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Sommaire Introduction Reclus anarchiste Claire AUZIAS Les femmes Reclus............................................................................. 11 Gaetano MANFREDONIA Elisée Reclus, entre insurrectionnalisme et éducationnisme.............. 17 Peter MARSHALL Elisée Reclus, géographe de la liberté................................................ 33 Marianne ENCKELL Elisée Reclus, inventeur de l’anarchisme........................................... 39 John CLARK Lire Reclus aujourd’hui? .................................................................... 45 Ronald CREAGH Pour une géographie des libertés ....................................................... 55 Le regard de Reclus sur le monde Raffaele CATTEDRA Elisée Reclus et la Méditerranée ........................................................ 69 Massimo QUAINI Elisée Reclus, la Ligurie et l’Italie ................................................... 113 Jean-Marie MIOSSEC Elisée Reclus et la géographie culturelle du Maghreb ..................... 123 Lucile MEDINA Elisée Reclus et l'Amérique latine, un nouveau monde pour un libertaire............................................................................................ 155 Philippe PELLETIER La grande divergence à résorber : l’Orient et l’Occident vus par Elisée Reclus ............................................................................................... 173 Gérard SIARY L’Ouvert et le Reclus : le Japon d'Élisée Reclus, de l'Asie Orientale à l'Algérie ............................................................................................ 187
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La vulgarisation géographique : Reclus et Vidal de la Blache Soizic ALAVOINE- MULLER Élisée Reclus ou la géographie pour tous......................................... 213 Georges ROQUES Les frères Reclus et les parlers locaux ............................................. 227 Jean-Pierre CHEVALIER Élisée Reclus, la géographie scolaire et le Dictionnaire de Ferdinand Buisson ............................................................................................. 237 Jean-Paul BORD Les cartes murales par P. Vidal-Lablache ........................................ 253 Jean-Marc BESSE La géographie dans le mouvement des sciences au tournant du siècle .......................................................................................................... 271 L'organisation territoriale des sociétés André-Louis SANGUIN De Reclus à Vidal : la prise en compte du politique dans la pensée géographique française..................................................................... 283 Jean-Marie MIOSSEC Vidal de la Blache et le maillage territorial et régional de la France .......................................................................................................... 291 Marie-Claire ROBIC De la relativité… Elisée Reclus, Paul Vidal de la Blache et l’espacetemps ................................................................................................ 305
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Introduction Elisée Reclus (1830-1905) et Paul Vidal de la Blache (1845-1918) ont été, à la fin du XIXème siècle et au tout début du XXème, les deux principaux géographes français et des figures marquantes du monde scientifique international. En 1905, lorsque le premier s'éteint, leur œuvre principale est parue ou sous presse. Pour Reclus, la Terre date de 1868-69, la Nouvelle Géographie Universelle a été publiée à partir de 1876 au rythme d'un tome par an (le tome XIX et dernier date de 1894), L'Homme et la Terre est mis en vente en fascicules à partir du 15 avril 1905. Quant à Vidal de la Blache, il a déjà derrière lui, entre autres, les cartes murales scolaires (à partir de 1885), Etats et Nations de l'Europe (1889), la fondation des Annales de Géographie (1891), l'Atlas Général (1894) et son maître livre, le Tableau de la Géographie de la France qui vient de paraître (1903). Sans désirer effectuer une commémoration lors du centenaire du décès d'Elisée Reclus, l'équipe de recherche GESTER (Gestion des Sociétés des Territoires et des Risques) a organisé à Montpellier et à Pézenas, en prenant 1905 comme date d'accroche, une manifestation internationale (colloque, pièce de théâtre, exposition de livres, de cartes et de manuscrits). Quatre thématiques ont été retenues pour le colloque qui a réuni, outre les communicants, de nombreux participants. La personnalité d'Elisée Reclus fait l'objet du volet inaugural. Géographe des libertés, géographe libertaire, Elisée Reclus est un anarchiste, un rebelle. Son grand combat politique a été celui de l'émancipation des individus, en leur donnant, surtout, les moyens de leur liberté. Les laisser sous la dépendance des institutions c'est les enchaîner de nouveau. La géographie de Reclus est une géographie combattante, un instrument de formation au service de la liberté et de la prise de conscience des déséquilibres du monde et de ses injustices. L'œuvre géographique d'Elisée Reclus, témoigne d'un regard sur le monde. A bien des égards, Reclus est un pionnier et sa NGU fourmille de réflexions originales, d'intuitions fulgurantes sur les territoires et les sociétés. Homme de son époque, mais souvent iconoclaste, sa vision du monde, au travers d'un certain nombre d'exemples ici pris dans des cultures différentes (Méditerranée, Italie, Maghreb et Sahara, Amérique latine, Asie Orientale), est originale. Elle est pétrie de culture, d'une très vaste culture, et puise aux meilleurs informateurs de l'époque (géographes, autres scientifiques, missionnaires, diplomates, militaires, voyageurs), Elisée Reclus n'ayant pu, bien sûr, visiter tous les pays qu'il décrit. Il n'est pas à l'abri de menues erreurs ni d'interprétations ambigües ; son œuvre est informée mais dépendante d'autrui, et dans sa représentation du monde perce un européocentrisme parfois vivement affirmé. Au tournant du siècle naît une géographie plus scientifique, plus didactique. Les deux grands géographes vont y exceller, avec leur soif de connaissances et leur
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talent de vulgarisateur. Journalisme géographique, guides de voyage, cartes, atlas, matériaux pour l'enseignement, ils font feu de tout bois. Cette action pédagogique, opiniâtre, n'est pas la moindre part dans leur œuvre, même si ce n'est pas celle qui a été la plus retenue parce que les techniques ont évolué et qu'elle est plus strictement datée. Le dernier volet est consacré au géographe, témoin et acteur d'une organisation territoriale des sociétés. Géographie engagée, volontaire, active, appliquée. Géographie politique, donc, confirmée tant pour Elisée Reclus que pour Paul Vidal de la Blache. Tous deux, à leur façon et selon leur idéologie, s'impliquent dans une vision politique des territoires. Ils ont, chacun à leur manière, un message à délivrer non seulement sur le monde tel qu'il est, mais aussi sur le monde tel qu'il pourrait être. Tous deux sont confrontés aux bouleversements du monde à la charnière des siècles, au rétrécissement de l'espace avec la motorisation des déplacements. Mais ils sont tous deux conscients et de l'accentuation des disparités mais aussi du rôle fondamental de l'organisation de l'espace pour le développement des sociétés, et donc, en précurseurs et avec des accents très modernes, de l'engagement vers une géographie active comme aide à la décision pour un aménagement et une gestion des territoires. L'ensemble des manifestations organisées "autour de 1905" a bénéficié du concours financier de l'université Paul Valéry, du Conseil régional Languedoc-Roussillon, du Pôle universitaire européen de Montpellier, de la mairie de Pezénas, d'Air France, que je remercie vivement. Le bon déroulement des différentes séquences de cette manifestation a été garanti grâce à la disponibilité des organisateurs et du secrétariat de l'équipe de recherche assuré par Madame Monique Gherardi, aidée par un groupe de doctorants. La mise au net des textes pour la publication a été réalisée par Jean-Charles Denain et Monique Gherardi. Que toutes et tous soient chaudement remerciés. Jean-Marie Miossec Directeur de GESTER Président honoraire de l'université Paul Valéry
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Reclus anarchiste Le Colloque organisé par l’Université Paul-Valéry de Montpellier à l’occasion du 100e anniversaire de la mort d’Élisée Reclus a dédié une journée entière à l’étude de ce géographe renommé et reconnu dans ses engagements anarchistes, de ses idées et de son influence. Il faut remercier Jean-Marie Miossec, Président de l’Université à cette époque, ainsi que le laboratoire GESTER, qui soutinrent ce projet dès le début, en assurèrent l’organisation et la réussite. Monique Gherardi-Demarque, par sa précieuse collaboration, pourvut à la continuité du long travail de préparation et assuma la mise en œuvre de l’ensemble de la journée comme aussi de la présente publication. Ce regard sur Reclus anarchiste comprenait des conférences, dont nous parlerons plus loin, une exposition et une création théâtrale. L’exposition, « Elisée Reclus : L'Homme et la Terre», fut présentée par l'Association Liber Terre, et mise en scène par Didier Giraud. Cette rétrospective présentait une reconstitution du cabinet de géographe d'Elisée Reclus et retraçait le parcours biographique du savant et de l'homme, du géographe et de l'anarchiste. Elle mit à la disposition des conférenciers et des visiteurs un ensemble important de documents originaux (lettres manuscrites, œuvres en édition originale, iconographie et documents divers d'époque), témoignant de l'influence exercée par Elisée Reclus. Le grand public vint en fin de journée assister à une création théâtrale, « Cabaret anarchiste Élisée Reclus – partition pour orgue de barbarie et comédiens », par la Compagnie « La Balancelle », mise en œuvre par Monique Surel-Tupin. Élisée Reclus semble ainsi avoir retrouvé dans la réflexion contemporaine une petite partie de cette considération qu’il avait connu en son temps, à l’époque où il avait été un écrivain très populaire. On le lisait dans les chaumières de France ou d’Espagne, mais aussi dans la communauté scientifique internationale. Il avait pourtant passé la plus grande partie de sa vie en exil, du fait de son éthique libertaire. Depuis sa mort, sa vision géographique avait été longtemps écartée par les enseignants. Les milieux anarchistes eux-mêmes, qui pourtant savouraient ses écrits libertaires, n’ont guère reconnu l’originalité de sa contribution : sa vie les a inspirés plus que ses œuvres. On peut se réjouir que, depuis quelques décennies, géographes et même écologistes lui accordent une attention croissante. Ses cartes, ses analyses les intéressent, et il serait souhaitable de s’interroger aussi sur les enrichissements que sa philosophie peut offrir à leurs disciplines respectives. L’approche anarchiste est un regard très particulier sur les chemins de la liberté, et aussi une volonté de répondre aux questions que se posent les classes populaires, d’écrire pour elles aussi, et enfin d’enrichir son expérience du territoire grâce aux échanges avec tout un réseau de personnes passionnées par les mêmes enjeux. L’anarchisme a aussi beaucoup à découvrir de cette étonnante synthèse, de cet apport très spécifique à son corpus, apport qui n’apparaît pas seulement dans les écrits militants, mais aussi dans l’œuvre du géographe et de ses commentateurs. Il y a beaucoup à apprendre, par exemple, de l’étude de Philippe Pelletier sur les conceptions urbaines de Reclus. De même, dans une étude parue après les ravages
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de l’ouragan Katrina en Louisiane, John Clark a montré la perspicacité des idées de ce grand voyageur au sujet de la Nouvelle-Orléans. Le contemporain qui suit la situation en Afghanistan, par exemple, découvrira dans la Nouvelle Géographie Universelle une carte du trajet d’Alexandre le Grand ; il pourra ainsi méditer sur les continuités de l’histoire et les ambitions de ceux qui se croient les maîtres du monde. Le présent ouvrage offre les textes rédigés pour cette journée, à l’exception de la série de projections « Elisée Reclus, homme de science et de conscience », commentées par Pierre Jouventin ; elles seront présentées sur le site Reclus1. Les premiers de ces exposés abordent le personnage et son milieu. Les suivants traitent divers aspects de son influence. L’ensemble de ces rapports est inédit, comme c’est de coutume, mais ce qui l’est moins c’est que la plupart offrent au lecteur des éclairages nouveaux, sans précédents, et parfois même sensationnels.Peter Marshall retrace le parcours intellectuel d’Élisée Reclus, et l’on ne peut qu’être frappé par son extrême sensibilité aux évènements de l’époque, les risques qu’il accepte, et cette sérénité constante. Mais il faut aussi « chercher la femme » pour mieux comprendre cet état d’esprit, au-delà de la sensibilité, et Claire Auzias présente le généreux apport intellectuel de ce milieu féminin qui trouve ici sa place dans l’histoire des idées. Celles-ci, d’ailleurs, traduisent aussi les instabilités du mouvement social, et Gaetano Manfredonia situe ce balancement de Reclus entre révolte et pédagogie. Marianne Enckell détaille avec soin la participation spécifique de l’exilé à l’élaboration puis à la naissance du mouvement anarchiste, qu’elle fixe à 1877. John Clark souligne des éléments cruciaux de la pensée reclusienne : son anticipation des approches écologiques, sa dialectique de l’histoire, son regard sur la transformation personnelle et sociale et sur la domination. Enfin Ronald Creagh pose quelques jalons pour une géographie libertaire, dont les caractères spécifiques seraient à la fois dans un regard sur les espaces de la domination, dans le choix du public au service duquel on s’engage et dans l’approche pédagogique.
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Les femmes Reclus
Claire AUZIAS Historienne Il n’est pas dans mon propos de vous concocter un coup de théâtre, des révélations scandaleuses qui déboulonneraient notre héros de son piédestal, de cadavres sortis du placard qui en feraient un Barbe-bleue. Bref : de critique féministe d’Elisée Reclus par le biais des femmes de son univers, point ne sera ici question. Ce dont il s’agit est déjà connu de la plupart d’entre vous, dès lors que vous êtes un peu familiarisés avec sa biographie. J’ai voulu prendre Elisée Reclus par l’entrée latérale des femmes de son entourage, tous statuts confondus, pour mettre en lumière, un des traits de son caractère, déjà connu par ailleurs, son anarchisme « jusqu’au plus profond de son intelligence, jusqu’à la moindre fibre de son être », pour reprendre l’hommage que lui rendit Kropotkine à sa mort, il y a cent ans aujourd’hui. Je vais donc simplement revisiter le personnage avec vous, sous l’angle de sa vie d’homme, dans cette globalité que fut cette vie tant vécue que pensée, dans son mode de vie et de travail. Nous avons la chance d’avoir à faire à un être hypersensible, dont l’intellectualité fonctionne au radar suraigu de ses sens, et dont la cosmogonie anarchiste est si pleine qu’elle est lisible aussi bien dans ses rapports de sexe. On ne peut pas en dire autant de tous les anarchistes, ni théoriciens fondateurs, ni militants contemporains, c’est pourquoi je vous invite à goûter l’agrément d’une de ces exceptions. Et pour bien situer l’identité sexuée d’Elisée Reclus, je rappellerai qu’il est le jumeau de Louise Michel, à quelques mois près : né comme elle en 1830 et mort comme elle en 1905. Une femme, un homme. Le rapprochement est éloquent : L’affirmation rebelle des deux sur le terrain de la vie privée prit des traits divergents : Louise Michel dut imposer son indépendance et son individualité dans un célibat perpétuel, Elisée Reclus les construisit dans trois liaisons publiques successives sans église ni, bientôt, sans maire. Un homme, une femme. Asymétrie des chances. À tout seigneur, tout honneur : la première figure du panthéon féminin d’Elisée Reclus est Zéline Trigant, sa mère (1805-1887). Si la généalogie masculine d’Elisée est faite « d’hérétique, lettré » et théologien rigoriste côté père, côté mère c’est davantage encore une ascendance instruite et éclairée. La mère est de souche plus aisée que le père. Élisée passa sa prime enfance chez ses grands parents maternels - éclairés et chaleureux-- et revint en famille nucléaire à 8 ans et demi. Sa mère a mis au monde entre-temps de nombreux frères et sœurs. Élisée est le quatrième. À Orthez, en Dordogne, Zéline la mère, avait ouvert une école dans la ferme. C’est ainsi qu’elle nourrissait sa vaste nichée. Et comme toujours en histoire, sur cette femme admirable, peu d’éléments sont disponibles, disent les spécialistes.
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Sa biographie personnelle, comme celle de toutes les femmes Reclus, n’a jamais été commise. Un boulevard pour les chercheurs d’avenir. Zéline est une intellectuelle, selon Hélène Sarrazin. Patiente, voire endurante, passionnée. Elle avait le don des lettres, et maniait une langue irréprochable. Son fils Elisée a écrit à propos de sa mère qu’il admirait, qu’elle « aimait les voyages plus qu’aucun autre », elle qui vécut confinée dans son aire familiale. Élisée lui écrivit de nombreuses missives au cours des divers épisodes lointains de son parcours. En parfaite mère de révolutionnaire, c’est Zéline qui rassembla l’argent nécessaire à la fuite de ses deux fils aînés Elie et Elisée, vers la Grande-Bretagne, au lendemain des émeutes contre le coup d’état du 2 décembre 1851. Elle leur sauva la liberté. A la fin de sa vie, Elisée trace le portrait de sa mère : « A cette époque [i.e. l’enfance], la femme du pasteur, mère d’enfants qui se succédaient rapidement, l’institutrice, ménagère, la vaillante matrone qui disputait sou à sou la vie des siens contre l’âpre destinée, cette noble jeune dame qui eût été si bien faite pour jouir de la belle existence d’un travail soutenu par le bien-être, n’avait pas même le temps de regarder, d’embrasser le enfants auxquels chacune de ses minutes était consacrée » (Elisée R. in, Vie d’Elie Reclus). Zéline enfanta quatorze enfants, tous ne vécurent pas. La sœur aînée d’Elisée, Suzanne mourut à vingt ans. Mais Loïs, Marie, Zéline, Louise, Yohanna et Noémie vécurent vieilles. Certaines de ses sœurs furent très proches de lui, leur vie durant. Proches par les courriers, par les échanges, les partages. Louise fut très impliquée. À la fin de leur vie, elle tenait encore lieu de secrétaire à son frère. Yohanna est, aux yeux du neveu Paul, la plus perméable aux idées de ses frères aînés. Loïs corrigeait tous les travaux d’Elie et traduisit pour lui de l’anglais maints documents. Les sœurs d’Elisée reçurent toutes une excellente éducation, à l’égal de ses frères. Trois d’entre elles devinrent institutrices. On les mentionne souvent comme traductrices de talent. Car les Reclus avaient aussi le don des langues. Les méandres de leur éducation religieuse, les envoyèrent en Allemagne, en Grande-- Bretagne, où tous les enfants Reclus croisèrent des Européens aux multiples idiomes, qu’ils apprirent parfaitement, filles comme garçons. On ne sait, des sœurs Reclus que ce qui se rapporte à Elisée. Cependant, l’on peut affirmer sans crainte que ces femmes furent de parfaites modernes, douées de grandes capacités intellectuelles comme leur frère. Parmi elles, trois se marièrent, et trois furent institutrices, qui en Allemagne, qui en Ecosse et qui en Irlande. Exemple parmi tant d’autres, de la place que prirent les sœurs Reclus dans l’activité de leur frère : « Le bulletin international des sociétés coopératives », du nom de l’Association, fondé en novembre 1864. Élie et Elisée font partie des fondateurs. Deux ans plus tard on retrouve deux des sœurs Reclus à la rescousse de leurs frères : Yohanna et Loïs, toutes deux actionnaires.( Cf. Max Nettlau). Il est d’usage, chez les Reclusiens patentés, de célébrer l’œuvre des frères Reclus, depuis Elie l’aîné, jusqu’à Onésime l’autre géographe loufoque, etc. Ils furent cinq frères en tout, tous célèbres. Mais les sœurs restent tapies dans l’ombre des courriers à expédier, des enfants de la tribu à élever, des textes à traduire pour l’Internationale. Quelle monotone rengaine que ces femmes obscurcies par l’éclat de leurs hommes, frères, compagnons, parents, fils… Tous les intermèdes conjugaux, les deuils, et les tournants de vie sont à la charge des sœurs. Au décès de
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la seconde épouse d’Elisée par exemple, c’est sa sœur Marie encore qui vient présider au déménagement en Suisse Tout indique que sur tous les plans, les sœurs sont intimement imbriquées dans la vie de leur frère. Élisée Reclus est né dans une famille protestante, son père est un pasteur « hors du commun » (précise Béatrice Gibelin) méticuleux, un croyant militant qui destinait ses fils au métier religieux. Ses fils ne furent pas pasteurs, ils devinrent incroyants ; Elisée entra à la franc-maçonnerie lorsqu’il fut adulte. Mais de cette éducation longuement religieuse, il conserva une culture théologique complète, une formation à l’étude et la connaissance de l’oppression exercée en France contre les Protestants, l’expérience de ce qu’est une minorité. Il ne semble pas avoir fourni de gros efforts intellectuels pour saisir la portée et le sens de l’esclavage lorsqu’il se trouva exilé une première fois en Louisiane et Nouvelle-Orléans. Son emploi de précepteur chez un riche planteur le plongea au sein des esclaves noirs et, à l’instar de Joseph Déjacque, sa position spontanément anti-esclavagiste honore la mémoire anarchiste. Mieux, il s’éprend d’une demoiselle Fortier, fille métisse du planteur. C’est son premier émoi amoureux, selon les sources connues. Élisée Reclus renonce à ce penchant par exigence morale, ne voulant pas par le mariage, devenir propriétaire d’esclaves. (Il eût pu, comme les princes bessarabes du XVIIIe siècle finissant, les émanciper aussitôt qu’acquis). Mais Elisée choisit la fuite. C’est ainsi qu’il parvient en Colombie d’où il rapporta des articles réunis en un volume ultérieurement : Voyage en Sierra Nevada (Zulma, 1991). Ses biographes n’hésitent pas à considérer que ce premier éveil amoureux inspira son choix, de nombreuses années plus tard, d’épouser Clarisse Brian, une belle femme d’origine peuhle par sa mère. « Il n’y a pas le moindre doute que son séjour en Louisiane avait formé en lui la décision d’épouser une fille de la race honnie », écrit son neveu Paul Reclus. Les portraits de Clarisse la montrent en majesté. Ce fut, ai-je lu, mariage d’amour, mais hautement négocié : Elisée présentait des exigences idéologiques : mariage sans église ni maire, mariage coutumier devant la communauté clanique comme des Tsiganes. Les fiancés coupèrent la poire en deux : il y eut maire mais point d’église. Et deux filles suivirent : Magali (1860), en l’honneur du proudhonien Frédéric Mistral, et Jeannie (1863). À la troisième grossesse, en février 1869, c’est Clarisse qui périt avec l’enfant. Élisée Reclus est en deuil. Magali part à Orthez auprès de sa tante Yohanna. Jeannie part chez sa tante Marie Grotz, à Nîmes. Élisée n’est pas encore un géographe affirmé, ni un anarchiste déclaré. Il va vers ses 40 ans. Au plan intellectuel ce sont les années d’écriture de son premier œuvre, La Terre. Et les années qualifiées par Max Nettlau d’ « années Vascœuil ’ - en l’honneur d’une demeure qui joua grand rôle dans la vie de Reclus (éditions des Lendemains qui déchantent, Marseille 2005).
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La deuxième « épouse » d’Elisée Reclus Fanny Lherminiez était institutrice en Grande-Bretagne, tout comme sa propre sœur. C’est une épouse purement coutumière : pas la moindre autorité administrative ne présida à cette union qui passe pour la plus fructueuse intellectuellement pour Elisée. On dirait aujourd’hui concubinage. Autrefois c’était « L’union libre ». Cette union semble avoir concrétisé un idéal égalitaire de pensée chez notre géographe. Fanny Lherminez est fille de proscrit à Londres, révolutionnaire elle-même. Cette liaison dura quatre ans, dont un an d’emprisonnement (4 avril 1871- 14 mars 1872) pendant la Commune. Ils vécurent ensuite à Lugano plus de deux années, achevées par la mort en couches de Fanny Lherminez en février 1874. A Lugano, la femme d’Elisée, travailleuse acharnée et intelligente lui servait de secrétaire » écrit son neveu Paul. «Ma femme bien-aimée, celle qui, pendant le siège de la Commune veilla si bien sur nos enfants, celle qui défendit si admirablement mon honneur, celle qui me faisait aimer la vie, celle dont j’étais fier parce qu’elle m’a toujours donné des conseils de courage et de droiture et parce qu’elle était la meilleure partie de mon être, cette chère femme et morte. Ma jeunesse s’est enfuie avec la compagne de ma jeunesse. » Elisée reclus signait en ce temps-là : Elisée Fanny. Troisième épouse. Le 12 octobre 1875 : il vient « d’épouser », toujours sans autre autorité que lui-même, madame Ermance Trigant-Beaumont, née Gononi. Cette union dura trente ans. Ermance géra les affaires d’Elisée sur le plan matériel, davantage qu’intellectuel, disent les auteurs autorisés, quoiqu’elle l’ait accompagné souvent en voyage. Un jour, Ermance s’éloigne, peu avant la mort d’Elisée. Florence de Brouckère la remplace. Liaison de vieillesse. C’est dans les bras de cette ultime amante qu’Elisée expira, non sans avoir ainsi soulevé, et pour la première fois de sa vie, une ardente dissension familiale parmi ses sœurs (Cf. Hélène Sarrazin). Élisée n’aime pas le célibat. La vie solitaire lui pèse. Il n’entend rien à la gestion d’une maisonnée. Ses douleurs successives sont toujours suivies promptement d’un pari sur la vie. Élisée Reclus est un bon vivant. Il ne se laisse pas piéger par « la mélancolie » comme il l’écrit lui-même, et dans le souci également de ses fillettes, choisit une vie familiale animée, avec de nombreux amis de passage, l’innombrable famille, les visiteurs professionnels qui se pressent avec le temps qui avance, enfin, les camarades politiques qui partagent ses idées. Ce qui ne signifie pas qu’Elisée Reclus s’engourdisse dans la tiédeur du cocon conjugal. Il est longtemps sur les routes pour rédiger son œuvre de Géographie universelle et beaucoup absent du domicile. Mais pour ces absences, il a organisé un point d’ancrage autour duquel il circule à sa guise. C’est le rôle des épouses. Lorsqu’il n’y en a pas, ce sont les sœurs qui assurent l’intérim. Et accessoirement s’il le faut, des amies du clan. Paul Reclus, l’auteur d’une biographie de qualité, précise que Clarisse na pas beaucoup participé aux idées politiques de son mari, bien que ce ménage fût parfait ; Fanny fut la femme des rêves d’Elisée, volontaire, besogneuse, active. Ermance n’eut point d’intimité intellectuelle avec lui, mais elle rendit possible
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concrètement trente ans de vie créative d’Elisée Reclus et autant de vie familiale. Elle était plus fortunée que lui et organisa toute la vie matérielle de la maison Reclus. La pensée d’Elisée Reclus sur le mariage est lumineusement présentée dans son célèbre discours prononcé au mariage de ses deux filles, Magali et Jeannie en 1882, que vous trouvez cité in extenso dans plusieurs ouvrages, dont notamment la revue Itinéraire. Elisée fut très ferme sur les principes quant à lui-même, très pragmatique à l’égard d’autrui. Il n’a rien d’un dogmatique. La rupture radicale avec l’ordre privé traditionnel était impérative pour lui-même. Il n’en fit pas une obligation pour ses propres filles. En quoi, je l’ai qualifié d’anti-patriarche (ouvrage collectif des Acrates, La Cuvée du centenaire). Ou si vous préférez, de libertaire. Elisée Reclus dans son rôle de père se montre très soucieux de l’éducation de ses filles de leur bien être, et de leur développement. Il écrit ces mots : « mes chères fillettes, pour lesquelles j’ai autant d’estime que d’affection » etc. Les deux qualités sont manifestes à travers ses lettres et ses agissements à l’intention de ses deux filles. Magali Régnier-Reclus, mariée, partit vivre en Algérie. Jeannie devenue madame Cuisenier –Reclus donna le jour à cinq enfants et mourut avant son père en 1898. Le chagrin total qu’Elisée en éprouva, nous est décrit par une de ses tardives amies, Clara Mesnil, publiée par Joel Cornuault dans ses Cahiers Elisée Reclus. Les amies Miss Amy Putnam, étudiante américaine sous la Commune, Madame Renard, « vieille amie de Reclus » et gouvernante à Vevey, Lily Wilmerding, Alexandra David-Neel, Clara Mesnil (cf. Cornuault, Cahier E.R.) à Bruxelles en fin de parcours, Les féministes Pas étonnant qu’Elisée Reclus ait rédigé une page de L’Homme et la Terre sur le féminisme dont il n’y ait pas à rougir : il fut ami des plus notoires féministes du temps, telles qu’ André Léo. Il la soutint même contre Bakounine lorsqu’elle se nommait madame Champseix, compagne de Benoît Malon. On voit Elisée signer un manifeste féministe et, contrairement à d’autres anarchistes, ne considérer en rien qu’il y avait là matière à dissension. En cela aussi Elisée Reclus réagit comme Joseph Déjacque et à l’esclavage des Noirs et à l’inégalité des femmes car ces deux causes furent étroitement liées, notamment aux Etats-Unis d’Amérique. En 1868, André Léo, rédige les statuts de la Société pour le droit de femmes ( ou société pour la revendication du droit de femmes) dont vous trouverez le texte intégral dans « La grève des Ovalistes » aux éditions Payot. Ce manifeste est signé de « Clarisse Reclus, 91 rue des Feuillantines », l’épouse d’Elisée. Max Nettlau précise qu’il fut également signé par Elie et son épouse Marthe-Noémie Reclus. Quelques années auparavant il avait côtoyé les féministes quarant-huitardes, telles qu’Eugénie Niboyet, et les anti-proudhonniennes Juliette Adam et Jenny d’Hericourt. Et enfin, la nièce Pauline Kergomard. « C’est en agissant sur les femmes qu’on modifie la société »… écrivit Elisée.
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Elisée Reclus, entre insurrectionnalisme et éducationnisme
Gaetano MANFREDONIA Historien Que faut-il penser de l’anarchisme de Reclus ? La réponse est loin d’être évidente. D’un côté, tous ceux qui l’ont connu s’accordent pour souligner sa grandeur d’âme ou sa droiture. Bakounine parle de lui comme d’un homme « de devoir »2. La rigueur de son travail scientifique, mais aussi l’importance de sa production militante n’a échappé à personne, ce qui fait de Reclus une des plus nobles figures du Panthéon libertaire. La réception de ses œuvres parmi les anarchistes apparaît, de ce fait, comme très largement consensuelle3. De l’autre, les écrits anarchistes de Reclus sont relativement peu nombreux surtout si on les compare à l’ensemble de sa production de géographe. Ces textes, en outre, ont été le plus souvent rédigés sous forme d’articles ou à partir de conférences données explicitement dans un but de vulgarisation plutôt que d’approfondissement des idées anarchistes. La seule exception est constituée par son livre paru fin 1897 – mais daté de 1898 –, L’Evolution, la révolution et l’idéal anarchique4, œuvre qui est elle-même la dernière mouture, revue et corrigée, d’une conférence donnée presque vingt ans plus tôt5. Une partie de son influence directe sur le mouvement anarchiste, enfin, a été sans doute surévaluée et ses conceptions mal comprises. Pendant longtemps, notamment, – et parfois encore aujourd’hui – on lui a attribué à tort la paternité de plusieurs brochures de propagande parues anonymement (Les Produits de la Terre [1885], Les Produits de l’industrie [1887], Richesse & misère [1888]) qui connurent un succès considérable6. Pour bien saisir ce qui fait la spécificité de son anarchisme, toutefois, je pense qu’il faut cesser de raisonner à partir des critères idéologiques habituels, opposant les courants communistes, syndicalistes ou individualistes. Ces lignes de clivages purement idéologiques, bien qu’utiles dans certains cas, se montrent la 2
M. Bakounine in RECLUS E., 1911, Correspondance, Paris, Schleicher Frères, tome II, p. 166. Sur la vie et les idées de Reclus la principale sources d’informations reste la biographie encore inédite en français de NETTLAU M., 1929, Eliseo Reclus. La vida de un sabio justo y rebelde, Barcelone, Ed. de La Revista blanca, tomes I et II, 294 p. et 312 p. 4 RECLUS E., 1979 [1898], L’Evolution, la révolution et l’idéal anarchique, Paris, Stock, 205 p. 5 Cf. RECLUS E., 1881, Evolution et révolution. Conférence faite à Genève le 5 mars 1880, Genève, Imp. Jurassienne, Deuxième édition revue et corrigée, 25 p. 6 A l’origine de ces brochures se trouvent une série d’articles publiés anonymement dans Le Révolté, puis La Révolte, à partir de novembre 1884 et dont l’auteur principal semble avoir été le Suisse Henri Sensine (NETTLAU M., op. cit., II, p. 109 et p. 110). Signalons que Nettlau est lui même en partie responsable de l’attribution de ces brochures à Reclus puisque il les avait mentionnées dans sa Bibliographie de l’anarchie [1897] comme ayant été écrites par Elisée « en collaboration avec un anonyme » ( rééd. 1978, Genève, Mégariotis Reprints, p. 70). 3
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plupart du temps totalement incapables de saisir l’originalité première des activités militantes des libertaires toutes tendances confondues. Rien de plus stérile, par exemple, que de vouloir à tout prix interpréter la pensée de Reclus comme celle d’un « individualiste » qui s’ignorait ou, à l’inverse, de ne voir en lui que le « communiste révolutionnaire » de la fin de sa vie. Une telle approche classificatoire ne peut que conduire à mutiler la pensée de l’auteur. Afin de surmonter ces types d’écueils, je me propose d’utiliser ici une nouvelle typologie de l’anarchisme établie à partir de l’étude des pratiques militantes. En s’interrogeant en priorité sur le sens que les libertaires attribuent à leurs activités, il est possible de montrer l’existence idéal-typique de trois manières différentes d’envisager le changement social – insurrectionnelle, syndicaliste et éducationniste-réalisatrice – qui ne recoupent que partiellement les tendances et les courants idéologiques habituels. Le premier type idéal de l’action anarchiste est celui de l’insurrectionnel. Ce qui le caractérise c’est l’importante qu’il accorde à la rupture révolutionnaire considérée comme le point de départ véritable et la condition préalable incontournable à toute transformation radicale de la société. Chez l’insurrectionnel, toutes les activités militantes sont subordonnées à cet objectif stratégique fondamental, ce qui le porte à justifier à l’avance l’utilisation de moyens violents ou à prendre le risque de déclencher une guerre civile. Pour le type idéal syndicaliste, le trait fondamental c’est la valorisation de l’action autonome de classe des travailleurs. Le syndicaliste justifie lui aussi l’utilisation de moyens violents mais la rupture révolutionnaire n’est plus considérée comme le point de départ exclusif du changement. Ce qui compte avant tout c’est l’organisation autonome des travailleurs en tant que travailleurs. Ce type de militant n’est pas non plus un adapte de la table rase car il estime que les éléments de la société future sont déjà présents dans la société actuelle. Tel est le cas, notamment, des organisations syndicales qui, aujourd’hui instrument de défense et de lutte, sont destinées à fournir, demain, les cadres de la future société régénérée. L’éducationniste-réalisateur, enfin, récuse l’utilisation de moyens violents pour amener les changements souhaités. S’il est prêt à utiliser la violence comme moyen de défense, il ne croit nullement que la rupture révolutionnaire, même si provoquée par des anarchistes, peut faire avancer la cause de l’émancipation de l’humanité. Convaincu qu’une société est le reflet des individus qui la composent, il vise avant tout à la formation d’individus conscients agissant conformément à leurs principes éthiques. Ce type de militant est également un réalisateur. Il pense que l’avenir se prépare en développant et en généralisant au sein de la société actuelle des expériences de vie alternative ou des nouvelles manières de produire et de consommer ensemble. Sa vision du changement social est donc graduéliste. Or, si l’on étudie à partir de cette typologie idéal-typique les activités militantes de Reclus, il apparaît clairement : d’une part, que l’idée qu’il pouvait se faire du changement social anarchiste n’a pas toujours été la même ; d’autre part, que c’est seulement après la saignée de la Commune de Paris que Reclus abandonne définitivement ses espoirs réalisateurs qu’il avait globalement partagé jusque-là avec son frère Elie, pour adopter le point de vue insurrectionnel cher à Bakounine auquel il restera attaché jusqu’à sa mort, en dépit d’un infléchissement certain de sa pensée
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à la fin de sa vie. C’est ce que je vais essayer de présenter brièvement dans les pages suivantes. Le lent mûrissement des conceptions anarchistes de Reclus avant la Commune de Paris Presque tous ceux qui se sont penchés sur l’étude de la pensée sociale de Reclus se sont posés la question de savoir à partir de quand date son évolution véritable vers l’anarchie. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y a nullement un consensus là-dessus. Les références religieuses contenues dans sa première déclaration de foi anarchiste connue, Développement de la liberté dans le monde (Montauban, 1851)7, ont soulevé et continuent à soulever plus d’une interrogation. Et pourtant, quitte à donner de l’anarchisme une définition excessivement restrictive, au non de quoi on pourrait bien contester le caractère libertaire des propos qui y sont exprimés ? Sur ce point, je pense, on ne peut que suivre l’avis de Max Nettlau pour qui, dès cette époque, en dépit de ses références à la République chrétienne, Reclus aboutit à un idéal de société antiautoritaire au sein de laquelle toute forme de hiérarchie aurait disparu8. Comme le précisait Reclus dans ce texte : « Notre destinée, c’est d’arriver à cet état de perfection idéale où les nations n’auront plus besoin d’être sous la tutelle ou d’un gouvernement ou d’une autre nation ; c’est l’absence de gouvernement, c’est l’anarchie, la plus haute expression de l’ordre9. » Il est bon de rappeler que cette déclaration d’anarchisme n’a rien d’exceptionnel pour l’époque et que des propos similaires avaient déjà été exprimés en France, presque mot par mot, par d’autres auteurs libertaires10. Si toutefois on se penche sur l’idée que le jeune Reclus pouvait se faire des moyens nécessaires à la réalisation de son idéal de société, force est de constater que ses positions étaient, à ce moment-là, fort éloignées, voire opposées, tant aux projets réalisateurs de Proudhon, favorable à l’organisation du crédit, qu’à celles d’Anselme Bellegarrigue. Ce dernier, notamment, dans sa brochure, Au fait, Au fait ! !11 ainsi que dans L’Anarchie journal de l’ordre, se prononçait explicitement contre l’idée que pour faire la révolution il soit nécessaire d’utiliser des moyens insurrectionnels, ce qui le portait à préconiser non pas la lutte des classes mais l’existence d’une solidarité
7 Ce texte a été publié pour la première fois dans Le Libertaire de Paris : 28 août 1925, 4 septembre 1925, 10 septembre 1925, 25 septembre 1925 et 2 octobre 1925. 8 Cf. NETTLAU M., op. cit, I, p. 67 et p. 87. 9 Cité par RECLUS P., 1964, « Biographie d’Elisée Reclus » in Les Frères Elie et Elisée Reclus ou du Protestantisme à l’Anarchisme, Paris, Les Amis d’Elisée Reclus, p. 53. 10 L’Idée d’associer l’anarchie à l’ordre avait déjà été exprimée par Proudhon en mars 1848 dans Solution du problème social (rééd. 1868, Œuvres complètes de P.-J. Proudhon, Paris, A. Lacroix, tome VI, p. 87) ainsi que par A. Bellegarrigue dans son périodique L’Anarchie journal de l’ordre, Paris, n° 1, avril 1850 et n° 2, mai 1850. Pour Nettlau, toutefois, il n’est pas possible d’affirmer l’existence d’une influence directe de ces auteurs sur le jeune Reclus. Il penche plutôt pour l’hypothèse d’un développement autonome de sa pensée vers l’anarchie. Il écrit à ce propos que Reclus tout comme Bakounine fut un « anarchiste spontané » (op. cit, I, p. 87). 11 BELLEGARRIGUE A., 1848, Au fait, Au fait ! ! Interprétation de l’idée démocratique, Paris-Toulouse, 84 p.
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d’intérêts entre les possesseurs du capital et les travailleurs12. Or, là où Proudhon et Bellegarrigue cherchent coûte que coûte à éviter le déclenchement d’une guerre civile, le jeune Reclus affirme au contraire que tout progrès est « une douleur » et qu’il s’accompagne « fatalement d’une Révolution » qui ne peut que faire couler le sang. « […] Chaque vérité qui s’affirme coûte du sang et des larmes. Le christianisme, la bourgeoisie, la réforme religieuse posent leurs pieds dans le sang et nous voyons qu’il en est de même pour la République. La démocratie pacifique est une utopie », affirme-t-il13. Dans ce manuscrit, en outre, il se laisse aller, dans la plus pure tradition chiliaste, à des appels enflammés en faveur de la révolution violente et purificatrice pour ouvrir la voie à l’avenir radieux de l’humanité. Les hymnes à l’amour en l’honneur de Dieu y font bon ménage avec la justification à l’avance du sang versé des futures victimes : « Faut-il donc craindre ces Révolutions qui soulèvent les peuples contre les peuples et qui souvent balaient les hommes comme par un jour d’ouragan. Non, si le salut de l’humanité est à ce prix, je les invoque, je les demande à grands cris : choisissez vos victimes, moissonnez à droite et à gauche des moissons de cadavres, pourvu que nos descendants soient heureux ! Si la barque où nous sommes ne peut aborder qu’allégé de quelques matelots, eh bien ! qu’on nous jette à la mer et que plus tard dans une chanson joyeuse on parle des hommes de cœur qui périrent dans les flots. Que nous importe vos clameurs, petits hommes que le soleil aveugle et qui l’insultez pour vous en venger. Un jour viendra où nous vous dirons : Rentrez dans la poussière et vous rentrerez dans la poussière et l’on se demandera si vous n’avez été qu’un rêve14. » Aucune des images fortes du messianisme révolutionnaire ne manque dans ce texte. L’idée du changement social qui y transparaît n’a, en tout cas, que peu de rapports avec la vision éducationniste-réalisatrice alors dominante tant en Europe qu’aux Etats-Unis parmi la première génération de militants anarchistes. Reclus, pourtant, n’est pas le seul anarchiste de l’époque à manifester des penchants chiliastes prononcés. Penchants qu’il est possible de retrouver exprimés avec encore plus de force sous la plume d’un autre déçu des révolutions des années 1848-1849 : Ernest Cœurderoy15. Contrairement à ce dernier, toutefois, Reclus ne semble pas avoir persévéré sur cette voie et, en se débarrassant de ses attaches religieuses, il abandonne en même temps toute référence à une vision chiliaste quelconque du changement social. Certes, même par la suite, il ne quittera jamais l’espoir de pouvoir renverser par la force le régime impérial et d’instaurer la République sociale au moyen d’une révolution radicale16. Après son retour en France, on le voit s’enthousiasmer pour les grandes causes libérales et démocratiques de l’époque, la lutte contre l’esclavage aux Etats-Unis ou l’indépendance de l’Italie. L’annonce de la reddition des
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Cf. « La Révolution », L’Anarchie journal de l’ordre, n° 2, p. 41-46. RECLUS E., 1925, « Le Développement… », Le Libertaire, 28 août 1925. 14 Art. cit., Le Libertaire, 2 octobre 1925. 15 Cf. CŒURDEROY E., 1977 [1854], Hurrah ! ! ! ou la révolution par les cosaques, Paris, Plasma. 16 Il est bon de rappeler que ce sont les armes à la main que Elisée et Elie voulurent s’opposer au coup d’Etat de Louis Bonaparte (cf. RECLUS P., « Biographie… » in Les Frères…, op. cit., p. 22-23). 13
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confédérés le plonge dans un « mélange de joie profonde et de stupeur »17. L’expédition de Garibaldi le met en transe au point d’écrire : « La délivrance de la Sicile me semble un fait plus important que la délivrance de Jérusalem18. » Son insurrectionnalisme, pourtant, semble désormais s’arrêter à la lutte contre les tyrans ou au renversement du régime impérial honni grâce à une révolution politique qui aurait associé bourgeoisie et prolétariat. Quant aux moyens à mettre en œuvre pour engager l’humanité sur la voie de son affranchissement intégral, ses préoccupations ne détonnent plus guère par rapport à celles des autres socialistes réalisateurs de son temps. Certes, en l’absence de déclarations publiques explicites, il est difficile de se prononcer exactement sur la nature de son anarchisme au cours de ces années qui mériterait des plus amples approfondissements19. Les traces laissées dans sa Correspondance, le réseau de ses relations ainsi que l’aide qu’il apporte aux projets réformateurs d’Elie, toutefois, nous fournissent un faisceau d’indices suffisamment concordants pour pouvoir affirmer que, jusqu’aux années 1867-1868 au moins, ses conceptions restent globalement assez proches de la vision éducationniste-réalisatrice alors dominante d’après laquelle il était possible de résoudre pacifiquement la question sociale sans recourir à la guerre civile ou aiguiser les conflits de classes. Après la libéralisation du Second Empire, on va assister en France au réveil du mouvement ouvrier ce qui va se traduire, dans un premier temps, par un retour en force des idées associationnistes et des activités coopératives envisagées comme le moyen le plus efficace pour émanciper le travail du joug du capital. Des fouriéristes réalisateurs, des communistes assagis, des mutuellistes proudhoniens modérés, des disciples de Louis Blanc et de Buchez, vont se réunir au cours de l’année 1863 autour de l’ex-cabétiste Béluze pour promouvoir la constitution du Crédit au travail. Le but de cette institution de crédit était de favoriser la formation d’associations coopératives de production et de consommation qui étaient censées rendre possible le transfert du capital des mains de la bourgeoisie à celles des travailleurs et assurer ainsi leur émancipation, graduellement et pacifiquement, sans besoin d’adopter des mesures d’expropriation20. En novembre 1864, une coopérative vit le jour dont le but était la création du périodique L’Association, destiné à défendre les idées coopératives. Elisée Reclus sera, dans un premier temps, le secrétaire du conseil de surveillance de ce journal, tandis qu’Elie en deviendra quelque temps après le gérant21. Les espoirs qu’Elie va placer dans ces initiatives furent énormes. Lecteur
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RECLUS E., 1911, « A Elie Reclus, sd, [mars ou avril 1865] », Correspondance, Paris, Schleicher frères, tome I, p. 244. 18 RECLUS E., 1925, « A Mmes Elie et Elisée Reclus, 12 ou 13 août 1860 », Correspondance, Paris, A. Costes, tome III, p. 21. 19 Paul Reclus affirme qu’Elie lui avait dit que son frère et lui même « avaient fréquenté les groupes blanquistes vers 1860 ». Paul était porté à croire aussi que les deux frères « faisaient partie d’un groupe révolutionnaire clandestin » (RECLUS P., « Souvenirs personnels sur Elie et Elisée Reclus » in Les Frères…, op. cit., p. 189). 20 Sur la signification et la portée du mouvement associationniste de ces années : GAUMONT J., 1924, Histoire générale de la coopération en France, Paris, Fédération nationale des coopératives de consommation, tome I, p. 458-484. 21 Ibid., p. 474-480.
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passionné de Fourier, il s’était intéressé très tôt aux tentatives de réalisations phalanstériennes de l’école sociétaire22. Rétrospectivement, on ne peut qu’être étonnés par la portée radicale accordée à ces pratiques mais cela ne doit pas occulter l’essentiel, c’est-à-dire la large diffusion à ce moment là des thèses associationnistes (ou coopératives). Celles-ci trouvent un écho des plus favorables y compris au sein de la toute jeune Association internationale des travailleurs comme l’attestent non seulement les déclarations qu’il est possible de glaner lors de ses premiers congrès mais également les activités coopératives développées par des militants comme Eugène Varlin23. Certes, Elisée ne semble pas avoir partagé entièrement les immenses espoirs d’Elie et rien ne permet d’affirmer qu’il y avait alors identité totale de vues entre les deux frères. Elisée ne s’estimait pas moins partie prenante des activités de son frère, comme l’atteste amplement sa correspondance des années 1865-1868 où on le voit se démener pour trouver des souscripteurs pour le Crédit au travail ou point de faire carrément du démarchage direct auprès de ses connaissances24. Il est possible, à cet égard, de mentionner une lettre d’Elisée, datée du 2 mars 1868 et parue dans le journal La Coopération – la publication qui avait pris la suite de L’Association – dans laquelle il défend la portée radicale du mouvement coopératif qu’il rattache explicitement à la tradition socialiste des Owen et des Fourier25. Ce qui est certain, c’est que lui et son frère croient encore, à ce moment là, dans la possibilité de pouvoir concilier les intérêts de la bourgeoisie progressiste avec ceux du prolétariat. Et c’est justement ce que leur reprochera Bakounine qui, encore au lendemain de la Commune, pourra écrire à leur sujet : « Unis dans les principes, nous nous sommes séparés très souvent, presque toujours, sur la question de la réalisation des principes26. » Je pense, toutefois, que l’on aurait tort de prendre les affirmations du Russe au pied de la lettre car les désaccords publics auxquels il fait allusion dans ce texte ne datent véritablement que de la fin de l’année 1868 et du début de l’année 1869, c’est à dire bien après l’adhésion des deux frères Reclus à l’organisation secrète de Bakounine – connue habituellement sous le nom de Fraternité internationale – qu’il est possible de dater vraisemblablement de l’automne 1864. Il ne faut perdre de vue, à cet égard, que si Elisée Reclus n’a pas toujours été « reclusien », Bakounine non plus n’a pas toujours été « bakouninien ». Lorsque ce dernier se tourne véritablement vers l’anarchisme, après l’échec de la révolution polonaise de 1863, ses idées sont loin d’être arrêtées. Dans les textes qu’il rédige en septembre-octobre 1864 en vue de la constitution d’une Société internationale secrète de la révolution ainsi que dans le programme de son 22
Cf. RECLUS E., « Vie d’Elie Reclus » in Les Frères…, op. cit., p. 178. Cf. le chapitre « La voie coopératiste » in CORDILLOT M., 1991, Eugène Varlin, chronique d’un espoir assassiné, Paris, Les Editions ouvrières, p. 43-54. Sur les activités coopératives de Varlin, voir aussi : GAUMONT J., op. cit., I, p. 544-545. 24 Cf. par exemple les lettres adressées en 1865 à Elie et à sa femme par Elisée in Correspondance, I, op. cit. , p. 248-254 et p. 259. 25 RECLUS E., 1868, « Socialisme et coopération », La Coopération, n° 14, 8 mars 1868. 26 M. Bakounine in RECLUS E., Correspondance, II, op. cit, p. 166-167. Cette citation est tirée d’un manuscrit de Bakounine, d’août-octobre 1871, publié sous le titre [La Théologie politique de Mazzini. Deuxième partie. Fragments et variantes ] in BAKOUNINE M., 1973, Œuvres complètes, Paris, éd. Champ libre, vol. 1, p. 245.
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projet de Société internationale secrète de l’émancipation de l’humanité – première moutures de la Fraternité –, l’objectif insurrectionnel, visant à « rallier les éléments révolutionnaires de tous les pays pour en former une alliance vraiment sainte de la liberté contre la sainte alliance de toutes les tyrannies en Europe » 27, s’accompagne de l’éloge du principe d’association comme moyen pour affranchir le travail du capital28. Loin de rejeter en bloc la bourgeoisie, Bakounine n’a à ce moment là que des éloges vis-à-vis de la petite fraction progressiste de celle-ci qu’il appelle « la minorité libérale des classes civilisées » à qui doit revenir « de droit » la direction du changement social radical. Et c’est cette « infime minorité » d’hommes intelligents et sincères de tous les pays qu’il espère rallier à sa cause en les poussant à adhérer à son organisation secrète à laquelle il attribue un rôle déterminant dans le déclenchement de la révolution sociale. « […] Au-dessus de tout cela – écrit-il – il y a enfin la toute infime minorité des hommes intelligents, sincères, passionnément dévoués à la cause de l’humanité, se dévouant à elle jusqu’à la mort et ne comprenant pas de plus grand bonheur que celui de la servir, petite église invisible qui de tout temps a seule entraîné l’humaine société en avant. Voilà les hommes qui doivent se chercher et qui seuls peuvent former entre eux une alliance sérieuse et réelle29. » Comment douter que les frères Reclus n’aient pu se reconnaître dans ce portrait flatteur de l’élite bourgeoise ? L’action de la « petite église invisible » dont il est question ressemble trop, en tout cas, à l’idée qu’ils se faisaient alors de la minorité active pour exclure cette éventualité. Dès lors, on comprend mieux la facilité apparente avec laquelle, lors de son passage éclair à Paris en novembre 1864, Bakounine semble avoir réussi à enrôler Elisée et Elie dans son organisation30. Ce qui est certain, c’est que les idées anarchistes de Bakounine à ce moment crucial de son évolution pouvaient parfaitement convenir tant à l’état d’esprit qu’aux convictions profondes des deux frères. Le révolutionnaire russe lors de son séjour en Italie, ne tardera pas à radicaliser ses positions dans un sens de plus en plus insurrectionnel et syndicaliste. Le Catéchisme révolutionnaire du printemps 1866 l’atteste déjà amplement. Mais c’est seulement en septembre 1868, après la décision prise par la minorité socialiste de quitter le congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, que Bakounine s’engage véritablement dans une nouvelle voie en constituant l’Alliance de la démocratie socialiste et en demandant son adhésion à l’Association internationale des travailleurs. A partir de ce moment, il va faire siennes les conceptions de l’Internationale sur la nécessité de mener une action autonome de classe. Il se fera le défenseur le plus acharné de la nécessité des grèves et de l’action corporative en vue d’amener à la formation d’une conscience de classe chez les travailleurs, ce qui impliquait le rejet radical de toute politique de collaboration de classe même ponctuelle avec la bourgeoisie progressiste pour combattre la réaction. Mieux, la nécessité d’une révolution violente pour venir à bout de la résistance bourgeoisie 27
BAKOUNINE M., 1972 [1864], Société internationale secrète [de] l’émancipation de l’humanité, publié avec le titre Programme de libération, Toulouse, Ed. Espoir, p. 9. 28 Ibid., p. 48. 29 Ibid., p. 17. 30 Dans sa biographie d’Elisée, Nettlau avance l’hypothèse que Bakounine avait rencontré Elie dès 1862 (op. cit., I, p. 191).
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n’est plus niée, ce qui le porte à polémiquer âprement avec les tenants des solutions réalisatrices, graduelles et pacifiques, qu’il taxe d’« endormeurs » et qu’il associe désormais au « socialisme bourgeois »31. Face à cette rapide et indiscutable radicalisation de Bakounine, les deux frères ne réagiront pas tout à fait de la même manière. Tandis qu’Elie vécu le naufrage de l’expérience du Crédit au travail comme un cuisant échec personnel dont il ne se révélera jamais véritablement, le cas d’Elisée paraît, en revanche, plus nuancé. Dans un premier temps, il accepte de suivre le Russe dans sa politique d’entrisme au sein de la Ligue de la Paix et de la Liberté. Lors du congrès de Berne de septembre 1868, il prend la parole lors des débats sur la question du fédéralisme. Dans ce discours, qui est considéré comme sa première prise de position publique anarchiste, Reclus développait une critique des Etats nationaux ainsi que des frontières naturelles32. Elisée fait partie également des signataires de la motion de la minorité socialiste qui, en signe de protestation, quitte le congrès pour donner naissance à l’Alliance de la démocratie socialiste33, organisation qui demanda à adhérer à l’A.I.T. Dans les lettres rédigées au cours de ces mois et reproduites dans sa Correspondance, en outre, on trouve un ton de plus en plus critique vis-à-vis de la bourgeoisie républicaine, même avancée, ce qui pourrait laisser croire qu’Elisée était en train de suivre une évolution comparable à celle de Bakounine dès cette époque. Les événements ultérieurs prouveront que le chemin à parcourir était encore fort long. Profitant de la situation révolutionnaire qui s’était venue à créer en Espagne après le soulèvement militaire de septembre 1868, Bakounine avait décidé d’envoyer sur place un membre de la Fraternité, l’Italien Fanelli, dans le but de prendre contact avec les éléments socialistes révolutionnaire et faire de la propagande en faveur de l’Internationale34. Au même moment, deux autres membres de l’organisation secrète de Bakounine, Elie Reclus et Aristide Rey, se rendirent également sur place mais à titre personnel. Or tandis que Fanelli œuvra très efficacement en vue de détourner de l’action politique à finalité républicaine les militants ouvriers avec qui il rentra en contact – ce qui rendit possible la création d’une fédération espagnole de l’A.I.T. aux objectifs explicitement bakouniniens –, tel ne semble pas avoir été le cas des deux autres « frères internationaux ». Elie, en outre, reprochera à Fanelli de s’être comporté d’une manière déloyale car il aurait profité des contacts fournis par ses amis républicains espagnols pour diffuser auprès des ouvriers des thèses qui leur étaient opposées35. Après ces accidents, une réunion de la Fraternité eut lieu à Genève, fin janvier 1869 au cours de laquelle des graves différents surgirent entre ses membres, ce qui conduisit à la dissolution officielle de l’organisation secrète. Dans la circulaire annonçant cette décision, rédigée probablement par Bakounine lui-même, les motifs politiques des désaccords avec 31
Cf. la série d’articles parus dans L’Egalité de Genève entre avril et août 1869 et publiés notamment in BAKOUNINE M., Le Socialisme libertaire, Paris, éd. Denoël, 1973. Des extraits de ce discours ont été reproduits par Nettlau (op. cit, I, p. 205-210). 33 Cf. GUILLAUME J., 1985 [1905-1910], L’Internationale. Documents et souvenirs, Paris, Ed. Champ libre, vol. 1, tome I, p. 75-76. 34 NETTLAU M., 1969, La Première Internationale en Espagne (1868-1888), Dordrecht, D. Reidel, p.56. 35 NETTLAU M., op. cit., I, p. 227. 32
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Elie y étaient clairement indiqués : « Quelques-uns des nôtres sont allés en Espagne, et, au lieu de s’attacher à grouper les éléments socialistes qui, nous en avons la preuve matérielle, sont déjà assez nombreux et même assez développés dans les villes comme dans les campagnes de ce pays, ils ont fait beaucoup de radicalisme et un peu de socialisme bourgeois… Ces frères, oublieux du but qu’ils poursuivaient ou qu’ils étaient censés poursuivre, ont embrassé la cause de ce pauvre républicanisme bourgeois […]. Ces faits seuls suffiraient pour démontrer le peu de sérieux de notre organisation fraternelle […] ; le secret de nos affaires a été livré à des étrangers […]. C’est principalement pour ces motifs que notre Fraternité a dû être dissoute […]36. » Quelle a été exactement l’attitude d’Elisée face à ce différend ? Etait-il entièrement en accord avec les choix politiques de son frère ou simplement solidaire de sa conception très stricte du « code de l’honneur militant » ? Dans l’état actuel de la documentation il est impossible de pouvoir trancher37. Ce qui est certain, c’est qu’Elisée n’hésita pas à prendre la plume pour défendre Elie accusé, dans un article de L’Egalité du 20 février 1869, le périodique porte-parole des internationalistes de la Suisse romande38. Un autre incident contribua à rendre la rupture définitive. Une des amies des frères Reclus, l’écrivaine André Léo, dans une lettre datée du 2 mars 1869 et publiée par L’Egalité du 13 mars 1869, en même temps qu’elle annonçait sa collaboration à ce périodique, tenait à marquer ses distances vis-à-vis des moyens radicaux préconisés par les internationalistes genevois pour émanciper le prolétariat39. Cette déclaration suscita immédiatement la réaction des rédacteurs du journal à commencer par Bakounine qui, d’après James Guillaume, serait l’auteur d’une mise au point où l’on dénonçait avec force les propos d’André Léo, coupables d’être empreints d’un « esprit de conciliation » vis-à-vis de la bourgeoisie. Suite à cette attaque, quatre des amis d’André Léo, dont Elie Reclus, envoyèrent une lettre de protestation que la rédaction refusa d’insérer avec comme seul commentaire : « En présence de la coalition des patrons qui menace de nous affamer, nous avons autre chose à dire et à faire qu’à polémiser contre le socialisme bourgeois40. » Une dernière note parue dans le numéro du 10 avril, enfin, annonçait laconiquement qu’André Léo cessait sa collaboration à L’Egalité41. Le tournant insurrectionnel Le divorce entre les Reclus et leurs amis démocrates d’un côté et Bakounine et les internationalistes anti-autoritaires de l’autre venait d’être 36
Cité par GUILLAUME J., L’Internationale…, op. cit., vol. 1, tome I, p. 131. Sur ce point il est possible de consulter les citations de Nettlau reproduites par Heiner Becker dans l’article suivant : BECKER H., 1998, « Les Frères Reclus et Bakounine », Itinéraire, Chelles, n° 14-15, p. 66-68. 38 Cf. les lettres d’Elisée Reclus du 21 février 1869 in L’Egalité du 27 février 1869 et du 10 mars 1869 in L’Egalité du 20 mars 1869. Ces lettres ont été reproduites par James Guillaume in BAKOUNINE M., Œuvres, Paris, Stock, tome V, 1911, p. 23-24. 39 Ibid., p. 27. 40 L’Egalité, 27 mars 1869, ibid., p. 34-35. 41 Ibid., p. 35. 37
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consommé42. En fait, il faudra attendre la saignée de la Commune et la brutale répression qui s’en suivit pour voir Elisée abandonner les dernières illusions qu’il pouvait encore nourrir vis-à-vis de la bourgeoisie progressiste et des méthodes réalisatrices. La férocité extrême dont la bourgeoisie bien pensante pourra faire preuve au cours de ces journées de révolte populaire le marquera à jamais. Comme il le souligna dans sa lettre à Bakounine du 8 février 1875, l’écrasement de la Commune et la répression qui s’en était suivie avaient permis le triomphe de la bourgeoisie en tant que classe et par-là même simplifié la question des relations entre capital et travail43. Installé en Suisse à partir de mars 1872, Reclus adhéra par la suite à l’A.I.T. anti-autoritaire et il rencontra à nouveau Bakounine avec qui il échangea des lettres amicales mais sans pour autant participer à la nouvelle mouture de la Fraternité internationale que le Russe avait réactivée à l’occasion du congrès de Saint-Imier de septembre 1872. « […] Je suis toujours ton ami sincère et ton frère indépendant » peut-on lire très explicitement dans sa lettre à Bakounine déjà mentionnée44. Malgré ces réserves, la radicalisation de Reclus paraît indéniable. Tout en affirmant ne plus croire « à la fatalité du progrès »45, il accepte de s’engager de plus en plus directement au sein de l’A.I.T. Contrairement à Guillaume et d’autres antiautoritaires, toutefois, il pense qu’il n’est plus suffisant de poursuivre à l’identique les activités de l’A.I.T. d’avant la Commune. Après avoir débarrassé cette organisation de la mainmise marxiste, il fallait préciser et élargir la signification de son combat dans un sens explicitement anarchiste. L’acceptation de ce point de vue par un nombre croissant d’anti-autoritaires contribua fortement, en l’espace de quelques années, à la formation d’un mouvement anarchiste spécifique, séparé et distinct des autres composantes du mouvement ouvrier. Mais surtout, ce qui frappe le plus dans les prises de positions de Reclus à partir de ce moment, c’est son adhésion passionnée à la vision insurrectionnelle du changement social. Vision qui rompait tout autant avec les tendances éducationnistes-réalisatrices – dont lui et son frère avaient pu se bercer un moment – qu’avec les conceptions syndicalistes qui avaient été élaborées progressivement au sein de l’A.I.T. entre 1864 et 1869 et défendues avec acharnement par Bakounine d’abord puis par Guillaume. Dans un article resté célèbre, publié en janvier 1878, « L’Evolution légale et l’anarchie », ces nouvelles conceptions se trouvent clairement affirmées. Après avoir justifié l’utilisation du mot « anarchiste » et « anarchie » pour désigner tant les hommes que le but émancipateur poursuivi par les socialistes révolutionnaires véritables, il se livrait à 42
Dans une lettre non datée qu’Elisée adressera à André Léo, après avoir fait état de son étonnement à propos des raisons de la brouille avec la rédaction de L’Egalité, il ne terminait pas moins en se démarquant des conceptions violentes de la révolution devenues désormais dominantes au sein du mouvement ouvrier : « De plus en plus, je comprends que les luttes sanglantes, dites révolutions, font de tristes épisodes et que la véritable révolution, celle qui s’accomplit dans les idées, est essentiellement pacifique. » Fonds Descaves, Dossier n° 611, IIHS Amsterdam. Des extraits de cette lettre ainsi que de nombreuses informations sur les relations entre les Reclus et André Léo ont été publiés dans l’ouvrage suivant : DALOTEL A., 2004, André Léo (1824-1900). La Junon de la Commune, Chauvigny (Vienne), Association des Publications Chauvinoises, 199 p. 43 RECLUS E., Correspondance, II, op. cit., p. 169. 44 Ibid., p. 168. 45 RECLUS E., « Lettre à Bakounine du 17 avril 1875 », ibid., p. 170.
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une critique en règle des illusions des réalisateurs qui pensaient pouvoir vaincre le capital par l’utilisation de moyens pacifiques et légaux, graduellement, à partir de la multiplication d’association de production et de consommation. « La Société est un ensemble que nous ne réussirons point à changer en la reprenant ainsi en sous-œuvre par un de ses plus minces détails. Ne pas toucher au capital, laisser intacts tous ces privilèges à l’infini qui constituent l’Etat, et nous imaginer que nous pourrons enter sur tout cet organisme fatal un organisme nouveau, autant voudrait espérer qu’il nous sera possible de faire germer une rose sur une euphorbe empoisonnée46. » Quant aux illusions passées de pouvoir s’allier avec les fractions progressistes de la bourgeoisie, il n’en est plus question du tout. A ceux qui pensaient encore possible « d’arriver à la rénovation générale de la société avec l’aide de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie » y compris de celle « dont les intérêts immédiats seraient les mêmes que ceux des ouvriers », il répondra qu’il s’agissait là d’une « illusion grave »47. Toutes les activités militantes se trouvent ainsi subordonnées à la poursuite d’un seul objectif, celui de la « révolution définitive » qui devait permettre l’événement de cette société anarchiste dont il avait affirmé la nécessité dès le manuscrit de Montauban. Il serait possible de multiplier à dessein les citations de Reclus venant corroborer sans le moindre doute possible l’ampleur de son tournant insurrectionnel. Bornons-nous à signaler sur la question de l’utilisation de la violence ses déclarations sans ambiguïté aucune contenues dans un autre de ses textes, Pourquoi sommes-nous anarchistes ?, où il affirme : « Jamais aucun progrès soit partiel, soit général ne s’est accompli par simple évolution pacifique […]48. » Dans sa Correspondance, s’il se refuse à donner des conseils sur la manière de procéder pour amener les changements radicaux souhaités, il n’estime pas moins légitime l’utilisation de moyens violents ou illégaux de la part des opprimés49. Même sur la question épineuse du vol ou de la pratique de « l’estampage » comme moyens de lutte, il refusa de condamner les propos apologétiques tenus par son neveu Paul dans La Révolte50. De même, tout en estimant que les méthodes terroristes ne convenaient pas aux anarchistes, il trouvait tout à fait normal que certains puissent utiliser les bombes pour frapper51. Devant la répression qui s’abat sur les compagnons, Reclus ne tarda pas à mettre de côté les réserves qu’il avait formulées dans un premier temps sur l’opportunité des attentats pour faire l’éloge de la personnalité de Ravachol52. D’une manière générale, l’attitude assumée par Reclus face aux dérives terroristes de la propagande par le fait ne détonne guère par rapport à celle de bien d’autres leaders du mouvement anarchistes de l’époque qui, tout en jugeant politiquement néfaste à la cause libertaire l’utilisation de tels moyens, n’estimaient pas moins ces gestes légitimes. La position de Reclus apparaît de ce fait très en de ça
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RECLUS E., « L’Evolution légale et l’anarchie », Le Travailleur, Genève, n°1, janvier 1878, p. 9. Ibid., p. 10. 48 RECLUS E., 1886, « Pourquoi sommes-nous anarchistes ? », La Tribune des peuples, Paris, mai 1886, reproduit dans le numéro spécial de la revue Itinéraire consacré à Elisée Reclus (op. cit., p. 74). 49 RECLUS E., « A Paul Régnier, 1er décembre 1892 », Correspondance, III, op. cit., p. 132. 50 RECLUS E., « A Jean Grave, 29 novembre 1891 », ibid., p. 97. 51 RECLUS E., « A Henri Roorda van Eysinga, 25 mars 1892 », ibid., p. 108. 52 RECLUS E., « Au journal Sempre avanti de Livourne, 28 juin 1892 », ibid., p. 120. 47
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du rejet sans concession des pratiques ravacholistes auquel se livra Malatesta dans L’Endehors53. Tout comme les autres anarchistes insurrectionnels, enfin, Reclus est convaincu du caractère inéluctable de la révolution sociale, de l’explosion finale rendant possible la création d’un ordre social nouveau. Il ne faut pas perdre de vue que le texte initial de sa célèbre conférence de 1880, Evolution et révolution, n’avait d’autre but que de montrer comment l’évolution sociale, préalable nécessaire à toute transformation radicale de la société, s’était déjà largement produite. Voilà pourquoi la révolution sociale ne devait pas être envisagée simplement comme quelque chose de nécessaire mais également d’inévitable. Dès 1878, dans son article, « L’Evolution légale et l’anarchie », cette idée, dont il ne se départira plus jamais, y était clairement exposée. Encore plus explicitement dans Evolution et révolution, il affirme que l’évolution qui était en train de s’accomplir dans « l’esprit des travailleurs, c’est-àdire, du grand nombre » devait amener « forcément » une révolution54. La révolution devant se faire « en raison même du travail intérieur des esprits »55. Parmi les exemples donnés pour montrer que la manière de penser des individus s’était modifiée depuis le milieu du siècle, Reclus mentionne « la diminution du respect », les progrès de l’instruction « qui se répand et qui donne à tous la même conception des choses », l’affaiblissement de la religion qui « lézardée de tous les côtés » ne pouvait manquer « d’être renversée tôt ou tard »56. Tout cela lui permettait de conclure : « A la grande évolution qui s’accomplit maintenant succèdera la grande révolution depuis si longtemps attendue57. » Dans la sixième édition d’Evolution et révolution – publiée en 1891 et considérablement remaniée par rapport aux éditions précédentes –, Reclus reviendra sur cette idée. Le développement des grèves qui « prennent un caractère agressif qu’elles n’avaient jamais eu » est, en outre, salué comme étant une indication supplémentaire que la révolution sociale était belle et bien proche. « Maintenant – affirmait-il – le bruit de la révolution éclate déjà, ébranlant les usines, les parlements et les trônes58. » Le caractère international de la journée du 1e mai 1890 le pousse à nouveau à assumer des accents prophétiques pour annoncer la catastrophe finale dont naîtrait le monde nouveau : « Déjà des signes avant-coureurs ont annoncé la grande lutte. […] Chaque jour peut amener une catastrophe et la situation est tellement tendue que dans chaque pays on s’attend à un éclat, qui sait ? peut-être la première fusée de l’explosion ! Le renvoi d’un ouvrier, une grève locale, un massacre fortuit, peuvent être la cause de la révolution, de même qu’une simple étincelle peut allumer une poudrière59. » Pour conclure d’une manière on ne peut plus explicite : « Ainsi les grands jours s’annoncent. L’évolution s’est faite, la révolution ne saurait tarder60. » 53
Cf. MALATESTA E., 1892, « Un peu de théorie », L’Endehors, Paris, n°68, 21 août 1892. Reclus E., Evolution et révolution, op. cit., 2e éd., p. 8. 55 Ibid., p. 11. 56 Ibid., p. 11, p. 13 et p. 19. 57 Ibid., p. 25. 58 RECLUS E., 1891, Evolution et révolution, Paris, au bureau de « La Révolte », 6e éd., p. 40. 59 Ibid., p. 57-58. 60 Ibid., p. 61. 54
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Evolution versus révolution ? S’il fallait s’en tenir là, on pourrait être amené à croire qu’il y a chez le Reclus de la maturité une sorte d’alignement pur et simple sur les positions de Bakounine. Or cela n’est vrai qu’en partie. Tout d’abord, la dimension ouvertement syndicaliste de la pensée du Russe ne se retrouve guère chez lui. Tout en reconnaissant la portée révolutionnaire de la grève générale, il ne croyait pas pour autant que c’était par l’action revendicative que les ouvriers, regroupés dans des organisations syndicales, pouvaient accéder progressivement à une conscience de classe distincte et autonome pour mener leur combat contre la bourgeoisie. En deuxième lieu, si les « travailleurs » ou le « peuple » sont bels et bien indiqués comme étant les acteurs principaux du changement social, Reclus ne leur attribue aucune mission historique ou aucune vertu de classe particulière. Il prend, en revanche, toujours bien soin de souligner que sans la formation de consciences individuelles capables de se diriger d’une manière autonome, sans une « grande évolution intellectuelle qui émancipe les esprits »61, toute tentative de transformation sérieuse de la société serait impossible, d’où l’importance capitale qu’il accordera au travail d’éducation que les individus conscients devaient accomplir sur eux-mêmes. L’insurrectionnalisme de Reclus comporte de ce fait plusieurs traits singuliers qui l’éloignent considérablement des conceptions purement catastrophiques de la révolution sociale fort rependues à la même époque dans les milieux libertaires. Sa conception évolutionniste de l’histoire, notamment, l’empêcha toujours de verser dans de telles approximations. Vu sous cet angle, il n’est pas excessif d’interpréter sa pensée comme étant une des tentatives les plus poussées, menée avant 1914, pour reformuler l’insurrectionnalisme anarchiste en vue de le débarrasser de ses scories millénaristes et/ou religieuses. Dans Evolution et révolution, tout spécialement, il développe l’idée qu’il faut cesser de continuer à envisager ces deux termes comme deux manières qualitativement distinctes, voire opposées, d’envisager le devenir des sociétés. « L’Evolution, – affirme-t-il – synonyme de développement graduel, continu dans les idées et dans les mœurs, est présentée comme si elle était le contraire de cette chose effrayante, la Révolution, qui implique des changements plus ou moins brusques dans les faits62. » Or pour lui cette opposition n’a pas de raison d’être car il s’agit de « faits du même ordre ne différant que par l’ampleur du mouvement »63. Voilà pourquoi, à ses yeux, les évolutionnistes ont tort de rejeter la révolution et voilà pourquoi tout évolutionniste conséquent ne peut être que révolutionnaire64. Voilà pourquoi aussi la révolution lui paraît être une conséquence forcée des évolutions qui l’ont précédée. « On peut dire ainsi – écrit-il – que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures65. » A l’encontre là aussi de bien de simplifications, Reclus montre également que toute révolution ou toute évolution constatée dans la société n’est pas forcément synonyme de progrès66. Il dénonce une 61
Ibid., p. 8. Ibid., p. 4. 63 Ibid. 64 Ibid., p. 8. 65 Ibid. 66 Ibid., p. 9.
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vision purement linéaire du progrès pour adopter une approche que l’on pourrait définir de dialectique. « […] Il n’est pas un événement qui ne soit double, à la fois un phénomène de mort et un phénomène de renouveau, c’est à dire la résultante complexe d’évolutions de décadence et de progrès », affirme-t-il67. Cela implique que le changement social peut provoquer des reculs, voire la décadence des nations. Fort de ces convictions, Reclus se livre dans ce texte à une véritable redéfinition de concept de révolution pour le sortir des impasses et des approximations habituelles ce qui le porte à écrire : « Les révolutions ne peuvent pas être le fruit du hasard, « uniquement parce que l’oppression est gênante […] »68. Il est possible de souligner, à cet égard, l’existence d’un décalage certain entre les propos très tranchés de ses textes publics de propagande avec ceux infiniment plus nuancés qu’il est possible de glaner dans sa Correspondance où les doutes de l’auteur sur une possible révolution sociale à court terme s’expriment plus librement. A sa vielle connaissance Charles Perron, il écrira ironiquement, en plein emballement ravacholiste : « […] Je voudrais bien être sûr comme vous que nous sommes en l’an I de la révolution69. » Au fur et à mesure que les espoirs d’une révolution sociale proche s’éloignent, on assiste à un infléchissement certain de sa pensée qui le porte à accorder une place de plus en plus importante aux facteurs qui peuvent faciliter l’évolution sociale et, notamment, à l’éducation70. La multiplication des activités à caractère éducationniste et/ou réalisateur, auxquelles se livrent à nouveau de nombreux libertaires après l’abandon de la propagande par le fait à visée insurrectionnelle, l’attire incontestablement. Reclus accueillit avec sympathie les différentes expériences communautaires – appelées en France « milieux libres » –, qui fleurissent au tournant du siècle et qu’il qualifie d’« embryons de sociétés nouvelles »71. Mais ce qui l’intéresse encore et surtout dans ces expériences, ce n’est pas tellement la croyance qu’il juge naïve de pouvoir transformer de l’intérieur et graduellement la société en faisant l’économie d’une révolution sociale, mais la possibilité qu’elles offrent de pouvoir contribuer à la seule véritable œuvre éducative qui l’intéresse : l’éducation morale des individus. Tout à fait significatifs apparaissent les modifications et les rajouts que Reclus va apporter à sa brochure Evolution et révolution pour en faire le livre à part entière que l’on sait. Si l’on compare les deux versions, l’infléchissement de sa pensée apparaît évident. Dans L’Evolution, la révolution et l’idéal anarchique de 1898 de nombreux passages sont réécrits ou expurgés des termes les plus violents qui auraient pu être interprétés comme des appels à l’action insurrectionnelle immédiate. Certes, depuis le vote des « lois scélérates », les anarchistes ne peuvent plus s’exprimer librement sous peine de poursuites judiciaires. Une certaine retenue était dès lors devenue nécessaire pour ne pas s’exposer inutilement aux foudres de la loi.
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Ibid., p. 11. Ibid., p. 16. RECLUS E., « A Ch. Perron, 5 janvier 1893 », Correspondance, III, op. cit., p. 134. 70 Sur la question des idées de Reclus en matière d’éducation et sur ses expériences pédagogiques : GOBY V., 1995, Elisée Reclus, un anarchiste et l’éducation, Mémoire de l’I.E.P. de Paris, et BREMAND N., « Un professeur pas comme les autres », Itinéraire, op. cit., p. 45-54. 71 RECLUS E., « A Richard Heath, 12 novembre 1902 », Correspondance, III, op. cit., p. 251. 68 69
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D’autres modifications bien plus significatives pour notre propos peuvent pourtant être relevées et qui, toutes, insistent fortement ou surenchérissent sur l’importance de l’éducation préalable des masses pour mener à bien le changement social. Tandis que dans l’édition de 1891, Reclus affirmait que si les révolutions du passé n’avaient pas pu entièrement triompher c’est parce qu’elles n’avaient pas été « complètement spontanées » (p. 15), dans celle de 1898 la faute en revient, cette fois-ci, à ce qu’aucune n’avait été « absolument raisonnée »72. Le tort de « ces grands mouvements » c’est qu’ils furent tous « sans exception des actes presque inconscients de la part des foules […] »73. D’une manière générale, l’esprit de révolte jadis exalté comme étant la force révolutionnaire par excellence – à commencer par Kropotkine lui-même –, a tendance désormais à passer au second plan par rapport au long travail de préparation des caractères individuels. Signalons, enfin, la réévaluation certaine de la place de l’individu dans le changement social à laquelle se livre Reclus dans son nouveau livre. « C’est à l’individu lui-même, – écrit-il – c’est-à-dire à la cellule primordiale de la société qu’il faut en revenir pour trouver les causes de la transformation générale avec ses mille alternatives suivant les temps et les lieux74. » C’est donc à tous ceux qui n’acceptent pas la société telle qu’elle existe, et non pas exclusivement aux « travailleurs » ou au « prolétariat » qu’il incombe la tâche d’agir pour modifier leur avenir. Encore plus explicitement dans les modifications apportées au paragraphe final de sa conclusion, là où il était dit que « Plus les travailleurs, qui sont le nombre, auront conscience de leur force, et plus les révolutions seront faciles et pacifiques » (p. 61), la nouvelle mouture affirme : « Plus les consciences, qui sont la vraie force, apprendront à s’associer sans abdiquer, plus les travailleurs, qui sont le nombre, auront conscience de leur valeur, et plus les révolutions seront faciles et pacifiques75. » Le dernier Reclus rompt-il pour autant avec la vision insurrectionnelle du changement social ? Je ne le pense pas car à aucun moment il reviendra sur son idée maîtresse, à savoir que la rupture révolutionnaire était l’aboutissement inévitable des précédentes évolutions. Tout au plus, celles-ci pouvaient atténuer la violence de la secousse finale mais non pas la supprimer ou se substituer à elle. Dans la version de 1898, il s’insurge contre l’idée de Linné que « la nature ne fait pas de sauts » pour justifier sa théorie de l’évolution des sociétés humaines76. Reclus ne renonce jamais à l’idée que les « déshérités » du monde entier quand « l’occasion se présentera » puissent « employer la force au service de la liberté commune »77. Jamais, il ne renia le programme collectiviste favorable à l’expropriation de l’A.I.T. antiautoritaire. Comme il l’expliquait à un de ses correspondants quelques mois à peine avant sa mort : « Etre pacifiste dans le vrai sens du mot, c’est établir la paix dans le champ du travail de la seule manière possible, par la suppression du patronat et par la mainmise du travailleur sur tous les 72
RECLUS E., L’Evolution…, op. cit., p. 36. Ibid. 74 Ibid., p. 50. 75 Ibid., p. 205. 76 Ibid., p. 18-19. 77 Ibid., p. 147-148. 73
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éléments du travail78. » Vu sous cet angle, on pourrait même affirmer l’existence d’une continuité remarquable entre le texte de Montauban où il soutenait que tout progrès ne pouvait s’accomplir que dans la douleur et s’accompagnait « fatalement » d’une Révolution et ses dernières prises de position. La révolution sociale anarchiste sera perçue par lui, jusqu’au bout, comme une réalité en voie d’accomplissement. Fort significativement, dans L’Evolution, la révolution et l’idéal anarchique, le passage final de l’édition de 1891, où il était dit que l’évolution « s’était faite » et que « la révolution ne saurait tarder », ne sera pas modifié. Et d’ailleurs, dès que les événements de Russie se feront menaçants et que la révolution mondiale semblera reprendre sa marche en avant, on voit de nouveau Reclus retrouver ses espoirs de palingénésie sociale. Dans son discours lu à Paris en février 1905, il salue la « cause de la Révolution russe » qui est pour lui celle de la « Révolution universelle » et rappelle que « l’émancipation des peuples » ne pourra se faire que « par l’action révolutionnaire des peuples enfin débarrassés de leurs bergers »79. En conclusion, si le dernier Reclus semble s’être considérablement éloigné tout autant de l’optimisme sociologique de Bakounine que de celui de Kropotkine – confiant outre mesure dans les capacités innées des masses populaires à mener à bien les réformes nécessaires à leur émancipation –, son attachement à la vision insurrectionnelle du changement social n’est pas moins difficilement contestable. Par delà ses mises en garde répétées sur la nécessité de veiller à la transformation des consciences, Reclus ne doute pas qu’un changement radical à plus ou moins brève échéance ne puisse se produire. En cela, il incarne parfaitement l’esprit confiant dans l’avenir qui anime la très grande majorité des militants libertaires de l’époque auquel il resta fidèle jusqu’à la fin de ses jours.
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RECLUS E., « A M. Sébastien Voirol, 5 avril 1905 », Correspondance, III, op. cit., p. 315-316. Ibid., p. 307-308.
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Elisée Reclus, géographe de la liberté
Peter MARSHALL Fellow of the Royal Geographical Society Lorsque j’ai écrit mon histoire de l’anarchisme, Demanding the Impossible [Réclamer l’impossible] (1992), j’ai noté qu’Élisée Reclus était l’un des anarchistes les plus attirants80 . Il fut l’un des plus grands géographes de son temps, mais ses inclinations furent toujours évidentes ; il déclarait à l’anarchiste hollandais Domela Nieuwenhuis : « Oui, je suis un géographe, mais avant tout je suis un anarchiste81 ». Non seulement il soutint les journaux anarchistes Le Révolté et La Révolte par son argent et ses contributions, mais ses brochures strictement anarchistes, comme Évolution et révolution (1880) furent très largement propagées. Aux yeux de l’historien de l’anarchisme Max Nettlau, Reclus représentait « une vraie réalisation de l’anarchie82 ». En tant qu’homme, il fut digne d’être remarqué tant pour son mode de vie égalitaire et sa compassion, que pour son amour de la nature. En dépit d’une formation et d’une éducation calviniste, en Gironde, au sudest de la France, Reclus, comme William Godwin, cultiva une vision fortement optimiste et idéaliste une fois rejetée la religion de son enfance et étudié la théologie au séminaire. Dès le jeune âge de 21 ans, il établit le fondement de sa pensée plus tardive dans un écrit intitulé Le Développement de la liberté dans le monde (1851) où il argumentait que « La liberté est une fin pour chaque homme en particulier, mais ce n’est qu’un moyen pour atteindre l’amour, la fraternité universelle ». Dès cette étape, se reflétait l’influence de Pierre-Joseph Proudhon lorsqu’il déclarait : « Notre destinée est d’arriver à cet état de perfection idéale où les nations n’auront plus besoin de la tutelle d’un gouvernement ou d’une autre nation. Cela est l’absence de gouvernement, c’est l’anarchie, la plus haute expression de l’ordre83. » Jeune homme, Reclus visita la Louisiane aux Etats-Unis d’Amérique. Comme il devint évident dans les comptes rendus fascinants de ses voyages, l’expérience ne fit que confirmer sa haine de l’esclavage et de la corruption politique84. Il retourna en France et épousa Clarisse Brian, fille d’un officier de la marine française et d’une Sénégalaise. Ils vécurent d’abord chez son frère, Élie, qui plus tard devint un ethnologue renommé et son camarade. Les deux hommes 80
Voir mon ouvrage: MARSHALL P., 1992, Demanding the Impossible: A History of Anarchism, London: HarperCollins, pp.339-44 81 Cité par FLEMING M., 1979, The Anarchist Way to Socialism: Elisée Reclus and Nineteenth Century European Anarchism (London: Croom Helm), p.9. Voir aussi de la même auteure : 1988, The Geography of Freedom: The Odyssey of Elisée Reclus, Montréal: Black Rose. 82 NETTLAU M., 1929, Elisée Reclus: La vida de un sabio justo y rebelde, Barcelona. 83 Dans FLEMING M., The Anarchist Way to Socialism, pp. 37, 39. 84 Voir RECLUS E., 1860, « Fragment d’un voyage à la Nouvelle-Orléans, 1855 », Le Tour du monde, 1, pp.177-192. Trans. & ed. by John Clark and Camille Martin as 2004, A Voyage to New Orleans: Anarchist Impressions of the Old South, Thetford, VT: Glad Day. Voir aussi leur édition : 1997, Liberty, Equality, Geography: The Social Thought of Elisée Reclus, Artemis.
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s’impliquèrent bientôt et peut-être rejoignirent, vers le milieu des années 1860, la secrète Alliance de la Démocratie sociale de Bakounine. Tous deux furent engagés avec Bakounine dans la Ligue de la Paix et de la Liberté et ils essayèrent de la radicaliser. A la fin de ses jours, Reclus déclarait comme Bakounine : « Qu’il serait bon de vivre comme des frères sans dieu ni maître85 » . Ce fut l’expérience de la Commune de Paris, cependant, qui en fin de compte transforma Élisée en anarchiste militant. Il prit position comme candidat républicain mais fut arrêté et emprisonné après la défaite de la Commune. En 1872, il partit en Suisse, où il vécut en exil, puis de 1894 à 1904 il séjourna en Belgique. Durant cette période, il établit une solide amitié avec Pierre Kropotkine et les deux hommes partagèrent et leur intérêt professionnel de géographes et leur adhésion militante à une version similaire de l’anarchisme communiste. Bien entendu, tout au long de sa vie, Élisée Reclus fut connu en tant que géographe dans les cercles universitaires. Il rédigea La Nouvelle géographie universelle (1878-1894) en dix-neuf volumes aussi bien que des ouvrages populaires comme les histoires locales d’une rivière et d’une montagne. Dans son ouvrage posthume en six volumes, L’Homme et la Terre (1905-1908), il synthétisa ses vues géographiques et sociales. Ces œuvres lui acquirent une réputation mondiale de pionnier de la géographie humaine. Pour Reclus, la géographie était l’étude des relations changeantes des humains entre eux et avec leur environnement. Son regard sur la dimension spatiale de la vie humaine lui fit conclure à l’existence de cadres naturels dans lesquels vivent les peuples, cadres que méconnaissent les frontières artificielles des Etats. Rejetant le statut national des Etats européens, il préféra les désigner comme des « empires » car ils représentaient l’unité légale contraignante et dénaturée de peuples disparates dans des environnements différents. Cette vision perspicace place Reclus comme un avant-coureur éloquent du biorégionalisme qui reconnaît une importance primordiale aux limites naturelles des régions plutôt que les bornes artificielles administratives et politiques imposées par l’Etat. La vision radicale de Reclus sur l’évolution naturelle et sociale fut confirmée par ses études géographiques. Comme Darwin, il croyait que les peuples tendent à progresser biologiquement et socialement, du simple vers le complexe, du primitif vers le civilisé. Mais il s’accordait avec Kropotkine pour penser que l’aide mutuelle et non la compétition est un facteur essentiel du processus : « qu’il s’agisse de petits ou de larges groupes de l’espèce humaine, c’est toujours à travers la solidarité, l’association de forces spontanées, coordonnées, que se fait le progrès86 ». L’idée de progrès est centrale dans la philosophie sociale de Reclus et il croyait que la théorie de Darwin ne faisait que confirmer le succès éventuel de la cause révolutionnaire. De même, comme Kropotkine, Reclus s’efforça de doter ses croyances anarchistes d’une base scientifique, et il pensait que tant la nature que la société sont gouvernées par des lois universelles. Il percevait la nature comme un tout organique en interliaison, et l’évolution humaine comme « la Nature prenant conscience d’elle85
ISHILL J., 1927, Elisée Reclus and Elie Reclus: In Memoriam, Berkeley Heights. RECLUS E., 1889, Preface de Léon Metchnikoff, La Civilisation et les grands fleuves historiques, Paris, p. xxvii
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même87 ». Nous sommes en premier lieu des animaux sociaux, les parties d’un ensemble vivant et entrelié. L’individu est relié à la société comme la cellule l’est au corps : tous deux ont des existences indépendantes mais tous deux sont entièrement dans une dépendance réciproque. Pour respecter leur nature et accomplir tout leur potentiel, les peuples doivent se conformer aux lois de la nature et de l’histoire. La conception reclusienne de l’anarchie est donc fondée sur la notion de loi naturelle ; en vérité, obéir aux lois de la nature plutôt qu’aux lois humaines, est une forme de libération. Tandis que l’anarchie est une condition naturelle, l’Etat est une contrainte artificielle et un fardeau inutile imposé à la société qui contrôle son développement à venir. L’anarchie n’est pas quelque utopie distante mais elle est toujours en nous, émergeant là où les gens pensent et agissent par eux-mêmes, s’unissent librement pour s’éduquer réciproquement et « revendiquer sans aucun maître leur part de la vie et la complète satisfaction de leurs besoins88 ». Après l’échec de la Commune de Paris, incité à renverser l’Etat une fois pour toutes, Reclus rejeta le parlementarisme. « Voter, c’est abdiquer ! » déclara-t-il le 10 octobre 1885 dans La Révolte et il ne changea jamais d’avis. Comme Descartes en philosophie, il s’efforça sur le plan social de faire tabula rasa « des rois et institutions qui pèsent sur les sociétés humaines ». Il était convaincu que si l’individu était autorisé à prendre toutes les décisions capitales qui l’affectent, il ou elle s’orienterait naturellement vers l’anarchisme, à la manière dont un enfant grandit et devient adulte. Reclus fut l’un des premier à adopter la théorie de l’anarchisme communiste d’abord propagée par la section italienne de l’Internationale en 1876. Mais plutôt que de reprendre le slogan communiste « De chacun selon ses possibilités à chacun selon ses besoins », il argumenta que la distribution devait être régulée par la solidarité. Le concept de besoin, soutenait-il, est encore un principe égoïste, tandis que la solidarité, ou la considération des besoins de chacun dans le contexte des besoins des autres, représente un plus haut niveau d’humanité et de développement. Selon Reclus, l’Etat devait être supplanté par une « libre association des forces de l’humanité » et la loi devait céder la place au « libre contrat89 ». Il refusa cependant de décrire en détail les institutions d’une société libre, étant donné qu’elles ne seraient jamais permanentes et devraient constamment s’adapter aux besoins changeants et aux circonstances. Néanmoins, il était prêt à esquisser l’idéal anarchiste comme « la liberté complète de l’individu et le fonctionnement spontané de la société par la suppression des privilèges et des caprices gouvernementaux, par la destruction du monopole de la propriété, par le respect mutuel et l’observation raisonnée des lois naturelles90. Il considérait la « commune naturelle » comme étant à l’opposé de la commune administrative actuelle et comme l’unité fondamentale d’une société libre. Il était certain que « la solidarité des intérêts et les avantages infinis d’une vie à la fois libre et communautaire suffirait à maintenir l’organisme social91 ». 87
2001, Man and Nature, Jura Media, p.1 Préface de Kropotkin, 1892, La Conquête du pain, Paris. 89 Bulletin de la Fédération Jurassienne (11 Mars 1877). 90 RECLUS E., 1894, L’Idéal de la jeunesse, Paris, Editions de la Société Nouvelle, p.3 91 1898, L’Evolution légale et l’anarchie, Paris, Bibliothèque des Temps Nouveaux, p.14. 88
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Reclus était opposé à toute forme de domination et de hiérarchie sociale. Il se fit le champion en théorie et en pratique de l’émancipation des femmes et de l’égalité des sexes. Dans L’Homme et la Terre, il argua que le patriarcat, fondé sur la force sexuelle brutale de l’homme n’avait émergé que lorsque l’homme revendiqua la femme comme propriété privée. En revanche, le matriarcat, fondé sur l’attachement naturel de l’enfant à la mère, menait au raffinement des mœurs et à un plus haut niveau de l’évolution sociale. La civilisation européenne était encore patriarcale et ce ne serait que lorsque la propriété privée serait éradiquée que les femmes seraient vraiment libérées. Au lieu de la forme existante du mariage, Reclus estimait que les hommes et les femmes devaient être libres de constituer des unions volontaires et de créer une famille fondée sur la seule affection. Bien que son premier mariage fut traditionnel, il constitua des unions libres avec ses deux compagnes successives sans réclamer de reconnaissance officielle ou religieuse. Ses deux filles, éduquées comme des êtres rationnels et libres, l’imitèrent quand elles choisirent leurs compagnons. Il n’est pas surprenant que Reclus proposa une co-éducation pour tous fondée sur les principes libertaires. Il estimait qu’il suffisait à l’individu d’écouter la voix intérieure de sa conscience pour décider des questions morales. Puisque la loi morale demeure en nous, il n’y a nul besoin de lois externes pour nous dire comment agir. Il recommandait aussi la maxime de « notre grand ancêtre Rabelais » : « Fais ce que voudras ! » La seule condition était que l’individu associe sa volonté à celle des autres « dans toutes les tâches collectives92 ». Le souci d’autrui ne peut être considéré comme une contrainte puisqu’une personne fait l’expérience de la plus haute gratification en travaillant au bien de tous. De même, Reclus s’opposait à toute forme de racisme. Il soutenait que toutes les races étaient fondamentalement égales et que leurs différences externes étaient déterminées entièrement par leurs environnements dissemblables. Il se fit aussi le champion de la fusion des races et salua l’européisation des autres pays pour créer un monde en liaison réciproque. Ceci peut apparaître, à première vue, comme une forme déguisée d’impérialisme culturel, mais cette approche était fondée sur la perception de la supériorité technologique de l’Europe à cette époque. Reclus était beaucoup plus avancé que bien des anarchistes modernes et des écologistes sociaux dans son opposition à l’abattage des animaux pour se procurer de la viande et dans son souci de voir les bêtes traitées avec compassion. Il reconnaissait l’hypocrisie de ceux qui, réclamant justice, liberté, abolition des hiérarchies et de la domination, n’appliquaient pas les mêmes principes aux autres créatures sensibles de la terre et de la mer. Il ne voyait aucune différence fondamentale entre les êtres humains et les autres animaux ; en fait, un animal « aime comme nous, sent comme nous93 ». De plus, nous pouvons apprendre beaucoup des autres espèces : « la pratique des animaux nous fera pénétrer plus avant dans la science de la vie, élargira notre connaissance des choses et notre amour94. ». Une étude du comportement des animaux peut donc nous aider à 92
1898, L’Evolution, la révolution, et l’idéal anarchique, Paris, P.V. Stock, p.143. 1901, « A propos du végétarianisme », La Réforme alimentaire (Mars 1901), trad. anglaise : ‘On Vegetarianism’, The Humane Review (Janv. 1901) 94 1897, « La Grande Famille », Magazine International (Janv. 1897) 93
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comprendre notre potentiel humain. Comme penseur rigoureux et homme doté d’une grande sensibilité, la profonde compassion de Reclus pour toute vie le conduisit naturellement à devenir végétarien. En dépit d’une renaissance des croyances néo-malthusiennes dans les cercles anarchistes français à la fin du dix-neuvième siècle, les études géographiques de Reclus le convainquirent que la terre était assez riche et fertile pour vivre à l’aise sans exploitation des animaux ou « conquête destructrice de la nature ». Il était indigné, entre bien d’autres exemples de dégradation environnementale, par la destruction qu’une « meute d’ingénieurs » pouvait produire en ruinant une belle vallée95. S’il voyait une perpétuelle oscillation entre conflit et équilibre s’opérant entre la nature et la société, Reclus était un des premiers défenseurs de l’équilibre écologique. Il croyait qu’une secrète harmonie existait entre l’humanité et la terre et il comprenait clairement que tout dommage causé à la nature se répercute aussi sur nous. Il concédait un rôle limité aux humains pour améliorer et embellir l’environnement, mais il insistait que nous devrions agir « pour assister la terre plutôt que de lui faire violence96 ». Il concluait qu’une destruction gratuite de la nature ne cesserait que par une transformation profonde de la conscience et de la société. Bien que Reclus préférait l’argumentation raisonnée, il était prêt à soutenir l’usage de la violence pour amener le changement social et la considérait comme une loi inévitable de la nature. Son opposition à l’Etat était si forte qu’il défendit dans les années 1880 la propagande par le fait aussi bien que par la parole. Il déclarait en 1882 qu’il n’y avait que deux principes à l’œuvre dans la société : d’un côté, celui du gouvernement, de l’autre celui de l’anarchie, autorité et liberté… Tous les actes révolutionnaires sont, de par leur nature, essentiellement anarchiques, quel que soit le pouvoir qui cherche à en profiter97. Il considérait comme justifiée toute révolte contre l’oppression. Dans Ouvrier, prends la machine! Prends la terre, paysan! (1880), il déclara très nettement que les vrais ennemis de la société étaient les possesseurs de la propriété privée. Du fait que la propriété privée est l’appropriation injuste par quelques-uns de la propriété collective, il considérait la reprise individuelle, la reprise individuelle des fruits du travail ouvrier comme une forme de « vol » justifiable. La seule condition était que l’acte soit commis au nom du bonheur de la race humaine et non pour le gain privé. Dans A mon frère, le paysan (1893), il fit également appel aux paysans, qu’il qualifiait de « frères », en contraste avec Marx qui les taxait de « ruraux idiots » ; il les invitait à reprendre leur terre et à la travailler en commun. Ce n’était que par une redistribution saine de la propriété privée que pouvait s’accomplir une transformation sociale approfondie. Végétarien toute sa vie durant, il ne s’en décrivit pas moins, un jour, comme un « coq de combat ». Loin d’être un pacifiste tolstoïen, Reclus déclara qu’il défendrait avec force le faible : « Je vois un chat qui est torturé, un enfant qui est battu, une femme qui est maltraitée, et si je suis assez fort pour empêcher cela, je 95 96 97
A propos du végétarianisme 1873, The Ocean, Atmosphere and Life, New York, Harper, p.526. Le Révolté (21 Janv. 1882)
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l’empêche98. » Selon lui, l’usage approprié de la force dans certaines circonstances peut être une expression d’amour. Après l’échec de la campagne anarchiste de terreur, au début des années 1890, et la répression gouvernementale du mouvement révolutionnaire qui s’en suivit, Reclus comme Kropotkine en vinrent à mettre l’accent sur l’aspect gradué et évolutionnaire du changement social. Au tournant du vingtième siècle, il argumentait que « l’évolution et la révolution sont deux actes successifs du même phénomène99 ». L’évolution est le cours naturel et habituel des événements et la révolution n’apparaît que quand les vieilles structures deviennent trop limités et insuffisantes à toute croissance future. La vie soudain s’avance rapidement pour réaliser une nouvelle forme. Du fait de son insistance sur la loi naturelle, Reclus rejetait la forme de matérialisme historique de Marx et Bakounine ; il faisait valoir que ce ne sont pas les facteurs économiques qui façonnent en dernier ressort la croissance de la conscience, mais la conscience qui transforme la société : « c’est le sang qui fait l’homme ; ce sont les idées qui font la société » écrivit-il100. Dans la préface de la première édition française de La Conquête du pain (1892) de Kropotkine, il déclara : « La première des lois de l’histoire est que la société se façonne selon son idéal ». Vers la fin de sa vie, il choisit de travailler presque entièrement au niveau de la conscience afin d’éradiquer les préjugés humains et la domination. Plusieurs aspects de la pensée reclusienne, enracinés dans le dix-neuvième siècle, nous semblent aujourd’hui discutables : son discours sur la fraternité qui ne mentionne pas la sororité, sa foi excessive dans la science et la technologie, sa croyance dans les lois de l’histoire et de la société, sa vision linéaire du progrès et son invitation à l’européanisation des cultures. Néanmoins, sa philosophie morale et sociale demeure encore très convaincante. Comme géographe, il avait une sensibilité écologique profonde ; comme moraliste, il était concerné par la souffrance des animaux aussi bien que celle des humains. Comme anarchiste, il argumenta de manière persuasive en faveur d’une forme de communisme volontaire qui respecte l’individualité tout en étant fondé sur la solidarité. En dépit de sa première défense de la violence révolutionnaire, il en vint à souligner le besoin de changement graduel par la diffusion du savoir. Nonobstant ses intérêts scientifiques, il était préoccupé du bien être spirituel autant que matériel, insistant sur le fait que les anarchistes avaient un triple idéal à réaliser : du pain pour le corps (la nourriture), du pain pour la pensée (l’éducation), et du pain pour l’esprit (la fraternité). Reclus ne brille pas seulement comme l’un des penseurs anarchistes les plus séduisants et les plus avisés. Il est aussi un précurseur visionnaire d’une écologie de la libération qui cherche à délivrer tous les êtres de leurs fardeaux et les aider à réaliser leur plein potentiel en harmonie les uns avec les autres et avec la nature comme un tout.
