psychismes
Abdessalem Yahyaoui
Exil et déracinement Thérapie familiale des migrants
En couverture : Femme à la fenêt...
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psychismes
Abdessalem Yahyaoui
Exil et déracinement Thérapie familiale des migrants
En couverture : Femme à la fenêtre (1822) Friedrich Caspar David (1774-1840) Localisation : Allemagne, Berlin, Nationalgalerie (SMB) (C) BPK, Berlin, Dist RMN / Jörg P. Anders
© Dunod, Paris, 2010 ISBN 978-2-10-054858-3
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
SOMMAIRE
INTRODUCTION
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1. Représentations religieuses, socioculturelles et groupalité psychique
7
2. Fonctions de ces croyances dans l’homéostasie groupale
21
3. Organisateurs religieux, socio-culturels et psychiques de la famille
37
4. Représentation du nikah et du couple
61
5. Le couple à l’épreuve de l’exil
87
6. Le groupe-fratrie : « frère et sœur pour le bien, pour le pire et pour toujours »
111
7. Le vécu quotidien de la fratrie
135
8. Le groupe-famille : de la représentation traditionnelle aux configurations récentes
155
9. Rupture culturelle et configuration familiale
167
10. Paradoxes de l’immigration et défenses familiales
189
11. Thérapie familiale : le cadre interculturel
213
CONCLUSION GÉNÉRALE
241
BIBLIOGRAPHIE
245
VI
S OMMAIRE
INDEX
255
TABLE DES MATIÈRES
259
INTRODUCTION
après mon arrivée en France, il y a de cela trente ans, je me trouvais déjà confronté à l’univers de l’immigration. J’étais confronté à cette réalité à partir de mon histoire propre de migrant qui a connu les tourments de la séparation, le froid de l’exil, les craintes face à l’administration, la hantise de la « paperasse », l’insécurité du séjour, l’espoir du retour et l’angoisse de ne pas pouvoir revenir. Cette histoire m’a appris la patience malgré ma fragilité, la distance malgré la proximité de mes objets nostalgiques. Elle m’a appris qu’il y a des deuils qu’on ne peut jamais faire : deuil de sa langue, deuil de sa culture, deuil des siens, deuil de son pays plus particulièrement si les liens réels n’ont jamais été effectivement rompus. C’est elle, également, qui a amplifié mon désir pour le savoir, ma curiosité pour la nouveauté, et qui a sollicité mon intérêt pour la recherche et peut-être orienté son objet sur les réaménagements psychiques et les impasses liés à l’exil. J’étais confronté également à l’émigration par mes premières expériences professionnelles où, vers les années soixante-dix, j’étais appelé par une association de coopération franco-algérienne à remplir des fonctions auprès de migrants maghrébins et de leurs enfants à Grenoble : animateur de soutien scolaire, animateur culturel, enseignant d’arabe pour les enfants, enseignant de français pour les adultes. Ces fonctions m’ont fait découvrir très tôt les désordres liés à l’immigration et les pertes massives qu’ils font subir à certains adultes et enfants plus particulièrement à l’endroit de leurs identités (linguistique, culturelle, généalogique) et à l’endroit de la structure même de leur personnalité où des blessures narcissiques à répétition, une certaine mobilité des repères viennent ébranler les sentiments de sécurité et de continuité.
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C’est à travers ces activités que j’ai découvert, à mon grand étonnement à l’époque, que l’imaginaire des parents était en rupture avec l’imaginaire collectif. Les parents ne transmettaient plus à leur descendance ce monde merveilleux et féerique du conte où est déposée une grande partie de l’histoire des ancêtres, histoire dans laquelle sont proposées les différentes modalités de la communication à autrui, les modalités de l’amour et de la haine, le respect de la différence des sexes et des générations, les règles intra et extrafamiliales... Ils ne leur transmettaient pas non plus la chaleur de leur langue, la diversité de leurs souvenirs, la nécessité d’une chaîne de filiation. L’imaginaire parental me semblait bloqué et ou saturé (capturé) par des préoccupations que je n’identifiais pas mais qui me semblaient être en rapport avec la situation d’exil. J’ai pu découvrir également les effets de ce défaut de transmission quand je me suis retrouvé face à des enfants qui étaient blessés dans leur propre langue, qui se sentaient humiliés par leur propre appartenance et qui cherchaient à défigurer et la langue et l’appartenance. C’est aussi à travers ces fonctions que j’ai entendu parler de l’échec scolaire chez un grand nombre de ces enfants malgré une intelligence normale, voire remarquable et que j’ai constaté personnellement leur angoisse face aux situations d’échec. Cette angoisse s’exprimait à la fois à travers l’instabilité comportementale et dans la fragilité relationnelle. Tout ce qui retenait mon attention aussi bien du côté des enfants que du côté des adultes, donnait lieu à des interrogations en cascade concernant : • l’exil et ses effets destructeurs ou de transformation et création ; • les représentations culturelles, groupales et leurs fonctions dans le
sentiment de continuité et d’identité propres aux individus et aux familles ; • l’environnement et son impact dysfonctionnel ou structurant.
D U QUESTIONNEMENT À LA CLINIQUE Ces questionnements ainsi que mes premiers contacts avec quelques professionnels confrontés à un public de migrants m’ont encouragé à co-fonder, en 1981, un centre pour la clinique, la recherche, la formation et la médiation dans des situations interculturelles1. Dans la même année, j’étais sollicité par la DDASS de l’Isère pour assurer une consultation 1. Centre de psychologie clinique interculturelle APPM-CREFSI : 10 ter, bd Gambetta, 38000 Grenoble.
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de psychopathologie et de psychologie clinique interculturelle au centre départemental de santé (CDS) de Grenoble. Dès l’ouverture de ces deux espaces de consultations, des questions très pertinentes en rapport avec la pratique clinique ou socio-éducative ont vite fait surface. Ces questions, posées par des équipes pluridisciplinaires1 , se recoupent d’une équipe sur l’autre. Par ailleurs, la majorité des situations rapportées par ces professionnels se réfèrent souvent à des prises en charge individuelles rendues difficiles par la qualité de l’implication familiale. À travers la fréquence des ruptures thérapeutiques et éducatives, les professionnels se posent des questions pertinentes sur la place du groupe et des représentations collectives dans la structuration de la personnalité dans les milieux de cultures majoritairement traditionalistes tels qu’au Maghreb, en Afrique, au Sud-Est asiatique, en Turquie... Ils expriment un grand nombre de difficultés rencontrées dans leurs relations avec un public d’origine étrangère : • difficulté à comprendre et à se représenter le fonctionnement de la
famille ; • difficulté à repérer les organisateurs culturels qui participent à la
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construction des relations à l’intérieur et à l’extérieur de la famille et qui assignent à chacun un rôle dans la cellule familiale et hors de celle-ci ; résistance chez les personnes accompagnées à exprimer des problèmes individuels ou familiaux et leur tendance à dérouler un discours opératoire, événementiel ; prévalence du groupe par rapport à la vie individuelle et à l’engagement thérapeutique ; poids des représentations culturelles dans l’expression du mal et du malheur ; difficulté à repérer ce qui relève des croyances culturelles de ce qui serait de l’ordre de l’intrasubjectivité individuelle et de l’intersubjectivité familiale ; difficulté de choix entre les différentes thérapies et rééducations et faible implication des familles.
1. Ces équipes sont pluridisciplinaires et de milieux socio-professionnels variés : psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux, médecins de PMI, enseignants, juges. Ces équipes sont issues de milieux socio-éducatifs ou d’hygiène mentale... Le travail de supervision et de formation nous permet de les rencontrer en France, en Hollande, en Italie, en Suisse, en Belgique et également en Allemagne.
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Ces difficultés telles qu’elles sont rapportées semblent fortement marquées par une profonde incompréhension mutuelle entre migrants et professionnels. Cette incompréhension reflète la complexité, voire l’opacité de la demande et l’inadéquation de la réponse. Elle est perçue des deux côtés comme un obstacle majeur à la communication et à la relation d’aide. Elle provoque souvent des mouvements affectifs largement marqués par le rejet. Elle constitue une source importante de rupture de l’alliance éducative et thérapeutique.
D E LA CLINIQUE À LA RECHERCHE : AXES ET HYPOTHÈSES GÉNÉRALES DE TRAVAIL C’est cette groupalité dans ses enveloppes culturelles et psychiques attaquée par l’exil, déposée massivement sur le cadre thérapeutique, parlée mais non reconnue par les professionnels, leur posant problèmes sans pour autant motiver chez la majorité le désir (l’audace) de lui instituer un cadre approprié, qui a contribué à alimenter ma curiosité et mon intérêt pour la recherche sur les groupes et la famille en milieu migrant. Ce sont aussi mes expériences personnelles d’exilé, d’acteur social en milieu migrant, mes contacts directs avec les professionnels travaillant dans le champ de l’immigration ainsi que ma pratique de clinicien avec des familles d’origine étrangère et de clinicien des hôpitaux, qui m’ont montré l’importance du travail théorique et clinique à conduire dans ce champ de l’interculturalité. Ce travail, produit de mon expérience sur le terrain et de ma pratique de chercheur, s’intéresse aux quatre axes suivants : • les groupes d’appartenance, la famille et leurs univers de représenta-
tions ; • l’exil, les processus d’acculturation et leurs effets sur l’économie psychique individuelle et familiale ; • la communication dedans/dehors, familles/institutions et ses paradoxes ; • enfin le cadre thérapeutique et ses fonctions. L’ensemble de ce travail s’articule autour de quelques hypothèses de base. La première hypothèse est qu’il existe des liens réciproques, interactifs entre d’une part individu/groupe familial et systèmes de représentations culturelles et d’autre part entre culture et psychisme.
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En m’appuyant sur les théories de l’étayage et des enveloppes (psychiques, culturelles), j’émets l’hypothèse qu’une représentation idiosyncrasique n’arrive à être formulée, chez plusieurs patients, que si elle s’appuie (s’étaie) sur des représentations culturelles (familiales et sociales). La troisième hypothèse s’articule autour des situations de crises ou de ruptures culturelles. Je pense, qu’en plus de la perte du cadre externe et, partant, de l’ébranlement du cadre interne (des organisateurs socioculturels et psychiques...), le groupe familial en situation d’exil (de rupture) est soumis à un mode de communication paradoxale dominée par le double lien (plus particulièrement par la disqualification et la mystification). Ce double lien provoque l’indécidabilité et réactive le clivage, l’idéalisation et le déni. Ses incidences psychiques s’observent chez les parents et les enfants. Enfin et corrélativement aux trois précédentes hypothèses, je soutiens l’idée que l’aménagement du cadre thérapeutique devrait à la fois inclure les formations collectives ou représentations culturelles, repérer les effets de la communication paradoxale et faire émerger les capacités créatives inhérentes à l’exil des individus et du groupe afin de permettre au vécu individuel et familial de se reconstruire, voire de s’épanouir. Pour mettre au travail ces différentes hypothèses, j’ai privilégié de mettre l’accent sur un public en particulier : les familles migrantes originaires du Maghreb. Bien que le public rencontré soit issu de milieux culturels très diversifiés et majoritairement traditionalistes (Maghreb, Afrique, Sud-Est asiatique, Turquie, Comores...), ce choix, loin d’être restrictif, permet d’approfondir certaines dimensions des liens familiaux et de groupe par un recours facile aux références anthropologiques. Il permet également d’ouvrir sur les recoupements possibles avec les autres familles culturellement proches ou en apparence différentes.
C ADRE THÉORIQUE L’ensemble de ce travail est construit à partir d’une approche globale et multiréférencée à travers laquelle le groupe et le sujet du groupe sont saisis dans leurs multiples facettes : sociologique, historique, psychodynamique... Aussi dans un esprit de complémentarité, il est souvent fait appel à l’anthropologie, à la sociologie, à la psychologie tout comme il est souvent fait appel à la systémique et à la psychanalyse.
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Mon approche théorique complémentariste s’inspire de mes différentes formations théorico-cliniques, en thérapie familiale psychanalytique, en thérapie familiale systémique, en thérapie psychanalytique de groupe d’enfants et en anthropologie. Elle s’inspire également d’un nombre très important de questions que se posent les professionnels du champ clinique et social, questions qui me parviennent comme préalable à toute formation ou conférence que je dispense auprès de ces derniers. Dans ce sens, ce document se présente essentiellement comme un compte rendu clinique.
P UBLIC CONCERNÉ Ce travail relativement documenté sur le double plan anthropologique et clinique pourrait servir d’outil de travail pour les psychologues, les psychiatres et les travailleurs sociaux. Il apportera un éclairage nécessaire à différentes interventions dans les champs des relations interculturelles et de la psychologie clinique interculturelle.
Chapitre 1
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REPRÉSENTATIONS RELIGIEUSES, SOCIOCULTURELLES ET GROUPALITÉ PSYCHIQUE
F REUD l’héritage culturel passé d’une génération à une autre dans une logique de continuité s’organise en représentations très variées dont certaines sont taboues. La transgression de l’un de ces tabous entraîne automatiquement un grave châtiment et, ce, à l’échelle individuelle et/ou familiale. Les représentations culturelles sont devenues de véritables institutions sociales. Elles pourraient être considérées comme « une partie “organique” de la vie psychique des générations ultérieures » (Freud S.,1913, p. 42-43). Elles transcendent l’individu, sa famille, son groupe social bien qu’elles jouent un rôle, on ne peut plus important, dans le maintien de la cohésion du groupe familial et social. G. Roheim et G. Devereux, quant à eux, présentent la culture et le psychisme comme des entités indissociables, coémergentes. Ils apportent de ce fait aux théories groupalistes des éclairages pertinents sur les
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mécanismes culturels qui sont à l’œuvre pour assurer la cohésion, l’homéostasie des groupes. Les représentations culturelles apparaissent, sous cet angle, à la fois comme ce qui s’offre aux individus et aux groupes en tant que modèle de conduites (d’inconduites) et comme ce qui participe à leur organisation psychique. G. Devereux pense que « dans le cadre d’une tentative pour comprendre l’homme de manière significative, il est impossible de dissocier l’étude de la culture de celle du psychisme, précisément parce que psychisme et culture sont deux concepts qui, bien qu’entièrement distincts, se trouvent l’un par rapport à l’autre en relation de complémentarité heisenbergienne » (Devereux, 1970, p. 365). René Kaës se permet d’aller plus loin que ses prédécesseurs pour placer celle-ci au cœur même de la structuration de l’inconscient. Le groupal tout comme le culturel est concerné dans la genèse de celui-ci. Il reprend et prolonge, plus particulièrement, l’idée de Winnicott selon laquelle le code psychique personnel (structures des identifications, des fantasmes personnels et des relations d’objets, des systèmes défensifs) et le code social (systèmes de pensées, valeurs, rapports de sociabilité, mentalités) s’articulent sur la culture. L’héritage culturel permet cette articulation réciproque des formations inconscientes et des formations sociales (Kaës, 1976). Il se présente comme un code « individuo-social » encodeur, décodeur des représentations et des affects dans un espace culturel déterminé. Il pousse sa réflexion jusqu’à proposer en 1987 l’idée d’une troisième différence. Au même titre et en étayage sur la différence des sexes et des générations, il y a la différence culturelle qui occupe une place et exerce un poids extrêmement important dans la réalité psychique. À ce stade de la réflexion, R. Kaës attribue à la culture quatre fonctions structurantes, majeures : • elle maintient la base indifférenciée des formations psychiques néces-
saires à l’engagement dans les liens d’appartenance à un ensemble social ; • elle fournit les repères identificatoires et différenciateurs qui assurent la continuité et les écarts entre les sexes, les générations et les groupes ; • elle assure un ensemble de défenses communes, notamment contre la solitude... et la perte de l’objet ; • elle constitue une aire de transformation psychique grâce à la prédisposition de signifiants, de représentations et de modalités de traitement de la réalité psychique (Kaës, 1987). Cette articulation (individu/groupe, psychisme/culture) fortement rappelée par la majorité des auteurs (Roheim, Devereux, Kaës) révèle qu’il
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est souvent difficile de traiter un patient sans l’inclure dans son contexte ethnique et sans avoir accès à son univers de croyances. Je chercherai pour ma part à prolonger cette articulation individu/groupe/culture en situant mon intérêt sur le Maghreb et le milieu maghrébin. Je mettrai l’accent, à mon tour, sur ce qui fonde cette groupalité et sur les liens que cette dernière entretient avec les représentations culturelles. J’insisterai sur le rôle des croyances religieuses et païennes (magiques) dans l’entretien et la permanence de l’homéostasie groupale. J’interrogerai la place de l’individu, l’organisation de son économie psychique par rapport à ce tissu interactionnel.
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Au nom d’Allah, le bienfaiteur miséricordieux 1. Dis « Il est Allah, unique. 2. Allah le seul. 3. Il n’a pas engendré et n’a pas été engendré 4. N’est égal à lui personne » (Coran, sourate 112, « Le Culte », trad. R. Blachère, Paris, Masson).
Dieu est unique et à travers cette Unicité s’organise le monde du musulman, monde régi par les qualités du tout divin que tout croyant cherchera à restituer et à restaurer par identification au prophète Mohammed. Dieu est amour et à travers cet amour est perçu l’amour pour les autres et pour les choses. Les autres et les choses sont des objets partiels d’un objet total et parfait : l’éternel divin. L’amour pour eux est une infime partie d’un amour illimité pour Dieu. Cet amour est un appel à la rencontre avec l’autre pour chanter ensemble la gloire de Dieu et à être ensemble sous la protection de ce dernier. Il est la force même des liens qui fondent la communauté des musulmans et qui les animent pour défendre l’islam. Dieu dit : « Dis (aux croyants) : “Si vous vous trouvez aimer Allah, Suivezmoi ! Allah vous (en) aimera et vous pardonnera vos péchés. Allah est absoluteur et miséricordieux1.” » Et il dit également : « Ô vous qui croyez ! Quiconque parmi vous rejette sa religion... Allah amènera un peuple qu’il aimera et qui l’aimera, humble à l’égard des croyants, altier à l’égard des infidèles, qui mènera combat 1. Sourate Âli Imrâne, verset 31, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980.
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dans le chemin d’Allah et n’aura à craindre le blâme de personne. Voilà la faveur d’Allah. Il l’accorde à qui il veut. Allah est large et omniscient1 . »
Le prophète de compléter que le jour de la résurrection, Dieu mettra sous sa protection tous ceux qui se sont aimés à travers sa glorification2 . Cet amour pour Dieu est le substrat symbolique des liens fraternels entre les croyants qui se considèrent comme frères et sœurs d’islam et qui sont considérés en tant que tels par Dieu et par son messager. Dieu dit : « Les croyants sont seulement des frères. Établissez donc la concorde entre vos frères et soyez pieux envers Allah ! Peut-être vous sera-t-il fait miséricorde3. » Et le prophète d’ajouter : « Nul ne devient musulman que s’il aime pour son frère (le musulman) ce qu’il aime pour lui-même4. »
Cette fraternité suppose la convivialité, la protection mutuelle. En effet lié à l’autre par les liens de l’islam, chaque croyant se doit d’être le médiateur entre les uns et les autres pour faire vaincre la droiture et l’équité entre ses semblables. Dieu dit : « Les croyants et les croyantes sont (au contraire) des affiliés (‘awliyâ’) les uns pour les autres. Ils ordonnent le convenable et interdisent le blâmable...5. »
Il se doit de les aviser contre les actes malveillants et de réparer leurs querelles en cherchant à les réconcilier et à les rapprocher les uns des autres. À ce sujet le prophète dit que deux musulmans ne peuvent pas rompre la parole l’un avec l’autre au-delà de trois jours6 , de même qu’ils ne peuvent accéder au paradis dans cet état7 . Cette fratrie à travers l’islam qui induit une fraternité dans le rang des croyants suppose à son tour que soient évités, voire bannis un certain nombre de comportements qui risquent de nuire à la cohésion interne du groupe fraternel. Aussi nul n’a le droit d’être vaniteux, de se 1. Sourate La Table servie, Sourate 52, verset 54, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980. 2. Cf. Hadith n◦ 382, cité par Nawawi in Riadhu Essalihin. 3. Les appartements Sourate 49, verset 10, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980, voir également verset 16. 4. Hadith n◦ 188 cité par Nawawi in Riadhu Essalihin, traduit par moi-même. 5. Le Revenir (de l’erreur) Sourate 9 verset 71, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980. 6. Cf. Hadith n◦ 1575 cité par Nawawi in Riadhu Essalihin. 7. Cf. Hadith n◦ 1576 cité par Nawawi in Riadhu Essalihin et Sourate 4, verset 114, Sourate 8 verset 1...
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sentir supérieur aux autres, de se moquer des autres : « Des hommes, ne détourne point le visage ! Ne vas pas sur la terre plein de morgue ! Allah n’aime point l’insolent plein de gloriole1 . » Cependant l’humilité, la discrétion, le respect sont les maîtres mots de cette logique unificatrice. Tout doit verser dans l’amour de Dieu. C’est par le rappel incessant, à chaque instant renouvelé de sa toute-puissance, par l’intermédiaire de « El Adhkar », des prières ou de tout acte chantant sa gloire, que l’amour se ressource et que les liens se tissent, se consolident et perdurent. Ces rituels interviennent comme un travail, chaque fois renouvelé, de restitution, de restauration et des liens et de l’histoire qui les contient. Ils interviennent comme un véritable travail sur la mémoire, un travail de réinscription de la trace. C’est sur les traces d’Abraham, d’Ismaël et de sa mère Hagar, de Mohammed que s’organise l’acte du pèlerinage. Il est bien entendu que ces derniers ne sont que les acteurs d’une volonté divine qui cherchent à rapprocher les croyants en leur offrant des symboles (illustrations) de sa toute-puissance qui leur seront propres. Les rapprocher pour en faire une totalité, une globalité indissociable, soudée par des liens vitaux à la manière d’un corps humain dont les parties ne peuvent souffrir sans que l’ensemble du corps soit affecté par cette souffrance. L’islam pense les musulmans en termes de communauté incontournable. C’est à la formation, à la fortification et au maintien de cette communauté qu’appellera l’islam tout au long de son texte écrit, de son hadith et de son exégèse. En élevant le voisin au rang de frère, il crée une chaîne de fraternité qui s’étend de bout en bout de la Umma islamaya. En privilégiant les actes en groupe il accélère le processus du regroupement. Les actes individuels se voient souvent majorés en Hasanat lorsqu’ils s’effectuent au sein d’un groupe. Lors des repas, à la prière, dans la veillée des morts, dans la lecture du Coran, dans les actes du quotidien, le groupe est porteur de barakat, de hasanat, voire même de purification. Ce groupe est conçu comme une Umma-matrice, lieu de dépôt de la foi, de l’amour, source de solidarité, de fraternité et de force pour chanter la gloire de Dieu et pour vaincre le mal. Il est conçu comme un espace d’interdépendance et d’épanouissement personnel et collectif. Lieu d’étayage multiple il n’admet pas l’égarement par la solitude ou l’isolement car le Shaïtan guette les êtres isolés et les menaces dans leur foi et dans leur vie.
1. Sourate 31 Loqman, verset 18.
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Aussi, être un bon croyant c’est avant tout être dans sa foi sans cesse à l’interface entre le privé et le public, l’individuel et le groupal. Pas d’exhibitionnisme, la foi est une affaire intime cependant elle trouve son plein épanouissement dans le groupe. C’est à l’intérieur de ce groupe structuré dans Hudûdu Allah, les limites de Dieu, que seront marquées et glorifiées les différences de sexes, de générations et de cultures.
R EPRÉSENTATIONS SOCIOCULTURELLES ET GROUPALITÉ La culture commune maghrébine apparaît souvent comme un mélange de païen et de divin. En effet, l’arrivée des différents conquérants n’a fait qu’enraciner d’anciennes croyances, les renforcer et en implanter de nouvelles qui ne sont pas pour le moins étrangères aux premières. Ainsi, anciens et nouveaux, profanes et divins s’aménagent un terrain de compromis dans lequel tout devient possible au nom d’Allah. Et, si je mets l’accent sur ces croyances, c’est parce que celles-ci participent activement à la formation de la personnalité de base des Maghrébins et qu’elles restent actuelles dans leur pensée, leur action et leur imaginaire et ce, quels que soient le temps et l’espace. Si j’en parle ici c’est parce qu’elles me semblent remplir une fonction hautement significative au niveau de l’homéostasie du groupe familial et social. Hormis celles qui sont liées à des situations bien précises, à un moment bien défini de la vie de l’individu, il y a toute la série de croyances présentes à chaque instant et fortes de significations : ce sont des croyances aux esprits (djinn), aux saints, à la magie, au mauvais œil... Le rapport de l’homme à ces croyances ne manque pas de respect, de dignité, d’honneur et de générosité. Tout se passe comme si les valeurs arabo-musulmanes ne faisaient que s’ajouter à celles des Berbères pour coexister dans une unité fondamentale, aussi ambiguë et floue soit-elle, régie par l’idée du tewhid (unicité) et de el jama’a (groupe). Avant de faire une esquisse d’analyse de ces différentes représentations ou croyances, je tenterai de les présenter brièvement. Je rappelle que de pareils déterminants culturels peuvent se rencontrer dans toute civilisation ; cependant, si je les développe dans ce travail, c’est parce que, d’une part, c’est du Maghreb dont il est question et, d’autre part, c’est à cause d’une forte adhésion des Maghrébins à ces valeurs, adhésion qui reste encore actuelle.
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À propos de quelques croyances
Les saints ou awliya
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« Ceux qui ont pris des patrons (‘awliyâ’) en dehors d’Allah, disent : Nous ne les adorons que pour qu’ils nous rapprochent tout près d’Allah. En vérité Allah, jugera entre eux sur ce en quoi ils s’opposent1. »
Et l’islam encore de préciser qu’il n’y a aucune différence entre un homme et un autre à partir du moment où tous les deux respectent les limites de Dieu. Ce qui nous ramène à dire dès à présent que le saint trouve sa signification dans une autre histoire que celle du texte sacré. Nés probablement du compromis entre le profane et le divin, de la peur de la liberté ou fruit d’un fantasme originaire ou d’un père réel absent, les saints sont souvent dépositaires d’un pouvoir sacré qui fait d’eux assez souvent les seuls refuges des humains. Les saints ou Walî se distinguent selon leur degré de sacralité et d’efficacité. Cependant, ils présentent un dénominateur commun : le miracle : faire surgir l’eau là où il n’y a pas d’eau et la nourriture là où il n’y a rien à manger, rendre la santé à celui qui est infirme... Chaque Walî possède une vertu qui lui est propre ; tel « Sidi Flên » est guérisseur de la fièvre, tel autre est efficace contre la toux en faisant passer un couteau sur le cou du malade au moment où celui-ci traverse le seuil de la zaouia (sanctuaire du saint). Ils sont tous capables de lire dans les pensées, de guérir la cécité et la paralysie. À chaque tribu ou chaque groupe d’appartenance son saint, son sultan. Par exemple, ils diront que tel saint (Sidi) est l’ancêtre des soldats, de la mer et des pêcheurs, tel autre est l’ancêtre des artisans ou est responsable des maisons. Les saints sont aussi les sultans des villes et des villages. Il suffit de regarder autour de soi en Afrique du Nord pour relever les innombrables « Sidi... »
1. Coran, sourate 39 « Les Groupes », verset 3-4.
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CARACTÉRISTIQUES DU SAINT
• Le symbole du saint : la zaouïa ou sanctuaire, la tombe, le drapeau. • El ‘ A’r ou la honte : cela veut dire que toute personne vivant sous la
protection du saint doit être à l’abri de tout. Si un malheur la frappe, la honte est rejetée sur le saint qui n’a pas rempli son rôle. Ainsi, nous dirons : « Ma honte est sur toi ô Sidi Flên comment est-ce possible qu’il m’arrive tel malheur ou que je n’obtienne pas telle faveur alors que je suis ton fils et ton serviteur. Tu es responsable de ce qui m’arrive, à toi le ‘ar. » • L’ahd : il s’agit de signer fidélité. Si le saint est vivant, l’individu lui serre la main droite ; s’il est mort, il suffit de nouer un bout de tissu déchiré dans ses vêtements, au sanctuaire ; le nœud est l’expression du lien de fidélité entre les deux parties. Assez souvent il s’accompagne, du côté de l’individu et de son groupe, d’une Wa’da ou promesse d’offrande sous forme de sacrifice ou de simple repas. Si l’individu ou le groupe ne respecte pas le pacte, malheureux sera leur sort ; si le saint délaisse ses sujets, El ‘A’r (la honte) sera sur lui. • La baraka : c’est le don d’augmenter, par une intervention mystérieuse, ce qui est déjà défini et délimité par une mesure, un poids. Grâce à la baraka du saint, la quantité réelle n’a plus de sens, car elle aura toujours une valeur surnaturelle surajoutée. • La prière : pour se rapprocher du saint et gagner sa baraka (bénédiction), il faut rester son serviteur : – – – – – –
en lui faisant la wa’da ou promesse de sacrifice ; en lui faisant des dons ; en nouant les chiffons sur son sanctuaire ou son drapeau ; en priant pour lui devant sa tombe ; en emmagasinant dans une petite bourse un peu de sa terre ; etc.
En définitive, il semble qu’entre le saint et l’individu s’établit une relation basée sur le principe du don et de la dette. Ce principe est, comme je le développerai plus loin, à la fois source de sécurité et d’aliénation. La réalité de la relation saint/individu/groupe est beaucoup plus complexe que ce simple schéma que je viens de présenter. Complexe encore est la relation de l’homme aux autres croyances. Une autre schématisation s’impose quant au rapport de l’homme aux djinn et à la magie.
Les djinn Ce sont des races d’êtres spirituels créés avant l’homme pouvant prendre toutes les formes et habiter tous les corps (liquide, solide, fluide).
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Il s’agit là d’un vécu commun à tous les Maghrébins, vécu confirmé par le Coran lui-même : Dis : « Il m’a été révélé qu’un groupe de djinn écoutèrent et dirent : “Nous avons entendu une prédication merveilleuse, conduisant à la rectitude, en sorte que nous avons cru à elle et que nous associerons personne à notre seigneur1 .” »
L’islam, par le moyen de son texte sacré les divise en deux catégories : les fidèles et les mécréants : « Parmi nous sont les soumis à Allah (muslim) et parmi nous sont les révoltés (qâsit)2 . »
Soumis ou injustes, ces êtres n’ont rien à enseigner de divin aux humains, n’ont pas à servir de médium entre l’homme et Dieu, ni entre l’homme et son prochain. Et le Coran de préciser :
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Dis : « Je ne prie que mon seigneur et ne lui associe personne. » Dis : « Je ne possède pour vous ni mal ni rectitude3 . »
Quant à ceux parmi les hommes qui essaient de se servir des djinn ou de s’associer à eux, ceux-là n’échappent pas au feu de la géhenne car « cela les fait croître en abjection4 ». Une fois encore, nous sommes en présence d’une croyance qui échappe au texte et qui reste forte malgré les interdictions islamiques. Elle est tellement forte que le langage use d’elle un bon nombre d’expressions visant toutes à une menace : « être habité par un djinn est la phobie de tout Maghrébin ». Le djinn est devenu l’expression d’une attaque visant la santé (convulsions, crises d’épilepsie, paralysie, accès de folie...), mais il est aussi le symbole d’une intelligence surnaturelle ; ne dit-on pas à quelqu’un d’intelligent qu’il est djinn ? Il agit sur l’individu de deux façons : soit par pénétration dans le corps de sa victime (possession), soit en agissant de l’extérieur par l’intermédiaire de flèche (épidémie). Dans les deux cas, l’action est provoquée par l’omission d’invoquer Allah ou une quelconque incantation sacrée visant la protection contre les esprits malveillants. 1. 2. 3. 4.
Coran, sourate 72 « les Djinns », verset 1-2, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980. Id., verset 14, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980. Id., verset 20 et 21, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980. Id., verset 6, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980.
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Êtres invisibles, enfants des ténèbres, les djinn ont des préférences quant à l’objet de leur attaque et les lieux de leur vie. À l’opposé, les hommes développent les moyens pour s’en défendre. Les personnes exposées aux attaques des djinn sont les nouveau-nés, les femmes pendant l’accouchement, les deux fiancés, surtout le jour du mariage, les Noirs, les sorciers, les criminels, les bouchers. Les endroits hantés par les djinns sont les vieux arbres, beaucoup d’animaux, maintes cavernes, maintes sources (toute eau est plus ou moins hantée), le feu, le foyer et surtout le seuil, le sang, le mort. Les moyens pour s’en défendre sont constitués par : • la lumière : comme les djinn sont épris de ténèbres, le fait d’allumer
• • • •
•
une bougie auprès du nouveau-né, de la femme en couche ou du mort non encore enseveli, les fait fuir ; le sel ; le fer et plus encore l’acier ; l’odeur du goudron, du benjoin... de la poudre ; le Verbe saint : « Dis : “Je me réfugie auprès du seigneur des hommes, du souverain des hommes, du Dieu des hommes contre le mal du tentateur furtif qui souffle (la tentation) dans les poitrines des hommes, (tentateur) issu des Djinns et des hommes”1 » ; le sacrifice.
Afin d’en terminer avec ce descriptif concernant les djinn, je tiens à signaler deux points : le premier est relatif à l’origine de ces êtres, quant au second, il concerne leur relation avec les hommes. D’après l’islam les djinn sont des êtres faits à partir du feu, cependant véhiculés de génération en génération, transmis grâce aux processus d’apprentissage et d’initiation, les djinn sont bien souvent des croyances ou déesses antiques, tantôt habillées et maquillées à l’« islamique », tantôt gardées dans leur forme originale2 . Leur relation à l’homme est parfois bénéfique mais bien souvent maléfique. Il y a entre l’homme et ces êtres un véritable commerce de
1. Coran, sourate 114, « les Hommes », trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980. 2. E. Westermark rapporte l’histoire de Aïcha Kandicha, une djinnia (démon féminin) très connue en Afrique du Nord. Elle apparaît sous l’aspect d’une femme adulte au beau visage, mais il arrive aussi qu’elle ait des jambes de chèvre ou d’âne... Il rapporte également que cette frivole Aïcha Kandicha n’est rien d’autre que la déesse de l’amour, l’antique Grande Astart adorée par des cananéens, phéniciens et des carthaginois, ce qui explique la racine antique de Aïcha.
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sympathie/antipathie. Posséder pour punir, venir en aide pour exécuter une tâche, contracter mariage, autant d’expressions possibles de cette relation homme-djinn. Tout cet héritage est déposé soigneusement dans un inconscient collectif au sens de Jung et efficacement protégé et perpétué par le mythe, le conte... et d’inconscient à inconscient.
Magie, sorcellerie Aussi vivaces que les croyances précédentes, magie et sorcellerie constituent un chapitre d’étude fort intéressant. Mon propos ici est seulement de les présenter afin de les inscrire dans cette globalité qu’est la culture maghrébine et de leur accorder une place dans le fonctionnement groupal. La magie peut être classée en trois catégories :
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• la magie sympathique ; • la magie démoniaque ; • la magie sans rites.
La magie sympathique est une pratique fondée sur la conviction qu’une partie du corps ou qu’un objet contigu au corps peut remplacer celui-ci. L’action que l’on fait subir à ces derniers par le biais de préparations magiques est de nature à affecter le corps d’où ils proviennent. C’est à ce dessein que, dans le milieu maghrébin, on prend soin de cacher ou brûler tout objet provenant du corps ou contigu à celui-ci : cheveux coupés, rognures d’ongles, vêtements, placentas... La magie démoniaque fait appel à d’autres techniques et à d’autres intermédiaires ; au lieu d’agir pour ainsi dire mécaniquement par le jeu mystérieux des analogies, le magicien peut également s’adresser aux démons grâce à des rites ou des invocations appropriées. Quant à la magie sans rites et plus particulièrement au mauvais œil, elle met l’accent sur l’action néfaste de l’autre animé de l’intérieur par une espèce d’envie de possession de l’objet ou de l’être en cause. Pour lutter contre ce regard maléfique reconnu par l’islam, un nombre considérable de pratiques sont mises en œuvre, à savoir l’évocation de la sourate 113, du nombre cinq, le port de la Khoumsa (main de Fatma), le port d’un coquillage ayant la forme d’un œil, le hirz ou amulette... Toutes ces pratiques tendent à éloigner le mal et à préserver l’être ou l’objet chéri de tout danger émanant d’un envieux. Les effets du mauvais œil ne constituent pas un trait spécifique de la culture arabe ou maghrébine, mais ils semblent être l’apanage de toutes les civilisations.
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Cependant, si la magie sous toutes ses formes s’inscrit dans un ordre social bien établi, la sorcellerie semble échapper à cet ordre. Elle constitue le domaine du « soupçon » à valence féminine, l’espace dissimulé où circulent des pratiques dont l’objectif est d’influencer les esprits selon l’intérêt du moment : rendre le mari jaloux, « préparer » un mari pour sa fille, rendre un homme soumis, impuissant... La sorcellerie s’hérite par voie matrilinéaire. Son thème a toujours un contenu persécuteur avec un fond de dévoration au sens symbolique, de fuite d’énergie vitale. Le symptôme apparaît à la fois comme une cause immédiate de maladie et comme un moyen de guérison. Les moyens utilisés sont bien souvent la nourriture ou la boisson en ajoutant à la matière à absorber le produit « sorcier ». On peut également mettre le produit ou la préparation dans la maison (sous le seuil, sous la porte, dans la chambre à coucher, sous le lit, dans l’oreiller...). Les amulettes à base de versets coraniques ne manquent pas non plus. Croyances et contexte migratoire Ces différentes croyances ne se retrouvent pas uniquement chez le Maghrébin vivant dans le pays d’origine. Elles sont également l’apanage de ceux qui résident dans les pays d’accueil. À des degrés divers, les étiologies traditionnelles que je rencontre dans le cadre de la consultation d’ethnopsychologie tournent essentiellement autour du S’hur (magie), du mauvais œil, de la frayeur (El Khal’a qui est souvent associée à des phénomènes d’effraction émotionnelle par les djinn), de possession par les djinn ou d’attaque par un Walî (saint). Les tableaux cliniques se recoupent assez souvent du fait que les patients ne présentent pas une seule étiologie mais ils en combinent deux ou trois en même temps (cf. l’observation de M. M.B., p. 29). Il est à rappeler que ces étiologies sont tout le temps énoncées par le groupe et le taleb (tradithérapeute) et jamais par le patient qui, lui, se contente de présenter des symptômes. Parmi ces symptômes on peut citer : • le sentiment d’être agi ou dédoublements de la personnalité ; • l’absence de volonté, d’initiative ; • la dépressivité (perte du goût de vivre, pleurs fréquents, isolement,
renfermement sur soi, voire mutisme...) ; • les hallucinations auditives, olfactives, gustatives, visuelles... ; • la rupture de l’enveloppe corporelle et la sensation d’intrusion de
corps étrangers, corps qui rentrent à travers une piqûre, une transfusion
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sanguine ou par l’intermédiaire des orifices corporels (oreilles, anus, vagin, bouches...) ; • les troubles fonctionnels divers : impuissance sexuelle, hyper ou hypothermie, anorexie, insomnie ou sommeil très perturbé par des cauchemars violents, bouche sèche, hémiplégie, cécité partielle, sensation d’étouffement... ; • les multiples expressions de souffrances physiques : maux de dos, de tête, d’estomac, de bas-ventre, lourdeur des membres, douleurs au niveau des articulations... Tous ces symptômes se retrouvent, en fait, dans les différentes étiologies traditionnelles. La prédominance de telles ou telles manifestations symptomatiques va dépendre davantage de la logique de la crise que d’une logique préétablie en fonction du type d’atteinte évoquée. Cependant, il est extrêmement fréquent de retrouver dans une attaque par le S’hur (sorcellerie, objet ensorcelant) des plaintes tournant autour de la force vitale de la personne. Cette dernière se sent atteinte dans tout ce qui peut symboliser cette force vitale (richesse, procréation, santé physique de l’individu et de la famille...), plus particulièrement la puissance sexuelle. Les plaintes de dysfonctionnements sexuels liés aux phénomènes de S’hur sont multiples : éjaculation précoce, anéjaculation, absence d’érection ou érection sélective, violentes douleurs au niveau des parties génitales mâles ou femelles, frigidité... La conviction d’être noué par un membre de la famille (un parent, l’épouse...) ou d’être meurtri par une personne ennemie est souvent évoquée à ce niveau. Avertis de ces menaces inavouées mais immanentes, les Maghrébins développent à leur égard des moyens de défenses équivalents qu’ils puisent d’ailleurs dans la même source ambiguë et floue de la tradition. Ainsi, amulette contre amulette, ils ajoutent les prières, les fumigations appropriées et traitent ainsi le membre du groupe désigné par la maladie. Cycle de vie et liens communautaires La naissance, la circoncision, le mariage, la mort et secondairement le pèlerinage d’un membre du groupe, la Zarda ou fête annuelle du Walî s’entourent d’un ensemble de croyances et de rituels qui les accompagnent. Ils drainent énormément de monde, rapprochent les membres du groupe et reconsolident leurs liens.
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La nourriture y joue un rôle fondamental en tant que liant et purificateur. Le sel et l’eau sont souvent évoqués comme substances restant à l’origine de cette alliance et de cette purification1 . Chez les migrants, les désirs d’inscrire ces moments dans le pays d’origine voire la mise en pratique de ces désirs plus particulièrement pour la circoncision, le mariage, la mort, la Zarda (fête du Walî) sont très forts. Ajoutés aux difficultés rencontrées, à ce niveau, dans les situations de ruptures culturelles (voir Yahyaoui, 1991) ces désirs démontrent la valeur fondatrice de ces moments aussi bien pour la structuration de la personnalité du sujet, du maintien de son équilibre, de sa continuité propres que pour l’homéostasie du groupe famille élargie et du groupe ethnique dans son ensemble.
1. Voir Yahyaoui, 1989. Voir note de Freud 1913 p. 153 à propos de la nourriture chez les Arabes.
Chapitre 2
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FONCTIONS DE CES CROYANCES DANS L’HOMÉOSTASIE GROUPALE
se demander, face à l’importance de ces croyances et face à certains rituels qui accompagnent les cycles de la vie, quelle est la place et quel est le rôle du texte sacré dans l’instauration de l’ordre social, moral et dans le décodage et l’instauration de l’ordre cosmique.
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C ROYANCE ET SACRÉ Bien qu’il reste la clef du mystère cosmique, et l’ordre absolu vers lequel se plie tout ordre terrestre, le texte est néanmoins, souvent, corrompu au niveau de sa compréhension par la masse et est ramené, dans beaucoup de cas, au niveau des rumeurs et des adages populaires. Par ailleurs, ces croyances tout en résistant au texte coranique s’enveloppent entièrement dans ce dernier et se taillent une part de légitimité en
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plaçant le texte sacré au cœur même du profane. Le double aspect du texte (crise et dépassement, menace et libération, désordre et ordre...) se trouve confiné dans la pratique magique et sorcière en termes de menace et de libération. C’est grâce au verset coranique (amulette, lecture, breuvage...) qu’on fait abattre le mal sur quelqu’un mais c’est aussi grâce à cette source qu’on rétablit l’ordre initial. Il en est de même pour l’ensemble des autres croyances aux djinn ou au Walî de qui on se rapproche ou dont on se protège grâce aux versets coraniques. Mais si ces croyances échappent au texte sacré et conservent leur caractère d’omniprésence et d’omnipotence dans l’imaginaire collectif c’est, peut-être, parce qu’elles répondent à une réalité beaucoup plus archaïque, inconsciente, que l’islam ne peut satisfaire par des injonctions conscientes, rigoureuses et réalistes. Cette réalité est à rechercher du côté de l’origine de ces croyances.
C ROYANCES ET ORGANISATEURS PSYCHIQUES Au-delà de l’origine anthropologique, mythique, historique qui, à mon sens, ne peut être que trop hypothétique, l’origine psychique reste la plus facile à envisager, plus particulièrement dans un contexte clinique où les manifestations inconscientes ne manquent pas de renseigner sur la constitution de ces croyances en organisateurs socioculturels inconscients, homologues aux organisateurs psychiques individuels et de groupe. Cette origine psychique serait à décoder du côté de ce que S. Freud a appelé, à ce propos, une psychologie projetée sur l’extérieur, une extériorisation de l’organisation psychique. Psychologie initialement individuelle mais qui a réussi à provoquer l’établissement d’un consensus groupal à son sujet et à s’ériger en représentations culturelles collectives. Ces représentations ont formé un système plus ou moins cohérent mis en place à travers un langage digital ou analogique destiné à rendre un ordre de relation à un objet (groupe), intelligible et apte à établir à son sujet une communication. De ce fait ces représentations traduisent les configurations symboliques et réelles de la collectivité, les modes de communication et de relations qui s’y établissent, le champ des conduites permises qui peuvent s’y jouer... Elles informent sur ce qui menace la collectivité et offrent des modèles de conduites pour rendre plus maîtrisables, contrôlables tout événement et informations mettant le groupe en péril.
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Les croyances ci-dessus citées interviennent souvent comme un filtre entre le groupe et tout ce qui peut le mettre en danger.
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C ROYANCES ET HOMÉOSTASIE DU GROUPE La géographie de ces croyances ainsi que le code qui définit les rapports entre le monde des humains et celui des êtres invisibles, renvoient l’individu incontournablement vers le groupe et le soumettent à ses exigences. Aussi qu’il s’agisse de possession par les djinn, de maraboutage/envoûtement (S’hur), ou d’atteintes par le Walî, le symptôme est perçu comme une attaque de l’homéostasie groupale et mobilise ainsi l’ensemble du groupe familial. La démarche thérapeutique sera organisée autour de deux pôles : le groupe familial et le guérisseur. Le malade lui-même occupe une place de moindre importance. C’est parce qu’elle constitue une menace pour la vie communautaire que la maladie est avant tout l’affaire du groupe aussi bien dans sa compréhension que dans son traitement. Le porteur du symptôme sera traité au sein même de la matrice groupale afin de réintrojecter les valeurs qui la fondent. L’exemple de la possession par les djinn est assez significatif à ce niveau. Le terme djinn est à rapprocher, entre autres, de Janîne qui veut dire « embryon », « fœtus ». Être possédé par les djinn, c’est être dans un état régressif, à un stade de dépendance caractéristique du stade fœtal. L’individu se fait prendre en charge entièrement par le groupe mère qui organise et le diagnostic et la thérapie. La thérapie peut être comparable à la gestation dans le ventre du groupe matrice préparant le fœtus à la vie « normale » ou à la vie communautaire. L’aboutissement de cette thérapie est la projection des instances morbides à l’extérieur du malade et de son groupe. Désormais pour le malade, la maladie redevient de façon banale et classique ce qu’elle est pour la société, c’est-à-dire, persécution. La guérison s’exprime par le passage du pôle « culpabilité/somatisation » (anormal) au pôle persécution (normal) de la maladie. En fait les rituels thérapeutiques ramènent le malade au stade d’adhésion à la croyance aux djinn et à la restauration de la « djinnophobie ». Il s’agit là d’une réintégration du patient dans l’univers de croyances communautaires, d’un renforcement de la réinscription dans le groupe. La persécution joue à cet endroit un rôle réunificateur, rôle investi massivement par la famille large afin de marquer son omnipotence sur l’individu et afin de
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contrôler voire annuler tout désir d’individualisation mettant en péril son existence. G. Devereux écrit : « Les désordres ethniques [...] sont enracinés, non pas dans l’inconscient ethnique, mais dans des traumatismes idiosyncrasiques suffisamment courants dans une culture donnée pour contraindre cette culture à en prendre connaissance, dès que leur fréquence ou leur intensité dépasse un certain seuil : lorsque tel est le cas, la culture est obligée de constituer, contre ces désordres, des défenses dont l’une sera précisément l’élaboration de symptômes modèles qui, en permettant d’extérioriser les désordres sous formes standardisées, les rendent par là même plus aisément contrôlables » (Devereux, 1970).
I LLUSTRATIONS CLINIQUES Observation n◦ 1 : La famille K La famille K, d’origine algérienne, est composée de neuf enfants dont trois garçons ; le premier occupe la deuxième position dans la fratrie, le deuxième occupe la cinquième position et le troisième clôt le groupe de fratrie. Cette famille est venue consulter sur les conseils de professionnels du milieu socio-éducatif à propos de Sonia. Sonia, l’enfant terrible Les parents semblent désespérés de voir que leur fille Sonia, la sixième de la fratrie, ne change pas sur le plan du comportement alors qu’elle est prise en charge par différentes institutions. Cette prise en charge a débuté très tôt car depuis la maternelle, Sonia a été signalée comme un enfant terrible. Elle était terrible d’abord et surtout pour sa mère qui la trouve insupportable depuis sa naissance, différente des autres enfants. Elle était excitée à la naissance, insomniaque, pleureuse, alors que les autres frères et sœurs étaient décrits comme « calmes » et « bien commodes ». Aucun des membres de la fratrie n’a posé de problèmes ni à l’intérieur de la famille ni en dehors de celle-ci. Par ailleurs, ils réussissent tous leur scolarité... sauf elle. Elle était également terrible pour les autres aussi bien au sein de la famille qu’à l’extérieur. En effet les parents décrivent un enfant qui ne respecte aucune consigne, qui se lève la nuit, multiplie les sottises les plus dangereuses, qui s’enferme dans la salle de bain en hurlant et en injuriant tout le monde si on s’oppose à elle, qui vole de l’argent ou des friandises à la maison, à l’école dans les magasins, qui ne cesse d’avoir des attitudes provocatrices et injurieuses avec des voisins, avec ses instituteurs, avec sa jeune sœur dont elle est jalouse. À 10 ans, elle fait en institution ce qu’elle fait en famille : elle perturbe l’ordre établi et dérange le projet éducatif. Elle fait tout pour attirer l’attention de
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l’institution sur elle et induit chez elle les sentiments maternels rejetants. Ces sentiments maternels l’accompagnent depuis sa naissance et expriment le désir de la mère « de la battre ou de la tuer ». En provocant son placement précocement, la mère a cherché à la protéger de « ces pulsions destructrices ». L’ensemble de la famille semble unanime par rapport aux placements de Sonia qui va d’institution en institution sans changement positif aucun au niveau de son comportement et de ses relations aux autres. Les parents tout en venant nous consulter, semblent persuadés qu’il est difficile de les aider et d’aider Sonia, voire qu’il n’y a pas de solution à ce problème. Ils pensent que ce qui arrive à leur fille relève davantage d’un désordre ethnique dont l’origine remonte à sa naissance.
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Sonia, l’ombre d’une voix La mère raconte que sa fille est un enfant qui vient d’un autre monde tel que son nom l’indique. En effet quand on regarde la liste des noms dans la fratrie on constate que Sonia est un prénom qui fait l’effet d’un objet bizarre dans un monde ordonné selon une certaine logique de la nomination : choix de noms arabes très « classiques ». Ce prénom, personne de la famille ne l’a choisi. Il était imposé d’ailleurs. Et la mère de nous informer qu’elle a entendu au moment de l’accouchement une voix venant du couloir l’ordonnant d’appeler le nouveau-né Sonia. Elle était sidérée par cette voix et avait pensé que cela ne pouvait être que la voix d’un djinn qui cherchait à ravir l’enfant. Quand l’infirmière est passée pour déclarer l’enfant au registre de l’état civil, la mère s’était fait l’écho de cette voix et l’enfant fut appelé Sonia. Consultant des taleb sur ce qu’il lui était arrivé ce jour-là, ces derniers lui ont confirmé qu’il s’agissait bien d’une possession et que les djinn étaient en colère contre elle car elle avait marché sur quelque chose (sans précision). « Ils ont profité de la piqûre pour (la) ”frapper”. » « L’enfant l’était déjà depuis un mois avant l’accouchement. » Ainsi de par ce que la mère a entendu, ce que les taleb ont confirmé, de par la configuration intraitable du prénom et l’inadéquation du comportement avec la réalité fraternelle, Sonia serait un enfant étranger, un enfant venu d’ailleurs, un enfant de djinn. Sonia, l’enfant du désordre Évoquée sous toutes ses formes, l’étiologie traditionnelle sur laquelle les parents s’appuient pour expliquer les troubles du comportement de Sonia ouvre la parole sur ce qui fonde le désir des parents au lieu même de cet enfant et sur le désordre qu’un tel désir peut provoquer au sein de la dyade mère/enfant, au sein du couple, de la famille nucléaire et élargie. Les parents racontent que pour eux, Youssef le cinquième de la fratrie, allait être le dernier car dans leurs familles mutuelles le système de procréation ne peut être clos que par la naissance d’un garçon. Après cinq grossesses successives, la mère s’apprêtait à tout interrompre quand Sonia l’a surprise dans son propre mythe. Elle a fait appel, alors, aux médicaments, pour éliminer ce trouble-fête mais rien n’y a fait. Sonia a su, a pu résister à toute tentative de mise à mort obligeant ainsi la mère à renouer avec sa souffrance
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jusqu’à l’accomplissement du mythe ancestral, à savoir la naissance d’un garçon. La grossesse était douloureuse pour la mère et un mouvement de rejet était tout de suite exprimé à l’égard de son bébé. Elle n’en voulait pas et le laissait aux infirmières. Très tôt, elle a voulu la tuer et se protégeait contre cette pulsion de mort en attirant l’attention sur l’enfant et en le plaçant dans les institutions. Le rejet précoce de l’enfant et l’imposition d’un prénom à l’image de ce rejet ont eu des répercussions graves non seulement au niveau des interactions mère/enfant mais également au niveau des relations enfant/environnement familial large. En effet l’ensemble de la famille en France et dans le pays d’origine se trouve décontenancé par le prénom de Sonia qui se démarque complètement des noms usuels dans la famille et qui crée un désordre dans l’ordre de la filiation et par le comportement qu’elle affiche qui expose la famille à l’humiliation. Sonia apparaît, dès lors, comme un enfant du désordre par rapport : • à l’ordre du Nikah qui suppose la procréation sans limite alors que les
parents lui ont opposé leur propre règle ; • à la prohibition de l’avortement contre laquelle la mère s’est insurgée ; • à la logique de la nomination, voire de la filiation face à laquelle la mère a
choisi un prénom sortant des habitudes de la nomination dans la famille ou dans le système culturel local. Ce désordre a révélé à la fois le désir de restructurer autrement les liens et la tentative de fuguer symboliquement. Restructurer autrement les liens suppose le désir d’échapper au fait d’être l’objet du premier substitut maternel, le désir d’échapper à la place que lui a assignée le mythe ou le fantasme : sortir d’un désir et d’attentes trop contraignants, sortir de la capture parentale pour une renaissance dans le désir propre du sujet, pour une levée progressive des interdits qui barrent parfois l’accès au plaisir. Dans ce désir de pseudo-métamorphose gît parfois la difficulté à faire un travail d’élaboration au lieu même de ce qui fonde ce désir de changement. L’angoisse de perte est très présente dans ce genre de processus. Par ailleurs ce désir peut être vécu par le groupe comme une attaque, une menace de mort. Tout était attaqué. De ce fait les repères du couple parental étaient perturbés. Ce dernier était mis à découvert face à son désir de transgression comme était menacée la continuité du groupe élargie sans donner au couple les moyens efficaces d’agir pour tout contrôler. Sonia est l’enfant du désordre et c’est un peu dans ce sens que la mère a cherché à l’éliminer d’abord par les médicaments, ensuite par les placements. Le recours aux croyances culturelles constitue une tentative pour mettre de l’ordre dans un univers dominé par des désirs parentaux transgressifs qui sont confirmés par le prénom « bizarre » et les comportements inquiétants de l’enfant. Bien que les parents et la famille élargie se soucient des symptômes de Sonia, il n’empêche qu’ils ne la contiennent pas. Au contraire, à travers les
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croyances, ils l’expulsent hors du champ de la filiation faisant d’elle un être étrange inquiétant, désapprouvé pour lui-même et pour l’objet persécuteur qui l’a incarné. Elle n’est pas désormais l’enfant de la mère, des parents. Elle est l’enfant de djinn. D’ailleurs, ne faudrait-il pas être un enfant de djinn pour parvenir à déjouer les attaques maternelles et pouvoir survivre ? Les croyances aux djinn bien qu’elles s’offrent aux parents, à la famille élargie comme défense contre tous dangers menaçant la cohésion interne de l’ensemble, ne sont pas parfois opérationnelles dans un contexte migratoire et, ce, parce que l’étayage groupal et culturel n’est pas puissant et continu dans le quotidien. Par ailleurs le recours à ces croyances permet par contre d’aborder avec les parents et la famille K les conflits intrapsychiques qui les assaillent et qui les empêchent de faire des liens : • entre le monde des djinn et leur monde psychique ; • entre l’avant-naissance de Sonia, tout de suite après et maintenant ; • entre les attitudes de l’enfant et les leurs, celles de l’enfant, des institutions
et les leurs ; • entre ce prénom qu’elle porte et leur système de nomination ; • entre le pays d’origine et le pays d’accueil ; • entre la modernité et la traditionalité.
Sonia, un enfant à renaître
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La consultation où ont été reçues Sonia et sa famille a eu lieu dans le cadre d’un groupe de formation en ethnopsychanalyse constitué pour l’essentiel par des « psy » ayant une expérience thérapeutique. Le père, l’enfant, la mère sont inscrits dans le même cercle qu’ils forment avec le groupe des thérapeutes. Installée entre le père et la mère, l’enfant occupe une place assez distancée de l’un et de l’autre. Aucun regard ne s’échange entre Sonia et ses parents et on parle d’elle comme s’il s’agissait d’un absent. Sonia, les yeux plongés dans le sol, ne murmure des mots que quand les thérapeutes l’interpellent. Cependant, les parents sont très bavards pour expliquer dans les détails les problèmes que leur pose l’enfant, son prénom et pour s’apitoyer sur leur sort, face à des solutions qui leur semblent difficiles à trouver. Au fur et à mesure que le groupe des thérapeutes offre des représentations pouvant faciliter le travail de liaison dont souffre la famille, l’attention des parents s’oriente de plus en plus vers l’attente de la solution miracle qui permettrait l’intégration de l’enfant et, ce, à tous les niveaux. Vient alors une association offerte par le thérapeute principal et tournant autour des liens de ce prénom avec la langue arabe. Pour lui, le prénom
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Sonia fait lien avec Sunna1 tant au niveau de la musicalité qu’au niveau symbolique. Sans lui donner le temps de finir sa représentation, le père se saisit de ces premières formulations pour confirmer les liens entre les deux mots et pour expliquer au groupe le sens de la Sunna. La Sunna est, pour lui, ce qui vient avant la prière avant l’acte. La Sunna est le code, la règle, la base de ce qui définira ultérieurement les obligations, les devoirs d’un bon musulman. Très enthousiasmé par cette découverte, le père réussit à convaincre sa femme et à faire valoir auprès d’elle l’arabité d’un tel prénom. Ils se retournent alors vers leur fille. Le père, la prenant par l’épaule, la rapproche de lui et lui promet qu’il expliquera à toute la famille qu’ils ont eu tort de rejeter son prénom. Bien que l’association soit « tirée par les cheveux » sur le plan purement linguistique, il n’empêche qu’elle a fait sens sur le plan symbolique. En effet, tout comme la Sunna, Sonia est ce qui précède l’acte et le mythe familial qui l’a défini. Tout comme la Sunna, elle vient rappeler aux parents leur double transgression : celle d’ériger un mythe familial en contradiction avec le mythe religieux collectif, et celle de tuer la vie dans le ventre de la mère... L’interprétation des taleb va dans le même sens. Sans le préciser, ils diagnostiquent que la mère a marché sur « quelque chose » qui a provoqué la colère des êtres du monde de l’invisible. C’est cette chose-là que la mère et le père pressentent depuis toujours et par rapport à quoi un travail d’élaboration et de transformation n’a pas pu s’ébaucher... La manière dont les parents entourent Sonia au cours des derniers moments de la séance et à la fin de celle-ci nous révèle que l’enfant est en train d’entrer par la grande porte. Elle est en train de renaître, par le prétexte (pré-texte) de la langue, dans le langage, et partant, prendre sa place dans la chaîne de la filiation.
Commentaire. On voit à travers cette vignette clinique que les représentations culturelles, en l’occurrence ici les croyances aux djinns, interviennent, entre autres fonctions sur lesquelles je reviendrai ultérieurement, comme contrainte, contrôle, garantie de l’homéostasie et de la permanence du groupe. Elles peuvent intervenir également, entre autres fonctions, comme valeur, référence, vision du monde articulée avec des idéaux réglant les conduites et les possibilités de communications individuelles et du groupe.
1. La Sunna est l’ensemble des comportements verbaux et non verbaux du prophète : Hadith (paroles), actions (Fi’L), silence (Sukut)... Elle trace pour le croyant la voie à suivre.
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Observation n◦ 2 : M. M B M. M B est un jeune de 24 ans, d’origine algérienne. Bien qu’il soit né en France, il maintient avec l’Algérie de très grands contacts grâce à des retours très fréquents dans sa famille élargie. Depuis qu’il travaille, il lui arrive de rentrer deux fois par an, voire plus, particulièrement, depuis que sa grande sœur s’y est installée. M. M.B. est le troisième d’une fratrie de cinq enfants dont l’aîné est un garçon et les autres sont des filles. Les parents sont croyants, pratiquants et très proches de la tradition. M. M.B. est venu me consulter sur les conseils de son médecin psychiatre car il présente ses difficultés sur un versant culturel. M. M.B. parle de S’hur 1 , de mauvais œil et demande au médecin de lui indiquer un « psy » capable de décoder ce dont il souffre. L’histoire de M. M.B. telle qu’il l’a racontée lors de la première séance, se résume ainsi :
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Cousins, cousines Jeune garçon, il s’est lié de profonde amitié avec un arrière-cousin du côté de son père qui a le même âge que lui. C’est avec lui qu’il passe le plus clair de son temps lors de grandes vacances en Algérie. Ils sont devenus comme l’« ombre l’un de l’autre ». Cet arrière-cousin habite en Algérie et pour remédier à cette absence physique M. M.B. lui écrit des lettres au moins une fois par semaine. Devenus jeunes adolescents, M. M.B. cherche à rapprocher son ami de sa sœur et finit par les préparer à se marier ultérieurement ensemble. Il a tout fait, dit-il, pour réaliser ce mariage : il a convaincu la sœur des qualités humaines et viriles de son ami et a convaincu les parents de l’opportunité d’une telle alliance. Cependant tout de suite après le mariage, il devient très agressif à l’égard de son beau-frère, très nerveux avec lui au point que ce dernier cherche à l’éviter en refusant de sortir avec lui pendant les vacances ou de répondre à ses lettres et à ses appels téléphoniques très nombreux. M. M.B. décide alors de se marier pour oublier tout cela et pour régulariser sa situation avec sa religion. Son ami l’a fait puisque depuis son mariage, il s’est mis à faire la prière. Il part en vacances l’été pour rejoindre ses parents et là il se fait « coincer » par son oncle paternel qui cherche par tous les moyens à le fiancer avec sa fille. Il réussit à s’en défaire, moyennant un conflit avec lui, et à se fiancer avec une fille étrangère à la famille. La Fatiha2 a été faite par ses parents en son absence mais avec son accord. Le mariage est prévu pour l’été d’après.
1. Envoûtement-maraboutage-filtres magiques. 2. La Fatiha est la première sourate du Coran celle qui ouvre le Coran. Mais c’est aussi celle qui inaugure tout acte pieux. La première étape du mariage (fiançailles) est rendue licite, officielle, publique par la lecture collective de la Fatiha.
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Il passe une année relativement calme pendant laquelle il cherche à se réconcilier en vain avec son beau-frère. Dès l’approche de l’été il sent qu’il n’est pas tout à fait prêt financièrement pour affronter le mariage et demande à ses parents de le retarder. Ces derniers, d’accord sur le principe, lui conseillent d’aller l’annoncer lui-même. Un transfert d’amour de la fille vers le garçon. Au mois d’octobre, il part seul en vacances au pays et y séjourne pendant un mois. Là son beau-frère lui présente un ami à lui pour lequel il a tout de suite ressenti un coup de foudre. « Il y a eu, dit-il, un transfert d’amour de la fille vers le garçon. » Peu de temps après cette rencontre le beau-frère lui conseille vivement d’abandonner cette relation car ce garçon est réputé pour ses mauvaises fréquentations. Il éprouve de la colère contre son beau-frère et pense qu’il le trahit. De retour en France, il ressent des douleurs atroces au niveau des bourses, des picotements au niveau du pénis. Il perd la sensation d’érection, son « organe devient mou ». Il est sujet à « des maux de tête affreux ». Il devient très irrégulier sur le plan du sommeil, très instable sur le plan de l’humeur. Il éprouve du dégoût vis-à-vis de sa fiancée avec laquelle il rompt. Cependant l’image du copain de son beau-frère devient obsédante. Il se met à lui écrire tous les jours, à lui téléphoner. Son état de santé empire. Il décide alors d’aller consulter seul un taleb que les parents « ont l’habitude de voir pour résoudre certains de leurs problèmes ». « Je suis allé consulter un marabout marocain dit-il. J’ai eu tort. J’aurais dû en parler avec mes parents, aller avec eux, j’aurais eu plus confiance. Ce marabout m’a décrit le mal et la personne qui l’a fait. C’est la famille de l’oncle qui m’a proposé sa fille qui a fait ce travail de S’hur sur moi. Mon oncle l’a fait pour m’éloigner de ma fiancée et me rapprocher de sa fille. C’est après coup que j’ai ressenti cela. Ce marabout me donnait beaucoup de choses à boire, il me faisait beaucoup de B’khour (fumigations) moi je le payais évidemment. Je suis allé voir d’autres marabouts. Ils me faisaient tous les mêmes choses. Ils me faisaient venir plusieurs fois par mois et moi je payais. J’ai regretté d’avoir mélangé les marabouts sans l’aide de mes parents ». Le S’hur, le marabout : une affaire de groupe. Quand M. M.B. constate que ses démarches individuelles dans ce domaine ne lui apportent pas de résultats satisfaisants et face à sa souffrance croissante (côté corps et côté cœur), il décide de parler de ses douleurs physiques à son père. Ce dernier lui conseille d’aller consulter en Algérie en sa présence à lui et en la présence de deux oncles vivant dans le pays. L’été suivant, il rejoint son père en Algérie et tous ensemble, avec les deux oncles, ils vont voir un éminent taleb qui diagnostique tout de suite trois attaques venues de personnes différentes : un mauvais œil provenant d’une voisine de ses parents, un S’hur fait par le marabout de France et avalé par M. M.B. par l’intermédiaire du café et un S’hur fait par l’oncle. Ce dernier lui a été fait de la manière suivante : ils lui ont mis une robe sous le matelas, robe qui a été imprégnée de sa transpiration ainsi que deux
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œufs qu’ils ont passés sur le lit. C’est avec ce même type de matériel que l’éminent taleb a réussi en trois temps à chasser ce S’hur. Il a également réussi à débarrasser M. M.B. de son mauvais œil et du travail du marabout de France. Sur ce, le taleb lui a vivement conseillé de ne jamais aller voir un taleb seul, de ne jamais aller consulter un taleb en France et de venir souvent en Algérie pour faire des Ziara (visite) à des Walî (saints). Suite à cette consultation dans le pays, M. M.B. se sent soulagé de sa souffrance et projette de se fiancer et de se marier afin d’oublier cet épisode difficile. Il passe une année relativement calme et l’été suivant, il rentre au pays et se fiance avec une cousine côté paternel. Depuis ses fiançailles, il se met à faire la prière pour essayer d’éloigner ces pensées du Shaïtan (satan) qui lui ramènent de temps en temps sous forme extrêmement tendre et sexuée l’image du copain de son beau-frère.
