aussi nettement et fermement que possible, que dans tout acte de foi il y a une affirmation de connaissance, non comme lè résultat d'un processus indépendant de . recherche, mais comme un élément inséparable de la totalité d'un. acte qui comporte acceptation et don de soi. Cela exclut aussi l'idée d'une foi qui serait le résultat d'une < ·indépendante. Sans doute il y a affirmation par la volonté de ce qui nous préoccupe de façon ultime, mais la foi n'est pas une création de la volonté. Dans l'extase de la foi, la disposition volontaire à l'acceptation et au don de soi ne constitue qu'un élément ~- elle n'est pas la cause de la foi. Il en est de même du sentiment. La foi n'est pas une éruption émotionnelle : ce n'est pas ce que veut dire le terme << extase ». Assurément le sentiment est présent dans la foi, comme dans tout acte de la vie spirituelle, mais le sentiment ne crée ·pas la foi. La foi comporte une part de connaissance et elle est un acte de la volonté6 • Elle est l'unité de tous ces éléments dans. le soi centré. Naturellement l'unité de tous ces éléments dans l'acte de foi n'empêche pas l'un ou l'autre d'avoir la prédominance dans tel ou tel type particulier de foi. 6. L'allemand porte: «Un acte de la volonté et du sentiment».
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Cet élément détermine alors le caractère dela foi, mais il ne crée pas l'acte de foi. Ainsi on répond à la question de savoir si une psychologie de la foi est possible. Tout ce qui arrive dans Pêtre personnel de rhomme peut devenir objet de psychologie. Il est assez important et pour le philosophe de la religion, et pour le pasteur dans l'exercice de son ministère, de savoir comment l'acte de foi s'insère dans la totalité des processus psychologiques. Mais à l'encontre de cette forme légitime et souhaitable de psychologie de la foi, il y en a une autre qui voudrait trouver l'origine de la foi· dans quelque chose qui ne serait pas la foi mais qui serait, au contraire, le plus souvent, la crainte. Ce qu'une telle méthode présuppose, c'est que la crainte ou ce quelque chose d'autre dont .la foi dériverait serait plus originel et fondamental que la foi. 'Mais une telle présupposition ne peut pas fournir ses preuves. Au contraire on peut montrer que dans la· recherche scientifique qui conduit 'à ces conclusions une foi est déjà à l'œuvre. La foi ' précède toutes les tentatives pour la tirer de quelque chose d'autre pour la bonne raison que ces tentatives elles-mêmes se fondent sur ~la foi. 3. La source de la foi
Nous avons étudié l'acte de. foi dans son rapport avec la dynamique de la personnalité totale. La foi est un acte total et centré du (( soi » personnel, l'expression d'une préoccupation inconditionnelle, infinie et ultime7 • La question est maintenant celle-ci : quelle est la source de cette préoccupation qui embrasse tout et qui transcende tout ? L'expression (( préoccupation »8 7· L'allemand porte: «l'acte dans lequel nous saisissons l'mconditionné, l'infini et l'ultime et nous sommes saiSis par lui •· 8. En anglais concern; l'allemand précise unbedingtes Anliegen, préoccupation inconditionnée.
renvoie aux deux termes de la relation, d'abord à celui qui est préoccupé· et ensuite à l'objet de la préocc?pati.on. C' ~st dans ces deux directions qu'il nous faut penser la sttuanon de 1 homme en elle-même et dans le monde où il vit. Le fait que l'homme ait une préoccupation ultime révèle quelque chose de so~ être, c'est-à-dire . sa capacité de dépasser le flux des expé~ences relatives' et transitoires de sa vie quotidienne. Les expénences de l'homme, ses sentiments, ses pensées, sont conditionnés et finis. Non seulement ils vont et viennent, mais leur contenu est l'objet d'une préoccupation finie et conditionn elle- à moins qu'ils n'aient été élevés au niveau de l'inconditionnel. Mais cela présuppose une condition de possibilité qui est la présence, en l'homme, d'une relation à l'infini. L'homme est capable de saisir dans un acte immédiat, personnel et central le sens de l'ultime; de l'inconditionnel, de l'absolu, de l'infini. C'est pour cette seule raison que l'homme est capable de foi. Les possibilités humaines sont des forces qui tendent à leur réalisation. L'homme est conduit à la foi par la prise de conscience de l'infini auquel il appartient mais qu'il ne peut pas posséder en propre. Ainsi exprimons-nous de façon abstraite ce qui se manifeste concrètement sous la forme du (( cœur sans repos >> dans la vie quotidienne. . . . Cette préoccupation inconditionnelle qu'est la fot est le fatt d'être saisi par l'inconditionné. La passion infinie . comme on· a défini la foi est la passion pour l'infini. Ou bien, pour nous servir de notre première expression, la préoccupation ultime est la préoccupation de ce qui est ex~éri~ent~ coilliil:e a?solu. Par là! nous nous détournons de la stgruficat10n subjectlve de la f01 en.tendue comme acte centré de la personne pour nous tourner vers sa signification objective, c'est-à-dire vers ce qui est s.igni~é dans racte de foi. A ce point de notre analyse on ne nous rudera1t pas en répondant que ce qui est signifié dans l'acte de foi s'appelle « Dieu » ou « un dieu ». Car alors nous demandons : Qu'est-ce
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qui, dans l'idée de Dieu, constitue la divinité ? La...réponse est : c'est l'élément d'absolu, d'inconditionné. et d'ultime..-'C'est cet élément qui caractérise le divin .. Si on accepte ·cela, on. peut comprendre pourquoi presque tout ce qui existe .(( ciel et sur la terre » a pu .être revêtu du caractère d~ l'absolu au cours de l'histoire des religions. Mais nous pouvons comprendre aussi qu'un principe critique a été et est à l'œuvre dans la.co:nscience religieuse de l'homine : la question qu'il pose est .de Sa.voir ce qui est vraiment ultime à l'encontre de ce qui élève. une prétention à l'absolu mais n'es~ que provisoire, passager et fini. Dans l'eXpression « préoccupation ultime » se trouvent réùnis les deux aspects de l'acte de foi, l'aspect subjectif et l'aspect objectif -.. la fides qua creditur {ce par quoi on croit) et la fides quae. creditur {ce qui est cru). La preinière expression exprime classiquement l'acte centré de la personne, la préocèupation ultime ou absolue. La seconde désigne ce vers quoi cet acte se dirige, l'absolu lui-même, que l'on exprime par les symboles du divin. Cette distinction quoique très importante ne l'est pas absolument parlant car un aspect ne peut pas exister sans l'autre. Il n'y a pas de foi sans un objet vers lequel elle se dirige. TI y a. toujours « quelque chose » qui est signifié dans l'acte de foi et il n'y a pas moyen d'avoir le contenu de la. foi, l'objet de la foi, en dehors de l'acte de foi. Tout discours sur les choses de Dieu qui n'est pas prononcé en état de préoccupation ultime est non-sens. La raisonen est que ce qui est signifié dans l'acte de foi ne peut être approché d'autre façon qu'à travers l'acte de foi. Dans des expressions comme ultime, inconditionné, infini, absolu, là différence entre le sujet et l'objet est dépassée.L•absolu de l'acte de foi et l'absolu qui est signifié' dans l'acte de foi sont une seule et même chose. Les mystiques en.donnent une expression symbolique quand ils disent que leur connaissance de Dieu
au
g. L'allemand porte : • qui est expérimenté
t.
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est identique à la connaissance que Dieu a de lui-même; et saint Paul l'exprime également quand il dit·« qu'il connaîtra comme il est connu >> (I Cor. 13), c'est-à-dire par Dieu. Dieu ne peut jamais être objet sans être en mêm,e temps sujet. Et même, selon saint Paul, aucune prière ne peut être c;:xaucée si l'Esprit de Dieu ne prie en nous (Rom. 8). On peut exprimer la même. expérience en langage abstrait par la disparition de l'opposition sujet-objet dans la rencontre de l'absolu,· de l'inconditionné. Dans l'acte de foi, ce qui est le principe dé cet acte est présent au-delà de la scission du sujet et de l'objet. !lest présent comme dualité et comme au-delà de la dualité. Ce caractère de la foi fournit un critère supplémentaire pour distinguer le vrai absolu· du faux. Le :fini q~i prétend à l'~nité sans la détenir (comme, par exemple, la natton ou la « réusstte ») n'est pas capable de transcender l'opposition sujet-objet. Il demeure un objet vers lequel le croyant tourne son regard comme . s'il était un sujet. Il peut le saisir parles procédés de la connaissance commune et en disposer par les moyens ordinaires. Il y a, naturellement, des degrés nombreux dans le domaine immense des faux absolus. La nation est plus proche du véritable absolu que ne l'est la «·réussite». L'extase du nationali~m: peut c?nduire à un état où le sujet est presque absorbé par 1 objet. Mats après un certain temps le sujet émerge de nouveau, radicaleme~t et complètement déçu et, jetant sur la nati?n ':n r~gard sc~pttque · et critique, il refuse même de rendre JUStice a ses extgences légitimes. Plus une foi est idolâtrique, moins elle est capable de surmonter la scission du sujet et de l'objet. C'est en cela que consiste la différence entre la vraie foi et la foi idolâtrique. Dans . la vraie foi, la préoccupation ultime est souci de ce qui est véritablement absoluj tandis que dans la foi idolâtrique des réalités provisoires et :finies sont élevées au niveau de l'absolu.· La conséquence inévitable de la foi idolâtrique est la « déceptio-?- existentielle », déception qui atteint l'homme dans son eXIStence
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même. Telle est la dynamique de la foi idolâtrique : elle est une· foi et, à ce titre, eacte central d'une personne; mais le point qui sert de centre est quelque chose qui se situe plus ou moins à la périphérie; et c'est pourquoi l'acte de foi conduit à la perte du centre et à la rupture de l'unité de la personnalité. Le caractère extatique que l'on trouV:e même dans la foi idolâtrique peut dissimuler ces conséquences, mais seulement pour un temps .. finalement elles apparaissent au grand jour. 4. La foi et la dynamique du sacré
Celui qui pénètre dans la sphère de la foi pénètre dans Îe sanctuaire de la vie. Là où il y a foi, il y a conscience dù sacré. Cela semble en contradiction avèc ce qui vient d'être dit de la . foi idolâtrique. En réalité, cela ne s'oppose pas à l'analyse que nous avons faite de l'idolâtrie. Il n'y a opposition qu'avec l'usage populaire du terme << sacré ))10• Quelque chose qui nous préoccupe de façon absolue. devient· par le fait même sacré. La conscience du sacré est conscience de la présence du divin, c'est-à-dire· de l'objet de notre préoccupation absolue. Une telle conscience du sacré tient. une grande place dans l'Ancien Testament, depuis les visions des patriarches èt de Moïse jusqu'ame, expériences bouleversantes des grands prophètes et des psalmistes. C'est une présence qui demeure mystérieuse en dépit d~ ses manifestations; elle a un double pouvoir d'attraction et de répulsion pour ceux qui l'affrontent. Dans un ouvrage devenu classique, Le Sacrén, Rudolph Otto a décrit ces deux aspects xo. L'anglais holy et l'allemand heilig qui sont les seuls termes présents
· à la pensée de l'autew: recouvrent la signification des deux· mots français e sacré » et " saint ». :ù est indispensable de ne pas l'oublier poux la compréhension de ce paragraphe. . 11. R. ÛTTO, Dos Heilige. Ueber das Irrationale in der Idee des GôttHchen und sein Verhli.ltnis zum Rationalen, Goi::ha (Klotz, Ire édition, I9I7). Traduit en français sous le titre Le Sacré, Paris (Payot, 1949).
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qui le caractérisent : le sacré est à la fois fascinant et terrifiant (dans la terminologie de Otto: mysten"umfascinans et tremendum). On peut les retrouver dans toutes les religions car c'est toujours en eux que l'homme rencontre les représentations de sa préoccupation ultime. La raison de ce double effet du sacré est manifeste si nous saisissons le lien· qui relie l'expérience du sacré et l'expérience de l'infini. Le cœur. humain recherche l'infini parce que c'est en lui que le fini veut reposer. Dans l'infini il cherche son propre accomplissement. C'est là la raison de l'attraction extatique et de la fascination qu'exerce toute manifestation de l'infini. D'autre part, si l'infini se manifeste et exerce son pouvoir. fascinant, on réalise en même temps. la distance infinie du fini à l'infini et, par conséquent, la nécessité de récuser toute tentative finie pour atteindre l'infini. Le sentiment .d'être consumé par la présence du ·divin est· une expression profonde de la relation de l'homme avec le sacré. Il est impliqué dans tout acte de foi authentique, toutes les fois que l'homme est saisi par l'absolu. Ce sens originel et le seul légitime du sacré -de la saintetél2 doit prendre le pas sur l'emploi habituellement défectueux du terme. « Sacré >) - ou << saint l> :..._ en est venu à s'identifier à la perfection morale, notamment dans certains groupes protestants. Les causes historiques de ce glissement de sens sont importantes pour la compréhension de ce qu'est le sacré et de ce qu'est. la foi. A l'origine le sacré a signifié tout ce qui est à part du domame des choses et des expériences quotidiennes. C'est ce qui est séparé du monde des· relations finies. C'est pour cette raison que tous les cultes religieux ont mis à part de tous les autres lieux et activités des lieux sacrés et des activités saintes.-Pénétrer dans le sanctuaire veut dire rencontrer le sacré. L'infiniment lointain s'y rend lui-même proche et présent,· sans se départir pour autant de son éloignement. Pour cette raison le sacré a été nommé . 12 •.
Cf. plus haut p.
30,
note
10.
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le « tout autre >>, c'est-à-dire ce qui est autre que le cours quotidien des choses ou - si nous nous reportons à ce qui a été dit précédemment - ce qui est autre que ce monde dont la structure est déterminée par la séparation du sujet et de l'objet. Le sacré transcende ce domaine : c'est là son mystère et son essence inaccessible. Il n'y a pas de chemin pour aller du conditionné à l'inconditionné, pour aller du fini à l'infini. Le. sacré est ·essentiellement ''.mystère » : de là l'ambiguïté de l'expérience que l'homme en fait. Le sacré peut se manifester comme créateur ou comme destructeur. L'élément fascinant du sacré peut être à la fois créateur et destructeur (qu'on se reporte au caractère fascinant de l'idolâtrie nationaliste); inversement l'élément terrifiant et anéantissant peut être tout ensemble destructeur et créateur (comme c'est le cas pour la double fonction de Çiva ou Kâli dans la pensée hindoue). Cette ambiguïté, dont rious trouvons encore des traces dans l'Ancien Testament, se reflète dans les activités rituelles ou quasi rituelles des religions .et quasi-religions. Ces activités sont profondément ambiguës : tels ces sacrifices où l'on immole la personne, physique ou mentale, la sienne .ou celle des autres. On peut qualifier de divinodémoniaque cette ambiguïté où le divin se caractérise par la victoire de ce qui est créateur sur ce qui est destructeur dans le sacré, tandis que le démoniaque se caractérise par la victoire de ce qui est destructeur sur ce qui est créateur dans le sacré. C'est cette situation qui a été profondément comprise par les prophètes de l'Ancien Testament; aussi ont-ils engagé la lutte contre l'élément démoniaque et destructeur du sacré.. Et cette lutte a été couronnée d'uri tel succès que le concept même du sacré s'est transformé. Le sacré -'-.ou sainteté - est devenu synonyme de vérité et de justice; il n'est que créateur et n'est plus destructeur. Le vrai sacrifice est l'obéissance à la loi. Telle est la ligne de pensée .qui aboutit à identifier sainteté et per·. fection morale. Mais alors la sainteté ne signifie plus« ce qui est
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séparé >>, le « transcendant )), le '' fàscinant et terrifiant ll, ·le '' tout autre )). Tout cela a disparu et le sacré, c'est-à-dire la sainteté, est devenu le bien et le vrai. Il a cessé d'être le sacré au sens originel du mot. En résumé, on pourrait dire que le sacré, primitivement, se situe en deçà de l'opposition du bien et du mal, qu'il est à la fois divin et démoniaque et que c'est en réprimant le côté démoniaque que le sacré lui-même a changé de seris : il devient rationnel et s'identifie au vrai et au bien, de telle sorte que son sens originel est à .redéèouvrir. Cette dynamique du sacré confirme ce qtJ.i a été dit de la dynamique de la foi. Nous avions distingué entre la vraie foi et la foi idolâtrique. Le sacré qui est démoniaque, ou définitivement destructeur, est identique au contenu de la foi idolâtriq11e. Pourtant, la foi idolâtrique est .encore une foi et le sacré qui est démoniaque est encore sacré. C'est ici qu'apparaît le caractère · ambigu de la. religion et que les dangers de la foi sont le plus manifestes : le danger, de la foi est l'idolâtrie et l'ambiguïté du sacré est sa possibi)ité démoniaque. Notre souci ultime - ce qui nous préoccupe de façon absolue- peut nous détruire comme il peut nous sauver13• Mais nous ne pouvons jamais être sans lui. 5. Foiletidoute 1~ous allons maintenant revenir à une description plus complète de la foi, entendue .comme acte de la personne, comme son acte centré et total. Un acte de foi est l'acte d'un être fini qui est saisi par l'infini et orienté par lui. C'est un acte fini avec toutes les limites que cela implique et c'est un acte auquel l'infini participe par-delà les limites d'un acte fini. La foi est' certitude dans la mesure où elle est une expérience du sacré. 13: Littéralement keal (et l'allemand heilen) veut dire « guél:ir ». Il faut se souvenir que le «salut » religieux est la guérison et la san.té de tout l'homme, ·corps et âme. DYHAIIIQUE DE LA POl
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Mais la foi est en même temps. incertitude dans la mesure où l'infini dont elle dépend est reçu par un être fini. Cet élément d'incertitude dans la foi ne peut être supprimé, mais on doit l'accepter. Ce qui dans la foi accepte cela est le courage. La foi comporte et un élément de connaissance immédiate qui lui donne la certitude, et un élément d'incertitude. Le courage, c'est d'accepter l'un et l'autre. C'est en supportant courageusement cette incertitude que la foi manifeste le plus clairement son caractère dynamique. · Si nous voulons exprimer la relation de la foi et du courage, il nous faut avoir recours a un concept du courage plus targe que celui auquel on fait ordinairement appel14. Le courage · compris comme un élément de la foi est le risque de l'autoaffirmation de notre être propre en dépit des puissances de >, partage de tout être fini. Là où il y a risque et courage, il y a possibilité d'échec et ·c'est pourquoi. en tout acte de foi cette possibilité est présente. II faut prendre ce risque. Celui qui fait de la nation sa préoccupation ultime a besoin de .. courage pour persévérer dans cette préoccupation. Car ce qui est certain, c'est seulement le caractère absolu de l'absolu, le caractère infini de la passion infinie. C'est une réalité qui est donnée àu << soi >> avec son propre être; elle est aussi immédiate et aussi indubitable que. le « soi » l'est pour soi. Précisément, elle est le cc soi >> dans la. mesure où il se transcende. Mais il n'y a aucune certitude de cette sorte en ce qui regarde le contenu, l'objet de notre préoccupation ultime, que cet objet soitla nation, la « réussite », un dieu ou le Dieu de la Bible. Tous ces objets ne sont pas accompagnés d'une conscience immédiate de certitude. Les accepter comrile objets de préoccupation ultime est 14.. Cf. Paul TILLICH, The Courage to Be, Yale University Press. Traduit en frfU}çais sous le titre Le Courage d'être, Casterman, 1967, collection« Christia-
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wi risque et par conséquent un acte de courage. II y a risque si ce que nous avons estimé être un objet de préoccupation ultime n'être qu'un objet de souci provisoire et périssable - 1~ nation, par exemple. Le risque de la foi dans la préoccupation ultime que nous faisons nôtre est en fait le plus grand risque que l'homme puisse courir. Car, s'il est avéré qu'il conduit à unéch~c, le sens de notre vie s'effondre. Alors on s'est sacrifié soi-même, on a sacrifié la vérité et la justice, pour quelque chose qui ne>le méritait pas. On a abandonné son centre personnel sans aucune chance de le retrouver. La réaction de dés~spoir de ceux qui ont fait l'expérience de l'effondrement de leurs espérances .nationales est une preuve irréfutable du caractère idolâtrique de leur conception de la nation. C'est,. à long terme, l'aboutissement inévitable d'une préoccupation absolue dont l'objet n'est pas réellement l'absolu. Mais c'est ce risque que la foi doit toujours prendre; c'est un risque inévitable dès lors qu'un être fini s'affirme lui-même. La préoccupation absolue est risque absolu .et courage absolu. L'affirmation de l'inconditionné en elle-même n'est pas un risque et ne réclame pas du courage. Mais elle est un risque et demande du courage si elle affirme un contenu concret. Et toute foi contient un élément concret, elle est toùjours préoccu. pation de quelque chose ou de quelqu'un. Mais ce quelque chose ou ce quelqu'un peut se révélern'être pas absolu du tout. Alors la foi est un échec au plan de son expression concrète, bien qu'elle n'en soit pas un comme expérience de l'inconditionné en soi. Un « dieu » disparaît : le divin demeure. La foi court le risque de l'anéantissement du dieu concret en qui elle croit. Il peut fon:· bien arriver qu'avec la disparition du dieu, le croyant s'effondre sans être capable de se reconstituer un soi centré en donnant un nouveau contenu à sa préoccupation ultime . . Ce risque ne peut être écarté d'aucun acte de foi. Il n'y a qu'un seul point où le risque n'aitpas de prise et,qui soit matière à une certitude immédiate : c'est en cela que ' résident la grandeur s'~vère
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et la souffrance de l'être humain, en ce :fait d'être situé entre sa propre finitude et sa possibilité de participer à l'infini. · Tout cela devient clair avec la relation de la foi et du doute. Si la foi est comprise comme la croyance que quelque chose est vrai, alors le doute est incompatible avec !'.acte de foi. Mais si la foi est comprise comme lefait d'être saisi par ce qui nous importe de façon ultime, alors le doute en est un élément nécessaire. Le doute est la conséquence du risque de la foL 'Le doute qui est impliqué dans la foi n'est pas un doute portant sur des faits ou sur des conclusions; il n'est pas le doute qui est le ressort de la recherche scientifique. Même le théolo_gien le plùs orthodoxe ne peut refuser la légitimité d'un doute méthodologique dans des questions qui relèvent de la recherche, positive ou .de la déduction logique. Un homme de science qui affirmerait qu'une théorie scientifique se situe au-delà de tout doute cesserait du fait même d'être un scientifique. Il lui est permis de croire qu'on peut se baser sur la théorie en question dans des desseins pratiques : sans une telle croyance, aucune application technique d'une théorie ne serait possible. On peut concéder à cette sorte de croyance une certitude pragmatique qui est suffisante pour l'action. Mais le doute dans ce cas vise le caractère provisoire de.la théorie sous-jacente. .Mais il y a. encore une autre sorte de doute que nous pourrions qualifier de sceptique en opposition à ce doute scientifique auquel nous réserverions le nom de doute méthodologique. Le doute sceptique est une attitude à l'égard de toutes les expériences humaines, de l'intuition sensible aux affirmations doctrinales des religions. C'est plus une attitude qu'une assertion, car, en tant qu'assertion, il serait en conflit avec lui-même. Même !'.assertion qu'il n'y a pas de vérité possible pour l'homme serait condamnée par le principe sceptique et ne pourrait pas subsister comme assertion. Le doute sceptique authentiqu e n'utilise pas la forme de J'assertion; il est une attitude qui refuse réellement toute
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certitude et c'est pourquoi il ne peut être réfuté logiquement, car cette attitude ne se ·transforme jamais en une proposition. Cela conduit nécessairement soit au désespoir, soit "au cynisme, soit aux deux tour à tour. Et souvent, lorsque cette alternance devient intolérable, cela aboutit à l'indifférence et à des tentatives pour élaborer une attitude de désintérêt total. Mais comme l'homme est cet être qui est essentiellement concerné par son êtrell' unetelle issue est finalement vouée à l'échec. Telle est la ' dynamique du doute sceptique. Il a une fonction d'éveil' et de libération, mais il peut aussi .empêcher le développement d'une . personnalité centrée. Car être une personne n'est pas possible sans foi. Que le sceptique désespère de la vérité montre que pour~lui la vérité est encore une passion infinie. Que le cynique se sente au-dessus de toute vérité concrète révèle qù~il prend encore la vérité au sérieux et qu'il ressent avec force !'.urgence de la question d'une préoccupation ultime. Le sceptique, . dans la mesure où son scepticisme est sérieux, n'est pas dépourvu de foi, même si cette foi ne possède pas de contenu concret. . Le doute qui ,est impliqué dans tout acte de foi n'est ni 1:. doute méthodologique ·ni le doute sceptique. C'est le doute qUI accompagne tout risque. Il n'est pas le doute constant de l'homme de science, ni le doute changeant du sceptique, mais il est le doute de celui qui est saisi par une préoccupation ultime ayant un contenu concret. On pourrait lui donner le nom de doute existentiel pour le distinguer du doute méthodologique et du doute sceptique. Il ne pose pas la question de savoir si une proposition particulière est vraie ou fausse; il ne rejette pas non plus toute vérité concrète, mais il est la conscience de cet élément d'incertitud einclus dans toute vérité existentielle. Simultanément,. ce doute, que la foi implique, accepte cette incertitude et l'assume
xs. La traduction allemande;revue par l'auteur, mentionne ici Heidegger entre parenthèses..