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Dans FLEMING M., The Anarchist Way to Socialism, pp.180, 210 RECLUS E., L’Evolution, la révolution, et l’idéal anarchique, p.15 Ibid., p.186
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Elisée Reclus, inventeur de l’anarchisme
Marianne ENCKELL Animatrice du Centre International de Recherches Anarchistes de Lausanne
Résumé Les premières années que Reclus passe en Suisse sont les années où l’anarchisme se constitue comme mouvement à part entière. Sa contribution, par des articles et des conférences, est cruciale pour la définition de ce mouvement ; or elle est trop souvent négligée ou traitée de manière approximative par ses biographes et commentateurs. L’examen chronologique des textes permet de mieux comprendre cette évolution. Pour le philosophe Daniel Colson, « l’anarchisme est né dans un lieu et en un moment précis, en Europe, au milieu du XIXe siècle ». L’historien Nico Berti quant à lui fixe la « date de naissance » de l’anarchisme au 15 septembre 1872, date à laquelle se réunirent des membres de l’AIT opposés à la tendance « autoritaire » ou marxiste, et où ils adoptèrent quatre résolutions, « tables fondamentales de la constitution autonome » de l’anarchisme101. La plus célèbre est celle qui déclare « que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ». Je voudrais nuancer ces affirmations. L’idée d’anarchie est ancienne ; le qualificatif d’anarchiste apparaît à la Révolution française, son sens se précise lorsque Proudhon l’utilise en 1840. Or les mots anarchie et anarchiste que l’on rencontre chez quelques auteurs au milieu du XIXe siècle, comme Reclus, signifient bien absence de gouvernement, mais point encore principe d’organisation sociale. L’anarchisme comme système de pensée ou comme conception du monde va avoir besoin de temps pour se définir. Et pour qu’il existe un mouvement anarchiste à part entière, il a fallu des débats qui durèrent plusieurs années, et qui correspondent précisément aux premières années que Reclus passe en Suisse. Sa contribution, par des articles et des conférences, est cruciale pour la définition de ce mouvement ; or elle est trop souvent négligée ou traitée de manière approximative par ses biographes et commentateurs, à l’exception notable de Max Nettlau, dont la biographie de Reclus a été trop peu ou trop mal lue102 ; aucun de ces textes, à ma
101
COLSON D., 2005 , « Croyance, anarchisme et modernité », Réfractions 14 ; BERTI N., 1998, Il pensiero anarchico, Rome etc.,. 102 NETTLAU M., 1897, Bibliographie de l’anarchie, Bruxelles et Paris ; 1928, Elisée Reclus, Anarchist und Gelehrter, Berlin, Der Syndikalist ; 1929, Eliseo Reclus, la vida de un sabio justo y rebelde, Barcelone (version complétée). Voir aussi la bibliographie établie par la revue Itinéraire, n°14-15, 1998.
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connaissance, n’a été réédité récemment103. En bref, sans tomber dans l’anachronisme, on ne peut qualifier Reclus d’anarchiste militant ni en 1851, ni en 1868104, ni pendant la Commune, parce qu’il n’existe alors pas de mouvement anarchiste ni d’anarchisme organisé. On sait qu’expulsé de France à la mi-mars 1872, Elisée Reclus s’établit en avril à Lugano, où il reste deux ans. Il reprend immédiatement contact avec Bakounine, qui réside à proximité, ainsi qu’avec d’autres communards réfugiés en Suisse ; en septembre, il participe au congrès de la Ligue pour la paix et la liberté. Occupé à divers travaux de géographie, son gagne-pain, il trouve aussi le temps de rédiger à l’automne 1872 un article pour l’Almanach du peuple que publie chaque année la Fédération jurassienne : c’est « Quelques mots sur la propriété », qui sera réédité sous le titre À mon frère le paysan à de très nombreuses reprises et traduit dans un grand nombre de langues105. L’année suivante, il envoie aux rédacteurs l’article sur « Les Chinois et l’Internationale », qu’il remettra à jour en 1878106 ; il suit de près la révolution communaliste en Espagne. À peine établi dans la région de Vevey, en juillet 1874, il adhère à la Fédération jurassienne, puis contribue à reconstituer la section locale ; il participe notamment à une conférence publique en été 1875, où il défend l’idée de la propriété collective, « seul moyen de réaliser la justice et la liberté »107 ; il donne à Genève des cours populaires de géographie ; il continue de correspondre avec Bakounine. Tout en travaillant à la Nouvelle Géographie universelle : pendant quinze ans il va rédiger mille pages par an, soit une moyenne de mille mots par jour, tous les jours de l’année… Les 18 et 19 mars 1876, des délégués des sections de la Fédération jurassienne se réunissent à Lausanne pour commémorer la Commune de Paris et, dans une réunion publique, propager les idées de l’Internationale. Une séance d’étude porte sur « la Commune, envisagée au point de vue historique et critique, puis comme base d’une nouvelle organisation sociale »108. Les débats n’ont pas été publiés, mais Paul Brousse s’en souvient bien un an plus tard, lorsqu’il écrit à Kropotkine : « La forme étatiste qui est aujourd’hui en question, c’est la forme de l’État-services publics, de l’État administration centralisée, que De Paepe préconise. Cette forme de l’État a été défendue à Lausanne, le 19 mars 1876, par Lefrançais et Joukovsky, et combattue par Reclus et moi. »109
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Certains textes sont disponibles en tout ou partie sur Internet, mais leurs références sont souvent imprécises. 104 C’est en 1851 que Reclus écrit la phrase fameuse « l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre ». En 1868, au congrès de la Ligue pour la paix et la liberté à Berne, il prononce un discours sur le fédéralisme, de ton libertaire. 105 Almanach du Peuple pour 1873, Saint-Imier 1872. À mon frère le paysan, Genève, 1893, puis nombreuses autres éditions. 106 Almanach du Peuple pour 1874, Saint-Imier 1873. « L’Internationale et les Chinois », Le Travailleur, Genève, n°3, 1878. 107 Bulletin de la Fédération jurassienne 32, 8.8.1875. 108 Bulletin de la Fédération jurassienne 13, 25.3.1876. 109 Cit. in GUILLAUME J., L’Internationale, IV, 202.
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Le débat sur l’État et les services publics, sur l’autonomie et la fédération des communes est au cœur des préoccupations des communards français et de leurs camarades belges et suisses (qu’on se rappelle le long rapport de César de Paepe au congrès de Bruxelles de l’AIT en 1874 et la réplique que lui donne Adhémar Schwitzguébel au congrès de la Fédération jurassienne de l’année suivante). À ce sujet, Benoît Malon a adressé au meeting de Lausanne une longue lettre où il critique ce qu’il appelle le « programme anarchiste » des Jurassiens et des Espagnols ; cela lui vaut les foudres de James Guillaume, rédacteur du Bulletin : « Les mots d’anarchie et d’anarchistes sont, à nos yeux et à ceux de beaucoup de nos amis, des termes qu’on devrait renoncer à employer, parce qu’ils n’expriment qu’une idée négative sans indiquer aucune théorie positive, et qu’ils prêtent à des équivoques fâcheuses. Aucun “programme anarchiste” n’a jamais été formulé, à notre connaissance (…). Mais il existe une théorie collectiviste, formulée dans les congrès de l’Internationale, et c’est à celle-là que nous nous rattachons. »110 L’opinion de Guillaume n’est pas partagée par ses compagnons. Le 3 mars 1877, Reclus donne à Saint-Imier une conférence sur L’anarchie et l’État : « Après avoir réduit à leur valeur les folles frayeurs bourgeoises devant le mot “anarchie”, il a expliqué la signification scientifique de ce mot et comment nous devions nous y attacher. »111 Les militants de la région semblent apprécier ces déclarations. Au printemps, Elisée Reclus, son camarade et collaborateur Charles Perron, Nicolas Joukovsky et Alexandre Oelsnitz lancent une nouvelle revue à Genève, Le Travailleur, où ils se déclarent fièrement anarchistes : « Nous combattrons, écriventils dans leur programme, toute l’organisation bourgeoise actuelle ; répudiant d’ores et déjà toute alliance avec un parti politique quelconque et nous fermant avec joie toutes les avenues du pouvoir (…). Travailler pour produire, produire pour consommer, consommer pour progresser : tels sont les devoirs et les droits de tout être humain. Pour atteindre ce but, il faut que les travailleurs aient à leur disposition les instruments de travail, qu’ils puissent arriver au complet développement de toutes leurs facultés intellectuelles et physiques, que par l’abolition du patronat et du gouvernementalisme ils jouissent du produit intégral de leur travail ; d’esclaves qu’ils sont aujourd’hui, il faut qu’ils deviennent enfin des hommes. Alors, par son entrée volontaire dans les groupes de production, de consommation, d’instruction, et par la pratique raisonnée de la solidarité, chaque être humain sera réellement et consciemment libre. Nous sommes donc des an-archistes ! » En août 1877, la Fédération jurassienne tient son congrès à Saint-Imier. Dans le numéro du Bulletin qui paraît à cette occasion, Paul Brousse et Pierre Kropotkine ont publié leur fameux article sur la propagande par le fait : « La propagande par le fait est un puissant moyen d’éveiller la conscience populaire. Prenons un exemple. Qui connaissait en France, avant la Commune de Paris, le principe de l’autonomie communale ? Personne. Et cependant, Proudhon avait écrit de magnifiques ouvrages. Qui lisait ces livres ? Une poignée de lettrés. Mais quand l’idée eut passé au grand soleil, en pleine capitale, sur les marches de l’hôtel de ville, qu’elle eut pris corps et vie, elle alla secouer le paysan dans sa chaumière, l’ouvrier à son foyer. (…) Maintenant l’idée a fait son chemin. » Trois cas sont cités 110 111
Cit. in L’Internationale, IV, 14. Bulletin de la Fédération jurassienne, 11.3.1877.
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en exemple : la réunion illégale tenue dans l’église de Notre-Dame-de-Kazan par des révolutionnaires russes, l’intervention d’un groupe d’internationaux dans des petites communes paysannes du sud de l’Italie, la manifestation du 18 mars 1877 à Berne qui « a été la démonstration pratique faite au peuple ouvrier suisse, en pleine place publique, qu’il n’a pas, comme il le croyait, la liberté »112. À peine cet article est-il paru qu’on apprend que les cheminots sont en grève aux États-Unis et que « Pittsburgh est au pouvoir des ouvriers en grève »113 tout comme bonne partie des chemins de fer du pays : une confirmation de plus de l’efficacité de cette pratique. Le Congrès qui siège alors « exprime toutes ses sympathies pour le soulèvement populaire qui dernièrement a eu lieu dans plusieurs villes des Etats-Unis. Il admire l’unité toute spontanée avec laquelle ce soulèvement s’est produit et le mode d’action énergique en lequel le peuple a attaqué ses oppresseurs. »114 « Pour la première fois, lit-on dans le Bulletin, le programme anarchiste et collectiviste a été développé devant le public sur tous ses points et dans toute son étendue ; la manière dont ce programme a été reçu a été un véritable triomphe pour l’Internationale jurassienne »115. Il semble donc que même Guillaume s’est rallié à la nouvelle terminologie. La notion de propagande par le fait va bientôt valoir aussi pour les attentats contre les emblèmes de la domination et de la répression : en 1878, Vera Zassoulitch s’en prend au général Trepov, Max Hödel et Karl Nobiling à l’empereur d’Allemagne, Giovanni Passannante au roi d’Italie. Ce n’est pas par accident, ni en trahissant ses valeurs, que Reclus adhère à la nouvelle forme d’action et refuse de condamner les attentats ou la reprise individuelle. Il y voit une tactique possible, il est solidaire de ses compagnons emprisonnés, il refuse de jouer les pères la pudeur. « Quand un homme se place en dehors des autres, au-dessus de tout contrat et qu’il fait peser son pouvoir sur des citoyens changés en sujets, ceux-ci ont le droit de se lever et de tuer qui les opprime. L’histoire nous donne heureusement des exemples nombreux de la revendication de ce droit, » déclare-t-il dans une conférence contre la peine de mort.116 Au début de 1878, il avait écrit deux articles important dans Le Travailleur (la lettre au compagnon Baux, publiée sous le titre « L’évolution légale et l’anarchie », suivie de sa réponse aux critiques de Gustave Lefrançais117) qui sont, pour Max Nettlau, une des plus belles introductions à l’idée anarchiste. Les termes d’anarchie et d’anarchistes, écrit Reclus, « me paraissent bons, parce qu’ils ont l’avantage d’être conformes à l’étymologie et à la logique, et plus encore, parce qu’ils secouent un peu de sa torpeur habituelle l’intelligence de ceux qui les entendent pour la première fois, Mais ces critiques dussent-elles même être fondées, il serait trop tard maintenant pour y faire droit. Désormais, amis et ennemis nous connaissent sous le nom d’anarchistes ». Cette année-là, Reclus ne peut être présent au congrès de la Fédération jurassienne, mais il envoie une contribution écrite proposant d’étudier trois 112
Bulletin de la Fédération jurassienne 31, 5 août 1877. RECLUS E., 1877, « La Grève d’Amérique », Le Travailleur, n° 5, septembre 1877. 114 Bulletin de la Fédération jurassienne, 12.8.1877. 115 Ibid. 116 La peine de mort, conférence donnée à l’Association ouvrière de Lausanne, Genève 1879. 117 Le Travailleur, Genève, n° 1 et 2, 1878. 113
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questions : « Pourquoi sommes-nous révolutionnaires ? Pourquoi sommes-nous anarchistes ? Pourquoi sommes-nous collectivistes ? » Il les développe dans un bref texte d’accompagnement118. « Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons la justice et que partout nous voyons l’injustice régner autour de nous. C’est en sens inverse du travail que sont distribués les produits du travail. (…) De deux choses l’une : ou bien la justice est l’idéal humain et, dans ce cas, nous la revendiquons pour tous ; ou bien la force seule gouverne les sociétés, et dans ce cas nous userons de la force contre nos ennemis. Ou la liberté des égaux, ou la loi du talion. (…) Comment procéder à cette révolution que nous voyons se préparer lentement dans la société et dont nous aidons l’avènement par tous nos efforts ? (…) Commencerons-nous par abdiquer pour devenir libres ? Non, car nous sommes des anarchistes, c’est-à-dire des hommes qui veulent garder la pleine responsabilité de leurs actes, qui agissent en vertu de leurs droits et de leurs devoirs personnels, qui donnent à leur être tout son développement naturel, qui n’ont personne pour maître et ne sont les maîtres de personne. (…) Mais si nous sommes anarchistes (…), nous sommes aussi collectivistes internationaux, car nous comprenons que la vie est impossible sans groupement social. Isolés, nous ne pouvons rien, tandis que par l’union intime nous pouvons transformer le monde. (…) Les haines religieuses et nationales ne peuvent nous séparer, puisque l’étude de la nature est notre seule religion et que nous avons le monde pour patrie. (…) Nous n’avons point à tracer d’avance le tableau de la société future : c’est à l’action spontanée de tous les hommes libres qu’il appartient de la créer et de lui donner sa forme, d’ailleurs incessamment changeante comme tous les phénomènes de la vie. Mais ce que nous savons, c’est que toute injustice, tout crime de lèse-majesté humaine nous trouveront toujours debout pour les combattre. Tant que l’iniquité durera, nous anarchistes-collectivistes internationaux, nous resterons en état de révolution permanente. » Ces idées ne sont pas venues toutes seules dans la tête d’un savant. Depuis 1864, Elisée Reclus a été engagé pendant plusieurs années dans la Fraternité secrète de Bakounine, dans la Ligue pour la Paix et la Liberté, il a vécu la Commune de Paris, la prison et le bannissement ; en Suisse il milite dans la Fédération jurassienne, il partage avec Brousse et Kropotkine la réflexion sur ce que doit être le mouvement anarchiste. Dans le journal L’Avant-Garde, Brousse vitupère le vote et la délégation de pouvoir (il s’en repentira bientôt), Kropotkine réfléchit à la répartition des produits de la terre et des produits du travail et se dirige vers une nouvelle définition, celle du communisme anarchiste. Il y a coïncidence entre l’adoption de cette nouvelle notion par le congrès de la Fédération jurassienne, en 1880, et la fin des activités de cette dernière. Coïncidence, mais pas relation causale : la crise économique sévit dans l’horlogerie, l’AIT n’existe plus, les syndicats réformistes occupent le terrain des revendications ouvrières, les militants de la première heure sont usés, les Communards amnistiés peuvent rentrer en France. Reclus lui-même va voyager plus facilement, séjourner
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L’Avant-Garde 32, 12.8.1878. Réédité sous le titre « Pourquoi sommes-nous anarchistes », 1886, Paris, puis La Société nouvelle, 31.8.1889, Bruxelles, reproduit dans la revue Itinéraire, 1998.
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en France et en Algérie, collaborer avec Jean Grave et Jacques Gross à la publication du Révolté à Genève. En un peu plus de cinq ans, de septembre 1872 à l’été 1877, le mouvement anarchiste a donc pris son identité et une vie propre. Qualifier d’anarchistes des mouvements ou des militants antérieurement à cette dernière date est donc un anachronisme. Tout cela s’est passé en Suisse, grâce aussi à l’accueil d’étrangers et de réfugiés politiques dans le pays : une situation qui, hélas, a bien changé au cours des temps, et pas seulement à l’égard des anarchistes.
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Lire Reclus aujourd’hui?
John CLARK Professeur, Philosophie, Université de Loyola, Nouvelle Orléans (USA) Elisée Reclus est bien reconnu comme un penseur libertaire majeur, une figure importante de l’histoire de l’anarchisme, mais il faut reconnaître que, dans une large mesure, il est demeuré dans l’ombre de figures plus connues, comme Proudhon, Bakounine et Kropotkine. Ce fait est quelque peu paradoxal, car aucun des anarchistes classiques n’a surpassé son dévouement au mouvement, qui lui valut l’emprisonnement et de nombreuses années d’exil. De surcroît, la qualité de sa pensée et la profondeur de son analyse en font l’égal de n’importe lequel des grands théoriciens de l’anarchisme. On peut soutenir, en effet, que Reclus fut la voix la plus prophétique des grands penseurs libertaires du 19° siècle et qu’il est celui qui nous a laissé le plus de choses d’une importance durable. L’ironie vient du fait que c’est peut-être l’ampleur même de cet exploit intellectuel qui a empêché un rayonnement plus grand. Reclus est surtout connu pour ses courtes brochures telles que « Evolution et Révolution », « Anarchie », « A mon frère le paysan », travaux d’un certain intérêt mais qui ne convient pas la profondeur et l’étendue de ses idées. Car ses réalisations les plus importantes, en philosophie et en théorie sociale, sont dispersées sur un immense corpus qui n’est pas facilement assimilable et qui, par conséquent, a été négligé. Il est difficile, à vrai dire, de résumer la multitude des contributions théoriques du fait de l’étendue stupéfiante de cette œuvre. Les publications de Reclus comptent près de trente mille pages et couvrent un vaste éventail d’enquêtes à la fois scientifiques et humanistes. Sa Nouvelle Géographie Universelle,119 qui comprend dix- neuf grands volumes publiés entre 1876 et 1894, est un exploit monumental de l’esprit. Le géographe Gary Dunbar observe que « pour toute une génération », cette œuvre « allait représenter l’autorité géographique ultime » et qu’elle a constitué « probablement la plus grande prouesse individuelle d’écriture dans l’histoire de la géographie ». L’œuvre finale de Reclus, L’Homme et la Terre,120 en six volumes, trois mille cinq cent pages, constitue une synthèse grandiose de ses idées de géographe, historien, philosophe, scientifique et politique, ainsi qu’en religion, en anthropologie et en bien d’autres domaines. Elle ouvre la géographie sociale sur une vision parachevée du monde, au delà des limites conventionnelles du géographique. A considérer les nombreuses facettes de cette grande réalisation intellectuelle, on peut mentionner une multitude de domaines où Reclus et son œuvre méritent notre attention aujourd’hui. Figure pionnière dans l’histoire de 119 120
RECLUS E., 1876-1894, Nouvelle géographie universelle, Paris, Hachette. RECLUS E., 1905-1908, L’Homme et la Terre, Paris, Librairie Universelle.
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l’urbanisme, il fut l’initiateur d’une tradition passionnante qui lui valut des successeurs tels que Patrick Geddes et Lewis Mumford. Il est l’un des théoriciens les plus originaux de l’éducation libertaire et des droits des enfants. Il a présenté d’importantes contributions à la considération éthique de notre traitement des autres espèces. Sa propre vie peut être étudiée comme une synthèse harmonieuse et un modèle d’humanité, de solidarité, d’égalitarisme, de dévouement, d’humilité, de curiosité intellectuelle, de joie de vivre et d’amour profond des hommes et de la nature. J’aimerais toutefois mettre l’accent sur quatre aires qui, peut-être, révèlent le mieux la personnalité de Reclus, pas seulement en tant que figure majeure du panthéon anarchiste, digne de souvenance et de respect, mais aussi parce que c’est un penseur dont les idées ont une signification cruciale pour notre propre époque, un personnage qui mérite aujourd’hui une étude attentive. Un prophète de l’écologie La crise écologique est le problème prépondérant de l’avenir humain. James O’ Connor l’a désignée comme la « seconde contradiction du capitalisme », et elle peut, en effet, être vue comme la contradiction ultime de la civilisation en tant que telle. Reclus, plus peut être que tout autre penseur social du 19° siècle, a contribué au développement d’une vision écologique globale du monde qui situe cette crise dans le contexte plus large de l’histoire planétaire. Béatrice Giblin, dans son article « Reclus : Un écologiste en avance sur son temps ? » soutient que Reclus « avait une sensibilité de l’écologie globale qui mourut avec lui pour près d’un demi siècle.”121 A la question rhétorique qu’elle pose, elle répond judicieusement par l’affirmative ; et l’on peut ajouter que Reclus est bien en avance sur notre propre temps, aussi. “L’Homme est la nature prenant conscience d’elle-même ». C’est par cette épigraphe que Reclus inaugure son œuvre majeure de théorie sociale, L’Homme et la Terre.”122 Cette affirmation résume bien sa problématique philosophique et, dans une large mesure, la portée historique essentielle de son ouvrage. A travers celui-ci et d’autres écrits de grande ampleur, il retrace tout le cours de l’histoire humaine, et montre l’unité qui est sous-jacente au développement de la diversité des cultures et des époques. Et il situe aussi ce parcours de l’humanité à l’intérieur de l’histoire plus vaste de la planète. Il souligne la puissante aptitude humaine à réaliser sa liberté et à se mettre en harmonie avec le monde naturel ; il repère ces aspects de la culture de l’espèce qui ont contribué à son progrès dans ce sens, comme aussi la nature des obstacles sur le chemin de cette réalisation. Reclus est convaincu que l’humanité moderne peut encore coopérer avec le monde naturel tout en conservant les bénéfices de l’industrie humaine et son ingéniosité. Il discute les multiples façons dont l’humanité a oeuvré en commun 121 GIBLIN B., 1981, “Reclus: un écologiste avant l’heure?” dans Elisée Reclus: Un géographe libertaire, ed. Yves Lacoste, édition spéciale d’Hérodote 22, 110. L’entier numéro d’ Hérodote est consacré à des études sur les travaux de Reclus et souligne les dimensions écologiques de sa géographie sociale. Joël Cornuault, dans son court mais excellent livre (CORNUAULT J., 1995, Elisée Reclus, géographe et poète, Eglise-Neuve d’Issac, France, Fédérop, p.73) cite également Reclus comme « un des premiers écologistes ». 122 RECLUS E., L’Homme et la Terre, I : i.
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avec la Terre pour produire bonté et beauté, plutôt que de rechercher à la dominer impitoyablement et à l’exploiter. De plus, il condamne toute perturbation de la nature et toute destruction de sa splendeur. Il est très en avance sur son temps dans son analyse de nombreux domaines écologiques, y compris la déforestation, la dégradation du paysage et les abus de l’agriculture industrielle. Il a également prévu le besoin de programmer une restauration écologique. Mais si l’on peut ainsi attribuer à Reclus des aperçus perspicaces sur de nombreux points d’écologie, c’est son appréhension globale de la relation entre le social et l’écologique qui le distingue de la plupart des penseurs sociaux de son temps. Yves Lacoste déclare que si Reclus est « le plus grand géographe français », sa vision a généralement été « complètement incomprise » en raison « du problème épistémologique central de la géographie universitaire, l’exclusion du politique ». Reclus est un écologiste social – et sans doute devrait-il être considéré comme le fondateur de l’écologie sociale — en ce qu’il ne voit pas seulement les problèmes sociétaux qui sont à la racine des problèmes écologiques, mais plus significativement parce qu’il saisit l’ensemble de l’histoire comme une dialectique entre l’homme et la culture, un processus d’interaction mutuelle entre la société humaine et la Terre. Il rejette l’idée occidentale dominante d’une nature en simple toile de fond d’une activité humaine qui la transformerait ; il conçoit plutôt cette nature comme une force toujours active et créatrice dans l’histoire. De plus, sa géographie sociale est aussi une écologie politique perspicace, du fait qu’elle l’a conduit à voir que la solution aux problèmes écologiques imposait des transformations politiques et économiques de la société qui seraient vastes et, en vérité, révolutionnaires. La dialectique de l’histoire La philosophie de l’histoire est un second domaine où les idées de Reclus méritent une considération attentive, et particulièrement ses réflexions sur la nature de l’évolution sociale et de la révolution, et sur les aspects progressifs et régressifs du développement historique. Quoiqu’il ne soit mentionné que rarement dans les discussions de la pensée dialectique, en fait il a offert une contribution considérable pour aboutir à une plus subtile compréhension de la nature dialectique du développement historique. Reclus voit dans tout phénomène social des éléments à la fois progressifs et régressifs, qui demandent une analyse soigneuse si l’on veut comprendre leur signification et évaluer correctement leurs tendances dominantes. Le défi fondamental de la société, selon Reclus, consiste à découvrir et développer pleinement chaque aire où l’humanité a progressé, tout en mettant à jour et rejetant toute tendance de régression. Il reconnaît à diverses cultures des temps passés, et à de nombreuses sociétés non occidentales encore existantes, leurs contributions uniques et permanentes au progrès. Il refuse de réduire ces cultures à des étapes obsolescentes d’un mouvement qui porterait l’Occident vers de plus hautes réalisations politiques, économiques et intellectuelles (ainsi qu’elles sont perçues dans les visions autoritaires d’une « dialectique » qui ne serait rien d’autre qu’une expression idéologique de la prédominance européenne). Son dessein est de susciter
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une prospection de l’histoire qui entraîne à considérer tous les peuples, comme des « frères vers lesquels nous éprouvons une solidarité toujours plus grande », et qui mette à jour « un nombre croissant de modèles qui requièrent notre compréhension, y compris un grand nombre qui éveille en nous l’ambition d’imiter quelque aspect de leur idéal.”123 La race humaine se découvre une histoire commune, et elle est capable d’entreprendre un projet commun d’autoréalisation. A considérer de telles idées, on peut dire fort justement que Reclus fut un des tout premiers prophètes de la globalisation de l’humanité. Bien avant l’émergence officielle de l’idée de mondialisation, Reclus avait déjà développé l’idée d’une vision libertaire et égalitaire d’une humanité planétaire unie dans une solidarité universelle, une globalisation authentique « par en-bas » qui incorporerait la myriade de contributions des personnes, des groupes, des classes et des cultures à travers l’histoire et l’ensemble du globe. Reclus est intensément persuadé que si l’humanité peut réaliser une telle solidarité universelle, beaucoup de progrès de la science moderne et de la technologie pourraient être utilisées pour des avancées telles que l’accroissement du savoir, de la liberté, de la santé et de la beauté. Néanmoins, il voit aussi à l’intérieur de ces progrès apparents une possible régression vers des niveaux sans précédents d’embrigadement, de domination, de désordre social et une dégradation générale de la société et de la nature. Cette conscience de la dualité de nature des réalités sociales distingue Reclus des autres penseurs modernistes qui portaient un regard unilatéral sur les possibilités de progrès mais négligeaient les dangers, les coûts et les contradictions internes de développements historiques dont les progrès ne seraient qu’apparents. Comme on le verra dans le présent texte, du point de vue de la perspective dialectique de Reclus, même la révolution possède cette caractéristique double de tout phénomène social. Comme partie intégrale du mouvement d’ensemble de l’histoire, elle partage la nature complexe et contradictoire de tous les autres phénomènes historiques qui interagissent avec elle et la conditionnent. Selon Reclus, tous les phénomènes sociaux ont à la fois des aspects progressifs et régressifs, mais il y a néanmoins eu un progrès cumulatif dans l’histoire. Reclus possède une connaissance étendue de l’histoire humaine et de la culture, et l’une de ses grandes contributions à la pensée libertaire consiste dans l’exploration de la longue histoire du progrès qui se manifeste dans le développement des libertés sociales et de la coopération. Dans sa perspective, « les noms des comuneros espagnoles, des communes françaises, des yeomen anglais, des cités libres d’Allemagne, de la République de Novgorod et les merveilleuses communautés d’Italie doivent être, pour nous anarchistes, des mots familiers : jamais l’humanité ne fut plus proche de l’anarchie réelle qu’à certaines phases de l’histoire communale de Florence et de Nuremberg.”124 Il fait remonter cette histoire occidentale aussi loin que la polis athénienne, et accorde une attention considérable à des contributions similaires de sociétés non occidentales et tribales. Il recherche les preuves de cette solidarité et de cette entraide continue dans sa propre époque, 123
RECLUS E., L’Homme et la Terre, VI : 527. RECLUS E., 1927, “Anarchy: extracts from a lecture delivered at South Place Institute, London on Monday July 29th 1895”dans Elisée and Elie Reclus: In Memoriam, ed. Joseph Ishill, Berkeley Heights, N.J.: The Oriole Press, p. 350.
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car elle peut assurer une base concrète à l’espérance, dans le futur, d’une nouvelle société de coopération. Par exemple, il se réjouit que « l’esprit de pleine association » existe encore dans quelques parties de la Suisse, où « deux tiers des prairies et des forêts alpines appartiennent aux communes, qui possèdent aussi des tourbières, des marais de roseaux et des carrières, aussi bien que des champs, des vergers et des vignobles.”125 Il perçoit le développement d’un tel esprit coopératif comme une condition de l’évolution révolutionnaire future de la société. Un regard sur la transformation personnelle et sociale Ceci nous amène à une troisième raison de lire Reclus aujourd’hui : son regard étincelant se porte sur une société qui repose sur l’entraide, la coopération et, par dessus tout, sur l’amour, – amour de l’humanité, amour de la nature, amour de la vie elle-même. Pour Reclus, « anarchie » ne signifie pas seulement société libre et coopérative dans le futur, mais tout aspect d’une telle société qui serait acquis d’ores et déjà. Il soutient que « la société anarchisante a longtemps été dans un processus de développement rapide », et qu’elle peut être vue «partout où la libre pensée rompt les chaînes du dogme ; partout où l’esprit d’enquête rejette les vieilles formules, partout où la volonté humaine s’affirme à travers des actions indépendantes ; partout où des gens honnêtes, se rebellant contre tout renforcement de discipline, se joignent librement afin de s’éduquer et reprennent en main, sans aucun maître, leur part de vie et l’entière satisfaction de leurs besoins..”126 Pour lui, l’anarchie est beaucoup plus que l’anti-étatisme, l’opposition à la coercition et la rébellion contre l’autorité ; c’est d’abord une pratique de transformation sociale et, en vérité dans la société moderne, aliénée et atomisée, une pratique de régénération sociale fondée sur une entraide et une coopération non dominatrices. Il existe une question cruciale : comment peut émerger une personne capable d’entraide au sein d’une société hiérarchisée et autoritariste, qui enseigne l’égoïsme et la compétition ? Tout comme Marx demandait « qui éduquera les éducateurs, » Reclus soulève des questions : qui socialisera les socialistes, qui libérera les libertaires. Sa réponse est que le sentiment moral, la compassion et la pratique de l’amour et de la solidarité doivent se développer dans les sphères les plus intimes de la vie quotidienne si l’on veut que soient réellement possibles des institutions sociales plus vastes, fondées sur l’entraide et la coopération. Son accent sur « une révolution du quotidien » en tant qu’une des conditions d’une révolution sociale plus générale, place la pensée de Reclus au point d’intersection entre les intuitions libertaires les plus radicales et les traditions utopiennes. Du fait de cette optique, plus qu’aucun autre anarchiste classique, Reclus en vient à insister fortement sur l’organisation microsociale. Ainsi qu’il l’écrit à sa sœur Louise dès 1859 : « Fondons de petites républiques à l’intérieur de nousmêmes et autour de nous. Graduellement, ces groupes isolés s’assembleront comme des cristaux épars et formeront la grande République.”127 125
RECLUS E., L’Homme et la Terre, VI: 270. RECLUS E., “Quelques mots d'histoire, Suivi de Préface à la Conquête du pain de Pierre Kropotkine,” [sur l’Internet] ; . 127 Lettre de Reclus à sa soeur Louise (aucune date spécifiée, 1859), Correspondance, I: 206. 126
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Plus tard, en 1895, il développe son analyse de la nature de ces « républiques ». L’anarchiste, dit-il, doit « travailler à se libérer personnellement de toutes les idées préconçues ou imposées, et rassembler autour de lui des amis qui vivent et agissent de la même manière. C’est pas à pas, à travers ces petites associations où règne l’affection que la grande société fraternelle se formera.”128 On trouve dans cette idée de petites républiques de la vie quotidienne l’essence de ce qui deviendra plus largement connu dans la théorie et la pratique libertaire comme « le groupe affinitaire.” On ne soulignera jamais assez l’importance de cet aspect de l’œuvre de Reclus (menée plus tard par quelques penseurs libertaires comme Landauer), car elle touche sans doute une lacune fatale des mouvements révolutionnaires du passé. Aucun de ces mouvements n’a accordé une attention adéquate, comme Reclus le recommande, à la question de la formation de soi et aux conditions requises pour qu’émerge un type de personnalité susceptible de former la base d’une société libre et coopérative. La Critique de la domination On peut finalement mentionner, comme une de ses contributions les plus durables, l’analyse reclusienne des diverses formes institutionnelles de domination sociale. Cette analyse est, au sein de la tradition de gauche classique, une des explications les plus pénétrantes de la domination ; elle annonce, par bien des aspects, les réalisations les plus généralement acceptées de la théorie critique postérieure. Dans une construction des plus élaborées, la critique dévastatrice de Reclus s’attaque à toutes les formes de l’Etat, y compris à l’Etat « représentatif », qu’il considère comme une fiction idéologique. Il décrit de manière saisissante comment la quête d’un poste politique entraîne même les candidats socialistes à s’adapter aux préjugés de l’électorat, à sacrifier les principes au goût du pouvoir, et finir par renforcer le système hiérarchique. Son attaque toute aussi incisive de la bureaucratie et de l’administration étatiques devrait être une lecture obligatoire pour les libéraux réformateurs et les gauchistes qui continuent à voir dans la bureaucratie un agent susceptible de corriger les injustices sociales. Il attaque la bureaucratie pour son inefficience foncière et son conservatisme inné et, surtout, pour créer une nouvelle forme d’oppression de classe. Quelques-unes des critiques les plus mordantes de l’Etat surgissent dans sa discussion du patriotisme et de l’idéologie du nationalisme. Sa dissection des extrémismes de la folie patriotique préfigure les approches postérieures d’un Randolph Bourne et d’un Wilhelm Reich sous l’angle de la psychologie (et de la pathologie). En dépit du cliché selon lequel l’anarchisme classique se focalise surtout (et peut-être de manière excessive) sur le pouvoir de l’Etat, c’est en fait le capitalisme et le pouvoir économique que Reclus vise de ses flèches les plus incisives. Il voit dans le capital le pouvoir suprême de la société moderne et l’obstacle majeur à l’émancipation sociale. C’est pourquoi il analyse en profondeur les formes de 128
Lettre à Clara Koettlitz (April 12, 1895), Correspondance, 3: 182.
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propriété, l’emprise de l’économie sur la collectivité, et les effets destructeurs d’une réduction du corps social et de ses valeurs à une conception étroitement économique. Selon lui, « un fait prépondérant domine toute la civilisation moderne, c’est le fait que la propriété d’un seul puisse s’accroître indéfiniment, et même, par suite d’un consentement presque universel, englober le monde entier.”129 Il dépeint le capitalisme moderne, à une étape relativement précoce de son développement, comme un système toujours plus totalisant d’impérialisme économique global. Reclus est aussi un pionnier dans l’analyse de la dépendance technologique. Il met en garde contre le développement d’un système d’enrégimentement social et de contrôle total, conséquence de la croissance technologique du capitalisme industriel. Les ouvriers, disait-il, ont été réduits « au simple rôle de rouage vivant de la machine », qui après avoir « répété les mêmes mouvements des millions et même des milliards de fois », finissent par ne plus avoir que « l’apparence de la vie.”130 Reclus avait déjà compris et diagnostiqué la signification du « management scientifique » capitaliste à l’heure où Frederick Taylor commençait à l’introduire systématiquement dans l’industrie américaine. Une forme d’assujettissement, le racisme, tourmenta durablement Reclus toute sa vie durant. En contraste avec les théoriciens anarchistes classiques et les théoriciens radicaux en général, qui tendent à centrer leur critique sur l’Etat et le capitalisme, Reclus a toujours identifié le racisme comme l’une des formes les plus pernicieuses de l’oppression et de la sujétion. Ses écrits aux Etats-Unis, tant avant qu’après la Guerre de Sécession, ont inclus de nombreux aperçus perspicaces sur l’interaction entre l’exploitation économique et l’oppression raciale. De plus, sa critique des conceptions prépondérantes de l’histoire et ses efforts pour apprécier les contributions de diverses sociétés tribales et non occidentales montrent une certaine aptitude à échapper aux paradigmes racistes eurocentriques qui dominent l’époque. Les théoriciens critiques contemporains de Reclus trahissent aussi une conscience très bornée de la place centrale du patriarcat dans le système d’oppression. En revanche, Reclus en fait une de ses préoccupations centrales tant au niveau de la théorie qu’à celui de sa vie personnelle. Il s’efforce de corriger les visions déformées de l’histoire qui négligent le rôle essentiel des femmes dans le progrès social des périodes successives, et il soutient avec véhémence la quête féminine d’une émancipation sociale à son époque. Il défend l’égalité absolue et soutient que celle-ci ne peut se réaliser que si la famille autoritaire patriarcale est remplacée par des « unions libres » entre hommes et femmes. Reclus pousse son analyse jusqu’à défendre les femmes qui recourent à la violence contre l’abus et l’oppression, exhortant la société à ne pas blâmer les victimes mais plutôt le système patriarcal qui les tyrannise et, en dernière instance, suscite la sauvagerie. Reclus n’omet pas de traiter d’autres aspects de la culture autoritaire. Par exemple, il perçoit le système de morale répressive comme instaurant une structure de caractère dominateur, et il attaque durement le tabou de la nudité. Il croit qu’une société libre ne sera jamais réalisée sans une réhabilitation du corps et une assertion catégorique de notre être physique. Il met aussi l’accent sur l’ascendant des valeurs religieuses autoritaires. Il reconnaît le caractère radical et même révolutionnaire de 129 130
RECLUS E., L’Homme et la Terre, VI: 256. Ibid, VI : 326.
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divers mouvements religieux à leur stade initial, mais il démontre que de telles tendances ont toutes été rapidement récupérées par les systèmes de contrôle social. Il souligne le fait que la religion, une fois institutionnalisée, devient l’un des piliers du conditionnement autoritaire. Considérée dans son ensemble, l’analyse reclusienne de l’Etat, du capitalisme, du racisme, du patriarcat et de la culture autoritaire (ainsi que ses idées concernant la domestication de la nature), représente une des critiques les plus poussées de la domination au sein du courant de l’anarchisme classique et même de la tradition anarchiste jusqu’à nos jours. Pourquoi faut-il lire aujourd’hui l’évolution, la révolution et l’idéal anarchiste ? Ceci nous amène au présent ouvrage, si précieux pour bien des thèmes que nous avons mentionnés. C’est la seule œuvre pleinement développée de Reclus dont l’objet est strictement politique, et elle contient quelques-unes de ses discussions les plus soutenues du développement historique, de la nature de l’anarchisme et de la critique de la domination. Elle inclut quelques-unes de ses explications les plus détaillées sur la relation entre évolution et révolution ainsi que sur les aspects progressifs et rétrogrades des phénomènes historiques. On y découvre aussi l’application de ces idées à des moments historiques et à des événements particuliers tels que la Renaissance, le siècle des Lumières, la Révolution française, la Première internationale et la Commune de Paris (qui était encore de mémoire récente quand cet ouvrage fut écrit). Une large partie de l’œuvre est consacrée à la critique par Reclus des diverses formes de dominance : les dangers d’un pouvoir d’Etat centralisé, les méfaits de la bureaucratie étatique, les périls du nationalisme, la manière par laquelle l’autoritarisme, le centralisme et la représentation minent les mouvements révolutionnaires et détruisent les révolutions. Le livre inclut aussi ses critiques du libéralisme, du républicanisme et contient quelques-unes de ses critiques les plus tranchantes du socialisme d’Etat. Un des aspects les plus frappants de l’ouvrage est l’éloquence dans l’expression de l’auteur, moralement scandalisé de l’oppression et l’injustice qui l’entourent. L’amour intense de l’humanité qu’éprouve Reclus a pour corrélat un rejet absolu du système de domination et une foi profonde dans « un autre monde », pas seulement « éventuel» mais qui doit manifestement être créé aussi rapidement que possible. Les moyens pour créer un univers meilleur sont plus grands aujourd’hui que jamais et les populations broyées par la pauvreté et la misère, qui horrifiaient Reclus, ne sont pas moins présentes qu’en son temps, – bien que largement reléguées dans les pays du Sud. Et pourtant, combien de contestataires et d’esprits « progressistes » ont-ils aujourd’hui un sens aussi vif de « la faim », comme étant à la fois un « crime collectif » et « une absurdité ?”131 Combien ont-ils le pouvoir de l’imagination pour concevoir comme une réalité imminente « la société future » dans laquelle prévaudront la liberté, la justice et l’amour ? 131
1898, L’Evolution, la révolution et l’idéal anarchique, Paris, Stock, p. 137.
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Convenons-en, certains aspects de l’ouvrage reflètent une croyance moderniste classique dans le progrès qui est aujourd’hui datée. Elle suinte l’optimisme rationaliste : la science et le savoir banniront rapidement la superstition et les dogmes religieux, la foi dans l’Etat décline, les masses sont inévitablement en train de s’éveiller aux tromperies idéologiques du capitalisme, la fondation de l’Internationale est le signal de l’union naissante des travailleurs à travers le monde, la classe ouvrière ne peut manquer de voir la nécessité évidente et l’efficacité de la grève générale. Aujourd’hui, nous constatons que les réalisations qui semblaient assurées à Reclus du fait de la marche inéluctable du progrès requièrent un combat beaucoup plus long et de plus grandes prouesses de créativité sociale qu’il ne l’imaginait. Mais malgré de telles limites, si typiques de son temps, cette œuvre devance son époque par ses enseignements importants sur le développement historique et les conditions du changement social. De telles leçons peuvent bien inspirer un mouvement social inédit, enfin capable d’instaurer la croissance organique d’une nouvelle culture de libération. En un âge où une préoccupation unilatérale d’opposition et de conflit semble avoir remplacé l’esprit d’entraide et de créativité sociale, Reclus nous offre un message d’importance inestimable. Daniel Colson a écrit que, pour l’anarchisme, la révolution « naît de l’extérieur du système, de ce que le système ne réussit pas à inclure, des possibilités infinies que le système dominant ignore, pille, réprime et nie, des forces potentielles qui nous rappellent constamment qu’il n’est lui-même qu’une possibilité parmi une infinité d’autres possibilités.[…] Le mouvement libertaire ne naît pas de l’ordre qu’il rejette, bien qu’il soit en contradiction avec celui-ci, mais de la profusion anarchique de forces et de possibilités étrangères à cet ordre et que cet ordre domine et mutile”132 Tel est, je pense, l’esprit et le message de Reclus. Le regard qui est le sien n’est pas fondé sur une simple réaction mais il est plutôt l’affirmation d’une foi dans les pouvoirs d’autoréalisation et d’épanouissement inhérents à la personne, l’humanité et à l’ensemble de la nature. C’est une vision fondée sur un profond amour de l’humanité et de la nature, sur le désir de libérer les forces créatives qui sont en leur sein, et un sentiment d’espoir que nous, chacun d’entre nous dans nos vies particulières, peut participer d’une manière décisive à ce mouvement de liberté. Traduction de Ronald Creagh
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COLSON D., 2001, Petit lexique philosophique de l’anarchisme, Paris, Livre de Poche, pp. 24-25.
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Pour une géographie des libertés 133
Ronald CREAGH Professeur Emérite, Université Paul-Valéry – Montpellier III « Ask what kind of world do you want to live in? What are you good at and want to work at to build that world? What do you need to know? Demand that your teachers teach you that.” Pierre Kropotkine, Appeal to the Young. Translated by H.M. Hyndman. London. Printed and published at the "Justice" printery, 1889.
Deux géographes de réputation internationale, Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, ont rayonné au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et au début du vingtième ; tous deux militèrent au sein du mouvement anarchiste. Comme tels, ils réfléchirent sur les affinités de leur engagement politique avec leur profession et leurs conceptions géographiques. Leur angle d’approche, l’analyse des diverses formes de liberté et d’autonomie sur la terre, est à l’ordre du jour un siècle plus tard : le libéralisme, qui conteste le pouvoir de l’État sur l’univers de l’entreprise et de la finance, est à son tour récusé par des mouvements de dissidence qui battent ses concepts en brèche. L’âge de l’anticolonialisme est aujourd’hui supplanté par celui d’une multiplication des mouvements d’émancipation, qu’il s’agisse des féministes, des citadins ou des pays qu’un vocabulaire euphorique désigne comme étant « en voie de développement ». Les nouveaux rapports de force qui s’établissent dans la sphère des cultures politiques placent à nouveau le géographe devant des choix cruciaux. Tandis que les idéologies dominantes l’invitent à s’aligner sur leurs idéologies, une contestation multiforme lui suggère plutôt de réfléchir sur les espaces de domination et d’émancipation. Le travail jadis entrepris par Reclus et de Kropotkine, longuement étudiés par ailleurs, mérite une mise à jour, ne serait-ce que parce que le débat universitaire sombre dans le dogmatisme quand il exclut les divergences politiques et refuse de soumettre à la critique l’une et l’autre des oppositions.134 On cherchera
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Je remercie Philippe Pelletier et Georges Roques ainsi que les lecteurs anonymes de la revue Anarchist Studies pour leurs précieuses remarques sur mon manuscrit. Il va de soi que les éventuelles erreurs et les jugements de ce texte n’engagent que moi. 134 Sur Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, voir la bibliographie ci-dessous et le site RAFORUM, .
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ici quelques traces d’une géographie des libertés, mais surtout sa spécificité et ses champs d’application.135 Le pouvoir est dans l’espace Certaines des grandes catastrophes « naturelles » du début du vingt et unième siècle ont mis en évidence les implications et responsabilités des pouvoirs publics et privés dans l’ampleur de ces désastres. En 2005, le cyclone tropical Katrina et ses effets sur la ville de la Nouvelle-Orléans illustrent emblématiquement les impérities de nombreux urbanistes, architectes, hommes d’affaires et des gestionnaires politiques, techno-bureaucratiques et policiers dans les rapports de la cité avec son environnement, avant, pendant et après une catastrophe. Une géographie des désastres et des crimes mettrait en évidence les grandes destructions organisées par le pouvoir. Sans remonter à l’incendie de Rome par Néron, aux exterminations nazies de la Seconde Guerre Mondiale, à l’horreur de Hiroshima et de Nagasaki, ou encore à la succession des ethnocides, elle pourrait relever, dans cette liste interminable, certains événements structurels. Donnons-en deux ou trois exemples qui devraient intéresser la discipline: - La cadastration est l’œuvre des pouvoirs politiques, industriels, technobureaucratiques, qui ont successivement détruit les cités labyrinthiques du Moyen-Âge, favorables aux rapports de voisinage, au profit d’espaces homogènes, hiérarchisés, quadrillés, d’une ville sans âme et sans esprit ; ils ont ségrégué la ville selon ses diverses fonctions – districts résidentiels, services publics, rues commerçantes, quartiers d’affaires, – suscitant l’uniformité monotone et traduisant un superbe mépris du coût social que représente le déplacement des familles : comme si elles n’étaient que des boules de billard ou des grains de sable. Ce sont les gens qui font la cité, n’en déplaise aux planificateurs : même les enfants préfèrent jouer sur les trottoirs, qui offrent une plus grande sécurité que les parcs qui leur sont destinés. Mais les autorités locales ont aussi éradiqué un domaine public désormais réservé au règne imbécile de l’automobile ; le citadin, désormais isolé, écarté de son pouvoir municipal, et réduit à n’être qu’un consommateur.136 d la dévastation des forêts domaniales, avec leurs sous-bois si vivants, toute les autres variétés de la flore – les herbes, les fleurs, les lichens, les mousses, les buissons, les grimpants,– au profit d’une seule variété d’arbres, alignés comme dans un régiment, mais qui facilite la comptabilité et les prévisions financières, donc pour le seul intérêt du propriétaire. Cette vision panoptique 137 traduit l’impossible projet de réduire le réel à du perceptible et du quantifiable.
135 Le colloque sur Elisée Reclus organisé par l’université de Lyon II en 2005 a fait l’objet d’une publication en DVD. 136 cf. CREAGH R., 2004, « De la destruction d’une ville par son image », L’Imagination dérobée, Lyon, ACL. 137 panoptique : « qui est aménagé de telle sorte que d'un point de l'édifice on puisse en voir tout l'intérieur » Trésor de la langue française.
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Le mouvement social contemporain reflète plus ou moins cette volonté collective de s’émanciper des carcans que veulent lui imposer les intérêts privés et ceux qui sont prétendument publics. Il suffit de voir aujourd’hui les luttes défensives pour la protection des espaces communs, les combats contre la privatisation des forêts et des espaces verts, les retraites quasi monacales des milieux autonomes nichés dans le monde rural ou urbain – zones temporaires autonomes, communautés libertaires, productions autogérées, commerces alternatifs ; mais aussi les guerreséclair, dans les pays anglophones, comme celles du mouvement « Reclaim the streets » - « La rue est à nous », – pour la reconquête des voies publiques et la régénération des relations de voisinage. Et mai 68 invente une géographie imaginaire : « sous les pavés, la plage » ! Il n’y a donc rien de surprenant dans cette rencontre avec l’inspiration libertaire : l’anarchisme est avant tout un mouvement qui se situe dans l’espace, pas dans l’histoire, car la domination s’inscrit toujours dans un lieu et c’est l’espace qu’il faut libérer 138. Dans le domaine de l’économie, par exemple, le concept de « Just in Time » consiste pour les grands chefs d’entreprise à lier des lieux de travail industriels pour les faire fonctionner à la manière du travail à la chaîne. Les multinationales opèrent sur des lieux physiques et non virtuels : la production et le cash-flow traversent des territoires spécifiques. Si l’on se tourne vers les personnes, on voit que le pouvoir est toujours une expérience vécue, qui peut être subjective, inconsciente. Mais elle a besoin d’un espace pour déployer ses potentialités et répondre à d’autres pouvoirs (car les pouvoirs se répondent les uns les autres). Des sphères les plus intimes de la pensée ou de la sexualité à celles qui sont le plus visibles, tout s’exprime dans ces lieux de vie que sont le lit, le salon ou la rue. Ces espaces pluriels sont aujourd’hui appréhendés, par exemple, par la géographie des perceptions et des représentations. L’action directe, qui n’est pas simplement symbolique, mais lutte contre la domination sous toutes ses formes, se traduit sur le territoire. C’est dans les champs mêmes que des militants arrachent les OGM ; dans les usines occupées que les travailleurs rappellent à tous qu’ils ne sont pas un coût social mais une ressource ; dans les rues que les cyclistes néerlandais font ressortir les coûts multiples de la circulation automobile. Quels sont donc la spécificité et le domaine d’une inspiration libertaire en géographie ? Le souffle qui apparaît parfois dans le mouvement social et ses théoriciens peut-il inciter le géographe à se risquer hors de son cabinet de lecture, à s’inspirer de méthodes inédites, et aspirer à se mettre au service de couches sociales en quête d’un destin différent de l’avenir qu’on leur prépare? Une géographie des pouvoirs Une objection vient à l’esprit : une géographie anarchisante ne manqueraitelle pas d’objectivité scientifique ? Le débat entre neutralité et idéologie est toujours 138 Il ne s’agit pas de l’espace cartésien, bien sûr, mais de chaque lieu où l’on se trouve. Un exemple entre mille de réappropriation de l’histoire dans l’espace : des jeunes Maghrébins mettent dans des rues de Paris des plaques commémoratives célébrant les contributions de leurs parents et grands parents (in KESSOUS M., 2005, « Les ‘racailles de France’ affichent leur colère », Le Monde, 10 oct. 2005)
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ouvert. On peut cependant remarquer que la science est toujours liée à son époque, et aussi aux milieux qui la produisent ou l’utilisent. En dépit de tous les efforts de fidélité et d’impartialité, le passage du temps révèle à quel point le souci d’exactitude masque mal les partialités secrètes des auteurs du passé, notamment selon qu’ils optent pour le statu quo ou pour le changement. Confrontés aux mêmes dilemmes, aujourd’hui, leurs écrits se déploient en un imposant éventail d’opinions. Toujours est-il que seuls les nomades des galaxies inexplorées nous ouvrent des univers qui portent en puissance des futurs alternatifs. Les écueils et la fécondité de leur démarche a été discutée en 2005 à l’occasion des commémorations du centenaire de la mort d’Élisée Reclus, mentor de quelques globe-trotters de son époque et grand reporter des libertés. Belle occasion de s’interroger sur quelquesuns, épris de leur métier, qui dans sa lignée mais pas forcément en disciples, ont réfléchi sur les espaces de domination et d’émancipation au sein du mouvement social. Une tradition libertaire A la différence des marxistes, il n’y a pas d’école de géographes libertaires et peut-être ne doit-il pas y en avoir : Élisée Reclus ne voulait pas de disciples et déclarait : « le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain »139. On ne peut déduire pour autant que ce courant de pensée, inauguré par Reclus et son ami Kropotkine, mais aussi par Léon Metchnikoff, soit sans héritage, bien qu’il ait surtout laissé des traces dans l’urbanisme. On peut évoquer une filière qui va de l’Écossais Patrick Geddes aux Américains Lewis Mumford, Paul Goodman, Ebenezer Howard, inventeur de la cité-jardin, et Jane Jacobs, ou encore aujourd’hui à James C. Scott, de l’université de Yale. Il s’agit ainsi de recherches parallèles (qui donc ne convergent pas) de quelques philosophes et géographes qui réfléchissent sur la distribution du pouvoir dans le territoire et l’espace, dans ses multiples rapports avec les luttes émancipatrices collectives, par exemple à propos du féminisme. 140 Cette brève énumération, qu’une recherche en d’autres pays (notamment en Italie et au Japon) pourrait enrichir, se complète avec l’apport libertaire de trois autres mouvements, qui se situent hors de la discipline : les Lettristes, l’Internationale Situationniste et les divers courants écologistes. Le mouvement Lettriste adopta en 1953 le « Formulaire pour un urbanisme nouveau » de Gilles Ivain (Ivan Chtcheglov) où celui-ci introduit le concept de modulation : “L’architecture est le plus simple moyen d’articuler le temps et l’espace, de moduler la réalité, de faire rêver. Il ne s’agit pas seulement d’articulation et de modulation plastiques, expression d’une beauté passagère. Mais d’une modulation influentielle, qui s’inscrit dans la courbe éternelle des désirs humains et des progrès dans la réalisation de ces désirs.
139 RECLUS E., CAFIERO C., 1882, Avertissement de la première édition de Dieu et l'Etat de Michel Bakounine, (Fresnes-Antony, Volonté Anarchiste, n° 38-39, 1992, p. 5). 140 On en voit quelques exemples dans : BLUNT A, WILLS J., 2000, Dissident Geographies. An introduction to radical ideas and practice, London, New York, Paris, etc., Prentice Hall (Pearson Education).
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L’architecture de demain sera donc un moyen de modifier les conceptions actuelles du temps et de l’espace. Elle sera un moyen de connaissance et un moyen d’agir… Le complexe architectural sera modifiable. Son aspect changera en partie ou totalement suivant la volonté de ses habitants”. 141 L’auteur introduisit également le thème de la dérive, que devait reprendre l’Internationale Situationniste : « L’activité principale des habitants sera la DERIVE CONTINUE. Le changement de paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet ».142 La géographie occupe une place centrale dans le mouvement de l’Internationale situationniste. Dans la Société du Spectacle, Guy Debord écrit que la révolution doit être une critique de la géographie humaine.143 Les individus et les communautés de travailleurs doivent construire des espaces et des événements appropriés non seulement à leur travail, mais à leur histoire totale (1994, thèse 178). L’Internationale critique « l’organisation concentrationnaire de la surface », « l’urbanisme du désespoir ». 144 Elle invite à étudier et transformer les cités à travers une politique culturelle, la « psychogéographie, » qui est ainsi définie: “Étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus.” 145 La psychogéographie étudie la possibilité de transformer un espace social en « site situationnel », permettant l’expression des désirs. Cet espace peut être un paysage, et celui-ci, à son tour, peut avoir été rendu « fonctionnel ». C’est le cas, par exemple, du « paysage thérapeutique », que d’autres trouveront plutôt déprimants.146 Au demeurant, tout panorama exprime un rapport de pouvoir, une forme de politique, et aussi un rapport entre la richesse et la pauvreté. Bref, la réflexion situationniste ouvre de nombreuses pistes de réflexion tant au sujet de l’influence de l’économie dominante sur la planète que sur le détournement, le déréglage des significations dominantes de la géographie. Le troisième mouvement est l’écologie sociale libertaire, qui est tout autre chose qu’un romantisme de la nature ou un sentimentalisme à l’égard des animaux. Murray Bookchin a longuement discuté du déclin de la cité et des rapports à la nature. Ce courant a fondé des concepts comme ceux de biorégionalisme, ou encore
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IVAIN G. (Ivan Chtcheglov), 1958, « Formulaire pour un urbanisme nouveau » Internationale situationniste, n° 1, juin 1958 ; « L’Internationale lettriste avait adopté en octobre 1953 ce rapport de Gilles Ivain sur l’urbanisme » id. p. 20. 142 Ibid. 143 DEBORD G., 1992, La Société du spectacle. Gallimard, Paris. 144 Internationale Situationniste, avril 1962, n° 7 p. 6, 7 145 Internationale Situationniste, juin 1958, n° 1, p. 13. 146 GESLER W., 1992, « Therapeutic landscapes: Medical issues in light of the new cultural geography », Social Science and Medicine, 34, 7 :735-46.
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celui de commons (communal), tel qu’il est défini par Gary Snyder147, qui remettent profondément en cause les concepts de territoire et d’espace public. 148 Il existe donc un corpus embryonnaire d’idées relatives à la géographie urbaine, à l’espace rural, aux phénomènes migratoires, culturels et ainsi de suite. Ces idées peuvent bouleverser à la fois l’imaginaire du géographe et celle de la géographie. Elles représentent un potentiel extraordinaire de subversion des autres disciplines humaines : qu’on imagine, par exemple, une géopolitique qui, au lieu de se figer sur les décideurs, prendrait en considération les individus en tant qu’êtres planétaires. Cette mutation a été engagée dans les pays anglophones et des revues comme Hérodote ou Espace temps, mais elle devrait me semble-t-il aborder en même temps les aspects microgéographiques.149 Ce n’est pas nier l’originalité et l’autonomie politique de ces divers penseurs que de voir leur secrète affinité avec l’esprit du mouvement anarchiste international. Anarchisme et géographie C’est par des exemples pris dans la géographie que les anarchistes explicitent comment peuvent fonctionner sur un plan international des institutions autonomes : construire des rails aux mêmes normes que les pays voisins, acheminer le courrier d’un pays à un autre, lointain et peut-être même hostile, tout cela relève du bon sens et non de quelque autorité transnationale. Et aujourd’hui, une très large fraction du mouvement altermondialiste réussit à se rassembler aux quatre coins de la terre en dépit de l’absence d’une direction unique, selon les libres choix de groupes affinitaires de s’associer ou de se retirer.150 Une perspective anarchiste inscrit donc l’espace dans le temps mais donne la primauté à l’espace, car elle considère l’histoire comme une fiction, une simulation, pour ne pas dire un mensonge151. Le temps est une création sociale, victime des préjugés dominants ; de nos jours, il se réduit à l’accumulation du capital. L’espace – et par ce mot il faut entendre tout l’environnement- est bien plus complexe, car il introduit des facteurs non humains. Il imbrique l’altérité, les différences, les individualisations.
147 SWENSON L., 1998, “The flourishing commons: disembodied conversation - opinions of Ivan Illich, Paul Goodman, and Gary Snyder”, Whole Earth, Fall 1998. 148 Pour un point de vue critique sur le biorégionalisme, voir Pelletier P., 1998, « Géographe ou écologue ? Anarchiste ou écologiste ? », Itinéraire, n°14/15 (« Élisée Reclus »), pp. 29-39 (notamment p.38) ; et en un sens contraire CLARK J. P., « The Dialectical Social Geography of Élisée Reclus » (http://raforum.org/article.php3?id_article=551), et CAFARD M., 1990, « The Surre(gion)alist Manifesto », Mesechabe, 4/5: 22-24, 32-35. 149 Je remercie G. Roques d’avoir attiré mon attention sur les développements actuels de cette question. 150 L’Internet, instrument à double tranchant, peut contribuer à ces rassemblements, mais ceux-ci ne peuvent se faire de manière libertaire que si les participants sont déjà résolus à conserver leur autonomie. 151 « Belief in history is the guarantor of political authority, since change over time implies the need for a centralized body to guide the processes of change ». [« La croyance dans l’histoire garantit l’autorité politique, car le changement dans le temps implique le besoin d’un corps centralisé pour guider le processus de changement »]. SPENCER N., Historicizing the Spontaneous Revolution: Anarchism and the Spatial Politics of Postmodernism (http://www.ags.uci.edu/~clcwegsa/revolutions/Spencer.htm). Ce sont en effet les élites dirigeantes qui fixent le contenu des manuels d’histoire, les lieux de mémoire et les dates des commémorations; elles financent au besoin les films qui retracent le passé national.
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Ce n’est donc pas sans précaution qu’Élisée Reclus mêle l’espace au temps. Son anarchisme géographique échappe en partie à l’idéologie historienne en lui inspirant de nouvelles visions du passé, du présent et de l’avenir ; en effet, bien avant l’école des Annales, il introduit l’histoire de longue durée en même temps que celle des éléments de la nature : histoire d’un ruisseau, d’une montagne, entre autres. Le minuscule et le macroscopique s’articulent ainsi pour faire barrière à une vision globale de l’histoire, qui serait par définition orientée vers quelque but ultime.152 La géographie devient une école d’éducation. Kropotkine estime que son enseignement constitue un thème idéal pour éduquer les jeunes au respect du monde naturel et à l’attention aux autres populations. A Montpellier, l’écossais Patrick Geddes construit une tour et invite la population de la ville à un repas annuel, au cours duquel il lui fait découvrir sa relation à l’ensemble de la région. La visite commencerait par le sommet, pour saisir l’environnement immédiat, mais aussi sa relation avec le reste de la Terre, puis en descendant diverses expositions et tableaux aideraient à mieux comprendre encore et à observer toute la complexité de ces milieux153. On retrouve ici la même perspective que celle de Reclus dans son projet de globe terrestre. Cette secrète intimité d’une mouvance politique avec la géographie s’explique donc par son rejet du pouvoir, ou pour être plus précis, de toutes les formes de domination et d’exploitation. Et c’est sur ce point précis que se pose les questions de théorie et d’idéologie. Pouvoirs et idéologie Comme toute science, une géographie contestataire n’est pas un instrument neutre : de même que les autres courants, elle « sélectionne » les faits et les représentations en fonction de ses commanditaires, de ses utilisateurs, mais aussi des méthodes et des théories. D’où sa très grande diversité, car une cartographie des pouvoirs n’est pas de tout repos. En effet, la domination est définie de façons fort différentes selon les théoriciens. Il suffit pour cela de comparer Max Weber et Michel Foucault, par exemple. Un tel état de fait exige une discussion au sein des géographes pour établir les champs d’observation appropriés. De fait, ces agencements du contrôle social varient selon les lieux et le temps : une géographie de la servitude volontaire ne peut exister sans faire appel à la créativité des membres de la discipline pour élaborer des concepts appropriés aux divers processus. Par exemple, la conception juridique de l’État et ses représentations populaires sont différentes en France ou aux États-Unis, pour ne citer que des pays dotés d’idéologies politiques assez semblables. Le 152
Même s’il défend l’idée d’un certain progrès, Reclus relativise celui-ci, notamment à la fin de sa vie : cette idée dépend des critères que l’on choisit, elle s’accompagne souvent de régrès, et en définitive le progrès n’est qu’une étincelle : nous ignorons tout des espèces humaines antérieures et de ce que deviendrait l’humanité à une nouvelle époque glaciaire. Voir à ce sujet le chap. 12 du dernier volume de L’Homme et la Terre. A l’époque où il écrit ces lignes, Reclus impose des réserves à l’idéologie du progrès, mais aussi à la Grande Narration marxiste sur l’histoire et les transformations d’un Capital unique. Cf. CREAGH R., 2005, « Reclus ou le Grand Récit de la Nature », Réfractions, n° 15. 153 STEELE T., « Élisée Reclus et Patrick Geddes, géographes de l’esprit », Réfractions, n° 4, trad. Claire Beauchamps.
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concept de laïcité n’existe pas aux États-Unis, et par conséquent l’athée n’y a pas sa place, en particulier dans la sphère du politique. Enfin, cette complexité n’est pas la seule, car les formes de domination sont diverses: intellectuelle, financière, politique, mais aussi patriarcale, organisationnelle, sociétale, religieuse, pour ne citer que quelques-unes.154 La démarche du géographe consiste en une double approche : un intérêt sans a priori pour les différentes formations sociales, et une étude des conditions d’un rapport harmonieux de ces populations dans leur relation réciproque avec leur milieu écologique. Une carte de la qualité des eaux de baignade ne remplace pas une cartographie des institutions productrices de risques environnementaux ou une analyse des nouvelles hégémonies économiques ou urbaines, des cycles de dépossession des classes populaires et des marginaux, dépouillés de leurs ressources économiques, spatiales et temporaires. Cette double présentation présenterait un caractère interactif particulièrement utile. Reclus, par exemple, traite de la domination de l’homme sur la nature, sur la femme, sur l’enfant, de l’esclavage, de la colonisation, de la disparition des sociétés archaïques, il établit une carte des pogroms et des massacres ethniques, réfléchit sur l’oppression étatique et celle des appareils politiques. Il les retrace dans l’espace : que l’on se souvienne de ses informations sur les troupes britanniques en Inde, invitation à savoir comment procéder le jour des grandes révoltes…155 Cette multiplicité de perspectives s’inscrit dans la grande tradition de la dissidence, où se retrouvent d’autres géographies, marxistes, féministes, etc. Mais si toutes doivent prendre en compte la diversité des auditeurs ou lecteurs, qui ont des conceptions très contradictoires de la nature humaine une cartographie des oppressions resterait dans les abstractions si elle ne s’intéressait pas aussi aux diverses formes de l’émancipation. Elle se différencie donc d’autres courants contestataires156. La spécificité libertaire La conjoncture actuelle impose d’approfondir en priorité tout le savoir accumulé au sujet des enjeux formidables et des paris périlleux auxquels nous sommes affrontés : la dégradation climatique, la raréfaction des ressources fondamentales non renouvelables de nos civilisations, la décomposition d’un savoir réfléchi, raisonné et vigilant au profit de soi-disant recherches technologiques de pointe et de la militarisation de l’espace. A l’intérieur de ce projet, une géographie libertaire débouche sur des concepts dynamiques de la nature. Les limites que nous percevons de la Terre ne sont pas figées pour l’éternité parce que les idées même de limite, de rareté et d’impact environnemental sont, elles aussi, des constructions sociales et politiques. Au nom des limites, on a par exemple imposé des restrictions de natalité dans des pays pauvres sans oser toucher aux pays ou aux classes vivant dans l’aisance. Au 154
Par exemple, les cartes économiques peuvent aider les élèves (et le public intéressé) à comprendre les inégalités et les options possibles. 155 Nouvelle Géographie Universelle, vol. 8 p. 704-706. 156 M. Georges Roques me fait remarquer que, là aussi, l'approche systémique permet de considérer qu'il s'agit du même phénomène qui va jouer sur les mêmes lieux, différemment selon les intentions et les acteurs…mais les leviers sont les mêmes.
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nom de l’environnement, on a mis davantage l’accent sur l’impact du tabac que sur celui de la pauvreté, qui est une cause bien plus importante de réduction de l’espérance de vie.157 A en croire certains, nous ne choisirons plus nos idéaux, car demain des socio-biologistes ou des évolutionnistes nous énonceront ces valeurs auxquelles nous devrons alors nous soumettre158. Géographie en mouvement, l’inspiration libertaire est donc aussi une géographie d'opposition et de conflit, car elle se sépare même de certains courants écologistes. En effet, s’il faut distinguer l’écologie comme science et l’écologisme comme choix politique, il est clair que dans cette seconde perspective au moins des systèmes de valeurs opposés devront s’affronter.159 Ces perspectives se distinguent donc de l’approche marxiste, qui s’appuie essentiellement sur le matérialisme historique ; elles ne reposent pas sur une philosophie de l’histoire, une téléologie des lendemains qui chantent, un grand soir transcendant, elles ne proclament pas que le capitalisme est enfin arrivé à son stade final. Elles ne combattent pas seulement l’exploitation de l’homme par l’homme, l’anticapitalisme, l’anti impérialisme économique ne suffisent pas à les définir : car ces formes de combat peuvent aussi engendrer de nouvelles dominations. La spécificité des perspectives anarchistes provient de leur objet : elles ne cherchent pas à créer de nouveaux centres de pouvoir, de nouveaux pôles, mais à multiplier à l’infini les interactions et les pouvoirs 160 : elles rejettent la centralisation sous toutes ses formes politiques, économiques et sociales, qui détruisent les initiatives individuelles ou populaires, stérilisent les idées, méprisent le local et le particulier. Au lieu de rechercher une capitalisation ou de s’intéresser à une plus-value, elles s’associent avec intelligence aux rythmes et cycles de la planète. Un carrefour de la géographie Les agitations de l’univers interdisent au géographe de croupir dans un savoir statique et détaché du monde. Le milieu où il s’établit lui assigne des objectifs, le lie à des institutions, et l’invite à appliquer ses méthodes de recherche. S’il travaille dans le monde universitaire, il constate que celui-ci est en voie de privatisation ou au service de celle-ci ; sa hiérarchie l’invite donc à former des étudiants pour les besoins de l’économie. S’il est engagé dans le monde du pouvoir, 157
Il y a sans doute une culture de la pauvreté, mais celle-ci n’est pas une question d’habitude ; elle relève des possibilités offertes aux indigents. 158 Voir par exemple cette affirmation d’un sociobiologiste réputé: « science may soon be in a position to investigate the very origin and meaning of human values, from which all ethical pronouncements and much of political practice flow » [« La science peut bientôt être en position d’enquêter sur l’origine même et la signification des valeurs humaines, dont découlent tous les énoncés éthiques et une large part de la pratique politique ». WILSON E. O., 1978, On Human Nature, Cambridge, Cambridge University Press, p.5. 159 Cf. le débat entre écologie sociale et écologie profonde. 160 Rappelons que le libéralisme tient des propos similaires quand il parle de « multiplication d'interactions entre individus soumis à la loi du marché », mais ce discours est irréel car il s’appuie sur deux hypothèses contraires à l’expérience : que les individus qui négocient entre eux disposent de moyens égaux pour négocier, c’est-à-dire que les inégalités sociales soient absentes, et il accorde aux caprices du marché les attributs de la Providence.
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il participe à l’action politique en offrant des choix aux décideurs ; il peut devenir l’éminence grise des collectivités locales ou régionales ou même s’engager dans le peloton des agents de l’ordre régnant, convaincus de la fin de l’histoire ; il participe alors à l’aménagement juridico-politique d’un monde en orbite autour d’un marché unique. Il peut enfin s’impliquer directement dans le monde du travail. Dans ce cas, les élites de la finance et de l’industrie l’embauchent pour des recherches « fructueuses » : détection des ressources humaines ou matérielles (minières, pétrolières et autres). Il sert de consultant aux chefs d’entreprises par ses analyses du marché, de l’immobilier, de l’urbanisme, de la démographie, de l’environnement, du transport, du commerce international, des investissements. De nouvelles voies s’ouvrent pour lui avec les systèmes d’investissement géographique qui permettent de mettre en corrélations multiples des informations socio spatiales localisées.161 Mais une autre orientation est possible : le géographe peut se considérer comme le serviteur des populations. Comme résident de la planète, il est confronté aussi bien à la dégradation de celle-ci, qu’à la misère de régions entières du globe. Il est écartelé entre le recherche d’emplois rémunérateurs mais indirectement nuisibles et la vie précaire, mais gratifiante au service de mouvements en lutte pour contrer les grands objectifs imposés qui conduisent à d’éventuels désastres. Il s’affranchira de ses bailleurs de fonds lorsque ceux-ci ne représentent que les intérêts dominants des élites. Ne pas servir d’alibi ni devenir une simple courroie de transmission des techno-bureaucraties demande beaucoup de courage. C’est assurément un pari que de mettre son savoir au service des mouvements sociaux, en leur permettant de se réapproprier l’épistémologie géographique, ce qui suppose un langage accessible à un large public, ouvert à la pluralité des voix qui s’y expriment, une plus grande attention aux micro-situations et à la multiplicité des « centres », qui signalent les myriades de différences de notre monde. 162 Toutefois, le géographe appartient à une classe sociale et un pays qui ne le qualifient pas pour parler « au nom » des absents. Son auditoire, son public ou sa clientèle ne partagent pas non plus les mêmes perceptions ni ne vivent les mêmes situations. Il n’y a donc pas une structure implicite ou occulte qui explique tout. Sa première tâche est donc, comme tout effort clinique, de repérer les symptômes, et seulement ensuite de tirer des conclusions à partir d’une réflexion qui ne soit pas déterministe mais qui prend en compte toutes les contradictions, comme le recommande Pierre Kropotkine, à l’instar de Proudhon.163 Comme enseignant, il peut décider de mettre son savoir au service des étudiants : non pour les formater en fonction de besoins prédéfinis, mais pour leur permettre de s’inventer les outils qu’ils mettront au service du monde tels qu’ils voudraient qu’il soit, comme le dit encore Kropotkine. Et il ajoute qu’au lieu de recourir à la routine de la mémoire, le maître d’école peut proposer des sujets de recherche, afin d’inviter les enfants à créer leurs propres outils. Quant aux universités, pourquoi n’imiteraient-elles pas ces pays qui suggèrent à leurs étudiants 161
Les systèmes d’information géographique (GIS : Geographic Information Systems) entreprennent des collectes et analyses de données identifiées selon leur lieu géographique. 162 Georges Roques me fait remarquer que la seconde posture n'est malheureusement possible en termes de moyens que si l'individu géographe sait trouver des moyens pour le géographe. On sait où ils sont et l'exercice est difficile. 163 KROPOTKIN P., 1885, « What Geography ought to be », The Nineteenth Century, 18, pp. 940-956.
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de faire un stage au service d’une association non gouvernementale, sans but lucratif, au service du mouvement social ? Qui, mieux qu’un géographe, connaît les pesanteurs du présent et peut orienter vers son dépassement ? Aussi n’est-ce pas seulement dans ses fonctions, mais dans ses idées que se joue ce qui est à la fois une crise et une opportunité, ce magma profondément remué aujourd’hui par les événements, les luttes et les politiques, ce processus nébuleux que l’on nomme « le mouvement social ». Une perspective libertaire en géographie n’est assurément pas une panacée, ne serait-ce que parce qu’elle procède avec des points de vue multiples, parcellaires, et donc d’inévitables oppositions. Qu’on se souvienne, par exemple, des opinions de Reclus sur la natalité, qui allaient à l’encontre de celles des néo-malthusiens. Ou, plus récemment, des contradictions entre les divers courants d’écologie. Le géographe de demain saura-t-il s’émanciper de ses commanditaires ? Saura-t-il passer du service de l’Etat au service de la société ? Saura-t-il prendre au sérieux le devoir de responsabilité envers les populations que ses recherches et son enseignement vont affecter ? Est-il prétentieux de penser qu’une telle perspective peut contribuer à assumer authentiquement le destin de la planète ? Encore faut-il que les chercheurs aient le courage de s’engager dans ce chemin difficile.
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Le regard de Reclus sur le monde C’est une perspective ouverte à 360 degrés sur l’interprétation et la connaissance du monde celle qu’Elisée Reclus offre à ses lecteurs du dernier quart du XIXe siècle. Elle s’avère encore de grande actualité, cent ans après sa disparition, ou en tout cas objet d’un très intéressant débat scientifique. Dans les milliers de pages que le « géographe libertaire » nous a livrées, notamment dans les dix-neuf volumes de sa Nouvelle géographie universelle, publiés à l’aune laborieuse et inlassable d’un ouvrage par an, entre 1875-1884 chez la librairie Hachette, Reclus explore la terre et les hommes, avec une « grande ambition » et une « hardiesse », et peut-être - dirons-nous – une certaine naïveté : celle, comme il l’écrit dans l’ « avertissement » au premier volume, « de pouvoir décrire toutes les contrées de la Terre et les faire apparaître aux yeux du lecteur comme s’il m’avait été donné de les parcourir moi-même et de les contempler sous leurs divers aspects ». Il s’agit d’une Terre qui compte à cette époque un milliard et 400 cent mille habitants, dont Reclus essaye d’étudier les « caractères distinctifs », mettant en relief « l’état de culture des peuples » et les « paysages », en appréhendant - comme il l‘affirme lui-même - les « phénomènes » marquants, non pas par une « géographie conventionnelle », mais par une géographie attentive aux changements et qui met à profit les avancées technologiques et scientifique de cette époque. Or, les quelques éclairages portés sur le « regard de Reclus sur le monde » présentés dans la suivante section, bien qu’ils ne se limitent pas et revisiter la seule Nouvelle géographie universelle, il s’en inspirent : ils l’empruntent comme une piste, voire il la retrouvent comme un fil rouge, parmi ses autres œuvres majeures, La terre. Description des phénomènes de la vie du globe (2 vol. 1868-69) et L’homme et la terre (6 vol. 1905-1908), mais également parmi ses nombreuses guides, publiées chez Joanne, ses correspondances privées et autres ouvrages de diverse nature, et en les mettant souvent en confrontation avec les sources, les documents, les correspondants et les auteurs contemporains que Reclus utilise et dont il puise les informations. Ces éclairages proposent un périple critique, et pas nécessairement consensuel, qui débute de la Méditerranée, avec des étapes sur les deux rives, l’Italie et le Maghreb, pour poursuivre le voyage d’une part à travers l’Atlantique, vers l’Ouest, en l’Amérique Latine, et d’autre part vers l’Asie Orientale et le Japon. S’inscrivant dans le sillon de sa redécouverte contemporaine, le premier texte de Raffaele Cattedra vise à restituer à Reclus sa place légitime dans la généalogie de l’idée de la Méditerranée. Ce qui est mis en exergue c’est une vision novatrice, qui ouvre le champ vers un « universalisme méditerranéen ». A partir du rôle de la mer, saisie comme génératrice de civilisation, et de ses analyses pas trop encore connues des villes en Méditerranée, on peut y découvrir entre autres un Elisée Reclus qui invente le concept du « patrimoine universel ». Massimo Quaini, à travers une analyse des catégories descriptives employées par Reclus – parcourir, contempler, routes, paysages… - lequel s’attache à décrire les bourgs de la Ligurie, fasciné par un des grands fils de cette terre, celui qui s’est lancé à la découverte du Nouveau Monde : Christophe Colomb. Par un jeu d’échelle, Quaini propose également une interprétation reclusienne de l’Italie, où
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émerge une attention particulière et novatrice vers les questions environnementales et une problématique liée à l’urbanisation. L’essai de Jean-Marie MIossec, offre une analyse critique de l’approche « culturelle » de Reclus sur le Maghreb et s’interroge sur l’ambigüité de sa position sur le colonialisme et sur l’Islam. Ce texte met en exergue plusieurs points de contradictions, notamment dans la manière dont notre géographe semble être pris au piège de stéréotypes et d’ethnotypes, notamment quant à son interprétation de la dichotomie Berbère/Arabe, et à sa manière d’accentuer le poids des minorités. Grand voyageur, Reclus a été plusieurs fois dans sa vie en Amérique Latine. Très jeune, à vingt-cinq ans, il a séjourné à la Nouvelle Grenade (actuelle Colombie), près de la Sierra Nevada. En partant de ses correspondances, et en s’appuyant sur d’autres ouvrages consacrés au divers pays du subcontinent américain, Lucile Médina, brasse un tableau « intime » de la vision reclusienne de ce Monde, depuis le premier « échec » du jeune Reclus, qui tente de s’implanter comme cultivateur dans la Sierra Nevada de Sainte-Marthe (située dans l’actuelle Colombie), fasciné par les paysages tropicaux et l’idée du métissage, aux analyses plus mûres de l’auteur (qui effectuera d’autres voyages, notamment au Brésil en 1893), concernant les questions politiques liées aux récentes indépendances. Sur l’autre versant du périple présenté dans cette section, Philippe Pelletier et Gérard Siary – ce dernier par une approche de littérature comparée – proposent une relecture de la vision reclusienne de « l’Orient » (et en particulier du Japon), en partant et mettant en porte-à-faux les dispositifs idéologiques et conceptuelles des modes de dénomination et du partage du monde. Ces deux essais, qui ne sont pas convergents quant à la weltanschauung de Reclus et son interprétation de l’Asie Orientale, suggèrent - le premier - l’esprit visionnaire du géographe, notamment par ses craintes de la montée en puissance militaire du Japon et de sa dérive expansionniste, diversement - le deuxième - une attitude ethnocentriste de Reclus, qui montrerait une démarche plus idéologique que géographique. Ces textes posent au demeurant la complexité de la vision reclusienne sur le Monde, en mettant en perspective critique divers approches d’analyse que l’auteur emprunte, depuis la dimension humaniste à la géographie culturelle, de sa démarche existentielle à ses positions idéologiques et ses analyses géopolitiques. Raffaele CATTEDRA
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Elisée Reclus et la Méditerranée
Raffaele CATTEDRA Professeur, Géographie, EA 3766 GESTER, Université Paul-Valéry – Montpellier III …la géographie n’est pas chose immuable ; elle se fait, se refait, tous les jours : à chaque instant, elle se modifie par l’action de l’homme. (Reclus L’Homme et la Terre, 1905 : t. V : 336). Longtemps même on a pu croire que l’humanité avait son existence attachée au voisinage de cette « mer du Milieu », car en dehors de son bassin on ne voyait que des populations déchues ou non encore nées à la vie de l’esprit : « Comme des grenouilles autour d’un marais, nous nous sommes tous assis au bord de la mer, disait Platon. » Cette mer c’était la Méditerranée. Il importe donc de la décrire comme les terres émergées que l’homme habite. Malheureusement la surface uniforme de ses flots nous cache encore bien des mystères. (Reclus, NGU, I, 1875 : 33) La Méditerranée est à la fois un objet complexe, un « produit » idéologique et scientifique, une vue de l’esprit et un « projet » politique. Elle est et depuis des siècles une source inépuisable de représentations, de stratégies et de convoitises, contradictoires voire irréductibles. Plusieurs ont participé instances à la formation de la Méditerranée, telle qu’elle se constitue en tant qu’objet géographique, territoire et/ou zone d’influence des grandes puissances, mais aussi en tant que valeur et imaginaire collectif : des faits historiques et des actions politiques et militaires (Carpentier & Lebrun 1998 ; Nouschi 1999 ; Bono, 1999), des avancées technologiques (comme la machine à vapeur), des modalités de la territorialisation et de la valorisation des ressources (Braudel, 1985 [1977] ; Braudel 1986 [1977]), des découvertes géographiques et scientifiques et diverses formes de colonisation (Bourguet et alii, 1998), les migrations, la naissance des Etats et, plus récemment, d’autres institutions supra-étatiques. Tous ces facteurs y ont contribué certes, mais également d’autres instances : comme les mouvements de la culture et divers domaines des sciences. En effet, un nombre indéfini de grands auteurs et d’auteurs moins connus a participé à fabriquer et à nourrir l’imaginaire méditerranéen : qu’ils soient scientifiques et chercheurs, toutes disciplines confondues (des sciences exactes aux sciences humaines et sociales), voyageurs et aventuriers, idéologues et hommes politiques, urbanistes ou architectes. Mais tout aussi bien des artistes, des
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poètes, des chanteurs, des écrivains et des peintres : Goethe, Chateaubriand, Hugo, Nietzsche, Valéry, Camus, Cézanne, Braque, Matisse en sont des exemples. Les mythes classiques, la Grèce et la Latinité, et ceux plus romantiques de l’Orient, le Sud, en ont constitué des vecteurs privilégiés, tour à tour idéalisés ou instrumentalisés, manipulés par des visées coloniales ou adoptés pour revendiquer l’existence ou le vœu d’un humanisme, voire d’un universalisme méditerranéen. Quelle est la part d’Elisée Reclus dans la généalogie de l’idée de la Méditerranée ? Son oeuvre, pendant longtemps oubliée - sciemment ou par inertie -, en tous cas écartée des bibliographies et des attentions des scientifiques (et des géographes plus particulièrement), participe à plein titre d’une vision constitutive et novatrice de la Méditerranée qui voit le jour au cours du dernier quart du XIXe siècle. Ce texte, s’inscrivant dans le sillon de la redécouverte de cet auteur qui se dégage dès les années 1980 et se poursuit au cours des décennies suivantes, vise à présenter les principaux fondements géographiques de sa vision de la Méditerranée. L’approche « visionnaire » d’Elisée Reclus - tout en présentant quelques d’ambiguïtés d’interprétation -, son universalisme, sa démarche de grande envergure pédagogique et scientifique, l’épaisseur idéal de son esprit anarchiste, restent aujourd’hui, à un siècle de sa disparition, d’une grande actualité. En ce qui concerne plus particulièrement le thème du présent article, quatre principes essentiels me semblent caractériser la vision reclusienne de la Méditerranée : 1) la dimension maritime en tant que telle ; 2) le rôle des îles ; 2) la Méditerranée saisie comme vecteur et, donc, comme condition permettant l’émergence d’une vision unitaire de ce monde ; 4) la mer comme génératrice de civilisation et, de là, l’affirmation d’un universalisme méditerranéen, les villes y jouant d’ailleurs un rôle important : une piste à présent peu explorée. Mais une telle catégorisation reste assez schématique, tant les figures et métaphores de son écriture s’apparentent à une structure complexe et difficilement séparable. C’est l’articulation de l’ensemble qui participe à la construction d’une unité de l’objet et oriente le lecteur vers une vision identitaire de la Méditerranée. Le contexte : Elisée Reclus et la généalogie de la Méditerranée Reclus oublié, Reclus retrouvé… La Méditerranée est présente chez Elisée Reclus dès les premières pages de sa Nouvelle Géographie Universelle164 (NGU : 19 volumes 1875-1894). Si elle revient diffusément dans plusieurs volumes - L’Europe Méridionale : Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal (v. I, 1875), La France (v. II, 1877), L’Asie antérieure (v. IX, 1884), L’Afrique septentrionale (vv. X et XI, 1885 et 1886) - c’est notamment dans le premier volume qu’un chapitre y est 164
Elle apparaît déjà dans la deuxième ligne du chapitre II du premier volume de la NGU : « Des les premières expéditions de guerre et de commerce, les habitants des rivages orientaux de la Méditerranée devaient apprendre à distinguer le trois continents qui viennent se rencontrer » (RECLUS E., 1875 NGU, I : 9).