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Il dit que pour l’instant, il n’éprouve pas de problèmes sur le plan sexuel cependant il se sent stressé, a énormément mal à la tête et se sent très irritable au moindre reproche ou réflexion qu’on lui fait. Il a peur que le mariage provoque « sa chute ».
Commentaire. À travers le résumé de cette vignette clinique on retrouve le schéma brossé par plusieurs anthropologues dont C. LéviStrauss (1958, chap. « Le magicien et sa magie ») selon lequel le complexe chamanique repose sur trois éléments : le chaman (le Taleb), le patient (M. M.B.) et le groupe (les oncles). Le Taleb ne peut être efficace que si à son sujet il y a un consensus collectif. Hors de ce consensus il y a le doute, voire la suspicion face à sa fiabilité. Ce court résumé nous montre la place et la fonction de l’étiologie traditionnelle dans l’univers affectif de M. M.B. et, ce, comme un recours, un lieu de dépôt de ses souffrances physiques et psychiques. Elle montre également la place et la fonction du groupe comme référence, garantie par rapport à la valeur des représentations culturelles et comme repère qui permet de discriminer la validité des choses et de contenir, réorganiser les débordements pulsionnels. En effet, les pulsions (désirs) homosexuelles de M. M.B. le déstabilisent et le mettent dans une situation de transgression (idées du Shaïtan). La croyance au S’hur lui permet de déposer « provisoirement », ces désirs hors de lui et de chercher à l’angoisse qu’ils provoquent un contenant fiable. Les systèmes thérapeutiques modernes ne semblant pas lui convenir, M. M.B. choisit la démarche traditionnelle et s’en empare comme une valeur sûre pouvant répondre immédiatement et, par certains côtés, efficacement à ses besoins de santé et de filiation.
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Ce recours aux systèmes thérapeutiques traditionnels se retrouve pratiquement chez l’ensemble des patients qui viennent à ma consultation et, ce, même si les prises en charge médicales, psychologiques paraissent bien fonctionner. Ces systèmes thérapeutiques ainsi que les représentations culturelles (croyances diverses) qui les fondent restent très présents et occupent une place importante dans l’espace des séances, voire dans le processus thérapeutique lui-même. Il s’agit d’une double démarche de soin qui révèle la complexité du lien entre l’individu et son groupe par l’intermédiaire des représentations qui donnent corps à ce groupe. Observation n◦ 3 : La double démarche de soin, une nécessité pour la continuité psychique : le matelas enchanté de M. H Il s’agit d’un patient d’origine algérienne âgé de 55 ans, vivant en France depuis trente ans, marié et père de trois enfants dont le premier a 15 ans, la dernière, 10 ans. M. H est venu consulter pour des problèmes de dysfonctionnement sexuel (impuissance) qu’il attribue à un travail de sorcellerie sur sa personne. M. H ne connaît pas l’auteur de son malheur. Cependant, il a l’intime impression qu’il s’agit d’un envieux issu de son entourage immédiat. Cette situation l’inquiète beaucoup et cause de grands troubles dans son ménage. M. H est venu à la consultation suite à des vaines tentatives de soins auprès de médecins et de taleb. Pendant la première séance, il m’informe qu’il a été travaillé par la sorcellerie Meshour. Sorcellerie qui lui a enlevé sa vitalité, tué son désir, endormi son sexe qui est devenu mou et froid. Il précise également que certains Taleb lui ont dit que « le produit magique » était absorbé à travers la nourriture, d’autres lui ont dit qu’il est fourré quelque part dans la maison. D’ailleurs, M. H reconnaît lui-même avoir trouvé des objets bizarres dans les pots à plantes et découvert des traces de liquides devant la porte de son appartement. Au début, pendant la deuxième séance et il en est de même pour les séances suivantes, M. H s’accorde un temps variable pour ne parler que de ses démarches du week-end auprès des Taleb de la région et hors de la région voire dans le pays d’origine. Il en parle tantôt avec une certaine conviction, tantôt avec une déception. Cependant, elles occupent fortement le champ de sa pensée. Passé ce temps de rappel, M. H parle facilement de lui-même, de son enfance, de son adolescence, de son immigration, de son auto-initiation en terre d’exil, de la solitude des premières années, de son mariage tardif. Il parle également de son travail et d’un premier accident de travail qui lui a causé beaucoup de préjudices sur le plan respiratoire suivi d’un second qui a nécessité sa condamnation à vie hors du circuit professionnel. Il parle des premières manifestations de ses troubles qu’il relie à ces deux accidents successifs. Il associe facilement entre les événements de sa vie, il
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rapporte des rêves et reste pendant le travail très motivé et très disponible. Il lui arrive souvent, en cours de séance, d’alterner entre un matériel culturel et un matériel individuel. Cependant, cela n’altère en rien le processus thérapeutique dont l’évolution semble aller dans le sens d’une résolution des conflits qui sont à l’origine de son impuissance sexuelle. M. H parle déjà de tentatives plus ou moins réussies avec sa femme et qui restent encourageantes pour lui.
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Mais voilà qu’un jour, il arrive en séance, le sourire remplissant son visage et me dit : « Ça y est, je l’ai fait ; j’ai passé la nuit du dimanche à faire ce qu’il fallait faire avec ma femme ; j’ai recommencé la nuit suivante et je garde toujours la même force... d’ailleurs, ma femme pense qu’elle risque d’être enceinte. Elle ne prend plus de contraceptifs depuis des années... » Soupçonnant quelques explications étrangères au cadre thérapeutique, je demande à M. H d’en dire plus. Il m’informe alors que le Taleb à qui il a rendu visite ce week-end lui a tout révélé, prodigué les bons conseils, prescrit les tisanes miraculeuses et lui a fabriqué quelques amulettes. Il lui a raconté que le S’hur (produit ensorcelant) est bel et bien fourré dans le matelas. Il a suffi dès lors, de jeter ce dernier par la fenêtre, de purifier la maison par une offrande (un repas à base de viande) et par des fumigations de benjoin ; ensuite, d’acheter un autre matelas dans lequel il a fourré un hirz (amulette) protecteur fabriqué par les bons soins du Taleb. L’ordre est dès lors revenu.
Commentaire. Bien que les données cliniques dont je dispose, pour ce cas, révèlent un travail d’élaboration et de transformation bien avancé, il n’en demeure pas moins que je suis dans l’impossibilité de dire que, seule, la psychothérapie a pu permettre ces résultats. D’ailleurs, M. H ne peut se passer des thérapies traditionnelles. N’est ce pas lui qui dépose à chaque séance son propre cadre théorique dans le mien avant de commencer à parler de lui-même. Il a ressenti à chaque fois, le besoin de valider les deux démarches en les faisant coexister dans un même cadre. Toute tentative de ma part pour disqualifier cette autre démarche n’aurait rien changé dans le rapport de M. H avec cette dernière mais aurait des effets très négatifs sur l’alliance thérapeutique que je cherche à établir avec lui. Aussi, quand il vient m’annoncer que, grâce au Taleb, il a recouvert sa forme sexuelle, il vient me signifier qu’il reste cohérent avec lui-même et avec la chaîne de filiation dans laquelle il est inscrit. Accorder un grand crédit à la psychothérapie, c’est faillir à son système de croyances, voire perdre les repères qui le lient à ce dernier et à son groupe de référence. Le système de représentations culturelles apparaît, dès lors, comme une valeur intériorisée, une modalité de liens signifiant la groupalité psychique, groupalité souvent dévoilée en dehors de tout groupe d’appartenance réel.
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Discussion Telles qu’elles s’articulent avec la vie du groupe, les représentations religieuses et socioculturelles se révèlent très influentes dans la structuration des liens entre les membres et l’ensemble de la communauté. Elles vont jusqu’à marquer leur espace architectural, ordonnancer la logique du lien avec le sacré et le païen. Leurs empreintes dépassent largement le cadre des contraintes objectives, réelles pour travailler en profondeur les orientations des sujets par rapport à leur groupe. C’est cette dimension subjective du groupe, la représentation personnelle que chacun s’en fait, qui seront à l’œuvre chaque fois que le désir individuel cherche à faire surface. C’est cette groupalité de référence qui rappelle que les représentations religieuses et socioculturelles fonctionnent au sein des individus et des groupes comme des organisateurs psychiques de cette groupalité. La groupalité psychique qui en découle se passe du temps et du lieu du groupe réel pour fonctionner de manière presque autonome au sein du sujet lui-même. Les trois illustrations cliniques abondent dans ce sens. Dans les trois situations, les personnes se trouvent dans une position de séparation géographique ou idéologique avec leur groupe d’origine. Cependant, elles se trouvent toutes confrontées à leurs groupes intériorisés qui orientent leur manière d’entretenir des liens avec leurs désirs, les exigences du groupe et la réalité extérieure. Ainsi la révolte de Mme K. contre les mythes ancestraux et son désir de les transgresser se trouvent déviés de leurs buts et pris en charge par la croyance aux attaques par les djinn. Son désir de changement se trouve confronté avec la logique homéostatique du groupe qui le vit comme une attaque des liens (internes/externes). Les djinn qui prennent le relais rendent le désordre vivable pour Mme K. et contrôlable par le groupe. L’enfant de Mme K. est introduit et reconnu par le groupe grâce à ce qui fonde la communication au sein de ce dernier, à savoir sa langue et ses références culturelles. Il en est de même pour les désirs homosexuels de M. B. et de son dysfonctionnement sexuel. Les deux ne trouvent aucune place dans la culture de son groupe, virilité oblige. Son désir homosexuel se heurte de plein fouet aux interdits de son groupe et subit les conséquences de la censure qui rend souffrant et mou son organe sexuel. M. B. invoque souvent Dieu et la nécessité de la prière comme pour se protéger contre le débordement pulsionnel. Seule la représentation culturelle (le S’hur) a pu rendre représentable les troubles sexuels de M. B. et a pu donner lieu à une parole à leur sujet au sein du groupe. Dans le cas de M. B., les taleb, tout comme le S’hur sont une affaire de groupe. L’individu seul
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s’y perd, ne se sent pas sécurisé, protégé car même les Taleb peuvent être destructeurs. On voit à travers les deux cas cliniques, tout comme Freud le souligne, que les représentations culturelles apparaissent comme une véritable « partie “organique” de la vie psychique » des membres d’un groupe. Toutes celles qui s’érigent en tabou ne cessent d’infliger des représailles à ceux qui les transgressent. Quant à l’observation n◦ 3, elle révèle le rôle que pourrait jouer cette groupalité dans le cadre d’une relation thérapeutique plus particulièrement si le cadre ne tient pas compte des réalités socioculturelles des patients. Comme j’aurai l’occasion de le développer dans la dernière partie de ce travail, la double démarche de soin est à la fois ce qui assure la continuité entre le sujet et son groupe d’appartenance, le sujet (la famille) et le cadre thérapeutique et ce qui permet l’émergence de vécus idiosyncrasiques et intersubjectifs. On voit alors qu’il existe, d’une part des liens interactifs entre individu/groupe/culture et d’autre part qu’une représentation idiosyncrasique ou intersubjective n’arrive à être formulée que si elle s’étaie sur d’autres représentations groupales et sociales (culturelles). Les personnes en difficulté citées ci-dessus, tout en révélant l’importance de la groupalité psychique et réelle, la co-émergence du psychique et du culturel, s’appuient sur les croyances, les normes, les valeurs de leurs systèmes culturels pour associer sur leurs difficultés personnelles ou de groupe.
Chapitre 3
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ORGANISATEURS RELIGIEUX, SOCIO-CULTURELS ET PSYCHIQUES DE LA FAMILLE
L A PROHIBITION DE L’ INCESTE : UNE DÉLIMITATION DES FRONTIÈRES DE LA FAMILLE « Illicites (comme épouses) sont pour vous vos mères, vos filles, vos sœurs, vos tantes paternelles et maternelles, vos nièces du côté des frères et vos nièces du côté de la sœur, vos mères et vos sœurs de lait, les mères de vos femmes, les belles filles qui sont dans votre giron et nées de vos femmes avec qui vous avez consommé le mariage ; toutefois si vous n’avez pas consommé le mariage avec (ces épouses), nul grief à vous faire (si vous épousez ces belles filles). (Illicite est de prendre) les épouses de vos fils nés
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de vos reins, d’épouser ensemble les deux sœurs — sauf celles épousées dans le passé. Allah est absoluteur et miséricordieux1. »
Ce verset introduit, d’emblée, une définition du système de parenté dans le monde arabo-musulman. Ce système, délimité par la prohibition de l’inceste, ne recouvre pas seulement les liens de consanguinité mais les dépasse largement pour inclure des liens par le lait et par le sperme. De ce fait l’islam élargit le champ de la famille étroite et, ce, à travers une articulation, voire l’établissement d’équivalence entre le sang, le lait et le sperme. La parenté de sang est équivalente à la parenté de lait qui est à son tour, et dans certaines conditions, équivalente à la parenté par le liquide séminal. Ce dernier pourrait être envisagé, ici, comme un condensé de sang vital et de lait nourricier car une simple fécondation transformera les liens de sperme en liens de sang et/ou de lait. Par ailleurs le lait pourrait symboliser la vitalité, la fertilité, l’immortalité, la renaissance. Il pourrait être à la fois nourriture et semence. Tout en offrant des frontières à ce qui est illicite dans le domaine des relations sexuelles, l’islam ouvre la voie aux champs du possible dans le choix d’objet sexuel. À l’idée de Freud : « Comme ton père tu feras (choisissant une femme comme ta mère), mais comme ton père tu ne feras pas, c’està-dire de prendre cette femme qui est ta mère », on pourrait ajouter, dans le contexte musulman, que le sujet ne devra pas faire comme son père non seulement avec la mère mais avec l’ensemble de celles que Dieu Le Père a prohibé pour les pères. Cet interdit n’ouvre pas obligatoirement sur l’exogamie mais laisse ouvertes des possibilités d’alliances endogamiques telles que celles qui pourraient se sceller entre les cousins/cousines germains du premier degré. Les partenaires du couple apportent avec eux cette interdiction de base avec sa double polarité de restriction et d’ouverture. C’est à partir d’elle que des liens pourraient être envisageables ou condamnables et par le divin et par le social. Le premier organisateur psychique de la famille qui est le choix du partenaire (Eiguer, 1982 découle, en partie, de cette prescription/inscription devenue élément (constituant) de base de l’inconscient ethnique. Par ailleurs il prend appui sur elle pour déjouer les angoisses de castration, voire pour résoudre le complexe d’Œdipe. Dans les mariages cousins/cousines, il y a matière à débusquer les désirs incestueux les
1. Sourate 4, « Les Femmes », verset 23, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980.
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plus prohibés déplacés sur la personne de la cousine à la fois sœur et épouse et du cousin frère et mari.
S ILATU E L ARHÂM : UNE SOLIDARITÉ INCONTOURNABLE
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« Adorez Allah et ne lui associez rien ! (Marquez) de la bienfaisance à vos pères et mères, au proche, aux orphelins, aux pauvres, au client par parenté, au client par promiscuité, au compagnon par promiscuité, au voyageur et à vos esclaves ! Allah n’aime pas celui qui est insolent et plein de gloriole1. »
Dans la majorité des versets cités en référence (voir note) l’islam insiste sur le respect, la sauvegarde, la préservation, la continuité des liens de consanguinité et de miséricorde (bienfaisance). Les plus désignés par ces liens sont d’abord les parents. Ces derniers doivent recevoir de leur progéniture, les témoignages de respect, de gratitude et d’accompagnement solidaire et, ce, en permanence et jusqu’à la fin de leurs jours. Le Coran rappelle (et insiste sur) la souffrance subie par ces derniers pour protéger leurs enfants et recommande à ce que ces derniers ne les rejettent pas ni par un mot désagréable ni par un abandon réel. Quiconque offusquera ses parents se verra croître en abjection et provoquera la colère d’Allah. Le prophète va dans le même sens, cependant il accorde une place de prédilection pour la mère qui, d’après lui, nécessite plus de protection. Bien que la conquête de Dieu passe, également, par la conquête des parents, que la réconciliation avec ces derniers peut ouvrir la voie de la réconciliation avec Dieu, bien qu’ils soient tous les deux médiateurs du paradis, il n’empêche que la mère, à elle seule, détient les portes du paradis sous ses talons. Ces liens de consanguinité marqués par la protection, la solidarité, la permanence, la bienfaisance déborde le cadre des parents pour concerner tout un réseau composé des enfants eux-mêmes, des grands parents, des oncles et tantes, des cousins, des mères frères et sœurs de lait, des proches de toutes catégories et de manière beaucoup plus étendue le clan ou famille très élargie. L’islam, par son insistance sur Silatu Errahimi, marque l’importance des liens de filiation et de la solidarité réciproque intra et intergénérationnelle. Il met ces liens et cette solidarité respectueuse en étroite relation 1. Sourate 4, « les Femmes », verset 36, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980.
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avec le royaume des Cieux. C’est ainsi que Errahimu, une des instances de la création divine, est particulièrement sensible à ce qui se joue entre les générations d’un groupe familial. Elle est responsable de la gestion des liens de protection mutuelle entre ces générations. Celui qui lie des relations de bienfaisance avec ses parents et ses proches sera lié par elle au paradis et celui qui provoque une rupture dans les liens de filiation et qui rejette parents et proches sera rejeté par elle et orienté vers la Géhenne. Instance divine à la manière d’un surmoi collectif qui régule et ordonne les relations entre les générations et qui impose une valeur organisatrice pour la famille d’où l’importance des liens de filiation fondés sur la solidarité, l’entraide, la réciprocité et la permanence.
L’ HOSPITALITÉ Hospitalité, générosité (Karam) coiffent les actes de tout musulman car ils découlent de l’amour de l’autre à travers l’amour pour Dieu. Le Coran rappelle l’hospitalité d’Abraham1 et celle de Houd2 , hospitalité qui révèle le grand respect des hôtes même s’ils sont des étrangers inconnus et le geste généreux et bienfaisant à leur égard même si les moyens manquent. La pensée coranique, à ce propos, est prolongée par l’imaginaire collectif arabo-islamique qui loge à l’intérieur de son enceinte des figures marquantes de Karam (hospitalité, générosité) dont la plus illustre est celle de « Hatem ETTÂ’I ». Ce héros de l’inconscient collectif est un homme capable de tout offrir à ses hôtes même s’il faut sacrifier son dernier bien. Personnage de l’époque jahilite, il devient le prototype de la générosité et du don jusqu’à ce jour. Modèle de conduite pour celui qui veut s’élever au rang d’homme (mar’un) comme il est défini par la tradition et la culture arabo-musulmane, il se loge dans les interstices de ce qui alimente l’imaginaire et l’inconscient collectifs à savoir les contes, les mythes, la pratique quotidienne. Tout modèle de conduite est à la fois idéal et réalité, l’exemple de « Hatem ETTÂ’I » nous montre à quel point l’idéal de la conduite et la conduite se rapprochent. Ce modèle, celui de l’hospitalité, du Karam, se présente comme un organisateur socioculturel de la famille. Il se transmet de génération en 1. Sourate 51, « Celles qui vont », verset 24-27, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980. 2. Sourate 11, « Houd », verset 78, trad. R. Blachère, Paris, Masson, 1980.
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génération à l’intérieur des familles et reste disponible et efficace dans l’imaginaire collectif arabo-musulman. Toute famille se désigne, entre autres qualités, par sa capacité d’accueil et de générosité face à « l’étranger familier » ou « l’étranger inconnu ». Cette reconnaissance peut remonter à plusieurs générations et dévoiler l’hospitalité comme un mythe (thème ou règle) qui structure la famille. Bien que ce soit souvent le père ou la mère ou le couple qui adoptent cette conduite, c’est sur l’ensemble de la famille que retentissent ses effets. Idéal de conduite disponible pour l’ensemble de la communauté arabomusulmane, l’hospitalité remplit, néanmoins, au sein de chaque famille un certain nombre de fonctions implicites dont les expressions se révèlent concluantes, plus particulièrement, dans les situations de crise et de rupture. Au-delà des fonctions narcissiques et homéostasiques que je reprendrai ultérieurement, je cite la fonction de pare-excitation liée à la rencontre avec un étranger. Abraham tout comme Houd avaient peur de leurs hôtes étrangers, inconnus. La nourriture, comme je l’ai rappelé précédemment, a cette capacité de rendre familier l’inquiétant étranger et de le transformer à la manière d’une baguette magique, en un être ami et fidèle. Gare à celui qui trahit l’eau et le sel. C’est dans la situation de crise que l’acte spontané (inconscient) dévoile ses intentions et nous renseigne sur certains aspects latents de sa logique. La vignette clinique suivante me permet de mieux recadrer cette pensée.
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Observation n◦ 4 : Plus généreuse que moi... Tu renforces les liens Il s’agit de la famille Kacim d’origine maghrébine. Elle est composée du père, de la mère et de quatre enfants dont l’aîné Jamel se trouve en difficulté scolaire. Jamel m’a été adressé par la famille sur les conseils de Mme Bernadette, une assistante sociale scolaire. Mme Bernadette semble être bien appréciée par les parents et plus particulièrement par la mère. Un jour Mme Bernadette me téléphone. Très bouleversée et dans la difficulté de comprendre ce qui se passe avec Mme Kacim, elle me raconte que cette dernière lui a fermé la porte au nez en la traitant de traître. Suite à cet échange téléphonique et à la rencontre qui l’a suivi avec les parents de Jamel, j’ai compris le fond de l’histoire que je résume ainsi. Lors d’un premier passage chez la famille Kacim pour leur expliquer le fonctionnement scolaire de Jamel, Mme Bernadette a été agréablement surprise par l’accueil chaleureux que lui avait réservé la mère. Gâteaux orientaux, thé à la menthe étaient à l’honneur doublés par des invitations
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insistantes pour venir partager un couscous avec la famille. Pour payer ses dettes, l’assistante sociale ramena un paquet de gâteaux du terroir pour Mme Kacim. Les visites se sont répétées quatre fois pendant l’année scolaire et à chaque fois elles ont donné lieu au même rituel : une table garnie de sucreries. Un jour, Mme Bernadette finit par partager un repas de midi avec la famille. À travers ce rituel, Mme Kacim avait cherché dans un premier temps à calmer l’agressivité de l’assistante sociale en purifiant ses pulsions (destructrices) par la nourriture. Cette assistante sociale n’était pas seulement une inconnue mais elle matérialisait, en plus, la menace qui pouvait peser sur la famille : échec scolaire de l’enfant, humiliation, risque de mesure judiciaire... Dans un second temps elle avait tenté par l’intermédiaire du même produit de faire d’elle, une amie de la famille. Voyant que Mme Bernadette répondait favorablement à son appel, les deux femmes rentrèrent dans un mouvement de surenchère de type : plus de la même chose : plus généreuse que moi..., tu nous lies. Alors que Mme Kacim était assurée à chaque fois, à travers la réponse de l’assistante sociale, qu’elle avait gagné son amitié, Mme Bernadette avait la conviction, à chaque fois, qu’elle avait largement payé sa dette. Pour Mme Kacim, Mme Bernadette était une amie fidèle de la famille. Pour Mme Bernadette, Mme Kacim ainsi que la famille constituaient les bons clients auxquels pouvaient aspirer un grand nombre de travailleurs sociaux. Jusqu’au jour fatidique de la crise, chacune s’accommodait de sa représentation. Ladite crise a été déclenchée par une décision du conseil du collège d’exclure Jamel pendant trois jours. Cette exclusion faisait suite à un comportement violent, répétitif, de l’enfant envers ses camarades et surtout envers l’un de ses professeurs. Cette mesure disciplinaire était nécessaire et la tâche de la communiquer aux parents revenait à Mme Bernadette. C’est ce qu’elle fit en se dirigeant vers l’habitation de la famille Kacim nourrie par la conviction que leurs relations souples allaient faciliter sa mission. La nouvelle figea d’abord la mère avant de provoquer une décharge d’agressivité sur l’assistante sociale et sur tout ce qu’elle représentait. L’agressivité de la mère tendait à accuser l’extérieur et à innocenter son fils et finit par cibler la relation avec Mme Bernadette. Mme Kacim ne parvint pas à comprendre comment une personne amie liée par les liens du sel et de l’eau autorisait-elle à son institution de faire du mal à une famille amie, comment n’avait-elle pas protégé cette famille, comment pourrait-elle garder des pulsions destructrices malgré les effets magiques de la nourriture ? Mme Bernadette réapparut devant Mme Kacim comme une traître indomptable, intraitable, dangereuse et menaçante. Elle lui ferma la porte au nez et refusa désormais tout contact avec elle. Mme Bernadette était également stupéfaite devant le comportement de sa cliente. Elle pensait que cette relation de don et de dette chaque fois renouvelée, chaque fois résolue pour elle, ouvrait les portes d’une meilleure communication dans laquelle elle ne perdait pas de sa fonction d’assistante
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sociale. Elle était même doublement déçue : d’avoir été projetée dans l’imaginaire familial pour occuper une place qu’elle ne voulait pas mais dont elle n’avait pas pris conscience et d’avoir été désillusionnée par rapport à sa méthode de travail qui laissait une place à la convivialité alimentaire.
Cette observation, à l’instar de plusieurs situations analogues, nous révèle les aspects implicites de l’hospitalité. En effet, l’hospitalité est certes un acte inconscient, une valeur et une référence cependant elle est mise au service de l’économie psychique individuelle et familiale et suit la logique des remaniements internes à cette économie. Seules les situations de crise permettent de saisir, dans le vif, ces fonctions par rapport aux interactions dedans/dehors et par rapport aux besoins de l’équilibre intérieur de l’appareil psychique familial. Ce sont ces situations de crise qui dévoilent les à-côtés, ou le dedans d’une représentation culturelle transmise de génération en génération sans que ces dernières en saisissent réellement le sens latent tant il est lointain. Dans le monde arabo-musulman l’évolution sociale oblige les représentations culturelles à dévoiler de manière parfois caricaturale ce sens latent jusque-là passé inaperçu par une simplicité de la vie et par un état d’esprit dominé par la discrétion. L’hospitalité suit les mêmes voies pour devenir une conduite familiale entachée par le paraître et l’exhibition des biens. C’est la crise culturelle au Maghreb qui accule à ces dévoilements et qui, de ce fait, risque de faire perdre à ces représentations leurs valeurs structurantes.
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L E RESPECT DU SECRET FAMILIAL « Celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre constate que les mortels ne peuvent cacher aucun secret » (Freud, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1973).
L’islam incite les croyants à sauvegarder le secret en invitant les partenaires du couple à être une couverture l’un pour l’autre et à préserver leurs secrets mutuels. Il encourage ces derniers à éduquer leurs enfants dans le respect, la pudeur, l’humilité et la protection du secret. Les hadiths qui abondent dans ce sens ne manquent pas au point où on pourrait considérer que la conservation, la protection du secret fait partie des qualités fondamentales d’un bon musulman et de chaque membre d’une famille.
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Imprégnée par cette prescription, la famille arabo-musulmane tient, plus qu’à toute autre chose, à ses secrets et se dote de tous les moyens pour les protéger et pour les garder à l’intérieur de son espace intime. Elle fait de cela une question d’honneur qu’elle cherche à défendre de toute intrusion étrangère. Secrets et roman familial Ces secrets marquent la frontière épaisse entre l’indicible/le dicible, le privé/le public, le dedans/le dehors et s’entourent d’un ensemble de conduites qui tendent à les rendre imperceptibles. Comme dans toutes familles, ces secrets sont présents mais dont le contenu et/ou l’existence ne sont pas soupçonnés ni par la société ni, parfois, par certains membres de la famille elle-même. Ces secrets peuvent être, entre autres, des privilèges transmis de génération en génération, comme des recettes de cuisine, du savoir-faire des artisans ou des dons de guérison. Ils confèrent, de ce fait, à la famille un certain pouvoir et une reconnaissance sociale. Ils constituent une ressource narcissique considérable pour elle. Ils lui injectent de la confiance et deviennent une valeur, une référence, voire une vérité car ils sont ancestraux et vérifiés. Mais il est des secrets plus sordides ou honteux qui dissimulent quelques conflits indicibles. Non connus hors du milieu familial, non parlés à l’intérieur de la famille et, parfois même, non connus consciemment par tous les membres de la famille, ils s’immiscent dans le destin familial. Ils peuvent être un mystère ancestral qui ne devait pas sortir de la famille car toute divulgation entraînerait des préjudices réels ou symboliques à celle-ci : maladie grave d’un ancêtre, problèmes de filiation suite à une adoption cachée ou à une naissance illégitime, abandon d’enfant, rôle compromettant d’un ancêtre pendant la guerre... Ils peuvent survenir à l’improviste dans la vie de la famille : adultère d’un parent, inceste, infanticide, parricide, fratricide... polygamie cachée... L’ensemble de ces secrets découle souvent soit d’événements traumatiques non surmontés par la famille, soit de blessures narcissiques graves. Est blessure narcissique tout ce qui blesse le pare-excitation qui sépare le moi familial du monde extérieur, tout ce qui est douloureux et porte atteinte au moi idéal familial. On tient au secret parce qu’il y a honte ou culpabilité. On cherche par tous les moyens à imposer le non-dit à l’ensemble de la famille et l’injonction « on n’en parle pas » domine et finit par traduire le désir de faire comme si cet événement ne s’était pas produit. Il y a là un refus de la réalité qui est proche du déni. Le déni est
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l’évitement d’un fragment de la réalité sur le mode de la fuite : ne rien savoir de certaines réalités. Ces secrets modèlent, parfois, les comportements, les modes de communication au sein de la famille. Ils participent souvent à la formation des mythes familiaux dans le sens où ces mythes constituent, selon Ferreira (Ferreira, 1963, p. 457), « un certain nombre de croyances bien systématisées partagées par tous les membres de la famille, au sujet de leurs rôles respectifs dans la famille et de la nature de leurs relations ». L’injonction de secret est une règle dans la famille arabo-musulmane. Le silence à propos de ce qui ne doit pas être révélé est pris en charge par l’éducation des enfants où on apprend à ces derniers à être polis, bien éduqués, pudiques, à se taire et à ne pas répondre aux adultes. Bien que cette injonction coûte à tous en tout lieu et en tout temps et qu’elle entraîne dans sa systématisation une fixation : « je sais que je ne dois rien dire », il n’empêche qu’elle est élevée au rang d’une valeur commune transmise de génération en génération. Les effets des secrets, eux aussi, se transmettent de génération en génération, d’inconscient à inconscient de telle sorte que ce qui était indicible pour le porteur du secret devient impensable pour les générations suivantes, l’enfant développe alors certaines attitudes mentales et relationnelles qui assurent la transmission du secret sur plusieurs générations. Chaque génération agit avec ses propres enfants comme ses propres parents l’ont fait avec elle. Alors que le porteur était animé du désir de dénoncer, l’enfant quant à lui cherche plutôt à comprendre. L’enfant, comme Roméo et Juliette, ignore pourquoi la situation est ainsi mais il en subit les conséquences. Dans beaucoup de cas de figure, les secrets finissent par être agis par quelques membres de la famille ou par la famille dans son ensemble. Secrets ou voile sur la famille Dans les familles arabo-musulmanes, les lieux du secret sont multiples. Hormis les secrets que j’ai cités précédemment, il y a ceux qui appartiennent à l’univers des hommes et ceux qui appartiennent à l’univers des femmes et qui ne circulent pas d’un univers à l’autre. Il y a également tout ceux qui s’originent dans la pudeur et qui imposent le non-dit à leur sujet aussi bien au niveau intra ou intersexuel qu’intra ou intergénérationnel. La pudeur est entendue ici selon l’expression de P. Fedida (1976, p. 278), comme l’événement corporel du secret. À tout cela s’ajoutent, dans les situations d’exil, tous les secrets collectifs institutionnalisés et partagés par l’ensemble du groupe ethnique.
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Ces derniers prennent une valeur de secrets privés lorsque la famille est en contact avec un environnement culturellement étranger. Ils sont à ranger du côté « du narcissisme des petites différences » et sont de nature à entretenir le sentiment d’appartenance ethnique et de maintenir la frontière entre le in groupe et le out groupe. Dans la famille maghrébine l’injonction de secret se confond assez souvent avec l’interdiction de parler ou de communiquer sur sa famille dans quelque domaine que ce soit et en l’absence de tout secret. L’idée d’une profanation liée à la parole est souvent présente. L’idée d’une exposition ou d’une fragilisation de la famille par la parole oblige au silence, à l’évitement. La situation migratoire exagère le sentiment d’angoisse face à cette parole qui rend vulnérable, voire qui tue. Cela donne souvent lieu à ce que mes collègues appellent « un discours opératoire, très pauvre, sans affects avec une impossibilité de percevoir le fonctionnement familial ». Je constate également ce phénomène dans le cadre de mes consultations : tel patient refuse de parler de sa famille en insistant sur le fait que c’est lui qui souffre et que cette souffrance ne le concerne que lui seul. Telle famille évite de parler de ses autres membres en concentrant l’attention autour du patient désigné ou d’événements sans réels rapports avec le symptôme..., etc. Je rappelle que ces phénomènes ne font pas la spécificité de la famille maghrébine. Je les rencontre chez des familles d’origine française. Cependant, chez les familles maghrébines, on remarque une certaine rigidité, voire parfois une certaine violence quand on cherche une information sur le fonctionnement familial. Cette violence découle d’un mélange d’angoisse d’attaque des liens et de mort, d’angoisse traumatique et de souffrance narcissique. Exposée au dévoilement, au regard et à l’ouïe de l’autre, la famille se sent désorganisée, déstabilisée, paniquée. Observation n◦ 5 : Entre le secret, moi et toi... il y a Allah La famille M vient consulter à propos de l’un de ses enfants qui souffre de troubles du comportement et de difficultés scolaires. La consultation a lieu en grand groupe et la séance est filmée par une caméra visible par la famille. L’enregistrement a été annoncé aux parents par l’équipe qui les a orientés vers nous et rappelé par moi-même lors du début de la séance dans le cadre de l’énonciation de l’ensemble des règles de la consultation. La famille n’a réagi à aucune règle et semble avoir accepté notre cadre clinique. L’entretien commence par un rappel de l’historique de cette rencontre, rappel fait par moi-même, suivi par une présentation de la problématique qui a nécessité cette orientation. Cette présentation est faite par l’équipe
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« indicatrice ». Le père enchaîne en décrivant le comportement de son enfant et en nous remerciant d’être aussi nombreux, comme spécialistes, pour chercher à comprendre ce qui se passe pour ce dernier. La mère reprend les péripéties avec son enfant depuis sa petite enfance jusqu’à ce jour et nous informe qu’il s’agit d’un enfant exceptionnel dans la fratrie car tous les autres vont très bien. À ce moment une collègue du groupe s’adresse à la mère et lui demande de lui parler des relations entre le patient désigné et ses autres frères et sœurs. La mère donne une réponse expéditive signifiant que tout se passe très bien. La collègue renvoie la mère vers des informations plus précises en l’invitant à revoir la question enfant par enfant. La mère joue le jeu en parlant des quatre premiers enfants puis d’un seul coup elle change de ton, se raidit, regarde la caméra et nous demande pourquoi nous filmons. Je lui rappelle le cadre ainsi que leur accord explicite au sujet de l’enregistrement. La mère semble ne pas m’avoir entendu et poursuit son idée en nous accusant d’enregistrer leurs secrets pour les vendre et les diffuser à la télévision algérienne. Elle nous somme d’arrêter tout enregistrement. Le père, déstabilisé par les réactions de sa femme, cherche d’abord à la rassurer en lui disant qu’ils ne sont ni des voleurs ni des tueurs, de ce fait ils n’ont rien à craindre et en lui rappelant notre parole à propos du secret et de l’usage qui va être fait de l’enregistrement. La mère continue à insister sur l’aspect dangereux de cet enregistrement et sur l’obligation de le supprimer. À sa demande nous arrêtons l’enregistrement. Le père se trouve contaminé par les pensées de sa femme et vient chercher appui sur moi tout d’abord en me demandant si je fais la prière ou non, ensuite en me disant qu’il lui semble m’avoir vu à la mosquée de son quartier. N’ayant pas obtenu de confirmation sur ce registre, il s’adresse à sa femme et lui dit : « De toute façon, il est musulman, entre moi et lui à propos du secret, il y a Allah... tout musulman qui divulgue le secret d’un autre musulman reçoit la désapprobation d’Allah et de son prophète. » Devant cette déstabilisation des parents, je m’adresse au groupe de thérapeutes en présence de ces derniers. Celui-ci vient à leur secours en leur fournissant un certain nombre de représentations concernant leurs inquiétudes. Ces représentations tournent en partie autour des croyances culturelles telles que le mauvais œil condensé sur l’objectif de la caméra. Cependant elles s’inspirent en majeure partie du transfert négatif que les parents font sur le cadre thérapeutique. Vécus de trahison, d’abandon, de persécution, dominent les échanges sollicités par l’intervention du groupe. Les institutions (écoles, centres sociaux, justice...) sont ressenties comme persécutrices face auxquelles moins on parle mieux on se porte. Le cadre est vécu par la famille comme un prolongement de ces institutions. La preuve lui est donnée par la présence en séance de l’équipe qui les suit dans leur quartier, qui a promis à un moment donné qu’elle est tenue par le secret professionnel et qui parle de ces secrets à une autre équipe. On voit donc, à propos de cette famille, que la notion de secret est très diffuse et qu’elle couvre tous les aspects de la vie familiale. La violence de la mère s’est exprimée lorsque la collègue lui a demandé de dévoiler indirectement son traumatisme lié à neuf naissances successives et sans relâche. Traumatisme
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que la mère déguise facilement derrière la peur du mauvais œil face à sa bonne fertilité et au nombre d’enfants en vie et en bonne santé. Le secret est ici ce qui préserve de la violence extérieure et de l’irruption d’angoisse traumatique tenue jusque-là sous le couvercle du refoulement. Lorsque ce refoulement est déstabilisé c’est la violence qui fait retour sur le cadre.
L’ ENDOGAMIE La famille large, qu’on peut qualifier de Ferqua, de ’Achira ou ‘Arch se trouve renforcée, décuplée par les mariages endogames, c’est-à-dire les mariages entre cousins/cousines germains. Ce système endogamique apparaît comme une réponse à plusieurs exigences manifestes et latentes. Parmi les exigences manifestes on peut citer la préservation du patrimoine. En effet en instituant l’héritage pour les femmes (un tiers) et en permettant leur rotation par le biais de la polygamie, l’islam menace l’intégrité du patrimoine. Il ouvre une brèche dans le système traditionnel de la circulation des richesses et du capital. Loin d’assumer cette nouvelle formule, les arabo-musulmans ont cherché à la contourner en faisant du mariage entre cousins/cousines germains côté paternel, un mariage préférentiel. Dans le cadre de ces exigences manifestes on peut citer également la sauvegarde des secrets familiaux, des mythes familiaux, voire de l’honneur familial. Quant aux exigences latentes ou implicites, celles-ci appartiennent au registre des sentiments inavouables. La jalousie, le désir incestueux font partie de ces exigences. En effet, garder toutes les filles de la maison pour tous les garçons de la maison, comme le dit Germaine Tillon, évoque la fuite devant le sentiment de frustration et de dépossession. Ces filles que la famille a élevées, éduquées, sont de meilleurs partis pour les garçons de cette dernière. L’idée de les marier avec des étrangers ne peut se concevoir que dans le cadre d’alliances stratégiques ou dans le cas où l’endogamie ne peut pas avoir lieu. Ici, les filles sont vécues comme un patrimoine à elles seules : celui de la chair fraîche et de la virginité immaculée. Ce choix du partenaire à l’intérieur des liens de consanguinité non prohibés par l’Islam trouve sa force à la fois dans la pratique quotidienne que dans ce qui est véhiculé au niveau de l’imaginaire collectif. Proverbes et récits peuplent cet imaginaire et rappellent la sécurité que le partenaire devrait trouver auprès de la « cousine sœur » et du « cousin frère ».
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La notion de consanguinité va, au besoin, au-delà du cousin germain pour toucher toute parenté par le sang aussi éloignée soit-elle. Ne dit-on pas qu’« une goutte de sang vaut mieux que mille compagnons ». Bien que cette représentation socioculturelle du choix du partenaire tende à se relâcher par le biais de l’évolution socio-économique et culturelle de la société maghrébine, il n’en demeure pas moins qu’elle organise encore le choix d’objet dans la famille ne serait-ce à titre de référence ou de dernier recours. Il est évident que son impact reste plus important dans les campagnes que dans les villes. Quel que soit le prétexte pour la maintenir, la sauvegarder sous quelque forme que ce soit, l’endogamie participe activement à travers les générations : • à imposer une frontière épaisse entre le dedans et le dehors ; • à élargir ce dedans tout en le gardant fermé sur lui-même ; • à inventer des stratégies d’échanges avec le dehors basées sur la
méfiance et le paraître.
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L’ HABITATION ET L’ HABITAT INTERNE Pour toute famille maghrébine être propriétaire de son habitation est plus qu’un rêve : c’est un combat au quotidien. En témoigne le paysage en chantier aussi bien en ville que dans les campagnes où les maisons se montent brique par brique pendant des années entières. Être en possession de son habitation n’est pas un luxe mais une question d’honneur et de survie. Car être locataire, c’est être dehors, sans enveloppe protectrice, à la merci d’un caprice de propriétaire. Un sentiment d’insécurité, d’instabilité se saisit souvent de la famille locataire qui se sent dans la position basse, voire, parfois, humiliée d’être dans cette situation. Pour la famille maghrébine, la maison est le tombeau de la vie. C’est la marque de l’ancêtre, du chef de famille. C’est un patronyme qui lui donne reconnaissance, respect, voire sacralisation. Au même titre qu’elle ne peut pas être détachée de ce patronyme, elle ne peut pas être imaginée sans les enfants. La maison c’est l’ancêtre, ce sont les enfants. Elle est aussi l’épouse, le « harem » ce qui est illicite aux autres, ce qui est privé, intime, sacré. La maison est ce qui protège le secret, donne à la vie familiale un contenu, un mystère qui échappent à l’extérieur.
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La maison est ce qui colle à la peau, alimente la mémoire individuelle et collective. Elle est faite de traces indélébiles qui se transforment en douleur nostalgique dès lors qu’on s’en éloigne. Les poètes ont chanté leur attachement à elle. Les exilés ont décrit la souffrance qu’ils endurent par son éloignement et tous révèlent qu’il y a un appel irrésistible vers elle. En témoignent ces vers très sensibles en langue arabe : « Promène ton cœur, là où tu veux, dans la passion L’amour n’est que pour la première aimée À combien de demeures, sur la terre, s’habitue le garçon Et sa nostalgie est, toujours, pour la première maison1 . »
Entre la maison et la bien-aimée, la frontière est mince car la première a la capacité de s’imprégner des odeurs, des comportements, des images mêmes de ceux qui l’habitent. Et combien de fois des poètes arabes très connus sont venus pleurer sur les lieux abandonnés par leurs bien-aimées et se sont plaints à ces lieux de leur souffrance, de leur passion comme s’ils s’adressaient à une personne. La maison : une métaphore corporelle Pour la famille maghrébine, la maison est plus qu’un toit. Elle est la matérialisation d’un corps fantasmé pour un appareil psychique familial en quête permanente d’une enveloppe contenante. Elle est le contenant du « Nous familial » avec ses réseaux d’identification, sa mémoire collective et généalogique. Ce contenant est à la fois implicite circulant à travers la parole ou explicite par ce qu’il affiche et qui est de nature à appuyer ces réseaux d’identification et cette mémoire généalogique : tableaux, photos, objets divers... De ce corps fantasmé, je m’arrêterai sur trois éléments hautement significatifs : le mur ou l’enceinte, l’entrée, le séjour. Le mur, c’est la peau. Il marque la frontière réelle entre le dedans et le dehors, protège la famille de l’intrusion étrangère, du Barrâni, de celui qui vient de l’extérieur. Épais, haut ou renforcé par une végétation enchevêtrée, il délimite l’espace du sacré, de l’inviolable que nul ne peut franchir que s’il est porté par la bénédiction de la famille. Ce mur est celui qui donne sur un jardin ou un patio. Un deuxième mur garantit cette protection : celui de la maison à proprement parler. 1. Vers d’une poésie arabe traduits en français par moi-même.
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Avec l’avènement de l’architecture moderne, l’abandon de la maison arabe traditionnelle, le mur du jardin va être plus ou moins ouvert sur l’extérieur en fonction de l’ouverture ou de la fermeture de l’esprit de famille. Cependant son ouverture ne tolère aucune violation par le dehors ne serait-ce par le regard. L’entrée de la maison c’est la bouche ou tout orifice qui permet l’échange avec l’extérieur. C’est la respiration ou ce qui permet la circulation entre le dedans et le dehors et qui protège de l’étouffement par l’isolement et la fermeture (l’obstruction). Elle est la surface de contact qui permet de filtrer les éléments qui entrent au sein du corps famille, d’incorporer ceux qui semblent valables et d’expulser ceux qui menacent sa bonne santé. La métaphore entrée/bouche se retrouve dans plusieurs proverbes arabes et renvoie pratiquement aux mêmes choses : par exemple la porte fermée tout comme la bouche fermée chassent le malheur. Chaque maison a son entrée dans le sens ou chaque entrée, seuil ou ’Atba a ses caractéristiques qui agissent soit dans le sens d’une promotion, d’une protection de la famille soit dans le sens d’une destruction et d’une déchéance de celle-ci. Ne dit-on pas qu’une maison dépend de son seuil (‘Atbit ha) ? Ne voit-on pas souvent des patients changer d’appartement à cause de leurs seuils. Et cette patiente qui répète souvent le même proverbe : « Touffe de cheveux et seuil et une part provient des enfants1 » pour parler des origines des déboires dans lesquels se trouvent actuellement sa famille et les membres qui la composent ainsi que pour m’exprimer l’urgence de trouver un autre logement afin de pallier cet éclatement familial. Les paroles de cette patiente ainsi que le comportement de plusieurs familles à ce niveau montrent qu’il y a un lien étroit entre la nature du seuil et l’état de santé général de la famille. L’entrée de la maison tout comme les orifices de celle-ci exposent la famille, à tout moment, à une attaque extérieure. Chaque ouverture est partagée entre les humains et des êtres invisibles. Toute violation des règles qui définissent ce partage et tout non-respect des règles de l’hospitalité vis-à-vis de ces êtres peuvent occasionner la violence, la colère, voire l’attaque de l’équilibre familial. Une parole qui manque en traversant le seuil vers l’intérieur ou vers l’extérieur, un geste mal dosé à certains moments de la journée peuvent avoir des conséquences fâcheuses sur un membre ou sur l’ensemble de la famille.
1. « Nassiya wa ’Atib ou ba’dhou mni dhirriya », proverbe tunisien.
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Le seuil est aussi le lieu des pratiques magiques pour éveiller une passion, ravir un être aimé, détruire un ennemi physiquement et psychiquement, briser un couple, déstabiliser, voire déchoir une famille. Tout comme la bouche, l’entrée se soigne par une cérémonie rituelle de purification. On n’emménage pas dans une maison sans égorger un animal sur le seuil de celle-ci et ou sans faire un repas rituel. Les fondations de la maison ont été par ailleurs purifiées et bénies par le sacrifice d’un animal dont le sang s’est répandu sur chacun des piliers. Tout comme on accorde beaucoup d’importance à la bouche, à ce qui en sort comme paroles à ce qui y entre comme aliments, on se doit de veiller sur la porte de sa maison et de filtrer ceux qui la traversent vers le dedans ou vers le dehors. Quant au séjour, il offre une information pertinente sur le mode d’échange entre la famille et le monde extérieur quand ce dernier est en contact direct avec elle. Alors que l’aspect extérieur de la maison informe sur la position sociale de la famille, sur son niveau socio-économique, le séjour constitue le véritable visage du corps famille. Il est ce qui se donne à voir, ce que la famille cherche à faire valoir auprès de l’étranger non seulement de son niveau socio-économique mais également de son niveau culturel, de son histoire. C’est le lieu d’une exhibition ordonnée, propre, bien agencée, à la manière d’une salle d’exposition. Il s’agit d’objets de famille divers, d’acquisitions nouvelles ou anciennes qui invitent à une communication à leur sujet et de ce fait ouvrent la parole sur le pôle social qui alimente le narcissisme familial. Chaque objet est une histoire qui raconte les prouesses familiales (voyages, prix dépensés, plus-values, prix d’honneur, courage, aventures...). Chaque objet ouvre un segment du roman familial qui cherche à se ressourcer dans le regard de l’autre. Contrairement aux chambres qui constituent le lieu de l’intimité individuelle ou du couple, le séjour est le lieu public, celui du « paraître ». Pour le maintenir fidèle à ce que la famille cherche à lui faire jouer, le séjour est doublé par un autre spécialement conçu pour la famille et qui reste fermé pour les étrangers. Ce dernier est le lieu où le désordre familial peut déjouer l’ordre presque institutionnalisé du « paraître ». Métaphore corporelle, habitat interne et exil. La question du double Cette métaphore corporelle de la maison trouve sa pleine expression dans l’histoire des migrants. Alors qu’on pourrait s’attendre à ce que l’argent envoyé dans les pays d’origine par les migrants maghrébins soit
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utilisé par ces derniers dans des secteurs qui le fructifient, les statistiques nous montrent que la part la plus importante de cet argent est utilisée dans le secteur du bâtiment. En effet la pensée prédominante chez chaque migrant c’est la construction de la maison dans le pays d’origine. Cette pensée est vite transformée en projet en cours d’exécution pour la majorité parmi eux. Commence alors une longue aventure avec la maison marquée par des allers-retours incessants entre le pays d’origine et le pays d’accueil. Alors que le projet migratoire contient dans sa logique un retour fructueux, prospère dans le pays du départ, le migrant fait de la maison la première condition de cette prospérité, voire parfois la seule valable et urgente à partir de laquelle émerge et prend place le projet économique (location d’habitation, location d’espace à usage commercial, location de dépôt ou de garage...). C’est dire à quel point on accorde de l’importance à la maison pour la famille. Cette importance est d’autant plus nécessaire que la famille n’est plus sur les lieux d’origine. Aussi la maison va-t-elle remplir plusieurs fonctions à la fois et témoigner sur l’état affectif, sur le type d’investissement de la famille aussi bien vis-à-vis du pays d’origine que par rapport au pays d’accueil. Elle est le double matérialisable de la famille où s’entassent ses fantasmes de grandeurs, de prospérité, ses rêves d’une vie meilleure, ses sentiments de sécurité. Elle est le lieu où l’investissement d’objets est possible, où l’idéalisation du pays d’origine s’exprime, où les sentiments de manque se comblent. Cette maison constitue la surface de contact avec l’environnement d’origine. Plus cette surface est grande, plus grand est ce contact. C’est un peu dans ce sens qu’on la fait grande et quand elle est achevée qu’on cherche à faire de nouvelles extensions horizontales et verticales. Dans le pays d’origine, on la voit, on parle d’elle et à travers elle, on parle des absents. C’est à travers elle que « leur absence se fait présence ». C’est à travers elle, également, que la famille, et plus particulièrement le père, reste en contact permanent et réel avec certaines personnes et certaines réalités du lieu d’origine.
Habitation et investissement affectif (pays d’origine/pays d’accueil) Le rapport des migrants à leur maison exprime le lien étroit entre l’habitation et l’habitat interne de la famille. En effet, alors que la maison du pays est embellie au maximum, hautement meublée intérieurement, l’habitation dans le pays d’accueil semble assez rudimentaire, pas ou peu investie et ne jouit pas d’un grand désir de se l’approprier. Cet état de fait
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reflète le monde affectif de la famille vis-à-vis des deux espaces d’origine et d’accueil. Le surinvestissement de l’un et le désinvestissement de l’autre ne se justifient pas seulement par le projet migratoire qui oblige à vivre, ne serait-ce fantasmatiquement, l’expérience subjective du retour. Il ne se justifie pas non plus par l’insécurité née de différentes injonctions paradoxales émanant à la fois des deux espaces. Mais ils trouvent également leur signification dans les liens viscéraux qui rattachent un sujet à son terroir, et qui font de ce dernier un lieu où il ferait bon à vivre et où la maison prend réellement toute sa valeur symbolique. Ibn Khaldoun a écrit que « les citadins détribalisés ne peuvent être d’une maison qu’au figuré... seul l’esprit de clan peut donner une maison et une noblesse véritable ». Cet esprit de clan ou de famille élargie ne peut se retrouver qu’au niveau du terroir où le regard de l’autre familier injecte du sens à ce qui est réalisé et aux projets qui restent à faire. Au fur et à mesure que la maison est achevée, que le projet de retour se transforme en mythe, que le clan s’installe dans le pays d’accueil par la multiplication des générations (première, deuxième, troisième, voire quatrième), que le deuil par rapport aux « objets de la nostalgie » est bien entamé, la relation au pays d’accueil change et avec elle prennent place des modalités d’investissements plus sécurisantes dont les effets retentissent sur l’habitation. On investit mieux son appartement ou sa maison. On cherche à acquérir un logement. On loue la maison dans le pays. On regrette parfois de ne pas avoir accédé à la propriété d’abord en France ensuite dans le pays d’origine. On a l’intime sensation que le séjour dans le pays d’accueil est une réalité irréversible et qu’il faudrait réorganiser le fonctionnement familial à partir d’elle. L’habitation spatiale suit, dans ce contexte, les réaménagements psychiques internes de la famille. Conclusion On voit donc qu’il y a une articulation très forte entre l’espace géographique (la maison) et l’habitat interne. Ce dernier renvoie à l’image corporelle du « corps famille ». Cette image pallie l’angoisse de démembrement, d’éclatement, laquelle angoisse se fait jour facilement lorsqu’il y a un départ de la maison d’un membre de la famille. La maison se fait vide, amputée d’un membre. La place de l’absent parle de lui dans la douleur. Les familles évoquent une sensation de manque : « Ce n’est plus comme avant, quelque chose fait défaut... » On parle également de la sensation d’un membre fantôme : « Des fois on parle de lui comme s’il était là. On le compte à table en mettant son assiette... On nettoie sa chambre comme s’il y dort tous les soirs... On a l’impression de le voir ou de l’entendre... »
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L’angoisse de démembrement émerge également, lors de certains déménagements qui participent à provoquer des crises dans la famille voire à déclencher des épisodes psychotiques chez certains de ses membres. Ces déménagements sont assez souvent révélateurs du degré de solidité de l’habitat intérieur. Enfin, on pourrait dire que l’utilisation de l’habitat dans sa double polarité réelle et fantasmée finit par remplir une véritable fonction d’organisateur de base du fonctionnement psychique de la famille.
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L’ HONNEUR FAMILIAL Une maison bien faite et bien protégée depuis des générations (sur le plan réel et symbolique), composée de gens solidaires et respectueux, des secrets qui ne dépassent pas l’enceinte de celle-ci, une hospitalité exemplaire participent activement à l’édification, au maintien de l’honneur familial (El ‘Ardh). Cet honneur impose une frontière entre le dedans et le dehors et fait de l’espace privé (El Horma), un espace sacré dont la violation doit se laver publiquement à prix de sang. La notion d’honneur fait souvent de la famille un système clos (l’endogamie aidant) dont les défenses sont exclusivement tournées vers l’extérieur. En effet la famille adopte par rapport à tout ce qui est étranger des attitudes de méfiance, voire de repli. Attitudes qui seraient l’envers latent de comportement de « parade » ou de « paraître » que les Maghrébins s’épuisent souvent à afficher, à opposer aux autres venant de l’extérieur. Deux espaces sont alors révélés à travers les attitudes défensives de la famille à l’égard de l’étranger : l’espace du paraître/l’espace de l’Être, le public/l’intime, l’espace ouvert sur l’extérieur/l’espace du repli sur soi, l’espace culturel à partager/l’espace individuel inviolable... Chacun de ces deux espaces semble être structuré en plusieurs sousespaces dont la « porosité » varie en fonction du degré d’alliance et de l’évolution de la famille. L’un et l’autre sont couverts par une notion fondamentale : la notion de ‘Ardh. Cette notion pourrait être traduite par « ce qui se présente à la vue », « ce qui est manifeste et apparent ». Elle dérive de la racine ‘Aradha qui pourrait être traduite par « exposer », « présenter », « étaler ». Une autre dérivation de cette racine donnerait le verbe ‘Âradha qui signifie « s’opposer à » ou « affronter » ou « résister à ». La notion de ‘Ardh pourrait être aussi traduite par la notion de signe qui exprime
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ce qui est manifeste et informe sur l’existence du latent. Dans son acceptation socio-sémantique, elle pourrait traduire ce qui est futile, passager, provisoire, bas, terrestre, sans valeur. C’est à travers ces différentes acceptations et à travers l’usage que fait la famille de cette notion qu’on peut le mieux évaluer sa portée et sa place dans le fonctionnement familial. Le ‘Ardh serait donc une sorte d’espace ouvert sur l’extérieur contenant des éléments futiles, voilant l’essentiel, et dont la violation par un mot déplacé, un comportement intrusif, porterait atteinte à ce qui est voilé et latent. Le risque est de s’exposer au-delà de ce qu’on expose, c’est-à-dire de rompre l’enveloppe protectrice et de mettre en péril l’intimité familiale et tout ce qui fonde l’honneur familial. Cet espace ouvert sur l’extérieur pourrait être compris comme une sorte d’espace social. De ce fait, il impose une délimitation entre un dedans familial et un dehors social. Il introduit des limites et des règles aussi bien au niveau du dicible et de l’indicible qu’au niveau des rapports symboliques intrafamiliaux et entre le groupe familial et son environnement social. Il est l’affaire de tous les membres de la famille qui se doivent de préserver leur ‘Ardh et d’avoir à ce niveau une visée collective dans la mesure où chaque sujet s’inscrit dans une appartenance à un groupe, à une identité, à un nom. La notion de ‘Ardh est souvent interchangeable avec la notion de Sum’a ou réputation et toutes deux servent étroitement la notion d’honneur. Quant à ce qui est voilé, la vérité sur ce qui se cache, il faut les rechercher de « l’autre côté du miroir » (Lewis Caroll, 1979), dans les coulisses de la maison, là où se déroule le véritable théâtre avec ses émotions, ses cris, ses excès, ses silences, ses extases... là, derrière la scène, derrière El ‘Ardh se trouve toutes les explications... Tout prend un sens, tout pourrait être dévoilé. Les masques tombent laissant chacun nu face à lui-même et face à ceux avec qui il partage ses secrets. Et comme je l’ai dit précédemment : ce qui est apparent est le signe de ce qui reste à découvrir, aussi « celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre constate que les mortels ne peuvent cacher aucun secret ».
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O RGANISATEURS SOCIOCULTURELS ET BESOIN DE L’ ÉCONOMIE PSYCHIQUE FAMILIALE La famille est un groupe vivant qui est soumis à des interactions permanentes aussi bien au niveau interne qu’au niveau de l’environnement extérieur. Elle a ses angoisses, son organisation, son espace, ses frontières, ses idéologies propres qu’elle cherche par différents moyens à sauvegarder et à maintenir. Pour ce faire elle doit mettre en place des défenses qui lui permettent de faire face aux attaques internes et à celles venant de l’extérieur.
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Attaques internes/externes et buts des défenses familiales Les attaques d’origine interne découlent souvent de la gestion de la différence au sein du groupe familial. L’hétérogénéité liée à la différence des sexes, des générations, des cultures entraîne de l’excitation, de la tension, des conflits entre les membres composant la famille. Le but des défenses est soit de maintenir constante les tensions internes (principe de constance) soit de réduire le plus possible la quantité d’excitation interne (principe de Nirvâna). Les attaques provenant du dehors résultent de la capacité d’élaboration et de transformation de l’appareil psychique familial d’éléments étrangers à sa structure et à sa logique interne. Plus cette capacité est réduite plus menaçants seront ressentis ces éléments étrangers. Le but des défenses est de maintenir, sauvegarder les limites de l’enveloppe familiale contre les intrusions et les bouleversements du dehors qui menacent l’intégrité du groupe (espace, image de lui-même, idéal d’autosuffisance...). Ils permettent également de filtrer ce qui entre au sein de la cellule familiale soit en les intrajectant soit en les extrajectant. Thèmes de l’inter-fantasmatisation familiale C’est à partir de ces deux modes de défenses (intérieur/extérieur) et à travers la résonance fantasmatique qu’on pourrait rechercher les concordances entre les organisateurs socioculturels et les besoins de l’économie psychique familiale. En effet ces organisateurs s’articulent avec trois thèmes importants dans l’inter-fantasmatisation familiale. Les thèmes narcissiques qui font de la famille un groupe noble, honorable, parfait qui répugne les mélanges de sang et d’idéologie. Il est vécu comme tout-puissant, capable de tout donner. Il ne peut être que bon et n’engendrer que des sujets parfaits à son image. Il est
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capable d’autosuffisance presque d’auto-engendrement. L’endogamie pourrait découler du fantasme d’autosuffisance et d’auto-engendrement. Elle rappelle le désir du groupe familial de produire des membres rigoureusement identiques entre eux au point de former un seul être. Ce narcissisme familial sollicite, pour son accomplissement, la complicité de l’ensemble des membres du groupe et du groupe dans son ensemble. Il suppose implicitement, mais fortement, l’établissement d’un « contrat narcissique », contrat qui assigne à chacun une certaine place qui lui est offerte par le groupe familial et par le mythe fondateur du groupe. Ce « contrat narcissique » a une fonction « liante », « identifiante » et informative sur le champ du possible en matière de rapports entre individu/groupe, sujet/société, discours singulier/référent culturel. Il suppose que chaque membre mette à contribution dans l’ensemble une partie de sa psyché pour souscrire au « moi idéal narcissique familial » et pour en être porteur. Il suppose, également, que chaque membre a à participer activement aux réalisations qui vont dans le sens de l’idéal du moi du groupe familial. Les thèmes d’harmonie familiale qui suggère une certaine convivialité, gentillesse entre les membres du groupe. La famille est vécue comme le lieu où les individus se respectent entre eux, s’entraident et ne se glorifient pas les uns par rapport aux autres. Chaleur, respect, équité, absence de conflits, paix permanente, parfois absence de différences, surtout culturelles, dominent les fantasmes d’harmonie familiale qui se rapprochent par certains côtés de « l’illusion groupale ». Ces fantasmes révèlent la tendance de l’appareil psychique familial à maintenir indifférenciés les différents psychismes individuels, à préserver constantes ou à réduire les tensions qui risquent de se développer au sein de la famille. Les thèmes liés aux fantasmes originaires sont les fantasmes de confort intra-utérin (le paradis est sous les talons de la mère...), de scène primitive (secrets), de séduction et de castration (secrets et prohibition de l’inceste) ; ils sont très présents dans les organisateurs socioculturels de la famille. Cependant ces fantasmes collectifs se présentent sous la forme de fantasmes conscients, c’est-à-dire sous la forme de mythes. Ces mythes, créations de l’activité fantasmatique commune, sont des croyances collectives qui règlent les échanges et soutiennent le groupe familial. L’effort d’homéostasie par la présence de règles, de normes de coutumes transmises par l’éducation, à respecter pour maintenir ensemble le groupe familial, pourrait découler d’une part des mécanismes de défense mis en place par le « noyau régulateur » et dirigés contre les excitations d’origine interne et d’autre part par les mécanismes de défense mis en
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place par la « membrane protectrice différenciatrice » (Ruffiot, 1979) contre les excitations d’origine externe. Cette auto-régulation de la famille en tant que système vivant pourrait avoir une double portée : l’une permettant une identité et une permanence à travers le temps, l’autre est un mécanisme de défense contre tout changement et qui, en cas de modifications internes ou environnementales importantes, pourrait entraver les capacités adaptatives de la famille. J’aurai l’occasion de revenir en détail sur les organisateurs socioculturels et psychiques du groupe familial plus particulièrement dans les situations de crises ou de psychopathologie, et, ce, à travers l’étude du couple, de la fratrie et du groupe famille qui va suivre.
Chapitre 4
REPRÉSENTATION DU NIKAH ET DU COUPLE
maghrébin est une démarche qui m’oblige à prendre en considération tout ce qui fonde la rencontre de deux êtres de sexes différents dans un contexte socioculturel où la singularité est souvent vécue comme une menace. Au-delà de la spécificité de chaque couple, je chercherai à pointer ce qui est de nature à rendre compréhensible la nature de l’interaction intersexuelle ainsi que le mode de communication qui en découle. Pour ce faire, je remonterai au mythe originel du couple que je soumettrai à l’épreuve du texte coranique, du Fiqh (exégèse) de la tradition et de la pratique quotidienne. Je recadrerai, enfin, et à travers des situations cliniques, certaines réalités du couple révélées et par l’exil et par le dispositif de la consultation ethnopsychanalytique.
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ARLER DU COUPLE
L’ OBLIGATION DE MARIAGE DANS L’ ISLAM Le mot Nikah’ renvoie aux deux réalités indissociables du mariage tel qu’il est conçu par la pensée islamique. Il est à la fois conjonction, acte
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sexuel, jouissance de l’autre et relation d’alliance intra/intergroupale et interindividuelle. Tout musulman est appelé à ce Nikah’ de manière incontournable car le célibat fait courir le risque de perdre sa raison, voire sa religion et de s’exposer à la colère divine. Le Nikah’ quant à lui permet de se garantir la moitié de la religion. Cette garantie devient possible par, d’une part, la réponse à l’appel de l’éternel divin et d’autre part par les bienfaits du Nikah’ lui-même sur l’équilibre mental et psychique de l’individu et de la communauté. Ces bienfaits sont largement décrits par la pensée islamique et pointent l’importance du Nikah’ : • pour la canalisation, la réduction du désir, voire de la pulsion sexuelle.