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par un acte . de courage. La foi comprend le courage et c'est pourquoi elle peut inclurele doute à l'égard d'elle-même. Certes, la foi et le courage ne sont pas identiques. La foi corn porte d'autres éléme11ts que le courage et le courage a d'autres fonctioJ:lS que celle d'affirmer la foi. Néanmoins l'acte par lequel le èourage assume le risque est partie intégrante de la dynamique de la foi. , Cette conception dynamique de la foi ne semble pas laisser place à l'affirmation confiante et paisible dont témoignent tous les documents des grandes religions, y compris le christianisme. Mais il n'en est 'rien. Notre conception de· la foi est le résultat d'ùne analyse structurale des deux aspects, subjectif et objectif, de la foi. Elle n'est aucunement la description d'un état psychologiquepermanent. Une analyse de structure n'est pas la descrip.. ti on d'un état de choses. La confusion de ces deux points de vue est la source de beaucoup de malentendus et d'erreurs dans tous · les. domaines de 1a vie. On en peut trouver un exemple typique dans les discussions qui s'élèvent très souvent au sujet de l'angoisse. La définition de l'angoisse comme conscience de notre propre finitude est quelquefois contestée du point de vue des états d'âme de la vie quotidienne. L'angoisse, dit-on, se manifeste dans des conditions particulières, mais elle n'est pas une propriété caractéristique de la finitude humaine qui serait · ressentie en permanence. Certes, l'angoisse aiguë n'est éprouvée que dans des conditions déterminées.· Mais la structure sous-jacente, qui est celle de l'être fini, est la condition universèlle qui rend possible l'apparition de l'angoisse aiguë dans des conditions déterminées. De la même manière, Je doute n'est pas une expérience continuelle à l'intérieur de l'acte de foi, mais il est toujours présent comme un élément fondamental de la structure de la foi. C'est là la · différence qu'il y a entre la foi et l'évidence immédiate, que ce soit celle de la perceptiQn ou l'évidence logique. Il n'y a pas de foi sans ùn ·intrinsèque « en dépit de >> et sans la courageuse ·. affirmation de soi dans le fait d'être saisi par une préoccupation
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ultime. Cet élément intrinsèque de doute se manifeste dans. des conditions individuelles et sociales déterminées. Si le doute se manifeste, on ne doit pas le considérer comme une négation de la foi, mais seulement comme un élément qui a toujours été présent dans l'acte de foi et qui le sera toujours. Le doute existentiel et la foi sont les pôles d'une même réalité qui est pour l'homme le fait d'être saisi par l'absolu. Cette façon. de comp.J;"endre la structure de la foi et du doute a une portée pratique considérable. Beaucoup de chrétiens, comme beaucoup de membres d'autres groupes religieux, éprouvent de~ l'angoisse, de · la culpabilité et du désespoir devant ce qù'ils . appellent la « perte de la foi )). Mais un doute sérieux est une confirmation de la foi. Il est une preuve du sérieux de la préoccupation et de son caractère inconditionné. Ceci concerne également tous ceux qui, ministres ·futurs ou actuels d'une Église, font l'expérience non seulement d'un doute méthodologique portant sur les affirmations doctrinales - ce qui est aussi nécessaire et constant que .la théologie est elle:-même une nécessité permanente ........., mais éprouvent aussi un doute existentiel concernant le message de .leur Église et, par exemple, se demandent si Jésus peut être appelé le Christ. Le critère selon lequel ils devraient se juger eux-mêmes est le sérieux et le caractère ultime de leur préoccupation, le sérieux avec lequel ils se préoccupent de ce qui est tout ensemble l'objet de leur foi et de leur doute. 6. Foi et communauté
Les. remarques que nous venons de faire sur les· rapports de la foi et du doute avec les croyances religieuses nous amènent à ces questions qui d'ordinaire prédominent chez l'homme moyen dès qu'il s'agit de la foi. On envisage alors la foi à travers ses formulations doctrinales ou ses expressions canoniques; ou encore on la considère dans son caractère sociologique d'institution
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plus que dans son caractère d'acte personnel. Les causes historiques de cette attitude sont manifestes. Lesépoques où la culture et la religion ont vu l'autonomie de l'esprit opprimée au nom des dogmes d'une foi déterminée sont restées dans la mémoîre des générations suivantes. La lutte à mort de l'autonomie en révolte contre les puissances de répression· religieuse a laissé . une cicatrice profonde dans l' « inconscient collectif ». Cela est encore vrai aujourd'hui alors que cette sorte d'oppression qui a existé à la fin du Moyen Age et pendant les guerres de religion est une chose du.passé. C'est pourquoi il n'est pas inutile de défendre la conception dynamique de la foi ·.contre. ceux qui prétendent qu'elle pourrait ramener à de nouvelles formes d'orthodoxie et d'oppression religieuse~ Ce qui est sûr, c'est que,. si on. fait du doute un élément intrinsèque de la foi, l'auto-· nomie créatrice de l'esprit n'est limitée en rien. Mais alors, dira-t-on, unetelle conception de la foi est-elle encore compatible avec cette réalité . essentielle dans toutes les religions qu'est la << communauté de foi »?L'idée d'une foi dynamique n'est-elle pas une expression exclusive de l'individualisme protestant .et de l'autonomie de l'humanisme? Une communauté de foi -par exemple, une Église ""-- peut-elle accepter une foi qui comporte le doute comme élément intrinsèque et qui voit dans le sérieux du doute une expression de la foi ? Et ·même si elle pouvait tolérer une telle attitude chez ses membres laïcs, comment . pourrait-elle la permettre chez ses chefs ? Ces questions que l'on pose souvent avec une certaine passion ·demandent des réponses diverses et complexes. Pour l'instant, .qu'il nous suffise de faîre cette constatation banale mais cependant importante que l'acte de foi, comme tout acte de la vie spirituelle, est dansla dépendance du langage et, par conséquent, de la communauté. Car ce n'est que dans la communauté des êtres spirituels que le langage est vivant. Sans langage, il n'y a pas d'acte de foi, pas d'expérience religieuse. Cela vaut du langage en général et
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du langage particulier de chacun des domaines de la vie spirituelle. Le langage religieux, langage du symbole et du mythe, se développe dans la communauté des croyants et ne peut être pleinement compris hors de cette communauté. Mais, à l'intérieur de cette communauté, c'est 'le langage ·religieux qui permet à l'acte de foi d'avoir un contenu concret. La foi a besoin du langage, comme toutactedela personne; sans langage, elle seraitaveugle , sans contenu, sans conscience d'elle-même. C'est là la raison de l'importance primordiale de la communauté de foi. C'est seulement comme membre d'une telle communauté -même isolé ou exclu - que l'homme peut donner un contenu à sa préoccupation ultime. Ce n'est que dans une communauté de langage que ·l'honinie peut réaliser sa foi. . Mais reprenons maintenant la. question : s'il n'y a pas de foi sans une communauté de. foi, n'est-il pas nécessaîre que la communauté donne une formulation au contenu· de sa foi et·. établisse une profession de foi qu'elle demande à chacun de ses membres d'accepter ? Incontestablement,. c'est ainsi que naissent les confessions de foi et c'est la raison de leur formulation dogmatique et canonique. Mais cela n'explique pas l'influence extraordinaire que ces expressions .de la foi commune exercent sur. les groupes et les individus de génération en génération. Cela n'explique pas non plus le fanatisme avec lequel les doutes et les déviations sont réprimés, non seulement ·par les interventions du pouvoir externe, mais plus encore par les mécanismes de répression interne. Ces mécanismes se sont enracinés dans les mentalités individuelles et ils sont . même plus agiss~ts en l'absence !l'une pression extérieure. Pour comprendre ces faits, il faut nous rappeler quela foi en tant qu'elle est l'état de préoccupation ultime comporte un don de soi total à l'objet de cette préoccupation dans l'acte central de la personne. Cela veut dire· qu'il y va de l'existence de la personne au sens ultime du terme. L'abandon et le don de soi à de faux dieux peuvent détruire le
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centre de· la_ personne. Si, comme ce fut le cas pour l'Église, une lutte séculrure a défendu le conten u de la foi de la communauté contre les intrusions de l'idolâtrie et si la mise en ·formule~ de ce conten u a été le moyen de le protég er contre de telles intrusions, on compr end que tout ce qui s'écart e de ces formules soit considéré comm e ~estructeur de l' << âme » du chrétien. Celui qui s'écarte de la fo1. comm une est supposé avoir succombé à ·des influences démoniaques et les peines ecclésiastiques sont des tentatives po~r le sau;er d'une destruction de soi démoniaque. Les mesures u qu~ sont_ p,nses ,~lors montr ent que le souci de ce qui fait le conten de ou vie la de la fot est pns absolument au sérieux : il y va de la mort éternelle. Mais ce n'est pas seulem ent pour l'indiv idu que la soumission e. à une profession de foi définie revêt une importance décisiv être doit qui telle e C'est aussi la comm unauté de foi comm protégée contre les influences des égarements individuels. L'Église exclut de sa communauté ceux qùi sont censés avoir rejeté les fondements de l'Église. C'est ce que signifie la notion d'« hérésie J>. L'héré tique n'est pas quelq u'und ontles croyances sont erronées - cela peut être une conséquence possible de l'hérésie, mais ce n'en est pas l'essentiel - il est celui qui s'est détourné de la vraie foi pour se donne r à une foi idolâtriquei-11 et fausse. Aussi, il peut pousser les autres dans la même direction, causer leur destruction et détrui re lent~ment la communauté. Si les autorités civiles . considèrent l'Église comme la base de la vie collective etle fondeme.nt d'une culture comm.tine sans lesquels une société ne peut pas ~1vre, al?:s elles persécuteront l'hérét ique comme un criminel pub~c et utthse ront des moyens d'endo ctrinem ent et de pression exténe ure pour chercher à mainte nir l'unité politico-religieuse. C'est, aio:s que! a~ nom de_ l'auton omie de l'esprit, s'amorce une react10n qu1, s1 elle est vtctorieuse, suppri me non seulement . 16. L'allem and porte «foi démoniaque et fausse •· .
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la pression politique qui se mettai t au service de la profession de foi, mais aussi la profes sion de foi elle:--mêr:ne - et parfois, allant plus loin, la foi elle.,même. Mais la disparition de toute foi est impossible .: .en effet, elle ne saurait avoir lieu et, effectivement, n'a jamais eu lieu que sous l'influence d'une autre foi. C'est une foi qui s'oppose à la foi dans toutes ces luttes historiques qui ont dressé, l'une contre l'autre , l'Église et la critique libérale .. Et même la foi du libéral a besoin de moyens d'expression et elle doit se formuler pour la collectivité; elle a aussi à se défend re contre son propre autoritarisme. Bien plus, la foi du . libéral a besoin de contenus concretS, comme toute foi. Car, lui aussi, il vit .dans des institutions de caract ère historique 'déterminé; lui aussi, il a un langage particulier .et des symboles qui lui sont pr.opres. Sa foi n'est pas l'affirmation abstraite de la liberté, mais c'est la foi dans la liberté comme élément d'une situation concrète. Si le libéral suppri me ce concret au nom de la liberté, il crée un vide que viendr ont facilement envahir les forces antilibérales. Seule, la. foi créatrice est capable de repousser l'assau t de la foi destructrice. Seule, la préoccupation de ce qui est vraim~nt l'absol u peut s'oppo ser aux préoccupations idolâtriques. Tout cela nous amène à nous deman der comm ent une communau té de foi est possible sans porter atteinte à l'autonomie de la vie spiritl.lelle. On pourra donne r la première réponse à cette question en partan t du rappo rt qui existe entre l'autor ité civile et la comm unàuté de foi. Même si une société s'identifie en fait à une communauté de foi et si la vie réelle du groupe doit la substance de sa vie spirituelle à une Église, les autorités civiles devraient garder, en tant que telles, la neutralité et courir le risque de voir naître des ·formes de foi dissidentes. Si, au contraire, elles cherch ent à imposer un conformisme spirituel et y réussissent, elles éliminent alors le risque et le courage qui sont propre s à l'acte de foi. Elles font de la foi un type de compo rtemen t qui n'adm et pas de variantes et qui perd son caractère
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d'absolu, même si les devoirs religieux sont accomplis avec sérieux. Une telle situation, toutefois, se trouve rarement à notre époque. Dans la plupart des sociétés, les autorités civiles ont affaire à des communautés de foi différentes et elles ne peuvent imposer l'une ou l'autre à tous les membres de la société. Dans un tel cas, la substance de la vie spirituelle du groupe social est déterminée par le dénominateur commun aux différents groupes et par leur tradition commune. Ce dénominateur commun peut être plus ou moins séculier17, plus ou moins religieux. En tout cas il dérive de la foi et - comme on le voit dans la Constitution américaine - il s·' exprime en s'affirmant par une attitude qui prend parfois le caractère absolu d'une préoccupation ultime, et plus souvent le caractère conditionnel d'une .préoccupation · provisoire, mais de très haut degré. C'est préèisément pour cette· · raison que les autorités civiles ne devraient pas essayer d'empêcher le doute de s'exprimer au sujet d'une telle loi fondamentale, même · si elles doivent la faire appliquer. La seconde étape vers la solution du . problème qui nous occupe consistera à aborder les rapports de la foi et du doute à l'iritérieur de la communauté de foi elle-même. La ·question est de savoir si la conception dynamique de la foi est compatible ou non avec une communauté qui a besoin d'exprimer .dans une . profession de foi les éléments concrets. de sa préoccupation ultime. Il ressort de nos analyses précédentes qu'aucune réponse n'est possible si le formulaire de foi est de nature telle qu'il exclut la présence du· doute. La notion d' « infaillibilité »,. appliquée 17. Le« séculier 1> s'oppose, chez Tillich, au «sacré~: si le sacré est le domaine de _la préoccupation ultime, .de .l'absolu, le· séculier .est celui de la préoccupation ~rovisoire, du conditionné, du fini. C'est à peu près ce que nous entendons par« profane &, bien que Tillich évite ce terme qui, en anglais, prend le sens d'une opposition hostile au religieux (comme notre français «profaner~), ce que le terme« séculier~> ne comporte pas (cf. ARMBRUSTER, op. cit., p. 87).
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aux décisions d'un · concile ou d'un évêque, ou attribu~e à un livre, exclut le doute comme élément de la foi chez tous ceux qui · se soumettent à de telles autorités. Ils peuvent avoir à soutenir une lutte intérieure au sujet de leur soumission; mais, une fois la décision prise, ils ne peuvent plusadmettre aucun doute concernant les déclarations infaillibles des autorités. C'est une foi qui est devenue statique, une soumission aveugle non seule- · ·ment à l'absolu, qui est affirmé dans l'acte de foi, mais aussi à ses· expressions concrètes telles qu'elles sont formulées par les autorités religieuses. De la sorte quelque chose. de provisoire · et de conditionné - c'est-à-dire l'interprétation humaine du contenu de la foi depuis les écrivains bibliques jusqu'à nos jours est revêtu du caractère de l'inconditionné et est situé au-delà du risque du doute. La lutte contre les conséquences idolâtriques de ce genre de foi statique a été engagée d'abord par le protes:.. tantisme, puis, lorsque le protestantisme lui-même fut devenu. statique, par la philosophie des lumières. Bien que cette dernière protestation ait été insuffisante dans son expression, ce qu'elle recherchait originairement, c'était une foi dynamique, non la négation de la foi, pas même la négation des formulaires de foi. Ainsi nous revenons à notre question : comment une foi qui porte ·le doute en elle comme un élément constitutifpeut-éll e s'accorder avec le « credo '' de la communauté de foi ? La seule réponse possible est que les. expressions confessionnelles de la pléoccupation ultime de la communauté doivent comporter en elles leur propre critique. Il faut qu'll soit clair que toutes les expres- · sions de la foi de la communauté autant qu'elles sont - liturgiques, .doctrinales ou éthiques - ne sont pas l'absolu. Leur fonction est plutôt de renvoyer à l'absolu qui est toujours au-delà de chacune d'elles. C'est ce que j'appelle le(< principe protestant Jl, l'élément critique à l'intérieur de la profession de foi de la communauté croyante et par conséquent l'élément de doute dans l'acte de foi. Naturellement, on n'a pas toujours conscience ni
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du doute ni de l'élément critique, mais tous les deux doivent toujours être possibles à l'intérieur de l'acte de foi. Dans une perspective chrétienne on pourrait dire que l'Église,· avec toutes ses doctrines, ses institutions et ses autorités, se situe au-dessous . du jugement prophétique, et non au-dessus de lui. L'attitude critique et le doute m:ontrent que la communauté de foi se tient << sous la croix », si on entend par croix le jugement divin sur la vie religieuse de l'homme et même sur le christianisme, bien que ce dernier ait accepté le signe de la croix. Ainsi ce que nous avons dit de la foi dynamique au point de vue de la personne, s'applique aussi à la communauté de foi. Sans doute, la vie de la communauté de foi est un risque continuel, si la foi elle-même est comprise comme un risque. Mais c'est ëe qui caractérise la foi dynamique . et c.'est la conséquence du principe protestant.
II CE QUE LA FOI N'EST PAS
. 1. La foi comprise à tort comme acte de· connaissance
La présentation positive que nous venons· de faire de ce qu'est la foi implique le rejet des interprétations qui en dénaturent dangereusement le sens. ·Il nous faut mettre en lumière tout ce que nous avons implicitement refusé, parce que ces fausses interprétations ont exercé une influence extraordinaire sur la pensée courante et, pour une large part, portent la responsabilité de l'abandon par be:;~.ucoup de la religion depuis le commencement de l'ère scientifique. C'est non seulement la pensée courante qui dénature le sens de la foi, mais aussi, bien que sous une forme ·plus subtile, là pensée philosophique et théologique qui, en fin de compte, laisse échapper le sens de la foi. Les différentes interprétations déformantes du sens de la foi peuvent se ramener à une origine unique. La foi comme le fait d'être saisi par ce qui nous importe de façon absolue est l'acte centrai de la personne totale. Si l'une des fonctions qui constituent cette totalité vient à s'identifier, en tout ou en partie, à la foi, le sens de la foi est dénaturé~ De telles interprétations ne sont pourtant pas entièrement fausses car chaque fonction spirituelle participe à l'acte de foi, mais la part de vérité qu'elles comportent est noyée dans l'erreur. Le contresens le plus courant consiste à tenir la foi pour un acte de connaissance comportant un faible degré de certitude. On affirme quelque chose avec plus ou moins de probabilité m~gré l'insuffisance de la justification théorique. C'est ce qui arnve sans cesse dans la vie de tous les jours. Mais alors, il faut parler de croyance plutôt que de foi. C'est ainsi que ron «croit)) être correctement informé. On« croit)) que d'anciens documents
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peuvent être valablement utilisés pour reconstituer le pa8sé.. On cc croit >> qu'une théorie scientifique convient pour interpréter un ensemble de faits. On « croit » qu'une personne agira d'une fâçon déterminée ou qu'une situation politique va évoluer dans telle direction. Dans tous ces cas la croyance se fonde sur une évidence suffisante pour que l'événement soit probable. Il nous arrive même, parfois, de« croire» à quelqu~ chose qui n'a qu'une faible probabilité ou qui est même rigoureusement improbable, quoique non impossible. Les raisons de ces différentes espèces de croyances, théoriques et pratiques, sont assez diverses. Il y a de8 choses auxquelles nous .croyons parce que nous possédons à leur sujet une évidence suffisante, bien que non totale; il y en a dàvantage encore que nous admettons parce qu'elles sont gaJ.'anties par des autorités dignes d'estime. C'est ce qui se passe toutes les fois que nous acceptons un témoignage que d'autres ont accepté comme digne de foi, même si nous ne pouvons pas en faire l'approche directe (par exemple, pour tous les événements du passé). Un élément nouveau apparaît ici :la confiance dans une autorité par laquelle une affirmation devient plausible à nos yeux. Sans une confiance de cette sorte il nous serait impossible de croire à rien d'autre qu'à notre eipérience im.lllédiate. Il en résulterait pour nous que le monde serait infiniment plus petit que celui que nous possédons en réalité. Il est raisonnable de faire confiance à des autorités qui élargissent les horizons ·de notre connaissance sans nous asservir. Si nous décidons d'employer le terme de « foi » pour désigner cette sorte de confiance, alors nous pouvons dire que la plus grande partie de nos connaissances se fonde sur la foL Mais un tel ·usage du terme est impropre. Nous croyons les autorités, nous faisons confiance à leur jugement, bien que jamais de façon inconditionnelle, mais nous n'avons pas foi en elles. La foi est plus qu'avoir confiance dans des autorités,.bien que la confiance soit un élément de la foi. Cette précision a son importance si l'on songe que
parfois la théologie, à ses débuts, a cherché à prouver l'autorité inconditionnelle des écrivains bibliques en montrant qu'ils étaient des témoins dignes de foi. Le chrétien peut croire les auteurs de la Bible, mais n?n de façon inconditionnelle. Il n'a pas foi en eux. .Il ne devra1t pas même avoir foi dans la Bible. Car la foi est plus que la confiance dans. l'autorité, même la plus sacrée. La foi . .est .une participation à ce qui nous importe de façon absolue ' part1c~panon avec notre être tout .entier. C'est pourquoi on ne devrait pas employer le terme de« foi» quand il s'agit du savoir théorique, que ce savoir r.epose ou non sur une évidence immédiate, pré-scientifique ou •scientifique, ou qu'il se fonde sur la confiance dans des autorités qui, elles'-mêmes, ·s'appuient sur une évidence directe ou indirecte. · L'enquête terminologique nous a introduits au cœur même de la question. La foi ne porte ni affirmation ni négation au sujet de ce qui relève de notre çonnaissance pré-scientifique oU: scientifique du monde, qu'elle soit acquise par une expérience directe ou pa: celle d'aut:ui. La connaissance de notre monde - y compns la connrussance de nous-mêmes comme partie du monde - est une recherche· que nous avons à mener personnel'" lement ou avec l'aide de ceux à qui nous faisons confiance. La dimension de la foi n'est pas la dimension de la science de l'histoire ou de la psychologie. Admettre une hypothèse prob~ble en ces domaines n'est pas foi, mais croyance provisoire qui devra être mise à l'épreuve par des méthodes scientifiques et qui devra être modifiée par toute découverte nouvelle. Presque tous les conflits .entre la foi et la connaissance ont leur origine dans cette manière erronée de comprendre la foi comme une sorte de connaissance qui ne posséderait 'qu'un faible degré de certitude mais qui seraitgar~tie par rautorité religieuse. Mais ce n'est pas seulement la confusiOn entre la foi et le '' savoir » qui est responsable de leurs affrontements historiques' : c'est aussi ce fait que souvent une question de foi, c'est-à-dire de préoccupation ultime,
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se dissimU:le derrière une méthode qui prétend n'être que scientifique. Lorsqu'il en est ainsi, c'est une foi qui se dresse contre une foi et non la foi contre le savoir. La différence entre la foi et la connaissance se manifeste également dans le genre de certitude que chacune d'elles apporte. Il y a deux types de connaissance qui reposent sur l'évidence et donnent une certitude totale. La première est l'évidence immédiate de la perception sensible. Celui qui voit une couleur verte voit du vert',et il en est certain. Mais il ne peut être sûr que la chose qui lui semble verte soit réellement verte. Il peut être dans l'illusion, mais il ne peut douter qu'il voit du vert. L'autre sorte d'évidence est celle des règles logiques et mathématiques, règles que l'on présuppose, même si l'on en donne des formulations différentes et parfois opposées. On ne peut pas .discuter dè logique sans supposer préalablement les règles qu'elle implique et qui donnent son sens à la discussion. Là, nous avons une certitude absolue, mais nous n'avons pas plus de réalité que dans le cas de la pure perception sensible. Pourtant cette certitude n'est pas sans valeur. Aucune vérité n'est possible sans la matière donnée par les sens et. sans la forme fournie par les règles de la logique et des mathématiques sur lesqùelles repose la structure de la pensée!. Une des pires erreurs de la théologie et de la religion communément vécue est d'exposer des conceptions qui, délibérément ou non, contredisent les structures de la pensée. Une telle attitude exprimenon la foi, mais la confusion de la foi avec la croyance. La connaissance· de la réalité ne jouit jamais de la certitude q1.1e donne l'évidence totale. Le processus de la connaissance est indéfini. Il ne se termine jamais, sinon dans une_ connaissance qui serait celle de la totalité. Mais une telle connaissance dépasse
infiniment tout. esprit fini et ne peut être attribuée qu'à Dieu. Toute connaissance de la réalité par l'esprit humain présente le caractère d'une plus ou moins grande probabilité. La certitude au sujet d'une loiphysique, d'un fait historique ou d'une structure psychologique, peut atteindre un degré tel que, dans toutes les applications pratiques, on la considérera comme assurée. Mais, au plan théorique, cette certitude qui n'est en réalité qu'une croyance - n'est jamais totale : elle peut être sapée à tout moment parla critique ou un nouveau résultat expérimental. La certitude de la foi, elle, est toute différente. Elle n'a pas non plus le caractère de l'évidence formelle. La certitude de la foi est « existentielle », ce qui veut dire que la totalité de l'existence humaine y est. engagée. Comme nous l'avons dit plus haut, elle comporte deux composantes : la première n'est pas un risque, mais une conviction portant sur notre être propre, ou, en d'autres termes, sur le fait de notre relation à l'absolu; la seconde est un risque qui implique doute et courage, et ce risque est celui d'un don de soi à quelque chose qui n'est pas véritablement .ultime et qui peut se révéler destructeur s'il est pris pour l'absolu. Ce n'est pas là une question théorique telle que celle d'un plus ou moins haut degré d'évidence, de probabilité ou de nonprobabilité, mais c'est un·e question existentielle, celle d' « être ou de ne pas être )), Elle rèlève d'une dimension autre que celle de n'importe quel jugement théorique. La foi n'est pas .une croyance et elle n'est pas non plus une connaissance -~vec un faible degré de pmbabilité. Sa certitude n'est pas la certitude conditionnée d'un jugement théorique.