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entièrement consacré (Chapitre III « La Méditerranée » : 33-52)165. Cela est déjà en soi un fait important et novateur, un élément structurant de la généalogie méditerranéenne, comme l’ont souligné déjà quelques auteurs. Mais, à bien regarder dans son œuvre, la référence à la Méditerranée est entre autres déjà présente en 1864, dans le Guide Johanne Les villes d’hiver de la Méditerranée et des Alpes maritimes et dans son premier ouvrage La Terre. Description des phénomènes de la vie du globe (2 vol. 1868-1870) ; ensuite, cette mer revient également dans plusieurs chapitres de L’Homme et la Terre (19051908), le dernier de sa trilogie, publié après sa mort. Je souscris ici à l’idée que l’apport de Reclus peut être considéré comme « un acte généalogique fondateur » (Fabre 2000, 44) de l’objet géographique désigné sous le nom de Méditerranée. D’après Anne Ruel, avec lui la Méditerranée devient à la fois « sujet de civilisation », un espace géographique qui se métamorphose en « valeur » (Ruel 1991). En tout état de cause, comme l’écrit Claude Liauzu (1994 : 130), « le travail de Reclus s’inscrit dans le progrès des connaissances concernant la Méditerranée ». Cependant, Elisée Reclus, dont finalement on reconnaît depuis quelques lustres un rôle dans l’histoire de la géographie, avait de toute évidence disparu, et pendant longtemps, des bibliographies des géographes, notamment - pour ce qui nous concerne - des auteurs qui se sont occupés de la Méditerranée. Sans vouloir en faire un bilan exhaustif, l’on remarquera emblématiquement que E. Reclus est absent de la Géographie Universelle publiée en France après sa mort. Il n’apparaît pas dans le tome VII rédigé par Max Sorre et Jules Sion, Méditerranée. Péninsules Méditerranéennes (1934)166 et, plus généralement, cette absence est signalée dans l’ensemble de la Géographie Universelle rédigée par les disciples et proches de Paul Vidal de La Blache (15 volumes, Colin) ; là où, par ailleurs, Yves Lacoste (1981 : 37) fait remarquer que s’y « retrouvent souvent des cartes qui ressemblent fort à celles de la Nouvelle Géographie Universelle de Reclus (« cette providence si souvent reniée », comme dit Lucien Febvre). » Du reste, il est inutile de s’attarder pour chercher Elisée Reclus dans la monumentale bibliographie de l’ouvrage clé de Fernand Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II [1949 (1990 Xe édition)] : il n’y apparaît pas. Ni d’ailleurs son nom figure dans l’index. Braudel s’inspire explicitement des Principes de Géographie Humaine de Vidal de La Blache, publié par E. de Martonne en 1922. Florence Deprest (2000 : 88), qui a bien identifié la question, émet l’hypothèse que « les idées de Reclus ont transité jusqu’à Braudel, en ayant inspiré d’autres auteurs auxquels il se réfère ». Tout en souscrivant au fait que des « boîtes noires » (comme cet auteur le dit) restent à décoder sur ce point, je 165 Ce chapitre est constitué d’une vingtaine de pages (33-52) et est structuré en trois parties : I – « La forme et les eaux du bassin » ; II – « La faune, la pêche et les salines » ; III – « Commerce et navigation ». 166 Le t. I de la NGU de Reclus apparaît néanmoins dans les références bibliographiques du chapitre « Europe du Sud, Europe méditerranéenne », coordonné par Robert Ferras(1990), tome 2 (Ferras et alii) La France, Europe du Sud de la Géographie Universelle éditée par Roger Brunet (Paris, Belin).
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serais plutôt partisan d’une interprétation « traditionnelle » plus tranchante, soutenue par exemple par Béatrice Giblin (1981b) et Yves Lacoste (1981), qui consiste à reconnaître, qu’Elisée Reclus a été volontairement oublié et gommé par les références des géographes pendant plusieurs décennies, et non seulement par les vidaliens, à cause de son idéologie politique libertaire et de son exclusion académique. On peut ainsi remarquer la disparition de Reclus dans les ouvrages des géographes de l’entre-deux guerres, c’est le cas de Charles Parain, La Méditerranée. Les hommes et leurs travaux (1936). Pas de références non plus dans La Méditerranée et le Moyen-Orient de Paul Birot et Jean Dresch (publié en 2 volumes entre 1953 et 1956), ni, pour la période 1960-1970, dans « l’Europe Méditerranéene » de André Blanc, Michel Drain et Bernard Kayser, ni encore chez Hildebert Isnard (1973, Pays et paysages méditerranéens). Lacoste constate en en ce sens que même les partisans du matérialisme historique l’oublient : Reclus est finalement absent des références des « auteurs d’orientation marxiste d’après les années 1950 ». Il écrit à ce propos que « depuis la mort de Reclus jusqu’à maintenant [les années 1980], il y a un hiatus de plus de 70 ans entre des idées qui n’eurent pas d’héritier immédiat et un courant de pensée géographique de même tendance scientifique et idéologique quant au fond ». Se référant toujours à des auteurs d’orientation marxiste, Lacoste dit que ces derniers étaient lancés « dans l’étude de problèmes qu’il croyaient être les premiers à aborder […], sans avoir l’occasion de se rendre compte, malgré leur orientation idéologique, de l’intérêt de l’œuvre de Reclus qui avait largement commencé ces analyses 50 ans auparavant » (Lacoste, 1981 : 42-43). Une telle absence est d’autant plus éloquente, après la « redécouverte » de Reclus, dans des ouvrages très récents, comme c’est le cas pour la plupart des publications appartenant au mouvement éditorial que l’on pourrait considérer comme la « nouvelle vague de la géographie méditerranéenne », apparue au début des années 2000, à la suite des questions sur la Méditerranée du Capes et de l’Agrégation d’histoire et géographie (Bethemont, 2000 et (ed.) 2001; LozatoGiotart (ed.) 2001167 ; Lieautaud (ed.), 2001 ; Wackermann (éd.), 2001a et 2001b ; Moriniaux, 2001 ; Sanguin, 2000, etc.). Reclus continuerait-il d’être « un proscrit de la géographie » comme l’ont avancé plusieurs ? Fait d’apparence anecdotique, mais de signification politique, toujours d’après Lacoste (1981 : 42), les volumes de Nouvelle Géographie Universelle ne figuraient pas à la bibliothèque de l’Institut de Géographie de Paris ! Dans un article sur « Les géographes français et le monde méditerranéen »168, Paul Claval rappelle qu’« Elisée Reclus est le premier à se consacrer longuement à ses terres [et] qu’il inaugure sa Nouvelle Géographie universelle par l’Europe méridionale par fidélité aux thèmes de Ritter et à la vision herdérienne de l’histoire comme création conjointe des Hommes et du milieu ». Cependant, il ne lui reconnaît pas, à mon sens, son juste mérite, notamment à 167 168
L’exergue de introduction de J.P. Lozato-Giotart à cet ouvrage est cependant un hommage à Reclus. Paru aux Annales de Géographie en 1988 et republié récemment.
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propos de son intuition originale et de rupture dans la manière de concevoir la Méditerranée. En prononçant un jugement assez sévère, il écrit que Reclus « ne sait guère qu’analyser l’articulation des terres et des mers et envisager la disposition des reliefs et des vallées. La réalité des paysages ruraux et des sociétés traditionnelles est mal rendue par une pareille grille. Pour un homme qui aimait tant la Méditerranée et la douceur de son climat, c’est un échec - mais qui tient plus à l’outillage mental de l’époque où il a été formé qu’à un manque de sensibilité aux nuances - ses descriptions le montrent bien » (Claval, 1988 : 388). P. Claval ne prend absolument pas, là, toute la mesure de l’œuvre de Reclus. Il s’attache plutôt à avancer une autre thèse, intéressante en elle-même, mais qui déplace l’attention de Reclus : il soutient que c’est à partir de l’analyse de la Méditerranée que Paul Vidal de La Blache aurait donné corps à la genèse de son modèle possibiliste, et il tente d’en montrer l’évolution. Mais, la question des rapports entre Reclus et Vidal reste un terrain de recherche encore très peu exploré. Sur la Méditerranée, au-delà des divergentes postures idéologiques, scientifiques et personnelles, leurs propres visions semblent admettre la possibilité d’influences réciproques surprenantes qui restent à interroger, et dont quelques pistes seront esquissées dans ce texte. Dans le mouvement inverse - celui que l’on pourrait définir comme « la vague de reconnaissance légitime » d’Elisée Reclus - un certain nombre d’auteurs s’accorde, finalement, sur son rôle de précurseur et montre son originalité dans la lecture de la Méditerranée comme un « objet unitaire ». Ainsi Bernard Kayser, qui convoque Reclus, « grand géographe incompris » dans l’introduction de sa Méditerranée. Une géographie de la fracture (1996 : 9-10), en reprend ses mots notamment à propos de « l’espèce de fascination qu’exerce la Méditerranée sur tous les habitants de l’intérieur du continent » et du fait que Reclus prévoyait que l’ensemble conjugué de plusieurs facteurs d’attraction « transformeront ses villes en de vastes caravansérails » (sic)169 Très récemment, si l’on excepte les auteurs déjà cités qui ont explicitement travaillé à partir des années 1990 sur Reclus et les représentations de la Méditerranée170, c’est à Marcel Roncayolo que revient le rappel à Reclus. Dans sa contribution à un ouvrage d’une collection « clef concours », Roncayolo ouvre son texte par l’incipit du chapitre III consacré à la Méditerranée de la NGU de Reclus171. Tout en indiquant, au vu de la centralité que ce dernier attribue à la Grèce, que « même les esprits les plus libres n’échappent pas à quelque ethnocentrisme », il réhabilite le géographe libertaire en lui rendant ses lettres de noblesse et en le plaçant en correspondance directe avec Fernand Braudel, lequel soixante-dix ans après « en relève le défi […] en faisant de l’espace liquide […] une Méditerranée 169
Cette citation (dont B. Kayser omet de citer les références dans la bibliographie) est extraite de E. Reclus, 1864, Les villes d’hiver de la Méditerranée et les Alpes maritimes. Itinéraire descriptif et historique, Paris, Hachette, collection des Guides –Joanne : V, un texte écrit, comme on l’a vu, bien avant la parution du premier volume de la NGU. 170 Cf. : aussi FERRAS R. & VOLLE J.-P., 1995 (les entrées sur Reclus n° 43, et sur « La ville méditerranéenne » n° 55 et 56). 171 Cité plus bas : RECLUS, NGU, I, 1875 : 33.
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[…] conçue ‘comme un personnage’ » (Roncayolo, 2002 : 37). Dans une perspective analogue, Dominique Borne et Jacques Scheibling, dès les premières lignes de l’introduction de leur ouvrage collectif consacré à La Méditerranée (2002), considérant la définition du climat qui permet l’appréhension de la Méditerranée font appel à Reclus, pour en conclure que « le père de la géographie contemporaine conçoit l’objet Méditerranée comme un symbole de l’intime union entre des sociétés et une nature qui se sont réciproquement façonnées » (Borne & Scheibling, 2002: 3). De la généalogie de la Méditerranée à la naissances d’un objet scientifique Or, que la Méditerranée soit un « mythe » et une « image » Bernard Kayser l’écrit sans ambages dès la première ligne de son petit et bel ouvrage cité plus haut (1966). D’un point de vue sémiotique et sociolinguistique, il faut bien rappeler que le processus par lequel le mot Méditerranée, nom propre d’une mer s’affirme, s’institue idéologiquement et devient d’usage courant, est historiquement lent et relativement « moderne ». Que la mer ait toujours existé – et, encore, du point de vue de son orogénèse et de la géotectonique, les bassins méditerranéens restent toujours soumis à une grande instabilité (F. Doumenge, 2004) -, cela ne signifie pas qu’elle ait été pensée par les sociétés et les communautés riveraines et littorales comme une entité homogène et comme une valeur évidente et partagée. Dans cette perspective il faut bien admettre que la Méditerranée assume une fonction idéologique (Cattedra, 2005). Pour tenter de trouver une ligne d’interprétation du processus de la construction idéologique de la Méditerranée, il me paraît que la question du rapport entre une lecture se voulant objective, scientifique et positiviste et une lecture de type programmatique (s’attachant à la Méditerranée en l’abordant plutôt comme valeur et projet, voire comme objet d’un terrain d’action) en constitue un point essentiel. A bien regarder, cette dernière dimension se manifeste déjà dès les débuts du XIXe siècle. Et la puissance de l’imaginaire, au sens large, y joue un rôle déterminant. D’ailleurs, que ce soit tout court « L’invention de la Méditerranée » (Ruel 1991)172, son « invention scientifique » (Bourguet et alii, 1998) ou son « invention géographique » (Deprest, 2002) ou, encore, l’idée d’une « Méditerranée [qui se doit d’être] réinventée » à l’épreuve de réalités et d’espoirs de la coopération (Balta, 1992), voire encore la vision d’une « Europe [qui] réinvente la Méditerranée » (entre 1815 et 1945 ) (Borne, 1998), toutes ces formules de plus en plus usitées depuis quelques années par un certain nombre d’auteurs mettent en exergue, par une lecture déconstructiviste, le rapport entre idéologie, imaginaire(s) et praxis (Foucault, 1966 ; Hobsbawm & Ranger, 1983). Si l’on s’en tient aux dictionnaires de la langue française, avant qu’il ne soit attribué explicitement à « la mer du milieu », le mot méditerrané, apparu au XVIe 172
Je tiens à remercier Anne Ruel pour m’avoir communiqué avant sa parution l’épreuve de son article (« L’invention de la Méditerranée », Vingtième siècle, octobre-décembre 1991), lors de notre rencontre en septembre 1991 à l’école doctorale d’Aix-en-Provence « Pouvoirs et sociétés en Méditerranée Moderne et contemporaine » du cycle de formation de la CUM, coordonnée par Robert Ilbert.
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siècle sous la forme d’un adjectif à partir du latin mediterraneus, avait signifié le caractère ou l’attribut de quelque chose qui se trouve au milieu des terres, quelque chose de continental et, donc, si l’on veut, bien loin de la mer (Ruel, 1991). Comme le montre Jean-Marc Pastré (2002 : 84), à propos des récits allemands de voyage, encore au XVe siècle les « voyageurs ont […] pour la plupart une vision très morcelée de ce large espace marin qu’ils n’appellent d’ailleurs jamais la Méditerranée. Faite d’une succession d’îles et parfois de mers aux noms changeants, cette Méditerranée est pour eux un champ de dispersion de ports, de terres et de mers, un espace disloqué, dispersé comme le sont les îles sur la mer, et aussi varié que le sont les mers qui la font ». Une exception vient toutefois marquer cette perception : le frère Felix Fabri, de l’ordre des Prêcheurs qui, en pèlerinage vers les lieux saints en 1483, connotera cette mer en tant que « Mare magnum dicitur mare nostrum et mare mediterraneum »173. A la fin du XVIIe siècle, méditerrané est finalement répertorié dans le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière de 1690 comme adjectif « [de la Mer] qui entre dans les terres par le détroit de Gibraltar & qui s’étend bien avant l’Asie jusqu’au Pont Euxin et aux Marais Méotides » (Fabre, 2000 : 20). C’est ensuite, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, en pleine période des Lumières, que la mer dont méditerranée n’est qu’un attribut sera identifiée et reconnue parmi d’autres174, pour sa positon « entre les continents de l’Europe et de l’Afrique » et son étendue jusqu’à l’Asie, et donc déclinée en plusieurs mers intérieures, comme il est répertorié dans le Trévoux (1771)175 et l’Encyclopédie (1751-1780)176. Mais ce n’est qu’entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle qu’il s’opère un passage crucial : « du qualificatif au substantif », c’est-à-dire de la Mer Méditerranée à la Méditerranée tout court (Ruel, 1991). Ce qui fera finalement de cette dernière « un substantif féminin qui relève du domaine géographique » (Fabre, 2000 : 21-22). D’après Thierry Fabre, ce passage au nom propre - que le Trésor de la langue Française (1985) signale à partir de 1798 - traduit donc une remarquable mutation linguistique intervenue à cette période : un «territoire anonyme » devient de la sorte un « être », une « réalité » (ibid.). 173
FABRI F., Evagatorium, éd. C.D. Hassler, Stuttgart (Bibliotek des Litterarischen Vereins, 2, 3, et 4), 1843-1849 (cité in Pastré, 2002). A cette époque Buffon s’était essayé à un exercice d’énumération de «toutes les mers méditerranées » dans son Histoire Naturelle. Preuves sur l’Histoire de la terre, Oeuvres t. 11, p. 101 (Ruel, 1991) 175 Méditerranée « adj. M & f. Qui est enfermé dans les terres. Mediterraneus. On le dit sur tout de cette grande mer qui entre dans les terres par le détroit de Gibraltar, & qui s’étend bien avant l’Asie, formant le Pont-Euxin & les Palus Méotides.On l’appeloit autrefois la Mer de Grèce & la Grande Mer. On l’appelle Mer du levant, comme l’Océan Mer du Ponent. On l’appelle Ligustique & de Toscane vers l’Italie ; Adriatique, dans le Golfe de Venise ; Ionique & Aegée, vers la Grèce ; Mer de Marmora, ou Mer Blanche, parce qu’on tient qu’elle est fort sûre entre l’Hellespont & le Bosphore, & au-delà c’est la Mer Noire, parce que la navigation est très-dangereuse ; ou Mer Majour, que les anciens ont appelé PontEuxin. Les Arabes appellent la Mer Méditerranée « le Pot de chambre, à cause, disent-ils, de la figure….. » (Sic !) (Trévoux, 1771). 176 « …signifie cette vaste mer qui s’étend entre les continents de l’Europe & de l’Afrique, qui communique à l’Océan par le détroit de Gibraltar, & qui mouille jusqu’à l’Asie en formant le Pont-Euxin & les Palus maeotides. La Méditerranée s’appeloit autrefois la mer de Grèce & la grande Mer ; elle est maintenant partagée en différentes divisions qui portent différents noms ». Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers. Par une Société des Gens de Lettres, Chez Samuel Faulche, A Neufchatel – MDCCLXV, Fac-similé de la première édition de 1751-1780 (repris in : Fabre, 2000 : 21). 174
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Il s’agit de comprendre alors, ainsi que l’indique le Littré de 1872, que « La Méditerrané ou la mer Méditerranée » s’institue définitivement lorsqu’elle devient « la mer qui est entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie ». C’est au même moment, à l’époque de Reclus, qu’il sera enregistré pour la première fois l’adjectif « méditerranéen ». D’ailleurs, toujours d’après le Littré, ce dernier mot signifie « qui appartient à la Méditerrané. Qui est au milieu des terres »177 (cf. : Deprest, 2002 : 77). Alors que Méditerranée s’institue en tant que substantif et patronyme, méditerranéen en devient son attribut notoire et légitime. « Sa présence signe, par définition même, l’hégémonie acquise par la Méditerranée » (Ruel, 1991). C’est sous la forme d’une véritable catégorie d’appartenance (i.e. : ce qui lui appartient) qu’il faudra - dès la deuxième moitié du XIXe et surtout au cours du XXe siècle - en saisir la diffusion, et sa portée idéelle et idéologique plus que géographique au sens strict. Ce nouvel adjectif contribuera à décliner tout un univers de critères et de valeurs d’appartenance (d’identité ?) méditerranéenne : depuis les rivages, inévitablement, à la végétation, au climat et aux paysages, en passant par l’idée de « région », aux civilisations, aux cultures, aux peuples, aux langues, aux religions… aux villes. Méditerranéen deviendra, à son tour, un substantif : l’habitant de la Méditerranée. Le Méditerranéen devient la « personne originaire des régions méditerranéennes » (Trésor, 1985) et, par exemple, ce « paysan par nécessité, mais paysan malgré lui […qui] vit en citadin » (Aymard (1985 [1977] : 193). Ainsi pourra-t-on continuer d’écrire à la fin du XXe siècle « Les non-Méditerranéens le savent et peuvent en témoigner : les Méditerranéens existent. D’une rive à l’autre, par-delà ce qui les sépare une communauté d’appartenance persiste, le plus souvent souterraine, parfois ignorée » (G. Tanzarella, Déléguée générale de la Fondation R. Seydoux, in Balta, 1992 : 6). Bel exemple d’efficacité du répertoire de l’imaginaire méditerranéen.
La mer et les fondements géographiques de la vision reclusienne de la Méditerranée La mer et l’humanisation de la Méditerranée C’est la mer en tant que telle qui constitue le dénominateur fondateur du regard d’Elisée Reclus sur la Méditerranée. Ceci n’est pas qu’une simple banalité, comme on pourrait facilement l’arguer de nos jours. Reclus l’indique explicitement, quand il énonce qu’il va tenter de décrire cette « mer du Milieu » :
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Comme le souligne Jean Aubouin dans l’entrée « Méditerranée (Aire) » de l’Encyclopédie Universalis (informatique) « Si la mer Méditerranée est bien définie, l’adjectif «méditerranéen» (littéralement «au milieu des terres») a, en revanche, des acceptions assez variées. Au milieu du XIXe siècle, Moscou était considérée par certains auteurs comme la ville la plus «méditerranéenne» d’Europe, idée étymologiquement valable. Le sens a évolué, et actuellement cet adjectif désigne essentiellement ce qui a trait à la mer Méditerranée et aux portions de continents qui la bordent ».
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« Cette mer c’était la Méditerranée. Il importe donc de la décrire comme les terres émergées que l’homme habite. Malheureusement la surface uniforme de ses flots nous cache encore bien des mystères ». (Reclus, NGU, I, 1875 : 33)178 Corbin (1988 : 67) a bien montré d’ailleurs l’évolution du « désir du rivage » de l’Occident entre la moitié du XVIIIe et du XIXe siècles, à partir d’une vision où dominaient la répulsion, la « crainte de la mer et la répugnance pour le séjour de ses rivages ». Reclus établit là, en rupture avec le passé, le principe d’une vision globale et intégrée de ce « territoire du vide » : une Méditerranée, qui est en étroite relation avec son environnement. Si dans la Géographie Universelle de K. Malte Brun (1810-1829) et dans sa réédition complétée par son fils (1851-1854) la Méditerranée ne fait pas l’objet d’un chapitre autonome, et elle est abordée plutôt comme une « fonction de séparation » entre les continents et les civilisations, on notera que - même après Reclus - M. Sorre et J. Sion dans le volume déjà cité Méditerranée. Péninsules méditerranéennes de la Géographie Universelle publiée sous la direction de Vidal de La Blache et de Gallois (1934), font abstraction complète de la mer : « le monde méditerranéen des vidaliens est un monde terrien » (Deprest, 2002 : 76-87, cit. : 86). Or, chez Reclus, la mer se personnifie. Et cela bien avant Braudel. Elle devient ainsi une « mer de jonction », dont le climat a permis les échanges et l’épanouissement de la civilisation ; elle s’incarne d’après lui comme « l’axe de la civilisation » (Reclus, NGU, I, 1875: 47). « Sans cette mer de jonction entre les trois masses continentales de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, entre les Aryens, les Sémites et les Berbères ; sans ce grand agent médiateur qui modère les climats de toutes les contrées riveraines et en facilite ainsi l'accès, qui porte les embarcations et distribue les richesses, qui met les peuples en rapport les uns avec les autres, nous tous Européens nous serions restés dans la barbarie primitive » (Reclus, NGU, I, 1875 : 33). Néanmoins, quand Paul Vidal de La Blache, de quinze ans son cadet, écrit dans sa Leçon d’ouverture du cours d’histoire et de géographie à la faculté des lettres de Nancy portant sur « La Péninsule Européenne. L’océan et la Méditerranée », en 1873 (soit deux ans avant la publication du premier volume de la Nouvelle Géographie Universelle), que : « L’Europe est aujourd’hui le foyer de la seule forme de civilisations qui ait le don de se propager en d’autres parties de l’univers » (p. 2), en concluant sur le fait que : « L’histoire de la Méditerranée se confondit avec celle de la civilisation même » (p. 17), il est possible de constater, comme je le suggérais plus haut, à quel point des convergences existent, ouvrant une piste qui nécessite un travail d’exégèse historique approfondi entre les deux auteurs179. Cependant, Paul Vidal de La Blache, 178
Pour la citation complète de ce passage voir l’exergue de ce texte. Dans ce même texte, Vidal de La Blache écrit « La vigne, l’olivier, le figuier composent encore, malgré les ravages du déboisement, la parure caractéristique des rivages méditerranéens. Dans cette ressemblance de la végétation et des bords opposés, se manifeste l’unité du théâtre où s’est développée la vie historique des peuples anciens. De tout temps le bassin méditerranéen a gardé une physionomie 179
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ainsi que l’écrit Lacoste (Hérodote, 1981, n°22 : 36) « ne fit que très rarement mention de l’œuvre de Reclus qu’il connaissait bien évidemment ». Reclus opère sans doute une humanisation de la Méditerranée jouant aussi de l’analogie et de la métaphore organiciste, qui restera un registre très usité dans la pensée géographique bien après lui : « En voyant les îles nombreuses de la mer Egée, les franges de presqu’îles qui les bordent et les grandes péninsules elles-mêmes, le Péloponnèse, l’Italie, l’Espagne, on les compare naturellement à ces replis du cerveau dans lesquels s’élabore la pensée de l’homme » (Reclus, NGU, I, 1875 : 47). Chez Reclus la mer est abordée en analysant les divisions et l’articulation des mers internes et des détroits, en examinant les mesures (et non seulement les profondeurs, l’étendue et le volume de la mer) : « Si la Méditerranée tout entière était changée en une boule sphérique, elle aurait un diamètre d’environ 140 kilomètres, c’est-à-dire qu’en tombant sur la terre, elle ne couvrirait pas complètement un pays comme la Suisse. » (Reclus, NGU, I, 1875 : 36) 180, mais, également en observant les oscillations des marées, les courants, l’évaporation, la salinité, les températures… (Fig. 1). Pendant de la description scientifique, le discours de Reclus entretient un étroit rapport avec l’imaginaire, comme quand il suggère une explication du « bleu » de la Méditerranée : « ce bleu que chantent à bon droit les poètes, ne serait autre chose que l’impureté des eaux » (ibid : 43). D’ailleurs, ses propres modalités d’analyse de la dimension maritime mériteraient d’être comparées avec les « protocoles » de la description géographique adoptées par d’autres géographes, précédents ou contemporains, pour en saisir leur originalité181.
spéciale » (Vidal de la Blache, 1873 : 16). Vidal a en effet écrit divers textes sur la Méditerranée (1886, « Des rapports entre les populations et le climat sur les bords européens de la Méditerranée », Revue de Géographie, Vol 10, pp. 401-419 ; 1918, « Les grandes agglomérations humaines. Régions méditerranéennes », Annales de Géographie, vol. XXVII, pp. 174-187, repris, in 1922, Principes de Géographie Humaine, Colin, Paris, pp. 81-91). 180 Dans cette acception la Méditerranée est comprise de Gibraltar à la Mer Noire, en y incluant la Mer d’Azov (Cf. Cattedra, 2005 : 66 . 181 Cf. en ce sens Lorenza Mondada (1994 : 225-226), à propos de la Relation historique du voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent d’Alexandre von Humboldt (Paris, 1814-1825)
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Fig. 1. Profondeurs de la Méditerranée
Source E. Reclus, NGU, I, 1875
Les îles Dans la conception méditerranéenne de Reclus, la spécificité des îles joue un rôle essentiel. Le passage suivant est emblématique à l’égard (Fig. 2) : « L’exemple de la Grèce et son cortège d'îles prouve que les flots incertains de la Méditerranée ont eu sur le développement de l'histoire une importance bien plus considérable que la terre même sur laquelle l'homme a vécu ». (NGU, I, 1875 : 33).
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Fig. 2 Les îles de la Grèce
Source E. Reclus, NGU, I, 1875 Souscrivant à une vision « nidificatrice » de la Méditerranée, le géographe ne fait là que reprendre une idée qu’il avait déjà émise quelques années auparavant, et qui permet d’expliciter un autre point essentiel : la Méditerranée - à l’instar de sa géographie182 - n’est pas édifiée par Reclus sur « une représentation figée » (Fabre, 2000 : 45). Le temps et les conditions du mouvement et de la sédentarisation humaines en constituent le cadre de lecture, dans un rapport qui combine le temps long de la terre (le temps « tellurique » pourrait-on dire), et le temps social, économique et politique de l’homme et des civilisations. Dans son premier grand ouvrage, Reclus avait pu écrire : « Ainsi que Ritter l’aimait le répéter, il serait difficile de s’imaginer combien le cours de l’histoire aurait été changé si les îles de la Grèce, la Sicile, la Grande-Bretagne, avaient manqué à l’Europe. […] Après les avantages exceptionnels que donnent aux populations maritimes le grand nombre de bon ports et la rareté des tempêtes, la condition la plus heureuse pour le développement du commerce et de la navigation chez les peuples enfants est le voisinage d’une île ou d’un archipel, dont on aperçoit les contours vaporeux sur le bleu de la mer, et qui attire de loin comme par une magie secrète. C’est ainsi que l’oisillon, timide encore, s’élance de son nid vers la branche la plus voisine. » [Reclus, La Terre, v. II, 1869, (4e éd, 1881 : 648)].
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Comme on le remarque dans le premier exergue de cet article.
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Déjà dans La Terre, donc, il attribue aux îles, ces « perles de la mer », un rôle essentiel dans les échanges et les commerces méditerranéens (Fig 3) : « Les îles de la mer Egée appelaient vers la Grèce les marins de l’Asie Mineure ; Chypre apparaissait aux Phéniciens comme un point de relâche avant qu’ils se séparassent sur les eaux inconnues. L’île d’Elbe, à peine entrevue des côtes de la Toscane, marquait une étape sur le chemin de la Corse, des Baléares et des rivages lointains de l’Espagne » [Reclus, La Terre, v. II, 1869, (4ème éd, 1881 : 648) Fig. 3. L’île d’Elbe et la Corse
Source : E. Reclus, La Terre, 1869, t. 2 (4ème éd, 1881) Il en soulignera ensuite leur fragilité. C’est-à-dire l’éloignement et l’isolement que les îles peuvent subir à la suite d’un changement historique, d’une mutation soudaine ou lente des conditions économiques, culturelles ou écologiques. Reclus le montre bien à propos de la Sardaigne : « Ces diverses causes ayant peu à peu dépeuplé le littoral, les Sardes se retirèrent dans les plaines de l’intérieur et des vallées des montagnes ; opprimés par les coutumes féodales, ils vivaient isolés du reste du monde, comme si leur île eut été, non dans la Méditerranée d’Europe, mais au milieu de quelque océan lointain. A peine depuis une génération la Sardaigne commence à entrer par ses progrès et sa culture dans le concert des autres provinces d’Italie » (Reclus, NGU, I, 1875 : Chap. VIII, « L’Italie » : 580).
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Néanmoins, c’est à partir de ce premier item qu’il développe l’idée de cette « mer du Milieu », qui n’est autre chose qu’un vecteur. Le vecteur De Gibraltar aux Dardanelles, de Suez aux ponts sur le Bosphore, de Corinthe à Messine, les dispositifs de cette « mer de jonction », reliant terres et continents, se déclinent à partir de vecteurs naturels, isthmes et détroits, ou bien des passages et des liens qui viennent d’être ouverts ou créés. Fig. 4. Le détroit de Gibraltar
Source : Reclus, NGU, I, 1875 Fig. 5. Le détroit de Messine
Fig. 6. Le Bosphore
Source : Reclus, La Terre, 1869, t. 2 (4ème éd, 1881)
Source : Reclus, NGU, I, 1875
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Il s’agit pour Reclus, proche des saint-simoniens, d’évoquer dans un esprit progressiste et épris par la modernité les projets découlant des débats contemporains sur les grandes ouvrages, comme c’est le cas la réalisation de grands ponts, canaux, tunnels qu’il peut lui-même aussi concevoir, en visionnaire183. La Méditerranée saisie tel un vecteur signifie ainsi pour lui l’expansion de la navigation, la communication, les réseaux. « Or, que sont les échanges, à un certain point de vue, sinon la rencontre des peuples sur un terrain neutre de la paix et de la liberté, sinon la lumière se faisant dans les esprits par la communication des idées ? » (NGU, I, 1875 : 47). Fig. 7. Brèche de los Gaitanes (Défilé du Guadalhorce) Dessin de Sorrieu d’après une photographie de J. M. Laurent
Source : E. Reclus, NGU, I, 1875 : 790 183
Cf. RECLUS E., La Terre, v. II, 1869, (4e éd, 1881 : 717-720) à propos du canal de Suez, des ponts sur le Bosphore, du pont de Messine, de Lépante, d’un tunnel dans le Pas-de-Calais, de l’isthme de Corinthe…
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Dans le dernier quart du XIXe siècle, Reclus restitue l’image d’une Méditerranée traversée par des lignes de bateaux à vapeur, circonscrite par des voies ferrées, parcourue par des trains enjambant des ponts ou traversant des tunnels. Une Méditerranée mise en réseau aussi grâce aux lignes télégraphiques. Et toutes ces lignes ont comme lieu de départ et d’arrivée des villes : Marseille, Barcelone, Valence, Malaga, Gibraltar, Tanger, Ceuta, Alger, Bougie (Bejaia), Philippeville (Skikda), Bône (Annaba), Tunis, Tripoli, Benghazi, Alexandrie, Jaffa, Alexandrette (Iskenderun), Izmir, Constantinople, Trieste, Venise, Naples, Livourne, La Valette.... (Fig. 8). Fig. 8. Lignes de navigation à vapeur et réseau des télégraphes de la Méditerranée (1875)
Source : Reclus, NGU, I, 1875 : 50. En visionnaire, il avance l’idée et il envisage - grâce à l’arrivée de la voie ferrée - le développement commercial, économique et urbain de l’axe adriatique italien, en se projetant ainsi vers ce phénomène qui sera appelée, un siècle après lui, et pour des raisons plus complexes, la Troisième Italie : « Le chemin de fer qui longe le rivage de l’Adriatique, de Rimini à Brindisi et à Otrante, et qui fait partie de la ligne commerciale de Londres à Suez et à Bombay, a fait aussi un grand changement dans la géographie de la Péninsule. Jusqu’à maintenant le côté occidental de l’Italie, celui qui possède l’Arno, le Tibre, le Garigliano, celui dont le littoral a privilégié des golfes, des ports et des archipels, avait été la moitié vivante de la presqu’île proprement dite : c’est là que se trouvaient les grands marchés, les villes opulentes, les centres de civilisation, les lieux de rendez-vous pour les étrangers. Mais voici que la voie ferrée a tout à coup reporté l’axe du commerce sur la côte orientale de la Péninsule. Les villes de 84
premier ordre n’y sont pas encore nées, mais c’est déjà l’un des principaux chemins de l’ancien monde, et des milliers de voyageurs qui viennent de faire le tours de la Terre y passent sans se détourner de leur route pour visiter Naples, Rome ou Florence de l’autre côté des Apennins » (NGU, I, 1875, Italie : 614-17). Reclus saisit les jeux de la concurrence de la mondialisation, tels qu’ils s’esquissent dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il remarque qu’au cours de l’histoire « les grands points de rendes-vous » sont soumis à la dynamique de la transformation : si certaines d’entre eux comme Port-Saïd, « ville improvisée sur une plage déserte », grâce au percement du canal et au commerce, « est devenue l’une de ces localités vers lesquelles se porte le mouvement des hommes et des marchandises de toutes espèces », près de là, d’autres villes, « les anciennes cités ruines de Tyr et de Sidon ne sont plus que des misérables villages ». Et dans ce mouvement, si Carthage « a péri », même Venise « a décliné » (Reclus, NGU, I, 1875 : 49). En pragmatique, quelques années après, il revient sur le Canal de Suez (Fig. 9) et le mouvement des Saint-Simoniens : « Le séjour des Français en Egypte fut trop court pour que l’œuvre pût être commencée mais l’idée de séparer l’Afrique et l’Asie par un nouveau Bosphore ne devait plus être abandonnée, elle devint même le dogme d’une religion nouvelle, les Saint-Simoniens l’ayant introduite dans leur apostolat : dès 1825, ils en parlaient dans leurs journaux, et, quand plusieurs d’entre eux durent quitter la France, l’étude du canal de Suez fut une des raisons principales qui les firent se diriger vers l’Orient. Plus tard, quand la religion saint-simonienne eut cessé d’exister, mais que la plupart de ses anciens adeptes furent devenus des hommes puissants dans le monde de l’industrie, c’est parmi eux que l’idée du percement eut ses plus zélés défenseurs. » (NGU, X, L’Afrique septentrionale, 1885 : 531 ; cf. aussi 36-57).
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Fig. 9. Le Canal de Suez
Source : Reclus, NGU, X, 1885 : 552
Du vecteur à l’unité : l’Universalisme à l’aune de la Méditerranée Influences et dérivations : Chevalier, Reclus, Valéry, Braudel et l’émergence de l’Universalisme méditerranéen Les influences des Saint-Simoniens sur l’œuvre d’Elisée Reclus mériteraient un examen approfondi qu’on ne pourra pas effectuer ici. Cependant il est opportun de faire quelques remarques. En effet, c’est déjà en 1832 que, proclamant le verbe du rêve saint-simonien (Borne, 1998), Michel Chevalier, journaliste, homme de lettres et d’action184, posera ante litteram l’idée d’une pensée universaliste pour la Méditerranée. Ce dernier le traduit sous la formule programmatique de « Système de la Méditerranée » : « La Méditerranée a été perpétuellement sillonnée par des flottes ennemies. La Méditerranée a été une arène, un champ clos où, durant trente siècle l’Orient et l’Occident se sont livrés des batailles. Désormais la Méditerranée doit être comme un vaste forum sur tous les points duquel communieront les peuples jusqu’ici 184
Chevalier, comme les autres disciples de Saint-Simon, exalte les vertus pacificatrices du commerce et la foi de l’industrie comme principe du progrès des sociétés. Impliqués dans l’élaboration de projet de grands travaux (tunnel sous la Manche, canal de Panama, Canal de Suez), il proposera aussi en 1832 un fantaisiste plan de Paris (qui aurait dû prendre la forme d’un homme en marche) [BENEVOLO : 1963 (1998 : 81-82)].
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divisés. La Méditerranée va devenir le lit nuptial de l’Orient et l’Occident » (Michel Chevalier, 1832, « Système de la Méditerranée » (journal Le Globe)185. C’est à ce moment, donc, que l’on pourrait situer l’émergence d’un universalisme méditerranéen, lequel aurait pu d’ailleurs inspirer Reclus comme d’autres éminents épigones de cette mouvance au cours des décennies suivantes, jusqu’à nos jours. C’est sous une formule prodigieuse, si l’on tient compte de l’époque, que Chevalier s’exprime : « La politique pacifique de l’avenir aura pour objet, dans son application la plus immédiate, de constituer à l’état d’association, autour de la Méditerranée, les deux massifs de peuples qui depuis trois mille ans s’entrechoquent comme représentants de l’Orient et de l’Occident : c’est là le premier pas à faire vers l’ASSOCIATION UNIVERSELLE. » [Michel Chevalier, 1832, Système de la Méditerranée, Paris : 131 (Journal Le Globe)]186. Force est de constater que cette même formule sera reprise, exactement un siècle plus tard, par Paul Valéry, quand le poète tracera en 1933 le programme ambitieux du Centre Universitaire Méditerranéen de Nice ; sans d’ailleurs que dans l’idée valéryenne du « Système Méditerranéen » soit aucunement évoqué son inventeur et précurseur, Michel Chevalier [Valéry, 1933 (1960 Œuvres, II : 11281144, cit : 1140)]. Ce texte de Valéry est très intéressant et de grande actualité. Il est d’ailleurs révélateur d’une attention et d’une tension idéologique, culturelle et politique autour d’un « Humanisme Méditerranéen » qui anime à cette époque des milieux intellectuels de divers pays riverains. Dans l’entre-deux guerres, trente ans après la mort de Reclus, la Méditerranée de Valéry est devenue une « notion infiniment riche » et « génératrice »187. C’est la fondation d’un vaste programme, probablement le premier de l’histoire, qu’il propose : une immense « entreprise d’études méditerranéennes », « l’exploration systématique d’un domaine bien circonscrit », où la Méditerranée semble manifester « une fonction » historique et idéelle, d’ordre moral et de civilisation. Son point de vue, vraisemblablement influencé par la pensée vidalienne dominante, s’explicite en trois orientations : « l’action du milieu méditerranéen sur l’homme ; l’action de l’homme sur ce milieu ; l’action de l’homme sur l’homme, dans ce milieu, et les actions humaines extraméditerranéennes dirigées vers la Méditerranée ou provenant d’elle » (ibid.. p. 1138). Voilà pourquoi, par une empreinte universelle, Valéry conçoit « l’étude de la Méditerranée comme l’étude d’un dispositif, […] d’une machine à faire de la civilisation » [Valéry, 1933 (1960 : 1137)]. Dans les premières décennies du XXe siècle, la Méditerranée est clairement attestée comme le lieu de la naissance des civilisations. Cela peut paraître banal de rappeler encore ce cliché récurrent et fondateur de l’idée de la Méditerranée, mais il y a un point essentiel à remarquer : celui du rapport entre la naissance de la (des) civilisation(s) et l’idée de l’universalisme. En premier lieu il serait utile de savoir de 185
CHEVALIER M., Système de la Méditerrané, édité par P. Dugot, 2006 : 38 . Ibid, : 43. 187 En premier lieu Valéry explicite la « nouveauté de l’institution » (p. 1128) : un centre universitaire mais non assimilable à une université, ouvert sur le monde contemporain et à une « clientèle » variée, locale et internationale, proposant des conférences sur la Méditerranée en vue de la valorisation de la pensée et de la recherche (p. 1129) [VALERY P., 1933 (1960 Œuvres, II : 1128-1144)]. 186
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quelles civilisations parle-t-on. La Méditerranée a été tour à tour interprétée comme le « berceau », le « foyer », le « creuset » de diverses civilisations - les trois dernières expressions ne recouvrant pas bien sûr la même signification188. Si en 1875 E. Reclus en identifie trois (celles des Aryens, des Sémites et les Berbères), pour Braudel (1949) les trois civilisations sont celles de l’Univers de l’Occident (basé sur l’apport de la Romanité et de la Chrétienté), de l’Univers de l’Islam (fondé sur l’apport assyrien, carthaginois et de l’Egypte antique) et l’Univers Orthodoxe189 (de matrice grecque, dont Constantinople a été l’expression et qui a influencé le monde des Balkans). La vision néoclassique a beaucoup insisté sur les apports spirituels de la Méditerranée classique à la civilisation dite universelle : la philosophie, la naissance du rationalisme et du droit, l’harmonie, etc… C’est à ce propos que, l’universalisme de Reclus me semble être très original et précurseur, notamment quand, à propos des monuments de l’Andalousie judéo-musulmane, il affirme et justifie le principe qu’il s’agit d’un patrimoine commun de l’Homme, et donc d’un patrimoine universel, comme on le verra plus loin. Dans une perspective de filiation, non explicite, dépassant la polémique politico-idéologique qui oppose à l’époque les partisans d’une Méditerranée Latine à celle d’une Méditerranée Grecque, et en tout cas d’un regard visant à réduire ou gommer l’apport sémite judéo-musulman, le « Système Méditerranéen » de Valéry reprendra un discours mettant en valeur la dimension universelle méditerranéenne (Fabre, 2000) : « Il est arrivé ainsi que certaines valeurs méditerranéennes en ont offusqué d’autres : par exemple la grande gloire de la Grèce et la bien aussi grande gloire de Rome ont fait oublier ou négliger bien d’autres sources de civilisations » [Valéry, 1933 (1960, II : 1141)]. Mais Reclus, l’avait déjà écrit cinquante ans avant ! Mais revenons encore sur le principe reclusien de la Méditerranée conçue comme un vecteur. Pourrait-t-on envisager, là aussi, sous un autre point de vue, que la formule braudelienne des « plaines liquides » serait héritière de l’interprétation de la Méditerranée de Reclus construite sur cette idée de la communication ? Et, en allant encore plus loin, peut-on penser de même que la formule d’« espacemouvement », traduisant la conception que la Méditerranée n’est autre qu’un réseaux « de routes et de villes » - idée que Braudel [1949 (1990 : I, 338)] restitue à Lucien Febvre : « la Méditerranée ce sont des routes »190 - serait elle aussi un héritage, voire un emprunt à Reclus ? 191. Et pourtant, il est inutile, comme on l’a dit, de rechercher une référence d’Elisée Reclus chez Braudel. 188 Le « foyer » constitue d’ailleurs le deuxième des sept « modèles de Méditerranée » proposés par Roger Brunet (1995) : 1 « le lac », 3 « le détroit », 4 « l’isthme », 5 « les croissants », 6 « la barrière », 7 « le chott ». Ces figures représentent pour Brunet des « situations théoriques » qui émergent de l’analyse géopolitique des relations entre les structures territoriales de la Méditerranée. 189 Braudel écrit que « la civilisation […] n’est pas seulement une religion, bien que celle-ci soit au cœur de tout système culturel, elle est un art de vivre, des milliers d’attitudes qui se répètent » (Braudel F., 1985 : 164 [1977] ) ; dans ses derniers ouvrages il accordera un rôle important au monde phénicien, à la suite des résultats des fouilles archéologiques conduites dans les années 1960-70 et aux travaux de S. Moscati, mettant en évidence la concurrence de ces derniers avec les Grecs (cf. aussi 1998). Mumford (1961) rappelle par ailleurs comment, s’est construit le mythe et le rôle prétendu supérieur de la polis grecque au cours du XIXe aux dépens d’autres civilisations contemporaines comme celle de l’Egypte antique. 190 FEBVRE L., Annales d’Histoire Sociale, 11 janvier 1940 : 70. 191 Sur cet aspect : CATTEDRA R., 2005 : 64, notes 3 et 4.
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Néanmoins, pour retrouver le système conceptuel du géographe libertaire, j’insisterai sur le fait que c’est l’idée d’une Méditerranée saisie comme vecteur, comme figure concrète et symbolique d’« agent médiateur », qui permet le dépassement du postulat de la « séparation » ; dernière position que l’on retrouve dans la Géographie Universelle de Malte Brun, et chez d’autres auteurs antérieurs, comme le géographe naturaliste Nicolas Desmarest de l’Académie des Sciences. Ce dernier qualifie en 1811 la Méditerranée « comme mer intérieure de l’Europe » la séparant de l’Afrique192 (Sinarellis in : Bourguet et alii, 1998 : 304). Ce dépassement s’appuie sur plusieurs instances et il se décline sur diverses dimensions. Certes, de cette vision participent le progrès et la technique, les effets de la révolution industrielle intervenus au cours du XIXe siècle. Cette idée humaniste du progrès liée à la Méditerranée semblerait s’inscrire dans le droit-fil du mouvement saint-simonien, tel qu’il avait été proclamé par Chevalier, quarante ans auparavant. Les rapports de Reclus avec ce mouvement et son idéologie, qu’il définit comme on l’a vu plus haut à propos du projet du Canal de Suez « le dogme d’une religion nouvelle », restent une autre piste à déblayer193. Florence Deprest critique à ce propos la position d’Anne Ruel, quand cet auteur affirme qu’Elisée Reclus « accomplit un saut scientifique [soutenant qu’] avec lui la Méditerranée devient une valeur » (Ruel, 1991 : 9). Si elle concorde sur le premier point (« le saut scientifique »), F. Deprest est en désaccord sur le deuxième : soit parce qu’« on peut douter que transformer son objet dans une valeur soit vraiment une avancée scientifique », soit - en s’appuyant justement sur l’antériorité du discours des saintsimoniens – du fait que M. Chevalier aurait devancé Reclus, en postulant de plusieurs décennies avant lui le postulat de la Méditerranée telle une valeur (Deprest, 2002 : 82-83). En prolongeant ce débat, on peut considérer que la position discursive des auteurs et les modalités de diffusion de leurs idées constitue un point intéressant à prendre en compte : la question achoppe encore une fois sur les ambiguïtés d’une édification programmatique de la fonction de la Méditerranée comme aire culturelle. Une ambiguïté que la Méditerranée entretient depuis les débuts du XIXe siècle. En ce sens, il est possible de considérer que la construction de la Méditerranée - d’un espace-mer saisi comme une valeur - repose sur des critères et des modalités d’énonciation différents chez Chevalier et Reclus : entre des « textes d’opinion [où] les auteurs ne s’embarrassent pas toujours de rigueur scientifique » comme ceux des saint-simoniens (Deprest, ibid), et qui constituent des discours politiques, et des ouvrages de scientifiques de divulgation, la construction de la pensée et les finalités ne sont pas les mêmes. Mais la question est probablement encore plus 192
« Ce qui frappe et nous intéresse le plus en Europe, c’est le nombre et l’étendue des mers intérieures, considérées avec raison comme les premiers canaux de la grande industrie et de la civilisation de cette partie du Globe, et par conséquent de sa supériorité sur les trois autres. Si l’Afrique eût été pénétrée à l’ouest d’une grande mer intérieure, il est probable que les bienfaits de l’industrie s’y seroient répandus avec facilité. La Méditerranée obtient, parmi les mers intérieurs, une prééminence méritée puisqu’elle a été le centre de la civilisation de l’Europe ancienne et moderne ». DESMAREST N., « Géographie physique », Encyclopédie méthodique, Pancoucke, Paris 1795-1828, 5 vol : Vol 4 , 1811 : 117 (cité in Sinarellis, in : Bourguet et alii, 1998 : 303). 193 Les relations de Reclus et des Saint-Simoniens sont traitées dans l'ouvrage de NETTLAU M., 1928, Élisée Reclus. Anarchist und Gelehrter (1830-1905), Berlin, que je n’ai pu à présent consulter. Je remercie R. Creagh pour cette information.
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complexe, du fait même du rôle d’intellectuel organique que Reclus s’assigne et dont il témoigne dans sa propre vie en tant que « géographe libertaire ». Mais l’adoption dans les années 1830 de certaines formules – telles que « peuple de la Méditerranée » ou « territoires méditerranéens » - dans le recueil de textes de Chevalier méritent, ainsi que le remarque Fabre (2000 : 31), une grande attention. Car la portée idéelle de cet humanisme méditerranéen va nourrir vigoureusement l’imaginaire méditerranéen du XXe siècle, certes non de manière linéaire, jusqu’à nos jours. Au demeurant, comme l’écrit Serge Latouche à propos de la vision positive de la Méditerranée, « le chaos ne se transforme pas en mosaïque resplendissante sinon à travers le kaléidoscope de l’observateur philosophique qui y projette les harmonies de ses aspirations » (Latouche, 2003 : 9). Les champs de dérivation et le contexte scientifique Quelles sont les autres bases de ce dépassement qui supportent le processus de construction d’une unité géo-territoriale de la Méditerranée ? La géologie et l’histoire naturelle en constituent un premier « champ de concomitance » (pour reprendre le vocabulaire de Foucault, 1966). Reclus le montre bien dans l’introduction du volume X de la Nouvelle Géographie Universelle consacré à L’Afrique septentrionale, quand il écrit que : « […] si bien limité que soit actuellement le continent d’Afrique, il n’est point aussi distinct de l’Europe et de l’Asie qu’on pourrait le croire d’après le tracé de ses rivages […]. Quoique séparée de l’Espagne et de l’Italie, l’Afrique nordoccidentale est encore par sa géologie, de même que par son histoire naturelle et son climat, une terre essentiellement méditerranéenne, et forme avec le littoral opposé de l’Europe une région distincte : des deux côtés de la Méditerranée les mêmes fossiles se retrouvent dans les roches anciennes ; une flore et une faune semblables se sont emparés actuellement du sol » (Reclus, NGU, X, 1885 : 3). Au dispositif géologique s’ajoute donc aussi bien la climatologie. Mais, à la différence de l’analyse de Vidal (Claval, 1988), elle n’a pas une part importante, centrale (du moins dans le chapitre consacré à la Méditerranée). C’est la mer, comme on la vu, « l’agent médiateur qui modères les climats » (déclinés précisément au pluriel). Le climat revient plutôt comme une valeur ajoutée que comme une condition : « cette égalité du climat qui permet aux matelots de se croire partout dans leur patrie » (NGU, I, 1875 : 47). Reclus est contemporain aussi de ce mouvement, strictement lié au développement de la géographie humaine, qui dans le dernier quart du XIXe siècle voit progresser les connaissances conduisant à l’identification d’un « climat méditerranéen ». C’est Theodor Fischer (1846-1910) qui définit vers 1880 « la spécificité des climats méditerranéens à travers la sécheresse des étés » (Claval, 1996 : 73 ; 1988), précédent de la sorte de plusieurs décennies la classification de W. Köppen (1923). Mais le rapport entre l’identification d’une « zone » climatique et l’identification d’une « région méditerranéenne » s’opère préalablement par le truchement de la géographie botanique (Fig. 9). C’est à Augustin Pyramus de Candolle qui revendrait en premier l’emploi du concept de « région méditerranéenne », que le botaniste adopte dans divers textes publiés entre 1805 et 1820, comme le montre Jean-Marc Drouin (in 90
Bourguet et alii, 1998). De Candolle distingue ainsi, parmi vingt régions botaniques de la Terre : « …la région méditerranéenne qui comprend tout le bassin géographique de la Méditerranée ; à savoir la partie d’Afrique en deçà du Sahara, et la partie d’Europe qui est abritée du Nord par une chaîne plus ou moins continue de montagnes »194. Fig. 10. Flore Méditerranéenne
Source : Reclus, La Terre, 1869, t. 2 (4ème éd, 1881 : 531)
194
Augustin P. de Candolle, auteur en 1820 de l’article « Géographie Botanique », in F. Cuvier (ed), du Dictionnaire des sciences naturelles, Paris-Strasbourg vol 18 : 411. Ce botaniste suisse (1778-1841), qui occupera entre autres la chaire de botanique de l’Université de Montpellier (1808-1816), avait déjà écrit, dans un précédent article de 1809 :« La région méditerranéenne a reçu ce nom parce que les mêmes végétaux ou des végétaux peu différents entre eux occupent presque toute l’enceinte de la Méditerranée. La région méditerranéenne se prolonge dans la France italienne au sud de l’Apennin […] Dans toute la région méditerranéenne, les plantes qui lui sont propres s’élèvent sur les montagnes qui lui servent de limite jusqu’à la hauteur d’environ cinq cent mètres […] Dans cette région, et sur-tout près des côtes, on trouve des végétaux qu’on avoit long-temps regardés comme tout à fait propres à la Barbarie » (« Géographie agricole et botanique », in Nouveau cours complet d’agriculture […] ou dictionnaire raisonné universel d’agriculture, Paris, 1909, vol 6 pp. 335-373 ; cité in Drouin, 1998 : 153). Le travail de J.-M. Drouin permet ainsi d’anticiper de plusieurs décennies l’identification de la Méditerranée en tant que région distincte, que Paul Claval semblerait attribuer à Charles Flahaut (« Les limites de la région méditerranéenne », Bulletin de la Société Botanique de France, vol XXXIII, 1886), un auteur qui avait été cité par Vidal (CLAVAL P., 1988 : 390).
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Civilisation, Islam, colonisation Venons encore à considérer brièvement un autre principe fondateur de la vision reclusienne évoqué précédemment : celui du rapport entre la Méditerranée et la Civilisation : « Jamais la civilisation occidentale - écrit Reclus - ne serait née si la Méditerranée ne levait les rivages de l’Egypte, de la Phénicie, de l’Asie Mineure, de l’Hellade, de l’Italie, de l’Espagne et de Carthage » ( NGU, 1875, I : 33). Cet aspect, déjà analysé par divers auteurs, est une idée qui sera reprise, au cours des deux décennies suivantes, dans divers volumes de la Nouvelle Géographie. Il convient de remarquer que d‘après Claval « la Méditerranée des géographes français est gréco-latine » (Claval, 1988 : 387) ; mais déjà Reclus permet de réfuter cette affirmation : là aussi il opère un dépassement par rapport à une vision dominante à son époque, et dont l’on pourrait arguer des influences chez Valéry. Certes, la fonction civilisatrice de la Grèce antique reste chez lui une référence, mais il explicite bien, comme on l’a vu dès l’incipit de son discours, que c’est dans le rapport « entre les Aryens, les Sémites et les Berbères » qu’il faut en saisir sa force. Reclus reconnaît ainsi des apports différents, incluant le monde phénicien, égyptien et d’autres encore. Néanmoins, ces « confluences » de civilisations et de cultures autour de la Méditerranée, n’excluent pas la référence à la dimension dominante de l’Europe sur la Méditerranée qui propre de la pensée de son époque (et non seulement de cette époque !). Deux éléments le montrent, avec lesquels le sens du discours de E. Reclus n’est pas clair. L’Islam d’une part. : d’après Claude Liauzu (1994), chez Reclus « ce n’est pas la sympathie qui l’emporte » : « pour lui l’adversaire principal de l’universalisation du progrès est l’arabisme et l’islam », et plus précisément le panislamisme. Mais cette analyse me paraît trop tranchante, notamment si l’on considère ce qu’il écrit en conclusion de son chapitre sur l’Espagne : « Mais si les Castillans et les autres Espagnols n’ont eu qu’un rôle de bien peu d’importance dans la marche des connaissances humaines, les Arabes du Guadalquivir ont été les maîtres et les éducateurs de l’Europe en astronomie, en mathématique, en mécanique, en médecine, en philosophie : l’ingratitude et la mauvaise foi ont seuls pu leur contester ce mérite. » (Reclus, NGU, I, 1875 : 906). Et cette reconnaissance de la valeur culturelle de l’Islam et de la civilisation judéo-arabo-berbère à l’époque d’Al Andalous195, s’accompagne d’un souhait : que « Le génie inventif des musulmans d’Espagne se réveillera peut-être un jour chez leurs descendants : c’est assez de plusieurs siècles de sommeil ! » (ibid.). D’autre part, la colonisation. Sur ce deuxième aspect, l’ambiguïté se manifeste entre autres par sa critique aigue et son opposition manifeste à la colonisation de l’Amérique Latine ainsi qu’à l’impérialisme de la Grande-Bretagne, face à un regard neutre ou justifiant la « valorisation » coloniale française du territoire de l’Algérie, à laquelle succéderont le Protectorat de la Tunisie (1881) et 195
Il souligne dans cette perspective que « Environs deux mille termes sémitiques, désignant surtout des objets et des idées qui témoignent d’un état de civilisation en progrès, continuent de vivre dans le castillan et rappellent la période de développement industriel et scientifique inauguré en Europe par les Arabes de Grenade et de Cordoue » (NGU, I : 652).
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puis, après sa mort, celui du Maroc. Sur ces deux aspects, qui mériteraient un examen en soi, on peut signaler l’analyse de Béatrice Giblin (1981a ; 1981b), celles de Claude Liauzu et de Daniel Nordman de 1994 (et de 1996), ainsi que d’autres travaux plus récents, publiés à l’occasion du centenaire de sa mort196. On pourrait s’attendre à une disposition dans laquelle à l’esprit libertaire incarné par Elisée Reclus corresponde une « vision égalitaire » des peuples de la Méditerranée. La question reste ouverte. L’actualité du regard de Reclus sur la civilisation réside néanmoins dans le fait que la dimension identitaire reste «partie intégrante de la modernité du Monde » (Liauzu, 1994 : 135), notamment dans la Méditerranée. Les villes de la Méditerranée et l’invention du patrimoine de l’Humanité Un autre apport novateur dans la généalogie de la pensée géographique sur la Méditerranée qui relève Elisée Reclus revient au rôle qu’il attribue aux villes ainsi que des modalités d’analyse qu’il propose, à partir duquel il se dégageant à mon sens une sorte « géographie urbaine » méditerranéenne ante litteram. Cette dimension est importante, d’autant plus que, dans la vision scientifique courante, l’univers urbain fait maigre figure dans l’analyse structurant l’appréhension géographique de la Méditerranée, et ce jusqu’au milieu du XXe siècle. L’explication qu’avance à ce propos Paul Claval (1988) dans son essai sur les études géographiques méditerranéennes de matrice française, consiste à constater que, bien que la vision vidalienne n’ait pas suggéré le recours explicite à la monographie - du fait que sa démarche « supposait que l’on embrasse un ensemble divers de milieux naturels et de modes de vie » - c’est paradoxalement « la démarche régionale qui prend sa revanche dans les années 1940 ou 1950 ». Et celleci ne sera justement pas en mesure de produire une « vision d’ensemble et une interprétation cohérente des réalités méditerranéennes ». D’après cet auteur, de telles modalités de lecture géographique de la Méditerranée produites au cours de la première moitié du XXe siècle « laissent échapper le monde urbain et industriel » (Claval, 1988 : 400). Au-delà du point de vue de Claval, qui oublie dans son bilan – faut-il le remarquer - plusieurs auteurs, il me semble évident que pour les géographes qui écrivent de Méditerranée la ville n’est pas un objet privilégié : celleci est étudiée ou évoquée de manière discontinue. Revenant à cette période cruciale pour la géographie humaine et la pensée urbanistique située entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle - et dont l’expression « autour de 1905 » de l’intitulé des actes du présent colloque sur Reclus et Vidal en constitue à de nombreux égards un moment emblématique – réémerge un héritage important, pendant trop longtemps négligé. En effet, Elisée Reclus, a écrit en 1895, un texte publié en anglais intitulé « The Evolution of Cities », et il consacrera, en reprenant ce dernier, un chapitre entier aux villes dans l’Homme et la
196
Réfraction n° 4, automne 1999, coordonné R. Creagh, J.-J. Gandini & D. Haas ; Hérodote, n° 117, 2005 (en particulier Liauzu, 2005 sur la question Islam et Giblin. [repris de 1981] ; H. Chardack, 1997 ; J.-M. Miossec, « Reclus : une géographie culturelle du Maghreb » dans le présent ouvrage. Cf. aussi les actes du colloque de Lyon (septembre 2005), « Elisée Reclus et nos géographies. Textes et prétextes » .
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Terre, sous le titre « Répartition des hommes » (1905 : IV, t. 5 : 335-376)197. Comme l’écrit Daniel Hiernaux-Nicolas (2003)198, il ouvre ainsi « des analyses perspicaces de la ville, alors que Paul Vidal de la Blache n’y a consacré que quelques pages et que la géographie française de l’époque se souciait dans l’ensemble peu des phénomènes urbaine ». Si déjà quelques chantiers ont été ouverts sur l’apport de Reclus à l’analyse urbaine (Roncayolo & Paquot 1992 ; Ph. Pelletier (1999) ; Boino (1999) ; Steele (1999) ; cf. actes à paraître du colloque de Lyon 2005)199, j’évoquerai brièvement quelques pistes concernant l’interprétation qu’il propose du monde urbain méditerranéen, d’après ce qu’il appelle « l’étude logique des villes » (1905 : 354), et en me référant à d’autres ouvrages où sont aussi analysées des villes de la Méditerranée. En premier lieu, c’est l’inspiration organiciste de la ville qui le sollicite fortement. Celle-ci s’exprime à travers des formules qu’il convient de rappeler car elles expriment tout un univers qui sera repris et adopté, bien après lui, dans l’analyse urbaine : « comme tout organisme qui se développe, la ville tend aussi à mourir » (Reclus, 1895 [1992 : 162]) ; « [les villes] pourront devenir des corps organiques parfaitement sains et beaux » (Reclus, 1905, t. V. : 379) ; « le mouvement entre les cités [.. ] peut être comparé au va-et-vient du sang dans le corps humain » (ibid.). Une telle vision reste cependant quelque peu ambiguë. La lecture organiciste de Reclus, tout en intégrant une interprétation évolutionniste du fait urbain (du village, à la ville, à la cité) - mais, faut-il le remarquer, qui s’explique dans son raisonnement par référence au principe de la « lutte des classes » -, est adoptée de manière ambivalente. Elle est saisie à la fois comme figure métaphorique du discours et comme paradigme d’analyse. Certes, la vision ou le langage organiciste façonnera le vocabulaire urbain durant tout le XXe siècle, en adoptant la comparaison anthropomorphe de la ville (où ses parties seront déclinées en cellules, 197 Cet article, paru en 1895 in Contemporary Review (traduit en français et présenté en 1988 par J.-C. Chambredon et A. Méjan sous le titre de « L’évolution des villes » in : Cahiers d’économie et sociologie rurale, n° 8), est repris in RONCAYOLO & PAQUOT, 1992 : 158-173. Le chapitre II du livre IV (Tome V) de L’Homme et la Terre, œuvre posthume publiée en 1905 est reprise en partie in : GIBLIN, 1982 [1998 : 200-220]. Tout en saluant l’importance du travail de Béatrice Giblin, unanimement reconnu, je remarquerai que son édition, nécessairement partielle à l’égard des 3 545 pages de cet œuvre de Reclus, me fait formuler quelques critiques. En ce qui concerne plus particulièrement le chapitre II du livre IV, deux ordres de problèmes à caractère philologique et de compréhension du fond de la pensée reclusienne sur le monde urbain sont à relever. Car ce travail en exclut (un peu arbitrairement) des passages importants et essentiels (notamment les remarques méthodologiques de Reclus), et bien souvent ces coupures (plus d’une dizaine) ne sont pas signalées dans le texte. 198 Notice « Elisée Reclus » in : LEVY et LUSSAULT, 2003 : 770. 199 PELLETIER Ph., « La ville et la géographie urbaine chez Elisée Reclus et à travers son époque », Réfractions, n° 4, 1999, pp. 17-24 ; BOINO P., 1999, « Plaidoyer pour une géographie reclusienne », Réfractions, n° 4, pp. 25-37 ; STEELE T., 1999, « Elisée reclus et Patrick Geddes géographes de l’esprit. Les études régionales dans une perspective globale », Réfractions, n° 4, pp. 39-54.
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trames, organes : tissus, artères, cœur, poumons…), voire physiologique (circulation, flux), ou étiologique (macrocéphalie, dégradation physique ou morale, affectation par le cancer tentaculaire… )200. Dans cette perspective, chez Reclus, la ville est bien souvent saisie comme « un personnage », insistant sur l’idée que chacune d’elles manifeste une « individualité particulière», une « personnalité collective », déclinée d’ailleurs par la diversité (sociale et morphologique) de ses quartiers. Dans ses remarques méthodologiques concernant l’étude d’une « agglomération urbaine », il insiste sur le fait que « l’étude logique des villes […] permet de les juger comme on jugerait des individus » (Reclus, 1905, t. V : 352-54). Cette démarche permet d’inscrire à plein titre Reclus dans le débat sur la ville propre de la période à cheval entre le XIXe et le XXe siècles, où la vision organiciste était assez commune, comme le montrent les études réalisés chez d’autres auteurs tels que R. Blanchard ou L. Jaussely (Berdoulay & Soubeyran, 2002 : 159-160). Reclus, la ville et la Méditerranée : des ports aux effets de la littoralisation, du cosmopolitisme au « patrimoine mondial » Il faut bien convenir que la référence à l’histoire, à l’héritage et au patrimoine, est une des matrices qui a structuré l’émergence du paradigme (soit disant scientifique) de « la ville méditerranéenne ». Ces instances pourraient en effet en constituer le dénominateur commun – notamment du point de vue de la généalogie de ce paradigme et du fait qu’elles ont attribué à la ville de la Méditerranée une fonction « d’unité générative », tant du point de vue matériel qu’idéel. Entre autres, l’idée de la ville, de la cité, de la civitas, comme le lieu de la Civilisation. Ce temps des héritages se signale au moins par trois aspects : celui de la continuité historique, de la dimension spatiale et de la dimension universelle. En ce qui concerne plus particulièrement le rapport entre la ville et la Méditerranée, bien qu’aucun véritable « modèle » n’apparaisse explicitement chez Reclus, ni apparaissent dans ses écrits - sauf erreur de ma part - des formules explicites telle que « la ville méditerranéenne », l’émergence de quatre grands thèmes permet d’identifier une conception novatrice et une certaine vision organique de sa part. Ces quatre aspects saillants sont : a) l’analyse de l’origine et la localisation des villes, et notamment des villes-ports ; b) l’amorce d’un processus de littoralisation sur les côtes méditerranéennes ; c) la mise en exergue de la dimension cosmopolite de certaines villes, saisi comme un caractère fondateur de leur urbanité dans le dernier quart du XIXe siècle ; d) l’identification, pour certaines villes historiques et prestigieuses, d’une dimension patrimoniale de valeur universelle.
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Voir BERDOULAY & SOUBEYRAN, 2002 : 159-160 ; BERDOULAY, 1982, « La métaphore organiciste. Contribution à l’étude du langage géographique », Annales de Géographie, n° 507, pp.573586.
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Reclus analyse avec une grande attention historique, territoriale, sociale, culturelle et politique l’origine et la fondation des agglomérations humaines, les causes de leurs évolutions, de leur déplacement, de leur affaiblissement ou de leur montée en puissance, leurs fonctions, etc. Sa critique politique est aigue, son raisonnement d’une grande lucidité explicative et d’un pragmatisme illuminé. Son interprétation se révèle encore une fois de grande actualité. La ville est à la fois lieu, centre, territoire et nœud d’un réseau. Ainsi la géographie reclusienne met en exergue, avant tout, l’importance du fait urbain pour les sociétés : « Quand les villes s’accroissent, l’humanité progresse, quand elles diminuent, le corps social régresse » (L’Homme et la Terre, 1905 : t. V : 329 ; repris aussi in Giblin, 1982 : 205). Reclus prend en compte les facteurs généraux de la localisation ou de la fondation des villes : « …la tendance naturelle des villes est de se fonder immédiatement en dehors de la région difficile, au premier endroit favorable qui se présente à l’issue même des vallées » (L’Homme et la Terre, 1905 : t. V : 330 ; repris aussi in Giblin, 1982 : 206). Il en explore également les conditions où le volontarisme politique déroge les principes « naturels » de la fondation, mais il insiste sur le rôle joué par le capital financier dans le dernier quart du XIXe siècle : « Dans nos sociétés autoritaires où les institutions politiques ont souvent donné à la volonté d’un seul une influence prépondérante, il est arrivé que le caprice d’un souverain plaçât des villes en des endroits où elles ne seraient point nées spontanément. Ayant été fondées en des lieux contre nature, elles n’ont pu se développer qu’aux prix d’énormes déperditions de forces vives […]. Néanmoins, quoique créées par le despotisme, elles doivent au travail associé des hommes de vivre comme si elles avaient une origine normale : non destinées par le relief naturel du sol à devenir des centres, elles le sont pourtant, grâce à la convergence des routes, des canaux, des voies ferrées, des correspondances, des échanges intellectuelles. […] Maintenant on ne cite plus guère de César bâtisseur de capitales, de grandes capitalistes ou spéculateurs, présidents de syndicats financiers, leur ont succédé comme fondateurs de villes. » (L’Homme et la Terre, 1905 : t. V : 336 ; repris aussi in Giblin, 1982 : 212). La théorie des ports méditerranéens attire son attention (Fig. 8) : l’analyse et la description des leurs activités et de leurs paysages se retrouvent ainsi dans divers volumes de la Nouvelle Géographie Universelle : « Cette mer, si importante pour le commerce, compte un grand nombre de ports remarquables, tels que : Barcelone, Carthagène, Marseille, Toulon, Gênes, Livourne, Naples, Palerme, Messine, Syracuse, Venise, Trieste, Salonique, Smyrne, Acre, Alexandrie, Tripoli, Tunis et Alger. » (NGU, I, 1875 : 61). Toujours en insistant sur le rôle d’échange commercial et intellectuel et sur la communication, Reclus en étudie les conditions de leur émergence dans le passé, les raisons de leur présent et il en envisage parfois leur avenir : 96
« Il faut constater aussi ce phénomène remarquable que la force géographique peut, comme celle de la chaleur ou de l’électricité, se transporter à distance, agir au loin de son foyer et faire surgir par contrecoup une ville dans un site que des raisons diverses rendent préférable au lieu d’origine. On peut citer en exemple des ports de la Méditerranée où les deltas fluviaux créent des conditions spéciales pour les villes d’échange : Alexandrie, qui malgré son éloignement du courant nilotique, n’en est pas moins l’entrepôt commercial de tout le bassin, Venise, le port de la plaine padane, et Marseille, celui de la vallée du Rhône. Eloignée de vingt kilomètres de l’embouchure du Dniepr, Odessa en surveille le trafic. » (L’Homme et la Terre, 1905 : t. V : 336 ; repris aussi in Giblin, 1998 : 208) (nous soulignons). Emblématique est le portrait qu’il rédige de la constellation des villes historiques qui ponctuent les côtes du Proche-Orient arabe, et ce en indiquant au fur et à mesure leur rapport avec l’intérieur (Fig. 11) : « Les villes que bâtirent les Phéniciens sur la côte, Aradus, Byblos, Béryte, Sidon, Tyr, se succèdent à peu près à égale distance les unes des autres, — à une journée de marche ; — toutes sont placées d’une manière uniforme sur les saillies avancées de la côte, de sorte que les bateaux peuvent, suivant la direction du vent, chercher à droite ou à gauche la baie qui leur offre le meilleur abri […]. Après trois mils années, les villes bâties par les Phéniciens sont encore les centres commerciaux du littoral syrien ; malgré les guerres et les sièges, la population s’est toujours reportée dans ces endroits si parfaitement choisis. » (NGU, v. IX, L’Asie antérieure, 1884 : 687-88).
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Fig. 11. Localisation des villes du Proche Orient
Source : élaboration R.C. à pâtir de cartes et images de la NGU de Reclus (v. I, 1875 ; v. IX, 1884) Mais Relus postule que la géographie « n’est pas chose immuable » (1905, t. V : 336). Il montre ainsi que divers autres facteurs peuvent comporter ou concourir à l’abandon d’un site, à la mort d’une ville, à la naissance d’une autre. C’est le cas du phénomène que l’on appellera dans le vocabulaire géographique postérieur à Reclus la littoralisation. En effet, ce phénomène est déjà identifié dans son ouvrage La Terre [(1869 : v. II : (2e éd, 1881 : 656)], à propos de la descente vers la côte des village de colline en Sicile ou d’Espagne. « Même dans les contrés les mêmes civilisées de l’Europe, toutes les villes dévoilent de leur hautes cimes escarpées pour aller s’établir à proximité de la plage. Ce mouvement de descente a commencé sur les côtes de la Catalogne et de Valence, après l’expulsion des Français, et maintenant chaque ville, chaque village du littoral […] se divise en deux moitiés celle del Mount, d’Alt ou de Ariba, et celles del Mar ou de Baix. De même, sur la côte septentrionale de la Sicile chaque marina s’agrandit au dépens du borgo et l’ancienne ville finit par devenir une ruine superbe, se dressant comme un amas de rochers sur la crête des monts » [(La Terre, v. II, 1969 (2e éd, 1881 : 656)]. 98
Ce phénomène est repris avec perspicacité et expliqué en ces termes dans L’Homme et la Terre : « L’appel du commerce et la répression de la piraterie ont changé de place beaucoup de cités bâties sur le littoral rocheux de la Méditerranée. Jadis elles étaient perchées sur d’âpres collines et ceintes des murailles épaisses pour se défendre contre les seigneurs et les corsaires ; maintenant, elles sont descendues de leurs rocs et s’étalent largement sur le bord de la mer : partout le borgo est devenu marina ; à l’Acropole succède le Pirée. » (L’Homme et la Terre, 1905 : t. V : 366 ; repris aussi in Giblin, 1998 : 211-12). Fig. 12. Athènes et le Pirée
Source : NGU, I, 1875 Ville, cosmopolitisme et patrimoine universel « L’amour de la ville » dont parlait Elisée Reclus il y un siècle, à la veille de sa disparition, me semble constituer l’un des caractères essentiels que nombre d’auteurs ont attribué au cours du XXe siècle à l’idée de la ville compacte méditerranéenne. Cela traduit bien - entre réalité, « mythe et archétype »201 201
L’expression est de F. Farinelli (2003 : 132 § « Tra mito e archetipo : che cos’è una città »).
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l’importance et l’intérêt que Reclus attribue au « monde citadin » méditerranéen, et participe donc, voire établit les prémisses, d’un long débat qui animera tout au long du XXe siècle les diatribes sur l’origine et le modèle de la ville méditerranéenne - et plus globalement sur la civilisation urbaine elle-même. Reclus le fait en mettant en exergue des éléments qui deviendront des thèmes classiques de ce débat : l’urbanité, le prestige des espaces monumentaux, l’animation sociale des espaces publics, le cosmopolitisme : « Dans la Région Méditerranéenne, il arrive que l’amour de la ville, au lieu de peupler la campagne de banlieue, la dépeuple au contraire. Le grand privilège de pouvoir discuter les intérêts publics a, par tradition, changé tout le monde en citadins. L’appel de l’agora comme en Grèce, de la vie municipale comme en Italie, attire les habitants vers la place centrale où se débattent les affaires communes, plus encore sur les promenoirs publics qu’entre les murs sonores de la maison de ville. » (Reclus, L’Homme et la terre, 1905, t. V, Livre IV, Chap. II : 372) D’après Reclus, Barcelone (Fig. 13), fait figure d’emblème de la modernisation urbaine en Méditerranée de la fin du XIXe siècle : ses paysages se métamorphosent en conséquence des grands aménagements urbanistiques et architecturaux conçus par Cerdà. C’est l’éloge des espaces publics, des promenades sur les « ramblas », du plaisir de la vie…. : « Barcelone se vante d’être en Espagne le lieu par excellence de la joie et du plaisir. Quoique inférieure à Madrid en population, elle a plus de théâtres, plus de sociétés dramatiques, de musique, de bal…. » (NGU, I, 1875 : 834)
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Fig. 13. L’extension de Barcelone
Source : NGU, I, 1875 : 834 « Grande ville de commerce, lieu de rendez-vous de marins, d’industriels et d’étrangers venus de toutes les parties de l’Europe, Barcelone ne pouvait pas manquer dans ses transformations successives de perdre l’originalité de son architecture. Elle est maintenant une autre Marseille, aux grandes avenues bordées de maisons régulières, et quelques-uns de ses quartiers, notamment Barcelonette, construite à l’orient du port sur une langue de terre en partie artificielle, n’ont pas moins d’uniformité que ceux des villes américaines » (NGU, I, 1875 : 838). Reclus décrit avec méticulosité, par sa propre connaissance de terrain et en s’appuyant ou critiquant des statistiques, les sociétés urbaines composites qui animent les grandes villes, ports et capitales de la Méditerranée, tant du point de vue social, que confessionnel et ethnique (de la « race »). Ce cosmopolitisme prémoderne et d’emprise coloniale, comme on le dirait aujourd’hui, est notamment perçu dans les villes se situant dans l’Orient méditerranéen, qui ont été ou sont alors encore sous le contrôle ou l’influence de l’Empire Ottoman : Constantinople, 101
Alexandrie, Le Caire, Jérusalem, Saïda, Salonique… Mais on le retrouve également, sous d’autres points de vue, et notamment en relation aux fonction d’échange des grands ports méditerranéens, dans l’analyse de villes comme Marseille, Venise, Alger, Tanger, Tunis, Tripoli… Certes, à bien regarder, à la même époque ce point de vue est aussi partagé et brièvement évoqué par Paul Vidal de la Blache, comme on peut le remarquer dans un passage de sa Leçon d’ouverture du cours d’histoire et de géographie à la Faculté des Lettres de Nancy de 1873 : « Marseille, Odessa, Alexandrie présentent, malgré la distance qui les sépare, le même spectacle : partout la vie et les affaires en plein air comme aux temps de l’agora, l’activité bruyante et le fourmillement d’une foule cosmopolite où se coudoient l’Orient et l’Occident ; à vos oreilles résonnent les langues les plus diverses ; et du milieu de ce Babel s’est dégagée une sorte de création bizarre, ce jargon arbitraire et composite qu’on a décoré du nom de langue franque. » (Paul Vidal de La Blache, 1873, « La Péninsule Européenne. L’Océan et la Méditerranée » : 16). Sous la plume de Reclus, Constantinople (Fig. 14) réunit sur les rivages du Bosphore «la variété des types de toute couleur et de toute race » (NGU, I, 1875 : 153) : la ville subit l’influence commerciale des Francs, bien que minoritaires, dont les diverses « nations » jouissent - comme les Arméniens et les Grecs - de « certains privilèges d’autonomie » (ibid. : 155). Avec les Osmanlis turcophones, les Slaves, les Bosniaques, les Albanais, les Bulgares, les Juifs et les Africains participent à modifier « si vite les mœurs », à mélanger « les types », et à animer « le tourbillon de [cette] grande ville », dénombrant à l’époque 600 000 habitants (ibid. 153).
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Fig. 14. Constantinople : cité cosmopolite
Source : NGU, I, 1875 Si Le Caire (Fig. 15), première cité d’Afrique, réunit une population multicolore et accueille à la mosquée-université d’Al-Azhar « tous les peuples de l’Islam », de même que les écoles de toutes confessions (catholique, protestante, malikite, copte, juive…) (NGU, X, 1885), à Salonique, « comme dans les autres cités de l’Orient, toutes les races s’y trouvent représentées, mais les Israélites y sont proportionnellement fort nombreux » (NGU, I, 1875 : 168). Et si cette dernière, « l’emporium de la Macédoine », est restée « en dehors du grand mouvement des échanges », « elle aussi, comme Marseille [Fig. 16] comme Trieste, comme Brindisi, veut servir de point d’attache au commerce des Indes avec l’Angleterre », grâce à l’ouverture de l’isthme de Suez (ibid. : 168-169).
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Fig. 15. Le Caire
Source : NGU, X, 1885 : 615 Fig. 16. Marseille
Source NGU, II, 1877 A La Valette (Fig. 17), dont le port accueille « le plus grand bassin de carénage du monde entier », « une foule bariolée de Maltais, de soldats anglais, de matelots de tous les pays s’agite dans les rues » (NGU, I, 1875 : 574-576). La langue parlée « est un italien fort corrompu dont le vocabulaire a très largement emprunté à 104
tous les idiomes et à tous les patois des abords de la Méditerranée, mais principalement à l’Arabe. » (Ibid. : 574). Fig. 17 : Le port de La Valette
Source : NGU, I, 1875 : 575 L’attention que Reclus montre vers la complexité sociale et la diversité des villes de la Méditerranée, se joint dans son œuvre à l’intérêt qu’il porte vers l’héritage architectural, et les valeurs culturelles et de civilisation exprimées par les villes historiques (Fig. 18).
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Fig. 18. Jérusalem
Source : NGU, IX, 1884 Cela est évident tout particulièrement pour les cités prestigieuses d’Andalousie : Grenade (Fig. 19) : « L’Alhambra ou « Palais Rouge » est toujours une merveille de l’art humain, un des chefs-d’œuvre d’architecture orné qui servent, comme le Panthéon, de type au goût des artistes et sont le modèle, plus ou moins heureusement imité, de tout un monde d’autres édifices élevées dans les divers contrés de la Terre » (NGU, I, 1875 : 747). Cordoue : « C’est à l’époque des Maures que Cordoue atteignit à l’apogée de sa grandeur ; du neuvième siècle à la fin du douzième, elle eut près d’un million d’habitants, et ses vingt-deux faubourgs se prolongeaient au loin dans la plaine et les vallées latérales. […] Cordoue méritait alors le titre de « nourrice des sciences ». Elle était la principale ville d’études dans le monde entier ; par ses écoles, ses collèges, ses universités libres, elle conservait et développait les traditions scientifiques d’Athènes et d’Alexandrie : sans elle, la nuit du moyen âge eût été bien plus épaisse encore. » (NGU, I, 1875 : 751) Séville : 106
« …suivant la remarque enseigneuse d’Edgard Quinet, un des traits dominants de Séville est que la Renaissance dans l’architecture y a été arabe, tandis que dans le reste de l’Europe elle a été grecque et romaine » (NGU, I, 1875 : 753). L’identification et l’affirmation d’une valeur universelle qu’Elisée Reclus attribue aux villes et aux monuments de l’Andalousie judéo-musulmane, me semble très originale et novatrice. Comme on le voit dans l’extrait final du présent article, ce géographe, anarchiste et libertaire de la deuxième moitié du XIXe siècle, est à retenir à juste titre un précurseur : il énonce en quelques mots les principes qui seront à la base du concept et du paradigme actuel du « Patrimoine Mondial de l’Humanité », que l’Unesco introduira et ratifiera officiellement avec une convention, un siècle après, en 1972 ! Fig. 19. Grenade
Source : NGU, I, 1875 : 748 « Toute déserte que soit l’Andalousie, en comparaison de ce qu’elle pourrait être si les ressources en étaient convenablement utilisées, elle est pourtant une autre Italie par la gloire et la beauté de ses villes. Les noms de Grenade, de Cordoue, de Séville, de Cadiz, sont parmi ceux que la poésie a le plus célébrés et qui réveillent dans l’esprit les idées les plus riantes. Les souvenirs de l’histoire, plus encore que la splendeur des monuments, ont fait de ces vielles cités moresques la propriété commune, non seulement des Espagnols, mais aussi de tous ceux qui s’intéressent à la vie de l’humanité, au développement de la science et des arts. » (Reclus, NGU, 1, 1875 : 745. Nous soulignons) 107
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géographie
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Elisée Reclus, la Ligurie et l’Italie
Massimo QUAINI Professeur de Géographie, Université de Gênes Dans un de ses premiers voyages en Italie, quand sa vocation de géographe ne s’était pas totalement développée, Elisée Reclus, en parcourant la célèbre rue de la Corniche, fit une rencontre étrange qu’il transcrivit dans le guide Les villes d’hiver de la Méditerranée, édité par Hachette dans la Collection des Guides Joanne (1864): Alors que je passais dans l’étroite rue de Cogoleto, un industriel faisait tourner un globe de plusieurs pieds de diamètre devant les paysans assemblés et leur faisait suivre des yeux la route que leur illustre compatriote avait parcourue le premier. Ils regardaient avec fierté, comme si chacun d’eux avait découvert sa part du continent américain (p. 496). L’illustre compatriote était Christophe Colomb, comme le dit Reclus dans sa description du village de Cogoleto : En dépit de ses hauts fourneaux, le village de Cogoleto, séparé de Varazze par les escarpements de cap d’Invrea, est moins riche et moins actif; mais c’est là, dans une pauvre demeure décorée de fresques grossières que, d’après la tradition, serait né Christophe Colomb, le découvreur du Nouveau Monde. Nombreux sont les érudits, surtout parmi les Génois, qui contestent cette tradition pour attribuer à Gênes la gloire d’avoir donné naissance à l’immortel navigateur; mais quelque soit opinion que l’on adopte, on ne peut s’empêcher d’être saisi d’émotion à la vue de la maison délabrée dans laquelle se trouva peut-être son berceau (ibid.). Il y a tout Cogoleto dans ce petit extrait d’un simple guide touristique. Le potentiel descriptif qu’en quelques traits il réussit à évoquer comme un paysage géographique – construit autour du contraste entre le visage plus industrieux de Varazze où 5.000 ouvriers sont occupés dans les constructions navales et la réalité plus pauvre de Cogoleto - mais aussi la curiosité du voyageur qui recueille et représente in vivo une scène qui, à d’autres, serait apparue peut-être pittoresque, mais tout de même pas digne d’être rapportée dans un guide touristique. C’est l’intelligence du géographe qui pousse Reclus à enjoliver une éphémère rencontre de rue, mais il est aussi évident que le rôle du guide touristique qu’il endosse lui est désormais trop étriqué et que c’est seulement le schéma descriptif de l’encyclopédie géographique qu’il a déjà dans l’esprit, la Nouvelle Géographie Universelle, qui lui permettra d’exprimer sa passion pour l’homme et de réaliser son ambition 113
descriptive aussi pour la Ligurie: une région qu’il parvint à mieux comprendre que les géographes ligures de son époque. D’ailleurs, une de ses belles métaphores géographiques, employée pour décrire cette Riviera, vint plus tard employée par Vidal de La Blache dans la construction du modèle de la classique riviera méditerranéenne. Il s’agit de la métaphore qui décrit la côte ligure comme un ensemble d’étroites plages qui se déroule « comme une corde semi-tendue » d’un promontoire à l’autre. Autour de celles-ci, les ligures ont construit le paysage et le mode de vie de la “riviera méditerranéenne”. Selon Vidal de La Blache, ce type de paysage ligure en représente la plus complète réalisation: Telle est, par excellence, la zone de la Ligurie, que la nomenclature populaire a distinguée par le nom caractéristique de Rivière: Rivière du Ponant, de Gênes à San-Remo; Rivière du Levant, de Gênes à la Spezia. La montagne y serre de près la côte, l’enveloppe pour ainsi dire. On voit sur les pentes tournées vers la mer, blanchir entre les plantations et les bois d’oliviers le bourg principal que des sentiers en gradins, quotidiennement escaladés par des ânes, relient à la plage. Entre deux promontoires qui l’enserrent, se profile en arc de cercle, comme «une corde à demi tendue», dit Reclus, l’anse où les bateaux peuvent être tirés sur le sable. Bourg et marine se correspondent, se voient mutuellement, se complètent, parfois sous le même nom. En revenant à l’observation de 1864, il faut encore reconnaître que ce n’est pas seulement Colomb et ni plus le thème longuement débattu de son lieu de naissance qui éveillent la curiosité du jeune géographe, mais la véritable leçon de géographie populaire à laquelle il assiste. Il est probable que Reclus se soit rappelé cette « leçon » quand, dans le comble de sa maturité, il reconnut la supériorité didactique du globe par rapport à la carte plate et il se dévoua avec enthousiasme au projet d’un grand globe pour l’Exposition universelle de Paris en 1900. 202 A propos de sa rencontre avec Cogoleto, dont je n’ai pas encore réussi à découvrir l’identité du principal protagoniste, il y un autre aspect qui même si secondaire reflète encore la personnalité de Reclus : c’est son émotion de se trouver devant à ce qui pouvait être la maison de Colomb qui se trouve alimenté aussi par 202
On peut considérer comme une anticipation le projet, élaboré à l’occasion de l’Exposition Universelle de Chicago par l’architecte espagnol Alberto de Palacio, qui, comme « l’Illustrazione Italiana » écrivait , « imaginait une énorme sphère du diamètre de 300 mètres, élevée à 80 mètres du sol au moyen d’un piédestal, qui aurait été une arcade avec plusieurs galeries. La sphère devait représenter le globe terraqué , avec l’Amérique en relief. L’équateur devait être représenté par un rebord long d’un kilomètres et large de 14 mètres. Au pole nord devait dominer la caravelle (…). La hauteur totale du monument aurait été de 400 mètres. Dans les galeries de la base et à l’intérieur de la sphère devait s’installer un monde de belles choses : une bibliothèque de Colomb, un musée de zoologie, botanique et minéralogie de l’Amérique ; une société géographique, un musée naval, des cafés, des restaurants, un théâtre (…). Au pole nord, ensuite, le fac-simile agrandi de la caravelle de Colomb devait servir d’observatoire astronomique » (Il progetto di un monumento colossale, « L’Illustrazione italiana”, Edizione speciale, 1982, p. 47).
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l’inclination à faire plus confiance aux paysans de Cogoleto et à leur fierté qu’aux prétentions hégémoniques de Gênes qui revendiquait à elle-même (à raison, comme démontrent les études successives) le mérite d’avoir vu naître le découvreur de l’Amérique. A propos de la signification historique de l’expédition colombienne, Reclus y reviendra souvent. D’ailleurs Colomb était une figure historique que ses maîtres, Humboldt en particulier, avaient célébrée et aussi défendue de la réputation que Vespucci lui avait d’une certaine façon usurpée. Il est probable que les péripéties les plus tourmentées de Colomb, son incarcération, avaient contribué à éveiller la sympathie de Reclus. Une sympathie qui toutefois ne l’empêcha jamais de juger historiquement l’époque des découvertes géographiques. Autour de la signification historique de l’expédition de Colomb, Elisée Reclus construit sa conception de la géographie et en particulier le rapport entre global et locale qui constitue la question centrale de la géographie humaine et que Reclus comprend dès La Terre (1868-69): Lorsque enfin l’homme connaîtra toute la surface du globe, dont il se dit le maître, et que la parole de Colomb sera devenue vraie pour nous: El mundo es poco, la Terre est petite! la grande oeuvre géographique sera, non pas de parcourir les pays, mais d’étudier à fond les détails de la région qu’on habite, de connaître chaque fleuve, chaque montagne, de montrer le rôle de chaque partie de l’organisme terrestre dans la vie de l’ensemble.203 Dans ses chroniques géographiques Reclus a plusieurs fois reconstruit le progressif rapetissement du monde, ce que nous appelons le processus de globalisation, sans toutefois imaginer que les deux géographies, la globale et la locale, auraient pu un jour se heurter et que chaque société territoriale aurait du prendre en compte des logiques territoriales antithétiques, contradictoires. Malgré les différences dans le schéma descriptif, il est utile de voir les Guides en fonction des successives descriptions de la Géographie Universelle, même si dans le premier cas les sources sont relatives à la nature plus proprement touristique de la publication. Dans le cas de la Ligurie occidentale, en effet, Reclus commence la description de la Corniche italienne et de la porte occidentale de l’Italie, avec une citation extraite de Doctor Antonio, le célèbre roman de Giovanni Ruffini publié à Edimbourg en 1855 qui a fonction de guide touristique pour les anglais. Il est probable que Reclus ait eu connaissance du roman de Ruffini pendant son séjour londonien pour la préparation de son premier Guide du voyageur à Londres (publié en 1860) ou même grâce à sa sympathie prononcée pour le mouvement du Risorgimento qui, en 1860 tandis qu’il se trouvait dans le Dauphiné pour la préparation d’un autre guide, l’avait poussé à traverser la frontière pour tâter 203
RECLUS E., 1881, La Terre. Description des phénomènes de la vie du globe, Paris, Hachette, p.671.