À ce niveau on reconnaît que toute tension sexuelle fait perdre la raison et rend les personnes vulnérables par rapport à leur religion et par rapport aux choix de l’objet sexuel car les manipulations du Shaïtan deviennent plus nombreuses et plus efficaces ; • pour la mise en disponibilité totale du croyant afin d’accueillir en lui le sacré et, ce, grâce à la sérénité qui l’envahit après l’acte sexuel ; • pour la procréation et la croissance de la communauté musulmane ; • pour l’apprentissage de la contrainte. Le Nikah’en tant que contrat d’alliance et union sexuelle obéit à un certain nombre de règles sans lesquelles il n’est pas valide. Ces règles sont largement explicitées dans le texte coranique ainsi que dans l’exégèse et vont jusqu’à offrir les modalités d’approche des partenaires l’un par rapport à l’autre.
A DAM ET È VE OU LA DIMENSION MYTHIQUE DU N IKAH . L’ IMAGE ORIGINELLE DU COUPLE Le couple mythique qui serait à l’origine de la création humaine nourrit l’imaginaire de l’ensemble des populations monothéistes. Il s’enrichit de projections collectives qui ne respectent pas souvent les modalités du sacré dans chacune des trois cultures issues des trois religions monothéistes. Dans la culture arabo-musulmane ce couple mythique s’écarte progressivement du récit coranique en partant de l’exégèse vers la tradition et les pratiques populaires pour imposer une configuration du couple contraire à ce qui est réclamé par le verbe sacré. Cette configuration est certes plus rassurante dans sa version originelle qu’après les différentes interprétations qu’elle a subies.
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En effet à la lecture des différents versets coraniques qui rappellent la création d’Adam et Ève1 , plusieurs réalités sur le couple se dégagent. La première concerne la descente d’Adam et Ève sur terre. Cette dernière était prévue par l’éternel divin puisqu’à travers Adam et Ève il cherchait à mettre des « califes sur terre2 ». Il les préparait à cette mission en créant à partir d’Adam un Zawj, en apprenant à Adam tous les noms, en le préparant au langage. La descente était immanente mais attendait l’ordre divin. La seconde réalité concerne l’objet de la transgression. Dieu apprend tous les noms à Adam mais ne lui donne pas celui de l’arbre prohibé. Cet arbre serait celui du savoir absolu, la mère de tous les savoir (de tous les arbres) y compris du savoir sur le sexe, sur la jouissance. Le fruit de l’arbre consommé révèle au couple l’existence de la sexualité, de la nudité de leur sexe. Cette sexualité était prévue dans la logique de la procréation chez le couple Adam et Ève. C’est la condition sine qua non de la naissance des « califes » sur terre. Cependant elle ne pouvait être conçue que selon les prescriptions divines. Adam et Ève auraient goûté au fruit de la sexualité avant terme en transgressant un ordre divin. La troisième réalité touche à l’objectif de la transgression. En effet, rien n’échappe à la volonté divine et de ce fait on ne pourrait imaginer une transgression dans le cadre de la création divine sans y voir le signe d’une révélation, d’un symbole, d’une règle. Aussi la dérive d’Adam et Ève sous l’appel du pulsionnel figuré par l’image tentatrice du Shaïtan, dissimulé dans les crocs de la vipère, ne pourrait être vue que sous l’angle du travail d’initiation à la règle. Cette règle est la seule capable de clôturer les pulsions d’un couple, d’un groupe et d’imposer un ordre de vie en société. L’éternel divin cherche à doter le couple de la loi et d’un cadre de vie qui s’énonce à l’intérieur des ’Hudûd Allah, ou des limites de Dieu. Ce cadre, cette loi sont à la fois structurants pour Adam et Ève mais également pour leurs descendances. Et le Coran de dire : « Ô fils d’Adam ! que le Démon ne vous tente point, de même qu’il fit sortir du jardin votre père et votre mère (primitifs), leur arrachant leur vêtement pour leur faire voir leur nudité3 !... » Avertissement nécessaire, rappelant que tous glissements vers la dérive pulsionnelle ne pourrait engendrer que colère et punition divines.
1. Sourates « Al A’Raf » VII, verset 10-27 ; Ta’Ha X, verset 114-126 ; Genisse II, verset 28-38... 2. Genisse II, verset 30 « Femme » IV, verset 1..., trad. R. Blachère, Masson, 1980. 3. « Les ’A’Raf » VII, verset 27, trad. R. Blachère, Masson, 1980.
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Doté d’une sexualité reconnue, d’une pudeur nécessaire, d’un langage étendu, d’une loi intégrée le couple était prêt à remplir la mission qui lui a été accordée. Il fallait passer par des épreuves maturatives avant de prétendre à une mission aussi lourde de conséquences. C’est un peu dans ce sens que pourrait se dégager la quatrième réalité du couple originel : une obligatoire rédemption du couple, un ressaisissement et une maîtrise de soi qui méritent un pardon et une nécessaire guidance. En effet la transgression de l’interdit n’a pas été frappée de péché originel. La miséricorde de Dieu ainsi que sa direction (guidance) ont été accordées au couple pour vivre sur terre et jouir de leur vie un temps. Cette jouissance est totale dès lors qu’elle s’inscrit dans les limites de la prescription divine : « Nous dîmes : Descendez du (jardin), tous ! Assurément il vous viendra de moi une direction ! Ceux qui suivront ma direction, nulle crainte sur eux et ils ne seront pas attristés1 . » Et Allah de dire également en s’adressant au couple : « Vous aurez sur la terre séjour et (brève) jouissance jusqu’à un terme2 .” »
Le couple est ainsi lavé de toute damnation originelle et sa sexualité de ce fait échappe à la logique du péché originel pour s’inscrire dans une logique de jouissance qui purifierait l’individu et le rendrait entièrement disponible pour recevoir la guidance de son Dieu. La jouissance est conçue ici comme une rencontre avec le divin. La cinquième réalité touche la part de responsabilité de chacun des partenaires du couple dans la transgression. À ce niveau le Coran insiste sur la responsabilité partagée par l’usage permanent du Muthennâ ou pluriel à deux. La consigne de l’interdiction, la colère suite à la transgression ainsi que le pardon sont adressés dans le texte à Adam et Ève ensemble. Le déroulement de l’acte de transgresser met en scène trois personnages principaux Adam, Ève, Es Schaïtan et un personnage complémentaire la vipère. À aucun moment du texte il est question de l’incrimination de l’un ou l’autre séparé des partenaires du couple. Ève ne semble pas plus responsable qu’Adam face à la tentation du Shaïtan et vice-versa. Et bien que Dieu s’adresse souvent en premier à
1. La Génisse II, verset 36, trad. R. Blachère, Masson, 1980. 2. « Les ’A’ Raf » VII, verset 24.
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Adam il lui ajoute de suite Ève pour finir par un discours s’adressant simultanément à l’un et à l’autre, au couple :
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« “Ô Adam ! habite ce jardin toi et ton épouse ! Mangez de (ses fruits), partout où vous voudrez, (mais) n’approchez point de cet arbre-ci, sans quoi vous serez parmi les injustes1 ”... Mais le Démon les induisit en tentation pour leur rendre visible leur nudité qui leur était dérobée2... ». « Iblis les conduisit à leur chute... et Adam et (sa femme) ayant goûté du (produit) de l’arbre, leur nudité leur apparut... Alors leur Seigneur leur cria : “Ne vous avais-je point interdit (d’approcher de) cet arbre ? Ne vous avais-je pas dit que le Démon est pour vous un ennemi déclaré ?” »
Face à cette turpitude, Adam et son épouse reconnaissent la gravité de leur acte et réclament la miséricorde divine, laquelle miséricorde leur est accordée à tous les deux3. La sixième réalité s’articule autour de la nature du lien d’alliance entre Adam et Ève. À l’origine ni Adam ni Ève ne sont l’objet d’une procréation divine car Dieu est « unique », « seul », « il n’a pas engendré et n’a pas été engendré4 ». De ce fait tout rapprochement allant dans le sens d’une procréation divine d’une part serait contradictoire avec la nature de Dieu et d’autre part exposerait le couple originel à avoir des relations d’alliance de type incestueux. Par ailleurs, et malgré plusieurs versets coraniques qui rappellent que l’humain a été créé « (à partir) d’une personne unique dont pour elle, il a créé une épouse et dont il a fait proliférer un grand nombre des hommes et des femmes5 !... », la pensée islamique dans son ensemble nie toute naissance parthénogénique de la femme Ève. Cette conception se heurte à son tour à la prohibition de l’inceste. La pensée islamique réfute toute idée d’alliances incestueuses aussi bien pour le couple originel que pour leurs progénitures. C’est ainsi que selon certains exégètes, Ève serait étrangère à Adam bien qu’ils soient tous les deux issus de la même matière. De même, les enfants du couple originel ne se seraient pas mariés entre eux mais unis avec des Houris que Dieu leur a envoyés. On voit à travers ces différentes réalités que l’Islam reconnaît le couple et le guide dans sa mission d’assurer la prolifération des « califes sur terre ». C’est un couple lavé de tout péché originel, responsable de ses 1. 2. 3. 4. 5.
Sourate « Les A’Raf » VII, verset 19, trad. R. Blachère, Masson, 1980. Sourate « Les A’Raf » VII, verset 20, trad. R. Blachère, Masson, 1980. Id., verset 22, trad. R. Blachère, Masson, 1980. Id., verset 23, « Ta’Ha » 20, verset 121-123 ; la Genisse 2, verset 36. Sourate « Le culte » 112, verset 1-2-3, trad. R. Blachère, Masson, 1980.
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actes face à toutes tentations de transgression. C’est un couple doté d’une clôture divine à l’intérieur de laquelle tout acte est une prière. La sexualité, la procréation, la jouissance émanent du même appel à l’Éros, qui est une ultime rencontre avec le divin. Dans cette mise au monde du couple, l’Islam proclame la complémentarité des sexes, rappelle la Sakîna (sérénité) que procure cette union et la protection mutuelle qui en découle. Il rappelle à l’homme de traiter avec sa femme « Bil Ma’rouf », avec générosité, respect, et demande à la femme la droiture, la vertu, la discrétion... Cependant cette mise au monde du couple, sa reconnaissance par l’éternel divin s’accompagnent d’une autre reconnaissance par le moins totale et absolue : celle de la prééminence de l’homme sur la femme. « Les hommes ont autorité sur les femmes du fait qu’Allah a préféré certains d’entre vous à certains autres et du fait que (les hommes) font dépense, sur leurs biens (en faveur de leurs femmes...)1 . » Au même titre qu’Ève est en seconde position par rapport à Adam, la femme l’est par rapport à l’homme. Cependant cette primauté de l’homme n’est pas gloriole ni tyrannie mais elle est recherche de protection du faible, générosité, actes de piété. Il n’y a pas de traces de misogynie dans le texte coranique. Il y a appel à la clémence, à l’équité à la compréhension face au sexe féminin. L’homme est certes reconnu comme un être fort mais sa force ne devrait pas se déployer pour écraser celle qui est censée être un « vêtement » pour lui.
L E COUPLE AU RISQUE DE L’ EXÉGÈSE : LE COUPLE DANS LA S UNNA OU L’ INÉGALITÉ CONFIRMÉE DES SEXES Bien que l’esprit du texte divin abonde dans le sens d’une harmonie du couple, de la rencontre des sexes il n’empêche qu’à son sein figure une ambiguïté quant à la nature du lien homme/femme. Deux événements très significatifs de ce lien donnent corps à cette ambiguïté. Le premier concerne les conditions affectives de la descente d’Adam et Ève sur terre. À plusieurs reprises2 , le Coran rappelle que les partenaires descendent sur terre les uns ennemis pour les autres. Quant au second événement qui alimente fortement l’imaginaire collectif jusqu’à nos jours et vers des jours à venir, ce dernier tourne autour de la ruse des femmes ou plus 1. Sourate « Les Femmes » 4, verset 38, trad. R. Blachère, Masson, 1980. 2. Sourate « La Genisse » II, verset 36-39 ; Sourate « Les A’Raf » VII, verset 24 ; La Sourate Ta’Ha 20 verset 123.
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exactement des stratèges, de la malice de celles-ci. C’est dans le récit de Joseph qu’est clairement posée l’image de la femme tentatrice, adultère, pleine de Kaïd, de stratèges, passionnée, rongée par le désir et incapable de se contenir. Le cas de Zuleikha, femme de Putiphar, tentatrice de Joseph introduit la méfiance à l’égard de la gent féminine. Il parle implicitement de sa capacité à manipuler, à transformer les données de la réalité en sa faveur, et marque les failles de l’homme, aussi sage soit-il, devant le charme séducteur du féminin. « ...Inna Kaïdakunna ‘Adhîm », « ...Votre Artifice est immense1 ! » devient un mot-clef de la communication à propos des femmes. Cette ambiguïté relative et assumée dans le Coran trouve une expression plus étendue dans la Sunna et dans le Fiqh à des degrés variables. En effet la Sunna à travers les « Hadiths » et les attitudes du prophète ne manque pas de faire valoir la dichotomie des univers homme/femme qu’elle place sur un plan quasi génétique. L’homme est supérieur à la femme et c’est à partir de lui que celle-ci pourrait être pensée et parlée. La femme est par essence faible, fragile, tordue et ce de manière irréversible. Cette fragilité se situe à tous les niveaux : religieux, mental, sexuel... et dans tous les domaines de la vie familiale et sociale. La femme est une « ‘Awra » (honte) pour sa famille qu’il faut voiler. Sa faiblesse, sa fragilité la rendent souvent déviante de la voie divine et font d’elle, fréquemment l’élue de la Géhenne (l’enfer). La femme est l’appât du Shaïtân, elle est une Fitna (source de conflit) pour l’homme. De ce fait, et vu la suprématie de l’homme sur elle, la femme doit être entièrement disponible pour son mari, tributaire de lui, obéissante à ses appels et, ce, dans tous ses actes (à elle) quotidiens y compris les actes de piété et d’accomplissement de ses devoirs religieux. Elle est sa subordonnée, voire celle qui doit le respecter jusqu’à la dévotion, la prosternation. Il est pour elle une clef d’accès au paradis car toute femme qui rend son mari mécontent d’elle s’expose à la damnation céleste. C’est sur le plan sexuel que cette disponibilité est la plus sollicitée et, ce, quel que soit le temps et quel que soit le lieu fût-ce sur le bât d’un chameau car « lorsqu’un homme appelle sa femme à son lit et qu’elle ne vient pas (qu’elle refuse), et qu’il passe de ce fait sa nuit en colère contre elle, les anges la maudiront jusqu’au matin2 ». 1. Joseph, Sourate 12, verset 28. 2. Hadith n◦ 287 in Nawawi op. cit.
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La fragilité de la femme qui fait d’elle une subordonnée de l’homme fait également d’elle une protégée de ce dernier. En effet les « Hadiths » rappellent et recommandent aux hommes qu’il est inévitable d’accepter et de jouir de la femme avec ses défauts irréversibles1, qu’il est important de la protéger, de subvenir à ses besoins de manière équitable. Ils déconseillent de la détester, d’être haineux à son égard et d’être excessif avec elle en cas de dérive. Le prophète prolonge la pensée coranique bien que ses propos franchissent un degré de plus en faveur de l’homme et révèlent davantage de méfiance à l’égard des femmes. Il rappelle une certaine complémentarité des sexes dans la mesure où, en contrepartie de la protection qu’elle reçoit de l’homme, la femme permet à ce dernier de jouir d’elle, le garde dans son cœur, protège ses biens, préserve ses secrets et reste à son service. Il y a derrière tout cela l’idée d’un échange, d’une réciprocité aussi nuancée soit-elle. Il y a également l’idée d’une médiation divine entre l’homme et la femme même si cette dernière plaide davantage en faveur du masculin.
L E COUPLE DANS LE F IQH . U NE DICHOTOMIE DÉCLARÉE DES UNIVERS HOMME / FEMME Le Fiqh quant à lui franchit plusieurs degrés et rend la frontière entre les sexes épaisse. Il se saisit du mythe originel de la création humaine pour faire dériver de lui toutes formes de comportements humains et de prescriptions sociales. Il déréalise très tôt Ève et rend Adam la source de toute vie humaine et de toute organisation sociale. Il accable Ève de responsabilité en faisant d’elle une tentatrice, une fragile créature qui se laisse facilement manipuler par le Shaïtan, qui se laisse faire par lui et qui, somme toute, induit Adam dans la turpitude. Adam est élevé à l’ordre du sacré alors qu’Ève n’est qu’une ombre déchue. Cette distinction marquée des sexes, cette différence intraitable instaurée entre les deux partenaires du couple retrouvent son écho, selon le Fiqh, dans l’agencement même de l’ordre terrestre. Tout ce qui est bon sur terre provient d’Adam, tout ce qui est mauvais, stérile est la conséquence de l’œuvre d’Ève. Tout acte d’Adam est bonifié par la baraka alors que le geste de sa femme est frappé par la malédiction. 1. Pour le prophète la femme représente une jouissance nécessaire, agréable. Elle fait partie des trois éléments qu’il préfère dans la vie : le parfum, les femmes et la sérénité de la prière.
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Adam, le père, l’ancêtre est un être géant dont le corps s’étale entre l’Inde et La Mecque. C’est un être fort, intelligent, très fertile. À partir de lui tout ce qui vit prend un sens. La vie entière est sur le modèle de sa création, de sa turpitude (Ma’Sia), de son repentir et du retour de Dieu vers lui. À côté de lui Ève est un objet de jouissance qui ne fait présence que pour être humiliée soit par sa taille, soit par l’aridité de ce qu’elle produit, soit par ses faiblesses affectives et d’esprit. Tel est le tableau brossé, sous des formes diverses, par le Fiqh au sujet du couple originel. Un couple dévié de sa forme originale, amputé de sa moitié et clivé en bon et mauvais objet. Une telle représentation trouve sa pleine répercussion dans le traitement de la question fondamentale des rapports des sexes dans la pensée islamique. Le Fiqh pousse l’interprétation jusqu’à considérer comme Zina (adultère) la vue, le toucher, l’audition, la marche, la parole... Même les partenaires n’ont pas à regarder mutuellement leur sexe car, pour certains, la vue du sexe engendre la cécité et l’oubli. Ils établissent ainsi des liens entre le regard (la vue), le sexe et la problématique originelle d’Adam et Ève à ce niveau. La vue du sexe engendre l’oubli de la consigne et rend aveugle la raison du couple. Le Fiqh pousse ainsi à la séparation totale des sexes et fait de la femme la cible principale de sa logique de protection du couple et de la famille. C’est en elle que se jouent la religion, l’honneur et la prospérité de l’homme. Afin de protéger toutes ses valeurs, l’homme doit se méfier d’elle, de sa malice tout comme de sa fragilité. La meilleure manière de le faire c’est de fermer toute ouverture à la femme, de la cloîtrer, selon le désir de l’imam Ali, de ne lui donner aucune prise sur soi, de ne lui laisser aucune possibilité d’avoir confiance en elle. Le Fiqh instaure le principe d’une dichotomie des sexes, d’une « bipartition sexuelle ». Cependant il s’appuie sur le Coran et la Sunna pour structurer, organiser, institutionnaliser ce bimorphisme social. Plusieurs Fouqaha (exégètes) traitent de la question du couple en s’appuyant sur les versets coraniques et sur les hadiths. De par leur référence, plus ou moins, aux mêmes sources authentifiées, ils se recoupent tous aussi bien au niveau de la description de la femme modèle, de la femme à éviter, qu’au niveau des rapports de l’homme à son épouse et de la relation de la femme à son mari. Comme je l’ai signalé précédemment le couple se définit à partir de la femme. Sa stabilité est essentiellement tributaire de la vertu (religion), de l’éducation, de la beauté, de la faible dot, de la fertilité, de la virginité et de la filiation de celle-ci.
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G HAZALI ET SON TRAITÉ SUR LE N IQA ’ H Dans son travail sur le mariage, Ghazali1 offre un cadre juridique et affectif au couple. Il dépasse l’obligation sexuelle qui fait partie officiellement ou implicitement du contrat pour proposer une rencontre qui favoriserait implicitement un mariage heureux. En effet après avoir fait une présentation des bienfaits et des inconvénients du Nikah’ du cadre juridique dans lequel il doit s’accomplir..., Ghazali aborde le cadre affectif ou les conditions humaines d’une union entre un homme et une femme. Il décrit les qualités personnelles des partenaires en mettant l’accent sur la place importante des qualités de la femme pour la stabilité de la vie du couple. Ghazali donne ensuite une liste de conduites modèles pour réaliser une union islamique heureuse et permanente. Dans cet ensemble de conduites, il cite les obligations de l’homme envers sa femme ou les droits de l’épouse sur son mari. Ghazali distingue douze conduites masculines nécessaires pour maintenir et réussir un mariage : rendre le mariage public et l’accompagner d’une fête ; être agréable avec son épouse et supporter ses attaques ; supporter le mal qui vient d’elle en ayant une relation ludique avec elle ; relativiser et doser cette relation ludique ; modérer la jalousie envers sa femme ; être équitable et non excessif pour les dépenses faites à son profit; apprendre les règles du cycle sexuel (‘Ilmu el h’aïdh) de son épouse et lui apprendre tout ce qu’elle doit savoir à ce niveau ainsi que sur sa religion en général ; être équitable avec les épouses (en cas de polygamie) en termes de dépenses et de nuitées ; médiatiser les conflits en faisant intervenir un tiers réparateur ou régler soi-même le conflit ; respecter les étapes qui ramènent vers la jouissance sexuelle réciproque tels que la sacralisation de l’acte, les jeux préliminaires (baisers, caresses, paroles), le respect du rythme de la partenaire... ; être équitable avec ses enfants des deux sexes et respecter les rituels liés à la naissance tels que la publication, la nomination... ; respecter les modalités du divorce telles que la non-violence, le respect, la générosité, la préservation du secret intime de l’épouse... L’ensemble de ces conduites masculines semble motivé par un désir d’apprivoisement de la femme, un désir de rapprochement des sexes. Ces conduites se réfèrent à des scènes de tendresse entre le prophète et son épouse Aïcha et puisent leur sens dans une fine approche de la nature humaine dont Ghazali est un fin connaisseur. Cependant, dans leur fond, ces conduites s’éloignent d’une relation équitable des sexes dans la mesure où elles se fondent sur un postulat de base qui fait de la femme 1. Ghazali (al) Abu H’âmed.
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un être immature et tordu de nature. Un être qui ne sait pas apprécier à leurs justes valeurs, les bonnes choses que l’homme peut lui donner. Un être excessif avec lequel il faut tout doser, calculer, modérer afin qu’il n’en demande pas plus. Un être plein de malices dont il faut se méfier, contrôler ses faits et gestes, limiter son savoir, circonscrire son espace de mouvement. Les conduites modèles proposées par Ghazali ressemblent davantage à une plaidoirie en faveur d’un être handicapé par son immaturité irréversible face auquel un supplément d’intelligence, de patience, d’humanité, de spiritualité et de virilité semble plus que nécessaire. Les conduites demandées à l’homme au sujet de cet être renforcent l’inertie de la femme, la chosifient et font d’elle un espace où se mire la toute-puissance du masculin. Pour réussir son mariage on demande d’elle une soumission totale et absolue à son mari, une dévotion pour son couple et ses enfants. Ces conduites mises au service du mari rappellent par certains aspects les conduites de l’homme avec le divin. La femme se prosterne devant l’homme pour permettre à ce dernier de vaquer à sa rencontre avec Dieu. La relation homme/femme est transcendée par la primauté de la relation avec Dieu. Dieu est premier par rapport au couple. Son amour doit déréaliser toute autre forme d’amour, voire nier l’existence du couple. On voit donc que la Sunna tout comme le Fiqh confirment la séparation des sexes et rendent épaisses les frontières entre l’homme et la femme. Malgré une recherche de proximité avec l’idéal divin de la complémentarité des sexes, ils laissent transparaître une austérité certaine dans les liens, des attitudes soupçonneuses vis-à-vis de la femme, une ambiance répressive de la sexualité. L’ambiguïté divine quant au rapport des sexes se voit prolonger par une radicalisation de position aussi bien sur la nature des deux sexes que sur celle du lien qui peut fonder un couple. Comme le souligne A. Bouhdiba (Bouhdiba, 1972, p. 260), le passage du Coran au Fiqh marque la rupture de l’harmonie des sexes et projette la sexualité dans un rapport de dualité. Cette rupture oblige une différenciation de la société en deux plans hétérogènes : « Celui de l’austérité masculine, le seul à prendre au sérieux et celui de la dangereuse facilité féminine » (Bouhdiba, 1972, p. 147). Ces deux plans trouvent leur pleine expression dans la vie sociale, dans les échanges quotidiens entre l’homme et la femme, dans la conception réelle du couple et dans la représentation fantasmatique de ce dernier.
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L A REPRÉSENTATION DES SEXES, DU COUPLE DANS L’ IMAGINAIRE ET L’ INCONSCIENT DU GROUPE Alors que le Coran, la Sunna, le Fiqh se présentent comme une réécriture de la culture, un réagencement de l’ordre socioculturel, une sculpture du monde selon certaines priorités et pour certaines finalités, la culture au quotidien reste l’expression d’une plus grande liberté, d’un imaginaire foisonnant, parfois désordonné, mais authentique. Le Coran, la Sunna, le Fiqh sont, malgré tout, l’affaire d’érudits alors que la culture est l’affaire de tout le monde. Le contenu des premiers est organisé, structuré, orienté d’une certaine manière qui est censée contenir les débordements de la seconde. La culture au quotidien est une psychologie projetée sur l’extérieur avec ses désirs, ses fantasmes, ses angoisses ses incertitudes, alors que le Coran, la Sunna, le Fiqh s’offrent comme la certitude sinon comme la seule voie qui mène vers la vérité. Face à la certitude de la prééminence de l’homme sur la femme et de la confirmation du Kaïd de celle-ci, la culture au quotidien offre un imaginaire beaucoup plus nuancé dans lequel l’homme et la femme se partagent le lot de méfiance, de malices, de suspicions. Les deux sexes sont reconnus par leur capacité à se renvoyer mutuellement la balle creusant ainsi le fossé de la différence des sexes. C’est dans les contes, les proverbes et à travers les pratiques magiques que se dévoile de manière parfois caricaturale la nature du lien entre les deux partenaires du couple. Comme nous le verrons ultérieurement, les liens en acte font largement échos avec les produits de l’imaginaire. Cherchons tout d’abord à débusquer quelques représentations de l’homme et de la femme aussi bien dans le proverbe que dans le conte. Plusieurs contes maghrébins abondent dans ce sens. Quelques variations sur l’homme L’image de l’homme se transmet d’une génération sur l’autre non seulement à travers l’éducation, l’instruction, les rites initiatiques (circoncision) mais elle est véhiculée également par des indicateurs culturels plus discrets et aussi efficaces tels que proverbe, conte, mythe, légende, folklore... Les femmes fournissent une bonne part des représentations qu’on se fait des hommes, plus particulièrement celles qui touchent directement le rapport entre les sexes. Ainsi dans les proverbes qui touchent à la relation dans le couple, les femmes reconnaissent l’importance de l’homme, importance qu’elles
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chercheront vite à canaliser pour la rendre gérable par leur vie quotidienne et par leur imaginaire. Elles l’expulsent de la maison qui devient leur espace car sa présence dans cet espace ne peut qu’engendrer le malheur1 . Elles s’organisent pour développer une stratégie qui oblige l’homme à être toujours dans la demande. Cette stratégie consiste à ne jamais faire complètement les choses avec lui, à l’obliger à avoir toujours un goût de manque qui renouvelle le désir pour l’épouse. Cette même stratégie recadre la demande de l’homme à l’intérieur de ce manque et l’oblige à ne pas dépasser cette limite pour devenir trop exigeant et demander l’impossible. Cette limitation se situe à tous les niveaux de la vie du couple. Elle concerne aussi bien la préparation de la nourriture du mari, les soins apportés à ses vêtements, l’amour et le corps qu’elle lui offre que les informations sur la vie affective, les secrets de l’épouse. Le proverbe qui dit : « À ton homme, tu ne dois avouer tes secrets ni le rassasier de toi2 » marque le nécessaire contrôle de la vie affective de la femme devant son mari et révèle l’obligation de suspicion vis-à-vis de l’autre. Ce manque de confiance pousse l’attitude de la femme à l’extrême, au point où elle doit empêcher son mari de s’enrichir car la richesse risque de le faire dériver vers le non-respect de l’épouse, voire encourager l’apparition d’une rivale. Dans l’ensemble ce qui est recommandé à la femme c’est d’être une épouse capable d’habituer (conditionner) son mari à sa vision de l’homme tout comme elle doit être capable d’éduquer son enfant, selon ses modèles. L’homme ainsi que l’enfant dépendent de la manière dont la femme/mère va orienter le comportement et le mode de relation (communication) avec eux. On voit à travers ces quelques proverbes que l’homme tout-puissant est en fait un fragile « enquiquineur », un suspect, un traître potentiel dont il faut se préserver. C’est cette fragilité que révèle sa personnalité qui permet à la femme de prétendre à son remodelage selon sa volonté à elle. Le conte, quant à lui, va donner deux types d’imaginaire à l’endroit de l’homme : celui des femmes et celui des hommes. Le conte des hommes nous révèle un mâle respectable digne, vertueux, moralisateur et trop sérieux même pour sa propre image. Par contre celui des femmes nous dévoile un homme à plusieurs facettes. En termes de 1. Khemiri T., 1981 proverbe 893 : « Errajel Fiddar Ya’mel Lakdar » (« l’homme à la maison crée les conflits »). 2. Khemiri T., op. cit., prov. n◦ 895 : « Rajlek lâ tbouh’Lu b’sirrek, lâ tcheb’u minnek »
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transmission, l’enfant est davantage confronté à l’imaginaire des femmes qu’à celui des hommes dans le sens où les enfants et les femmes partagent longtemps le même univers. À travers l’étude de dix contes maghrébins, Bouhdiba (1977) nous brosse un tableau de l’homme tel qu’il est livré par le conte : « Les caractéristiques traditionnelles de la société sont repérables à l’intérieur des contes qui nous présentent la société patriarcale maghrébine sous un jour fort peu favorable. Nous nous en sommes bien aperçus au cours de nos brèves exégèses : la famille traditionnelle reposant sur les pouvoirs exorbitants accordés au mâle devient pathologique à l’extrême et même parfois franchement traumatisante sitôt qu’aucun élément mâle ne vient la soutenir. Le statut et la position du mâle sont à ce point prédominants que hors du mâle, point de salut. Nos contes le révèlent : tant que le mâle est présent, tant qu’il n’y a point d’histoire possible. L’aventure commence sans le mâle et avec son absence. Aussi, le thème du voyage du père est-il si fréquent. Le pèlerinage à La Mecque, voilà un excellent prétexte. Il y a aussi les cas d’accidents, de veuvage. Il y a aussi les cas où l’homme disparaît du conte, sans qu’on sache comment, ni pourquoi. Il y a enfin les cas où on s’en débarrasse purement et simplement même si on a un moment pensé pouvoir et devoir souhaiter sa présence. La misère commence avec “l’oliganthropie”. La présence de l’homme c’est le début de l’aisance et de la sécurité » (Bouhdiba, 1977).
Les contes représentent aussi le champ de bataille des fantasmes féminins sur l’être mâle. « Ils sont occasion pour la conteuse à des victoires psychologiques qui, à elles seules, justifient l’intérêt qu’il faudrait y prendre. Dans les contes presque sans exception aidée par sa seule intuition, par sa seule intelligence, la femme se tire toujours d’affaire. Elle remporte sur l’homme des victoires renouvelées ». Il est tantôt « émasculé », « écorné », « ridiculisé », tantôt « cupide », « méchant », « tyrannique », « jaloux », « lâche », « imprudent », « léger », « inconscient », « inconstant », « sadique », « cruel », « malpropre », « dégoûtant »... Dévalorisation dont la signification est certainement une revendication, une contestation face à l’omnipotence de l’homme. Une vengeance crachée insidieusement dans les oreilles des enfants et dont les effets secondaires peuvent être, soit un rapprochement des sexes, soit une aggravation de l’écart entre ces derniers (méfiance). Toujours objet de la vengeance de la femme, l’homme va prendre d’autres rôles dans lesquels il n’y a qu’un simple transfert de pouvoir. Il sera un Kadi ridiculisé au même titre que le pouvoir religieux et social qu’il représente, un sultan « déculotté », un riche notable rabaissé par une femme. Cette nouvelle forme de dévalorisation ne s’attaque pas
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uniquement à l’homme, mais à tout le pouvoir qui le soutient, à toute tradition qui, au nom de la justice soumet la femme et l’entérine dans une image lourde de significations d’un point de vue narcissique.
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Variations sur les femmes1 Les variations sur les femmes aussi bien au niveau des proverbes qu’au niveau des contes rejoignent de très près les représentations qui sont faites à leur sujet par la Sunna et le Fiqh. De la femme mineure à la femme diabolique en passant par la femme objet et la femme problème le lecteur ne peut que s’alarmer devant l’ampleur de la haine et de la méfiance qui marque une frontière épaisse des sexes. Seule la femme mère échappe à ce dénigrement permanent et à cette suspicion structurale. La femme diabolique est celle qui accapare le mieux l’imaginaire collectif. Elle fait peur à tout le monde aux hommes tout comme aux femmes. C’est elle qui a mille tours, mille ruses dans la tête, celle qui est capable de commercer avec le monde des invisibles, de déjouer les ruses des hommes les plus illustres, voire même des djinn (‘Ifrits). Elle illustre la femme qui court derrière un pouvoir qui lui est refusé par le monde des hommes mais qu’elle réussit à acquérir dans un univers qui échappe à ces derniers. Le pouvoir, elle l’exerce sur les hommes et à leur insu. La femme diabolique est aussi cet être qui cherche la complétude qu’il n’obtient pas dans un foyer fermé et se trouve de ce fait enclin à la chercher ailleurs. On voit ainsi que l’imaginaire collectif offre à l’homme une représentation des plus violentes de la femme et retrace à la femme une image de l’homme insécurisante. Le clivage entre les partenaires est consommé et la logique de leur relation suppose que chacun doit œuvrer seul de son côté, pour se préserver du mal que l’autre est supposé lui causer. Et si le Coran parle d’un décalage d’un seul degré entre les sexes et en faveur des hommes, (que) le Fiqh parle d’une disparité de nature, les regroupements de faits, (eux) institutionnalisent l’écrasement de la femme, sa déréalisation, sa négation. Cette déréalisation est inséparable d’une négation de l’homme et d’une mise en échec du couple. À l’issue de cette présentation de ce qui est censé constituer les organisateurs socioculturels du couple je ne pourrai m’empêcher de 1. Voir Khemiri T., op. cit., proverbes n◦ 2045 à 2062 et 2199 à 2201. Voir également les Mille et Une Nuits plus particulièrement de la 572e à la 602e nuits dans l’édition El Mak Taba Ethaqafia, Beyrouth, 1981, vol. 3.
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m’interroger sur l’articulation d’une part entre ces représentations en faillite du couple et le groupe, le sacré et d’autre part entre ces images insécurisantes de l’autre sexe et l’économie psychique individuelle. L’état amoureux, le couple et le sacré Dans les Mille et Une Nuits, de la 572e à la 602e nuit, s’ouvre un chapitre sur le thème de la malice des femmes. Or paradoxalement ce chapitre traite également, et de manière équivalente, des stratégies de l’homme. Voilà sur quoi s’ouvre le chapitre et comment s’organise l’affrontement des deux sexes. Un échantillon en guise d’introduction avant de passer au commentaire. 578e nuit : une servante du roi a été éprise du fils du roi, mais celuici se refusait à elle. Elle voulut se venger de lui et alla dire au roi : « Monseigneur, votre fils a voulu abuser de votre confiance et prendre votre femme. » Furieux, le roi décide de tuer son fils. Mais le vizir s’interpose et veut faire entendre raison au roi : ne sait-il pas jusqu’où va la ruse des femmes ? Il lui raconte une histoire qui illustre cette ruse. Mais chaque fois que le vizir fait état de la ruse des femmes, immanquablement le lendemain la servante vient lui raconter une histoire édifiante sur la ruse des hommes. Pendant trente nuits successives le vizir et la servante cherchent alternativement à faire entendre au roi le Kaïd (malice) de l’autre sexe. Ces échantillons des Milles et Une Nuits et bien d’autres traitent de la même problématique : celle du désir étouffé, de l’amour barré et de la nécessité de contourner les règles, de déjouer la morale sociale afin de parvenir, autant que faire se peut, à réaliser la rencontre avec l’autre sexe. Les malices, les stratèges, la magie sont autant de moyens que l’amoureux ne peut répugner, que le passionné ne peut refuser. C’est de compassion, de passion, de désir ardent que sont traversés souvent, les êtres de ces contes. Et face à leur capture dans l’autre se dressent des murailles infranchissables que seuls les stratèges peuvent briser et colmater en même temps. Une fois franchies ces murailles ouvrent la voie à un amour fou, sans limite, dans lequel les fantasmes les plus illicites et les plus insolites trouvent leur cadre d’expression. C’est de la rencontre avec l’autre dont il est question, c’est d’amour et de jouissance de et avec l’autre que rêvent l’homme et la femme. Cependant cette rencontre amoureuse est pleine d’embûches. Elle est crainte par le groupe social et empêchée par celui-ci à cause de ce qu’elle vient interrompre dans sa continuité et dans l’idéal auquel il aspire.
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L’état amoureux. Une tentative à deux de négation de l’environnement Dans l’état amoureux, l’objet est soustrait à toute critique. Il est idéalisé et traité comme le propre moi du sujet. Il est introjecté dans le moi de telle sorte que moi et l’autre ne font qu’un être unique. Il n’y a plus de différenciation entre les êtres et leurs psychés. Tout se passe comme s’il y avait une reconnaissance de gémellité à travers la recomposition d’une psyché unique qui permet d’avoir les mêmes projets, des décisions communes, une création commune. À travers cette fusion de deux êtres en un être unique, de deux moi en un moi unique, de deux psychés en une psyché unique, chaque monade se renforce à travers l’autre. S’aimer soi-même en l’autre à la manière de Narcisse qui, en plus de son image reflétée par l’eau, se mire dans Écho et dans l’amour qu’elle porte pour lui. Les amoureux fonctionnent dans une bulle qui se veut hermétique à l’environnement. À travers la fusion dyadique ils cherchent à vivre leurs propres aventures à inscrire leurs propres histoires en désafférentation maximale par rapport à l’ensemble. Le couple amoureux crée sa dynamique propre, impose ses propres frontières qu’il cherchera à défendre de toutes intrusions étrangères. Ce sont les limites de l’unité couple avec ses secrets, son intimité qu’il défendra. Il cherchera à se séparer de l’ensemble pour créer son propre espace. Le couple amoureux est capable de s’auto-alimenter, de s’autoressourcer par la mise en commun du ça. Cet auto-ressourcement ne se fait pas forcément aux dépens de l’un ou l’autre partenaire mais il peut être assuré par un don énergétique débordant, réciproque et permanent. Toutes les formes de libido (orale, anale, phallique génitale, narcissique, objectale) se régénèrent de manière continue, croissante, inépuisable et dans un mouvement osmotique permanent. De ce fait le couple amoureux pourrait se suffire à lui-même ou n’établir des relations avec l’environnement que pour se recharger autrement. Éros est débordant. Dans ce débordement de l’Éros, et devant l’importance de la réciprocité des désirs, le couple se sent investi d’un pouvoir de déréalisation de l’ordre social. Il se sent capable d’affronter toutes les difficultés qui se présentent à lui aussi bien à un niveau interne qu’au niveau externe. Le surmoi est mis en faillite et avec lui un grand nombre de tabous. La culpabilité (issue du surmoi) se dissipe devant l’appel réciproque à l’amour, au désir de l’autre. La honte (issue de l’idéal du moi) est désormais assumée en
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commun et se transforme souvent en formation réactionnelle assumée à deux donnant lieu parfois à des tendances exhibitionnistes et voyeuristes. L’environnement importe peu pour le couple amoureux. Son moi idéal est une aspiration à la fusion impossible, ne faire qu’un seul être à partir de deux. Le couple s’aime, s’investit narcissiquement et objectaclement dans une relation doublement spéculaire. Il fait fi de l’ensemble voire il met en échec ce qui fonde la vie des ensembles humains. La nécessité d’un couple groupe ou « grouple » L’état amoureux introduit une altération du sens de la réalité dont les manifestations se rapprocheraient de certaines expressions psychotiques. De ce fait le groupe est mis en cause et cherche à faire face à toute tentative qui le déstabilise. La primauté du sexuel, de l’acte au détriment de l’amour et de la tendresse abonde dans ce sens. La tendresse et l’acte sexuel ensemble créent les liens, mobilisent l’énergie du couple par la créativité, la continuité. L’acte sexuel dépourvu de tendresse s’éteint avec la satisfaction. Il ne permet pas l’établissement de liens durables continus, créateurs. Le but sexuel, immédiat en soi-même, contient une fonction instinctive à prédominance de pulsion de mort. Après l’acte, après la satisfaction de la pulsion sexuelle, il y a séparation, éloignement parfois dégoût. L’objet devient superflu, inutile, sa présence encombre. Débarrassé de son désir, de la tension qu’il engendre, le sujet peut être disponible pour autre chose en l’occurrence ici pour le groupe et pour le divin. Le sexuel est ce qui permet de barrer les liens amoureux, l’établissement d’une relation à deux. Il réinstalle à chaque acte la primauté du groupal sur l’individuel et à travers l’ensemble le règne divin. Tout comme le sexuel, le groupal fait en sorte que les liens amoureux ne s’établissent pas. En effet dans les modes de vie des couples, le groupe est toujours présent. Cette présence dans le même espace que le couple est une situation de nature à entraver l’intériorisation de l’objet, la formation de l’objet couple, la constitution d’une identité propre au couple. Tout reste diffus, délié avec possibilité d’interchangeabilité du partenaire à l’exception de l’acte sexuel. La polygamie, certes rarement pratiquée mais licite, contribue à la déréalisation du lien amoureux en rendant le partenaire interchangeable à tous les niveaux y compris sur le plan sexuel. L’objet est mobile, multiple et ne requiert pas les qualités d’un objet stable, rassurant, dépourvu des contraintes de l’environnement.
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On voit donc que face au désir sexuel et à la tendresse qui peuvent enfermer le couple dans une relation amoureuse hermétique à l’environnement voire menaçante pour celui-ci, le groupe répond par un effort frénétique de déréalisation et de l’amour et de l’objet couple. Couple et groupe apparaissent dès lors comme deux réalités antinomiques face auxquelles seul le stratège triomphe. La stratégie du groupe étant de déstabiliser le couple. Tous les moyens pour y parvenir sont utilisés. Les peurs entretenues à tous les niveaux à propos de l’autre sexe, les mariages arrangés par les groupes, la sexualité presque collective (nuit de noces), la vie du couple mise au service de la collectivité... sont autant de signes de cette déstabilisation. L’objectif d’une telle stratégie est de faire en sorte que le couple soit complètement infiltré par les pensées du groupe, par ses idéaux et que l’objet couple s’efface complètement devant l’objet groupe. Dans ce contexte l’entité couple n’a plus de sens c’est de couple groupe dont il est question ou de « groupale ». Le couple groupe ou le « groupale » répond non seulement aux exigences de la collectivité dans le sens où il participe à maintenir son homéostasie et sa pérennité mais également à l’appel du divin. En effet la finalité de l’amour ce n’est pas la formation du couple, la procréation mais la fusion avec le modèle divin qui est amour de Dieu. Seul le détachement par rapport à l’amour de l’objet terrestre permet cette vacation, cette disponibilité pour l’amour de Dieu. La raison est le seul facteur qui permet de maîtriser les pulsions et de se rapprocher du sacré. C’est ainsi qu’a fait le fils du roi pour déjouer le désir stratège, dépasser les amours passionnels et la querelle des sexes. Il a créé un brouillage intellectuel à travers lequel il est passé du statut de l’enfant accusé à celui du fils sage dont la raison prend une nette revanche sur les mesquineries de l’amour1 . Ainsi ce qui est recherché dans la dialectique couple groupe c’est que l’idéal du moi du couple soit complètement remplacé par l’idéal du moi du groupe. C’est la seule manière de se garantir un fonctionnement groupal, une interdépendance entre les membres tout en rejetant hors du groupe tout ce qui est de nature à ébrécher sa cohésion interne et à réactiver, à l’échelle individuelle ou collective, des angoisses de perte, de morcellement voire de castration. En effet, dans la déréalisation de l’amour et du couple, le groupe met en mots et en actes ses propres angoisses comme pour mieux les
1. À la 603e nuit le fils apparaît sous la forme d’un sage qui a énormément appris de la vie et dont le silence a permis de s’élever au dessus des pensées communes.
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dramatiser à travers des rituels capables de les canaliser, les contenir et les rendre moins toxiques. Le couple et la dyade originelle Les angoisses projetées sur l’espace du collectif sous la forme d’une relation ambiguë voire parfois défigurée entre les sexes, trouvent une part importante de leur origine dans les liens précoces entre la mère et l’enfant. Ces interactions précoces sont fortement marquées par la disponibilité, la dévotion de la mère pour son enfant. La réalité culturelle s’ajoute à la réalité biologique pour faire de la mère un être omniprésent dans le monde affectif de l’enfant. Cette omniprésence maternelle devient assez souvent intrusion, envahissement dans l’espace privé de l’enfant car elle confronte ce dernier à ce qui fait faille chez la mère à savoir sa souffrance et toutes les attentes qu’elle cherche à réaliser à travers lui. Ce pôle intrusif est souvent projeté sur le partenaire et donne lieu à un vécu claustrophobique et/ou agoraphobique. L’autre sexe réactive ce sentiment désagréable et procure la sensation d’étouffement, d’aliénation au simple rapprochement intersexuel. Des fantasmes d’anéantissement, de dévoration, d’incorporation sont à l’œuvre chaque fois que des stimuli rappellent ce lien accablant à la mère. L’autre pôle du clivage, à savoir la bonne mère, n’œuvre pas pour autant dans le sens d’une rencontre paisible entre les sexes. Le spectre de la mère suffisamment disponible ne cesse d’encombrer l’imaginaire de l’enfant, d’empêcher sa créativité et sa liberté de mouvement vers l’autre sexe. La présence réelle de la mère renforce ce barrage de la rencontre avec un objet de substitution. Aller vers un objet extérieur à la mère peut faire courir le risque de perdre les liens avec cette dernière. L’angoisse de perte projetée sur l’autre sexe fait de ce dernier un objet persécuteur, insécurisant. On voit donc que la relation entre l’enfant et la mère se traduit dans la rencontre intersexuée par des angoisses archaïques d’envahissement, d’étouffement et par des angoisses de pertes. Ces dernières sont souvent projetées sur l’autre sexe pour des fins défensives et font de ce dernier un monstre à l’image des tourments endopsychiques. Le couple et la triangulation œdipienne Cependant la relation quasi fusionnelle entre l’enfant et la mère n’exclut pas pour autant la présence précoce du pénis paternel à l’intérieur du
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corps de la mère. Le conte maghrébin qui révèle cette fusion, annonce sous différentes formes la présence du père : voyage, mort, pèlerinage ou conflits précoces entre le père et le fils, conflits qui expriment et dévoilent les attitudes contre œdipiennes des parents vis-à-vis de leur enfant. Parfois cette présence est obligée avant même la naissance de l’enfant et l’accompagne une bonne partie de sa vie comme en témoignent les contes maghrébins où il est question de tuer le garçon avant sa naissance. On voit à travers ces contes que sous la contrainte du pénis paternel l’enfant subit précocement une menace de castration, seule condition pour échapper à la colère terrifiante et mortifère du père. Par la suite et tout en restant en relation fusionnelle avec la mère, il doit se confronter perpétuellement avec ce pénis paternel, surmonter des péripéties, se battre avec des fantasmes violents de mort, de castration pour parvenir enfin, au nom de Dieu le père, à se prendre en charge et à assumer sa sexualité en se débarrassant du père. Comme le laissent souvent entendre la théorie et la clinique psychanalytique, l’enfant craint en sa mère une personne dont le corps contient le pénis du père. L’enfant redoute ce pénis et dirige souvent sa haine contre la mère qui incarne les parents combinés amplifiant de ce fait l’angoisse de l’enfant. Aussi bien pour le garçon que pour la fille et face à l’amplification de l’angoisse, les mécanismes de projection et d’expulsion seront à l’œuvre. Par crainte de représailles venant de la mère (parents combinés), l’enfant opère un déplacement de la mère vers le partenaire. Par ailleurs c’est également sur le partenaire que seront déposées les menaces intolérables du surmoi. Cette projection sur l’objet des qualités agressives, contraignantes, accablantes du surmoi permet au sujet un soulagement psychique considérable. L’objet prend ainsi la place du surmoi dont le sujet veut se débarrasser. Il devient également dépositaire du ça qui pose à son tour problème au moi. Au même titre qu’il est le lieu de projection du ça et du surmoi, l’objet récupère la haine qui découle de ces deux instances, laquelle haine amplifiée peut atteindre des proportions pouvant aller jusqu’à la destruction de l’objet ou jusqu’à le considérer comme un ennemi terrifiant. C’est le degré de la peur du surmoi qui pourrait induire l’intensité de la haine. Ainsi la suspicion vis-à-vis du partenaire, parfois la haine affichée à son égard, les attaques permanentes pour le déréaliser traduisent un mécanisme de projection, sur l’extérieur, des craintes et des dangers intérieurs afin de mieux maîtriser l’angoisse. Il y a un mouvement de déplacement vers le dehors de processus endopsychiques dans lesquels désirs et terreur se combinent à des degrés variables.
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Le couple face à « la femme au pénis » et à l’homme au phallus de Priape Une grande partie de cette angoisse que le sujet cherche à maîtriser à travers les mécanismes de projection tourne autour de la castration. Cette castration est à entendre, ici, à la fois comme un phénomène étroitement lié au complexe d’Œdipe et à sa fonction interdictrice et normative (surmoi) et comme le résultat d’une série d’expériences traumatiques mettant en jeu un vécu de perte, de séparation d’avec un objet partiel ou total. La lecture de contes et de proverbes maghrébins, des contes des Mille et Une Nuits, de l’ouvrage d’érotologie de Nefzaoui, de quelques livres d’exégèse, de la sexualité en islam de Bouhdiba et d’autres ouvrages ou articles permettent de localiser les lieux où se déploie l’angoisse de castration. Chez la femme, outre ses aspects réconfortants, le pénis est vécu également dans le registre de la violence, de la destruction. Il la renvoie à la crainte primordiale de se faire ravir et détruire l’intérieur de son corps, de rendre ce dernier stérile, creux non désirable, inutile. La défloration comme menace réelle ne peut qu’entretenir cette angoisse, voire l’amplifier plus particulièrement si elle est pensée avant le mariage. Les fantasmes de viol, les techniques culturelles mises à la disposition de la fille pour s’en préserver, la cérémonie rituelle de défloration dans le cadre du mariage ne peuvent que renforcer l’équivalence entre l’hymen et le pénis. La fille appréhende une castration à travers l’acte de défloration. D’ailleurs l’imaginaire collectif n’est pas avare en scènes où la femme déflorée (« cassée ») se sent humiliée, déclassée et perd l’énergie qui jusque-là avait fait d’elle une femme inaccessible, exceptionnelle et très désirable1 . La répudiation tout comme la polygamie constituent à leur tour, une menace de castration provenant de ce pénis insatisfait, insécurisant, labile dans ses investissements. Elles peuvent de ce fait déclencher chez la femme la peur de se faire renvoyer de la maison et de rester sans foyer, peur très archaïque et prédominante chez la fille, peur de perte, de séparation d’avec des objets familiers. Excision dans certains pays, défloration, répudiation, polygamie, négation sociale constituent autant de situations anxiogènes capables de mobiliser une angoisse de castration considérable chez la femme et de 1. Plusieurs contes dans les Milles et Une Nuits rappellent comment certaines héroïnes sont brisées dans leur fierté par le fait d’être déflorées par un malicieux homme qui réussit à les posséder par la ruse.
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réactiver les mécanismes de projection et d’expulsion de cette angoisse vers un objet extérieur, en l’occurrence ici le porteur du pénis : l’homme. Aussi, bien que l’essentiel des noms de l’organe sexuel de cet homme tourne autour du désir de s’adonner complètement à l’organe sexuel de la femme, il n’en demeure pas moins qu’un grand nombre des attributs de cet organe évoquent la violence du rapport sexuel et la force de l’effraction1 . Pour l’homme, l’angoisse de castration donne lieu à des fantasmes qui s’expriment à travers divers symboles. Certains de ces fantasmes s’articulent autour de l’envie du pénis chez la femme. Ils donnent souvent lieu à des représentations angoissantes de l’organe sexuel féminin. C’est la différence anatomique des sexes qui rend l’homme extrêmement inquiet de se voir un jour ravir le pénis par celle qui ne l’a pas. Les contes, les proverbes sont remplis de fantasmes qui abondent dans ce sens. Hommes déculottés, ridiculisés dans leur virilité, mis en boîte, humiliés publiquement par la femme, mutilés dans leur corps (doigts coupés, œil crevé...), émasculé sont autant de symboles à relier aux fantasmes de castration par une femme qui a envie du pénis. Un exemple magistral est donné par le récit du jeune Aziz qui raconte ses déboires avec l’une de ses maîtresses. Il dit « ... Alors elle se leva et alla mettre sur le feu une poêle en cuivre rouge dans laquelle elle mit de l’huile et du fromage mou ; et elle attendit que le fromage ait fondu dans l’huile bouillante pour revenir vers moi toujours étendu par terre, maintenu par les femmes esclaves. Elle s’approcha et se baissa et me défit mon caleçon ; alors de cet attouchement, un grand frisson me traversa par nappes de terreur et de honte : je devinai ce qui allait se passer. M’ayant donc mis le ventre à nu, elle saisit mes œufs et avec une corde cirée les attacha à la racine même ; puis elle donna les deux bouts de la corde à deux de ses esclaves et leur commanda de tirer avec énergie, alors qu’elle-même, un rasoir entre les doigts, d’un seul coup de tranchant, fauchait mon mâle, auquel elle en voulait spécialement. Lorsque je revins de mon évanouissement, je me vis le ventre aussi net que celui d’une femme, et les esclaves étaient en train d’appliquer sur ma blessure l’huile bouillie au fromage mou qui ne tarda pas à arrêter l’écoulement de mon sang. Puis [...] l’adolescente [...] me dit d’un ton méprisant : “Retourne maintenant là d’où tu étais venu ! tu ne m’es plus rien, et tu n’es plus rien, et tu ne peux plus servir à quoi que ce soit,
1. Nefzaoui.
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puisque la seule chose dont j’avais besoin, je l’ai prise. Et mon désir est assouvi”1 . »
La seule chose dont elle a besoin c’est la seule chose dont elle a envie : le pénis. La circoncision souvent organisée par les femmes, la magie qui vise la virilité de l’homme en le rendant impuissant ou en limitant sa sexualité à la seule épouse... constituent des menaces permanentes qui alimentent l’angoisse de castration et font fleurir des fantasmes à ce niveau. Mais pour l’homme il n’y a pas que la femme à l’envie du pénis qui le renvoie vers l’angoisse de castration. Il y a également celle qui l’a et celle-ci le terrifie à différents niveaux. Elle le terrifie par les préjudices auxquels elle l’expose en le confrontant au pénis terrifiant des parents combinés. Elle le terrifie également par son désir incommensurable qui détruit son propre pénis. En effet « la femme au pénis » est une femme qui contient dans son intérieur, outre les aspects terrifiants du pénis, un organe prestigieux, capable de toutes les satisfactions, qui la comble et qui rend de ce fait son appétit pour le sexe aussi immense que l’énormité du pénis qui est à l’intérieur de son corps. Cet appétit est tellement important qu’il fait de la femme un être insatiable ayant un organe sexuel dont l’énergie est perpétuellement renouvelable et dont seul un homme en pleine jouvence, vigoureux, ayant une érection continue, et une profonde connaissance des mystères de la féminité et du corps féminin peut prétendre la combler. Face à cet organe sexuel profondément insatisfait l’homme reste sidéré, traversé par la peur de ne pas être à la hauteur, de défaillir. Son effort doit être double : être à la hauteur pour satisfaire le désir de la femme et être capable de supplanter et de chasser le pénis terrifiant. Peur d’avoir un pénis défectueux, sans pouvoir, sans force, incapable de satisfaire le désir féminin. L’homme s’évertue alors, par des moyens multiples, à être à la hauteur des attentes de la femme. Pour ce faire, diététique et magie vont être utilisées à outrance à la fois comme une « pompe à énergie » qui comblerait les dépenses et stimulerait le désir et comme un moyen miraculeux pour agrandir le pénis, l’élargir, prolonger l’érection pendant des jours et des nuits entiers, retarder l’éjaculation, rendre docile et amoureux le vagin de la femme2 .
1. Les déboires du jeune Aziz avec la jeune fille de la malicieuse Dalila sont racontés entre la 151e et 153e nuits de la version arabe citée en bibliographie. 2. Cf. Nafzaoui cf. Également Plantade Nadjma, 1988.
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On voit que dans cette logique du lien, l’angoisse de castration se structure par rapport au désir de la femme, par rapport au pénis qu’elle a introjecté. L’homme est mu par ce désir féminin. Il se meut, sinon à supplanter ce pénis, à être au moins son égal. À la femme à l’envie du pénis, à la « femme au pénis », toutes deux alimentant les angoisses de castration, s’ajoute celle qui détient l’efficience de la vie, le savoir sur l’origine de l’enfant. Un sage africain dit à propos de cette origine qu’il sait que le fils de sa sœur est son neveu et que lui est son oncle mais il ne sait pas s’il est le père du fils de sa femme. Seule elle peut le savoir ou du moins savoir s’il y a ou non un doute à son sujet. Elle est, dans tous les cas de figure, mère et libératrice de la vie. Elle renvoie, de ce fait, l’homme à son incapacité à procréer, à porter la vie et à la libérer sans l’intermédiaire de la matrice féminine. Cette situation castre doublement l’homme : elle le prive de la matrice-réceptacle de la formation de la vie (utérus...) tout comme elle lui barre la possibilité de percer le mystère des origines et d’accéder à la « vérité sur la paternité ». Structurellement, elle le contraint même à tenir sa position de père au regard de ce doute fondamental que rien ne peut lever.
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C ONCLUSION C’est à travers l’anticipation d’une rencontre avec l’autre sexe et sous le poids des contraintes d’un surmoi contraignant que se réactivent les vécus endopsychiques que j’ai tenté de décrire et que se mettent à l’œuvre les processus de projection et d’expulsion ainsi que l’amplification des productions fantasmatiques. Toutes les attitudes du sujet contre l’objet (le partenaire), visent essentiellement à surmonter l’angoisse, rétablir son corps et ses organes sexuels dans leur intégralité. Sur le plan groupal, ces attitudes cherchent à maintenir l’homéostasie et la permanence du groupe. Cependant ces projections individuelles ou collectives sur l’autre sexe peuvent avoir des effets dévastateurs sur le lien intersexuel si elles ne sont pas contenues par un espace intermédiaire. Dans un contexte culturel homogène, ces projections sont recueillies par le système de représentations collectives et gérées « normalement » par le groupe. L’ensemble intervient comme un espace médiateur du lien intersexuel. L’étayage groupal du couple opère à la fois de l’intérieur (groupe introjecté) et de l’extérieur (groupe réel) et permet, de ce fait, de
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délimiter l’espace à l’intérieur duquel les partenaires peuvent évoluer, communiquer sur leur vie présente et future, sur leurs désirs, gérer leurs conflits immédiats et ultérieurs. L’étayage culturel est également efficace par des allers-retours permanents entre le dedans et le dehors, le privé et le collectif, l’idiosyncrasique et le culturel. Ces allers-retours témoignent de la groupalité psychique chez chaque individu et de la gémellité entre psychisme et culture. L’ensemble culture/groupe apparaît à la fois comme une contrainte et une sécurité mais, de toute manière, comme contenant, régulateur de la vie à deux et à plusieurs. Le système de représentations culturelles aidant, le groupe canalise les projections sur l’autre sexe et les transforme en une quête dynamique et maîtrisée de l’autre, quête dans laquelle amour et haine, désir et rejet s’offrent toujours comme des alternatives à la rencontre de deux êtres désirants. C’est dans ce terreau de suspicions apparentes entre les partenaires, d’angoisse déguisée et projetée sur l’autre, de contraintes surmoïques qui cherchent à déréaliser la relation amoureuse et à faire valoir la prééminence du groupe, de médiations diverses et structurantes entre les sexes, que le couple puise les représentations socioculturelles et psychiques qui fondent ses liens et qui l’organisent dans le temps et dans l’espace. Mais c’est dans les situations de crise qu’on peut évaluer la solidité des liens qui se nouent dans ce terreau, leur adaptabilité à des situations nouvelles, et qu’on peut davantage repérer la place et la fonction de l’enveloppe culturelle, de l’étayage groupal pour le maintien de la vie en couple et pour larégulation de l’angoisse qui pourrait être déclenchée par la rencontre intersexuelle. C’est dans ces situations que l’on peut également repérer les mécanismes de défense mis en place par le couple contre l’angoisse déclenchée par les attaques venant de l’extérieur et ceux développés par chacun des partenaires. Ces attaques s’amplifient dans la solitude de la rencontre intersexuelle et la rupture des repères internes/externes qui sont censés étayer le couple.
Chapitre 5
LE COUPLE À L’ÉPREUVE DE L’EXIL
’ HISTOIRE MIGRATOIRE de chaque couple est une histoire singulière. Cependant chacune de ces histoires suit certaines logiques du projet migratoire, logiques qui se retrouvent pratiquement chez l’ensemble des couples rencontrés. L’une de ces logiques veut que l’immigration soit essentiellement une affaire d’hommes. Ces hommes sous la pression de facteurs multiples mettent un jour en exécution leurs projets de départ vers un pays étranger. Le temps qui précède ce départ ainsi que le jour même du départ et les mois qui le suivront, seront marqués par une grande vulnérabilité psychique caractérisée par une plongée affective hors temps, hors espace dans un fonctionnement qui se rapproche d’un épisode maniaco-dépressif. Le temps des préparatifs est un moment ultime du travail de l’imaginaire où les fantasmes les plus contrastés, les plus contradictoires se bousculent dans l’univers mental et affectif de l’homme. La mort côtoie la vie à travers une variété de scénarios où le sujet est tantôt englouti, anéanti tantôt ressuscité, revitalisé, tantôt sevré, abandonné tantôt fusionné, caressé, tantôt castré, tantôt virilisé. La scène où se
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jouent de tels fantasmes reste pour l’essentiel le pays d’accueil. Le pays d’origine n’absorbe qu’une partie. Le temps de la confrontation avec le pays d’accueil pourra se décomposer en plusieurs moments. Le moment euphorique de la rencontre où les objets fantasmés, les vécus imaginés cherchent leurs équivalences dans l’ordre du réel et où la non-disponibilité psychique et mentale entretient un état de rêverie chez le sujet. Pendant ce moment, le sujet est sous l’effet de la sidération ou la fascination de la rencontre. D’autres moments suivront, moments allant de la désillusion à la résignation, moments pendant lesquels beaucoup de ces hommes expérimentent la solitude, la rigueur des nuits glaciales de l’hiver dans un foyer de jeunes travailleurs. Ils se rendent à l’évidence que le temps leur file entre les doigts et qu’à travers ce temps écoulé, des objets du pays d’accueil s’inscrivent dans leurs mémoires, leur collent à la peau, deviennent familiers à leur vue et s’imposent à eux comme une réalité irréversible. Ils décident alors de rompre avec cette solitude et de renouer davantage avec les objets du pays d’accueil. Ils font venir femme et enfants. Ils savent, quelque part, à travers cette démarche, qu’ils s’éloignent de l’objet de leur projet migratoire tout en pensant que seul le regroupement familial leur permettra de réaliser cet objectif.