I. C'est du moins le teime que Tillich emploie dans la traduction allemande. L'anglais porte« la structure de la réalité», expression moins kantienne et plus vague~
2. La foi comprise à tort comme acte de volonté
On peut distinguer dans cette faùsse interprétation de la foi un type catholique· et un. type protestant. Le type catholique se · rattache à une longue tradition dans l'Église romaine. Elle
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remonte à saint Thomas d'Aquin qui a soutenu que le manque d'évidence que comporte la foi doit être suppléé par un acte de la volonté. Avant tout, cela présuppose que la foi est entendue comme un acte de connaissance dont l'évidence est limitée et dont le manque d'évidence sera' compensé par un acte de la volonté. Nous avons vu que cette façon de comprendre la foi ne rend pas justice à son caractère existentiel. La critique que nous avons faite dè la déformation intellectualiste du sens de la foi atteint également de façon fondamentale la déformation volontariste. La première est à la base de la seconde. En effet, sans un contenu formulé de façon théorique la «volonté de croire » serait vaine. Mais le contenu qui est visé dans la volonté de croire est donné à la volonté par l'intellect. Par exemple, quelqu'un a des doutes sur ce qu'on appelle l' << immortalité de l'âme >> • . Il se rend compte. que l'al)sertion selon laquèlle l'âme continue de vivre après la mort du corps ne peut être garantie nipar l'évidence ni par une autorité digne de foi. C'est une proposition contestable de caractère théorique. Mais il y a plus d'un motif qui amène les gens à poser cette assertion. Ils _décident donc de croire et, de cette façon, suppléent au défaut d'évidence. Donner à cette croyance le nom de « foi >l, c'est se fourvoyer, même si on a amassé quantité d'indices en faveur d'une croyance à la · continuation de la vie après hi. mort. Dans la théologie catholique romaine classique, la << volonté de croire >l n'est pas un acte qui prend sa source dans les efforts de l'homme, mais elle est donnée par la grâce à celui dont la volonté est mue par Dieu pour accueillir la vérité de ce que l'Église enseigne. Même ainsi, ce n'est pas l'intellect qui est déterminé. à croire par son objet, mais c'est la volonté qui accomplit ce que l'intellect ne peut faire seul. Cette explication est en accord avec l'attitude autoritaire de l'Église romaine. Carc'est l'autorité de l'Église qui fournit les contenus qui doivent être affirmés par l-'intellect sous l'influence de la volonté. Si, comme le fait le pragmatisme, on rejette l'idée d'une
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grâce dont l'Église est la médiatrice et qui meut la volo~té, alors la volonté de croire devient volontarisme. Elle dev1ent une · décision arbitraire. qui peut bien s'appuyer sur des arguments insuffisants, mais qui aurait pu tout aussi bien prendre une au~e direction en étant aussi justifiée. Un tel acte de croyance pns · comme fondement de la volonté de croire n'est certainement pas la foi. La volonté de croire, sous sa forme protestanté, se rattache à l'interprétation moràliste de la religion par le protestantisme. On demande l' « obéissance de la foi )), conformément à la formule p~ulinienne. Cette expression peut vouloir di!"e deux choses. Elle peut signifier cet élément d'engagement qui est impliqué dans le fait d'être saisi par l'absolu. Si tel en est le sens, on veut dite simplement que toutes les fonctions de l'esprit, participent à cet état d'être saisi par l'absolu, ce qui est incont~s. tablement vrai. Ou bien l'expression << obéissance de la f01 )) · peut signifier la soumission à l'ordre de croire tel que le ~onne la prédication prophétique et apostolique. Assurément, s1 une parole prophétique est acceptée comme telle, c'est-à-dire.comme venant de Dieu, l'obéissance de la foi ne peut avoir d'autre sens que d'accepter un message comme venant de Dieu; Mais qu'il y ait un doute sur la nature prophétique d'une<< parole >i, l'expression cc obéissance de la foi )) perd tout son sens : elle devient une « volonté de croire J) arbitraire. Cependant on peut nuancer cette analyse en remarquant que ·souvent quelque chose nous saisit - par exemple, des passages de la Bible - et se donne ~omme une .expression du véritable absolu, mais que nous hésitons à l'accepter comme expression de notre préoccupation ultime personnelle pour des motifs qui sont des échappatoires. Dans de pareils cas, dit-on, l'appel à la volonté se justifie et il n'est pas un recours à l'arbitraire. C'est vrai, mais un tel acte de la volonté ne produit pas la foi, car la foi comme préoccupation ultime était déjà là. L'exigence d'obéissance est l'exigence d'être ce que nous
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sommes déjà, c'est-à-dire engagés à l'égard de cet absolu -auquel nous cherchons à échapper. Ce n'est que dans ce cas que l'on peut demander l'obéissance de la foi, mais alors la foi a précédé l'obéissance et elle n'en est pas l'effet. Aucun commandement de ~croire ni aucune volonté de croire ne peuvent engendrer la foi. Cela a de l'importance pour l'enseignement religieux, le conseil spirituel et la prédication. Il ne faudrait jamais que nous donnions l'impression à ceux sur lesquels nous voulons avoir une influence que la foi. estquelque chose qui est exigé d'eux et que le refus de cette foi est une manifestation de mauvaise volonté. L'homme fini est incapable de donner naissance au souci de l'infini. Notre volonté fluctuante ne saurait créer la certitude qui appartient à la foi. Tout cela se rattache étroitement à ce que .nous avons dit de l'impossibilité d'atteindre la vérité de la foi par le moyen des arguments et des autorités = dans le meilleur des . cas cela ne donne qu'une connaissance finie de caractère plu.S ou moins probable. Ni les arguments ni la volonté· de croire ne sauraient créer la foi. · 3. La foi comprise à>:tort comme sentiment
La difficulté qu'il y a à comprendre la foi soit comme une question d'intelligence, soit comme une affaire. de volonté, soit même comme l'effet de la collaboration de l'une et de l'autre, a conduit à interpréter la foi COI1llile un sentiment. Çette interprétation a trouvé et, en partie, trouve encore des appuis à la fois du côté religieux et du côté séculier. Pour les défenseurs de la religion, cela constitua un repli sur une position apparemment sûre après la perte de la bataille dont l'enjeu était de faire de ·la foi . une question de connaissance ou une question de volonté. Le père de toute la théologie protestante moderne, Schleiermacher, a interprété la religion .comme sentiment de dépendance inconditionnelle. Bien entendu, le sentÏil1ent dont
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il s'agit ici n'a pas la même acception que dans la psychologie courante. II n'a pas ce caractère vague et changeant mais au contrairé possède un contenu déterminé : l'expression ·« .dépen- . . dance inconditionnelle » est apparentée à ce que nous avons . appelé préoccupation ultime. Néanmoins, le mot « sentiment >> a porté beaucoup de gens à croire que la foi est une affaire d'émotions purement subjectives, sans un contenu qu'il faudrait connaître et sans un commandement auquel il faudrait obéir. Cette interprétation de la foi fut vite acceptée. par les repré- · sentants de la sciençe et les gardiens de l'ordre public pour la bonne raison qu'ils y voyaient le meilleur moyen de se débarrasser des immixtions de la religion dans le domaine de la recherche scientifique et .dans celui de l'organisation technique.· Si la religion est une simple affaire de sentiment, elle est inoffensive. Les vieux conflits qui s'élevaient entre la religion et la culture sont terminés. La culture va son chemin, guidée par la science; quant à la r~ligipn, elle est l'affaire privée d'un chacun et un simple reflet de sa sentimentalité. Elle ne peut élever ·aucune prétention à la vérité. Aucune contestation de compétence ne .peut donc avoir lieu entre elle et la science, l'histoire, la psychologie ou la politiqu~. Mise en sûreté dans la sphère des sentiments. subjectifs, la religion ne fait plus courir aucun danger aux activités culturelles de l'homme. Mais ni d'un côté ni de l'autre, ni du côté de la religion, ni du côté de la culture, onne pouvait observer un si beau traité de paix. La Joi, en tant que souci de l'absolu,récla me l'homme tout entier et ne saurait se limiter au domaine subjectif du pur sentiment. Elle prétend à .la vérité et exige un engagement total dans le souci de l'absolu. Elle n'accepte pas d'être reléguée dans la sphère du pur sentiment. Si c'est tout l'homme qui est saisi dans la foi ' toutes ses fonctions le sont également. Si cette pré~ tention de la religion est refusée, c'est la religion elle-même qui est refusée. Ce n'était pas seulement la religion qui ne pouvait '
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pas accepter cette limitationde la foi au sentiment, c'était aussi ceux qui avaient un particulier intérêt à refouler la religion dans la sphère du sentiment. Les hommes de science, les artistes, ies moralistes ont clairement montré qu'eux aussi avaient un souci absolu. Leur préo.ccupation ultime se révéla même dans celles de .leurs créations ~ ~ar lesquelles ils voulaient rejeter le plus radicalement la relig10n. Une analyse rigoureuse de la plupart des systèmes philosophiques, scientifiques et moraux, laisse voir à ~uel po~t i~,porteùt en eux la présence d'une préoccupation ult~e, memes tls sont en tête de la lutte contre ce qu'ils appellent rehg10n. Ce~ exposé montre les limites d'une définition de la fol par le se~t:ment. Sans doute, en tant qu'acte de la personne totale, 1~ f01 mclut des forces émotionnelles. De vives réactions dans l'ordre du sentiment sont toujours le signe que la personne est engagée tout entière dans une expérience vitàle ou un acte spirituel. Mais le sentimen,t n'est pas la source de la foi. La foi a une direction déterminée et un contenu concret. C'est pour cela qu'elle élève une prétention à la vérité ètqu'elle demaride un engagement. La foi vise l'inconditioimé et se manifeste dans une réalité. concrète qui exige en le justifiant un tel engagement. ~
III LES SYMBOLES DE LA FOI 1. Le sens du symbole
Il faut que la préoccupation ultime de l'homme reçoive une . expression symbolique, car seul le langage symbolique est capable d'exprimer l'absolu. Cette affirmation demande une explication à maints égards. Malgré l'abondance des recherches contemporaines qui portent surie sens et la fonction du symbole, il faut que chaque auteur qui utilise le terme de << symbole » explique sa façon de le comprendre. Les symboles partagent avec. les signes une caractéristique commune : ils renvoient au-delà d'eux-mêmes à quelque chose d'autre. Le feu rouge au coin de la rue renvoie à l'ordre de s'arrêter pour les voiturés à·intervalles déterminés. Le feu rouge et l'arrêt des voitures n'ont aucùn lien essentiel, mais ils sont unis par convention et pour la durée de cette convention. Il en est de même pour les lettres, les nombres et même, en partie, pour les mots. Ils renvoient au-delà d'eux-mêmes à des sons et à des significations. Cette fonction particulière leur a été attribuée par convention à l'intérieur d'une nation ou par convention internationale comme c'est le cas pour les signes mathématiques. Ces signes sont parfois appelés symboles, mais cette appellation est malencontreuse parce qu'elle crée une difficulté pour distinguer les signes des symboles. Ce qui est capital, c'est ce fait que les signes .ne participent pas à la réalité à laquelle ils renvoient, tandis que les symboles le font. C'est pourquoi les signes peuvent être remplacés pour des raisons d'opportunité ou de convention, tandis que les symboles ne le peuvent pas. Ceci nous amène à la seconde caractéristique drt symbole : il participe à ce à quoi il renvoie. Le drapeau participe à la puissance
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et à la dignité de la nation qu'il représente. C'est pourquoi on ne peut pas le remplacer par un autre, sauf après une catastrophe historiqùe qui a bouleversé la réalité de la nation dont il est le symbole. Une atteinte portée au drapeau est ressentie comme une atteinte à la dignité du groupe qui se reconnaît en lui. Une telle atteinte est considérée comme un blasphème. La troisième caractéristique du symbole est qu'il nous dévoile des dimensions de la réalité qui autrement demeureraient cachées. · Tous. les arts sont créateurs de symboles qui nous font atteindre une dimension de la réalité qui serait inaccessible autrement .. Un tableau, un poème .nous ·révèlent des aspects de la réalité dont aucune approche n'est possible par la .méthode scientifique. Par l'intermédiaire du travail créateur de l'artiste nous sommes mis en présence de la réalité selon une dimension qui, autrement, nous serait interdite. La quatrième caractéristique du symbole, c'est non seulement l'ouverture à des dimensions et à des aspects de la réalité qui sans cela demeureraient inaccessibles, mais c'est. aussi la révélation des dimensions et des aspects de notre âme qui leur correspondent. C'est ainsi qu'une grande œuvre théâtrale non seulement nous donne une vision nouvelle du drame humain, mais découvre des profondeurs cachées de notre propre être. De la sorte nous devenons capables de saisir ce que la pièce signifie. Il y a en nous des dimensions dont nous ne saurions prendre conscience si ce n'est par des symboles : que l'on pense au sens des mélodies et des rythmes en musique. Les symboles ne peuvent être créés consciemment : c'est leur cinquième caractérl$tique. Ils surgissent de l'inconscient individuel ou collectif et ne peuvent jouer leur rôle s'ils ne sont pas acceptés par les profondeurs inconscientes de notre être, Les symboles qui ont une fonction sociale particulière, comme les symboles politiques ou religieux, sont créés ou, au moins,
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acceptés par l'inconscient collectif du groupe dans lequel· ils se manifestent. La sixième et dernière caractéristique du symbole résulte du fait que les symboles ne peuvent pas être inventés. Comme les : êtres vivants ils grandissent et meurent. Ils surgissent· quand la situation est mûre et ils meurent lorsque la situation a changé. Le syrribole .du << roi >> est né à une époque déterminée de l'histoire et, de nos jours, il a cessé de vivre dans la plupart des pays. Les symboles ne naissent pas à la suite du désir des hommes et ils ne meurent pas sous les coups de la critique scientifique ou par l'effet de l'abandon pratique. Ils disparaissent parce que leur appel reste sans écho à l'intérieur du groupe dont ils étaient originellement l'expression. Telles sont les principales caractéristiques. de tout symbole. Il y .a d'authentiques symboles dans les différentes sphères où la culture humaine est créatrice. Nous avons déjà parlé du domaine politique et du domaine artistique. Nous· pourrions y ajouter l'histoire et,surtout, la religion: c'est de ses symboles dont nous allons p.ous occuper maintenant. 2. Les symboles religieux
Nous avons étudié la signification du symbole d'une façon générale parce que, comnie nous l'avons dit, la préoccupation ultime de l'homme exige une expression symbolique. On peut se demander ici .·pourquoi elle ne peut recevoir une expression immédiate et directe. Si l'argent, la réussite ou la nation représente pour un homme sa préoccupation ultime, ne peut-on le dire directement sans recourir au langage symbolique? N'est-ce pas uniquement dans les cas où l'objet de la préoccupation ultime reçoit le nom de << Dieu >l que nous sommes d.ans le domaine du symbole? La réponse est que l'homme fait un dieu de tout ce qui est pour lui affaire de souci absolu. Si c'est la nation qui
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devient pour quelqu'un objet de préoccupation absolue, le. nom de cette nation devient un ·nom sacré et on lui attribue des qualités divines qui outrepassent de beaucoup la réalité de son être et .le rôle q1;1'elle a à remplir. La nation alors remplace et s:rzub:>lise le véntable abs~lu, so1;1s ~une forme idolâtrique. La reusstte comme préoccupation ultime n'est pas le désir naturel de ~éaliser ses propres virtualités, mais elle est la disposition à sac~t~er toutes. les autres valeurs de la. vie pour atteindre une po~ttton d~. pmss~ce et une situation de prestige social. L'ang?:sse de. 1~succès. est alors une. forme idolâtrique de l'angoisse ~ etre rejete par Dteu. La réusstte est une grâce, son absence, jUg~ment dernier .. C'est ainsi que des COncepts qui serven.t à ~ést~~r des réalttés ~uotidie~es deviennent les symboles tdolâtr1ques de notre preoccupation ultime. . , La r~son ?~ la ~sforma~on en symb,oles de concepts tires de la réahte quotidienne tient au caractere. de l'absolu et à la nature même de la foi. Ce qui est le véritable absolu transcende infiniment le domaine de la réalité finie. Il en résulte qu'aucune,réalité finie ne peut l'exprimer directement et correctement. Religieusement parlant, Dieu transcende son propre nom. C'est pourquoi on peut si facilement user de son nom « en vain ».ou de façon blasphématoire. Tout ce que nous disons . sur ce qm est pour nous l'objet d'un souci absolu que nous l'app~lions Dieu ou ~on, a une signification symbolique.. Il renvote au-delà de lu1-même en même temps qu'il pàrticipe à ce qu'il désigne. La foi n'a pas d'autre moyen d'expression .adéquate. C'est pourquoi le langage de la foi estcelui des symboles. Si la foi était ce que nous avons montré qu'elle n'est pas, nous ne pourrions parler ainsi. Mais si on comprend la foi comme le fait d'être saisi par ce qui nous importe absolument alors elle ' je parle n.' a pa~ d' a~tre 1angage que celui des symboles. Quand ams1, Je rn a~ends t?ujo~rs à cette question : n'est~elle qu'un symbole? Mars celm qUl pose cette question montre qu'il n'a
pas compris la différence entre le signe et le symbole ni la puissance du langage symbolique qui surpasse en- dignité et en force le pouvoir de n'importe quel langage non symbolique. On .ne devrait jamais dire « rien qu'un symbole », mais il faudrait dire« pas moins qu'un symbole)), C'est avec cette idée présente à l'esprit que nous pouvons étudier maintenant les différentes sortes· de symboles de la foi. Le symbole fondamental pour ce qui nous importe de façon absolue est << Dieu )), Ce symbole est toujours présent dans n'importe quel acte de foi, même si cet acte comporte le rejet de Dieu. Où il y a préoccupation de l'absolu, Dieu ne péut être rejeté qu'au nom de Dieu. Seul un Dieu peut en rejeter un autre. Mais la préoccupation de Fabsolu ne peut renoncer à son caractère absolu. C'est pour cette raison qu'il y a en elle une affirmation de èe qui est signifié par le mot << Dieu ». Aussi l'athéisme ne peut-il pas être autre chose qu'une tentative pour écarter toute préoccupation absolue, pour rester indifférent au sens de notre existence. La seule forme d'athéisme que l'on puisse imaginer est ce désintérêt à l'égard de la question ultime. Que. cela soit possible ou non, c'est une question que nous n'avons pas à débattre pour l'instant. En tout cas celui qui nie Dieu comme symbole de son souci absolu affirme Dieu en affirmant le caractère absolu de son souci. Dieu est le symbole fondamental pour ce qui nous importe de façon absolue. Une fois de plus ce serait une complète erreur que de poser cette question : ainsi, Dieu n'est rien qu'un symbole ? Car alors se pose la question suivante : un symbole pour quoi ? Et la réponse serait : pour Dieu! Dieu est un symbole pour Dieu:. Cela veut dire que dans l'idée de Dieu nous devons distinguer deux composantes : la composante de l'absolu, qui est l'objet d'une expérience immédiate et non symbolique en elle-même, et la composante concr:ète que nous tirons de notre expérience ordinaire et que nous appliquons à Dieu de manière symbolique. L'homme dont le souci
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de l'absolu s'exprime par ù.n arbre sacré possède à la fois l'absolu de sa préoccupation et le concret de l'arbre qui symbolise sa relation à l'absolu. L'homme. qui adore Apollon est saisi par l'absolu, mais non d'une façon abstraite : son souci ultime est symbolisé par la figure divine d'Apollon. L'homme qui rend gloire à Yahweh, le Dieu de l'Ancien Testament, a tout ensemble une préoccupation absolue et une image concrète de son souci absolu. C'est là le. sens de cette affirmation apparemment mystérieuse que Dieu est le symbole de Dieu. Dans son vrai sens, cela veut dire que Dieu est le contenu fondamental et universel de la foi. · Il est clair qu'une telle interprétation de l'idée d~ Dieu enlève tout leur sens aux discussions· sur l'existence ou la nonexistence de Dieu. Il n'y a pas de sens à poser la question du 'caractère absolu du souci de l'absolu. Cette composante de l'idée de Dieu est, en elle-même, certaine. Mais l'expression symbolique de cette composante varie indéfiniment à travers toute l'histoire de l'humanité. Là encorè il serait dénué de sens de se demander si telle ou telle de ces représentations qui symbolisent l'absolu << existe >> vraiment. Si le terme << existence >> renvoie à quelque chose que l'on peut trouver au sein de la totalité du réel, il n' << existe >> aucun être divin. Ce n'est pas là la question que l'on doit poser. Mais la question est de savoir lequel parmi ces innombrables symboles de la foi est le plus adéquat au sens de la foi.· En d'autres termes, quel est le symbole de l'absolu qui peut exprimer l'absolu sans éléments idolâtriques? C'est là le vrai problème, et non celui d'une soi-disant existence de Dieu expression qui est en elle-même une combina!son impossible de termes. Dieu comme l'absolu de la préoccupation absolue de l'homme est plus certain que toute autre certitude, plus certain même que la certitude que donne la conscience ·de soi. Mais rencontrer Dieu dans le symbole d'une figure divine est affaire · de foi, de risque et de courage.
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Dieu est .le symbole fondamental de la foi, mais il n'est pas le seul. Toutes les qualités que nous lui attribuons,· puissance, amour, Justice, sont tirées de nos expériences finies et appliquées symboliquement à ce qui est au-delà du fini et de l'infini. Sila foi nomme Dieu << Tout-Puissant >>, elle utilise- l'expérience humaine de la puissance pour symboliser l'objet de sa préoccupation infinie, mais elle ne prétend pas décrire un être supérieur qui pourrait faire ce qui lui plaît. ·Il en est de même de toutes les autres qualités et de toutes les actions, passées, présentes ou à venir, que l'homme attribue à Dieu. Ce sont des symboles que nous tirons de notre expérience quotidienne et non des informations sur ce que Dieu a fait dans la nuit des temps ou fera dans un avenir éloigné. La foi n'est pas la croyance à de telles histoires, mais elle est, au contraire, l'acceptation de symboles qui expriment notre préoccupation ultime en termes d'actions divines. · Un autre groupe de. symboles. de la foi est constitué par les manifestations du divin dans des choses et des événements, des . personnès et des communautés, dans des paroles et des documents . Tout ce domaine d'objets sacrés est un trésor de symboles. Les choses saintes ne le sont pas en elles-mêmes, mais elles renvoient au-delà d'elles-mêmes à la source de toute sainteté, elles renvoient à l'absolu lui:..même. 3. Symboles et mythes
Les symboles de la foi n'apparaissent pas à l'état isolé. Ils . se rattachent aux « histoires des dieux >> - ce qui est le sens du mot grec· mythos. Les dieux sont des représentations individualisées, analogues aux personnalités humaines : ils sont sexuellement différenciés, ils descendent les .uns des autres, ils ont entre eux des rapports d'amour ou de haine. Ce sont eux qui ont créé le monde et l'homme et ils agissent dans le temps et
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l'espace. Ils participent à la grandeur et à la misère humain~, à des entreprises de création ou de destruction. Ils ont donné à l'homme les traditions de la civilisation et de la religion et ils les défendent comme des rites sacrés. Ils aident et menacent la race .humaine, tout particulièrement certaines. familles, tribus ou nations. Ils se manifestent dans des apparitions et des incar:nations, ils instituent des lieux, des rites et des personnes sacrés et ils créent ainsi un culte. Mais ils sont eux-mêmes sous l'emprise et la menace d'un destin qui domine tout ce qui est. Telle est la mythologie qui par son développement a profondément marqué la Grèce antique. Mais un grand nombre de ces caractéristiques se retrouvent dans toutes les mythol()gies; Habituellement, les dieux de la mythologie ne sont pas égaux. Il y a une hiérarchie au sommet de laquelle se trouve un dieu souveraffi, · coriune en Grèce, ou une trinité de dieux, comme en Inde, ou une dyade, comme en Perse. Il y a des dieux sauveurs, médiateurs . entre les dieux supérieurs et l'homme, partageant parfois la souffrance et la mort de l'homme malgré leur immortalité essentielle. Tel est le monde du mythe, grandiose. et étrange, toujours changeant, mais au fond toujours le même : c'esf la préoccupation ultime de l'homme qui est symbolisée par les figures et les actions des dieux. Les mythes sont des symboles de la foi liés aux histoires qui racontent les rencontres des dieux et des hommes. · . Les mythes sont présents dans tout acte de foi, parce que le ·langage de la foi est le symbole. D'autre part ils sont attaqués, critiqués et dépassés à l'intérieur de chacune des grandes religions de'l'humanité: La raison de cette critique tient à la nature même du mythe. Il ~e son matériau de notre expérience quotidienne. Il situe les histoires des dieux dans le cadre du temps et de l'espace, bien qu'il soit de l'essence de l'absolu d'être au-delà du temps et de l'espace. Surtout, il divise le divin en une multiplicité de figures, ce qui enlève à chacune le caractère de l'absolu sans
supprimer leur prétention à l'absolu. Cela conduit inévitablement à des conflits entre prétentions à l'absolu, conflits qui peuvent amener la destruction de la vie, de la société et de la conscience. La critique du mythe, en premier lieu, portera sur cet éparpillement du divin et cherchera à le dépasser dans la direction d'un Dieu unique, bien qu'elle le fasse différemment selon les religions. Or un Dieu unique est encore tin objet de langage mythologique et si l'on parle de lui on le fait entrer dans le cadre du temps et de l'espace. Il peut même perdre son caractère d'absolu s'il devient un objet concret de foi. Aussi la critique' du mythe he se termine pas avec le rejet de la mythologie du polythéisme. • Le monothéisme relève donc aussi .de la critique du mythe et il a besoin, comme on dit aujourd'hui, de (( démythologisation ». ·Ce terme est employé en liaison avec la découverte de la place que tiénnent les éléments mythiques dans les récits et les symboles de la Bible, dans l'Ancien et le Nouveau Testament ..:.._ récits tels que ceu.x du paradis terrestre, de la chute d'Adam, du déluge, de la sortie d'Égypte, de la naissance virginale du Messie, de beaucoup de ses miracles, de sa résurrection et de son ascension, de l'attente de son retour comme juge de l'univers. En un mot, tous les récits qui présentent un échangeréciproque entre Dieu et l'homme sont considérés comme mythologiques et deviendront objets de démythologisation. Que veut dire ce terme négatif et artificiel? Il faut l'accepter et le défendre s'il. veut dire qu'il est nécessaire de reconnaître un symbole pour un symbole et un mythe pour un mythe. Il· faut le combattre et le refuser s'il signifie l'élimination complète des symboles et des mythes. Cette dernière tentative constitue la troisième étape de la critique du mythe. Elle ne peut jamais réussir car le symbole et le mythe sont des forii:J.eS permanentes de la conscience humaine. On peut remplacer un mythe par un autre, mais on ne peut bannir le mythe de la vie spirituelle· de l'homme. ·Car le DYNAMIQUE DE LA FOl
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mythe est la synthèse des symboles qui expriment ce qui nous · préoccupe de façon absolue. · Un mythe, qui .est entendu comme un mythe, mais qui n'est pas éliminé ni remplacé, peut être appelé un cc mythe brisé ». Le christianisme, de par .sa nature même, rejette tout mythe qui ne serait pas brisé, parce que son fondement est le premier commandement·: l'affirmation du caractère absolu de l'absolu et le rejet de l'idolâtrie sous quelque forme que ce soit. Tous les éléments mythologiques qui se rencontrent dans la Bible, dans ~a doctrine et la liturgie doivent être reconnus comme tels, mais ils doivent être maintenus dans leur forme symbolique et il· ne faut pas leur substituer des $UCcédanés scientifiques. Car il n'y a pas de formule de remplacement pour les symboles et les mythes : ils sont le langage de la foi. Ce radicalisme dans la critique du mythe est. dû au fait que la conscience mythologique primitive s'oppose à toute tentative pour interpréter le mythe comme mythe. Elle s'effraie de tout acte de démythologisation. Pour elle, le mythe brisé a perd~ sa vérité et sa force de persuasion. Ceux qui vivent dans un univers mythologique non brisé se sentent dans la sécurité et la certitude. Ils repoussent, souvent avec· fanatisme, toute tentative d'introduire un élément d'incertitude en« brisant le mythe», c'est-à-dire toute tentative qui ferait prendre conscience de son caractère symbolique. Une telle résistance reçoit l'appui des systèmes autoritaires, _religieux ou politiques, qui cherchent à procurer de la sécurité à ceux qu'ils gouvernent et une autorité incontestée à ceux qui sont chargés d'exercer le pouvoir. La résistance à la -démythologisation s'exprime dans le « littéralisme ». Les symboles et les mythes y sont entendus dans leur sens immédiat. Le matériau, emprunté à la nature et à l'histoire, est utilisé en son sens propre. L'essence du symbole qui est de renvoyer au-delà de lui-même à quelque chose d'autre est ignorée. La création est comprise comme un acte magique qui aurait eu lieu une seule
fois dans la nuit des temps. La chute d'Adam est située en un lieu géographique déterminé et attribuée à un homme singulier. La naissance virginale du Messie est conçue en termes biologiques, la résurrection et l'ascension sont comprises comme des événements physiques, le second avènement du Christ est attendu comme une catastrophe tellurique ou cosmique. Ce qu'un tel littéralisme .présuppose, c'est que Dieu est un être qui agit dans le temps et dans l'espace, qui habite en un lieu déterminé, qui influe sur le cours des ~vénements et qui est affecté par eux comme n'importe quel autre être de l'univers. Le littéralisme dépouille Dieu de son caractère d'absolu et; en termes religieux, de sa majesté. Ille ramène au plan de ce qui n'est pas absolu, du fini et du conditionné. En fin de compte, il s'agit ici, non d'une critique rationnelle, mais d'une critique qui s'exerce à l'intérieur de la religion elle-même. Si elle prend ses_ symboles ati pied de la lettre, la foi devient idolâtrie. Elle donne le nom d'absolu à ce qui est moins que l'absolu. Mais la foi qui est consciente du caractère symbolique de ses symboles rend à Dieu l'honneur ~~~~
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Il serait bon de distinguer deux attitudes dans le littéralisme, l'attitude naturelle et l'attitude de réaction. L'attitude naturelle du littéralisme est _celle dans laquelle_ on ne distingue pas le mythe de la lettre. La période primitive chez les individus et les groupes est caractérisée par l'incapacité de séparer les créations de l'imagination symbolique des faits que peuvent vérifier · l'observation et l'expérience. Cette attitude est légitime en ellemême et il ne convient pas de la troubler, pour l'individu comme pour le groupe, tant que l'éveil d'une pensée interrogative n'a pas rendu impossible l'acceptation naturelle 4es mythes dans leur sens littéral. Mais, si ce moment est venu, deux voies sont possibles. L'une consiste à remplacer le mythe non brisé par le mythe brisé. C'est la voie qui s'impose objectivement, bien qu'elle s'avère impraticable pour beaucoup de gens qui préfèrent
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refouler leurs questions plutôt que de voir apparaître l'incertitude avec la rupture du mythe. Ils sont contraints à prendre la seconde attitude du littéralisme, l'attitude consciente, celle qui se rend . compte des questions, mais les refoule, mi-consciemment, miinconsciemment. Habituellement ce refoulement s'opère avec l'aide d'une autorité reconnue et consacrée comme l'Église ou la Bible, autorité à laquelle on doit une obéissance inconditionnelle. Cette attitude est compréhensible si la conscience critique est très faible et peut être satisfaite à bon compte. Mais elle est inexcusable si un esprit mûr en arrive à être brisé en son centre personnel par des pressions politiques ou psychologiques, déchiré dans. son unité et blessé dans son intégrité. L'ennemi d'une théologie critique n'est pas le littéralisme naturel, mais le litté-' ralisme co.nscient qui réprime et attaque la pensée autonome. Les symboles de la foi ne peuvent pas être remplacés par d'autres symboles, tels que les symboles artistiques, et ils ne peuvent pas être éliminés par la critique scientifique. Ils ont leur place originale à tenir çlans l'esprit humain, tout comme la science et l'art. Leur caractère symbolique est leur vérité et leur puissance. Il ne faut pas moins que des symboles et des mythes pour donner une expression à riotre préoccupation ultime. Une autre question se présente : les mythes sont-ils ou non capables d'exprimer toutes les sortes de préoccupation ultime? Des théologiens chrétiens, par. exemple, soutiennent que le terme ·. de « mythe » devra,it être réservé pour désigner ces mythes de la nature par lesquels des proèessus cycliques, tels que les ~aisons, sont compris dans leur sens religieux. Leur opinion est que, si l'on envisage le monde comme un processus historique avec un commencement, un centre et une fin, comme c'est le cas pour le christianisme et le judaïsme; on ne devrait pas parler de mythe. Cela restreindrait radicalement le champ d'application du terine. Le mythe ne pourrait plus être compris comme
le langage de notre souci de l'absolu, mais uniquement comme une version périmée de ce langage. Cependant l'histoire montre qu'il y a non seulement des mythes de la nature mais aussi des mythes historiques. Si la terre est considérée comme le champ de bataille de deux puissances divines, comme c'était le cas dans l'ancienne Perse, il s'agit d'un mythe historique. Si le Dieu créateur choisit et guide un peuple vers un terme qui transcende toute l'histoire, nous avons un mythe historique. Si le Christ - considéré comme un être transcendant et divin - se manifeste dans la plénitude des temps, vit, meurt et ressuscite, c'est encore un mythe historique. Le christianisme est supérieur à ces religions qui sont liées .à un mythe de la nature1 • Mais le christianisme, comm~ toutes les autres religions, parle le langage mythologique. Il est un mythe brisé, mais il est un mythe; sinon, le christianisme ne serait pas une expr~ssion de nôtre préoccupation ultime.