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le pouls du peuple italien en pleine fièvre, lors de la mobilisation pour l’expédition de Garibaldi en Sicile. Les impressions reportées dans une belle lettre à sa mère sont intéressantes aussi pour la description d’une autre rencontre de rue : celle avec le futur roi d’Italie, Vittorio Emanuele, dont la carrosse, de retour des chasses royales, est précédé par un moyen de transport avec « un équipage qu’on eut dit imaginé par Callot”. Dans le contagieux climat du Risorgimento, même le républicain Reclus ne put s’empêcher de s’écrier: Vive le roi. La correspondance de Reclus nous dévoile non seulement comment naît et s’exprime sa passion pour le voyage (“le changement d’horizon est devenu un besoin pour moi” dit Reclus) mais aussi son approche progressive de l’Italie qui trouvera son point culminant lors de son voyage en Sicile en 1865. Le voyage et la découverte des paysages italiens sont au début en relation avec son amour pour la beauté de la montagne, son amour pour la beauté des Alpes comme en témoignent les pages de l’Excursion dans le Dauphiné, publié dans la revue “Tour du monde” (1860). Sa traversée du Piémont est en effet encore dominée par le paysage alpin, les escalades du Rocciamelone et du Mont Chaberton et par le contraste entre la pureté de la montagne et “la saleté incomparable” des villages, même s’il ne cache pas à sa mère de faire “amplement honneur aux macaroni, aux salades et aux pêches”. Sa vraie rencontre avec les paysages italiens se fait en 1862, après son voyage dans les Pyrénées pour la préparation d’un autre guide qui sortit en 1862, alors qu’il a cru devoir cueillir le sens d’une montagne méditerranéenne et dans une lettre à Elie de septembre 1861 il résume très synthétiquement le sens de ce voyage en célébrant “la beauté de la montagne, les plus admirables spectacles, le puissant Canigou, les vagues paisibles de la Méditerranée, le ciel profond du Midi”. Son entrée en Italie, cette fois-ci, se fait par la Provence, où justement il se documente pour le guide sur Les villes d’hiver de la Méditerranée, et la découverte du paysage méditerranéen est en relation avec des situations comme celle de Saint Tropez: “nous sommes dans un village de plus immondes de la France en face de l’un des paysages le plus splendides des bords de la Méditerranée”. Même dans ce cas, comme pour les Alpes, la beauté du paysage semble construite sur le contraste avec pauvreté et “la saleté incomparable” des villages. Les canons descriptifs sont ceux typiques du voyageur romantique: comme dans le modèle plus stéréotypé du paysage napolitain explicitement rappelé, pour composer le « délicieux paysage » qui consiste en général en un golfe, une végétation dominée par les pins parasol et un peu de ruines. C’est seulement dans les années successives que le regard du géographe réussira à dépasser totalement ces stéréotypes et cela se produira à partir de la 116
Ligurie comme le montre le beau profil de cette région édité dans Géographie Universelle. Le projet du voyage de 1862, est cohérent avec le schéma du « Guide », il prévoit de ne pas aller au-delà de Gênes et de rentrer “par la Corniche et le Col de Tende vers les vallées vaudoises”, dans le but de relier, grâce à des itinéraires touristiques judicieux, la Riviera avec la montagne de l’intérieur. Seulement en 1865, avec le voyage entrepris pour aller connaître la Sicile, il complètera sa connaissance de la région et de l’Italie. C’est de ces impressions de cette première connaissance de l’Italie, à travers sa porte occidentale, méditerranéenne, qu’émergent des lettres qui parlent plus le langage de l’art et de la politique que de géographie : La vue de toutes ces belles choses nous ont fait beaucoup de plaisir: je singulièrement joui de me trouver en présence de toutes ces merveilles de l’ancien art italien, de tous ces palais à colonnades, de ces fresques, de ces tableaux qui témoignent d’un si haut degré de prospérité et de grandeur dans l’ancienne république génoise. Ce n’était point un peuple de laquais que celui-ci qui pouvait accumuler dans un si petit espace tant de grandes œuvres. Mais ce qui me réjouissait partout et me permettait d’admirer tout à mon aise c’est que je pensais parfaitement qu’une nouvelle ère de renaissance a commencé pour Gênes. Elle se relève, elle s’agite, son peuple se développe, les journaux et les livres se montrent partout; les curés et les moines qui formaient autrefois le dixième de la population ne se montrent plus que ça et là et sous un aspect redigué; un nouvel esprit plus généreux que celui de l’ancienne république aristocratique commence à souffler... Plus que des bâtiments ou des paysages, ce sont les rencontres avec les personnes qui l’attirent : avec les rédacteurs du « Movimento » (ils sont logés dans « un des plus magnifiques palais » de Gênes) auxquels il porte une souscription pour la Pologne, avec un vieux général géographe anticlérical avec lequel il s’entend bien aussitôt (“un bon vieux à cheveux blancs qui m’a reçu à bras ouverts au nom de la science” et de Garibaldi) et enfin avec les gens en pèlerinage à Quarto, sur la plage d’où ont levé l’ancre les Mille de Garibaldi. J’ai fait acte de superstition et j’ai rendu visite au Rocher de Quarto ou les Génois viennent en pèlerinage s’installer sur les escarpements voisins pour faire des discours et chanter des hymnes à la liberté. J’ai regardé cette colonne et je me suis senti plus fier d’être républicain que je ne suis d’être Français en regardant la colonne Vendôme. En retournant à la géographie, il est important de noter que du célèbre extrait dans lequel Ruffini décrit le paysage de la Corniche, Reclus propose une traduction personnelle qui met en valeur l’aspect artistique du travail de tant de générations qui ont sculpté le paysage ligure. L’extrait qui dans la langue italienne dit : « tutto insomma quanto v’è, creazione della mano dell’uomo, mostra l’operosità e l’industria di una razza di popolo vigorosa e gentile” est traduit avec : « tout ce qui est l’oeuvre de la main de 117
l’homme montre le labeur et l’ingéniosité d’un peuple vigoureux et gracieux ». Et c’est sur la base de ce type de perception que dans la Géographie Universelle, Reclus reconnaît que la Ligurie est le règne du pittoresque et du beau paysage : Mais si la terre et les eaux de la côte de Ligurie sont également avares de produits naturels, elles ont le privilège inappréciable de la beauté pittoresque, et, sur la «riviera» de Gênes du moins, l’homme, qui en tant d’autres endroits n’a su qu’enlaidir, a contribué par son travail à l’embellissement de sa demeure. Le littoral se déploie de cap en cap par une succession de courbes d’un profil régulier, mais toutes différentes par les mille détails des rochers et des plages, des cultures, des groupes des constructions (…) De l’arête des caps, on suit du regard les ondulations rythmiques de la côte, qui se succèdent sur le pourtour du golfe, avec toutes les dégradations de lumière et de teintes que leur donnent les rayons, les ombres, les vapeurs et l’espace. Les villes, les villages, les vieilles tours, les maisons de plaisance, les usines, les chantiers de construction, varient à l’infini les profils changeant des paysages. Cette admission “du génie d’une race éminemment artiste” provient de la Geografia Universale et est étendue à toute la population italienne : Déjà si privilégiée par la nature, l’Italie est de toutes les contrées de la Terre celle qui possède le plus grande nombre de cités remarquables par leurs palais et leurs trésors de statues, de tableaux, de décorations de toute espèce. Il est plusieurs provinces où chaque village, chaque groupe de maisons plait au regard, soit par des fresques ou des sculptures, soit du moins par quelque corniche fouillée au ciseau, un escalier hardiment jeté, une galerie pittoresque; l’instinct de l’art est entré dans le sang des populations. C’est tout naturellement que les paysans italiens bâtissent leurs demeures, enluminent leurs murailles, et plantent leurs arbres de manière à les mettre en harmonie d’effet avec la perspective environnante. Là est le plus grand charme de la merveilleuse Italie: partout l’art seconde la nature pour enchanter le voyageur (p. 309). Mais considérée l’époque de la publication (1866), il faut considérer que la conception exprimée dans l’important article Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes, à propos de l’ « harmonie secrète (qui) s’établit entre la terre et les peuples qu’elles nourrit”, est alimentée aussi par l’admiration envers le paysage ligure et provençal (même si l’article semble plutôt centré sur l’amour pour la montagne). Ainsi dans la seconde partie, à propos du dynamisme urbain et des processus quel les géographes appellent de nos jours périurbanisation, nous ne trouvons pas seulement une observation comme celle-ci : “malheureusement ce reflux des villes vers l’extérieur ne s’opère pas sans enlaidir les campagnes”, mais aussi une véritable défense des droits du promeneur contre la progressive privatisation du paysage et en particulier des côtes : Pour les promeneurs errant par les chemins boueux dans ces prétendues campagnes – Reclus a à peine critiqué les «maisonnettes prétentieuses» des citadins -, la nature n’est représentée que par les arbustes taillés et les massifs de fleurs qu’on 118
entrevoit à travers les grilles. Sur les bords de la mer, les falaises les plus pittoresques, les plages les plus charmantes sont aussi en maints endroits accaparées soit par des propriétaires jaloux, soit par des spéculateurs qui apprécient les beautés de la nature à la manière des échangeurs évaluant un lingot d’or. Ce sont des observations comme celles-ci qui sont capables de nous faire réfléchir de nos jours sur la destruction et sur le sort qui sera réservé au résidu du paysage de la Côte Azur ou de la Riviera ligure, dont Reclus a réussi, à travers des indices comme ceux-ci, à prévoir les transformations. En effet, après avoir décrit la Riviera du Ponant et de Gênes et loué la beauté des paysages même du littoral génois pour son développement total sur une vingtaine de kilomètres, il hasarde une prévision à propos de l’évolution liée à la route de la Corniche qui s’est réalisée au siècle dernier. Cette longue rue qui serpente entre les usines et le jardins, escaladant les promontoires, descendant au fond des vallons, ne peut manquer de se continuer peu à peu sur toute la côte ligure, car ce ne sont plus les Génois seulement, c’est aussi la foule européenne des hommes de loisir qui se sent attiré vers ces lieux enchanteurs. En réalité, toute la rivière de Gênes, de Vintimille (Ventimiglia) à la Spezia, prend de plus en plus l’aspect d’une ville unique où les quartiers populeux alternent avec les groupes de villas et les jardins. Ainsi, il y a une continuité entre l’écrivain du guide et celui de la Géographie Universelle. Le guide a permis au géographe de prendre acte du rapport déterminant en Ligurie entre la circulation e l’iconographie (c’est à dire la résistance du paysage), pour reprendre deux catégories de Gottmann desquelles, même si implicitement, Reclus avait déjà déclaré l’importance nécessaire. La modernisation de la Ligurie est en effet caractérisée par le contraste entre les exigences d’un développement puissant des infrastructures et les exigences du maintien de cette « harmonie secrète » à laquelle on a à peine fait allusion et qui pour l’auteur de Du sentiment de la nature dans le sociétés modernes n’est pas moins importante. Plus en général, on peut dire que dans le fait de centrer, implicitement, son analyse sur les catégories de Gottmann, Reclus a été facilité grâce à sa pratique d’avoir eu et répandu avec ses guides le point de vue du voyageur savant. En effet, dans l’Avertissement della Géographie Universelle, il écrit: Ma grande ambition serait de pouvoir décrire toutes les contrées de la Terre et les faire apparaître aux yeux du lecteur comme s’il m’avait été donné de les parcourir moi-même et de les contempler sous leurs divers aspects; mais, relativement à l’homme isolé, la Terre est presque sans limites, et c’est par l’intermédiaire des voyageurs que j’ai du faire surgir l’infinie succession des paysages terrestres (p. I). «Parcourir» et «contempler», «routes» et «paysages», tout comme «circulation» et «iconographie» sont, comme on peut le constater, les catégories qui 119
avec une certaine liberté consentent d’organiser une description qui, comme dans les plus classiques récits de voyage, il n’a pas l’intention de se soumettre à “un ordre absolument rigoureux” mais il veut s’adapter ou “se laisser diriger par l’importance relative des phénomènes qu’il s’agit de décrire et par les caractères distinctifs et l’état des cultures des peuples qui se succéderont dans mes tableaux”. L’histoire, le temps et le stade de développement d’un peuple est la troisième composante que la description ne peut négliger en ne réussissant pas à étudier l’espace indépendamment du temps et la géographie sans l’histoire. En considérant globalement, après l’analyse des principales régions d’Italie (selon un concept géographique et non purement administratif du processus de division en région), «la situation présente et l’avenir de l’Italie», Reclus remarque non seulement que «sous l’influence des événements politiques et du travail industriel, la géographie de l’Italie s’est complètement modifiée» ; les tableaux au niveau de l’environnement «ont pris une autre valeur et le rôle qu’ils ont à remplir des nos jours est tout différent de celui qui leur appartint pendant l’histoire des siècles passés» (p. 613). Dans le monde moderne, le rôle de la circulation a tendance à devenir déterminant et en regardant l’Italie Reclus en est conscient, au point d’affirmer que “ les routes, les chemins de fer ont été le principaux agents de ce nouvel aménagement géographique” et que «la révolution géographique la plus importante que les voies de communication aient opérée dans l’intérieur de la Péninsule, est celle de la subjugation des Apennins, de même que pour les rapports de l’Italie avec l’étranger est la percée des Alpes», pour conclure que «bien plus encore qu’au génie des ses hommes d’Etat, et même qu’au dévouement de ses patriotes, l’Italie doit sa grande évolution politique à ses chemins de fer et aux nouvelles conditions qui en résultent» (p.614). Pour conclure, c’est pour évaluer les résultats plus récents de la conurbation des côtes que les observations critiques et les avertissements de Reclus sont à présent tout à fait actuels. L’unique ville du littoral, savamment prévue par le géographe et décrite dans l’harmonie de ses multiples fonctions est en effet assez distante de la Riviera démembrée, filiforme, toute concentrée sur le ruban que constitue le littoral qui en niant sa géographie (celle perçue par Reclus et Vidal), tourne le dos aux montagnes Elle est loin de la Riviera qui nous est révélée par les voyageurs qui parcourent la région un siècle après la visite de Reclus, quand se consomment les drames petits et grands que Italo Calvino réussit à rendre avec son incomparable écriture dans la Speculazione edilizia et La strada di San Giovanni. C’est en effet l’occupation indiscriminée du littoral et des collines qui constitue la toile de fond des agglomérations costières qui détruisent le rapport avec le territoire et la « secrète harmonie entre la terre et ses peuples ». De nos jours, plus que la géographie, c’est la littérature qui nous a révélé la complexité de ces 120
phénomènes, par exemple avec le pessimisme de la poésie de Montale et les romans de Francesco Biamonti, qu’on peut dire élève de Jean Giono. A ce propos, nous pouvons aujourd’hui nous dire, tous, élèves de Reclus, qui avait bien raison d’écrire : Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort.204
204 Reclus E., Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes et autre textes (Anthologie composée, présentée et annotée par J. Cornuault), Charenton, Premières pierres, 2002, p. 65.
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Elisée Reclus et la géographie culturelle du Maghreb
Jean-Marie MIOSSEC Professeur, Géographie, EA3766 GESTER, Université Paul-Valéry – Montpellier III Elisée Reclus consacre le tome XI de sa géographie universelle à l’Afrique septentrionale : Tripolitaine, Tunisie, Algérie, Maroc, Sahara. L’ouvrage paraît en 1886. Reclus a effectué un voyage en Tunisie et Algérie en 1884 et un second en 1885, à Tunis et à Constantine, la fille aînée d’Elisée Reclus s’étant installée en Algérie avec son mari. Il y retournera en août 1904 peu avant sa mort. Gros volume que ce tome de 917 pages. Comme tous les ouvrages de Reclus, il est richement illustré : 83 planches, 160 cartes et 3 cartes hors texte. Je ne reviendrai guère ici sur l’intérêt de la cartographie, réalisée par le suisse Charles-Eugène Perron (1837-1909) (Jud, 1987). C’est d’ailleurs à partir de ce volume que toutes les cartes de la GU sont réalisées par cet autodidacte qui avait réalisé ses premières cartes en 1874 en contribuant partiellement à l’illustration de la fin du tome II de la GU consacré à la France (paru en 1877). Dans le tome sur le Maghreb, à côté de nombreuses cartes de localisation à petite échelle, qui permettent de se dispenser d’un Atlas, se trouvent quelques cartes tout à fait estimables, puisées aux meilleures sources de l’époque ; c’est le cas en particulier des cartes des villes de Tunisie et d’Algérie. La connaissance scientifique du Maroc étant alors plus faible, la qualité de l’illustration cartographique s’en ressent. Il en est de même pour le Sahara avec l’apport cependant des « renseignements » qui permirent à Mc Carthy d’établir la carte du Sahara central publiée par Duveyrier. Le tome Afrique septentrional de la GU paraît en effet en 1886, 5 ans après l’occupation de la Tunisie et l’instauration du protectorat français sur cette régence ottomane, 56 ans après le début de l’occupation de l’Algérie par la France ; le début de l’occupation de la Libye par les Italiens ne commence qu’en 1911, tandis que la France instaurera son protectorat sur le Maroc en 1912. Quant au Sahara, sa connaissance par les explorateurs étrangers est encore très embryonnaire en 1886. Lorsque Duveyrier (1840-1892), auquel se réfère Reclus entreprend son voyage chez les Touareg en 1857, son premier souci est de se munir des récits d’Hérodote, parce qu’il n’existe rien d’autre digne d’être pris au sérieux : le Sahara n’est alors qu’un blanc sur les mappemondes, et Reclus se réfère lui aussi à Hérodote (p. 786). L’intérêt des planches est plus grand pour notre propos puisque sur les 83 planches, 5 illustrent des ruines, 61 des paysages et 18 des types ou des groupes humains. Pour ces derniers, le choix s’est porté sur des types exotiques loin de représenter la majorité des populations du Maghreb. Pour la Libye, il s’agit d’une planche représentant un groupe d’ «Arabes nègres » et d’une « négresse esclave ». Pour la Tunisie d’une « famille Khroumir » (khmir) et d’une « juive de Tunis » (fig. 1a). Pour l’Algérie, mieux représentée, d’un « campement de nomades », d’un 123
« arabe mendiant », d’une « négresse de Biskra » et d’une « femme d’el Kantara » (fig. 2a) de « famille kabyle » (fig. 2b), « l’agha de Touggourt », de d’une « famille kabyle en voyage », d’une « femme des Ouled Nail » (fig. 1b), d’une « négresse affranchie » (fig. 3a), d’« arabes de Tlemcen ». Pour le Maroc un « arabe de Tanger » et une « femme arabe de Tanger », un « chamelier arabe », le « chérif d’Ouezzan ». Pour le Sahara, un « groupe de Tibbou », un « type targui » (fig. 3b), et des « types et costumes-Touareg en expédition ». Comme pour l’iconographie des peintres orientalistes, on notera la sureprésentation des marginaux et figures d’exception. Sur 18 planches, on compte : - 4 planches où apparaissent des Noir(e) s - 1 planche où apparaît une juive - 1 planche où apparaît une prostituée ouled Naïl - 4 planches où apparaissent des nomades - 1 planche où apparaît une famille khroumir - 2 planches où apparaissent à chaque fois une famille kabyle - 2 planches où apparaissent des féodaux (agha et chérif) - 2 planches où apparaissent des « types arabes » ( ?) en pays berbère ( !) - 1 planche où apparaît une famille arabe ( ?) dans son cadre urbain supposé A l’exception des marginaux et des minorités, des esclaves et des prostituées, le monde citadin est à peine représenté et le monde des fellah n’apparaît guère. La civilisation sédentaire est ainsi très vigoureusement sous représentée par rapport au monde nomade, ce qui contraste avec les planches de paysages urbains et les cartes de villes mais dont les habitants n’apparaissent guère. On y reviendra. La description que fait Reclus de l’Afrique septentrionale, de ce qu’il appelle, adoptant la terminologie de Salluste, la Maurétanie, c'est-à-dire du Maghreb (expressément cité p. 135), est une description alerte, soignée et documentée. Même si un certain nombre de travaux ne sont pas cités, et parfois pas utilisés, Reclus a consulté nombre d’ouvrages et rapports disponibles à l’époque et nourrit sa description des apports de ses informateurs privés. Il n’en reste pas moins que sa « vision » des populations du Maghreb, certes documentée et argumentée, demeure datée et n’est pas sans poser un certain nombre de questionnement. Sans délibérément mettre l’accent exclusivement sur les appréciations contestables qu’il affiche dans sa description, il faut cependant pointer quelques déformations suffisamment systématiques pour poser problème. Rappelons qu’a posteriori la critique est aisée, mais convenons qu’il ne s’agit pas ici de faire œuvre hagiographique, ni même critique à l’égard d’un géographe disparu il y a cent ans mais de poser, au travers de la lecture de son œuvre, une réflexion sur les écueils auxquels sont confrontés les géographes de tous les temps. On se concentrera sur les quelque 723 pages de géographie humaine et régionale, plus précisément liées à notre propos, sans aborder spécifiquement les 159 pages de géographie physique qui sont, elles, de grande qualité, compte tenu des connaissances de l’époque. 124
L’analyse de Reclus est en effet encombrée de stéréotypes et d’ethnotypes. Elle est déformée par quelques informateurs privilégiés qui contribuent à l’engager dans une vision manichéenne. Il occulte ainsi fortement l’essentiel de la population et vide de son contenu humain, social et culturel une bonne part de l’organisation de l’espace et de la société qu’il veut décrire. Sa méconnaissance de l’islam, déformée en outre par ses informateurs, qui considèrent cette religion comme une menace, ne lui permet pas d’aborder avec sympathie un milieu culturel très fortement imprégné de cette religion.
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Les stéréotypes Reclus rédige sa GU à un moment où le continent africain est en cours d’exploration. Cette « découverte » s’accompagne, dans la description qu’en fait Elisée Reclus, d’appréciations esthétiques sur les populations, sur les types humains. Ces descriptions d’un monde nouveau, jusque là méconnu ou mal connu, s’apparentent parfois à une invention, tant le trait est poussé. Ainsi de la Kabylie, en Algérie, dont l’origine des habitants serait diverse : « une peuplade du haut Sebaou, les Aït Fraoucen, est considérée, - probablement à cause de la ressemblance du nom, - comme étant de même origine que les Français. La Kabylie aurait aussi des « Germains », les Aït Idjermenen, qui vivent au nord-est de la contrée, entre Bougie et Azeffoun. En effet, on trouve chez eux un grand nombre d’individus blonds ou roux, dont les traits ressembleraient à ceux de beaucoup d’Allemands. Des analogies de nom pourraient aussi faire chercher des Germains chez les montagnards de Djermouna, grands chasseurs de sangliers et de panthères qui parcourent les forêts voisines du cap Aokas » (p. 443)205. On ne s’appesantira pas sur les calembours involontaires d’un auteur qui ne pouvait que méconnaître les nombreuses langues des pays qu’il décrivait, et nous n’engagerons pas ici une analyse de la très incertaine translittération des termes arabes ou berbères, translittération qui ne repose sur aucune règle206. Attardons nous par contre à la différenciation qu’il présente entre les types et les groupes humains, différenciation qui tient, essentiellement, à la couleur de la peau. Quoiqu’il soit un esprit critique, principalement en matière sociale, Elisée Reclus, comme beaucoup de missionnaires et d’anthropologues de son époque n’échappe pas à une vision européocentriste d’une supériorité « blanche ». On retrouve cette appréciation dans les tomes qu’il consacre à l’Afrique au sud du Sahara, où « il a tendance à croire que les habitants de l’Afrique dont la civilisation lui paraît supérieure à celle des autres Africains ne sont pas de vrais Noirs, mais ont une ascendance blanche, au moins une ascendance mitigée. Ainsi les habitants de l’Ethiopie ou les Peul » (Nicolaï, 1985). Parmi les populations de l’Afrique du Nord, les Berbères sont parés de tous les avantages. Ainsi, « les agriculteurs à demeures fixes sont compris ordinairement sous le nom collectif de Berbères » (p. 382), tandis que « les pâtres errants sont Arabes en majorité » (id.). Il en résulte que « les Berbères d’Algérie se [sont], par l’agriculture, élevés à un degré de civilisation supérieur à celui de l’Arabe » (p. 387) quoiqu’« ils sont encore soumis à maints égards à l’influence prépondérante des Arabes » (id). La dissemblance entre les deux groupes est accentuée jusqu ‘à la caricature. Elisée Reclus ne fait guère dans la nuance et ce sont bien les termes de dissemblance, contraste, qui reviennent. Tout les oppose, la morphologie du corps et du visage, le teint de la peau, la chevelure, le regard, et de l’anthropologie « physique », on passe allègrement au point de vue moral, au comportement : âpres au travail, entreprenants, solidaires, justes pacifiques et égaux, pour les uns, rêveurs, divisés, oppresseurs, conquérants, 205
Les citations suivies d’une pagination correspondent à une citation extraite du tome XI de la GU de Reclus « nous n’avons suivi aucun des modes systématiques d’orthographe » (p. 883).
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fourbes, fanatiques pour les autres. Voici, pris comme « Berbères typiques », les Kabyles du Djurdjura : ils « ont le crâne et le visage moins ovales que les Arabes, la face plus large et plus pleine, le front moins régulier et moins fuyant, les sourcils moins arqués ; le nez est rarement aquilin et souvent gros et court ; le menton est énergique, la bouche assez grande et bordée de fortes lèvres. L’ensemble de la physionomie a rarement la finesse que l’on remarque chez les Arabes, mais l’expression est plus franche, l’œil est plus vif ; les muscles sont très solidement attachés. Si le corps n’a pas la même souplesse que celui de l’Arabe, il est plus fort ; d’après M. Duhousset, il serait aussi fermement planté sur le sol : le pied fortement cambré du kabyle dessinerait dans le sable humide les orteils et le talon par une empreinte plus profonde que celle du pied ordinaire de l’Arabe ou de l’Européen. Les Kabyles sont en général un peu moins foncés que les Arabes, ce qui s’explique par leur vie plus sédentaire » (pp 386-387). On en vient ainsi à cet apparentement estimable : « En moyenne, ils [les Kabyles, les Berbères] ne diffèrent que peu des Européens du midi, et parmi eux on rencontre des milliers d’individus qui, en changeant de costume, pourraient être confondus avec des Auvergnats, des Cadurques, des Limousins. Les prétendus Arabes des environs de Saïda et de Frenda, Berbères presque purs en dépit de leur généalogie, sont de ceux qui rappellent la physionomie de paysans la plus commune dans le midi français » (p. 386). Forts d’une telle similitude, héritée, sous la plume de notre auteur, d’une enracinement dans un terroir, les qualités morales des Berbères et des Français ne peuvent que s’apparenter, et s’opposer, toutes deux, à celles des Arabes : « Au point de vue moral, le contraste n’est pas moindre qu’au point de vue physique entre les Arabes et les gens des tribus dites berbères » (id). Les Kabyles, « montagnards agriculteurs pour la plupart, ne sauraient avoir des coutumes et des moeurs, des institutions politiques et sociales semblables à celles des gens des plaines, pâtres et guerriers. Les Kabyles se distinguent par leur âpreté au travail, leurs esprit d’entreprise, leur sens pratique des choses ; ils sont curieux et rieurs, grands discuteurs, désireux de se rendre compte de tout ce qu’ils voient. Ils savent admirer et s’étonner, tandis que l’Arabe affecte de rester impassible. Ils ne se laissent point aller à la contemplation mystique […] Fiers, ainsi qu’il convient à des gens qui se font respecter par le labeur, ils ont un haut sentiment de la valeur individuelle et demandent avant tout d’être traités avec justice » (id). Il va sans dire que le groupe d’en face, « l’Arabe des plaines » est paré de toutes les caractéristiques opposées…. Aux pages 392 à 394, bien peu de qualificatifs amènes pour les Arabes : « teint mat », « cheveux noirs », « yeux noirs enfoncés sous l’orbite », « oreilles écartées », « cou trop long », « poitrine trop étroite », « le femmes sont relativement très petites », « solennité d’emprunt », « gesticulent avec véhémence », « très médiocres agriculteurs », « fréquentes discussions et conflits », « haines instinctives », « société féodale », « fanatisme religieux », « mysticisme »…E. Reclus a une vision très négative sur la capacité des Arabes de s’adapter à la modernité : « ainsi par sa manière de sentir et de penser, aussi bien que par sa tradition et ses mœurs, l’Arabe des tribus s’accommode avec peine au milieu nouveau que forment autour de lui l’appropriation et la culture du sol, la fondation des villes et des villages, la construction des routes et des chemins de fer » (p. 394). Il est inutile de multiplier encore plus les références. La dichotomie Berbères/Arabes est une constante dans la G.U. de E. Reclus. Même lorsqu’un groupe à patronyme arabe, tels les Abd en-Nour 130
semble réussir, ne nous y trompons pas, ils sont blonds aux yeux bleus, vivent et travaillent la terre en bon voisinage avec les Européens : n’en doutons pas, ce sont des Berbères207 ! Dans le Sahel tunisien, composé de nombreuses bourgades dynamiques, voici Sousse, la prospère : « les musulmans de Soûsa, chez qui les blonds aux yeux bleus ne sont pas rares, se défendent vivement d’être Arabes : « nous sommes de Soûsa » disent-ils avec fierté » (p. 228). Là où le fond berbère est fortement métissé d’Arabes et de Noirs, la situation est moins reluisante. Ainsi de Ghadâmès, en Libye : « le fond de la population de Ghadâmès se compose de Berbères. […] Toutefois la race est très mélangée et les traits, de même que la couleur de peau, témoignent des croisements qui se sont faits avec les Arabes et les nègres » (p. 121) Les gens de Ghadâmès sont, pour « la plupart lymphatiques ou nerveux : on est frappé de rencontrer un si grand nombre de gens à peau luisante, aux chairs flasques et bouffies, aux yeux sans éclair, aux lèvres épaisses, aux muqueuses décolorées, à la voix faible » (id). La population de Ghadâmès étant ainsi « habillée », la conclusion du paragraphe concernant cette oasis ne peut qu’être de la même veine : « pour la fierté du caractère les Ghadâmésiens ne ressemblent point à leurs frères de race, les vaillants Touareg : on les dit d’une insigne lâcheté » (p. 124). Les populations noires, très brièvement évoquées, sont diversement caractérisées. En Libye elles sont comme ailleurs issues de l’esclavage et reléguées à des tâches subalternes et dures et Reclus, s’inspirant de von Maltzan, relève la forte mortalité infantile de ces populations au parler haoussa. Il en est très peu fait mention pour la Tunisie et, alors qu’en Algérie, les Noirs sont « tous » distingués par leur amour pour le travail, au Maroc, où le trafic d’esclaves perdure au moment ou Reclus publie sa GU, on les garantit de vices rédhibitoires. Dans les zones prédésertiques, comme les confins tuniso-tripolitains de Tunisie, « à une époque récente, nombre de nomades vivaient de guerre et de pillage, soit comme soldats du bey, soit comme brigands », tandis que la tribu des Ourfila, au Sud-Est de Tripoli est composée « des plus batailleurs et des plus redoutés des Arabes de Tripoli », heureusement flanqués, plus au Nord de « tribus moins nombreuses et plus pacifiques » comme celle des Kedadifa, d’où est originaire l’actuel guide de la Libye. Quant aux Juifs, ils « sont, par excellence, la race méprisée », et généralement peu instruits – le rabbin de Tripoli serait ignorant du Pentateuque et du Talmud –. Peu évoqués dans le chapitre sur l’Algérie (moins de six lignes), E. Reclus leur consacre quatre pages dans celui sur la Tunisie : « tous les Juifs tunisiens, originaires du pays ou venus du dehors, suivent le rite espagnol, lisent le Pentateuque et font leurs prières en hébreu ; cependant une de leurs invocations est en arabe, et c’est précisément […] la plus souvent prononcée et même la seule que répètent les femmes : cette ancienne prière du peuple opprimé demande au Seigneur 207
« Les Abd en-Nour, ou « Serviteurs de la Lumière », qui erraient dans la haute vallée du Rummel avant l’arrivée des colons français, sont devenus sédentaires pour la plupart. Leurs maisons s’entremêlent à celles des Européens et parmi eux maint agriculteur a de belles cultures entourant une ferme pourvue d’instruments agricoles modernes. D’ailleurs les Abd en-Nour sont en majorité d’origine berbère : c’est à tort qu’on les désigne sous le nom d’Arabes. Ils descendent principalement des Ketama, auxquels se sont mêlés des Chaouïa de l’Aurès, des Kabyles du Djurdjura, des Sahariens et quelques Arabes : un grand nombre d’entre eux ont la chevelure blonde et les yeux bleus » (p. 427).
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de « répandre sa colère sur l’Espagne ainsi que sur Ismaëml, sur Kedar et sur Edom », trois noms qui ont pour sens figuré les Arabes, les musulmans de toute race et les chrétiens. En dépit de ces objurgations adressées au Dieu Vengeur, les Juifs tunisiens sont doux, très pacifiques ; ils ne paraissent pas non plus mériter complètement la réputation d’avidité qui leur est donnée comme à tous leurs coreligionnaires, mais ils sont fort habiles à profiter des occasions qui s’offrent à eux de pratiquer de nouvelles industries » (p. 200). Dans ses généralités sur les populations d’Afrique du Nord, E. Reclus met presque exclusivement en scène des hommes. Les stéréotypes du Berbère, de l’Arabe, du Noir, du Juif, du Maure (l’Andalou ou Morisco), correspondent au genre masculin. La gent féminine est généralement absente208. Par contre il fait ici une exception en évoquant la morphologie et la moralité des femmes israélites : « on les distingue à la physionomie, à la démarche et souvent aussi à l’obésité, les Juifs espagnols de Tunis ayant une singulière tendance à grossir. Naguère les jeunes filles étaient soumises à un traitement spécial d’engraissement ; l’art aidait la nature à les appesantir. Avant d’être considérées comme ayant un embonpoint suffisant, les jambes et les bras des jeunes filles devaient être assez gros pour retenir les anneaux et les bracelets qu’avaient porté leurs mères209 » (id), et, « tandis que dans presque tous les pays du monde les Israélites se distinguent favorablement des autres éléments ethniques par la pureté relative de leurs mœurs, ceux de Tunis contrastent avec les autres habitants par une plus grande immoralité : c’est parmi les juives que se recrute surtout la prostitution locale » (id). Les Turcs apparaissent comme les plus malmenés dans cette galerie de portraits brossés par E. Reclus. Quand ils sont mâtinés de mixité avec les autochtones, ils sont presque présentables : ainsi, à Tunis, « devenus Koulougli [ils] se fondent peu à peu dans la race dominante des « Maures » arabes ». E. Reclus veut dire par là que les Turcs – ou mieux les représentants de la Porte, de l’empire ottoman, représentants qui constituent le parti du pouvoir, le makhzen -, mariés à des femmes autochtones ont donné naissance à ce que l’on appelle les Koulougli. Ceuxci et leur descendance, sont absorbés par la société englobante. Mais E. Reclus se trompe en écrivant que les « Maures » arabes (sic) sont dominants, la communauté de – lointaine – origine andalouse étant loin de représenter, au XIXème siècle le groupe prépondérant de la société tunisoise. Ceci est encore plus évident pour les villes de Libye et d’Algérie ainsi que pour les villes secondaires de Tunisie. Quant aux Turcs, ils sont la lie de la société : à Tripoli, « si nobles qu’ils cherchent à paraître, ce sont eux qui s’avilissent le plus en se livrant à l’ivrognerie : rarement un Turc de Tripoli s’assied à son repas la tête libre des vapeurs du raki » (p. 72). Ce qui gène, dans ces affirmations, c’est d’une part l’importance qu’elles occupent dans le texte de la GU : elles encombrent un grand nombre de pages et constituent souvent le seul élément d’appréciation de la réalité humaine d’une 208 Les analyses d’E.Reclus ne portent généralement pas de façon approfondie et précise sur les aspects démographiques et sur la fécondité. Les passages relatifs à la population sont plus de type anthropologique ou sociologique, évoquant des types humains, des groupes ethniques, ou d’inspiration que l’on qualifierait aujourd’hui de géopolitique, sur l’influence grandissante ou en déclin de tel ou tel communauté. Cela laisse peu de place à une réflexion sur les genres. 209 Par contre on peut lire sous sa plume, p. 699, que « les plus belles femmes du Maroc seraient, dit-on, les Juives de Meknès ».
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analyse régionale. Les analyses sur l’économie des pays n’étaient pas, on le sait, le fort d’E. Reclus. Ses ouvrages, et plus spécifiquement sa GU, tiraient leur intérêt de leur qualité littéraire, d’une présentation du milieu physique parfois originale, de l’importance des notations de description des milieux humains et en particulier des genres de vie et des groupes humains, généralement communautaires, et de ses réflexions géopolitiques. Dans cet ensemble, et pour le volume consacré à l’Afrique du Nord, la part de la description – très journalistique – des groupes humains, est importante. La seconde gêne, c’est bien sûr le caractère outrancier et généralisé de ces affirmations. A plusieurs reprises, E. Reclus indique expressément que ce sont des caractères généraux, sans exceptions, qu’il énonce : tous les Berbères, tous les Arabes seraient ainsi. Il ne fait pas dans la nuance, ne s’encombre pas de précautions oratoires. Or il colporte des affirmations de certains missionnaires, militaires et « explorateurs », qui sont plus des ragots de corps de garde ou de café du commerce que le fruit d'investigations sérieuses. Pire, on y reviendra, la vision dichotomique Berbères/Arabes est la vision officielle, celle qui sert la colonisation de l'Algérie. C'est étonnant de la part d'un géographe qui peut apparaître par ailleurs comme étant un esprit critique. E. Reclus signe ici un ouvrage d’un grand conformisme. Il ne se démarque pas des poncifs éculés sur les populations d’Afrique du Nord, et même, par l’ampleur qu’il leur réserve dans son texte, il contribue, par l’audience qu’il recueille, à les véhiculer, à les diffuser et à les amplifier. C’est le cas également lorsqu’il évoque le Maroc. Certes le pays est alors bien mal connu. Reclus dispose des relations de Rohlfs, qui, pendant une grande partie de la décennie 60 du XIXème siècle, parcourt, déguisé en Arabe, l’Empire chérifien (Reichhold, 1986). Gerhard Rohlfs fera de la relation de ses expéditions marocaines, le premier de ses nombreux ouvrages, sous le titre Reise durch Marokko (1869) ; cet ouvrage est abondamment cité par Reclus dans la G.U. L’autre relation à laquelle il se réfère systématiquement, est celle de la Reconnaissance au Maroc 1883-1884 du vicomte de Foucauld, qui sera publiée en 1888210, mais dont il dispose d’un manuscrit : « Reclus a eu en mains, on le sait, le manuscrit de la Reconnaissance. Il cite et utilise continuellement Foucauld » (Nordman, [1980], 1996). De cette Reconnaissance que Foucauld a réalisée, déguisé en Juif, E. Reclus tire beaucoup d’informations. Mais il les systématise. Ainsi des Berbères. Aux pages 686-688, E. Reclus utilise les termes « berbères », « Berbérie », « Beraber », « Berbères », « race berbère ». Il suit ainsi Maunoir, secrétaire général de la commission centrale de la Société de Géographie de Paris qui, dans le rapport de 1884, résume la Reconnaissance de Foucauld et cite la « race berbère » et les « chefs berbères » (Maunoir, 1885), ainsi que Duveyrier qui parle lui aussi de « race berbère » (Duveyrier, 1885), et comme le remarque Nordman, « le nom d’une tribu renvoie donc à un ensemble plus vaste : la parenté des termes prouve l’appartenance ethnique. Duveyrier ne développe pas. Il aura du moins dégagé, comme Reclus, l’idée d’un ensemble regroupant tous les éléments de la société marocaine qui ne sont pas arabes – et cela à partir de Foucauld » (Nordman, [1980], 1996). Or Foucauld n’utilise pas le mot « Berbère » : le terme 210
FOUCAULD Ch. de, 1888, Reconnaissance au Maroc 1883-1884, Challamel, 500 pages + atlas. L’ouvrage comprend le rapport de Duveyrier à la Société de Géographie de Paris, le récit du voyage (pp 1-258), des « renseignements » (pp 259-391), un appendice, un index et 22 cartes d’atlas.
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n’apparaît pas dans la Reconnaissance. Foucauld décrit minutieusement ses pérégrinations parmi les tribus marocaines. Il ne cherche pas à généraliser et il n’a pas perçu une unité berbère et n’use donc pas d’un terme général pour exprimer une unité qu’il ne reconnaît pas. Il précise, et met en quelle que sorte en garde, face à la « confusion » que l’extension du terme Berâber pourrait provoquer : « dans le Sahara, dans le bassin de la Mlouïa, on est près de la tribu des Berâber : on la connaît ; on n’a garde d’appliquer son nom à d’autres qu’elle. Mais qu’on s’éloigne vers le nord, qu’on aille à Fâs ou à Sfrou, on trouve déjà la confusion. On entend généraliser le nom de la célèbre tribu du sud et l’appliquer indifféremment à toutes celles des environs qui parlent la même langue, comme les Aït Ioussi, les Beni Ouaraïn, les Beni Mgild, les Zaïan etc., tribus que, mieux informés, les Arabes de Qçâbi ech Cheurfa ou des Oulad el Hadj auront soin de n’appeler jamais que du nom général de Chellaha. Pour nous, suivant l’exemple des tribus limitrophes des Berâber, nous donnerons le nom de Qebaïl aux Imaziren que l’usage fait désigner ainsi, aux autres celui de Chellaha ou de Haratin, réservant celui de Berâber pour la seule tribu à laquelle il appartient » (Foucauld, 1888, page 10, souligné par moi). Foucauld met beaucoup plus en exergue le clivage bled al-makhzen/bled alsiba, qui sépare les territoires de tribus où le voyage est sécurisé et où les caïds nommés par le sultan font régner l’ordre de ceux de plus faible allégeance, encore qu’il montre bien que la césure n’est pas nette, que l’insécurité n’est pas le seul apanage du bled al-siba et que la suzeraineté du sultan, certes très atténuée n’est pas totalement niée, sauf chez les Zenaga, dans le Sud marocain. E. Reclus reprend cette différenciation découverte par Foucauld : « le réseau des itinéraires fréquentés [par les explorateurs] indique à peu près exactement par sa forme le tracé des limites qui séparent le bled el-makhzen, c’est-à-dire le « pays à conscription », du bled es-siba, l’ensemble des régions dont les tribus refusent à la fois l’impôt et le service militaire. Dans le bled el-makhzen, les Européens voyagent en toute sécurité, sans avoir à cacher leur origine, protégés par les autorités de l’empire, mais ils ne sauraient pénétrer sans déguisement dans les contrées occupées par les tribus indépendantes, et ces contrées comprennent à peu près les cinq sixièmes du pays désigné sous le nom de Maroc sur les cartes géographiques : les habitants du bled es-siba se disent, non sans raison, que toute exploration de leur territoire par des voyageurs chrétiens aura pour conséquence de faciliter la conquête aux armées, qui tôt ou tard suivent les chemins frayés par leurs pacifiques devanciers […] l’Atlas, l’Anti-Atlas et tout le versant du désert, jusqu’aux itinéraires des colonnes françaises sur les frontières de l’Algérie, n’ont été traversés que par deux ou trois voyageurs : de l’expédition de Caillé on ne connaît guère que le tracé approximatif ; Rohlfs a contourné au nord la grande chaîne de l’Atlas et Lenz ne l’a traversée qu’à son extrémité méridionale. M. de Foucauld, déguisé en juif, a fait dans l’intérieur du Maroc un voyage beaucoup plus complet ; il a franchi l’Atlas sur plusieurs points, reconnu le premier la chaîne du Bani, déterminé plus de quarante positions astronomiques et rapporté trois mille chiffres d’altitudes. Mais le réseau détaillé de ses itinéraires, ses cartes spéciales et l’exposé de ses recherches n’ont pas encore été publiés. Il importe que ces documents voient le jour, car nul voyage n’a plus fait pour nous révéler cette contrée mystérieuse dont, il y a plus de quatre siècles déjà, Portugais et Espagnols tentèrent l’annexion au monde politique européen » (pp. 654657). La carte des itinéraires des principaux explorateurs au Maroc qui illustre la GU 134
(fig. 124, page 655) montre qu’E. Reclus connaissait avec exactitude l’itinéraire suivi par Foucauld et la multitude de citations et de références à la Reconnaissance – indiquées « De Foucauld, Ouvrage manuscrit » – et d’emprunts, attestent de l’utilisation d’une source précieuse et alors inédite. Ainsi, les pages 687 et 688 de la GU sont proches de la page 10 de la Reconnaissance. Simplement E. Reclus a omis l’un des quatre grands groupes de « Berbères du Maroc ». Il indique en effet que les tribus et confédérations « se divisent en quatre groupes parfaitement distincts, suivant leur domaine géographique et leur genre de vie » (p. 687) et il liste les Kebaïl (Rifains), les Chellaha (Chleuh) et les Haratîn, mais il oublie le quatrième, les Berâber211 ; quant à Foucauld, il est sans doute le premier auteur à distinguer ces quatre groupes de tribus : « au Maroc, les Arabes appellent Qebaïl les Imaziren de la partie septentrionale, ceux qui habitent au nord du parallèle de Fâs ; ils donnent le nom de Chellaha à tous les Imaziren blancs résidants au sud de cette ligne ; celui de Haratin aux Imaziren noirs ; enfin celui des Berâber est réservé à la puissante tribu tamazirt dont il est proprement le nom » (Foucauld, 1888, page 10) La division bled el-makhzen/bled el-siba, que Foucauld reconnaît, tout simplement parce qu’il la pratique et qu’il n’omet pas de l’indiquer, à chaque fois qu’il franchit cette limite entre deux types de territoires, Foucauld ne la radicalise pas « au moyen d’une superposition avec la division soumission/dissidence […] relativement peu marquée ici, ou encore d’une opposition Arabes/Berbères » (Nordman, [1980], 1996). Et il ne la systématise pas, parce que cette limite recoupe des tribus « berbères », ce qui ne lui permettait pas d’avoir une lisibilité d’une éventuelle unité berbère. Il note clairement le caractère linguistique, de tribus berbérophones, d’Imaziren blancs ou noirs. Soucieux de la réalité terrain, peu enclin à la systématisation, Foucauld s’attache plus aux différenciations qu’aux généralisations. N’ayant pas cité le terme « berbère » dans son ouvrage, d’autres l’y ont vu : « il est très important que ses premiers lecteurs – et combien d’autres après eux ? – aient lu ou cru lire ce mot dans la Reconnaissance. Peut-on risquer une hypothèse, qui est probablement une évidence ? Il existe déjà, encore assez peu marquée, une « vulgate », qui est un système d’analyse emprunté au « modèle » algérien – Reclus, malgré ses précautions, Duveyrier semblent en témoigner » (Nordman 1980, 1996). Notons simplement que cette réplicabilité qu’adopte E. Reclus était plus aisément opératoire entre l’Algérie et le Maroc, qu’entre l’Algérie et la Tunisie, où les berbérophones étaient déjà en extinction quand Reclus rédige la GU, ce qui nous donne, pour ce dernier pays, des pages plus nuancées et plus conformes à son identité. E. Reclus ne se limite pas à ces stéréotypes relatifs aux grandes communautés qui composent la mosaïque humaine du Maghreb. Il y ajoute des ethnotypes qui présenteraient un grand intérêt s’ils n’étaient hypertrophiés par rapport à un complexe englobant bien plus pertinent qu’eux.
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A la page 754, présentant le bassin de l’oued Draa, il note : « c’est même dans ce bassin que vivent les Beraber ou Braber, qui ont gardé le nom de la race ».
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Les ethnotypes Quelques groupes humains bien trempés sont mis en valeur par E. Reclus. Il fournit, en trois pages, une très belle illustration de Sfax et surtout de l’esprit d’entreprise des Sfaxiens. Citons les passages principaux : « les gens de Sfakès ou Sfâksika se distinguent de leurs coreligionnaires de la Tunisie. On les reconnaît déjà à une certaine différence de costume, car ils ne tiennent pas à être confondus avec les Tunisiens, mais c’est par le caractère surtout qu’ils diffèrent des autres citadins : ils ont une plus grande initiative, plus d’ardeur au travail, un esprit plus ingénieux ; en toutes choses, ils sont plus actifs et plus sérieux que leurs voisins » (p. 216). Ils ont mis en valeur leur environnement agricole, à une vingtaine de kilomètres à la ronde et, « en dehors de la culture, les Sfâksîka s’occupent aussi très activement d’industrie et de commerce. Ils ne dédaignent aucun genre de travail, comme les musulmans de tant d’autres cités » (p. 219). Enfin ils ont un esprit de solidarité et de partage, en musulmans zélés. Il est incontestable que la dynamique sfaxienne est due à un esprit de solidarité, à une açabiyya pour reprendre la terminologie d’Ibn Khaldoun, un esprit de corps qui, sur la longue durée, a permis à ce groupe communautaire de « percer » en Tunisie. Il s’agit d’une solidarité des ouled el bled, des enfants du « pays », et exclusivement, puisqu’il n’y à aucune différenciation ethnique par rapport au reste de la Tunisie, ni de différence de langue, l’ensemble du pays étant, de longue date, totalement arabophone, ni de différence de religion, la quasi totalité des Tunisiens étant musulmans sunnites, aux côtés d’une toute petite minorité de Tunisiens juifs. Le qualificatif d’« ethnotype » que j’utilise est donc, pour ce cas, excessif. Elisée Reclus, et ceux qui l’informent, ont bien perçu, dans la seconde partie du XIXème siècle, cette ruche d’activités qu’était Sfax, foyer de labeur qui n’a fléchi que vers la fin du XXème siècle, à partir du moment où ses élites ont systématiquement investi les fonctions de décision de la capitale et les sites productifs de l’ensemble du pays, quels que soient les types d’activités qui s’y épanouissaient (Miossec, 1996, 2002). Mais les traits que relève Reclus sont aussi des traits de caractères de maints foyers sédentaires de la Tunisie orientale et littorale ainsi que du Jérid (Despois, 1961, Miossec, 1995, 1999). La surqualification de la société sfaxienne amène à s’interroger sur la démarche d’E. Reclus, d’autant plus qu’on retrouve une survalorisation d’autres groupes humains inscrits dans un espace bien défini. C’est le cas aussi des Mzabites. Il leur consacre huit pages (pp. 572-580). « Economes et durs », ils entretiennent leurs oasis qui « si bien cultivées qu’elles soient, […] ne suffisent pas à nourrir tous les habitants du Mzab » (p. 575), d’où leur migration comme commerçants dans les villes du Tell et « grâce à leurs voyages dans l’Algérie du Nord, les Mzabites parlent le français et l’arabe aussi bien que leur dialecte berbère ; leur instruction est relativement forte, puisqu’ils savent tous lire et écrire. Il est rare que dans les villes françaises un fils du Mzab ait à répondre de quelque délit devant les tribunaux » (p. 576). Ces vertueux sujets sont « incontestablement Berbères » (p. 572), mais ils ne sont pas sunnites. E. Reclus les qualifie, par erreur, de Wahabites (p. 572) : ils sont en fait ibadites212. « Pourchassés 212
Le Wahhabisme est un mouvement politico-religieux sunnite fondé par Mohammed Ibn ‘Abd alWahhâb au XVIIIème siècle, dans le Nejd, au cœur de la péninsule arabique. Les Mzabites, comme certains Jerbiens (de l’île de Jerba en Tunisie) et des populations du jebel Nefousa, en Libye, sont
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par les vrais musulmans » (p. 573), les Mzabites ont migré et se sont réfugiés dans le Sahara. Suivant de près E. Masqueray, E. Reclus estime qu’à « chaque exode leur nombre s’amoindrissait, mais ceux qui restaient se serraient d’autant plus fortement les uns contre les autres, et devenaient de plus en plus rigides observateurs des pratiques religieuses et des coutumes nationales » (p . 573)213. Suivant toujours Masqueray, l’auteur de la G.U. estime que la hiérarchie du « clergé » mzabite est « un reste de la religion professée par les Berbères avant la conversion ; par dessous le fond chrétien on retrouverait même un reste de l’ancienne adoration de Thanit » (p. 573), la déesse carthaginoise… Dans un ouvrage de 917 pages consacré à la Libye, Tunisie, Algérie, Maroc et Sahara, E. Reclus attribue 44 pages à la seule Kabylie, soit 5,5%. Despois et Raynal, dans leur géographie de l’Afrique du Nord-Ouest parue en 1967, se limiteront à 10 pages sur 570, soit 1,75%, et sur les 50 pages du chapitre sur la presqu’île du Couchant rédigé par J.M. Miossec, G. Mutin et J.-F. Troin dans la G.U. de 1995, « la montagne kabyle aux portes de la ville » n’a qu’une demi page, soit 1%, mais en fait bien moins en valeur relative, car, outre ce chapitre, les chapitres généraux concernent l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, pris comme un tout, et il n’est pas possible d’en extraire le nombre de pages ou de signes consacrés au seul Maghreb. La sur-représentation de la Kabylie et des Kabyles est donc manifeste chez E. Reclus. Encore faut-il y ajouter les quelque 6 pages consacrées aux Kabyles dans le paragraphe général sur la population de l’Algérie. On a vu plus haut la valorisation de ce groupe ethnique, opposé à l’Arabe : « le contraste par excellence entre l’Arabe et le Kabyle est que le premier se plait surtout à la vie pastorale, tandis que le montagnard berbère vit dans une demeure fixe, à côté de son champ. Le paysan kabyle aime la terre avec la même passion que le paysan français, et cet amour de la terre le lui rend bien » (p. 451). Par ailleurs chaque village est une petite république qui se gouverne elle-même (E. Reclus pousse même encore plus le trait, peu après en qualifiant une « société kabyle, morcelée en autant de petites démocraties qu’il y avait de villages » (p. 463)), et ainsi « grâce à l’esprit de solidarité républicaine qui unit tous les membres du village, le dénuement y est inconnu » (id.). Suit une page hors du commun sur la protection et l’honneur qui régnaient sur la Kabylie, jadis, protection et honneur désormais garantis par la France : ainsi, les tribus kabyles « qui déjà se sentent à demi-françaises, observent scrupuleusement la paix » (p. 464). Cette page où est mis en regard l’ordre kabyle et l’ordre français, s’achève par une affirmation extravagante : « Certes, on peut compter sur l’avenir historique de cette nation forte et laborieuse à laquelle l’humanité doit déjà le service immense d’avoir, sous le nom d’Arabes, conservé et développé en Espagne les sciences léguées par le monde ibadites. L’ibadisme est une branche modérée du kharijisme, une des plus anciennes sectes de l’islam formée des partisans de ‘Ali qui le quittèrent en 657. Le fondateur présumé de l’ibadisme serait Ibn Ibâd. Vers 684 il se détacha des kharéjites extrémistes pour fonder une doctrine « quiétiste », modérée. Pourchassés sous les Omeyyades puis par les Abbassides, les ibadites se regroupèrent autour du gouverneur de Kairouan, Ibn Rustum qui fonda la dynastie des Rostémides, avec Tahert (près de Tiaret) comme capitale. Vaincus par les Aghlabites en 909, les ibadites gagnèrent alors le Mzab. 213 Par « coutumes nationales », E. Reclus veut dire les coutumes spécifiques à ces groupes de société inscrits dans un lieu précis. Il utilise régulièrement l’acception « national » pour ces échelons territoriaux qui ressortissent plutôt du local. Il n’y a que pour Salé, au Maroc, qu’il parle de « local » (p. 728).
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hellénique et qui, dans le reste de l’Europe, étaient menacées de se perdre à jamais sous la nuit du moyen âge » (id.). En mettant en parallélisme, de nombreuses fois, les ressemblances entre les paysans kabyles et les paysans français, et en attribuant aux Kabyles, seuls – sous le qualificatif d’Arabes sous lequel on les aurait déguisés en Andalousie –, le relais civilisationnel entre l’Antiquité et les périodes plus modernes, – tout en occultant les pseudo siècles obscurs médiévaux –, la boucle est bouclée de la glorification de la Kabylie et des Kabyles. Dans certains lieux, comme ceux qui viennent d’être évoqués, la société qui y vit est présentée. Dans d’autres, quoique peuplés, paradoxalement, ils semblent vide d’habitants car il n’en est fait nulle mention. Des villes vides de leurs habitants principaux. E. Reclus fournit une description du Maghreb. On comprend qu’il ne puisse assurer une présentation détaillée des terroirs, des régions rurales et de leurs fellahs. Par contre il a le mérite de s’attarder sur l’analyse des villes. Il fournit, on l’a déjà dit, un effort de cartographie, et nous lègue ainsi un corpus précieux sur l’extension de l’espace urbain à la fin du XIXème siècle. Par contre ces villes sont vides de leurs habitants principaux, et parfois elles sont complètement inanimées. Tripoli est brièvement décrite sur le plan de ses « styles d’architecture bien divers » (p. 86). Mais quant aux aspects humains, voici ce qui est dit : « La population urbaine a considérablement augmenté ; elle est d’environ 30 000 personnes, parmi lesquelles on compte de quatre à cinq mille Européens, presque tous Italiens et Maltais » (p. 89). Soit ; qu’en est-il des 26 ou 25 000 autochtones ? La réponse est sibylline et laconique : « Les indigènes, hommes et femmes, ont à peu près le même costume ; seulement ils drapent leur toge ou haouli d’une manière différente. Les femmes ont trois haouli superposés, de gaze, de soie, de laine » (id.). Quant à Alger, mieux connue par l’auteur, puisqu’il y a séjourné à plusieurs reprises, elle bénéficie d’une description morphologique, mais sa population n’est évoquée que par la multitude qui parcourt la place du Gouvernement, lieu d’observation privilégié : « une foule multicolore se presse sur la place ; si le costume est banal, imposé par la mode, l’emporte sur tous les autres accoutrements, pourtant mainte couleur éclatante brille sur le fond sombre ou grisâtre que forme la masse toujours en mouvement des gens affairés : les bonnets rouges des pêcheurs, les chéchia des portefaix, les gandoura brodées des Biskri se croisent avec les turbans jaunes ou bariolés des vieux juifs, les robes les écharpes, les chapeaux aux soies éclatantes de leurs femmes et de leurs filles. Quelques personnages arabes, grands chefs ou se donnant pour tels, se promènent dans leur haïk de pure laine, d’une blancheur immaculée, ou bien, assis devant les cafés, boivent majestueusement quelques liqueur défendue par le Coran. Deux par deux, les femmes mauresques, aux larges pantalons bouffants, glissent d’un pas rapide, ne montrant sous le voile que leurs yeux noirs, entourés d’un cercle bistré » (p. 479). Tlemcen « n’était plus qu’une petite ville délabrée, que se disputaient une garnison de Koulougli et les soldats de l’empereur du Maroc, lorsque les Français se présentèrent en 1836. […] Elle se distingue de la plupart des villes algériennes par l’étendue de ses quartiers moresques : au sortir des voûtes noires qui rejoignent 138
maison à maison au dessus des ruelles sinueuses, on voit soudain un escalier strié de lumière par les rayons qui se jouent à travers un treillis de pampres ; les portes carrées encadrent la vue de cours ombreuses ; au sommet de la rue, dominant le labyrinthe des constructions et de leurs toits couverts de tuiles, se montre quelque minaret blanc. Ces tableaux éclairés de couleurs vives, par les groupes de passants aux vêtements rouges, jaunes, verts, font le charme de Tlemcen ; mais ce pittoresque est souvent celui de la misère ; dans le quartier juif surtout, les maisonnettes basses, avec leurs murs lépreux et leurs réduits étroits, sont de véritables sentines » (pp. 527-528). Sur Fès, dont la topographie est soigneusement décrite, on ne retient que deux informations : elle aurait eu, au moyen âge, 400 000 habitants et 785 mosquées, mais « il n’en reste plus que cent trente, dont quelques unes sont abandonnées » (p 722), et « depuis cette époque, Fez est en décadence, quoiqu’elle ait reçu de nombreux immigrants, notamment les « Maures Andalous » chassés d’Espagne » (id.). Quant à Sla et Rbat (Salé, Rabat), « la population locale est en grande partie originaire des Maures andalous réfugiés d’Espagne et les traditions de haine contre les chrétiens s’y sont maintenues » (p. 728). Ces Moresques, Mauresques, Maures Andalous, Moriscos, Tagarins sont donc constamment cités, comme s’ils représentaient l’essentiel de la population autochtone, tant les autres composantes sont passées sous silence. En fait, les travaux de Latham (1957), Lapeyre (1959), Pignon (1966) et de Epalza et Petit (1973) relativisent la diaspora morisque au Maghreb quant à son importance quantitative (moins de 100 000 individus, au total) et non sur les impacts culturels et économiques de groupes soudés et dynamiques. Il n’y a qu’à Tunis, plus soigneusement décrite que les autres villes d’Afrique du Nord, que l’on obtienne une ébauche d’évocation de la société citadine : « suivant les quartiers, prédominent les types de nationalités différentes. Dans le haut de la ville vivent les Tunisiens proprement dits, auxquels se mêlent, dans le faubourg de Bab es-Souika, les descendants des Maures Andalous. Fiers de leur antique réputation comme directeurs du goût dans le Maghreb, les élégants Tunisiens excellent dans le choix des étoffes qui composent leur vêtement, toujours de nuances claires : bleu doux, rose tendre, couleur pêche ou crème ; jamais le haïk ne se drape sans grâce sur leur épaule. […] A côté des Maures richement vêtus, se pressent plus nombreux, les musulmans pauvres, revêtus de leur simple burnous de laine grise ou de grossiers cabans bruns à broderies blanches : seulement de longues observations permettent de reconnaître parmi tous ces types les Djerâba ou marchands de l’île de Djerba, les Souâfa ou émigrants du Soûf, les Mzabites, les Algériens du Nord, les Marocains […]. Quant aux Juifs, qui se groupent dans la partie orientale du quartier de Bab es-Souika, ils se divisent en deux classes, suivant leur origine : les Juifs italiens […] ont le costume européen, tandis que les autres ont à peu de chose près l’habillement des Maures. […] Les Maltais qui ont donné leur nom à l’une des rues les plus commerçantes de la cité, longeant le mur oriental de Bab es-Souika, forment, à la fois par le langage et les mœurs, la transition entre les Arabes et les Siciliens, qui représentent une grande partie du prolétariat italien de Tunis » (pp 248-249). Mais E. Reclus ne parvient pas à faire la part entre les élites 139
tunisoises, issues de la ville, autochtones, les beldi, et les élites makhezniyya, de la capitale et des pouvoirs qui y sont installés, qui, pour une part, sont allogènes. Il n’y a qu’à Constantine, où les apports de Moriscos andalous sont inexistants, que E. Reclus met en scène des Arabes citadins. L’originalité du site permet de fournir un paragraphe nourri (pp 416-427) et d’y inscrire quelques remarques sur l’occupation humaine : « les maisons se pressent sur le grand bloc de pierre au-dessus de la gorge profonde et silencieuse du Rummel. Au nord sont les constructions militaires, les casernes, l’hôpital, l’arsenal de la kasbah proprement dite. Lors de la prise de Constantine, les Arabes essayèrent de se laisser dévaler en grappes dans le gouffre ouvert à leurs pieds […]. Au sud de la kasbah s’entrecroisent les rues régulières du quartier européen ; les Juifs habitent, à l’est, un labyrinthe de rues inégales ; vers le centre se groupent les Mzabites ; au sud de la ville basse, grouillent les Arabes, dans un dédale de ruelles et de cours où les Européens ne s’aventurent d’ordinaire qu’accompagné d’un guide. Trop à l’étroit dans leur quartier, les Arabes ont débordé de la ville et couvert de leurs cabanes pittoresques un talus situé près de la porte occidentale. L’animation n’est pas moins grande dans ce campement que dans les rues et sur les places de Constantine. Pressée dans un étroit espace, la population obstrue les ruelles et les places ; presque toutes les industries, surtout celle du cuir, qui est la spécialité de Constantine, se pratiquent en plein air : c’est par centaines que se comptent les tanneurs, les selliers, les cordonniers. Ceux-ci occupent des rues entières ; ils se partagent en deux corporations, les cordonniers pour hommes et les cordonniers pour femmes » (pp. 421-422). Plus loin dans son ouvrage, E. Reclus évoque ces quartiers des « BéniRamassés », ces ancêtres des bidonvilles, dont il fournit une très belle illustration (fig. 4), mais dont il attribue l’origine à une population de sang-mêlés mais « qui reste arabe de nom » (p. 598). Mais revenons à la description de Constantine et de ses autochtones : « Moins nombreux aujourd’hui que les Européens, toujours renforcés par une garnison de plusieurs milliers d’hommes, les Arabes de Constantine forment pourtant des groupes assez compacts pour qu’on puisse étudier leurs mœurs nationales et religieuses mieux que dans toute autre grande ville d’Algérie : diverses confréries, notamment celles des Aïssaoua sont représentées chez eux par de nombreux adhérents. Mais il est peu de villes où la mort fauche plus rapidement la population indigène. Semaine après semaine, la mortalité est toujours plus forte que la natalité » (p. 422). Ainsi, à quatre reprises – souligné par moi dans la citation –, le terme « Arabe » apparaît, – un record sous la plume d’un auteur qui occulte, habituellement, tout au long de son texte, un groupe humain majeur –, et les autres catégories, qui permettaient d’« effacer » les autochtones, – Maures, Turcs, Koulougli…–, sont ici absents. André Raymond 1986), suivi par Isabelle Grangaud (2004), ont bien montré la spécificité d’une ville arabe « moyenne » moins confrontée que d’autres aux apports allogènes : « Constantine n’a pas connu l’émergence d’une communauté d’origine allogène susceptible de concurrencer à quelque niveau que ce soit les élites autochtones dans leurs prérogatives » (Grangaud, 2004).
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En négatif, E. Reclus souligne cette réalité qu’il perçoit avec clairvoyance à Constantine, alors que partout ailleurs son observation a été « accrochée » par ses repères habituels, et sans doute préconçus, les éléments extérieurs ou surimposés, musulmans (Maures, Turcs, Koulouglis, Mzabites, Jerbiens, Noirs…), chrétiens (Italiens, Maltais, Espagnols, Français) et Juifs (autochtones ou de Livourne). Ces entrées privilégiées dans les sociétés urbaines effacent les groupes humains moins bien connus, moins accessibles et pour lesquels l’auteur n’a, peut-être, pas une grande sympathie, mais qui représentent une très forte part de la population totale, et l’écrasante majorité dans le Maghreb oriental. La représentation qu’E. Reclus se fait des sociétés urbaines maghrébines doit donc être appréciée à l’aune de ce prisme assez systématique au travers duquel il opère. L’islam, le fanatisme, la modernité, la civilisation. Quoiqu’il y fasse référence de nombreuses fois, E. Reclus n’a qu’une médiocre connaissance de l’islam. On a noté plus haut sa confusion entre ibadisme et wahabisme. Il confond hanéfites et malékites, affiliant les Turcs au rite malékite, alors qu’ils sont hanéfites, tandis que la majorité de la population musulmane sunnite maghrébine est de rite malékite : « les Turcs sont encore des étrangers, se tenant à l’écart des autres habitants : déjà le rite les distingue un peu des indigènes, puisqu’ils sont malékites, au milieu de populations hanéfites » (p. 72). A aucun moment il ne pénètre dans l’univers des ‘uléma, des docteurs de la foi. Il est mieux documenté sur le culte des saints et sur les zaouya des confréries. Mais, opérant un passage hâtif du mysticisme au fanatisme, il laisse percer son inquiétude face à « la vaine tentative de franciser, pour ainsi dire, le culte musulman. […] l’organisation religieuse d’une part considérable des sujets musulmans constitue un très grand danger pour la domination française : nombre de publicistes voient dans les ordres religieux autant de sociétés de conspirateurs, unis par la communauté de la foi aussi bien que la haine du maître » (pp 636, 639). Il rassure cependant, estimant que la mécanique du rituel affadit et ne prête guère à l’insurrection : « on comprend ce manque d’énergie guerrière chez des hommes qui cessent complètement de s’appartenir : si grande que soit leur haine pour l’envahisseur étranger, ils ont perdu toute initiative pour le combattre […] n’ayant d’autre ambition que d’imprimer à leurs membres, à leur voix, à leur regard le mécanisme dicté par le rituel, les khouan fanatiques se transforment graduellement en de véritables monomanes incapables de comprendre et de vouloir […]. L’histoire de l’Algérie prouve que là où les insurrections ont acquis une réelle importance, c’est non parmi les récitateurs abêtis, mais dans les tribus viriles ayant gardé pleine conscience de leur vie politique » (p. 640), entendez les Kabyles. C’est sur le Sahara et la Libye que sa vision de l’islam assortie de réflexions géopolitiques l’amène à des contres sens. Il faut dire qu’il suit de très prés ses informateurs et sources déjà fortement sollicitées pour l’ensemble de son ouvrage, Henri Duveyrier, Heinrich Barth, Mac-Carthy, Gustav Nachtigal et Gerhard Rohlfs, principalement. D’ailleurs plusieurs cartes du chapitre du Sahara, sont directement issues des ouvrages de Barth, Nachtigal et Rohlfs et de l’ouvrage de Duveyrier sur les Touareg du Nord : « nos cartes, […] sont en grande partie la 142
reproduction de celle que le cheikh targui Othman, l’ami de M. Duveyrier, traça devant lui dans le sable » (p. 827). Dans son article sur les Français face à l’inconnue saharienne (1987), Numa Broc associe Henri Duveyrier au mythe du « bon Touareg » et, dans la décennie 70 du XIXème siècle, « comparable au mythe berbère, le mythe touareg survit, alimenté par un saint-simonisme latent » (Martel, 1991). Et Elisée Reclus, après avoir adhéré au mythe berbère, fait sien le mythe touareg tout en le liant à la légende noire de la Sanoussiya. En effet, au moment où il écrit, il est d’une part influencé par les écrits et les conseils d’Henri Duveyrier – « H. Duveyrier, cet homme si pur, si généreux, ce géographe si consciencieux a lu et annoté tout un volume de ma Géographie » -, et par ailleurs traumatisé par le massacre des membres de la mission Flatters (1880). La France vient de pénétrer au Maghreb. Elle est confrontée aux résistances de l’islam, qu’elle essaye de récupérer mais dont elle se méfie et dont les aspects supposés maléfiques se focalisent dans les objectifs supposés de la confrérie Sanoussiya : « tout en condamnant l’agitation politique, les Senoûssiya n’en poursuivent pas moins l’indépendance, et leur solide organisation en fait des ennemis beaucoup plus redoutables que ne le sont bien des tribus remuantes, toujours prêtes à l’insurrection. La solidarité musulmane leur a valu plus de conquêtes que les armes. C’est ainsi qu’ils se sont emparés de Ouadaï » (pp 16-17). Partie d’el-Beïda, en Cyrénaïque, ayant transféré son siège à Jaraboub214, aux confins de la Cyrénaïque et de l’Egypte, la confrérie sanousiya étend son réseau spirituel, commercial et politique vers Ghat, Koufra et le Ouaddaï (la région d’Abéché, au Tchad), « ainsi, pendant que Français et Turcs piétinent sur les lisières nord du Sahara, à Laghouat, el-Oued, Ghadâmes et Mourzouq, la Sanusiya étend son influence spirituelle et économique jusqu’au bassin du Tchad. Peut-on parler d’un empire ? Structure religieuse, la confrérie organise et exploite temporellement un espace, mais ne prétend pas à un pouvoir étatique. Le Sanusi sait que le pavillon ottoman couvre le Dar el-Islam. Les Turcs, qui semblent avoir précisé leurs conditions en 1841 à Tripoli, s’accommodent de cette administration intermédiaire. Elle leur assure la tranquillité de la Cyrénaïque et par là donne de la profondeur au bastion tripolitain tout en constituant un barrage face à l’Egypte khédivale. Le soutien que la confrérie leur apporte dans leur opposition à l’expansion française n’et pas, de plus, pour les laisser indifférents » (Martel, 1991). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’action diplomatique de la France, à un moment où à Ghât, où flotte l’étendard ottoman, s’activent les commerçants de Tripoli, les officiers turcs, les prédicateurs de la Sanusiya – « le fanatisme des « frères » Senoûsiya, très puissants à Rhât depuis le milieu du siècle » (p. 130) –, couverts, vers l’ouest, par le glacis des Touareg et des Chaamba entrés en dissidence contre la France. Si la Sanusiya inspire, pendant la seconde moitié du XIXème siècle, aux yeux des français, toutes les insurrections et tous les massacres en Algérie et au Sahara, « pourtant, assez rapidement, les spécialistes des « Affaires indigènes » ont publiquement écrit qu’aucune preuve d’inspiration directe ou de soutien matériel pouvait être apportée » (Martel, 1984). D’autant plus que, si, en Cyrénaïque, la Sanusiya exerce une hégémonie religieuse, économique et administrative, en se 214
« la zâwiya de Jaghboûb », le « chef-d’œuvre » d’Ali al-Sanoûsî fut, « à l’abri de tous les pouvoirs extérieurs, un point d’équilibre possible du domaine sénoussi et du trafic caravanier » (Souriau, 1997).
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déployant vers l’Ouest, la confrérie partage son pouvoir avec les représentants du sultan, des commerçants tripolitains et les autres confréries, dont la Tidjaniya. Différence d’autant plus sensible qu’autour de Ghât et dans le Tassili, « les maîtres des pâturages sont les Ajjer pour qui officiers turcs, marchands arabes et marchands senoussis ne constituent qu’un mal nécessaire. La souveraineté ottomane, le commerce tripolitain et les prières de la Sanusiya désormais préférée à la Tidjaniya devenue profrançaise, assurent leurs arrières » (ibid). L’inquiétude se focalise sur les confins orientaux du Sahara algérien, de Ghadamès à Ghât, oasis qui « appartiennent toutes les deux au bassin de l’Igharghar, et leurs liens avec le Sahara algérien ne sont pas Niables. Mais d’autre part leurs liens avec le Sahara tripolitain ne le sont pas d’avantage. R’adames et R’at jalonnent exactement la frontière politique, du côté tripolitain […]. R’at a des relations naturelles avec le Fezzan dont elle est une sorte d’avancée. Pourtant elle est sous la domination des touaregs azgueurs de Tassili. Une route suivie par Barth la relie à l’Aïr, c’est-à-dire avec le Niger, en utilisant les puits de l’oued Tafassasset. C’est la route directe de R’adamés au Niger. Nous retrouvons ici la situation ambiguë de deux oasis sur la frontière de deux provinces » (Gautier, 1923) ; Comme le rapporte Gabriel Gardel, en relatant les propos d’un noble ajjer : « tracer une frontière entre Ghât et le Tassili c’est vouloir la faire passer au milieu d’une tente ; les habitants de ce même toit de cuir ne seront pas séparés par cette ligne et la franchiront comme si elle n’existait pas » (Gardel, [1914] 1961). Et G. Gardel de préciser que « notre mainmise sur la région (ajjer) n’aurait été qu’un jeu si nous avions pu, dès 1902, occuper Ghât. Cette ville est le pôle d’attraction de tout le pays Ajjer. Elle est à la fois la tête, le cœur et l’âme du pays […]. Aujourd’hui que les Turcs ont abandonné nos confins, nous sommes installés dans la majeure partie du territoire ajjer : seules Ghât et sa banlieue nous sont interdits par les traités. De sorte qu’il nous arrive cet avatar de posséder un corps sans tête, un pays sans sa capitale. Les imr’ad ajjer ne peuvent se passer de Ghât ; ils gravitent autour d’elle. Si une frontière nous éloigne de cette ville, ils continueront, eux, à y aller ; il y aura certainement là une source d’ennuis pour l’administrateur du pays » (id). S’ajoutent à cette situation géopolitique supposée (Triaud, 1988), d’autres signes, tout autant supposés : le Brémois Gerhard Rohlfs, ancien sous-officier de la Légion étrangère, explorateur aventureux du Maroc et du Tafilalet (1862), du lac Tchad (1865), de la Cyrénaïque (1868), agitateur subversif anti-français en Tunisie pendant la guerre de 1870-71, puis explorant à nouveau le désert de Libye en 18731874, entreprend, en 1878, pour le compte de la Société allemande pour l’Afrique, une mission partie de Benghazi et qui l’amène, comme premier européen, à Koufra, sans qu’il puisse atteindre son objectif ultime, le Waddaï. Il balise donc la voie principale de la confrérie. A Benghazi, il avait rencontré le consul français Ricard, informateur de Duveyrier, méfiant vis à vis des menées d’un Allemand à l’égard des intérêts français, et persuadé que la Sanusiya était responsable de la trahison des Touareg. Pour Duveyrier et Warnier, – futur député d’Alger qui avait rédigé les chapitres sur la société dans l’ouvrage signé par Duveyrier sur les Touareg du Nord, ouvrage abondamment cité par E. Reclus –, la confrérie sanusiya était responsable du retournement des « bons » Touareg lors du massacre de la colonne Flatters. Alors que la confrérie tijaniya, implantée dans le Sud algérois et le Constantinois, contrôlée par la France, apparaît comme l’alliée, comme la « bonne » confrérie, la 144
sanusiya est diabolisée et présentée comme la « mauvaise » confrérie, celle qu’il faut abattre « la confrérie menace-t-elle la présence française en Algérie ? Les autorités d’Alger le croient par conviction, par routine ou par commodité » (Martel, 1973). Au moment où E. Reclus rédige ses chapitres sur l’Afrique septentrionale, la psychose relative à la Sanussiya est à son comble. Ouverte dans un premier temps, la pénétration du Sahara par les Français marque le pas et même reflue avec les massacres des colonnes parmi lesquelles celle de la mission Flatters, en 1880, événement tragique qui eut un très grand retentissement dans l’opinion publique française. On laissa entendre que Duveyrier215 avait porté sur les Touareg des jugements trop favorables et avait donné une fausse impression de sûreté qui aurait entraîné Flatters dans sa périlleuse expédition. Envoûté par le grand désert, Duveyrier réplique en radicalisant un peu plus son propos en estimant que les Touareg sont « un peuple plein de droiture, auquel on ne saurait reprocher sans injustice une sauvagerie conséquence fatale de son isolement, sauvagerie qui, je le répète, ne doit pas être confondue avec la cruauté, la barbarie, la duplicité, les trahisons dont les tribus arabes ont fourni tant d’exemples » (cité par Pottier, 1938). Mais surtout, Duveyrier est obnubilé par la hantise d’un complot de l’ensemble du monde musulman contre la France, conspiration qui émanerait de la confrérie sanussiya. L’article qu’il rédige sur « la confrérie musulmane de Sîdi Mohammed ben ‘Ali es-Senoûsî et son domaine géographique en l’année 1300 de l’hégire, 1883 de notre ère » pour la Société de Géographie de Paris, est publié en 1884 et largement diffusé. Connaisseur de l’Algérie et du Sahara, ayant effectué plusieurs missions en Tripolitaine, Duveyrier est en 1885 au Maroc, après avoir incité Foucauld à effectuer sa Reconnaissance (cf. supra), et avoir revu avec lui la rédaction de sa recension. Il s’inquiète de la multiplication des zaouias de la confrérie, dont il établit soigneusement les localisations et dont il s’enquiert de l’ampleur de l’attraction de leurs réunions hebdomadaires. Pour lui une menace ubiquiste de fanatiques est latente. Telle al-Qaïda aujourd’hui, la sanussiya est parée de tous les maux et armerait tous les massacres passés, présents et à venir. Parmi les fidèles de la Société de Géographie de Paris (Berdoulay, 1981, Lejeune, 1987) où se « produit » régulièrement Duveyrier, Elisée Reclus et Jules Verne semblent particulièrement réceptifs. Il n’est pas inintéressant de mettre, sur ce point, en regard le texte d’E. Reclus et celui de Jules Verne, dans Mathias Sandorf, les deux livres se succédant immédiatement dans le temps, 1885 pour celui-ci et 1886 pour celui-là. Dans Mathias Sandorf, qui se déroule en Méditerranée, la posture antisanussiya, anti-Syrte, est manifeste, le héros principal ayant installé la colonie d’Antekirtta dans une île imaginaire de la Grande Syrte, à la jointure de la Tripolitaine et de la Cyrénaique. C’est de Tétouan que les ravisseurs de la fille de Mathias Sandorf s’enfuient avec leur captive, réfugiés dans « une caravane de Senoûsistes, qui émigrait vers la Cyrénaïque, en se recrutant de nouveaux affiliés dans les principaux vilâyets du Maroc, de l’Algérie et de la province tunisienne […]. Au départ de Tétouan, la caravane comptait déjà une cinquantaine d’affiliés ou de Khouâns, enrégimentés sous la direction d’un imâm qui l’avait organisée militairement […]. Le continent africain, par la configuration littorale des territoires de l’Algérie et de la Tunisie, forme un arc jusqu’à la côte ouest de la grande Syrte 215
Sur la personnalité controversée de Duveyrier, cf Pottier (1938), Eydoux (1986), Broc (1987).
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qui redescend brusquement au sud. Il s’ensuit donc que la route la plus directe pour aller de Tétouan à Tripoli est celle que dessine la corde de cet arc et elle ne remonte pas dans le nord plus haut que Laghouat, l’une des dernières villes françaises sur la frontière du Sahara. La caravane, au sortir de l’empire marocain, longea d’abord la limite des riches provinces de cette Algérie qu’on a proposé d’appeler la « Nouvelle France », et qui, en réalité, est bien la France elle-même, - plus que la NouvelleCalédonie, la Nouvelle-Hollande, la Nouvelle-Ecosse, ne sont l’Ecosse, la Hollande, et la Calédonie, puisque trente heures de mer, à peine la séparent du territoire français » (Verne, 1885, II, page 211). C’est à Tripoli, et dans la palmeraie de Mechiya (translittération de Reclus, p. 89) ou de Menchié (translittération de Verne, II, p. 209), qui « contient, d’après Krafft, environ 30 000 habitants » (Reclus, id.) (« vaste enclave dans laquelle se groupe une population dont le chiffre n’est pas inférieur à trente mille habitants » (Verne, id.), que Mathias Sandorf récupère sa fille qu’il conduit à l’île d’Antékirtt : « mais, en même temps que le docteur combinait les moyens d’arriver à son but, il lui était impérieusement commandé de pourvoir à la sûreté de la colonie. Ses agents de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine lui marquaient que le mouvement senoûsiste prenait une importance extrême, principalement dans le vilâyet de Ben-Ghâzi, qui est le plus rapproché de l’île. Des courriers mettaient incessamment Jerhboûb, « ce nouveau pôle du monde islamique », ainsi que l’a appelée M. Duveyrier, cette sorte de Mecque métropolitaine, où résidait alors Sidi Mohammed El-Mahedi, grand maître actuel de l’Ordre, avec les chefs secondaires de toute la province. Or, comme les Senoûsistes ne sont, à vrai dire, que les dignes descendants des anciens pirates barbaresques, qu’ils portent à tout ce qui est européen une mortelle haine, le docteur avait lieu de se tenir très sérieusement sur ses gardes. En effet, n’est-ce pas aux Senousistes qu’il faut attribuer, depuis vingt ans, les massacres inscrits dans la nécrologie africaine ? Si on a vu périr Beurman au Kanem, en 1863, Van der Decken et ses compagnons sur le fleuve Djouba en 1865, Mlle Alexandine Tinné et les siens dans l’Ouâdi Abed-joûch, en 1865, Dournaux-Duperré et Joubert près du puits d’In-Azhâr, en 1874, les pères Paulmier, Bouchard et Méznoret, au delà d’In-Câzlah, en 1876, les pères Richard, Morat et Pouplard, de la mission de Ghadamès dans le nord de l’Azdjer, le colonel Flatters, les capitaine Masson et de Dianous, le docteur Guiard, les ingénieurs Beringer et Roche sur la route de Warglâ, en 1881 – c’est que ces sanguinaires affiliés ont été poussés à mettre en pratique les doctrines sénoûsiennes contre de hardis explorateurs » (Verne, 1885, II, p. 234, souligné par moi). Quelques décennies plus tard, la psychose senoussiste sera toujours présente : elle filtre dans le roman Fort Saganne dans lequel Louis Gardel met en scène l’action de son grand-père, le Biterrois Gabriel Gardel216. On la retrouve aussi 216
Celui-ci était beaucoup plus mesuré dans la volumineuse synthèse sur les Touareg ajjar qu’il avait achevée en 1914 et qui fut publiée en 1961. Son descendant est fidèle aux clichés reçus : « le chef Sultan Ahmoud prépare une offensive à partir de Ghât, derrière la frontière tripolitaine. Si nous laissons les rebelles fanatisés par la secte sénoussia et armés par les Turcs s’infiltrer dans le Tassili des Ajjer, c’en sera fini pour nous de ce côté : les tribus ajjer, qui n’ont jamais accepté la suzeraineté française, entreront en dissidence ouverte. […] La situation me paraît claire. La France ne peut-être à la fois l’alliée des Hoggar et l’alliée des Ajjer. Si nous étions entrés d’abord au Tassili, il est probable qu’Ahmoud aurait suivi la même politique que Moussa : il aurait mis une sourdine à ses réflexes xénophobes et se serait appuyé sur nous pour asseoir et étendre son pouvoir. Mais nous sommes entrés d’abord au Hoggar. Moussa nous a utilisés à son profit et, aujourd’hui, c’est lui qui est le plus puissant, malgré le soutien
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sous la plume du capitaine Molé, dans sa, par ailleurs, très belle recension des « Sources inédites de l’Automobilisme Saharien, 1916-1921 »217 : « L’Allemagne avait, dans son dessein d’hégémonie mondiale, toujours visé notre empire colonial de l’Afrique du Nord. Il avait été dans sa pensée, non seulement l’un des enjeux, mais l’un des théâtres de la guerre. La Turquie, clé de l’Islam, entraînée dans l’orbite allemande, avait pour rôle de propager la guerre sainte de l’Egypte au Maroc, en passant par la Tripolitaine, la Tunisie et l’Algérie. Notre Afrique du Nord est heureusement restée inébranlable dans son loyalisme. Le grand mouvement de rébellion prévu avorta presque complètement ; toutefois, les chefs senoussistes qui vivaient indépendants dans le Sud tripolitain, soudoyés par les fonds allemands, trouvèrent l’occasion opportune d’étendre leur prestige et leur autorité. Ils s’attaquèrent au Sahara Français, nous prirent non sans difficultés les forts de Djanet et de Polignac, harcelèrent nos convois de chameaux chargés du ravitaillement des postes, cherchèrent, fort heureusement, en vain, à soulever contre nous les Touaregs Hoggar, au milieu desquels vivait le père de Foucault. Leur chef, l’Aménokal Moussa ag Amastane, à qui le colonel Laperrine avait, fort à propos, fait visiter Paris avant la guerre, ayant jugé la France invincible, déclina vaillamment toutes les offres et encouragea ses tribus à respecter notre souveraineté. Le mouvement senoussiste compromit néanmoins sérieusement notre domination dans les territoires sahariens. En décembre 1916, un groupe de partisans tripolitains dissidents poussa l’audace jusqu’à venir, bien déguisé, dans la capitale du Hoggar. Il en espionnera les habitudes pendant plusieurs jours et y assassina, un soir, devant l’entrée de sa demeure, un haut fortin de forme rectangulaire fait d’argile, de sable et d’eau, - le père de Foucault. […] L’ennemi, bien que son mordant se heurtât à l’énergie des troupes sahariennes, profitait surtout du manque de coordination dans l’action, les ordres se transformant ou s’égarant dans le dédale des divisions administratives du Sahara. En effet, la partie nord-algérienne est placée sous les ordres du gouverneur général de l’Algérie, qui agit par délégation du ministre de l’Intérieur ; la partie sud dépend du gouverneur de l’Afrique Occidentale Française, qui relève du ministère des Colonies : les parties ouest-marocaine et est-tunisienne constituent des gérances tutélaires du ministères des Affaires étrangères confiées à des résidents généraux » (Moré, 1928). La politique française n’aura de cesse de réaliser un rêve saharien, celui d’occuper le cœur du désert, du Touat au Fezzan, de la Tunisie au Tchad. Ceci ne qu’Ahmoud, est allé chercher du côté turc et auprès de la sénoussia. Moussa a les armes françaises ; lui s’est armé du fanatisme musulman » (Gardel, 1980) (souligné par moi). Au moment du fait d’arme de Gabriel Gardel, les 10 et 11 avril 1913, les Ottomans à l’issue du traité d’Ouchy, cédant leur régence de Tripolitaine aux Italiens, ont évacué Ghât (décembre 1912) « non sans avoir livré aux Ajjer quelques centaines de fusils français modèle 1874 ou allemand de type Mauser » (Martel, 2001). Pour faire la part entre la réalité historique et la biographie de Gabriel Gardel, d’une part, et la transposition dans le roman de son petit-fils et le film portant le même titre et distribué en 1984, on se réfèrera à Martel (2001). 217 Molé (André), Les Sources inédites de l’Automobilisme Saharien, 1916-1921, 1928, chez l’auteur, 125 p. Le capitaine André Molé y relate en particulier le raid aéroautomobile Touggourt-Ouargla-In SalahTamanrasset-Tin Rehro (janvier 1920), raid auquel participa mon grand-père, l’adjudant-chef Edmond Vattaut, du Train des Equipages. C’est à l’issue de ce raid, qui devait permettre de rejoindre le Niger, que l’avion du général Laperrine s’écrasait le 18 février 1920 près d’Ain Tabaraka, au Sud de Tin Rehro et à l’Est de l’Adrar des Iforras, tandis que l’avion du commandant Vuillemin, après un atterrissage de fortune dans le désert réussissait à rejoindre Mennaka, au Niger.
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sera effectif qu’après la retraite de l’Afrika Korps, après 1943 et jusqu’à la création de la moderne Libye en 1950. En attendant, il convient de contrôler le Hoggar, et Reclus livre un véritable plan de bataille, indiquant l’emplacement des points de ravitaillement d’une colonne d’occupation, plan étayé par une très belle carte (fig. 153, page 824) : « Il est évident que si les Français, considérés comme puissance militaire, veulent s’ouvrir un chemin à travers le djebel Ahaggar, il leur sera facile de le faire avec un déploiement de forces suffisant pour qu’ils n’aient pas même à écarter l’ennemi, impuissant à leur résister. Trente mille habitants, dix mille guerriers au plus, sur un espace deux fois grand comme la France, n’auraient pas, fussent-ils même unis, de ressources suffisantes pour défendre leur territoire contre une troupe solidement organisée et pourvue des engins meurtriers qui fournit l’industrie moderne : jamais plus de deux cents Touareg ne sont réunis en une seule bande, car il n’existe guère de puits dans leur pays où deux cents chameaux puissent s’abreuver rapidement. De leur côté, les Français ont des instruments qui leur permettent de creuser des puits en route ; en outre, ils peuvent transporter des approvisionnements d’eau, comme le firent Rohlfs et Zittel dans leur mémorable expédition de 1874 à travers le désert libyen, alors qu’ils marchèrent pendant vingt-deux jours sans voir une source ou un puits. D’ailleurs la route de Ouargla au cœur du djebel Ahaggar est bien connue et l’on sait parfaitement où devraient être placés les postes de ravitaillement : les puits de Mokhanza, Aïn-Beïda, el-Biodh, la zaouya de Temassinin, le djebel Khanfousa, Aïn el-Hadjadj, le Menghoug, le puits de Djanet, dans le pays des Azdjar, ou d’Idélès, dans le pays des Ahaggar. Quelques-unes des stations durent avoir une certaine importance à une époque historique antérieure, puisqu’on y voit des enceintes et des murs en pierres sèches, dont on ne connaît pas l’utilité première. Ce ne sont point des mosquées du désert, comme on en rencontre en d’autres régions du Sahara, car les Touareg s’y arrêtent sans témoigner le moindre respect. Mais ce n’est point dans leur pays même que les Touareg sont les plus vulnérables, car il leur est facile de changer de campements, fuyant devant l’ennemi à des centaines de kilomètres de distance. C’est dans les lieux de marché où ils doivent s’approvisionner qu’ils peuvent être le plus sérieusement atteints. Entourés presque de tous les côtés par les sables ou les rochers, ils sont dans la dépendance naturelle des grandes oasis, à l’est Ghadâmès et Rhât218, à l’ouest le Touat, le « jardin du désert ». L’ouverture des marchés du Touat aux Français d’Algérie serait en même temps celle des vallées du djebel Ahaggar » (pp. 843-845). Conscient que la géographie sert à faire la guerre, il avait déjà livré une présentation des places de commandement militaire de la Tunisie, « les divisions naturelles de la Tunisie sont assez nettement tracées pour qu’il ait été facile de désigner les places de commandement. Toute la basse vallée de la Medjerda, le bassin de l’oued Melian et la péninsule du Dakhelat el-Mahouin se trouvent dans le rayon militaire de Tunis. Le quadrilatère de monts et de collines que 218
La circulation transsaharienne et ses perturbations et les luttes pour le contrôle de ces vastes espaces désertiques et pour court-circuiter les axes commerciaux et stratégiques ont fait l’objet d’excellentes études approfondies. On se réfèrera à Rebillet (1886, 1895) (Rebillet est en outre le coauteur d’un mémoire sur l’Empire du Sokoto et d’un rapport sur l’Empire du Bornou), Gardel [1914], 1961, CapotRey (1953), Martel (1965) (et en particulier aux chapitres II, VI, VIII et IX et à la remarquable conclusion sur « la compétition commerciale franco-turque dans le Sahara Oriental », pp 801-808) et Nordman (1975) en particulier pp 461-476.