L E REGROUPEMENT FAMILIAL , UNE EXPÉRIENCE SOLITAIRE POUR LE COUPLE L’homme fait venir une femme qu’il ne connaît pas et dont la séparation consommée grâce à son départ ne fait qu’aggraver la distance entre eux. Plusieurs facteurs contribuent à un rude réaménagement voire à de graves conflits au sein du couple. Impacts des mariages arrangés Leur rencontre dans un espace inconnu, nouveau les expose à leur réalité de couple et les confronte à la solitude face à une relation fortement saturée en présence multigénérationnelle et en étais culturels. Elle les confronte à la réalité du mariage arrangé, véritable contrat entre familles où les partenaires ne se connaissent que par personnes interposées et où les liens intimes qui se nouent ultérieurement s’expriment davantage en termes d’habituation, d’attachement, de dépendance et rarement en termes d’amour. C’est ainsi que les femmes racontent qu’au début, elles ne connaissent pas réellement le mari, qu’elles l’ont
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aperçu qu’elles ont entendu parler de lui ou qu’elles le voient dans la famille comme un frère. Elles ont peur de lui, elles ne l’aiment pas, il est comme un étranger pour elles ; ensuite elles s’habituent à lui, il devient familier pour elles, il devient le père des enfants et s’installe progressivement dans leur univers comme une présence incontournable, voire, par certains côtés, confortable. Cette habituation s’articule souvent, dans leurs discours, avec l’obligation de mariage et la nécessité d’être l’épouse de quelqu’un même s’il est un demi-homme. Cette habituation n’exclut en rien l’une des réalités du mariage arrangé à savoir les contentieux éventuels entre les époux. Ces contentieux sont souvent liés au choix du partenaire, à des conflits entre les familles au sujet de la dot ou à propos d’un quiproquo relationnel. Très présents dans les mariages arrangés, souvent contenus dans le cadre de la famille élargie, ils prennent parfois de grandes proportions dans un contexte de solitude, de non-investissement de l’autre et de rupture dans la communication. Ils reviennent alors comme un refrain qui ponctue la vie quotidienne du couple et le rend par la même occasion particulièrement vulnérable. Observation n◦ 6 : Quiproquo
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M. et Mme K arrivent à la consultation, accompagnés de M. K senior, grand frère du mari. M. K senior demande à rentrer avec le couple et avec leur permission il nous informe qu’il est urgent pour eux de prendre une décision sur leur couple afin de réorganiser leur vie avec leurs enfants. M. K senior rappelle qu’il y a une menace de mesure judiciaire sur les enfants alors que les parents passent leur temps à se disputer sur des futilités, sur des problèmes du passé. D’un ton autoritaire M. K senior ordonne au couple d’avoir le courage de parler de ses difficultés et il se retire après avoir demandé la permission de le faire. Le couple est composé de Mme K, une belle femme à la silhouette fine, allongée affichant des idées plutôt ouvertes, parlant un français d’un niveau assez faible et de M. K un homme plutôt corpulent et petit de taille, un peu chauve, les yeux très vifs dégageant quelques signes d’anxiété. Ce couple s’est rencontré il y a de cela quatorze ans. Il s’est fondé sur un quiproquo de taille. La mère de M. K très attachée à son fils (qui est le dernier de la fratrie) lui a réservé la surprise d’un mariage avec une cousine. Lors de son retour dans le pays afin d’y passer les vacances d’été, M. K apprend la nouvelle de ses futures fiançailles avec sa cousine. Il marque un refus catégorique à cette proposition au point que sa mère, contrariée, tombe malade pendant une semaine. La semaine suivante le calme revient entre la mère et le fils. Peu de temps après il aperçoit, lors d’une cérémonie de mariage, la silhouette d’une
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jeune fille qui s’est logée dans sa mémoire comme une image floue mais reconstituée en toute pièce par son désir. À partir de cette reconstitution, il s’informe sur les coordonnées de la jeune fille qu’il communique par la suite à sa mère et la somme de la demander en mariage pour lui. Sur ce fait M. K part en France en laissant ainsi sa mère continuer ses investigations. La mère termine ses enquêtes et rend ses conclusions à son fils, conclusions dans lesquelles elle consigne sa décision d’empêcher ce mariage car la fille appartient à une famille ouverte où les femmes travaillent dans les usines environnantes. M. K rejette les conclusions de sa mère qu’il considère comme intrusives et l’oblige à lui préparer le terrain pour faire les fiançailles et contracter le mariage lors de son retour en vacances l’été suivant. Un long moment s’écoule jusqu’à l’été suivant. Pendant cette période des échanges téléphoniques violents entre le fils et sa mère ponctuent leur relation. La mère menace, invective, pleure, raccroche le téléphone violemment avant la fin de la communication. M. K tient bon et ne revient pas sur sa décision. La mère finit par abdiquer en lui rappelant qu’il regrettera de ne pas avoir suivi ses prescriptions. M. K, content d’avoir emporté la partie, pense, ainsi, marquer une distance par rapport à sa mère qui ne cesse de l’infantiliser. Arrivent les vacances d’été. M. K rentre dans son pays chargé de quelques objets de valeur nécessaires à son mariage. Il prend le strict minimum car il pense rentrer en France en compagnie de sa future épouse. Par ailleurs M. K ne dispose pas de beaucoup d’argent pour faire un grand mariage. Il refuse de trop s’endetter pour une cérémonie qui ne dure qu’une semaine. Il pense qu’une fois en France sa femme pourra s’acheter ce qu’elle voudra en étalant ses achats dans le temps. Ainsi le budget du couple ne sera pas asphyxié. Le jour du mariage s’organise comme l’intersection de plusieurs quiproquos. En effet, comme il se fait d’habitude, M. K accompagné de sa famille et de ses amis vient chercher la future mariée pour partir tous ensemble en cortège à la mairie de sa ville. La famille de la future épouse refuse de sortir sa fille de la maison pour aller signer le contrat de mariage à la mairie. Une tante influente de la future épouse se met à défendre les intérêts de sa nièce et considère comme une offense à l’honneur de sa famille le fait que la famille K n’apporte que peu d’objets de valeur à sa nièce. Elle plonge ainsi les deux familles dans une longue discorde pendant laquelle la maman de M. K tente à plusieurs reprises de tout laisser tomber et de repartir avec son fils. À la suite de plusieurs médiations, le cortège s’organise et se dirige vers la mairie. Là, une surprise attend le couple. Le moment de leur rendez-vous étant passé, le maire adjoint ne peut plus les recevoir et leur fait voir une longue liste d’attente pour les contrats de mariage prévus pour la journée. Grande déception, colère et nouvelles disputes apparaissent dans la foule où chacun des deux clans rejette les responsabilités et les mauvaises intentions sur l’autre. Un cousin de M. K, bien connu dans le milieu politique local, finit par arranger un rendez-vous tard dans l’après midi. Impatience dans la foule, dispersion
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et regroupement, tension de plus en plus croissante, désenchantement par rapport au plaisir de la fête. M. K observe tous ces événements avec beaucoup de nervosité. Il s’éloigne de plus en plus de sa future épouse pour se retrouver parmi un groupe de copains. La future épouse se sent délaissée et humiliée une fois de plus. Elle ne regarde même plus dans la direction de son futur mari et fait semblant de l’ignorer alors qu’elle est rongée par la colère et le désir de vengeance. Le soir, c’est la fête. M. et Mme K installés sur un « trône nuptial », n’échangent que peu de mots car la tension de la journée continue à les travailler en silence. L’ambiance chaleureuse de la fête, les nombreuses félicitations reçues par leurs amis réciproques leur font oublier pendant un moment les quiproquos de la journée. M. et Mme K se parlent pour la première fois de leur vie pour se dire autre chose que des reproches et expriment autres choses que le ras-le-bol de la journée. Mme K demande alors à son époux de lui dire les motivations de son choix pour elle et le pourquoi de son entêtement vis-à-vis du refus de sa mère. Mme K se sent, quelque part, fière d’avoir enlevé un fils à sa mère et de compter plus, aux yeux de son mari, que cette dernière. M. K l’informe que depuis le jour où il a vu sa silhouette, l’été dernier, lors du mariage du fils X, il ne cesse de penser à elle et ne cesse de l’imaginer comme son épouse. Il lui décrit les circonstances de ce contact à distance, et lui confirme son attachement à son image. Face à ces révélations Mme K sent le souffle lui manquer, ses forces lui faillir. Elle supplie le bon Dieu pour que la terre se fende sous ses pieds et l’engloutisse. Elle se sent envahir par une sueur froide qui lui monte des pointes des pieds jusqu’au sommet de la tête. Elle n’ose plus regarder dans la direction de son mari. Un sentiment de honte, d’humiliation se mélange avec une pointe de colère et d’aigreur. Cet homme, son époux se marie avec une silhouette qui n’est pas la sienne. Elle est celle d’une autre. Elle tente vainement de chercher des coïncidences entre le récit de son mari et ce qu’elle a fait l’été d’avant. Elle arrive toujours aux mêmes conclusions : pendant que M. K était dans le pays d’origine, Mme K passait ses vacances chez un oncle maternel en France. Quant à la personne que M. K a vue et qui est bien identifiée par Mme K, elle passe ses vacances, au moment de leur mariage, en France chez des parents à elle. Ironie du sort pense Mme K qui ne dit mot à son mari sur ce sujet et qui ne lui dit plus rien pendant toute la soirée lui réservant une surprise plus tard quand ils seront seuls dans leur chambre. À la fin de la fête Mme K monte la première à la chambre des mariés. M. K reste encore un petit moment pour accompagner avec les embrassades le départ de quelques amis. Lorsque M. K monte à sa chambre afin de rejoindre son épouse, il trouve la porte close. Il frappe doucement à la porte pour éviter de réveiller violemment sa femme. La porte reste toujours close. Il frappe de plus en plus fort jusqu’à
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perdre sa patience. M. K s’énerve, défonce la porte « le plus discrètement possible », dit-il, afin d’éviter les attroupements à une heure tardive de la nuit. À sa grande surprise, il trouve son épouse tremblante de rage, prête à l’avaler en une seule bouchée et à le cracher décomposé sans vie. Il cherche à l’approcher afin de consommer avec elle l’acte sexuel qui consolide tout mariage. Elle se refuse à lui en rejetant sur son dos les responsabilités de tous les malheurs qu’elle endure depuis qu’elle a entendu parler de lui. Exténué par la tension de la journée, par tous les quiproquos liés à la situation du mariage, le couple se fond en agressivité où les insultes accompagnent les bousculades et où chacun dit à l’autre « ses quatre vérités ». Le couple s’installe dans une escalade symétrique qui se termine par un regroupement de gens des deux familles à une heure très précoce dans la matinée. Se sentant humilié par le comportement de sa femme, M. K la gifle créant ainsi le scandale. Mme K jure devant tout le monde de lui faire payer, très cher, son acte... M. K en fait de même... Arrivé en France, le couple se trouve seul sans un tiers médiateur. Leurs conflits de départ restent enkystés dans leurs relations quotidiennes. Mme K pense que M. K se venge d’elle car il la laisse seule dans un petit appartement, il ne la sort pas, il ne prend pas soin d’elle alors qu’il sait pertinemment qu’elle n’a personne en France. Elle le trouve égoïste et non adapté à une vie en couple. Elle trouve qu’il est toujours influencé par la méfiance de sa mère à son égard. Il est suspicieux, méfiant, intrusif à son sujet. Elle en souffre certes mais elle s’organise pour expulser cette souffrance sous forme d’agressivité à l’égard de son mari. Elle dit qu’elle se venge à sa manière. M. K pense à son tour que sa femme prend une revanche sur lui car elle ne lui affiche pas la considération qui revient à son statut d’époux et de père. Il dit qu’elle cherche à le rabaisser devant la famille, les amis et les enfants. Il va jusqu’à penser qu’elle lui vole son argent pour le dépenser au profit de sa famille. Il exprime également un doute sur la fidélité de son épouse. De ce fait, il pense qu’elle ne mérite pas les plaisirs qu’elle revendique. Depuis quatorze ans, le couple revient sur les mêmes doléances les mêmes accusations réciproques. Ce programme s’enrichit souvent d’année en année par de nouveaux griefs. Les vacances d’été, le passage d’un parent chez eux en France, constituent le lieu de fomentation de conflits agencés sur le même modèle que leurs conflits de départ c’est-à-dire sur le modèle de l’escalade symétrique. Solitaire face à des conflits qui le déstabilisent de l’intérieur, le couple n’a plus la disponibilité de s’occuper de ses trois enfants qui affichent à l’extérieur, à leur manière, le dysfonctionnement du couple parental et lancent un SOS à travers un comportement social désorganisé. M. K senior est le premier dans la famille élargie qui saisit cet appel. M. K senior revient en France trois fois par an pour percevoir les mensualités de sa retraite. Il séjourne souvent chez le couple. À chaque fois qu’il sent la tension entre les deux partenaires, il cherche à les raisonner. Il trouve que M. et Mme K souffrent beaucoup et font souffrir leurs enfants. Vu son
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influence sur le couple, et les menaces de placement qui pèsent sur certains enfants, il finit par les convaincre « d’aller s’expliquer devant un psy ». Cette solitude qui confronte le couple K aux quiproquos du mariage arrangé l’expose également, tout comme elle expose l’ensemble des autres couples, à des difficultés inhérentes à la logique de la rencontre des sexes dans le monde arabo-musulman. Elle les expose aux problèmes de communication sur l’ensemble de leur vie et, ce, sans pare-excitation culturelles ou groupales. Mais en deçà de ces problèmes de communication gisent souvent des angoisses mobilisées aussi bien par la solitude de la rencontre intersexuelle que par les contraintes de la situation migratoire.
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L’exil : une situation anxiogène Qu’il soit collectif ou individuel, définitif ou provisoire, délibérément choisi ou subi, réel ou affectif, l’exil oblige souvent le sujet à renouer avec ses premières expériences d’exil, celles qui l’ont amené vers l’ordre de la vie et du savoir. Ce renoncement se fait aussi bien par la violence de la séparation physique, par les traumatismes liés à la perte du cadre extérieur que par les effets pervers d’une résistance à l’acculturation. La séparation physique, outre sa valeur d’expérience singulière, confronte le couple à une perte du cadre où les repères dedans/dehors deviennent confus rompant ainsi le sentiment de continuité chez ce dernier. Elle le prédispose à la chute car elle l’oblige à un travail psychique considérable : celui d’un deuil sur le cadre externe d’origine tout en préservant son équilibre psychique interne. Ce travail de deuil, long et difficile à élaborer, perturbe l’homéostasie du couple et le rend extrêmement sensible à toutes modifications au sein de l’un ou l’autre partenaire. Or ces modifications semblent incontournables et touchent tout aussi bien les hommes que les femmes. En effet comme je l’ai signalé précédemment, le migrant n’effectue pas un passage neutre dans le pays d’accueil. Même s’il résiste à flirter avec la culture de ce pays, cette dernière vient à sa rencontre et s’impose à lui à travers ses règles, ses normes, tantôt en le séduisant, tantôt en l’obligeant à lui obéir. Cette rencontre entraîne inéluctablement des modifications dans les comportements des partenaires du couple. Impact de l’environnement : une autre conscience de soi et du partenaire La femme semble plus exposée aux effets de la culture du pays d’accueil que son époux. En effet, sa rencontre permanente avec les structures sociales dudit pays (école, centres sociaux, PMI...) lui permet d’une part d’échapper à l’espace limité de la maison d’autre part suscite
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en elle des questionnements de fond sur la relation au temps, à l’espace, à autrui, sur la place qu’elle occupe au sein de son couple, au dedans et au dehors. L’autonomie financière à laquelle la femme pourrait accéder soit par l’intermédiaire du travail soit par le biais des allocations familiales rend ces questionnements davantage aigus. Naissent alors des revendications de taille allant dans le sens d’un plus grand espace de mouvement et d’une nécessaire reconnaissance de sa place dans le couple. Là, il me semble nécessaire de rappeler que chez l’ensemble des femmes que j’ai rencontrées, cette revendication n’exprime pas le désir d’adopter des valeurs occidentales, ne cherche pas non plus à rompre avec les valeurs ancestrales mais elle se situe davantage au niveau d’une attente d’assouplissement des repères qui fondent le couple, une certaine différenciation moi/l’autre/le groupe, l’intime/le collectif et cherche à provoquer une certaine délimitation de ces différents espaces.
L E REGROUPEMENT FAMILIAL : CRISE ET RECONSTRUCTION Cette recherche de délimitation soumise à la pression d’un surmoi intransigeant déclenche souvent chez la femme un immense sentiment d’insécurité lié à la culpabilité sous jacente, et fait de la revendication une manifestation parfois désordonnée et agressive. Elle provoque souvent et, ce, quelle que soit sa forme, une réaction d’affolement chez le mari. Tout d’abord parce qu’elle fait écho avec son propre désir inconscient d’autonomie ensuite parce que les comportements des partenaires s’avèrent en corrélation négative les uns avec les autres. L’affirmation de l’un est souvent vécue comme le signe de la faillite de l’autre. Cette faillite est à entendre à la fois sur le plan sociologique comme une déchéance de la place de l’homme et sur le plan psychodynamique comme l’échec des défenses individuelles face à l’émergence de l’angoisse (perte, abandon, castration...). Solitude, vécu douloureux de séparation, expérience de la perte de cadre, effets de la culture d’accueil... font de la situation migratoire un contexte extrêmement anxiogène capable de déclencher des angoisses très variées et très intensives. C’est ainsi qu’on observe chez les couples rencontrés, l’ensemble des angoisses que j’ai décrites précédemment et, ce, parfois de manière dramatique. Leur déclenchement peut se faire chez l’un ou l’autre mais entraîne, de manière circulaire, un retentissement au sein du couple dans
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sa globalité. Elle pourrait entretenir un véritable stress acculturatif à l’échelle individuelle, du couple, voire familiale. Les exemples cliniques qui suivront permettront de cerner quelquesunes de ces angoisses et de repérer leurs impacts sur les conflits de couple.
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Observation n◦ 7 : l’angoisse de répudiation Le couple C vient accompagner sa jeune fille âgée de 7 ans pour une consultation familiale. Le CMP qui les adresse pense que l’enfant est immature et que cette immaturité découle du statut d’enfant bébé dont lequel ses parents l’enferment. D’où la nécessité d’envisager un travail parents/enfant. Dès le premier entretien, M. C accuse sa femme de trop infantiliser sa jeune fille et se considère non responsable de ce qui arrive à l’enfant. Il précise que si la mère se comporte ainsi c’est parce qu’elle est très possessive avec ses enfants et plus particulièrement avec le dernier. La patiente est non seulement la dernière mais elle est également née sept années après son cadet. M. C. précise, aussi, que c’est sa femme qui s’occupe de l’organisation de la vie en famille et de l’éducation des enfants. Il rappelle, non sans amertume, que sa fonction à lui est de travailler et de rapporter le maximum d’argent pour sa femme. D’ailleurs, ajoute-il, il n’a pas le droit de chômer ni le samedi, ni le dimanche ni les jours fériés. Il a le droit aux grandes vacances d’été qu’il passe dans le pays avec l’ensemble de sa famille. Il dit qu’il n’a même pas le droit de tomber malade, car tomber malade c’est rester à la maison et rester à la maison est insupportable pour sa femme. Mme C confirme les dires de son mari et lui rappelle d’une part que sa présence l’incommode et d’autre part qu’elle ne veut pas être dérangée quand elle fait ses tâches à la maison. M. C. lui répond qu’il n’a pas l’habitude de l’importuner et que les rares fois où il reste à la maison il ne quitte pas son fauteuil. Il passe son temps à regarder la télévision. Mme C. répond, sans détour, que le mari la dérange même s’il ne bouge pas, qu’elle ne supporte pas son regard sur elle quand elle effectue ses activités ménagères. Et pour tenter de clore ce sujet elle lui rappelle que la maison est faite pour les femmes et jusqu’à nouvel ordre il n’en est pas une. On apprendra par la suite que le regard de M. C excite sa femme, que son inertie liée à sa fatigue quotidienne la frustre et l’irrite. Quand il est là, qu’il ne bouge pas, qu’il ne sent pas son besoin cela la met encore hors d’elle. Entre lui et elle, seule sa fille lui sert de pare-excitation. C’est ainsi qu’elle le préfère en dehors de la maison car s’il est dedans et qu’il ne fait pas valoir sa virilité, il sera assimilable à une femme. Dehors il entretient son image d’homme. Mais au-delà de ce désir réprimé se cache une angoisse très importante, angoisse qui cherche à se colmater par le maintien du clivage homme/femme, dedans/dehors. En effet Mme C appréhende beaucoup quelques réactions
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de la part de son mari ou de sa part à elle, réactions qui sèmeraient la discorde dans le couple et l’exposeraient à la répudiation. Mme C multiplie les exemples à travers lesquels des partenaires de couples se trouvant souvent ensemble ont fini par perdre le respect les uns vers les autres et ont fini par divorcer. Elle multiplie également les proverbes arabes qui abondent dans ce sens. Pour Mme C tout comme pour M. C., la présence des deux partenaires sous le même toit est source de conflits, voire d’irrespect. Il vaut mieux les séparer et leur mettre des limites. L’angoisse d’être renvoyé du foyer, de rester sans toit, sans famille est fortement présente chez le couple C. Elle se retrouve également chez tous les couples rencontrés. En plus de la rencontre des sexes, la situation migratoire constitue, comme il est mentionné ci-dessus, un facteur très important déclenchant cette angoisse dans la mesure où le migrant est doublement confronté aux fantasmes de répudiation et d’expulsion. Il est confronté à cela du côté du pays d’accueil tout comme il l’est du côté du pays d’origine. Les messages qu’il reçoit des deux côtés abondent dans ce sens. Contrairement au milieu d’origine, où l’angoisse de répudiation concerne fortement les femmes, en milieu d’accueil elle touche aussi bien les hommes que les femmes. En effet les hommes sont menacés d’expulsion aussi bien par le pays d’accueil, le pays d’origine que par leurs propres épouses.
Cette angoisse de répudiation s’accompagne souvent d’autres angoisses telles que l’angoisse de castration et de dévitalisation. Ces dernières sont présentes aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Cependant de par l’exposition de chacun dans le pays d’accueil, elle semble plus fréquente chez les hommes que chez les femmes. On l’observe généralement dans le cadre des névroses post-traumatiques suite à un accident de travail invalidant la personne. Cette invalidité souvent psychique s’étend à l’ensemble des organes porteurs de la force, de la vitalité, de la virilité du sujet. Les organes sexuels sont souvent touchés marquant ainsi l’avènement de la castration et fixant le sujet dans une quête impossible de réparation du préjudice. Dans le cadre des couples rencontrés, l’angoisse de castration est déclenchée par un contexte général dans lequel les menaces de castration, au sens large, ne manquent pas. Disqualification du mari par le pays d’accueil, disqualification du père par les institutions juridiques et éducatives, position forte de l’épouse constituent autant de facteurs qui abondent dans ce sens. Ces menaces de castration déclenchent souvent l’irréparable à savoir le dysfonctionnement sexuel chez le mari, lequel dysfonctionnement plonge le couple dans un fonctionnement chaotique.
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Inavoué par l’un, ressenti mais non verbalisé par l’autre, le dysfonctionnement sexuel confronte le couple aux affres du non-dit sur le sexe et la sexualité, à la communication fragmentée sur l’ordre de la vie, au fondement de l’altérité et des liens intersexuels. Il plonge souvent celui qui le porte dans un désordre délirant et donne à celui qui ne l’a pas l’occasion de prendre une revanche sur la virilité. C’est le cas de plusieurs couples dont celui de M. et Mme K.
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Observation n◦ 8 : de la menace de castration à la castration symbolique La famille K.B. se présente à la consultation suite à une injonction thérapeutique formulée à son égard par le juge des enfants. Le couple ne cesse de faire des scandales dans son quartier. Les enfants ne peuvent plus être maintenus chez les parents dans ces conditions. Une mesure de placement de l’ensemble des enfants a été prononcée par le juge en attendant qu’un travail familial ou de couple puisse être fait et en attendant également le résultat de la démarche de divorce entreprise par Mme K.B. M. KB, confus annonce d’emblée et devant les enfants que sa femme le trompe et qu’il a besoin de mon aide pour prouver à tout le monde le bien-fondé de son accusation. Mme KB s’effondre en larmes. Les enfants s’agitent. M. K.B persiste et accumule les détails qui vont dans le même sens. À ce moment, j’oriente les échanges sur le recueil de quelques informations administratives après quoi j’interromps la séance et propose au couple quelques rencontres sans les enfants. À la seconde rencontre ainsi qu’aux suivantes, Mme semble plus affirmée, plus percutante, plus vindicative. M. K.B semble plus changeant, oscillant entre la revendication et la complainte, entre l’accusation et la supplication, entre l’assurance et l’effondrement en pleurs. Leur histoire de couple se résume ainsi. M. K.B. vit en France depuis l’âge de 17 ans. À 25 ans il rencontre, en France, Mme K.B. alors jeune fille en vacances chez sa grande sœur. Il la demande en mariage à sa sœur. Le jour du mariage M. K.B. se retrouve seul face à la grande famille de Madame qui orchestre l’ensemble de l’événement. M. K.B. n’a ni famille ni amis d’enfance pouvant le rassurer par leur présence et partager sa joie. La fête lui semble triste, voire inquiétante. Il passe son temps à surveiller ce que font les femmes qui entrent et sortent de sa chambre à coucher. M. K.B. se méfie beaucoup de la malice des femmes. Beaucoup d’hommes l’informent à ce niveau et le conseillent de surveiller ce qu’il boit, ce qu’il mange et là où il dort. On lui répète souvent qu’il « doit craindre Dieu et ceux qui ne craignent pas le bon Dieu à savoir les femmes ». Tard dans la nuit, M. K.B. rejoint sa femme dans la chambre à coucher. À sa grande surprise, son organe sexuel se rétracte et se refroidit au simple contact avec le corps de celle-ci. Il tente une deuxième et troisième fois sans résultat satisfaisant. Il pense à la fatigue de la journée, à la surexcitation sexuelle. Il décide d’aller faire un tour au jardin public situé à proximité de
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son immeuble. Chemin faisant, il repense aux femmes de la soirée, à leur agitation, à la possibilité de lui avoir glissé un philtre magique ayant pour fonction de masquer la non-virginité de sa femme. Il remonte dans son appartement tout aussi épuisé et se résigne à attendre la journée suivante... Cette journée se résume à un échec cuisant. La troisième journée est plus concluante. Hors de lui, il accuse sa femme de l’avoir « noué » pour cacher « sa honte » devant tout le monde. Plus elle se défend plus il l’accuse. Il finit par la bousculer, la gifler et la violer. Par ces actes M. K.B. retrouve sa virilité qu’il exerce avec excès, plusieurs années durant, auprès de sa femme. Il demande à avoir des rapports sexuels avec sa femme le plus fréquemment possible comme s’il avait peur de perdre, par inadvertance, cette efficience. Mme K.B. répond favorablement à ses exigences. Mais au bout de cinq années, elle se met à marquer une certaine distance. Au début, elle feint le mal de dos, le mal de tête, les menstrues ininterrompues. À la fin, elle garde les enfants pour dormir avec elle dans la chambre du couple acculant ainsi M. K.B. à dormir dans la salle de séjour. Elle lui fait de brèves visites, tard la nuit, afin de lui permettre de satisfaire à la va-vite ses besoins sexuels. Les visites nocturnes de Mme K.B. à son époux deviennent de plus en plus rares et de plus en plus tendues car les exigences du mari se transforment en reproches et en invectives qui jettent un certain froid sur l’ambiance de la rencontre. Mme KB ne se laisse pas faire. Elle répond à la violence par la violence. Elle reconnaît son caractère et en fait une marque d’honneur. Par la suite le couple s’installe dans un cercle vicieux inflationniste : plus M. K.B. reproche à sa femme de le laisser tomber, plus Mme K.B. se désenchante de la relation. Plus elle prend des distances, plus il l’agresse, éliminant ainsi toute occasion d’avoir des rapports sexuels. Mme K.B. se renferme dans sa chambre avec ses enfants et semble profiter ainsi de sa vie. M. K.B. se lamente seul sur son canapé la nuit et semble triste et abandonné de nuit comme de jour. Ensemble, M. et Mme K.B. font exploser l’immeuble. En effet, étant donné que sa femme dort loin de lui la nuit et qu’elle se réveille le matin en pleine forme alors que lui ne parvient pas à dormir, M. K.B. se met à l’accuser d’avoir des relations sexuelles extraconjugales. Cette grave accusation met Mme K.B. hors d’elle. Elle se met alors à l’humilier de plus en plus, à le provoquer en alimentant, par des gestes et des paroles, son imagination. Son comportement ne fait que confirmer les doutes de son mari qui se lance dans une démarche d’accumulation de preuves sur la trahison de son épouse. Il se met à suspecter quelques jeunes du quartier. Pour accomplir tout ce travail de surveillance, M. K.B. se comporte comme un détective privé. Il se déguise, il se cache, il fait semblant d’aller travailler et surveille dans un coin de l’immeuble. M. K.B. finit toujours par découvrir un indice qu’il rapporte vite à sa femme, indice qui se transforme à chaque fois en une scène de violence. Au bout d’un moment Mme K.B. appuyée par certains travailleurs sociaux décide de mettre son mari à la porte. Elle fait une démarche de divorce auprès du tribunal. Par ailleurs elle saisit l’occasion d’une violente dispute pour appeler la police et déclencher le processus de séparation. C’est alors
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qu’une angoisse panique se saisit de M. KB qui se retrouve dans un foyer de jeunes travailleurs « avec un sachet en plastique comme seul bagage ». Cette angoisse panique le plonge dans une quête effrénée de preuves pouvant incriminer son épouse, le disculper lui-même et lui permettre par la suite de récupérer son appartement, ses enfants et pourquoi pas sa femme. Cette recherche d’informations le pousse de plus en plus à s’absenter de son travail et finit par l’expulser vers le monde des chômeurs. C’est ainsi que M. K.B. perd son foyer, perd son travail et devient un cas social. Les quatre entretiens qui réunissent le couple se déroulent selon le même modèle où M. K.B. accuse Mme K.B. qui se défend violemment en mélangeant les insultes avec les menaces de vengeance. Mme K.B. jure à plusieurs reprises et à chaque entretien de faire de son mari un clochard. Elle lui rappelle qu’elle a réussi à l’expulser de la maison, à lui faire perdre son travail, et qu’elle est capable de l’empêcher de voir ses enfants. À la cinquième séance Mme K.B. me téléphone pour m’annoncer son refus de participer désormais aux entretiens en présence de M. K.B. car elle pense qu’ils n’ont plus rien à faire ensemble. Elle m’informe que la tentative de réconciliation auprès du juge a échoué étant donné qu’elle refuse de faire marche arrière.
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M. K.B. vient seul à la consultation. Il semble fatigué, affichant une humeur plutôt tendue. Il crie à l’injustice, à la ruse des femmes, à la naïveté ou à la complicité des institutions sociales et juridiques. Il se dit délaissé par tout le monde, maltraité, humilié par la loi française. Il crie au complot des assistantes sociales et des éducateurs contre les pères immigrés. Il cherche à faire de moi un allié unilatéral afin de démasquer cette injustice et de lui rendre son foyer et sa famille. Il dit que personne ne veut le croire quand il parle de l’adultère de sa femme et personne ne prend la peine d’aller vérifier ses dires. M. K.B. se met à pleurer en disant qu’il se trouve dans un pays étranger seul sans père ni mère ni frères et sœurs. Ces êtres sont les seuls capables de l’aider à supporter cette situation et à découvrir la vérité sur le comportement de sa femme. Il regrette que son couple ne soit pas soutenu par la famille car cette dernière est absente. Il menace de tuer sa femme, de tuer les travailleurs sociaux qui l’ont aidée et de se tuer lui-même. Plusieurs séances s’écoulent pendant lesquelles M. K.B. reparle de sa solitude, de sa tristesse loin de ses enfants, de son désir de revenir chez lui quitte à se laisser marcher dessus par sa femme. Il revient tout le temps sur la malice de sa femme, sur ses accusations à son sujet et sur la nécessité de faire valoir ses preuves quitte à y passer la vie. M. K.B. parle de tout cela sans vouloir faire des liens avec l’origine des conflits avec sa femme ni avec son histoire personnelle. Toute formulation de ma part allant dans ce sens ne trouve aucun écho chez lui. Il fonctionne dans la revendication et exige une réparation. Des éléments de la réalité tels que la pension alimentaire, le droit de visite pour les enfants accentuent le caractère opératoire de son discours.
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À la dixième séance M. K.B. arrive à la consultation dans un état dépressif. Il semble las, sans force. Il dit qu’il ne peut plus supporter de vivre dans cet état, qu’il a raté sa vie, que le monde qu’il a rêvé de fonder s’effondre devant lui sans qu’il puisse faire quelque chose pour le sauver. Il fait des liens entre ce qui arrive actuellement à ses enfants et ce qui lui est arrivé à lui à l’âge de 11 ans. Il perd son père à cet âge suite à un accident de travail. Il se retrouve avec sa mère, ses frères et sœurs sans ressources et sans toit confortable. Sa mère, femme autoritaire, l’oblige, très tôt, à aller travailler chez des paysans de son village. Il rencontre la souffrance de la faim, du froid, de la violence humaine et s’accroche de toutes ses forces pour s’en sortir. Il se fait une place dans sa famille et supplante son frère aîné auprès de sa mère, et ce, grâce à son sérieux et à son acharnement au travail. Il devient alors son fils préféré et son conseiller plus particulièrement depuis qu’il est parti en France. Les séances suivantes donnent lieu à un travail de lien très important entre l’histoire personnelle de M. K.B. et son histoire de couple. Il parle de ses difficultés sexuelles pour la première fois et les fait remonter à sa première nuit de noce. Il se rappelle de la terreur qui l’a saisi à ce moment et de la forte impression désagréable d’être en présence de sa mère. Il compare souvent sa femme à sa mère et, ce, sur le double versant maternant et terrifiant. Elle est pour lui tout, plus particulièrement après le décès de sa mère. Elle est également celle qui le terrorise, l’humilie, l’écrase par son assurance, son physique, son hyper- adaptation dans le pays d’accueil, sa réplique agressive, ses exigences matérielles et sa pression morale. Par sa posture physique et morale, elle déclenche chez M. K.B. l’angoisse de répudiation et de castration. Elle l’oblige de ce fait à adopter des comportements de surcompensation afin d’être à la hauteur de ce qu’elle attend de lui et d’échapper ainsi à sa vengeance. M. K.B. se tue alors à travailler de nuit comme de jour pour lui ramener le maximum d’argent tout comme il s’épuise à lui faire souvent l’amour pour l’empêcher de se détourner de lui et d’aller se satisfaire ailleurs. Sur ce plan, M. K.B. sait que « les femmes ne pensent qu’à ça et qu’elles ont un pénis dans la tête ». Malgré ses efforts déployés pour plaire à sa femme M. K.B. ne cesse d’être maltraité par cette dernière. La fatigue aidant, il sent sa « force sexuelle » diminuer et cherche à y remédier par l’intermédiaire d’une diététique appropriée et grâce à la magie. Il consulte un taleb qui lui conseille de diminuer l’appétit sexuel de sa femme et de la rendre plus amoureuse. Il lui conseille également un régime à suivre. Pour ce faire il lui fournit les ingrédients nécessaires : poudres à diluer dans la boisson, hirz (amulettes) à enterrer dans le matelas... M. KB suit les prescriptions du taleb pendant plus d’une année et constate que sa femme le réclame de moins en moins. Cependant, il constate également qu’elle est encore plus agressive avec lui. M. KB applique les prescriptions le plus discrètement possible jusqu’au jour où se trouvant tête à tête avec sa femme, la « sentant chaude », n’ayant plus d’érection, il panique et fait verser maladroitement une poudre magique dans
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sa tasse de thé. Par cet acte il cherche à refroidir sa femme. Mais voilà que Mme KB s’aperçoit du manège et fait un scandale. À partir de ce moment M. KB recourt à la stratégie de la diversion afin de détourner l’attention de sa femme sur autre chose qu’un sexe froid. Il la tient et se tient sous pression pendant plus de 10 ans sans jamais lui avouer qu’il ne peut plus se servir de son organe sexuel pour des fins génitales. Il l’accuse et s’enferme avec elle dans un univers chaotique dans lequel les faits réels se confondent avec les fantasmes, le présent fusionne avec le passé, le particulier avec le général.
Comme je l’ai dit précédemment, le cas de Mme et M. KB est loin d’être unique dans son genre. Il révèle à quel point des angoisses peuvent être déstructurantes pour le couple plus particulièrement si les défenses mises en place ne cherchent pas à préserver le couple mais à enfoncer l’autre en pensant ainsi sauver sa propre peau. Il révèle également les effets dévastateurs d’un manque d’étayage culturel et groupal pour le couple et plus particulièrement pour le mari. Ce dernier se sent abandonné, insécurisé et incapable d’affronter seul ce qui lui arrive personnellement et ce qui bouleverse son couple. Le recours aux représentations culturelles, courant chez tous les couples qui consultent, occupe pour le couple KB le noyau apparent du conflit. Ces mêmes représentations culturelles leur ont permis, pendant les consultations, d’exprimer leurs conflits en termes de difficultés psychologiques aussi bien du mari que de la femme.
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D E L’ USAGE DE QUELQUES DÉFENSES DANS LE COUPLE Du reproche à la violence verbale. La décharge pulsionnelle Les Méditerranéens sont réputés pour être extravertis. Ils se déchargeraient de la tension au fur et à mesure que cette dernière se forme. Cette qualité défensive représente, certes, une caricature du caractère du Méditerranéen. Cependant les couples rencontrés fonctionnent comme si il y avait urgence à satisfaire la motion pulsionnelle qui émerge de la rencontre avec l’autre. Ils utilisent ainsi la voie la plus directe pour se décharger de la tension sans l’intervention efficace des mécanismes de refoulement ou de déplacement. Cette décharge pulsionnelle s’adresse à l’objet visé (le partenaire) soit directement soit par l’intermédiaire d’objets substitutifs (les enfants, le voisinage, les ustensiles de cuisines...). Elle s’organise souvent sous
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forme de reproches accompagnés de violences verbales, voire de violences physiques et de cris. Une fois installée comme une défense organisée au sein du couple, elle permet à ce dernier et/ou à l’un des partenaires d’en retirer quelques bénéfices secondaires. Ainsi, par exemple, le reproche pourrait maintenir le couple dans l’absence de changement car il révèle souvent un déni de la temporalité par le recours à une confusion permanente entre le passé et le présent. Paradoxalement, l’état de reproche entretient la permanence du couple. Il fournit du plaisir grâce au soulagement qu’il apporte sur le double plan du couple et de l’individu, soulagement souvent obtenu grâce aux mécanismes de projection et d’évacuation. Tout comme l’état de reproche qui permet certains avantages, la violence sous ses différents aspects semble en offrir autant, même si le résultat obtenu est déplacé des pulsions d’amour vers les tendances sadomasochiques. Le recours au symptôme psychosomatique Il arrive souvent que les partenaires ne réussissent pas à maîtriser les conflits du couple par les moyens psychologiques qui leur sont familiers : les mécanismes de refoulement ne sont pas efficaces et la décharge pulsionnelle ne réussit pas à tout évacuer. Prend place alors le symptôme psychosomatique comme une écriture des conflits sur le corps, comme un transfert au niveau organique de tension psychique. Ulcère de l’estomac et du duodénum, bronchite asthmatique, eczéma, hypertension, violente migraine, phobies cardiaques, constipation, insomnie, troubles du cycle féminin, dysfonctionnements sexuels, boulimie, anorexie, vomissements incoercibles, troubles respiratoires, états hystériques d’excitation... constituent quelques-unes de ces inscriptions physiques des conflits au sein des couples de l’échantillon. Fonctions du symptôme psychosomatique dans le couple Freud (1927, p. 15) écrit qu’une fois le symptôme formé, le moi se comporte vis-à-vis de lui selon la considération suivante : « Le symptôme est là une fois pour toutes et ne peut être éliminé ; maintenant il s’agit de se familiariser avec cette situation et d’en tirer le maximum d’avantages... » et Freud de continuer : « Voilà donc le symptôme chargé peu à peu de représenter d’importants intérêts ; il prend une valeur dans
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l’affirmation de soi, tend de plus en plus à ne faire qu’un avec le moi et lui devient de plus en plus indispensable. » C’est un peu dans ce sens que les partenaires du couple recourent, de manière individuelle ou duelle, au symptôme. Sur le plan individuel le symptôme peut prendre une valeur de revendication individuelle, revendication qui vise une certaine délimitation et affirmation du moi. Comme je l’ai dit précédemment cette affirmation de soi peut déclencher chez l’autre une violente angoisse plus particulièrement si c’est la femme qui revendique. Quand c’est cette dernière qui cherche à se différencier du mari et à faire valoir auprès de lui un nouvel ordre relationnel qui lui permet d’avoir des désirs propres, des pensées propres, des comportements nouveaux et plus autonomes, l’homme se sent attaqué dans ses liens les plus précoces. En effet la différenciation rompt la logique d’une relation fusionnelle continue, celle du garçon avec la mère qui s’étaie ultérieurement sur la relation à l’épouse vécue comme la propriété exclusive du mari. Elle rompt également la logique du mythe familial et social qui ordonne les liens entre époux. La panique qui en découle donne souvent lieu au déni de tout changement et à tout un ensemble de stratégies qui participe à la réalisation de ce déni.
Le symptôme comme prétexte de réorganisation
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Observation n◦ 9 Le couple H.D. vient à la consultation à la demande de M. H.D. Issus de milieu traditionnel M. et Mme H.D. se sont mariés il y a de cela 35 ans. Ils sont cousins germains et parents de dix enfants dont le dernier est âgé de 17 ans. Depuis 31 ans le couple mène une vie traditionnelle orientée sur l’intérieur pour Mme H.D. et sur le dehors pour son mari. Mme H.D. fait tout à la maison y compris le pain quotidien car son mari refuse de manger le pain français. Elle s’occupe de son mari comme une femme traditionnelle doit le faire. Elle subit ses caprices et ses remontrances plusieurs fois par semaine. Elle ne se sent pas le droit de réagir. Elle garde tout pour elle. Elle pense, en cela, à sa situation et à celle de ses jeunes enfants. Elle pense à son diabète qui l’accompagne depuis dix ans et qui lui fait courir le risque d’être rabaissée aux yeux de son mari, voire d’être abandonnée par ce dernier. Cet abandon la confronte souvent à sa relation avec ses enfants soit en termes de perte soit en termes d’incapacité à s’en occuper seule. Depuis quatre ans Mme H.D. met le couple sous une grande tension en recourant à des comportements qui la mettent en danger et qui, de ce fait, lui procurent un certain pouvoir sur son environnement. Elle fait appel aux
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symptômes (diabète, constipation aiguë, maux de dos, insomnies...) et les utilise comme des moyens de pression. C’est ainsi qu’elle refuse de prendre ses traitements, de suivre ses régimes se mettant ainsi dans un état de vulnérabilité extrême et d’irritabilité qui exaspèrent, oppressent et dominent mari et enfants. Elle fait aussi appel aux symptômes découlant de désordres ethniques qu’elle affine à son avantage et dont elle partage l’origine avec son mari. C’est ainsi qu’elle confirme le diagnostic de Mesh’ura que son mari colle à son comportement, de même qu’elle raconte voir elle-même un homme habillé en blanc rôder dans l’appartement de jour comme de nuit. Elle fait également appel à la tentative de suicide à répétition en utilisant l’eau de Javel, les médicaments ou le couteau. Tous ces comportements s’accompagnent depuis peu de temps par des menaces de séparation en prétendant que l’assistante sociale de secteur lui a promis une protection et une aide au moment opportun. En fait c’est depuis quatre ans que Mme H.D. se sent seule car tous ses enfants, grandissant, cherchent à vivre sur l’extérieur. Elle se trouve confrontée à la demande de liberté provenant de ses enfants ainsi qu’à la nécessité d’être médiatrice entre le père et ces derniers. À travers ses enfants, elle prend conscience de la rigidité de son mari et finit par mettre en exergue tous les malentendus qui parsèment leur quotidien de couple. C’est alors qu’elle se met à lui reprocher violemment de la battre souvent, de lui vendre ses bijoux sans lui demander son avis, d’acheter et de vendre des voitures sans la consulter, de construire une maison au pays sans sa participation, de la laisser vivre dans un appartement vide alors qu’il meuble la maison du pays. Elle lui reproche aussi de l’avoir supplantée grâce à la complicité de la fille aînée qui l’accompagne partout et qui fait avec lui toutes les démarches administratives et bancaires. La mère lui ayant donné une procuration pour signer à sa place. Ces reproches s’accompagnent d’un certain nombre de revendications ouvertes à l’adresse de M. H.D. Les symptômes somatiques et psychosomatiques aidant, ces revendications prennent un caractère d’urgence et d’irréversibilité. Elles se font sur un ton de violence dans lequel le symptôme doit être poussé à son paroxysme afin d’obtenir l’effet attendu. C’est ainsi que Mme H.D. s’expose dangereusement à travers son symptôme afin de montrer à son mari qu’elle n’a pas peur de ses menaces tout comme elle n’a pas peur de la mort. Elle cherche de la sorte à affirmer son moi et à faire valoir une parole auprès de son mari. Elle commence par exprimer des demandes matérielles telles que la gestion d’une partie de l’économie familiale, la participation à toutes démarches administratives, l’éviction de sa fille du statut de substitut, la vente du dernier véhicule qu’elle juge trop cher et inadapté aux besoins de sa famille... À travers ces différentes demandes Mme H.D. affirme sa volonté de ne plus accepter les choses telles qu’elles étaient et refuse de revivre avec son mari selon les normes qu’il s’est fixé lui-même en s’aidant de la tradition de son pays.
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Face aux revendications de sa femme, M. H.D. se trouve complètement paniqué, déstabilisé. Il cherche alors à la ramener à son état initial de femme soumise comme si cet état était le seul qu’il puisse gérer. Pour ce faire il fait appel à la raison, à la culpabilisation, à l’affect. N’ayant pas obtenu de résultat, il tente de rendre caduque sa parole en l’enfermant tantôt dans le statut de Mesh’ura, tantôt dans le statut de folle. Il multiplie les témoins face à une femme rendue irresponsable. Il fait venir les Talebs, les membres de la famille, un membre du consulat de son pays pour leur faire constater sa bonne volonté d’aider une femme qui perd ses repères et pour les inviter à raisonner cette dernière. Leurs effets sont de courtes durées et la suite qui en découle rend l’ambiance davantage tendue. En effet Mme H.D. utilise ces scènes pour reprocher à son époux sa faiblesse et son incapacité à gérer seul ses problèmes plus particulièrement quand c’est un intervenant extérieur à la famille qui est sollicité. Lors du quatrième entretien, ayant pris conscience des revendications de sa femme et de sa détermination à garder telle quelle sa position, M. H.D. suggère qu’ils parviennent à un arrangement qui leur évitera la séparation, d’autant plus qu’il est complètement opposé à cette idée. Sollicité à ce niveau, il promet de satisfaire les demandes de son épouse.
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Mme H.D. les lui re-explicite et ajoute qu’il doit vendre la voiture, choisir avec elle une autre et organiser ensemble un voyage au pays pour assister à l’accouchement de l’une de leur fille. Tout le long de ces quatre premiers entretiens, Mme H.D. utilise à bon escient ses symptômes et fait valoir les avantages qu’elle peut en tirer. Plus le mari s’oppose à tout changement, plus il y a aggravation de l’état de santé de Madame et plus la rébellion est grande. Plus la revendication s’intensifie, plus l’univers psychique de M. H.D. s’effondre car ses repères internes ne retrouvent plus d’écho chez sa femme qui n’est autre qu’une proche cousine côté maternel chez qui l’image de la mère ne cesse de se profiler. L’effondrement de M. H.D. l’accule à fonctionner de manière désordonnée (violence physique, appel à témoins...) et offre à Mme H.D. la force de revendiquer sans trop courir le risque d’une séparation réelle. En effet Mme H.D. ne parle de séparation que pour renforcer sa revendication. Par ailleurs, elle ne cherche pas à rompre avec les normes qui fondent le couple mais cherche à les assouplir en leur enlevant entre autres la part interprétative du mari. Les entretiens qui suivent s’orientent essentiellement sur la mise en pratique des arrangements du couple et sur la nécessité de sentir le changement de l’intérieur afin de vivre les nouveaux repères de manière cohérente et en continuité avec l’univers affectif de chacun et non de manière forcée ou plaquée.
Commentaire. On voit donc, à travers l’exemple clinique du couple H.D., que le symptôme utilisé à un niveau individuel sert à exercer une pression au sein du couple, à faire valoir un désir de changement et
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à obliger le partenaire d’en face à participer à un réaménagement des repères qui assurent le maintien et l’épanouissement du couple. Le symptôme psychosomatique utilisé sur le plan individuel peut également intervenir pour rétablir un équilibre relationnel qui tend à se rompre au détriment de l’un des deux partenaires. Celui qui subit les préjudices du déséquilibre cherchera à se rattraper grâce au symptôme et récupère ainsi les bénéfices secondaires qui lui permettent de maintenir et sa place et ses privilèges. Dans d’autres cas cliniques, le symptôme se met au service d’une complémentarité pathogène. On voit dans ces cas que le symptôme joue le rôle d’un tiers qui neutralise la violence dans le couple et qui fait glisser la tension sur le corps de l’un des partenaires. Cette neutralisation permet au couple de fonctionner dans une apparente complémentarité et de s’offrir aux regards de l’extérieur comme un couple uni. On peut retrouver cette même apparence lorsque les deux partenaires recourent, chacun de son côté, au symptôme. Sur ce plan duel la maladie est organisée comme un syndrome commun de défense. Chaque partenaire renonce à se décharger sur l’autre, et se comporte vis-à-vis de lui de manière adaptée et normale. La tension régénérée par la rencontre intersexuelle se décharge sur le corps de chacun qui devient le lieu de rencontre et de consensus entre les partenaires.
Le symptôme comme support d’une relation anaclitique Observation n◦ 10 Le couple F vient à la consultation avec son fils A et deux autres enfants et, ce, suite à des violentes altercations entre A et son professeur. Les professionnels qui ont envoyé la famille vers la consultation justifient le comportement du garçon par une grande douleur qui sévit dans la famille depuis plusieurs années. Cette douleur correspond à la mort de l’aîné de la fratrie causée par une noyade en la mer et, ce, en présence de toute la famille. A est le témoin le plus proche de cet événement car il était dans l’eau avec son cadet. Pendant l’entretien la mère revient sur l’événement et tout le monde se met à pleurer. Elle explique les circonstances de cette mort et exprime la douleur de la famille et la difficulté à faire un travail de deuil à ce niveau. Les photos du garçon sont affichées partout dans la maison et la famille lui rend visite, dans le pays, tous les ans. L’entretien suivant se focalise plus particulièrement sur la scolarité et le comportement de A ainsi que ceux des autres enfants. Au troisième entretien, les parents insistent sur la nécessité, pour les enfants, de réussir scolairement et de s’intégrer socialement car, eux, ne peuvent plus supporter la souffrance et qu’ils souffrent assez de leurs maladies.
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Au quatrième entretien ils font état de leurs maladies réciproques. Mme F souffre de maux de ventre, de tremblements au niveau de l’ensemble du corps qu’elle rattache à la frayeur (Khal’a) causée par le décès du fils. Elle souffre également de migraine violente qui « l’empêche de faire quoi que ce soit ou de penser à quoi que ce soit ». M. F., quant à lui, souffre de douleur au niveau du bassin, de toutes les articulations, du dos, douleur qu’il rattache à un accident de travail survenu peu de temps après le décès de son fils. M. F souffre également d’insomnie. Ils parlent tous les deux des soins que chacun prodigue pour l’autre et de la nécessité d’une solidarité entre eux pour combattre la douleur. C’est ainsi que M. F explique comment il accompagne sa femme de taleb en taleb pour soigner sa frayeur. Il fait avec elle le tour de sa région de résidence et de son pays d’origine à la recherche du meilleur guérisseur. Il en profite souvent pour interroger ces taleb sur son cas. Il apporte également à son épouse des soulagements immédiats en lui appliquant des cataplasmes sur le front ou en lui serrant la tête avec un foulard... De son côté, Mme F ne cesse de masser le corps de son mari, de lui appliquer des pommades, ou de lui faire prendre des bains avec des herbes du pays contre les rhumatismes. Elle lui fait des tisanes contre ses insomnies et veille à ce qu’il ne s’expose pas trop au froid et à la pluie.
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À travers l’évocation de leurs maux et des moyens partagés et mis en œuvres pour les combattre, le couple F semble fonctionner normalement sans heurts, sans conflits apparents. Leurs corps, par contre, semblent tellement surchargés de douleur qu’on ne peut s’empêcher d’imager l’ampleur de l’angoisse qui se cache derrière et de la tension qu’ils font déplacer sur les symptômes. Pendant les séances suivantes le couple ébauche la part de responsabilité de chacun dans cet accident. Mme s’en veut d’être partie dans le pays cette année-là, d’avoir forcé ce départ malgré l’hésitation du mari. M. s’en veut de les avoir amenés à la plage alors qu’ils avaient prévu de rendre visite à une tante à l’autre bout de la ville. Chacun des deux partenaires justifie la volonté et la responsabilité de l’autre par la volonté de Dieu. Cependant certains gestes, certains mots, certaines mimiques rappellent que chacun reproche à l’autre d’être à l’origine de cette perte. Mais cette accusation est tellement grave qu’elle ne peut être formulée sans provoquer une angoisse aussi bien chez celui qui la formule que chez celui qui la reçoit. Du coup on la fait taire et on la déplace sur le corps. Les symptômes ainsi formés soudent le couple dans la douleur d’un deuil qui garde sa fraîcheur malgré les années écoulées. Ils sont l’expression d’un déni de la perte et de l’illusion permanente de l’unité. C’est à travers un travail de deuil très long et difficile que ces symptômes psychosomatiques tout comme le désordre comportemental de A sont saisis par le couple et la famille dans sa globalité comme des représentants symboliques d’affects psychiques très douloureux dont l’intensité décontenance l’appareil psychique familial et bloque le travail de deuil.
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Commentaire. Dans ce genre de cas cliniques, on constate qu’il y a un consensus duel au sujet du symptôme. Que ce symptôme soit développé par l’un des partenaires ou par les deux, une sorte de pacte dyadique est conclue à son sujet. Au-delà des bénéfices secondaires que produit le symptôme sur l’objet couple aussi bien sur le plan systémique que sur le plan psychodynamique, ce pacte protège chacun des deux partenaires séparément de l’irruption d’angoisses archaïques dévastatrices. Par cette sorte de pacte dénégatif, la somatisation rapproche les partenaires l’un de l’autre, les protège l’un contre l’autre, leur évite à l’un et à l’autre la confrontation avec l’angoisse et normalise les relations au sein du couple. C’est ainsi que l’on peut dire que la fonction du symptôme répond à l’organisation psychique à la fois de la dyade et des individus qui la forment.
C ONCLUSION Les cas cliniques que j’ai présentés dans cette partie bien qu’ils ne concernent que des couples originaires du Maghreb se recoupent largement avec d’autres cas cliniques de migrants issus du Sud-Est asiatique, d’Afrique ou de Turquie. Tous ces cas révèlent un couple dont les relations sont fortement déstabilisées par l’épreuve de l’exil. Qu’il s’agisse de l’exil en tant qu’expérience subjective de séparation, d’éloignement, qu’il s’agisse de l’exil, en tant que choc entre les cultures ou en tant que contraintes exercées par les institutions d’accueil sur le couple, on constate que les effets sont cumulatifs et s’observent à différents niveaux de la vie du couple. Les repères qui le fondent s’ébrèchent. Les organisateurs socio-culturels et psychiques ainsi que les représentations collectives (normes, valeurs, croyances) sont mis à la rude épreuve du réel ouvrant de ce fait la voie au doute, à la tension, à la confrontation voire à la séparation. Les angoisses multiples qui en découlent cherchent à s’exprimer à travers des mécanismes de défenses dont le versant corporel occupe une très grande place. Certes ces défenses ne sont pas l’apanage des immigrés, cependant leurs formes d’expression mettent l’accent sur la rupture du cadre dedans/dehors, sur le vécu de solitude et le manque d’étayage familial et groupal. Par ailleurs le recours à des croyances et des rituels de type culturel marque l’ancrage de ces couples dans un univers de croyances magico-religieuses fortement partagé par des couples dans leurs pays d’origine.
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Face à cette déstabilisation du couple et à la demande implicite ou explicite d’aide exprimée par l’un ou les deux partenaires, quelques remarques s’imposent. 1. Il est important de rappeler que la structure du couple et son organisation sont circulaires :
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« Chacun des pôles, mythique ou rituel, renvoie à l’autre mais pas comme une simple boucle cybernétique où les éléments s’enchaînent dans leur identité, mais en suscitant, en provoquant, dans les autres pôles la production d’éléments du même type. C’est sur cette auto-production d’éléments du même type que repose l’identité du couple et non sur le mythe seul ou l’interaction mise en scène dans le rituel » (Freud, 1927, p. 15).
Aussi toute lecture qui suppose le couple dans un rapport dominant/dominé avec un partenaire actif et l’autre qui ne fait que subir reste une vision de causalité linéaire qui ne traduit pas la réalité de l’organisation d’un couple. Et, bien que certains professionnels du champ socio-éducatif, voire thérapeutique, décrivent un mari rigide, violent, la clinique nous révèle un homme qui souffre intensément, un homme qui partage les productions d’éléments angoissants avec son épouse mais également un homme qui reste terrassé par les exigences d’un surmoi intransigeant, du moi revendicatif de sa femme et de ses propres désirs de partager le changement. Sa souffrance n’est pas souvent reconnue car elle ne semble pas légitimée par des facteurs objectifs, par une violence extérieure apparente. Son origine est beaucoup plus implicite, plus discrète. Elle l’agit de l’intérieur, le déstabilise et déséquilibre ses modes de relation avec son environnement. Elle est souvent majorée par l’effondrement réel du monde qu’il a fondé et dont il s’est toujours imaginé être le maître absolu. 2. Il est également important d’insister sur le fait que ce qui fait souffrir le couple, dans la majorité des cas rencontrés, est le désir de changement. Ce désir est davantage exprimé par la femme. Cependant en aucune manière, il ne traduit la volonté de cette dernière de rompre avec sa tradition ni, souvent, de rompre avec son mari. Aussi la solution qui consiste à orienter la femme vers la séparation ou le divorce en appuyant les items de modernité apparaît comme une démarche de facilité qui ne satisfait ni les partenaires du couple ni les professionnels du secteur social. Par ailleurs si cette démarche est nécessaire, elle devrait s’accompagner, au préalable, d’un travail d’accompagnement sur le double plan psychologique et social afin de préparer la femme à se prendre en charge après la séparation.
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3. Il est important, suite à une séparation, que les équipes qui accueillent la femme et les enfants ne soient pas entraînées par la violence et le clivage et qu’elles ne finissent pas par les reproduire sur l’homme en tant qu’ex-mari et en tant que père. Car si le mari n’est plus, le père est toujours là et ne se perd pas par le divorce sauf si les équipes abondent dans le sens d’un clivage du tout au tout ou du tout au rien. Dans cette logique de clivage, l’homme passe de la violence pour tout avoir (femme et enfants) en s’insurgeant contre la justice et en la niant, à l’absence totale de demande de visite pour ses enfants. Aussi, il semble indispensable de travailler avec le père afin de renforcer sa place et de soutenir sa paternité auprès de ses enfants et afin de déjouer la représentation qu’il se fait des institutions du pays d’accueil comme étant des institutions maltraitantes pour lui et ravisseuses des femmes et des enfants. 4. Enfin ma dernière remarque me permet d’articuler avec la suite de ce travail. En effet mon intérêt pour le couple découle du fait que ce dernier constitue le pilier du groupe familial au point où on pourrait dire, sans ambages, qu’il ne peut être pensé en dehors de la notion de famille. Par ailleurs les liens circulaires entre conjugalité et parentalité ne peuvent que nous encourager à analyser les modes de communication au sein du couple conjugal et parental. Aussi l’univers de suspicion dans lequel il se fonde, la situation migratoire qui le confronte plus que jamais à cet univers de suspicion, les pressions (tensions) internes et externes qui s’exercent sur lui font qu’il devient vulnérable et peu disposé à contenir les évolutions de sa progéniture. À défaut d’un travail d’étayage qui permet la réconciliation entre des univers (homme/femme, pays d’origine/pays d’accueil) clivés, hétérogènes et menaçants l’un pour l’autre, le couple participera activement à induire de l’insécurité donc de l’angoisse au sein du groupe famille et à reproduire les conflits au niveau intra et intergénérationnel.
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LE GROUPE-FRATRIE : « FRÈRE ET SŒUR POUR LE BIEN, POUR LE PIRE ET POUR TOUJOURS »
’ AI RAPPELÉ , antérieurement, l’idée d’une fratrie élargie dans l’islam ; celle qui se fonde sur la foi en la religion musulmane et qui s’alimente de l’unicité de Dieu. De cette fratrie la frontière est sans limite et les liens intrafraternels se consolident et perdurent par l’adoption d’un comportement modèle basé sur la discrétion, l’humilité, l’égalité, le respect des uns par rapport aux autres. Ce n’est pas de cette fratrie que j’entreprends de parler ici, ni d’ailleurs de la fratrie de lait. C’est dans le cadre de la fratrie fondée sur les liens de consanguinité que j’engage une brève incursion dans le temps sacré de la religion, du mythe, dans les labyrinthes de l’imaginaire collectif et dans l’univers multicolore de la clinique. Pour ce faire je ferais le cheminement que j’ai choisi d’adopter depuis le début de ce travail. Je commencerais par une lecture des représentations que l’islam offre de la fratrie à travers quelques récits coraniques.
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Je prolongerais ces quelques figures mythiques de la fratrie par quelques variations offertes à cet endroit par l’imaginaire collectif et ce, à travers la lecture et le dépouillement d’une centaine de contes du Maghreb. Je terminerais par les apports de la clinique à ce niveau en m’appuyant d’une part sur le dépouillement d’une enquête qui a touché un groupe composé de quarante personnes de première génération habitant en France ou dans les pays d’origine et un autre groupe de quarante personnes de la deuxième génération habitant en France. D’autre part, en recueillant un matériel très significatif sur les liens de fratrie grâce aux entretiens thérapeutiques.
F IGURES DE FRATRIE DANS L’ ISLAM Les figures de fratries ne manquent pas dans les récits coraniques. De la fratrie au sens le plus large de la communauté, à la fratrie régie par les liens de consanguinité les plus étroits (frères et sœurs de sang) en passant par la fratrie élargie au clan (filiation à un ancêtre : Banu..., Q’Awmu...), toutes les formes de liens fraternels (jalousie, rivalité, solidarité...) sont évoquées. Je me propose dans cette partie de présenter, brièvement, quatre récits qui condensent les représentations que l’islam offre de la fratrie ainsi que les voies de dégagement qu’il entend donner à ces liens. Aussi, j’esquisserai, dans l’ordre chronologique, le récit de Caïn et Abel, de Jacob et Essau, de Joseph et de ses frères, de Moïse et Aaron. Le fratricide comme acte fondateur La relation fraternelle est marquée par le meurtre originel. En effet la première fois que deux frères se retrouvent face à face, l’un des deux se trouve lésé et cherche à prendre sa revanche sur le second. Caïn le fils aîné d’Adam, le frère aîné d’Abel, voit que l’offrande de son frère est acceptée alors que la sienne n’intéresse pas le Divin. Il décide alors de se débarrasser de son puîné et le tue. Il se trouve de ce fait face au cadavre de son frère sans savoir quoi en faire. Pendant qu’il est assailli par la lourdeur de son acte, il voit deux corbeaux s’entre-tuer. Celui, qui reste vivant des deux suspend son vol et descend sur terre. Il creuse un trou et enterre le cadavre de son adversaire. Caïn fait autant du corps de son frère. Le récit de ce fratricide originel par le Coran, son interprétation par les exégètes rappellent, par bien des points, l’orchestration divine d’un tel
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acte. Abel lui-même n’a rien fait pour empêcher son accomplissement. Au contraire, il a, quelque part, incité son frère à le faire en le menaçant, entre autre, d’être parmi les damnés de Dieu et les non guidés par lui. Dieu continue, à travers cet acte, à injecter les règles qui fondent les liens fraternels et familiaux. Il prolonge ainsi ce dont il a doté Adam et Ève. Après les règles qui fondent le couple, celles qui régissent les relations intrafraternelles se révèlent nécessaires et s’instituent à leur tour comme des prohibitions majeures : le fratricide et l’inceste. C’est dans ce sens que ce fratricide peut être compris comme un acte fondateur des liens intrafamiliaux et sociaux. Il marque les limites de la pulsion destructrice et rappelle les conditions de la coexistence. Caïn, d’après les exégètes, passera son existence dans l’errance comme témoin permanent de son acte et comme preuve incontournable du châtiment moral et physique que cet acte peut faire endurer à son acteur. Ce fratricide peut être aussi compris comme un acte fondateur de la différenciation moi/l’autre. La jalousie et la rivalité qui en a découlé ont fait découvrir à Caïn l’existence d’un autre capable de mettre un obstacle au sentiment océanique du moi, à son égocentrisme et de l’obliger à considérer les frontières entre le moi et le non-moi, le désir et la réalité. Abondant dans ce sens, certains exégètes donnent libre cour à leur imagination et pensent qu’avant le fratricide originel, tous les animaux du monde entier vivaient mélangés de manière indifférenciée et en paix. Dès que ces derniers ont appris la nouvelle de la mort d’Abel, ils se sont regroupés en espèces et chaque espèce a pris peur et a fui les autres pour aller vivre entre elle, séparée des autres.
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Essau et Jacob. Un fratricide manqué Pour Caïn et Abel, le meurtre est l’acte inaugural qui instaure la prohibition du fratricide et de l’homicide de manière générale, de ce fait il s’agit d’un « acte-symbole » ou « acte leçon » que les peuples sont censés reconnaître et intégrer. Pour Essau et Jacob c’est la nonintégration de cette prohibition fondamentale qui est en jeu. Leur récit, rapporté par les exégètes, rappelle la nécessité d’un tiers pour éviter le meurtre et l’importance de la séparation comme cheminement initiatique nécessaire à la maturation. Ce récit raconte que lorsque Issac a vieilli, que sa vue a baissé, il a désiré que son fils Essau, son aîné, lui chasse un gibier qu’il lui offre en repas et il lui promet, en contrepartie, de faire, pour lui, une prière. La mère des deux garçons ayant entendu la conversation et voyant Essau sortir, rejoint son fils Jacob et lui demande d’égorger deux chevreaux et d’en préparer un repas comme son père en a
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l’envie et ce, avant que son frère Essau rentre de sa chasse. Elle le prépare pour qu’il ressemble de l’extérieur à son frère. Lorsque Jacob apporte le repas à son père ce dernier le rapproche de lui, le touche et découvre que tout ressemble à Essau sauf la voix dans laquelle il reconnaît celle de Jacob. Issac mange le repas et fait une longue prière à son fils dans laquelle il implore Dieu pour qu’il fasse de lui le plus respecté de ses frères, le plus entendu dans les peuples et qu’il fasse fructifier ses biens et ses enfants. Lorsque Jacob quitte son père, loti de ses saintes prières, Essau arrive avec son repas qu’il propose à Issac. Étonné, ce dernier lui demande le but de son deuxième repas et tous les deux finissent par comprendre que Jacob est passé le premier et qu’il a profité des prières fructueuses de son père. Issac fait d’autres prières pour Essau à travers lesquelles il lui demande de la bonne terre pour ses enfants, beaucoup de biens et de fruits. Se voyant usurpé le droit d’aînesse, Essau menace de tuer son frère. En entendant ces menaces, la mère recommande vivement à Jacob de quitter la maison, le pays et d’aller se réfugier chez son oncle Lebau. Elle demande à Issac qu’il ordonne à son fils d’exécuter ce qu’elle vient de lui recommander. Jacob part et, chemin faisant, il reçoit les premiers signes de son élection divine. Il rejoint son oncle Lebau qui accepte de le garder et de le marier à sa fille Rachel s’il travaille pour lui sept années entières. Mais il ne tient pas sa promesse et une fois la période écoulée, il le marie avec son aînée Léa. Il l’oblige ainsi à retravailler pour lui pendant sept années afin de lui accorder la main de Rachel. Ce qu’il fait. L’aventure avec l’oncle Lebau terminée et fort d’une grande richesse et d’un grand nombre d’enfants et d’esclaves, Jacob rebrousse chemin vers le pays de son père et de sa communauté. Cependant la colère de son frère le suit et le désir de vengeance de ce dernier le rend vulnérable. Il multiplie alors les prières pour que Dieu calme la haine de son frère et qu’il apaise chez lui le désir de le tuer. Les prières sont entendues et la rencontre entre les deux frères échappe au fratricide et se transforme en chaleureuses retrouvailles. Leurs relations se retournent vers la protection de leur père et de leurs familles réciproques. Dans ce récit le fratricide a failli s’accomplir si les intermédiaires n’avaient pas joué un rôle fondamental pour favoriser la séparation et permettre qu’un travail de transformation puisse advenir chez l’un et l’autre frère. La mère et le père ont encouragé la séparation, l’oncle Lebau a assuré la distance temporelle en gardant Jacob auprès de lui plus de quatorze ans, temps pendant lequel une maturation a pu se confirmer
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aidée en cela par les anges du ciel. Autant d’intermédiaires qui rappellent la fragilité du lien fraternel et la nécessité de la vigilance du tiers afin d’éviter le passage à l’acte irrémédiable. Ils rappellent également qu’il faut plusieurs générations avant qu’une prohibition soit intégrée et qu’elle régule les liens familiaux et sociaux. Cette régulation se fait plus en termes d’instance internalisée qu’en termes de contrainte extérieure. L’exemple de Joseph avec ses frères nous éclaire à ce niveau.