i. Le texte allemand porte : << Le christianisme est la critique de toutes les religions qui sont liées à un mythe de la nature. >>
IV
LES TYPES DE FOI 1. Les éléments de la foi et leur dynamique
La vie de la foi, de cet état qui consiste à être saisi par ce qui nous importe de façon absolue, prend bien des formes, tant en ce qui concerne le sujet de la foi qu'en ce qui touche à son objet. Toute communauté religieuse et culturelle et, jusqu'à un certain point, tout individu font une expérience de la foi et rencontrent un contenu de foi qui .ont leurs caractéristiques propres. L'état subjectif du croyant change avec les variations des symboles de sa foi et réciproquement. Pour comprendre ces multiples expressions de la foi, nous aurons à distinguer certains · types fondamentaux et à décrire leurs corrélations dynamiques. En tant .que tels, ces types semblent statiques et se tenir les uns à côté des autres. Mais ils comportent aussi un élément dynamique dans la mesure où ils revendiquent une validité inconditionnée pour l'aspect particulier d~ la foi qu'ils représentent. Il en résulte des tensions et des luttes entre les différents types de foi à l'intérieur de chaque communauté religieuse et aussi entre les grandes religions elles-mêmes. . Il ne faut pas .oublier que ces types sont des constructions de la pensée et ne se .trouvent pas comme tels dans la réalité. Il n'y a de types purs dans aucun'~~domaine:lde la vie. Tout ce qui est réel participe à plusieurs types, mais il y a néanmoins . des caractères distinctifs prédominants qui permettent de déterminer un type; il faut donc élaborer et défi.nir.ces caractéristiques si l'on veut comprendre la dynamiql.le de la vie. Il en est de même des formes et des expressions de la foi : elles présentent des traits caractéristiques, mais dans tout acte de foi on retrouve plusieurs de ces traits et 1'un d'eux prédomine. )
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Par exemple, on peut distinguer deux éléments essentiels . dans toute expérience du sacré. Le premier élément est l'expérience de la présence du sacré ici et ·maintenant. Il consacre. la place où il apparaît et la réalité dans laquelle n· se manifeste. Il saisit la conscience avec sa puissance .terrifiante et fascinante. Il fait irruption dans la vie ordinaire, l'ébranle et la pousse hors d'elle-même de façon extatique. Il institue les règles selon lesquelles on pourra l'approcher. Il faut que le sacré soit présent et éprouvé comme présent pour qu'il y en ait expérience. · En même temps le sacré exerce sa juridiction sur tout ce qui est. Il exige la sainteté personnelle et sociale dans le sens de la justice et de l'amour. Notre souci de l'absolu représente ce que nous sommes, essentiellement et, par conséquent, devons être. Il se présente comme la loi de notre être, contre nous et pour nous. Il ·n'est pas possible de faire l'expérience· du sacré. sans faire l'expérience de son pouvoir d'exiger ce qu,e nous devrions être. Si, à ce premier élément de r expérience du sacré, nous donnons ·le nom de «sainteté de l'être », on pourrait appeler le second élément la « sainteté du devoir· être )). Pour abréger, la· première forme de foi serait le type ontologique, la seconde, le type moral. La dynamique de la foi à l'intérieur d'une même 'religion et entre les différentes religions est fortement détérminée par ces deux types, leur dépendance mutuelle et leurs conflits. Leur influence se fait sentir jusque dans les fibres les plus intimes ·de la foi personnelle aussi bien que dans. le mouvement des grandes religions de l'histoire. Ils · sont présents .dans tout acte de foi. Mais l'un des de·px est toujours prédominant, parce que l'homme est un être fini et qu'il n'est jamais capable de réunir tous les éléments de la vérité dans un équilibre .parfait. Par ailleurs, l'homme ne peut en rester à la conscience qu'il a de sa finitude parce que dans la foi il y va de l'absolu et de son expression correcte. · L'expression de. la foi chez l'homme est inadéquate toutes les fois que son existence est déterminée par
quelque chose qui est moins que .l'absolu. C'est pourquoi il doit toujours s'efforcer de franchir les limites de sa finitude pour atteindre ce qui ne peut jamais être atteint, l'absolu lui-même. C'est dë cette tension que résulte le problème des rapports de la foi et de la tolérance. Une tolérance liée au relativisme, à une attitude qui n'est pas une exigence de l'absolu, est négative et sans contenu. Elle est condamnée à se convertir en son propre contraire, un absolutisme intolérant. La foi doit unir la tolérance requise .par son caractère relatif et la certitude fondée sur son caractère absolu. Dans tous les types . de foi, particulièrement dans le protestantisme, ce problème est actuel. C'est de .la puissance de son autocritique· et du courage d'affronter sa propre relativité que découlent la grandeur et le danger de la foi protestante. Plus que nulle part ailleurs c'est là .que· se manifeste la dynamique de· la foi, dans la tension infinie entre l'exigence absolue de la foi et la médiocrité de la vie du croyant. 2. Les types
ontolo~iques
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de foi
Le sacré est avant tout expérimenté comme présent. Il est ici et maintenant : cela veut dire. qu'il se propose à nous dans un objet, dans une personne, dans un événement. Dans une réalité concrète la foi aperçoit le fondement et le sens ultimes de toute· réalité. Toute réalité particulière a la possibilité de devenir un .··support du sacré et, effectivement, il n'est presque aucune sorte de réalité que les actes de foi collectifs ou individuels n'aient tenue pour sacrée. Une telle réalité, selon l'expression traditionnelle, possède un caractère ((sacramentel ». Cette cruche d'eau, ce morceau de pain, cette coupe de vin, cet arbre, ce geste des mains, cet agenouillement,. cet édifice, ce fleuve, cette couleur, ce mot, ce livre, cette personne sont des dépositaires du sacré. En eux le croyant fait l'expériencede ce qui le concerne de façon absolue. Ils n'ont pas été choisis .de maDière .arbitraire mais à
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la suite d'expériences contemplatrices individuelles. Ils sont acceptés par la mentalité collective, transmis de génération en génération, transformés, réduits ou élargis. Ils suscitent chez l'homme la crainte sacrée, la fascination, l'adoration, les déviations idolâtriques, la critique et finalement sont remplacés par d'autres supports du sacré. Ce type sacramentel de la foi est universel. On le retrouve dans toutes les religions. Il est le « pain quotidien >> de là foi, sans lequel elle deviendrait vide et abstraite et perdrait sa signification pour la vie des individus et des groupes. . La foi, dans le .type de religion sacramentel, ne consiste · pas à affirmer que quelque chose est sacré et que les autres choses ne le sont pas; elle consiste à être saisi par le sacré à travers une médiation particulière. L'affirmation du caractère sacré d'une chose. n'a de sens que pour la foi qui l'atteste. En tant que jugement théorique prétendant à une validité universelle, une · telle affirmation n'est qu'un· groupement de mots vides de sens. Ce n'est que dans la corrélation entre le sujet et l'objet de la foi qu'elle trouve son sens et sa vérité. Celui qui observe du dehors peut seulement dire qu'il y a une corrélation de foi entre celui qui a la foi et l'objet sacramentel de sa foi. Mais il n'est pas en mesure de nier ou d'affirmer la validité de cette corrélation de foi. Il ne peut que la constater. Si, par exemple, un protestant observe un catholique en prière devant une image de la Vierge, il ~:este un spectateur, incapable de décider si la foi de celui qu'il observe est authentique ou ·rion. ·Mâis il en est· autrement si c'est un catholique qui tient la place de l'observateur : il peut participer à l'acte de foi de celui qu'il observe. Il n'y a pas de critère qui permette de juger la foi, si celui· qui juge est situé en dehors de la corrélation de foi. D'autre part, le croyant pèut se demander - ou on peut lui demander - si la médiation qui permet son expérience de l'absolu est une expression du véritable absolu. C'est cette question qui constitue le dynamisme immanent à l'histoire religieuse, dynamisme qui est au cœur de la révolte
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contre le type sacramentel de ·la foi et qui incite. èette foi à se dépasser. .. . , ,. . , . . Ce qui est au fond de la quest10n, c est 1 mcapacite ~u - même de là réalité la plus sacrée à exprimer ce qUI nous co~cerne de façon absolue. Mais l'esprit humain oub~ie :ette incapacité et identifie l'objet sacré avec l'absolu Iu:-m~me. L'objet sacramentel est considéré comme sacré en lUI-meme. Ce caractère qu'il a, en tant què dépositaire du sa_cré, ,de renvoyez: au-delà de lui-même disparaît de l'acte de fOI. Lacte de fOI ne vise plus l'absolu lui-même, mais ce qui représente l'abs?lu : l'arbre, le livre, l'édifice, la personne. La transparence de 1acte de foi s'est évanouie. C'est la conviction du protestant que la ·doctrine cath~lique de la transsubstantiation, qui veut que le Pain et le vin dans la cène du Seigneur, soient changés au corps et au sang du' Christ, est précisément un de ces .c~s ou' 1~ tr~s- · parence du divin disparaît d~s la mesure où_ le divm est Identifié à un fragment de la réalité qui nous envrr~nne: Sans d?ute, la foi fait l'expérience de la présence du sacre. qUI se manife~te par le pain et le vin de la cène du Se~~Sfl:eur, I~age du ~hnst. Il y a cependant une déviation de la fOI si le pam et le vm sont considérés comme des objets sacrés efficaces par eux-mêmes et à même d'être conservés dans un tabernacle. Aucune chose n'est sacrée sauf dans la corrélation de la foi. Même les saints ne sont saints que parce que ·la source de toute sainteté transparaît en eux. · Ces limites et ces dangers que comporte la foi de type s~cra mentel à toutes les périodes de l'histoire ont ainené les myst:q~e~ . à faire le pas décisif par lequel leur foi a dépa~sé t?u~e, realite particulière aussi bien que la réalité totale. Ils ont Identifie 1 absolu avec le fondement ou la substance de toutes choses, ils l'ont appelé 1'. <, l' << Ineffable », l'Être. au-dessus de l'~e. Le dessein de la foi mystique n'est d'ailleurs pas· de reJeter les moyens concrets et sacramentels de la foi, mais d'aller au-delà.
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La f~i mystique est le terme d'u~ long parcours qui va des formes de f01les plus concrètes jusqu'au point où tout le concret disparaît ~ans_ l'abîme de la divinité pure. Le mysticisme n'est pas uratlûn,nel. :. quelques-'\lnS des plus gr:arids mystiques de l'Europe et de 1 Asie furent en même temps des philosophes éminents, remarquables par la clarté, la fermeté et la rationalité de leur pensé~. Mais ils avaient reconnu que le véritable objet de la fqi, ce qm nous concerne de façon absolue, ne peut pas être identifié à une réalité particulière, comme le souhaiterait la foi sacrament~lle, ni trouver une expression dans un système ration:O:el. La f01 est une expérience extatique etc' est pourquoi le seul langage pour parler de l'absolu est celui-là même qui nie la possibilité d'er: parler. La foi mystique n'a pas d'autre moyen d'expression. M~Is, se demandera-t-on, y a-t-il. vraiment rien d'autre qui puiSse l'exprimer, du fait que. l'objet de la foi se situe au-delà de tout ~xprimable? L~ foi ne repose-t-elle pas sur l'expérience de 1~ pres~nce du sacre ? Comment une telle expérience est-elle posstble st l'absolu est précisément ce qui transcende toute exp~rienc:. possible ? La réponse des mystiql.les est qu'il y a u? heu ou 1 absolu est p"résent dans ce monde fini et que ce lieu, c est la pro~onde~.r de .1 ame humaine. C'est là le point de contact e~tre le fim et 1mfim. Pour y accéder, il faut que l'homme se vtde de ,tous les objet~ finis. d~ sa vie ordinaire, il faut qu'il renonce a tous les soucis provtsorres au nom de son souci ultime Il fa~t qu'il aille au-delà des réalités particulières dans lesqùelle~ la fo1 sacrame~t~ll.e fait l:ex:périence de l'absolu. Il faut qu'il transcende .la div1s10n d~ ·.1 existence, même celle ,qui est la plus profon~e ~t la plus umverselle de toutes, la division du sujet et _de l obJet..L'absolu est au-delà de cette séparation et celui qui veut attemdr e l'absolu doit surmont er cette division en lui-même par la méditati on, la contemplation et l'extase. Dans ce ,J?o~ve:rr:ent d~ l'âme, la foi connaît un état où l'objet de sa preoccupatiOn ulttme tour à ·tour se livre ou échappe. :Elle passe
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par des approches graduelles, des rechutes et des rassasiements soudains. La foi mystique ne méprise pas plus qu'elle ne rejette la foi sacramentelle, mais elle va au-delà vers ce qui est présent en tout acte de foi sacramentelle, vers ce qui se cache sous le . voile des objets contrets dans lesquels il prend corps. Les théologiens ont parfois opposé la foi à l'expérience mystique. Pour eux, la foi n'arriverait jamais à franchir. la distance qui la sépare de l'absolu, tandis que le mysticisme tendrait à la fusion de l'esprit àvec l'objet de sa. préoccupation inconditionnelle, avec le fondement de l;être et du sens. Mais cette opposition n'a qu'une valeur limitée. Le mystique aussi est conscient de la distance infinie qui sépare l'infini du fini et accepte une vie où les périodes d'union. avec l'infini sont provisoires et où il ne connaîtra ici-bas que rarement et peut-êtr e jamais l'extase finale. Et le croyant ne peut avoir la foi que dans la mesure où il est saisi par ce qui le concerne de façon. absolue. Le mysticisme est comme le sacramentalisme un type de foi\ et il y a un élément mystique comme il y a un élément sacramentel dans tout type de foi. Cela s'applique également à la variété humaniste de la foi ~. de type ontologique~ Un examen de cette variété de foi est particulièrement important, car l'humanisme est souvent assimilé à l'incroyance et opposé à la foi. ·Cela n'est possible que si la foi est définie comme une croyance en l'existence et en l'activité d'êtres divins. Mais si par foi on entend le fait d'être saisi par ce qui nous préoccupe de façon absolue, l'humanisme implique la foi. L'human isme · est cette attitude. qui fait de l'homme la mesure de sa propre vie spirituelle dans les arts, la philosophie, la science, la politique, les relations sociales et la morale person- · nelle. Pour l'humanisme, le divin se manifeste dans l'humain et la préoccupation absolue de l'homme est l'homme. Tout ceci, 1.
Le texte. allemand ajoute : « et n~n le contraire de la foi >>.