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limite au sud le cours de la Medjerda a pour chef-lieu la ville de Beja, et pour surveiller spécialement le massif de la Khoumirie on a établi au centre de la région le camp d’Aïn-Draham. De même, les districts montueux qui séparent la Medjerda des affluents du lac Kelbia ont pour place centrale la ville d’el-Kef, et l’âpre contrée des hamâda est commandée par le camp de Soûk el-Djemâa. Kaïrouan était indiquée d’avance comme la capitale des vallées et des plaines qui s’inclinent vers le lac Kelbia, et le Sahel se divise au ras Kapoudiah en deux moitiés qui dépendent, l’une de Soûsa, l’autre de Sfakès. Quant aux steppes et aux massifs isolés de la Tunisie méridionale jusqu’à la dépression des chott, leur centre naturel est à Gafsa, et toute la région du sud, jusqu’à la frontière tripolitaine et au désert, forme le district militaire de Gabès, le plus important de tous à certains égards, puisqu’il commande l’entrée des régions sahariennes et permettrait à un ennemi de prendre à revers le territoire algérien par le front méridional des montagnes de l’Aurès » (p. 291). C’est dans son ouvrage sur le Maghreb, et plus particulièrement dans les pages où il présente l’Algérie, que la position d’E. Reclus relative à la question coloniale apparaît la plus ambiguë. On ne reviendra pas sur une analyse de qualité effectuée il y a plus d’un quart de siècle par Béatrice Giblin, « réinventrice » de Reclus : « si Reclus dénonce les méfaits des colonisations anglaise et hollandaise, il est indiscutablement beaucoup plus indulgent avec la colonisation de l’Algérie, où la domination coloniale lui semble un fait acquis. C’est sans doute à propos de l’Algérie que la position de Reclus est la plus contradictoire » (Giblin, 1981). Les pages sur l’Algérie attestent, sans commentaire, de l’occupation militaire, de la résistance et de massacres : « occupée une première fois en 1844, Laghouat fut reprise en 1852 après un assaut meurtrier, qui se termina par un massacre. La ville se trouva presque dépeuplée. Depuis cette époque, l’enceinte a été complètement reconstruite, les quartiers arabes ont été en grande partie démolis et remplacés par des constructions françaises que séparent des rues rectilignes » (p. 571). Paradoxalement, alors qu’il est libertaire, anarchiste, E. Reclus apparaît, dans le tome sur l’Afrique septentrionale, comme l’apôtre de la colonisation de peuplement. Reprenant le parallélisme entre Rome et la France en Afrique, il affirme que « les Français recommencent l’œuvre des Romains, mais en des conditions que la marche de l’histoire a rendues différentes. Si ce n’est dans l’Europe occidentale et en Maurétanie, où il atteignait l’Océan, le monde romain était entouré de tous les côtés par des régions inconnues, peuplées d’ennemis ; la pression extérieure se faisait sentir constamment sur les frontières, et le moindre relâchement des forces dans l’organisme intérieur permettait à l’étau de rapprocher ses branches : il finit par se fermer complètement lors de la rupture d’équilibre politique produite par la migration des Barbares. Aujourd’hui le monde civilisé, que l’on peut, à défaut d’autre nom collectif, appeler le monde européen, n’est point environné par des populations barbares ; au contraire, il les entoure d’une zone incessamment agrandie, il les pénètre, les transforme, leur apporte une industrie nouvelle et de nouvelles mœurs […]. Maintenant une ère nouvelle a commencé, grâce à l’annexion graduelle du monde barbare au domaine européen, et la postérité pourra reconnaître sans peine la part de travail accomplie depuis 1830 par les colonisateurs français, espagnols, italiens. Elle est déjà considérable : d’année en année on voit changer l’aspect de l’Algérie » (p. 396). Cette apologie se retrouve dans la valorisation du 149
caractère agraire de la colonisation de peuplement en Algérie « Prise dans son ensemble, l’œuvre de la nation conquérante, mélangée de bien et de mal et très complexe dans ses effets comme toutes les œuvres humaines, n’a pas eu pour résultante générale la diminution et l’abaissement des indigènes. Sans doute il s’est trouvé des hommes pour demander que la loi du talion historique soit appliquée aux Arabes et qu’ils soient « refoulés » vers le désert, comme ils refoulèrent jadis les Berbères vers les montagnes. En beaucoup d’endroits du Tell et aux alentours des villes ces procédés de « refoulement » ont même été mis en pratique, d’une manière indirecte et légale, « par voie d’expropriation pour cause d’utilité publique » ; mais la plupart des Arabes sont encore en possession de leurs terres, et la part qui leur est restée serait largement suffisante pour les nourrir si elle appartenait aux cultivateurs eux-mêmes, et non pas à de grands chefs, vrais possesseurs sous le nom de la tribu. En dépit des injustices et des cruautés qui accompagnent toute prise de possession violente, la situation des Arabes n’a point empiré ; celle des Kabyles, des Biskri, des Mzabites s’est améliorée, grâce à l’extension qui a été donnée à leurs industries et à leur commerce. L’Algérie a beaucoup plus reçu de la France qu’elle ne lui a rendu, et les habitants du pays, quoique non traités en égaux, ont à maints égards gagnés en liberté depuis l’époque où commandait le Turc. Si des colons européens sont venus prendre place sur le sol de l’Algérie à côté des Arabes et des Kabyles, c’est par leur travail que nombre d’entre eux cherchent à conquérir leur droit à l’occupation, et certes, s’il est une existence de labeur, de renoncement et de courage, c’et bien la vie du colon qui s’acharne à la culture d’un sol souvent aride, sous un climat hostile auquel il doit s’accommoder péniblement, au milieu de populations inquiètes, parfois haineuses, affolées même par les prédications de fanatiques » (pp. 296-297). Conclusion Les qualités descriptives de l’œuvre d’E. Reclus, agrémentées d’une riche information récente, ont assuré le succès de l’entreprise de la Nouvelle Géographie Universelle. Le tome sur l’Afrique septentrionale est cependant inégal. Inégal car la connaissance des territoires et des peuples est variable. La Tunisie est relativement bien présentée, et c’est celle sur laquelle les affirmations sont les plus nuancées. L’Algérie, « une France africaine », est bien décrite dans le détail, mais c’est le pays pour lequel les contradictions de l’auteur sont les plus apparentes : « Reclus ne veut pas condamner de façon définitive. Il pense qu’il y a des éléments positifs dans la colonisation. Tout n’est pas entièrement sombre. Bien sûr, c’est dans le cas de l’Algérie qu’il est le plus mal à l’aise » (Nicolaï, 1985), sans doute parce que sa fille et son gendre s’y sont établis comme colons. La Libye et surtout le Maroc bénéficient d’informations plus parcellaires. Enfin le Sahara, en cours d’exploration, est habilement présenté quant à sa configuration et ses milieux naturels, mais l’analyse est biaisée par les préoccupations politiques et par la diabolisation de la Senusiya. Dans son tableau, E. Reclus privilégie certaines minorités autochtones et dévalorise d’autres groupes. Il commet alors de nombreuses erreurs d’appréciation et contribue à renforcer des poncifs, des stéréotypes qui perdureront. Parmi ces interprétations, la récurrence d’une dévalorisation de l’islam et des Arabes est trop appuyée pour ne pas correspondre à une vision bien ancrée chez l’auteur. 150
L’ambiguïté est ici très accentuée pour quelqu’un qui passe, par ailleurs, pour porter un regard généreux et candide sur les hommes et les sociétés. Le tome de la Nouvelle Géographie Universelle qu’Elisée Reclus consacre à l’Afrique du Nord traduit avec force les contradictions entre un projet universel et généreux et un point de vue malgré tout européocentrique. Bibliographie BERDOULAY V., 1981, La formation de l’école française de géographe (18701914), Bibliothèque Nationale, 247 p. BROC N., 1987, Les Français face à l’inconnue saharienne : Géographes, explorateurs, ingénieurs (1830-1881), Annales de Géographie, pp. 302-337. CAPOT-REY R., 1953, Le Sahara français, PUF, 564 p. DESPOIS J., 1961, La Tunisie, Armand Colin, 224 p. DESPOIS J., RAYNAL R., 1967, Géographie de l’Afrique du Nord-Ouest, Payot, 570 p. DUVEYRIER H., 1864, Les Touareg du Nord, Challamel, 499 p. DUVEYRIER H., 1884, La confrérie musulmane de Sidi Mohamed ben ‘Alî esSenoûsî et son domaine géographique en l’année 1300 de l’hégire = 1883 de notre ère, Bulletin de la Société de Géographie de Paris, pp 145-226. DUVEYRIER H., 1885, Rapport sur le concours au prix annuel fait à la Société de Géographie dans sa séance générale du 24 avril 1885, Bulletin de la Société de Géographie de Paris, pp 317-330, repris dans Foucauld (Charles vicomte de), 1888, Reconnaissance au Maroc 1883-1884, Challamel, 500 p. + atlas EPALZA M. (de), PETIT R., 1973, Etudes sur les Morisco andalous de Tunisie, direccion general de relaciones culturales, instituto hispano-arabo de cultura, 418 p. EYDOUX H.-P., 1986, « Henri Duveyrier (1840-1892) », in Hommes et Destins, tome VII, Maghreb-Machrek, CHEAM, pp 169-172. FOUCAULD (C. de), 1888, Reconnaissance au Maroc 1883-1884, Challamel, XVI500 p. GARDEL G., [1914] 1961, Les Touareg Ajjer, Baconnier, 388 p. GARDEL L., 1980, Fort Saganne, Seuil, 315 p. GAUTIER E.-F., 1923, Le Sahara, Payot, 174 p GIBLIN B., 1981, Elisée Reclus et les colonisations, Hérodote, pp. 56-79. GRANGAUD I., 2004, La ville imprenable. Une histoire sociale de Constantine au 18ème siècle, Média-Plus, 368 p. JUD P., 1987, Elisée Reclus und Charles Perron, Schöpfer der Nouvelle Géographie universelle. 151
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Elisée Reclus et l'Amérique latine, un nouveau monde pour un libertaire
Lucile MEDINA-NICOLAS Agrégée, FRE 3027, Université Paul-Valéry – Montpellier III "En 1855, un projet d'exploitation agricole et surtout l'amour des voyages m'amenaient dans la Nouvelle Grenade. Après un séjour de deux ans, je revins sans avoir réalisé mes plans de colonisation et d'exploration géographique ; cependant, malgré mon insuccès, je ne puis assez me féliciter d'avoir parcouru cette admirable contrée, l'une des moins connues de l'Amérique du Sud, ce continent si peu connu lui-même." Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe. Paysages de la nature tropicale, Préface, 1861. En 1855, Elisée Reclus quitte la Louisiane pour l'Amérique du Sud. Il va rester pendant deux ans dans la Nouvelle Grenade d'alors219, envisageant même un moment de s'installer définitivement et de faire venir son frère, pour établir une plantation sur les versants de la Sierra Nevada colombienne, ce "pays le plus beau (qu'il ait) encore jamais vu sous la calotte du ciel"220. Elisée Reclus a alors vingtcinq ans et l'Amérique du Sud constitue son premier grand périple et le début de sa découverte du monde. Selon ses propres mots très souvent rappelés, il "veut voir les volcans de l'Amérique du Sud"221. Rentré en France en 1857, il gardera de ce voyage l'"émerveillement de la première découverte", <pour reprendre les termes employés par Hélène Sarrazin (1985). Une fois revenu en France, il tire partie de son séjour et de son expérience acquise en publiant une série d'articles dans des revues scientifiques (Revue des Deux Mondes, Annales de Géographie), dont certains222 sont compilés en 1861 par la maison Hachette dans un ouvrage intitulé Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe. Paysages de la nature tropicale (réédité en
219
La Nouvelle-Grenade de l'époque est constituée de la Colombie et du Panama actuels. Ancienne province de l'empire espagnol, elle intègre au moment de l'indépendance la République de Grande Colombie, avec les anciennes provinces de Quito et du Venezuela. La Grande Colombie éclate à partir de 1929 : le Venezuela s’en sépare le premier, suivi en 1830 par la province de Quito (laquelle à partir de 1835 prend le nom d’Equateur). A partir de 1831, seuls resteront unis le Panama et la Colombie actuelle au sein d'une nouvelle république dite de Nouvelle Grenade (capitale Bogotá), qui subsistera jusqu'à ce que le Panama n’acquière son indépendance en 1903. 220 Lettre à sa mère, 5 mai 1856. 221 Lettre à sa mère, 13 novembre 1855. 222 Il s'agit des articles de la Revue des Deux Mondes parus dans les numéros des 1er décembre 1859, 1er février 1860, 15 mars 1860 et 1er mai 1860 (voir la liste des écrits de Reclus en fin d'article).
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1991223). Il consacrera plus tard les trois derniers tomes de la Nouvelle Géographie Universelle à l'Amérique latine : Les Indes Occidentales, le tome XVII qui s'intéresse au Mexique, à l'isthme centraméricain et aux Antilles, paraît en 1891 et les deux tomes sur l'Amérique du Sud en 1893 et 1894 (XVIII : Les régions andines224 et XIX : L'Amazonie et la Plata225). Mais le plus original, le plus personnel et par là le plus intéressant de l'œuvre d'Elisée Reclus consacrée à l'Amérique latine n'est sans doute pas contenu dans la Géographie Universelle, certes novatrice mais assez académique dans la forme, mais bien dans les écrits précédents, souvent amusants et enthousiastes et toujours instructifs. A la lumière de ce corpus et également de la correspondance qu'Elisée Reclus a entretenu avec sa famille, surtout durant son premier séjour latino-américain, cette communication s'intéresse aux grands thèmes géographiques que l'auteur développe à propos du sous-continent latino-américain. Le regard que Reclus porte sur cette région du monde – lui qui les a toutes décrites – comporte une tonalité particulière, car il témoigne à la fois de son exaltation, celle de la première découverte, mais aussi de sa capacité à analyser la nature plus profonde de ce qu'il observe. Elisée Reclus sait aller au-delà de son émerveillement de jeune voyageur pour proposer une analyse nuancée et moderne de territoires et de sociétés qui sont alors en pleine recomposition, quelques décennies seulement après la naissance des républiques issues des mouvements d'indépendance et comme en témoigne en cette deuxième moitié du XIXe siècle l'apparition du qualificatif géopolitique de latine. Reclus et l'Amérique latine, c'est donc une relation particulière qui s'est nouée, qui ne se démentira pas jusqu'au dernier voyage qu'il effectuera au Brésil en 1893. C'est pourquoi il est nécessaire, pour contextualiser ses écrits, de revenir d'abord sur le premier séjour de Reclus en Amérique latine, le plus long et le plus marquant, et sur les raisons qui l'ont poussé vers ces contrées. J'insisterai ensuite sur les fondements de l'attraction qu'exerce l'Amérique latine sur Elisée Reclus. Relevant à la fois de la nature, de la société et de l'évolution politique de ces territoires, celle-ci apparaît en fin de compte comme un tout. Ce qui plaît à Elisée Reclus dans l'Amérique latine, c'est le fait justement que ce soit le "Nouveau Monde", celui de tous les possibles. Retour sur le séjour d'Elisée Reclus en Amérique méridionale : Cet épisode de la vie d'Elisée Reclus est connu à travers notamment les treize lettres conservées qu'il a adressé à sa famille pendant son premier séjour226 et l'ouvrage relatant ce dernier, qu'il a fait paraître à son retour en 1861, Voyage à la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe. Reclus n'a pas fait ce qu'on pourrait appeler un grand périple, il n'a pas énormément voyagé en Amérique latine puisqu'il a résidé uniquement en Colombie lors de ce premier voyage. Il ne connaîtra des terres plus méridionales que plus tard. Quand il quitte la Louisiane en 1855, il part avec le projet déjà fixé de tenter de s'établir en Nouvelle-Grenade. Il explique dans ses 223 Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe, par Elisée Reclus. Présenté par Hélène Sarrazin, Cadeilhan, Zulma, 1991. 224 Trinidad, Vénézuela, Colombie, Equateur, Pérou, Bolivie et Chili. 225 Guyanes, Brésil, Paraguay, Uruguay, République argentine. 226 Les lettres écrites à sa famille pendant son séjour sont contenues dans le Tome 1 de sa Correspondance. La première est datée du 19 février 1856 et la dernière du 1er juillet 1857. Huit sont adressées à son frère Elie, quatre à sa mère et une à son père.
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lettres qu'après les rivages du Mississipi, il aspire à "une contrée de montagnes et de torrents". "J'ai besoin de contempler ces cordillères auxquelles je rêve depuis mon enfance"227, écrit-il, "je veux voir les Andes pour jeter un peu de mon encre sur leur neige immaculée"228. Son attention est déjà fixée sur la Sierra Nevada de Santa Marta (Sainte-Marthe dans ses textes) qui se trouve sur la côte caraïbe au nord-est de la Colombie, et dont il a lu les descriptions de Humboldt : c'est un massif isolé, de forme pyramidale, qui culmine à 5800 mètres à seulement quarante-deux kilomètres de la côte à vol d'oiseau, ce qui lui donne la particularité d'être la chaîne côtière la plus élevée du monde (fig. 1). Fig. 1 - La Sierra Nevada de Sainte-Marthe, Nouvelle Géographie Universelle, Tome XVIII : Les régions andines, p. 228
Le jeune Reclus quitte les bords du Mississipi et en longeant l'isthme centraméricain, par voie maritime et terrestre, il arrive jusqu'au port de SainteMarthe (fig. 2) : "Sainte-Marthe est située dans un paradis terrestre. Assise au bord d'une plage qui se déploie en forme de conque marine, elle groupe ses maisons blanches sous le feuillage des palmiers et rayonne au soleil comme un diamant enchâssé dans une émeraude. Autour de la ville, la plaine, s'arrondissant en un vaste cirque, se relève en molles ondulations vers la base des montagnes. Celles-ci étagent l'un au dessus de l'autre leurs gigantesques gradins diversement nuancés par la végétation (…) et l'air transparent dont l'azur s'épaissit autour des hautes
227 228
Lettre à sa mère, 13 novembre 1855. Lettre à Elie, sans date.
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cimes. De cet amoncellement (…) jaillit la superbe Horqueta, dont le double cône, dressé au-dessus de l'horizon, semble régner sur l'espace immense"229. Son objectif de départ était clairement de s'établir en Nouvelle Grenade. Il est déjà géographe par ses acquis et dans ses analyses ("la seule étude véritablement sérieuse que je fasse. Voir la terre est pour moi l'étudier" écrit-il de la NouvelleOrléans en 1855), mais il est vrai qu'il part aussi vers le sud avec l'intention d'un colon de tenter sa chance lui aussi au Nouveau Monde. La personnalité complexe d'Elisée Reclus se fait déjà sentir, lorsqu'il écrit malgré tout à sa mère que "l'idée de s'enrégimenter dans la phalange honnête et modérée des propriétaires (le) fait frémir jusqu'à la moelle"230. Mais le désir d'indépendance qui le pousse est vraisemblablement plus fort. Fig. 2 - Santa Marta, Nouvelle Géographie Universelle, Tome XVIII : Les régions andines, p. 369
229 230
Voyage à la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe, 1861, p. 93. Lettre à sa mère, juin 1856.
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Elisée Reclus loue une maison à Sainte-Marthe et commence à faire des excursions de reconnaissance. Il veut établir une plantation sur les pentes de la Sierra Nevada et écrit avec amusement qu'il va faire le "paysan montagnard". Il envisage de planter du café, des arachides ou du sésame, associés à un peu de canne à sucre, quelques bananiers et des légumes. Prenant les choses avec sérieux, il étudie pour cela l'agriculture tropicale chez un colon italien qui lui apprend le métier : reconnaître les plantes, les fruits, entretenir des canaux d'irrigation et planter. Il s'aperçoit cependant rapidement que la région qui entoure cette ville "enchanteresse" mais "paresseuse" et "furieusement endormie", offre peu de possibilités d'établissement. Bien qu'incultes, les pentes sont déjà concédées, et les autres versants de la Sierra sont inaccessibles depuis cette plaine. Il décide donc de poursuivre jusqu'à Rio-Hacha. C'est un petit port de 5 000 habitants situé plus à l'est, dont il dresse un portrait beaucoup moins reluisant, mais qui lui semble plus dynamique pour lui servir de camp de base. On sait par sa correspondance qu'il y donne des leçons de français et aussi d'anglais, et que c'est un gagne-pain qui est loin de le passionner. Mais à plusieurs reprises durant son séjour, cela va lui permettre, selon sa propre expression, de "courir le cachet", en pensant gagner assez pour mettre à l'œuvre ses projets de plantation. Ce n'est qu'après six mois de résidence à Rio-Hacha qu'il entreprend de partir en reconnaissance dans la Sierra, muni de lettres d'introduction pour s'y faire héberger en différents lieux. Il dépeint cette montagne par des descriptions idylliques, même si les trajets sont très pénibles et dangereux même : il y perd un chien, ses chaussures et ses sandales et une partie de ses affaires… Le séjour à Rio-Hacha s'éternisera en fin de compte plus d'un an, avant que Reclus ne tente véritablement de réaliser ses plans d'agriculture dans la Sierra. On apprend qu'il s'est associé à contre-coeur avec un menuisier français de soixante-dix ans, Jaime Chastaing, rencontré sur place. Cette association lui convient car qu'il préfère ne pas tenter seul l'aventure, mais les tergiversations de son associé de fortune vont le retarder. Cette association est, écrira-t-il, "l'épisode le plus inepte de ma vie" : le vieux était "bavard, faux, tracassier, acariâtre"231. Alors que la vallée du village indien aruaque de San Antonio, à 2000 mètres, l'avait séduit et qu'il repartait à Rio-Hacha pour y régler les préparatifs d'installation, Reclus tombe malade. Pendant deux mois il souffre de fièvres et reste immobilisé à Dibulla. Il revient ensuite malgré tout à San Antonio avec son associé. Celui-ci commence à défricher et à planter, pendant que Reclus se rétablit, mais au bout de trois mois il finit par se lasser et rompt l'association en abandonnant Reclus à son sort. Reclus, toujours faible, ne peut envisager de rester seul et se résoud à repartir. Peu après, en juillet 1857, il rentre en Europe. On sent nettement, dans la correspondance qu'Elisée Reclus entretient avec sa famille, l'accumulation successive des retards dans son entreprise et son découragement qui augmente. Depuis le village de San Antonio, il écrit à son frère en février 1857, "rien n'est pire que d'attendre et d'attendre, d'être toujours sur le point de faire ce que l'on ne fera jamais". Son aventure se termine donc sur un
231
Lettre à Elie, Rio-Hacha, 1er juillet 1857.
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échec. Reclus rentre en France malade après avoir failli mourir des fièvres, ruiné et trompé par ses associés. Il est nettement perceptible qu'au cours de son séjour sud-américain, le jeune colon s'est rendu compte assez vite que les possibilités d'établissement n'étaient en fin de compte pas évidentes. Son enthousiasme du début, quand il forme le projet de faire venir son frère Elie et sa femme Noémie, et qu'il écrit encore avec humour "à votre arrivée nous sommes sûrs d'avoir au moins un poulailler pour vous faire coucher et des bananes pour vous nourrir. J'espère que Noémie est enchantée de cette perspective que je lui offre", s'efface vite confronté à la réalité des faits. Ce qui a fait le plus défaut à Reclus, c'est le manque de capitaux pour se lancer dans des cultures industrielles. Avec l'apport limité dont il disposait, il aurait pu acquérir une petite propriété mais "pas de quoi, écrit-il à son frère, être indépendant et pouvoir acheter des livres". L'épilogue du Voyage à la Sierra-Nevada contient l'exposé des principaux obstacles qui ont rendu l'entreprise difficile : "Il est impossible de le nier : les premiers Européens qui s'établiront dans la Sierra-Nevada auront bien des dangers à courir et bien des fatigues à surmonter avant de réussir définitivement. Ils auront à souffrir des fièvres paludéennes ; les crues des rivières, les marécages impraticables empêcheront souvent le transport de leurs denrées ; l'inimitié des traitants avides leur suscitera de grandes difficultés ; ils seront pendant quelques temps sevrés de toute société autre que celle des Aruaques" (p. 297). C'est en fin de compte l'enchantement de la première découverte, un séjour qui l'a comblé sur plusieurs points, une terre où il a apprécié de vivre. La préface du Voyage à la Sierra-Nevada résume tout sur ce qui a séduit Elisée Reclus dans l'Amérique du Sud. De la nature aux perspectives sociales et politiques qui s'ouvrent pour ce continent, tout est là pour enthousiasmer le géographe de terrain qu'est Reclus dans une géographie totale. La nature tropicale : magnificence d'une terre généreuse Les paysages tropicaux sont sans nul doute le premier élément qui scelle l'attraction d'Elisée Reclus pour l'Amérique du Sud. Le jeune géographe voulait connaître les massifs décrits par Humbolt et la nature tropicale. Dans sa correspondance et son récit de voyage sur la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe, on découvre Elisée Reclus très sensible à l'atmosphère qui se dégage à la fois des paysages physiques et du climat. On ne peut s'empêcher de ressentir, dans la volupté physique qu'il éprouve et lorsqu'il écrit de Sainte-Marthe que "la faim et le froid ne torturent jamais", l'exact contrepoint de ce dont il a souffert en Angleterre. Ce sont tous ses sens qui sont au contraire flattés lors de son séjour en Nouvelle Grenade : la vue des couleurs, les senteurs, le chant des oiseaux le matin… Au fil de son œuvre, les longues descriptions et plusieurs registres de termes employés par Reclus permettent de mettre en lumière les caractères auxquels il est particulièrement sensible et qui se conjuguent pour révéler la beauté de la nature tropicale. Aucun terme n'est assez éloquent, aucun superlatif ne suffit pour rendre compte de l'exaltation d'Elisée Reclus à la vue des "paysages de la nature 160
tropicale", dont il n'a de cesse de louer la "magnificence" et la "splendeur". C'est d'une part la majesté et la variété des reliefs qui le subjuguent : l'"immensité", les "panoramas admirables" et "grandioses", la variété des montagnes, des glaces, des marécages, des forêts tropicales et des fleuves, "les plus beaux de la terre" (or on sait combien Reclus attache une grande importance à la description des bassins fluviaux, les nombreux paragraphes et cartographies présents dans la Géographie Universelle le montrent bien). Par le fait de la variation altitudinale et de sa situation géographique, le massif de la Sierra Nevada présente une mosaïque très diverse d'habitats naturels dont Reclus analyse la "superposition" et l'"interpénétration". D'autre part, Reclus ne se lasse de décrire sans surprise la "luxuriance" et l'"épaisseur" de la végétation de la zone équatoriale, de la forêt surtout avec à profusion les palmiers, les mancenilliers, les manguiers, les bananiers, les orchidées, etc., et enfin les palétuviers dans les mangroves. Dans l'article "Le Brésil et la colonisation" paru en 1862, il décrit avec luxe de détails l'"activité prodigieuse et la grandeur des phénomènes naturels" qui se manifestent dans le bassin de l'Amazone232. Dans l'Amérique tropicale, tout lui semble "plus" qu'en Europe : "Les arbres géants roulent sous leur écorce une sève bien autrement impétueuse (…). Les cimes sont plus hautes et plus touffues, la couleur des feuilles et des fleurs est plus variée, les parfums sont plus âcres et plus violents, le mystère de la forêt est plus redoutable. J'avançais avec précaution, d'un pas religieux et presque tremblant"233. Ces derniers mots rendent compte d'une expérience quasi mystique. Par ailleurs, il n'est pas étonnant, lorsqu'on connaît la personnalité d'Elisée Reclus, que la fécondité de la nature soit une source supplémentaire d'enthousiasme, à laquelle il consacre plusieurs développements, dans lesquels les termes de "générosité" et d'"opulence" sont récurrents. La fécondité de cette terre sudaméricaine est souvent rappelée par Reclus, fécondité d'"une terre qui nourrit généreusement tous ses enfants"234. Dans le passage de la Géographie Universelle consacrée aux populations de l'Amazonie, il écrit à propos des Indiens de la région qui échappent aux réquisitions du gouvernement ou aux exactions des traitants, qu'ils peuvent "jouir avec volupté de leur droit à ne rien faire et vivre de paresse, car le palmier donne ses noix, sa tige nutritive, sa liqueur délicieuse ; le cacaoyer fournit ses graines, le manioc ses racines ; dans la forêt l'Indien trouve le gibier, dans les eaux le poisson, et les œufs de tortue sur les plages. Quelques troncs d'arbres abattus suffisent pour la construction d'une cabane ; une seule feuille de palmier bussu sert de porte ; dix feuilles imbriquées font à la demeure un toit impénétrable à l'orage pendant vingt années"235. Malgré tout, même le ciel de la Colombie n'est pas sans nuages et la nature renferme sous les tropiques d'autres aspects beaucoup moins plaisants et parfois même fortement désagréables, que Reclus ne manque pas de souligner. Le climat tout d'abord n'est pas toujours si agréable, notamment à cause de la chaleur parfois difficilement tolérable. Et parmi les désagréments qu'a eu à souffrir l'apprenti colon, 232
"Le Brésil et la colonisation", Revue des Deux Mondes, juin-juillet 1862. Voyage à la Sierra-Nevada…, op.cit., p. 27. 234 Idem, p. 305. 235 Nouvelle Géographie Universelle, Tome XIX, L'Amazonie et la Plata, p. 164. 233
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il y a également la faune dont il faut se prémunir : les crocodiles des fleuves et des marécages, les serpents, les scorpions, les tiques, les araignées, et les moustiques, encore les moustiques, de toutes espèces, qui "s'abattent par centaines sur la moindre surface de peau laissée à découvert, et pour se débarrasser (desquels), il faut se livrer à une gymnastique désespérée et courir ça et là comme un forcené"236. Ce sont en fin de compte tous ces éléments qui se conjuguent et donnent à cette nature sa puissance brute, qui au fond semble être ce qui frappe le plus l'habitué des campagnes du vieux continent. "Quelle joie pour l'Européen de pouvoir admirer une terre jeune encore et puissamment fécondée par les caresses brûlantes du soleil! J'ai vu l'antique chaos à l'œuvre dans les marécages où pullule sourdement toute une vie inférieure. A travers d'immenses forêts qui recouvrent de leur ombre des territoires plus grands que nos royaumes d'Europe, j'ai pénétré jusqu'à ces montagnes qui se dressent comme d'énormes citadelles au-dessus de l'éternel été, et dont les créneaux de glaces plongent dans une atmosphère polaire"237. Beauté, immensité, puissance, effervescence de la jeunesse, fougue et impétuosité d'une nature à la fois féconde et inhospitalière, marquent le voyageur et sont des termes récurrents dans le lexique reclusien. Les "forces impétueuses de la nature" surgissent de l'énergie des reliefs, des pluies diluviennes et de la puissance des torrents, à l'inverse d'une nature qu'Elisée Reclus juge, dans la vieille Europe, trop maîtrisée et enlaidie, à l'image des arbres des clôtures "martyrisés par le fer". L'état de nature peu profanée va de pair avec la société peu pervertie encore, que Reclus retrouve chez les tribus indiennes. Toutefois, et c'est là un autre des paradoxes de la personnalité de Reclus, de s'extasier sur "cette nature si libre et si pleine de vie, où le pas et la voix de l'homme semblent une profanation"238 et d'écrire par ailleurs que "certainement la nature vierge est belle, mais (qu')elle est d'une tristesse infinie : ce qu'il lui faut pour la rendre joyeuse, c'est la fécondité, c'est la parure de champs et de villages que lui donneront les travailleurs"239. Il semble apprécier plus que tous les paysages encore intacts, avant que l'on ne s'aperçoive de l'idée sous-jacente de les mettre en culture. On en arrive à la conclusion que ce qui grise Reclus, c'est justement, derrière la beauté du spectacle, le monde infini de possibilités qu'offre ce continent américain encore peu aménagé : "Pour un état social nouveau, il faut un continent vierge"240 L'idéal reclusien d'une société libre, métissée et une Comme nous venons de le souligner, on peut établir dans la pensée reclusienne un parallèle très net entre son empathie pour la nature encore peu profanée et pour la société encore peu pervertie des Indiens d'Amérique du Sud. Reclus se distingue en effet pour l'époque par son absence de préjugés, contre lesquels il met en garde : "rien n'est plus trompeur que les jugements portés sur les 236
Voyage à la Sierra-Nevada…, op. cit., p. 249. Idem, p. ii. 238 Idem, p. 248. 239 Idem, p. 304. 240 Idem, p. v. 237
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mœurs d'un pays d'après des idées préconçues"241. Il fait souvent de longues descriptions idylliques du mode de vie des Indiens242; il loue la jeunesse et la modestie de ces sociétés dans lesquelles "la corruption froide et convenable est inconnue", celle des Aruaques en particulier qu'il côtoie le plus fréquemment, ces "indiens encore enfants qu'un rien étonne". Malgré quelques caractères plus négatifs au premier rang desquels la paresse, le "farniente" qu'il explique par l'absence de misère, ces Indiens lui "plaisent mieux que les boutiquiers avides et les nègres ivrognes qui forment la population de Riohacha"243. On louera aujourd'hui l'absence de préjugés de Reclus, mais cette infantilisation des sociétés indiennes, dans un état social qu'il juge "encore très imparfait", n'échappe donc pas tout à fait aux stéréotypes du XIXe siècle. Il y a une sorte d'unité qui pour Reclus s'établit et forme le tout qui symbolise pour lui le Nouveau Monde. Reclus est allé très loin, beaucoup trop loin pensera le géographe d'aujourd'hui, dans l'établissement de ce lien. Ses analyses s'égarent quand il le présente comme quasiment organique, en mettant explicitement en relation l'aspect physique du continent et l'unité supposée de la société : "Le continent de l'Amérique du sud offre une simplicité de contours et de relief qui s'accorde parfaitement avec sa destinée. Il est un comme la race qui le peuple en partie. Traversé dans toute sa longueur par une arête de montagnes presque droite, et semblable à une épine dorsale, il est arrosé par les plus beaux fleuves de la terre, coulant tous dans la même dépression et se ramifiant avec une aussi parfaite régularité que les artères d'un corps organique. Évidemment ce continent a été fait pour servir de berceau à une seule et même nation"244. L'analogie est même prolongée encore avec l'unité des arbres dans la forêt tropicale : "Tordus les uns autour des autres, noués dans tous les sens par des cordages de lianes, à demi cachés par les plantes parasites qui les étreignent et qui boivent leur sève, ils semblent ne pas avoir d'existence propre. Les influences des climats sont les mêmes pour les peuples et pour la végétation : c'est dans les zones tempérées qu'on voit l'individu jaillir de la tribu, l'arbre s'isoler de la forêt". La démonstration de cette unité, parfois poussée à l'extrême dans les démonstrations de l'auteur emporté par son idéalisme, s'appuie aussi sur la valorisation du processus de métissage à l'œuvre sur le continent latino-américain. L'idéal d'une société libre, métissée et une, semble prendre forme sous les yeux du Reclus libertaire. A l'inverse de l'Amérique du Nord anglo-saxonne où "les fiers Anglo-Saxons refusent de s'allier avec les races méprisées"245, l'Amérique latine lui a donné l'occasion d'écrire beaucoup sur le métissage ; il y voit une réponse à ses 241
Idem, p. 190. Décrivant la vie des Indiens du bassin de l'Amazone, Reclus s'extasie avec candeur devant ces "charmants tableaux" : "Rien de gracieux comme les scènes de famille qu'on peut observer en plein air dans les villages des Tapuis, à l'ombre des palmiers euterpes ou bien sur l'eau du fleuve (…). Quant aux enfants des deux sexes, ils jouent dans l'eau du matin au soir comme autant de petits dauphins." 243 Lettre à sa mère, Riohacha, 19 février 1956. 244 Voyage à la Sierra-Nevada…, op. cit., p. iv-v. 245 "Les Républiques de l'Amérique du Sud. Leurs guerres et leurs projets de fédération", Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1866, p. 976. 242
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convictions de justice et de liberté vécue enfin sans entraves : "L'étranger peut rester pendant des années dans le pays sans que rien ne lui rappelle le pouvoir : il n'y voit ni soldats, ni agents de police, ni douaniers en uniforme, ni collecteurs d'impôts"246. La liberté de choix de vie si chère à Reclus lui semble enfin réalité : "L'homme s'y crée de toutes pièces une destinée (…) De là un sentiment extraordinaire de liberté"247. Le processus de métissage qui est propre à l'Amérique latine apparaît à Reclus comme le symbole de la réconciliation de tous les peuples, blancs d'Europe, noirs d'Afrique et indiens d'Amérique. Reclus n'échappe pas aux clichés lorsqu'il explique que "de ces croisements est née une population nouvelle qui tient a la fois de l'Espagnol pour son intelligence, son courage, sa sobriété, et de l'aborigène par sa force passive, sa ténacité et sa douceur naturelle"248. Claude Bataillon et Marie-France Prévôt-Schapira ont souligné dans la revue Hérodote la "vision historique optimiste du brassage généralisé" de Reclus249, mais montré également, à propos du Mexique, que ce dernier exprime malgré tout des réticences sur la naissance de nations métisses face aux difficultés à construire une unité nationale. Fidèle à ses convictions contre tout domination et oppression, il condamne sévèrement l'esclavage et dénonce à ce sujet l'Empire du Brésil, qui reste au sud le seul Etat à n'avoir pas aboli l'esclavage avant la fin du XIXe siècle (1889). Reclus voit dans le métissage des populations, qui est un processus commun, bien que plus ou moins accentué, à tout le sous-continent, un des fondements d'une même nationalité ibéro-américaine, ou plutôt hispano-américaine, si l'on reprend ses propos exacts, preuve du sort à part fait au dernier rempart contre la liberté républicaine, l'Empire brésilien. "Sauf quelques tribus d’Indiens qui seront facilement absorbées comme l’ont été déjà des millions d’aborigènes, toutes les sociétés hispano-américaines appartiennent à la même nationalité. (…) Les hispano-américains sont frères par les mœurs, par le sang, par la religion politique. Tous sans exception sont républicains"250. Pour Reclus donc, les populations indiennes sont destinées à une progressive assimilation aux autres populations nouvellement arrivées sur le sol américain, même s'il décrit les rapports parfois conflictuels et violents qu'ils entretiennent avec les colons, comme il en a été témoin avec les Indiens Goajires autour de Rio-Hacha. La question de la colonisation qui apparaît en contrepoint a été largement abordée par Elisée Reclus, et ses prises de position déjà abondamment commentées. On peut en rappeler quelques unes des grandes lignes, développées à partir de son expérience américaine. Dans les longs paragraphes de rappel historique que contiennent les derniers tomes de la Nouvelle Géographie Universelle, la colonisation ibérique est toujours largement dénoncée et les conquistadors présentés comme des "vautours autour d'une proie" (tome XVIII). Au Mexique par exemple, les "scélératesses" des Espagnols, traitant "odieusement les indigènes", les font décrire par Reclus comme "ayant vécu en parasites sur le dos des populations mexicaines" (tome XVII). Plusieurs spécialistes ont montré cependant qu'il y a un 246
Voyage à la Sierra-Nevada…, op. cit., p. 180. Idem, p. 226. 248 , "Les Républiques de l'Amérique du Sud. Leurs guerres et leurs projets de fédération", op. cit., p. 954. 249 Bataillon C, Prévôt-Schapira M.F., "Elisée Reclus : lecture(s) du territoire de l'Etat-nation mexicain", Hérodote, n°117, 2005, pp. 105-122. 250 Voyage à la Sierra-Nevada…, op. cit., p. iv. 247
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certain nombre d'ambiguïtés dans les idées que Reclus développe, et un article d'Axel Baudouin en 2003 refait le tour de la question en questionnant le colonialisme de Reclus251. Axel Baudouin présente une relecture des positions de Reclus sur la question coloniale, mises en relation avec ses positions anarchistes, et en arrive à la conclusion que Reclus, bien que souvent présenté comme un des représentants de l’anticolonialisme au XIXe siècle, était, et restera jusqu'à la fin de sa vie, un fervent partisan de la colonisation. Cette position semble, après tout, tout à fait logique vis-à-vis de la liberté individuelle qu'il revendique pour l'homme. Reclus se pose en colonialiste déterminé durant son séjour colombien. Ne parle-t-il pas de ses "plans de colonisation" lors de son installation, avortés ensuite? Axel Baudouin montre que là où repose tout l'ambiguïté des positions de Reclus sur cette question, c'est qu'il défend "une colonisation qui se voulait humaniste, idéale, en phase avec l'idéologie, toutes tendances politiques confondues, qui donnait au "monde civilisé" une mission à remplir vis-à-vis du reste du monde. Elisée Reclus distinguait entre colonies de peuplement et colonies d’exploitation. Les premières selon lui étaient légitimes, alors que les secondes étaient à proscrire". Cette distinction classique peut paraître fondée à première vue, mais une analyse plus poussée conduit à s’interroger sur les différences entre les divers types de colonisation. Béatrice Giblin252 en 1981 étudiait déjà les positions de Reclus sur la question coloniale dans le contexte de l’époque, montrant que Reclus n’attaque pas directement le principe même de la colonisation de peuplement, et accepte même le principe de l’implication du monde occidental dans les pays "retardés", comme d'autres hommes de gauche de l'époque. "Ce qu’il critique finalement, c’est plus certaines méthodes coloniales particulièrement choquantes que la colonisation de peuplement en tant que telle car elle représente pour lui une des modalités de la maîtrise de l’homme sur la terre. Reclus pense très sincèrement, et au fond très naïvement, qu’il est possible d’associer colons et indigènes d’une façon égalitaire dans une exploitation bénéfique du milieu naturel, en quelque sorte l’union du bon colon et du bon sauvage. Reclus voit dans l’entreprise coloniale un moyen de réaliser les buts du mouvement anarchiste, un modèle de société communautaire" (Giblin, 1981). Cette opposition dans les prises de positions de Reclus a été développée également par Claude Bataillon qui a analysé les textes de Reclus sur l’Amérique latine contenus dans les volumes de Géographie Universelle253. Il montre lui-aussi le décalage entre la vision saint-simonienne de Reclus dans le progrès, à travers notamment la colonisation, et par ailleurs son éloge des sociétés indiennes sauvages et heureuses. On ne se lasse pas d'être au final perplexe, presque admiratif il faut l'avouer, devant la capacité de Reclus à demeurer un fervent partisan de la colonisation, lui qui la dénonce souvent telle qu'elle est pratiquée sous ses yeux, quand elle consiste comme souvent en des concessions capitalistes et qu'elle se traduit par l'exploitation des indigènes. Dans le Voyage à la Sierra-Nevada, il dresse par exemple un tableau épouvantable de la ville de Colón au Panama, par 251
BAUDOUIN A., 2003, "Reclus colonialiste ?", Cybergeo, Revue européenne de géographie, n° 239. GIBLIN B., 1981, "Élisée Reclus et les colonisations" Hérodote, n°22, pp. 56-79. 253 BATAILLON C., 1994, «La vision coloniale de l'Amérique latine dans Elisée Reclus », in BRUNEAU M. et DORY D., Géographie des colonisations XVème -XXème siècles, L'Harmattan, pp. 123-128. 252
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laquelle il a transité, et qui est appelée plus couramment à l'époque Aspinwall, du nom du principal actionnaire du chemin de fer et par là même propriétaire en quelque sorte de la ville. Reclus y dénonce l'avidité d'une société de migrants soutenus par la "sombre énergie du gain", l'insalubrité de cette zone marécageuse, la main-mise des capitaux nord-américains sur la plupart des activités d'exploitation ou commerciales et les concessions de dizaines de milliers d'hectares qui leur sont accordées. Sans employer le mot, il décrit le fonctionnement de ce que l'on appellera l'économie d'enclave, que les entreprises nord-américaines vont développer à partir du début du XXe siècle dans la région centraméricaine, à l'écart des cadres politiques établis. Pour le Brésil, le discours va dans le même sens : "les traitants portugais ou péruviens, les autres aventuriers que l'esprit de spéculation amène sur le fleuve des Amazones, ne songent guère non plus à l'amélioration des tribus indiennes avec lesquelles ils se trouvent en contact. Gens grossiers et avides, ils ne pensent qu'à s'enrichir aux dépens des naturels, quand ils croient pouvoir le faire sans danger ; ils les maltraitent, et chose plus déplorable peut-être, ils spéculent sur l'ivrognerie de ces pauvres gens"254. Le gouvernement brésilien n'est pas exempt de reproches non plus : "Quant à l'instruction publique, elle n'est pas simplement négligée chez les Tapuis ; elle est presque nulle. On leur a accordé l'institution de la garde nationale et le droit de suffrage, on leur a donné des képis et des baguettes de tambour ; mais on a oublié de leur envoyer des maîtres d'école"255. Des territoires politiques en recomposition Reclus, géographe engagé, anarchiste et libertaire, homme particulièrement investi dans les combats politiques de son temps, ne pouvait également qu'être particulièrement sensible aux transformations politiques qui se sont produites sous ses yeux en Amérique latine durant toute la seconde moitié du XIXe siècle. L'entreprise de recomposition qui découle du démantèlement des empires espagnols et portugais a trouvé une résonance particulière dans la pensée de Reclus. Avec un siècle de recul, il est particulièrement intéressant de revisiter le regard de ce contemporain engagé. L'importance des recompositions politiques à l'œuvre dans les territoires américains se traduit à cette époque par l'évolution de la terminologie. Il faut souligner qu'au début de la seconde moitié du XIXe siècle, l'usage du qualificatif de latine apparaît, pour désigner la partie du continent américain qui se trouve au sud du Rio Grande. Le concept d'Amérique latine naît en Europe, par opposition à une Amérique anglophone et protestante qui s'affirme au nord. Ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale que l'emploi de ce terme va se généraliser. Toutefois, on peut noter que Reclus emploie cette nouvelle formulation une fois dans la préface du Voyage dans la Sierra-Nevada (1861), formulation qu'il reprendra par la suite de façon très ponctuelle dans les derniers tomes de la Géographie Universelle, lorsqu'il
254 255
"Le Brésil et la colonisation", op. cit., p. 944. Idem, p. 945.
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évoque "l'Amérique dite latine"256 (1891). Le plus souvent, il continue d'utiliser les qualificatifs d'Amérique "du milieu" ou "méditerranéenne" (ou encore d'"Indes occidentales") et d'Amérique du Sud ou "méridionale", des dénominations donc d'ordre purement géographique. Cette petite parenthèse sur l'évolution des concepts est là pour rappeler que si ceux-ci se renouvellent au moment même où Reclus s'intéresse à ce continent, c'est bien que l'on se trouve dans une période de forte recomposition politique et sociale et de fort repositionnement sur la scène internationale, bouleversements que Reclus va analyser dans plusieurs articles de la Revue des Deux Mondes notamment, ainsi que dans la Nouvelle Géographie Universelle. On peut être frappé par la quasi-absence de considérations politiques dans la correspondance que Reclus a entretenu durant son séjour en Nouvelle-Grenade ou dans les écrits qui le relatent par la suite. Reclus ne semble pas s'être investi politiquement durant les deux années de son séjour. Ses lettres permettent de comprendre aisément pourquoi. Il ne s'agit pas d'un désintérêt, comme l'on pouvait s'en douter, mais du fait de son éloignement géographique du cœur de la vie politique de la Colombie. Reclus a séjourné dans des ports de la côte atlantique qui se trouvent à bonne distance de la capitale montagneuse, Bogota, et confronté à l'inefficience des moyens de communication de l'époque dans cette partie du monde, il relate qu'il ne s'est même jamais rendu à Bogota faute de moyens. Il souligne également le fait que les journaux nationaux ne parvenaient même pas toujours jusqu'à lui, accroissant ainsi son isolement. Dans une lettre seulement, Reclus évoque les élections en Nouvelle Grenade, et l'on retrouve alors ses opinions clairement exprimées à son frère : "Nous avons été battus aux élections dernières : Ospina, le jésuite sans tâche (…), un de ces Aarons visqueux qui font couler l'huile de la sainteté sur leur barbe et sur le bord de leurs vêtements, vient d'être élu pour quatre longues années"257. Ce thème est en revanche le sujet d'articles écrits de retour en France ainsi que de longs chapitres de la Géographie Universelle. La naissance de nouveaux Etats qui se sont libérés du joug d'un Empire colonisateur et se sont constitués en Républiques, c'est-à-dire qui ont pris en main leur propre destinée, impressionne Reclus au plus haut point. Il y voit les conditions de la naissance du monde nouveau qu'il appelle de ses vœux et s'engage ouvertement pour ces jeunes Républiques issues du démantèlement de l'Empire espagnol en 1821, en consacrant notamment un article à l'insurrection de Cuba258. Son analyse géopolitique lui fait ainsi distinguer deux Amériques latines : d'un côté les républiques hispano-américaines, issues de l'empire espagnol, pour lesquelles il s'engage ouvertement ; de l'autre le Brésil qui subsiste comme Empire jusqu'en 1889, objet de violentes critiques. Celles-ci sont largement développées dans l'article sur "Le Brésil et la colonisation" et dans la Géographie Universelle, qui abordent notamment la question sensible de l'esclavage, aboli seulement en 1888. "A l'ouest des nations affranchies, à l'est un mélange d'habitants dont le tiers se compose de misérables esclaves sans patrie et 256 257 258
Nouvelle Géographie Universelle, Tome 17 : Les Indes Occidentales, p. 15. Lettre à Elie, 3 octobre 1856. "L'insurrection de Cuba", Revue Politique, [S.l.] : [s.n.], [18??].
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sans droit"259. L'instabilité interne des républiques fraîchement installées, qui semble devenir chronique, demeure malgré tout un objet de préoccupation pour Reclus : "Dans toutes les républiques de l'Amérique du Sud, où il n'y a ni population, ni armée, ni voies de communications, ni institutions antiques, la force de résistance que les partis opposent l'un à l'autre est peu de chose et les gouvernements sautent et retombent comme de petits bonshommes de moelle de sureau sur un gâteau de résine"260. L'idéal d'unité de Reclus trouve cependant de quoi se réjouir dans les projets de fédérations envisagés entre un certain nombre des nouveaux Etats après l'indépendance, sous l'impulsion de personnalités politiques comme Simon Bolivar. Se concrétiseront temporairement les Provinces Unies d’Amérique Centrale (ou République fédérale centro-américaine), la Grande Colombie, et la Fédération péruvo-bolivienne.Un article est consacré à leur analyse dans la Revue des Deux Mondes, dans lequel Reclus s'attache à mettre en avant l'importance historique des changements d'équilibre qui sont susceptibles d'en résulter261. Car viennent s'ajouter aux projets de regroupements régionaux entre Etats voisins, des tentatives d'union ou du moins d'entente à une échelle continentale plus vaste, que différents congrès organisés au cours du XIXe siècle dans différents pays d'Amérique du Sud essaient de promouvoir262. Reclus loue l'idée d'une grande ligue américaine qui émerge, parce qu'elle "contribuera certainement pour une forte part à prévenir les insurrections et les luttes en introduisant la pratique de l'arbitrage dans tous les différends"263. Cela ne peut que nous renvoyer à la mise en place ultérieure de l'Organisation des Etats Américains (OEA), qui ne se réalisera qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale, mais toujours dans cette même optique. Reclus pense en effet que le métissage de la société et l'héritage historique partagé ont créé un sentiment d'appartenance commun dans tout le continent latino-américain : "De l'estuaire de la Plata aux bouches du Rio-Bravo et du Colorado (…), vivent plus de 26 millions d'hommes parlant tous la même langue, se rattachant tous au sol américain par leurs aïeux indigènes et participant aux mêmes souvenirs historiques par les traditions de la mère-patrie et les efforts communs tentés contre les Espagnols pendant quinze années de luttes". Il n'en constate pas moins que "malheureusement ces nations, désunies par les guerres intestines, séparées les unes des autres par des vastes solitudes et même par des régions inexplorées, ne sont point encore un groupe de peuples frères. Leur unité, si bien indiquée par la nature et par l'origine, ne s'est point encore réalisée en politique". Effectivement, le processus de regroupement en fédérations sera bien éphémère ; les regroupements n'ont pas résisté longtemps à l'éclatement, sous l'effet des forces centrifuges exercées par les anciennes provinces, à l'exemple de la Grande Colombie, proclamée en 1819 au Congrès d'Angostura, et peu à peu démantelée à partir de 1929. L'actualité du XIXe siècle en Amérique latine reste en effet alimentée par les conflits qu'ils soient internes ou internationaux. Les analyses de Reclus se font 259
"Les Républiques de l'Amérique du Sud. Leurs guerres et leurs projets de fédération", Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1866, p. 962. 260 Lettre à Elie, 3 octobre 1856. 261 "Les Républiques de l'Amérique du Sud. Leurs guerres et leurs projets de fédération", p. 954. 262 Voir l'article précédemment cité. 263 Idem, p. 980.
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assez vastes pour cerner les influences extérieures déstabilisantes. Si celle des puissances européennes semble, au milieu du XIXe siècle, avoir disparu sur le continent américain, sauf au Mexique, Reclus en redoute deux autres, celle du Brésil et surtout le nouveau danger qui vient de la remuante holigarchie esclavagiste des états anglo-américains264, à l'exemple de son soutien à l'envahissement du Nicaragua par le flibustier Walker. Il expose la nouvelle doctrine dite de Monroe, qui justifie l'intervention des Etats-Unis par leur diplomatie ou par leurs armes265. Malgré ces dangers, les républiques hispano-américaines sont présentées comme enfin maîtresses de leurs destinées266, mais cela ne les empêche pas d'être impliquées dans des conflits. Reclus consacre plusieurs articles à l'analyse de ces derniers, notamment la guerre du Paraguay commencée en 1865267. La plupart sont dus à des contentieux territoriaux, le principe de l'uti possidetis adopté de concert par les nouveaux Etats (Congrès d'Angostura, 1819), selon lequel sont respectées et maintenues en l’état les frontières coloniales héritées, ne suffisant pas à éviter les litiges. La politique du Brésil, ayant réussi à s'adjuger de grands territoires aux dépens de ses voisins hispaniques, est particulièrement condamnée par Reclus, qui s'emploie à stigmatiser notamment l'acharnement avec lequel celui-ci, allié à l'Argentine, mène la guerre contre le Paraguay, dans le but de le démanteler. Mais Reclus insiste sur le soutien des républiques andines au Paraguay, Bolivie en tête268. A la fin du XIXe siècle, tous les conflits sont loin d'avoir trouvé un règlement définitif. Il faudra attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour observer un apaisement et une normalisation des relations de voisinage en Amérique latine, et encore au début du XXIe siècle, l'image ancrée d'une région instable reste difficile à effacer. Reclus n'oublie pas dans ses analyses les conséquences économiques des transformations politiques. Il décrit par exemple les conséquences du mouvement d'indépendance politique sur le commerce et le déclin du port de Carthagène, dont la prospérité factice s'est évanouie, avec l'abandon du monopole et l'ouverture de ports libres. Le potentiel qu'il voit dans le continent sud-américain est cependant immense: il prédit un fort courant d'immigration, l'augmentation de la population, le développement des productions agricoles et du commerce, ainsi que celui des infrastructures de transport. Ce potentiel apparaît largement surestimé, à la lumière du niveau de développement actuel, notamment pour certaines régions comme l'Amérique centrale. Si Reclus saisit bien en effet le potentiel stratégique de l'isthme ("tôt ou tard, le rôle commercial de la région des isthmes sera de premier ordre, car là sera certainement un jour le grand lieu de passage entre l'Atlantique et le Pacifique"269)., il surestime le brillant avenir d'une aire qui, à l'heure actuelle, connaît de grandes difficultés sociales et économiques. De même lorsqu'il cite 264
Idem, p. 957. Idem. 266 Idem, p. 978. 267 Le récit détaillé des modalités des combats et des tractations est contenu dans les articles "La Guerre du Paraguay", Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1867, ainsi que dans "L'élection présidentielle de La Plata et la guerre du Paraguay", Revue des Deux Mondes, 15 août 1868. 268 Idem, p. 963. 269 Nouvelle Géographie Universelle, Tome 17 : Les Indes Occidentales, p. 16. 265
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comme modèle la république indépendante d'Haïti, non plus gouvernée par des blancs mais par des noirs, comme "préfigurant bien d'autres renversements"270, Reclus est loin d'imaginer qu'au début du XXIe siècle elle sera surtout citée pour son instabilité et comme le plus pauvre des Etats latino-américains. On pourrait enfin s'arrêter sur la Colombie. Reclus lui prédisait des lendemains radieux, écrivant sur "l'avenir de ces belles montagnes (…) aussi beau que la Suisse" et sa volonté d'en être un des pionniers"271. Bien que Reclus sache aussi nuancer "l'état social de ces peuples en formation (qui) laisse encore beaucoup à désirer", et analyser les facteurs qui lui apparaissent comme des freins : la religion, la subsistance d'une sorte de servage à défaut de l'esclavage, ou bien encore les guerres civiles ou entre voisins, on ne peut que constater qu'il aurait été bien désenchanté par la réalité colombienne d'aujourd'hui, régie par les affrontements internes et la production de drogue272. Conclusion Reclus écrit en quittant Sainte-Marthe que c'est "le plus beau rêve qu'il a fait de sa vie", même si l'éloignement de sa famille et les difficultés à correspondre avec elle lui ont beaucoup pesé. Reclus voit dans l’Amérique du Sud une terre promise, selon sa propre expression273, où se réalise son rêve d’harmonie et de métissage généralisé. L’Amérique du Sud représente pour Reclus le lieu d’accomplissement possible d’un projet social et politique : une fusion de tous les peuples dans l’harmonie, la paix et le bonheur Il nous livre également en tant que contemporain, une analyse éclairante des sociétés et de la géopolitique de l'Amérique latine dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Ce qui se dégage de ses écrits sur l'Amérique latine, outre la fascination du voyageur devant les paysages exotiques, c'est la conviction intime que ce continent ouvre des possibilités de colonisation et de création d'une nouvelle réalité sociale. "C'est avec joie que je me tourne vers ce peuple naissant. J'espère en lui, en ses progrès, en sa prospérité future, en son influence heureuse sur l'histoire du genre humain. La république Grenadine et ses sœurs sont encore faibles et pauvres ; mais elles compteront certainement parmi les empires les plus puissants du monde"274. Reclus gardera toujours cet espoir, et malgré les exactions qu'il ne peut que constater, rien ne semblera le décourager vraiment. Ainsi écrit-il en 1893 à son gendre, sur le bateau qui le ramène du Brésil et qui le conduit à Dakar : "Tu sais que j'étais revenu un peu écoeuré de ces immenses caféteries de Saint-Paul, où l'on n'a qu'à se baisser pour ramasser de l'argent, obtenu, comme en tant d'autres endroits, par le travail des autres. Mais il y a tant, tant à faire dans ce pays que j'userai certainement de mon crédit, s'il y a lieu, pour envoyer là-bas des travailleurs et des 270
Idem, p. 13. Lettre à sa mère, 1956. 272 La région atlantique de la Sierra-Nevada où a vécu Reclus comprend deux réserves indiennes et deux parcs nationaux naturels qui couvrent 90% du massif. Elle est particulièrement agitée par les combats entre la guerilla et les paramilitaires. En 2004, dans le cadre du Plan Colombie, la police a fumigé 2000 ha de plantations illicites de coca dans la Sierra. 273 "Le Brésil et la colonisation", op. cit., p. 958. 274 Voyage à la Sierra-Nevada…, op. cit., p. iii. 271
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gens à idées, si l'occasion se présente, et il n'y a rien d'impossible à cela"275. Nous voulons ainsi retenir pour dernière note son optimisme et son amour des quatre coins de la "petite pelote terrestre"276, expression une fois encore toute reclusienne.
Ecrits d'Elisée Reclus sur l'Amérique latine (par ordre chronologique): «Les côtes néogrenadines » , Revue des Deux Mondes, 1er déc. 1859. « Ste. Marthe et la Horqueta » , Revue des Deux Mondes, 1er février 1860. « Rio Hacha- Les indiens goajires et la Sierra Negra », Revue des Deux Mondes, 15 mars 1860. « Les Aruaques et la Sierra Nevada », Revue des Deux Mondes, 1 mai 1860. Voyage à la Sierra Nevada de Sainte Marthe. Paysages de la nature tropicale. Paris, Hachette, 1861. « Le Brésil et la colonisation », Revue des Deux Mondes, juin-juillet 1862. « Atlas de la Colombie », Bulletin de la Société de Géographie, 3 août 1866. « Les Républiques de l'Amérique du Sud. Leurs guerres et leurs projets de fédération », Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1866. « La Guerre du Paraguay », Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1867. « L'élection présidentielle de La Plata et la guerre du Paraguay », Revue des Deux Mondes, 15 août 1868. « L'insurrection de Cuba », Revue Politique, [S.l.] : [s.n.], [18??]. « Les Indes Occidentales », tome XVII de la Nouvelle Géographie Universelle, Paris, Hachette, 1891. « Amérique du Sud. les régions andines », tome XVIII de la Nouvelle Géographie Universelle, Paris, Hachette, 1893. « Amérique du Sud. L'Amazonie et la Plata », tome XIX de la Nouvelle Géographie Universelle, Paris, Hachette, 1894. Correspondance. Elisée Reclus. Tome 1 (décembre 1950-mai 1970) et tome 2 (octobre 1870-juillet 1889), Paris, Schleicher frères, 1911 ; tome 3 (septembre 1889juillet 1905), Paris, Alfred Costes éd., 1925.
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Lettre à Paul Régnier, entre Pernambuco et Dakar, 5 août 1893. Lettre à Elie, San Antonio, 1er février 1857.
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Bibliographie : BATAILLON C., 1994, « La vision coloniale de l'Amérique latine dans Elisée Reclus », in Bruneau M. et Dory D. (éd.), Géographies des colonisations, XVe-XXe siècles, Paris, L'Harmattan, pp. 123-128. BAUDOUIN A., 2003, « Reclus colonialiste ? », Cybergeo, Revue européenne de géographie, n° 239, mai 2003. HERODOTE, 1981, n°22 (Elisée Reclus, un géographe libertaire). HERODOTE, 2005, n°117 (Elisée Reclus). SARRAZIN H., 1985, Elisée Reclus ou la passion du monde, Paris, La Découverte.
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La grande divergence à résorber : l’Orient et l’Occident vus par Elisée Reclus
Philippe PELLETIER Professeur, Géographie, Université Lyon 2 Les relations entre Orient et Occident sont au cœur de toute réflexion sur la ou les civilisations. L'existence de l'Autre, pendant longtemps mystérieux puis de plus en plus connu, a soulevé des questions de tout ordre qui relèvent largement de la géographie ou, mieux, de la métagéographie. Par métagéographie, on entend l'ensemble des structures spatiales à travers lesquelles les individus et les sociétés ordonnent leur connaissance géographique du monde, ainsi que son étude277. Elle ne se confond pas avec la géographie des perceptions et des représentations puisqu'elle est aussi une façon opératoire, une géographie en acte, un instrument, un moyen qui modifie la carte même du monde. Dans sa prétention selon les uns, son ambition selon les autres, la démarche scientifique et analytique des Occidentaux a régulièrement buté sur l'exemple ou le contre-exemple de l'Orient. A tel point qu'un Marx, par exemple, a dû créer une catégorie adhoc pour l'insérer dans son schéma linéaire et mécanique des stades historiques : celle du "mode de production asiatique". Ce faisant, il introduit d'ailleurs l'une des rares brèches spatiales (l'Asie) dans un raisonnement de linéarité sagittale (la flèehe du temps) qui se veut historique, économique et politique (l'Antiquité, la féodalité, la bourgeoisie…). De fait, l’attribution de noms spécifiques aux continents ou aux grandes parties du Monde devient un outil géographique et un projet géopolitique sous la bannière de l'européanisation ou de l'occidentalisation. Actualité de la thématique Orient-Occident La difficulté analytique réside dans le fait que le binôme Orient-Occident repose sur deux approches qui ne se recoupent qu'en partie : l’une est spatiale (un espace délimité) et l’autre notionnelle (un monde conçu). La base spatiale est supposée neutre et invariable, car vêtue du label scientifique, tandis que le notionnel partagé par l'imaginaire métagéographique de tout un chacun débouche sur des idées, des discours et des mythes. L’articulation entre les deux sert à crédibiliser des explications mais aussi à légitimer des politiques considérées comme correctes, allant de soi, logiques ou inéluctables.
277 LEWIS M. W., WIGEN K. E., 1997, The Myth of continents - A critique of Metageography, University of California Press, 346 p.
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Edward Saïd a ainsi tenté de démontrer que l'orientalisme conçu par les Occidentaux n'était, même dans son esthétisme a priori inoffensif et son scientisme apparemment neutre, qu'une machine de guerre pour coloniser spirituellement et matériellement l'Orient 278. Plus récemment, Georges Corm cherche à dépasser cette position en déconstruisant ce qu'il appelle le "mythe de la fracture Orient-Occident", non pour alimenter l'hostilité entre les deux, « mais, au contraire, pour la réduire, montrer son inanité, son rôle néfaste dans les inconscients collectifs qui s'abreuvent, en dépit de tous les progrès supposés de la laïcité, aux archétypes bibliques, qu'ils soient juifs, chrétiens ou musulmans » 279. De façon stimulante et convaincante, il montre comment l'image construite par chacune de ces civilisations, pour elle-même et vis-à-vis l'autre, est largement fausse, car sélective, et qu'elle s'alimente symétriquement dans l'auto-mensonge réciproque. Mais les définitions géographiques de Saïd ou de Corm interrogent. Pour le premier, l’Orient semble aller jusqu’à l’Inde, et pas plus loin. Pour le second, il commence en Turquie et au Liban, alors que son raisonnement même le conduit, fort justement, à apparier l'Europe au monde arabo-musulman, turc et persan. Du coup, Georges Corm ressuscite un Extrême-orient, une catégorisation pourtant passée de mode, qui comprend la Chine et le Japon, tandis que l'Inde est évaporée. Cette question de délimitation et de définition entre Orient et Occident n’est pas anodine. Elle reste d'une brûlante actualité car les positionnements identitaires s’accompagnent de projets politiques et économiques sur fond de théorie de “choc des civilisations”. La renaissance de la puissance chinoise et l'ouverture de son marché suscitent craintes et convoitises chez les élites occidentales, qui s'inquiètent ou se réjouissent simultanément de l'apparent marasme japonais. La constitution possible d'une union asiatique du type "Asean + 3" (les dix pays de l'ASEAN plus la Chine, la Corée du Sud et le Japon) apaise ou effraie. L’approche d’Elisée Reclus (1830-1905) sur cette distinction entre Occident et Orient, bien que réalisée il y a plus d’un siècle, permet encore d’alimenter notre réflexion de façon stimulante et pertinente. Les textes de Reclus sur l’Asie N'ayant pas dépassé Smyrne dans sa visite du continent asiatique280, Elisée Reclus s’appuie, comme à l'accoutumée, sur un vaste réseau d'informateurs, d’articles, de notes et de livres pour traiter des pays asiatiques. Certaines sources sont connues, d'autres moins. Pour le Japon, il bénéficie de l'apport précieux de son collègue en géographie comme en anarchie, Léon Metchnikoff (1838-1888), qui a vécu au Japon pendant trois ans et rédigé L'Empire japonais (Genève, 1881) 281. Il lit les travaux des pionniers orientalistes français ou étrangers, des diplomates, des missionnaires, des voyageurs, des géographes, des scientifiques variées. 278
SAÏD E., 1980 [1978], L'Orientalisme - L'Orient créé par l'Occident. Paris, Le Seuil, 402 p. CORM G., 2005, Orient-Occident, la fracture imaginaire, Paris, La Découverte, nouvelle édition avec postface inédite (première édition 2002), 212 p., p. 129. 280 Correspondance, tome II, p. 290-304. 281 METCHNIKOFF L., 1881, L'Empire japonais. Genève, H. Goerg - Th. Mueller, texte et dessins de l'auteur, 702 p. 279
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L'article East and West (1894), inédit en français, constitue une excellente synthèse de ce qu'Elisée Reclus pensait de la relation Orient-Occident. Il le rédige à la suite d'une offre proposée par la revue britannique The Contemporary Review. Cette revue fondée en 1866 aborde à l'origine des thèmes religieux, politiques et littéraires, et traite de nos jours des sujets d'actualité282. Reclus y reprend des idées déjà formulées dans la Nouvelle Géographie Universelle (vol. VII, 1882, intitulé L’Asie orientale), et qu’il exploitera à nouveau dans L'Homme et la Terre (1905). Il s'agit d'un article d'une douzaine de pages, denses, sans cartes ni illustrations mais dont on trouve celles qui lui correspondent dans le chapitre VI de L'Homme et la Terre283. Ce texte de Reclus peut être mis en regard avec un article de même calibre et publié à la même époque par Halford John Mackinder (1861-1947), The Geographical pivot of history (1904), article qui deviendra célèbre comme référence géopolitique284. Les deux hommes se sont d’ailleurs cotoyés au cours des années 1880-90 à Londres au sein de la Royal Geographical Society, aux côtés de Pierre Kropotkine (1842-1921) et d'autres285. Mais ni l'un ni l'autre ne se font référence. Leur approche est radicalement différente, sauf sur un point : elle se distingue de Friedrich Ratzel (1844-1904), dont la Politische Geographie (1897), ouvrage qui se situe également à la même époque, réfléchit essentiellement sur des principes politiques (pouvoir, possession, guerre, commerce…) ou des principes spatiaux (la mer, la terre, les îles, les continents…)286. En revanche, Reclus et Mackinder tentent une spatialisation à toutes les échelles des phénomènes historiques par le biais de découpages zonaux et régionaux. Mais, à part cela, leurs points de vue divergent. Mackinder raisonne en termes de puissance et de pouvoir. A la conclusion de son texte (qui est la transcription d'une conférence donnée à la Royal Geographical Society le 25 janvier 1904), il déclare "avoir parlé en tant que géographe" mais il aisé de constater, en lisant l'ensemble, qu'il se pose comme un expert désireux d’orienter convenablement la politique de l'empire britannique, comme le confirmera sa carrière politique et diplomatique ultérieure. Cet état d'esprit apparaît bien lorsqu’il termine son article par une mise en garde contre la 282
Elisée Reclus a écrit en tout cinq articles pour The Contemporary Review : 1. "Anarchy : by an anarchist", 45-5 (1884) ; 2. "East and West", 66-346 (1894) ; 3. "The Evolution of Cities", 67-2 (1895) ; 4. "Russia, Mongolia, and China", 67-5 (1895) ; 5. "The Progress of Mankind", 70-? (1896). D'après son livre de comptes personnel (archives de l'Institut français d'histoire sociale, Fonds Elisée Reclus, 14 AS 232, dossier IV), Reclus a reçu 342 francs de l'époque pour son article "East and West". Je remercie chaleureusement le professeur Gary Dunbar pour l'ensemble de ces informations. 283 Ainsi les cartes suivantes : "Territoires du Soleil levant au Soleil couchant", "Civilisations successives et leurs aires d'influence", "Quelques méridiens initiaux", "Zone de dépopulation entre l'Orient et l'Occident", "Migrations océaniennes", "Routes divergentes d'Extrême-Orient", "Convergences des routes de l'Asie antérieure", "Quelques routes de la civilisation eurasienne", "Quelques routes de la civilisation mondiale jusqu'au voyage de Magellan-Del Cano" (avec une projection Van den Grinten)… 284 MACKINDER H. J., 1904, "The Geographical pivot of history", The Geographical Journal, XXIII-4, p. 421-444. Reproduit in extenso et en fac-similé dans The Geographical Journal, 170-4, décembre 2004, revue qui consacre un numéro spécial à Mackinder. Cf également : NICHOLAS O. G. et GUANZINI G., 1988, Halford John Mackinder, géographie et politique, espace, science et géographie. Lausanne, Eratosthène-Méridien 2, 84 p., qui reproduit de larges extraits de cet article p. 38-41. A noter que Mackinder n'utilise pas le terme de géopolitique. 285 KEARNS G., 2004, "The political pivot of geography", The Geographical Journal, 170-4, p. 337-346. 286 RATZEL F., 1987, La Géographie politique, les concepts fondamentaux. Avant-propos de Michel Korinman, choix de textes et traduction par François Ewald, Paris, Fayard, 230 p.
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menace que représenterait « le péril jaune pour la liberté du monde » si, par malheur, « les Chinois, par exemple, organisés par les Japonais, renversaient l'empire russe et conquéraient son territoire». Reclus et la civilisation de l’Ancien Monde Outre le fait que cette posture soit étrangère à ses convictions, Reclus raisonne au contraire en termes de civilisation. Par ce mot, il entend l'avancée d'une société. Conformément à son principe de progrès et de ré grès, emprunté au philosophe napolitain Giambattista Vico (1668-1744), il sait aussi que les civilisations connaissent des phases de rayonnement comme de déclin et que, par conséquent, nullle civilisation n'est supérieure en soi. Bien placé aux côtés de son frère Elie Reclus (1827-1904), qui a beaucoup écrit en faveur de ce qu'on appelait alors les "peuples sauvages", Reclus se fait ainsi, systématiquement, le porte-voix des ethnies minoritaires, en les décrivant, en dénonçant leur oppression ou leur "extermination" 287. A propos du Japon, il consacre plusieurs pages aux Ainos (Ainu), très bien documentées et illustrées de dessins ou de photos288. Pour Reclus, sans aucun doute, les civilisations orientales et occidentales relèvent du même monde : l'Ancien, l'Ancien Monde ["Ancient World", expression moins péjorative que celle d'"Old World" utilisée par Mackinder. C'est pourquoi il n'utilise pas le terme de "fracture" entre les deux, que critiquera Georges Corm, mais plutôt celui de "séparation", de "contraste", de "distinction" ou de "divergence". Ce choix sémantique souligne l'idée d'une origine commune de civilisation avant que « l'évolution humaine [ne] s'accomplisse différemment des deux côtés » (E&W, p. 478). L'Inde, notamment, est considérée comme la matrice des grandes religions, même si celles-ci se sont dissociées par la suite, alors que Mackinder oppose nettement, deux par deux, puis une à une, bouddhisme et brahmanisme, mahométanisme et christianisme. Reclus se gausse de ceux qui postulent une différence de race et d'esprit entre Orientaux et Occidentaux : « Certains écrivains s'abandonnant aux fantaisies mystiques et arguant d'une prédestination supposée providentielle, ont essayé d'expliquer le contraste entre l'Ouest et l'Est par une différence de races originelle et indestructible. Les races orientales et occidentales, disent-ils, auraient été créées différemment, dès les commencements, l'esprit des Orientaux, nuageux et chimérique, étant porté aux perceptions tordues, aux raffinement subtils et aux ambiguïtés contradictoires, tandis que l'esprit des Occidentaux aurait été doué du génie de l'observation, d'une rectitude naturelle de pensée, de la vraie compréhension des choses. Le mythe du Serpent dans le Paradis Terrestre [the Garden], symbolisant aux yeux de ces écrivains l'influence pernicieuse de l'Orient dominerait l'histoire. Mais une conception pareille ne repose évidemment que sur le souvenir des conflits qui eurent lieu à certaines époques… » (E&W, p. 483). 287 DESPY-MEYER A., 2004, "Elie Reclus, un ethnologue et un mythologue méconnu", Les Amis de Sainte-Foy et de sa région, 84-2, p. 8-20. Je remercie Danièle Provain de m'avoir communiqué cette référence. 288 NGU-AO, p. 749-757 ; H&T, III, p. 91-93 ; H&T, V, p. 504 et 527
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Bien entendu, Reclus voit bien, et il l'écrit, que la civilisation occidentale est en pleine phase d'expansion, en particulier aux dépens de la civilisation orientale. Cette dernière, toutefois, est celle qui offre le plus de résistances, contrairement à l'africaine et à l'amérindienne. L’expansion occidentale se fait sur la base d'un double processus, combiné mais contradictoire : le progrès technique, machinique et sanitaire, que Reclus soutient ; et l'impérialisme, via la guerre et les conquêtes commerciales, que Reclus critique. Mais il existe aussi à l'intérieur même des civilisations, et des sociétés, des tensions contradictoires entre les dirigeants et le peuple, l'Etat et l'association libre. La colonisation, surtout occidentale à l'époque, est le fruit de ces tensions : l'installation de populations miséreuses venues d'Europe sur de nouvelles terres à cultiver (colere en latin, qui donne colonisation) est récupérée par l'impérialisme des grandes puissances, au détriment des populations locales mais aussi des colons populaires eux-mêmes. Le colonialisme européen en Asie méridionale et orientale est toutefois différent de celui qui touche l'Afrique ou l'Amérique puisque la colonisation de peuplement reste proportionnellement faible, même dans l'Inde britannique, même dans l'Indochine française ou l'Insulinde néerlandaise. L'identification des espaces orientaux La relativisation historique des civilisations chez Reclus trouve sa correspondance dans une relativisation géographique. Chaque ethnie puis chaque civilisation se considère naturellement, logiquement et légitimement comme étant au centre de la terre. Partant, chaque civilisation positionne différemment l'Est et l'Ouest. L'Asie mineure qui était l'Occident pour les Babyloniens devient ainsi l'Orient pour les Hellènes. Il en découle une grande variation toponymique, dont l’analyse relève de la métagéographie. A la rigueur, peu importent les limites et donc les dénominations pour un Reclus qui rechigne toujours à séparer les peuples. Mais il doit néanmoins les étudier pour comprendre la situation, puisque « d'un point de vue historique, il apparaît cependant utile d'essayer de déterminer approximativement la ligne normale de séparation entre les deux moitiés de l'Ancien Monde qui correspondent le mieux aux noms d'Est et Ouest » (E&W, p. 476). L'identification spatiale des deux civilisations orientales et occidentales ne pose toutefois pas, au préalable, de problème pour Elisée Reclus. D'un côté, il englobe l'Occident dans un vaste monde euro-méditerranéen, qui comprend le monde arabe, la péninsule arabique, le Proche-Orient, la Perse mais aussi l'ensemble de l'Afrique du Nord de l'Egypte au Maroc (ce qu'il appelle "Egypte, Cyrénaïque, Mauritanie") (E&W, p. 476). De l'autre côté, il constitue l'Orient avec l'Inde, l'IndoChine, et l'Asie orientale qu'il définit comme étant composée de la Chine, du Japon et de la Corée. Il s’agit là d’une autre différence majeure avec Mackinder. Non content de rester assez superficiel sur l'Orient, celui-ci s'évertue en effet à dissocier le monde mahométan du monde chrétien, donc de l'Europe stricto sensu, et à diviser ce monde mahométan en deux sous-ensembles antagonistes, l'un dominé par les Sarrazins (les Arabes), désormais assagi et contrôlable, et l'autre par les Touraniens (Turcs et turquisants), encore trop inquiétants car instables. La part belle est faite à l'Europe, 177
chrétienne et unie, ouverte sur l'aventure atlantique et outremer : la Méditerranée n'existe pas chez Mackinder, sinon comme espace de morcellement en soi. Mackinder oppose même résolument le monde grec et le monde romain, ce que lui reprocheront d'ailleurs ses commentateurs à l'issue de la conférence (Amery, Hogarth). La vision de Reclus qui confond l'Europe et le Proche-Moyen Orient autour de la Méditerranée est novatrice, et pertinente. Si l'on se contente d'observer l'histoire de la pensée géographique, force est de constater que, de Eratosthène (IIIe siècle BC) à Martin Behaim (XVe siècle AD), en passant par Ptolémée (IIe siècle AD) ou Al-Idrisi (XIIe siècle AD) avec tous les antiques géographes grecs, souvent alexandrins (comme le fameux Ptolémée lui-même), dont l’héritage scientifique est soigneusement cultivé sinon amélioré par les savants arabo-musulmans et persans jusqu'à leur retour triomphal sur la scène européenne à partir du XVe siècle, il s'agit bien d'une même conception astronomique et cosmographique, en gros. D’une même géographie. En revanche, le clivage est net une fois passé en Inde et en Chine : les latitudes et les longitudes d'Eratosthène, qui calculait la rotondité terrestre, ont peu à voir avec le quadrillage, néanmoins révolutionnaire, de son contemporain géographe chinois Pei Xiu qui postulait, sans trop s'en soucier d'ailleurs car là n'était pas sa préoccupation, une terre plate. Le traitement géographique d'une autre partie de l'Asie par Reclus s'avère toutefois en partie obsolète, quoique admis à son époque : celui qui concerne l'Asie du Sud-Est. L’appellation “Asie du Sud-Est”, qui renvoie de nos jours à l'espace des dix pays de l'ASEAN, n'a d’ailleurs été adoptée qu'assez récemment, à l'issue de la seconde guerre mondiale, bien que l'anthropologue J. R. Logan l’eût proposé depuis longtemps (1847). Reclus adopte le point de vue de Malte-Brun pour cette partie du monde, tout en le précisant. Dans l'un des volumes de la première Géographie Universelle (1837), Conrad Malte-Brun (1775-1826) distingue l'Indo-Chine (qui comprend péninsule indochinoise et péninsule malaise), un néologisme qu'il propose, et l'Océanie, autre néologisme de son cru, qui se décompose en plusieurs sous-ensembles. Elisée Reclus écrit dans la légende d'une carte que « la dénomination Australasie comprend l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les îles Fidji, la Papouasie anglaise et les îles intermédiaires » (H&T, VI, p. 31). A Malaisie, il préfère le néologisme d'Insulinde (1883) : « L'ensemble des terres qui se prolonge au sud-est de l'Indo-Chine, de Sumatra à la Tasmanie, constitue, malgré sa rupture en îles distinctes, un corps terrestre analogue à l'Afrique et à l'Amérique méridionale… Que sont toutes ces terres, sinon un continent brisé, prolongeant les Indes dans l'hémisphère méridional? C'est à bon droit que l'on a donné le nom d'Insulinde aux terres équatoriales qui continuent l'Indo-Chine au milieu de l'Océan » (NGU, VIII, 14, 4). En 1894, il ajoute : « Nous devons réintégrer dans l'Ancien monde les îles de l'océan Indien qui font cortège aux péninsules gangétiques, et tous les groupes d'îles qui s'étirent sur l'immensité maritime vers l'est, vers l'Amérique [eastward towards America], puisque, par les migrations et les contre-migrations de leurs habitants, par leurs légendes et leurs traditions, et par tout le témoignage de leur évolution historique, ces territoires océaniques forment du reste une partie du même cercle que l'"Outre-Asie" [Farther Asia] » (E&W, p. 476). Cette conception spatiale, 178
qui prolonge la tradition des "Indes orientales" remontant aux Grande découvertes, ne semble plus d'actualité mais il faut noter que, de nos jours, un anthropologue célèbre comme Donald K. Emmerson propose encore une Asie du Sud-Est comprenant Ceylan, Andaman, Nicobar, Assam, Yunnan, Hainan mais excluant les Célèbes ou les Philippines qu'il fait appartenir à la "zone Pacifique" 289. Le passage d’East and West permet de montrer la logique de Reclus : il y a insertion des espaces et des peuples dans la même aire de civilisation par le jeu des dynamiques migratoires et des histoires communes. C'est le mouvement, l'échange, qui crée l'identité, et non le seul lieu de naissance. De fait, Reclus trace deux grands mouvements historiques de civilisation, l'un vers l'est, les “mers de Chine” et le “grand Océan” (Pacifique), l'autre vers l'ouest, vers la Méditerranée et l'autre océan, l'Atlantique. C'est à la civilisation qui sera parvenu à franchir ces océans, et donc à gagner l'Amérique, que reviendra un avantage décisif : sur ce point, Reclus et Mackinder sont évidemment d'accord. A la recherche de la "zone médiane" (Reclus) ou du "pivot" (Mackinder) Reclus cherche l'espace de séparation entre Orient et Occident puisque celui-ci nous permet de comprendre, au moins en partie, l'évolution respective de chaque civilisation. Reclus et Mackinder semblent se rejoindre sur ce point puisqu'il vont traiter tous les deux de l'Asie centrale. Mais leurs approches s’opposent et, dans le détail, l'espace considéré n'est en réalité pas le même. Mackinder expose sa théorie du "pivot", qui deviendra le fameux "Heartland", cœur du Monde que les puissances doivent contrôler pour assurer leur domination. Il situe celui-ci à la hauteur des steppes d'Asie centrale, plutôt en bordure de la zone méridionale de la Sibérie où l'influence russe est déjà acquise. Pour lui, cette zone de steppe est propice aux nomades, fatalement esclavagistes et conquérants, comme les Huns ou les Mongols, de toute façon menaçants et barbares. C'est la réalité climatique de cette steppe qui conditionne une telle évolution. Elle s'oppose à l'ancestrale forêt de la Russie et de l'Europe occidentale, défrichée depuis longtemps et transformée en plaines agricoles de sédentaires. Reclus définit la "ligne de séparation" entre Orient et Occident comme étant une "zone médiane" essentiellement caractérisée par le "nœud central", le "Toit du monde" (E&W, p. 328), que sont les chaînes de montagnes de l'Hindu Kuch, du Karakorum, de l'Himalaya et du plateau tibétain. Ce sont les difficultés de passage (cols élevés et peu praticables, gorges, déserts…) et d'échange qui sont d'abord responsables de la non-communication entre le monde sinisé ancien et le monde gréco-romain, malgré les tentatives par le sud (Alexandre), voire en évitant les obstacles du désert bélouchistanais et des montagnes afghanes par l'emprunt de la route maritime. Les grands fleuves ont favorisé l'orientation des flux humains vers l'est en Asie (Gange en Inde, Yangzi et Huang-He en Chine), en direction du grand océan, donnant forme au "diaphragme de l'Asie" (E&W, p. 331). Le monde insulindien relève d'abord de l'Inde selon Reclus. Le monde polynésien part de cette Insulinde 289 EMMERSON D. K., 1984, "Southeast Asia" : What's in a Name ?". Journal of South Asian Studies, XV, 1, p. 1-21.
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malaise, comme il l'explique dans un long passage original où il révèle sa nouvelle passion pour l'Océanie, une Océanie, répétons-le, rattachée à l'Asie (E&W, p. 330482). Par contre, en Occident, certains fleuves et surtout la mer Méditerranée ont favorisé un tropisme latitudinal, de plus en plus dirigé vers l'ouest. On observe à propos du rapport des sociétés à l'environnement une tendance à l'influence climatique chez Mackinder, dans un mode quasi déterministe que l'on retrouvera d'ailleurs souvent chez les géographes anglo-saxons (Ellen Churchill Semple, Ellsworth Huntington…), tandis que le tropisme tellurique, fort chez Reclus, échappe au piège déterministe : en effet, si l'être humain peut difficilement modifier le climat, constat sur lequel s'appuie le déterminisme géographique pour postuler des causalités inamovibles sur la socioculture, il peut surmonter les obstacles imposés par le relief grâce à des routes, des tunnels, des paravalanches et divers équipements. L'humanité peut s'affranchir de cette difficulté physique. En outre, Reclus relativise simultanément le rôle du relief avec celui des bassins fluviaux, qui lui est lié. Certes, il souligne régulièrement que les anciennes civilisations sont nées au bord des grands fleuves (Mésopotamie, Egypte du Nil, Chine du fleuve Jaune, Inde de l’Indus et du Gange). Mais il ne considère pas que leur débouché maritime soit strictement déterminant puisqu’il faut le replacer dans un contexte plus global, « aussi bien sous le rapport de l’histoire que de son orientation géographique [générale] » (E&W, p. 478). Dans cette perspective dynamique, il souligne le contraste des occupations démographiques, bien représenté sur une carte des densités où la “zone médiane” très peu peuplée sépare Occident et Orient beaucoup plus peuplés. De fait, là où Mackinder craint l'extension des réseaux ferroviaires à travers les steppes ou les plaines sibériennes, Reclus se réjouit de tout aménagement qui permet une circulation entre les hommes, libre et meilleure. Il s'agit, selon lui, d'un gage de fraternité des peuples, un principe que l'on retrouve dans toute son œuvre. Même si on peut lui contester un certain optimisme sociologique et philosophique sur ce point, du moins faut-il reconnaître que la libre circulation constitue une condition sine qua non du progrès social : c'est d'ailleurs comme cela que Reclus l'envisage. D'où sa conclusion : « Il a été dit une fois - quoique dans un sens purement dynastique, que l'histoire n'a pas encore ratifié - que "les Pyrénées n’existent plus" ! Il reste à la civilisation occidentale de dire, véritablement, d'un point de vue humain et non dynastique : "Nous en avons fini avec l'Himalaya " » (E&W, p. 487). Les raisons du déclin de l’Orient et de son réveil Ce que veut enfin savoir Reclus, c'est pour quelles raisons - d'abord intrinsèques, venant de l'intérieur, de son espace - la civilisation orientale a décliné au profit de la civilisation occidentale. Fidèle à sa dialectique de milieu-espace et de milieu-temps qu'il exposera avec brio dans la préface de L'Homme et la Terre, il analyse diachroniquement et synchroniquement les régions concernées. Selon lui, les causes principales du retard pris par l'Orient sur l'Occident, manifesté par la puissance technologique, économique et politique de celui-ci, sont au nombre de trois : l'immensité de son débouché océanique vers l'est, qui amène les 180
sociétés orientales à tourner en rond ou à se perdre, tandis que l'Occident passe l'Atlantique (E&W, p. 483-484) ; le caractère centrifuges des axes développement, en particulier le long des fleuves qui ne se rejoignent pas, d'où l'absence d'une unité politique précoce, forte et stable, malgré quelques épisodes, d'où l'émiettement des bassins de civilisations (Indus, Gange, Fleuve jaune…) ; l'absence d'un "centre géographique commun" (p. 485), notion qui se distingue en réalité du pivot selon Mackinder, absence renforcée par l'existence, en plusieurs points, de barrières de séparation, notamment là où devrait être le centre (du Bélouchistan au Tibet). Au contraire, à l'Ouest, les veines de civilisation « au lieu de diverger dans un angle obtus, tendent l'une vers l'autre, toutes convergeant uniformément vers le bassin de la Méditerranée hellénique » (E&W, p. 485). Même si Reclus constate le déplacement vers l'Europe occidentale et septentrionale du "centre de gravité" de la civilisation européenne, le cadre général reste tracé (E&W, p. 486). « Le domaine sans cesse croissant de l'ascendance européenne finit par embrasser le monde entier », jusqu'au Japon, situé de l'autre côté. Le Japon confirme ce que Reclus pense de la marche du Monde. Analyser l’évolution de ce pays à partir de Meiji en termes d'imitation servile, pure et simple de l'Occident constitue, selon Reclus, une stupidité, un orgueil narcissique mal placé chez les Occidentaux ainsi qu'une erreur empêchant d'évaluer correctement les phénomènes. L'introduction du chapitre sur le Japon dans la Nouvelle géographie universelle (vol. VII, chap. VII) donne ainsi le ton : c'est « un des pays les plus curieux de la Terre par sa nature, ses habitants, son histoire, et surtout par les événements qui s'y accomplissent. De toutes les nations vivant en dehors de l'Europe, du Nouveau Monde et de l'Australie, les Japonais sont les seuls qui aient accueilli de plein gré la civilisation de l'Occident, et qui cherchent à s'en appliquer toutes les conquêtes matérielles et morales. Ils n'ont pas eu, comme tant d'autres peuples, le malheur de perdre leur indépendance, et la force ne leur a pas imposé les mœurs d'une nation victorieuse ; l'ascendant d'une religion étrangère ne les a pas non plus groupés comme un troupeau sous les lois de leurs convertisseurs. Libres politiquement et religieusement, c'est en qualité de disciples volontaires, et non de sujets, qu'ils entrent dans le monde européen pour lui emprunter ses idées et ses mœurs » (NGU, VII, p. 686). Ou encore : « La civilisation n'aura point à déplorer l'asservissement honteux de quarante millions d'hommes »290. Quoique encore entaché d'un européocentrisme presque naïf, le propos de Reclus dégage l'essentiel : l'indépendance, la liberté politique et religieuse sont les gages du progrès, au Japon comme ailleurs. L'un des aspects les plus remarquables de cette analyse, c'est que Reclus la développe précocement : en 1882, date de publication du volume VII de la Nouvelle géographie universelle, c'est-à-dire moins d'une quinzaine d'années après la Restauration Meiji (1868), donc avant même que n'aboutissent toutes les implications de celle-ci. Dans l'ouvrage qui viendra une vingtaine d'années plus tard, L'Homme et la Terre, Reclus confirme son point de vue. Le changement opère au Japon, écrit-il, « de manière plus simple, plus noble et plus dramatique [qu'en Chine] : les résultats politiques et sociaux en furent peut-être, pendant le dix290
NGU, VII, p. 772.
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neuvième siècle, la plus grande merveille de l'histoire, car il ne s'agit de rien moins que de l'arrachement d'une nation au cycle fermé de la civilisation orientale et de son entrée presque soudaine dans le monde européanisé. Evidemment pareille transformation ne peut s'expliquer que par une pression intérieure d'une puissance extraordinaire » (H&T, V, p. 171). Elisée Reclus est donc conduit à analyser le Japon en privilégiant la dynamique endogène du pays, tout en la gardant dans le contexte régional et mondial, contrairement aux orientalistes, aux tenants de l'exotisme et à certains Japonais eux-mêmes, les"nipponistes", qui s'évertuent à considérer une essence voire une pureté japonaises, où sont minimisés tous les contacts avec le continent et l'extérieur. Il sait aussi se montrer visionnaire en s'inquiétant d'une possible montée en puissance du militarisme japonais. Déjà, dans la Nouvelle géographie universelle, il termine son propos en évoquant les capacités militaires déjà suffisantes du Japon pour « braver la Chine, la Corée, et résister même à la Russie ; mais il est à craindre aussi que le Japon, fier de son armée solide, ne se laisse entraîner à une politique d'agression sur ses voisins moins faibles » (NGU, VII, p. 855). Alors que des historiens américains contemporains ergotent pour savoir si le militarisme japonais de la première moitié du XXe siècle était déjà programmé dans le système meijien, une telle prévision, faite en 1882 répétons-le, laisse songeur… Soulignons aussi qu'il ne s'agit pas chez Reclus d’une évocation du "péril jaune" anti-occidental, dont s'empareront les essayistes européens dès le début du XXe siècle à la suite de Guillaume II, et qu'agite déjà un Georges Bousquet en 1877291, mais bien de l'extension du Japon aux dépens de ses voisins, les peuples asiatiques. Reclus innove, et s'en tire à merveille car si certains passages ont naturellement vieilli ou si certaines formulations nous paraissent désuètes, son brassage des thèmes, des époques et des contrées est convaincant. Surtout, il sert son propos de fond, à savoir une étude de la civilisation humaine dans l'espace et dans le temps, avec ses diversités mais aussi ses convergences. Son souci humain et politique reste l'émancipation universelle. Il cherche à comprendre ce qui a pu séparer les civilisations, ce qui les unit, ce qui peut les unir encore davantage. Il met en avant des facteurs géophysiques ou biogéographiques, ainsi que des facteurs politiques, sociaux et culturels, puis il éprouve leur combinaison. L’œuvre de Reclus constitue donc une approche, avant la lettre, de « temps long » et d' « espace profond ». On peut regretter son oubli par les braudéliens, probablement imputable à la fraction des historiens marxistes. On ne fera toutefois pas la fine bouche en constatant que la relance de la géohistoire par Fernand Braudel et ses épigones a fortifié, non seulement en France mais partout dans le monde, une approche qui est en train de trouver son rythme de croisière. Cette relation à l'histoire et à la (géo-)politique est si forte dans l'œuvre reclusienne, et si originale, qu'elle a sans nul doute perturbé les géographes vidaliens qui cherchaient à enter leur discipline dans un paradigme étroitement spatialisé, à l'instar de la fameuse "région", en particulier la « région naturelle » déshistoricisée. 291
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L’Ouvert et le Reclus : le Japon d'Élisée Reclus, de l'Asie Orientale à l'Algérie
Gérard SIARY Professeur, littérature comparée Université Paul-Valéry – Montpellier III Pour l’imagologie – discipline de la littérature générale et comparée qui appréhende les images que les peuples se font les uns des autres, en tant qu’elles ne sont pas l’expression de la réalité mais bien de l’imaginaire de la société regardante –, la représentation du Japon dans la seconde moitié du XIXe siècle telle qu'elle apparaît dans La nouvelle géographie universelle [NGU] d’Élisée Reclus [Elisée Reclus] (1830-1905) est un objet de choix, sans doute parce que la thèse défendue est remarquable : le Japon aurait conquis le progrès et se serait dégagé de la mainmise de l’Europe en faisant l’économie d’une vile colonisation292. L'objet a déjà été abordé sous l'angle de l'imagologie dans les années 1980, (Siary, 1980), et, plus récemment, en 2005 par P. Pelletier, à l'occasion du centenaire de la mort du géographe293. La conclusion de cette dernière étude est enthousiaste : cette masse encyclopédique proposerait une approche visionnaire, un credo du progrès. L'auteur de cet article, qui juge possible mais fastidieux d’évaluer le niveau scientifique du travail d’ Elisée Reclus au regard du savoir de son époque et de la nôtre, préfère “ cerner la logique globale, intellectuelle, scientifique mais aussi politique, (…) que Reclus mobilise pour tirer ses conclusions sur l’Asie orientale ”, datées pour certaines, mais “ hardiment novatrices, pour ne pas dire prophétiques ” pour d’autres. Selon lui, si Elisée Reclus ne dépassa pas Smyrne, il ne s’en appuie pas moins sur maint informateur, notamment son collègue Léon Metchnikoff, pour livrer une vue d’ensemble aussi actuelle, synthétique et fiable que possible, bien éloignée du japonisme de l'époque : un ouvrage de référence qui montre bien, par l'exemple du Japon, la marche irréversible du monde vers le progrès, mutation non pas superficielle mais intime, dont un des signes les plus forts est l'abandon de rites ancestraux comme celui du _j / seppuku / harakiri. Le milieu naturel, dont Elisée Reclus loue la beauté et la munificence à la suite des voyageurs de l’Europe classique, offre la base et le gage d’un développement durable. Sans doute, il y a lieu de déplorer des oublis, rien sur le P, / tsunami / raz-de-marée, des défauts, le côté hétéroclite des descriptions, des manques, rien sur la condition ouvrière, mais Elisée Reclus “ sait se montrer visionnaire en s’inquiétant d’une possible montée en puissance du militarisme japonais ”, face à la Chine, à la Corée et même à la Russie, 292 De la représentation du Japon de la NGU (1882) à L’Homme et la terre (1905), la thèse est à peu près la même d’un livre à l’autre, à ceci près que Reclus se montre d’autant plus prudent au moment de la guerre russo-japonaise que rien ne dit que le Japon ne devienne le gendarme de l’Asie. 293 PELLETIER P., “ La plus grande merveille de l’histoire, le Japon vu par Elisée Reclus ”.
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et le fait sans céder à la peur du péril jaune. Cet état de la question, aussi compréhensif soit-il, et les conclusions qu'il propose doivent être, à notre avis, fortement nuancés par une analyse structurale plus large, qui replace le Japon dans l'économie de l'œuvre d'Elisée Reclus d'abord en évaluant l’approche de ce dernier au regard du savoir et de l’opinion de son époque, puis en scrutant le soubassement idéologique et culturel de l'exposé, avant de nous interroger sur sa postérité. Nous examinerons notamment la place du Japon par rapport aux autres contrées de l’Asie Orientale, à savoir la Chine et la Corée (NGU, t.VII), puis au regard de l’Inde et de l’Indo-Chine (NGU, t.VIII) et enfin de l’Algérie (NGU, t.XI)294. Les raisons de cette procédure s’éclaireront en cours d’analyse. Disons d’ores et déjà que, en attendant l’étude générale qui rendra compte de l’imaginaire géographique d’Elisée Reclus, la mise en situation du discours de ce dernier sur le Japon permet de relativiser sa réputation de visionnaire, de géographe qui aurait prédit la compénétration des mondes à l’âge industriel et notre mondialisation en somme, et que le positionnement structural du Japon vis-à-vis d’autres pays peut servir d’exemple afin de montrer la Weltanschauung à l’œuvre dans le texte. Le Japon de la NGU : européocentrisme et compénétration des mondes Le Japon moderne en 1882 Elisée Reclus aborde son objet comme n’importe quel autre pays dans son œuvre, selon un cahier des charges bien réglé, qui couvre des matières attendues et livre toujours la substance de ce qui s’écrit alors de façon plus ou moins autorisée sur la contrée visée. Composant au présent de vérité générale, Elisée Reclus prend un accent assertorique et affirme sans broncher. Sur chacun des points qu’il aborde, après discrimination des sources, il actualise des informations qui ne sont parfois pas à jour. L’allure « branchée » du propos, toutefois, en impose au lecteur non averti. L’anecdote fait le reste : par exemple, « On achetait des lapines pour engager des paris sur leur fécondité ; de beaux exemplaires de la race se vendirent plusieurs milliers de francs » (VII,749). Voilà un petit fait vrai, un punctum, un effet de réel, qui signale combien s’informe Elisée Reclus. Plutôt que de suivre en détail l’exposé d’Elisée Reclus, mieux vaut glaner quelques items qui sont particulièrement significatifs de l’esprit dans lequel il travaille. D’entrée de jeu, c’est par comparaison avec la Chine, immense mais stagnante, qu’Elisée Reclus introduit le Japon. L’empire du Soleil Levant est le seul pays qui ait cherché spontanément à adopter la civilisation occidentale. Il est ainsi entré dans le concert des nations qui jouissent de la civilisation occidentale ou aryenne (VII,685). C’est l’idée maîtresse de la NGU. Elle prend appui sur l’opposition axiologique entre le monde aryen, indo-européen ou indo-germanisch, et le monde qui ne l’est pas, sémitique ou oriental, pour reprendre l’antinomie tissée par Ernest Renan (1823-1892) à partir de la comparaison des familles de langues et
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Les renvois à la NGU, mis entre parenthèses dans le corps du texte, notent le numéro de tome puis de page. Exemple : VII, 1.