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Joseph et ses frères. Une prohibition intégrée Joseph se présente dans le verset 4-61 comme le plus proche de son père et le préféré (l’élu) de Dieu. Parmi ses frères il semble doté d’une mission divine pour laquelle il s’expose à la jalousie et aux ruses fraternelles. Ses frères prennent conscience de cette préférence et cherchent à se venger de lui. Ils décident alors de le tuer mais finissent par le jeter au fond d’un puits en s’emparant ainsi de sa chemise qu’ils barbouillent du sang d’un animal et qu’ils présentent au père en lui racontant que l’enfant est dévoré par un loup féroce. Une caravane de commerçants récupère l’enfant et l’achète à bas prix à ses frères. Le maître de la caravane l’emmène chez lui et propose à sa femme de l’élever comme leur enfant. Joseph grandit dans un milieu aisé, reçoit une bonne éducation mais finit par vivre des moments très difficiles causés par l’amour fou que lui voue la femme de son tuteur, amour qui l’entraîne en prison. Joseph sort confirmé de la prison et réalise, en peu de temps, une grande ascension sociale qui fait de lui une autorité incontestable en Égypte. Le roi le place, à sa demande, à la tête des magasins du pays d’Égypte et lui donne les commandes de ce pays. Un jour les frères de Joseph viennent en Égypte demander de l’aide à l’autorité qui gère les magasins du pays. Joseph les reconnaît sans qu’ils le reconnaissent, les reçoit, se montre généreux avec eux et leur promet de l’être encore plus s’ils ramènent leur demi-frère côté paternel à savoir son frère Benyamine. Pour ramener leur demi-frère avec eux en Égypte, les enfants de Jacob offrent toutes les garanties à leur père que son fils lui sera restitué. Vaincu par le besoin en nourriture de sa famille, n’ayant pas trouvé d’autres échappatoires, Jacob laisse Benyamine partir avec ses frères tout en l’entourant avec ses prières et tout en chargeant ses fils de mille recommandations à son sujet. 1. Sourate 12, « Joseph », Le Coran, trad. R. Blachère, Masson, 1980.
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Quand les frères arrivent devant Joseph, ils lui présentent Benyamine qu’il prend à part et à qui il décline son identité tout en le sommant de garder le secret. Par ailleurs, il se charge de trouver un stratège lui permettant de le garder avec lui. Et voilà que de nouveau les fils de Jacob rentrent chez leur père sans leur frère. Le vieux Jacob foudroyé par la nouvelle de l’absence de son fils, perdant sa vue et sa force de vieillesse, recommande à ses enfants d’aller s’enquérir des nouvelles de Joseph et de Benyamine. Attristés par le sort de leur père, ils s’en retournent à Joseph à qui ils quémandent sa générosité pour leur père. Joseph leur rappelle leurs turpitudes avec Joseph leur demi-frère et les met en demeure parce qu’ils recommencent la même chose avec Benyamine. À travers le ton et les précisions de ses paroles, ils reconnaissent en lui Joseph devant qui ils s’inclinent pour sa grandeur, son humilité, son pardon et pour la grandeur de leurs turpitudes. C’est alors que Joseph leur recommande d’emporter avec eux à leur père sa propre chemise qu’il appliquera sur ses yeux afin qu’il recouvre la vue, après quoi ils reviendront tous : eux-mêmes, leurs familles, leur père pour vivre avec lui en Égypte. Le récit de Joseph tel qu’il est raconté par la Sourate le concernant offre un pas supplémentaire dans l’intégration de la prohibition du fratricide. En effet, lorsque les frères décident de se débarrasser de Joseph une voix parmi eux les dissuade du fratricide et les oriente vers l’abandon de l’enfant avec l’espoir qu’une caravane le récupère et l’éloigne d’eux. Cette voix devient identifiée lorsque Joseph demande à garder Benyamine avec lui pour les raisons que le récit explicite. Cette voix est celle du frère aîné qui rappelle à ses cadets leurs engagements avec leur père et la tristesse dans laquelle ce dernier va plonger s’il ne voit pas son fils revenir avec eux. Alors que le fratricide qui donne lieu à l’abandon est prémédité au début du récit, l’abandon à la fin du récit est obligé. Alors que leur acte est sans regret et truffé de mensonges au début du récit, il devient à la fin source d’inquiétude pour eux, voire de culpabilité et ne souffre pas de détours et de mensonges. Le travail de remémoration auquel Joseph accule ses frères en les obligeant à revivre l’expérience d’abandon, c’est-à-dire la répétition de l’événement vécu, entraîne chez ces derniers une maturation du lien fraternel qu’ils inscrivent désormais sur le double plan horizontal et vertical : non seulement ils prennent conscience de la souffrance de leur père mais également de leurs injustices vis-à-vis de leurs frères Joseph et Benyamine.
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Moïse et Aaron ou les liens de complémentarité
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Le récit de Moïse débute par une disponibilité fraternelle celle de la sœur qui va le suivre discrètement alors que le courant de l’eau l’emporte. Et lorsque la cour du pharaon le récupère et que la femme de ce dernier décide d’en faire son enfant, Moïse refuse de prendre le lait d’aucune nourrice. C’est alors que la sœur propose les services d’une femme capable de le nourrir et de prendre soin de lui. Cette dernière n’est autre que sa propre mère. Plus loin lorsque Dieu demande à Moïse d’aller rencontrer le pharaon, ce dernier lui fait une requête vite acceptée. Il dit : « Seigneur ! J’ai assassiné une personne, parmi les Égyptiens et je crains qu’ils ne me tuent1 . » « Mon frère Aaron parle plus aisément que moi. Envoie-le avec moi comme aide pour déclarer ma véracité. Je crains que (les Égyptiens) ne me traitent d’imposteur2. » À cela Dieu répond : « Nous soutiendrons ton bras, par ton frère, et nous vous donnerons un pouvoir. (Les Égyptiens) ne vous atteindront pas. Grâce à nos signes, toi et ceux qui te suivront serez les vainqueurs3 . » C’est ainsi que le lien entre Moïse et Aaron est désormais scellé par la volonté du Divin. Les deux frères se voient confier la tâche de sauver leur peuple de la domination du pharaon et de l’entraîner vers les voies de la croyance en un Dieu unique. Ensemble, sur l’ordre du Divin, ils partent auprès du Pharaon, se confrontent à lui, à ses conseillers, à ses magiciens, cherchent à les convaincre par des signes divins. Ils finissent par sortir leur peuple d’Égypte, par entraîner le pharaon et son armée à la mort. Ensemble également ils attendent les commandements du Divin : Aaron en prise directe avec son peuple fragilisé par les tentations du Samaritain et Moïse plongé dans sa solitude dans l’attente d’un signe de son Dieu. Enfin ensemble, ils affrontent les tribulations permanentes de leur peuple. Commentaire La lecture de ces quatre récits coraniques selon un ordre chronologique appelle un certain nombre de remarques. La première de ces remarques concerne l’évolution de la prohibition de l’homicide à travers le temps. Comme je l’ai signalé précédemment, l’intégration de cet interdit s’est faite de manière progressive depuis 1. Sourate « Le Récit », verset 33. 2. Id., verset 34. 3. Id., verset 35.
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l’Acte parabole de Caïn. Des tiers (personnes, espace, temps) ont activement participé à l’élaboration du lien fraternel et groupal en leur évitant, autant que faire se peut, le meurtre. La deuxième remarque touche à la nature de ce lien fraternel qui appelle au meurtre réel sinon symbolique d’un frère. Ce dernier s’articule autour de la jalousie qui déclenche une rivalité fratricide. Le personnage central de ces sentiments est le père duquel chaque enfant cherche à se rapprocher. C’est Adam et Dieu pour Caïn et Abel, c’est Issac pour Jacob et Essau, c’est Jacob pour Joseph et ses frères qui font basculer les relations fraternelles dans la jalousie et la rivalité. Le père, quant à lui, conserve toute sa puissance et échappe à l’attaque éventuelle de l’un de ses fils. Ce père reste inégalable. Les enfants peuvent se disputer entre eux ses faveurs, la relation exclusive avec lui mais ne cherchent pas à s’affronter à lui ou à lui désobéir. Toute désobéissance à un père, un non-respect de ses prescriptions pourraient entraîner un désengagement fatal de la part de ce dernier, désengagement qui pourrait entraîner la mort tel que le récit le rappelle au sujet de Noé, de sa femme et de son fils. Aussi à défaut d’une expression verticale de la rivalité, barrée par l’omnipotence paternelle, l’espace fraternel absorbe toutes les frustrations à cet endroit et déclenche en conséquence une forte violence dans les liens intrafraternels. Intrigué, offensé et jaloux face au choix du Divin, Caïn tue son frère en espérant ainsi se débarrasser d’un rival et avoir l’exclusivité avec Dieu et son père. Jaloux des privilèges de Essau auprès d’Issac, Jacob usurpe à son frère le droit d’aînesse et s’exile avec. Frustrés par les préférences de leur père pour Joseph, les fils de Jacob jettent leur frère au fond d’un puits puis se débarrassent de lui en le vendant à bas prix à une caravane pensant ainsi avoir l’exclusivité de leur père. Ces différents scénarios laissent penser que l’expression de la rivalité fraternelle condense, entre autres, une certaine rivalité avec le père qui se règle par personne interposée. La revanche sur ce dernier passe par l’intermédiaire d’une violence sur la personne de son choix, personne dont la perte entraîne chez lui une fracture, un affaiblissement. Aussi Adam sera brisé par la mort d’Abel, Jacob pleurera la disparition de Joseph (suivi de Benyamine) jusqu’à en perdre la vue et la force. De pères omnipotents, ils les transforment en pères qui suscitent la pitié et appellent l’aide de leurs enfants. La troisième remarque concerne la part de l’environnement dans le déclenchement des sentiments hostiles vis-à-vis du frère. C’est du comportement du père et du fils préféré dont il est question. Ces derniers restent à la limite de la provocation et viennent perturber les liens
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intrafamiliaux sur le double plan vertical et horizontal. Comme je l’ai fait remarquer ultérieurement, Caïn se trouve doublement frustré à la fois par le rejet du divin pour son offrande et par son frère qui le « nargue » à cet endroit et lui fait valoir sa meilleure place auprès de Dieu. Les enfants de Jacob quant à eux remarquent que le comportement de leur père est injuste car il fait des préférences parmi ses enfants, préférences qui entraînent la disparition de Joseph. Aussi pour sauvegarder ces liens fraternels l’islam appelle à la discrétion, à l’humilité entre frères. Pas d’exhibition ni de richesse, ni d’intelligence ni même d’un statut privilégié au sein de la famille. Ainsi lorsque Joseph vient raconter à son père le contenu de ses songes ce dernier lui déconseille de le révéler à ses frères car il risque par cet acte de réveiller leur jalousie. Cette règle de discrétion est souvent rappelée même au niveau des liens extra-familiaux. La quatrième remarque concerne l’issue de la jalousie et des relations fraternelles dans la pensée islamique. Dans son ensemble cette issue est plutôt heureuse et ouvre sur la vie et sur la solidarité fraternelle. Dès lors la rivalité fratricide n’apparaît que comme une parabole qui ouvre sur la règle capable de clôturer les liens intra et extra-fraternels. En effet Jacob et Essau font des retrouvailles chaleureuses qui les propulsent vers la protection solidaire de leur père et de leurs familles mutuelles. Les frères de Joseph reconnaissent leurs injustices envers leurs frères. Joseph pardonne à ces derniers leurs méfaits, regroupe autour de lui son père, sa mère ses frères et tous vivent en paix sur la terre d’Égypte. Quant au récit de Moïse et Aaron, il met l’accent sur la complémentarité des liens entre frères, complémentarité qui va jusqu’à faire de deux êtres séparés un tout uni et solide comme un roc. À Moïse, le corps et la révélation ; à Aaron, la voix et l’éloquence. Sans les capacités de l’un, l’autre se sent voué à l’échec. Scellée par le sceau du divin, cette solidarité ne souffre d’aucun sombre nuage et quand ce dernier apparaît il est vite dissipé comme si douter de l’autre revenait à douter de soi même. C’est ainsi que lorsque Moïse revient vers son peuple, après une longue attente des révélations divines, et qu’il découvre que le Samaritain a réussi à dévoyer ce dernier en lui proposant une autre divinité, il se décharge sur Aaron. S’agit-il de doute sur la capacité de son frère à le seconder ou de l’expression complexe d’une colère contre et son peuple et le samaritain et le contexte global. Toujours est-il que Aaron explique la situation à son frère et ce dernier se met à prier Dieu pour qu’il le sauve et le protège lui et son frère. On voit à travers ces différents exemples que l’islam n’envisage pas les relations fraternelles uniquement sous l’angle de la rivalité comme si
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ce type de sentiments est incontournable. D’autre part, dans les situations où il y a indéniablement une jalousie entre les frères cette dernière se révèle formatrice des sujets. Elle travaille dans le sens d’une maturation et une consolidation des liens fraternels qui semblent œuvrer pour des regroupements familiaux. Outre la rivalité/jalousie fraternelles, la solidarité/complémentarité entre les différents membres de la fratrie, l’islam propose un autre organisateur du lien fraternel à savoir la prohibition de l’inceste. Cette prohibition comme je l’ai rappelé précédemment ne touche pas seulement les frères et sœurs consanguins mais elle s’étend aux frères et sœurs de lait élargissant ainsi le champ de la fratrie.
F IGURES DE FRATRIE DANS L’ IMAGINAIRE COLLECTIF Pour parvenir à sonder l’imaginaire collectif à cet endroit, j’ai fait le tour de plus d’une centaine de contes maghrébins qui traitent de près ou de loin de la dynamique fraternelle. J’en ai retenu vingt-quatre dans lesquels cette dynamique est très franche et occupe l’essentiel du conte. J’ai choisi au premier plan d’analyser quelques contes maghrébins au détriment de récits des Mille et une Nuits sachant pertinemment que plusieurs contes ne sont qu’une adaptation de certaines histoires que Schéhérazade déroule chaque soir pour détourner l’agressivité de son maître, captiver son attention, aiguiser sa curiosité et le rendre dépendant d’elle. Cependant j’en retiendrai deux : celui de Jawdar et celui de Charkan et Dhaou El makân. Ce choix méthodologique permet d’apprécier cette adaptation qui reflète la spécificité de la sphère culturelle où se joue la dynamique fraternelle. Il permet, de ce fait, de rester le plus proche possible des figures de fratrie au Maghreb même si, en apparence, les recoupements sont incontournables. Présentation générale de vingt-quatre contes maghrébins Pour appréhender ces différents contes, j’ai dû construire une grille de lecture qui tient compte des besoins de ce travail. Cette grille renferme plusieurs rubriques telles que les personnages parentaux (père/mère/absent/présent, substituts parentaux...), les personnages centraux de la fratrie (l’aîné(e), le benjamin(e), celui du milieu, autre...), le moment de déclenchement de la dynamique fraternelle, le complexe
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fraternel et l’émergence du héros, enfin la résolution du complexe fraternel. Cette grille a permis de faire les constats suivants. 1. À propos des personnages parentaux, on peut relever que le père est présent quatorze fois et occupe dans cette présence un rôle extrêmement important dans le déclenchement de la dynamique fraternelle. Dans les dix autres fois, on n’en parle pas du tout ou bien il est seulement évoqué. Quant à la mère, cette dernière n’a jamais occupé une place centrale ni joué un rôle déterminant énoncé clairement dans le conte. Elle est à peine active deux fois (dans Zalgoum et dans les 4 fils de Si Chattar), à peine évoquée dix fois et complètement absente douze fois. 2. La fratrie, quant à elle, apparaît souvent nombreuse (7 = 13 ; 2/4 = 11) bien que le nombre de fois où elle se limite à deux est significatif (6×). De cette fratrie se détache surtout la figure du benjamin (8×0,9×0) qui prend la place de la victime et/ou du héros. La figure de l’aîné(e) (2 × 0,1 × 0) n’est pas plus significative que celle du groupe (4 × ). 3. La dynamique fraternelle est essentiellement déclenchée par le père (12×). C’est souvent le départ de ce dernier qui crée le vide et le désordre et ouvre la voie à la confrontation fraternelle. Ce départ peut être motivé par la mort ou le pèlerinage (6 × ). Pour les autres cas de figure c’est le père lui-même qui engage ses enfants dans une dynamique fraternelle et, ce, de manière active. Cet engagement se fait soit dans un objectif initiatique afin de les préparer à la vie, soit dans l’objectif de suppléer au père pour protéger un objet cher à ce dernier, soit pour le sauver d’une maladie grave en allant lui chercher un objet d’une rare valeur et fortement entouré de dangers, soit pour sauver une princesse enlevée par un méchant ogre, soit encore en jetant les enfants au fond d’un puits. La dynamique fraternelle peut être également déclenchée par une sœur qui s’attire la convoitise d’un ogre qui l’importune ou qui l’enlève, ou par une sœur qui joue à la séduction avec le(s) frère(s) (5 × ). Elle peut être aussi déclenchée directement ou indirectement par la mère (3 × ), par le frère (3 × ) ou par un étranger (1 × ). Les complexes fraternels à travers les contes Cette dynamique fraternelle révèle quatre types de liens ou de complexes fraternels.
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Jalousie et rivalité fraternelles Ces types de liens s’observent onze fois et se distinguent en deux catégories à savoir la jalousie qui suppose une relation duelle ou triangulaire n’ouvrant pas forcément sur la rivalité et la rivalité qui met en jeu une structuration triangulaire ou duelle ouvrant sur une surenchère relationnelle. Ils se distinguent également en deux directions l’une mettant en jeux des relations verticales dans lesquelles le père occupe la place de l’objet convoité (4 à 7 fois) et l’autre se situant sur un plan horizontal et concerne les liens intrafratrie (5 fois à 8 fois). La variation de trois fois répond aux situations où la rivalité horizontale fait allusion à l’autorité paternelle. Cette jalousie et/ou cette rivalité fraternelles s’articulent autour de plusieurs thèmes. Parmi ceux-ci je pourrai citer des privilèges (richesse, pouvoir, amour) à conquérir auprès du père ou des représailles à craindre de ce côté, des privilèges déjà existants dont le père fait bénéficier l’un des membres de la fratrie objet de la jalousie et/ou de la rivalité, des rapports d’autorité entre aîné (e) et cadet(tes), des qualités (beauté, gentillesse, force...) et des privilèges (chance, richesse...) personnels de l’un des membres de la fratrie. Il est à préciser que la dichotomie des univers homme/femme, garçon/fille intervient dans la répartition du partenaire rival et de l’espace où se jouera cette rivalité. Ainsi la jalousie ou rivalité restent à l’intérieur de l’un et l’autre espace sans possibilité de passage de l’un vers l’autre. Il n’y a, dès lors, que des rivalités entre garçons (5 fois) ou entre filles (4 fois). Cependant il n’y a pas de rivalité entre garçons et filles. Alors que la rivalité entre garçons est enrobée d’aventures diverses dans lesquelles les dangers ne manquent pas, le monde extérieur ne désemplit pas de menaces de mort et les enjeux sont de la taille du pouvoir, des richesses auxquels ils permettent l’accès, celle qui se joue entre les filles ne dépasse pas le seuil de la maison. Il s’agit soit de la tentative d’exercice d’une autorité mal placée de la part de l’aînée, tentative qui fait entrer le danger (l’ogre, l’ogresse) au sein de la maison soit d’une jalousie meurtrière vis-à-vis d’une sœur qui sait cultiver, à travers une rose épanouie, la tendresse pour son père. Le père ayant laissé les filles enfermées seules à la maison avec la consigne de n’ouvrir à personne ou de l’aimer en son absence à travers sept rameaux de rose. Autour de ces thèmes se jouant dans deux univers différenciés et clivés, la dynamique fraternelle se déchaîne, expose le groupe à l’éclatement, à la mort, oscille vis-à-vis du rival ou du privilégié entre la tentative d’homicide et le fratricide accompli. Le scénario se joue souvent selon les mêmes modalités à savoir :
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• une consigne émise par le père entendue et approuvée, en apparence, • •
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par l’ensemble de la fratrie ; lui fait suite une prise de conscience du caractère contraignant voire dangereux de cette consigne ; devant cette révélation, le groupe des frères (sœurs) recherche les moyens pour déjouer cette consigne sans être dans l’infraction vis-à-vis du père ; cette démarche requiert l’unanimité des voix sauf une : celle du membre réfractaire. Ce dernier peut être présent ou œuvrer en cachette. Il peut être le privilégié du père, un inconnu ou un négligé, voire rejeté par ce dernier ; face à cette menace, le groupe (parfois moins un) se sent solidaire pour nuire voire pour éliminer le membre réfractaire afin de sauvegarder le consensus groupal sans perdre les privilèges du père ; les tentatives de nuisance tout comme l’élimination totale du rival réfractaire n’empêchent pas ce dernier de surmonter les obstacles ou d’agir après sa mort et de faire valoir la consigne du père. Il est souvent aidé en cela par des auxiliaires (ogre, ogresse, lionne, aigle, serpent...) ; de ce fait la résolution du complexe fraternel va se couronner d’une double victoire du membre réfractaire : une nette victoire sur les autres membres de la fratrie et une seconde qui consiste à déjouer la méfiance paternelle et/ou à accéder à son amour et à ses privilèges. Cette résolution se fait au détriment du groupe conspirateur qui se voit fortement endommagé par la situation. Ces dommages sont distribués de manière différente en fonction qu’ils s’adressent aux garçons ou aux filles. En effet castrés par le rival réfractaire, humiliés par ce dernier, les membres conspirateurs garçons se retrouvent déshérités et congédiés par le père hors de la maison, du pays. Quant aux conspiratrices filles, elles finissent toutes par être décapitées soit par le père, soit par l’ogre(sse).
Notons que cette même distribution de traitement se retrouve dans le cas de la jalousie/rivalité horizontale. Les filles sont alors décapitées soit par le frère (le beau-frère) soit par l’ogre(sse).
Complicité, solidarité, protection, complémentarité Ces thèmes sont fortement valorisés dans l’imaginaire collectif puisqu’ils apparaissent huit fois et promettent toujours des fins très heureuses. Il s’agit d’une complicité entre frères et sœurs, d’une protection mutuelle, d’une protection orientée vers les plus faibles, vers les sœurs. Il s’agit également d’une solidarité et d’une complémentarité pour accomplir des
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actes difficiles. À la sortie, la fratrie gagne en quiétude, en richesse, en promotion sociale et en consolidation des liens. Ces thèmes marquent la séparation entre l’espace parental, familial et l’espace fraternel. Cette séparation est consommée soit suite à une absence des parents mettant de fait la fratrie dans son unique espace (3 fois), soit par l’absence du père seulement laissant ainsi les enfants avec la mère (2 fois) qui ne jouera pas un rôle déterminant dans l’instauration de l’espace parental/familial et qui laissera s’imposer l’espace de la fratrie (voir commentaire à ce sujet), soit par le caractère particulier de la présence des parents qui favorise ou oblige le resserrement des liens fraternels (3 fois). Dans le cadre de cette complicité fraternelle... et en rapport avec la présence particulière des parents, les contes révèlent trois types de parents : • les parents satisfaisants (par exemple : les quatre fils de Si Chattar) qui
respectent leurs enfants, les choix de vie de ces derniers et qui, au lieu de provoquer la rivalité fraternelle, dynamisent positivement l’espace de la fratrie, encouragent la solidarité et la complémentarité entre les enfants qui se trouvent de ce fait, propulsés vers la réussite sociale et familiale ; • les parents abandonniques (exemple : l’ogresse aveugle) qui cherchent à se séparer de leurs enfants en les abandonnant quelque part (exemple : au fond d’un puits...). Se trouvant seuls, les enfants deviennent solidaires et cherchent à multiplier les actes qui assurent la protection (survie) et la promotion de l’ensemble des membres de la fratrie ; • les parents mortifères (exemple : Ali fils du serpent) qui cherchent à se débarrasser de leurs enfants par la mort. La connaissance des intentions des parents par l’un des enfants, ensuite par l’ensemble, crée la rupture entre l’espace des parents et celui de la fratrie. La solidarité des parents s’oppose à celle des enfants. La complicité au sein de la fratrie finit par tuer les parents et par instaurer l’autonomie de l’espace de la fratrie.
L’indifférence fraternelle ou le « chacun pour soi » Ces thèmes traduisent une certaine distance entre les frères et sœurs. Chacun doit frayer seul son chemin dans la vie même s’il lui arrive de faire une escale chez un membre de la fratrie, ou lui demander un conseil. Cette indifférence est parfois fatale car elle aboutit à la destruction de la fratrie (exemple : la pastèque de Hadidan). Les autres fois elle n’ouvre la voie sur aucun lien fraternel : chacun des membres poursuit seul sa trajectoire sans se rappeler des autres (2 fois).
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L’inceste au sein de la fratrie Le thème de l’inceste entre frères et sœurs est souvent effleuré dans les contes mais vite détourné sur la protection, l’amour et la proximité fraternels. Ainsi dans le conte « hab-hab rouman », Aïcha fille chérie par ses sept frères supplante ses belles-sœurs car les frères n’ont d’yeux que pour elle, n’ont de délicatesse que pour elle. De tous les contes que j’ai rencontrés dans cet échantillon c’est celui de Zalgoum qui est le plus explicite en la matière.
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Le conte de Zalgoum Un homme et une femme avaient deux enfants : une fille, Zalgoum, belle comme le jour avec ses longs cheveux d’or, et un fils qui leur donnait bien des soucis, car ils voulaient le voir marié et lui s’y refusait obstinément et passait son temps à chasser et à faire de longues randonnées dans la forêt. Zalgoum l’y suivait quelquefois, mais c’était pour s’y baigner dans la fontaine d’eau claire, où son frère menait boire son cheval. Un jour que justement elle y était allée, elle y laissa tomber un de ses cheveux d’or. Le soir, quand son frère, revenant de la chasse, voulut abreuver son cheval, l’animal refusa obstinément d’avancer vers le bassin, où il avait pourtant coutume de boire. Le cavalier descendit voir ce qui empêchait sa monture d’approcher et, ne trouvant rien, prit une petite branche de chêne rugueuse et la promena dans l’eau. Quand il la retira, un long cheveu souple et blond y pendait. La lumière jouait dans les gouttelettes qui y étaient accrochées. Le prince l’admira longuement, puis le recueillit avec soin et le ramena à la maison. — Mon père et toi, dit-il à sa mère en arrivant, me poussez depuis longtemps à me marier. — C’est que nous sommes vieux tous les deux et nous voudrions, avant de mourir, vous voir mariés, Zalgoum et toi. Le jeune homme alors lui montra le cheveu : — Eh bien, dit-il si tu trouves la femme à qui ce fil d’or appartient, je promets de l’épouser. La mère, transportée de joie à cette nouvelle qu’elle n’attendait plus, se hâta d’aller la redire à son mari. Puis elle prit le cheveu et, de porte en porte, s’en alla faire le tour des maisons du village. Elle essaya le cheveu à toutes les filles qu’elle y trouva, mais... à son grand désespoir, il n’alla à aucune ! Il était trop long, ou trop fin, ou trop clair. Le père, qui attendait le retour de sa femme impatiemment, fut déçu d’apprendre qu’elle n’avait pas trouvé la fille à qui le cheveu fatidique appartenait : — Tu es sûre de n’avoir oublié personne, lui demanda-t-il. — Personne..., dit-elle, sauf Zalgoum, naturellement. Il réfléchit : — Et si tu l’essayais à Zalgoum ? — À quoi bon ?
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— Au moins nous saurions qu’il est inutile de chercher plus longtemps. La mère fit venir Zalgoum, elle lui essaya le cheveu et... merveille ! Il lui allait exactement : c’était la même couleur, la même longueur, la même finesse. Les parents étaient atterrés, car leur fils n’allait naturellement pas épouser Zalgoum et qui sait s’il accepterait encore de se choisir une fiancée ? Le jeune homme bientôt rentra de la chasse et, dès qu’il fut descendu de cheval : — Alors ? demanda-t-il. La mère avait une peur affreuse de voir son fils renoncer à tout jamais à prendre femme. Aussi prit-elle d’infinies précautions pour lui avouer que le cheveu n’allait qu’à sa sœur. — J’ai visité toutes les filles du village, lui dit-elle, il y a de très belles et dont les cheveux ressemblent à celui-ci à s’y méprendre. — Ils lui ressemblent, mais... ils ne sont pas les mêmes. Il allait continuer, quand son regard rencontra celui de sa mère, bouleversée : — Tu as l’air affolée, dit-il. — Aucune, souffla la mère, n’a les mêmes cheveux exactement, sauf... — Il y en a donc une ? dit le jeune homme. Vite, dis-moi qui elle est, et je l’épouserai. — Zalgoum ! Elle ne laissa pas à son fils le temps de se récrier. — Mais qu’importe ? Il y a beaucoup de filles belles et sages au village. Les cheveux de quelques-unes ne sont pas tellement différents de celui-ci. — Non, dit le fils, j’ai juré d’épouser la femme à qui ce cheveu appartient et je ne me dédirai pas. Longtemps la mère essaya de lui faire sentir combien la chose était impossible, impensable. Il ne voulut rien entendre. — Je ne me parjurerai pas, ou bien... je quitterai le pays. À l’idée qu’ils allaient perdre leur unique garçon, les parents furent terrifiés. Ils acceptèrent, la mort dans l’âme, et durent promettre de commencer tout de suite les préparatifs du mariage. À Zalgoum ils apprirent seulement que son frère allait se marier, mais sans lui dire à qui. La mère commença par le trousseau de la mariée. Chaque fois qu’elle allait acheter un habit, elle le faisait essayer à Zalgoum. [Grâce à la complicité de certains animaux, cette dernière finit par apprendre la nouvelle.] Elle quitta la maison et alla se réfugier à l’intérieur d’une grotte. Son frère finit par la retrouver et lui demander de sortir de là — Non, dit-elle. — Tu ne veux pas revoir ton frère ? — Autrefois tu étais mon frère, mais aujourd’hui tu es mon mari. — Donne-moi du moins tes doigts à baiser.
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Zalgoum sortit sa main... Un bref coup de sabre... et la main s’en alla voler dans l’air, puis retomba dans l’herbe, loin de la grotte. Le frère se précipita et s’en empara. Le cri de Zalgoum couvrit celui des chèvres qui bêlaient. — Tu m’as trahie, mais Dieu te punira. Il te plantera dans le genou une épine que nul homme, nulle femme au monde ne pourra jamais enlever, que cette main que ton sabre vient d’arracher à mon bras. La malédiction frappa le frère et une épine se planta dans son genou pour longtemps le rendant ainsi souffrant et invalide. Zalghoum quant à elle fut récupérée par un charmant prince qui se maria avec elle et au bout d’un temps court son bras fut recollé. De ce mariage naquirent trois enfants. Quand ils furent grands, ils allèrent un jour trouver leur mère et lui demandèrent pourquoi elle ne les conduisait jamais chez ses parents à elle, et Zalgoum, qui, jusque-là, trop occupée par son nouveau rôle, avait oublié son frère, se mit à se ressouvenir de lui. Elle pensa à la malédiction qu’elle avait un jour lancée et se demanda si elle avait été suivie d’effet. Avec les années son ressentiment s’était usé. Aussi répondit-elle à ses enfants que, si leur père le leur permettait, ils allaient partir dès le lendemain. Les enfants, au comble de la joie, allèrent demander l’autorisation du prince. — Chez vos grands-parents ? dit celui-ci, mais vous n’en avez pas : j’ai tiré votre mère d’une grotte. — Laisse-nous seulement partir : notre mère sait où sont nos grands-parents. Le prince finit par céder et Zalgoum commença son voyage avec ses enfants dans le pays de ses parents. Arrivée devant la porte de ses parents, Zalgoum, déguisée, demanda l’aumône. Elle réussit à rentrer dans la maison où gît son frère fiévreux, souffrant de son genou enflé. Dans la pièce il n’y avait que le malade et sa femme : Zalgoum en conclut que ses parents étaient morts. Le cœur de Zalgoum s’émut :
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— De quoi souffre ce pauvre homme ? demanda-t-elle. — Une épine lui est entrée dans le genou il y a de cela plusieurs années, dit la belle-sœur. — Pourquoi ne l’enlevez-vous pas ? — Nous avons tout essayé. Nous avons consulté plus de dix clercs, fait venir plusieurs guérisseurs... — Si vous le voulez, dit Zalgoum, je puis essayer moi aussi. — Avant toi, des dizaines d’hommes parmi les plus habiles l’ont tenté, personne n’a pu enlever l’épine, et toi, pauvre mendiante du bord du chemin, tu veux réussir ? Le malade intervint : — Laisse la mendiante essayer, ce n’en fera jamais qu’une de plus, mais, mendiante, je te préviens, une foule d’hommes plus savants et plus adroits que toi s’y sont essayés en vain. Tu en seras pour ta courte honte. Tache au moins de ne pas me faire souffrir.
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Zalgoum, déguisée, y porta les doigts de la main qu’un sabre avait jadis tranchée ras et... tira. Aussitôt l’énorme épine glissa et parut au bout du bras de la jeune fille comme un coin au grand soulagement du frère. Zalgoum s’approcha doucement de la porte. Elle allait y disparaître, quand le malade, revenu de son étonnement, se ressouvint de la malédiction de sa sœur : nulle autre main ne pourrait le guérir, « que cette main que ton sabre vient d’arracher à mon bras... ». Il se mit aussitôt à crier : — C’est elle ! Zalgoum, ma sœur ! Attrapez-la ! Zalghoum finit par disparaître pour rejoindre le royaume de son mari. Quant à son frère et à sa belle-sœur, Zalgoum ne les revit plus et n’entendit plus jamais parler d’eux.
On voit que dans ce conte les symboles sexuels ne manquent pas : les coups de cornes sur la pierre qui ferme la grotte, l’épée, la main tranchée, l’épine dans le genou, le genou enflé qui immobilise le jeune homme... On voit également que les allusions à la séduction et aux passages à l’acte sexuels ne font pas défaut à la scène : le frère est séduit par la sœur (cheveu), sa passion atteint son paroxysme et le pousse à transgresser toute loi. Zalgoum lance une malédiction au frère qui le rend tributaire d’elle. Après tant d’années de souffrance, elle décide d’aller lui extraire l’épine du genou qui désenfle aussitôt et soulage le frère. Tout se passe comme s’il s’agissait d’un acte masturbatoire dont le caractère illicite est vite révélé par le comportement de la belle-sœur et des gens du village qui cherchent à rattraper la coupable. Tout comme son frère, Zalgoum est soulagée car elle est venue à terme d’un vieux désir qu’elle confesse à son mari et qui met fin à sa relation avec son frère. Par ailleurs ce conte révèle le risque du voilement de la question de l’inceste par la famille, la difficulté à la dénoncer alors qu’elle relève d’une prohibition majeure reconnue et partagée par les différents membres. Commentaire On voit à travers ces récits coraniques et ces contes que la résolution du complexe fraternel rappelle que la jalousie et/ou rivalité au sein de la fratrie sont fortement déconseillées, voire censurées dans l’imaginaire collectif. Le groupe doit les refouler et montrer que tout se passe bien. Ce déni s’observe aussi bien chez les parents qui ne cessent de répéter qu’ils ne font aucune différence entre leurs enfants qu’au niveau des
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frères et sœurs qui mettent en avant les liens de sang pour masquer toute animosité à l’égard d’un membre de la fratrie. En effet, la résolution semble catastrophique tant dans les contes que dans les récits coraniques. Dans ces derniers, nous avons vu qu’elle ouvre la voie de la construction individuelle, du groupe et de la réconciliation. Dans les contes, seule une personne semble en profiter et en profiter dans le conflit. Cette personne, c’est le héros. Ce dernier semble avoir atteint la maturité qui lui vaut de rester auprès du père. Les autres membres de la fratrie auront encore du chemin à faire. Leur expulsion sans moyens (sans richesses) les oblige à s’initier davantage à la vie, à mûrir et à ne pas vivre aux dépens du père. Cette initiation à la vie se gagne aux prix de dures confrontations avec des dangers extérieurs. La position du benjamin dans l’avènement du héros rappelle sa fragilité, son immaturité et rappelle dans le même temps la fausse assurance des aînés. Elle rappelle de ce fait la nécessité non seulement de le laisser grandir mais de grandir avec et de ne pas prendre les quelques années de plus comme un acquis inviolable et comme une force suffisante pour conquérir le temps, l’espace, la réalité. Un petit enfant est un être qui grandit vite et peut grandir bien. Dans sa croissance physique, intellectuelle, psychologique il est capable de supplanter ses aînés si ces derniers ne réactualisent pas leur approche du réel. Par ailleurs, bien qu’il soit le dernier, le benjamin a tendance à rappeler aux aînés d’où ils viennent et par quoi ils sont clôturés (les origines, la loi du père...). Il est celui qui rappelle ces réalités plus particulièrement quand aînés et parents les oublient (voir situations cliniques à cet endroit). La mission du benjamin est d’être, autrement que l’aîné, le porteur de ce qui reste du rêve parental, de l’autorité parentale, du lien aux origines (pays, langues, coutumes...). Par sa proximité avec les parents et avec les frères, il est l’interface entre l’un et l’autre espace. Il est dans l’espace des parents et il a envie de découvrir, d’être dans celui de ces aînés. Les deux espaces lui sont attirants, mystérieux. Il a à faire ses preuves pour rester dans l’un et conquérir l’autre (fratrie) et parfois jouer sa fonction d’entre-deux, une fonction qu’il doit remplir modérément car il y a, pour lui, le risque de basculer dans l’insupportable. Les sentiments de jalousie/rivalités éprouvés par les aînés à son sujet pourraient découler, entre autres, de la crainte que ce dernier troque l’espace fraternel contre celui des parents et passe pour un « rapporteur ». Alors que le benjamin se trouve à la base de la pyramide fraternelle, l’aîné, lui s’y trouve au sommet. Alors que le benjamin regarde l’espace
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de la fratrie dont il cherche à percer le mystère, à découvrir les nouveautés, à y opérer ses identifications et à y prendre sa place, l’aîné de part son âge, regarde souvent ailleurs. Pour ce dernier cet espace est celui des « petits merdeux, des petits morveux ». Pour le benjamin c’est l’espace des grands, des plus forts, des mieux lotis... Le peu de présence de l’aîné par rapport au benjamin renforce cette thèse tout comme il peut révéler que le silence au sujet de ce dernier est le signe soit de son intégration totale dans cet espace soit de son éjection de fait de ce lieu. Cette éjection pourrait être, comme je l’ai dit, liée à son âge à sa position dans la fratrie qui l’oblige à s’inscrire dans une filiation immédiate au père pour être son suppléant. En tant que tel il est désinvesti par les autres comme faisant corps avec l’ensemble et projeté dans un espace restreint qu’il occupe seul et qu’il gère parfois très maladroitement. Avec cet arrière-fond de jalousie ou de rivalité fraternelles, c’est la rivalité entre les sœurs qui semble la plus insupportable, voire ingérable par l’imaginaire collectif. En effet, la simple présence de filles dans un foyer est en soi source d’ennuis (contes et proverbes abondent dans ce sens). Si en plus cette présence s’accompagne de jalousie ou rivalité, l’ambiance deviendrait infernale. De ce fait, on cherche à couper court à ces désordres en introduisant, dans le conte, la condamnation à mort. Par ailleurs, ce qui est demandé à la fille (femme) c’est d’être soumise, aimante pour ses parents, ses frères et sœurs. Sa rébellion à ce niveau ne peut être que sévèrement punie car si elle se rebelle, elle risque de mettre tout le système familial et social en crise. Dans le même ordre d’idée, la fille (femme) ne doit ni rencontrer l’étranger à l’extérieur, ni le faire entrer chez elle. Toute tentative de transgression de cette logique de relation dedans/dehors, familier/étranger entraîne la dilapidation. Contrairement au frère aîné pour qui le conte reste flou concernant son appropriation ou son inscription dans l’espace de la fratrie, la sœur aînée fait partie de cet espace et semble souffrir d’une crise d’autorité à ce niveau. Elle semble même être déjouée à ce niveau par la benjamine. Cependant, elle tient fortement son rôle de suppléante de la mère (les deux orphelins) pour apporter soins, nourritures, attentions affectueuses, accompagnement, à long terme, des plus petits et, ce, jusqu’à leur maturité et bien au-delà. La loi, l’ordre c’est le père, la famille c’est le père. Il est le pilier de tout, il est premier par rapport à sa famille. Sa présence est première par rapport au système de fratrie dans le sens où à chaque fois où il est mentionné présent, il a provoqué la discorde au sein de la fratrie.
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Les relations intrafraternelles s’organisent autour de lui et finissent par générer l’expulsion ou la mort de la majorité des membres. Les seules fois où le système de fratrie a fonctionné de manière autonome et satisfaisante font apparaître l’absence de la figure paternelle. Cela fonctionne comme si par sa présence aucun espace n’avait le droit de prétendre à son indépendance, et d’échapper à son regard, à son autorité pour ne pas dire à son hégémonie. Tout se passe comme s’il fallait tuer le père pour faire exister la fratrie. À partir de là il y a un transfert d’affectivité sur la fratrie, un transfert ou partage de pouvoir entre ses membres ce qui permet la circulation de sentiments de solidarité, de complicité, de complémentarité et de protection mutuelle. Le père (et avec lui les fils) est également premier par rapport à sa femme d’où l’absence de la mère dans beaucoup de contes où il est, lui, présent. Les fois où elle est présente seule ou avec le père, elle laisse apparaître une figure de personne faible, déréalisée qui a plus besoin de ses enfants que ces derniers n’ont besoin d’elle. Elle ne s’impose pas comme un être à séduire, un être qui suscite jalousie ou rivalité entre frères et sœurs, un être qui constitue le moteur de la dynamique fraternelle. Au contraire, il s’agit d’une personne toute conquise de par son besoin de ses enfants, seuls êtres qui peuvent participer à sa réalisation. De ce fait, elle est tributaire de l’espace de la fratrie qui la porte. Dans cette même logique, la fille tout comme sa mère n’a pas à entrer en conflit avec le sexe masculin. Elle doit le servir, être, par rapport à lui, dans « la position basse » afin de gagner sa protection et de s’assurer d’une promotion sociale. C’est ainsi que dans le conte les filles sont sauvées, protégées par leurs frères, que les mères profitent de la réussite sociale de leurs fils auprès du père ou de son autorité dans le pays pour sortir de l’anonymat et pour être propulsées au rang de première épouse et/ou de mère. Aussi on pourrait dire que le souci de l’enfant, en l’occurrence le garçon, n’est pas de conquérir sa mère (ou sa sœur) au sens œdipien du terme mais d’assurer sa protection et de garantir son statut de mère. À ce prix elle et ses filles sont prêtes à se vouer à lui, à s’accrocher à lui, à obéir à ses caprices et à tout faire pour ne pas le perdre. L’inceste entre frère et sœur peut obéir, entre autres, à cette même logique. Outre les jeux de séduction, d’amour entre frère et sœur tel qu’il est raconté dans les milles et une nuit par le premier Saalouk (histoire du portefaix avec les jeunes filles), l’inceste apparaît comme une obligation
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de satisfaire les désirs intenables du frère. Il est connu par les parents (deux fois sur trois) qui cherchent à l’éviter sans pour autant s’y opposer formellement. La peur de perdre le garçon constitue une raison majeure de cette ambiguïté parentale. Il est frappé de secret vis-à-vis des autres membres de la fratrie et se traite au sein de la configuration enfants incestueux-parents. Il peut être complètement enfermé au sein du couple fraternel incestueux ou circuler au sein du groupe des sœurs. La résolution de l’inceste se traite dans le conte soit par la séparation corporelle entre le frère et la sœur faisant suite à un non secret (Zalgoum), soit par un accord qui met fin à l’inceste en instaurant le secret comme contrat d’alliance entre le frère et la sœur (Charkan et Dhou El Makan), soit par une impossibilité de gérer le non secret ou le secret au sujet de l’inceste en choisissant la mort comme résolution finale à un problème insoluble par la vie. C’est le cas du cousin du premier Saalouk qui, amoureux de sa sœur et elle éprise de lui s’enterrent dans une tombe pour consommer l’inceste. On les retrouve calcinés l’un dans les bras de l’autre.
C ONCLUSION Sans prétendre à une véritable fouille de l’imaginaire collectif à l’endroit de la fratrie, la modeste analyse de contenu des vingt-six contes (vingt-quatre maghrébins, deux extraits des Milles et Une Nuit) a permis de repérer l’existence d’un espace de fratrie tantôt fortement dépendant de l’espace parental tantôt fonctionnant de manière autonome. À l’intérieur de cet espace se jouent différentes modalités de liens : jalousie, rivalité, complémentarité, complicité, protection, solidarité, inceste, indifférence, autosuffisance... Certaines de ces modalités de liens se jouent uniquement sur un plan vertical faisant intervenir la triangulation œdipienne, d’autres se jouent sur un plan horizontal mettant en jeu des relations latérales se limitant à la sphère fraternelle. D’autres encore se jouent sur le double plan vertical et horizontal témoignant de la double appartenance de la fratrie en tant qu’enfants (système familial) et en tant que frères et sœurs (système fraternel). Par ailleurs cette analyse de contenu a permis de localiser les lieux de préférence du groupe quant aux liens fraternels tout en reconnaissant le champ du possible en la matière. Le groupe opte pour ce qui réconforte la loi du père, pour ce qui œuvre dans le sens du groupe fraternel et déplore à sa manière, en les désavouant, les attitudes de rébellion, de jalousie ou
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rivalité fratricides. Il n’accorde pas à la jalousie ce que le récit coranique lui accorde à savoir une fonction de maturation individuelle et collective, un passage nécessaire qui ouvre vers le regroupement. Seule sa valeur négative est mise en avant dans le conte. On va voir pour la suite de ce travail l’articulation entre les configurations des liens fraternels tel que l’imaginaire collectif les propose et celles que certaines personnes offrent de leurs propres fratries. Une fois de plus une telle confrontation permet de mesurer l’écart ou de rechercher les liens entre les représentations individuelles, les représentations de groupe et les représentations culturelles.
Chapitre 7
LE VÉCU QUOTIDIEN DE LA FRATRIE De la tradition à la réalité de l’interaction
les informations sur la configuration fraternelle au Maghreb et en milieu maghrébin français, je me suis organisé pour permettre à un grand nombre de personnes de s’exprimer sur ce sujet. Ces personnes sont soit des frères ou sœurs vivant au Maghreb ou constituant la première génération en France, soit des jeunes adultes issus de l’immigration. Cette petite investigation qui ne se veut que très indicative, a permis de dégager deux types de rapport à la fratrie et à l’espace fraternel. Cette distinction va être fonction du lieu où le sujet a grandi et a atteint l’âge adulte et pourtant elle va dépendre de l’influence de l’environnement socioculturel et familial dans lesquels il a baigné.
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FIN DE RÉACTUALISER
Q UELQUES FIGURES DE FRATRIE AU M AGHREB Les personnes vivant au Maghreb ou ayant immigré très tardivement laissent apparaître un espace de fratrie nettement indépendant de l’espace parental. Elles considèrent souvent cet espace comme un lieu où se compensent les frustrations venant de la part des parents. Il est le lieu
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de restauration des liens déstabilisés par les attaques parentales et par la sécheresse des relations intergénérationnelles. C’est un espace qui a ses propres secrets, ses propres règles, ses propres alliances qui semble mieux fonctionner quand il est en rupture avec l’espace parental. Quand il est en relation avec ce dernier, les personnes évoquent souvent un dysfonctionnement au niveau de la communication. Ce dysfonctionnement provient soit du caractère ingérant de l’espace parental qui cherche à travers cette proximité à tout contrôler et à tout maîtriser, soit au niveau de la communication elle-même qui laisse transparaître une différence culturelle entre les générations souvent intraitable. L’espace de fratrie tel qu’il est révélé par les dires de ces personnes est un lieu où la rivalité est niée de façon significative sans pour autant être évacuée. Le nombre important de fois où elle apparaît, elle se joue essentiellement à un niveau horizontal où le croisement garçon/fille est possible bien qu’il reste faible. Dans ce cas la réussite scolaire et sociale (diplôme universitaire, mariage réussi, bon statut social, enfants qui réussissent...) semble être les facteurs déclenchant cette jalousie/rivalité fraternelle. Alors que la rivalité semble aussi présente que tous les autres mouvements affectifs au sein de la fratrie, il n’en demeure pas moins que le sentiment général dépeint un espace fraternel où se jouent tendresse, amour, respect, entente, ambivalence, solidarité, complicité, responsabilité. Tous ces mouvements affectifs relient les différents membres de la fratrie les uns avec les autres et tous contre les agressions extérieures. Cet espace de fratrie tel qu’il est décrit à travers des relations réelles ou à travers des représentations individuelles ne se détache que de très peu de l’image qui lui est offerte par le mythe culturel et/ou la norme sociale. En effet, comme je l’ai dit à propos du conte, on attend de cet espace qu’il soit contenant, protecteur aussi bien pour ses membres que pour les parents, la famille élargie et le groupe social dans son ensemble. Cependant si l’imaginaire collectif ne le conçoit autonome qu’en l’absence du père comme pour signer, l’ingérence, l’omnipotence de ce dernier et les risques de dérive que peut entraîner une séparation des espaces, l’exercice au quotidien du lien fraternel l’impose comme un lieu délimité par ses propres frontières et régi par sa propre logique de communication. Par ailleurs, si l’imaginaire collectif ne laisse pas de place aux sentiments de jalousie/rivalité entre une sœur et son frère, la réalité
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de l’interaction dévoile ces sentiments plus particulièrement chez (à propos) des filles qui ont réussi leur scolarité, voire leur vie familiale et professionnelle et qui ont été amené à réfléchir sur leur vécu, leur statut, voire leurs relations précoces au sein de la famille. Les évocations à ce niveau bien qu’elles soient rares rappellent un frère jaloux de la réussite de sa sœur ou une sœur jalouse d’un frère qui réussit ou qui bénéficie de privilèges liés à son sexe. Ces petits écarts par rapport au modèle normatif sont souvent comblés par un jeu de réparation qui fait intervenir l’impact de l’appartenance au même ventre maternel, au même sang, aux mêmes géniteurs. Tout se pense comme si la simple évocation de cette appartenance était capable, ainsi que je l’ai dit précédemment, d’exorciser les sentiments malveillants à l’égard d’un frère ou d’une sœur. De cet espace à la fois fidèle au mythe, à la norme, en même temps qu’il cherche à s’en dégager, se détachent des figures marquantes dans la fratrie. Il s’agit du frère aîné, de la sœur aînée et du benjamin. Ces figures jouissent d’intérêts particuliers de la part des autres membres de la fratrie et de ce fait méritent d’être reprises une à une afin d’en dévoiler les spécificités et les réseaux d’attentes qu’elles contiennent.
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Le frère aîné : un substitut paternel doublement intégré Le frère aîné reste un être difficilement détachable des parents et plus particulièrement du père. Il est leur privilégié, celui qui est fortement investi affectivement et matériellement. Au sein de la fratrie, il occupe la première place, celle de leader, de modèle. En contrepartie de cette place, il se doit d’être « un père », « un second père », « un suppléant du père ». Il doit prendre en charge l’ensemble de la famille et assumer pleinement les responsabilités qui incombent à son rang d’aîné. Ces responsabilités ne sont pas théoriques mais doivent se traduire par des actes. Il doit effectuer des tâches qui le replacent à chaque fois dans son statut et son rôle de leader. S’il ne les effectue pas, l’environnement familial et social sera là pour les lui rappeler et le responsabiliser à outrance. Ces actes doivent traduire à la fois la peur et le respect, l’autorité et le sentiment de protection. Aussi, en même temps qu’il régule les interactions entre les différents membres de la fratrie en cherchant à régler les conflits, à soutenir les plus faibles, à redresser les réfractaires, on attend de lui qu’il soit équitable. De même que lorsqu’il impose son contrôle sur tout ce qui se passe de la part de la fratrie en dehors de la maison on s’attend aussi à ce qu’il soit leur protecteur dans ces lieux.
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Tout comme il est convoqué à faire la régulation au sein de l’espace fraternel il est appelé à jouer le médiateur entre l’espace parental et celui de la fratrie. C’est sa place d’aîné qui le prédispose à être entre-deux et à jouer de cette double appartenance. Face à ces différentes attentes les frères aînés qui se sont exprimés sur ce sujet font ressortir deux types de sentiments. Ils se sentent à la fois valorisés, utiles, responsables ayant la charge de toute une famille, ayant la direction de l’avenir des petits frères et sœurs et très surchargés par ces mêmes sentiments. Ils ne se sentent pas le droit de lâcher tout ce monde qui dépend d’eux et, de ce fait, éprouvent un certain accablement. Cet accablement découle du fait qu’ils doivent fournir deux fois plus d’effort que les autres membres de la fratrie et qu’ils n’ont pas le droit à l’erreur. Leur surcharge a commencé très tôt. Déjà jeunes, ils avaient la charge de surveiller leurs cadets et plus particulièrement leurs sœurs. Adultes, on leur demande, en plus, de subvenir aux besoins financiers de la famille, d’entretenir frères et sœurs jusqu’à leurs mariages et de contribuer à les soutenir chaque fois qu’une crise financière ou familiale les frappe. Un certain nombre de frères aînés parlent carrément de sacrifice. Ils disent avoir sacrifié leurs jeunesses, leurs vies adultes pour satisfaire les exigences de leur rang. Ils font état d’une fratrie exigeante non compréhensive qui est toujours dans une demande en termes de droit. La non-réponse à cette demande est souvent interprétée comme un abandon, un détournement, une déloyauté sans pour autant la faire cesser. La demande renaît de ses cendres chaque fois qu’un retour à la normale se fait sentir. Ces différentes personnes se révèlent fragilisées par leurs statuts de frères aînés. Elles se trouvent dès leurs primes enfances coincées entre deux positions, deux réalités : entre l’espace fraternel et l’espace parental, entre une position d’enfant et une position de père, entre le traditionalisme et la modernité... La majorité parmi elles choisissent de se ranger définitivement du côté des parents et s’expulsent d’elles-mêmes de l’espace de la fratrie. D’autres réussissent à négocier avec l’entre-deux en jouant, en fonction de la circonstance, l’une ou l’autre carte de leurs statuts ou les deux à la fois. D’autres encore ne pouvant supporter ce tiraillement préconisent la fuite, la démission ou se voient complètement déstabilisées dans leurs identités d’enfants, d’aînés, de frères et finissent par décompenser sur le plan psychologique. Cette décompensation peut également faire suite à une impossibilité à gérer les contradictions entre les désirs individuels et les exigences groupales, entre les attentes des frères et la capacité du sujet à supporter et à répondre à ces attentes.
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C’est de leurs supposées forces que découle leur vulnérabilité et de leurs statuts de privilégiés que prend forme leur solitude face au poids de leurs responsabilités et de leur aliénation au mythe et à la norme familiale et collective. La vignette clinique qui suit illustre un des aspects de la « problématique de l’aînité » ou du « syndrome de l’aînité », comme expression d’une position intenable dans la configuration paternalo-fraternelle.
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Observation n◦ 11 Aîné d’une fratrie de sept (quatre garçons et trois filles), M. DHB s’est trouvé dès son jeune âge dans l’obligation de seconder son père. Ce dernier ayant un revenu très faible ne pouvait assurer la survie de sa famille. M. DHB passait alors son temps à chercher des petits boulots qui rapportaient quelques dinars pouvant soulager le budget familial. Alors que lui passait son temps à travailler, les autres frères fréquentaient l’école du village. M. DHB était fier de ses frères et se sentait valorisé face à tout ce qu’il faisait pour favoriser la scolarité de ses cadets. Bien qu’elles ne fréquentassent pas l’école, les trois sœurs jouissaient des mêmes égards de la part de leur aîné. Le père de M. DHB ainsi que les autres membres de la famille étaient à leur tour fiers du second père et ne lui manquaient ni de respect ni de valorisation. À 20 ans, M. DHB fut envoyé en France par son père afin de mieux remplir sa mission auprès des siens, mission que l’intéressé accomplit dans les moindres détails. Il envoya chaque mois un mandat à son père, combla ses frères et sœurs de vêtements et de cadeaux divers. Il procéda à la construction d’une grande maison où chaque frère trouva un spacieux logis. Il aida les deux plus grands frères à terminer leurs études, les aida à se marier. Il prépara les trousseaux de mariage de ses trois sœurs et couvrit les frais de leurs mariages. Il fit tout cela sans se préoccuper de sa situation à lui qui à 39 ans n’était pas encore marié et vivait seul dans un foyer de jeunes travailleurs. Même mariés, relativement bien installés, les frères et sœurs continuaient à faire affluer les demandes d’aides ou de cadeaux vers leur aîné. Personne ne semblait se préoccuper de lui alors qu’il semblait tirer une certaine gloire et une satisfaction de son dévouement et de ses réalisations. Un jour dans sa solitude, il rencontra en France une femme d’origine marocaine qui finit par le séduire et ils se marièrent dans le mois suivant. Madame était plutôt réaliste et fortement contrariée par les manières de la belle famille. Elle tenta, au début, d’attirer discrètement l’attention de son mari sur cette réalité. Ce dernier réagissait à chaque fois de manière très violente et continuait à répondre de la même manière aux demandes des membres de sa famille. La fratrie de M. DHB découvrant l’origine de certaines hésitations de son aîné se retourna vers la belle-sœur pour la déstabiliser et la rendre indésirable aux yeux de son mari. Cette stratégie entraîna deux épisodes de séparation au sein du couple et faillit coûter un divorce s’il n’y avait pas eu un événement
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qui ramena une certaine solidarité entre les deux partenaires. Il s’agissait du décès, à trois mois d’intervalle, des parents de l’épouse. M. DHB se sentit alors une fois de plus responsable d’une personne qui le désigna à la fois comme son père et sa mère. Sa place d’aîné fut plus que jamais réactivée. Le couple se réorganisa dès lors autrement et M. DHB devint de plus en plus sensible aux réactions de sa femme. Il finit par prendre quelque distance vis-à-vis de sa fratrie et de sa famille. Mais voilà que de nouveau un événement vint perturber ses résolutions et sa distance. Son benjamin qui faisait des études en médecine en Algérie décida de venir continuer sa formation en France auprès de son frère. Dès que la nouvelle fut connue par Madame, cette dernière y opposa son veto et obligea son mari à faire le choix entre elle et le frère. M. DHB ne donna aucune réponse à son frère. Ce dernier arriva un jour avec sa valise et dut quitter le domicile de son frère une semaine après, tellement l’ambiance familiale était tendue et le désaccord entre les partenaires devenait explicite et public. M. DHB ne fit aucun effort pour retenir son frère. Cependant depuis ce jour, il se vivait comme un mauvais frère. Ce sentiment fut fortement accentué par les réactions immédiates d’indignation venant de la part des autres frères et sœurs et par la condamnation sans retour des parents et de l’intéressé. Bouleversé par cet événement et par ses conséquences M. DHB n’éprouva plus le courage de rentrer chez lui au pays, et, ce, pendant cinq ans. Pendant cette période M. DHB coupa tout contact avec sa famille et chercha à se concentrer sur sa femme et ses quatre enfants avec lesquels il trouva le plaisir de sortir, de se promener et de rire. Il n’envoya plus de mandats, ni de colis ni de lettres et se contenta de collecter les informations sur ses frères, sœurs et parents chez des compatriotes. Puis un jour M. DHB apprit la maladie grave de son père. Le soir même il fut frappé par une sensation de peur devant son poste de travail. Il trembla de froid et paniqua à l’idée qu’il ne pourrait plus jamais travailler. D’un seul coup, son travail lui sembla compliqué alors qu’il était sur son poste depuis une vingtaine d’années. Rentré chez lui M. DHB sentit un poids au niveau du thorax et la présence « d’une boule d’air qui refusait de sortir avec la respiration ». Un sentiment d’étouffement s’empara de lui, une sensation de vide et de tristesse l’envahit. M. DHB n’eut qu’une seule envie : pleurer et encore pleurer. Le lendemain il refusa d’aller à son travail. Le médecin lui prescrivit une semaine d’arrêt de travail pour cause d’état dépressif grave. Les nuits de M. DHB devinrent agitées et se remplirent de cauchemars. Il se referma sur lui-même, perdit le sourire et passa son temps à pleurer. Un fort sentiment de culpabilité dominait le tableau clinique. Sa place dans la fratrie, et auprès des parents, semblait jouer un rôle crucial dans le déclenchement de sa dépression. En effet la nouvelle de la maladie grave de son père rappela à M. DHB des moments de son enfance où la survie de la famille dépendait en partie ou totalement de lui. L’idée d’avoir à assumer de nouveau les affaires de la fratrie
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ne pouvait que le paniquer, voire le rendre impuissant. Alors qu’il commençait à peine à vivre dans sa propre famille, il se trouva projeté dans une logique de conflits et de tiraillements. Ces tiraillements opéraient entre le désir d’être le père de sa propre progéniture et l’obligation d’être le second père de ses frères et sœurs, entre l’envie de marquer son autonomie et le sentiment de faillir à sa mission de rassembleur. La panique découlait de la difficulté à assumer les deux réalités car leur charge ne pouvait être qu’incompatible et insurmontable. Mais le fait de ne pas assumer ces réalités plongeait M. DHB dans un double écueil : • celui de trahir ses frères et sœurs au profit d’une autre femme que la mère
et d’autres enfants qu’eux-mêmes ; • celui de rompre avec la logique de filiation au père en mettant en avant des
désirs personnels d’autonomie et de paternité au détriment d’une mission à accomplir dans l’espace de la fratrie et de la famille et, ce, en présence ou en l’absence du père.
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Un troisième écueil sur lequel M. DHB ne s’exprimait que très peu fut celui de la vacance du « poste » de frère aîné dans la fratrie et le sentiment d’inutilité et non de libération que cela déclenchait chez lui. En effet en son absence la fratrie se réorganisa selon d’autres modalités qui ne laissaient au frère aîné de par son statut social (immigré), son niveau scolaire (analphabète) que peu de place à prendre dans les décisions à venir. La confrontation éventuelle avec cette nouvelle configuration fraternelle ne pouvait que l’inquiéter et provoquer chez lui des sentiments d’impuissance.
On voit à travers cette brève illustration qu’être frère aîné n’est pas seulement une position dans la hiérarchie des naissances mais un état d’esprit voire un élément structural de la personnalité fortement orienté par des valeurs culturelles et familiales capables de fonctionner comme des organisateurs psychiques de l’aînité. Par ailleurs avoir un frère aîné au sein de la fratrie n’est pas qu’utilitaire mais s’inscrit dans une logique de lien de groupe où les interactions supposent une relation hiérarchique entre le leader et ses subordonnés. Cette relation met en jeu des obligations et des allégeances qui s’inversent en fonction du contexte et qui font que ce qui est donné nécessite un retour sous une autre forme. Cette position paternalo-fraternelle semble indispensable pour le groupe fratrie car elle lui procure un étayage très important plus particulièrement quand le père est fragile ou quand il est décédé. De ce fait on peut dire qu’elle est structurante et qu’elle tire sa force de l’image et de la place du père dans la société arabo-musulmane.
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C’est un peu dans le même sens que vont les récits des personnes lorsqu’elles évoquent la mutation socioculturelle et la nécessité d’un changement au niveau des normes collectives. Tout comme le père, le frère aîné se retrouve au centre de ces désirs de changement. En effet la fratrie ne cherche pas à le liquider mais cherche à modifier son statut et à le déplacer d’un point où il n’est surtout qu’opératoire, utilitaire, autoritaire vers un autre point où il sera confident, ami, protecteur à travers une relation chaleureuse et compréhensive. Cette nouvelle représentation du frère aîné découle d’une modification des mentalités et du rapport à l’autorité. Ladite modification est conditionnée par la scolarisation massive des enfants qu’ils soient garçons ou filles et l’accès à travers ce phénomène à des positions sociales non négligeables. Du coup les postes économiques clefs au sein de la famille et les prestiges qui en découlent ne vont pas être distribués en fonction de l’âge mais en fonction de la réussite socioprofessionnelle des membres de la fratrie. Par ailleurs, de par le niveau d’instruction, les cadets et cadettes ne sont plus de simples subordonnés mais des personnes pensantes capables de justifier de manière responsable leurs comportements et de mettre en difficulté certaines positions autoritaires du frère aîné. Ces bouleversements multiples qui traversent le système fraternel ne se font pas dans la rupture mais cherchent à concilier les différents statuts de telle sorte que l’aîné continue à y trouver sa place, à y remplir, autant que faire se peut, sa mission de chef ou d’incontournable consultant, et à y bénéficier du respect voire de l’admiration de ses cadets et cadettes. La sœur aînée : une seconde mère La sœur aînée se présente également comme un être privilégié plus proche des parents, mieux investie par eux. Cependant cette proximité reste tributaire d’un cadre de référence à savoir celui de son sexe. En effet, elle n’est privilégiée que par rapport aux autres filles et rarement par rapport aux garçons même ceux qui sont plus jeunes qu’elle. Tout comme on fait un lien entre le frère et le père, on ne cesse de rappeler que la sœur aînée est « une mère », « une seconde mère », « une remplaçante de la mère ». De ce fait sa responsabilité est aussi grande que celle de la mère. On attend d’elle qu’elle soit une confidente, une bonne nourricière, un bon modèle pour les autres sœurs, une protectrice pour l’ensemble de la fratrie. Tout comme la mère, elle opère essentiellement à l’intérieur de l’espace familial qu’elle marque par sa présence et par les responsabilités
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qu’elle y prend. Souvent elle supplante la mère à ce niveau et devient la gestionnaire de l’ensemble des événements qui traversent cet espace. Contrairement au frère aîné qui ne semble pas très présent dans l’espace de la fratrie, la sœur aînée apparaît à certains moments comme faisant partie intégrante de cet espace. Elle y est présentée comme la confidente, la médiatrice, la complice aussi bien pour les garçons que pour les filles. Alors qu’on ne confie presque rien au frère aîné par crainte de représailles, par respect, par admiration, on confie facilement tout à la sœur aînée qui devient par la suite complice et conseillère. On pourrait dire qu’elle se prête facilement à cette fonction de par son statut mou qui ne lui donne ni l’autorité d’une mère ni celle d’un frère aîné. En effet même si elle a de l’autorité, la sœur aînée peut être contestée par le dernier des garçons la rendant ainsi non crédible auprès de ses cadettes. Aussi c’est sur le plan affectif qu’elle se retrouve le mieux en multipliant les services et en se rendant de plus en plus indispensable plus particulièrement à l’égard des frères. Ces responsabilités vécues sur le mode de l’obligation ou sur celui du dévouement s’arrêtent théoriquement à son mariage et se transfèrent sur le mari. Cependant la réalité du quotidien révèle que la sœur aînée reste toujours un pôle vers lequel cheminent les complaintes de la fratrie et un lieu dans lequel on vient chercher quelque chaleur maternelle. Les sœurs aînées qui se sont exprimées sur leurs places au sein de la fratrie, ont révélé une certaine précarité de leurs statuts et ont démontré que les investissements affectifs fraternels envers elles ainsi que les contre-investissements affectifs qu’elles éprouvent à l’égard de la fratrie sont très variables. Cette variabilité est fonction du sexe des membres du groupe fratrie. En effet, autant elles se sentent les aînées de leurs sœurs, éprouvent une certaine ascendance incontestée sur elles, se sentent l’obligation de leur être un modèle, se sentent à même de déclencher chez ces dernières des sentiments de jalousie, de rivalité, autant les frères les déstabilisent, les mettent face aux limites de leur pouvoir et les obligent à opérer d’autres stratégies relationnelles. Cette déstabilisation du statut de la sœur aînée face aux frères vient du fait qu’on lui accorde une certaine ascendance sur ses plus jeunes frères mais cette dernière ne dure que très peu de temps. Le garçon, de par son statut de mâle valorisé dans la société traditionnelle, rattrape vite le pouvoir de sa sœur, le dépasse et devient à son tour le protecteur de son aînée. De ce fait, il rend son pouvoir éphémère, non durable malgré sa force physique et sa primauté dans la grille des âges.