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bien entendu, concerne l'homme dans son essence, l'homme véritable, l' « Idée. >> de l'homme, non l'homme dans sa réalité, non l'homme aliéné de sa vraie naturé. Si l'humaniste, dans ce sens-là, déclare faire de l'homme sa préoccupation absolue, il considère l'homme comme l'absolu présent dans une réalité finie, tout comme la foi sacramentelle voyait l'absolu dans une réalité particulière, tout comme la foi mystique trouvait dans les profondeurs de l'homme la place de l'infini. ·La différence est que la foi de type sacramentel et celle de type mystique dépasser:t les. ·limites de l'humanité et cherchent à atteindre l'absolu lUImême au-delà de l'homme et de son monde, tandis que l'humaniste. demeure à l'intérieur de ces limites. C'est pour cette raison que la foi humaniste est appelée (( séculière >> par opposition à . ces deux types de foi que l'on nommera (( religieux ». Séculier veut dire ce qui appartient au processus ordinaire des événements : cela exclut toute idée de pénétrer dans un lieu sacré. Le latin et certaines langues dérivées emploient le terme de <( profane >> pour désigner celui qui reste devant les portes du temple. Profane en ce sens est synonyme de séculier. Souvent des gens disent . qu'ils. sont séculiers, qu'ils ne franchissent pas les portes du temple et que, pâr conséquent, ils sont sans foi. Mais si on leur demande s'ils sont sans préoccupation ultime, sans quelque chose qu'ils prennent au sérieux de façon inconditionnelle, ils .le nieront avec force. Et en reconnaissant qu'ils ont une préoccupation ultime, ils affirment qu'ils ont une attitude de foi. Ils représentent le type humaniste de la foi qui comporte luimême de nombreuses variantes. Le fait qu'ils se disent séculiers ne les met pas en dehors de la communauté des croyants. Il est presque impossible de décrire les formes multiples qu'a prises la foi de type humaniste et sous lesquelles elle ~e propage actuellement dans de larges secteurs du monde ocCIdental et dans les- civilisations asiatiques. De même que nous avons distingué dans la foi religieuse un type/ ontologique et
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un type moral, nous pouvons ici faire apparaître dans la foi . séculière un type ontologique, qui est romantique et conservateur, et un type moral, qui est progressiste et utopiste. Ce que le terme de « romantique » dans ce contexte veut désigner, c'est l'expérience de l'infini dans le fini telle qu'elle nous est donnée dans la nature et dans l'histoire. Et le terme de <( conservateur » que nous lui associons veut mettre l'accent sur la pré~e~ce. de l'absolu dans ·les formes .existantes de la nature et de 1 histOire. Si un homme voit le sacré dans la fleur qui pousse, dans l'animal qui se ·meut, dans l'homme qui représente une indi':idu~ité unique, dans une nation déterminée, une culture pamcuhere, un système social défini, il est romantique et conservateur. Pour lui le donné est ~acré et constitue l'objet de sa préoccupation ultime. L'analogie entre ce genre de foi et la foi sacramentelle est évidente. Le type romantique et conservateur de la foi humaxriste n'est autre que la foi sacramentelle sécularisée : en elle le divin est donné ici et maintenant. Tout le conservatisme dans le domaine de la culture et de la politique dérive de ce type de foi séculière. C'est une foi véritable, mais elle dissimule la dimension de l'absolu qu'elle présuppose. Sa faiblesse et .son danger, c'est qu'elle peut devenir vide. Dans l'his~oire se sont manifestés cette faiblesse et ce vide auxquels aboutissent finalement toutes les cultures qui sont purement sécùlières. L'histoire a .souvent ·montré à quelles formes religieuses ces cultures devaient leur origine. · 3. Les types moraux de foi
Les types moraux de. foi se caractérisent par l'idée de la loi. Dieu est le Dieu qui a donné· la loi èomme un don et comme une exigence. Ne peuvent approcher de Dieu que ceux qui obéissènt à la loi, Il y a des lois, sans doute, dans les ~pes de foi sacramentel et mystique et personne ne peut attemdre
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l'absolu sans satisfaire à ces lois. Mais il y a un~ différence impor-. tante entre les lois de ces deux types. Dans la foi de type ontologique la loi demànde qu'on se soumette à des règles rituelles et à des pratiques ascétiques. Dans la foi de type moral, la loi exige une obéissance morale. La différence n'est certainement pas absolue, car la loi rituelle implique des conditions morales et la. loi morale implique des conditions ontologiques. Mais cette différence suffit pour faire comprendre l'origine de la variété des grandes religions : elles se conforment à l'un ou à l'autre de ces types. .. · .Parmi ces types moraux de foi on peut "distinguer le type juridique, le type conventionnel. et le type éthique. Le type juridique a connu un' très grand développement dans le judaïsme talmudique. et dans l'islam; le type conventionnel prédomine ·dans la Chine de Confucius et le type éthique est représenté par les prophètes juifs. La foi d'un musulman est la foi dans la révélation· donnée par Mahomet et cette révélation est sa préoccupation ultime. La révélation transmise par Mahomet est constituée par des lois d'un fort caractère rituel et social. Les lois rituelles relèvent de ce plan sacramentel qui est à l'origine de toutes les religions t:t de toutes les cultures. Les lois sociales· dépassent l'élément · .rituel et constituent une sainteté du « ce qui devrait être )). Ces lois imprègnent la vie tout entière (comme cela est.le cas dans le judaïsme orthodoxe). Leur origine est l'objet d'une préoccupation ultime : le Prophète; leur contenu s'identifie avec ses commandements. La loi apparaît toujours comme un don et. comme une exigence. Sous sa proteCtion, la vie est. possible et dign"e d'être vécue. Cela vaut pour l'adepte moyen de l'islam et aussi pour . ceux· qui construisent sur la base de l'islam .un humanisme séculier puisant largement ·aux sources grecques. A celui qui, au courant de l'attitude religieuse des peuples musulmans, croit que c'est la foi en Mahomet qui s'oppose chez eux à la foi dans
le ·Christ, il faut ·.répondre que ce n'est pas la foi en Mahomet en tant qu'il est le Prophète qui est l'essentiel, mais la foi dans un ordre consacré et déterminant la vie quotidienne du grand nombre. Le problème de la foi n'est pas le problème du choix entre Moïse, Jésus ou Mahomet. La question est la suivante : qui exprime le mieux notre préoccupation ultime ? Le conflit entre· les religions n'est pas un conflit entre différentes formes de. crpyance, mais il est un conflit entre différentes expressions de notre préoccupation ultime. On peut se demander, par exemple~ si la manifestation du divin dans le domaine juridique en est bien la manifestation ultime . .!foutes les options en faveur d'une foi sont des options existentielles, non des options. théoriques. Il en est de même pour un système de règles conventionnelles telles que celles que. Confucius a rassemblées et formulées~ On a· souvent regardé ce système comme irréligieux et on a cru que le mode de vie du Chinois, tel que le confucianisme ~'a déterminé, se caractérisait par une totale absence de foi. Mais il y a de la foi dans le confucianisme, rion seulement dans le culte des ancêtres (qui est un élément sacramentel) mais aussi dans le caractère inconditionné des commandements moraux. Et l'arrièreplan en est cette idée. qu'il y a une loi de l'univers dont les lois de l'État et de .la société. sont des cas particuliers; Cependant, malgré ces éléments religieux, le confucianisme est foncièrement séculier. C'est ce qui a rendu possibles deux faits historiques de portée mondiale : d'une part, cela a été la condition négative qui a favorisé. en Chine l'influence des religions sacramentelles et mystiques que sont le bouddhisme et le taoïsme, aussi bien sous leur forme populaire que dans leur version élaborée; d'autre pad;, cela a été le facteur positif qui a facilité la victoire de la ·foi séculière du communisme qui appartient aussi aux types moraux de la foi humaniste. La troisième et très influente, forme de foi religieuse appartenant au type moral est représentée par le judaïsme de l'Ancien D"tNAMlOUE DE t.A FOl
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. Testament. Comme toute foi, il possède un large fondement sacramentel constitué par l'idée d'un peuple élu, par .celle de l'alliance entre Dieu et son peuple et par une loi rituelle avec toute la richesse et l'abondance de ses pratiques sacramentelles. Mais l'expérience de la sainteté de l'être n'y a jamais supplanté celle de la sainteté du << devoir être "· C'est que pour les prophètes juifs et tous ceux qui les suivent parmi les prêtres, les rabbins et les théologiens, seule l'obéissance à la loi de justice est la voie qui mène à Dieu. La loi divine est l'objet d'une préoccupation suprême,· absolue dans l'ancien judaïsme comme dans le nouveau. Elle est le contenu central de. la foi et elle fournit des règles pour que la préoccupation ultime soit rendue continuellement présente au milieu des préoccupations provisoires de. la vie . quotidienne. L'absolu. devra toujours être présent et rappelé même dans les. plus infimes occupations d~ la vie courante. D'autre part tout ceci est dénué de valeur sans rattachement à l'obéissance à la loi morale; à la loi de justice et de droiture. . Le critère final de la relation de l'homme à Dieu est la soumission à la loi de ·justice. C'est· la grandeur du prophétisme de l'Ancien Testament què de s'être opposé sans cesse au dé~>ir du peuple et surtout ·des dirigeants qui auraient voulu s'en remettre à l'élément sacramentel de la loi et négliger l'élément moral, le. « devoir être », comme critère de l' << être >J. La mission historique de la foi juive dans le. nionde est de condamner cette impression de sécurité demandéeà.la pratique sacramentelle . et cela non seulement dans le judaïsme mais aussi dans toutes les autres religions; c'est aussi d'annoncer un absolu qui rejette toute prétention à l'absolu qui ne comprendrait pas·l'exigence de la justice. · Cette influence du judaïsme se retrouve non seulement dans le christianisme et dans l'islam mais aussi dans ce type progressiste et utopiste de la foi humaniste du monde occidental. L'humanisme antique connaissait le « devoir être ». Aussi bien,
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la mythologie, .la poési~ trag!que, ~ sagesse. ~t la philos~l:?hie en Grèce, le droit romam et 1 humarusme politique des stotctens à Rome mettent l'accent sur le '' devoir être ». Malgré tout le type ontologique éonserva une place préd~mffi.ante dans. t?ute l'histoire antique. Ce qui le montre, c'est la vtctotre du mysttctsme dans la philosophie grecque ainsi que celle des religions à mystères dans l'Empire · romain, c'est aussi l'absence d'une pensée progressiste -et utopiste dans l'univers antique. . Quant . à l'humanisme moderne, notamment deputs le xvme siècle, il rèpose sur une base chrétienne et il donne .u~e place prédominante au· <<:devoir être », tel que les proph~t~s JUifs l'ont élaboré. Aussi dès l'origine il a présenté de forts elements progressistes et utopistes. Il commença par la criti~~e d~ l'o~dre féodal· et de ses fondements sacramentels. Il a extge la JUStice : d'abord pour les paysans, puis pour la société bou.rgeoise, ~ pour les masses prolé~arienn~s. La foi .~e ceux '!m se so~t ~a1ts les champions de la philosophte des lumteres ~epms le XVIII .s1~cle est une foi humaniste de type moral: Ils lutterent pour se hberer d'une servitude féodale religieusement consacrée et pour étendre lajusticeà tous les êtres humains. Leur foi était une ~oi. humanist:e qui s'exprimait en. termes plus séculiers que rehgteux. Mats c'était unefoi et non une analyse rationnelle, malgré leur croyance en la supériorité d'une raison unie à la justice et à la vérité. Le dynamisme de leur foi humaniste a changé la face .de la te:re, d'abord en Occident, puis en Orient. C'est cette, f01 h~man~te de type moral quifut relayée parles mou':'en;~nts revoluttonn~tres des masses prolétariennes au xrxe et au xxe s1ecle. Son ~ynaffilsme . se manifeste tous les jours actuellement. Comme ~ est le cas pour toute foi, la foi humaniste sous sa forme utop1ste es! u?e préoccupation ultime. C'est ce qui lui donne son extraordma1r~ puissance pour le bien et pour le maL Cette ~~lyse de la f01 humaniste, ainsi que les précédente.s, font qu tl est p:esq_ue ridicule de parler de perte de la foi dans le monde secuher
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occid_en~l. Ce m~~de a une foi laïque et c'est ce qui a poussé les drff~re~_tes rehgwns à prendre une position défensive. Mais cet;e f01 la~que e~t foi et nori. « incroyance ll. Elle est un état de
preoccupatwn ulnme et de don de soi total à cette préoccupation. 4. L'unité de ces types de foi c:
Dans l'expérie~ce du sacré l'élément ontologique et l'élément sont essentiellement réunis, tandis que dans la vie de la f01 lis se séparent et sont fréquemment amenés à entrer en conflit et à se détruire mutuellement. Cependant l'ùnité essentielle ne peut disparaître complètement : il y a toujours des éléments d'un type dans l'~u~re, comme on l'a montré. Dans la foi de type sacram~ntel_la l01 ntuelle est présente partout avec ses exigences ~e p~nficatwn, de préparation, de soumission aux prescriptions liturgiques; elle pose aussi des conditions morales. Par ailleurs, nous avons.~ que de n~mbr~ux éléments rituels sont présents dans les rel~g~ons de la l01; qm représentent la foi de type moral. Cela.estvrai egalemen~ de la foi humaniste où l'on peut rencontrer des eléments progressi?tes et utopiques dans le type romantique et conservate~r, t~~Is que le type progressiste et utopique part du, donne traditwnne~ pou~ critiquer la situation présente e~ .1~ depasser. Cette. par:Icipatwn mutuelle et réciproque des differents types de f01 fait leur complexité, leur dynamisme et leur donne le pouvoir de se transcender. , . L'~istoire de_ 1~ foi, qui ~ une plus grande extension que 1 hist01re des religwns, est falte de mouvements de divergence et de convergence entre les différents types de foi. Cela se vérifie de l'acte de foi aussi bien que de son contenu. Les expressions d~s lesquelles l'homme .exprime sa préoccupation ultime, du pomt de. vue subjectif comme du point de vue objectif, ne sont pa~ un chaos de possibilités illimitées. Elles représentent des atbtudes fondamentales qui se sont développées au cours de
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l'histoire de la foi et qui se fondent dans la nature même de la foi. C'est pourquoi il est possible de comprendre et de décrire ces mouvements qui les rapprochent et les opposent et, peut-être, de trouver. un point où leur réunion se réalise en principe. Il est bien évident qu'ùne telle tentative est fonction de là préoccupation ultime de la personne qui s'y exerce. Si c'est un théologien chrétien appartenant au type. protestant, il verra dans le christianisme - et tout particulièrement dans le christianisme protestant -le but vers lequel tend le dynamisme de la foi. C'est inévitable parce que la foi est affaire de préoccupation personnelle. En même temps, il faut que celui qui fait cet essai donne des raisons objectives de son choix. « Objectif )) veut· dire en l'occurrence que ces raisons doivent être tirées de la nature de la foi, nature qui est la même dans tous les types de foi, si du moins c'est bien de foi qu'il s'agit. - Le catholicisme romain à juste titre se considère comme un système qui réunit les éléments les plus divergents de la vie religieuse et culturelle de l'homme. Ses sources sont l'Ancien Testament, qui réunit lui-même le type sacramentel et le type moral; les religions à mystères de l'époque hellénistique, le mysticisme individuel, l'humanisme de la Grèce classique et les recherches scientifiques de l'antiquité tardive. Mais pardessus tout il se fonde directement sur le Nouveau Testament qui comporte lui-même une variété de types et représente -une union d'éléments éthiques et mystiques. Un exemple remarquable en est la façon dont saint Paul parle de l'Esprit. La foi, dans le Nouveau Testament, consiste à être sal.si par l'Esprit divin. En tant qu'Esprit, il est la présence de la puissance divine . dans l'âme humaine; en tant qu'Esprit saint, il est l'Esprit d'amour, de justice et de vérité. Je n'hésiterais pas à voir dans cette description de l'Esprit la réponse à la question que nous nous posons sur le sens de la dynamique et de l'histoire de la foi. Mais une telle réponse n'est pas un point d'arrêt. Il faut qu'elle
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soit retrouvée sans cesse à la faveur d'expériences nouvelles et de conditions qui changent. Ce n'est que de la sorte qu'elle sera une vraie réponse et offrira la possibilité d'un , accom- · plissement. Ni le catholicisme, ni le fondamentalisme 2 ne sont conscients de cette exigence. C'est pourquoi tous· deux ont perdu des éléments qui appartenaient à la synthèse de leur foi à l'origine et sont tombés sous la domination unilatérale de l'un ou de l'autre de ces éléments. C'est sur ce point que s'est élevée la protestation du protestantisme avant, pendant et après la Réforme du xvre siècle. C'est le point qui doit toujours susciter la protestation du protestantisme au nom du caractère inconditionné de l'absolu. Le reproche foncier que tous les groupes protestants font à l'Église romaine est que son système autoritaire ·a exclu de son sein la critique interne du prophétisme et qu'elle a laissé les . éléments sacramentels de la· foi se développer aux dépens des éléments personnels et moraux. Le premier point rendait impossible l'évolution du second point à l'intérieur de l'Église et ainsi la rupture était inévitable .. Mais la rupture entraîna. la perte du sacramentalisme romain et de l'autorité unificatrice fondée sur lui. Cette perte eut pour conséquence .que le protestantisme devint de plus en plus un représentant de la foi de type moral. C'est ainsi qu'il perdit non seulement les très nombreuses traditions liturgiques des Églises catholiques mais encore l'intelligence plénière de la présence du sacré dans les expériences sacramentélles et mystiques. L'expérience paulinienne de l'Esprit comme unité de tous les types de foi fut largement oubliée aussi bien dans le catholicisme que dans le protestantisme. Le but de la présente analyse de la foi est précisément de montrer - en langage contemporain - la vérité profonde de la conception 2. Le ·fondamentalisme est cette tendance de la théologie protestante qui considère la Bible comme inspirée dans sa littéralité.
paulinienne de l'Esprit comme unité de l'extatique et du personnel du sacramentd et du moral, du mystique et du rationnel. ' , . Ce n'est que s'il est capable de retrouver dans_ une exper~e~ce authentique cette unité des différents types de fot que le chrl~tla nisme pourra prétendre apporter une réponse au~ questwns qui lui sont posées et se donner comme l'accomplissement ~u dynamisme de l'histoire de la foi dans le passé et dans l'avenrr. '
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l. Foi et raison
Nous avons mis en lumière la multiplicité des symboles et la pluralité des types de foi et de leurs oppositions. Il semble que cela implique que nous refusions absolument que ces symboles et ces types puissent·. prétendre à la vérité. Aussi il faut maintenant nous demander s'il peut être question de vérité et dans · quel sens lorsqu'il s'agit de la foi. La façon la. plus courante de traiter ce problème consiste à opposer la foi à la raison et à~se demander si elles s'excluent ou si on peut les réunir dans une foi raisonnable. Dans· cette seconde hypothèse, on peut se demander alors comment il est possible de combiner les éléments de rationalité et les .éléments de foi. Il est évident que si on s'engage dans ces interprétations erronées de la foi que nous a-vons étudiées, foi et raison doivent mutuellement s'exclure. ·Mais si, au contraire, la foi est comprise comme le fait d'être saisi par l'absolu, le conflit n'est plus inévitable. Mais cette réponse ne suffit pas, parce que la vie spirituelle de l'homme est une unité et n'admet pas en elle une simple· juxtaposition des éléments qui la constituent. Tous les éléments : spirituels chez l'homme, malgré leurs caractères distincts, sont intérieurs ·les uns aux autres. Cela vaut aussi pour la foi et pour la raison. C'est pourquoi il n'est pas suffisant d'affirmer que l'état d'être saisi par ce qui nous préoccupe de façon absolue n'entre pas en .conflit avec la structure rationnelle de l'esprit humain. On doit aussi montrer leur relation effective, c'est-à-dire leur. façon d'être intérieures l'une à l'autre. Il faut se demander d'abord en quel sens on prend le terme (( raison » lorsqu'on
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l'oppose à la foi: comme il arrive souvent aujourd'hui, l'entend-o n dans le sens de démarche scientifique, rigueur logique--et -calcul technique ? Ou bien, comme on l'a généralement compris dans la culture occidentale, fait-on de la raison la soUrce du sens de la s~cture, d~ norn:es et des principes ? Daris le premie; cas, la,ratson fourmt des mstruments pour connaître et maîtriser la réalité, tandis que la foi donne la direction dans laquelle cette maîtr~se peu~ s'exerc.er. Cette raison pourrait s'appeler raison techriique, dtspensatnce de moyens, mais non de fins. Entendue dans ce sens, la raison s'étend à toute la vie quotidienne d'un chacun et domine . la civilisation technique de notre temps. ·Dans _le second cas, la raison s'identifie à ce qui constitue chéz l'homme l'humanité et l'oppose à tous les autres êtres. Elle est le principe du langage, de la liberté, du pouvoir créateur. Elle est impliquée dans l'effort pour le savoir, dans l'expérience exigences morales· la e, dans esthétiqu ' c'est elle . . réalisationledes . . la partipossible rend et q.m ~ermet une VIe personnel unifiée raison, la de l'opposé ctpatton à une communauté. Si la foi était elle tendrait à déshumaniser l'homine. C'est la conséquence .qui en a été tirée, en théorie et en pratiqûe, par les systèmes autoritaires, religieux et politiques. Une foi qui détruit la raison se détruit elle-même .et avec elle l'humanité de l'homme, Car seul11;n être doué de raison est capable d'être .-saisi par une préoccu~atiOn absolue, est capable de distinguer entre la préoccupation ulttme et les préoccupations provisoires, est capable de comprendre l'exî?ence inconditionnelle de l'impérat if éthique et d'être senstble à la présence du sacré. Mais .tout ceci ne vaut que si .l'on admet la raison au second sens -la raison comme structure signifiante de' l'esprit et de la réalité - et non la raison au premièr · . sens, la raison comme instrument technique. l'acte,. est lafoi : foi la de préalable La raison est la condition par lequel la raison s'efforce d'atteindre de façon extatique un au-delà d'elle-même. T~l est l'autre aspect de l'interpénétration .
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de la raison et de la foL La raison humaine est finie, elle évolue à l'intérieur de relations finies dans ses rapports avec l'univers et avec l'hoiillile lui-même. Toutes les activités culturelles par lesquelles l'homme perçoit son monde et le façonne ont ce caractère de finitude. C'est pourquoi . elles ne peuvent pas être objets de préoccupation infinie. Mais· la raison n'est pas liée à sa propre finitude, elle en est consciente et, par là, la dépasse. L'homme· fait l'expérience de son appartenance à l'infini, infini qui n'est pourtant ni une part de lui'-même ni quelque chose qui serait en sonpouvo ir. Il faut que l'infini le saisisse etalors c'est affaire de préoccupation infinie; L'homme est fini, sa raison vit au plan des préoccupations provisoires; mais l'homme est· conscient aussi de cette infinité qu'il détient en puissance et la . conscience qu'il ena se manifeste sous forme de préoccupation uJtime, sous forme de foi. Si la raison est saisie par une préoccupation ultime, elle est poussée au-delà d'elle-même, mais elle ne cesse pas d'être une ràison et une raison finie. L'expérience extatique d'une préoccupation ultime ne détruit pas la structure de la raison. L'extase est l'accomplissement etnon la destruction de la raison. La raison ne peut s'accomplir que si elle est entraînée au-delà des limites de sa finitude et fait l'expérience de la présence de l'inconditionné, du sacré. Si elle ne fait pas UQ.e telle expérience, la raison s'épuise elle-même et avec elle ses contenus finis. En fin · de compte elle s'alimente avec des contenus irrationnels ou démoniaques qui la détruisent. De la raison accomplie dans la foi, on passe à la raison sans foi et de là à une raison· remplie d'une foi démoniaque et destructrice. La seconde étape n'est que transitoire, car il n'y a pas de vide dans la vie .spirituelle, de même qu'il n'y en a pas dans la nature. La raison est présupposée par la foi et la foi· est l'accomplissement de la raiSon. La foi, en tant qu'état de préoccupation ultime, est la raison en extase. Il n'y a aucun conflit entre une foi authentique et une raison authentique : elles sont intérieures l'une à l'autre.
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Sur ce point la théologie aura plusieurs questions à poser. Elle se demandera si la foi n'est pas dénaturée dans· les conditions de l'existence humaine lorsque, par exemple, des forces démoniaques et destructrices s'emparent d'elle - comme nous l'avons signalé plus haut. La théologie demàndera également si la nature de la raison n'est pas défigurée par l'aliénation dans laquelle se trouve l'homme. vis-à-vis de lui-même. Enfin, elle se demandera si l'unité de la foi et de la raison ainsi que leur nature authentique ne devront pas être restaurées par ce que la religion app~lle << :é':élation ». Et dans ce cas, continuera la théologie, la nnson ams1 dénaturée n'a-t-elle pas l'obligation de se soumettre à la révélation et cette soumission aux contenus de la révélation n'est~elle pas le vrai sens du terme cc foi »? La réponse à ces quest10ns que pose la théologie est l'objet de toute la théologie elle-même. La développer ici n'est pas possible : on ne peut qu'en indiquer les principes fondamentaux. En premier lieu, il faut reconnaître que l'homme est dans un état d'àliénation à l'égard de sa propre nature. Il en résulte que ~'usage qu'il fait de sa raison et les caractères que présente sa f01 ne sont pas ce qu'ils devraient être par essence. Il s'ensuit un conflit de fait entre un usage pervers de la raison et une foi idolâtrique!. La solution que nous avons donnée eu égard à la vraie nature de la foi et à la vraie nature de la raison ne saurait s'~ppli~uer sans .cette restriction fondamentale à ce qui est en frut la v1e de la f01 et de la raison dans les conditions de l'existence humaine. La conséquence de cette restriction est qu'il faut surmonter l'aliénation de la foi et de la raison, en elles-mêmes et dans leurs relations mutuelles, et qu'il faut les rétablir dans leur vraie nature et leurs vrais rapports dans la vie présente. on· appelle révélation l'expérience où cela se réalise. Le terme de «révélation » 1.
L'allemandporte : « une foi superstitieuse
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a été tellement galvaudé qu'il est finalement plus malaisé à employer même que celui de <<.raison l>. Dans l'acception populaire la << révélation >> est une information sur ·les choses divines donnée par Dieu aux prophètes et aux apôtres et dictée par l'Esprit divin aux aute'ursde la Bible, du Coran ou d'autres · livres sacrés. L'acceptation de telles informations divines, quel que soit leu~ degré d'absurdité ou de déraison, est àlors appelée foi. Toute notré étude s'inscrit en faux contre cette déformation du sens de la révélation. La révélation est avant tout cette expérience dans laquelle une préoccupation ultime s'empare de l'esprit de l'homme et crée une communauté où cette préoccupation s'exprime dans des symboles d'action, d'imagination et de pensée. Partout où a lieu une telle expérience révélatrice la foi et la raison sont renouvelées. Leur opposition interne et réciproque est surmontée ét l'aliénation fait place à la réconciliation. C'est ce que le terme de << révélation >> veut dire ou, du moins, devrait vouloir dire. La révélation est un événement où ce qui nous préoccupe de façon ultime se manifeste et pâf là ébranle et transforme la situation donnée dans la religion et la culture. . Une telle expérience ne permet pas de conflit entre la foi et la raison; car c'est la structure totàle de l'homme en tant qu'être doué de raison qui est saisie et transformée par la manifestation révélatrice de sa préoccupation ultime. Mais· la révélation est une révélation faite à l'homme dans son état de foi corrompue et de rationalité corrompue. Et cette corruption, bien qu'elle ne puisse prétendre à la victoire finale, est .actuellement domi!lée mais non éliminée. Elle s'introduit dans la nouvelle expérience de révélation ainsi qu'elle l'avait fait pour les précédentes. Elle transforme .la foi en idolâtrie, confondant le dépositaire et les manifestations de. l'absolu avec l'absolu lui-même. Elle prive la raison de son pouvoir extatique, de sà tendance à se dépasser en visant l'absolu. Le résultat de cette double déviation est une perversion des rapports de la foi et de la raison : la foi . se
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réduit à_ un souci p~ovisoire ~ui se mêle aux soucis provisoires de la rai~on et la rru_son est pnse comme valeur absolue en dépit de sa fimtude essentielle. Il en résulte de nouveaux conflits entre la foi et la raison d'où naît un appel à une révélation nouvelle et supér~eure. L'histoire de la foi est une lutte permanente contre ce qUl la co~rompt et le conflit avec la raison en est le symptôme le plus manifeste. Dans ce combat les batailles décisives sont les grands événements de la révélation et le combat victorieux serait une révélation finale où la déformation de la foi et de la raison serait définitivement surmontée. Le christianisme prétend être fondé sur cette révélation : sa prétention est continuellement mise à l'épreuve des faits à travers l'histoire. · ·2. La vérité de la foi et la vérité scientifique
Il n'y a pas de conflit entre la foi dans sa vraie nature et la raison. dans sa vraie ~ature. Il en résulte qu'il n'y a pas de conflit essentiel entre la f01 et la fonction cognitive de la raison. La connaissan~e sous toutes ses formes a toujours été tenue pour cette fonctwn de la raison humaine qui entre le plus facilement ~n .con~it .avec la foi. Ce fut notamment le cas lorsque la foi etait. defime comme une forme inférieure de connaissance qu'il fallrut accepter parce que l'autorité divine en garantissait la vérité. Nous avons rejeté cette fausse' interprétation de la foi et du fait même no_us avons supprimé une des causes les plus courantes des conflits entre la foi· et la connaissance. Mais il n~us fau~ aller plus loin et montrer le rapport concret que la f01 entretient avec les diverses formes de connaissance rationnelle c'est-à~dire avec la science, l'histoire et la philosophie. La vérité de la foi n' èst pas la même que cette vérité dont il est question d;ns cha~u~ , de ces domaines de la connaissance. Cependant, c est la vente que tous cherchent à atteindre, la vérité au sens de << véritablement réel » reçu de façon adéquate par la fonction
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cognitive de l'esprit humain. L'erreur naît si l'e:ffortde l'homme pour connaître passe à côté du véritablement réel et prend pour vrai ce. qui n'en a que l'apparence, ou encore s'il atteint le véritablement réel mais l'exprime improprement. Il est souvent difficile de savoir si c'est le vrai que l'on manque ou si c'est son expression qui est inadéquate, parce· que ces deux sortes d'erreurs sont corrélatives. En tout cas, partout où il y a un effort de coimaissance, on trouve la vérité ou l'erreur ou l'une des nombreuses transitions entre la vérité èt l'erreur. Dans la foi la fonction de connaissance de l'homin.e est à l'œuvre. Nous avons donc à nous interroger sur ce que signifie la « .vérité » par rapport à la foi, sur ses critères et sur sa relation aux autres formes de. vérité qui relèvent d'autres critères. La science a pour but de décrire et d'expliquer les structures et les relations à l'intérieur de l'univers dans la mesure·où elles peuvent être soumises à l'épreuve de l'expérimentation et calculées de façon quantitative. La vérité d'un énoncé scientifique consiste en l'exactitude avec laquelle il décrit les lois structurales qui déterminent la réalité et dans la vérification de cette description par la répétition de l'expérience. Toute vérité scientifique est provisoire et susceptible de transformations à la fois dans sa m~nière de saisir la réalité et dans l'expression adéquate qu'elle· lUl donne. Cet élément d'incertitude ne diminue en rien la valeur de vérité d'une assertion scientifique éprouvée et vérifiée, mais elle interdit le dogmatisme et l'absolutisme scientifique. Aussi c'est une bien pauvre façon de défendre la vérité de la foi à l'encontre de la vérité de la science que celle qui consiste, pour le théologien, à donner son attention au caractère provisoire de chaque vérité scientifique afin de trouver une position de repli pour la vérité de la foi. Si le progrès de la science réduisait demainle champ de l'incertitude, la foi serait obligée d.e continuer sa retraite : procédé indigne et inutile car la vérité scientifique et la vérité de la foi ne sont pas du même ordre. La science n'a
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ni le droit, ni Je pouvoir de se. mêlèr des affaires de la foi, pas plus que là foi ne peut se mêler de celles de la science. On ne peut pas passer d'un ordre dans l'autre. · Si on a compris cela, les conflits entre la foi et la science que l'on vient d'évoquer apparaissent sous un jour tout différent. Ce n'est pas entre la foi et la science qu'il y avait opposition, mais entre une foi et une science qui, chacune pourleur compte, avai~nt perdu conscience des limites de leurs domaines respectifs. ·Lorsque les représentants de la foi cherchèrent à entraver les commencements de l'astronomie moderne, ils ne se rendaient pas compte que les symboles chrétiens, bien qu'ils eussent utilisé l'astronomie d'Aristote et de Ptolémée, n'étaient pas liés à cette astronomie. Ce n'est que dans le cas où l'on prend des symboles comme cc Dieu dans les cieux: ·)J, cc l'homme sur la terre J) et « les démons sous la ·terre J> pour des descriptions de lieux peuplés d'êtres divins ou démoniaques, que l'astronomie moderne peut entrer en conflit avec la foi chrétienne. D'autre part, si les représentants de la physique moderne ·réduisent la réalité totale au mouvement mécanique d'infimes particules matérielles, niant. ce qu'il y a de véritablement réel et d~ spécifique dans la vie et l'esprit, ils manifestent ainsi une foi, avec ses dimensions objective et subjective. Du point de vue subjectif, la science est leur préoccupation ultime et ils sont prêts à tout sacrifier, leur vie même s'il le faut, à cet absolu. Du point de vue objectif, ils créent un monstrueux symbole de leur préoccupation ultime en construisant un univers où tout, y compris leur intérêt passionné, se trouve absorbé par un mécanisme sans signification. C'est à bon droit que la foi chrétienne refuse un tel symbole de foi. La science ne peut s'opposer qu'à la science et la foi ne peut s'opposer qu'à la foi; la science qui reste science ne peut entrer en conflit avec une foi qui reste foi. Cela est vrai également des autres domaines de là recherche scientifique, tels que la biologie et la psychologie. Le fameux débat qui a opposé la théorie de
l'évolution avec la théologie de certains groupes chrétiens n'était pas un débat entre la science et la foi, mais entre une science accompagnée d'une foi qui privait ·l'homme de son ·humanité et une ·foi qui donnait une expression déformée d'elle-même à travers un littéralisme biblique. Il est évident qu'une théologie qui interprète l'histoire biblique de la création comme la descrip:tion scientifique d'un événement qui aurait eu lieu une fois dans le temps va se heurter à la recherche scientifiquement conduite. Il est certain également qu'une théorie de l'évolution qui entend la descendance de l'homme à partir des formes les plus anciennes de la vie d'une façon qui abolit la différence infinie et d'ordre qualitatif séparant l'homme de l'animal est une foi et n'est plus une science. C'est au même point de vue qu'il faut aborder les conflits actuels ou à venir entre la foi et la psychologie contemporaine. C'est ainsi que la psychologie modetne redoute le concept d'âme parce qu'il semble constituer une réalité inaccessible aux méthodes . scientifiques et qui peut s'immiscer subrepticement !fans Jeurs résultats. Cette crainte n'est pas sans fondement : la psychologie ne doit accepter aucun concept qui ne provienne ·de sa propre activité scientifique. Sa fonction est de décrire les processus mentaux chez l'homme aussi exactement que possible et d'être prête, à tout moment, à accepter que ces descriptions .soient remplacées par d'autres. Cela vaut pour des concepts récents tels que: moi, sur-moi, KSOÎ », personnalité, inconscient, conscient, comme pour les concepts traditionnels d'âme, d'esprit, de volonté, etc. Les méthodes psychologiques doivent obéir aux règles . de la vérification scientifique conime n'importe quelle autre discipline. Tous les concepts' et les définitions de la psychologie, même les mieux éprouvés, sont provisoires. Aussi quand la foi parle de la. dimension ultime de la vie dans laquelle l'homme peut perdre son âme ou la gagner, ou encore du sens ultime de l'existence, elle ne se rencontre absoluDYJlAMIQtiE DE LA FOl
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ment pas avec le rejet scientifique du concept d'âme. Une psychologie sans âme ne . peut refuser cette. dimension dont parle la foi, pas plus qu'une psychologie avec âme ne saurait la confirmer. La vérité du sens d'un accomplissement éternel pour l'homme se situe dans une dimension autre que celle de la vérité que recherche l'exactitude des concepts psychologiques. La psychanalyse contemporaine ou psychologie des profondeurs s'e8t trouvée souvent en conflit avec des expressions pré-théologiques et théologiques de la foi. Il est pourtant facile de distinguer, dans les assertions de la psychologie des profondeurs, ce qui relève d'observations ou d'hypothèses plus ou moins vérifiées et les affirmations qui portent sur la nature humaine et la destinée de l'homme : celles-ci sont manifestement les expressions d'une foi. L_es .schèmes de pensée naturalistes que Freud transporta avec lui du XIXe au xx.e siècle, son puritanisme foncier en ce qui regarde l'amour, son pessimisme à l'égard de la civilisation et sa réduction de la religion à une projection idéologique, tout cela est l'expression d'une foi et non le résultat de la recherche scientifique. Il n'y a pas de :raison de refuser à un spécialiste qui s'occupe de la nature humaine et de sa condition existentielle le droit d'introduire dans sa pensée des éléments de sa foi. Mais s'il attaque d'àutres formes de foi au nom de la psychologie scientifique, comme le firent Freud et beaucoup de ses disciples, il mêle les différents plans. Alors ceux qui représentent la foi opposée ont parfaitement le droit de repousser ces attaques. Il h' est pas toujours facile de distinguer dans une assertion. psychologique la part de foi et la part de l'hypothèse, mais c'est possible et souvent indispensable. Cette distinction entre vérité de foi et vérité scientifique nous invite à. mettre en garde les théologiens-contre l'utilisation des découvertes récentes de la science en faveur d'une confirmation de la vérité de la foi. La microphysique, par la théorie des quanta et le principe d'indétermination, a mis en question quelques-unes des hypothèses scientifiques qui concernaient le déterminisme
universel. Aussitôt, des écrivains religieux se sont emparés de ces vues pour appuyer leurs propres idées sur la liberté humaine, la puissance créatrice deDieu et les miracles. Mais.un tel procédé · ne. peut être justifié, ni du point de vue de la physique, ni du tpoint de vue de la religion. Les théories physiques n'ont aucun rapport direct avec le phénomène infiniment mystérieux de la liberté humaine et l'émission d'énergie dans les quanta n'a aucun rapport direct avec le sens que la religion donne au terme de miracle. En utilisant ainsi les théories physiques la théologie confond le plan de la science et le plan de la foi. La vérité de la foi ne peut trouver une confirmation dans les dernières découvertes de la physique, de la biologie ou de la psychologie; elle ne peut pas davantage être infirmée par elles.