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étendue jusqu’au racialisme295. Comment situer ce propos par rapport à ce qui se dit et s’écrit alors sur le Japon ? À la date de 1882, le Japon féodal a censément disparu, le Japon pittoresque et surtout japoniste se vulgarise, mais le Japon moderne ne convainc pas encore tous les esprits, loin de là. Là où l’Anglais se félicite empiriquement des progrès accomplis, le Français peste, lui, contre le manque de cartésianisme et l’imitation aveugle. Le juriste français Georges Bousquet s’interroge en 1877 sur les transformations douteuses du pays. Le diplomate Julien de Rochechouart trouve en 1879 le Japon sans âme ni méthode. L’ingénieur anglais E. G. Holtham déplore en 1883 le rejet de la coopération étrangère. Mais l’évidence de la modernisation est là. L’ingénieur naval anglais E. J. Reed effectue en 1879 un séjour qui l’amène à prôner la révision des traités inégaux qui imposent au Japon des tarifs douaniers désavantageux et une juridiction extraterritoriale. Le ministre anglican et professeur d’anglais W. G. Dixon n’hésite pas à déclarer en 1882 l’ascension irrésistible du Japon vers les lumières de la science et de la religion. Voilà pour les avis les plus courus. Peu à peu, dans le même temps qu’apparaît le Japon industriel et commercial, un autre Japon, militariste et xénophobe, se profile. À s’en tenir au côté français, Elisée Reclus tranche net, tel un rabbin, par son éloge du Japon moderne et sa confiance dans l’avenir du pays. Dans le détail, toutefois, à la différence d’autres observateurs, anglais surtout, il n’envisage pas les réalisations modernes du Japon et notamment les progrès industriels et technologiques296. Deux exemples, pour situer son discours en France. Deux livres qui font date, chacun à sa façon, l’un de Jules Verne (1828-1905), l’autre de Georges Bousquet (1846-1937), édités par la maison Hachette, commanditaire d’Elisée Reclus. Elisée Reclus, Jules Verne : information à jour, information obsolète D’abord, Le tour du monde en quatre-vingt jours de Jules Verne, de 1873. Le valet Jean Passepartout est amené à faire escale au Japon. À la date de 1872, le narrateur parle encore de -F / Yeddo, Edo, quand la capitale du Japon vient de prendre le nom de T-ky-. L’opposition anachronique entre _` / sh-gun / lieutenant-général de l’empire, le maître du pays, « l’empereur civil », et le mikado, « l’empereur ecclésiastique, descendant des dieux », terme usité pour désigner n. / tenn- / Fils du Ciel ou empereur, qui détient l’autorité suprême, est reconduite. Les items nippons sont dûment listés. _` / Benten, déesse bouddhique de la miséricorde, est seulement présentée en déesse de la mer. L’imbrication de l’architecture au sein de la nature est notée, et JV décrit un paysage japoniste. Les prêtres du bouddhisme végètent nécessairement, ainsi que les sectateurs de la religion de Confucius : les religions orientales passent pour tournées vers le néant et 295
Voir OLENDER M., Les Langues du paradis. Voir SIARY G., Les voyageurs européens au Japon de1853 à 1905, « Le Japon moderne et contemporain », p. 273-378.
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opposées au progrès. Les nombreux petits bébés semblent sortis d’un paravent, ici transparaît la vogue des estampes japonaises en France. La tenue des militaires locaux de toutes sortes, armée civile avec fusil à percussion ou hommes d’armes avec haubert et cottes de mailles, est bien relevée, mais le mot samouraï n’est pas employé. Les moyens de transport, cango, norimon, etc., sont énumérés. Les femmes, dents noircies et poitrine déprimée, sont pourtant élégantes, dans leur kimono, nommé ici par déformation kirimon, avec une ceinture au nœud extravagant dans le dos : c’est encore un rappel de la mode japonaise qui gagne la France et séduit les belles : la Nana de Zola se vêt parfois d’un kimono. Le bazar est là, avec « tout le clinquant de l’orfèvrerie japonaise » qui alimente le marché occidental. L’élément naturel n’est pas oublié, la richesse animale entre autres, ni le petit détail des fruits cultivés pour leur seule fleur et pas pour la consommation. La nourriture locale est évoquée, le riz dit « produit des rizières », le gibier puisque le bœuf n’est pas exploité pour sa viande, et le poisson. Certains détails distinguent le Japon de la Chine : statut des armes, couleur de peau, usage du tabac et pas de l’opium. L’animation de la rue, souvent évoquée dans les récits de voyage, est bien rendue. Il est même question d’une troupe de cirque japonaise en partance pour l’Europe ou les Etats-Unis : « Encore une ambassade japonaise qui part pour l’Europe ! », remarque Passepartout. Entre ce qu’il a lu et ce dont il a entendu parler, entre source livresque et récente actualité, J. Verne offre un comprimé ou un concentré de Japon, mais son information paraît datée : c’est le Japon de la fin des Tokugawa, sans les bordels. Sans rogner sur le japonisme, Elisée Reclus veille à comparer le Fuji réel et celui que rendent les estampes : Le Fouzi san (Fouzi yama, Fouji no yama) (…) est représenté sur presque tous les objets d’origine japonaise, livres, éventails, laques, étoffes, poteries, tentures et meubles de toute espèce ; mais les artistes le dessinent et le gravent sous un aspect conventionnel ; pour donner une idée de sa grandeur, ils redressent les pentes, affinent le cône comme une aiguille. La noble montagne est au contraire très doucement inclinée et la courbe de son profil régulier ne se relève que faiblement pour former la butte terminale. (VII,711) Il cherche à ancrer le Japon dans sa réalité concrète, aussi peu exotique que possible, et surtout dans son présent européen et occidental297. Georges Bousquet, Elisée Reclus : le doute, la confiance Après Jules Verne, c’est Georges Bousquet qui, avec Le Japon de nos jours et les échelles de l’Extrême-Orient (1877), compose le traité qui, de longues années, fera autorité sur le Japon. Sa conclusion est aussi pessimiste, quant à l’avenir du Japon, qu’est optimiste le diagnostic d’Elisée Reclus : En résumé, le Japon est en face d’une tâche extraordinaire, au cours de laquelle il ne peut plus s’arrêter sous peine de décadence et de 297
Voir SIARY G., « L’Extrême-Orient dans les romans de Jules Verne ».
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perturbation ; elle consiste dans le changement radical d’un régime politique, économique et industriel voisin du moyen âge contre les conditions de la vie moderne des peuples européens. Il possédait une civilisation propre, propre et même avancée à la façon orientale ; il a porté légèrement la pioche dans ce champ cultivé comme on fait dans une terre en friche ; il doit maintenant achever son œuvre et planter après avoir arraché. Nous avons vu quels embarras et quels obstacles rencontre cette tentative surprenante, qui réclamerait un grand génie servi par des circonstances exceptionnelles. Cette entreprise est poursuivie est poursuivie par une race fière et énergique à qui la sélection insulaire, fortifiée par un isolement de trois siècles, a donné une originalité propre et assigné une place à part dans la famille humaine. Si l’on essaie de résumer en quelques aperçus synthétiques les qualités de cette race, on constate tout d’abord une certaine vivacité d’intelligence, une grande faculté d’assimilation, beaucoup de mémoire, des aptitudes variées, une certaine recherche de pensée qui se traduit surtout dans les œuvres d’art, un goût délicat pour tout ce qui est net, décent, civil ; en un mot, les caractères d’une nation arrivée à la maturité et à l’apogée d’une civilisation sui generis, vieillotte et raffinée. Si l’on se demande cependant où se rencontre cette lacune, que l’on sent plutôt qu’on ne la définit dans la conscience japonaise, on s’aperçoit à la longue que, tout élément moral mis de côté, le principal défaut de l’esprit oriental est l’absence de tout raisonnement méthodique, qu’il est rebelle à cet exercice de l’analyse et de la synthèse qui apprend à voir clair dans un sujet, dans une entreprise, dans une étude quelconque, et donne seul à la pensée la vigueur, la précision, la sûreté. Beaucoup de notions s’entassent dans ces têtes, sans s’y classer, sans s’y grouper autour de certains centres. On dirait d’un musée en désordre, où l’on ne peut trouver à propos la pièce qu’on cherche. De là, tant d’efforts épars et sans résultats, parce qu’ils sont sans unité, un travail à bâtons rompus, beaucoup d’agitations et peu de fruits. Ce n’est peut-être point un vice constitutionnel, mais un effet de l’éducation toute scolastique empruntée aux Chinois ; la tournure d’esprit peut changer avec le système d’instruction ; elle peut en changeant amener les Japonais à des conceptions moins mystiques et moins étroites sur la vie, les devoirs, le but de l’humanité. C’est de cette double condition que dépend leur réussite dans la voie des progrès réels, leur accès au nombre des peuples qu’ils imitent aujourd’hui. L’avenir dira s’ils sont destinés à rester les plus sympathiques de la race jaune ou à prendre place à côté de la race jaune. (t.2,285-286) Jugement paternaliste, qui conditionne l’avenir du Japon à l’esprit d’ordre et de méthode en toute chose. G. Bousquet, non content de reconnaître les progrès accomplis et la transition vers la société nouvelle, n’est pas sûr que le Japon ne 191
retourne un jour contre l’Occident les armes que celui-ci lui a fournies. Le point de vue de Bousquet lui-même n’est pas neuf. Au début du XIXe siècle, déjà, un capitaine russe, Golovnin, détenu trois ans au Japon, avait mis en garde son pays contre la puissance du Japon298. Dès le début de son étude du Japon, Elisée Reclus paraît réagir à la charge de Bousquet : De toutes les nations vivant en dehors de l’Europe, du Nouveau Monde et de l’Australie, les Japonais sont les seuls qui aient accueilli de plein gré la civilisation de l’Occident, et qui cherchent à s’en appliquer toutes les conquêtes matérielles et morales. Ils n’ont pas eu, comme tant d’autres peuples, le malheur de perdre leur indépendance, et la force ne leur a pas imposé les mœurs d’une nation victorieuse ; l’ascendant d’une religion étrangère ne les a pas non plus groupés comme un troupeau sous les lois de leurs convertisseurs. Libres politiquement et religieusement, c’est en qualité de disciples volontaires, et non de sujets, qu’ils entrent dans le monde européen pour lui emprunter ses idées et ses mœurs. Tandis que les Chinois, fiers de leur antique civilisation, conscients de leur force et méfiants à juste titre de ces barbares étrangers qui sont venus bombarder leurs villes et brûler leurs palais, n’acceptent les enseignements des Occidentaux qu’après de longues hésitations et sous la pression des événements, c’est avec un entrain juvénile que les Japonais essayent de se transformer en Européens, comme ils avaient été tentés jadis de se transformer en Chinois. Quel que soit le succès de leur tentative, il n’en est pas moins vrai qu’au point de vue des connaissances et des progrès industriels, le Japon appartient désormais au groupe des nations jouissant de la civilisation dite « occidentale » ou « aryenne ». (VII,685) Même Si Elisée Reclus réserve l’issue de la modernisation du Japon, il occidentalise ce pays sans hésiter. Il le distingue nettement de toutes les nations qui ont été colonisées ou asservies à une foi étrangères. Il admire le volontarisme nippon et le rattache à la curiosité des Japonais, depuis toujours prompts à s’instruire. Un sociologue, Georges Weulersse, dans Le Japon d’aujourd’hui. Études sociales, de 1904, fera du Japon une auto-colonie, « une colonie volontaire où la communauté de race et de nation ont facilité la tâche des colonisateurs », les méthodes de ceux-ci pouvant inspirer les administrateurs d’Indochine (353). Elisée Reclus voit l’occidentalisation ou l’aryanisation là où il faut voir un processus de modernisation. Le temps n’est plus loin où l’écrivain anglo-saxon Lafcadio Hearn (1850-1904), qui réside au Japon à partir des années 1890, montre que le Japon fait seulement mine de se convertir à l’Occident pour utiliser la force de celui-ci et le renverser. Le Japon de cette époque, qui invente des slogans, crée le q!BX/ wakon y-sai / « âme japonaise, technique occidentale », qui dit bien ce qu’il prend et ce qu’il laisse. Bousquet perçoit confusément que l’assimilation, toute de surface, n’a rien d’une 298 Voir GOLOVNIN V., Voyage de M. Golovnin (…) contenant le récit de sa captivité chez les Japonois, pendant les années 1811, 1812 et 1813, et ses observations sur l’Empire du Japon, 1818.
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acculturation, c’est-à-dire d’une occidentalisation. Le progrès de l’Extrême-Orient fait l’objet d’un débat où s’affrontent les idées que l’Occident industriel se fait de lui-même. Le Japon pro et contra : glanures d’européocentrisme et de nippophilie La généreuse approche d’Elisée Reclus ne va pas sans réflexe européocentriste. En voici quelques-uns relevés au fil de la lecture et significatifs du projet d’Elisée Reclus, mais aussi contrebalancés ici et là par des aspects que, à la différence de ses contemporains, Elisée Reclus apprécie chez les Japonais. méditerranée japonaise Au point de vue géographique, la méditerranée japonaise ne peut guère être considérée que comme une simple fosse d’érosion. (VII,721) Certes, Elisée Reclus corrige la comparaison facile des voyageurs par la géomorphologie. Mais il faut bien entendre que n’a pas de Méditerranée qui veut, et que c’est là l’apanage de l’Europe. En d’autres termes, la réflexion d’Elisée Reclus pâtit de son méditerranéocentrisme qui l’empêche de voir jusqu’à un certain point que le centre de l’histoire risque de basculer du bassin de la Méditerranée dans le bassin du Pacifique. Aïnous Enfin des anthropologues hardis n’ont pas craint de voir des représentants de la race dite « caucasienne » dans ces peuplades de l’Extrême Orient [les Aïnous, en l’occurrence], séparées des Occidentaux par toute l’épaisseur de l’Ancien Monde. (VII,755) Le recensement des avis sur l’origine des Aïnous, population de tK / Hokkaïd-, n’est pas si objectif qu’il y paraît et Elisée Reclus se démarque de voyageurs comme Isabella Bird qui, dans Unbeaten Tracks of Japan (1877), voit dans les Aïnous des Caucasiens, auxquels elle oppose la laideur des Nippons. figure des Japonais En général la figure des Japonais ne répond pas aux idées que les Occidentaux se font de la beauté ; ces teints olivâtres, ces faces en losange, ces fronts rasés et fuyants, paraissent laids à la plupart des étrangers. Toutefois les visages féminins rachètent l’irrégularité des traits par le charme de l’ensemble, la grâce du sourire et la douceur du regard, et l’on voit même des femmes ayant tout à fait l’apparence d’Européennes. (VII,760) Le canon de la beauté, c’est l’Europe, Elisée Reclus réitère le préjugé 193
classique. Le physique asiatique au masculin est le plus souvent présenté de façon négative. enfants mixtes D’après le médecin Wernich, les enfants japonais de race anglaise ou germanique par leur père n’ont que très peu de chances de vivre, et ceux que l’on réussit à sauver ont toujours une santé très délicate. Les enfants de Français et de Japonaises, au contraire, naissent pour la plupart dans les conditions les plus favorables et se développent rapidement, plus gais, plus ouverts et plus vifs que ne le sont d’ordinaire les enfants du pays. (VII,765) Ici, c’est la mixophobie de l’époque qui transparaît, mais avec des degrés qui, à y regarder de plus près, reflètent de la part de l’observateur, son anglophobie. Japonais impénétrable à l’étranger Mélangé d’éléments ethniques très divers, le peuple japonais est d’autant plus difficile à juger qu’il a la conscience de l’examen que lui font subir les étrangers et qu’il pose en conséquence. De même qu’il a voulu se donner un aspect européen en s’affublant d’une défroque étrangère, de même il cherche à s’approprier les idées et les manières qui siéent à un peuple civilisé, et grâce à la domination qu’il exerce sur lui-même, il sait feindre un naturel qui n’est pas le sien (…) D’une extrême réserve, très soucieux de l’opinion d’autrui, ils ne parlent qu’après avoir pesé chacun de leurs mots ; en face de l’Européen, ils s’observent dans leurs gestes et leurs regards : nombre de fonctionnaires ont armé leurs yeux de lunettes à verres bleus ou noircis afin que leur pensée devienne impénétrable à l’interlocuteur. (VII,770) Bien qu’il admire le caractère nippon pour nombre de traits (gaieté et tranquille résignation des travailleurs, désir de s’instruire, accommodation à tout, sens de l’honneur, etc.), Elisée Reclus recopie l’idée du Japonais impénétrable en train de pratiquer le mimétisme à destination de l’Européen. L’imitation est aussi stigmatisée, qui aliène le Japonais à lui-même. L’Européen ne veut pas voir son alter ego dans le Japonais qui s’occidentalise et se met à lui ressembler. Dans Un bal à Yeddo, l’un des récits de Japoneries d’automne (1887), Pierre Loti, invité au bal du Rokumeikan, où l’élite japonaise affiche sa modernisation réussie en dansant devant les étrangers, s’en prend à ce spectacle de chiens savants dont il reconnaît qu’il illustre un moment de l’évolution du Japon. Elisée Reclus, peu darwinien, ne reconnaît pas qu’il y a des essais et erreurs dans l’assimilation de ce qui peut être assimilable de l’Occident et que la rationalité du progrès peut être autre. vertus domestiques des jeunes filles À cette amabilité naturelle, qui frappe surtout chez les femmes, le 194
caractère ordinaire des Japonais ajoute les vertus domestiques : la sobriété, l’ordre, la prévoyance, le bon sens. Les jeunes filles qui s’unissent aux Européens par des mariages temporaires, tels qu’ils se pratiquent dans le pays, retiennent presque toujours l’étranger par les soins et les prévenances dont elles l’entourent, la propreté du ménage et le confort qu’elles introduisent dans la demeure. (VII,771) Là, pas d’européocentrisme, mais peut-être bien le portrait en creux de la femme d’Occident comme elle n’est pas. Seul Pierre Loti s’en prendra à la Japonaise dans Madame Chrysanthème (1887). respect de l’honneur et bravoure guerrière Les Japonais sont retenus dans la voie des études et du développement qui en est la conséquence par une de leurs fortes qualités nationales, le respect de l’honneur. Ils se sentent engagés, et cela suffit : ils fourniront / les preuves de la civilisation qu’on leur demande. La pratique du harakiri ou seppuku, qui depuis un temps immémorial s’était maintenu chez les nobles, témoigne de la force de volonté qu’ils savent mettre à la revendication de leur dignité personnelle. Quoi qu’on ait souvent prétendu, cette coutume de suicide héroïque n’est pas au Japon d’origine spontanée […] mais en aucun pays, il n’était devenu, comme dans le Nippon, une des institutions nationales. […] Et pourtant ces hommes ne jouent point imprudemment avec la vie […] Mais dans toute occasion où le Japonais, homme ou femme, doit faire preuve de courage, il n’est surpassé par aucun peuple. […] D’ailleurs, l’histoire des guerres et des révolutions modernes prouve que pour le courage les Japonais n’ont pas dégénéré de leurs ancêtres. On peut être assuré que si jamais la Russie ou tel autre État d’Occident entre en conflit avec le Nippon, il trouvera devant lui un redoutable adversaire. Jusqu’à maintenant, les armées européennes ont obtenu des triomphes faciles sur presque tous les peuples de race étrangères, grâce à la supériorité de la discipline et de l’armement, mais la nation japonaise est de celles qui ne se laisseront pas conquérir sans lutte. La civilisation n’aura point à déplorer l’asservissement honteux de quarante millions d’hommes. (VII,771-772) Ici, à la différence de Jules Verne dans Les tribulations d’un Chinois en Chine, pourtant éditées aussi chez Hachette, le suicide, en tant qu’il exprime la dignité personnelle, n’est pas stigmatisé même s’il demeure un frein au progrès. Le livre de Maurice Pinguet, La mort volontaire au Japon (1984), va dans le sens de ce que dit Elisée Reclus qui voit là le signe que le Japon va jusqu’au bout de sa volonté et qu’il ne déviera pas de la voie de l’européanisation. C’est cet enthousiasme que perçoit Elisée Reclus à partir de ses sources d’information, mais le Japon n’est pas encore entré dans la phase de réaction qui sera celle des années 1890. Mais si la combativité du Japonais justifie son indépendance, elle autorise a priori, comme on le verra plus bas à propos de l’Algérie, la colonisation de qui ne saurait résister. 195
instituteurs étrangers Le nombre des instituteurs étrangers, que le gouvernement avait fait venir d’Europe et d’Amérique pour initier la population aux sciences, aux arts et aux métiers du monde, diminue d’année en année / et les traitements offerts aux nouveaux venus deviennent de plus en plus modiques, ce qui s’explique par la substitution graduelle de professeurs allemands aux Anglais et aux Américains. Ingénieurs invités à faire des routes et des voies ferrées, à construire et à piloter des navires, médecins auxquels on donne des hôpitaux à diriger, militaires appelés pour former des armées, jurisconsultes choisis pour rédiger des lois, financiers arrivés avec l’espoir de manier les fonds de l’État, tous ont été ramenés par la douce et constante attitude de leurs hôtes à un rôle unique, celui de professeur, chacun dans sa spécialité. On leur a demandé, non d’appliquer directement leurs talents au profit de leur gloire, mais de se rendre graduellement utiles en formant des élèves qui puissent les remplacer et permettre de les renvoyer au plus tôt. Le Japon nouveau tient à se créer par ses propres forces, et l’étranger gênant et indiscret qu’il accueille n’est pour lui qu’un ennemi nécessaire. (VII,844-845) Elisée Reclus saisit le rôle des hab_xi / oyatoi gaikokujin / honorables employés étrangers, dont les administrateurs nippons surent exploiter les services avant de les remplacer par des cadres autochtones, au grand dam de ces coopérants européens avant la lettre. Le ton est approbateur. Le Japon ne s’est pas laissé asservir. L’image qui se dégage du Japon de la NGU atteste la nippophilie de l’auteur bien plus que son originalité absolue dans le contexte culturel et politique de son époque. Après l’avoir étudiée isolément, replaçons-la dans la vision d’ensemble d’Elisée Reclus. Nous verrons que le discours sur le Japon s’explique plus par la logique démonstrative de l’œuvre que par un intérêt particulier pour ce pays.
Tensions structurales dans la NGU : clôture vs. ouverture / unité vs.diversité / Occident vs. Orient et enjeu géo-historique Dans la NGU, l’étude de chaque zone est précédée d’une introduction qui sert de discours d’escorte et offre une vision générale du monde comme il va. Ce propos, souvent de nature théorique, est récurrent. Structuralement parlant, il est possible d’en tirer trois tensions polaires qui, d’un tome à l’autre de la NGU, se vérifient. Première tension : clôture et ouverture. Ici, l’enfermement, l’impossibilité 196
pour toute civilisation de se développer par les échanges qui la nourrissent sans l’altérer, la réclusion. Là, l’ouvert, l’absence de barrière naturelle qui facilite la circulation, l’échange et la compénétration entre les mondes. L’avenir, ce sont les voies de communication. L’établissement de colonies, aussi destructeur soit-il, en accélère la mise en place. Deuxième tension : unité et diversité. La première prime sur la seconde. L’individualité géographique va souvent de pair avec l’individualité ethnologique et culturelle, tandis que la diversité peut nuire à la cohésion culturelle. D’où la nécessité, d’ailleurs inscrite dans le mouvement du progrès ou de l’histoire, d’ouvrir des voies de communication qui entrent dans la téléologie de la compénétration des mondes, laquelle dépasse le devenir individuel des civilisations. Troisième tension : Occident et Orient. Ces protagonistes de l’histoire du monde, ces actants en termes structuraux, peuvent se ramener aussi bien à l’Europe et au reste du monde, irradié par l’Europe. Déterminisme et volontarisme interviennent dans ce jeu. Mais c’est l’Europe, dans le cours le plus récent de l’histoire, qui suscite le mouvement, qui ouvre la terre entière en cherchant ou en aménageant des voies ad hoc, et cela même si une civilisation donnée est à même de le faire a priori. Ces trois tensions posées, reste à préciser dans quel cadrage géographique et dans quel mouvement historique Elisée Reclus les fait travailler. Son souci est d’établir les divisions naturelles qui peuvent au mieux correspondre à des divisions ethniques et linguistiques et l’aident à cerner d’autant mieux la personnalité géohistorique d’une contrée. Au sein des espaces ainsi délimités, il tend à s’interroger ensuite sur les obstacles naturels qui compromettent la circulation et, par là, grèvent le développement de la civilisation. Ces données établies, Elisée Reclus passe enfin à la description méthodique du pays visé pour montrer comment déterminisme géographique et volontarisme historique se combinent au passé et au présent pour expliquer le devenir d’une contrée qui peut aussi se confondre avec une civilisation. Une ligne générale, voire une lame de fond oriente le propos : l’Occident imprime au reste du monde une transformation irréversible qui ne va pas sans bavures mais profite à très long terme à l’humanité. Notamment sous les espèces de la colonisation « équitable », pour Elisée Reclus. Dire cela implique aussi de montrer que les autres peuples ont été freinés, voire coupés net dans leur essor par des incidents ou accidents de l’histoire. Le mythe historique sous-jacent à la géographie d’Elisée Reclus, c’est que seule l’Europe ne s’est ni isolée ni immobilisée dans son développement, d’où son ascendant sur le reste du monde. Plus qu’un mythe historique, c’est une historiosophie, plus ou moins conditionnée par le relief, ouvert ou clos voire reclus. Le principe métaphysique à l’œuvre ici est le mouvement vers la communication qui pousse l’humanité, et en elle certains plus que d’autres, pour des raisons et par des voies qui en arrivent à dépasser la contrainte du milieu. Ce que le mythe historique peut avoir d’européocentriste est corrigé par l’historiosophie qui admet, une fois le monde ouvert, des développements séparés, car chaque monde garde son cachet, mais résolument égaux.
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Le Japon, l’Europe et le monde Étudions, sur un exemple, comment Elisée Reclus applique ce qui nous paraît être son système de vision du monde à la localisation du Japon et de l’Asie orientale dans le monde. Asie orientale versus Europe (= la Méditerranée) Dans la NGU, le Japon se trouve en Asie Orientale. Alors que la science européenne de l’époque tend à ranger le Japon en Extrême-Orient, Elisée Reclus est sans doute l’un des premiers savants à placer en Asie orientale ce pays que ceux du XVIIIe siècle nommaient ‘Indes orientales’, terme repris par Elisée Reclus pour l’Inde entendue comme bassin du Gange (VIII,2). Il se peut qu’il reprenne ici l’allemand Ost-Asien, mais rien de sûr, et ‘Asie orientale’ a dû être utilisé bien avant que les géographes ne l’exploitent299. Le choix des termes indique une différence de point de vue : pour que la notion d’ « Extrême-Orient » entre en usage, il a fallu que l’espace sis au-delà du Gange paraisse alors représenter un point extrême, plus éloigné encore de l’Occident que l’Orient, et cela par les mœurs bien plus que par la distance. Pour Rutherford Alcock, ministre plénipotentiaire de l’Angleterre en poste à Edo au début des années 1860, et aussi l’auteur de The Capital of the Tycoon (1863), tel est bien le cas du Japon. Le diplomate dit avoir dû étendre la notion d’Orient à un espace inconnu jusqu’alors : Les frontières de la Méditerranée, avec pour limites extrêmes l’Asie Mineure et la Syrie, ont longtemps constitué l’Orient dans son acception courante. Le « Levant » (le soleil levant), ainsi qu’on nomma au moyen âge la région ainsi définie, marqua presque l’étendue du trafic et du commerce de l’Europe. Plus tard, lorsque les découvertes de Vasco de Gama ouvrirent une route maritime vers l’Inde, bien que la Chine et le Japon s’ajoutassent aux pays avec lesquels nous maintenions certaines relations commerciales, l’Inde monopolisa à elle seule toutes les conceptions populaires de « l’Orient ». Ce n’est qu’au cours de la génération actuelle que nous avons été forcés de reconnaître un Orient situé bien au-delà du Gange. (t.2,p.329) [ma traduction] Et de forger le vocable de Far East, dont le correspondant français, pas l’équivalent exact, sera : Extrême-Orient300. Situé en Asie orientale, le Japon d’Elisée Reclus n’est pas aux antipodes de l’Occident. Même lorsqu’il reprend à l’occasion le terme d’Extrême-Orient, ce terme lui semble s’appliquer seulement aux « grands traits géographiques marqu(a)nt les 299 300
P. PELLETIER, « Les mots de l’Asie - approche géohistorique et géopolitique avant 1945 - », p.58. Voir G. SIARY, « Images et contre-images de l’Extrême-Orient en Occident et au Japon ».
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divisions naturelles du continent d’Asie » : « La Chine et le Japon ont reçu à bon droit des Occidentaux le nom d’Extrême Orient, qui s’étend à l’Indo-Chine, aux Philippines et aux îles de la Sonde » déclare-t-il pour justifier ce choix (VII,1). Inversement, il parle d’extrême Occident ou de Far West à l’endroit de la Californie (II,690). Dans cette configuration, le Japon occupe une place particulière entre Orient et Occident : (s)itué à moitié chemin de San Francisco à Londres par l’océan Pacifique et la Russie [sic], le royaume du Soleil Levant complète la zone des pays de civilisation européenne dans l’hémisphère du nord. Il unit l’orient à l’occident du monde, et par la mer il commande tous les chemins qui mènent vers les îles malaises, l’Australie, l’Indo-Chine et les contrées riveraines du Pacifique et de la mer des Indes. (VII,686) Toutefois, bien qu’Elisée Reclus situe le Japon plutôt dans la zone de civilisation européenne, il le distingue de l’Europe selon des modalités qui relèvent de son imagination de géographe. En effet, la répartition entre zones qui programme l’ordre de la NGU semble obéir à un souci plus ou moins explicite de démarquer l’Europe des zones traitées en la caractérisant comme un ensemble dynamique et ouvert, qui se meut sans s’enfermer. Appliquée également à des zones qui ne font pas partie de l’Europe, cette opposition entre espace ouvert et espace clos produit une configuration des différentes parties du monde qui relève davantage du principe d’analogie que d’une analyse géographique consommée. À titre d’exemple, il y a lieu de comparer le traitement de l’Inde et de l’Indo-Chine au tome VIII à celui qu’Elisée Reclus réserve à l’Asie orientale (Chine, Japon, Corée) au tome VII. La Chine est au Japon ce que l’Indo-Chine est à l’Inde, à savoir un espace distinct, développé en vase clos, ce qui ne permet pas à la civilisation d’aller de l’avant : le monde « aryen » qui commence au versant méridional de l’Hindoukouch, par le bassin de l’Indus resta toujours parfaitement distinct des nations parentes de l’Occident. Les Indes sont parfaitement délimitées (…) Ces frontières géographiques sont tracées avec trop de netteté pour qu’elles ne soient pas devenues aussi des frontières ethnologiques, malgré les expéditions des conquérants et les annexions temporaires. (…) Dans leur ensemble, les terres auxquelles on applique le nom d’Indes orientales n’offrent pas un tout géographique aussi bien limité que le continent d’Europe, et par conséquent l’histoire n’y présente pas le même caractère d’unité. (…) Ainsi divisées en parties bien distinctes, les Indes orientales ne sauraient se comparer à l’Europe pour l’ampleur du mouvement historique. L’Inde ne vit se former aucun empire comparable à ce monde romain qui comprenait presque tout le bassin de la Méditerranée et n’était limité, au nord que par les vagues de l’Atlantique et les immenses forêts de la Germanie, au sud que par les déserts d’Afrique. Quoique l’immense « paix romaine » / ait été 199
troublée et que l’Europe soit divisée maintenant en plusieurs États, parfois ennemis, cependant les nations de presque tout le continent sont moralement et intellectuellement assez rapprochées les unes des autres pour se dire issues de la même race, parler des langues d’une même origine, puiser dans le même fond de mythes et d’idées, participer à une civilisation commune, dont les discordances locales diminuent de jour en jour. Dans les Indes, au contraire, les distinctions de races sont restées relativement précises ; même dans l’Hindoustan proprement / dit, il n’existe pas moins de cinq races bien délimitées, à la fois par l’apparence physique, les mœurs et les langues. (VIII,7-9). Le procédé est net : justifier le découpage par le relief naturel, puis distinguer de l’Europe afin de marquer l’unité et la mobilité de celle-ci par rapport à la diversité et à l’immobilité voire la stagnation de l’autre ensemble concerné. Il s’ensuit que la division de l’Inde atteste la cohérence de la chère Europe. Confrontée à l’Inde, « la péninsule indochinoise est relativement un pays presque désert » (VIII, 715). Sans doute, « l’Inde transgangétique ne le cède point à sa voisine en fertilité et en ressources naturelles (…) La zone l’emporte même de beaucoup sur l’Inde anglaise ». Mais les « deux péninsules de l’Inde antérieure et de l’Inde postérieure », en raison de la disposition des bassins fluviaux, contrastent pour la démographie et le rôle civilisateur. Ici, c’est l’Inde qui joue par rapport à l’Indochine le rôle de l’Europe par rapport à l’Inde : Quel contraste entre ces longs sillons parallèles des vallées indochinoises et la vaste plaine de l’Inde septentrionale, où cent cinquante millions d’hommes ont pu / trouver place sans qu’aucun obstacle naturel, autre que celui des bois et des eaux débordées, s’opposât à leur prise de possession du sol ! Une fois cette plaine couverte de cultures et parsemée de cités, la civilisation des peuples qui l’habitent devait se propager, même sans l’intermédiaire de la conquête, sur tous les plateaux avoisinants, parmi les populations les plus diverses de langue et d’origine. Dans la péninsule Transgangétique, une seule partie de la contrée présente, mais en de bien moindres proportions, des traits géographiques analogues à ceux de la grande plaine transversale du nord de l’Hindoustan : c’est la région du Cambodge (VIII,716-718). Là encore, Elisée Reclus vérifie la possibilité de circulation qui prédispose à l’aménagement du territoire et au processus de civilisation, fût-ce par l’intervention plus tardive de la colonisation. Le traitement comparé de l’Inde et de l’Indo-Chine atteste le soin qu’a Elisée Reclus de hiérarchiser, ne serait-ce qu’implicitement, la situation géographique des zones traitées à l’aune de l’Europe. Dans ce rapport d’analogie, l’Inde est à l’Europe ce que l’Indochine est à l’Inde. Même jeu pour la Chine et pour le Japon. Il s’agit ici d’expliquer que la Chine n’a pu et ne pouvait se développer comme le Japon. Les considérations générales d’Elisée Reclus offrent ici un paragraphe dont la construction illustre le besoin viscéral de distinguer l’Europe de tout monde qui lui pourrait ressembler :
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Comparées à l’Asie occidentale, et surtout à l’Europe, que l’on peut, à certains égards, considérer comme un groupe de péninsules appartenant à l’Asie, les contrées orientales ont des privilèges, mais aussi de grands désavantages comme territoire de civilisation. Le contraste le plus frappant entre l’Occident et l’Orient est celui que présentent les rivages maritimes. Du côté de l’Asie Mineure et de l’Europe, les terres sont découpées en de nombreuses presqu’îles se ramifiant en articulations secondaires dans les eaux de la Méditerranée et dans celles de l’Océan Atlantique ; en outre, de grandes îles et des archipels prolongent les péninsules ou sont parsemés au devant des côtes ; l’Europe a pu être comparée par Carl Ritter et d’autres géographes à un corps organisé bien pourvu de membres : le continent semble se mouvoir, pour ainsi dire, s’agiter en dehors de la lourde masse de l’Ancien Monde. La Chine n’a point cette étonnante variété de contours. Des côtes de la Mandchourie russe à celles de la Cochinchine, une seule péninsule d’étendue considérable, la Corée, se détache du tronc continental, et seulement un golfe méritant le nom de mer, le Hoang haï, pénètre dans l’intérieur des terres. Il est vrai que deux vastes îles, Formose et Haïnan et le magnifique archipel du Japon animent les eaux du Pacifique au large de la côte chinoise ; mais que sont ces presqu’îles et ces îles de l’Orient asiatique en comparaison des Cyclades et des Sporades, de la Grèce et de l’Italie, des Iles britanniques, de la Scandinavie et de toute l’Europe, elle-même vaste péninsule où pénètre partout le souffle de la mer apportant ses pluies et sa tiède atmosphère ? (VII,2) Elisée Reclus ne peut déroger au sentiment que l’Europe, en dépit de ses travers, est supérieure au reste du monde. Sous sa plume, comme sous celle de nombre de ses contemporains, pas de reconnaissance de la quelconque supériorité d’un pays non européen qui ne soit nuancée la phrase d’après. Elisée Reclus joue ici sur l’imagination des éléments. Plus il y a d’eaux qui forment réseau, plus la vie s’anime et la civilisation (de progrès) qui va avec. Aussi, là où l’Europe semble se mouvoir, il faut penser que la Chine monolithique se déplace à peine. Mais il faut encore lever une objection : la présence, entre autres, de l’archipel du Japon, bien arrosé, et c’est l’argument quantitatif qui l’emporte alors, dans une exclamation rhétorique aussi péremptoire que possible. Il convient d’entendre que le bassin de la Méditerranée, où s’est développée la pax romana dans l’esprit d’Elisée Reclus, est bien ce corps vivant de l’Europe, qui est à l’origine de la civilisation qu’elle a su porter partout ailleurs. L’opposition de l’humide et du moins humide prend valeur axiologique chez Elisée Reclus. Ici, c’est le Japon qui occupe vis-à-vis de la Chine la position de l’Europe vis-à-vis du Japon. La hiérarchie ainsi établie est pour le moins étonnante si l’on tient compte de la différence entre les espaces comparés et leurs histoires. Aussi Elisée Reclus s’emploie-t-il à lever une objection possible : la Chine a tout de même formé civilisation. Raison : les fleuves ont « suppléé » à la mer, la « Terre Jaune » était la région par excellence pour l’agriculture (VII,3). De plus, si Elisée Reclus reconnaît à la Chine une unité géographique, « un centre de gravité commun », une « Fleur du 201
Milieu », foyer de la civilisation qui s’est portée ensuite à Formose et au Japon, il ne lui prête en revanche aucune individualité géographique : En comparant l’Asie orientale au monde occidental, on voit comment la Chine proprement dite se distingue de l’Europe par l’unité géographique (…) Combien plus distinctes et plus individuellement constituées sont au contraire les diverses contrées du monde occidental, de l’Asie Mineure à l’Angleterre et à l’Irlande ! La Grèce, que des montagnes non encore parfaitement connues séparent du reste de l’Europe ; l’Italie, si bien limitée par le rempart des Alpes ; la péninsule ibérique, encore mieux close au nord par la barrière des Pyrénées ; la France, au double versant atlantique et méditerranéen ; la Grande-Bretagne, qu’entourent les flots tièdes et les brouillards, ne sont-ce pas là autant d’individualités géographiques ayant dû élaborer chacune une civilisation spéciale avant que pût se former une culture supérieure à laquelle ont collaboré toutes les nations européennes ? Sans être insurmontables, les obstacles naturels sont plus grands entre les divers pays de l’Europe qu’ils ne le sont entre les divers territoires de la Chine orientale, et ce sont, pour une bonne part, ces obstacles mêmes qui, en empêchant la centralisation politique, tout en permettant les relations de pays à pays, ont maintenu l’initiative des peuples de l’Occident et en ont fait les instructeurs des autres races (VII,3-5). La geste poétique de l’Europe continue de s’élaborer. La NGU se mue en épopée, à l’instar de mainte œuvre fleuve du XIXe siècle. Alors qu’au t. VIII, Elisée Reclus oppose la diversité de l’Inde à l’unité de l’Europe, au t. VII il oppose l’unité de la Chine à la diversité individuelle de l’Europe. Dans les deux cas, l’affaire profite à l’Europe. Tout à l’heure, la division n’était pas incompatible avec l’ampleur du mouvement historique. À présent, la limite naturelle n’y est plus incompatible non seulement avec la formation d’une civilisation spéciale mais de plus avec celle d’une culture supérieure et apte à instruire le reste du monde. La démonstration sent l’effort, car le barde a bien du mal à concilier la division politique de l’Europe avec ce qu’il pense être son unité de culture ou de civilisation. Le paradoxe éclate aussi : le Japon se retrouve à occuper par rapport à la Chine la même position structurale que l’Europe vis-à-vis du monde non européen ! L’opération s’accompagne d’une distinction entre la personnalité de l’Europe et l’impersonnalité de l’Orient. Le livre de Percival Lowell (1855-1916), The Soul of the Far East (1888), ne tardera pas à stigmatiser l’impersonnalité de l’ExtrêmeOrient, du Japon surtout, au profit de la personnalité de l’Occident. Elisée Reclus n’échappe pas à ce biais. La conclusion d’Elisée Reclus sur l’avenir du Japon, substitué à l’Europe au plan paradigmatique, ne laisse aucun doute sur la possibilité d’une autre voie de développement, qui cultive aussi la concurrence mais sans verser dans le psittacisme : Que les Japonais abandonnent leur sotte manie de copier les Européens 202
jusque dans leurs ridicules, qu’ils cessent de se grimer en Anglais et qu’ils essayent de se développer d’une manière originale, non en imitateurs, mais en égaux, rien de mieux ; cela n’empêchera pas que la science reste la même pour l’Européen et pour l’Oriental, et les uns et les autres devront également en étudier les lois. (VII,773) C’est une autre façon de pratiquer la modernité qu’esquisse Elisée Reclus, non sans un plaidoyer pro domo au passage, dès qu’il accepte de placer prospectivement le Japon à égal niveau de l’Europe, sans qu’il perde au reste ses traditions, mais sous le règne de la science qui, issue d’Occident, devient patrimoine commun de l’humanité. Toutefois, cette équation entre l’Europe, l’exemple et même le modèle, et le Japon, d’abord son émule et bientôt son égal, ne va pas sans des présupposés qui ne profitent pas aux contrées moins bien placées que le Japon dans la course au progrès. Par exemple l’Algérie.
Le Japon, l’Algérie et la colonisation : coloniser ou se faire coloniser Tout dans tout, le point de vue d’Elisée Reclus est largement favorable au Japon qui a su rejoindre le concert des nations de l’Europe de sa propre volonté. Cette faveur dissimule sa part d’ombre. En effet, si l’on scrute le t. XI de la NGU, L’Afrique septentrionale (1886), il y est question de peuples qui n’offrent pas de résistance prolongée, telle la Tunisie, assiégée de partout, car « la défaite est inévitable quand elle est prévue depuis de longues années, presque désirée, par ceux que le sort appellerait à combattre, mais qui, de génération en génération, se sont habitués à la servitude » (XI,145). Plus loin, à propos de l’Algérie, plus colonisée par la charrue que par le sabre et par une poussée venant de la base, il apparaît que la colonisation apporte plus de justice qu’il ne le semble : Peut-on douter que la principale cause de l’acquiescement passif ou volontaire des indigènes algériens au régime européen augmente ou diminue avec les garanties de justice qu’il leur assure ? […] Et n’a-t-on pas vu fréquemment, lorsque des conquérants pénétraient pour la première fois dans un territoire de l’intérieur, les pauvres, les colons partiaires, les nègres, les opprimés de toute race et de toute classe se précipiter avec joie au-devant de l’étranger, tandis que les grands chefs suivis de leurs bandes s’exilaient ou tâchaient de continuer la lutte ? Suivant un proverbe arabe, le peuple ne demande que deux choses, « la pluie et la justice ». L’une donne le pain, l’autre assure la paix, le progrès social, l’assimilation graduelle des éléments naguère en lutte, et non pas cette assimilation qui consisteraient à penser de la même manière, à ne parler / qu’une seule langue, à se conformer aux mœurs et aux usages de la capitale, mais celle qui repose sur le respect mutuel et l’observation du droit à l’égard les uns des autres. Or, qu’on ne l’oublie pas, entre populations entremêlées que séparent les origines, les traditions, les mœurs, l’état social, il n’y a d’autres alternatives que 203
l’assimilation graduelle, l’avilissement par la servitude ou le massacre. (XI,301-302) Si le Japon fait l’admiration d’Elisée Reclus, comme dans le passage cité plus haut sur leur combativité, c’est que là où d’autres peuples savent si peu résister ou sont tellement habitués à payer l’impôt à qui l’exige ou à subir le joug que l’Europe peut encore leur apporter plus de justice en les colonisant qu’un éventuel tyran sous les espèces d’une « colonisation équitable », le Japon, en tant qu’il a su s’occidentaliser, s’auto-coloniser, justifie qu’on colonise les peuples qui, eux, n’ont pas cette capacité-là. Elisée Reclus, tout comme Jules Verne – tous deux décèdent la même année 1905 -, n’en continue pas moins d’appeler de ses vœux, à la faveur de l’aménagement des voies de circulation et de l’extension du modèle européen, la compénétration des mondes et la compréhension issue de la sympathie mutuelle – celle du géographe qu’est Elisée Reclus. Et cela, même s’il s’inquiète un rien d’une perversion possible du progrès et du retour possible à la barbarie dans L’Homme et la terre (1905) : Actuellement le Japon travaille à obtenir le même résultat en Chine, même en se faisant instructeur et incitateur, en se rendant indispensable comme interprète de la civilisation d’Europe. Il cherche à s’accommoder si bien au nouvel ordre de choses qu’il puisse à l’occasion s’annexer facilement une bonne part de la Chine, ou s’unir avec elle en une confédération assez puissante pour contre-balancer les Etats de l’Occident. Parmi les étrangers qui se précipitent maintenant vers la Chine, ce sont les Japonais qui sont en plus grand nombre, et c’est dans les écoles japonaises que se rendent surtout les élèves chinois pour étudier les sciences d’Europe. Qui peut dire si, dans ces écoles, les jaunes de la Chine n’apprendront pas à devenir des soldats comme le sont devenus les jaunes du Japon ? Il est malheureusement facile, par une éducation à rebours, de ramener un citoyen pacifique vers la vie brutale de l’animalité primitive, de changer des laboureurs en militaires. Les « Fils du ciel » disent de leurs soldats que ce sont des « tigres en papier », mais, si peu / qu’on les aide, on peut certainement en faire des « tigres pour de bon ». C’est là un danger imminent en cas de nouveaux conflits » (525-526). Curieusement, Elisée Reclus n’est pas loin de rejoindre le point de vue de G. Bousquet qui allait, lui, jusqu’à prédire, à tort ou à raison, la réaction de l’Asie orientale contre l’Occident, la mutation du civilisé en barbare. En 1899, dans Heart of Darkness, Joseph Conrad (1857-1924) avait entrevu cette possibilité pour un émissaire de l’Occident qui, livré à lui-même dans le milieu africain, découvrait l’abomination et devenait fou et dangereux. L’Occident, face au Japon, à la Chine, se demande, au début du siècle, s’il n’a pas enfanté un monstre.
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La postérité du Japon vu par Elisée Reclus : de l’usage partiel et partial à l’occultation Comme tout usuel, au même titre que le fameux Things Japanese (1890) de Basil Hall Chamberlain (1850-1935), le tome VII de la NGU alimenta les voyageurs et publicistes en informations et même en avis autorisés. Ou la thèse centrale est reprise et corroborée ou tel détail en est exploité dans un sens contraire. En l’occurrence, la modernisation du Japon, telle que constatée et saluée par Elisée Reclus, ne fait pas toujours l’unanimité. Dans Le Japon vrai (1898), Félix Martin oppose la montée du péril jaune au Japon très charmant de Madame Chrysanthème (1887) de Pierre Loti. La race japonaise est combative, xénophobe, contrefactrice. À Elisée Reclus, Martin emprunte l’idée que le Japonais dissimule ses pensées à l’étranger en faisant semblant d’adopter ses manières, mais reste en réalité aussi fermé qu’un Turc. Inversement, dans La Rénovation de l’Asie. Sibérie - Chine - Japon (1900), Pierre Leroy-Beaulieu (1843-1916), fameux économiste, déjà l’auteur de Les Nouvelles Sociétés anglo-saxonnes (Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique Australe), envisage le Japon d’un point de vue très ouvert aux économies du monde moderne et se prononce, même conditionnellement, pour le caractère irréversible du progrès au Japon : Sans nous dissimuler que l’œuvre prodigieuse qui s’y est accomplie contient quelques parties hâtives, que l’imitation de l’Europe a été parfois poussée à l’excès, qu’elle s’est portée même sur des points où il aurait mieux valu rester fidèle aux traditions nationales, nous croyons, comme le disait un des Japonais les plus instruits que nous ayons rencontré, que le grand vent d’Occident qui souffle sur ce pays est définitivement établi. (…) Là où les changements ont été poussés trop loin, certaines scories inassimilables et d’ailleurs non essentielles seront éliminées, mais la partie maîtresse demeurera et le Japon nouveau en sortira, semblable à l’Europe, par le côté scientifique et matériel de la civilisation, profondément modifié et rapproché de l’Occident, quoiqu’en différant encore au point de vue social et moral. (p. IX-X) Rien de l’optimisme sans faille d’Elisée Reclus, mais la reconnaissance nette et nuancée de l’état de progrès du Japon. Là encore, l’Europe reste la référence en fait de modernisation, mais Leroy-Beaulieu maintient la barre de distinction entre les deux mondes et fait la différence entre modernisation et occidentalisation ou européanisation. Les analyses prennent un tour très différent au début du XXe siècle, notamment au lendemain de la première guerre mondiale. Du tome VII de NGU d’Elisée Reclus, il n’est pas question dans L’Asie des moussons (1928) de Jules Sion (1880-1940), jadis professeur à l’université de Montpellier, t. IX de Géographie Universelle de Paul Vidal de La Blache. L’Asie orientale, terme adopté tôt par Elisée Reclus contre celui d’Extrême-Orient et repris depuis à la fin du XXe et à l’orée du XXIe siècle, est remplacée par l’Asie des moussons, la localisation 205
topographique de cette partie de l’Asie par sa caractérisation climatologique. La notable absence de renvoi à Elisée Reclus dit certes l’évolution sensible de l’école française de géographie. J. Sion, à l’inverse d’Elisée Reclus, ignore ou tend à ignorer la situation historique des pays au profit de la pure géographie. Sion se tient au courant des études sur le Japon. Il cite les travaux quasi classiques de Louis Aubert et Félicien Challaye sur l’impérialisme nippon, mais omet le travail pourtant le plus récent, Les Peuples d’Extrême-Orient. Le Japon (1928) de Louis Hovelaque, alors inspecteur général d’histoire et de géographie. Là où Elisée Reclus appréhende le Japon en fonction de son mouvement continu vers l’Occident, que permet sa configuration historique et géographique, Sion, lui, divise sa matière entre ‘nature japonaise’, ‘vie traditionnelle’, ‘vie moderne’ et ‘empire colonial du Japon’. Rubriques assez commodes, il est vrai : on loge le japonisme dans ‘nature’, l’histoire et l’agriculture dans ‘vie traditionnelle’, l’industrie dans ‘vie moderne’, etc. Le clivage : vie traditionnelle versus vie moderne, noté par d’autres avant, est ici formalisé et annonce l’opposition, promise à un bel avenir au lendemain de la 2e guerre mondiale, de la tradition et du progrès. L’idée d’individualité géographique, qui conditionne souvent l’ouverture, s’est perdue. La ‘nature japonaise’, qui charme toujours le voyageur, relève encore de l’impression japoniste et continue d’ancrer le Japon dans sa tradition. Le propos de Louis Aubert, l’inspirateur de Sion, était autre : il soulignait, très conscient du poids de l’actualité, que le Japonais devrait quitter ses îles et affronter sur sa route des adversaires, en particulier les Etats-Unis, et peut-être aussi guerroyer. La ‘vie traditionnelle’ est donnée pour vive encore, tout comme si le Japon conjuguait au passé, sans nul changement, l’habitation, la nourriture, le vêtement, l’agriculture, la circulation et le commerce. La ‘vie moderne’ laisse apparaître que, selon le point de vue déjà bien ancré, le Japon n’a point pris à l’Europe son idéal mais sa technique (p.223), et pas pour le meilleur. Le capitalisme déstabilise la société d’antan et provoque de la misère sociale, d’où le regret de la perte du monde traditionnel : à voir comment il [le vieux Japon] risque de s’enlaidir sans que le peuple en soit plus heureux, on peut douter qu’il ait gagné à connaître l’Europe. Peut-être cependant les crises sociale et morale qui le menacent seront-elles conjurées grâce à la santé de ses masses rurales et, à la renaissance de son culte pour ses traditions ? (p.237) La perte est évidente au regard de l’approche d’Elisée Reclus : le processus continu de compénétration des mondes induit par l’irrésistible uniformisation du modèle européen est compromis par la dégénération du Japon au contact de l’Occident, lequel manifeste ici tant sa nostalgie de la nature et de la tradition perdues avec l’irruption de l’industrie que l’anticipation de la mort du Japon industriel accusé de trahir l’idéal de l’Europe et de faire bande à part. Que le point de vue de Sion dans son Asie des moussons, soit daté, et même rétrograde, une comparaison simple avec un roman japonais de la même époque l’atteste. Tanizaki Jun.ichir- (1886-1965) écrit Xi34 / chijin no ai / Un amour insensé (1925), roman qui illustre ironiquement l’évolution des mentalités à la faveur du contact avec l’Occident. C’est l’histoire d’un ingénieur nippon qui échappe au mariage arrangé en éduquant aux mœurs occidentales une jeune 206
Japonaise du demi-monde. Elle développe bientôt le corps d’une beauté d’Occident, mais devient d’une immoralité marquée elle aussi au coin de l’Occident. Mais l’interaction du couple a pour effet que, pour satisfaire à l’emprise de celle qui ne peut vivre que par les moyens dont il la dote, le Japonais se transforme en chef d’industrie. Et dans bonne partie de son œuvre, Tanizaki, sans renoncer à ses fantasmes sexuels, cherche à combiner Orient et Occident dans le sens de la compénétration morale chère à Elisée Reclus. Tel n’était pas le point de vue de J. Sion, dont l’étude, scientifiquement parlant, constitue une régression par rapport à la thèse d’Elisée Reclus. Là où la représentation d’Elisée Reclus était sous-tendue par l’opposition du reclus et de l’ouvert, laissant ainsi toute latitude à l’avenir du Japon, celle de J. Sion l’est par l’opposition du traditionnel et du moderne qui le mène à sous-estimer l’évolution du Japon moderne au profit d’un Japon traditionnel. Il est vrai que l’Europe, après le 1er conflit mondial, aussi convaincue soit-elle de sa supériorité morale et raciale sur les autres peuples et notamment les colonisés, affiche désormais une certaine méfiance à l’égard d’un progrès industriel dont elle n’est plus le principal promoteur... Coda La présente analyse n’a pas poussé plus loin l’exploration de l’Asie orientale et certaines zones qui, mises en rapport avec la première, offrent un instantané de la combinaison structurale du système géographique élaboré par Elisée Reclus. Tant que la genèse et l’imaginaire de la NGU ne seront pas saisis dans leur ensemble, il ne sera guère possible d’en savoir plus long sur le développement de la vision géographique d’ Elisée Reclus ni de faire de lui un visionnaire. En attendant, le résultat obtenu contribue à établir à la fois le caractère informé de la position d’Elisée Reclus sur le Japon, ainsi que l’européocentrisme qui lui est sous-jacent et qui infléchit obsessionnellement son approche de chaque zone étudiée dans la NGU. Puisque l’Europe est dotée de mouvement et que les autres espaces le sont moins ou pas du tout, le Japon, en tant qu’il épouse l’européanisation - pour reprendre un terme admis à l’époque -, se retrouve structuralement dans la position ouverte et mobile de l’Europe, là où la Chine rejoint la position de l’Inde, relativement close et fermée encore que bien moins que l’Indo-Chine. Dès lors, la Chine, ce continent, devient un espace clos, et le Japon, l’île absolue pour certains, un espace ouvert. Le Japon plus ouvert que la Chine : ce paradoxe tient à ce que la démarche d’Elisée Reclus, même guidée par l’évidence du progrès à l’européenne du Japon, est plus structurale et idéologique que purement géographique. Jules Verne voit les choses autrement, qui imagine dans Les tribulations d’un Chinois en Chine (1879) un pays certes encore difficile de circulation mais non moins ouvert, avec un Chinois blanchi et des plus occidentalisé pour protagoniste. Ainsi, il apparaît que la représentation du monde d’Elisée Reclus ne doit pas être appréhendée du seul point de vue de la géographie mais aussi de l’histoire des représentations.
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Bibliographie (sauf indication contraire, les textes français sont publiés à Paris) AUBERT L. , 1906, La paix japonaise, Colin. BOUSQUET G., 1877, Le Japon de nos jours et les échelles de l’Extrême-Orient, Hachette, 2 v. BROC N. (éd.), 1992, en coll. avec SIARY Gérard, Dictionnaire illustré des explorateurs et grands voyageurs français du XIXe siècle, vol. II : Asie, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques. CHAMBERLAIN B. H., 1890, Things Japanese Being Notes on Various Subjects Connected with Japan, Londres, Kegan Paul, Trench, Trübner and Co. BOULESTEIX F., 1999, D’un Orient autrement extrême. Images françaises de la Corée (XIIIe-XIXe siècle), thèse, Paris III, 2 t. DUPUY L., 2006, Jules Verne, l’Homme et Ta terre, Clé d’Argent. GENTELLE P., 1981, « De la géographie physique à la géopolitique : Elisée Reclus et l’Asie Orientale », Hérodote, n°22, p. 80-93. GERBOD P., 2002, Voyager en Europe (Du Moyen Age au IIIe millénaire), L’Harmattan. GOLOVNIN, V., 1818, Voyage de M. Golovnin (…) contenant le récit de sa captivité chez les Japonois, pendant les années 1811, 1812 et 1813, et ses observations sur l’Empire du Japon, traduit de la version allemande du texte russe original par J.-B. Eyriès, Gide fils. MONDADA L., 1994, Verbalisation de l’espace et fabrication du savoir. Approche linguistique de la construction des objets de discours, Université de Lausanne, section de linguistique. OLENDER M., 1989, Les Langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Gallimard-Le Seuil. PELLETIER P., 2005, « La plus grande merveille de l’histoire, le Japon vu par Elisée Reclus », Hérodote, n° 117, p. 183-191. PELLETIER P., « La grande séparation à résorber : l’Orient et l’Occident vus par Elisée Reclus », raforum.apinc.org/article.php3?id_article=2997. PELLETIER P., 2004, « Les mots de l’Asie - approche géohistorique et géopolitique avant 1945 - », in P. Pelletier (éd.), Identités territoriales en Asie orientale, Les Indes savantes, p. 47-65. SIARY G., 1988, Les voyageurs européens au Japon de1853 à 1905, thèse d’État, Paris IV, inédite. SIARY G., 1990, « Le discours ethnographique sur le Japon en France dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle », L’Ethnographie, n°108 : 208
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La vulgarisation géographique : Reclus et Vidal de la Blache Vulgarisation, valorisation, divulgation, diffusion, propagation… chacun de ces termes apporte ses nuances au processus qui nous intéresse ici, celui qui consiste pour une science à être connue par un nombre plus important de personnes que celui des seuls spécialistes du domaine concerné. Le nombre des communications à l’occasion de ce colloque est à peu près l’inverse de la notoriété des deux géographes ici traités et ne couvre qu’une partie de la question. Dans le dictionnaire des intellectuels français publié en 1996 par J. Juillard et Michel Winock (Seuil 1996), si Vidal de la Blache est cité, la place entre Madeleine Rebérioux et René Rémond est vide. Reste qu’aux siècles précédents, la géographie avait dans la société une place aujourd’hui perdue. Il suffit pour s’en convaincre de voir ce qui lui est réservé dans les programmes du lycée de la réforme Darcos où elle a failli devenir optionnelle. A titre plus anecdotique, notons que si Pézenas, charmante bourgade languedocienne, célèbre parfois Molière qui y passa une partie de sa vie, elle ne fait rien pour Vidal, considéré par certains comme le père de la géographie française, qui ne fit qu’y naître. Certes, le statut de Vidal et celui de Reclus sont exactement opposés. L’un est rapidement au cœur même de l’institution, l’autre s’y opposera très vite, ce qui en fera un savant proscrit. La forme de leurs œuvres peut parfois se croiser. C’est le cas pour les GU pour lesquelles ils succèdent tous les deux à un autre exilé, le Danois Malte Brun. La marque essentielle de Vidal reste le très célèbre Tableau géographique de la France qui marque durablement la géographie française, laissant de coté sa géographie de la France de l’est. Pour Reclus, il faudra attendre les années 1970 pour voir enfin son œuvre reconnue. Soizy Alavoine montre avec précision les rapports scientifiques et les éditeurs. Georges Roques fait émerger la figure d’Elie Reclus dans la place que se font les frères Reclus à propos des rapports du français aux parlers régionaux, entre universalité et régionalisme. C’est l’occasion de rappeler que le terme de « francophonie » a été inventé par Elie Reclus. JP Chevallier explique comment Vidal et Reclus ont fortement contribué à modeler les discours descriptifs en géographie au moment de l’institutionnalisation de la géographie à l’école avant que leur influence ne s’efface devant celle des nouvelles générations des géographes universitaires. Pour JP Bord, Vidal incarne la dernière génération des géographes encyclopédistes héritiers des lumières. Cette géographie a été diffusée largement en milieu scolaire à partir de 1885 avec l’atlas des 22 cartes murales de Paul VidalLablache. Ces cartes scolaires ornaient encore les murs de nos classes jusqu’à l’invasion du numérique en cartographie. Pour J.M.Besse, au début du XXe siècle, le géographe est un témoin. Sa tâche, au sens de "travail défini et limité » (Trésor de la langue française) consiste à montrer le monde tel qu’il est, et cela pose des questions vis à vis de la connaissance et de la morale, question non encore résolues aujourd’hui. Ces quatre communications apportent des précisions intéressantes sur la manière dont ces deux géographes concevaient non seulement la valorisation, mais aussi le rôle de la géographie dans la société. 211
Élisée Reclus ou la géographie pour tous
Soizic ALAVOINE-MULLER Agrégée, UMR 8504, équipe E.H.GO, Paris
Élisée Reclus était-il un vulgarisateur ? Le propos est difficile à tenir. La vulgarisation, parce qu’elle s’associe au vulgaire, a, pour beaucoup, une valeur fortement péjorative. Dans la nécrologie qu’il lui consacre, Frantz Schrader répugnait déjà à employer ce terme préférant celui de divulgation.301 Quel terme choisir alors pour identifier ce genre particulier qui a pour but d’expliquer les faits scientifiques ? Sous une même plume, les mots vulgariser, populariser, science populaire valent l’un pour l’autre et indiquent l’indécision qui règne dans l’emploi des termes au XIXe siècle. Nous privilégierons finalement le terme de vulgarisation puisqu’il est le plus fréquemment utilisé et le plus typiquement français pour ce phénomène, né sous le Second Empire et s’essoufflant au tournant du siècle. Élisée Reclus était-il un vulgarisateur ? Si oui, par quel cheminement l’estil devenu ? Il est possible de trouver un indice dans une lettre écrite à sa mère au début de sa carrière de géographe en 1859 : « Je t'envoie mon second article sur le Mississipi : pour le faire entrer dans la Revue des Deux Mondes, j'ai supprimé beaucoup de détails trop scientifiques qui trouveront leur place dans d'autres recueils, et j'ai ajouté de petits détails de mœurs. »302 La prose vulgarisatrice de Reclus est le résultat d’un enchaînement logique. Arrivé dans le métier dans une période de plein développement du feuilleton, de la littérature industrielle et de la vulgarisation scientifique, il est poussé par ses éditeurs à rentrer dans le moule de la littérature qui marche et qui permet de vivre, ce que l’on pourrait appeler la géographie pour tous. L’écriture d’Élisée Reclus est plus littéraire que scientifique. Ce qu’il écrit est un contrepoint à l’œuvre de Ritter laquelle était difficile d’accès pour le profane. Il se veut simple et compréhensible. Les raisonnements géographiques sont donnés en termes synthétiques et clairs. Un des modèles auxquels il rend hommage renvoie d’ailleurs assez bien à cette géographie à la fois accessible à tous et universelle qu’il cherche à atteindre, la géographie d'Hérodote : « Avec pleine confiance dans la valeur de son œuvre, Hérodote pouvait bien la dédier aux neuf muses, car ses descriptions et ses récits 301 302
SCHRADER F., 1905, « Élisée Reclus », La Géographie, vol 12, n°2, 15 août 1905, pp 81-86 Lettre d'É. Reclus à sa mère, 1859, Paris, Correspondance, tome I, p. 188-189
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resteront toujours un modèle de grâce et de beauté. Incomparablement supérieur à ces spécialistes de nos jours, qui, pour se conformer à je ne sais quel programme officiel, ont fait de la géographie un objet de dégoût et de risée, il sut la rendre plus attrayante que la poésie ellemême : c'est qu'il ne sépare point l'homme de la nature, les mœurs et les institutions du milieu dans lequel s'est opéré leur développement. »303 Élisée Reclus et la vulgarisation L’idéal, la géographie pour tous comme pédagogie de l’humanité Le ralliement d’Élisée Reclus à un type de géographie vulgarisée est assez logique. La vulgarisation est porteuse d’un discours politique et social qui répond aux idéaux du géographe et qu’il reprend à son compte. A partir des années 1850, la littérature de vulgarisation scientifique bénéficie d’un contexte propice où les progrès de la connaissance scientifique s’accompagnent d’applications techniques, industrielles ou médicales. L’éducation populaire est un nouvel objet de préoccupation. Pour les pionniers de la presse et de l’édition scientifique, il fallait éduquer les masses, diffuser la parole scientifique dans toutes les couches de la société, les tenir au courant des progrès accomplis, satisfaire leur curiosité ; les émerveiller, les divertir et même dans certains cas, leur permettre de juger ou de sanctionner la science.304 La sensibilité de Reclus qui lie éducation et progrès s’inscrit bien dans ce courant de pensée. Son œuvre se situe à la rencontre de deux mouvements porteurs de renouveau : d’un côté le progrès de la connaissance pure, le progrès technique, facteur de mieux-être et de l’autre le progrès social, l’émancipation morale et politique. Très attaché à tout ce qui pouvait promouvoir les connaissances, il multiplie les angles d’approche pour aider à la diffusion de la géographie. Dans cette perspective, les almanachs permettent de toucher un public ouvrier qui n’a pas le livre dans ses habitudes culturelles. En 1869 par exemple, Reclus écrit une dizaine de pages sur « Les voies de communications » pour l’Almanach de la coopération et sur « La géographie » dans l’Almanach de l’Encyclopédie générale rédigé par un groupe dit de « la Pensée nouvelle ». Les revues anarchistes constituent un autre vecteur de communication pour lequel ses articles ont à la fois un caractère politique et géographique. C’est le cas, par exemple, de la série « La richesse et la misère » publiée par Le Révolté en 1887. Cette tentative pour faire sortir la géographie de ses organes de diffusion habituels se retrouve dès le début de la Troisième République avec un très intéressant feuilleton géographique donné par Élisée Reclus à La République Française, le journal de Léon Gambetta dont les premiers numéros parurent dès novembre 1871. De février 1872 (alors qu’il était encore prisonnier) à juin 1875, il 303
RECLUS É. (15 février 1875) Géographie générale, La République Française BENSAUDE-VINCENT B., RASMUSSEN A., 1997, « Introduction », La science populaire dans la presse et l’édition. XIXe et XXe siècles, CNRS histoire, p. 29.
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proposa aux lecteurs 25 articles intitulés « Géographie Générale ». Ces articles n’étaient pas signés conformément à la ligne politique du journal qui tenait à donner ainsi plus de force au contenu. Sérieux et jouant un rôle fédérateur pour l’ensemble des Républicains français, le journal de Gambetta connut un succès important avec pas moins de 15 000 exemplaires en 1875. Ce qui veut dire que les feuilletons de Reclus, toujours situées aux bas des pages 1 et 2 bénéficièrent d’une remarquable diffusion.305 Les lecteurs ont ainsi pu suivre dans le détail les progrès de la connaissance géographique Par delà l’écrit, c’est aussi par la parole qu’il chercha à diffuser sa géographie auprès du public populaire. Les nombreuses conférences qu’il prononça dans la dernière partie de sa vie doivent bien sûr être rattachée à sa conviction que la vulgarisation des connaissances pouvait contribuer à l’amélioration personnelle et au progrès collectif. La géographie pour tous propose une formation en autodidacte. Elle transcende les catégories, s’adresse à tous, aux hommes de bonne volonté, amateurs soucieux de comprendre par eux-mêmes les lois qui régissent le monde.306 Le livre permet la formation tout au long de la vie et cette idée plaisait fortement à Élisée Reclus. La circulation et l’apprentissage des savoirs pouvaient se faire sous la forme de lectures collectives ou d’un enseignement mutuel à partir des ouvrages empruntés dans les bibliothèques populaires. Ce furent sans doute les principaux modes d’appropriation des connaissances scientifiques avec d’autres processus comme les conférences, les projections lumineuses ou les attractions scientifiques.307 Cependant, Élisée Reclus n’est pas prêt à tous les compromis pour vulgariser la géographie. En effet, un éclairage particulier nous est donné par le projet de globe en vue de l’exposition universelle de 1900. Ce projet s’est soldé par un échec en raison, entre autres, des difficultés à trouver un accord entre des personnes dont les conceptions, en matière de vulgarisation, différaient fortement. Il tient avant tout à une vulgarisation de haute qualité qui laisserait la part belle au scientifique. Il cherche à enseigner avant de distraire. À ses yeux, le public est composé d’individus éclairés ou susceptibles de le devenir.308 Savants et vulgarisateurs Le fait est paradoxal. Alors que la vulgarisation connaît un très grand succès à partir de 1850, les savants français sont peu nombreux à accepter d’écrire pour le grand public. Il se manifeste même une véritable coupure entre le monde des savants et le monde des vulgarisateurs. Louis Pasteur par exemple voyait d’un œil très sévère cette sorte de « science prétendument populaire » source « d’idées
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BELANGER C., GODECHOT J., CURAL P., TERROU F. (dir.), 1969, Histoire générale de la presse française. Tome III - de 1871 à 1940, PUF, pp. 222-224. 306 On peut faire le parallèle avec les propos d’Y. Jeanneret concernant l’astronomie pour tous. JEANNERET Y., 1997, « L’astronomie pour tous. Analyse d’une constellation éditoriale », La science populaire dans la presse et l’édition.XIXe et XXe siècles, CNRS éditions, p. 74 307 BEGUET B., 1997, « Lectures de vulgarisation scientifique au XIXe siècle », La science populaire dans la presse et l’édition. XIXe et XXe siècles, CNRS éditions, p. 66. 308 ALAVOINE-MULLER S., 2003, « Une globe terrestre pour l’Exposition universelle de 1900. L’utopie géographique d’Élisée Reclus », L’Espace géographie, tome 32, n°2, pp. 156-170
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inexactes chez les gens du monde. » 309 Dans ce contexte, l’engagement du savant républicain François Arago fait figure d’exception. Élisée Reclus, qui apporte autant de soin et de conviction à l’écriture et à la fabrication des gros et beaux volumes que des petits, apparaît aussi comme une figure marginale par rapport à l’attitude des savants et des écrivains qui l’entourent. Cette démarche n’était pourtant pas unique puisqu’en Grande-Bretagne ou en Allemagne de grands savants, contemporains de Reclus, s’étaient attelés à la tâche de la vulgarisation : le naturaliste britannique Thomas Huxley, le physicien irlandais John Tyndall ou le naturaliste allemand Ernest Haeckel. Reclus place ses pas dans ceux de deux grands devanciers : le géologue anglais Charles Lyell et le géographe allemand Alexandre von Humboldt. Ce sont les deux auteurs les plus fréquemment cités dans les deux volumes de La Terre et cela faisait sens dans l’esprit de ses contemporains. Pour le vulgarisateur anglais Poulett Scrope, La Terre « est bien certainement l’œuvre d’un homme de génie, quoique ce ne soit en grande partie naturellement qu’un ouvrage de compilation. Il est sous bien des rapports, infiniment meilleur et bien plus complet que Humboldt ou que Lyell ».310 Délaissé pour l’essentiel par les hommes de sciences français, le terrain de la diffusion de la science est occupé, à partir de 1850, par un petit nombre de personnes que l’on peut qualifier de « vulgarisateurs ». Ces nouveaux professionnels, ces « amateurs de science », allient une formation scientifique et des qualités de plume indispensables. Ils sont un relais pour combler le fossé entre un savoir complexe et spécialisé et la masse de la population. Leur arrivée est en même temps intimement liée à une nouvelle organisation de la production éditoriale : les vulgarisateurs, comme les feuilletonnistes, fournissent, presque à la chaîne, les volumes commandés par leurs éditeurs respectifs. Chez Hachette, Élisée Reclus a dû certainement croiser Mme Demoulin, Louis Figuier, Marie Pape-Carpentier, Charles Delon et Gaston Tissandier. Parmi les grands noms de la vulgarisation, peu apparaissent dans l’œuvre d’Élisée Reclus puisqu’il ne cite par exemple dans La Terre que Les Voyages aériens, ouvrage collectif écrit par Camille Flammarion, Tissandier, Fonvieille et Glaisher, Le Ciel d’Amédée Guillemin et mentionne Zürcher et Margollé. C’est logique, il construisait généralement sa matière à partir de matériaux de première main. Mais il ne les tenait pas pour autant dans le mépris, il devait les lire, s’en servir pour l’éducation de ses filles ; en tout cas il les connaissait bien puisque, lorsqu’il rend visite aux deux beau-frères Zürcher et Margollé, il reconnaît une prose caractéristique : « Ma visite aux Zurcher et Margollé a été en partie infructueuse. Je n’ai point vu ces deux Messieurs, mais j’ai causé avec une des dames, que je pense être Mme Margollé, car dans son discours revenaient des phrases de livres, et je pense que des deux amis, c’est Margollé qui est le véritable auteur ».311 309 BEGUET B., 1994, « La vulgarisation scientifique au XIXe siècle », in La science pour tous, Dossiers du musée d’Orsay, pp. 5-48. 310 Cité par F. D. Leblanc dans la lettre accompagnant la Pétition supplémentaire en faveur d’Élisée Reclus, Le Courrier de l'Europe - 23 mars 1872. 311 Lettre d'É. Reclus à Mme Élie Reclus, sans date [1864], Correspondance, tome I, p. 243
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L’école de la vulgarisation Le journalisme géographique d’Élisée Reclus Le journalisme est la première activité qu’exerce Élisée Reclus. C’est alors un secteur en pleine expansion, extrêmement rentable et où les grands patrons, proches à la fois des milieux politiques et économiques, jouent un rôle très influent.312 Les lecteurs du second Empire disposent de plusieurs revues à connotation géographique dont le succès est grandissant. Souvenirs de voyages ou récits d’explorations, ces journaux répondent aux attentes d’un public qui s’ouvre au monde extérieur. Plus que de géographie, c’est le voyage qui est le dénominateur commun de toutes ces publications dont le récit est fait le plus souvent à la première personne. La publication d’articles a toujours revêtu une réelle importance pour Élisée Reclus. Parmi ces revues, il manifeste un attachement particulier pour le Tour du Monde313. Dès sa parution en 1860, la revue d’Edouard Charton a connu un succès considérable. Dépassant le cercle des honnêtes hommes, elle touchait un public nouveau grâce à une lecture plus facile, une mise en page attrayante, une place importante accordée à l’illustration et une publicité orchestrée par la maison Hachette. Élisée Reclus publie, dès le lancement de la revue, quelques récits de voyages illustrés de vignettes gravées : il fait part de son aventure américaine dans un récit imagé de l’embouchure du Mississipi à la Nouvelle-Orléans, puis donne une vision très personnelle de ses ascensions dans le Dauphiné. En 1866, c’est l’actualité de l’éruption de l’Etna qui guide sa démarche. Il publie enfin un dernier et long récit de son voyage en Transylvanie. Élisée Reclus éprouvait visiblement un réel plaisir à écrire pour le Tour du Monde comme le souligne la lettre qu’il écrivit en 1873 à son interlocuteur chez Hachette, Emile Templier : « Enfin, j'ai une autre demande à vous faire. Si j'avais l'occasion d'aller au fond de la Transylvanie, parmi les Szeklers, les Arméniens, les Roumains et les Saxons, et si je pouvais en rapporter une bonne moisson de photographies représentant des paysages et des types divers, vous conviendrait-il, à vous et à M. Charton, de me donner l'hospitalité dans le Tour de Monde pour un certain nombre d'articles ? »314 La réponse de Templier ne tarde pas, c’est un « accueil empressé » que le Tour du Monde ferait à son texte et aux photographies.315 Élisée Reclus interprète le journalisme de façon particulière, c’est presque un genre nouveau qu’il élabore, une sorte de journalisme géographique où les impressions et les expériences personnelles se mêlent à des descriptions rigoureuses, 312
BOURDIEU P., 1992, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, pp. 76-77 RECLUS É., 1872, « Géographie générale [Journaux et société]», La République Française, 15 novembre 1872, p. 1, non signé. 314 Copie de la lettre d'É. Reclus à É. Templier, 5 juin 1873 – IFHS, Fonds Reclus, 14 AS 232, dossier III 315 Lettre d'É. Templier à É. Reclus, 16 juin 1873 – IFHS – Fonds Reclus, 14 AS 232, dossier III 313
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où les vues particulières de la terre sont souvent rattachées à une conception globale de la géographie. Mais l’essentiel de son activité de journaliste géographe est consacré à l’une des revues généraliste les plus importantes de l’époque, La Revue des Deux mondes pour laquelle il écrira ses articles les plus importants et les plus intéressants. C’était sans conteste, la première revue française par l’ancienneté, par le tirage et par la tenue. Sa diffusion dans l’opinion est en effet exceptionnelle puisque la revue de François Buloz avait, entre 1859 et 1868, progressé de 10 000 à 16 000 exemplaires.316 Élisée Reclus s’adresse donc à un lectorat très important, tant en France qu’à l’étranger. La plus grande part de ses articles porte sur le nouveau monde et permet de partager son expérience : les États-Unis, les républiques de l’Amérique latine. Chaque article constitue un véritable essai d’une moyenne de 30 pages, certains sujets ayant bénéficié de 3 à 4 articles. La collaboration d’Élisée Reclus se termine sur un différend avec le directeur de la revue dont il fait part à son frère : « Je ne sais si je t'ai dit que je cesserai probablement d'écrire dans la Revue des Deux Mondes. Buloz voudrait me faire modifier mon article sur les Femmes en Amérique et je ne veux pas. Me voilà donc malgré moi lancé dans la Géographie pure, jusqu'à nouvel ordre du moins.».317 La lettre est instructive car elle illustre assez bien les ambivalences du géographe. D’un côté, il pratique avec un évident plaisir une écriture facile d’accès, d’un autre, il a peur de se fourvoyer dans une activité, certes rémunératrice, mais qui l’éloigne de ses ambitions de savant. Avec plus de 1200 pages, les articles écrits pour la Revue des Deux Mondes constituent un ensemble relativement cohérent dans la forme et dans l’expression. Ils préfigurent et déterminent en partie ce qui sera son style. Ces articles, alimentaires au départ, assurent sa renommée d’écrivain. Il y développe de vraies qualités dans la description et aborde avec simplicité des sujets parfois très pointus. C'est vraisemblablement sur ce fondement qu'il est recruté par la librairie Hachette et donc qu'il s'engage dans ce type de géographie. Il faut cependant remarquer que l’activité de vulgarisation journalistique n’était envisagée par Élisée Reclus que comme une parenthèse. Parenthèse dont il n’est finalement jamais réellement sorti. Guides de voyage Élisée Reclus fait ses preuves chez Hachette en entrant en 1858 dans l’équipe des rédacteurs de guides de voyages dirigée par Adolphe Joanne. Petite main ou auteur à part entière, il joue un rôle important mais peu visible puisque les guides sont, le plus souvent, signés du nom du directeur de la collection. Entre 1858 et 1864, on le voit accomplir différents types de besogne. Il signe d’abord des 316 LOUÉ T., 1997, « La Revue des Deux Mondes et ses librairies étrangères dans la lutte contre la contrefaçon belge (1848-1852) », in Le commerce de la librairie en France, sous la direction de J. -Y. Mollier, pp. 317-327 317 Lettre d'É. Reclus à son frère Élie, 1868, Paris, Correspondance, tome I, p. 314
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introductions, pour les volumes sur les Pyrénées et la Savoie. Ce sont de véritables essais d’une vingtaine à une trentaine de pages, qui tranchent avec les introductions des autres guides. Il participe ensuite au repérage et à la révision des itinéraires pour plusieurs guides dans les Pyrénées et les Alpes puis en Allemagne. Mais sa contribution la plus importante va à deux ouvrages qu’il signe de son seul nom. C’est d’abord le magnifique Guide du voyageur à Londres publié en 1860. Édité dans sa version intégrale une unique fois en 1860, il a, de toute évidence, constitué un motif de discorde avec Joanne. Élisée Reclus n’y a pas respecté les règles d’écritures traditionnelles des guides publiés dans la collection Joanne, préférant les longs chapitres thématiques aux courts et multiples itinéraires. Il a laissé libre cours à une vision géographique et sociale de Londres très personnelle. Dès 1862, le guide spécial édité pour l’exposition universelle de Londres est très réduit – on passe de 530 à 219 pages- et les passages politiquement engagés totalement supprimés. Dans son second guide en tant qu’auteur à part entière, publié en 1864, Les Villes d'hiver de la Méditerranée et les Alpes Maritimes, il retrouve une forme plus traditionnelle et un sujet moins sensible. Sa participation aux guides Joanne n’a pas été un pis-aller. Sous sa plume, le terme « guidifier » n’est pas péjoratif et évoque d’abord la vie d’aventure et de grand air.318 Après le chemin de fer qui le conduit au bas des massifs, il gravit la montagne pour repérer les itinéraires et les retranscrire pour les voyageurs qui viendront ensuite, leur guide à la main. C’est à un itinéraire formaté selon des règles édictées par le patron de la collection qu’il faut aboutir. Il faut mettre la libre foulée dans le moule des normes du beau, du bien voir, selon un nombre de lignes et de pages adéquat. C’est effectivement ce que l’on retrouve dans les divers itinéraires écrits par Élisée Reclus et en particulier dans le guide des Villes d’hiver. Élisée Reclus s’inspire beaucoup de la narration type tout en l’approfondissant. Tout d’abord, le guide est l’occasion de s’adresser directement au lecteur ; il est une médiation qui permet au voyageur de suivre réellement les pas du géographe dans le paysage. Prendre son lecteur par la main, lui proposer un regard structuré sur le paysage qui l’entoure est une démarche qui plait à Élisée Reclus et il utilisera de nouveau le procédé dans la Nouvelle Géographie Universelle. Dans les guides écrits par Reclus, les lieux ont un sens qui se rapporte à une histoire, une situation géographique, des activités, des constructions établies par les hommes. Rien n’est insignifiant à ses yeux. Tout ce que l’on voit, des cailloux du chemin au développement des villes doit être intégré dans un système d’explication du monde. Parce qu’il a tenté d’instiller de la géographie là où il n’y en avait que de manière incidente, les guides ont joué pour lui le rôle d’une école de la vulgarisation. La Terre, « un modèle de science et de conscience »319 Dans l’esprit d’Élisée Reclus, les premières publications chez Hachette, récits de voyage ou guides touristiques ne constituent qu’une entrée en matière. La 318
Lettre d'É. Reclus à sa sœur Louise, 1869, Paris, Correspondance, tome I, p. 335 KNAPP C., 1905, « Nécrologie - Élisée Reclus », Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie, tome XVI, pp. 311. 319
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libraire lui confie rapidement l’écriture d’un vrai ouvrage de géographie grand public : La Terre. Les deux tomes se présentent comme un traité de géographie physique dans lequel le globe est présenté comme une planète vivante dont il faut dégager les lois de la structure et de l’évolution. Le travail accompli est remarquable et il offre aux lecteurs français une synthèse des recherches savantes du temps dans un style particulièrement accessible au lecteur moyen. Pour son neveu Paul Reclus « c'était le premier grand ouvrage de ce genre qui s'inquiétât d'être compréhensible au grand public. » 320 Pour les savants de son temps, cet ouvrage fut une sorte de révélation et il contribua à classer immédiatement Élisée Reclus parmi les grands géographes. Il correspond à la création d’un genre, un type de synthèse qui n’existait pas dans la géographie française. Il ne produit, du point de vue de la recherche géographique pure, rien de nouveau, mais la façon dont il additionne toutes les sources de savoir scientifique du moment produit quelque chose de totalement original. Pour Paul Girardin et Jean Brunhes, la Terre est bien une œuvre unique propre à faire des émules, presque un acte de naissance d’une nouvelle façon de faire de la géographie en France : « En même temps qu’elle était élevée à la dignité de science, la géographie recevait droit de cité auprès du grand public. D’autre part, le cadre et la forme de l’ouvrage géographique étaient fixés désormais, alors que jusque-là les « traités » de géographie, dont celui de Balbi était le plus estimé, avaient oscillé, sans se déterminer, entre le type de l’Itinéraire, du Guide, du Dictionnaire et de l’Atlas ; Reclus, lui, était à la fois précis comme un Joanne, poète comme un Michelet. »321 C’est peut-être d’abord le style, très littéraire et animé, qui a retenu l’attention de ses contemporains. « L’auteur s’y révèle comme amant passionné de la nature, aussi cet ouvrage se lit-il comme un roman»322 remarque C. Knapp de la société neuchâteloise de géographie. Cela renvoie au point de vue de P. Geddes qui estimait qu’Élisée Reclus était le premier écrivain qui ait « élevé la géographie à la hauteur d'une littérature ».323 La beauté de l’ouvrage, la poésie du style furent un atout pour P. Larousse qui le situe au rang des œuvres d’art.324 L’ouvrage est séduisant comme le souligne l’article nécrologique de la revue de vulgarisation scientifique La Nature : « Les deux volumes de la Terre révélaient une manière de comprendre et d’exposer les phénomènes naturels du globe qui faisaient d’un ouvrage de pure science un livre de lecture attrayante »325. Élisée Reclus peut alors espérer œuvrer au développement de la géographie. C’est ce qui apparaît dans le plaidoyer grandiloquent de Charles Maunoir pour expliquer les raisons de l’attribution de la grande médaille d’or de la Société de Géographie de Paris : « Il 320
RECLUS P., 1964, Les frères Reclus ou du protestantisme à l'anarchisme, Les Amis d'Élisée Reclus, p. 47. GIRARDIN P., BRUNHES J., 1906, « Conceptions sociales et vues géographiques : la vie et l’œuvre d’Élisée Reclus (1830-1905) », Revue de Fribourg, vol 37, n°4, avril 1906, p. 284. 322 KNAPP C., 1905, « Nécrologie - Élisée Reclus », Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie, tome XVI, pp. 314. 323 Cité par RECLUS P., 1964, Les frères Reclus ou du protestantisme à l'anarchisme, Les Amis d'Élisée Reclus, p. 47. 324 LAROUSSE P., 1866-1879, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, p. 784. 325 MARTEL E. A., 1905, « Élisée Reclus », La Nature, 22 juillet 1905, p. 113. 321
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devint évident, dès cette publication, que la géographie avait un brillant adepte, fervent de la vérité, animé aussi de l’ardente et généreuse conviction que des mains pleines de savoir doivent s’ouvrir largement à tous, pour répandre au loin la semence du progrès. »326 Les formes de la vulgarisation Il est intéressant de noter que les principaux éditeurs de l’instruction amusante sont ceux chez lesquels Élisée Reclus publiera l’essentiel de ses ouvrages : Louis Hachette et Jules Hetzel. Pour l’édition, la vulgarisation est un nouveau créneau que le développement des prix, des étrennes et des bibliothèques populaires transforme vite en bonne affaire commerciale ; en même temps ce type de publication rencontre le plus souvent une conviction profonde de l’éditeur, tant morale que politique.327 Le pionnier de la vulgarisation est naturellement Jules Hetzel. Exemple type de l’éditeur militant aux fortes convictions républicaines et socialisantes, les belles collections qu’il propose aux jeunes lecteurs sont un symbole de la meilleure littérature récréative et instructive. À partir de 1864, le Magasin d’éducation et de récréation qu’il fonde avec Jules Verne et Jean Macé, imprime un style nouveau rapidement relayé par la Bibliothèque du même nom. Avec lui, Élisée Reclus publie ses deux charmants ouvrages à destination des enfants, l’Histoire d’un ruisseau en 1869 et l’Histoire d’une Montagne en 1880. La maison généraliste Hachette occupe également une des premières places sur ce marché en raison des très grands tirages qu’elle produit. Sa production de livres prend ainsi un poids culturel dominant. La librairie fait preuve de son exigence scientifique pour la publication de la Bibliothèque des Merveilles. Le niveau de la vulgarisation y est élevé, fidèle à l’actualité de la recherche ; les mots savants et les descriptions approfondies ne sont pas escamotés.328 Les petits livres illustrés sont proposés à un prix modique ; leur développement passe donc par la conquête d’un public nombreux et par conséquent populaire. Les livres de vulgarisation Pour toucher un public large et hétérogène, on ne peut parler d’un seul type de livre de vulgarisation mais de livres de vulgarisation qui s’attaquent à différents types de lecteurs. Les armes de la vulgarisation sont diversifiées et un même ouvrage est capable de prendre différentes formes pour séduire tous les publics. Élisée Reclus en apporte un témoignage, à propos de l’édition abrégée de La Terre : « Dans mon premier travail, j’avais apporté toute la sincérité que l’homme studieux doit à la science, tout l’amour que l’artiste doit à son œuvre, mais il me restait comme une sorte de remords, celui de ne 326
MAUNOIR Ch., 1892, « Rapport sur le concours au prix annuel - Élisée Reclus, grande médaille d’or », Bulletin de la Société de géographie, p. 165. 327 PARINET É., 1997, « Les éditeurs et le marché : la vulgarisation dans l’édition française », La science populaire dans la presse et l’édition. XIXe et XXe siècles, CNRS édition, pp. 33- 45. 328 LE MEN S., 1994, « La science enfantine et l’apprentissage du regard », La science pour tous, Dossiers du musée d’Orsay, pp. 61-71.
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m’être adressé qu’aux riches ; je souffrais, moi qui demande l’accès de tous à l’étude, de n’avoir encore pu mettre un livre, que je crois utile, à la portée de ceux qui n’ont pas le privilège de l’aisance. C’était donc un devoir de préparer cette édition populaire, dans laquelle j’ai reproduit toutes les parties essentielles du grand ouvrage. »329 Après la publication des deux volumes de La Terre, richement ornées de cartes, figures et planches hors texte, Élisée Reclus produit deux abrégés vendus à prix modiques où sont repris quelques unes des illustrations de la belle et grande édition. Passant de l’in-octavo au in quarto, de 820 à 228 pages, Les Phénomènes Terrestres réemploient, en les réduisant, 42 des 253 cartes et figures du tome I de La Terre. Ce réemploi des grandes œuvres pour obtenir des abrégés fait partie d’une politique de conquête des marchés parfaitement assumée par Hachette.330 Cette déclinaison plaisait à Élisée Reclus puisqu’il imagine la même formule pour la Nouvelle Géographie Universelle. Il se place ainsi dans une configuration où convergent l’utile à la science et le facile à la vente : « Je n’ai pas encore reçu de lettre de Templier au sujet de la proposition que je lui avais faite de fabriquer une sorte d’Encyclopédie géographique à petits fascicules séparés et coûtant chacun trois ou quatre sous. Il y a là, je crois, une idée utile et d’une facile réalisation. » 331 Sans le vouloir sans doute, Élisée Reclus met le doigt sur une évidente coïncidence des intérêts entre la vulgarisation qui met la science à la portée de tous et l’élargissement des marchés de l’écrit. La Nouvelle Géographie Universelle en livraisons et en volumes La Nouvelle Géographie Universelle se décline sous plusieurs formes : les moins fortunés des acheteurs pouvaient se procurer une livraison par semaine. 16 pages après 16 pages, 50 centimes après 50 centimes, ils constituaient patiemment leurs volumes. Les plus aisés au contraire attendaient la publication de l’ouvrage complet en fin d’année. Broché, il leur en coûtait 30 francs ; pour la belle reliure rouge et or à motifs allégoriques, ils devaient débourser 37 francs. Quant aux écoliers les plus méritants, ils les recevaient estampillés aux armes de l’école communale. La déclinaison des formes et des prix permettait ainsi de conquérir un très large public. La publication en livraisons est la pierre angulaire du système, celle qui permet de diffuser l’ouvrage de la façon la plus large. C’était la formule de périodicité qui avait assuré le succès des grands ouvrages populaires réalisé par Hachette sous le Second Empire.332 Ce mode de commercialisation permettait de fidéliser une clientèle qui investissait dans une collection de longue haleine. À la fin 329
RECLUS É., 1870, « Préface », Les phénomènes terrestres, Hachette. MOLLIER J.-Y., 1999, Louis Hachette (1800-1864). Le fondateur d’un empire, Fayard, p. 335. 331 Lettre d'É. Reclus à M. et Mme Alfred Dumesnil, 25 juillet 1871, Quélern, Correspondance, tome II, p. 51. 332 Mistel J., 1964, La librairie Hachette de 1826 à nos jours, Hachette, pp. 264-265. 330
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de l’année, l’acheteur régulier pouvait demander à l’éditeur la reliure de toutes les livraisons, service toujours offert par l’éditeur, qui demandait certes des frais de manutention, mais qui avait été compensé auparavant par l’ajustement des tirages en fonction des indications données par les premières ventes. Dans les années 1870, cette formule était en régression, mais elle subsistait encore pour les publications importantes comme les dictionnaires ou les encyclopédies. Plus encore que pour l’Astronomie populaire de Camille Flammarion, où 27 000 des 45 000 exemplaire ont été vendus par livraisons,333 c’est la technique qui a fait le succès de la Nouvelle Géographie Universelle à ses débuts puisque les trois quarts des acheteurs, passionnés ou peu fortunés, l’ont fait semaine après semaine.334 Le lectorat populaire se reconnaissait bien dans les petites livraisons qui avaient le format du journal, de la « petite presse » à sensation ou des romans populaires publiés en fascicules hebdomadaires avec leur bois en pleine page ornant chaque livraison.335 Tout était fait d’ailleurs pour répondre à l’attente de ce public. Templier explique par exemple à Élisée Reclus qu’il tient « à donner au moins une gravure par livraison », 336 ce faisant, il propose un signe de reconnaissance et se rapproche ainsi de formes familières au public populaire. Ce public populaire représentait cependant un marché difficile car la marge de manœuvre était étroite. Ainsi, lorsque Élisée Reclus envisage une nouvelle publication de La Terre en livraison, Émile Templier, le gendre d’Hachette, l’en dissuade : « Votre idée de publier La Terre en livraisons ne serait pas présentement réalisable sans dangers. Les acheteurs de votre géographie qui ne disposent que de 50 cent. par semaines seraient peut-être tentés de consacrer cette petite somme à l'acquisition d'un ouvrage relativement court et terminé plutôt qu'à une œuvre de longue haleine et dont on n'entrevoit pas la fin. »337 La publication en livraisons se complète d’un format de publication totalement opposé : le livre d’étrennes pour lequel une grande attention est portée au cartonnage, aux gravures sur bois, à la typographie, à la mise en page (pour la Nouvelle Géographie Universelle, il n’y avait pas de différentiation à ce niveau) et dont le prix élevé signale un achat exceptionnel. Le marché de fin d’année représentait un temps fort de l’édition comme le rappelle Templier : « Je ne vois pas en effet, sans inquiétude approcher la fin de l’année. Rien de plus important, à mon point de vue que la publication en temps utile de ce volume ; je n’estime pas à moins de 4 à 5000 le nombre d’exemplaires dont nous perdrions la vente si nous n’étions pas prêt avant la fin de novembre. Votre succès serait diminué de moitié. Je compte bien, en outre, que tous ceux qui choisiraient ce volume pour leur cadeau de jour de l’an, prendraient l’habitude de 333
Parinet É., 1997, Ibid., p. 43. Lettre d’É. Templier à É. Reclus, 26 juillet 1876 – B. N. F., département des manuscrits, NAF 22 914 ff. 421-422. 335 Béguet B., 1997, Ibid., p. 67. 336 Lettre d'É. Templier à É. Reclus, 30 novembre 1872 – IFHS, Fonds É. Reclus, 14 AS 232, dossier III. 337 Lettre d’É. Templier à É. Reclus, 17 novembre 1876 – B. N. F., département des manuscrits, NAF 22 914 ff. 424-25. 334
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donner les suivants au fur et à mesure qu’ils paraîtraient. C’est en vue de ce débit spécial que j’ai porté notre tirage à 20 000 exemplaires. »338 Pour Élisée Reclus, les livraisons vont se succéder chaque semaine pendant 19 ans au rythme de une ou deux par semaine. Pour chaque volume en effet, il faut finir à temps, c’est-à-dire avant la fin de l’année, et donc écrire plus vite et de façon plus concise. La difficulté de l’édition de la Nouvelle Géographie Universelle tient en effet dans l’équilibre entre les deux modes de publication antinomiques, celui de la livraison et celui des volumes de fin d’année. Avec des volumes dont la taille grossit à vue d’œil, il faut tenir les délais : publier un volume en une année sans déborder sur l’année suivante et mécontenter le lectorat populaire. « Plaire, attacher, émouvoir, pour être lu et pour instruire » La Nouvelle Géographie Universelle constitue un aboutissement. C’est à la fois l’ouvrage le plus important et celui dont la production est la mieux définie. Le choix d’écrire une géographie pour tous est clairement exprimé par les éditeurs. Commentant ici une première version sur la Suisse, la lettre d’Émile Templier à ce sujet parle d’elle-même : « Votre travail m'a paru clair, précis, bien ordonné, et, sous le rapport scientifique, tout à fait digne de vous ; mais, il faut bien que je vous l'annonce, je n'y ait point trouvé ce que je cherchais avant tout. Les idées générales, les vues d'ensemble, l'enthousiasme pour les grands spectacles de la nature, en un mot tout ce qui peut donner le charme, l'intérêt, la vie à un livre de géographie, y fait absolument défaut. Personne cependant ne pourrait mieux que vous animer un pareil sujet - en ne le faisant pas, vous avez certainement agi avec préméditation. J'entrevois les raisons qui ont pu vous porter à adopter cette forme rigoureusement didactique, et à vous interdire à vous-même toute émotion ; mais je ne pense pas que ces raisons soient assez fortes pour prévaloir contre celles que je vais vous soumettre : Nous entreprenons une publication très considérable, très dispendieuse, et nous avons besoin, pour la mener à bien, d'attirer à nous la plus grande clientèle possible. Le concours des gens du monde ne nous est pas moins nécessaire que celui des hommes spéciaux. Or si vous vous contentez de nous donner un livre de renseignement, les savants seuls vous consulteront et nous perdrons neuf lecteurs sur dix. Aussi n'est-ce pas seulement un livre de classe ou d'étude que j'ai eu l'intention de vous demander. C'est une œuvre littéraire, une sorte de poème, dont la Terre est le héros. Je voudrais que vous fissiez une large part à la description pittoresque de chaque contrée, et autant que cela vous sera possible sans contrarier vos projets, à l'homme, à ses mœurs, à ses œuvres. J'aimerais à vous voir encadrer dans cette description les grands résultats de la statistique, et glisser sur les 338
Lettre d’É. Templier à É. Reclus, 22 septembre 1875 – B. N. F., département des manuscrits, NAF 22 914 ff. 402-403
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détails, qui seront imprimés en plus petits caractères ou en tableaux. Il me paraîtrait essentiel d'entrer en matière avec plus d'art et de frapper dès le début le lecteur par quelques belles pages. Puis, dans le cours des chapitres, de ne pas craindre d'ajouter quelques mots de vulgarisation sur les faits mal connus, sur les cités lacustres par exemple. Je pourrais m'étendre longuement sur ce sujet. Mais je sais qu'il me suffit de vous placer à mon point de vue pour que vous vous rendiez immédiatement compte du livre que je rêve et dont je résumerais ainsi l'esprit : Plaire, attacher, émouvoir, pour être lu et pour instruire. »339 Conclusion Élisée Reclus et son éditeur ont dû élaborer un subtil partage des tâches pour mettre en œuvre la vulgarisation scientifique dans la Nouvelle Géographie Universelle. « Je crois que dans la distribution des cartes et des gravures de votre ouvrage vous devez surtout être guidé par votre texte. Vous faites une œuvre avant tout scientifique, & dont l'ordonnance ne doit pas être troublée par le désir que nous avons de la vulgariser par tous les moyens respectables. Ceci dit il est évident que nous aurons à nous ingénier pour que chaque livraison contienne, autant que possible, ou des gravures ou des cartes. »340 Les termes choisis par Templier sont intéressants : quels sont les moyens respectables de la vulgarisation ? Il indique la gravure et la carte qui, insérées de façon régulière, fournissent la respiration dont le texte a besoin et donnent un attrait certain à ces gros volumes. L’image vue comme une récompense à l’effort de lecture ? S’esquisse ainsi un partage des compétences assez étrange : Élisée Reclus s’occupe de la science, les éditeurs de la vulgarisation. Les termes de l’accord sont assez étonnants puisque l’on voit mal comment un texte exclusivement scientifique pourrait être proposé à un large public même accompagné d’images et de publicité. En fait, Émile Templier cherchait surtout à calmer les inquiétudes de Reclus qui tenait à une œuvre penchant davantage du côté de la science que de la vulgarisation mais il se réservait par la suite la possibilité de modifier le texte même de Reclus. En définitive, la formulation de Templier montre bien l’ambiguïté fondamentale de toute entreprise vulgarisatrice. C’est un genre profondément hybride qui se trouve au croisement de trois approches, le texte savant, la vulgarisation proprement dite et une prose littéraire avec du style et des sentiments.