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Par cette logique de dépassement, le jeune frère met la sœur aînée dans une position de dilemme. D’un côté, on lui donne la responsabilité, voire l’obligation de protéger les cadets, de l’autre on l’oblige à se soumettre à la volonté, à la surveillance de certains de ces derniers à savoir les frères. Du coup elle se trouve projetée dans un mode de communication paradoxale dans lequel le droit d’aînesse est sans cesse supplanté par la prééminence du mâle tout en continuant à lui donner l’illusion et à la responsabiliser par rapport à ce droit d’aînesse. Cela revient à lui donner et à lui enlever simultanément le pouvoir. Elle est à la fois traversée par un sentiment de force que lui procure son rang d’aînée dans la fratrie en même temps qu’elle est secouée par un sentiment de déréalisation. Face à ses vécus contradictoires, la sœur aînée développe souvent à l’égard de ses frères des mouvements affectifs qui oscillent entre la nécessité, voire l’obligation de les protéger, de jouer auprès d’eux un rôle d’aînée et l’envie de les évincer en développant à leur égard des sentiments de jalousie et/ou de rivalité. De cette situation découlent souvent des conflits d’harmonisation entre le statut social (fille/garçon) et le désir personnel de garder le pouvoir que procure le droit d’aînesse. La nécessité de sortir de cette impasse oblige beaucoup de sœurs aînées à s’identifier à la fonction maternante de leur mère et à transformer les sentiments négatifs, hostiles, à l’égard des jeunes frères en sentiments positifs dominés par la tendresse et l’affection. D’autres sœurs aînées, grâce à leur réussite socioprofessionnelle et à leur forte personnalité finissent par s’imposer comme des personnes incontournables et se rapprochent, au niveau de la fonction qu’elles jouent au sein de la fratrie, du frère aîné. Quel que soit le statut réel qu’elle occupe, la sœur aînée semble remplir une fonction structurante au sein de la fratrie. Elle est le lieu de refuge avec la mère, autrement que la mère, en dehors de la mère et, ce, pour l’ensemble des frères et sœurs. Elle permet, plus particulièrement, au garçon une plus grande proximité affective sans risquer d’éveiller la colère du père. Avec le frère aîné, elle constitue le couple fraternel comme substitut du couple parental. Figure relativement atténuée par rapport à celle du frère aîné ou de l’aîné des garçons (et par rapport à l’importance de la figure maternelle qui pourrait lui faire de l’ombre), la sœur aînée semble moins exposée au syndrome de l’aînité que le garçon et semble mieux trouver son compte avec ses frères et sœurs en procédant par regroupement ou par couplage et en échappant ainsi à la solitude.
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Le benjamin : le roi et la bête de somme Plus de la majorité des réponses directes et allusions au sujet du benjamin destinent ce dernier au rang d’un être « gâté », « chouchouté », « privilégié », voire « survalorisé » par les parents et par un grand nombre des membres de la fratrie. Certains parlent de lui comme s’ils parlaient de leur propre fils. D’autres le trouvent « omnipotent », voire « mégalomane » et à « la limite de la débilité ». Seule une personne le considère responsable et de ce fait elle pense qu’il doit partager avec les autres les charges de la famille. Ce qui est significatif dans les réponses concernant l’enfant le plus jeune de la fratrie, est que ces dernières ne touchent que le garçon. La benjamine semble plutôt oubliée. Cette constatation est confirmée par les réponses apportées par des benjamines concernant leurs positions dans la fratrie. Elles révèlent des statuts particulièrement précaires surtout lorsque leur présence vient contrecarrer un désir de garçon chez les parents. Garçons ou filles, le dernier de la fratrie se révèle un être fragile, pris pour simple d’esprit, faible, incapable de prendre une place forte et d’imposer sa parole au sein du groupe fratrie. Il doit fournir un effort considérable pour se dégager de cette place et accéder au rang d’adulte respectable. Les contes l’ont démontrée à travers les différentes revanches que les benjamins prennent sur leurs aînés afin de leur prouver que l’ordre des choses peut être inversé, que rien n’est immuable dans le monde des humains. Cette réparation du benjamin offerte par et pour l’imaginaire n’évacue pas pour autant les vécus de ces derniers à l’endroit du statut qu’ils occupent. En effet face à la représentation qu’on se fait d’eux et à la place qu’on leur accorde ils sont souvent traversés par des sentiments d’infériorité ou de médiocrité, par des sentiments d’être délaissés par les parents ou par leurs aînés et d’être au bout de la chaîne des naissances qui a épuisé mère, père et aînés. Même dans les situations où ils sont « chouchoutés », « gâtés »..., les sentiments d’infériorité et de médiocrité ne manquent pas. C’est dire que la position de benjamin est difficile à tenir car elle comporte des risques de déstabilisation psychologique qui découlent à la fois de son statut dans la fratrie, de ses relations avec ses parents et de sa position dans l’espace d’inclusion parents/enfants. Dans le dépouillement que j’ai fait sur la place du benjamin dans les contes, j’ai pu introduire un bref commentaire à son sujet, commentaire qui abonde dans le sens des interactions benjamin/fratrie/parents.
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Q UELQUES FIGURES DE FRATRIE EN MILIEU MAGHRÉBIN L’espace de la fratrie ainsi que la place que chacun des membres y prend sont fortement étayés et par le couple parental, et par les mythes fondateurs du groupe fraternel et par le groupe social élargi. Il y a des interactions permanentes entre ces différents niveaux, interactions qui ne manquent pas de feedbacks correctifs et qui obligent, de ce fait, un recadrage constant des places et des rôles de chaque frère et sœur en fonction de son sexe, de son âge et de son statut social. En situation migratoire, nous assistons souvent à des phénomènes de rupture à l’endroit des relais d’étayage et, ce, à tous les niveaux : parental, culturel, groupal. J’ai pu montrer dans le chapitre précédent la fragilité du couple parental et sa difficulté à être disponible pour contenir les vécus de ses enfants tout comme j’aurai l’occasion de revenir sur ce thème et sur les ruptures culturelles. Ces différentes ruptures auraient pu mobiliser les liens intrafraternels pour rendre les membres de la fratrie fortement solidaires les uns avec les autres et tous contre les agressions parentales ou sociales. Or la réalité du quotidien révèle souvent une fratrie très éclatée dans laquelle les différents membres semblent préoccupés par des questions de survie entre le dedans (famille) et le dehors (institutions), entre les valeurs parentales et celles du pays d’accueil, entre le désir de réussir et le spectre de l’échec qui plane au sein du quartier. Les nombreuses personnes qui se sont exprimées à ce sujet offrent souvent l’image d’une fratrie sans contour, ou avec un contour déchiré laissant ainsi tomber les plus démunis ou les plus révoltés sans possibilité de les récupérer ou les soutenir. Cependant, si dans les récits le « chacun pour soi » est dominant, il n’en demeure pas moins qu’il y a un vif sentiment d’appartenance à un espace fratrie et une conscience douloureuse de son éclatement. En témoignent souvent les fortes émotions exprimées à propos de la toxicomanie d’un membre de la fratrie, de la délinquance, de l’emprisonnement d’un autre. En témoignent également les vives réactions qu’expriment garçons ou filles lorsqu’un étranger insulte un membre de la fratrie... D’autres récits mettent l’accent sur les phénomènes de couplage avec une certaine constance dans le temps. D’autres encore rappellent une certaine solidarité fortement orientée contre les parents et les institutions afin de déjouer leur pouvoir et de permettre à certains membres de la fratrie d’échapper à la frustration. Généralement la solidarité évoquée à cet endroit, ne va pas dans le sens d’une bonne structuration individuelle et groupale mais abonde plutôt dans la logique de la marginalisation.
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À ce niveau l’espace de fratrie se remplit de secrets (actes transgressifs, délits reconnus et punis, échecs scolaires, liaisons dangereuses...) complètement opposés à l’espace parental. Le manque de solidité du cadre fraternel révèle des conflits larvés ou ouverts qui durent longtemps et qui prennent leur origine dans des rapports de jalousie/rivalité, dans l’insoutenable indifférence des membres les uns à l’égard des autres, dans les rapports d’autorité entre aînés/cadets, garçons/filles, dans l’absence de la fonction parentale de pare-excitation. Les figures fortes de cet espace sont nettement atténuées, voire délaissées par l’ensemble de la fratrie et présentées sous des formes qui les délogent de leur statut d’aînés et qui les projettent dans celui de démissionnaires ou d’expulsés et non reconnus. Le benjamin n’est pas mieux loti.
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Le frère aîné : un être absent ou rigide Le frère aîné est souvent présenté comme un être rigide, autoritaire, nerveux qui fait souvent appel à la violence physique. Il ne sait pas négocier et ne cherche pas à jouer une fonction de médiation entre ses cadets et les parents. Il est décrit comme quelqu’un d’absent, très préoccupé par ses problèmes personnels, souvent impliqué dans la vie du groupe de pairs, voire dans des actes transgressifs. Alors que le frère aîné au Maghreb remplit sa fonction de responsable moral, de soutien matériel et de modèle pour ses cadets, l’aîné en milieu maghrébin semble se décharger de tout cela et semble organiser sa vie entièrement en dehors de l’espace fraternel, voire familial. La seule chose qu’il cherche à faire valoir de son statut d’aîné est l’autorité plus particulièrement à l’égard des sœurs. Cependant cette autorité est fortement contestée tout comme sont contestées celle du père et celle de l’environnement social. En effet, comme je l’ai rappelé précédemment, le statut de frère aîné tire sa force du statut du père, et des étayages multiples qui portent et le père et l’aîné de la fratrie. Or en situation migratoire le père migrant est en faillite sociale car il n’est porté ni par le système de représentations culturelles du pays d’accueil ni par la loi de ce dernier. De ce fait le manque de chaleur relationnelle et de sentiment de protection entre l’aîné et ses cadets rend l’autorité de ce dernier caduque et fait des cadets et surtout des cadettes de véritables rebelles qui contrebalancent les interventions du frère et qui vont même jusqu’à les dénoncer à la police.
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Mais l’autorité du frère n’est pas seulement contestée à cause de la déchéance de l’autorité paternelle. Elle l’est également à cause de son propre désinvestissement de l’espace fraternel et à cause de son comportement en contradiction avec ce qu’il cherche à faire valoir. Certains aînés cherchent à faire valoir une règle familiale ou traditionnelle alors qu’ils passent leur temps à transgresser les règles collectives. D’autres interdisent à leurs sœurs ce qu’ils encouragent chez des filles occidentales voire même maghrébines. Ces contradictions qui découlent du rapport difficile entre valeurs parentales/désirs de la fratrie, modernité/traditionalité, valeurs familiales/valeurs du pays d’accueil, comportements normatifs/comportements transgressifs... déstabilisent de manière significative l’équilibre psychique du frère aîné à tel point que l’on pourrait dire qu’il est plus exposé au « syndrome de l’aînité » que son homologue au Maghreb. Au-delà de cette vulnérabilité, il ne semble pas constituer une figure marquante dans la structuration de l’espace fraternel ni comme second du père ni comme un modèle pour la fratrie. La sœur aînée : un refuge possible Alors que le frère aîné semble subir le même sort que le père à savoir qu’il vit dans l’isolement et le rejet par rapport au groupe de fratrie tout comme le père vit la solitude et le manque d’autorité au sein de sa famille, la sœur aînée apparaît par contre comme une figure très présente auprès des frères et sœurs. Les différentes réponses la placent au-devant de la scène sans pour autant lui accorder une part d’autorité. Elle est surtout présentée comme celle qui prend la relève de la mère, voire celle qui finit, à certains moments, par supplanter cette dernière. Elle s’occupe du manger, de la maison, elle accompagne ses cadets à l’école, elle accomplit beaucoup de démarches administratives. Elle est la référence, le modèle car elle est capable de rassembler le pôle affectif et la capacité d’initiative avec une relative cohérence entre la modernité et la traditionalité. Elle semble plus proche de l’ensemble de la fratrie à la fois au niveau de leurs revendications de liberté, d’autonomie que sur le plan affectif. C’est ainsi que la majorité des réponses laissent entendre qu’à chaque fois qu’il y a un problème grave, garçons ou filles vont se réfugier chez la sœur aînée et ne cherchent pas un recours auprès du frère aîné. C’est ainsi également qu’elle est présentée non seulement comme quelqu’un qui peut supplanter la mère, le frère aîné mais comme une fille qui peut faire couple avec le père pour finir par le prendre lui-même en charge. Un grand nombre de situations rappellent que la sœur aînée arrive à point dans le conflit du couple parental, dans l’hésitation et la
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méconnaissance des parents du système de représentations sociales du pays d’accueil, pour imposer sa présence et sa marque au sein du groupe familial et de la fratrie. D’autres réponses révèlent par contre une sœur aînée rebelle qui n’a jamais cherché à faire valoir son droit d’aînesse et qui affiche une certaine indépendance vis-à-vis de ses parents et frères et sœurs. Ces aînées vivent soit en famille dans le conflit permanent avec les autres soit en dehors de la famille dans la rupture totale. Les réponses semblent les condamner et les excuser en même temps. Les condamnations prennent souvent origine dans la logique de l’appartenance familiale, culturelle et dans la souffrance qui en découle au sein de la famille. Les excuses sont liées à une ambiance familiale tendue, invivable qui oblige à la désertion. Les sœurs aînées qui se sont exprimées sur ce sujet révèlent une certaine difficulté à réguler l’ensemble des problèmes qui se posent au sein de la fratrie. Elles présentent à leur tour une fratrie fortement travaillée par des problèmes d’intégration scolaire et sociale qui déstabilisent les relations intrafraternelles et qui prolongent les mécanismes de clivage (couplages en termes de bons ou mauvais frères et sœurs...). Certaines sont complètement déstabilisées par ces problèmes sans pour autant quitter la famille. D’autres ne résistent pas à la lourdeur de leur charge et des problèmes périphériques. Elles finissent par rompre avec la famille pour s’occuper d’elles-mêmes ou de leurs propres familles. Cette rupture n’est pas totale car bien qu’elles fassent semblant de démissionner et de rompre, elles ne restent pas indifférentes à ce qui se joue au sein de la fratrie. Elles cherchent, à distance, à apporter leurs aides et à soutenir ceux qui ont besoin d’elles. En dehors de cette forte implication affective et normale au sein de la fratrie, les difficultés évoquées par les sœurs aînées ne relèvent pas forcément de leur statut d’aînées. Elles se recoupent largement avec leurs statuts de jeunes filles/femmes d’origine maghrébine tiraillées entre leurs identités culturelles et leurs désirs d’émancipation personnelle et travaillées par les rapports intersexuels au sein de la fratrie. Le benjamin : une bête de somme Le statut de benjamin ne diffère pas beaucoup de celui de son homologue au Maghreb tant au niveau des relations intrafraternelles qu’au niveau de sa place au sein du couple parental. Cependant la situation migratoire va accentuer d’une part sa solitude et son manque d’étayage du côté fraternel et d’autre part va rendre la proximité avec
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les parents très étroite. Les exemples cliniques à ce niveau sont très nombreux. Je me permets d’en citer un afin d’illustrer à la fois la place du benjamin, des problèmes qui peuvent découler de son statut et l’ambiance dans laquelle évolue la fratrie. Observation n◦ 12 Monsieur M jeune maghrébin de la deuxième génération, 29 ans, quatrième d’une fratrie de sept (4 garçons et 3 filles), informaticien travaillant à son propre compte et réussissant bien socialement, vient me voir pour me parler de son frère L, 22 ans, dernier de cette même fratrie. L est présenté comme un grand adolescent avec de graves problèmes d’adaptation sociale et professionnelle (instabilité, irritabilité, mégalomanie, etc.) qui « l’enfoncent dans la solitude et l’exclusion ». Monsieur M me fait savoir qu’il préfère intervenir seul sans que les parents s’en mêlent de peur qu’ils n’y comprennent rien. Il a également peur que cela « remue des blessures non cicatrisées entre parents et enfants... ». Je lui propose alors d’en parler à son frère et de donner à ce dernier la possibilité de faire son choix. Chose qu’il fait et L. prend rendez-vous pour une première rencontre quinze jours après mon entrevue avec son frère M. Il est arrivé à la consultation très bien habillé (costume, cravate en cuir) avec un énorme cartable en cuir. C’est un beau garçon, grand, avec un air sérieux d’homme d’affaires. Il est arrivé une demi-heure heure en avance et s’est fait annoncer par la secrétaire à qui j’ai répondu que je ne pouvais pas le recevoir avant l’heure (il a fait la même chose pendant trois séances consécutives). Pendant la première séance, L. me dit que s’il a accepté de venir me voir c’est parce qu’il distingue en moi deux fonctions : celle du psychothérapeute et celle du « taleb » qu’il souffre psychologiquement en même temps qu’il est persuadé d’être envoûté d’être maîtrisé de l’intérieur par une force qui l’agit à son insu... « Qui l’empêche de se contrôler »... Il me précise que s’il est dans cet état c’est bien à cause de ses aînés « qui n’ont pas su être cohérents » avec lui, qui ne l’ont pas aidé quand il avait besoin d’eux... Bien au contraire il dit qu’ils l’ont « surchargé, comme on surcharge un mulet, de secrets, de mensonges, de mesquineries » qu’il doit faire avec tout cela devant lui-même et devant ses parents. « Pendant quatre ans, dit-il, il ne restait à la maison que mon père invalide, ma mère et moi. On vivait avec une faible retraite de mon père... Ils se sont tous “taillés”... Ils ont fait tous leur vie ailleurs en cachette de mes parents... aussi bien les garçons que les filles... Ils ont toujours mené une double vie et celle qu’ils montrent à mes parents c’est la plus propre, la plus arabe... Mes sœurs vivent toutes avec des Français ; deux parmi elles ont des enfants, toujours en cachette... Mes parents ne le savent pas... Quand elles viennent à la maison elles jouent les saintes-nitouches à marier avec un bon Algérien... Mes parents se doutent peut-être de quelque chose mais jamais de ce qui se passe réellement... Ils deviendront fous, malheureux s’ils l’apprennent... Moi, je ne veux pas qu’il leur arrive quoi que ce soit... C’est ce que mes frangins me disent également... mais c’est moi qui essuie les pots cassés... Par rapport à mes
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parents j’ai toujours été là pour défendre les positions des frangins... Mon père devient dur à leur égard... Je suis obligé de mentir pour les couvrir... Je sais que je suis en contradiction avec mes principes mais je n’ai presque pas le choix... Pour les protéger je leur construis des personnages que mes parents apprécient et je les défends dans ces personnages... C’est pour cela que je connais mes parents... Je sais ce qu’ils aiment et ce qui les choque... Si une nouvelle personne arrive dans la famille elle a tout intérêt à être amie avec moi, à être aimée par moi c’est ainsi qu’elle a toutes ses chances d’être aimée par mes parents... Mes frères et sœurs savent que je suis très proche de mes parents, que je peux les convaincre, qu’ils me font confiance, alors ils jouent dessus... Mais ils ont trop joué là-dessus sans contrepartie... Avec la faible retraite de mon père, moi je glissais vers la délinquance et personne n’est venue me tendre la main réellement... Si ils étaient là par téléphone ou lors de leur passage à la maison pour me rappeler les règles élémentaires de la bonne conduite, alors qu’eux, ils n’ont rien respecté de la bonne conduite... À cause d’eux j’ai passé plus de 90 % de mon temps dehors alors qu’ils plaidaient la prise en charge des plus jeunes par les aînés, le respect des âges... Des bêtises j’en ai faites des grosses, j’ai été à plusieurs reprises devant le juge des enfants avec des mesures AEMO... À chaque fois que j’allais au tribunal je leur prouvais leur carence... Ils n’avaient rien à me dire... Ils avaient plein la vue... Je n’ai jamais été d’accord avec leur manière de vivre ni avec leur manière de me balancer leurs principes. Je ne le disais pas ou rarement mais j’ai utilisé leurs contradictions pour leur prouver qu’ils ont tort... Pendant quatre ans, là où j’avais le plus besoin d’eux, ils étaient absents de mon éducation... Tout était difficile jusqu’à l’arrivée de M... Lui essaie de reprendre les choses en mains pour rassembler la famille... » L continue pendant toute la séance à accuser ses frères et sœurs à l’endroit de ses difficultés personnelles et à déplorer sa position de dernier dans la fratrie en insistant sur la grande charge qu’il a à assumer auprès des parents. Il a également insisté pour que ses frères et sœurs soient présents aux séances (à certaines séances) car il estime que tous ces non-dits, ces secrets doivent être clairement parlés au niveau de la fratrie. C’est ainsi qu’à la troisième séance, il a décidé d’introduire ses frères et sœurs dont certains ont accepté de venir. Les parents n’ont jamais été physiquement présents dans les séances.
C ONCLUSION On voit à travers ces différentes représentations de la fratrie que l’espace fraternel au Maghreb est fortement traversé par les mythes et les représentations collectives. La présence de ces organisateurs culturels donne une grande profondeur à la fratrie et lui assure une certaine continuité dans le temps. Cette fratrie n’est pas conçue uniquement en termes d’interactions dans le hic et nunc mais elle suppose un réseau d’attentes s’inscrivant dans le court, le moyen et le long terme. Elle
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suppose également une circulation massive de fantasmes non seulement en termes de jalousie/rivalité mais aussi en termes de solidarité, complémentarité, complicité. Même en situation de mutation socioculturelle les mythes et organisateurs socioculturels continuent à fournir l’étayage nécessaire pour contrecarrer les ruptures brusques et les confrontations catastrophiques entre les générations et les sexes. Alors que le groupe fratrie au Maghreb semble porté par les parents, la famille élargie, le groupe social, les mythes collectifs, celui du milieu maghrébin semble abandonné à lui-même. Dans ce contexte les parents sont débordés, la famille élargie est inefficace, les mythes collectifs sont abandonnés. Quant au groupe social environnant, il ne cesse de plaider contre le groupe naturel au profit de l’individuation, voire l’individualisation. L’absence de ces différents étayages rend les échanges au sujet de la fratrie très opératoires, concrets, sans profondeurs, sans anticipation. Personne ne semble rien attendre de personne rendant ainsi les réseaux d’attentes peu efficaces pour nouer des liens entre les différents membres. Pourtant, bien que les liens semblent distendus, que l’espace fraternel semble peu contenant pour ses membres, il n’en demeure pas moins que chacun de ces derniers exprime un fort sentiment d’appartenance à ce groupe. Ce sentiment se révèle, comme je l’ai dit, à travers les réactions affectives des uns et des autres vis-à-vis des problèmes que rencontrent quelques-uns des membres. Il apparaît également à travers une conscience douloureuse de l’absence d’une solidarité fraternelle. Tout comme il prend corps chaque fois que les intérêts d’un frère ou d’une sœur sont visés par les institutions scolaire et sociale ou par les parents (secrets divers à ce niveau). Il apparaît enfin et de manière très significative lorsque le narcissisme fraternel est touché à travers l’un de ses membres (insultes, disqualification venant de l’extérieur) ou lorsque les liens sont attaqués à travers de vives critiques sur le fonctionnement de la fratrie. Ce sentiment d’appartenance ou d’affiliation est global et diffus. Il témoigne d’une expérience psychique très profonde qui se joue dans un espace propre à la fratrie espace à la fois en lien avec l’espace parental et en rupture avec ce dernier. L’existence de cet espace a été, à plusieurs reprises, révélée aussi bien dans les récits coraniques, dans les contes que dans l’ordre de la vie quotidienne et psychique. Cet espace apparaît comme de l’ordre du destin, de l’inévitable, de ce dont il est définitivement impossible de faire comme si cela n’avait pas eu lieu. Même si on essaie de s’en défaire l’ordre des choses veut qu’on
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y revienne (surtout dans les récits coraniques, dans les proverbes et dans les récits cliniques). C’est un espace d’investissement privilégié de par la proximité spatiale et affective entre ses membres, de par l’intensité des interactions et de par la relative irréversibilité. À l’intérieur de cet espace où la fratrie est souvent nombreuse, plusieurs possibilités d’identification s’offrent à chacun des membres. L’enfant jaloux de l’un de ses frères ou sœurs peut à loisir entretenir des relations positives avec un autre. L’aîné(e) peut se transformer en substitut maternel ou paternel permettant ainsi au cadet de s’identifier à travers eux à une figure parentale. La présence multiple permet de faire des déplacements fantasmatiques à travers la reconstitution de configurations relationnelles variées où viennent prendre place les relations aux parents (scène primitive, œdipe...). Avec son réseau d’interactions très riches et variées, l’espace fraternel joue un rôle très actif dans le développement de la personnalité du sujet. Très tôt, il permet à l’enfant de prendre conscience de sa personnalité, de s’affirmer de se différencier par rapport à l’autre. Cependant « dans le groupe fraternel, plus encore que dans le groupe familial, les différentiations sont progressives et longtemps relatives : phénomènes d’identité partagée, de consanguinité, de double spéculaire, d’identification projective jouent de façon incessante à travers les relations effectives de l’enfance, avec les alliances et leurs renversements, les ruptures et les complicités. Mais celles-ci se déroulent comme des figures changeantes sur le fond persistant d’une sorte de connivence de base » (Brusset, 1981, p. 127). À côté de sa fonction de différenciation, l’espace fraternel joue un rôle important dans le processus de socialisation. Très tôt, l’enfant devrait apprendre à vivre en groupe, à respecter, de ce fait, les règles de partage, de respect de l’autre, de la différence. À ce niveau la jalousie fraternelle peut jouer un rôle extrêmement crucial dans la genèse du sentiment social. Il ne s’agit pas d’un « vilain défaut » mais d’un sentiment qui participe à la structuration de la personne et du lien social. C’est dans ce sens que Freud associe la genèse du sentiment social et de la relation à autrui à la jalousie et au « complexe fraternel ». Pour lui, la haine et le désir fratricide sont premiers et les rivaux ne sont investis positivement que par formation réactionnelle. Car il n’existe pas d’autres issues à la satisfaction des désirs hostiles éprouvés à leur égard. Ainsi pour Freud « le sentiment social repose sur le retournement d’un sentiment d’abord
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hostile en un lien à caractère positif, de la nature d’une identification » (Freud, 1921). En plus de sa fonction de différenciation, de socialisation, l’espace de fratrie a aussi une fonction homéostatique. Il est capable de déclencher des solidarités qui entretiennent cette homéostasie fraternelle. Qu’il s’agisse de solidarité agressive contre les parents, de solidarité xénophobe contre les institutions d’accueil ou de solidarité dirigée contre un membre qui menace les intérêts du groupe fratrie, l’espace fratrie se soustrait à ses querelles internes pour révéler son existence propre et sa capacité à inventer ses propres mythes pour garantir sa survie. C’est parce qu’il remplit des fonctions hautement significatives pour chacun des membres qui le partagent que l’espace du groupe fratrie pourrait avoir une valeur thérapeutique d’une très grande importance et qu’il pourrait être appelé pour aider un membre en détresse psychologique et ou en conflit social.
Chapitre 8
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LE GROUPE-FAMILLE : DE LA REPRÉSENTATION TRADITIONNELLE AUX CONFIGURATIONS RÉCENTES
’ AI MIS L’ ACCENT dans les parties précédentes sur l’importance de la conception groupaliste des liens intra et intergénérationnels. Versets coraniques, hadiths, contes, proverbes, conduites sociales encouragent et concrétisent ce mode de fonctionnement à tel point que les limites de la famille débordent largement les liens de consanguinité pour englober d’autres logiques d’alliances (sperme, lait, religion...). Dans cette conception élargie de la famille j’ai ciblé séparément les deux sous-systèmes : couple et fratrie afin de saisir les modalités interactionnelles qui s’y jouent en les soumettant à deux réalités culturelles à savoir celle du milieu d’origine (traditionalité ou mutation culturelle) et celle du milieu d’accueil (rupture culturelle).
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Mon intérêt dans ce chapitre se portera sur le groupe famille, c’est-àdire en priorité sur les liens entre couple parental et système de fratrie autrement dit entre parents et enfants. À son tour ce groupe famille sera soumis à une double lecture celle qui le situera dans son contexte d’origine et celle qui analysera les incidences de l’expérience de rupture sur le fonctionnement interne à ce groupe.
R EPRÉSENTATION DE LA FAMILLE AU M AGHREB Configuration familiale J’ai demandé aux sujets qui se sont exprimés sur la fratrie de dire ce que représente pour eux la famille, de délimiter l’étendue de celle-ci et de proposer une sculpture la concernant. Cette investigation a permis de dégager une représentation fortement chaleureuse de la famille. On la veut havre de solidarité, de protection mutuelle, de compréhension, d’affection, de bonheur, d’amour, de sécurité, de complicité, d’équilibre individuel, de respect réciproque. Elle apparaît comme une union sacrée, un lieu de partage, de tolérance. On attend d’elle qu’elle façonne l’identité du sujet dans le sens d’une interdépendance, qu’elle le prépare à la vie sociale sans l’expulser vers l’extérieur. Elle est représentée comme un corps où chaque partie est plus qu’indispensable pour les autres et où toutes les parties sont irriguées par le même sang et des liens affectifs très forts. Quant à l’étendue de cette famille, elle se limite aux cousins germains. Les grands parents, les oncles et tantes, neveux et nièces, cousins/cousines sont nettement identifiés par les sujets interrogés. Cette délimitation de la famille rappelle que la famille classique très étendue est en voie de disparition. Cette disparition se fait sentir plus particulièrement au niveau des générations de l’après colonisation tous milieux socio-économiques et géographiques confondus. Cependant elle perdure, à des degrés variables, chez les générations d’avant la décolonisation, surtout ceux vivant en milieu rural. On voit donc que la famille au Maghreb n’est plus ce qu’elle était et qu’elle tend de plus en plus vers la forme nucléaire caractéristique d’une mutation culturelle certaine. Cependant, comme on le verra plus loin, cette mutation ne détruit pas le noyau dur de cette forme nucléaire à savoir le père, la mère et les enfants. Ces images qui fondent la famille continuent à se nourrir de manière significative des étayages
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traditionnels et des représentations collectives. De même, cette mutation ne provoque pas une cassure irréversible entre les générations et leurs cultures réciproques. Les liens forts entre les parents et les enfants permettent et entretiennent la continuité entre les vieux et les plus jeunes, la culture des anciens et celle d’aujourd’hui. Ces liens se structurent au même temps que les images selon des modalités culturelles et affectives qui nous sont livrées par l’imaginaire collectif et la vie quotidienne.
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La mère à travers le conte, le proverbe et la vie quotidienne C’est un véritable culte de la mère que nous découvrons, un véritable royaume dans lequel le rapport mère/enfant se transforme en unité psychosociologique prolongée. La mère nous est présentée comme un havre de tendresse, de sécurité, un puits d’affection, une « reposante oasis dans l’aride désert social » (Bouhdiba, 1972). Personne ne peut la remplacer, encore moins le père et la belle-mère. Ne dit-on pas : « Celui dont la mère est à la maison est de tout repos1 . » Par contre, si la mère est morte, l’enfant ne peut avoir que des problèmes. Elle est là avec les enfants, jouant avec eux à la complicité, contre la lourde menace de la déréalisation. Tantôt jouant le rôle de « tampon » entre le père et les enfants, tantôt représentant le lieu où les enfants (fils) peuvent tenir des propos licencieux. Avec elle, tout est possible, surtout si ce « tout » provient des garçons. Nous connaissons, tous, la relation ambiguë qui existe entre les mères et leurs fils. Entre la mère maghrébine et son fils, cette relation est forte de significations : elle est à la limite de l’inceste. C’est elle qui choisira la belle-fille et qui prendra en charge la bru ; ainsi, cette dernière n’est souvent qu’une mère de remplacement, un prolongement de la mère ou l’aspect négatif de cette dernière : la mauvaise mère. L’agressivité envers l’épouse trouvera une justification dans ce mode de fonctionnement. Afin d’illustrer le règne de la mère sur l’inconscient de l’enfant maghrébin, je propose succinctement deux contes : l’un est un conte kabyle, l’autre est tiré des Mille et Une Nuits. Le conte Hammou Ou Namir Hammou Ou Namir est un joyeux garçon qui va tous les jours à l’école coranique pour apprendre la parole sacrée ; et chaque jour, son maître le bat à cause du henné qui teinte ses mains. Hammou est un garçon comme
1. Proverbes populaires tunisiens.
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le diamant, si beau, que les fées, amoureuses de sa beauté, viennent tous les soirs lui teindre les mains avec du henné. Furieux, le maître conseille à la mère de Hammou un moyen de débarrasser son fils de ces fées. Ou Namir capture les sept fées, en libère six, mais la septième lui demande sept chambres fermées par une seule clef. Grâce à la toute-puissance de Dieu, il lui construit les sept chambres. « Désormais, dit-il à sa mère, prépare le repas pour deux. » Le temps passe ; la fée attend un enfant. Mais un beau jour, la mère, curieuse de savoir ce que son fils cache dans la septième chambre, se procure la clef grâce à la complicité de la bergère et d’une poule boiteuse et l’ouvre. Et là, elle reste éblouie par la beauté de la fée... Trop tard. La fée lui dit alors : « Ô ma tante, Dieu est le plus grand. Voici que tu m’as ravi la paix... » La mère s’en va et remet la clef à sa place. Mais voici qu’arrive Ou Namir. « Il ouvre la première porte, il y trouve de la rosée. » Dans les autres pièces, il y trouve de l’eau dont la quantité augmente d’une pièce à l’autre. À la septième porte, il y nage. « Ô ma femme, Dieu est le plus grand. Mais qu’as-tu à pleurer ainsi, que les chambres sont pleines d’eau ? » « Ô mon ami, ta mère nous a ravi la paix. Si je te laisse une bague, c’est que j’enfanterai un fils. Si je te laisse un peigne, c’est que j’enfanterai une fille... » Puis elle s’envola en lui laissant une bague. » Ou Namir, frappé de tristesse, cesse de manger et de boire et s’en va voir un taleb qui lui indique le moyen de rejoindre sa femme au septième ciel. Il arrive au septième ciel près du puits où puisent les anges et attend l’arrivée de sa femme ou de son fils. Une femme noire, portant un petit garçon dans lequel il reconnaît son sang, vient puiser dans ce puits. Grâce à cette femme noire et à la bague, Ou Namir réussit à rejoindre sa femme. Et « voilà, ô grande joie, les amants réunis ». « Mais prends bien garde, dit la fée. Si jamais tu veux regarder ce qu’il y a sous cette dalle, jamais plus tu ne me verras ! ». Mais voilà, qu’à l’occasion de l’Aïd El Kebir (la fête du sacrifice) Ou Namir soulève la dalle et regarde le monde. Et là, il voit sa mère aveugle de l’avoir beaucoup pleuré et traînant derrière elle son mouton sans trouver personne pour le lui égorger. Attristé par son sort, il tente vainement de lui venir en aide. Après avoir essayé de lui lancer couteau, marteau... sans résultat, il se jette lui-même par le trou et le voilà qui se transforme en sang, en sel et en eau. « Mais une goutte de son sang tomba sur les yeux de sa mère et lui fit retrouver la vue ».
Nous sommes en présence d’un bel exemple de fusion mère/enfant pour ne pas dire de « transfusion ». L’enfant se perd dans sa mère, comme elle, se perd en lui. Dans ce conte, il n’y a pas d’issue possible d’autonomisation. La mère est présente en maîtresse absolue de l’inconscient, capable de ramener l’enfant vers elle chaque fois qu’il cherche à s’en éloigner. La mère de
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Ou Namir n’accepte pas la rivale, elle s’arrange pour la chasser, ramenant ainsi son fils, ou la « lumière de ses yeux », vers elle. Si l’histoire de Hammou Ou Namir préfère garder les privilèges confusionnels du couple mère/fils, celle de Jawdar propose une autre philosophie ; celle de l’autonomisation du moi, de l’être. Le conte de Jawdar est initiatique en ce sens qu’il donne une clef pour permettre d’entrer dans le réel et de faire face à ses exigences. « Le héros Jawdar le pêcheur, guidé par le magicien maghrébin, est parti à la recherche d’un trésor enfoui dans les tréfonds de la Terre. Le magicien Abdessamad, après avoir fait brûler de l’encens et récité les formules secrètes, parvient à assécher un fleuve sous lequel se trouve l’entrée du trésor. Jawdar devait se faire ouvrir les six premières portes en récitant à chaque fois une formule adéquate. Surtout son sang-froid et son courage l’amèneront à chaque fois à recevoir sans broncher un coup mortel dont il renaîtra à nouveau. Arrivé à la septième et dernière porte, ajoute le Maghrébin, tu devras frapper. Ta mère sortira et te dira : “Bienvenue à toi mon fils, viens me saluer.” Mais tu lui diras alors : “Reste éloignée et ôte tes vêtements.” Elle te dira : “Mon fils, je suis ta mère. J’ai sur toi les droits que donnent l’allaitement et l’éducation. Comment veux-tu que je t’expose ma nudité.” Tu répondras : “Enlève tous tes vêtements sinon je te tue.” Regarde alors à ta droite, tu trouveras un sabre accroché au mur, prends-le, dégaine-le et dis-lui : “Enlève tes vêtements !” Elle cherchera encore à biaiser, à implorer ; mais point de pitié. Chaque fois qu’elle enlève un vêtement dis : “Il faut tout enlever.” Menace-la de mort jusqu’à ce qu’elle ait ôté tous ses vêtements et apparaisse entièrement nue. Alors tu auras déchiffré les symboles, annulé les blocages et mis ta personne en sécurité. Et le Maghrébin de préciser : “N’aies pas peur, Jawdar, car ce n’est qu’une ombre sans âme.” Mais Jawdar parvenu devant sa mère ne sut point oser lui faire enlever l’ultime cache-sexe. Il était troublé par sa mère qui ne cessait en effet de répéter : “Mon fils, tu tournes mal. Mon fils, ton cœur est de pierre. Tu veux donc me déshonorer mon fils. Ne sais-tu point que c’est illicite (h’arâm).” Alors Jawdar devant ce mot de h’arâm renonce à son projet et de dire à sa mère : “Garde le cache-sexe.” Et radieuse la mère de crier : “Tu t’es trompé ! qu’on le batte.” Et voilà Jawdar recevant une volée de bois vert et éjecté hors du gouffre au trésor dont les portes se refermèrent aussitôt. Le Maghrébin et Jawdar ne se tinrent néanmoins pas pour battus. Un an plus tard Jawdar recommença les opérations magiques et réussit cette foisci à dévêtir entièrement sa propre mère. “Une fois celle-ci complètement nue, elle se transforma en une ombre sans âme (shabah’ un bilâ rûh’)” et Jawdar put s’emparer du trésor » (Bouhdiba, 1972, p. 274-275).
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C’est en profanant, en démystifiant l’image de la mère, cette ombre sans âme, que l’individu peut s’emparer du trésor, de la vie. C’est en regardant la mère dans sa nudité, dans sa réalité que l’individu chemine vers l’autonomie, vers la maturation psychologique. Cependant cette maturation psychologique n’éloigne pas pour autant la mère de son fils. Au contraire elle permet un plus grand rapprochement dans lequel la mère tire un grand profit. L’épanouissement de l’enfant, sa réussite sociale entraînent, comme je l’ai signalé précédemment, un renforcement de la place de la mère voire une confirmation de son autorité par rapport à son environnement marital, en l’occurrence, à sa belle-famille. C’est dire l’importance de ce lien viscéral entre la mère et son enfant et ses enfants. C’est dire également l’importance de la figure maternelle dans l’imaginaire collectif et dans le quotidien de la famille maghrébine. L’univers des enfants C’est l’islam qui, par le sens qu’il donne au mariage et à la sexualité, incite les musulmans à avoir beaucoup d’enfants. Le mariage, c’est d’abord la procréation. C’est autour de ce déterminant religieux que va pivoter la vie de la famille et plus particulièrement celle de la femme. Être mère est l’une des aspirations fondamentales qui anime la Maghrébine ; cela est de nature à lui procurer un nombre considérable d’avantages. La femme génitrice peut prouver sa virilité, imposer son identité, échapper à la répudiation et au rejet. C’est à travers ses enfants qu’elle va vivre. Ils constituent pour elle une nouvelle raison d’être. Avoir beaucoup d’enfants constitue une obsession qu’on peut relever dans les milieux traditionnels. Ces enfants sont conçus comme des rôles et non comme des personnes : ce sont surtout les garçons que l’on recherche car ces derniers constituent un capital potentiel pour la famille, une aide possible contre l’iniquité du système économique et social. D’un point de vue affectif, ces fils chéris représentent pour la mère une sécurité matérielle et affective importante. J’ai démontré dans les paragraphes précédents l’importance de la relation mère/fils. Aux raisons économiques et affectives de l’enfantement, s’ajoute une raison esthétique proposée par l’islam en ces termes : « Les richesses et les enfants sont les ornements de la vie de ce monde1 ... » On comprend aisément maintenant, après avoir parlé de la femme et de la procréation, pourquoi les familles maghrébines se présentent comme 1. Coran, sourate 18, verset 45.
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« familles nombreuses ». Les enfants qui la composent obéissent à des règles bien précises qui sont bien souvent diffuses et rarement discutées. Les relations entre frères et sœurs que j’ai décrites en détail dans le chapitre précédent, supposent d’abord l’infériorité des cadets par rapport aux aînés, des filles par rapport aux garçons ; elles sont la résultante des rôles économiques distribués par le système social et auxquels les enfants sont identifiés dès leur prime enfance. C’est l’aîné, en l’absence du père, qui prend, comme je l’ai dit, la relève et tente de maintenir l’ordre à l’intérieur de la famille. La fille aînée a aussi un rôle important à jouer en l’absence de la mère car elle supplée cette dernière, non seulement au niveau des tâches ménagères, mais encore sur le plan affectif. Le respect de l’aîné(e) est soutenu, non seulement à l’intérieur de la famille, mais aussi en dehors de celle-ci. Dans certains milieux, seul l’âge compte, l’expérience ou l’instruction sont choses secondaires. Mais ce respect du plus âgé joue un mauvais tour surtout aux filles. Une des règles du mariage est de laisser l’aînée se marier la première ; la patience de la cadette est chose normale. La complication apparaît derechef dans la famille lorsqu’il y a une difficulté à marier l’aînée. La cadette, retardée dans son mariage, parfois même compromise, va projeter toute son agressivité sur sa sœur, ce qui est de nature à provoquer la tension dans le foyer. Les remèdes sont souvent recherchés dans le monde magique à valence féminine. On accuse le mauvais sort et le « mauvais œil » d’être à l’origine de ces désordres. Quelles que soient les disputes, quelles que soient les difficultés, les enfants restent souvent solidaires les uns des autres et forment un monde qui ne manque pas de chaleur et d’humour. La famille constitue pour eux le lieu où ils expriment ce qui, en dehors d’elle, est censuré. La famille est le pôle reposant d’un système social austère. Le refuge, dans les bras de la mère ou à l’ombre des grands-parents, est chose courante. L’enfant y trouve une réassurance d’amour et de détente affective nécessaire à son épanouissement psychoaffectif et à son équilibre interne. Le père : entre épouse et enfants Le père représente pour l’enfant le pôle répressif, image qui n’est pas pour le moins stimulante et qui empêche l’enfant de se livrer à lui-même avec toute sa spontanéité. C’est bien souvent du père symbolique dont il s’agit, celui que l’enfant s’est forgé à travers son expérience avec l’interdit, avec la loi. Même si le père réel est doux et compréhensif, il planera autour de lui une ambiance de crainte et de vénération.
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Cette image est renforcée par l’absence du père dans le foyer (la maison est pour la femme), l’absence du jeu dans la communication père/enfants (communication essentiellement moralisatrice) et l’absence d’une relation ouverte père/mère, parents/enfants. La mère joue dans cette relation une place on ne peut plus importante dans la mesure où elle sert souvent de médiatrice entre les enfants et le père. Cette médiation empêche la confrontation directe au sein de cette relation tout comme elle retarde toute possibilité de rapprochement affectif entre le père et ses enfants. Occupant une position clé, la mère devient le centre où se regroupent toutes les informations ascendantes ou descendantes. Elle est de ce fait capable de filtrer, d’orienter ces informations dans le sens du maintien d’un certain pouvoir sur l’ensemble. Elle est également, de ce fait, capable de maintenir séparés l’espace du père et celui des enfants afin de régner sans partage sur le monde de ces derniers. Ce mode de fonctionnement fait souvent du père un être inaccessible, un être qui a, peut-être, tous les privilèges matériels de son rang mais en même temps il est prédisposé à vivre la solitude au sein de sa propre famille. En effet face à l’espace de la fratrie très animé, face à l’espace circonscrit par les relations mère/enfants chaleureux, vivant et dynamique, le père apparaît comme un étranger dans son propre territoire. Cependant cette étrangeté est atténuée par la tradition et le groupe des pères.
M UTATION SOCIALE ET RAPPORTS INTERGÉNÉRATIONNELS Conflits et stratégies de dépassement On assiste, depuis quelques années, au Maghreb, à une mutation sociale allant dans le sens de la modernité. Ces mouvances sont de nature à provoquer des tensions sociales très importantes. En effet, face aux « modernistes », les « traditionalistes » réagissent parfois violemment. On assiste même à un retour de ces derniers vers les époques islamiques les plus lointaines (l’exemple des fondamentalistes illustre clairement ce qui vient d’être dit). Les « traditionalistes » veulent maintenir les structures sociales telles qu’elles sont, car c’est à partir de celles-là qu’ils se reconnaissent et perpétuent leur loi. La tradition leur apporte un réconfort, une sécurité, un équilibre psychique manifeste. Les éléments culturels ne sont-ils pas après tout partie prenante de leur
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univers inconscient ? Aussi, ils résistent à tout changement et voient dans celui-ci une rupture culturelle catastrophique, une menace à leur intégrité psychique et, partant, à l’intégrité du groupe, à la communauté (Umma) musulmane. Leurs moyens de lutte sont la morale islamique, le chantage affectif, parfois la répression. Les « modernistes » de leur côté déplorent l’austérité sociale, l’oppression, l’interprétation facile d’un déterminisme religieux et reprochent aux « traditionalistes » d’être de véritables forces d’inertie. Les anciennes valeurs ne leur conviennent plus ; c’est plutôt l’interprétation de ces dernières qui ne les arrange pas du tout. Alors, ils s’opposent aux « traditionalistes », non seulement à un niveau idéologique, mais également au niveau des conduites sociales. La tension entre « l’ancien » et le « moderne » apparaît à tous les niveaux de la structure sociale : politique, économique, religieux, social, etc. Si je me limite à la famille, je remarque que cette tension existe aussi bien entre parents et enfants, entre filles et garçons qu’au sein du couple. C. Camilleri, dans son article « De quelques dysfonctions de la famille maghrébine » (Camilleri, 1980), nous éclaire sur les lieux des tensions, sur leurs causes et sur leurs conséquences. Les causes de cette tension ou plutôt celles qui ont amené à cette dernière, sont à mon sens très nombreuses, mais se réduisant à deux facteurs : • les facteurs internes regroupant essentiellement l’instruction, l’indus-
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trialisation et l’émigration ; • les facteurs externes qui rassemblent les mass médias, le tourisme, la coopération... Au fond, il me semble difficile d’isoler l’effet de chacun de ces facteurs sur les changements opérés au niveau culturel et au niveau psychologique collectif ou individuel. Il y a comme une interpénétration, une ouverture de ces agents mutatifs. L’homme moderne, bien souvent instruit, tend à décoller de la conception magico-religieuse du monde. Il est épaulé en cela par une industrialisation qui s’évertue à rompre l’équilibre interne de la famille et oblige les gens à avoir une vision plus réaliste de leur condition socio-économique. L’émigration, de son côté, attaque les valeurs familiales de l’intérieur en introduisant dans le groupe un système référentiel totalement étranger. L’arrivée massive du modèle occidental, soit par les immigrés, soit par l’intoxication télévisée ou par le tourisme, corrompt encore davantage l’ancien système et encourage les modernistes à s’en écarter.
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Les traditionalistes, de leur côté, se trouvent ébranlés dans leurs convictions. Les valeurs arabo-musulmanes deviennent dès lors exposées à la corruption, à la sophistication, à la dénaturation et au service de l’intérêt immédiat. Parmi les conséquences de ce relâchement culturel, on peut relever une remontée de l’individualisme au détriment du groupal et, partant, de l’intérêt personnel au détriment de celui de la collectivité. Le groupe perd beaucoup de sa fonction d’origine qui est la détente affective et la solidarité, pour fonctionner selon un mode persécuteur et répressif. Cependant, quelles que soient les querelles entre les « modernistes » et les « traditionalistes », quelles que soient les tensions que ces dernières provoquent au sein de la société maghrébine et arabo-musulmane, les individus restent malgré tout fortement imprégnés des valeurs traditionnelles. Ils essayent de changer, mais avec beaucoup de prudence, car c’est de leur propre équilibre psychique dont il est question. Je remarque, à travers moult cas cliniques, une fragilité considérable à l’endroit de la culture chez ces sujets. Même si le désir de changement est énorme et même si ce dernier trouve un terrain neutre pour s’exprimer, le surmoi, vigilant gardien de la tradition, censure l’action ou l’entache de culpabilité. L’individu est ainsi plongé dans une perpétuelle nostalgie de l’ancien qu’il essayera par tous les moyens de restituer à chaque moment clé de sa vie. Cette restauration de la tradition trouve des justifications rationnelles permettant ainsi à l’« ancien » de coexister avec le « moderne ». C. Camilleri (1980) nous fournit quelques exemples de mécanismes régulateurs permettant l’équilibre social et l’évolution des conduites sans rupture culturelle et psychologique. Je tente de rapporter brièvement ces procédés inconscients. Ce sont : • l’attribution de valeurs différentes aux éléments en conflit pour atténuer • • •
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ce dernier ; le procédé de partage des rôles : le père est réservé pour le rôle traditionnel et les relations avec le monde ancien ; la transposition novatrice : on se sert d’un mot traditionnel pour légitimer une novation ; la subjectivation et la mobilisation : il y a abandon d’anciennes obligations traditionnelles très précises et rigides pour les récupérer sous forme de valeurs et d’attitudes beaucoup plus souples ; les contrats de coexistence : c’est beaucoup plus diversifié ; l’adoption, dans chaque famille d’un système de compromis, permet la coexistence.
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Conclusion Tous ces mécanismes vont dans le sens d’une continuité des liens entre les générations et d’un maintien de l’homéostasie familiale. Tout comme ils servent la cause du groupe, ils participent activement à entretenir et renforcer l’équilibre individuel des membres du groupe familial. Ils signent une certaine cohérence entre le dedans et le dehors en favorisant la mise en place d’un consensus qui permet de réunir sous le même toit, à la même table des cultures différentes : celle des vieux et celle des plus jeunes, celle des traditionalistes et celle des modernistes. Cependant si, dans le pays d’origine, les problèmes posés au sein de la famille par les divergences entre « l’ancien » et « le moderne » trouvent leurs pseudo-solutions dans le compromis de coexistence signé par les deux partis intéressés, dans le cadre de l’immigration ces conflits portent la marque d’une rupture culturelle et, bien souvent, d’un trouble au niveau de l’identité sociale et culturelle. C’est à travers l’analyse de la structure familiale traditionnelle en situation de déracinement culturel que je vais essayer de retracer et de localiser les dysfonctionnements. Ces derniers semblent avoir pris naissance dans le pays d’origine à travers l’élaboration même du désir d’émigrer.
Chapitre 9
RUPTURE CULTURELLE ET CONFIGURATION FAMILIALE
dans le pays de départ toute l’énergie du couple est dirigée vers la France avec un mélange d’espoir et de crainte, dans le pays d’arrivée, cette énergie se retourne vers le lieu de naissance, vers les siens. Il y a comme un renversement de situation ou comme une désillusion douloureuse. On pourrait imaginer alors tout le travail psychique que cela nécessite. Ce dernier est de nature à fragiliser davantage le sujet, le couple et le groupe famille. C’est à travers l’élaboration de la perte et le mal d’identité que l’on pourrait dégager le caractère actif de certains processus psychiques liés à l’immigration, processus qui sont de nature à marquer la structuration des liens au sein de la famille migrante.
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L E MIGRANT ET SON DOUBLE Partant de chez lui, le migrant se sépare de son espace géographique, corporel, sémiotique, etc. Tout ce qu’il laisse derrière lui devient source de douleur. La séparation n’est pas seulement dans l’espace, elle est aussi dans le temps. Il va vivre une opposition entre deux espaces et deux temps : là-bas autrefois et « l’ici et le maintenant ». Vladimir Jankélévitch exprime cet état nostalgique avec une extrême fidélité : « Le nostalgique est en même temps ici et là-bas, ni ici, ni là, présent et absent, deux fois présent, deux fois absent ; on peut donc dire à volonté qu’il est multiprésent ou qu’il est nulle part : ici même, il est physiquement présent, mais il se sent absent en esprit de ce lieu où il est présent par le corps ; là-bas à l’inverse, il se sent moralement présent, mais il est en fait et actuellement absent de ces lieux chers qu’il a autrefois quittés. L’exilé a ainsi une double vie et sa deuxième vie, qui fut un jour la première et peut-être le redeviendra un jour, est comme inscrite en surimpression sur la grosse vie banale et tumultueuse de la vie quotidienne » (Jankélévitch, 1974, p. 281).
Cette double vie dont parle Jankélévitch est source de souffrance car elle plonge l’individu dans un monde où la confusion est possible. Elle engendre également chez lui un sentiment de perte, une sensation de manque. Tout ce qui peuple ses souvenirs, ses pensées, n’est plus ici. Tout ce qui donne un sens à sa perception du temps, de l’espace, du corps..., des autres, est lointain et n’existe maintenant que sous une forme nostalgique. Cette impression de manque, ce mal de quelque chose, entraîne bien souvent un sentiment d’humiliation. C’est de l’orphelin d’une tradition, d’un espace, d’un temps familier dont il s’agit. Encore heureux pour le sujet migrant que cette perte ne soit pas définitive et que l’objet nostalgique ne soit que provisoirement absent. Parmi les facteurs qui favorisent « l’élaboration nostalgique » et l’idéalisation de l’objet nostalgique, je peux en relever deux : les conditions socio-économiques du migrant en France (problèmes d’accueil, problèmes de salaires, problèmes professionnels...), l’écart entre l’espoir et la réalité, et les problèmes intrafamiliaux (difficultés de vivre en famille en France sans s’exposer à un renversement des valeurs intériorisées dans le pays d’origine). Toutefois, cette « élaboration nostalgique » ne s’explique pas uniquement par les difficultés qu’a l’immigré à se détacher, à désinvestir l’objet nostalgique. Elle nous révèle une tendance régressive libidinale vers une
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position narcissique. Ainsi, nous pouvons voir à travers l’objet nostalgique manifeste (le pays, les amis, la famille, les habitudes...) un retour douloureux vers une jeunesse perdue, vers un vécu subjectif survalorisé et valorisant pour le sujet. L’idéalisation de l’objet nostalgique (le bon objet, le seul et l’unique valable et parfois même le seul capable de guérir, de faire du bien...) pourrait trouver dans cette régression libidinale des éléments qui concourent à sa mobilisation. Cependant, on ne peut pas s’y tromper, le vécu nostalgique du migrant va jouer un rôle prépondérant au niveau du travail psychique de ce dernier et au niveau de son adaptation dans le pays d’accueil. Les conséquences peuvent être plus ou moins graves selon que l’élaboration nostalgique se réalise entièrement ou qu’elle échoue. Je peux dès à présent, citer quelques vicissitudes de cet objet mort-vivant, présent/absent, ici/ailleurs. À travers ce vécu bien souvent paradoxal, on pourrait s’attendre à un état où le moi est asservi, appauvri et où toute la disponibilité affective de ce dernier est concentrée sur l’objet. La conséquence d’une telle situation est un désinvestissement du nouvel entourage caractérisé par : • un manque d’intérêt porté au monde extérieur du pays d’accueil et à
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tout ce qui s’y passe ; • peu de mobilisation pour apprendre le français ; • une vie à l’écart du monde extérieur en général : l’individu s’isole, se replie sur lui-même. L’élaboration nostalgique peut s’opérer de façon individuelle ou collective (familiale). À partir d’un certain vécu en France, beaucoup de familles vivent un désir douloureux de retourner dans le pays... Le poids de l’institution française, ainsi que la fragilisation du système familial y sont pour quelque chose. Il arrive parfois que l’objet nostalgique devienne persécuteur et entrave l’élaboration de la perte. Le sujet est plongé alors dans des états dépressifs plus ou moins graves. Freud a signalé que le sentiment de perte réactive chez l’individu les conflits « ambivalenciels ». Si c’est la haine qui prédomine, l’agressivité va être, soit retournée sur soi (auto-reproche), soit projetée sur le milieu d’accueil. C’est en s’accomplissant en détail que « l’élaboration nostalgique » permettra l’adaptation dans le nouveau milieu. Quotidiennement, le migrant doit accepter le verdict de la réalité : il n’habite pas chez lui, il n’habite plus sa langue. Il est obligé de fournir un grand effort d’adaptation. Par un long processus de réorganisation psychique et cognitive, il doit se détacher, prendre une distance de la
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réalité nostalgique et lointaine pour se rendre progressivement disponible pour ce qui l’entoure, le quotidien actuel.
U NE CONSCIENCE D’ IDENTITÉ DOULOUREUSE ET EXALTÉE Le mal du pays s’accompagne chez le migrant d’un mal d’identité. L’identité, d’après Karl Jaspers, est conscience de soi. Cette « conscience du moi » présente les quatre caractères formels suivants : • la conception du moi s’oppose à celle de l’extérieur et des autres ; • le sentiment d’activité de quelque sorte qu’il soit ; • la conscience d’identité : « Je suis le même que jadis et toujours » ; • la conscience de l’unité : « Je ne suis qu’un au même instant ».
Unicité, unité et permanence sont les caractères principaux de cette conscience du moi dont le centre d’activité est l’élément fondamental » (Jaspers, 1933, p. 632). La conscience de soi surgit d’une part de la perception avec soi-même des trois qualités de l’identité, d’autre part, de la perception de la reconnaissance des autres vis-à-vis de cette similitude, de cette permanence, de cette distinction. Pour le Maghrébin qui « débarque » en France, l’écart entre les deux milieux culturels (celui du départ et celui de l’arrivée) est tellement grand qu’il ne peut que provoquer une rupture au niveau de l’identité de l’individu. Il y a une altération au niveau des quatre caractères fondamentaux cités par Karl Jaspers. La distinction entre moi, monde extérieur et les autres, n’engendre plus une originalité créatrice et recherchée. Elle ne vit plus une continuité avec l’environnement. L’opposition entre les deux mondes intérieur (moi) et extérieur (les autres) engendre le conflit et le doute de soi. Le Maghrébin, en se distinguant des autres, devient l’objet de leur agressivité et le lieu de projection de leurs fantasmes de vol, de viol, de meurtre... Le doute prend le dessus et la question « qu’est-ce qu’être maghrébin en France ? » revient souvent. Le sentiment naissant de cette distinction explique largement les tendances d’assimilation, d’intégration forcée observées bien souvent chez certains immigrés fragilisés par toutes formes de discrimination. Le sentiment d’activité devient synonyme d’exploitation, d’humiliation, de non-reconnaissance. Comme beaucoup d’immigrés, le Maghrébin a des raisons d’associer son corps, son énergie et, partant, toute action
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élaborée à ces endroits, à une forme de négation de son être psychique et intellectuel. Sa révolte s’exprime assez souvent à travers son corps qui devient le siège d’une souffrance, d’un mal-vivre qui cherche une écoute, une reconnaissance, un espace transitionnel entre deux réalités insupportables et très conflictuelles. Le sentiment d’unicité est confronté à la rupture brutale que subit le Maghrébin. Ce dernier est comme parachuté dans un monde qu’il ne connaît pas, auprès de gens qui ne le connaissent pas. Il y a une coupure de la continuité. Jadis et toujours n’obéissent plus à la même unité de lieu. Le Maghrébin est obligé de se présenter, de se réinventer, de se faire reconnaître : qui il est, ce qu’il fait, ce qu’il est capable de faire... Il est également obligé de se réévaluer, de prouver à soi et aux autres son existence, de se représenter le pays d’origine afin de se ressourcer, de se resituer, afin de se trouver... Cela est de nature à entraîner, comme le signale E. Erikson, une conscience d’identité douloureuse et exaltée. La conscience de l’unité nous renvoie chez le migrant maghrébin à cette notion de « double vie » citée par V. Jankélévitch. Comment, en effet, peut-on parler d’unité si on admet que l’élaboration nostalgique est, entre autre, l’affaire de l’immigré ou de tout exilé ? La « double vie » nécessite un moi double, ou un moi et son ombre ; elle nécessite également une existence ici maintenant et une autre là-bas autrefois. Il est même parfois possible de rencontrer une situation paradoxale : alors qu’il est ici maintenant, c’est son être là-bas autrefois qui vit ; c’est le passé, le jadis qui est le plus actuel et qui absorbe toute la disponibilité affective de l’individu. Ce « moi abandonné » est à la fois lui-même et un autre. C’est dans un espace-temps nostalgique qu’il vit. Cet autre, cette ombre ou double permet d’atténuer l’austérité de la réalité, la souffrance du présent. Il peuple les rêves, les rêveries, les fantasmes oniriques du migrant. N’est-ce pas possible de voir dans le mythe du retour un désir de complétude, la rencontre du double et la restauration de l’unité ? Quant à la reconnaissance par l’autre, elle ne cesse d’aggraver la blessure narcissique par le biais du rejet et du mépris (voir tous les propos racistes, toutes les tentatives de marginalisation des Maghrébins et de leurs enfants). Ainsi, de l’identité définie par K. Jaspers, il ne reste que le doute et la souffrance. C’est plutôt à cette forme d’identité juridique que le Maghrébin va s’accrocher. Elle est définie alors comme « le fait pour une personne d’être tel individu, de pouvoir légalement être reconnu comme tel sans confusion, grâce aux éléments qui l’individualisent ». Les éléments dont parle la juridiction sont divers : pièces civiles (cartes, papiers...), particularités physiques (cicatrices, dentures...), témoignages de tiers... Faute d’imposer sa personne par ses qualités psychologiques,
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morales, intellectuelles..., il tentera de se faire reconnaître par ses papiers. C’est ainsi que très souvent, dans le cadre des consultations (juridique, médicale, psychologique...), le Maghrébin fait état de ses papiers, les étale sur le bureau et les commente sans relâche. La famille maghrébine immigrée n’échappe pas aux effets immédiats de la rupture socioculturelle. Les membres qui semblent être les plus touchés par cette fragilisation sont les parents. C’est là-bas qu’ils ont tout laissé et c’est ici qu’ils risquent de tout perdre. Travaillés de l’intérieur par cette expérience de l’exil, déstabilisés psychologiquement dans l’expression même de leurs identités, les parents perdent une part importante de leur disponibilité à gérer la vie familiale et à accompagner leurs enfants dans leurs processus évolutifs. La douleur de la séparation, les vicissitudes de la nostalgie ajoutées à la solitude de la famille vont jouer un rôle important dans l’organisation des liens familiaux.
R ELATIONS INTRAFAMILIALES : DE LA POSITION DE CHACUN PAR RAPPORT À LA LOI Nous avons vu, dans les chapitres précédents, l’importance de la famille dans la société traditionnelle et le rôle fondamental que joue le groupe pour le maintien de l’équilibre de cette dernière, pour la transmission de l’héritage culturel et groupal. J’ai signalé également la présence de pères et de mères de remplacement, sorte de substituts parentaux qui permettent la continuité entre la famille et l’extérieur et rappellent à chaque instant à l’individu son appartenance à une famille, à une culture et à une tradition. Sans oublier tous les fidèles gardiens de la normalité, de ce havre presque immuable de la tradition qui, visibles ou invisibles, culpabilisent, sanctionnent tous ceux qui veulent s’écarter du « droit chemin », des règlements collectifs. J’entends par là, les saints, les djinn... Face à un cadre culturel, groupal contenant, offert par le pays d’origine, le pays d’accueil offre aux familles maghrébines migrantes des modèles culturels complètement étrangers aux valeurs qu’elles ont intériorisées. Bien souvent, la contradiction, l’antagonisme sont à la base de cette confrontation interculturelle. Les valeurs occidentales « empiètent » sur les valeurs arabo-musulmanes entraînant ainsi « la faillite et l’insécurité de l’environnement, la limitation de l’espace potentiel, d’où la survie n’est possible que dans l’établissement d’un faux soi, l’assujettissement
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passif à la culture dominante, ou une réaction persécutrice devant l’acculturation d’empiétement » (Kaës, 1979). La limitation du champ de sécurité contribue, par le biais d’une « causalité circulaire », à multiplier les conflits à l’intérieur de la famille et oblige cette dernière à fonctionner selon un mode réactionnel. Le modèle de la famille traditionnelle subit alors un dysfonctionnement dont les caractéristiques sont aisément repérables à travers l’analyse de la dynamique des relations intrafamiliales et de la fonction éducative de la famille. Faute de tous les repérages culturels, tous les individus dans la famille doivent lutter pour conserver leur place et sauver leurs désirs. Ils sont enclins à s’affronter les uns aux autres pour coexister.