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3. La vérité de la foi et la vérité historique
La vérité historique a un tout autre caractère que la vérité scientifique. L'histoire rapporte des événements uniques et non des processus qui se répètent et que l'on pourrait sans cesse à nouveau soumettre à l'épreuve. Les événements historiques n~ relèvent pas de l'expérimentation. Le seul point où une analogie pourrait être établie entre la méthode de la recherche historique et celle de l'expérimentation en physique serait celui de la comparaison des documents. Si des documents d'origine ·indépendante s'accordent, une affirmation historique se trouve vérifiée dans les limites de la méthode historique. Mais l'histoire n'est pas seulement la présentation de suites de faits. Elle cherche aussi à comprendre ces faits dans leurs origines, leurs rapports, leur signification. L'histoire est description, explication, compréhension. Et le fait de comprendre implique la participation. C'est là la différence entre la vérité scientifique et la vérité en histoire. Dans la vérité historique le sujet qui interprète est engagé; dans la vérité scientifique, au contraire, le sujet se tient en quelque •
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sorte à distance. Du fait que la vérité de la foi implique. un engagement total, on a souvent fait le rapprochement entre la vérité historique et la vérité de la foi. On a déduit même de cette identification que la vérité historique dépendait de la vérité de la foi. On en estarrivé à soutenir que la foi peut garantir la vérité d'une affirmationhistorique douteuse. Mais celui qui s'avance daris cette voie oublie que ·dans une authentique recherche historique on a recours· à une·. observation aussi désintéressée et aussi objective que celle des phénomènes physiques ou biologiques. La vérité · en histoire est avant tout la vérité des faits : c'est là qu'elle se distingue de la vérité poétique de l'épopée ou de la vérité my-thique de la légende. C'est la différence essentielle entre la vérité de la foi et la ·vérité historique. La foi ne peut pas garantir la vérité . d'un fait. Mais la foi peut et doit interpréter le sens des. faits du · point de vue de la préoccupation ultime de l'homme. Par là, l'histoire peut prendre un sens nouveau dans. une perspective de foi. Depuis que la recherche historique a mis en lumière le caractère littéraire des écrits bibliques, ce problème a pris une place de premier plan dans la pensée du grand .public et dans celle des théologiens. Cette recherche historique, en effet, a montré que les parties .narratives de l'Ancien et du Nouveau Testament réunissaient des éléments historiques, légendaires et · mythologiques et qu'il est de nombreux cas où ·il est impossible de séparer ces éléments les uns des autres avec quelque degré de probabilité. La recherche historique a clairement montré qu'il n'y a pas moyen d'accéder aux événements historiques qui sont à l'origine de la représentation biblique de ce Jésus qu'on appelle le Christ autrement qu'avec une certaine probabilité. Des recherches analo~es portant sur les écrits sacrés et les traditions légendaires des religions non chrétiennes ont révélé la même situation. On ne peut faire dépendre la vérité de la foi de la vérité historique des histoires et . des légéndes .dans lesquelles la foi
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a trouvé son expression~ C'est déformer gravement le sens de la foi que de l'identifier à la ·croyance en la valeur historique des récits bibliques. C'est pourtant ce qui. arrive aussi bien chez ceux qui possèdent un niveau de culture élevé que chez les autres. Les gens disent, en parlant des autres ou d'eux-mêmes, qu'ils n'ont pas la foi chrétienne parce qu'ils ne croient pas que les récits miraculeux du Nouveau Testament aient un fondement historique sûr, comme c'est, en effet, le cas.Et on doit mettre en œuvre .tous les moyens d'une solide méthode de recherche · philologique et historique pour. déterminer le degré de vraisemblance ou d'invraisemblance d'un récit biblique. Il n'appartient pas à 'la foi de décider si l'édition du Coran actuellement en usage est conforme au texte origiD.al, bien que ce ~oit la conviction de la plupart des musulmans. Il n'appartient pas à la foi de décider si des parties importantes du Pentateuque sont des écrits de sagesse sacerdotale de la période qui a suivi l'exil à Babylone, ou.si le livre de la Genèse contient plus de mythes et de légendes sacrées que d'histoire réelle. Il n'appartient pas à la foi de décider si l'attente de la catastrophe finale universelle, telle que l'envisagent les derniers livres de l'Ancien Testament et le Nouveau Testament, a son origine ou non dans la religion perse. Il n'appartient pas à la foi de déterminer l'importance du matériel légendaire, mythologique et historique incorporé aùx récits de la nais~ance et de la résurrection du Christ. Il n'appartient P
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est donnée pour la loi de Moïse a une valeur absolue pour ceux qui sont saisis par elle, quelle· que soit la part qui doive en être attribuée au Moise historique. Ce que la foi peut dire, c'est que la réalité qui se manifeste dans l'image que le Nouveau Testament donne de Jésus en tant que Christ renferme une puissance de salut pour ceux qui sont saisis par elle, quelle que soit la sûreté avec laquelle ·on peut tracer la figure historique de celui qu'on appelle Jésus de Nazareth. La foi peut répondre de son propre fondement: la loi mosaïque, ou Jésus en tant que Christ, ou Mahomet le Prophète, ou Bouddha l'Illuminé. Mais la foi ne. peut répondre des conditions historiques qui ont permis à ces hommes de devenir des représentants de l'absolu pour de grandes parties de l'humanité. La foi comporte la certitude de so~ propre fondement, par exemple, la certitude qu'un événement de l'histoire a transformé l'histoire - pour celui qui croit. Mais la foi ne comporte pas de connaissance historique sur la façon dont s'est déroulé cet événement. C'est pourquoi la foi nesauràit être ébranlée par la recherche historique; même si ses résultats sont une critique des traditions qui rapportent cet événement. Cette indépendance de la vérité historique est une des plus important~ conséquences de notre conception de la foi comme l'état où l'on est saisi par une préoccupation ultime. Elle libère les croyants d'un fardeau qu'ils sont incapables -de porter dès lors que leur conscience a découvert les e#gences de l'honnêteté scientifique. Si une telle honnêteté scientifique devait nécessairement entrer en conflit avec ce qu'on a appelé l' « obéissance de la foi », il faudrait alors considérer Dieu comme divisé en luimême : il aurait des traits démoniaques; notre préoccupation pour lui ne serait plus une préoccupation ultime, mais le conflit de de1JX préoccupations limitées. En définitive, unè telle foi est idolâtrie.
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4. La vérité de la foi et la vérité philosophique
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Ni la -vérité. scientifique, ni la vérité historique ne peuvent ·confirmer ou infirmer la vérité de la foi. De son côté la vérité de la foi ne peut confirmer ou infirmer une vérité scientifique ou une vérité historique. La question èst alors de savoir si la vérité philosophique entretient les mêmes rapports avec la vérité de la foi ou si ces rapports sont plus complexes. C'est la seconde hypothèse qui est la vraie .. De plus, la complexité des relations · entre la vérité philosophique et la vérité de la foi rend en retour les relations avec fa vérité scientifique et la vérité historique plus complexes que cela n'est apparu dans les exposés précédents. C'est la raison des innombrables discussions. sur les rapports de la foi et de la philosophie et cela explique l'opinion courante qui veut ·que la philosophie soit ennemie et destructrice de la foi. Même des théologiens qui se sont servis d'une notion philosophique pour exprimer ·la· foi d'une communauté religieuse se sont vus accusés de trahir la foi. La difficulté de toute discussion concernant la philosophie comme ·telle tient à ce. que chaque définition de la philosophie exprime le point de vue du philosophe qui donne la définition. Cependant, il y a une sorte d'accord pré-philosophique sur le sens. de la philosophie et la seule chose à faire dans une discussion telle que celle-ci est de se référer à cette notion pré-philosophique de la nature de la philosophie. On peut alors comprendre la philosophie comme une tentative pour répondre aux questions ~les plus générales concernant lanature de la réalité et de l'existence humaine. Les qu~stions les plus générales sont les interrogations qui ne portent pas sur un domaine particulier de la réalité (par exemple le domaine physique ou celui de l'histoire) mais sur l'être lui-même tel qu'il se présente dans tous les domaines. La philosophie recherche_ les catégories universelles selon Vesquelles on fait 1'expérience de l'être.
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Si on accepte au pointde départ une telle notion de la philosophie, il devient possible de définir les rapports qui existent entre la vérité philosophique et la vérité de la foi. La vérité philosophique est une vérité qui porte sur la structur e de l'être; · ~a. vérité de la foi a trait à notre préoccu pation ultime. Jusqu'ic i tl semble que le rapport soit analogue à celui qui existe entre la vérité de la foi et la yérité scientifique. Mais il y a une différence qui tient à ce qu'il y a un point commun entre l'absolu de la question philosophique et l'absolu de la préoccupation religieuse. Dans l'un et l'autre cas c'est la vérité ultime qu'on recherche et qu'on exprime, de façon conceptuelle en philosophie, de façon symbolique dans la religion. J:..a vérité de la philosophie consiste à établir des concepts ,vrais pour ~primer l'absolu ; la vérité de la foi consiste à former des symboles vrais pour ce qui nous concerne de façon absolue. La relation entre les deux constitue le problèm e que nous avons à affronter. · On posera alors à coup sûr la question suivante : pourquo i la philosophie. se sert-elle de concepts et pourquo i la foi se sert-elle de symboles si toutes les deux ont pour but d'exprim er le même absolu ? La réponse ne peut être que la suivante : la relation à l'absolu n'est pas la même dans les deux cas. La relation philo~ sophique à l'absolu consiste en principe dans une description objective de la structur e fondamentale dans laquelle l'absolu se manifeste. La relation de foi est en prinCipe une expression existentielle du sens de l'absolu pour le croyant. La différence est évidente et fondamentale. Mais, comme ·l'expression << en principe >> le souligne., c'est une différence qui ne peut pas être mainten ue dans la vie réelle. dè la philosophie et dans la vie réelle de la foi. Elle ne peut pas être maintenue parce que le philosophe est un .être humain avec une préoccupation ultime, cachée ou consciente. Et le croyant est aussi un être humain qui a la faculté de penser et qui éprouve le besoin d'une compréhens ion conceptuelle. Ce n'est pas là un simple détail anec-
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dorique ... Au contraire, ce fait est lourd de conséquences pour la vie de la philosophie chez le philosophe et pour la vie de la foi chez le croyant. Une analyse des systèmes, des essais ou des fragments de toutes sortes en matière philosophique révèle l'orientation que le philosophe donne à son interrogation et sa préférence pour certains types de réponses s'avère déterminée par sa démarche cognitive mais aussi par son état de préoccupation ultime. Les philosophes qui ont le plus marqué dans l'histoire montren t non seuleme nt une ~:x:traordinaire puissance de pensée mais aussi une passion extrême poude sens de cet absolu dont ils décrivent les manifestations. Ce fut le cas de presque tous les philosophes de l'Inde et de la Grèce sans exception, ce fut le cas des philosophes modernes de Leibniz et Spinoza à ·Kant et à. HegeL La ligne de pensée qui va de Locke et de · Hume au positivisme logique actuel semble faire exception à cette règle : mais il faut tenir compte de ce que ces philosophes ont eux-mêmes limité leur tâche à un problème particulier, celui de la connaissance, et plus spécialement aujourd 'hui à l'analyse du langage considéré comme l'instrilm ent de la connaissance scientifique. Cette tentative est certaine ment légitime et de grande importance, mais elle n'est pas philosophique au sens traditionnel. La philosophie, au sens authentique du terme, est pratiqué e par ceux qui unissent en eux-mêmes la passion de l'absolu et la lucidité d'un examen objectif des formes sous lesquelles se manifeste la réalité ultime à travers les processus de l'univers. C'est cet élément de préoccupation ultime sous-jac ent à la pensée philosophique qui introdui t la vérité de la foi en elle. Leur vision de l'univers et de la situation de l'homme dans cet univers est u~e synthèse de foi et d'élaboration conceptuelle. La. philosophie n'est pas seulement la matrice qui a donné naissance à la science et à l'histoire, elle est aussi un élément toujours · présent dans la réalité de la recherche scientifique et historique.
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DYNAMIQUE DE LA FOI
Le cadre de référence dans lequel les grands physiciens ont situé e~ situent l'univers de leurs recherches est philosophique, même Sl ce cadre se trouve vérifié par les . ·résultats_ de. la science. Mais il n'est en aucun cas le résultat de leurs découvertes. C'est toujours une vision de la totalité deJ'êtrequi, consciemment ou inconsciemment, détermine le cadre de leur pensée. C'est parce . qu'il en est ainsi qu'on a le droit de dire que même dans une .vision scientifique du monde il y a un élément effectif de foi. Les scientifiques essayent à bon droit d'écarter· de leur recherche cette part de foi et de présupposés philosophiques. C'est possible dans. une large mesure; cependant, même l'expérimentation la plus entourée de précautions n'est jamais absolument «pure », si par pureté on entend l'exclusion de tous facteurs étrangers tels que l'observateur lui-même ou l'intérêt qui a déterminé le genre de la question posée à la nature. Et· il faut dire aussi de l'homme de science ce que nous avons dit du philosophe : même dans sa recherche scientifique, il reste un être humain, qui est saisi par une préoccupation ultime et qui se pose la question du mystère de l'être, la question philosophique par excellence. Il en est de même pour l'historien qui est, consciemment ou non, un philosophe. Il est clair que la tâche de l'historien, une fois les faits déterminés, est commandée par la façon dont il apprécie les facteurs de l'histoire, tout particulièrement la nature de l'homme, sa liberté et ses limites, son. éléVation au-dessus de la nature, etc .. Il est moins évident mais tout aussi vrai que, même dans la détermination ·des ·faits, .des présupposés philosophiques sont impliqués. C'est vrai en particulier lorsqu'il s'agit de déterminer parmi le nombre infini des événements de . chaque minute quels sont ceux qui ont une signification pour l'histoire. L'historien, de plus, est tenu de porter un jugement sur les sources qu'il utilise et sur la confiance qu'on peut leur accorder : or une telle tâche n'est pas sans rapport avec la façon dont l'historien comprend la nature humaine. Et, finalement,
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lorsque là recherche historique s'achève et se prononce, implicitement ou explicitement, sur la signification des événements pour l'existence humaine, les présupposés philosophiques de l'historien viennent au grand· jour. Mais là où la philosophie est présente, il y a aussi un élément de foi bien qu'il p11isse sè dis:. simuler sous la passion apparente de l'historien pour les faits purs. Toutes ces réflexions.· montrent que, malgré leur différence esséntielle, il y a. une union réelle de la vérité philosophique et de la vérité de la foi dans toute philosophie et que cette union . est de conséquence pour le travail du scientifique comme pour celui de l'historien. Cette union a reçu le nom de « foi philosophique »z. Cette expression est équivoque, car. elle semble confondre la vérité philosophique et la vérité de la foi. En outre l'expression donne à penser qu'il y a une foi philosophique, une philosophia perennis, comme on l'a nommée. Mais il n'y a de pérennité que de la question philosophique, et non des · réponses; Ce qu'il y a, c'est un processus continuel de compénétration réciproque d'éléments en provenance de la philosophie et d'éléments en provenance de la foi, mais cela ne constitue pas · · . une foi philosophique. · Dans la vérité philosophique la vérité de la foi est présente et dans la vérité .de la foi la vérité philosophique est présente. Pour éclairer ce dernier point il nous faut faire un rapprochement . entre l'expression conceptuelle de la vérité philosophique et l'expression symbolique de la vérité de la foi. Nous pouvons dire alors que la plupart des concepts philosophiques ont .des ancêtres mythologiques et que la plupart des symboles mythologiques comportent des éléments conceptuels qui ont pu et ont dû se développer avec l'éveil de la conscience philosophique. Dans l'idée de Dieu, les concepts d'être, de vie, d'esprit, d'unité et de diversité sont impliqués. ·Dans ·le symbole de 1~ ·création 2.
Dans l'ouvrage de Jaspers qui porte ce nom (note de l'auteur).
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sont impliqués également des concepts comme ceux de finitude, d'angoisse, de liberté et de temps. Le symbole de la << chute d'Adam l> comporte une certaine conception de la nature essentielle de l'homme, de sa contradiction intime, de son aliénation d'avec lui-même~ Ce n'est que parce que toutsymbolereligieux comport~ une possibilité de formation de concepts philosophiques qu'tine << théo-logie » est possible. Dans tout· symbole. de foi il y a une philosophie en germe. Cependant la foi ne détermine pas le mouvement de la pensée philosophique, de même que la philosophie ne détermine pas ce q~i caractérise notre préoccupation ultime. Les symboles de la foi peuvent ouvrir les yeux du philosophe pour percevoir des dimensions de la réalité qu'il n'aurait pu percevoir autrement. Mais la foi n'exige pas une philosophie particulière, bien que les Églises et la pensée théologique l'aient préténdu et se soient servies des philosophies de Platon, d'Aristote, de Kant ou de Hume. Il y a bien des manières de développer les implications philosophiques des symboles de la foi, mais la vérité de la foi .et la vérité de la philosophie ne sont pas en dépendance l'une de l'autre. ·
une reconnaissance de la foi qui est impliquée. dans tous les symboles et tous les types authentiques de foi. C'est ce qui justifie l'histoire des religions et la rend compréhensible romme histoire de la: préoccupation ultime de l'homme, comme histoire de sa .réponse aux nombreuses manifestations du sacré en bien des lieux et de bien des manières. La deuxième réponse renvoie à ce critère de l'absolu qui juge l'histoire de la religion, non en termes de refus, mais par un« oui et non)). La foi est vraie dans la mesure où elle exprime de façon ·adéquate une préoccupation ultirp.e. Une expression est adéquate lorsqu'elle est capable de traduire une préoccupation ultime de telle sorte. qu'elle fasse naître chez. les hommes une réponse, une action et une communauté. Des symboles qui possèdent cette. efficacité sont vivants. Mais la vie des symb<;>les est limitée. La relation de l'homme à l'absolu subit des changements. Des contenus de préoccupation ultime disparaissent ou sont remplacés par d'autres. Il arrive qu'une figure du divin finisse par ne plus éveiller d'écho en l'hoinme, qu'elle cesse d'être un symbole généralement valable et qu'elle perde •son pouvoir d'appèler à . l'action. Des symboles qui, à une certaine époque ou en un certain lieu, ont exprimé la vérité de la foi pour une communauté déterminée ne sont plus maintenant que les témoins de la foi du passé. Ils ont perduleur vérité et c'est une question qui se pose que de savoir si des symboles morts peuvent revivre. C'est probablement impossible à l'intérieur du courant de traditions où ils se sont éteints. Si nous examinons sous cet angle l'histoire de la foi, y compris à l'époque présente, il. est clair que le critère de la vérité de la foi réside dans sa .vitalité. Ce n'est évidemment pas un critère au sens exact où l'entendent les sciences, c'est plutôt un critère pragmatique qui trouve une. application assez facile . dans le passé avec sa multitude desymboles manifestement morts. Son application au présent est plus difficile car on ne peutjamais dire qu'un symbole est définitivement mort aussi longtemps
5. La. vérité de la foi et ses critères
En quel sens àlors peut-on parler de la vérité de la foi s'il n'est pas possible de la. soumettre au jugement d'tin autre ordre de vérité, scientifique, historique ou philosophique ? La réponse se déduit de la nature de la foi elle-même : elle est l'état d'être saisi par ce qui nous préocc~pe de façon ultime. Comme le concept de préoccupation lui-même, la réponse comporte un double aspect, · subjectif et objectif. Il faut· considérer la vérité de la foi sous ce double aspect. Du point de vue du sujet, il faut dire que la foi est vraie si elle exprime adéquatement une ·préoccupation ultime. Du point de vue de l'objet, il faut dire que la foi est vraie si son contenu est le véritable. absolu. La première réponse est
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qu'il continue d'être accepté par quelqu'un. Il est peut-être en sommeil et parconséquent susceptible d'être réveillé. L'autre critère de la vérité d'un symbole de foi est qu'il exprime l'absolu qui est vraiment absolu, en autres termes, qu'il ne soit pas idolâtrique. C'est à la lumière de ce critère que l'histoire de la foi dans sa· totalité doit être jugée. La faiblesse de toute foi est la facilité avec laquelle elle devient idolâtrique. L'esprit de l'homme, a dit Calvin, est un perpétuel fabricant d'idoles. Cela se retrouve dans tous les types de foi et le protes. tantisme même qui peut être considéré comme le point de rencontre de ces différents types n'échappe pas aux déviations idolâtriques. Il faut qu'il s'applique à lui-même le critère dont il se sert pour juger les autres. Tout type de foi a tendance à ériger en valeur absolue ses symboles concrets. C'est pourquoi le critère ·décisif de la vérité de la foi réside en ce fait qu'elle porte en elle un élément de négation de soi. Le symbole ·le plus adéquat est ·alors celui qui exprime non seulement l'absolu mais également son propre manque de l'absolu. A l'encontre de toutesles autres religions, le christianisme s'exprime dans un symbole de cette sorte : la croix du Christ. Jésus n'aurait pu être le Christ s'il ne · s'était sacrifié lui-même - en tant que Jésus ....:_ . à ce Christ· ·qu'il avait à être. Accepter Jésus comme·le Christ sans accepter Jésus le crucifié est une forme d'idolâtrie. La préoccupation ultime du chrétien n'est pas Jésus, mais le Christ en Jésus le crucifié. L'événement qui a créé ce symbole a donné en même temps le critère selon lequel on doit juger la vérité du christianisme comme celle de toute autre religion. La seule vérité de foi qui soit inconditionnelle, la seule où l'inconditionné se manifeste lui-même inconditionnellement, c'est que toute énonciation de la foi se tient sous un « Ol!i et non ». A la lumière de ce critère, le protestantisme a condamné l'Église romaine. Ce ne sont pas les formules doctrinales qui ont divisé les Églises au moment de la Réforme mais le fait que l'on
ait redécouvert ce principe qu'aucune Église .n'a le droit de prendre la place de l'absolu. La vérité d'une Église est jugée par l'absolu. Pareillement, à l'intérieur du protestantisme, la recherche biblique a montré qù'il y a plusieurs niveaux dans les écritures et qu'il est par conséquent impossible d'identifier la Bible dans sa totalité avec la vérité de la foi. Le même critère est applicable encore à · l'ensemble de l'histoire des religions et de la culture. Ce critère comporte un « .Oui » : il ne refuse aucune vérité de foi, quelle que soit la forme de sa manifestation dans l'histoire des religions. · ·Et il comporte aussi un << Non », car il n'accepte aucune vérité de-foi comme absolue, siee n'est celle-là seule qu'aucun homme ne peut posséder. Le fait que ce critère soit identique au .principe protestant et qu'il soitdevenu·une réalité dans la croix du Christ est ce qui fait la grandeur du christianisme protestant.