339 Lettre d'Émile Templier à Élisée Reclus, 31 août 1872 – IFHS, Fonds Élisée Reclus, 14 AS 232, dossier III 340 Lettre d'É. Templier à É. Reclus, 18 août 1874 – IFHS, Fonds Reclus, 14 AS 232, dossier III
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Les frères Reclus et les parlers locaux
Georges ROQUES Maître de conférences, UMR 5045 Mutation des territoires en Europe IUFM, Montpellier Lors d'un précédent colloque, j'avais été amené à faire quelques recherches sur la manière dont les régions françaises étaient traitées au début du siècle dans l'enseignement primaire et secondaire en France. Parallèlement, je travaillais sur le Reclus géographe à propos d'un colloque perpignanais sur la commune. C'est ainsi que j'ai trouvé des manuels d'enseignement signés Reclus, non pas Elisée, mais Onesime. Poursuivant mes investigations consciemment ou inconsciemment en relation avec Elisée Reclus, j'ai trouvé à nouveau des textes d'Onesime sur la place du français dans le monde où il semble d'ailleurs être un des premiers à évoquer la francophonie. E Reclus pensant l'humanité comme une construction en marche, ainsi que le montre magnifiquement son "Histoire d'un ruisseau", je me suis imaginé qu'il avait du dire des choses intéressantes sur un des éléments constitutifs essentiels d'une civilisation, c'est à dire sa langue. C'est de ce télescopage qu'est née l'idée de cette communication, car la question du rapport des langages universels aux langues régionales est un des nœuds importants de la construction de l'espace européen dans un contexte non seulement économique mais aussi culturel et linguistique. Il m'a donc semblé intéressant de mettre en rapport, à un siècle de distance, comment concilier universalité et régionalisme, langage universel (du français conquérant d'Onésime à la langue internationale d'Elisée) et parlers régionaux, patois, dialectes du 19e aux langues de France de la loi Dexone et à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires Mon histoire professionnelle et personnelle aurait pu me conduire à traiter de la notoriété de cet immense auteur et de la manière dont son nom a été utilisé pour renforcer une géographie qui n'avait finalement que peu eu à voir avec l'homme et son œuvre. Il s'agit de l'utilisation par un groupement basé à Montpellier qui eut un rôle important dans la géographie française dans les années 1980 du sigle R.E.C.L.U.S (réseau d'études des changements de localisation des unités spatiales), rapidement devenu Reclus tout court. Mettons ce fait en parallèle avec l'ignorance dans laquelle a volontairement été tenue l'œuvre de ce dernier à l'occasion de la Commémoration du centenaire de la naissance de Vidal de la Blache à Pézenas (1947 pour 1845). Citons deux des plus proches élèves de ce dernier. Pour Maurice Zimmermann, pour l'école normale supérieure : "Qu'était la géographie française vers 1880 ? Une exception s'impose tout d'abord, celle d'Elisée Reclus et de sa colossale Géographie Universelle en voie de publication depuis 1875. Ce chef d'œuvre de la vieille géographie descriptive qui conserve une valeur aujourd'hui". Pour Emmanuel de Martonne, gendre et élève de Vidal, un des auteurs principaux de la GU et parlant d'elle : "Jamais on n'aurait pu songer à pareille entreprise dans les 227
dernières années du XIXe siècle (au moment même où Reclus publie sa GU). Les ouvriers capables de bâtir cet imposant édifice n'existaient pas avant que Vidal de la Blache ne les ait formés". Entre occultation et récupération, il y a eu heureusement place pour une réhabilitation qui reste pourtant à mon avis relative. D'autres devraient suivre comme celle d'Emile Levasseur et davantage encore peutêtre celle de Louis Figuier. J'ai préféré à cette voie une entrée moins polémique, apportant je l'espère une facette un peu moins connue de ce personnage considérable dans notre discipline. Cette entrée est aussi le fruit du hasard, selon le Principe de la causalité contingente de Antoine Augustin Cournot (1807-1877) qui énonce que "le caractère fortuit de certains événements découle de ce que leurs causes antécédentes étaient indépendantes, alors que leurs effets brusquement se mêlent". Préoccupé par l'enseignement de la région (Colloque Enseigner la région en 2000) puis par l'action langues et cultures régionales, j'ai été amené à m'intéresser aux regards actuels sur la recomposition des territoires qui prennent en compte le culturel et le linguistique de la construction européenne. La diversité est à la fois richesse et obstacle. Elle n'est pas seulement juxtaposition des états (pavage), mais aussi des régions. La langue, ou plutôt les langues peuvent être un facteur culturel d'unité et d'unification car elles permettent les échanges. Elles peuvent alternativement favoriser le "vivre ensemble"…ou l'empêcher. Dans une période de fortes turbulences, il est important de s'y intéresser aujourd'hui. Sans tomber dans l'anachronisme, il faut bien dire que cette question des langues et cultures régionales reste importante dans les recompositions territoriales d'aujourd'hui, comme elle l'a été pour fonder la morale civique de la France revancharde du début du siècle passé. C'est un champ où les géographes sont peu présents. Il m'est donc apparu que le rapport des langues régionales, en l'occurrence ce que l'on appelle aujourd'hui les langues de France depuis le rapport de M Cerquiglini (75 en France, DOM TOM inclus, dont 25 pour la seule Guyane)341, avec les langues dominantes voire la langue universelle est toujours posé, et qu'il a quelques dimensions spatiales Je ne pouvais imaginer que E Reclus ne se soit pas intéressé à ces questions. Je me suis posé la question de savoir comment, dans sa vision globale d'une l'humanité harmonieuse et heureuse avec ses lunettes anarchiste, Elisée Reclus avait géré cette contradiction entre diversité objective et unité souhaitée. La période qui s'étend de la fin du 19e siècle au début du 20e siècle, c'est celle où la République doit non seulement forger la revanche en s'appuyant sur la province perdue et sur la ligne bleue des Vosges, mais imposer le seul français342 face à la multiplicité de ce que certains linguistes d’alors appelaient les parlers locaux que l'on dénomme alors couramment "patois", terme incontestablement dévalorisant. Mes premières recherches sur cette thématique m'ont conduit en premier à son frère, lui aussi géographe qui a beaucoup écrit pour l'enseignement et sur la francophonie. Je n'évoquerais donc non pas un, mais deux frères Reclus. Je me suis appuyé 341
Rapport Cerquiglini sur le site de la DGLFLF : www.dglflf.culture.gouv.fr La «débâcle » de la guerre étrangère et civile de 1870-1871 ne sera pas sans conséquences sur la question, puisque, retournant l’usage positif de la géographie linguistique qui avait présidé en 1860 à l’annexion par la France des Alpes-Maritimes et des deux départements de la Savoie, les Prussiens utiliseront le prétexte linguistique pour s’emparer des trois départements d’Alsace et de Lorraine. 342
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exclusivement sur cinq textes qui s'étalent de 1879 à 1905, et sur eux seuls, sachant que d'autres documents peuvent modifier la vision des choses. Le français dominant et conquérant d'Onesime La langue française dans le monde Onésime Reclus, "Le plus beau royaume sous le ciel", Hachette, 1899, p. 842 Onesime voit le français en progrès entre 1830 et 1900 ; il pense que l'on ne s'intéressera qu'aux langues parlées, "car l'humanité qui vient se souciera peu des beaux idiomes, des littératures superbes, des droits historiques ; elle n'aura d'attention que pour les langues très parlées, et par cela même très utiles". Il craint que le français ne disparaisse- "les langues des peuples colonisants finiront en tout pays par étouffer les autres : dans quelques siècles on ne parlera sans doute que l'anglais, le russe, l'espagnol, le portugais, le français, l'hindoustani, le chinois, peutêtre l'arabe"- mais espère en l'avenir : "Comment ne pas espérer en l'an 2000, quand on compare l'aire de sa langue (le français), en cette fin de XIXème siècle, à l'espace occupé par elle en 1830, et même à la veille de 1848, quand Louis-Philippe, recevant à Paris la visite du bey de Tunis, ne put causer avec lui qu'en langue italienne ?" Les Français dont le français n'est pas encore la langue. "L'avenir du français" "En France même, si la langue nationale se comprend partout, il y a des contrées où elle n'est point encore l'idiome usuel. Pourtant, les patois reculent…à chaque minute une pierre tombe du branlant édifice des dialectes méridionaux". Onesime s'en prend particulièrement aux différentes formes de la langue d'Oc : "ce qui fut n'est plus et la langue du Sud ne rassemblera point ses tronçons …tous ces rameaux de l'ancien arbre d'oc sont maintenant flétris ; ils se dessèchent : parce que les racines vont mourir". Rares sont alors les défenseurs des "patois", à la notable exception de Bréal 343qui se déclare "l'ami des patois" lors de l'exposition universelle de Paris en 1878. Pour lui et pour Paul Meyer (l'atlas linguistique de la France à la fin du 18e siècle) le provençal pourrait être le latin des pauvres. Pour Onesime, le flamand devient un patois, le breton recule devant la langue générale de la nation. "Nos patois s'en vont". Mais "pourquoi le Béarnais, l'Aragonais, le Castillan apprendraient-ils cette langue sans passé" (quelque vieille qu'elle soit) puisqu'elle "n'a pas de littérature", sans présent puisque les Basques savent le français ou l'espagnol, sans avenir puisque les jours qui viennent verront "croître partout les grands et diminuer les petits ?" Il en va ainsi du flamand, "ce dialecte allemand, qui, chez nous du moins, devient de plus en plus un patois, on pourrait presque dire qu'il ne recule plus, mais qu'il fuit devant notre langue". Dans le nord-ouest, un grand territoire conserve encore l'usage du breton, idiome celtique très ressemblant à celui que gardent opiniâtrement un million de montagnards du pays de Galles, en Angleterre, tandis que tout près de là, vis-à-vis de notre Bretagne, les gens de la Cornouaille ont cessé de le parler depuis plus de cent ans. Ce dialecte celtique recule devant la langue générale de la nation. 343
Le dictionnaire de la pédagogie et de l'instruction primaire (1878-1887)
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De plus, la langue d'oïl est conquérante, en particulier dans les villes. La langue d'oc ne se relèvera pas, car, d'après notre auteur, elle n'a pas de racines. "La langue d'oil ou langue du Nord, le français en un mot, n'était alors parlée que sur son territoire propre, sur la Somme, la Seine, la Saône, et la Loire à partir des montagnes. Les hommes du Centre et du Sud ne connaissaient que leurs idiomes rythmés, tirés du latin comme le français, mais presque aussi voisins de l'espagnol et de l'italien que de la langue de Paris. Auvergnats, Limousins, Gascons, Béarnais, Languedociens, Provençaux, Catalans, tous les gens de la langue d'oc n'étaient Français que pour payer l'impôt, donner leur sang au roi de Paris et envoyer leurs nobles à la cour du Nord, et non pas à Madrid ou chez les podestats italiens. En ce temps-là les Méridionaux nous appelaient Gavaches, comme les Espagnols, Gabachos. Mais aujourd'hui le français règne dans toutes les villes de France ; et là où il n'est pas encore le maître, il s'infiltre sournoisement dans les patois." Onesime n'a pas beaucoup d'estime pour les chantres du sud : "Quelques poètes un instant célèbres sur le Rhône et la Garonne ont essayé de rendre la vie à ces langues mourantes ; on les a lus, on a chanté leurs refrains, on les chante encore, et à chaque minute une pierre tombe du branlant édifice des dialectes méridionaux". Il en signe même l'arrêt de mort : "Ce qui fut n'est plus et la langue du Sud ne rassemblera point ses tronçons : gascon, béarnais, agénais, toulousain, catalan, provençal, dauphinois, savoisien, cévenol, auvergnat, limousin, périgourdin, cadurque, tous ces rameaux de l'ancien arbre d'oc sont maintenant flétris ; ils se dessèchent : parce que les racines vont mourir." Il est clair que pour Onesime, seul compte le français, dans l'hexagone et dans le monde. Le français au cœur de l'unité nationale Elisée Reclus, La France, Nouvelle géographie universelle, Hachette, 1879, p 46 à 50 La place de la langue dans l'unité nationale "La nation n'est pas seulement une unité artificielle créée par la centralisation administrative Cette unité et cette grande cohérence nationale sont liées à la nature même des choses, aux conditions du sol et du climat et à sa propre évolution dans l'histoire de France", mais aussi à "la communauté des épreuves et des malheurs, la prépondérance naturelle qu'a prise la capitale, comme lieu de RV des provinciaux de toute race, enfin et surtout l'influence d'une langue littéraire rapprochant les idées différentes par une forme identique ont travaillé de concert à la constitution de l'unité française". Pour Elisée Reclus, si la langue ne fait pas à elle seule la nation, elle en est un des éléments constitutifs essentiel. On verra plus loin combien cette référence à la nation, proche de celle de Kant, reste fondamentale pour notre auteur.
Le français et les langues régionales Les langues régionales ne sont pas oubliées. "Restent encore d'anciennes rivalités entre les peuples (Bas-bretons, Basques, Flamands), les paysans des 230
campagnes reculées et des plateaux du Centre avec qui il n'est pas tendre, mais "la France d'autrefois disparaît peu à peu sous la France nouvelle". Comme pour Onesime, Elisée pense qu'elles "tombent dans les conditions de patois" et "qu'il est des ruines que le temps a faites et qu'il ne relèvera jamais ". Il lance même quelques piques violentes contre les félibres du midi : "En opposant langue à langue, ils ont cru pouvoir opposer patrie à patrie, et parmi leurs chants il en est même qui respirent la haine contre ce peuple par delà les Cévennes". Pour lui aussi, il y a peu d'avenir pour les parlers locaux. L'opposition des gens du nord et des gens du sud disparaît, "car si les dialectes du nord sont soutenus et rapprochés par la langue écrite, les dialectes du sud n'ayant qu'une pauvre littérature populaire tombent dans la condition des patois". L'auteur oppose à cela "l'unité supérieure de la nation". Il reprend donc des idées très largement partagées à l'époque sur les rapports entre la langue nationale et les langues régionales. Sa conception générale et généreuse de l'humanité, curieusement, s'arrête ici au niveau de la nation… Dans un ouvrage plus tardif et peut être plus sincère, dans le chapitre intitulé "La langue internationale : l'espéranto" extrait de "L'homme et la terre", il semble que l'on puisse nuancer les opinions précédemment émises344. Le changement essentiel entre la nouvelle géographie universelle de 1879 et l'homme et la terre publiés de 1905/08 après la mort de l'auteur, sauf le premier volume, c'est la mise en avant de l'espéranto dont l'utilisation constituerai une franche révolution : "deux idiomes à disposition de chacun : celui d'usage international et de celui de ses jeunes années. "L'avènement d'une langue vraiment commune peut être considéré comme un véritable bienfait" et constituerait "un appareil d'entente commune entre les nations comme un simple auxiliaire des parlers nationaux". Il faut donc bien deux langues pour que l'humanité progresse dans le sens souhaité par l'auteur. Reclus n'oublie d'ailleurs pas les travailleurs : "C'est d'un côté, que le sentiment de fraternité internationale a sa part dans le désir d'employer une langue commune, sentiment qui se rencontre surtout chez les travailleurs socialistes, hostiles à toute idée de guerre, et, de l'autre, que l'espéranto est plus facile à apprendre quel n'importe quelle autre langue, s'offre de prime abord aux travailleurs ayant peu de loisirs pour leurs études". Mais il persiste une forte ambiguïté dans les rapports entre la langue le plus couramment parlée par la population française et la langue internationale. Reclus constate que "ceux que l'école aura rendus maîtres des deux langues, l'une apprise de la mère, l'autre acquise par le dictionnaire…", pointant ainsi une certaine égalité, ce qui ne l'empêche pas d'affirmer que " Ce serait là une franche révolution qui, plaçant à la disposition de chacun, celui d'usage international et le parler des jeunes années….". Difficile donc de trancher définitivement sur l'attitude de Reclus vis à vis du parler des jeunes années, de la langue apprise de la mère, de la langue maternelle par rapport à la langue nationale, langue de la mère patrie. Il semble cependant possible d'assimiler ce "parler des jeunes années" avec le terme de "langue maternelle" cité dans le même texte. Ceci renvoie à tout ce qui pu être dit ou écrit sur les rapports complexes et donc utilisé pour occulter certaines difficultés entre "parler des jeunes années", "langue 344
RECLUS E, 1905-1908, L'homme et la terre, t.5, Paris, Librairie universelle.
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maternelle" et" langue nationale". Sans remonter dans le détail à l'ordonnance de Villers Cotterets de 1539 évoquant la langue maternelle (article 111), on peut considérer qu'en règle générale, la langue maternelle est devenue celle de la mère patrie. Le dictionnaire Robert (1959) la définit ainsi : « Langue maternelle : la langue que l’on a apprise de sa mère, de ses parents ou de son entourage dès le berceau, ou encore celle de la «mère-patrie ». Les dictionnaires courants définissent la langue maternelle comme «la langue du pays où l’on est né ". La langue maternelle peut donc être tantôt celle de la mère, tantôt celle de la mère-patrie. Quant à l’expression «langage maternel », évincée donc par «langue maternelle », c’est celle que François 1er utilise l'ordonnance déjà citée de Villers-Cotterêts dans le texte de l’article 111 : « langage maternel français » ne peut désigner que la langue du roi, et non les langues du royaume de France." C’est donc en quelque sorte dès le XVIème que « langue maternelle » est susceptible de couvrir deux valeurs, dont une seule, langue de la «mère-patrie », semble être retenue par les dictionnaires courants. Rien, sauf textes nouveaux à découvrir ou à exploiter n'autorise à penser que Elisée Reclus a vu autrement les choses que la majorité de ses contemporains. L'essentiel, c'est le rôle qu'il attribue à la langue internationale devenue universelle : " quoiqu'il en soit, une révolution aussi capitale que le serait l'adoption d'une langue universelle ne pourrait s'accomplir sans avoir dans la vie des nations les conséquences les plus importantes en faveur de la paix et d'un accord conscient". Le rôle de médiateur de paix conscient est bien attribué au niveau international, ce qui est logique, mais le rapport aux niveaux inférieurs de l'échelle spatiale reste ambigu. En quoi cette question fait-elle encore sens au 21siècle ? La question du rapport des langues au territoire, aux territoires est complexe car plusieurs langues sont en concurrence avec des niveaux d'échelle spatiale très différents : local où elles sont toutes, régional, national, européen, le planétaire ou il n'en reste qu'une345. Un simple regard sur la carte 346 des Langues de l'Union Européenne élargie de Eurominority, carte qui bien que discutable montre combien la répartition des langues est complexe, tout particulièrement en Europe. Ce qui est posé ici, c'est le rôle dévolu aux langues dans les mutations spatiales des recompositions territoriales, à condition de prendre en compte le fait que le culturel a sa place au côté du politique et de l'économique. ….et finalement celle de la pertinence et de la cohérence des constructions spatiales en cours. La place des langues régionales est posée par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (Strasbourg, 5.XI.1992) : Partie I – Dispositions générales Article 1 – Définitions Au sens de la présente Charte : 1. par l'expression «langues régionales ou minoritaires», on entend les langues :
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BRETON R., 2003, Atlas des langues du monde, Autrement.
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www.eurominority.org
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1. pratiquées traditionnellement sur un territoire d'un Etat par des ressortissants de cet Etat qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population de l'Etat ; et différentes de la (des) langue(s) officielle(s) de cet Etat ; elle n'inclut ni les dialectes de la (des) langue(s) officielle(s) de l'Etat ni les langues des migrants ; 2. par «territoire dans lequel une langue régionale ou minoritaire est pratiquée», on entend l'aire géographique dans laquelle cette langue est le mode d'expression d'un nombre de personnes justifiant l'adoption des différentes mesures de protection et de promotion prévues par la présente Charte ; 3. par «langues dépourvues de territoire», on entend les langues pratiquées par des ressortissants de l'Etat qui sont différentes de la (des) langue(s) pratiquée(s) par le reste de la population de l'Etat, mais qui, bien que traditionnellement pratiquées sur le territoire de l'Etat, ne peuvent pas être rattachées à une aire géographique particulière de celui-ci. Au-delà de ces aspects purement réglementaires et essentiellement linguistiques, on ne peut ignorer les revendications identitaires parfois violentes que portent certaines d'entre elles, et les changements dans les rapports géopolitiques qu'elles demandent. En se disant révélatrices de cultures et d'identités régionales, elles interpellent les niveaux supérieurs d'encadrement, que ce soit traditionnellement en Europe l'état nation, aujourd'hui le niveau communautaire de l'Union européenne ou le niveau planétaire. Ce qui est le plus important, c'est de savoir en quoi le vecteur des langues et de leur articulation avec les territoires facilite ou rend difficile le "vivre ensemble européen" par la création d'un lien social particulier. Or: - plusieurs niveaux de langue coexistent, langue commune ; langue de survie ; langue de culture ; langue technique ; langue nationale ; langue régionale et locales, sans que l'on sache ou que l'on dise toujours de quoi l'on parle - on ne dit que rarement comment ces différents langages interagissent quand les constructions territoriales se modifient. - on ne sait pas comment gérer les contradictions entre les registres économiques, politiques et culturels. Sans doute pas, comme cela se dessine actuellement, en imposant une langue unique. C'est pourtant l'anglais qui prend actuellement cette place éminente sinon exclusive. En conclusion, on peut dire que si ni Onésime, ni Elisée Reclus n'ont résolu le problème, il ont au moins d'une certaine manière posé la question, même si aujourd'hui les niveaux d'exigence et de référence ne sont plus les mêmes… Ce qui transparaît dans les textes étudiés, même si l'on sait qu'au moins dans la première période où les textes choisis ont été écrits, la liberté d'écriture n'était pas totale, c'est: - qu'ils sous-estiment la réalité de l'ancrage profond des langues «régionales » et qu'ils surestiment l’uniformité et la progression du français. Aujourd'hui, on sait que le développement d’une langue s’effectue avec, contradictoirement, une diversification plus grande des autres. Ils s'appuient sur un postulat, problématique en fait : la connaissance d’une langue fait concurrence à la connaissance de toute autre ; de même que la volonté des hommes d’utiliser, pour des raisons diverses, une autre langue que la langue officielle. 233
- ils négligent la dimension culturelle des langues qui illustrent par leur diversité la richesse des créations humaines au détriment de facteurs plus immédiatement politiques. - ils reprennent les idées reçues dominantes de l’époque. Ils ne tiennent pas compte d’autres idées développées entre autres par Ernest Renan dans sa très célèbre conférence de 1882, «qu'est-ce qu’une nation ? ». - ils s'appuient sur le prétexte annoncé de la disparition des langues régionales pour ne pas mettre ce phénomène en avant ce qui les ferait accuser de nationalisme. Le plus surprenant, c'est le peu de place accordée en particulier par Elisée aux langues régionales par rapport à la langue nationale dans la perspective de l'avènement de l'humanité idéale qu'il appelle de ses vœux et de ses textes. En la matière, sa vision est celle de l'air du temps. Convenons ensemble qu'il y a peu de place ici pour sa conception libertaire de la société et pour sa vision un utopique du monde. Ici, la balance penche plus vers l'unité qu'apporterait la langue mondiale que vers le respect de la diversité que contiennent les langues régionales. Certes, Hachette a fait réécrire le volume concerné de la géographie universelle, mais je n'en connais pas la version initiale. La relecture de l'homme et la terre permet de penser que son opinion n'était pas aussi tranchée…Il reste que le texte que nous avons étudié est celui que Elisée a accepté de signer alors. En étudier ce qu'il aurait pu ou du être est certes intéressant, mais c'est un autre débat. Sans doute faudra-t-il approfondir l'analyse aux travers d'autres textes comme celui de Barbara Loyer dans la dernière livraison de Hérodote, la revue qui la première a réhabilité Reclus, dans son article sur «la nation et les peuples qui la composent : une vision géopolitique de l’Espagne » où il est dit qu' "Il (Reclus) fait appel, pour ses descriptions, à des phénomènes extrêmement variés allant de la géographie physique aux représentations que les populations se font d’elles-mêmes ou de l’Espagne, en passant par les langues ou la propriété foncière.", ou comme le texte de E.Reclus lui-même intitulé "Pauvreté des langues policées pour dépeindre l'aspect des monts"347. La question est encore plus complexe aujourd'hui où c’est non seulement du breton ou du basque qu’il s’agit, mais du turc, du berbère, du ouolof et de bien d'autres qui sont les langues des migrants sans territoire reconnu. Textes exploités RECLUS Elisée (1879), La France, Nouvelle géographie universelle, Hachette, p 46 à 50. RECLUS Elisée (1905-1908), L'homme et la terre, t.5, P465 et suivantes, Paris, Librairie universelle. RECLUS Onésime (1899), Le plus beau royaume sous le ciel, La langue française dans le monde, Hachette, p. 842. RECLUS Onésime (1886, éd. o. 1880), France, Algérie et colonies. 347 RECLUS E., 1868, La Terre, Description des phénomènes de la vie du globe, volume 1 : Les continents, Paris, Hachette p. 162..
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Élisée Reclus, la géographie scolaire et le Dictionnaire de Ferdinand Buisson
Jean-Pierre CHEVALIER Professeur IUFM, Versailles « Avec le côté « apôtre » qui caractérisait tous ses actes, Reclus avait entrepris la conversion des Français à la géographie, et cette conversion s’accomplit sans résistance possible. Comment eût-on résisté devant ces pages dont chacune révélait un rapport nouveau ou saisissant entre les effets et les causes, ou une beauté spéciale de quelque partie de la terre. » (Schrader, 1905) Au long du XIXe siècle, l’Europe et l’Amérique du Nord ont connu un vaste mouvement d’institutionnalisation de l’enseignement de la géographie à l’école. En France les lois Ferry de 1881 et 1882 marquent l’aboutissement de ce processus pour l’école primaire. Au même moment Élisée Reclus publie sa Nouvelle Géographie universelle, et ses petits livres didactiques comme l’Histoire d’un ruisseau ou l’Histoire d’une montagne, 1869 et 1880. Élisée Reclus participe par ces ouvrages fort différents à la diffusion d’une géographie populaire et bien que Reclus, l’anarchiste, soit hostile à l’école en tant qu’institution des états ou des églises, il convient de s’interroger sur l’influence de Reclus sur la géographie scolaire. Les relations-hommes nature sont souvent implicitement au cœur de l’éducation géographique scolaire. Les faits sociaux et politiques sont certes souvent réduits dans la géographie pour l’école primaire à un discours moralisateur sur les vertus du travail, mais l’étude du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson348 fait apparaître, sur le plan pédagogique, des liens entre la méthode intuitive prônée par Buisson pour la géographie scolaire, le sentiment de la nature exprimé par un auteur comme Franz Schrader et la sensibilité de Reclus vis-à-vis de la nature et des vertus du travail libre. Notre propos vise à apprécier l’influence d’Élisée Reclus sur la géographie scolaire en partant principalement de sa contribution et de sa place dans le Dictionnaire de pédagogie. En 1881, Élisée Reclus est une des références scientifiques majeures en géographie, Schrader l’écrit sans hésitation dans le Dictionnaire. L’article sur les états scandinaves, contribution de Reclus au Dictionnaire, témoigne de l’originalité de sa pensée géographique. Son mode descriptif le distingue des autres géographes qui écrivent pour le Dictionnaire de Ferdinand Buisson. Vingt ans plus tard, en 348
Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primair, (publié en fascicules à partir de 1878).
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1911, le Nouveau Dictionnaire de Ferdinand Buisson republie presque à l’identique l’article de Schrader avec toujours les mêmes références à Élisée Reclus, qui est mort en 1905, alors que les prescripteurs officiels ou officieux font de plus en plus référence à Vidal de la Blache et de moins en moins à Reclus. L’influence de Reclus est ainsi réaffirmée alors que Reclus a toujours persisté dans sa dénonciation des programmes de l’école. Élisée Reclus référence scientifique pour la géographie scolaire En France, de la loi Guizot de 1833 aux lois Ferry de 1881-1882, un double mouvement de généralisation de l’enseignement primaire et de généralisation de l’enseignement de la géographie s’est accompli. Il s’inscrit dans un processus d’institutionnalisation qui parcourt les sociétés occidentales au long de ce siècle (Capel, 1982). Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction publique de Ferdinand Buisson, publié par Louis Hachette entre 1880-1887, est alors un des ouvrages de référence pour l’enseignement primaire, un lieu de mémoire (Nora, 1984). Le succès du Dictionnaire est important et son impact peut être mesuré en comparant son tirage aux effectifs de son public potentiel. La première édition de l’ouvrage est tirée à 12 000 exemplaires ; les instituteurs et institutrices et adjoints laïques sont au nombre de 76 000, 94 000 en y ajoutant les enseignants congréganistes (Dubois, 1994, p. 70). Cette publication est aussi un lieu pour observer l’état de la géographie, telle qu’on l’a décrit et qu’on l’écrit pour les enseignants en cette fin de 19e siècle. Lorsqu’il signe le contrat avec la maison Hachette, Ferdinand Buisson est un des proches collaborateurs de Jules Ferry349. Son Dictionnaire de Pédagogie et d’instruction primaire se présente dès l’avertissement annexé au contrat de 1876, comme un « cours supérieur d’école normale, [il] est un recueil destiné à servir de guide théorique et pratique à tous ceux qui s’occupent d’enseignement primaire à divers degré » (1878, Plan de l’ouvrage). Ferdinand Buisson, prend comme secrétaire de rédaction James Guillaume qu’il avait connu lors de son séjour en Suisse de 1866 à 1870. James Guillaume était alors un des militants les plus actifs de la fédération jurassienne de l’Internationale pour laquelle Buisson avait de la sympathie. Pendant le siège de Paris en 1870, Buisson qui avait organisé un orphelinat dans le XVIIe arrondissement, avait proposé à Guillaume de le rejoindre pour être, comme Pestalozzi autrefois à Stanz, l’instituteur de ces enfants abandonnés. Dans les années 1880 James Guillaume s’est éloigné du mouvement révolutionnaire, mais sa présence auprès de Buisson témoigne de la présence de
349 Ferdinand-Édouard Buisson, 1841-1932, Né à Paris, professeur suppléant à l’académie de Lausanne (1866-1870), inspecteur primaire à Paris (1871), inspecteur général hors-cadre pour l’enseignement primaire (1878). Directeur de l’enseignement primaire au ministère de l’instruction publique (18791896). Républicain ardent, anticlérical et protestant libéral, il a été un des principaux instigateurs de la loi sur l’enseignement laïque et obligatoire. On lui doit la publication du Dictionnaire de Pédagogie. Professeur de la science de l’Éducation à la Faculté de Paris (1896). Radical-socialiste, il est élu député de Paris (1902-1914 ; 1919-1924). Défenseur à la Chambre de la laïcité de l’État, de l’enseignement professionnel obligatoire et du droit de vote des femmes. Président de la Ligue des droits de l’Homme (1913-1926) et prix Nobel de la paix en 1927 pour son action en faveur de la S.D.N.
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« passeurs » entre les anarchistes comme Reclus et les républicains gambettistes comme Buisson. Dès 1879, des sommités scientifiques sont annoncées comme contributrices à l’ouvrage : on y lit les noms de Compayré, professeur à la Faculté des lettres de Toulouse, de Devic, professeur à la Faculté des lettres de Montpellier, de Viollet-leDuc, architecte, de Gaston Maspéro, professeur au Collège de France, de Michel Bréal de l’Institut, de Flammarion, astronome, de Laboulaye, professeur au collège de France, de Ravaison de l’Institut. Dans la liste des auteurs, se trouvent aussi les noms de Gaston Meissas, présenté comme géographe, auteur chez Hachette d’articles du Manuel général, de Félix Oger, professeur à Sainte-Barbe, de Pierre Foncin, titulaire de la chaire de géographie commerciale à la Faculté de Bordeaux, recteur de l’académie de Douai et de Franz Schrader, collaborateur de Joanne chez Hachette, entré chez cet éditeur par l’entremise d’Élisée Reclus son lointain cousin, est-il dit (Dubois, 1994, p. 145). Certains auteurs du Dictionnaire ne sont pas annoncés en 1879. C’est le cas parmi ceux qui intéressent particulièrement les géographes d’Émile Levasseur et d’Élisée Reclus. On peut s’interroger sur ce fait et en particulier sur l’absence de Reclus dans la première liste des auteurs, alors qu’il est auteur chez le même éditeur, Hachette, chez qui il publie depuis 1877 sa Nouvelle géographie universelle. Est-ce parce que la tâche écrasante d’écrire, seul, une Géographie Universelle ne lui laisse guère de temps ? Est-ce que Reclus ne serait guère intéressé à collaborer à une publication quasi officieuse du Ministère de l’Instruction publique ? Ou, à l’inverse, est-ce le choix de Buisson de ne pas afficher ce géographe anarchiste et communard, amnistié seulement en 1879 et qui proclame : « C’est chimère d’attendre que l’Anarchie, idéal humain, puisse sortir de la république, forme gouvernementale »350 ? Dans ces années 1880 le mouvement socialiste issu de l’Internationale est divisé. En matière d’éducation, certains pensent qu’il est possible de développer des expériences d’éducation intégrale au sein des institutions scolaires, c’est particulièrement le cas de Paul Robin qui collabore au Dictionnaire de Ferdinand Buisson avant d’accepter sur la proposition de celui-ci un poste d’inspecteur de l’enseignement primaire à Blois, puis de se lancer dans l’expérience de l’éducation intégrale à l’orphelinat de Cempuis (Dommanget, 1970). D’autres, et c’est le cas de Reclus, estiment que ce type d’éducation n’est possible qu’après la révolution (Brémand, 1998). On peut dégager quatre étapes dans la prise de position de Reclus sur l’école et l’enseignement. Fondamentalement le savoir contribue à l’émancipation, des hommes, il doit être partagé par tous : « Nous voulons savoir. Nous n’admettons pas que la science soit un privilège, et que des hommes perchés sur une montagne comme Moïse, sur un trône comme le stoïcien Marc Aurèle, sur un Olympe ou sur un Parnasse en carton, ou simplement un fauteuil académique, nous
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RECLUS É., L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, 6eme partie.
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dictent des lois en se targuant d’une connaissance supérieure des lois éternelles. »351 Mais le cadre scolaire, que l’école soit congréganiste ou publique, ne peut aux yeux de Reclus apprendre à penser librement : « “Penser, parler, agir librement” en toutes choses ! […] Plus de congrégations pour mettre les écrits à l’index ! Plus de rois ni de princes pour demander un serment d’allégeance, ni de chef d’armée pour exiger fidélité au drapeau ; plus de ministre de l’Instruction publique pour dicter des enseignements, pour désigner jusqu’aux passages des livres que l’instituteur devra expliquer. »352 Pourtant Reclus ne rejette pas totalement le développement de ces écoles. Il garde espoir que l’intelligence de l’enfant y débrouille quelque lueur d’intelligibilité et qu’il s’y approprie des savoirs : « Et pourtant, si faux et absurde que soit cet enseignement, on se dit que peut-être pris dans son ensemble, il est plus utile que funeste. Tout dépend des proportions de la mixture et du vase intellectuel, de la personnalité enfantine qui le reçoit. […] Quels que soient les commentaires dont un instituteur accompagne son enseignement, les nombres qu’il écrit au tableau n’en restent pas moins incorruptibles. »353 Enfin, c’est surtout en dehors de l’école que l’on acquiert de tels savoirs, une vision particulièrement optimiste en ce qui concerne les travailleurs : « Toutefois, si l’instruction ne se donnait que dans l’école, les gouvernements et les églises pourraient espérer maintenir les esprits dans la servitude, mais c’est en dehors de l’école que l’on s’instruit le plus, dans la rue, dans l’atelier, devant les baraques de foire, au théâtre, dans les wagons de chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, devant les paysages nouveaux, dans les villes étrangères. […] Quelle que soit l’origine de l’instruction, tous en profitent, et le travailleur n’est pas celui qui en prend la moindre part. »354 Au terme de ce type de réflexion on peut comprendre que Reclus ait finalement accepté de collaborer au Dictionnaire de Ferdinand Buisson. D’autant que la première édition du Dictionnaire est un cadre très ouvert, les opinions qui y sont exprimées par les différents auteurs sont souvent contrastées (Denis, Kahn, 2003). Au total plusieurs liens ont donc pu rapprocher Reclus du Dictionnaire : son éditeur Louis Hachette, son cousin Franz Schrader355, sa proximité politique passée 351
Ibidem, 4ème partie. Ibidem, 5ème partie. 353 Ibidem, 8ème partie. 354 Ibidem, 8ème partie. 355 Franz Schrader. Auteur des articles Cartographie, (1878) Géographie, (1882), Globes, (1882), Cartographie (1911), Géographie, (1911), Globes, (1911,). Né à Bordeaux en 1844 dans une famille de commerçants et enterré à Gavarnie en 1924. Son père est membre de la Société de Géographie commerciale à Bordeaux créée et animée par P. Foncin en 1874. Autodidacte, passionné des Pyrénées, auteur d’un ingénieux système de levés topographiques : “ l’orographe ”, directeur des travaux cartographiques de la Librairie Hachette et Cie, où il est entré en 352
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avec James Guillaume et surtout la volonté de Reclus de contribuer à la diffusion des savoirs. Ainsi en 1881, après la publication du cinquième volume de la Nouvelle géographie universelle, Reclus fournit à la lettre S du Dictionnaire une monographie géographique sur les états Scandinaves, une des dernières de la partie encyclopédique du Dictionnaire. L’article Géographie de Schrader et Élisée Reclus L’article de Reclus est particulièrement remarquable, il contraste avec les monographies géographiques qui le précèdent dans le Dictionnaire. Mais la personne de Reclus était déjà présente dans l’ouvrage grâce aux articles de Franz Schrader. Dans le Dictionnaire de Ferdinand Buisson on peut distinguer deux réseaux d’articles concernant la géographie (Chevalier, 2005). Le Dictionnaire contient deux articles « Géographie », un dans la partie pédagogique, rédigé par Franz Schrader, et un dans la partie encyclopédique, écrit par Pierre Foncin356. Par le jeu des renvois entre articles un premier réseau gravite autour des articles de Pierre Foncin et de Gaston Meissas. Le second s’articule autour des articles de Franz Schrader, admirateur déclaré d’Élisée Reclus. Les styles de Foncin et Schrader et surtout leur conception de ce qu’est la géographie sont fort différents. Alors que pour Foncin la géographie est une forme d’inventaire du monde, pour Schrader la géographie « est l’étude de la surface terrestre, et des rapports de cette surface avec l’univers et avec les êtres qu’elle 1877. Lointain cousin des frères Reclus, politiquement plus conformiste qu’Élisée Reclus, il est chargé de 1877 à 1879 de la section Géographie du journal de Gambetta, La République française. Il rédige l’article “ Adolphe Joanne ” dans l’Annuaire du club alpin français (1881). Pyrénéiste passionné (A quoi tient la beauté des montagnes, 1897), il y exerce ses talents d'aquarelliste et de topographe depuis 1866. Membre du Club alpin, président de 1901 à 1904, il donne une impulsion aux caravanes scolaires et donne à cet organisme sa devise “ Par la montagne, pour la patrie ” et fonde en 1903 la commission topographique du C.A.F. Auteur de nombreux manuels scolaires de géographie. Il publie chez Hachette en collaboration avec Henry Lemonnier (professeur à la faculté des lettres de Paris et à l’École des Beaux-Arts). Il est responsable du bureau de cartographie de la maison Hachette créée en 1880. De 1894 à 1916, il rédige aussi des manuels pour l'enseignement secondaire avec Louis Gallouédec (Inspecteur Général de l’Instruction publique) et Marcel Dubois (professeur de géographie coloniale à la Sorbonne). Ce sont les premières collections à publier des cartes en couleur de format lisible à l’intérieur des ouvrages. 356 Pierre François Charles Foncin. Auteur de l’article Géographie, (1879). Né à Limoges en 1841. Ancien élève de l’ENS, agrégé d’histoire (1863). Il enseigne à Carcassonne, Troyes et au lycée d’enseignement spécial de Bordeaux. Chargé de cours de géographie à la faculté de lettres de Bordeaux, il soutient une thèse “ Le ministère Turgot ” (1876), puis enseigne dans le Sud-Ouest et obtient la première chaire de géographie commerciale à Bordeaux. Entame très tôt une carrière d’administrateur : en 1879 il est nommé recteur à Douai. Il impulse dans le Nord une société de géographie, comme il l’avait fait précédemment à Bordeaux. Directeur honoraire de l’enseignement secondaire au Ministère de l’Instruction publique lors de l’éphémère ministère Paul Bert à l’Instruction publique (novembre 1881-février 1882). Inspecteur général de l’instruction publique (1882-1911) ; membre de la Société de Géographie de Paris, secrétaire général, puis président de l’Alliance française. Officier de la Légion d’honneur (1892),. Depuis les années 1880 jusqu'en 1916, dirige la collection de manuels scolaires de géographie pour l’école primaire chez Armand Colin parallèlement à Vidal Lablache qui anime les publications pour l’enseignement secondaire. Foncin publie en 1898 Pays de France, projet de fédéralisme administratif . Il est un des concurrents malheureux de J. Brunhes à la chaire de géographie humaine créée au Collège de France en 1912. Mort à Paris en 1916.
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porte ». Schrader présente la terre comme un organisme. Il oppose l'attrait des lectures géographiques à la mémorisation stérile et fastidieuse de listes apprises par cœur à l'aide d'un système de questions et de réponses et, après avoir présenté ce qui s'enseigne dans les bonnes écoles primaires. Schrader conclut son long article par une envolée lyrique sur ce que sait l'élève et surtout ce qu'il ne sait pas : « trop de mots, mais pas assez de compréhension ». Il préconise de raconter la géographie en s'appuyant sur les formes sensibles, montrer l'école, la mairie. Il faut, dit-il avec enthousiasme, rompre avec la routine des vieilles méthodes, partir du fait, non de la définition. Dans le domaine pédagogique, Franz Schrader se réfère explicitement à Bacon, Comenius, Rousseau et Pestalozzi et, en ce qui concerne la géographie, à Reclus. Il cite à ce propos un « extrait d’une lettre tout intime et encore inédite d’Élisée Reclus », ce que l’on comprend comme une lettre de Reclus à Schrader357 : « Je me garde bien, dit Élisée Reclus, de repousser l’étude de l’étroit milieu dans lequel se trouve l’enfant. Il est bon qu’il se rende compte de tout, mais chaque chose de cet étroit milieu le transporte dans un monde infini. Il a son ardoise devant lui : il est bon qu’il en connaisse la place et les dimensions, mais il est bien plus important qu’il sache ce que c’est, et voilà que l’instituteur parle de ces carrières et des montagnes stratifiées, et des eaux qui ont déposé les molécules terreuses, et des roches dont le poids les a durcies. Il est assis sur un banc ; le banc a trois mètres de long, je le veux bien, mais ce banc est en chêne, - et nous parcourons en imagination les grandes forêts de France, — ou en sapin, et nous voici gravissant les montagnes de Norvège. Et que de voyages, que d’excursions dans l’espace, que de conversations amusantes sur les pierres et les clous des maisons, sur les fleurs du jardin et le ruisseau du village. La géographie vient en même temps, mais sous forme vivante. » Et plus loin encore cette remarque profondément juste : « L’enfant a la passion du gigantesque, du colossal. Il en veut à tout prix. Il voit une pierre, il veut imaginer que c’est un rocher ; une taupinière, c’est une montagne pour lui. Quand nous lui disons d’une chose qu’elle est très grande, son imagination travaille sans cesse pour écarter les bornes que nous lui avons fixées d’abord. Je me rappelle encore le jour où mon grand-père me dit que le Sahara est un désert où l’on peut marcher pendant des jours et des jours sans trouver autre chose que du sable. Depuis qu’il m’a donné cette première leçon de géographie, je me vois essayant sans cesse en imagination de « réaliser » cet espace sans bornes, qui ne finit jamais et toujours recommence. »358
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Dans l’édition de 1911 du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, la lettre est qualifiée de « tout intime et inédite » p. 720. 358 Élisée Reclus, cité par Schrader F., 1882, Dictionnaire de pédagogie et d’Instruction primaire, p. 1155.
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Pour Franz Schrader, comme pour Élisée Reclus, l'étude du milieu local doit transporter « dans le monde infini ». Schrader rédige aussi l’article Cartographie du Dictionnaire qui ne propose pas de renvoi vers les articles Levés de plan et Arpentage rédigés par le mathématicien Hippolyte Sonnet ou vers le long article Topographie rédigé par l’ingénieur géographe Paul Moëssard. Bien que cartographe, Franz Schrader manifeste peut-être ainsi sa distance vis-à-vis des partisans d’une géographie scolaire trop topographique. La lecture et la compréhension des cartes l’intéressent plus que la topographie pour elle-même. Sa géographie est avant tout une ouverture au monde. En 1905 dans un article nécrologique en l’honneur de Reclus, Schrader rappelle son estime pour Reclus en tant que diffuseur de la pensée géographique : « L’Histoire d’un ruisseau et l’Histoire d’une montagne, œuvres de divulgation géographique, car on ne saurait parler de “vulgarisation” à propos de joyaux littéraires et scientifiques comme ces deux petits volumes » (Schrader, 1905). Quelques années plus tard, en 1911, lors de l’édition du Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire l’article Géographie de Schrader est très peu remanié. Le nom de Vidal de La Blache n’apparaît pas. Reclus reste à ses yeux le principal géographe français, l’auteur de référence pour la géographie scolaire, en tout cas pour l’enseignement primaire et primaire supérieur ; un auteur prestigieux dont la forme d’écriture et la conception de la géographie contrastent avec celle des autres géographes qui participent au Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson. L’article États scandinaves et l’écriture géographique d’Élisée Reclus Au moment de la formalisation de l’enseignement de la géographie à l’école primaire, le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson présente un intéressant échantillon épistémologique du champ de la géographie avec les articles signés par Pierre Foncin, Émile Levasseur, Gaston Meissas, Félix Oger, Franz Schrader ou Élisée Reclus. Le Dictionnaire contient en particulier vingt-cinq monographies géographiques sur différents pays ou continents. Ce genre n’est pas une nouveauté, les abrégés de géographie, les géographies universelles, les dictionnaires encyclopédiques, tous ont recours à ce mode de présentation des connaissances (Capel, 1982, Ozouf-Marignier, 2000). Au début du XIXe siècle les géographes avaient des conceptions opposées sur la façon de rédiger ce genre de notice. Conrad Malte-Brun se faisait le héraut d’une géographie narrative, qualifiée de pittoresque par ses détracteurs. Adrien Balbi était partisan du plan répétitif, que l’on pourrait qualifier de façon péjorative de « plan à tiroirs ». À la fin du siècle, la plupart des descriptions géographiques du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson se situent à mi-chemin entre le plan strictement répétitif et les parcours descriptifs plus variés. laissant une place au pittoresque. Les premiers articles parus sont les plus marqués par l'aspect catalogue. C'est le cas de ceux qui sont rédigés par Félix Oger359 et des articles répertoriés 359
Félix Oger, auteur des articles Allemagne, Europe et Océanie.
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comme géographiques et quasiment tous signés par Gaston Meissas360: Canaux, Colonies françaises, Département, Empires, Provinces. Le plan d’enseignement de la France proposé à la suite de l’article Géographie de Foncin se déroule en dix parties. Il est conforme avec la conception de Pierre Foncin qui définit la géographie comme une science qui « se contente de comprendre, de classer et de peindre ». De la même façon, les programmes scolaires des pays étrangers présentés dans le Dictionnaire ont souvent l’aspect d’un long catalogue. C’est en particulier le cas du programme d’étude de l’école de Saint-Louis du Missouri, école modèle pour Buisson, où la géographie « spéciale »361 se décline en quatorze rubriques successives : « QUATRIEME ANNEE […] 4e trimestre : description et cartes des deux hémisphères, de l’Amérique du Nord et des États-Unis. La description contiendra les points suivants : 1° limites, 2° étendue, 3° cours d’eau et lacs, 4° divisions politiques, étude spéciale de chacune de ses divisions, sous le rapport : 5° du climat ; 6° de la flore, 7° de la faune ; 8° de la population ; 9° du gouvernement ; 10° de la religion ; 11° de l’éducation ; 12° de l’histoire ; la description détaillée des subdivisions de chaque État comporte l’étude : 13° des productions ; 14° des villes. »362 Les monographies publiées dans le Dictionnaire sont organisées sur une façon que nous pourrions qualifier de plus moderne, par le nombre de rubriques qui devient plus réduit et par l’ordre d’exposition (Chevalier, 2003). Les géographes qui rédigent ces articles présentent tout d’abord le cadre naturel ; la géographie physique commençant par l’hydrographie et non par le relief. La géographie économique vient ensuite, agriculture, industrie, puis commerce. L’étude de la géographie de la population clôt l’article. La majorité des articles suivent ce plan avec une ou des parties spécifiques sur la géographie économique. Six articles s’en distinguent quelque peu, n’ayant pas de grand développement sur l’économie. Leur caractère Né en 1826, professeur au collège Sainte-Barbe à Paris. Auteur d’un Cours d’histoire générale à l’usage des lycées, des candidats à l’école de Saint-Cyr. Paris, Mallet-Bachelier, 1863 et d’un Cours d’histoire générale, à l’usage des lycées, des candidats aux écoles du gouvernement et des aspirants aux baccalauréat. Paris : Gauthier-Villars, 1875 et 1882. 360 Gaston Meissas. Auteur des articles Afrique, 13 colonnes, Algérie., Alpes., Amérique, Angleterre, Asie, Australie, Autriche, Canaux (1878), Chemin de fer, Colonies françaises, Département, États-Unis, Espagne et Portugal, France, Grèce (1879), Italie, Mappemonde, Océans, Pays-Bas (1880), Provinces, Russie, Turquie, Belgique (1881). G. Meissas n’est plus indiqué sur la liste des auteurs du Nouveau Dictionnaire en 1911. Né en 1842, fils d'Achille Meissas auteur de livres de lectures et de géographie avec Gaston Michelot. A. Meissas et G. Michelot sont les auteurs des “ catéchismes ” géographiques vilipendés par les réformateurs. “ Pour tous les novateurs “ Meissas et Michelot” est devenu synonyme de manuel suranné et ridicule ” (Numa Broc, 1974). Ces ouvrages scolaires, y compris des cartes murales, sont édités par Hachette. Avec la Géographie de l'abbé Gaultier ce sont les ouvrages de géographie les plus souvent signalés lors de l'inspection des écoles effectuée en 1833 à la demande de Guizot. Gaston Meissas est “ associé à l’œuvre de son père à partir de 1863 ” est-il écrit dans la première édition du Dictionnaire à l’article Meissas. Selon Patrick Dubois (1994) le fils, Gaston, n'aurait pas publié d'ouvrage en son nom propre avant 1889. 361 La géographie dite « spéciale » se distingue alors de la géographie générale. 362 op. cit. , 2eme partie, p. 863.
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plus « archaïque » est renforcé par le fait qu’ils confèrent aussi une part importante au découpage de l’espace en bassins : ce sont les monographies relatives aux grandes parties du monde, l’Asie exceptée. A l’inverse, les derniers articles du Dictionnaire, en particulier celui sur les États Scandinaves d’Élisée Reclus (1881), s’éloignent des plans à tiroirs stéréotypés, avec ou sans géographie par bassins. Ces monographies laissent moins de place aux listes énumératives et sont structurées en grandes parties. C’est aussi le cas de Belgique363, pourtant rédigé par Gaston Meissas, mais publié tardivement en 1887 dans le Supplément. Élisée Reclus ne signe qu’un seul article : Scandinaves (Etats). – Suède, Norvège, Danemark. - Géographie364 qui est suivi par un article distinct sur leur histoire et leur littérature.365 L’article de Reclus est publié en 1881 dans l’édition en fascicule du Dictionnaire, soit peu de temps après le cinquième volume de la Géographie universelle, L’Europe scandinave et russe qui traite de ces mêmes contrées. Cette notice géographique est très différente des autres monographies du Dictionnaire. Cette différence se voit dès la mise en page : pas de plan numéroté, rares mots mis en valeur par des caractères italiques. Surtout son discours suit une forme très intriquée ; les moments du discours que l’on peut distinguer s’enchaînent en fait sans rupture (tableau 1). Reclus est ainsi le premier auteur géographe du Dictionnaire à ne pas utiliser un plan stéréotypé de type catalogue. Après une présentation globale de la Scandinavie du point de vue géomorphologique et climatique et dans le domaine de la géographie humaine, Reclus décrit les villes des trois royaumes et les communications qu'elles ont entre elles, puis les aspects modernes de ces pays. Il termine par la description de chaque État en conférant à chacun un éclairage particulier : le Danemark est associé à l'activité agricole des pays scandinaves, la Suède à l'industrie et la Norvège à la pêche. Élisée Reclus ne se situe donc pas dans une tentative illusoire d’exhaustivité, il choisit de traiter une question spécifique à chaque espace.
363 Dictionnaire de Pédagogie et d'instruction primaire, Supplément de la deuxième partie, 1881, p. 23872388. 364 Op. cit., 2eme partie, p. 1991-1995. 365 STEENSTRUP J., op. cit., p. 1995-2000.
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Tableau 1. Le parcours descriptif de l’article Scandinaves (États) Scandinaves (Etats) : Géographie Nombre % de mots au sein de mots de la monographie géographique Définition de la Scandinavie 6,0% 319 Histoire 182 3,5% Histoire géologique 452 8,6% Hydrographie 427 8,1% Orographie 728 13,8% Relief littoral 427 8,1% Climat 247 4,7% 10,7% Peuples et démographie 566 Villes 916 17,4% Activités agricoles (Danemark surtout) 135 2,6% Activités industrielles (Suède surtout) 265 5,0% Activités maritimes (Norvège surtout) 210 4,0% 1,5% Transports intérieurs 79 1,5% Organisations administratives 80 4,6% Tableaux statistiques population et superficie 241 des provinces 100,0% Total de l’article 5274 Dans cet article, Élisée Reclus confronte, comme souvent il le fait, les données naturelles et les données humaines, mais pas de façon dualiste, dans un antagonisme entre géographie physique et géographie humaine, en les combinant. Ainsi quand il utilise le concept de frontière naturelle il combine la topographie et la géographie de la population pour les opposer toutes deux aux limites fixées par les guerres de conquête : « La superficie totale des trois pays scandinaves, dans les limites actuelles qui leur ont été tracées par les guerres et les traités est évaluée à 707,134 kilomètres carrés, dont 38,238 pour le Danemark, 316,694 pour la Norvège, 442,203 pour la Suède. Ses frontières naturelles, indiquées par le relief du sol, donneraient à la Scandinavie une surface plus considérable. Au nord-est, du côté de la Russie, la ligne de séparation qu'il semblait convenable de choisir est celle qui du Varanger-fjord se dirige vers le golfe de Botnie par le lac Enara et la vallée du Kémi ; mais la Russie, plus puissante que ses deux voisines de l'ouest, la Suède et la Norvège, a modifié la frontière à son profit, de manière à enclaver toute la Laponie norvégienne et à s'avancer jusqu’aux montagnes qui dominent les fjords voisins de Tromsö. Au sud, les dimensions normales du territoire scandinave ont été également réduites. Les trois pédoncules de la presqu'île danoise sont naturellement séparés de l'Allemagne du côté de la mer du Nord par le cours de l'Eider, et du côté de la Baltique par les sinuosités de la Schlei. Ces limites ont été franchies par les armées allemandes, et la 246
frontière politique a été reportée beaucoup plus au nord, en un pays de langue danoise appartenant par sa formation géologique et par ses traits géographiques au monde scandinave. »366 Reclus consacre près de la moitié de l’article à ce que nous appelons aujourd’hui la géographie physique (tableau 2). L’ordre de cet exposition présente quelques traits anciens. La description des cours d’eau précède celle du relief, comme au temps de la géographie de Buache par bassins, l’histoire géologique est séparée de la description de l’orographie et la description des cours d’eau n’est pas reliée à celle du climat. Mais souvent les propos de reclus nous apparaissent modernes. Ainsi quand il explique le trait de côte par l’eustasie : « Les oscillations du sol, qui modifient de siècle en siècle la forme des rivages, ont produit aussi de grands changements dans l’intérieur des terres ». Tableau 2. Le plan descriptif de l’article Scandinaves (États) Scandinaves (Etats) : Géographie Nombre % de mots au de mots sein de la monographie géographique Cadre général : définition de la Scandinavie, 501 9,5% histoire 43,3% Géographie physique : histoire géologique, 2281 hydrographie, orographie, relief littoral, climat 41.2% Géographie humaine : Peuples et démographie, 2171 villes, agriculture, industrie, activités maritimes transports 1,5% Organisations administratives 80 4,6% Tableaux statistiques : population et superficie des 241 provinces 100,0% Total de l’article 5274 Si l’on regroupe la description de la population et de ses activités dans un même ensemble que nous appellerons la géographie humaine, on constate qu’elle occupe une place comparable en taille à celle accordée précédemment à la géographie physique (43% et 41% de l’article). La géographie physique et humaine se succèdent et s’équilibrent donc. Au fil de la description des populations Scandinaves, quelques points du développement peuvent surprendre le lecteur contemporain, comme quand Reclus semble à la recherche d’un type national pur :
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RECLUS É., op. cit., p. 1991.
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« Les Scandinaves des trois royaumes, naturellement groupés en plus grand nombre dans les régions méridionales, appartiennent à diverses familles de la race germanique, Danois, Goths, Svear ou Suédois. Les Suédois que l'on considère en général comme représentant le type national le plus pur sont les Dalécarliens, qui vivent au nord-ouest de Stockholm, dans le bassin supérieur du Dal-elf. Quant aux Danois, il est probable que leur type le moins mélangé doit se retrouver en Norvège. » 367 Cette approche ethnographique se retrouve fortement aussi dans les gravures de sa Nouvelle Géographie Universelle. Reclus semble se féliciter des rapprochements. « Les Suédois du nord se laponisent, tandis que les Lapons se font Scandinaves. Les écoles, obligatoires dans chaque village, sont le grand élément de rapprochement entre les deux races »368. Reclus va beaucoup plus loin que la simple présentation d’ethnotypes, il dresse un véritable tableau démographique de ces pays. Comme les autres géographes du Dictionnaire, il porte une attention particulière à l’activité économique, on y entend, même chez Reclus, l’éloge implicite de l’esprit d’entreprise. « Ensemble les trois États scandinaves ont plus de 15 000 navires, d'un port de 2,200,000 tonnes, près de trois fois plus que la France. La plupart des habitants des villes, au lieu de placer leurs économies à la caisse d'épargne ou dans les banques, les emploient dans une « part » de navire.369 Non seulement le travail produit de la valeur, mais mieux vaut investir directement dans des entreprises que placer ses économies dans une caisse d’épargne. Ceci ne peut surprendre, Reclus l’anarchiste est aussi un ancien colon qui a tenté sa chance en Colombie et qui promeut la libre association des producteurs. Élisée Reclus complète son article sur les États scandinaves par trois tableaux statistiques recensant la superficie et la population des différentes provinces. L’approche économique structure la fin article. Chacun des états est présenté au travers d’une activité caractéristique de son espace : « Dans la division générale du travail, on peut dire que le Danemark représente surtout l’agriculture, tandis que l'industrie, est la part de la Suède et le commerce celle de la Norvège. »370 Ceci correspond une singularité et une modernité du discours géographique repérable dans le reste de son œuvre. Une étude comparative avec l’aide d’un logiciel d’analyse lexicale a montré que la Géographie universelle d’Elisée Reclus, tout comme celle coordonnée par Roger Brunet présentait une écriture ramassée autour de problématiques peu nombreuses. Elles contrastent avec les descriptions de Malte-Brun ou celles des auteurs de la Géographie universelle de Vidal de la Blache 367
ibidem, p.1993. ibidem, p. 1993. 369 ibidem, p.1994. 370 ibidem, p.1994. 368
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qui se composent de nombreux mondes lexicaux différents (Chevalier, 2000). L’article États scandinaves du Dictionnaire de Ferdinand Buisson confirme cette façon d’écrire d’Élisée Reclus : identifier une problématique caractéristique de chaque espace géographique, plutôt que décliner à chaque fois le même plan discursif « à tiroirs ». Élisée Reclus et la géographie scolaire L’exposé de Reclus se fait en suivant le même déroulé en trois temps que la plupart des autres monographies du Dictionnaire. Son plan converge avec ceux que recommandent ou mettent en oeuvre Pierre Foncin ou Ferdinand Buisson dans l’autre article Géographie. L’ordre de l’exposition en géographie se répète sous la forme d’un discours où le moment de la géographie physique est suivi de la géographie des populations qui précède la géographie économique. Cette succession des moments discursifs exprime pour les contemporains l’unité d’une nouvelle géographie où la place de la nature prime sur les découpages administratifs. Cette structure du discours descriptif en géographie tend alors à se formaliser dans la géographie scolaire, même si les descriptions par bassins tiennent encore une place importante dans les monographies géographiques du Dictionnaire de Ferdinand Buisson371. Quoique marquée par l’éclectisme épistémologique de ses origines, la géographie apparaît comme une discipline ayant ses propres normes d’exposition. Cette nouvelle formalisation des descriptions en géographie apparaît de façon concomitante au premier développement, sous l’impulsion des Républicains, des nouvelles « maîtrises de conférences » au sein des universités, destinées encadrer les futurs enseignants d’histoire et de géographie (Robic, 2004). Dans l’ensemble la façon d’exposer la géographie de Reclus fait peu école. À la fin du 19e siècle et dans la première partie du XXe, les plans des chapitres des livres scolaires de géographie sont dans le détail plus proches des plans des monographies de Meissas ou d’Oger que de la contribution atypique d’Élisée Reclus. Le plan à tiroirs s’avère « fort commode » à mettre en œuvre par des enseignants peu savants en géographie. Son aspect stéréotypé est facile à mettre en œuvre, aisé à évaluer, plus facile à mettre en œuvre qu’une géographie qui conditionne son plan descriptif en fonction de la contrée étudiée comme le fait Reclus. On peut parler d’une difficile reproduction scolaire de la géographie de Reclus si on la compare aux étapes des plans descriptifs de Pierre Foncin ou de Gaston Meissas. L’influence d’Élisée Reclus sur la géographie scolaire n’est-elle alors qu’un éclat, un bref éclat entre les héritages de la géographie du XIXe siècle et la géographie vidalienne ? On pourrait le penser si l’on tient compte que durant les deux premiers tiers du XXe siècle la géographie universitaire et la géographie scolaire françaises ont toutes deux été placées sous la référence scientifique de Vidal de la Blache. De nombreux auteurs, comme Paul Deffontaines (1929) Max Sorre 371
La description de l’hydrographie de la France, affluents et sous affluents, occupe un peu plus de 25% de l’article « France (géographie) » de Gaston Meissas, ibidem, p. 801-823.
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(1934) ou René Ozouf (1937) voyaient alors une convergence, une quasi-identité entre la méthode pédagogique intuitive prônée par Buisson et la méthode géographique de Vidal. De plus l’ordre de la description géographique scolaire reproduisait alors l’ordre des questionnaires d’enquête locale au lieu de se centrer sur une problématique particulière à l’espace étudié. Il était plus facile pour l’instituteur de faire « science » en suivant un plan répétitif pour chaque description. Inversement, choisir un plan original spécifique à l’espace étudié présentait une grande difficulté didactique évidente pour un instituteur peu informé en géographie. Enfin il était plus légitimant de référer l’enseignement de l’école primaire à la géographie universitaire dont Paul Vidal de la Blache est le fondateur reconnu par tous, qu’à ses prédécesseurs ; Pourtant il ne faut pas sous-estimer, comme on a peut-être pu le faire dans les années 1970-1980, la permanence du rayonnement d’Élisée Reclus sur la géographie scolaire et plus particulièrement sur celle de l’école primaire. Dans les années 1930 Reclus était toujours cité comme un des fondateurs de la géographie moderne dans le Vade Mecum pour l’enseignement de la géographie de René Ozouf372 et dans les années 1950 des extraits de sa Géographie universelle étaient encore reproduits dans des ouvrages scolaires373. *** Schrader faisait référence à « Charles Ritter et à ses disciples, en particulier A. Guyot, « professeur Suisse établi aux Etats-Unis ». Élisée Reclus et Levasseur étaient les auteurs contemporains cités par Schrader dans son article Géographie et dans l’article Cartographie du Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire. Mais ces auteurs, y compris Élisée Reclus, ont progressivement disparu des références bibliographiques de la géographie scolaire au cours du XXe siècle. En ce qui concerne Reclus, la difficulté à reproduire scolairement ses discours descriptifs est un des facteurs explicatifs. Vidal de La Blache en propose d’autres quand, lors de sa conférence au Musée pédagogique sur l’enseignement de la géographie, il salut l’œuvre d’Élisée Reclus : « Chez nous, lorsque, en 1867, Élisée Reclus publia, sous le titre La Terre, une œuvre imprégnée de l’inspiration de Ritter et de Humboldt, il eut des admirateurs, mais non des disciples » (Vidal, 1905). Par cette phrase Vidal pointe non seulement la posture de l’anarchiste, mais aussi la situation institutionnelle de Reclus, sans disciples à l’université, sans thèse à diriger. Neuf ans après la mort de Reclus la Nouvelle Université de Bruxelles ferme. Élisée Reclus, avec Levasseur père de la géographie scolaire française, incarne la dernière génération des géographes encyclopédistes, héritiers des Lumières. Ils ont fortement contribué à modeler les discours descriptifs en 372
« Ce sont les grands géographes de la fin du XIXe et des débuts du XXe siècles, les Richthoffen, les Ratzel pour l’Allemagne, les Suess pour l’Autriche, les Davis pour l’Amérique, les Reclus, les Schrader, les Vidal de la Blache, les Demangeon, les de Martonne, les Brunhes pour la France, etc., qui ont fixé ses buts et limité ses fins. » R. Ozouf, Vade-Mecum pour l’Enseignement de la Géographie, Nathan, 1937, p.6. 373 Par exemple une longue citation de la description des cours d’eau espagnols extraite de la géographie universelle d’E. Reclus dans Pédagogie Pratique, revue mensuelle d’enseignement, L’Europe physique, St Germain en Laye : MDI, n°36, décembre 1955, p.2.
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géographie au moment de l’institutionnalisation de la géographie à l’école. Ensuite leur influence s’efface devant celle des nouvelles générations des géographes universitaires. Dans l’enseignement primaire la référence à Élisée Reclus s’estompe peu à peu, au rythme où les rayons des bibliothèques des écoles normales primaires accueillent les volumes de la Géographie universelle de Vidal et Gallois. Mais le prestige d’Élisée Reclus persiste plus qu’on n’a pu le croire.
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251
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Les cartes murales par P. Vidal-Lablache374
Jean-Paul BORD Professeur, Géographie, EA3766 GESTER, Université Paul-Valéry – Montpellier III Résumé L’Atlas des 22 cartes murales par P. Vidal-Lablache est publié pour la première fois en 1885. Le nombre de cartes ne cessera d’augmenter au cours du XXe siècle. C’est le signe d’un succès qui va participer à la reconnaissance du géographe Paul Vidal de la Blache et de la géographie. Ces cartes vont, en effet, marquer de nombreuses générations d’écoliers, mais aussi de collégiens, lycéens et même d’universitaires. La présentation sera bâtie en 4 points : - Quel est le contexte d’émergence de ces cartes ? - L’analyse des cartes « parlantes » au recto et « muettes » au verso, pour la plupart ; - L’étude des notices, liées à chaque carte ; - Et enfin, un essai de synthèse selon trois approches : géographique, sémiologique et didactique. En 1885 est publié, chez Armand Colin375, l’Atlas de cartes murales par P. Vidal-Lablache. Cette collection ne va pas cesser de s’enrichir durant quasiment un siècle. Ces cartes, imprimées en couleurs, sur une feuille recto verso, rigides (cartonnées), de 1 m sur 1m 20, valent à Paul Vidal de la Blache un succès immédiat qui ne se démentira guère par la suite. Ces cartes scolaires seront rééditées jusqu’en 1966 et vont suivre et marquer de nombreuses générations d’écoliers, mais aussi de collégiens, lycéens et même des universitaires. Personnellement, j’ai encore en mémoire ces cartes murales dont certaines étaient toujours accrochées, fin des années 1950, aux murs de mon école primaire laïque.
plupart ;
La présentation sera bâtie en 4 points : -Quel est le contexte d’émergence de ces cartes ? -L’analyse des cartes « parlantes » au recto et « muettes » au verso, pour la -L’étude des notices, liées à chaque carte ;
374 Publiées pour la première fois en 1885, ces cartes murales peuvent être considérées comme la 1e grande œuvre « connue » de Vidal. Malgré ce, il est à noter qu’aucun article (à ma connaissance) n’avait encore été publié sur ces cartes. 375 L’Atlas de cartes murales est, en fait, une commande de l’éditeur Armand Colin.
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-Et enfin, un essai de synthèse selon trois approches : géographique, sémiologique et didactique. Le contexte : un homme dans un moment de l’histoire 1) Un homme En 1885, Paul Vidal de La Blache est Maître de conférences à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm et Professeur à l’École Normale Supérieure d’institutrices de Fontenay-aux-Roses. Agrégé d’histoire (1868), il officie au cœur de la République des Professeurs : à Nancy (1872-1877), à l’École Normale (18771898) puis à la Sorbonne (à partir de 1898) (Robic, 2000). La fixation du patronyme familial (Vidal-Lablache versus Vidal de la Blache) s’est faite en 1877, donc à ses débuts de l’École Normale ; cependant la signature Vidal-Lablache accompagne les publications de P. Vidal de la Blache jusqu’à l’atlas (en 1894) et sur toutes les cartes murales376. 2)Un contexte d’émergence “ On a rarement autant parlé de géographie qu’entre 1870 et 1890” note Numa Broc (1974). Je ne reviendrai pas sur ce qui a été fortement développé par de nombreux auteurs (N. Broc, M.-Cl. Robic, A.-L. Sanguin…). J’insisterai plus particulièrement sur le Rapport Général sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie demandé par M. le Ministre de l’Instruction Publique et des Cultes (Jules Simon) à Émile Levasseur, membre de l’Institut, et Louis-Auguste Himly, Professeur à la Faculté des Lettres de Paris, en 1871. Ce rapport, que ce soit pour l’enseignement secondaire ou l’enseignement primaire, insiste sur l’absence de “bonnes cartes” de la mappemonde au département, concernant “l’état actuel du monde” (géographie physique, politique et économique) par différents procédés (globes, cartes murales377 notamment). Dans les propositions, la référence aux représentations spatiales, iconiques, est très forte. Pour les Écoles Normales (“plus sûr moyen d’élever le niveau d’enseignement dans les écoles primaires” p. 41), sur 25 propositions, le rapport fait 15 propositions qui font référence à ces représentations. J’en cite quelques-unes partiellement : 2e – Donner à toutes les Écoles Normales… des cartes murales écrites et des cartes murales muettes… ;
376
Note 18, in Introduction, p.10, Le tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache, sous la dir. de Marie-Claire Robic, Éd. CTHS, Paris, 2000. Lire également, sur ce point, SANGUIN A.-L., 1993, Vidal de la Blache. Un génie de la géographie, pp. 113 et 115. 377 Les cartes murales existent que ce soit pour l’enseignement secondaire ou pour l’enseignement primaire : « Les cartes murales sont presque toutes de Meissas et Michelot ; quelques-unes de Magin… » ; mais le rapport souligne que « Les cartes murales sont presque partout insuffisantes par le nombre et l’état de conservation ».
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15e – Donner toujours l’enseignement géographique sur la carte murale et sur le tableau, et interroger les élèves en les envoyant à la carte murale ou au tableau ; 17e – Faire que, dans un proche avenir, toutes les écoles primaires soient dotées de 4 cartes murales indispensables : le département, la France, l’Europe, la Terre. Dans cette dynamique, de nombreux auteurs, et particulièrement É. Levasseur en France, vont produire ou mener des recherches sur les Atlas (É. Levasseur et P. Vidal de la Blache), les globes (É. Reclus) et les cartes murales (P. Vidal de la Blache). L’Atlas de cartes murales par P. Vidal-Lablache378 Cet « Atlas » ou plutôt « liste de cartes murales » s’est enrichi au cours du temps, avec une présentation des cartes de façon toujours similaire. 1)Un classement variable au cours des temps En 1885 (Fig. 1), cet Atlas de 22 cartes murales, soit au total 44 cartes, « parlantes » au verso et « muettes » au verso, présentait un classement en 3 groupes de cartes : -Petite collection – 4 cartes double face – pour les écoles rurales ; -Moyenne collection – 8 cartes double face – pour les écoles urbaines ; -Grande collection ou collection complète – 22 cartes double face.
378 La plupart des cartes que j’ai consultées ont été empruntées au centre d'études de documentation et de recherche en histoire de l’éducation (CEDRHE) à l’IUFM de Montpellier.
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Fig. 1 : Atlas de cartes murales (1885)
Le nombre de cartes ne cessa d’augmenter dans les années qui suivirent (et le nom d’Atlas disparut) : -En 1902 (Fig. 2), elles étaient au nombre de 39 (soit 78 cartes recto verso) : -Ultérieurement, elles atteignirent le nombre de 52 (soit 104 cartes recto verso).
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Fig. 2 : Atlas de cartes murales (1902)
Début XXe siècle (Fig. 3), ces cartes étaient classées en 3 séries : -1e série : France et cinq parties du Monde (25 cartes) ; -2e série : Contrées d’Europe (11 cartes) ; -3e série : Colonies et Protectorats français (3 cartes). Ultérieurement, c’est simplement une liste qui fut dressée, jusqu’à 64-64 bis, « Les Alpes françaises », mais avec des « trous », puisqu’il n’y avait que 52 cartes.
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Fig. 3 : Liste des cartes murales (1902)
2) Comment se présentaient ces cartes ? Chaque carte était réalisée en recto verso. Au recto, la carte était dite « parlante » (Fig. 4), et ce qui la différenciait de la carte verso, « muette » (Fig. 5), était une nomenclature en très gros caractères, toujours très importante et hiérarchisée par la taille des écritures. Sur la carte « muette », étaient seulement portés des numéros qui localisaient les points, lignes ou surfaces, nommés sur la carte au recto (par exemple de 1 à 441, pour la carte n°6 bis, « France canaux »).
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Sur chacune des cartes, étaient mentionnés, dans un rectangle à l’angle, en haut, le numéro et l’éditeur à gauche et à droite, le titre et l’auteur ; en bas, la légende ; un ou plusieurs cartons379 étaient souvent ajoutés. Certaines planches pouvaient présenter 2 cartes complémentaires au recto et verso. Dans ce cas, les 2 cartes étaient « parlantes ». C’est l’exemple des cartes n° 8, « Agriculture » au recto et n° 8 bis, « Industrie » au verso. Fig. 4 : Carte « parlante »
379 Le carton est une carte complémentaire d’une carte principale, figurant sur la même feuille et souvent établie à une échelle différente (C.F.C., 1990).
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Fig. 5 : Carte « muette »
3)Des échelles différentes Cette série de cartes se déclinait à des échelles différentes, depuis le planisphère, un continent, une « partie » de continent, un État, une Région de France380, Paris et ses environs, jusqu’à Paris capitale. Sur chaque carte, des cartons, souvent à des échelles différentes, pouvaient venir compléter l’information géographique. Par exemple, sur la carte n° 7, « France, Chemins de fer », étaient ajoutés 2 cartons : -Un sur l’Europe – Chemins de fer de Paris aux grandes villes d’Europe (carte isochrone) ; -Un sur le Monde - Grandes lignes internationales « maritimes ». Chaque carte était accompagnée d’une notice, toujours présentée en trois parties avec un plan identique. Chaque notice était accompagnée du même avantpropos destiné « Aux Maîtres ».
380
La France était découpée en cinq parties, avec une carte physique d’un côté, une carte politique de l’autre : -60-60 bis – France de l’Ouest ; -61-61bis – Bassin de Paris ; -62-62 bis – France de l’Est ; -63-63 bis – Bassin d’Aquitaine ; -64-64 bis – Alpes françaises.
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La notice381 1)Avant-Propos En « Avant-propos » (Fig 6 – page de gauche), les Éditeurs donnaient « Aux Maîtres » quelques « recommandations » ou « explications ». Cet « Avantpropos » était articulé en quelques points : -Il commençait par indiquer quelle était « La pensée maîtresse qui a inspiré cette publication ». Trois nécessités étaient mises en avant : munir les écoles de cartes murales variées qui occupent peu de place et qui puissent se lire à grande distance. Ce qui était « une œuvre vraiment nouvelle ». -S’en suivaient des indications sur les cartes (« parlantes au recto et muettes au verso ») et sur la manière de les utiliser (« Au moment des leçons, elles seront accrochées au mur »…). -Un troisième point insistait sur la Notice ; -Et, enfin, les éditeurs concluaient sur l’importance des cartes muettes, qui demandent à l’élève « un effort de mémoire ». Après cet avant-propos, ce préambule, commençait la notice. Chaque notice comprenait trois parties : la notice proprement dite, une série de questions et une clef de la carte muette. Je prendrai l’exemple de la notice de la carte n°6, « France – canaux ».
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Mon étude est basée sur trois notices que j’ai pu me procurer : notices des cartes n°6, « France – Canaux », 1886, n° 7, « France, Chemins de fer », 1902, et n° 22, « Planisphère physique et politique », 1885. Les notices n° 6 et n° 22 m’ont été envoyées par Hélène Richard, directrice du département Cartes et plans à la Bibliothèque Nationale de France. La notice n° 7 vient de M. R. Huth, Professeur-animateur au Musée Aubois d’Histoire de l’Éducation (MAHE) à Troyes. Je les remercie pour ces envois, gracieux, qui plus est.
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Fig. 6 : Notice
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2)La notice proprement dite p. 3 à 8 (Fig. 6 – page de droite) Cette notice consiste en un descriptif de la thématique en plusieurs points, en quelque sorte un mémorandum pour aider le maître. Pour les canaux, cette notice était bâtie en trois parties : -I – Généralités : Utilités des voies navigables, Réseau navigable (nombre de kms) et Espèces de canaux (2 espèces : latéraux et de jonction) ; -II – Canaux de jonction (tableau de ces canaux) et Imperfections de nos canaux (« trop de largeurs et de profondeurs différentes ») ; -III – Trafic : Importance du trafic et classement, partition géographique, en 4 grands groupes de canaux (Nord, vers Paris, Est et région industrielle du centre). Après cette notice, suivait un questionnaire. 3) Questionnaire p. 8 à 13 (Fig. 7) C’est une liste de questions avec leurs réponses ; cette liste est toujours imposante par le nombre : 66 questions pour la carte n°6, 95 pour la carte n°22 (Planisphère) et 112 pour la carte n°7 (France - Chemins de fer). Ces questions suivent le plan de la première partie. Pour la plupart, ce sont des questions liées aux localisations : Exemple : Quel est le canal qui unit la Seine au Rhône ? Le canal de Bourgogne ; Ou à des définitions : Exemple : Qu’est-ce qu’un canal de jonction ? C’est un canal qui « joint », qui fait communiquer 2 cours d’eau ; Plus ponctuellement, ce sont des questions portant sur l’histoire : Exemple : Quel est le plus ancien de nos canaux ? Le canal de Briare, commencé sous Henri IV, en 1605. Ou sur l’économie : Exemple : Quel avantage l’agriculture peut-elle retirer des cours d’eau ? L’agriculture peut faire servir les cours d’eau à l’irrigation, comme cela se pratique dans le midi de la France. Enfin, si la plupart des questions sont centrées sur la France (60 sur 66 pour les canaux), quelques questions portent sur « Les grands canaux des pays étrangers » : Exemple : Citez un canal maritime qui fait communiquer la mer Méditerranée et la mer Rouge ? Le canal de Suez, en Égypte. Enfin, en dernière partie se trouve la clef de la carte muette.
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Fig. 7 : Questionnaire
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4) Clef de la carte muette p. 13 à 20 (Fig. 8) Cette clef est la réponse aux chiffres portés sur la carte muette. Cette liste (catalogue, inventaire) est encore plus importante que précédemment : carte n°6 : 441 chiffres, carte n°7 : 434, carte n°22 : 406. Ces chiffres sont, sur toutes les cartes muettes, de trois types : soulignés, encadrés, ni soulignés ni encadrés. En préambule, cette typologie est précisée : Sur la carte muette (ici Les canaux), les chiffres relatifs à l’hydrographie (mers, cours d’eau, lacs, etc.) sont soulignés ; ceux qui sont relatifs aux montagnes, aux pays, sont encadrés - Les chiffres qui ne sont ni soulignés ni encadrés sont relatifs aux villes. Suit un « Avis important » : Les questions ne porteront que sur les noms de dimensions murales, les principaux accidents physiques et les principaux pays. Enfin, commence la liste des chiffres avec leur réponse : Par exemple : 1 Mer du Nord. 430 Cette, Hérault. 441 Isère, dép. Au terme de cette présentation, quelques réflexions s’imposent en guise de synthèse.
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Fig. 8 : Clef de la carte muette
Essai de synthèse La première chose à dire est que la suite de cartes murales qui a été présentée s’inscrit dans le temps, de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. Toutes ces cartes ont été réalisées par différents auteurs (par exemple Louis Gallois), mais elles sont toutes, en quelque sorte, a-temporelle (elles ne sont jamais datées) et, également, s’inscrivent sous l’autorité du Maître unique (« savant professeur » souligne l’avant-propos de la notice) et toutes sont signées Paul Vidal-Lablache382.
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En haut de la carte, avec le numéro, il est toujours indiqué : Cartes murales Vidal-Lablache. Par contre, et je prends ici l’exemple d’une des cartes de France par régions (carte 60 bis), en bas, dans l’angle gauche sont indiqués, avec une hiérarchie des écritures, le titre de la carte et le nom de l’auteur (tout au fond et en taille des plus réduites) : FRANCE RÉGIONALE FRANCE DE L’OUEST Normandie_Bretagne_Charentes CARTE POLITIQUE par LUCIEN GALLOIS, Professeur à l’Université de Paris
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Ces cartes ont répondu, au moins, à deux points soulignés dans le rapport de 1871 ; il y était noté que les cartes murales étaient insuffisantes et anciennes. Durant leur période de production, elles vont devenir nombreuses et récentes, puisque actualisées et modifiées de façon quasi permanente. Ces cartes peuvent être approchées selon trois angles de vue complémentaires : géographique, sémiologique et didactique. 1)Approche géographique Ces cartes sont : -Multi-scalaires – elles sont réalisées selon de multiples échelles (ou niveaux) géographiques : du planisphère à la ville ; et selon de multiples échelles cartographiques383 : le plus souvent au 1/1M (1/1 000 000, 1/1 100 000, 1/1 300 000), 1/ 750 000 (canaux), 1/600 000 (France Régions) jusqu’à des échelles plus grandes : 1/11 000 pour Paris capitale. -Elles sont aussi multi-thématiques : avec deux dominantes cependant : géographie physique (relief, hydrographie, géologie…) et géographie politique. En dehors de ces deux dominantes, l’on trouve quelques cartes de géographie économique, d’histoire (Provinces françaises en 1789). -Enfin, ces cartes portent sur tous les espaces de la planète avec, ici encore, une forte dominante : la France (État, Régions, Paris) avec ses colonies et protectorats (au total 24 cartes sur 52). Les autres cartes sont majoritairement représentées par les États d’Europe (11 cartes) et les continents (10 cartes). Une deuxième approche peut être plus sémiologique. 2)Approche sémiologique Quelques traits caractérisent toutes ces cartes : -d’abord, ce sont toutes des cartes en couleurs – ce qui était peu fréquent à la fin du XIXe siècle ; -ensuite, ce sont des cartes où la nomenclature est importante, avec une hiérarchie de la taille des écritures. Cette nomenclature est d’ailleurs parfois très dense (France Régions) et à la limite de la lisibilité. Le rapport de 1871 indiquait que « la géographie y est presque toujours présentée comme une aride nomenclature » ; ce reproche, adressé aux ouvrages classiques de géographie, peut ici être reconduit ; -enfin, ici, la relation texte-carte est systématique : à chaque carte, sa notice, les deux vont ensemble. Mais la notice restait le « privilège des Maîtres ». Dernier trait : ces cartes murales sont, avant tout, des outils pédagogiques, didactiques destinés tant aux Maîtres qu’aux élèves.
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Échelle cartographique : Expression du rapport d’une distance mesurée sur la carte à sa valeur réelle sur le terrain, ramenée à l’horizontale et au niveau de référence, rapport qui peut varier sensiblement d’un point à l’autre du champ de la carte (CFC, 1990).
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3) Approche didactique Ces cartes entrent dans le cadre d’une pédagogie frontale et égalitaire : -tous les élèves voient la carte en même temps ; -tous les élèves peuvent faire l’exercice en même temps ; -tous les élèves peuvent répondre à la même question. Mais, ces cartes murales ont, également, une portée symbolique : elles sont des substituts du réel. Elles donnent le monde ou l’une de ses parties à voir. Elles le mettent « sous les yeux », selon une partition construite dans un but bien précis : développer l’enseignement, l’apprentissage de la géographie et surtout celui de la France. Conclusion Au terme de cette étude, l’objet (« assigné » par le Rapport général de 1871) a-t-il été atteint ? Indéniablement, et malgré quelques réserves (nomenclature dense notamment), ces cartes murales ont marqué des générations d’élèves et leur succès est là pour attester de la réussite (au moins partielle) du but recherché : à savoir le développement de l’enseignement de la géographie (ou d’une certaine géographie) et surtout celui de la France. Réussite partielle car ce type de cartes a entraîné la géographie vers la mise à plat « désocialisée » du territoire384. Dans ces cartes domine encore « l’aride nomenclature »385, comme si la géographie devait se borner surtout à une liste de mots, de noms. La carte se substitue ici à la géographie, alors qu’elle n’est qu’un outil et non une fin386. Cette dérive trop forte a mené la discipline (au moins partiellement) vers une approche d’une façon de voir trop analytique, basée sur la mémoire et déconnectée de la complexité qu’est la science géographique. Pourtant, la difficulté ou même l’impossibilité des étudiants à localiser correctement les lieux, les territoires… « fondamentaux » de la discipline invite à se demander s’il ne faudrait pas revenir (peut-être de façon un peu différente, certes) vers ce genre de cartes.
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Je renvoie ici à J. B. Harley, 1995, « En tant que type de connaissance impersonnel, les cartes tendent à « désocialiser » le territoire qu’elles représentent. Elles favorisent la notion d’espace socialement vide…p. 51. 385 In Rapport général sur l’enseignement de l’Histoire et de la Géographie, 1871, p. 10 : « …la géographie y est presque toujours présentée comme une aride nomenclature ». 386 Je renvoie, ici, à l’introduction de l’ouvrage Les cartes de la connaissance : « La carte et la construction des savoirs en géographie et dans les sciences sociales », J-P Bord, pp. 17 à 35.
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Bibliographie BORD Jean-Paul, 2004, « La carte et la construction des savoirs en géographie et dans les sciences sociales », Les cartes de la connaissance, sous la dir. de Jean-Paul Bord et Pierre Robert Baduel, Éd. Karthala/URBAMA, Paris/Tours, 689p. BROC N., Septembre-Octobre 1974, « L’établissement de la géographie en France : diffusion, institutions, projets (1870-1890) », Annales de Géographie, LXXXIIIe année, 459, A. Colin. COMITE FRANÇAIS DE CARTOGRAPHIE, Mars-Juin 1990, Glossaire de cartographie, Bulletin n° 123-124, Paris. HARLEY J. B., 1995, « Cartes, savoir et pouvoir », Le pouvoir des cartes – Brian Harley et la cartographie, Textes édités par P. Gould et A. Bailly, Éd. Anthropos, Paris, pp. 19 à 51. ROBIC M.-C. (dir.), 2000, Le tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes, CTHS, Paris, 301p. SANGUIN A.-L., 1993, Paul Vidal de la Blache. Un génie de la géographie, Éd. Belin, Paris, 384p.