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La place du père Le père souffre d’une énorme contradiction. En plus du mal d’identité, du mal nostalgique, il supporte le poids d’un surmoi arabo-musulman et les attaques de nouvelles valeurs antagonistes avec celles qu’il a intériorisées. Être père dans la société maghrébine est le fondement même de tout homme « qui se respecte » (à ce sujet, cf. ci-dessus). Être époux est également fondamental ; cela réactualise chez l’individu toutes sortes de fantasmes liés à la femme, à l’épouse, à la mère. Soucieux d’être un époux fidèle aux images qu’il a intériorisées à cet endroit et désireux d’être père comme ses ancêtres l’ont été, le père maghrébin en France se heurte à des difficultés dans le réel. La réalité au Maghreb lui permet de démissionner sans risque, car la loi n’est pas portée uniquement par lui. Il est père parmi d’autres pères qui ne se distinguent pas de lui. Ils obéissent tous aux mêmes normes de paternalité : père souvent absent de la maison, n’entretenant pas de relations ouvertes, ni avec les enfants, ni avec la femme, n’étant pas plus analphabètes que les autres pères... Or la culture occidentale tend à transformer complètement son image et à corrompre ses fonctions. Elle fait de lui un père analphabète et dépassé. Issu souvent d’un milieu rural, le père maghrébin immigré est souvent non scolarisé ; l’école coranique que certains ont fréquentée, ne leur permet pas de sortir de leur culture originelle. L’éducation qu’ils ont reçue de leurs parents et le surmoi qu’ils ont introjecté, leur permettent d’évoluer librement dans le champ culturel maghrébin, mais difficilement dans un monde occidental. Le père éprouve des difficultés d’adaptation
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dans le milieu d’accueil : difficulté de décoder le système social français, de répondre aux nouvelles exigences du milieu. Afin d’assumer son rôle vis-à-vis de l’institution française, le père fait souvent appel à ses enfants ou à sa femme si celle-ci est scolarisée en français. Une forme d’humiliation s’installe chez lui, un malaise qui ne peut provoquer qu’une blessure narcissique : le père se trouve en situations de dépendance par rapport à ses enfants ou à sa femme. La culture maghrébine tolère mal ce genre de fonctionnement qui fait perdre à l’homme toute son autorité et tout son prestige. La difficulté d’être père s’aggrave davantage lorsque l’image de celuici est bafouée par l’environnement. Qu’est-ce qu’être père maghrébin dans une société occidentale ? Le travail qu’on lui propose fait de lui un homme fatigué, épuisé. Le salaire qu’on lui propose, et tenant compte du nombre de personnes dans la maison, l’oblige bien souvent à être absent de la vie quotidienne des siens. Nombreux sont ceux qui font des extras ailleurs que dans leurs usines ou qui font des heures supplémentaires. Sans oublier ceux qui travaillent de nuit afin de pouvoir assurer quelques heures de travail la journée. Les variables qui sont attachées aux conditions de vie et de salaires sont très nombreuses. Elles agissent indéniablement sur l’image du père et sur l’exercice de ses fonctions. Cependant, ces derniers sont aussi concurrencés par l’image d’autres pères français ou immigrés issus d’autres cultures : la télévision, la publicité, la rue, le discours des autres rappellent aux pères maghrébins qu’ils sont dépassés ou plutôt menacés dans leurs fonctions. Si certains auteurs démontrent le « déclin social » du père dans la civilisation occidentale moderne, ce dernier semble toucher la majorité des pères d’une même société. Ce « déclin » s’opère dans la même constellation psychologique et culturelle. Il est l’effet d’une évolution sociale. Pour le père maghrébin, ce changement n’est pas le fait d’une évolution sociale s’inscrivant dans un espace-temps culturel maghrébin, mais il est le résultat d’un « forcing » opéré par l’environnement sur les valeurs arabo-musulmanes. Le père de l’ici maintenant souffre de la présence de son double : celui de là-bas autrefois, ou là-bas maintenant. Les conduites des enfants, des épouses, de l’administration française, vont contribuer à ce « déclin social » du père. Ces différentes attaques font revivre chez ce dernier des angoisses archaïques d’abandon, de répudiation, voire d’anéantissement, angoisses
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dont les effets se répercutent sur les relations de ce dernier avec le pays d’accueil et avec l’ensemble des membres de la famille. La mère : sa place dans la famille et son rapport avec la loi La femme future mère, la mère féconde, la mère ménopausée, se trouvent abandonnées à elles-mêmes. L’absence de la belle-mère et du groupe large constitue pour elles, à la fois un soulagement et une insécurité. La femme maghrébine est acculée dès lors à lutter toute seule dans un monde auquel elle n’est pas préparée. Sa lutte, difficilement contrôlée par le groupe familial, provoque assez souvent un bouleversement au niveau de l’ordre établi par la tradition arabo-musulmane. Elle entraîne des conséquences non négligeables sur le fonctionnement de la structure familiale et la répartition des rôles à l’intérieur de celle-ci. Encouragée par l’absence relative de freins sociaux maghrébins, par la présence de soutiens issus du pays d’accueil et prenant appui sur ses propres enfants la femme se laisse aller vers la quête d’un certain nombre de privilèges que la tradition de son pays ne favorise pas. Elle ne va plus se limiter aux rôles qui lui sont assignés par l’image de la femme qu’elle a introjectée étant jeune fille, mais, elle va imposer quelques « retouches » pour certaines conduites et en adopter quelques nouvelles. La quête de l’autonomie, à travers ces conduites, est repérable, comme je l’ai déjà souligné, à tous les niveaux :
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• par rapport à l’espace : la femme n’est plus limitée à l’espace clos de la
maison ; elle va le dépasser pour partir à la recherche et à l’exploration de nouveaux espaces : supermarchés, centres sociaux, lieux de soins, autres quartiers... ; • par rapport au temps : elle n’organise plus son temps uniquement en fonction des tâches ménagères ou des rencontres avec les voisines ; ce temps se structure autrement : les rendez-vous se multiplient, ainsi que les sorties. Alors que le temps et l’espace obéissent, dans le Maghreb, à une perception globalisante et totalisante, en France, la femme maghrébine est obligée de les structurer au minimum afin d’échapper à une situation chaotique ; • par rapport au corps : la position de l’islam est nette à ce sujet : il doit être voilé et non exhibé. Une nouvelle approche du corps est apparue. Dans les pays d’origine, beaucoup de femmes ne portent plus le voile et s’intéressent à leur corps : maquillage, régime pour les jeunes femmes, attitudes vestimentaires modernes... Si cela est vrai pour les villes, pour les campagnes, les femmes restent malgré tout attachées aux anciennes habitudes. Le non-port du voile n’ouvre pas la voie forcément aux
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attitudes modernistes. La majorité des femmes maghrébines en France sont originaires de petits villages ou des campagnes, lieux où la tradition est fortement ancrée dans la tête des gens. Ces femmes parmi les autres se livrent à une perception du corps moderniste : l’idéologie esthéticienne occidentale influence énormément ce choix ; • par rapport aux relations avec autrui : les voisines ne sont plus les seules interlocutrices ; de nouveaux types de relations apparaissent, dépassant de loin le cadre défini par la culture maghrébine. Ce sont les nouveaux besoins et les nouvelles attentes qui définissent désormais ces types de rapports. On pourrait dire que les relations entre les femmes dans le pays permettent l’autonomie dans l’interdépendance. Elles permettent à la personne de vivre une continuité entre le dedans et le dehors, entre elles et le monde extérieur. Si nous regardons de près les relations contractées dans le pays d’accueil, nous constaterons qu’elles sont très variées et ne se limitent pas uniquement ni aux gens du même sexe, ni aux personnes de la même famille ou du voisinage. Cependant, si certaines de ces relations procurent un plaisir narcissique d’autonomie, d’indépendance, d’autres au contraire sont à l’origine de blessures narcissiques insurmontables ; • par rapport à la relation avec ses enfants : en plus de son rôle de mère poule, mère complice, mère satisfaction, sa situation nouvelle lui confère une participation plus active à l’éducation de ses enfants. Elle intervient au niveau de leur scolarité : rencontres avec psychologues scolaires, assistantes sociales, enseignants, réunions de parents d’élèves... Elle participe à l’organisation de leurs loisirs : inscriptions dans les maisons de jeunes et de la culture, les camps..., achats de jeux, etc. Elle est investie de plus en plus de responsabilités, car elle se trouve confrontée à cette réalité sans l’appui habituel de l’entourage que l’on retrouve dans le Maghreb ; • par rapport à sa relation avec la loi : les attitudes de la femme sont de nature à provoquer un bouleversement au niveau de sa relation avec son époux. Ce dernier n’accepte pas tous les changements, car ils mettent en cause son omnipotence sur la famille. Ses réactions vont provoquer des conflits latents ou ouverts. Hormis ces attitudes engendrées par un train de vie occidental, beaucoup de femmes deviennent, comme je l’ai dit précédemment, capables de porter un regard critique sur leur condition et sur la souveraineté de leur mari. Elles s’introduisent de plus en plus dans le pouvoir
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détenu jusque-là par celui-ci et, nombreuses sont celles qui prennent des décisions graves et définitives concernant l’avenir de la famille. Par ailleurs, on sait que si le père porte la loi, ce n’est pas pour autant lui qui la dit. Les enfants sont confrontés beaucoup plus à la parole de la mère qu’à celle du père. La mère dit la loi et la parole du père passe à travers son discours. Dans le cadre de l’immigration, le danger est grand et la menace d’éviction du père est facilitée par les conditions de vie de la famille et de la dynamique des relations intrafamiliales. Les pères de remplacements, offerts par la culture maghrébine en cas de défaillance du père réel, font défaut dans le milieu d’accueil. La mère reste seule à décider en cas de conflit de la signification à donner à la parole de son mari. Souvent, dans ce genre de situation, la mère fait sienne la loi et l’applique à l’ensemble de la famille, épaulée en cela par les services d’assistances sociales et la législation française. Le père apparaît dès lors, à travers les écrits de certains services sociaux, comme un être répressif, la cause du malheur de tous. Il constitue pour eux, l’obstacle de toute intervention efficace dans le milieu familial. Les conséquences d’une telle attitude face à la place du père dans la famille, se font ressentir avec des enfants. La mère se les approprie. Ils vont constituer pour elle une assurance pour l’avenir et une garantie sûre pour le présent. Les enfants sont (deviennent) le lieu de la mère. Le père mène seul son existence.
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La place des enfants dans la configuration familiale Les enfants constituent pour la famille maghrébine d’ici ou d’ailleurs une raison fondamentale justifiant toute union des sexes. Les adultes de la première génération restent intransigeants à ce sujet et conçoivent mal la possibilité d’une relation entre un garçon et une fille sans passer par le mariage. Les mères de leur côté, sont foncièrement imprégnées de leurs relations avec leurs propres mères et perçoivent difficilement une relation avec l’enfant selon le mode des mères occidentales modernes. Même si l’allaitement au biberon remplace assez tôt le sein et même si les « couches » hygiéniques remplacent l’emmaillotement traditionnel, il reste néanmoins cette attitude inconsciente de la mère à être au service de son enfant. Ce dernier vit une relation privilégiée avec elle, caractérisée par une absence de frustration, une satisfaction des désirs sans remise ni délai, l’absence de contraintes sphinctériennes et presque une quasi-inexistence de tentatives visant à le séparer d’elle.
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La rareté du travail salarié des femmes en milieu immigré fait que l’enfant évolue pendant sa prime enfance relativement comme son homologue dans le pays d’origine. C’est à travers les relations entre parents et enfants que les différences vont prendre une grande ampleur. La place de l’enfant dans la famille va alors avoir une autre signification que celle de son homologue dans le pays d’origine. Un certain nombre de variables vont intervenir dans cette nouvelle structure familiale et vont conférer à l’enfant des rôles qui sont de nature à créer chez lui des troubles non négligeables. La scolarisation des enfants, l’analphabétisme des parents et l’antagonisme entre le dedans et le dehors sont des variables fondamentales qui restent à la base du renversement des rôles dans la famille. Les parents, incapables de faire face à l’environnement à cause des handicaps linguistiques et culturels, font appel à leurs enfants qui sont plus à même de comprendre et de décoder le système social français. Ces derniers deviennent alors les médiateurs entre le monde familial et le monde extérieur. Par eux passeront les décisions graves concernant l’avenir de la famille ; ils acquièrent ainsi un pouvoir sur leurs parents qui, eux, se sentent humiliés et relégués à des fonctions ingrates. Les enfants se trouvent dans une logique d’inversion des générations qui les promeut au rang d’« enfants ancêtres ». Cette survalorisation des enfants, au détriment des parents, joue à ces derniers de mauvais tours au niveau de l’intériorisation de la loi et au niveau de leur adaptation scolaire et sociale. L’absence de la famille large va influencer pleinement l’intériorisation de cette loi. Nous savons comment le moi oral arrive, grâce à sa flexibilité et à son élasticité, à opérer des identifications diverses dans le champ social. En l’absence d’un père (loi) dans la personne du père géniteur, l’enfant est capable de s’identifier à un substitut de celui-ci, personne facile à trouver dans la famille large. Or, dans le milieu immigré, la famille est réduite aux seuls parents géniteurs. Cela est de nature à limiter le champ des identifications, d’autant plus que le père se présente comme un être dévalorisé, ne représentant pas une image identificatoire valable pour l’enfant. Les modèles identificatoires vont être dès lors recherchés hors du champ familial, dans le milieu d’accueil. Mais dans cette quête identitaire l’enfant est inéluctablement plongé dans la contradiction, l’antagonisme de deux échelles de valeurs : celles du pays d’origine et celles du pays d’accueil.
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Cette double appartenance fragile ne permet pas une identification totale ; elle permet une identification parcellaire qui est à l’origine de l’ambiguïté culturelle dans laquelle vit l’enfant. Elle est régénératrice d’angoisse et de troubles au niveau de l’identité personnelle et culturelle. Parmi les jeunes de la deuxième génération, beaucoup sont incapables d’assumer l’angoisse « d’être entre deux chaises ». Ils tentent alors de l’annuler en rejetant l’une ou l’autre des deux cultures. Le rejet est orienté particulièrement vers la culture d’origine avec un désir coupable d’installation dans la culture française. Le rejet de la culture française et le repli identitaire rigide constituent également des manœuvres fréquentes face à cette ambiguïté. C’est d’ailleurs dans cette ambiance de labilité des repères que l’entrée dans la pathologie mentale n’est pas à écarter. La clinique psychiatrique nous offre à cet endroit des exemples de délires mystiques tendant à réparer le déni des origines. On voit donc qu’il y a une difficulté à opérer une identification cohérente assurant l’unicité, l’unité et la distinction. L’enfant est obligé de porter en lui cette contradiction et de vivre avec elle. Cette situation l’accule souvent à une souffrance psychique diffuse ou caractérisée (localisée) dont les avatars se retrouvent dans le processus de scolarisation et de socialisation.
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C ONFLITS CULTURELS ET CONFLITS DE GÉNÉRATIONS : À PROPOS DE L’ ÉQUILIBRE FAMILIAL La culture n’est pas quelque chose d’extérieur à l’individu mais elle est plutôt quelque chose d’intériorisé, de vécu. Elle entretient des liens d’homologie avec le psychisme. Elle se constitue de génération en génération en héritage culturel qui permet aux individus de se reconnaître une appartenance et une souplesse dans l’espace et dans le temps, appartenance et souplesse qui leur permettent de fonctionner comme créateurs, créatures, manipulateur et médiateur de culture en tout lieu et de la même manière. En même temps, cet héritage culturel permet au groupe ethnique de maintenir son homéostasie en précisant les statuts et rôles de chacun et en fournissant aux individus des indications sur les « modes d’emploi abusif » ou « modèles d’inconduite » (Devereux, 1970) en cas de stress insurmontable par les mécanismes de défense personnels. Parler de cet héritage culturel renvoie, souvent, à la question très complexe de la transmission, de son mode de fonctionnement, des
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paramètres qui y entrent en jeu ainsi que de la réalité de ce qui est transmis. Bien que les modes de transmission culturelle soient très discutés parmi les spécialistes (phylogenèse/ontogenèse, directement d’inconscient à inconscient/médiation...), les paramètres (facteurs) qui interviennent, à des degrés divers, dans ce processus, ainsi que la nature de ce qui est transmis, semblent retenir l’attention de ces spécialistes. Pour ma part, j’adhère tout à fait à l’idée qui consiste à dire que toute transmission suppose une médiation, une fonction d’intermédiaire et qui considère que la transmission d’inconscient pur à inconscient pur est non défendable (non démontrable !). Cette médiation est à rechercher du côté de la tradition (rites, croyances, mythes, contes...), des liens intergénérationnels et transgénérationnels, des espaces transitionnels ou espaces intermédiaires. Voyons ce qui se passe à ce sujet, plus particulièrement dans les situations où la transmission de l’héritage culturel semble fortement entravée par les vécus subjectifs et intersubjectifs liés à l’expérience de l’exil. La tradition au quotidien Normes, valeurs, croyances, rituels subissent en situation migratoire des attaques qui les acculent soit à l’effacement progressif, à la banalisation, à la déformation (dénaturation) ou à la rigidification mortifère. La pratique de la tradition s’avère difficile étant donné l’écart important entre le dedans et le dehors, les exigences de la vie moderne (santé, économie, architecture...) qui ne laisse pas de place pour certains choix, et étant donné l’ambiguïté, voire le clivage des adultes vis-à-vis de leur appartenance culturelle. De ce fait il est très courant de voir par exemple le rituel de la circoncision réduit à une opération chirurgicale dont la signification symbolique risque davantage de porter préjudice à l’enfant qu’à lui servir de rite initiatique et promotionnel. De même qu’il n’est pas rare de voir certains musulmans s’inscrire sur la longue liste des bouchers afin d’obtenir le mouton de l’Aïd égorgé à l’abattoir, préparé par ce dernier et livré le jour de la fête. La pratique de la tradition au quotidien renforce la continuité entre le dedans et le dehors et de ce fait participe à assurer la transmission de l’héritage culturel. Sa mise en cause, de l’intérieur ou de l’extérieur de la famille peut entraîner une mise en cause de la fiabilité des repères internes et, partant, raviver des angoisses de perte, d’abandon, angoisses qui réactivent les résistances à l’acculturation, à l’intégration et qui se
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traduisent par des mécanismes de défense très divers. Par ailleurs ce sont ces angoisses et leur dépassement qui permettent à une tradition de changer de cap.
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Les liens inter et transgénérationnels Qu’en est-il de ces liens dans une famille réduite au père, à la mère et aux enfants ? Qu’est-ce qui lie la famille nucléaire aux absents ? La parole certes mais celle-ci ne s’épuise-t-elle pas à force de tourner à vide ? En effet non seulement les parents sont en manque de mots à propos de leurs ascendants, leurs collatéraux, leur culture, mais en plus la parole qui advient est tellement chargée de souffrance, qu’elle incite à la dérobade (fuite). Elle finit par tourner à vide car la majorité des enfants n’a pas investi les autres membres de la famille élargie. Loin des yeux, loin du cœur. Et quand ils sont près des yeux, plusieurs facteurs semblent barrer les liens entre les générations : enfants venus d’ailleurs, étrangers par leurs comportements, leur langage ou gens du bled arriérés et rigides par leur mode de vie. Autant de représentations et de réalités que chaque groupe se fait de l’autre, représentations qui les séparent et qui posent une brèche dans la chaîne de filiation. Bien que la langue d’origine ne joue pas un rôle primordial dans la transmission de l’héritage culturel ancestral, elle joue un rôle fondamental pour jeter les ponts entre les générations. En effet plusieurs parents incapables d’aller au-delà d’un langage formel avec leurs enfants, en langue d’origine, se trouvent privés de l’univers affectif qui les lie imaginairement avec ces derniers et dont la langue d’emprunt ne peut rendre compte. Plusieurs parents, plus particulièrement les mères, se plaignent de ne pas pouvoir dire les choses simplement à leurs enfants dans leur langue d’origine. Plusieurs mères trouvent que leurs enfants, plus particulièrement leurs filles, sont affectivement très éloignés d’elles voire étrangers par la langue. Alors qu’entre les parents et les enfants les liens semblent tenir pour des raisons de proximité biologique (filiale, affective), spatiale, linguistique (français arabe), ces liens paraissent très fragiles entre les enfants et leurs grands-parents, oncles, tantes, cousins. La langue y est pour beaucoup. Plusieurs parents rapportent que leurs enfants, petits, se plaignent de ne pas être compris par leurs grands-parents à qui ils s’adressent évidemment en français. Ils viennent chercher leurs parents pour faire entendre raison à ces derniers, c’est-à-dire pour leur demander
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de comprendre le français. D’autres rapportent que leurs parents pleurent de ne pas pouvoir communiquer avec leurs petits-enfants et accusent leurs propres enfants d’être à l’origine de cette rupture. Qu’ils soient rapportés avec un certain plaisir ou avec beaucoup de souffrances, ces faits rappellent que la langue contient, en creux, l’autre : enfants, petits-enfants, parents, grands-parents, ancêtres. Les enfants privés de la langue de leurs grands-parents risquent d’être privés de l’investissement affectif de ces derniers et déclassés dans la chaîne de filiation. Le peu d’investissement ou le non-investissement des enfants par les grands-parents et par leur famille élargie peut avoir un effet de feedback négatif auprès de ces derniers mais également auprès de leurs parents. En effet la reconnaissance et l’investissement positifs des parents pour leurs enfants s’appuient sur des étayages multiples : les postures psychiques de l’enfant, ainsi que les différents regards qui sont posés sur ce dernier et plus particulièrement ceux des grands-parents et de la famille élargie. Les parents qui rapportent la souffrance de leurs propres parents vis-à-vis de leurs propres enfants expriment leurs propres souffrances de ne pas offrir à leurs parents les petits enfants qu’ils auraient souhaité avoir et qu’eux auraient souhaité leur donner. La représentation de « l’enfant manqué » trouve un écho puissant dans l’image de l’enfant menaçant que le pays d’accueil offre de ce dernier. Cette image finit par s’imposer à l’imaginaire parental et à réactiver des angoisses archaïques liées à l’enfant castrateur. À la manière de Cronos qui se débarrasse de Ouranos, de Zeus qui supplante Cronos, d’œdipe qui ne laisse pas de répit à Laïos, l’enfant de migrant menace le père d’humiliation et de préjudices judiciaires. À l’image de tous ces pères qui ont tenté de se défaire de leurs fils, les pères migrants cherchent à leur manière à se détourner des leurs. Tel père vient me demander la démarche à faire pour enlever son enfant (garçon ou fille) de son livret de famille, tels autres me racontent qu’ils ont demandé le placement de leur enfant sous le regard de la justice (placement effectif en foyer ou en AEMO), tels autres, les plus nombreux, pensent que leurs enfants ne leur appartiennent pas, qu’ils sont les produits de la France et qu’ils feront comme tous les autres enfants de migrants, à savoir humilier et menacer leurs parents, dès l’âge de 10-12 ans. Cette boucle de rétroaction négative, marque une rature dans les liens intergénérationnels qui s’enlisent souvent dans un cercle vicieux inflationniste caractérisé par les hiatus, les absences dont les enfants portent la marque. Beaucoup de ces derniers sont dans l’incapacité de dessiner un arbre généalogique dont les ramifications dépassent la famille
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nucléaire. Ils font preuve souvent d’énormes lacunes dans les rangs des oncles, tantes, cousins, grands-parents... Par ailleurs ces lacunes sont plus fortes du côté de la famille du père que du côté de celle de la mère. Cette rature dans les liens de filiation rend la transmission difficile, car la culture ne se transmet pas à travers un discours figé mais elle fait appel à un discours sans cesse réactualisé et réinterprété, discours qui fait le lien entre les générations. La transmission suppose un lien inter et transgénérationnel une espèce de chaîne de transmission dans laquelle est supposée exister une proximité interindividuelle, corporelle (fantasmatique) même si les corps réels sont éloignés. Ce lien est celui de la filiation.
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L’aire de l’expérience culturelle Ce concept a été forgé par D.W. Winnicott (1971) pour rendre compte de la manière dont un individu acquiert et construit son univers culturel. Winnicott place cette aire dans l’espace potentiel qui est un espace d’entre-deux. Il n’est pas tout à fait au bébé ni tout à fait à la mère, ni tout à fait à l’individu ni tout à fait à son environnement. Cet entre-deux apparaît progressivement entre l’enfant et sa mère et permet l’émergence progressive de l’objet qui prend place hors de l’enfant. C’est aussi l’espace de l’échange qui permettra à l’enfant de passer de l’expérience des phénomènes transitionnels au jeu, puis du jeu au jeu partagé pour en arriver aux expériences culturelles. L’aire de l’expérience culturelle dérive du jeu et se situe, de ce fait, dans l’espace potentiel entre l’individu et son environnement. La fiabilité de cet environnement et la confiance que l’enfant peut lui accorder sont déterminantes pour rendre cette aire un espace de créativité et de créations, un espace dans lequel l’individu pourrait utiliser de façon dynamique et créative, l’héritage culturel ancestral, le faire sien, se l’approprier, voire le transformer et le prolonger. Car la culture est à la fois cet immuable qui fait que tout un chacun peut se reconnaître dans l’autre comme porteur du même héritage, mais elle est aussi ce qui sans cesse change, évolue car porté par des sujets singuliers capables de création et de transformation sur la base de cet héritage partagé. L’immigration réduit souvent cette aire de jeu en privant la famille des étayages multiples assurés par son environnement originel, étayages qui lui permettent de jouer ses fonctions de contenant. Elle sature cette aire de préoccupations déstructurantes (incidences de l’exil, des projections massives ainsi que des mises en cause réelles venues de l’environnement d’accueil sur l’économie psychique individuelle et familiale).
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Les effets de cette réduction de l’aire de jeu se font sentir sur la qualité du discours des parents en entretien familial où la logique opératoire s’exprime au détriment d’une tradition orale dans laquelle l’imaginaire ne manque pas d’astuces et de voies de dégagement. Les mythes et les contes sont rarement présents, et quand ils apparaissent leurs héros semblent fatigués et peu convaincants tout comme ceux qui les racontent. La réduction de l’espace potentiel, de l’aire de l’expérience culturelle jusqu’à l’effacement, expose l’enfant à une confrontation directe avec les angoisses parentales et avec le refoulé culturel sans accéder pour autant aux défenses culturelles, à la souplesse nécessaire que chaque culture est tenue de respecter pour se sauvegarder. Cette souplesse est perdue pour les parents eux-mêmes aussi bien dans leurs relations quotidiennes réciproques, dans leurs relations avec leurs enfants que dans leurs contacts avec la réalité extérieure. Ces relations empruntent souvent certaines voies de l’acculturation antagoniste (isolement volontaire, résistances aux emprunts, acculturation négative dissociative, plus particulièrement la régression et la différenciation). Ce qui pourrait être transmis dans ce contexte c’est le refoulé culturel à l’état brut qui sera assimilé en quelque sorte à l’inconscient (où la transmission se joue, essentiellement, directement d’inconscient à inconscient). La capacité d’adaptation (adaptabilité), de transposition de cet héritage à d’autres contextes culturels semble extrêmement faible. Témoigne de cette proximité entre l’inconscient et le refoulé culturel, le débordement émotionnel de certains jeunes face à des insultes en langue d’origine proférées à leur égard ou à l’endroit de certains membres de leur famille (mère, sœur ou père). Témoignent de la rature dans la transmission, les difficultés des jeunes à créer à l’intérieur de la culture d’origine et de la culture d’accueil, et à se frayer une place satisfaisante dans le réseau socioculturel du pays d’accueil sans être en rupture avec l’héritage culturel de base. Pour conclure, je dirai que la brève analyse des paramètres ci-dessus cités, révèle que la transmission culturelle est quelque part manquée. De ce fait, elle laisse la place à des avatars dans la relation des jeunes avec leur culture d’origine qu’ils appréhendent avec un rejet coupable et dans leur relation avec la culture du pays d’accueil vis-à-vis de laquelle ils affichent une attirance aliénante. L’autre avatar de taille réside dans le fait que la transmission manquée ne permet pas la mise en place de la différence des sexes, des générations et surtout la différence culturelle. Il n’est pas rare de voir une inversion des générations (parentification des enfants), tout comme, il est courant
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de constater que le dysfonctionnement dans la famille tourne autour de la non-reconnaissance des différences culturelles à l’intérieur d’une même génération (femme/mari, frères/sœurs) ou au niveau intergénérationnel (parents/enfants).
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L’exercice du lien Aussi par comparaison, imitation..., les enfants finissent par adopter une série de conduites prohibées par le milieu familial. La confrontation entre le désir de réaliser sans risques ces conduites et le comportement des parents tendant à annuler ces désirs, engendre des conflits culturels accompagnés de conflits de générations. Il est difficile, dans le cadre de l’immigration, de dissocier ces deux types de conflits. Les conséquences d’une telle confusion se font ressentir au niveau de l’identité individuelle, culturelle de l’enfant et au niveau de son choix d’un groupe d’appartenance. Parents et enfants se rejettent mutuellement la faute. Les parents accusent les enfants d’être insolents et indisciplinés. Ils voient en eux l’échec de l’immigration et de leurs propres démarches éducatives. Ils restent intransigeants face à certains comportements de ces derniers, tels que les cigarettes, les sorties tardives, le fait d’emmener des amis à la maison, le flirt, le vagabondage, la question du mariage, etc. Les enfants considèrent que les parents, et plus particulièrement les pères, les oppressent et les empêchent de vivre. Ils les considèrent comme des freins au changement et développent à leur égard une hostilité repérable au niveau de tous les entretiens avec les jeunes Maghrébins. Parfois, l’accusation portée contre les parents se transforme en agressivité à l’égard de toute personne de la même origine que ces derniers. Nous avons pu voir, dans le cas de la famille du Maghreb, comment les conflits de générations sont absorbés par l’élaboration de mécanismes de régulation. Les « modernistes » et les « traditionalistes » ont réussi à trouver un compromis leur permettant de coexister sans trop se faire de mal. Au Maghreb, la continuité culturelle est assurée, non seulement par les « vieux », mais elle est également perpétuée et respectée par les jeunes eux-mêmes. Ces derniers ne vivent pas la double appartenance. Et si leur désir est de décoller des anciennes valeurs, leur objectif n’est pas de rompre de manière brutale ni avec la tradition, ni avec ceux qui la représentent. Alors que dans le pays d’origine il y a un continuum culturel, dans le pays d’accueil les risques de rupture sont grands. Entre les deux mondes, celui des parents et celui des enfants, existe la concurrence du monde
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occidental. Le jeune Maghrébin en France en cas de conflit avec sa famille, se trouve livré à lui-même ou à un travailleur social qui permet difficilement la transition entre lui et ses parents. La parole de l’oncle, du cousin, du grand-père, du voisinage, a un poids énorme sur la décision de l’enfant dans le Maghreb. Le but de cette parole est de ramener l’enfant vers ses origines, vers la continuité et vers la construction de soi sur des bases solides. L’absence de ces médiateurs sociaux en milieu immigré, rend le conflit entre enfants et parents aigu, souvent insurmontable. La rupture culturelle n’est pas uniquement le fruit de l’éloignement géographique..., mais elle est, comme je l’ai signalé plus haut, la résultante de l’ambiguïté portée par les enfants et les adultes maghrébins à cet endroit. Cette ambiguïté culturelle est renforcée par l’attitude de l’environnement d’accueil et les images renvoyées par le pays d’origine. Elle est doublée d’une rupture de l’équilibre familial. En effet, la tension est aggravée par l’absence presque totale de concession d’un côté ou de l’autre. Les enfants côtoient des enfants de toutes races en dehors de la maison et ils sont amenés à faire comme eux, à se comporter comme eux, même si le comportement est relativisé par les valeurs familiales introjectées pendant la prime enfance. L’impossibilité ou la grande difficulté de continuer les conduites extérieures à l’intérieur du cadre familial, engendre chez l’enfant une tension permanente dans sa relation avec ses frères et sœurs et dans ses relations avec ses parents. Les parents, conscients de la menace provenant des enfants et du monde extérieur, adoptent des attitudes rigides à l’égard de leur progéniture. C’est souvent à travers ces attitudes rigides que l’éclatement de la famille devient alors inévitable et que le désir de réparation s’exprime avec une douleur certaine. L’étude de quelques dossiers de familles maghrébines révèle le type de mécanismes de défense développés par chacune des deux parties et l’acuité du conflit engendré par ces mécanismes de défense. C’est un véritable cercle vicieux générateur d’angoisse, aussi bien pour les jeunes que pour les adultes des deux générations. Face aux attitudes répressives des parents, les enfants font appel aux services sociaux. Sans même leur demander un quelconque secours, la menace de ces derniers est imminente pour l’autorité parentale. La fugue, les passages à l’acte délictueux, les tentatives de suicide... constituent des formes variées de révolte, ressenties comme une menace par les parents. Certains enfants vont jusqu’à mettre en danger leurs parents. Ils
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les accusent, les dénoncent à la justice à propos d’actes compromettants qu’ils n’ont pas commis. Les parents se sentent piégés partout : par les conduites de leurs enfants, par la menace de l’administration française qui tend de plus en plus à les déposséder de leur rôle, par les difficultés entraînées par l’environnement social et économique. Les défenses qu’ils développent à ce propos, témoignent de leur fragilité d’assumer leur famille et de s’assumer eux-mêmes. Par ailleurs, ces défenses varient selon qu’elles s’adressent aux garçons ou aux filles. Ainsi, si les difficultés rencontrées avec les garçons arrivent à trouver des issues dans les images intériorisées à propos du mâle (certaines de ces conduites seront interprétées comme une forme de débrouillardise, il sera toujours considéré comme un « homme » avec tout ce que cela comporte de significations dans le milieu maghrébin), celles liées aux filles réactualisent toute l’angoisse ambivalencielle à son égard. L’honneur est déposé chez tous les membres de la famille, mais c’est la fille qui représente la plus grande part de ce dernier. Aussi, pour se préserver de toute menace venant de son côté, les parents vont procéder à sa claustration dès qu’elle atteint l’âge de l’adolescence, voire même plus tôt. À travers cette claustration, apparaît toute l’angoisse de l’abandon. Les parents maghrébins ont peur d’être abandonnés par la société maghrébine, et, ce, à cause de leur fille. La perte de la virginité de la fille expose la famille au rejet et à la blessure narcissique (être désignée comme une mauvaise famille). Il est évident, cependant, que la claustration des femmes ne réussit pas dans toutes les familles maghrébines en France. Souvent la fille réussit à adopter une stratégie lui permettant de sortir progressivement de la maison et d’accéder à une formation professionnelle ou universitaire. Cette sortie se fait sans éclats si l’accord des parents est obtenu. Par contre, les cas dans lesquels les dégâts paraissent inévitables sont ceux où la fille impose sa sortie par la menace ou la fugue. Les parents scandalisés, offensés, réagissent violemment. Ils adoptent des défenses inadaptées au vécu des enfants et très menaçantes par rapport à leur stabilité affective. Ces défenses peuvent aller jusqu’à l’enlèvement et l’expulsion dans le pays d’origine, via toute forme de sévices physiques et menace de mort. Il est également des cas où les filles réussissent à imposer leur mode de vie à leurs parents et essayent de mener un train de vie à « l’occidental ». Dans cette situation, les parents, et plus particulièrement le père, se réfugient derrière un certain fatalisme musulman. Ils rejettent les conséquences d’une telle offense sur le compte de l’immigration et sur le compte de « la volonté de Dieu ».
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Les personnes les plus menaçantes dans le vécu des filles sont les pères et les frères aînés. Ils hantent le rêve, la rêverie, les fantasmes de beaucoup d’adolescentes rencontrées dans les foyers éducatifs. La relation violente entre les hommes de la famille et les filles de celle-ci sont à l’origine de plusieurs troubles psychosomatiques chez ces dernières (troubles sexuels, insomnies...). Ces troubles sont aggravés par la peur de rester seules, d’être abandonnées, d’être rejetées par la famille et par les autres hommes de la communauté maghrébine. Il est à signaler que, quelle que soit l’évolution de la fille, cette dernière reste largement tributaire de l’éducation qu’elle a reçue par les femmes de son milieu. Par conséquent, s’il y a trouble, il peut être interprété, entre autres, comme une culpabilité d’avoir désiré ou fait un acte compromettant les images intériorisées et les valeurs qui les supportent. Le matériel onirique apporté par les adolescentes de la deuxième génération en marge de la tradition, nous renseigne sur la marque inoubliable que la culture imprime au niveau inconscient de la jeune fille. L’angoisse à ce propos est confirmée dans le réel par la difficulté que rencontre cette dernière à trouver un compagnon (mari) maghrébin (en France ou dans le pays) et à vivre hors de son milieu familial sans souffrance et sans menace.
Chapitre 10
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de l’espace transitionnel (aire culturelle), les problèmes de transmission de l’héritage culturel, le dysfonctionnement des interactions qui se jouent au sein du groupe famille tel que je l’ai décrit ci-dessus, sont autant de phénomènes à inscrire dans le cadre d’un mode de communication plus global : celui dans lequel baignent les migrants et leurs enfants au quotidien.
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A RÉDUCTION
L’ AMBIGUÏTÉ DU LIEN : ASSIGNATION À DOMICILE VIA INTERDIT DE SÉJOUR Ce mode de communication repose pour l’essentiel sur un fond de paradoxes aussi bien dans les relations interindividuelles, intra et intergénérationnelles qu’au niveau des liens entre le migrant et sa famille d’un côté et les pays d’origine et d’accueil de l’autre. Être et ne pas être, assignation à domicile et interdit de séjour... sont les messages contradictoires qui bombardent l’univers intellectuel et affectif
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du migrant. Ces messages paradoxaux, ambigus, sont à rechercher et à analyser aussi bien du côté des pays d’origine que du côté des pays d’accueil (figure 10.1). PAYS D’ACCUEIL
PAYS D’ORIGINE (2)
(2)
(1)
(1)
ASSIGNATION À DOMICILE/INTERDIT DE SÉJOUR
Figure 10.1.
Du côté des pays d’origine Les messages transmis aux émigrés se résument schématiquement à ceci : « assignation à domicile/interdit de séjour ». Cette injonction pourrait se formuler autrement par : « Plus de place pour vous chez nous, restez là où vous êtes mais surtout n’investissez pas là où vous êtes. » L’obligation de résidence découle de plusieurs raisons. Elles sont économiques dans le sens où l’immigration est une source importante de devises, de dynamisation des marchés intérieurs, de couverture des besoins financiers familiaux, d’allégement du marché du travail déjà saturé (aussi bien par une main-d’œuvre non qualifiée que par une main-d’œuvre très qualifiée), etc. Ces raisons sont également politiques, idéologiques. Sans vouloir me lancer dans une analyse qui n’est pas de mon domaine, je retiendrai, tout simplement, deux idées qui abondent dans ce sens. La première idée consiste à dire que les émigrés constituent des espaces où peuvent s’exprimer à moindre coût, les spécificités culturelles, politiques des pays dont ils sont ressortissants. Dans ce sens il faudrait les maintenir et les protéger là où ils sont. Ils sont également une vitrine ouverte sur les pays d’accueil. Seul le contrôle de cette vitrine pourrait préserver certains pays d’origine d’une éventuelle mise en cause de leur souveraineté. L’intégration, bien qu’elle n’exclue pas chez le sujet le désir de promouvoir son héritage culturel, ne facilite pas ce contrôle. La seconde idée consiste à dire que les émigrés appartiennent au patrimoine collectif, « filial », culturel, cultuel. De ce fait, leur abandon expose le groupe national à la honte, à l’angoisse de perte et de morcellement.
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Autant d’idées, d’images s’articulant autour d’intérêts implicites ou explicites qui viendraient appuyer l’ambiguïté des pays d’origine vis-àvis de leurs ressortissants et empêcher l’énonciation d’un discours clair et précis débarrassé de tout paradoxe. Cette ambiguïté est renforcée par la position des familles dont sont issus les immigrés. Cette position est aussi complexe que celle des gouvernements. Tout en invitant leurs enfants à rester là où ils sont, les familles du pays refusent tout processus d’intégration car il représente pour eux une atteinte dans les liens de filiation. Ces sentiments de perte, « d’attaque du lien » pourraient découler, entre autres, d’une difficulté à assumer le changement sans courir le risque d’une reviviscence de la rivalité fraternelle voire familiale et collective. Aussi, actes, paroles, par leurs logiques contradictoires abondent dans ce sens. L’interdit de séjour ou l’injonction de ne rien investir cherche à limiter l’offre de résidence et à la réduire à un passage blanc. L’investissement dont il est question est à la fois économique, affectif et culturel. Dans de telles conditions, les émigrés sont maintenus dans une espèce de symbiose étroite qui rend difficile toute tentative de séparation, tout travail d’élaboration d’un deuil à l’endroit « des objets nostalgiques ».
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Du côté des pays d’accueil La même injonction est énoncée mais pas dans le même sens. En effet là où le pays d’origine appelle à la sédentarisation, le pays d’accueil appelle à la précarité du séjour, voire au départ. Quand le message du pays d’origine insiste sur la nécessité de ne pas investir la langue, la culture, le pays d’accueil fait de cet investissement la condition d’une reconnaissance du migrant et de son maintien sur les lieux. Tout comme le pays d’origine, le pays d’accueil fait régner une ambiance d’ambiguïté autour de l’immigré et de son séjour. Dans son article « L’immigration dans le débat politique français de 1981-1988 », A. Hochet démontre comment l’immigration est apparue à l’opinion publique à travers le discours politique et comment le discours politique s’est servi et se sert toujours de l’immigration à des fins électorales. L’auteur rappelle que la décennie quatre-vingt était marquée par une présence beaucoup plus visible des immigrés et des jeunes issus de l’immigration. Cette visibilité volontaire ou involontaire a été saisie par l’opinion publique sous les traits de la délinquance, du chômage, de l’immigration clandestine, de la réminiscence du passé algérien.
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J’ai dit plus haut que la politique s’est servie, se sert de l’immigration comme thèmes électoraux de prédilection rappelant à chaque fois la menace qui pèse sur l’immigré : cette menace est celle de sa double expulsion aussi bien du territoire que de l’imaginaire collectif. L’idée d’insérer les immigrés, même si elle est de longue date, contient une contradiction de taille. En effet, si les partis politiques partagent l’idée de fond, la manière d’y arriver reste différente. Pour certains partis, l’insertion doit passer par un préalable qui est l’assimilation. Pour d’autres, c’est l’intégration, le respect de la différence qui constituent le préalable à cette insertion. Dans l’énoncé même de ces discours contradictoires se logent des idées hostiles à l’immigration, une vision inquiétante de celle-ci et une représentation défavorable des immigrés. Bien que l’irréversibilité de l’immigration soit prouvée par différentes manifestations et par le poids des faits, des idées comme l’illégitimité de l’immigration ou le caractère inassimilable des immigrés en raison notamment de l’Islam, constituent des idées maîtresses qui prennent la forme d’un passage à l’acte politique et collectif. Les mass médias ont toujours été présents dans ces débats politiques, et pour couvrir l’événement, et pour le créer. C’est ainsi que l’affaire du foulard islamique a éclaté comme une suite (démonstration) logique du contenu latent et manifeste du discours politique et collectif au sujet de l’immigration. Cette affaire faisant suite à une accumulation d’autres faits tels que l’avènement du khomeynisme en Iran, l’affaire Salman Rushdie, la guerre Iran/Irak... Quand, plus tard, les événements du 11 septembre ont éclaté, la presse a réussi à renforcer l’opinion publique dans ses résistances et les immigrés dans leur crainte et ce, grâce à ses messages paradoxaux, ses allusions et leurs effets pervers. Les politiciens étaient aussi ambigus que la presse. L’opinion publique lourde d’un héritage post-colonial non élaboré, du coup non assumé, se trouve intoxiquée par la peur de l’étranger. Cet étranger n’est pas n’importe qui de par l’histoire politique, religieuse, qui le lie à l’imaginaire collectif français. Le climat imposé par la couverture médiatique et par les discours politiques à ce sujet, a largement participé à semer une confusion d’où s’alimentent des fantasmes crus de vol, de meurtre, de terrorisme, etc. Les événements dans leur ensemble ont été présentés d’une manière telle et avec une vitesse telle que le citoyen le plus « averti » ne peut que difficilement échapper à la tentation de la confusion. Pour le citoyen
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« non éclairé », la plongée dans l’amalgame ne peut que renforcer des préjugés déjà bien entretenus. Aussi le passage du foulard islamique « intégriste » aux sérieuses propositions politiques sur l’intégration pourrait permettre de manière insidieuse, la mise en place d’un paradoxe du type « intégrons les intégristes ». Paradoxe de nature à altérer l’espace d’accueil individuel et/ou collectif et à provoquer soit l’expulsion de l’étranger par une pure économie psychique, soit une fixation pathologique faisant de cet étranger le bouc émissaire de prédilection, lieu de projection de leurs fantasmes. Nous voyons donc que l’ensemble de ces messages, qu’ils proviennent des pays d’origine ou qu’ils soient diffusés à partir des pays d’accueil, atteignent le migrant sous la forme directe de l’injonction ou ordre donné que sous des formes plus insidieuses trop implicites telles que la disqualification et la mystification. Alors que dans l’injonction, il s’agit d’un ordre qui impose au sujet deux contraintes antagonistes, dans la disqualification le paradoxe tient en ce que le jugement porté sur le sujet et qui lui est communiqué contient une dénégation du vécu même de ce dernier, de la perception qu’il a de ses sensations, de ses pensées, de ses désirs, de ses normes et valeurs (idéologies). La situation dans laquelle le sujet est piégé comprend l’interdiction de sortir du piège. Toutes les conditions qui s’articulent pour l’essentiel autour de la fragilité du sujet dans ses rapports avec son environnement d’origine et d’accueil se trouvent réunies pour que ce mode de communication obtienne le maximum d’effets. Ces effets sont souvent la confusion du vrai et du faux qui entraîne des troubles plus ou moins graves dans la constitution des limites du moi et de la réalité, dans le mode de communication à autrui, et dans l’instauration de l’espace d’illusion et des phénomènes transitionnels. C’est la logique de l’ambiguïté et non de l’ambivalence qui s’installe. De ce fait le migrant et son groupe famille sont renvoyés à une situation concrète de dilemme, d’indécidabilité, situation qui accentue souvent les effets de la position paranoïde et alimente les mécanismes de projection. Aussi, le clivage essentiel est celui non plus du bon et du mauvais objet mais de l’idéalisation et de la persécution, du bon lieu et du lieu persécuteur. M. Klein reconnaît dans l’idéalisation de l’objet essentiellement une défense contre les pulsions destructrices. En ce sens elle serait corrélative d’un clivage poussé à l’extrême entre un bon objet idéalisé et pourvu de toutes les qualités et un objet mauvais dont les traits persécuteurs sont également portés au paroxysme.
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Q UELQUES DÉFENSES FAMILIALES Les défenses familiales vont être fortement marquées par ces mécanismes de clivage et oscilleront entre bon/mauvais objet et idéalisation/persécution. Les quatre mouvements défensifs décrits par F. Aubertel (1989) trouveront ici leur pleine expression. L’impact de l’exil et les effets des messages paradoxaux vont leur donner un caractère particulier en accentuant leur formation et en multipliant les espaces d’interactions : famille d’ici/famille du pays d’origine, pays d’origine/pays d’accueil, enfants/parents, dedans/dehors... Ces défenses familiales sont la scissure interne, le déni de la dépendance, l’extrajection, l’intrajection. Je les analyserai à l’intérieur de trois modes de défense : le clivage, l’idéalisation, le déni qui démontrent la fragilité de la famille et sa capacité limitée à supporter et à gérer l’angoisse. Le clivage : la scissure interne Tourné vers l’intérieur ce mouvement tend à cliver les différents membres du groupe famille en membres bons (conformes à l’idéal familial) et en membres mauvais (persécuteurs de cet idéal). Il consiste à jeter hors de l’espace interne celui qui est inassimilable, persécuteur et à faire en sorte que l’excitation d’origine interne devient exogène, un « objet bizarre » dont la configuration permet au groupe de vivre dans l’illusion d’être idéalement bon. Il lui permet également d’échapper à la question fondamentale de la défiance en termes de différence organisatrice (sexe, génération, culture). Cependant le membre « mauvais objet », identifié en tant que tel, désigné comme persécuteur n’est pas rejeté hors du cercle, de la limite interne de l’enveloppe familiale. Bien qu’il participe à consolider les liens entre les autres membres, il ne provoque pas pour autant son expulsion totale. Il reste sous le contrôle du groupe qui cherchera à faire valoir auprès de lui l’allégeance à l’idéologie (normes, valeurs...) et à l’appartenance au groupe. Observation n◦ 13 : de la souffrance à la dénonciation, à la réconciliation Il s’agit d’une fille de 10 ans, quatrième d’une fratrie de six, d’origine marocaine que j’appellerai Farha. Elle est énurétique. Pour la soigner de son énurésie, sa mère lui applique sur la cuisse à plusieurs reprises une lame de couteau portée au rouge. Le résultat de cette méthode s’avère nul sur le plan thérapeutique mais fortement compromettant pour la famille.
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Une nuit alors qu’elle a mouillé son lit, la petite fille fuit de chez elle et se précipite chez une voisine pour lui demander protection. Cette dernière avertit la police et Farha se trouve dans l’heure qui suit en pédiatrie au sein de l’hôpital général du lieu où réside sa famille. Deux jours après, elle est confiée à l’Aide sociale à l’enfance qui la place dans un foyer éducatif. L’ordonnance de placement est prévue pour une période de huit mois et suppose un travail familial avec un ethnopsychologue. Par ailleurs cette ordonnance n’évacue pas les poursuites judiciaires contre la mère et les tracasseries dans lesquelles la famille se trouve plongée. En effet la mère se voit accusée de maltraitance à l’égard de son enfant et condamnée à trois mois de prison avec sursis. Cette mère est bousculée brusquement dans ses repères. Elle, qui ne quitte jamais son domicile, qui ne parle pas le français, qui se croit seule éducatrice de ses enfants se trouve d’un seul coup, propulsée dans d’autres espaces (hôtel de police, tribunal, foyer, lieu de consultation) et menacée dans son équilibre interne (perturbation des repères linguistiques, spatio-temporels et les menaces diffuses d’emprisonnement, d’expulsion...).
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Le départ de Farha, sa dénonciation déstabilisent la mère, attaquent l’homéostasie de la famille et font de Farha un mauvais objet qu’il faut combattre pour le récupérer. Tous les membres du groupe famille se solidarisent et identifient la jeune fille comme porteuse d’une maladie dangereuse qu’il faut éliminer avant qu’elle ne provoque des ravages dans les liens intrafamiliaux. Cette maladie c’est l’idéologie occidentale seule capable de permettre à un enfant de dénoncer ses parents et de mettre en difficulté sa famille. Tout en se présentant comme un groupe uni la famille s’étonne qu’un de ses membres ait pu lui faire un pareil coup. Face à ce coup dur, le groupe n’expulse pas l’enfant, voire n’imagine pas que ce dernier puisse continuer à être différent et hors de son enceinte. Aussi chacun multiplie les sollicitations envers Farha et, ce, dès les premiers jours de son placement. Les parents lui rendent souvent des visites à travers lesquelles ils insistent pour qu’elle revienne à la maison. Les frères et sœurs, en plus des visites, lui adressent souvent des courriers dans lesquels il y a à la fois un appel au retour et une mise en garde contre toute tentative d’occidentalisation. Comme le montrent clairement les dessins et les messages adressés à l’enfant, la famille martèle cette dernière avec des images, des messages qui la désignent de manière indéniable comme l’objet persécuteur. Lors des premiers entretiens familiaux, le groupe exprime son inquiétude, voire sa souffrance face à l’absence de Farha. Les parents disent qu’il n’y a plus de joie dans la famille, qu’ils passent tout leur temps à pleurer, qu’ils perdent l’appétit. Les enfants les soutiennent à ce niveau et expriment les maux qui frappent les différents membres : insomnie des parents, anorexie de la mère, tristesse profonde des enfants... Farha n’est évoquée qu’en tant qu’absence ou comportement qui déclenchent un cataclysme au sein du groupe famille. Cette dernière donne l’impression d’une enveloppe déchirée, d’une angoisse de morcellement que seule leur solidarité contre l’objet persécuteur peut colmater.
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Face à la pression constante du groupe, Farha a exprimé dès le premier mois son désir de réintégrer son domicile. Elle a écrit une lettre dans ce sens au juge et est allée même jusqu’à revenir sur la dénonciation de l’acte commis par sa mère. Cet empressement à rentrer chez elle et à retrouver sa place au sein de sa famille, de sa fratrie est très repérable à chaque séance. Farha exprime à chaque fois le désir de partir avec sa famille tout comme elle se met à idéaliser son appartenance. Son comportement au sein du foyer où elle est accueillie abonde dans la même logique de retour au domicile familial. Elle cesse d’être énurétique dès le premier mois comme pour signifier qu’elle ne court plus de danger de ce côté-là et qu’elle n’expose pas non plus ses parents à l’acte maltraitant. Malgré son désir de changer de « look » elle garde toujours la même coiffure, la même manière de s’habiller comme pour se préserver contre tout risque de changement qui l’éjecterait du milieu familial. Malgré un semblant d’enthousiasme face à sa nouvelle vie, elle exprime une profonde tristesse, une culpabilité d’avoir dénoncé sa mère et cherche à réparer ce comportement par l’envoi fréquent de petits cadeaux qui ne trouvent qu’un accueil très froid de la part de la famille. Elle ne cesse de réclamer son départ aux éducateurs et fait souvent sa valise pour être prête à quitter le foyer. Cet empressement est, également, fortement influencé par le comportement de l’institution judiciaire qui accentue le caractère dangereux de l’enfant pour son groupe familial et qui la projette, par la même occasion, dans une angoisse de perte. En effet, alors que la sortie de la maison est décidée par Farha, tout le reste lui échappe. Dès que la police se saisit de l’affaire, tout se réorganise autour d’elle sans lui laisser la moindre initiative. Elle est placée immédiatement pour une durée de huit mois ferme avec possibilité de reconduction. La décision de la fin du placement et/ou de sa reconduction dépend d’une évaluation de la part des professionnels et non de l’enfant et de sa famille. Pendant cette période l’enfant n’a le droit ni de rentrer chez elle ni de téléphoner à sa famille. Cependant les parents ont le droit de téléphoner à l’enfant et de lui rendre visite selon une fréquence et dans un lieu décidés par les professionnels. Toutes ces contraintes ajoutées aux harcèlements du groupe famille confirment chez l’enfant sa position de mauvais objet et le risque qu’elle court si elle ne remédie pas à cette position par des mécanismes de réparation. Par ailleurs toutes les contraintes qui découlent de la présence de l’enfant hors du cadre familial obligent le groupe famille à des réaménagements qui risquent d’être au-dessus de ses capacités à gérer des changements. En effet le père et la mère se trouvent entraînés par les professionnels vers une espèce de justification de leur « bonne foi » qui consiste à démontrer que leur acte est « naïf » et qu’il ne découle pas d’un désir de maltraitance. Pour ce faire, on les invite à s’inscrire à des cours d’alphabétisation. On inscrit, en plus, la mère, à des cours de couture, de cuisine et à d’autres
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activités d’un centre social qui se trouve à plusieurs kilomètres du domicile familial. Malgré leurs difficultés à apprendre le français, malgré les obstacles qu’ils rencontrent pour faire ces démarches (pas de permis), les parents se disent prêts à faire « des sacrifices » afin de récupérer leur fille. Les consultations de famille sont vécues de la même manière car elles supposent un dérangement une fois par mois et une mobilisation de l’ensemble du groupe famille d’autant plus que le lieu de cette consultation se trouve à plusieurs dizaines de kilomètres de leur habitation. Les parents s’en plaignent comme d’une souffrance nécessaire tout en affichant leur bonne volonté de faire ce travail afin de « récupérer » leur enfant.
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Le retour de l’enfant dans la famille a été décrit par les professionnels comme un grand événement et pour Farha elle-même et pour les parents et les frères et sœurs. Cependant ce retour n’a pas pour autant déplacé l’enfant de sa position d’objet persécuteur au contraire il l’a, par certains côtés, renforcée. En effet, alors que pendant le placement l’enfant échappe fortement à la famille et peut de ce fait être encore plus dangereuse pour cette dernière, dans la situation de retour elle va être maintenue dans l’enceinte familiale tout en gardant ses qualités de mauvais objet. Sa présence intensifie le contrôle du groupe sur elle et fait d’elle auprès des autres frères et sœurs l’exemple à ne pas suivre. C’est cela même qui s’est dégagé lors des trois premiers entretiens qui ont suivi le retour de Farha chez elle. Le premier de ces entretiens met surtout l’accent sur le bonheur qui envahit la famille parce qu’elle a récupéré l’un de ses membres. Les enfants présents y compris Farha abondent dans le même sens que les parents concernant ce bonheur partagé. Cependant les parents, plus particulièrement le père, ne cessent de rappeler le rôle sacré des parents pour s’occuper de leurs enfants, se vouer entièrement à eux. Le père récite des versets coraniques, des hadiths qui renforcent ses dires. Il rappelle ses soucis et ses malheurs quand son enfant était loin de lui. L’intonation de sa voix, son air d’être cassé, humilié viennent percuter Farha à l’endroit de son lien avec son père qu’elle a désacralisé et avec une appartenance qu’elle a secouée. Farha traduit cela dans un dessin libre où elle répare ce père et cette mère qu’elle a mis en difficulté. Pendant les deux autres entretiens Farha affirme son désir d’appartenance et engage une lutte ouverte pour décamper de cette position de mauvais objet. Depuis son retour son comportement s’est organisé dans le sens d’une réparation de ce qui s’est cassé. Elle refuse de sortir dans le quartier et panique à la vue d’un policier. Elle raconte souvent que dans la famille elle se sent heureuse et qu’elle est beaucoup mieux qu’au foyer. Elle insiste massivement sur le désir de voir cesser la mesure d’AEMO. Elle insiste également pour que soient arrêtées les visites de l’éducatrice chez elle. Farha trouve que ces visites sont fréquentes alors qu’en réalité l’éducatrice ne s’est rendue au domicile familial qu’une seule fois après deux mois. Farha insiste sur le fait que la présence de l’éducatrice ne passe pas inaperçue. Cette présence attire l’attention de ses frères et sœurs sur elle. Ces derniers
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lui rappellent qu’on vient pour elle. Elle attise également la curiosité des voisins qui savent qu’on vient discuter de ses problèmes avec les parents. Farha pense qu’il est temps de tourner la page. Puisque pour elle, tout se passe bien. De ce fait plus rien ne semble justifier les mesures éducatives. Dans le même ordre d’idée, elle demande à ce qu’on interrompe le travail thérapeutique. Face à l’insistance de sa fille pour tout interrompre, le père a réagi en rappelant l’importance de cette présence car « elle permettra à Farha d’organiser ses idées ». Cette réaction du père vient contrecarrer le désir de l’enfant d’être comme les autres et de faire clan avec eux. Elle vient pointer la fragile place qu’occupe Farha même si en apparence tout le monde semble bien l’accueillir. Le père prolonge cette présence pour l’articuler avec les difficultés d’être père, d’être parents en France. Il raconte que depuis le départ de Farha, “la mère fait à manger et force ses enfants à manger de peur qu’on les lui enlève”. Il dit qu’ils ont peur de leurs enfants. De ce fait, la présence de l’éducatrice permet en permanence d’évaluer leurs qualités de bons parents et de les protéger contre certaines attaques internes. Pour le père « l’éducatrice, voit, juge, apprécie et transmet tout au juge d’enfants. » Par ailleurs il éprouve une certaine sécurité avec celle qui suit l’enfant car elle ne cesse de les gratifier et de les reconnaître comme parents aimants et protecteurs.
On voit que ces trois entretiens révèlent non seulement un plombage de Farha dans la position d’objet persécuteur et de bouc émissaire mais également les traces d’une autre scissure interne : celle entre les parents et les enfants. En effet le cas de Farha rappelle aux parents que tout est possible venant des enfants et qu’ils ont besoin, à eux deux, d’être solidaires afin de contenir les soubresauts de leur progéniture et afin de remplir le rôle sacré qui leur est dévolu. Cependant on constate que malgré ces lignes de clivage interne, les membres restent à l’intérieur de l’enveloppe familiale. Tout en se solidarisant contre le membre persécuteur, ils cherchent à reconstruire les liens avec lui et à le rendre inoffensif par rapport à l’homéostasie familiale. C’est dans les situations de crises aiguës qui ne laissent plus de place à l’instauration d’un espace intermédiaire (transitionnel) que la famille colle au conflit, s’acharne sur le ou les membres persécuteurs et qu’elle s’autodétruit en les attaquant et en les expulsant complètement vers le dehors. Les crises avec les filles déclenchées par des transgressions graves de tabous se terminent souvent de la sorte et, ce, essentiellement en situation migratoire.
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L’idéalisation Fortement dynamisée par la situation de rupture, l’idéalisation porte à la perfection les qualités et les valeurs de l’objet famille. Cette surestimation, survalorisation des valeurs, des normes, des règles qui constituent les fondements et les repères de la famille, agit dans le sens d’une défense contre l’anxiété persécutrice. Ainsi le groupe famille se révèle à lui-même bon, sain, autosuffisant et répugne, de ce fait, tout élément étranger (personne, idéologie, normes) susceptible de déranger cette représentation. Afin de maintenir efficace cette idéalisation, le groupe famille procède par extrajection ou rejet vers l’extérieur de tout élément venant de cet extérieur et reconnu comme dangereux, menaçant. L’extrajection est une opération courante. En effet quand l’enveloppe familiale est constituée et est suffisamment souple, l’extrajection fait suite à un ensemble d’échanges avec l’environnement, échanges qui supposent la sélection de ce qu’il faut retenir et de ce qu’il faut éjecter vers l’extérieur. Cependant quand cette enveloppe est rigide elle fait blocage à tout ce qui vient du dehors qu’elle rejette purement et simplement là d’où cela vient. La rigidification de l’enveloppe familiale témoigne de la fragilité des normes, des valeurs, des mythes fondateurs et organisateurs face à un environnement vécu comme hostile. Il témoigne également de la difficulté de ces normes, valeurs, mythes à faire face aux changements et à gérer les conflits que cela pourrait déclencher à l’échelle individuelle et à l’échelle du groupe. On a vu dans l’observation n◦ 13 comment la famille de Farha traite les éléments nouveaux qui risquent de déstabiliser son homéostasie et de mettre sous pression son appartenance. Face à l’idéalisation de ce qui appartient à l’univers familial marocain, musulman, se dresse l’image incontournable d’une France séductrice et menaçante qu’il faut diaboliser pour rendre son extrajection possible. Cette idéalisation est représentée comme une fermeture, un repli sur soi, un refus de faire contact avec d’autres espaces. C’est ainsi que la maison dessinée par les sœurs et envoyée à Farha apparaît comme un lieu hermétique à la fois mausolée et prison ouvrant sur l’extérieur uniquement grâce à une fenêtre rendue à son tour symboliquement opaque par la carcasse d’une tortue et la présence d’un rideau noir. C’est ainsi également que les deux filles, présentées dans un second dessin, sont cloîtrées chacune dans une bulle sans aucune surface de contact. Cette absence de contact rappelle que dans l’idéalisation le déni est à l’œuvre et que les fantasmes occupent une
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place très importante. Il y a une défiguration de la réalité dans le dessin de la maison, dans celui de la jeune Marocaine modèle tout comme dans la perception de la famille comme tribu. À chacun des dessins et des messages s’opèrent une rature au niveau des valeurs, des normes du pays d’accueil et un désir de continuer à vivre l’illusion de la famille idéale, de l’appartenance idéale. Cette idéalisation est l’apanage de toutes les familles car elle œuvre dans le sens du regroupement, de l’homéostasie et de la lutte contre l’ouvert, l’éclatement et l’anéantissement. À cet endroit chaque famille met à disposition un certain nombre de défenses propres ou collectives lui permettant d’échapper à la mise en cause de toutes les valeurs qui la fondent. Cependant certaines familles sont capables d’abandonner ces défenses appropriées pour reconnaître, sans trop de détours, leurs désillusions par rapport à l’image survalorisée qu’elles se sont faites d’elles-mêmes. Cette désillusion, relativement rapide, leur permet de replacer les difficultés au sein du groupe famille lui-même et d’opérer un travail d’élaboration, voire de changement. Parmi ces familles, très peu sont issues de milieu islamique et tout simplement de milieu traditionnel. En effet pour les Maghrébins, entre autres familles, l’idéalisation qui s’apparente souvent avec rigidification, voire fétichisation, fait appel à l’extrajection systématique. Cette extrajection ne concerne pas seulement ce qui vient de l’extérieur et qui menace l’intégrité de la famille mais s’étend également à tout dérèglement provenant de l’intérieur. Tout ce qui dérange, tout ce qui crée et intensifie l’excitation interne de la famille est rejeté sur l’extérieur selon des modalités fortement influencées par les représentations culturelles. En fonction du contexte la difficulté est rejetée sur les voisins, sur le pays d’accueil, sur le système de croyances, sur Dieu... Aussi et alors que pour les familles d’origine française à transaction psychotique, psychosomatique, la localisation de l’extrajection semble ne pas être dans l’autre mais ailleurs, dans l’illimité, le néant par référence aux angoisses primitives, chez les familles maghrébines à même transaction, cet ailleurs est organisé, localisé et subdivisé en fonction de l’atteinte et de l’étiologie qui lui est assignée. Mauvais œil, possession, envoûtement, filtre d’amour, filtre de haine, frayeur, mauvaise influence... constituent autant de lieux de dépôt de tout ce qui est de nature à menacer la famille de l’intérieur ou de l’extérieur. Ils renforcent de ce fait le mécanisme d’idéalisation en œuvrant dans le sens d’une recherche d’homogénéité interne, d’une constance, véritable obstacle à une différence intragroupe capable de générer excitation et
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conflit. Ils renforcent également l’idéalisation en favorisant la défense contre l’extérieur, contre les intrusions externes qui menacent l’espace du groupe, son image de lui-même, son idéal d’autosuffisance... Cette idéalisation du groupe famille portée à son paroxysme par le système de représentations culturelles pose souvent des problèmes graves à l’alliance et au processus thérapeutiques, plus particulièrement quand les thérapeutes ne sont pas initiés à se servir de ces représentations pour en faire des leviers thérapeutiques. Elle peut faire obstacle à tout travail d’élaboration et de transformation en permettant à la famille de se décharger complètement sur des agents extérieurs et de dénier le conflit intrafamilial. Le déni Ce mode de défense qui consiste à refuser de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante révèle à son tour la complexité des situations d’exil et les contraintes auxquelles sont soumises les familles migrantes. En dehors de chaque histoire familiale singulière, nous relevons des recoupements significatifs quant à l’expression de cette défense. Parmi ces recoupements quelque chose rappelle le déni de la temporalité. Il s’agit :
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• de la rigidification des valeurs familiales ancestrales alors que celles-ci
ne cessent d’évoluer dans les pays d’origine ; • de la difficulté d’accès à l’ici maintenant dans le traitement de la réalité extérieure avec en contrepartie un surinvestissement de là-bas ; • du peu d’accès à la langue d’accueil, au système de représentations sociales, aux codes administratifs ; • de la dépendance permanente par rapport aux services sociaux en tant que « pourvoyeurs de fond » et « agents des affaires courantes »..., véritable entrave à une implication personnelle, etc. Tous ces éléments qu’on retrouve chez la majorité écrasante des familles qui nous consultent dévoilent, par certains côtés, le désir d’arrêter le temps, de le maintenir à un temps zéro celui qui inaugure l’expérience migratoire. Le déni du temps qui passe préserve la famille du vieillissement, la rend intemporelle, entretient son narcissisme. La non-reconnaissance du temps qui défile se traduit par une nonreconnaissance de la vie qui l’accompagne en termes d’investissements nouveaux, de changements possibles. Elle propulse la famille dans une sorte de repli narcissique avec ses objets idéalisés voire fétichisés.