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III
VI LA VIE DE LA FOI
1. Foi et courage
Tout ce que nous avons dit de la foi dans les chapitres précédents est tiré de l'expérience de la foi. réelle, de la foi comme réalité vivante ou, pour employer une métaphore qui abrège, de la vie de la foi. C'est cette expérience qui sera le sujet de notre dei-nier 'chapitre. La « dynamique de la foi >> est présente non seulement dans les tensions et les conflits inté.t;ieurs .au contenu de la foi, mais aussi dans la vie de la foi. Où il y a foi, il y a i.me tension entre la participation à Pabsolu et la séparation d'avec lui, une tension entre celui qui croit et sa préoccupation ultime.. Nous.avons employé l'in:Îage <<être saisi » pour décrire l'état de préoccupation ultime. Et le fait d'être saisi implique que celui qui est saisi et ce par quoi il est saisi soient, si l'on peut dire, à la même place. Sans une certaine participation à l'objet .de notre préoccupation ultime,. il ne serait pas possible d'être concerné par lui. En ce sens tout acte .de foi présuppose une participation à ce qu'il vise. Sans. une expérience préalable de l'absolu, il ne peut y avoir aucune foi dans l'absolu. La foi de type mystique a insisté sur ce point avec beaucoup de · force. C'est là sa vérité, qu'aucune théologie de la « foi pure » ne peut détruire. Sans la +nanifestation de Dieu dans l'homme, la question de Dieu et la foi en Dieu ne seraient pas possibles: Il n'y a aucune foi sans participation à l'objet de la foi. Mais la foi cesserait d'être foi sans cet élément opposé qui est la séparation. Qui a la foi est séparé aussi de l'objet de sa foi. Autrement il en serait le possesseur. Cela relèverait de la certitude immédiate et non de la foi. L'élément du « en dépit de >> de la foi manquerait. Mais la condition. humaine, qui est finitude et I>YIIAiollQUI
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aliénation, interdit à l'homme de participer à l'absolu sans cette séparation de ce qu'on espère. C'est ici qu'apparaît la limite du mysticisme : il ne tient pas compte de la condition humaine et du fait que l'homme est séparé de l'absolu. Il n'y a pas de foi sans séparation. De l'élément de participation résulte la certitude de la foi; de l'élément de séparation résulte le doute de la.foi. Et tous les deux sont essentiels à la nature dela foi. Tantôt la certitude triomphe du doute, mais sans pouvoir l'éliminer complètement. Le vaincu d'aujourd'hui peut devenir le vainqueur de demain. Tantôt le doute domine la foi, mais il contient encore un élément de foi : autrement c'est l'indifférence qui prendrait place. Ni la foi n1 ie doute ne peuvent être éliminés, bien que l'un et l'autre puissent être réduits à un minimum dans la vie·de la foL Puisque la vie de la foi est une vie dans l'état de préoccupation ultime et qu'aucun être humain ne peut exister dans son intégrité sans une telle préoccupation, nous pouvons dire que ni la foi ni le doute ne peuvent être éliminés de l'homme en tant qu'homme. On a établi entre la foi et le doute une telle opposition qu'on en est arrivé à surestimer la certitude tranquille de la foi qui a complèt~ment écarté le doute. Il y a.bien, en vérite, une sérénité de la vie .dans la foi au-delà de la lutte pénible entre la foi et ·Je doute. C'est un désir naturel etlégitime chez tout être humain que d'atteindre un tel état. Mais, même si on y arrive, comme c'est le cas pour ceux qu'on appelle des saints ou pour ceux que l'on . considère comme confirmés dans la foi, l'élément de doute, bien que dominé, ne fait pas défaut. Chez les saints, comme les légendes le rapportent, il prend la forme d'une tentation qui croît en puissance au fur et à mesure que grandit la sainteté. Quant à ceux qui se targuent d'une foi inébranlable, le pharisaïsme et le fanatisme sont souvent chez eux le symptôme non trompeur d'un doute qui a été réprimé. Ce n'est pas la répression mais c'est le courage qui vainc le doute. Le courage ne nie pas l'existence du
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doute, mais il l'intègre en lui comme une expression de sa propre ,finitude et il affiîme, en dépit du doute, ce qui lé préoccupé de lfaçon absolue. Le courage n'a pas besoin de la sécurité que donne 1 ii une conviction inébranlable. Il porte en lui le risque sans lequel aucune vie créatrice n'est possible. Par exemple, si la foi de quèlqu'uri a pour contenu cette affirmation que Jésus est le Christ, une tellé foi ne relève .pas d'une certitude indubitable mais d'un courage audacieux qui porte avec lui le risque de l'échec. Même si c'est d'une manière vigoureuse et positive que l'on confesse que Jésus est le Christ, le fait qu'il s'agisse d'une << confession )) implique courage et risque. C'est de la foi vivante, de la foi entendue comme une préoccupation actuelle que nous . pouvons parler ainsi, et non de la foi qui n'est qu'une attitude traditionnelle d'où les tensions, le doute et le courage sont absents. Ce genre de foi qui corrèspond à l'attitude de nombreux membres des Églises comme à celle du grand public est aux a:ntipodès de cette foi dynamique dont il est question dans ce livre, On pourrait dire qu'une telle foi conventionnelle est le reste mort d'expériences de l'àbsolu qui furent vivantes en leur temps. Elle est morte, mais elle peut reprendre vie. Car même la foi sans dynamisme vit dans des symboles. Dans ces symboles la puissance· de_ la foi originelle est encore présente. C'est pourquoi on ne doit pas sous-estimer la signification de la foi qui· n'est qu'une attitude traditionnelle. Certes., elle n'est pas une foi actuelle, elle n'est pas une foi vivante : c'est une foi en ·puissance qui. peut redevenir actuelle. Ce point revêt une importance particulière pour l'éducation. Il n'est pas absurde de transmettre à des enfants ou à des adultes qui manquent de maturité des symboles objectifs de la foi et avec eux les expressions de la foi vivante des générations passées. Le risque de cette méthode, évidemment, est que cette foi reçue par la médiation de l'éducation demeure une attitude traditionnelle et ne s'épanouisse jamais en une foi vivante. C'est ce qui pousse
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DYNAMIQUE DE LA FOI
certaines personnes ·à hésiter à transmettre à la jeunesse les symboles traditionnels et·à. attendre qu'elle pose d'elle-même des questions sur la vie : cela peut aboutir à une vie de foi pleine de force, mais cela peut conduire aussi au vide et au cynisme et, .par réaction contre ceux-ci, à . des formes idolâtriques de préoccupation ultime. . · La foi vivante comporte le doute à l'égard d'elle-même, le courage de porter ce doute et .le risque de ce courage. Il y a en t?ut~ · foi. un élément de certitude immédiate qui n'est pas assujettl au doute, au courage et au risque : la préoccupation inconditionnelle élie-même. L'homme en fait l'expérience dans la passion, .l'angoisse, le désespoir et l' extàse. Mais il ne fait jamais cette expérience en dehors d'un contenu .concret. C'est dans . un çontenu concret, avec et par lui, que l'homme fait l'expérience de cet absolu que seule l'analyse intellectuelle peut isoler de façon abstraite au plan théorique .. C'est cette démarche théorique qui est à la base de ce livre et c'est elle qui nous a fait définir la foi · comme le fait d'être saisi par une préoccupation ultime. Mais la vie de la foi en elle-même ne comporte pas une telle analyse. C'est pourquoi le doùte qui porte sur le contenu concret de notre préoccupation ultime est dirigé contre la foi dans sa totalité. Et la foi comme acte total doit s'affirmer elle-même contre lui dans le courage. La notion de courage à laquelle nous venons de faire ·appel (elle à. été complètement analysée dans riotre livre Le· Courage d'être!) demande une explication: spécialement ·dans son rapport avec la foi. Nous pourrions dire, en raccourci, que le courage est dans la foi cet élément qui se réfère au risque de la foi. On ne peut pas remplacer la foi par le courage, mais on ne peut pas non plus définir la foi sans le courage. La littérature mystique donne la « vision de· Dieu >> comme un état qui transcende la situation I. Cf. p. 34, note I4·
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de foi soit après la vie terrestre, soit pendant de rares instants de cette vie. Dans l'union totale avec lé fondement divin de l'être ·la. distance. entre Dieu et l'homme disparaît et, avec· elle, l'incertitude, le doute, le courage et le risque. Le fini est intégré dans l'infini; il n'est pas anéanti, mais il n'est plus séparé de l'absolu . Mais ce n'est pas là la situation humaine ordinaire où règnent au contraire la finitude et la séparation accompagnées de foi, de ·courage et de risque. Le risque est en relation avec le contenu concret de notre préoccupation ultime. Avec cela il arrive que ce ne soit pas le véritable absolu qui. devienne notre préoccupation ultime. En termes religieux, il peut y avoir un élément d'idolâtrie dans notre foi. Ce. peuvent être nos propres désirs qui en déterminent le contenu; ce peut être l'intérêt de notre groupe social qui nous retient dans une tradition surannée; ce peut être une réalité particulière qui est impuissante à exprimer la préoccupation ultime de l'homme, comme dans l'ancien polythéisme et le nouveau; ce peut être la tentative de faire servir l'inconditionné à nos fins propres, comme dans les pratiques magiques et les prières qu'on trouve dans toutes les religions. Ce peut être la confusion entre le support de l'absolu et l'absolu lui-même. Cela se rencontre dans tous les types de foi et ce fut, dès le début, un danger. permanent pour le christianisme. On trouve dans le quatrième évangile une mise en garde contre cette confusion lorsque Jésus dit : « Celui qui croit en moi ne croit pas en moi, mais en celui qui m'a envoyé. >> Mais le dogme, la liturgie et la piété populaire ne se sont pas gardés de cette confusion. Néanmoins le chrétien peut avoir le courage d'affirmer sa foi en Jésus qui est le Christ. Il sait que les déviations idolâtriques sont possibles et même inévitables, mais il sait aussi que pour juger les . abus idolâtriques un critère lui est donné dans l'image inême du Christ : la croix. C'est à partir de ce critère que peut être annoncé aux hommes le message qui est le cœur même du christianisme et qui rend
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possible le courage de cr~ire dans. le Christ : ce message, c'est l'annonce que, en dépit de toutes les forces de destruction, la séparation entre Dieu et l'homme est surmontée de la part de Dieu. Une de ces forces de séparation est le doute qui cherche ·à empêcher en nous le courage d'affirmer la foi. Mais si. cela se produit Ia·foi peut quand même s'affirmer puisque demeure cette certitude que même l'échec. que comporte le risque de la foi ne peut pas séparer l'homme de l'absolu. C'est là la seule certitude absolue de la foi qui correspond au seul contenu de foi absolu, à savoir que dans la relation à l'absolu nous sommes toujours ceux qui reçoivent et jamais ceux qui donnent. Nous ne pouvons jamais, par nous•mêmes, être finis, franchir la distance infinie qui sépare l'infini du fini. C'est cela seul qui rend possible le courage de la foi. Le risque de l'échec, de l'erreur et de la déviation . idolâtrique peut donc être assumé puisque même eéchec ne peut nous séparer de ce qui est notre préoccupation ultime. 2. La foi et l'intégration de la personnalité
· Ces dernières considérations sont essentielles pour mettre en lumière ·le rôle de la foi dans le développement de la personnalité· humairie. Si la foi consiste à être saisi par ce qui nous préoccupe de façon ultime, alors toutes les préoccupations provisoires sont ensa dépendance. C'est la préoccupation ultime qui donne profondeur, direction et unité à toutes nos autres préoccupations et, par là, à la personnalité tout entière. Une vie personnelle qui présent~ ces caractères est une vie intégrée et la puissance qui réalise cette intégration de la personne est la foi. Il faut répéter ici qu'une telle assertion serait absurde. si l'on tenait pour foi ce qui· en est seulement une conception fausse : la croyance en des affirmations dénuées de preuves. Mais cette assertion n'a rien d'absurde, elle est parfaitement valable au contraire si la foi consiste à être concerné par une préoccupation ultime.
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Une préoccupation ultime étend son action à tous les domaines de la réalité et à tous les aspects de la personne. Car l'absolu n'est pas un objet parmi d'autres mais le·fondement et la source originelle de tous les objets. Et de même que l'absolu est le fondement de tout ce qui est, de même la préoccupation ultime est le centre qui réalise l'intégration de la vie personnelle. Être sans préoccupation ultime, c'est être sans avoir un centre, Toutefois un tel état n'est qu'une limite qu'on approche, mais qu'on n'atteint jamais complètement, parce qu'un être humain qui serait privé totalement de centre cesserait d'être un être humain .. Pour cette raison on ne peut donc admettre gu'il y ait un homme sans préoccupation ultime, autrement dit sans foi. Ce centre fait l'unité de tous ·les éléments de la vie personnelle de l'homme, des éléments corporels, inconscients, conscients, · spirituels. A tout acte de foi participent chaque fibre du corps de l'homme, chaque aspiration de son âme, chaque fonction de son esprit. Mais le corps, l'âme et l'esprit ne sont pas trois parties de l'homme: ils sont trois dimensions de. l'être humain, toujours présentes les unes aux autres, car l'homme est une unité et non un composé de parties. C'est pourquoi la foi ne relève pas de l'esprit seul, ni de l'âme opposée à l'esprit et au corps, ni du corps seul (pris au sens de vitalité), mais elle est l'élan de la personnalité tout .entière en direction de quelque chose qui revêt pour elle un sens et une importance ultimes. · La préoccupation ultime est un souci passionné; c'est une affaire de passion infinie. Et il n'y a pas de passion véritable sans un soubassement corporel, serait-elle la plus spirituelle des passions. A tout acte de foi authentique le. corps prend part, parce qu'une foi authentique est un acte passionné. La façon dont le corps y participe revêt des formes multiples. Il peut y participer aussi bien dans une extase vitale que par une ascèse qui conduira à l'extase spirituelle. Mais, que. ce soit par un épanouissement vital, que ce soit par une limitation de la vitalité, le corps participe
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toujours à la vie de la foi. Il faut en dire autant des aspirations inconscientes de l'âme; des soi-disant instiiicts de la psychè humaine. Ils déterminent le choix des syxnboles et des types de foi. C'est pourquoi toute cominunauté de foi s'efforce de façonner les aspirations incenscientes de ses membres, tout particulièrement celles des jeunes générations. Si la foi d'un homme s'exprime . dans des symboles qui sont conformes à ses pulsions inconscientes, ces dernières cessent d'être anarchiques. Elles n'ont plus besoin d'être réprimées, parce qu'elles ont fait l'objet d'une'<< sublimation )) et ont réalisé .l'unité avec les activités conscientes de la personne. La foi dirige aussi la vie consciente de l'homme dans la mesure où elle lui donne un objet comme centre de .(( concentration». Un des plus grands problèmes de toute vie personnelle est constitué par. le conflit des tendances à l'intérieur de la . conscience humaine. Si un centre unifiant fait défaut, la variété infinie des contacts avec le monde aussi· bien que les mouvements intérieurs de l'esprit humain peuvent dispersèr ou même dissoudre complètement la personnalité. Contre cette menace permanente il n'y a pas d'autre protection que la force unifiante d'une préoccupation ultime. Il y a bien des façons pour la foi de contribuer à l'unité de la vie mentale en lui donnant un centre dominateur. Cela peut se faire par une discipline qui règle la vie de tous les jours. Cela peut s'obtenir par le moyen de la méditation et de la contemplation .. Cela peut se ,réaliser encore par la concentration de l'esprit sur le travail quotidien, sur tel but particulier ou sur la personne d'autrui. Mais chacun de cès procédés suppose la foi; aucun d'eux ne pourrait _aboutir à un résultat sans la foi. .La vie spirituelle de l'homme, la création artistique, la recherche scientifique, l'action morale ou politique, sont consciemment ou , inconsciemment des expressions d'une préoccupation ultime qui leur confère la passion et l'eros créateur, qui leur donne leur. caractère de profondeur inépuisable et leur unité d'intention. Nous avons montré de quelle manière la foi détermine et
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unifie tous les éléments de la vie personnelle, comment et pourquoi elle représente une force d'intégration. Ce faisant, nous avons tracé le tableau de ce que la foi peut faire. Mais nous n'avons pas introduit dans cette description les forces de désintégration et de maladie qui empêchent la foi de créer· une vie personnelle pleinement intégrée, même chez ceux qui représentent la puiSsance de la foi le plus manifestement : les saints, les grands mystiques, les person.nalités prophétiques. L'intégration de l'homme n'est que partielle et il y a des éléments de désintégration ou de maladie dans toutes les dimensions de son être. On peut dire aussi que la .force d'intégration de la foi est une puissance de guérison. Mais cette affirmation demande à être précisée car on a donné une fausse interprétation des rapports de la foi et de la puissance de guérison, en théorie et en pratique. En théorie, comme en pratique,· il faut distinguer la puissance d'intégration de la foi de ce qu'on a appelé la <> -au sens que l'on donne généralement à cette expression- est une tentative pour guérir autrui ou soi-même en se concentrant mentalement sur la puissance de guérison qui existe chez les autres ou en soi. Il y a bien une telle puissance de guérison dans la nature et dans l'homme et des actes mentaux pe1,lvent la renforcer. En un sens non péjoratif, on pourrait dire qu'on use d'un pouvoir magique; et il y a certainement une magie qui guérit, à l'œuvre dans les relations humaines comme dans la relation à soi-même. C'est une expérience-~quotidienne et qui parfois nous étonne parlson intensité~jet sa,._réussite. Mais il ne faut pas ici parler de « foi >> et cela ne doit pas être confondu avec la puissance d'intégration d'une préoccupation ultime_ La puissance d'intégration de la foi dans une situation concrète dépend d'un facteur subjectif et d'un facteur objectif. Le facteur subjectif vàrie avec le degré d'ouverture de la personne à la puissance de la foi, avec le degré de force et de passion de sa préoccupation ultime. Une telle ouverture est ce .que la religion appelle
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)). Elle est donnée et on ne peut la produire volontairement. Quant au facteur objectif, il- est mesuré par la plus ou moins ~rande maîtrise de la foi vis-à-vis de ses éléments idolâtriques et par la rectitude de son aspiration au véritable absolu. La foi idolâtrique a un dynamiSme déterminé : elle peut être · extrêmement passionnée et. exercer une puissance d'intégration . provisoire. Elle peut guérir et unifier la personnalité, dans son âme et dans son corps. Les dieux du polythéisme ont manifesté une puissance de guérison, non seulement de façon magique, mais aussi sous la forme d'une authentique restauration de l'intégration de la· personne. Les objets de l'idolâtrie séculière moderne, tels que la nation ou la réussite, ont offert aussi une puissànce de guérison, non seulement par le moyen de la fascina~on magique exercée parun leader, un slogan ou unepromesse, · mats aussi en donnant une satisfaction à des aspirations qui procuraient un sens à la vie et qui autrement n'auraient pas été satisfaites. Mais l'intégration ainsi obtenue était construite sur une base trop étroite. La foi idolâtrique s'effondre tôt ou tard et le mal est pire qu'avant. Cet élément unique et limité qui avait été élevé au rang de l'absolu est pris à partie par d'autres éléments limités. La conscience est .divisée, même si chacun de ces éléments représente une grande valeur. La satisfaction des aspirations inconscientes ne dure pas : elles sont réprimées ou explosent de façon anarchique. La concentration de l'esprit se dissipe parce que ce. qui en fàisait l'objet a perdu son pouvoir convaincant. La· faculté de création spirituelle prend un caractère de plus en plus superficiel et vide,_ car une dimension de signification infinie n'est plus là pour lui donner sa profondeur. La passion de la foi se mue en_ souffrance devant un doute et un désespoir non maîtrisés et fréquemment elle se termine par une fuite dans la névrose et la psychose. Une foi idolâtrique a plus de puissance de désintégration que l'indifférence, précisément parce qu'elle est une foi et qu'elle est capable de produire une intégration « grâce
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passagère. C'est là le danger extrême d'une foi abusée et la raison pour laquelle l'Esprit prophétique est par-dessus tout l'Esprit qui lutte contre la déformation idolâtrique de la foi. La puissance de guérison de la foi soulève la question de son rapport avec les autres agents de guérison. Nous avons déjà fait mention de la possibilité d'une influence magique qui s'exerce d'esprit à esprit, mais nous n'avons pas encore parlé de l'art médical, de ses présupposés scientifique~ et de ses méthodes techniques. Tous ces facteurs de guérison s'interpénètrent et aucun d'eux ne doit prétendre à une validité exclusive. Néanmoins il est possible au plan conceptuel de délimiter la fonction spécifique de chacun. Peut-être pourrait-on dire que la- puissance de. guérison de lafoi se réfère à la personnalité tout entière, indépendamment d'une quelconque maladie particulière du corps et de l'esprit, et que la foi a une action positive ou négative à chaque instant de notre vie. Elle précède toutes les autres possibilités de guérison, elle les accompagne et elle les suit. Mais elle ne suffit pas à elle seule à assurer le développement de l'homme comme cc personne ))' car l'homme en raison .de sa finitude et de son aliénation n'est pas un tout, mais il se dissocie selon ses dimensions constitutives. Chacune de ces dimensions peut subir une désintégration indépendamment des autres. · Des parties du corps peuvent tomber malades sans entraîner de maladie mentale et l'esprit peut devenir malade sans déficience corporelle visible. Dans certaines formes de maladie mentale, en particulier dans les névroses, et dans presque toutes les formes d'affection corporelle la· vie spirituelle peut demeurer parfaitement saine et même gagner en vigueur. c>est pourquoi il faut avoir recours à l'art du médecin toutes les fois qu'une dimension particulière de la personnalité tend à se désintégrer par f' effet de causes externes ou internes. Cela vaut pour la psychothérapie comme pour la médecine générale. Et il n'y a pas de conflit entre ces disciplines et la puissance de guérison dont la foi est la source.