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La géographie dans le mouvement des sciences au tournant du siècle
Jean-Marc BESSE Directeur de recherches, CNRS, UMR Géographie-Cités, Paris Il est difficile, voire impossible, de « situer » une « discipline » en mouvement et en transformation, comme la géographie à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, à l’intérieur d’une encyclopédie elle-même mouvante. A quel point de vue doit-on alors se placer pour repérer ce qui spécifie et caractérise la géographie au sein d’un système des sciences qui connaît au tournant du siècle un profond renouvellement ? Comme on sait, la réflexion épistémologique contemporaine a élargi de façon durable le concept de « science », et plus généralement a reconnu l’existence d’une grande diversité dans les modèles et les modes d’exercice de la rationalité scientifique (on parlera aujourd’hui au pluriel des rationalités scientifiques). Le concept de science est aujourd’hui recomposé, si l’on peut dire, par exemple à l’aide de notions telles que celles de styles de raisonnement, de pratiques et de contextes de pratiques (sociales ou discursives), à l’aide également des notions de production ou de fabrication (la science en train de se faire), voire, de façon plus récente, des notions de localisation ou de spatialisation de la science. Plus globalement, on observe au sein de l’épistémologie et de l’histoire des savoirs scientifiques un assouplissement, voire jusqu’à un certain point une remise en cause de la représentation de la science comme activité « platonicienne », ou comme activité d’un sujet transcendantal, d’un sujet pur et objectivement détaché du monde, élaborant face aux mondes les modèles pour son explication. L’activité scientifique est plus volontiers, aujourd’hui, considérée comme une activité impliquée dans le monde et ses contextes, comme une activité pour ainsi dire attachée au monde (et j’ajouterais : à son ou ses mondes). L’épistémologie et l’histoire des savoirs peuvent désormais, à bon droit, considérer les savants avec leurs attachements. Or, à cet égard, on peut considérer les scientifiques, non seulement comme porteurs de savoirs, de théories, de méthodes de travail et d’administration de la preuve, voire de paradigmes, etc., et non seulement également comme porteurs de représentations, de stratégies, d’idéologies, mais aussi comme porteurs de problèmes et d’objets, ou plus précisément de types de problèmes et de types d’objets. Comme si, au fond, les scientifiques étaient, au sein de la société et de la culture, les représentants de ces objets et des problèmes qu’ils posent. Il faut prendre ici le mot « objet » au sens large : je désigne par là à la fois les objets matériels, les instruments, et les objets construits par le scientifique : il devient difficile, à vrai dire, de les distinguer. Michel Serres parle, pour désigner ces types d’objets et de problèmes, d’un « transcendantal objectif ». Autrement dit : on peut envisager le 271
scientifique non pas face à des objets et surplombant ses objets, mais l’envisager avec eux ou par eux, le considérer avec les objets qui contribuent à le définir et à le désigner aux yeux des autres et de lui-même, en un certain sens. Ou, pour le dire autrement encore, il faut les considérer dans leur espace commun. Je reviens alors à la géographie de la fin du XIXe siècle, avec cette question : de quels objets, de quels problèmes, les géographes sont-ils les représentants dans la culture (et la culture scientifique) de cette époque ? De quoi se font-ils les porteurs, et les porteurs particuliers, en propre, si l’on peut dire ? Quels sont les objets et les problèmes qui les accompagnent, et qui les définissent ? En tout état de cause, il me semble que muni de ce questionnement concernant les objets et les problèmes, ainsi que les manières dont ils s’articulent, on devrait pouvoir proposer une lecture de ce qu’il en est de la géographie de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, et, surtout, des objets et des problèmes dont les géographes sont, ou prétendent être, les porteurs à cette époque dans le monde des sciences. Je voudrais ici ordonner cette lecture autour de trois propositions, en me plaçant, volontairement, à la petite échelle : 1/ première proposition : les géographes sont porteurs de l’idée de l’unité du monde ; 2/ deuxième proposition : la géographie prend en charge la représentation du monde terrestre : elle ouvre à la visibilité du monde ; 3/ troisième proposition : les géographes sont porteurs de la réalité du monde, d’un « dehors » objectif dont ils sont les témoins et les représentants : ils témoignent de l’état du monde. Unité, visibilité, réalité : trois thèmes caractéristiques de la géographie du tournant du siècle. Penser l’unité du monde Première proposition : les géographes sont porteurs de l’idée de l’unité du monde. 1/ Rapprochons deux années célèbres. 1905 : parution de l’article d’Einstein Sur l’électrodynamique des corps en mouvement ; 1907 : Picasso réalise Les Demoiselles d’Avignon. On le sait, ces deux événements signent une transformation profonde des cadres spatio-temporels, aussi bien dans la science que dans l’art et la culture. La relativité en physique, le cubisme en peinture, chacun en leur genre propre, ont contribué à cette multiplication des espaces et des temps qui est la caractéristique des Temps Modernes. D’une manière analogue, les nouvelles expériences de la vitesse (les chemins de fer, les voyages trans-océaniques, le télégraphe) ont conduit à une remise en cause des stabilités euclidiennes et newtoniennes, aussi bien sur le plan scientifique que sur le plan anthropologique des perceptions culturelles. Dans cette transformation générale des cadres généraux de la perception et de la pensée, comment se placent les géographes ? Quel est leur espace de référence ? Plus généralement : comment les géographes articulent-ils ou réarticulent-ils le temps et l’espace, l’histoire et la géographie ? Quel sens historique donnent-ils aux nouvelles situations spatiales dont ils sont les témoins et les contemporains ? 272
Deux idées majeures semblent traverser les discours géographiques de l’époque : D’une part, c’est la notion d’un monde fini, ou rapetissé. Ainsi Reclus, en 1903 : « Décidément le monde est petit, et nous avons la sensation de nous y sentir comme emprisonnés… Aux origines de l’histoire, chaque peuplade était entourée d’un horizon qui lui paraissait la borne du monde ; de tous les côtés elle était assiégée par l’inconnu. Maintenant il n’est pas un homme d’instruction moyenne qui ne sente la boule terrestre rapetisser sous ses pieds. » Est-ce déjà la fin de l’aventure ? la fin des « blancs de la carte » ? de l’exploration ? Est-ce la fin de l’ailleurs, des lointains, de l’altérité ? Mais d’autre part, la conception d’un monde unifié, homogénéisé, s’installe : un temps et un espace uniformisé sur toute la planète ou presque. C’est l’époque de l’universalisation de l’heure et de l’unité de longueur. Comme l’a montré Peter Galison, le grand problème de l’époque est effectivement celui de la synchronisation des temps, aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique du réglage des horloges : les trains doivent partir à l’heure ! C’est aussi l’époque, d’ailleurs conflictuelle, des conférences internationales de l’heure (Paris, 1884). Depuis 1875, il existe un Bureau international des poids et mesures. Au total, on assiste à une unification des temps et des espaces, sur le plan de la métrologie, ainsi que sur celui des réseaux de transport. C’est bien une « globalisation » réelle de l’expérience terrestre : Quelles en sont les conséquences ? On pourrait renvoyer à ce que dit Peter Sloterdijk dans les pages qu’il consacre à Jules Verne et Hegel (Sphären II. Globen, 2001, chap. 5), à propos de Phileas Fogg, sur un mode désabusé : l’homme moderne n’est plus voyageur mais passager. Celui qui fait le tour du monde ne voyage plus à proprement parler, il devient progressivement le client d’une entreprise de transport, et le seul héroïsme qu’il lui reste, ainsi qu’à l’entreprise qui le véhicule, est celui de la ponctualité. Chez Jules Verne comme chez Hegel, on trouve une même orientation vers la totalisation. Michel Serres avait développé lui aussi cette thématique de la totalisation : les voyages extraordinaires de Jules Verne sont ceux de l’encyclopédie (Jouvences. Sur Jules Verne, 1974). Le voyage est-il redevenu le parcours d’un cercle ? 2/ Vis-à-vis de cette globalisation, deux attitudes, ou deux orientations sont possibles pour la géographie : On trouve une illustration de cette alternative dans l’article de J. Conrad intitulé Geography and some explorers (1923), où la géographie militante est opposée à la géographie triomphante. La géographie militante correspond à la représentation d’un espace ouvert, encore à explorer, ainsi qu’à une éthique de la découverte, à la recherche de la connaissance pour elle-même : c’est la science désintéressée. La géographie triomphante, quant à elle, accompagne la fin des découvertes et les implications explicites de la géographie dans les entreprises de conquêtes coloniales et d’exploitation impérialistes : c’est science intéressée. La seconde moitié du XIXe correspond selon Conrad au passage de la géographie militante à la géographie triomphante. On dirait aujourd’hui (cf. E. Saïd et les historiens postcoloniaux) que la distinction effectuée par Conrad est une aimable plaisanterie, une belle légende 273
rétrospective, et que toute géographie est impliquée dans l’entreprise coloniale et impérialiste de l’époque. Autrement dit : la géographie, plus généralement l’imaginaire culturel de la découverte, de l’exploration, de l’ailleurs, ont été au service des entreprises impériales et coloniales (ou du moins en ont été l’expression et le miroir). Il reste néanmoins que cette distinction a constitué le ressort du positionnement d’un certain nombre de géographes, qui n’ont pas abandonné l’intention émancipatrice et cosmopolitique de la géographie des Lumières et de la première moitié du dix-neuvième siècle : parmi eux Elisée Reclus, qui se place dans un héritage humboldtien, sur ce point, dans la revendication d’un cosmopolitisme articulé aux intentions de connaissance. Le cosmopolitisme est ici compris et revendiqué comme la perspective d’une hospitalité universelle, d’une liberté des circulations et des rencontres à la surface du globe : c’est le principe d’une espérance géographique (Ernst Bloch). 3/ Il revient alors à Reclus de dégager les enjeux de la situation, sur les plans de l’histoire, de la géographie, mais aussi sur celui de la politique. Ainsi, dans la préface de L’Homme et la Terre (1905), Reclus adopte un point de vue quasi hégélien pour proposer une méditation sur le sens de l’histoire universelle envisagée du point de vue de la géographie. On est là dans l’univers des « grands récits ». Soulignons d’abord un point, qui est bien connu : il y a une solidarité profonde, chez Reclus, entre le mouvement de l’histoire et celui de la géographie. Dans le prolongement d’une formule d’origine kantienne mais souvent reprise après Kant, Reclus affirme : « la géographie n’est autre chose que l’histoire dans l’espace, de même que l’histoire est la géographie dans le temps ». Autrement dit, les mouvements de l’histoire universelle sont également des mouvements géographiques, réciproquement, les mouvements de la géographie universelle sont également des mouvements de l’histoire mondiale. Il y a trois « lois » de l’histoire universelle selon Reclus : la « lutte des classes », la « recherche de l’équilibre », et la « décision souveraine de l’individu ». a/ L’histoire humaine est celle du « développement inégal », c’est-à-dire de la différenciation, de la division et de l’opposition inévitable des intérêts mais aussi des talents et des volontés, sur le plan individuel comme sur le plan collectif. Toutes les collectivités humaines « se dédoublent pour ainsi dire en classes ou en castes, non seulement différentes, mais opposées d’intérêts et de tendances… ». On observe cet « ensemble de faits » « en toutes les contrées de l’univers, avec l’infinie diversité que déterminent les sites, les climats et l’écheveau de plus en plus entremêlé des événements ». Si la notion de « classes » sociales résonne de façon marxiste (Reclus parlera plus loin de lutte des classes), le propos de Reclus n’est pas marxiste cependant. Il est plus proche de Kant, Hegel ou Adam Smith que de Marx. Les « classes » en question ne sont pas déterminées en fonction de leur situation par rapport à aux déterminations économiques, aux appareils de production, à la division du travail : elles sont le produit quasi nécessaire de la diversification, du frottement et de l’opposition des intérêts. Reclus parle indifféremment de classes ou de castes : elles sont comme les solidifications provisoires produites par ce qui reste l’élément essentiel de l’histoire universelle, c’est-à-dire la différenciation humaine. 274
b/ Il reste que cette division des hommes transforme l’histoire en un grand système de balancement, autour d’un axe d’équilibre qu’elle n’atteint jamais véritablement : la « conséquence nécessaire du dédoublement des corps sociaux est que l’équilibre rompu d’individu à individu, de classe à classe, se balance constamment autour de son axe de repos : le viol de la justice crie toujours vengeance. » Reclus esquisse alors à ce propos une sorte de dialectique indéfinie du maître et de l’esclave : les dominés se transforment eux-mêmes en maîtres qui veulent conserver le pouvoir, et ainsi de suite indéfiniment, autour d’un axe fondamental, qui est un idéal sans doute, et qui n’est rien d’autre que la justice. La question devient alors celle de l’énergie. La théorie de l’histoire chez Reclus n’est pas marxiste en ceci également qu’elle est d’abord fondée sur une théorie de l’énergie et de l’initiative, c’est-à-dire sur une théorie de la vie et de la liberté. Les maîtres restent les maîtres, l’injustice règne, et l’histoire s’arrête, littéralement, quand les opprimés s’épuisent (et meurent). A l’inverse, il y a histoire quand des « hommes libres » se soulèvent et revendiquent : ils font preuve d’énergie et, surtout, d’initiative. Bref, ils sont vivants encore et ce qui s’exprime dans leur liberté, c’est le pouvoir de la vie. c/ D’où la troisième loi dégagée par Reclus : il n’y a pas d’histoire, pas d’évolution, c’est-à-dire de progrès, sans la reconnaissance de la libre initiative de la personne humaine, et précisément sans la reconnaissance du rôle fondateur de l’individu comme porteur de l’initiative et du « choc impulsif » qui transforme le monde. « C’est dans la personne humaine, élément primaire de la société, qu’il faut chercher le choc impulsif du milieu, destiné à se traduire en actions volontaires pour répandre les idées et participer aux œuvres qui modifieront l’allure des nations ». Nous ne sommes pas là dans un déterminisme. Le progrès (Reclus parle plutôt d’évolution) repose sur les possibilités qui sont données à la liberté individuelle, ou bien qu’elle prend d’elle-même. « L’équilibre des sociétés n’est instable que par la gêne imposée aux individus dans leur franche expansion ». On peut imaginer que la fin de l’histoire correspondra avec la réalisation complète de la personne humaine en chacun. La théorie de l’histoire de Reclus a donc pour base une théorie de la liberté et une théorie de la justice, et plus fondamentalement encore une théorie de l’individu et de son développement. Mais les lois de l’histoire constituent également les principes de ce que Reclus nomme la « géographie sociale ». Au bout du compte, la géographie n’est pas face et extérieure à l’histoire universelle, l’espace n’est pas extérieur et face au temps. Reclus pose les principes d’une géohistoire universelle. Assurer la visibilité du monde Deuxième proposition : la géographie prend en charge la représentation du monde terrestre dans sa diversité : elle ouvre à la visibilité du monde. 1/ Il s’agit de rendre le monde visible : la géographie a une vocation pédagogique, éducative, autant qu’une vocation cognitive. Connaître et faire connaître : les deux intentions sont liées. La géographie joue simultanément, depuis toujours pourrait-on dire, sur ces deux registres (comme toutes les sciences sociales peut-être) : le registre cognitif et le registre éthico-politique. Strabon, Kant, ont thématisé cette association des vocations. 275
Mais on peut y ajouter une perspective particulière, de type réflexif, et peutêtre ontologique. Revenons encore à Reclus : lorsqu’il présente sa Nouvelle Géographie Universelle, en 1875, il inscrit son ouvrage dans le prolongement des entreprises scientifiques de son temps, qui ont permis par leurs progrès de rattacher « de vastes régions » au monde déjà connu par les hommes. L’époque exige une description renouvelée du globe terrestre, c’est-à-dire un livre nouveau. L’ambition d’Elisée Reclus est de fournir ce livre à ses contemporains, pour les élever ainsi, non seulement à la conscience des progrès humains, mais aussi à la considération des nouvelles grandeurs du globe terrestre. Pourtant, dans le même temps, l’auteur de ce nouveau livre exprime un regret qui pourrait surprendre : « Ma grande ambition serait de pouvoir décrire toutes les contrées de la Terre et de les faire apparaître aux yeux du lecteur comme s’il m’avait été donné de les parcourir moi-même et les contempler sous leurs divers aspects ; mais relativement à l’homme isolé, la Terre est sans limites et c’est par l’intermédiaire des voyageurs que j’ai dû faire surgir l’infinie succession des paysages terrestres » (Nouvelle Géographie universelle, t. 1, 1875-76, Avertissement, p. I). Ainsi, l’accès à la globalité du monde terrestre est nécessaire, mais difficile, et contrarié. Certes, la première ambition du géographe est de faire apparaître la Terre dans sa diversité, et surtout sa réalité, aux yeux des hommes, telle qu’ils pourraient la voir, telle que certains (les voyageurs) l’ont effectivement peut-être vue, telle que Reclus lui-même l’a vue en partie ou aurait voulu la voir. La géographie reçoit une vocation dans cette ambition : elle est une science visuelle, ou du moins d’une science qui prolonge le regard. Elle montre. Plus profondément peut-être, elle est une éducation du regard et par le regard. Mais le propos de Reclus est plus complexe qu’il n’y paraît. L’ambition géographique, de manière significative, est accompagnée d’un regret, qui est un constat d’impuissance. Et même d’une double impuissance au fond. Car Reclus, comme tous les autres, ne peut voir la Terre dans sa totalité. L’étroitesse de son expérience ne lui permet pas d’avoir accès à « l’infinie succession des paysages terrestres ». Il est alors pour ainsi dire dépendant de lui-même, des limites de son corps et du cours de son existence. Et, comme il le dit encore, il est également sous la dépendance d’autrui, à la merci des voyageurs fournissant l’expérience visuelle des paysages qui lui fait défaut, par le truchement de leurs récits, de leurs cartes, de leurs croquis. Pourtant Reclus écrit, et même il réécrit, il utilise et transforme une masse documentaire hétéroclite, et il compose un tableau qu’il offre à la vision de ses lecteurs. Son projet est de faire surgir devant les yeux de ses lecteurs ces paysages qu’il n’a pas vus. La plainte de Reclus signe sans doute le destin empirique du géographe, qui se donne pour tâche de composer et d’offrir à la vue d’autrui un monde qu’il n’a pas vu dans sa totalité. Car il s’agit bien au bout du compte de faire voir la Terre, de la décrire, de montrer tout, là même où il n’a pu vraiment se rendre. Finalement, le géographe a des obligations de modestie. Il est lui-même le premier spectateur de son objet. Décrivant la Terre entière, il doit reconnaître par avance qu’il est précédé par l’objet qu’il vise et qu’il y est situé. Il n’est qu’une 276
partie de ce tout qu’il prétend représenter, et cela veut dire que le géographe mène une double vie, à laquelle d’ailleurs il ne peut échapper. Il fait l’expérience de la finitude de sa situation sur la Terre, et pourtant simultanément il nourrit le projet d’élaborer une représentation totale, une géographie universelle, qui lui assure une sorte d’ubiquité, et ainsi il peut supposer que le savoir géographique lui permettra de dépasser les limites de son corps propre. Mais justement, il s’aperçoit lui-même dans la représentation même qu’il vient d’élaborer, il est là, sur la carte, ou dans cette page du livre dont il pensait pouvoir s’exclure. Il y a dans cette condition une sorte de circularité réflexive et ontologique, qui fait que le géographe ne peut avoir qu’un accès latéral à l’universel. Il est dans le monde, et toutes ses tentatives pour s’en échapper ne font que l’y ramener. La géographie a affaire au réel, et plus précisément à la réalité de la condition terrestre de l’être humain. La géographie est un savoir de terrien. Un savoir qui n’est jamais complet, et qui est peut-être inachevable. Mais ce n’est pas tout. Le géographe, placé entre les voyageurs dont il exploite les rapports, et le public auquel il destine ses descriptions, est un passeur, un médiateur du monde. Au beau milieu des hommes, il transporte, en le mettant en ordre, le voyage des uns sous le regard des autres. Médiateur de l’expérience terrestre, en somme. Celui qui met en circulation les images du monde terrestre dans le monde des hommes, et qui, par là même, met les hommes en mouvement (que ce mouvement soit effectif, ou qu’il ne soit qu’imaginaire). 2/ Comment procède-t-il ? Quels sont ses instruments ? Il y a les livres, on vient de le voir : c’est-à-dire les géographies universelles et les atlas, soit l’écriture encore, et l’autopsie, entremêlées. Mais les instruments de la visibilité sont nombreux et multiples : il y a aussi, d’une part, les expositions universelles, géographiques et ethnographiques, et, d’autre part, les panoramas géographiques, les jardins, etc. On connaît le projet de grand globe élaboré par Reclus à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900 (cf. sur ce point les travaux de S. Alavoine). Mais il existe aussi de nouveaux medias : et en particulier aussi la photographie (cf. les expéditions photographiques de Jean Brunhes pour Albert Kahn). Le monde est multiplié par les images. Au total, on peut faire remarquer que le XIXe siècle, et la période qui nous occupe en est véritablement l’aboutissement, a été traversé par une sorte de « pulsion visuelle », de passion du regard sur le monde et de la représentation du monde, passion et pulsion auxquelles la géographie a contribué et participé. C’est en effet par le regard, croyait-on, au niveau des yeux, que le sens de la réalité pouvait être déchiffré et saisi. Face à une réalité perçue comme complexe, brouillée, voire illisible, les instruments de la visualisation et de la représentation pouvaient jouer, pensait-on, un rôle décisif dans la compréhension des réalités. Et, d’abord, parce que les instruments visuels mis à disposition par la géographie, aussi élaborés qu’ils pouvaient être, aussi chargés de connaissance, avaient la capacité de rendre le monde plus proche, plus immédiatement saisissable, et, partant, analysable.
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La réalité géographique Troisième proposition : les géographes sont porteurs de la réalité du monde, d’un « dehors » dont ils témoignent. Les géographes témoignent de l’état du monde. 1/ On peut rappeler l’importance, au tournant du siècle, de la tradition humboldtienne : tradition de l’empirisme rationnel, de la description, de l’enquête et du voyage. L’enquête, d’ailleurs, ne s’oppose pas à la spéculation, elle y conduit et elle l’accompagne. On peut développer ce point sur un registre épistémologique : la rationalité géographique, dans cette perspective, n’est pas réductible au modèle « galiléen » de la rationalité scientifique, c’est-à-dire à une rationalité de type déductif et expérimental. La géographie doit être perçue dans les voisinages d’une rationalité observatrice, descriptive, comparative, qui a été résumée sous le nom d’histoire naturelle, et qui développe un style propre (Ian Hacking). Dans cette perspective, dans ces parages-là, le monde n’est pas vu ou pensé, métaphoriquement parlant, comme un ensemble de mécanismes, comme un système d’éléments matériels en interactions réglées, comme une grande machine. Le monde, terrestre en particulier, peut être saisi avec d’autres métaphores : le paysage, par exemple, est une de ces métaphores. Mais il y en a d’autres. 2/ Il serait sans doute également utile de revisiter cette tradition humboldtienne, qui est celle de l’enquête empirique et du tableau raisonné, mais en l’articulant avec, d’une part, le désir de voir le monde et de le parcourir (désir du voyage, désir d’y aller, désir qui est comme une respiration personnelle), et d’autre part la volonté d’en témoigner sur un plan moral et politique, et du point de vue de l’émancipation (de l’intérêt émancipatoire dit Habermas). La géographie aussi est un art, ou une science, des départs et des écarts, c’est-à-dire du désir et de la liberté (elle n’est pas purement et simplement un art de la guerre). A cet égard, on peut rapporter le discours géographique d’un Reclus aux tentatives contemporaines pour réhabiliter le déplacement, matériel et mental, comme posture fondatrice d’un certain type de connaissance (cf. les travaux de Nicole Lapierre). Le mouvement dans l’espace est aussi un mouvement dans la pensée, ou du moins peut-il l’engendrer. Posons autrement la question, elle est peut-être géographique : où se fait la science ? Dans la mobilité, la rencontre et le parcours des « terrains » ou dans l’immobilité du « cabinet » et du laboratoire ? Alternative sans doute trop brutale, car il existe beaucoup de situations de transition entre ces deux pôles, et au fond on peut considérer que sauf exception, le géographe traverse la totalité du spectre des attitudes possibles entre le « terrain » et le « laboratoire ». Mais il reste que l’on peut plaider aussi pour l’idée suivante : le voyage est aussi un lieu et un moteur de la connaissance, et pas seulement un prétexte ou un avant-texte : il existe quelque chose comme des observatoires mobiles. Il y a aussi dans cette géographie-là une volonté d’expérimentation et tout simplement une attention active vis-à-vis du monde. 3/ En 1935, Le Corbusier notera, à propos des voyages en avion et de ce qu’ils nous apprennent du monde : « Nous désirons changer quelque chose au monde présent. Car la vue d’oiseau nous a donné le spectacle de nos villes et du pays qui les environne et ce spectacle est indigne […] L’avion accuse ! Il accuse la 278
ville ! Il accuse ceux qui conduisent la ville. » (En frontispice aux images de l’épopée aérienne, manuscrit conservé à la Fondation Le Corbusier, traduit et publié en anglais en 1935 dans le livre Aircraft). Je laisse de côté l’objet même de l’indignation de Le Corbusier (la ville) et je souligne simplement une chose : la vue nous apprend quelque chose sur l’état du monde. On pourrait alors plaider en faveur d’un « savoir regarder » le monde. Savoir regarder, être attentif, ouvrir les yeux : c’est d’abord une méthode et une exigence cognitive, que Carlo Ginzburg a résumé à l’aide des notions de clinique et de morphologie (elle se caractérise par l’attention forcenée qui est portée aux détails et aux formes aussi), mais c’est aussi, à un second niveau, l’introduction d’une dimension éthique dans l’acte de la connaissance géographique (la vue accuse). Car pour voir le monde dans les détails, il faut y être, et en être proche. Certes cette proximité est construite, elle est savante, elle est médiatisée par les instruments de la mesure et de l’écriture. Le géographe, au début du XXe siècle, est un témoin. Montrer le monde tel qu’il est, cela reste pour lui une tâche, à la fois sur le plan de la connaissance et sur celui de la morale.
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L'organisation territoriale des sociétés Elisée Reclus et Paul Vidal de la Blache sont tous deux des géographes politiques, en ce sens qu’ils pratiquent, l'un et l'autre, la géographie politique. On en est bien persuadé, depuis longtemps, pour Reclus, dont le message a une visée politique et a été perçu comme tel, venant d’un auteur engagé qui se définissait comme géographe mais « par dessus tout » comme anarchiste. Sa vision spatiale est anti-étatique et décentralisatrice, sans déboucher cependant sur une proposition de réforme administrative. Mais il perçoit avec acuité ce que l’on appellerait aujourd’hui des disparités socio-spatiales ou géo-sociétales, disparités qui commençaient à se creuser à l’aube du XXème siècle après la révolution des transports. Ces changements dans l’accessibilité, nul mieux que Vidal de la Blache ne l’a perçue, décrite et mise en perspective. Ses réflexions sur les nodalités et les polarités urbaines et le court-circuitage des noeuds intermédiaires guident son analyse de la relativité des divisions régionales. Mais au delà des progrès dans la connaissance de l’organisation de l’espace, progrès auquel contribuent nos deux auteurs, Vidal de la Blache inscrit, dans l’histoire de la géographie, une page essentielle en géographie politique. Il intervient dans le champ de la géographie politique "externe", avec son livre posthume sur la France de l’Est (1917), mais aussi, dès 1889, dans ses Etats et Nations de l’Europe autour de la France. Pour lui, « une nation est un être moral. La nature et les combinaisons de la politique préparent, l’histoire cimente ces associations que nous appelons des nations ou des peuples ; mais elles vivent de souvenirs, d’idées, de passions, de préjugés même mis en commun […] Il se forme des liens qu’on ne peut rompre sans atteindre les fibres de l’âme » (1889). Mais c'est aussi, et surtout, en géographie politique "interne", que son apport est notable. Il y contribue avec tout un corpus de réflexions sur la régionalisation. Le rapport d'expertise destiné à Aristide Briand sur une division possible de la France en 18 régions jette les bases d'une réforme qui mettra plus d'un demi-siècle pour s'engager. Il estime qu'il convient de promouvoir un échelon régional tant « la puissance de l’Etat s’exerçant sans intermédiaire sur le Département est un contresens dans la vie moderne », et ces régions auront chacune « une assemblée correspondante », Il faudra en fait attendre 1955, 1972, 1981, 1986, et 2003 pour que le fait régional soit progressivement entériné… Paradoxe de nos deux auteurs : ces riches ouvertures conceptuelles, cette modernité, seront occultées, resteront méconnues et n’auront pas de postérité immédiate, rejetant l’oeuvre de Reclus et les aspects les plus dynamiques et les plus intéressants de l’oeuvre de Vidal de la Blache dans l’oubli temporaire. Il faudra qu’une géographie « classique » s’affirme, pour qu’ensuite elle s’affranchisse de ses pesanteurs pour renouer avec les pistes fécondes que l’un et l’autre avaient ouvertes et balisées il y a plus d’un siècle. Jean-Marie MIOSSEC 281
De Reclus à Vidal : la prise en compte du politique dans la pensée géographique française.
André-Louis SANGUIN Professeur, Président de la Commission de Géographie Politique de l’UGI Il pourrait apparaître étonnant de prime abord de rapprocher dans une même étude deux figures importantes de la géographie française dont les itinéraires ne se sont jamais croisés et qui n'ont jamais échangé la moindre lettre. Et pourtant... malgré une certaine historiographie officielle, ces deux grands messieurs de la géographie mondiale ont contribué à introduire les dimensions du politique dans leur pensée scientifique, selon des modalités originales tout à fait différentes et dans des registres pouvant sembler placés aux antipodes. Cette contribution tente d'apporter un éclairage inédit sur des aspects peu connus de cette tranche de l'histoire des idées géographiques en France. Elisée Reclus, celui que Vidal de la Blache appelait le père de la géographie moderne en France, fut l’un des géants de la géographie au XIXème siècle. Ce fut aussi un homme dont l’œuvre fut marquée au coin de la politique plus que tout autre des géographes français des cent dernières années. Mais il y a une énigme Reclus : un brillant météore a passé dans notre ciel puis s’est enfoncé dans le mystère de l’infini, pour reprendre une expression utilisée par Candaux et Stoddart (Candaux, 1974; Stoddart, 1981). De fait, pendant presque un siècle, l’homme et l’œuvre furent occultés. Dans le mouvement de la géographie radicale et critique développé dans les années 1970 et 1980, Reclus a suscité un renouveau d’intérêt. Cette réhabilitation tardive a été en quelque sorte rendue possible par la revue américaine Antipode et par la revue française Hérodote (Dunbar, 1978; Hérodote, 1981). Un géant de la géographie au XIXème siècle L’œuvre reclusienne, c’est une gigantesque tétralogie non seulement étalée sur plus de 40 ans mais écrite d’une seule main. Si La Terre (2 volumes, 1868-1869) se distingue comme une géographie physique descriptive, la Nouvelle Géographie Universelle (19 volumes, 1876-1894) ressemble à une géographie régionale mondiale. L' Introduction à la géographie de la France est publiée en 1905, l'année de la mort de Reclus. Dans cette tétralogie, l’ouvrage le plus utilisable aujourd’hui est L’Homme et la Terre (6 volumes, 1905-1908) S’il est moins connu que les trois autres, c’est qu’il ne fut pas englobé comme eux dans le puissant marketing de la maison Hachette. Comment peut-on résumer L’Homme et la Terre ? C’est une plaidoirie en faveur de la décentralisation et du démantèlement des bureaucraties. Les alternatives reclusiennes au capitalisme et au marxisme sont le 283
communautarisme et le fédéralisme. Tout cela explique aisément le regain d’intérêt pour Reclus puisqu’il s’agit, somme toute, de thèses reprises dans les débats politiques contemporains en Union Européenne. Reclus fut aussi le premier géographe à se servir du terme environnement géographique qu’il définissait comme les conditions du développement social qui entourent l’homme. Ce point est bien mis en relief par Olwig (Olwig, 1980). Il faut dire aussi que ce concept fit son entrée dans le discours scientifique à travers l’oeuvre du philosophe marxiste menchevik Plekhanov (1856-1918). Comme Dunbar l’a souligné avec justesse, Reclus fut surtout un historien de la nature et un vulgarisateur scientifique. Son intérêt passionné pour l’interaction homme/nature fut vite éclipsé par l’approche plus étroitement scientifique des géographes universitaires (Dunbar, 1978). Je suis un géographe, disait Reclus, mais je suis par dessus tout un anarchiste. Il ne fut ni marxiste ni anarchiste à la manière de Tolstoï ni positiviste à la manière d’Auguste Comte. Il fréquenta les plus grands noms anarchistes de la fin du XIXème siècle : Bakounine, Kropotkine, Metchnikov ainsi qu’un menchevik populiste comme Plekhanov sans oublier Proudhon, théoricien du fédéralisme. L’anarchisme reclusien mettait l’accent sur les vertus des communautés coopératives et égalitaires et, conséquemment, critiquait la centralisation, la hiérarchie, les privilèges, la spécialisation et la domination. En géographie, la théorie reclusienne concernait la viabilité des sociétés à petite dimension et des communautés décentralisées indépendantes. Chez Reclus, il y a donc complémentarité entre la philosophie anarchiste et la géographie (Fleming, 1978). C’est d’ailleurs ainsi qu’il s’opposait aux conceptions malthusiennes du rapport population/ressources. L’anarchisme de Reclus puisait sa source dans le protestantisme de son enfance. Dès lors, il est aisé de comprendre pourquoi sa méthode basée à la fois sur la pensée de Ritter, sur l’anti-malthusianisme et sur l’anarchisme faisait bon ménage chez lui. De même, s’il rejoignait souvent le géographe américain George Perkins Marsh (1801-1882), il s’en démarquait nettement par son optimisme ainsi que par son appréciation de l’œuvre de l’homme dans la transformation de la nature. L’anarchisme reclusien est, en réalité, une théorie du socialisme libertaire, devenue anti-étatiste à cause de circonstances historiques ayant aliéné des gens comme Reclus de toute forme de politique parlementaire. Ainsi, la vision anarchoreclusienne est-elle généralement plus décentralisée et moins technocratique que la vision marxiste. Le débat Marx/Bakounine fit ressortir la différence fondamentale entre les marxistes et les anarchistes, à savoir le désaveu par les anarchistes de toute forme d’activité politique dans les cadres de l’Etat existant. Cette distinction était d’ailleurs beaucoup plus apparente à l’époque que maintenant. De plus, les écrits politiques de Reclus, et il convient de suivre Fleming sur ce point, démontrent distinctement qu’il n’était pas matérialiste mais idéaliste (Fleming, 1978). Si Elisée Reclus semble un peu en porte-à-faux par rapport à la France, c’est tout simplement qu’il se voulait anarchiste et fédéraliste. L'anarchisme, cela veut dire quelque chose en Espagne ou en Suisse; le fédéralisme, cela veut dire quelque chose en Suisse, en Allemagne ou en Belgique. Or, force est de constater que fédéralisme et anarchisme constituent deux pratiques totalement étrangères à la 284
société française qui, depuis plus de deux siècles, a emprunté d’autres chemins et d’autres expériences dans l’ordre du politique. Les éléments de l’énigme Reclus En définitive, existe-t-il une énigme Reclus ? Différents avis viennent éclairer cette question contradictoire : 1/ Pour Olwig, son style journalistique et littéraire, cette touche de « conversation au coin du feu » ont desservi l’œuvre avec le temps (Olwig, 1980). 2/ Pour Mikesell, la principale raison de l’oubli réside dans l’inconsistance, dans l’argumentation contradictoire et dans le manque de méthode chez Reclus (Mikesell, 1959). 3/ Pour Stoddart, ce sont les deux choses à la fois, c’est-à-dire que les écrits de Reclus se caractérisent principalement par leur style littéraire. Or, cela a non seulement expliqué leur énorme popularité à l’époque mais, paradoxalement, a diminué leur impact académique et scientifique (Stoddart, 1981). 4/ Pour la revue Hérodote, la conspiration du silence apparaît comme une autre raison de l’oubli. Prenant position sur le plan politique contre les pouvoirs établis, Reclus fut un géographe engagé (Hérodote, 1981) 5/ Pour Pierre George, le lourd silence qui est retombé sur son œuvre monumentale témoigne du refus de l’establisment de reconnaître une géographie engagée qui se voulait aussi appliquée. Ce rejet fut aussi bien le fait de la géographie universitaire française que de la géographie marxiste en Union Soviétique (George, 1979). 6/ Une autre raison de l’oubli est liée au cursus universitaire français. Pour être clair, aujourd’hui comme hier, il n’a jamais été facile et commode d’être un géographe français hors de France (l’exemple de Jean Gottmann en est la meilleure illustration). En effet, Reclus ne fut jamais associé au système universitaire français alors que Vidal suivait la voie royale de la carrière académique. Exilé volontaire de 1851 à 1857, banni de France entre 1872 et 1879, Reclus n’enseigna finalement que durant les dix dernières années de sa vie (1894-1905). Cela se réalisa en Belgique dans un établissement tout à fait atypique. De fait, l’Université Nouvelle de Bruxelles, établissement dissident de l’Université Libre de Bruxelles, ne versait pas de salaires à ses professeurs et ne délivrait pas de diplômes reconnus. Les fractionnistes de l’Université Nouvelle de Bruxelles coexistèrent pacifiquement avec l’Université Libre de Bruxelles jusqu’en 1914, année où l’institution séparatiste réintégra la maison-mère. Là réside sans doute le nœud de la question : n’ayant pas eu de thésards et donc aucun groupe de disciples, Reclus n’a jamais pu bénéficier du socle institutionnel et scientifique sur lequel ses idées auraient pu être diffusées dans le monde universitaire et dans les revues scientifiques. C’est là toute la différence avec un Vidal de la Blache dont les élèves, devenus patrons de la géographie à Paris et en province (pensons à Blanchard, à De Martonne, à Demangeon, à Sion, à Sorre…) développèrent le modèle vidalien au point de l’installer dans la géographie française pendant plus d’un demi-siècle. En définitive, faut-il enfermer l’œuvre reclusienne dans le dilemme « géographie politique/géographie politisée » ? Probablement pas. Un siècle après la mort de Reclus, il convient plutôt de considérer son œuvre comme un discours, 285
discours qui a ignoré l’affrontement possibilisme/déterminisme mais discours qui a gagné le respect aussi bien de ses adversaires que de ses amis. A l'origine du projet réformateur de Vidal de la Blache Il existe un Vidal insoupçonné à mille lieues d’une certaine vision passéiste qu’on a voulu lui faire endosser avec le Tableau de la Géographie de la France. Cet autre Vidal est celui qui mena campagne en faveur d’une division territoriale et administrative de la France davantage en rapport avec les réalités et les exigences actuelles. Avec l’autorité que lui donnait sa connaissance des hommes et des choses de France, il se fit le partisan de réformes territoriales susceptibles de donner au pays une force de résistance ne résidant plus dans le centralisme politique. Vidal critiquait le cadre trop étroit de la division départementale dans le but d’adapter la France à la compétition internationale et, afin d’éviter son asservissement économique, il voulait lui donner une armature souple et fonctionnelle pour rester dans le peloton de tête. Vers les années 1860 s’était développé en France un puissant mouvement régionaliste rattaché par certains aspects aux idées de Proudhon, de Mistral et de Barrès. Organisé notamment autour de la Fédération Régionaliste Française et de la revue L’Action Régionaliste, ce mouvement prôna, de 1890 à 1910, une réforme territoriale de la France (Foncin, 1898; Hauser, 1924). Durant la Première Guerre Mondiale, des plans furent même conçus par le gouvernement, puis tout retomba dans l’oubli après la Victoire de 1918 (Flory, 1966). Ce fut dans les années 1910 que Vidal s’inséra dans ce mouvement. Montrant les incohérences et les lacunes de l’organisation territoriale du pays, il se fit pragmatique. La pensée vidalienne en matière de réforme de la carte administrative de la France L’essentiel de cette pensée vidalienne se retrouve dans 6 contributions publiées de 1909 à 1917 (voir bibliographie finale). A l’occasion d’une longue exégèse de l’ouvrage de Lucien Gallois Régions et noms de pays, il estimait que de nouveaux territoires pratiques, liés aux habitudes sociétales et aux besoins économiques, constitueraient le meilleur rempart aux excès de la centralisation. Sur quelles bases pouvait-on établir ces nouvelles divisions administratives ?: 1/ Pour Vidal, le simple remaniement de la carte administrative du pays par marqueterie ou assemblage de départements, de même que la prise en compte des régions géologiques, ne formaient pas une base de travail sérieuse. 2/ Vidal estimait que les zones d’influence urbaine représentaient un socle beaucoup plus solide à cause des nodalités de degré supérieur engendrées par la grande ville. 3/ Si la question régionale se posa avec tant d’acuité à Vidal de la Blache, c’est que la mobilité des flux avaient radicalement transformé les rapports d’étendue. La France était devenue une société de mouvement.
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L’article fondateur : « Régions françaises » (Revue de Paris, 15 décembre 1910) C’est alors que le 15 décembre 1910, dans la Revue de Paris, Vidal se lançait dans des réflexions politiques assorties d’une proposition cartographiée. 1/ L’argumentaire. Vidal soutenait que, s’il y avait des lacunes dans l’organisation politique française, c’était parce qu’on avait oublié d’y organiser la vie régionale. Cela provenait du fait que ni les habitudes administratives, ni la législation, ni les traditions n’étaient favorables aux initiatives régionales. 2/ Les propositions. Face à cette carence, Vidal proposait deux remèdes : d'une part, substituer l’esprit commercial à l’esprit administratif dans la conduite des affaires régionales; d'autre part, mettre en place des assemblées régionales élues, liées à la vie économique. Vidal émettait ce jugement sans appel, d’une résonance très contemporaine, qui est tiré de la page 849 de cet article de 1910 : « La puissance de l’Etat s’exerçant sans intermédiaire sur le Département est un contresens dans la vie moderne ». 3/ La fameuse carte de 1910 (Figure 1). La carte proposée suggérait une réorganisation du pays en 17 régions tributaires chacune d’une métropole-leader. Nous étions en 1910. Voilà pourquoi il manquait à cette carte l’Alsace et la Moselle germanophone enlevées à la France par le Traité de Francfort en 1871 après la défaite de la guerre franco-prussienne. Dans la majorité des cas, les frontières interrégionales coïncidaient avec des limites départementales, mais, en plusieurs endroits, Vidal créait des frontières nouvelles. La Normandie y formait une région unifiée, Rhône-alpes était scindée en deux au profit de Grenoble. Bourges et La Rochelle étaient promus capitales régionales, tandis que la Région Parisienne englobait la Champagne et la Haute-Bourgogne. L’observateur contemporain peut considérer le schéma vidalien de 1910 comme quelque chose de visionnaire et comme une solution à mi-chemin entre les 22 régions actuelles qui ne sont qu’un assemblage inter-départemental et rien d’autre, et les 8 ZEAT (Zones d’Etudes et d’Aménagement du Territoire) conçues à l’occasion du VIème Plan (première moitié des années 1970). Il est clair que les régions Vidal 1910 et les régions ZEAT sont beaucoup plus proches d’un certain gabarit européen que les 22 régions actuelles. En filigrane, Vidal posait la question de la pertinence du niveau régional dans l’organigramme politico-administratif du pays. Au total, la pensée géographique de Reclus et celle de Vidal montrent qu'à la fin du XIXème siècle et au tout début du XXème siècle, deux géants de la géographie française qui ne s'étaient jamais connu et qui n'avaient jamais échangé entre eux, furent capables, par des moyens différents, d'introduire la dimension du politique dans leurs raisonnements spatiaux. Après leur disparition, cette dimension fut totalement occultée par les propres disciples de Vidal qui devinrent les patrons de l'école française de géographie. C'est ainsi que, de 1918 à 1975 environ, la géographie française fut une discipline qui, face aux phénomènes politiques, évolua entre refus et impasse épistémologiques. Au-delà des causes spécifiquement allemandes (Ratzel, la geopolitik nazie...), des causes plus proprement "francofrançaises" (pour l'explication desquelles un autre article serait nécessaire!), contribuèrent au maintien d'un tabou intellectuel vis-à-vis du politique. Ces temps sont fort heureusement révolus.
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Bibliographie CANDAUX E., 1974, "L'énigme Reclus: un brillant météore a passé dans notre ciel puis s'est enfoncé dans le mystère de l'infini", Le Globe, revue genevoise de géographie, n° 114, pp. 115-124. DUNBAR G., 1978, "Elisée Reclus, Geographer and Anarchist", Antipode, vol. 10, n° 3, pp. 16-21. FLEMING M., 1978, The Anarchist Way to Socialism: Elisée Reclus and Nineteenth-Century European Anarchism, Hamden, Archon Books. FLORY T., 1966, Le mouvement régionaliste français. Sources et développement, Paris, Presses Universitaires de France. FONCIN P., 1898, Les pays de France, projet et fédéralisme administratif, Paris, Armand Colin. GEORGE P., 1979, "Un géographe engagé, Elisée Reclus", Annales de Géographie, vol. 88, n° 490, pp. 725-727. HAUSER H., 1924, Le problème du régionalisme, Paris, Presses Universitaires de France. HERODOTE, 1981, Elisée Reclus, un géographe libertaire, n° 22. MIKESELL M., 1959, "Observations on the Writings of Elisée Reclus", Geography, vol. 44, pp. 221-226. OLWIG K., 1980, "Historical Geography and the Society/Nature Problematic: The Perspective of Schouw, Marsh and Reclus", Journal of Historical Geography, vol. 6, n° 1, pp. 29-45. RECLUS E., 1868-1869, La Terre, Paris, Hachette, 2 volumes. RECLUS E., 1876-1894, Nouvelle géographie universelle, la terre et les hommes, Paris, Hachette, 19 volumes. RECLUS E., 1890-1905, Introduction à la géographie de la France, 1905, supplément à JOANNE, P., Dictionnaire géographique et administratif de la France et de ses colonies, Paris, Hachette, 5469 pages. RECLUS E., 1905-1908, L'Homme et la Terre, Paris, Librairie Universelle, 6 volumes. RECLUS E., 1925, Correspondance, Paris, Librairie Schleicher, 1911, volumes 1 et 2; Paris, Alfred Costes, volume 3. STODDART D., 1981, "Human Geographer: The Enigma of Elisée Reclus", Progress in Human Geography, vol. 5, n° 1, pp. 119-123.
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VIDAL DE LA BLACHE P., 1909, « Analyse de l'ouvrage de Joseph Frère et Henri Hauser Régions et pays de France », Séances et Travaux de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, vol. 72, pp. 331-332. VIDAL DE LA BLACHE P., 1910, « Analyse de l'ouvrage de Lucien Gallois Régions naturelles et noms de pays », Séances et Travaux de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, vol. 73, pp. 101-128. VIDAL DE LA BLACHE P., 1910, "Régions françaises", Revue de Paris, 15 décembre pp. 821-849. VIDAL DE LA BLACHE P., 1911, Les circonscriptions administratives, communication au congrès national des Sociétés françaises de géographie, Roubaix, juillet-août 30ème session (Lille, Danel, 1912, pp. 31-45); VIDAL DE LA BLACHE P., 1913, "La relativité des divisions régionales", in Les divisions régionales de la France, Paris, Alcan, pp. 1-14. VIDAL DE LA BLACHE P., 1917, "La rénovation de la vie régionale", Foi et vie: les questions du temps présent, 1er mai 1917, pp. 103-110.
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Vidal de la Blache et le maillage territorial et régional de la France
Jean-Marie MIOSSEC Professeur, Géographie, EA3766 GESTER, Université Paul-Valéry – Montpellier III Longtemps limité, principalement, au débat d’idées, le mouvement régionaliste387 va s’emparer des politiques, pour certains convaincus de l’intérêt d’un projet de régionalisation, tandis que pour d’autres, opportunistes, les idées régionalistes ont un intérêt électoraliste. La réflexion va se porter, à la fin du XIXème et au début du XXème siècles, sur les limites et le statut des régions proposées. Elle allie des propositions émises par des élus, dont certaines viendront à discussion comme propositions de loi, et des projets, parfois très vigoureusement construits, émanant d’universitaires et autres personnalités mandatés directement ou en sous-main par des politiques ou des partis et mouvements politiques. C’est dans ce contexte que se situe la pensée régionaliste de Paul Vidal de la Blache. Effervescence régionaliste et floraison de projets. Plus d’une trentaine de projets ont été émis de 1850 à 1914, quelques uns ont été diffusés pendant la première guerre mondiale et celui du ministre Clémentel a pu se concrétiser en 1917, et six autres ont été examinés entre les deux conflits. Au total, on ne dénombre pas moins de 45 schémas et scénarios dans cette grande période d’effervescence régionaliste. Il n’est pas question de les analyser exhaustivement, mais plusieurs d’entre eux méritent une mention particulière. Raudot388 avait proposé dès 1851 un projet de division de la France en 25 régions et en conservant le cadre départemental ; il reprend son projet en 1871 et le défend à l’Assemblée Nationale, en réduisant son découpage à 24 provinces qui reprennent les noms des provinces d’Ancien Régime. Après cette première proposition officiellement soumise aux députés, il faut attendre la décennie 90 pour voir se succéder trois projets de députés -projets qui suppriment, tous, les départements –, celui de Hovelacque (18 régions avec l’Algérie), celui de Beauquier – futur co-fondateur de la Fédération régionaliste française -, qui supprimait toutes les délimitations administratives (départements, arrondissements, cantons) pour faire 387 Sur la lente émergence de la régionalisation en France, cf. MIOSSEC J.-M., 2008, Géohistoire de la régionalisation en France. L’horizon régional, Paris, PUF, coll. Quadrige, 640 pages. 388 Claude-Marie Raudot fut député en 1848, 1849 et 1871. « Selon toute apparence, l’organisation régionale a été la grande affaire de sa vie » (Gravier 1970). C’est dans l’un des ses ouvrages, De la grandeur possible de la France, publié en 1851, qu’il propose pour la première fois un redécoupage de la France en régions.
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place à 22 régions, et celui de Lanjuinais. 1898 voit, entre autres, la diffusion du plan argumenté du géographe Foncin qui subdivise la France en de nombreuses régions (32), dont l’articulation (figure 1) est solidement étayée sur les particularismes et les identités des sous ensembles territoriaux qu’il retient. Figure 1 – La proposition de régionalisation de Foncin – 1898
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Ardent opposant aux départements, il les supprime pour laisser place à un fédéralisme administratif389 et à des régions dont les limites respectent, paradoxalement, les frontières des départements abolis. Dans ce schéma, plusieurs régions, cependant, sont issues d’un morcellement excessif, fruit d’un couplage de départements390 : la Basse-Normandie, ou région d’Orne-et-Vire se limite au Calvados et à la Manche, l’Anjou-Touraine (capitale Tours), au Maine-et-Loire et à l’Indre-et-Loire, la région lyonnaise aux petits départements du Rhône et de la Loire. Quant au département du Nord, il forme, à lui seul, la région du Nord… Les propositions de régions françaises de Paul Vidal de la Blache Le panorama dressé par Paul Vidal de la Blache, dans son mémorable Tableau de la géographie de la France, dont la première édition date de 1903, illustre remarquablement la diversité française et sa structuration régionale. Neuf grandes régions apparaissent, subdivisées en « pays » (figure 2).
389 Membre actif de la fédération régionalisste de France, Pierre Foncin (1841-1916) est l’auteur, en 1898, d’une étude sur « les pays de France-Projet de fédéralisme administratif ». Par ailleurs ses nombreux manuels scolaires, alliant géographie et histoire, ont directement influencé l’ouvrage que la concubine de son ami, Alfred Fouillée, publie en 1877, sous le titre « Le Tour de France par deux enfants » : « la conception générale du livre, dans lequel la France est « découverte » dans une série de voyages géographiques et historiques, est en effet très proche des propres conceptions de notre géographe » (Broc, 1976). Jeune orphelin, ainsi que son frère, Raoul Dautry (1880-1951) fut fasciné par le « best seller de l’école laïque » que fut le Tour de France par deux enfants. En partie, parce que, comme les personnages de l’ouvrage, Raoul et Julien Dautry sont eux aussi orphelins. Pour celui qui deviendra dans les années 40 du XXème siècle « l’inventeur » de l’aménagement du territoire, ce livre lui permit d’acquérir « l’essentiel de ce qu’un Français doit savoir de la France pour lui garder en toutes circonstances son amour et sa fidélité » (Dautry, cité par Baudouin, 1992). 390 Les couplages des départements savoyards et rhénans sont acceptables, tout comme l’association Seine-Inférieure et Eure, si l’on ne désire pas conserver l’unité de la Normandie.
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Figure 2 : Régions et pays de Vidal de la Blache – 1903
A une époque où les métropoles régionales ne sont pas encore puissantes391, où la géographie est fortement pétrie de connaissance et d’appréciations des milieux naturels, il est compréhensible que les reliefs et les sillons impriment leur marque à cette représentation des subdivisions de la France. L’appel du Rhin et de la Flandre392 est déjà explicite tandis que la réalité du grand bassin parisien est éclatante. Pendant méridional du bassin parisien, le massif central, est un môle autour duquel se partagent, à l’Est, le sillon de la Saône et du Rhône, le Midi 391
Rappelons que l’ouvrage a été conçu par Lavisse et Vidal de la Blache comme le tome introductif de l’Histoire de France jusqu’à la révolution. Il n’a pas été construit comme un bilan de la France à l’aube du XXème siècle, mais comme l’exposition du cadre de vie des ancêtres qui y résidaient à la fin du XVIIIème siècle. Des lecteurs négligents, et parmi eux nombre géographes, dont quelques uns repentis depuis, n’ont cru voir dans cette œuvre qu’une géographie fixiste, archaïsante, figée dans ses particularismes et n’en ont pas perçu l’extraordinaire modernité. 392 Raoul Blanchard, disciple de Vidal de la Blache, vient de soutenir sa thèse de doctorat d’Etat sur la Flandre.
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méditerranéen, au Sud, un Midi « pyrénéen » digité jusqu’aux départements du Lotet-Garonne, Tarn-et-Garonne et Tarn, le Midi océanique, et un imposant Ouest. Les subdivisions en « pays », en sous-régions, affinent la connaissance raisonnée des territoires. A la fin du paragraphe qu’il consacre à la Champagne, Vidal de la Blache évoque son unité géographique et son dualisme historique : «Ce mode de répartition suggère l’explication d’une chose qui peut sembler contradictoire. La Champagne est une région géographique des mieux tranchées, dont l’unité a été depuis longtemps reconnue. De Reims à Sens, même sol à peu près et même aspect. C’est une très grande arène découverte par laquelle les invasions ont pénétré jusqu’au cœur de la France. Mais historiquement elle n’a jamais été une unité ; un dualisme a prévalu. On ne s’en étonne pas, quand on voit à quelles règles les établissements et les rapports humains y ont obéi. Ils suivent exclusivement les rivières, et celles-ci conformément à la loi des terrains perméables, sont rares, et en outre presque parallèles. Le long des rivières les villages se touchent et se confondent presque ; entre elles règnent des intervalles solitaires. C’est ainsi que l’espace entre la Marne et l’Aube fut la marche frontière des Rèmes et des Sénons, comme plus tard des archevêchés de Reims et de Sens. La Champagne du Nord, celle de Reims, comme dit Grégoire de Tours, suit des destinées à part : elle touche à la Picardie, lui ressemble par la forme de ses maisons de culture aux grandes cours intérieures. Les monuments d’époque préhistorique montrent d’étroits rapports avec la Belgique, presque pas avec la Bourgogne. Ses destinées plus tard sont liées à celles de la grande région picarde. Au contraire, le faisceau de rivières méridionales a son centre politique à Troyes : il est en rapports, par les passages de l’Auxois, avec la Bourgogne et le Sud-Est. Là circulent les marchands venus du Rhône et de l’Italie. C’était à Troyes, Arcis-sur-Aube, Provins et Lagny que se tenaient les fameuses foires, se succédant les unes aux autres comme un marché permanent. Cette partie de la Champagne se relie à la Brie et gravite vers Paris. Par les rapports naturels, comme dans les anciennes divisions politiques, l’autre gravite vers Reims et les Pays-Bas » (Vidal de la Blache, 1903).
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Figure 3 : Les régions de Foncin et Vidal de la Blache – 1904
Associé à Foncin, Vidal de la Blache livre l’année suivante un découpage qui a valeur opérationnelle puisqu’il est réalisé pour le compte de la Fédérations des Touring Club de France. Dix-sept régions de la France continentale sont proposées (figure 3), avec des regroupements cohérents pour le Nord, la Normandie, la Bretagne, l’Aquitaine, la Provence, la Franche-Comté et la Lorraine non occupée, c’est-à-dire pour les régions occidentales et orientales. Les découpages proposés pour la bande médiane sont plus contestables, ainsi que l’étonnante grande région n° IX, l’étrange conglomérat n° XI et l’étirement forcé, de la Vienne à la Loire de la subdivision n° VII. Quant à la région parisienne, elle s’étire vers l’Est et englobe la Champagne. Henri Mazel, fédéraliste « pur et dur », publie dans l’Action régionaliste, organe officiel de la Fédération régionaliste de France, un plan de division en 7 grandes régions (figure 4).
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Figure 4 : Les grandes régions de Henri Mazel - 1907
Autour d’une région centrale, dont la configuration et la composition ne sont pas des plus heureuses, se répartissent six régions, chacune composée de sous région : un Est, qui regroupe dans la configuration actuelle, Champagne, Lorraine, Alsace, un Sud-Est, intelligemment centré sur les sillons séquanien et rhodanien, mais d’où est détaché le département de la Loire393, un Midi, assez rétracté sur les basses terres et excluant, en grande part, l’arrière pays, un Sud-Ouest, assez cohérent mais exagérément étendu à une sous région Cévennes qui groupe Lozère, Aveyron et Tarn, un Ouest, largement calibré des Charentes à la Vienne, à l’Indre-et-Loire et à la Sarthe, et, enfin, un Nord. A la différence du plan précédent, formulé par Vidal de la Blache et Foncin, le schéma de Mazel décale vers l’Est les limites des régions. 393
L’année suivante, dans le compte-rendu des travaux du XXVIIIème Congrès national des sociétés de géographie, J. B. Ruffin reprenait le projet Mazel, en le modifiant légèrement, en particulier en détachant la Loire du Centre pour l’agréger au Sud-Est.
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Ce basculement, limites tirées vers l’Ouest ou vers l’Est, « remontées » vers le Nord, ou « tirées » vers le Sud, est une constante de toute organisation de l’espace. Le phénomène d’anisotropie, déjà signalée pour la Gaule romaine (cf supra chapitre 1), est d’autant plus important que les axes de communication sont valorisés dans les schémas de restructuration des territoires. Cette anisotropie est particulièrement visible dans la réflexion qui guide Vidal de la Blache dans sa proposition de Régions françaises qu’il fait paraître en 1910 (figure 5 et 6). Figure 5 : Vidal de la Blache - 1910
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Figure 6 : les régions françaises selon Vidal de la Blache en 1910
Le Bassin parisien rayonne en direction des frontières orientales, vers une France de l’Est qui, avec l’industrie, a pris son essor. Dijon tourne le dos à la Nièvre, à l’Yonne et à l’Aube, pour s’ouvrir à la Franche-Comté. Par ailleurs, dans une économie désormais ouverte, «un des plus énergiques ferments [étant] le contact de la mer, voie mondiale par excellence » (Vidal de la Blache, 1910), c’est à partir des ports et de leurs hinterlands (Marseille, Rouen, Nantes, Bordeaux) que se constituent des régions, c’est vers ces villes portuaires que « s’inclinent des campagnes fertiles » dont « il faut « commercialiser » [l]es ressources » (ibid). Les villes-ports de l’Atlantique repoussent donc les limites de leurs régions loin vers l’Est. Nantes structure sa région en suivant son arrière-pays ligérien, relayée par une région de Bourges, elle aussi étirée, le long de la Loire et du canal latéral, jusqu’à Digoin et Marcigny, et englobant même le Charolais. Le fond de la carte originale, jointe à l’article, est d’ailleurs un fond hydrographique (figure 6 et encadré 1), qui écrase 299
fortement la lisibilité du document d’origine. L’Aquitaine est, elle aussi, arrondie vers l’Orient394, ce qui bouscule dans la même direction la région de Toulouse et compresse le couloir languedocien. En conférant, assez étonnamment, un rôle notable à la Rochelle, et en la dotant elle aussi d’un arrière pays étendu, mais en érigeant une région alpine, centrée sur Grenoble – sur l’influence de son disciple Raoul Blanchard –, Vidal de la Blache, soucieux de faire émerger une région des hautes terres limousines, est contraint de pincer en un ensemble étiré les territoires qu’il affecte à Clermont-Ferrand. Encadré 1 : Construire l’arrière-pays de Nantes Nantes a entrepris depuis un quart de siècle, avec persévérance, une œuvre, qui, si elle est pleinement réalisée, portera en partie remède à ces imperfections. Œuvre essentiellement régionale, tant par les concours qu’elle associe que par les fins qu’elle se propose. Car il s’agit de rendre à l’admirable position maritime de l’embouchure de la Loire, la clientèle commerciale de la région qu’arrosent le fleuve et le faisceau de ses affluents de l’Anjou et du Maine. Déjà en 1893, le creusement d’un canal entre le Pellerin et Paimboeuf avait provoqué à Nantes une renaissance d’activité maritime et industrielle. Les dragages et les endiguements du chenal lui-même ont permis, depuis, l’accès de plus gros navires, et le succès désormais probable des essais d’amélioration du lit jusqu’à Angers, étendra d’autant vers l’intérieur la sphère d’attraction du port. Est-il permis d’attendre davantage ? Nous espérons bien que progressivement il sera possible de relier à cette section navigable, sinon le cours fluvial trop appauvri en amont du confluent du Cher, du moins le réseau des canaux du Berry qui, le long de cette rivière, s’avance déjà jusqu’à cinquante kilomètres de Tours. Alors, toute la région industrielle qui englobe, du Nivernais au Berry, les poteries de Digoin, la métallurgie de Montluçon, les machines, porcelaines, verreries de Vierzon, trouveraient un débouché vers la mer ; La Loire cesserait d’être scindée en deux tronçons qui, commercialement, ne se rejoignent plus. Les imaginations se sont élancées du premier bond vers de plus amples perspectives ; nous ne les suivrons pas jusqu’à travers les montagnes et en Suisse. Car nous pensons que le sens substantiel qui se cache sous cette étiquette de « Loire Navigable », et qui justifie amplement les plus grands efforts, c’est l’exploitation plus intense de la région qui gravite autour de son embouchure. Vidal de la Blache, La Revue de Paris, tome VI, Novembre-Décembre 1910
394 « De Bordeaux partent des projets de communications plus aisées avec les vallées d’Aquitaine, de liaison canalisée avec l’Adour ; il cherche dans ses relations avec l’industrie de Mazamet le moyen d’accroître son importance maritime » (ibid).
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Ce qui est essentiel, dans la conception régionaliste de Vidal de la Blache, c’est le rôle qu’il confère aux villes dans la constitution des régions. Empruntant à Harold Mackinder la notion de nodalité, c’est sur elle qu’il bâtit l’architecture de ses groupements régionaux : « toute ville représente un nœud de rapports ; mais il y a des nodalités de degré supérieur, qui dépassent le cercle de la ville même tout en y prenant leur point de départ, et étendent progressivement leur rayon […]. A des degrés divers, avec plus ou moins de succès, ces tendances se manifestent d’un bout à l’autre de la France ; et partout c’est dans une sorte de ville-maîtresse qu’elles prennent corps, qu’elles trouvent un point d’appui […]. Nous insistons à dessein sur le rôle de la ville […] Elle ne fait ainsi que continuer, sous une forme nouvelle, le rôle qu’elle a joué de tout temps dans les formations politiques. Villes et routes sont de grandes initiatrices d’unité ; elles créent la solidarité des contrées. N’est-ce pas sur la cité gallo-romaine qu’ont été fondées les plus anciennes et les plus durables de nos divisions politiques ?» (ibid). Vidal de la Blache propose ainsi une articulation de l’espace français autour de dix-sept « villes-maîtresses », des métropoles régionales avant la lettre. A l’époque, l’Alsace et la Moselle sont occupées par l’Allemagne, et il est vraisemblable, si l’on suit ce qu’il écrira plus tard sur la France de l’Est, qu’il conviendrait d’y ajouter Strasbourg. Sur ces dix-huit métropoles, bien peu semblent contestables. Seules Bourges et la Rochelle, ainsi que leurs régions respectives, peuvent poser problème. Mais l’organisation de la zone médiane française, entre Nord et Sud, aux lisières du bassin parisien, héritière d’une zone de contact flottante, ne peut qu’être floue : tout choix y est sujet à contestation. On conçoit moins, par contre, le rôle affecté à la Rochelle, ville dont il ne fait d’ailleurs pas référence dans le texte, et qui semble s’inscrire dans les réflexions générales qu’il consacre au littoral atlantique, mais où il privilégie nettement, Nantes. Au delà de cet apport remarquable, cette proposition doit être replacée dans son contexte et dans sa genèse. L’article « régions françaises » est la version « public éclairé » d’une commande du Président du Conseil, Aristide Briand. L’occasion manquée : une commande sans conséquence politique. En 1910, l’Assemblée est composée de députés qui, pour leur écrasante majorité, sont, à des degrés divers, favorables au régionalisme. Aristide Briand en est, lui aussi, un adepte, et il avait, à plusieurs reprises affiché ses opinions. Il serait nécessaire, comme c’est souvent le cas avec les politiques, de faire la part entre les convictions, les rumeurs qu’ils font diffuser, les discours officiels, qui, par tactique, sont souvent laconiques et prudents, les arrières pensées électorales, et une duplicité tactique ou stratégique. Briand affichait des idées régionalistes. La rumeur se répandait, dans les couloirs de la Chambre des députés, qu’un programme de régionalisation était prêt : 28 groupements régionaux de départements seraient dotés, chacun, d’un préfet et d’une assemblée, tandis qu’arrondissements et conseils généraux seraient supprimés… Il demandait à une sommité de l’époque, Vidal de la Blache, de rédiger un projet de régions françaises, il confiait ainsi, pour utiliser les
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termes d’aujourd’hui, à un expert le soin de l’éclairer par un rapport395. Le 10 avril 1910, à Saint-Chamond, il exposait son programme de gouvernement, à la veille du renouvellement des Chambres. Le discours, reproduit dans le Journal des débats du mardi 12, est centré sur la réforme électorale. La réforme administrative qui y sera adjointe la confortera : « vous avez pu constater que les rouages administratifs de la France sont singulièrement vieillis : il importe de les rajeunir […]. Il est devenu indispensable de procéder à la transformation de l’organisation administrative et judiciaire. Les intérêts locaux sont devenus si puissants qu’ils parquent trop souvent l’intérêt général, qu’ils l’oppriment : les efforts financiers du pays se pulvérisent dans la défense des intérêts locaux, et cela n’est pas une bonne chose […]. Le scrutin d’arrondissement, par le rapprochement trop étroit qu’il fait de l’élu et des intérêts locaux ne s’adapte pas toujours aux nécessités de l’intérêt général […]. J’inclinerai, quant à moi, dans l’établissement, dans un temps rapproché, de groupements d’intérêts plus larges, de groupements régionaux, avec des assemblées correspondantes, où, sous l’empire d’idées générales, on pourrait débattre de grandes questions. Ces assemblées deviendraient tout naturellement des pépinières de la Chambre et du Sénat, et c’est vers ce but que le parti républicain doit aller ». Dans son intervention du 9 juin 1910, devant la chambre des députés, il était beaucoup plus en retrait, et, prudent, annonçait qu’une organisation régionale serait créée, mais en plus du département, la région s’ajoutant aux institutions existantes sans se substituer à aucune d’entre elles : «nous estimons que cette réforme qui fera sous peu l’objet d’un projet de loi dont nous poursuivons actuellement l’étude, serait rendue pratiquement impossible si l’on avait la prétention d’abolir purement et simplement ce qui existe pour y substituer une organisation nouvelle et créée de toutes pièces. Il ne saurait être question, en l’état actuel des choses, de rompre les cadres de notre système administratif ; dès maintenant il est possible de superposer à l’organisation départementale, une organisation régionale en groupant les départements en raison de l’affinité de leurs intérêts, notamment dans le domaine économique ». Le 15 septembre, dans une circulaire adressée aux préfets et relative à une « consultation relative à la réforme administrative », la création du préfet régional était proposée, avec autorité sur les préfets de département, « dans des limites et conditions qui seront à fixer ». Les ressources et attributions de l’assemblée régionale n’étaient pas précisées, par contre il était bien indiqué aux préfets consultés que la région ne se substituait pas aux départements pour lesquels « cent vingt années qui se sont écoulées depuis leur origine ont fini par établir entre 395 Dès l’introduction de son article, paru dans la livraison de novembre-décembre 1910 de la Revue de Paris, Vidal de la Blache fait référence au discours de Saint Chamond, qu’il date du 11 avril (Brun le date du 10 août). Le préambule, élogieux à l’égard de Briand, qui l’a peut-être abusé, mérite d’être rappelé : « L’éloquence parlementaire abonde de sonorités sans écho ; c’est une heureuse et rare surprise d’y entendre des mots qui portent. Tel a été celui de « groupements régionaux », prononcé par le Président du Conseil ; il ajoutait – chose essentielle – « avec assemblées correspondantes ». Il faut que l’insuffisance des divisions administratives actuelles soit vraiment un point sensible, pour que l’idée, émise incidemment, de les remplacer par des groupements plus amples, ait été saisie au vol, et que nombre d’esprits voient par cette ouverture une piste à suivre » (Vidal de la Blache, 1910). Vidal de la Blache semble persuadé que le projet ministériel est de remplacer les départements par les régions. Lui même ne va pas dans ce sens : « je ne crois pas que la réforme qu’envisagent certains observateurs puisse consister dans la suppression de ce rouage […]. La question est de savoir […] s’il n’y aurait pas avantage à leur en superposer de plus amples » (ibid, souligné par moi).
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leurs habitants des liens de solidarité et une communauté d’intérêt qu’il ne saurait dépendre aujourd’hui du législateur d’effacer d’un trait de plume ». Mais le 8 novembre, Briand annonçait à la Chambre qu’il assortissait la réforme régionale d’une réforme électorale préalable : le regroupement de départements avait pour but principal d’organiser la représentation proportionnelle régionale ; c’était, disait-il « la préface de la région », « c’en est la caricature ! » lui répondit, Paul-Boncour396. On pourrait se demander si ce n’était pas l’objectif initial397. Conclusion. L’année 1910 aurait pu être l’an I de la régionalisation en France. La Chambre était bien disposée. L’Etat bénéficiait d’un projet de découpage bien pensé qui illustre le haut niveau de synthèse régionale auquel était parvenu Paul Vidal de la Blache. Il eut suffi d’une impulsion du politique, pour proposer et faire admettre aux députés une réforme qui aurait stimulé l’économie et la vie locale et régionale. Les tactiques et manœuvres des politiques et l’impérieuse nécessité de maintenir et de cultiver une cohérence nationale sans faille dans le contexte de la montée des périls extérieurs ont eu raison d’une occasion manquée.
Bibliographie BANCAL J., 1945. Les circonscriptions administratives de la France. Leurs origines et leur avenir (Contribution à l’étude de la géographie administrative), Sirey, 493 p. BAUDOUI R., 1992. Raoul DAUTRY, 1880-1951. Le technocrate de la République, Balland, 397 p. BROC N., 1976. « Patriotisme, régionalisme et géographie : Pierre Foncin (18411916) », Information historique, pp. 30-33 BRUN M., 1938. Départements et régions, Les Presses modernes, 326 p. FONCIN P., 1898. Les Pays de France : Projet de fédéralisme administratif, Armand Colin, 80 p. FONCIN P., 1903. Régions et Pays, Bibliothèque de propagande régionaliste, 31 p. 396
Les projets ont parfois la vie dure. Les 28 régions dont bruissaient, en 1910, les couloirs de la Chambre, réapparaîtront en 1936, puis en 1937, (rapports Bracke et Pomaret), comme régions électorales avec un suffrage au plus fort reste. 397 Dans sa lutte contre les radicaux auxquels il succède, Briand a fait de la réforme électorale la clé de voûte de son action politique. Opposé au scrutin d’arrondissement, favorable à la représentation proportionnelle, sa politique « régionaliste » s’inscrit dans le contexte d’une action politique qui ménage droite et socialistes, mais qui cherche, principalement, même sous couvert d’une réforme administrative qui sert d’habillage, à élargir son assise face aux radicaux.
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GAREL J., 2000. La construction sociale d’une notion géographique : la notion de groupements régionaux d’après Vidal de la Blache (1880-1940), thèse de doctorat, université Paris I, 600 p. GRAVIER J.-F., 1970. La question régionale, Flammarion, 235 p. MIOSSEC J.-M., 2008, Géohistoire de la régionalisation en France. L’horizon régional, PUF, Quadrige, 640 pages OZOUF-MARIGNIER M.-V., ROBIC M.-C., 1995. La France au seuil des textes nouveaux. Paul Vidal de la Blache et la régionalisation. Information géographique, pp. 46-56 ROBIC M.-C. (ed.), 2000. Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de la Blache. Dans le labyrinthe des formes. Comité des travaux historiques et scientifiques, 300 p. VIDAL DE LA BLACHE P., [1903] 1908. La France, tableau géographique, Hachette, 365 p. VIDAL DE LA BLACHE P., 1910. Régions françaises, Revue de Paris, pp. 821-849 VIDAL DE LA BLACHE P. et alii, 1912. Les divisions régionales de la France, Librairie Félix Alcan, Paris, 260 p.
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De la relativité… Elisée Reclus, Paul Vidal de la Blache et l’espace-temps
Marie-Claire ROBIC Directrice de recherches, CNRS, UMR 8504, équipe E.H.GO, Paris « La valeur des traits géographiques se modifie peu à peu avec le cours de l’histoire. » (Reclus, 1876) « Ainsi soumises, comme toute chose, aux lois de l’évolution, les divisions régionales se font et se recréent suivant les changements qui se produisent dans les relations des hommes. » (Vidal de la Blache, 1911) Ils se sont tous deux émerveillés du raccourci qui a résulté du percement de l’isthme de Suez et ils en ont montré les effets sur l’économie géographique du monde. Ils partagent un sens profond de l’extrême labilité, dans le temps et dans l’espace, des relations « verticales » unissant l’homme et la terre. En cette matière, point de loi historique, car « progrès et régrès », selon l’expression de l’un d’eux, sont la règle. En revanche, il est un domaine où pour eux l’évolution est certaine, car elle est dirigée dans un sens déterminé et assurée de devenir un phénomène mondial : c’est celui de la circulation. Voici leur conviction commune : l’application de la vapeur a bouleversé les conditions de la vie humaine. Ils se retrouvent donc d’accord, Elisée Reclus (1830-1905) et Paul Vidal de la Blache (1845-1918) sur au moins un point capital de leur champ : l’existence d’une « révolution géographique » survenue au cours des six dernières décennies du XIXe siècle. Ces décennies, ils les ont vécues au gré des événements géographiques, telles l’ouverture du canal Méditerranée-mer Rouge et la pose des câbles transocéaniques. En géographes, ils ont analysé les processus qui se sont déroulés sous leurs yeux. C’est leur sensibilité de géographes à la variabilité de la terre comme habitation de l’homme, et les enchaînements qu’ils en tirent, que je voudrais évoquer ici. Ils ne sont pas les premiers penseurs qui traitent de ces questions, la période 1830-1840 ayant été le moment par excellence de réflexions portées par « l’invention de la vitesse », pour reprendre le titre de Christophe Studény (cf. Bretagnolle, Robic, 2005a et 2005b). Mais ils relèvent des premières générations de spécialistes qui tentent d’objectiver par leurs écrits et par leurs cartes les conséquences de ce que l’on a appelé la première révolution des transports (Bretagnolle, Robic, 2005c). Se différencient-ils des témoins précoces de cette révolution de la vitesse des communications ? Partagent-ils en fait la même appréciation de ce que subsume le 305
terme de révolution ? En quoi leur qualité de géographes leur donne-t-elle des clés pour penser le monde nouveau qu’ils ont vu se construire autour d’eux ? Un diagnostic commun sur la relativité de l’espace géographique Les années 1830-1840 ont formé une décennie exceptionnelle, particulièrement en France, de réflexion hardie sur les effets de la vitesse liée à l’application de la vapeur. Ce phénomène de réduction de l’espace-temps — « prodigieux » selon Michel Chevalier (1832), qui provoquait une « condensation magique » de l’espace selon Constantin Pecqueur (1839) —, a suscité une floraison de constructions socio-spatiales associées à la facilité de circulation. Comme plusieurs auteurs l’ont déjà montré, de nombreux penseurs, souvent des ingénieurs, ont articulé des visions enchantées du futur articulées autour de la notion de réseau. Mais la conscience de l’universalité et de l’instantanéité des échanges les a tout autant entraînés à des utopies sociales et politiques (Roncayolo, Paquot, 1992 ; Bretagnolle, Robic, 2005a). Face à la relativisation de l’espace physique qui en résultait, mais qui n’était encore, ou presque, que potentielle, ils se sont en fait créé deux modèles spatiaux pour penser le monde. Pour les uns, les plus nombreux, il devient un monde-point, miniaturisé ou contracté uniformément dans toutes les directions, comme le prévoit par exemple Pecqueur, pour qui, au vu de la « contraction » de l’espace, « tout, sur la carte de l’imagination, se resserre jusqu’à l’infiniment petit. » Pour d’autres — ce sont notamment des géographes comme Carl Ritter, mais aussi des polygraphes comme Jean Reynaud ou des écrivains, tel Balzac — les transformations de l’accessibilité des lieux sont plus complexes, produisant au gré de la nouvelle vitesse ferroviaire et des équipements concrets un « monde difforme » (Bretagnolle, Robic, 2005a), où se produit un éclatement de l’espace (les lieux voisins devenant soudainement plus distants que les archipels lointains reliés par un axe de transport rapide, et les grandes villes bénéficiant d’une accessibilité généralisée sans commune mesure avec celle des bourgades ou des campagnes profondes). Mais la plupart aspirent à l’avènement d’un citoyen du monde, d’un homme universel dont les droits et les valeurs se retrouveraient d’un point à l’autre de la terre, selon le principe de « l’association universelle » fouriériste et au-delà des barrières de classes, de genres de vie et de sexe (Pecqueur, 1839) : c’est l’un des moments de l’« utopie planétaire » (Mattelart, 1999). Comment les géographes qui peuvent observer l’état du monde avec un peu de recul, quelques décennies après l’émergence de la révolution ferroviaire, conçoivent-ils la relativisation des distances et des positions géographiques ? Variations de la valeur des lieux Reclus et Vidal de la Blache partagent une même sensibilité à la relativité de la valeur des lieux pour les sociétés. Ils émettent des jugements semblables sur la variabilité historique des relations entre les hommes et le milieu. Ils rejoignent en cela le géographe allemand Carl Ritter, qui est leur commun inspirateur, non exclusif d’ailleurs : Reclus a été auditeur du cours de Ritter à Berlin et a traduit l’une de ses leçons, « De la configuration des continents sur la surface du globe et de leurs fonctions dans l’histoire » (Nicolas-Obadia, 1974), tandis que Vidal, lecteur de 306
Ritter depuis ses premières missions de chercheur à l’Ecole d’Athènes, s’en montre un connaisseur averti et n’hésite pas à lire les écrits de Reclus à l’aune des propos rittériens398. Trente ans ou cinquante ans après lui, ils font donc écho aux termes de Ritter qui affirmait en 1833 le rôle des facteurs historiques en géographie : « Dans la construction et l’organisation qu’ils connaissent sur notre planète, les espaces, les périodes de temps, les figures, les formes et les contenus spatiaux, dont la valeur ne change pas, ne conservent pas les mêmes relations avec le globe terrestre en tant que demeure de l’humanité ; en fait, leurs valeurs relatives se modifient au cours des millénaires et des siècles » (Ritter, 1833). Suivant explicitement des propos de Humboldt relatifs aux effets des progrès de l’instrumentation technique et de la diffusion de la civilisation européenne sur la terre, Ritter insistait quant à lui sur les mutations spatiales induites par le progrès des transports : « Les progrès de la navigation océanique ont même complètement modifié la position des terres, des îles et des continents à la surface de la Terre » (ibid.). Mieux, dès 1833, il évoquait les effets de la navigation à vapeur : « Les bateaux à vapeur ont déjà transformé les plus étroites des mers intérieures, les baies et les bras de mer, en petits isthmes marins plus faciles à traverser que les voies de terre, ceci du moins pendant six mois dans les pays riverains de la mer Baltique et tout au long de l’année dans les pays méditerranéens ou pays du Levant. […]. Les grands fleuves continentaux ont également perdu leur longueur d’antan. Ils sont généralement devenus six à sept fois plus courts qu’ils ne le sont effectivement. Grâce à la vapeur, leur cours, maîtrisé, est devenu navigable dans les deux sens : au fil de l’eau et à contrecourant, descendant ou remontant le fleuve. » (ibid.). Donc d’un point de vue historique ou subjectif — le point de vue anthropocentrique —, « la nature physique de la terre peut prendre et a déjà pris […] des formes et des valeurs totalement différentes » (ibid.). La relativité de l’espace-temps Comme Ritter — que les conclusions relatives au rétrécissement des distances conduisent à une réflexion sur les modifications de l’espace géographique et à des recherches sur les modes de représentation qui permettraient de rendre sensible les chiffonnages de l’espace-temps—, Reclus et Vidal sont particulièrement attentifs à l’évolution de l’espace-temps. Ils insistent sur la conséquence de l’accroissement des vitesses, sur l’existence d’effets de réseaux et, notamment chez Vidal, sur l’incorporation de la science dans les activités quotidiennes et particulièrement dans l’activité économique. Aussi la « révolution » de la fin du XIXe siècle déborde d’une stricte révolution des transports. Dans cette sensibilité à la question des communications, ils se rapprochent tous deux de la tradition saintsimonienne, auxquels ils se réfèrent en citant Michel Chevalier.
398 Il a lu aussi la correspondance de Ritter publiée par Kramer. Dans son compte rendu de « The evolution of cities », il renvoie les positions de Reclus à la lettre de Ritter qui retrace sa découverte de Paris en 1824 et qui fait l’apologie de la grande ville mondiale.
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Des objets géographiques en mutation Mais Reclus et Vidal contribuent en géographes à l’analyse des transformations concrètes causées par le nouveau régime de vitesse qui s’est instauré durant leur vie. Ils construisent plusieurs objets ou phénomènes géographiques provoqués par cette révolution technologique complexe par rapport à laquelle ils ont un peu de recul— à la différence des utopistes des années trente-quarante qui ne pouvaient que la pressentir. Parmi ces objets figure dans les deux œuvres une réflexion sur le réseau de communication, plus précisément sur la route d’étapes et sur le court-circuitage des noeuds intermédiaires par une circulation devenue plus rapide. Dans plusieurs écrits, notamment dans un article intitulé « De la relativité des divisions régionales »Vidal (1910, 1911) est fort disert également sur l’apparition de métropoles régionales promues grâce à la concentration des organes directeurs dans la grande ville et à la disparition des bas niveaux de la hiérarchie urbaine. Il observe aussi la formation de régions de villes rendue possible par les changements d’échelle dans la vie économique. Reclus (1895) se fait l’analyste clairvoyant de la structuration spatiale centre-périphérie des grandes agglomérations tel le grand Londres. Il projette avec satisfaction dans cette différenciation entre la City et la banlieue-jardin la vision idéale d’une grande ville permettant à la fois de jouir de l’urbanité du centre et de l’isolement auprès de la nature — la baisse du coût des transports signifiant, à terme, la généralisation à tous de ce modèle de vie. Tous deux enfin peuvent faire état d’une mondialisation effective, c’est-à-dire d’une intégration de l’ensemble de la terre habitée sous l’égide de la circulation et des réseaux de transport. Un Halford Mackinder, depuis un poste d’observation privilégié, la GrandeBretagne, perçoit de son côté ce processus de mondialisation en cours et examine les transformations régionales et urbaines induites par l’accélération de la communication : les géographes voient nettement de nouveaux objets spatiaux se créer sous l’effet de la rétraction de l’espace-temps, et analysent à leur manière la finitude du monde qui leur paraît s’être réalisée sous leurs yeux. Un monde déformé par la vitesse A la différence de leurs prédécesseurs du début de la révolution industrielle, qui prédisaient généralement la miniaturisation du monde sous l’effet des nouvelles technologies, ces analyses géographiques concluent à une déformation inégale des espaces ou des territoires : disparition des petits centres et des étapes intermédiaires, gonflement des métropoles et des régions urbaines, différenciation entre centre et périphérie. Reclus garde il est vrai des accents utopiques, et rêve du moment où l’égalité entre les lieux sera réalisée, où « le centre sera partout et la circonférence nulle part »… Mais il se distingue par exemple des projets égalitaristes, à fondement ruraliste, que la technologie des transports rapides ou la diffusion de l’électricité suggèrent à Kropotkine. Il insiste on l’a vu sur la vie complète que la grande ville pourrait assurer pour tous, dans l’avenir, grâce aux bienfaits d’une organisation de l’espace que permet la rapidité des transports. Il voit poindre une disparition de la contradiction ville-campagne par une forme urbaine différenciée. A l’inverse donc des convictions urbanophes de nombre de ses contemporains (mais pas Vidal) et de 308
la plupart de ses amis anarchistes, Reclus voit dans la contraction de l’espace-temps au sein d’une grande métropole une chance pour l’avenir ; c’est selon lui le moteur d’une spatialisation de la vie humaine dans un espace différencié propice à un double épanouissement : « C’est sa croissance même qui permet à la ville moderne d’abandonner son existence solitaire et de tendre à se fondre avec d’autres villes, retrouvant ainsi la relation originelle qui unissait le marché naissant à la campagne dont il était issu. L’homme doit avoir le double avantage d’accéder aux plaisirs de la ville, avec ses solidarités de pensées et d’intérêts, et les possibilités qu’elle offre d’étudier, de pratiquer les arts et, en même temps, il doit jouir de la liberté qui existe dans la liberté de la nature et se déploie dans le champ de son vaste horizon » (Reclus, 1895, traduction 1988). Reclus souhaite aussi l’égalisation des conditions et le plein exercice de la liberté individuelle dans des territoires rapetissés. Mais ici, l’observation des évolutions du territoire français par exemple lui laisse des doutes quant au terme de cette évolution isoschème à laquelle il aspire sur le mode des utopistes du début du XIXe siècle. Deux sensibilités, politiste et économiste La proximité de leurs diagnostics sur l’immensité des conséquences de la révolution des transports sur l’espace géographique, sur ses objets — réseaux, villes, régions — et sur le Monde, l’identité de leurs vues sur les déformations des étendues et sur les disparités d’accessibilité créées par la diffusion des réseaux de communication, ne signifie toutefois pas que Reclus et Vidal partagent un souci commun. Celui de Reclus est politique, au sens large, alors que celui de Vidal, d’abord tout à la fois pédagogique, scientifique et patriotique, se centre progressivement sur une perspective économiste. Bureaucratisme ou émancipation individuelle ? C’est particulièrement dans les écrits de Reclus sur la France que ses analyses des conditions de vie entraînées par la circulation accélérée des personnes, des idées et des choses dévoilent son point de vue critique sur les effets du rapprochement général produit par la nouvelle vitesse de transport. Il relève des relations entre Etat et individu. Dès le Second Empire, en 1864, concluant l’introduction qu’il rédige pour le Dictionnaire des communes de France, il fait le constat d’un affaiblissement de la liberté face au renforcement du pouvoir central, qu’il réduit en somme à un spatialisme — en fustigeant le pouvoir de « l’agglomération parisienne ». Certes, le genre de l’ouvrage peut induire une telle réflexion sur les libertés politiques. Mais il reprend ces réflexions dans la Nouvelle géographie universelle au chapitre sur « Le gouvernement et l’administration » (1877), indiquant alors que « au point de vue des distances le territoire français est devenu sept fois moins long et sept fois moins large qu’il ne l’était il y a deux générations : il a diminué jusqu’à n’être plus qu’un cinquantième de ce qu’il était autrefois » (en 1864 la réduction était évaluée au vingt-cinquième). Là où, en 1864, il s’interrogeait sur les conséquences de ce rapprochement, il invoque alors la proximité acquise par les citadins, quelque chose comme une délocalisation, une 309
« sorte d’ubiquité », dit-il : « […] les populations des villes, — non celles des campagnes écartées, pour lesquelles les distances n’ont diminué que dans une moindre mesure,— se sont non seulement rapprochées de fait, elles vivent aussi d’une vie commune, grâce à l’échange incessant des livres, des journaux, des lettres et des télégrammes ; elles acquièrent ainsi une sorte d’ubiquité. » (Reclus, 1877) En revanche, une domination étatique accrue lui semble accompagner ce changement dans les mœurs privées, en dépit de tentatives contraires pour se libérer de la tutelle administrative : « L’Etat, armé de tous des moyens de centralisation que lui donnent les routes, la poste, le chemin de fer, les télégraphes, et par dessus toutes choses une longue routine, doit gagner ainsi tout ce que perd la province, et dans le moindre village les rouages administratifs doivent obéir au moteur qui se trouve dans la capitale. La France serait ainsi menacée de se changer en une grande caserne d’employés, si d’autres causes n’agissaient en sens contraire de l’influence bureaucratique. La nation fait de son côté d’incessants efforts pour saisir sa libre initiative ; mais l’action la plus visible, celle qui se manifeste à tous les instants, c’est l’action du pouvoir central. » (ibid.) Le paradoxe d’une division administrative inchangée alors que la vie civile est bouleversée lui paraît encore plus grave au tournant du siècle, lorsqu’il réfléchit à nouveau à l’organisation du territoire pour la rédaction du Dictionnaire géographique et administratif de la France (1905). L’introduction lui donne alors l’occasion de valoriser un niveau local vivant, le « pays », alors que toutes les autres unités territoriales publiques lui paraissent arbitraires et qu’il disqualifie aussi d’autres découpages soutenus par le mouvement régionaliste, tels les anciens pagi et les provinces — qu’il estime d’ordre politique, et dont l’apologie lui paraît relever de la stricte instrumentalisation —, et en aucun cas des entités « naturelles ». Allant plus loin qu’en 1877, il évoque cette fois la conquête de « l’ubiquité » par des populations qui ne se connaissaient pratiquement pas au moment de la Révolution, l’advenue d’une solidarité nouvelle, en somme une unification que nie la persistance des découpages hérités : « Sous l’influence de ce mouvement d’échange qui grandit constamment, les intérêts deviennent de plus en plus solidaires. Les mœurs et les coutumes disparaissent, les diversités se confondent, les langues distinctes se perdent, se changent en patois ; la France est chaque jour plus une, et cependant on n’a supprimé aucune de ces divisions et subdivisions du territoire, devenues inutiles. Tous ces faits ont eu pour résultat de fortifier le pouvoir central aux dépens des libertés publiques [ceci figurait en 1864 mais pas sous cette forme en 1877]. […] même le mouvement normal de l’activité française risquait d’être entièrement faussé, vu que le département, et toutes les autres circonscriptions, créées par le caprice de l’autorité, prenaient une individualité factice au détriment des affinités naturelles […] » (Reclus, 1905). Accroissement des libertés publiques octroyées par la République, développement du mouvement ouvrier international et de l’organisation syndicale ? C’est l’heure pour lui d’un certain optimisme, la libre association se substituant à ses yeux à la contrainte étatique, association inter-individuelle militante permise par les mêmes causes que le renforcement de la centralisation politique, —la circulation : « Mais heureusement que le siège de la vie réelle, économique, scientifique et morale ne se conforme pas aux règlements administratifs. Si la province isolée perd de plus en plus sa raison d’être et doit nécessairement succomber dans sa lutte 310
contre l’Etat, l’individu, de son côté, gagne en proportion bien plus que le pouvoir centralisateur, et sa valeur personnelle s’accroît de tous les moyens que la centralisation grandissante met à sa disposition. Les hommes, ou du moins des hommes, de plus en plus nombreux apprennent à se grouper, à reconnaître leurs intérêts communs, à les défendre de concert et à se liguer contre toute injustice et contre toute usurpation. »(ibid.) La grande ville aux commandes de l’économie Reclus aperçoit donc dans les progrès de la circulation— donc dans la spatialité mouvante des temps modernes— les conditions matérielles de la solidarité, et plus largement les conditions de son idéal de vie anarchiste. De même Vidal repère dans la géographie nouvelle les causes d’une mutation dont il se fait progressivement l’expert spatial (Ozouf-Marignier, Robic, 1995). Mais ce qui lui importe, ce qui lui paraît significatif de la « vie moderne », c’est la dimension économique. Aussi, s’il admet que le nouveau cadre organisateur de la vie publique française, la région, doit évidemment comporter une « assemblée correspondante » (Vidal de la Blache, 1910 : il répond ici à une commande du président du Conseil, Aristide Briand), il concentre démonstrations et préconisations sur le point de vue matériel de la mobilisation des flux économiques, de l’animation de l’activité régionale par l’entreprise, la banque, l’Université, bref « l’élément supérieur » constitué par les métropoles régionales. C’est dans cette catégorie économique que Vidal évoque la principale mutation du XIXe siècle, la « grande révolution qui a transformé la vie moderne » : « nous voulons parler, précise-t-il, non de la révolution politique, mais de celle qui s’est opérée dans les moyens de transport au milieu du XIXe siècle » (Vidal de la Blache,1903). Son effet est aussi généralisé, à ses yeux, mais il touche à la vie économique et sociale, tant à l’échelle du territoire national qu’à l’échelle du monde : « Lorsque se produisent de grandes révolutions économiques comme celles que les découverts du XIXe siècle ont amenées dans les moyens de transport, quels habitants du globe pourraient se flatter d’échapper à leurs conséquences ? Elles atteignent la chaumière du paysan comme la mansarde de l’ouvrier. Elles se répercutent dans les salaires, la vente des produits du sol, la durée des occupations rurales. » (ibid.) La rencontre de l’Amérique du Nord lui permet d’observer une vie démocratique différente de celle du Vieux Monde. Mais ce qu’il retient de cette « société nouvelle », c’est surtout « une vitalité qui brise les vieux cadres, qui impose aux faits sociaux et économiques des proportions inattendues et sans exemple, une éclosion tumultueuse de germes » (Vidal de la Blache,1905). Et d’appliquer ce changement d’échelle à la France lorsqu’on lui demande de réfléchir à une organisation territoriale nouvelle. Le renouveau ne repose pas pour lui dans l’initiative individuelle (qu’il n’évoque pas), mais dans des lieux singuliers, la « ville régionale ». Il tente d’en cerner les propriétés spécifiques et les conditions spatiales d’apparition : « Ce rôle, dans les conditions économiques du monde actuel, se précise et se définit. Ce n’est plus le nombre d’habitants, encore moins celui des fonctionnaires ; ce n’est même pas toute forme de travail indistinctement, qui constitue ce type de ville régionale. C’est l’élément supérieur qui s’introduit par elle dans les diverses formes d’activité. Elle fait fonction de guide. Elle « arrose », 311
suivant l’expression américaine, la contrée de ses capitaux. […] La ville régionale offre les avantages d’une organisation éprouvée, d’une base d’opérations plus large, d’institutions enfin qu’elle est seule en état de créer et de faire vivre. Elle connaît de près et voit à l’œuvre les entreprises qu’elle subventionne. » (Vidal de la Blache,1910) Ainsi, la « nodalité » ou « réunion de tous les auxiliaires que réclame la vie commerciale et industrielle » (Vidal de la Blache, 1911) est-elle l’apanage, nouveau, de la grande ville. Celle-ci a substitué un rôle économique à son ancien rôle, politique. La ville régionale de Vidal de la Blache concentre donc les attributs de la métropole économique siège d’un capitalisme régional actif et ceux d’une grande municipalité tentée par l’action socio-politique relevant de ce municipalisme que beaucoup de métropoles européennes mettent en œuvre à l’époque. Il critique, comme Reclus, l’action mécanique des fonctionnaires, mais pour penser l’activité productive et non pas la formation de soi ou l’action collective. En somme, au tournant des XIXe et XXe siècles, les travaux des géographes rectifient les visions utopistes d’un rétrécissement uniforme de la planète, en montrant les difformités spatiales qui naissent de la vitesse et de la constitution de réseaux. En ce sens, Reclus et Vidal ouvrent une série de recherches empiriques qui soulignent l’évidence de la concentration et d’inégalités des territoires face aux changements d’accessibilité, plutôt que la réalisation du « petit monde » unitaire dont l’utopie a été relancée à chaque révolution technologique depuis le début du XIXe siècle (Bretagnolle, Robic, 2005b et 2005c). Par ailleurs, les deux auteurs manipulent des concepts qui ne relèvent pas de l’approche mésologique qu’on leur prête généralement. Certes, ils sont tous deux conscients de la relativité du milieu géographique. Mais ce qu’ils éprouvent, par la réflexion, par le terrain et par l’observation statistique ou cartographique, c’est l’efficacité des interactions spatiales sur l’organisation humaine de l’oecoumène. Ils font converger cette connaissance active de la relativité des propriétés spatiales (distances et distributions) vers la résolution de ce qu’ils considèrent comme des questions-clés, politiques pour l’un, économiques pour l’autre. Ils proposent alors tous deux, à l’inverse de perspectives d’organisation strictement sociale — l’organisation corporative par exemple pour Durkheim—, les potentialités de l’organisation spatiale. Aux alentours de 1905, l’appréhension par les géographes d’un espace géographique relatif, parce qu’humain et social, leur permettait de s’appuyer sur les propriétés de la réduction des distances pour avancer des propositions d’agencement de la terre habitée. Aujourd’hui (Bretagnolle et al, 1998), poursuivant cette veine de recherches géographiques sur la « relativité » de l’espace anthropologique, et tout en pensant, dans ce cadre, les enjeux d’aménagement territorial et de sociabilité, c’est aussi sur l’étude de formes d’invariance — cette invariance que postulait en fait le principe dit de relativité d’Einstein —, que sont menées des travaux se donnant le référentiel espace-temps comme base de recherche.
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