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II est certain aussi que la pratique médicale, y compris la psychothérapie, ne peut assurer la réintégration totale de la personnalité : seule la foi peut le faire. La tension qui peut naître entre la mission du médecin et celle du représentant de la foi prendrait vite ·fin si l'un et l'autre reconnaissaient la spécificité de leurs fonctions et leurs limites propres. Alors ils ne s 1alarmeraient pas du rôle joué par le troisième ~gent de guérison : la concentration magique sur les puissances de guérison; ils accepteraient son aide, tout en mettant en lumière son caractère extrêmemènt limité. Il existe autant de types de personnalités intégrées qu'il y a de types de foi. De plus il existe aussi un type qui fait la synthèse d~s caractéristiques nombreuses des différents types. C'est celui qui a· été créé par le christianisme primitif et· qui a disparu et réapparu à plusieurs reprises dans l'histoire de l'Église. Il n'est · pas· possible d'en définir la nature du seul point de vue de la foi : cela nous conduit à la question des rapports de la foi et de l'amour et à celle des rapports de la foi et de l'action. 3. Foi, amour et action La question des rapports de la foi à l'amour et à l'~ction a été posée et résolue de bien des façons depuis l'apôtre Paul et l'opposition qu'a rencontrée sa doctrine qui veut que ce soit la foi dans le pardon divin et non l'action humaine qui rende l'homme acceptable par Dieu. Question et réponse prennent une orientation toute différente selon que la foi est comprise comme une croyance en des assertions dénuées de preuve ou comme le fait d'être saisi par une préoccupation ultime. Dans le premier cas, il est naturel de refuser toute dépendance directe de l'amour et de l'action à l'égard de la foi; dans le second, l'aniour et l'acti,on sont impliqués dans la foi et ne peuvent en être séparés. Malgré toutes les fausses interprétations dont la foi a été l'objet, c'est la seconde façon de voir qui est la doctrine classique de l'Église,
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bien qu'on en ait souvent donné une expression défectueuse. L'objet de notre préoccupation ultime ne peut être que quelque chose à quoi nou~ appartenons par notre essence e~ dont n,ous sommes séparés par notre existence. Il n'y a plus de foi, èomme nous l'avons vu, dans la paix de la vision de Dieu. Mais notre souci infini est précisément de pouvoir accéder à une telle vision de paix. Une telle vision comporte la réunion de ce qui est séparé. Et ce qui pousse à la réunion de ce qui est séparé est l'amour. La préoccupation de la foi est identique à l'inte11tion de l'amour : tous deux expriment l'aspiration de l'homme à rejoindre ce à quoi il appartient et dont il est séparé. Dans le grand commandement de l'Ancien Testament, confirmé par Jésus; c'est Dieu qui .est objet de préoccupation ultime et objet d'amour sans restriction. De cet amour dérivç l'amour de ce qui appartient à Dieu, c'est-à-dire du prochain et de soi-même. C'est pourquoi c'est la « crainte de Dieu » et l' « amour du Christ )) qui, dans toute la Bible, déterminent le comportement à l'égard des autres êtres humains. Dans l'hindouisme et le bouddhiSme, c'est la foi dans l'Un, d'où proviennent tous les êtres et qums s'efforcent de rejoindre, qui détermine la réunion avec le prochain. La conscience que l'on a de l'identification finale dans l'Un rend l'identification à tous les autres êtres possible et nécessaire. Cette identification n'a pas le même sens que le concept biblique de l'amour, qui est celui d'un amour .centré sur la personne, mais elle est néanmoins amour au sens d'un désir d'être réuni avec ce· à quoi on appartient. Dans ces deux types de foi l'amour et l'action ne sont pas commandés comrnequelque chose d'extérieur à la foi (ainsi qu'il en serait sila foi était moins que préoccupation ultime), ils sont au contraire des éléments de la foi elle-même. La séparation de la foi et de l'amour.est toujours une conséquence d'une dégradation de la religion. Quand le judaïsme est devenu un système de lois rituelles, quand les religions indiennes se sont transformées en un sacramentalisme magique, quand enfin
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le christianisme tomba lui-même dans ces deux déviations en· y ajoutant un légalisme doctrinaire, la question des rapports de la foi et de l'amour devint une pierre d'achoppement pour les gen8 à l'intérieur et à l'extérieur de ces religions et beaucoup se retournèrent vers des morales non religieuses. Ils ont donc cherché à échapper à ces déformations de la foi en repoussant toute foi. MaiS la question est· la suivante : Y a-t-il quelque chose qui soit de l'amour sans foi? L'amour existe certainement en dehors de l'acceptation de doctrines; l'histoire a montré que les crimes les plus effrayants contre l'amour ont été commis au nom de doctrines défendues avec fanatisme. 'La foi, dans la mesure oti elle est un ensemble de doctrines acce.ptées et défendues avec passion, n'engendre pas d'actes . d'a:mour. Mais la foi comprise comme le fait d'être préoccupé de façon ultime -i:qlplique l'amour, c' est;.à;;dire ·le désir ardent de réunir ce qui esf séparé (que ce soit Dieu et l'homme ou que ce soit l'homme et l'homme). Toutefois la question demeure : l'amour est-il ou· non possible sans la foi? Un homme sans préoccupation ultime peut-il aimer? C'est là la vraie façon de poser la question. Et la réponse est naturellement qu'il n'y a aucun être _humain sans préoccupation ultime et par conséquent sans foiet sans amour. L'amour est présent en tout être humain, même s'il est caché dans les profondeurs car tout être humain a la nostalgie de l'union avec ce à quoi il appartient éternellement. Nous avons traité des fausses interprétations de la foi. Il serait également nécessaire, bien que ce ne soit .pas possible · dans les li:r1;1ites qui nous sont départies, de dénoncer les fausses interprétations de l'amour. L'une au moins doit être signalée : celle qui réduit l'amoU;r à un sentiment. De même qu'il joue un rôle dans la foi, le sentiment joue un rôle dans l'expérience de l'amour. Mais cela :ne· fait pas que l'amour lui-même soit un sentiment. L'amour est la puissance immanente au fondement
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de tout ce qui est et pousse chaque être de l'intérieur à se réunir! avec l'autre et finalement avec le fondement lui-même dont Ü est séparé. . On a distingué différents types d'amour et on a opposé l'eros grec à l'agapè chrétienne. L'eros a été présenté comme le désir de l'accomplissement de soi par l'autre, tandis que l'agapè . serait la volonté du don de soi pour le bien de l'autre. Mais cette alternative n'est pas réelle. Ce qu'on appelle des types d'amour correspond en réalité à des << caractères propres de l'amour » qui sont intérieurs l'un à l'autre et qui n'entrent en . conflit que dans leurs formes extrêmes. Aucun amour n'est réel sans l'union de l'eros et de l'agapè. L' agapè sans l'eros est obéissance à une loi morale, sans chaleur, sans désir passionné, sans . réunion. L'eros sans I'agapè est un désir anarchique qui ne . reconnaît pas le droit de l'autre à être reconnu comme un << soi )) indépendant, aimant et digne d'amour. L'amour, en tant qu'il est l'unité de l'eros et de l' agapè, est essentiel à la foi. Plus l'amour · est présent au sein de la foi, plus la foi maîtrise ses virtualités démoniaques .et idolâtriques. Une foi idolâtrique qui élèvè au rang de l'ultime une préoccupation provisoire s'oppose à toutes les autres préoccupations du même gerire et par· conséquent exclut la possibilité de relations d'amour avec les représentants de revendications analogues. Le fanatique ne .peut aimer ce contre quoi son fanatisme se dirige; et une foi idolâtrique est nécessairement fanatique. Elle· doit réprimer tous les doutes qui surgissent en elle à l'encontre de cette élévation de quelque chose de provisoire au rangde l'absolu. L'expression immédiate de l'amour est l'action. Les théologiens se sont demandé comment l'action pouvait découler de la foi. La . réponse est que c'est possible parce que la fol implique l'amour et que l'amour. s'exprime dans l'action. Le trait d'union entre la foi et les œuvres est l'amour. Quand les hommes de la Réforme, pour qui le salut dépendait de la foi
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seule, contestèrent la doctrine catholique romaine qui veut que les œuvres soient nécessaires au salut, ils affirmaient à juste titre qu'aucune action humaine ne peut réaliser l'union à Dieu : il n'y a que Dieu qui puisse réunir à lui çe qui lui est étranger. Mais les réformateurs ne voyaient pas cette vérité dont les catholiques n'avaient encore que faiblement conscience, à savoir que l'amour est un élément de la foi elle-même, du moins si l'on comprend la foi comme une ·préoccupation ultime. La foi implique l'amour, l'amour vit dans les œuvres : en ce sens la foi devient bien réelle par les « œuvres ». Là où il y a préoccupation ultime, il y a désir passionné de mettre en acte le contenu de notre préoccupation. La « préoccupation », dans le sens propre du terme, inclut un désir d'action. Le genre de l'action dépend naturellement du type de la foi. La foi de type ontologique tend · au ·retour à l'unité de ce qui est séparé. La foi de· type moral tend à la transformation de la réalité aliénée. Dans les deux l'amour est à l'œuvre. Dans la première le caractère d'eros de l'amour tend à l'union de l'aimant avec l'aimé dans ce qui est au-delà de l'un et de l'autre, le fondement même de l'être. Dans la seconde le caractère d'agapè de l'amour incite à l'acceptation de l'aimé et à des efforts pour le transformer en ce qu'il est par essence et qu'il doit devenir. L'amour mystique unit par la négation du «soi». L'amour éthique transforme par l'acceptation de soi. Les activ~tés qui découlent de l'amour mystique sont à prédominance ascétique. Celles qui découlent de l'amour éthique sont à prédominance formatrice. Dans les deux cas c'est la foi qui est déterminante pour le genre de l'amour et pour le genre de l'action. Ces exemples montrent la polarité fondamentale qui caractérise la foi. On pourrait en trouver beaucoup d'autres. La foi ·luthérienne dans le pardon personnel oriente moins vers l'action sociale que le prinCipe calviniste de la « gloire de Dieu ». La foi humaniste dans la raison, caractère essentiel de la nature humaine,
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est plus favorable à la démocratie et à l'idée que tous les hommes, sont éducables que ne l'est la 'foi chrétienne traditionnelle qui insiste sur le péché originel et sur les structures démoniaques de la réalité. La foi protestante dans l'immédiateté de la rencontre de l'homme avec Dieu- une rencontre de personne à personne.crée des personnalités plus indépendantes que la foi catholique qui fait intervenir la médiation de l'Église entre Dieu et l'homme. La foi en tant qu'elle consiste à être saisi par ce qui nous préoccupe de façon ultime implique l'amour et détermine l'action. La foi est la force qui est à l'œuvre dans l'une et' dans l'autre. 4. La communauté de foi et ses expr~ssions _,
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En étudiant la nature de la foi nous avons vu que la foi n'est réelle et vivante que dans une communauté de foi et qu'elle crée un langage de foi comrn:Un. L'étude des rapports de l'amour et de la foi nous a amenés à la même conclusion : l'amour est impliqué dans la foi et, comme il est le désir de la réunion de ce qui est séparé, il crée une communauté. Et puisque la foi est cause de l'action et que l'action suppose la communauté, l'état. de préoccupation ultime n'est authentique que s'il réalise une communauté d'action. Les·problèmes que cette situation engendre en ce qui concerne la foi et le doute ont été examinés. Mais les formulaires de foi dont il a été question alors n'ont qu'une importance secondaire et il y a des expressions plus fondamentales de la préoccupation ultime à l'intérieur de la communauté de foi. Comme nous l'avons vu plus haut, toutes les expressions de notre préoccupation ultime sont symboliques pour la bonne raison que l'absolu ne peut pas être exprimé en ter_mes non symboliques. Mais il faut distinguer deux formes fondamentales d'expression symbolique, la forine représentée et la forme agie. En termes traditionnels nous parlerons de forme mythique et de forme rituelle. La BYHAJUQUI Dl LA FOl
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communauté de foi se constitue par le symbolisme rituel et s'interprète elle-même dans des symboles mythiques. Les deux sont interdépendants. Ce· qui est pratiqué dans le culte est représenté ünaginativement dans le mythe et réciproquement. Il n'y a pas de foi qui ne s'exprime elle-même sous ces deux formes. Même si c'est la nation ou la réussite qui constitue l'objet de la foi, il y a des rites et des mythes qui leur sont liés. Il est bien connu que les régimes totalitaires ont élaboré tout un système d'activités rituelles auxquelles se superpose une masse d'images symboliques qui, aussi absurdes qu'elles soient, expriment la foi qui soutient tout le système. La communauté totalitaire s'exprime par des activités rituelles et d~;s représentations symboliques selon des méthodes qui rappellent beaucoup celles dont se sert une communauté religieuse .autoritaire pour s'exprimer. Mais dans toutes les religions authentiques on trouve une protestation véhémente contre· ces éléments idolâtriques qui sont acceptés sans restriction par le totalitarisme politique. La vie de foi est une vie dans la communauté de foi. Cela se traduit non seulement dans des activités et des institutions communes màis aussi dans la vie intérieure de ses membres. Le fait d'être séparé des activités de foi ne signifie pas nécessairement séparation de la coÎ"Qmunauté elle-même. Ce peut être· un moyen - par exemple, dàns le cas de la réclusion volontaire - . d'intensifier l'esprit qui gouverne la vie communautaire. Il arrive souvent que celui qui a fait ainsi une retraite temporaire retourne à la communauté dont il continue de parler le langage et dont il revivifie .les symboles. Car il n'y a pas de vie de foi,· mêmè dans la solitude du mystique, qui ne soit une vie dans une communauté de foi. Bien plus : il n'y a pas de communauté où il n'y a pas communauté de foi. Il y a alors seulement des groupes qui ne sont unis que par un intérêt commun et qui ne forment une unité qu'aussi longtemps que dure cet intérêt. Il y a ,aussi des groupes qui se sont développés naturellement, coinme les familles et
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les tribus, et qui mourront de mort naturelle lorsque les conditions de leur vie auront disparu. Aucun de ces deux genres de groupes . n~est en lui-même une communauté de foi. Si un groupe se 'constitue selon une nécessité naturelle ou en raison d'un intérêt commun, il R'est qu'un groupe transitoire. Il devra disparaître lorsque les conditions techniques ou biologiques de son existence auront pris :fin. Mais dans une communauté de foi, ces conditions ne sont pas essentielles : la seule condition pour qu'elle dure est la vitalité de sa foi. Ce qui est fondé sur une préoccupation ultime n'est pas exposé à la destruction du fait de l'existence de préoccupations provisoires et des. déceptions dont elles risquent d'être l'occasion. La preuve la plus extraordinaire de cètte assertion est l'histoire des Juifs : ils sont, dans l'histoire de l'humanité, les témoins du caractère ultime et inconditionnel de la foi. Ni les expressions rituelles ni les expressions mythiques n'ont de sens si on ne reconnaît pas leur caractère symbolique. Nous nous sommes efforcés de montrer les conséquences destructrices du littéralism,e. Mais il arrive souvent qu'au nom de cette opposition au littéralisme, le mythe et le culte soient attaqués comme tels et qu'on les. élimine complètem~nt de la communauté de foi. Le mythe est remplacé par la philosophie de la religion et le culte, par un code de prescriptions morales. Il est possible qu'un tel état de choses dure un peu, car la foi originelle est encore présente et agissante. Même la négation des expressions . de la foi ne réduit pas à néant la foi .elle-même - du moins pas dans les commencements. C'est la raison que l'on pourrait invoquer en faveur d'une moralité non religieuse de haut niveau et qui pournût justifier les tentatives de nier l'interdépendance de la foi et de là morale. Mais une telle entreprise a sa limite. Sans une préoccupation ultime à sa base tout système de morale dégénère en une simple recherche de bonne adaptation aux normes sociales, que .ce8 normes soient.finalement légitimes ou ·non. La
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passion infinie qui caractériSe toute foi authentique se dissipe et se trouve remplacée par un calcul habile qui est bien incapable de soutenir les assauts passionnés d'une foi idolâtrique. Cela dépeint ce qui s'est produit à une grande échelle ·dans la civilisation occidentale. Cette situation n'a été cachée si longtemps que par ce fait que, chez un grand nombre de représentants de la foi humaniste, la force morale était et est encore supérieure à ce qu'elle est chez beaucoùp de membr~ de nombreuses communautés religieuses. Mais ce n'est là qu'une étape transitoire. Il y a encore une foi· en ces représentants de l'humanisme, un souci inconditionné de la dignité humaine et de la responsabilité personnelle. Il y a encore un fond religieux qui est vivant en euX:, mais ce fond peut être gaspillé dans la génération à venir si leur foi n'est pas renouvelée. Mais cela ne peut se faire que dans · une communauté de foi, sous l'influence continuelle du symbolisme de ses rites etde ses mythes. Une des raisons pour laquelle l'éthique de l'autonomie s'est tournée contre ses origines religieuses tient à la fausse inter"" prétation que l'on a donnée du symbole et du mythe dans l'histoire des religions et aussi ·dans les Églises ·chrétiennes. Les symboles de foi rituels ont été déformés et sont· devenus . des activités magiques auxquelles on donna la même réalité qu'aux forces de la nature, même s'ils n'étaient plus acceptés dans un acte de. foi comme expressions de notre préoccupation ultime, Ils sont chargés d'une puissance sacrée. qui agit toujours si l'homme ne s'oppose pas à son action. Cette interprétation superstitieuse de l'acte sacramentel a soulevé la protestation des humanistes et les. a poussés vers un idéal de morale sans religion. Le rejet de la superstition sacramentelle fut l'un des points majeurs de la protestation protestante. Mais le protestantisme historique a écarté dans sa protestation non seulement la superstition rituelle mais encore le sens authentique des rites et des symboles sacramentels! C'est ainsi que le protestantisme, contre
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son intention, a appuyé le mouvement pour une éthique auto-. nome. Mais la foi ne peut rester vivante sans des expressions . de foi et sans la participation personnelle des croyants. Cette découverte a conduit le· protèstantisme d'aujourd'hui à une nouvelle appréciation du culte et des sacrements. Sans des symboles dans lesquels le sacré est expérimenté comme présent, ·l'expériènce du sacré disparaît complètement. . Il faut en dire autant des expressions mythologiques de . l'absolu. Si le mythe est interprété à la lettre, le philosophe doit le rejeter comme absurde. Il faut dêmythologiser les récits sacrés, puis transformer le mythe en philosophie de la religion et finale":' ment en une philosophie sans religion. Mais le mythe, si ·on le comprend comme l'expression symbolique d'une préoccupation ultime, est le fondement créateur de toute communauté religieuse : il ne peut pas être remplacé par Une philosophie ni par un code de morale. Ce sont le culte et le mythe qui maintiennent la foi vivante. Personne ne s'en passe tout à fait, car personne n'est absolument · sans préoccupation ultime .. Peu, sans doute, comprennent leur . sens et leur force, ·bien que la vie de la foi en dépende. Le culte et le mythe expriment la foi de la co:mm,unauté et suscitent en ses membres une foi personnelle. Sans eux, sans la communauté qui en sait l'usage, la foi disparaîtrait et les préoccupatio~s ultimes de l'homme rentreraient dans .l'ombre. Alors sonnerait l'heure de la morale non religieuse, mais pour bien peu
Les communautés de foi sont nombreuses, non seulement dans· le monde religieux mais ·aussi dans celui de la culture séculière. Actuellement la plupart d'entre elles sont en relation les unes avec les autres et manifestent une attitude où la tolérance réciproque prédomine. Mais il y a d~importantes exceptions :
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un certain nombre pourrait bien se développer sous l'influence de la pression politique et sociale de notre temps. Ces exceptions sont avant tout le fait des types de foi politico-séculières. Cela comprend non seulement les types de foi totalitaires, mais aussi, en réaction et pour se défendre contre eux, les types de foi démocratiques. L'univers religieux comporte aussi de semblables exceptions : que l'on pense à la doctrine officielle de l'Église romaine sur sa possession exclusive de la vérité, à la façon dont le fondamentalisme protestant ·récuse toutes les autres formes de christianisme et de religion. Cette intrusion de l'intolérance dans la foi se comprend aisément. En effet, si la foi consiste à être préoccupé de façon ultime et si toute préoccupation ultime a besoin de s'exprimer. de façon concrète, le symbole particulier . d'une préoccupation ultime participe lui-même à son caractère ultime. Il participe à son caractère inconditionné, bien qu'il · ne. soit pas inconditionné lui-même. Cet état de choses qui est la source de l'idolâtrie est aussi la source de l'intolérance. L'expression unique de l'ultime récuse toutes les autres expressions. Elle devient, presque inévitablement, idolâtrique et démoniaque. C'est arrivé à toutes les religions qui ·ont pris au sérieux l'expres. sion de leur préoccupation ultimè. C'est aussi arrivé au èhristianisme bien que le symbole. de la croix se dresse contre la prétention de toute religion concrète à s'élever elle-même au niveau de l'absolu, sans en excepter le christianisme. Le point fort du mysticisme est qu'il ne prend pas au sérieux l'expression concrète de sa préoccupation ultime et que, de ce fait, il lui est possible de s~élever au-dessus de l'ensemble des symboles concrets sur · lesquels toute religion se fonde.· Cette sorte d'indifférence à l'égard de l'expression concrète de l'absolu est tolérante, mais cela fait qu'il manque de puissance pour corriger lès déformations existentielles de la réalité. Dans le judaïsme et le christianisme la réalité est tran.Sformée au nom du Dieu· de l'histoire. Le monothéisme des prophèt~; la lutte contre les dieux du paga-
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nisme, le message . de l'universalité de la justice. dans l'Ancien Testa.Illent et l'annonce de l'universalité de la grâce dans le Nouveau, tout cela devait rendre le judaïsme, l'islam et le · christianisme intolérants à toute espèce d'idolâtrie. Ces religions de la justice, de l'histoire et de !,..attente de l'avènement final ne pouvaient pas accepter la tolérance du mysticisme indien. C'est poùrquoi elles sont intolérantes et peuvent deverûr fanatiques et idolâtres. C'est là qu'est la différence entre le monothéisme exclusif des prophètes et le monothéisme inclusif des mystiques. Cela nous amène à poser la question suivante : est-ce que la rencontre d'une forme de foi avec unè autre doit nécessairement condUire soit à une tolérance sans critères, soit à. une intolérance sans autocritique? Si l'on conçoit la foi comme le fait d'être saisi par une préoccupation ultime, cette alternative est dépassée. Le critère de toute foi est sa capacité d'exprimer le caractère inconditionné de l'inconditionné. L'autocritique de toute foi est une conséquence de la conscience qu'elle a de la relativité des symboles concrets dans lesquels elle se manifeste. En partant de là, on peut comprendre le sens de la conversion. · Le terme de « conversion >> porte avec lui des connotations de sens qui rendent son usage difficile. Il peut. vouloir dire qu'on sort d'un état sans préoccupation ultime (plus exactement : où elle était cachée) et qu'ons'éveille à ce qui en est une prise de conscience ouverte et claire. Si conversion veut dire cela, toute expérience spirituelle est une expérience de conversion. La conversion peut encore signifier que l'on quitte un ensemble de croyances. pour un autre. La conversion, en ce sens, ne relève pas d'une préoccupation ultime. ~Ile n'a aucun caractère de nécessité. Elle ne revêt de l'importance que si, dans la nouvelle croyance, le. caractère absolu de l'absolu est mieux préservé que dans l'ancienne : la conversion alors est de grande importance. Ce qui est particulièrement important dans notre ·monde occidental, c'est la rencontre du christianisme avec des formes de foi
DYNAMIQUE DE LA FOI
séculière. Car une conviction séculière n'est jamais dépourvue de préoccupation ultime; aussi la rencontre avec elle est une rencontre d'une foi avec une foi. Dans. une telle rencontre il faut tenir compte de deux éléments : la foi elle-même et son expression. En ce quiconcerne l'expression, il y.aura des points qui pourront' et devront faire l'objet d'une approche comparative. Mais en . ce qui concerne la foi elle-même on ne pourra qu'accepter le· · témoignage qui nous est donné sur les motifs profonds de la conversion. Associer ces deux points de vue estJ'attitude qui convient .dans la rencontre d'une foi avec une foi. On reconnaît qu'tme préoccupation ultime n'est pas une question d'arguments · et on adm~ que dans les expressions d'une préoccupation ultime il y ait des éléments qui soient discutables du pur point de Vlie .. de la connaissance. Dans tout débat portant sur les symboles de la foi il faut adopter ces deux points de vue. Cela a l'avantage de. dissiper le fanatisme en ce qui concerne .l'expression conerète de la foi et de fortifier la préoccupation ultime dans le sens. d'une participation totale de la personne. La conversion ne relève pas de· la prévalence des arguments : elle est un don de soi · · · personnel. Le problème des arguments pour ou contre une foi particulière se retrouve à un autre niveau. Si les missions ont pour · but de chercher à convertir-le plus grand .nombre possible. en les faisant passer d'une foi dans l'autre, c'est qu'elles ont l'intention de procurer l'unité de la foi à l'humanité tout entière. Personne n'est en mesure de dire avec certitude qu'une telle unité sera atteinte au cours de l'histoire humaine; personne ne peut nier que cette unité soit le désir et l'espoir des hommes à toutes les époques et partout. Mais il n'y a aucun moyen d'atteindre cette unité sinon en ·distinguant l'absolu lui-même de ce qui n'en est que l'expression. La voie qui conduit à une foi universelle est l'antique voie des prophètes, celle qui appelle l'idolâtrie idolâtrie et qui la rejette au nom de ce qui est le
LA VIE DE LA FOI
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véritable absolu. Il se peut qu'une telle ·foi ne puisse jamais s'exprimer dans un symbole concret, bien que ce soit le vœu de toute grande rêligion que d'apporter le symbole .qui s'étendra à tous et dans lequel la foi de l'homme s'exprimera universellement. Un tel espoir n'est légitime que si une religion demeure consciente du caractère conditionnel et· non absolu de ses propres . symboles. Le christianisme, dans le symbole de la « croix du Christ l>, traduit cette conscience. qu'il a de son caractère conditionnel- même si les Églises chrétiennes oublient le sens de ce symbole en conférant l'absolu à leur propre expression particulière de l'absolu. C'est l'autocritique radicale du christianisme . qui le rend plus apte à l'universalité - aussi longtemps qu'il • ' maintient cette autocritique comme une force agissante au cœur de sa propre vie.
CONCLUSION
·LA POSSIBILITÉ ET LA NÉCESSITÉ DE LA FOlAUJOURD'HUI
La foi est présente dans toutes les périodes de l'histoire. Ce fait· n'est pas la preuve. de sa· possibilité et de sa nécessité essentielles. Elle pourrait être - telle la superstition - une déformation qe fait de la vraie'' nature de l'hoiilme .. C'est ce que croient beaucoup de gens qui rejettent la foi. La question posée dans ce livre était de savoir si une telle croyance était basée sur une vue profonde ou sur une incompréhension et la réponse a été, sans ambiguïté, que le rejet de la foi a sa racine dans une incompréhension totale de la nature de la foi. De nombreuses formes de cette incompréhension, de nombreuses représentations erronées et de nombretises déformations de la foi o.nt fait l'objet et une réalité - qu'il de cette étude. La foi ést un concept est difficile de. saisir et de décrire. Presque tous les mots qui ont servi à décrire la foi ,- même dans ces pages - se prêtent à de . nouveaux contresens. Il ne peut en être autrement du fait que la foi n'est pas un phénomène parmi d'autres, mais le phénomène central de la vie personnelle de l'homme, en même temps manifeste et caché. Elle est religieuse et elle dépasse la religion, elle est universelle et elle est ·concrète, elle varie infiniment et elle . est toujours la même. La foi est une possibilité essentielle de l'homme et c'est pourquoi son existence ~t nécessaire et universelle. Elle estpossible et'nécessaireà notre époque aussi. Si ron comprend la foi pour ce. qu'elle esten son cœur même, préoccupation ultime, elle ne peut pas être contredite par la science moderne ou par une philosophie quelconque. Elle ne peut pas non plus être discréditée par les superstitions ou les déformations autoritaires à l'intérieur et à l'extérieur cles Églises, des sectes et des mouvements. La foi repose sur elle-même et se justifie
· TABLE DES MATIÈRES
CONCLUSION
elle-même contre ceux qui l'attaquent, parce qu'ils ne peuvent l'attaquer qu'au nom .d'unè autre foi. C'est le triomphe de la dynamique de la foi que toute négation de la foi est elle-même une expression de foi, une expression d'une préoccupation ultime.
AVANT-PRo:Pos,. par Fernand Chapey ..
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REMARQUES EN GUISE D'INTRODUCTION ••
17
l.
1
CE QU EST LA FOI
r. La foi comme préoccupation ultime. . 2.
3· 4· 5· 6.
II.
La foi comme acte centré et central La source de la foi .. La foi et la dynamique du sacré Foi et doute .. Foi et communauté •• 1
CE QUE LA FOl.N EST PAS
r. La foi comprise à tort comme acte de connaissance La foi comprise à tort comme acte de volonté .. 3· La foi comprise à tort comme sentiment
2.
III. LES SYMBOLES DE LA FOI r. Le sensdu symbole . , 2. Les symboles religieux 3· Symboles et mythes ..
IV.
I9 22 26 JO 33 39
47 SI 54
57 59 6J
LBS TYPES DB FOI
r. Les éléments. de la foi et leur dynamique .. Les types ontologiques de foi 3· Les types moraux: de foi 4· L'unité de ces types de foi .. 2.
V. LA VÉRITÉ DE
LA FOl
. r. Foi et raison •. 2. La vérité de la foi et la vérité scientifique 3· La vérité de la foi et la vérité historique .. 4· La vérité de la foi et la vérité philosophique 5· La vérité de la foiet ses critères
VI. LA
7I 73 79 84 89 . 94 99 IOJ I08
vm DE LA FOI
Foi et courage .. 2. La foi et l'intégration de la personnalité . , 3. Foi, amour et action .. 4· La communauté de foi et ses expressions .. S· La rencontre de la foi avec la foi 1.
CoNCLUSION :
La possibilité et la nécessité de la foi aujourd'hui
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