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Ces éléments participent également d’un autre déni, celui de la dépendance. Ce dernier est en rapport avec la relation à l’environnement, avec la face externe de l’enveloppe familiale. Ce déni de la dépendance délimite et enferme également le groupe familial. Il renforce la différence entre le dedans et le dehors et barre les échanges entre ces deux milieux. Cette séparation nette entre ces deux espaces donne au groupe famille un aspect extérieur hermétique, impénétrable et fait de lui un lieu où il n’y a pas de place pour un étranger, lieu qu’il est dangereux de forcer. De l’intérieur, elle offre aux membres l’illusion qu’il n’y a rien à puiser de l’environnement et que tout est à prendre dans le groupe qui leur favorise autonomie, chaleur, sécurité. Cette séparation peut aller jusqu’à obliger une distance par rapport aux relations amicales, aux investissements institutionnels, associatifs et à interdire implicitement ou explicitement d’échanger. Elle englobe également les situations cliniques où les systèmes de thérapies traditionnelles rendent fragile l’alliance thérapeutique. Ce déni de la dépendance qui constitue un obstacle majeur dans la reconnaissance de l’altérité peut être consécutif à la question de la gestion des échanges et ce pour des raisons multiples. La première de ces raisons considère que la notion d’échange suppose une frontière constituée, différenciée, et souple entre le dedans et le dehors. Plus cette limite est fragile, plus grande est la rigidification qui tend à éviter l’angoisse de dilution dans l’illimité ou l’angoisse catastrophique d’éclatement. La deuxième raison trouve son expression dans le narcissisme familial, c’est-à-dire dans l’idée que les membres ont de leur fonctionnement qu’ils considèrent idéal, de leur idéologie qu’ils reconnaissent parfaite. Dans ce cas, reconnaître la dépendance c’est accepter le doute, c’est ouvrir une brèche dans cette croyance qui fonde le groupe. La troisième raison tient aux rapports souvent conflictuels entre groupe d’appartenance et groupe d’accueil ou idéologie de référence et idéologie d’emprunt. Admettre la dépendance c’est risquer de transgresser les liens de filiation et de trahir les loyautés invisibles. Le déni de la dépendance aura, comme je l’analyserai plus loin, une signification particulière dans le processus d’intégration. Ce mécanisme de défense, le déni de la dépendance, se met en place dès que le niveau d’excitation et de tension dans la famille s’élève révélant ainsi un besoin au niveau du groupe dans son ensemble, ou au niveau d’un seul membre. La famille va alors y répondre soit :
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• en faisant taire le besoin ce qui suppose une grande autorité qui peut
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se solder soit par une grande prime de plaisir ou une forte frustration qui engendre à son tour une tension plus grande ; • en satisfaisant ce besoin de l’intérieur du cadre familial ce qui suppose une grande réserve de créativité, d’énergie et de moyens et qui pose le problème des limites des stocks disponibles ; • en rejetant le responsable de l’excitation qui devient un objet persécuteur et là on retombe dans le clivage interne. Le cas de la famille de Farha illustre à la fois le déni de la temporalité et celui de la dépendance. En effet la famille vit au rythme de la vie au pays d’origine. Elle arrête le temps réel, celui de l’ici maintenant, temps qui suppose le mouvement, le changement et cherche à le figer en un temps départ où l’intemporel (référence à la loi musulmane, aux valeurs d’Allah) devient de plus en plus le vecteur de leur organisation spatio-temporelle. Ce déni de la temporalité est doublé par un déni de la dépendance que la famille cherche à entretenir à travers une tendance à l’isolement, un repli par rapport au monde extérieur. Tout semble se régler au sein de la famille, rien ne rentre de l’extérieur et les sorties de la mère sont presque nulles. Les mouvements des enfants sont fortement guidés par cette logique d’autosuffisance et de non-dépendance par rapport aux institutions, aux valeurs du pays d’accueil. Cela dure ainsi jusqu’au jour où Farha déclare forfait par rapport aux normes éducatives de son groupe. C’est à partir de ce moment-là que le temps de l’exil se réorganise en termes de rencontre avec tout ce que cela peut provoquer comme choc, déstabilisation, extrajection et intrajection. C’est à partir de ce moment-là également que le déni de la différence culturelle se révèle et se heurte au principe de réalité (placement de l’enfant, jugement de la mère, obligation d’entretiens familiaux, AEMO pour l’enfant...) bousculant ainsi la famille dans son illusion qui consiste à voir tout le monde s’abreuver de la même culture dans une harmonie parfaite. C’est ainsi que des brèches se sont ouvertes dans ce tableau idéal, brèches déclenchées par huit mois de vie en foyer de Farha, par une alphabétisation de la mère, par des entretiens familiaux avec différents professionnels. C’est cette mise à jour de la différence culturelle qui a, en grande partie, mobilisé le groupe famille lequel a cherché à la repousser à travers les différents messages (dessins, lettres...) que j’ai décrits précédemment. J’ai par ailleurs démontré combien la différence culturelle semble désorganisatrice aussi bien au sein du couple, de la fratrie que du groupe famille. En effet cette différence semble creuser des écarts importants tant
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à un niveau intragénérationnel (parents) qu’intergénérationnel (parents enfants), écarts qui déclenchent souvent des tensions insoutenables par les membres de la famille. À ce niveau le déni n’opère que dans le court terme car la confrontation dedans/dehors et les grands besoins de changement de certains membres de la famille finissent par déstabiliser ce mécanisme de défense et par exposer le groupe à l’affrontement interne.
PARADOXES DE L’ IMMIGRATION ET PROCESSUS D ’ INTÉGRATION : GENÈSE DE LA VIOLENCE ET DES CONDUITES À RISQUE J’ai pu montrer que le migrant est assailli par des injonctions paradoxales du type « assignation à domicile/interdit de séjour ». On a vu que ces injonctions sont renvoyées à la fois par le pays d’origine et par le pays d’accueil. J’ai essayé de mesurer les effets de tels messages sur l’économie psychique individuelle et familiale en mettant l’accent sur les mécanismes de défense qui en découlent. Je vais tenter dans cette brève partie, d’évaluer les conséquences d’une telle déstabilisation de l’économie psychique sur le processus d’intégration en tant que processus d’investissement d’objets nouveaux (pays d’accueil). Partant de ce qui est observé chez les parents à cet endroit, je chercherai à dégager les incidences de la situation d’exil sur les lieux d’investissement des enfants et, ce, en termes de liens d’appartenance, d’intégration scolaire, sociale et en termes de passage à l’acte. Chez les parents Les mécanismes de clivage, d’idéalisation, de déni, renvoient, comme je l’ai dit, à un vécu d’autosuffisance et offrent du monde extérieur l’image d’un espace dangereux et menaçant. Cette illusion d’autosuffisance qui va jusqu’à interdire tout investissement de l’extérieur est souvent déclenchée par l’injonction de ne pas s’intégrer. Du coup les parents ne se sentent pas autorisés à cette intégration et se voient barrer l’accès à la langue, aux codes sociaux, à l’appropriation de valeurs nouvelles voire à l’appropriation de biens (maison, terrain) dans le pays d’accueil. Dans ce contexte, ils vont faire valoir davantage les mécanismes d’extrajection (rejet) au détriment des mécanismes d’intrajection (intériorisation). Tout se passe comme si tout investissement d’objets nouveaux signait un acte de déloyauté vis-à-vis du groupe d’appartenance.
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Aussi, le simple fait d’évoquer le mot intégration ou naturalisation (qui est l’un des facteurs de l’intégration) provoque, parfois, chez certains, une angoisse de perte, de trahison des liens symboliques qui lient le migrant à sa communauté de base. Des idées telles que « tourner la veste », torn, ou devenir mécréant kêfir ne cessent de les travailler de l’intérieur. « Tourner la veste », c’est faire en sorte que l’intérieur devient extérieur et vice versa. C’est comme si par cette opération il y a expulsion de ce qui fonde l’intériorité du sujet et incorporation et appropriation d’une extériorité à la fois étrangère et menaçante. Dans cette logique affective, l’intégration est perçue comme une perte des repères intérieurs. Dans cette logique affective, l’intégration frapperait l’individu, sa famille immigrée, d’amnésie et l’obligerait à faillir à son histoire personnelle et collective.
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Chez les enfants Le vécu observé chez les parents de non-autorisation, de menace, de déloyauté sur un fond de logique paradoxale est transmis aux enfants de manière implicite ou explicite, intra ou extra-familiale. Il sera souvent présent et orientera les investissements affectifs de ces enfants aussi bien à l’endroit du pays d’accueil qu’à celui du pays d’origine. En effet, il me semble que l’enfant n’est pas autorisé par ses parents à apprendre, à s’adapter, à être « un produit de France ». Cette autorisation est d’autant plus difficile à donner qu’elle s’articule, en plus, avec le mythe du retour qui continue à relier tout sujet immigré avec sa famille, sa langue, son pays d’origine. La donner serait une transgression de ce mythe qui exposerait la famille à l’éclatement, à la défusion d’avec le groupe d’origine. Ce refus à autoriser (s’autoriser) trouve, comme je l’ai signalé, une explication dans l’obstination qu’affichent certains adultes de la première génération pour s’intégrer en France malgré un long séjour qui dépasse souvent le quart de siècle. Pour eux apprendre c’est se séparer, s’intégrer c’est abandonner. D’où toutes les défenses qui consistent à brouiller les cartes, à introduire le flou, l’ambiguïté, le paradoxe et, quelque part, l’interdiction latente d’apprendre. Se profilent alors chez l’enfant, comme marques possibles de résistance à l’apprentissage, les rapports conflictuels entre langue maternelle/langue d’emprunt, histoire familiale/histoire coloniale, valeurs familiales/valeurs du pays d’accueil...
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C’est parce que cette autorisation n’est pas clairement et nettement énoncée et que l’ambiguïté plane à ce sujet, que le cadre familial (parental) offre peu de place à l’école en son sein. Il y a une non-reconnaissance effective de l’enfant élève à la maison au profit d’une démystification déclarée de l’école, démystification qui s’observe à travers l’agir des différents membres de la famille quant à la tâche et à l’objet scolaire. À ce niveau réside un point fort du paradoxe : entre le désir de s’en sortir et celui de rester soi-même et de rester ensemble, le choix se révèle conflictuel. Mais la question de l’autorisation et de la reconnaissance n’est pas uniquement l’apanage du cadre familial. L’école y participe avec une part non négligeable. En effet l’enseignant est un enfant de sa culture soumis à toutes les pressions internes et externes des représentations collectives y compris celles concernant le rapport à la différence, à l’autre, à l’étranger. D’autant plus que cet étranger vient signifier par sa présence un rapport de proximité douloureux, une blessure encore béante. Qu’est-ce alors que permettre à cet étranger d’apprendre, de s’adapter, de s’intégrer ? Peut-on envisager le colonialisme à l’envers ? Le refuge derrière une sorte de culture écran, de différence intraitable révèle des difficultés à dépasser ce contentieux historique et à travailler avec la différence. En témoignent les dires d’enseignants confrontés à des familles maghrébines et les expériences pédagogiques menées avec des enseignants dans des quartiers à forte présence maghrébine. À travers ces dires et expériences, la spécificité culturelle est souvent altérée par ce que l’enseignant a emmagasiné dans sa tête comme préjugés et stéréotypes. Ces derniers sont souvent enrobés dans un discours préventif et/ou s’inspirant de la charité monothéiste ou de militantisme. La véritable spécificité culturelle, celle qui enrichit la rencontre interculturelle n’est que rarement travaillée au sein de l’institution scolaire. L’autorisation et la reconnaissance seront entachées par cette ambiguïté de l’institution scolaire à l’égard de l’enfant, ambiguïté qui marquera son avenir. En effet, nous savons que l’enfant ne peut faire l’effort d’apprendre que si les structures du pays d’accueil, y compris les structures du langage, lui accordent une place au présent et un avenir possible, que si l’imaginaire des adultes l’autorise à apprendre et le reconnaît dans cet apprentissage. Or l’enfant élève très peu reconnu au sein de sa famille se noie dans la masse des élèves à problèmes de sa classe. Il se trouve souvent surchargé d’attentes ambiguës et dépositaire de représentations qui lui nuisent en premier lieu et qui desservent les relations entre ses parents et l’institution scolaire.
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PARENTS Traumatisme de l’exil. Paradoxes de l’intégration. Préjugés concernant les institutions du pays d’accueil. Victimisation. Cherche à augmenter le clivage.
ESPACE ENTRE DEUX= VACUITE ENFANT
Principe de plaisir/ Sentiment de toute puissance.
INSTITUTIONS Préjugés concernant les familles migrantes et leurs cultures. Réponses non adaptées des institutions. Débordement/à l’étrangèreté. Victimisation. Difficultés scolaires. Troubles du comportement.
Intervention contenante de l’environnement.
Intégration progressive du principe de réalité. Intériorisation de la norme et de l’altérité.
Réduction/disparition des difficultés scolaires et des troubles du comportement.
Pas de réponses ou réponses inadaptées de l’environnement.
Fort sentiment d’insécurité
Difficultés scolaires++++, Troubles du comportement++ = SOS.
Sentiment de vide mortifère.
Désidentification/adultes, agressivité, violence, conduites à risques projetées sur l’extérieur.
L’enfant est violemment renvoyé à ses actes. Désaffection des adultes.
Repli identitaire Processus d’identification/rejet Idéalisation/Persécution.
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Figure 10.2. Schéma explicatif de la genèse des CAR.
La figure 10.2 montre que les attentes et les représentations déposées sur l’enfant vont lui servir dans un premier temps pour satisfaire sa tendance au moindre effort et, ce, en mettant à l’œuvre le clivage. Aussi sachant que la famille (les parents) se plaint de toutes les institutions y compris l’institution scolaire qu’elle considère comme persécutrices et découvrant que l’école ne porte pas la famille et sa culture dans son estime, l’enfant se saisit de ce clivage et fait en sorte d’exploiter cette situation à son profit. Il participe à augmenter le fossé entre ces deux institutions et crée, de ce fait, un espace de manipulation à partir duquel il échappe au contrôle de l’une et de l’autre institution. C’est ainsi, par exemple, que face à un devoir non fait l’enfant proposera l’argument de la mauvaise ambiance et du manque d’encadrement au sein de la famille. Cette proposition aura toutes les chances de faire écho avec les représentations de l’enseignant qui manifestera une moindre exigence à l’égard de cet enfant. De même, lorsque ce dernier rentre chez lui avec une note détestable, il fera valoir auprès des parents les qualités persécutrices des enseignants qu’il taxera de racistes, de persécuteurs... Cette forme de traduction de la réalité fait écho avec le vécu psychique des parents, vécu fortement infiltré par les angoisses de persécution et qui finit par affranchir l’enfant de l’effort en le rangeant du côté des victimes. Ainsi, réconfortant l’une et l’autre partie, voire restant loyal avec l’une et l’autre partie, l’enfant se voit maître de lui-même échappant
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aux injonctions de la réalité et vivant hors temps, hors espace, hors loi, dans un espace/temps/loi géré en grande partie par le groupe des pairs. Cependant cet espace de manipulation apparemment confortable pour l’enfant se révèle très tôt dommageable pour lui, car il finit par l’installer et/ou le confirmer dans des attitudes de fléchissement ou de refus scolaire. Ce fléchissement ou refus scolaire caractérisent un grand nombre d’enfants issus de l’immigration maghrébine. Ces derniers se trouvent en situation d’échec scolaire et sont les clients majoritaires des classes spécialisées (CLIS, adaptation, perfectionnement, SES...). Ils ne présentent pas de déficit intellectuel et posent, de ce fait, aux institutions scolaires des problèmes d’orientation vers des structures adaptées. Souvent cet échec scolaire s’accompagne de troubles du comportement, troubles qui pourraient être interprétés comme des conduites de réparation narcissique face au risque d’humiliation et d’anonymat que déclencheraient des résultats scolaires médiocres. Ils pourraient également être interprétés comme le signe d’une relation chaotique avec l’environnement, relation fortement dominée par la contradiction et la concurrence des représentations. L’enfant traduit alors, à travers son comportement, l’échec d’une rencontre enfant/parents/école qui rend difficile son intégration scolaire. Cette difficulté d’intégration scolaire est souvent contemporaine d’une difficulté d’intégration sociale comme si l’enfant était dans l’incapacité de faire un travail d’élaboration au sujet de l’entre-deux et qu’il restait collé à la logique du passage à l’acte comme une marque du non penser. Cette difficulté d’élaborer et de penser est provoquée, comme je l’ai dit, par la situation d’exil en tant qu’elle ampute les parents de leurs fonctions de holding, de handling et d’object presenting ainsi que de leurs positions de modèles identificatoires et en tant qu’elle accule l’enfant à vivre, sans pare-excitation, les angoisses, les hésitations, les refus de ses parents sans pouvoir s’en distancier. Elle est également facilitée par l’expérience directe et quotidienne de l’enfant à l’intérieur de l’un et de l’autre espace (pays d’origine/pays d’accueil). Cette expérience révèle que la même logique de double lien qui frappe les parents n’épargne pas l’enfant. En effet, ce dernier est identifié par le pays d’origine à la fois comme un Maghrébin et comme un non-Maghrébin, un produit de France. De même qu’il est désigné par la France comme un français et un non français, un beur ou deuxième génération. Il s’agit souvent de messages multipolaires de types logiques distincts, en conflit réciproque, émanant de deux espaces privilégiés pour l’enfant et indispensables pour sa survie. Ces messages sont doublement
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en conflit et, ce, de manière interne à chaque espace et de manière croisée entre un espace et l’autre. Une logique d’appel/rejet qui propulse l’enfant non pas dans un entredeux au sens winnicottien du terme mais dans un espace d’entre-deux dominé par les angoisses et les défenses qui cherchent à atténuer leurs impacts sur l’enfant, un espace inquiétant qui appelle un ailleurs. Aussi, le comportement de l’enfant à l’intérieur de cet espace rappelle des tentatives de la part de ce dernier à la fois pour exorciser l’angoisse et pour provoquer des occasions de rencontre et de réconciliation entre l’espace familial et l’espace scolaire et social. L’objectif d’une telle réconciliation est de permettre à ces institutions d’avoir des représentations rapprochées de l’enfant et de son avenir et de ce fait d’assurer les étayages nécessaires à son évolution future. Cependant le comportement de l’enfant adopte la logique de l’escalade vertigineuse à partir du moment où il n’est pas perçu et décodé comme le symptôme d’un dysfonctionnement du rapport famille/école et l’occasion d’un changement dans la logique du lien social entre le migrant et son environnement. Il emprunte la voie de l’escalade à partir du moment où les partenaires ne le reconnaissent pas de manière univoque comme étant le problème pour lequel il faut chercher ensemble une solution. Dans ce contexte, l’espace de manipulation dont je parlais précédemment renvoie à l’ouvert, l’illimité, l’angoisse dépressive qu’il faudrait colmater par le passage à l’acte progressif et incessant. Ce passage à l’acte à répétition fait de l’enfant un sujet incassable (ou/et inclassable), « une tête brûlée » toujours en quête d’événements excitants qui lui serviront de contenant/contenu face à une absence réelle et symbolique de cadre de référence et de limites internes/externes. Ici la loi s’évanouit, les repères collectifs s’estompent devant la logique insurmontée du double lien de scission. L’escalade se révèle alors dans les actes délictueux, dans les actes de violence mais aussi dans ce qui appelle vers un ailleurs solitaire à savoir la drogue et le processus toxicomaniaque. Discussion En étudiant les différents sous-systèmes de la famille j’ai pu relever combien la situation d’exil a provoqué un effet de cascade à cet endroit. En effet, la déstabilisation des repères culturels et psychiques du couple déstabilise à son tour le modèle fraternel et expose la fratrie à l’éclatement. L’ambiance dans laquelle baigne le lien entre enfants et parents semble, de ce fait, fortement marquée par la tension et la violence
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agie. C’est dire l’importance de l’attaque que subissent les organisateurs culturels et psychiques du couple, de la fratrie et du groupe famille, attaques qui rendent ces derniers incapables d’assurer les fonctions d’étayages multiples de maintien cohérent du lien intrafamilial et du lien social. La déstabilisation des organisateurs culturels et psychiques ainsi que la tension qui en découle s’accompagne de l’émergence de nouveaux besoins, de nouveaux désirs qui se traduisent par un questionnement pressant sur la validité des repères existants et par l’urgence d’inventer de nouveaux repères ou d’assouplir, de remanier ceux qui existent. C’est cette conscience de la nécessité d’un changement qui donne lieu à des niveaux différents d’interprétation des repères anciens ou modernes et qui ouvre la voie à l’expression de la différence culturelle. Cette dernière est fortement ressentie à tous les niveaux de la famille et ce, entre homme/femme, enfants/parents, filles/garçons. Elle ne cesse de régénérer de la tension et de mobiliser l’énergie de la famille. Cette mobilisation d’énergie découle, en grande partie, du mode de communication entre les membres, mode de communication qui ne trouve pas non plus sa logique cohérente et structurante. Ce mode de communication reste fortement infiltré par la différence des sexes, des générations et des cultures à l’état rigidifié et conflictualisé. Il s’avère agressif (impulsif, autoritaire) et très encouragé, dans ce sens, par les contradictions dedans/dehors. Il participe, par un effet rétroactif, à la rigidification des valeurs et des normes d’origine et à l’expulsion de tout ce qui vient du dehors. Ce sont les parents qui font obstacle au changement car ils se sentent, dans ce processus, dépassés et fortement fourvoyés par leurs enfants et par les institutions du pays d’accueil. Le père est particulièrement exposé à ce niveau car, en plus des enfants et des institutions, l’épouse exerce sur lui une grande pression de changement. Ainsi la confrontation modernité/traditionalité semble se faire dans la rupture et ce non seulement parce qu’il y a rupture dans la communication intra et intergénérationnelle mais également à cause de la forte discordance entre le dedans (repères ancestraux) et le dehors (repères du pays d’accueil). Aussi les conflits de génération sont aggravés par les conflits dedans/dehors. Cependant cette apparente opposition dedans/dehors ne signifie pas pour autant que le migrant et sa famille n’ont pas été infiltrés, traversés par les valeurs et normes du pays d’accueil. Le clivage, l’idéalisation, le déni, n’empêchent pas d’entrevoir la possibilité d’une introjection d’objets satisfaisants issus du pays d’accueil. En effet le migrant se fait une « nouvelle peau », se construit une nouvelle culture dans son contact avec
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la culture du pays d’accueil. Par certains aspects on pourrait penser qu’il passe son temps à s’en défendre car se reconnaître porteur de nouvelles valeurs c’est s’inscrire dans une dynamique de déloyauté. En témoigne la logique même du clivage qui, dans son oscillation entre l’idéalisation et la persécution, opère un double renversement tant en termes de qualité de l’objet (bon/mauvais, idéal/persécuteur) qu’en termes de nature même de l’objet (pays d’origine/pays d’accueil...). Ce double renversement rappelle qu’il y a une double appartenance en souffrance, frappée par l’ambiguïté et non l’ambivalence. Il rappelle également que la culture d’origine ne sera plus jamais, pour le migrant, comme avant et, ce, malgré son effort de figer cet avant par les mécanismes du déni. Les expériences de retour ratées dans les pays d’origine sont des exemples éclairants d’une part de l’inadaptation du migrant à réintégrer son milieu d’origine, à se réinscrire dans le réseau social, économique de ce dernier et d’autre part de sa difficulté à faire le deuil du pays d’accueil. Les angoisses de séparation, d’abandon très présentes dans le cadre de l’exil se réactivent, se condensent et se déplacent sur la perte d’objets d’un autre type : « confort matériel, liberté, droits divers... » et, ce, dès qu’il s’agit de retour définitif. Aussi, formulée simplement, l’idée qui animerait le rapport du migrant à son pays d’origine serait du type : « Je vous aime, je tâcherai de vous être loyal, mais votre présence me frustre. » Celle qui sous-tendrait sa relation avec le pays d’accueil serait, elle, du type : « Je ne vous aime pas (souvent obligé) mais votre absence me tue. » Cependant et malgré les nombreuses « secousses » subies par la famille, malgré l’éclatement non désiré de cette dernière, elle reste collée aux valeurs religieuses et ancestrales. Les attaques venant de l’extérieur, doublées de celles qui l’assaillent de l’intérieur, la rendent certes vulnérable, fragile, toutefois, elles font ressortir ses caractéristiques fondamentales où qu’elle soit : • elle reste attachée aux valeurs traditionnelles que j’ai décrites dans
la première partie de ce travail, à savoir : dichotomie des sexes, prééminence de l’homme sur la femme, importance du mariage (de la virginité) et de la procréation, importance du père, omniprésence de la mère, défense acharnée de l’honneur, etc. Certaines de ces valeurs, du fait de l’exil et des attaques extérieures, sont rigidifiées voire fétichisées et pérennisées ; • elle est foncièrement religieuse malgré quelques écarts par rapport aux valeurs sacrées, observés chez certains parents (par exemple : consommation d’alcool, de viande non halal, non-respect de certains préceptes de l’islam : prières, ramadan, zaket, pèlerinage). À ce sujet, nous assistons, depuis quelques années, à une remontée de l’islam
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dans les milieux maghrébins en France. Ce sont surtout les parents qui deviennent pratiquants et incitent les jeunes à s’intéresser à l’islam. Ces derniers ne cessent d’y entrer de manière massive et à en faire une question de quête et de revendication identitaires ; • elle manifeste une grande adhésion à des croyances païennes : les saints et les djinn, la magie et la sorcellerie. Comme je l’ai signalé précédemment, beaucoup de personnes, dans leur souffrance, se présentent pendant la consultation, comme possédées par le djinn ou atteintes par la malédiction d’un saint auquel elles n’ont pas exaucé une promesse. Cette adhésion à des esprits invisibles et malveillants et à des forces magiques incontrôlées et, capables de nuire à l’individu, est transmise aux enfants. Ces derniers y adhèrent à leur tour et, ce, à des degrés variables. Toutefois, elles transparaissent souvent dans leurs productions imaginaires, dans leurs rêves voire dans l’expression et la compréhension de leurs souffrances psychiques ; • elle reste fortement influencée par les organisateurs culturels et psychiques du groupe. En effet de la même manière que j’ai noté un sentiment diffus d’appartenance au groupe-fratrie, je constate la présence d’un sentiment analogue concernant le groupe famille. Ce sentiment semble survivre à toutes les attaques extérieures, intérieures et à l’éclatement réel de certaines familles. La réalité de ce sentiment se situe bien en deçà des effets pervers de la réalité extérieure (chômage, rejets divers...) pour trouver son origine dans la survivance des liens de groupe transmis aux enfants malgré tous les bouleversements des repères internes/externes. Dans ces liens de groupe persistent encore l’image de la mère poule, la patrilocalité et l’interdépendance affective voire financière. En témoigne la tendance de la quasi-totalité des familles migrantes à garder aussi longtemps que possible leurs membres et, ce, malgré les divergences, les problèmes voire la violence quotidienne. En témoigne également la souffrance qu’expriment certains jeunes, en fugue ou placés, face à l’expérience de la séparation avec leurs familles.
Chapitre 11
THÉRAPIE FAMILIALE : LE CADRE INTERCULTUREL
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ACE À L’ EXPÉRIENCE
de l’exil et des angoisses archaïques qu’elle sollicite, au déracinement culturel et à la perte du cadre interne/externe qu’il provoque, au choc des cultures et à la différence culturelle parfois intraitable qu’il déclenche, au long séjour et à la double appartenance qu’il installe, face à une délimitation conflictuelle entre le culturel et l’idiosyncrasique, le groupal et l’individuel, la dynamique d’interdépendance et le désir d’autonomie, face à tout cela et à la complexité des prises en charge des familles migrantes en difficulté, je propose, un cadre intermédiaire, à géométrie variable (Yahyaoui, 1988). Ce cadre devrait permettre de libérer la liaison psychique à ses différents niveaux d’organisation (des affects, des représentations...). Il devrait faire fonction de passeur entre les deux rives et leurs espaces symboliques, afin qu’un travail d’élaboration harmonieux puisse prendre la place d’une indécidabilité (ambiguïté) désorganisatrice. Ce cadre s’est construit certes à partir de mon expérience clinique mais pour ses fondations théoriques j’ai dû faire appel à différents apports. Il s’agit d’apports théoriques qui éclairent la notion de cadre, qui renforcent le recours à la culture comme contenant et qui offrent un champ des possibles en matière d’écoute familiale.
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À PROPOS DE LA NOTION DE CADRE En 1932, redoutant le manque de souplesse des « élèves trop dociles », Freud reprécise sa position par rapport à la technique psychanalytique : « Les conseils sur la technique que j’ai écrits il y a longtemps, ont essentiellement un caractère négatif. J’ai considéré qu’il fallait avant tout souligner ce qu’on ne doit pas faire et mettre en évidence les tentatives capables de contrarier l’analyse. J’ai négligé de parler de toutes les choses positives qu’il faudrait faire et en laisser le soin au tact dont aujourd’hui vous entreprenez l’étude. Il en résulte que les analystes dociles ne saisirent pas l’élasticité des règles que j’avais formulées et qu’ils obéirent comme si elles étaient taboues. Il convient de réviser tout cela sans toutefois, il est vrai, supprimer les obligations dont j’ai parlé » (Freud, 1932).
Simone Decobert pense que si les psychanalystes ne veulent pas se séparer de leur cadre en le mettant en question et/ou en lui apportant les aménagements qui le réactualisent c’est parce qu’il pose pour eux un problème de filiation et partant d’identité. Convaincu de l’existence d’une homologie entre le cadre thérapeutique et la structure topographique de l’appareil psychique, D. Anzieu abonde dans le sens d’un aménagement possible, parfois nécessaire du cadre afin d’assurer au moi l’étayage indispensable à sa re-construction. Il va jusqu’à concevoir un cadre spécifique à chaque altération touchant l’une et/ou l’autre enveloppe psychique (le pare-excitation, la surface d’inscription). Pour lui ce qui est important c’est de garder invariable le système de consignes, alors que le dispositif pratique (horaires, honoraires, durée, position dans l’espace) dans lequel ce dernier s’insère peut varier en fonction de l’âge et de la pathologie du patient. Il reconnaît la limite d’une telle position plus particulièrement dans le travail avec les enfants où le système de consignes et le dispositif pratique se trouvent adaptés aux besoins de ces derniers et de ce fait sont nettement moins distingués. Les quelques psychanalystes qui ont réfléchi sur la notion de cadre et qui ont proposé quelques réaménagements de ce dernier sont, en fait, partis d’une expérience clinique hors cadre — cure type (thérapie psychanalytique de groupes, de couples et de familles, thérapie psychanalytique d’enfants, d’adolescents, thérapie institutionnelle d’inspiration psychanalytique, thérapies mère-bébé, etc.) Toutes ces situations thérapeutiques qui s’appuient fondamentalement sur la théorie et la technique psychanalytiques n’ont pu survivre qu’au
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prix d’une modification du cadre, qu’à la condition de l’élaboration d’un cadre approprié plus ou moins proche de celui de la cure type. Il en est de même des situations thérapeutiques interculturelles ou métaculturelles. Celles-ci exigent une autre lecture du cadre. Ce cadre doit obéir à une certaine mouvance et à une fluidité inévitable. C’est à cela que prétend arriver la psychologie clinique interculturelle en proposant une réflexion autre sur le cadre et en mettant en place un dispositif thérapeutique qui cherche à remédier aux défaillances de dispositifs cliniques qui se calquent sur le modèle psychanalytique. Cette réflexion intègre différents apports dont ceux de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychologie dynamique et de la systémique. Concernant l’écoute de la famille, le recours aux apports diversifiés des approches familiales systémique et analytique reste inévitable.
A PPORTS DES ETHNOPSYCHANALYSTES
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Géza Roheim et les bases de l’ethnopsychanalyse Pour Géza Roheim, psychisme et culture sont homologues. Ils constituent le fond et la forme interchangeables d’une même gestalt. Il définit les cultures comme étant essentiellement « les expressions de conflits entre le surmoi et le ça, auxquels les êtres humains se livrent autant qu’ils peuvent le faire sans perdre contact avec la réalité — c’est-à-dire qu’ils se font autant de mal que leur moi ou la réalité le leur “permettent” » (Roheim, 1952, p. 478). Il situe l’expérience et la transmission culturelles du côté des interactions de l’individu avec son environnement maternel, parental et social. De ce fait, il réfute l’idée freudienne de la transmission phylogénétique de l’héritage culturel en lui substituant l’ontogenèse comme mode d’accès à la culture. La dimension inconsciente de ces interactions semble plus efficace pour la transmission que les aspects manifestes tels que l’éducation, la tradition, etc. Il reconnaît l’existence des différences culturelles mais il insiste sur le fait que ces dernières sont considérablement exagérées pour des raisons psychologiques données. En effet, pour lui, quelles que soient les variétés des expressions culturelles, les différences certaines qui en découlent entre une culture et une autre, celles-ci ne constituent que les aspects manifestes d’un contenu latent qui fait l’unité du genre humain à savoir l’Inconscient. Bien que Géza Roheim reconnaisse que « tous les êtres humains sont semblables à un certain niveau et différents à d’autres, cela dépend de ce
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que l’on recherche, l’universel ou le particulier » (Roheim, 1952, p. 417), il semble plutôt militer dans le sens de l’Universel à qui il accorde des prévalences en fonction des cultures (niveau de régression, type de symbolisme, modes de défense dominants...). Ces prévalences s’effacent devant le contenu latent refoulé car ce dernier peut se manifester « sous bien des formes mais il n’est pas déterminé par ces formes. Ces formes elles-mêmes résultent de l’interaction de cette Langua franca du genre humain avec d’autres facteurs » (Roheim, 1952, p. 495-496) (historiques, d’environnements, géographiques...). Ainsi, pour Géza Roheim, la thèse selon laquelle « une interprétation n’est valable qu’à l’intérieur de son contexte culturel » est non défendable car l’interprétation psychanalytique est avant tout une interprétation en termes de contenus refoulés et en tant que telle elle vise le contenu inconscient et est subculturelle. Or « l’inconscient est le même pour toutes les cultures. Il y a des différences dans le moi et dans les mécanismes de défense mais pas dans le ça » (Roheim, 1952, p. 495). Georges Devereux et l’ethnopsychanalyse comme cadre de référence Très proche des idées de S. Freud et de Géza Roheim, Georges Devereux définit la culture « à la fois comme une expérience intérieure et comme une manière de vivre le vécu » (Devereux, 1970, p. 365). De ce fait elle n’est pas quelque chose d’extérieur au sujet mais elle est profondément intériorisée et fait partie intégrante de sa structure et de son économie psychique. Tout comme G. Roheim, G. Devereux considère que le psychisme humain et la culture sont « des concepts indissolublement jumelés tant du point de vue méthodologique que du point de vue fonctionnel » (Devereux, 1970, p. 335). Ils sont inséparables car culture et esprit humain sont co-émergents et se présupposent réciproquement. L’uniformité de la culture humaine renvoie inéluctablement à l’uniformité de la psyché humaine. À plusieurs reprises il a tenté de démontrer cette réalité du genre humain. Fort de ces constatations, G. Devereux pense que « dans le cadre d’une tentative pour comprendre l’homme de manière significative, il est impossible de dissocier l’étude de la culture de celle du psychisme, précisément parce que psychisme et culture sont deux concepts qui, bien qu’entièrement distincts, se trouvent l’un par rapport à l’autre en relation de complémentarité heisenbergienne » (Devereux, 1970, p. 83). Cette proximité, cette homologie du culturel et du psychique, du groupal et de l’individuel permet à G. Devereux de distinguer deux types
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d’inconscient : l’inconscient ethnique et l’inconscient idiosyncrasique ou individuel au sens freudien. Le premier est défini comme étant cette part de l’inconscient total qu’un individu « possède en commun avec la plupart des membres de sa culture ». Il est composé de tout ce que, conformément aux exigences fondamentales de sa culture, chaque génération apprend elle-même à refouler puis, à son tour, force la génération suivante à refouler. Il change comme change la culture et se transmet comme se transmet la culture par une sorte d’« enseignement » et « non biologiquement... » (Devereux, 1970, p. 5). Pour permettre ce refoulement, des moyens de défense sont offerts à l’individu. Mais il arrive que ces derniers soient défaillants et, de ce fait, que l’individu n’arrive plus à maîtriser et à cacher ses conflits psychiques. Dans ces situations la culture fournit à ce dernier « des indications sur “les modes d’emploi abusif”, sorte de “modèles d’inconduite”, selon l’expression de Linton. Tout se passe comme si le groupe disait à l’individu : « ne le fais pas, mais si tu le fais, voilà comment il faut t’y prendre » (Devereux, 1970, p. 34). Ce mode d’emploi qui se présente assez souvent sous la forme de symptômes pré structurés, standardisés, articulés avec des croyances, des dogmes, des tendances, rend les conflits ou désordres ethniques prévisibles, aisément contrôlables et permet le maintien du puissant conditionnement culturel. Il permet également à l’individu, à certains moments, de reconnaître et d’extrojecter le désordre pénible et anxiogène qui risque de le faire vaciller.
Typologie des désordres
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À propos des désordres de la personnalité, G. Devereux fait une typologie ethnopsychiatrique dans laquelle il distingue : • les désordres types se rapportant aux types de structures sociales ; • les désordres ethniques se rapportant au modèle culturel spécifique du
groupe auquel l’individu appartient ; • les désordres « sacrés », du type chamanique ; • les désordres idiosyncrasiques qui ont recours parfois au matériel culturel en le déformant pour des fins symptomatologiques. Cette typologie ethnopsychiatrique permet à la fois de faire des diagnostics différentiels et des distinctions fort utiles entre délire et croyance, adaptation et adaptabilité. Pour G. Devereux, le risque le plus grave est de confondre délire et croyance. Par ailleurs, il considère que « la pierre de touche de la
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santé mentale n’est pas l’adaptation en soi, mais la capacité du sujet de procéder à des réadaptations successives, sans perdre le sentiment de sa propre continuité dans le temps » (Devereux, 1970, p. 75). Ce qu’il dit du rapport du sujet normal, du sujet névrosé, psychotique, psychopathe avec le matériel culturel constitue des pistes cliniques incontournables dans l’approche ethnopsychiatrique. Il traduit par ailleurs le souci de G. Devereux de marquer la limite entre le dedans et le dehors, le normal et l’anormal, le psychique et le culturel, l’individuel et le groupal et de faire de cette limite un objet d’observation et d’étude. Fort de ses multiples expériences en psychanalyse, dans le domaine de l’histoire grecque et en ethnologie, il tire une série de règles méthodologiques qu’il cherche à mettre au service d’un enseignement et d’une pratique de la psychothérapie culturellement neutre ou psychothérapie méta-culturelle ; cette psychothérapie reposerait non pas sur le contenu d’une culture particulière mais sur une appréhension de la culture avec un grand C, c’est-à-dire de la nature humaine. La neutralité culturelle dont il est question est « la seule, qui permet d’apprécier le sens véritable dont est chargé un trait culturel donné dans la société contemporaine et dans un sous-groupe auquel le patient appartient » (Devereux, 1970, p. 106). Elle a un équivalent fonctionnel qui est la neutralité affective en psychanalyse. Bien qu’elles soient nécessaires, toutes les deux, pour le bon déroulement d’une psychothérapie ethnopsychanalytique, la présence de l’une ne garantit pas la présence de l’autre.
Différentes formes de psychothérapies G. Devereux (1978, p. 11) distingue trois types de psychothérapie : • intra-culturelle : le thérapeute et le patient sont issus de la même
culture, cependant le thérapeute prend en considération les dimensions socioculturelles aussi bien des troubles de son patient que du déroulement de la psychothérapie ; • inter-culturelle : le thérapeute et le patient n’appartiennent pas à la même culture, mais le thérapeute est informé sur la culture de l’ethnie d’où provient le patient. La culture est utilisée ici comme levier thérapeutique et s’auto-abolit au fur et à mesure du processus thérapeutique ; • métaculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent chacun à une culture différente de celle de l’autre. Le thérapeute ne connaît pas la culture de l’ethnie dont est issu son patient cependant il fait appel, comme cela est dit plus haut, à sa capacité de comprendre et de
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manier le concept de culture avec un C majuscule aussi bien pour l’établissement du diagnostic que pour la conduite du traitement. Conscient de l’immensité du chemin qui reste à parcourir pour parvenir à une ethnopsychiatrie autonome, à la pratique d’une psychothérapie culturellement neutre, G. Devereux cherche à baliser ce chemin afin de permettre aux chercheurs cliniciens dans ce domaine, d’éviter un certain nombre de pièges articulés pour l’essentiel autour de la relation transféro-contre-transférentielle.
Pièges et voies de dégagement
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Qu’il s’agisse de psychothérapie intra, inter ou métaculturelle, il concentre son observation et sa réflexion sur les pièges qui peuvent s’abattre sur la relation thérapeutique et qui risquent de la faire dévier de sa fonction première à savoir l’écoute et le traitement de la souffrance des patients qui consultent. Ces pièges peuvent découler de l’intérêt du thérapeute à ce qui fonde sa propre technique à savoir le maniement du matériel culturel. En effet, conscients de cet intérêt, les patients abondent dans le sens de la réparation ou dans celui de la déception (être écoutés pour les informations culturelles qu’ils fournissent au détriment de leur souffrance). Dans les deux cas de figure cette attitude consolide leurs résistances et ils se voient offrir, à outrance, au thérapeute les informations qu’il désire obtenir. Ils peuvent aller jusqu’à induire chez ce dernier le besoin de s’informer encore plus et transformer les séances en enquête ethnographique. Il arrive parfois que les patients retournent la situation et se mettent à interroger le thérapeute sur sa propre culture : « Une autre difficulté propre à l’analyse de patients culturellement “distants” tient à la tendance du névrosé à déformer la signification sousjacente de son vécu culturel, signification qui se conforme aux normes culturelles et psychologiques de son groupe et que l’analyste, lui, ignore » (Devereux, 1970, p. 349).
D’autres pièges pourraient découler de la signification accordée aux recours à des pratiques traditionnelles (résistances/attitudes régressives...), et du moment de l’interprétation du matériel proposé par les patients. Devant ces nombreuses difficultés ou pièges, G. Devereux recommande aux psychanalystes plusieurs démarches incontournables et complémentaires : il faudrait s’informer, autant que faire se peut, sur la culture de l’ethnie dont sont issus les patients, connaître et comprendre
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parfaitement la nature et la fonction de la culture en elle-même, se faire analyser et constamment superviser sur le double versant affectif et culturel. Bien qu’elles n’élimineront pas complètement les difficultés, ces démarches permettraient au thérapeute : • d’accéder à la neutralité culturelle et affective ; • de comprendre les productions des patients en fonction de leur milieu • • •
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culturel spécifique et non en fonction de celui du thérapeute ; de tenir compte de la signification culturelle supplémentaire des actes symboliques qui sont présentés ; de réduire les risques de se laisser séduire par le fait ethnographique brut et de se distraire par rapport à sa tâche psychothérapique ; de réduire les scotomisations et les contre-transferts d’origine purement culturelle qui viendront considérablement entraver son travail analytique surtout avec des patients de la même origine culturelle que lui, de réduire les résistances, les contre-transferts, les mécanismes de défense contre l’intrusion des fantasmes provoqués par le spectacle de mœurs étrangères ; de transformer, de ce fait, la différence culturelle, les matériaux culturels proposés par les patients et leurs milieux socioculturels en leviers thérapeutiques et en création scientifique.
L ES APPORTS DE L’ APPROCHE FAMILIALE Les arguments qui vont dans le sens d’un intérêt croissant pour un travail avec le couple, le groupe, la famille ne manquent pas de nos jours. La littérature psychologique, psychanalytique foisonnante qui traite des relations à l’intérieur de ces différentes configurations humaines marque un revirement idéologique très important face à une théorie qui a toujours défendu le point de vue de l’économie psychique individuelle. Les modes de prises en charge variés qui sont proposés dans ce domaine s’offrent comme des alternatives aux traitements des dysfonctionnements psychiques de l’individu pris dans son interaction avec son partenaire ou son groupe familial voire son environnement socioculturel. Tel est le cas de l’approche familiale systémique et analytique.
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L’approche familiale systémique
Une méthodologie du changement
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Face à la pathologie de la communication, l’École de Palo Alto propose une théorie et une méthodologie du changement reposant pour l’essentiel sur la théorie de l’apprentissage. Cet apprentissage est dépendant du contexte dans lequel il s’effectue. Toute une part importante de l’apprentissage consiste en une discrimination des contextes et en la capacité de généralisation qui permet de transférer un comportement appris dans un contexte donné à d’autres contextes. Il y a une hiérarchie logique des contextes qui entretiennent les uns par rapport aux autres une relation d’inclusion. Modifier une situation insatisfaisante revient à débloquer un apprentissage qui ne s’est pas fait ou s’est opéré de manière conflictuelle. Cela consiste à agir sur le contexte, très souvent en changeant de niveau, c’est-à-dire en sortant du contexte où la conduite s’est cristallisée pour passer à un méta contexte où, par recadrage de la situation, la conduite peut prendre un nouveau sens et permettre une réorganisation du système de communication et d’échanges. Pour ce faire, l’École de Palo Alto propose une pratique de changement et des stratégies pour y aboutir. La méthode du recadrage semble très pertinente pour introduire et renforcer ce changement. Changement de contexte, nouvelles façons d’éclairer les choses, ouverture vers le champ des possibles telles sont les conséquences d’un recadrage pertinent qui n’atteint son efficacité que lorsqu’il est compatible avec l’image du monde de la famille et que s’il est « communiqué dans le langage de cette même image » (Watzlawick, 1978, p. 125).
Une pratique thérapeutique Rappelons une fois de plus que la conception systémique repose sur l’idée que l’individu n’est pas un être isolé, séparé mais qu’il est dépendant d’un contexte ou système d’interactions dans lesquels on tient davantage compte du comportement que du vécu intra ou intersubjectif (souvenirs, rêves, fantasmes), du comment et non du pourquoi de ce comportement. Ce système est constitué par la famille. Le travail thérapeutique auprès de la famille est de courte durée. Sa brièveté découle de deux hypothèses fondamentales à savoir que d’une part « quelles que soient leur origine de base et leur étiologie [...] les types de problèmes que l’on présente aux psychothérapeutes ne persistent
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que si ces problèmes sont maintenus par le comportement actuel, continu du patient et de ceux avec qui il est en interaction. En conséquence, si ce type de comportement qui maintient le problème est changé ou éliminé de façon adéquate, le problème sera résolu ou disparaîtra, quelle que soit sa nature, son origine ou sa durée » (Weakland, Fisch, Watzlawick, Bodin, 1977, p. 361). D’autre part, et corrélativement à la première hypothèse, l’action des thérapeutes ne portera pas désormais sur le problème mais sur le réseau d’interaction qui a engendré ce dernier. Toute modification adéquate du contexte, qui rend le problème nécessaire, entraîne une élimination du problème dont l’existence devient inutile. Cette manière de procéder réduit la durée du travail thérapeutique qui peut s’arrêter beaucoup plus vite que dans les thérapies « classiques ». La thérapie familiale brève s’appuie à la fois sur un cadre (ou dispositif matériel) avec ses règles explicites et sur des techniques thérapeutiques qui font fortement appel à la créativité des thérapeutes. La démarche thérapeutique se subdivise en quatre étapes hiérarchiques : • définir clairement le problème en termes concrets ; • examiner les solutions déjà essayées ; • définir clairement le changement auquel on veut aboutir ; • formuler et mettre en œuvre un projet pour effectuer ce changement.
Elle invite les thérapeutes à être présents, actifs à tous les niveaux du processus et à ramener constamment les patients au vécu concret du problème. Cette intervention thérapeutique utilise le paradoxe comme outil de travail. Elle considère que la compréhension de la double contrainte et de ses manifestations dans la situation thérapeutique constitue la clé de voûte de la thérapie familiale. Aussi elle s’en sert comme technique de soin. L’utilisation du paradoxe comme levier thérapeutique vise l’obtention du changement souhaité ce qui suppose le maniement et le respect d’une règle fondamentale à savoir qu’il ne faut jamais entrer en conflit avec les patients. Pour ce faire, la disponibilité du cadre thérapeutique à être similaire à la situation problématique, sa capacité à résister à la surenchère relationnelle (risque de tomber dans la confrontation et l’escalade symétrique), sa capacité à déjouer la résistance des patients en abondant dans leur sens et en utilisant la résistance comme levier thérapeutique, sa capacité à
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parler leur langage et à utiliser leurs images du monde constituent autant de moyens pour éviter ce conflit. Par ailleurs l’entrée dans l’univers de la famille permet de repérer les rituels qui scellent la communication pathogène et de prescrire des « contre-rituels » ayant une valeur thérapeutique. Ces derniers rentrent dans le cadre des directives thérapeutiques qui peuvent emprunter plusieurs techniques telles que celle de l’injonction paradoxale, de la prescription du symptôme, de la réactivation et du déplacement de ce dernier dans le temps et dans l’espace, de son utilisation délibérée, du recours au fantasme du pire, de l’alternative illusoire, de la prétérition et de la confusion. L’objectif d’une telle démarche est triple. Il s’agit d’offrir à la famille les moyens de se comporter de manière différente que d’habitude afin de vivre une autre expérience subjective et intersubjective. Il s’agit également d’intensifier les relations avec les thérapeutes. C’est, enfin, le moyen pour obtenir des informations pertinentes sur le fonctionnement de la famille.
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L’approche familiale analytique Quant à l’approche familiale analytique, elle ne cesse d’offrir des moyens théoriques pour la compréhension de l’appareil psychique familiale (APF), de l’organisation fantasmatique de la famille. Elle tient de plus en plus compte des mythes familiaux et offre une lecture intéressante des défenses familiales. Elle s’ouvre davantage à une lecture différenciée des sous-systèmes ou sous-groupes qui composent le groupe familial. Couple, fratrie sont approchés sur le double plan théorique et clinique. L’économie des liens intrafamiliaux est abordée avec une grande ouverture. La dimension culturelle est introduite par le biais de l’ethnopsychanalyse familiale.
É COUTE DU GROUPE FAMILIAL EN SITUATION D’ EXIL : LE CADRE INTERCULTUREL Mon expérience de clinicien m’a permis de mieux saisir l’importance de la famille dans les milieux traditionnels. Cette importance est repérée, comme je l’ai précédemment signalé, à tous les niveaux du discours des patients aussi bien au niveau manifeste qu’au niveau latent (Yahyaoui, 1987). Par ailleurs la réalité de l’immigration, avec toutes les contraintes et les réaménagements qu’elle introduit au sein même du couple et
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de la famille expose souvent le groupe familial à des conflits intra et intergénérationnels mettant l’appareil psychique familial en difficulté de contenir l’ensemble des psychismes des membres qui le composent. Ces conflits peuvent emprunter des croyances culturelles pour s’exprimer ou peuvent découler des chocs culturels entre le dedans et le dehors. Ils peuvent toucher davantage le couple ou la fratrie ou le groupe familial dans son ensemble. Le dispositif clinique qui prend en charge et la groupalité familiale et les enveloppes culturelles qui l’organisent est fortement influencé par l’ensemble des apports théoriques cités ci-dessus. Pour la dimension familiale de ce travail, ma double formation en thérapie familiale systémique et analytique me permet de synthétiser des outils théoriques et cliniques pertinents pour le cadre. À ce sujet, il me semble que la thérapie familiale systémique n’est pas étrangère à la cérémonie du Naven1 . Dans ce sens, elle reste très sensible aux interactions de l’individu avec son groupe de base où réciprocité, mutualité, circularité, interdépendance sont des mouvements qui régulent le mode de communication des membres les uns avec les autres et de l’ensemble avec le dehors selon des codes internes et externes très précis. La notion de contexte, la méthode du recadrage, l’utilisation du paradoxe comme levier thérapeutique me semblent à même d’apporter un dynamisme créateur au sein du cadre thérapeutique. L’influence de l’approche familiale analytique se situe essentiellement au niveau d’une écoute de l’intersubjectivité en « de-ça » du manifeste. L’une et l’autre approche m’ont aidé à affiner la dimension matérielle ainsi que les règles du dispositif clinique. Quant à la dimension culturelle, celle-ci s’articule autour de quelques idées clés qui nourrissent les aspects techniques du dispositif. Il s’agit en premier lieu des apports G. Roheim et de G. Devereux. Ce dernier est le véritable fondateur de la théorie ethnopsychiatrique. Il offre une conception étayée du rapport entre psychisme et culture qu’il considère comme co-émergents, homologues, indissociables et met en place les fondements théoriques d’un dispositif clinique en situations endo, inter et transculturelles. Par ailleurs des pensées ou pistes développées ou esquissées par Freud au sujet du rapport entre psychisme et culture m’ont semblé d’un grand 1. Bateson G. (1935). La Cérémonie du Naven, Paris Éditions de Minuit, 1971. Le Naven est un étrange rite mélanésien qui s’accomplit entre oncle maternel et neveu (ou nièce) utérin(e), au cours duquel les hommes se comportent en femmes et les femmes en hommes. Dans la réédition de 1958, Bateson intègre le Naven dans un système général de la communication sociale.
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intérêt pour tout travail en situation inter ou transculturelles. Parmi ces pistes théoriques, j’en ai retenu trois qui me semblent d’une grande importance pour ma pratique clinique : • la première considère qu’il est vain et stérile d’interpréter le matériel
culturel ; • la deuxième pense la représentation culturelle, en l’occurrence la magie, comme ayant une fonction d’association ; • la troisième confère à tout être humain un appareil inconscient à interpréter, entre autres, le matériel culturel. Ces pensées freudiennes sont reprises et largement enrichies par R. Kaës. Ce dernier émet l’hypothèse de l’existence d’un étayage réciproque entre les formations psychiques et les formations culturelles et considère que pour venir à la représentation formulée, les formations psychiques qui organisent ladite représentation s’appuient sur des représentations culturelles. Autrement dit, pour arriver à formuler un dysfonctionnement idiosyncrasique, le sujet a besoin de faire appel au système de représentations culturelles et de s’appuyer sur lui. En d’autres termes et en lien avec notre pratique, si la représentation culturelle n’est pas accueillie par le cadre, elle empêchera l’émergence de la souffrance psychique individuelle et ouvrira la voie à un mode de communication opératoire, événementiel, médical.
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D ESCRIPTION ET RÈGLES T. Nathan, un des disciples de G. Devereux, a le plus théorisé sur la clinique ethnopsychiatrique et sur la fonction du cadre thérapeutique. Il considère la pensée étiologique comme élément du cadre et réserve une part égale à la dimension culturelle du désordre et de sa prise en charge et à l’analyse du fonctionnement psychique et, ce, aussi bien dans sa théorie que dans sa pratique psychothérapique. Pour lui, le cadre est un système ouvert et non clos. Il est « négocié et non fourni d’emblée, il est même parfois nécessaire d’en faire varier certains éléments ». Si on a la patience de les laisser émerger, de nouveaux éléments peuvent faire surface dans le processus et définir un cadre qui permet au patient de mieux fonctionner. « L’installation d’un cadre négocié sous les pressions antagonistes de deux partenaires se maintiendra durant toute la cure. » « Ce cadre thérapeutique constitué d’un temps et d’un rythme, d’un lieu et d’une pensée étiologique permet d’ores et déjà de distinguer le « dedans »
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du « dehors » (des séances), l’« avant » et l’« après », le « moi et l’autre » (Nathan, 1986, p. 106 et p. 114-126). Le cadre tel qu’il est pensé et mis en pratique par T. Nathan fait écho avec ma clinique des patients d’origine non occidentale, clinique que j’ai développé avant même que je rencontre ce dernier et que je prenne connaissance de son expérience. En effet ma consultation du centre départemental de santé qui a débuté en 1981 s’inspirait à l’époque des travaux de S. Freud, de Winnicott, de R. Kaës et surtout des expériences cliniques de l’équipe de Dakar, plus particulièrement, H. Collomb. Ma rencontre avec T. Nathan a eu lieu en 1985. Depuis et jusqu’en 1992 il a souvent apporté sa contribution aux colloques annuels que j’organise au sein du centre de psychologie clinique interculturelle APPM-CERFSI à Grenoble. Il a également co-animé avec moi, dans ce même cadre, plusieurs consultations et séminaires de formation à l’approche ethnopsychiatrique pour des professionnels médicaux et paramédicaux issus de France et d’autres pays d’Europe. Les rencontres avec T. Nathan, dans ce contexte, m’ont permis à la fois de prolonger, d’enrichir certains aspects de ma clinique des migrants et de faire émerger des différences entre nos pratiques. Une des différences, que je préciserai ultérieurement, découlerait peut-être d’un manque d’audace chez moi. Il s’agit de l’impossible maniement décentré, dans ma pratique, de certains objets culturels ou d’injonctions issus de l’univers des taleb et des tradithérapeutes. Une seconde différence se retrouve dans le choix des références théorico-cliniques. Mon intérêt pour les approches groupales et familiales m’a permis de confirmer mon dispositif pratique en m’orientant, très tôt, vers une écoute groupale du couple, de la fratrie et du groupe familial. Description du dispositif Le cadre de la thérapie familiale en situation interculturelle s’inspire, comme je l’ai rappelé, de l’ensemble de ces apports théorico-cliniques auquel j’étais directement confronté dans ma vie professionnelle et dans mes formations personnelles et à travers lequel mon imaginaire s’est laissé entraîner dans l’aventure sans trop prendre le risque d’exposer les autres aux caprices de l’aventurier. Ce cadre est constitué par un groupe de co-thérapeutes généralement composé de deux psychologues cliniciens et de plusieurs stagiaires. Il est défini par un ensemble de règles et dynamisé par quelques techniques. Il est inter ou transculturel et est négocié avec la famille et non imposé.
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Pourquoi un cadre inter ou transculturel ? Il y a, certes, toutes les raisons liées au contexte migratoire que j’ai évoqué précédemment mais il y a également des facteurs inhérents à l’origine du thérapeute. En effet, pendant plusieurs années j’ai travaillé dans une relation endoculturelle seul ou avec des collègues du même bord culturel. Dans ce contexte le cadre était souvent assailli, voire transgressé par des projections massives à l’endroit de mon appartenance culturelle m’invitant souvent à être avec, à prendre partie, à être celui qui a réussi et qui doit réparer, venger les frères et sœurs là où les autres, les étrangers, causent des préjudices (institutions socio-éducatives, sécurité sociale...). Les désirs de « familialisation », les fantasmes et quelquefois des passages à l’acte qui les accompagnent (invitations, tentatives d’offrir des cadeaux...) entravent souvent le travail thérapeutique. L’idée d’un cadre inter ou transculturel m’est apparue alors comme une ouverture, comme un enrichissement, voire une voie de dégagement. Il permet de ce fait : • d’échapper à l’épreuve douloureuse et répétée du désir réciproque
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d’être trop proche, désir très repérable au niveau du transfert et du contre transfert ; • de saisir ce qui est de nature à être refoulé dans une relation endoculturelle, le saisir à la fois par le jeu et l’enjeu des langues et des interlocuteurs ; • de proposer un cadre qui répond au fonctionnement psychique de la famille à l’endroit du clivage dedans/dehors (clivage culturel, clivage des langues...) Il permet de ce fait et par voie de conséquence d’accélérer le processus thérapeutique à partir d’un travail d’analyse du contenu des séances, travail qui s’inscrit essentiellement à la frontière des deux langues, des interlocuteurs et de la capacité de penser ensemble du groupe thérapeutique. Règles qui définissent ce cadre L’ensemble des règles de la thérapie familiale systémique ainsi que celles de la thérapie familiale psychanalytique sont certes pertinents, cependant elles restent insuffisantes pour la mise en place d’un cadre interculturel. En effet le cadre ne prend sens qu’à partir du moment où il devient adapté, approprié, à ce pour qui (quoi) il a été conçu. Il est le nécessaire contenant du processus, il est aussi l’espace intermédiaire (transitionnel) qui permet la communication entre les psychothérapeutes
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et la famille, il est le lieu où chacun projette des représentations d’objets partiels ou totaux, de tout ou partie de l’espace psychique interne. Aussi j’ai apporté quelques réaménagements au cadre pour que puisse exister une conception commune du dedans et du dehors et pour que l’alliance thérapeutique puisse s’établir de manière durable. Trois règles souples permettent au cadre de la thérapie familiale en situation interculturelle de remplir les trois fonctions énoncées par Decherf et Caillot (Caillot, Decherf, 1982) à savoir une fonction contenante (dépôt, réceptacle), une fonction limitative et une fonction symboligène (fantasmatisation).
La règle de présence multigénérationnelle Souvent, la multi-générationnalité est remplacée par la bigénérationnalité étant donné que la famille est coupée de son milieu naturel. Cependant il arrive parfois que des cousins, des oncles, des tantes demandent à participer aux consultations. Il me semble important de travailler avec l’ensemble de la famille vu les bouleversements que celle-ci a subis par la transplantation et vu l’importance des enjeux interactionnels. Par ailleurs le fait de replacer le symptôme (le recadrer) par rapport au fonctionnement familial global permet — comme c’est le cas dans toute approche familiale — de le relativiser et de mieux l’aborder.
La différenciation des espaces de paroles En offrant à la famille la possibilité de les structurer en sous-espaces (adultes, enfants, espaces communs, etc.)..., cette règle est étayée à partir de deux réalités l’une culturelle, l’autre structurale et psychodynamique. En effet, pour la culture maghrébine, l’espace familial est clivé en univers de femmes/enfants, en univers d’hommes, en univers d’adultes et en univers d’enfants. Le passage de l’un à l’autre de ces espaces est codifié de façon culturelle précise qui admet rarement la transgression. L’inscription dans le réel passe par la différenciation de ces espaces. Il ne faut pas oublier que, encore aujourd’hui, au Maghreb, le fils ou la fille n’osent pas adresser la parole au père et qu’ils se servent de la mère comme médiateur au lieu de cette relation. Ceci m’a été particulièrement révélé et confirmé par la consultation familiale en milieu maghrébin : • où des parents demandent à ce que les enfants sortent alors qu’ils
cheminent vers un contenu du discours qui les concerne eux, les adultes ; • où les enfants de la deuxième génération, ou supposés l’être ne seraitce que pour la commodité du langage, demandent à nous rencontrer
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car ils désirent parler de secrets qui concernent l’ensemble de la fratrie mais qui ne concernent pas les parents ; • où des enfants s’arrangent pour sortir pendant l’entretien lorsque leurs parents se mettent à parler de leur intimité ; • où des enfants demandent à ce que leurs parents sortent afin de dire ce qu’ils pensent. Toutes ces réalités qu’on peut appeler culturelles, s’articulent en fait avec une autre réalité, cette fois latente, qui est la réalité psychique de la différence des sexes et des générations fortement intégrée, intériorisée par le sujet maghrébin. Et si la fonction dynamique et topique du cadre est justement de délimiter un dedans (le champ psychothérapique) et un dehors (le champ socioculturel) afin que puisse être parlés, levés, dépassés des tabous, il n’en demeure pas moins que parfois la violence du cadre participe à la rupture thérapeutique. C’est dans ce sens qu’il m’a semblé important d’introduire cette règle dans le cadre afin que ce dernier ne soit pas uniquement une construction théorique du thérapeute mais qu’il puisse trouver écho dans le registre de la réalité culturelle qui porte la famille et qui est portée par elle. Elle appelle par ailleurs une vigilance de la part du thérapeute afin de percevoir les frontières entre ces différents espaces et entre le dicible et l’indicible. Les exemples cliniques, à ce niveau, sont très nombreux. Je me permets d’en citer un à titre d’illustrations sans discuter ni le diagnostic ni le processus thérapeutique. Il s’agit de fragments de consultations.
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Observation n◦ 14 La famille K vient consulter sur les conseils de la psychologue scolaire et de l’assistante sociale pour des difficultés scolaires de la jeune B âgée de 12 ans. Le père vit en France depuis dix-sept ans, la mère et les enfants sont là depuis 14 mois. B. est l’aînée d’une fratrie de cinq (deux filles et trois garçons dont deux jumeaux). Les plus jeunes arrivent, tant bien que mal, à trouver leur place à l’école. B. semble plus poser problème à l’école qu’à la famille. À la première séance, sont présents le père, la mère, B., un cousin du père et son fils, les deux jumeaux, la psychologue scolaire. Les chaises sont disposées en cercle. B. est installée entre le père et la mère. La psychologue scolaire recadre la demande. Elle nous dit que son équipe fait appel à nous parce que Madame K. ne comprend et ne parle pas le français. B. bien qu’elle arrive à peine à comprendre ce qu’on lui dit, elle a du mal à formuler sa pensée et à se faire comprendre. L’école ne sait pas quoi en faire vu son niveau en français et vu son âge. À partir de là, la psychologue souhaite un bilan psychologique et scolaire pour B. afin d’envisager une orientation adaptée étant donné qu’elle ne peut plus être gardée en classe
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d’étrangers (CRI). À côté de ces difficultés scolaires la psychologue scolaire fait mention d’un problème aigu de timidité observé chez B. Elle ne peut pas parler aux adultes et la maîtresse se plaint d’un manque d’échange verbal avec elle. En effet pendant toute la séance B refuse de parler et plus elle le fait plus ses parents et les autres s’acharnent sur elle pour l’inciter à parler. Elle est là à se tordre, à se cacher le visage avec les mains, à sourire nerveusement sauf quand elle rencontre le regard de la mère, à ce moment on la sent apaisée. D’un air complice elles sourient ensemble. Le père est en colère. La mère est avec sa fille. Tout en l’incitant à parler, les parents et les autres membres présents n’arrêtent pas de répéter qu’elle ne parlera pas, et répondent à sa place. C’est ainsi que nous avons appris qu’elle était scolarisée en Algérie mais uniquement en arabe, qu’elle ne connaît pas vraiment son père, celui-ci ne rentre en Algérie qu’une fois par an pour une période de quinze jours ou un mois, qu’elle ne lui adresse jamais la parole et qu’elle ne s’adresse qu’à sa mère même quand il s’agit de démarches à faire par le père. Elle est pudique (hachama), nous dit la mère, et elle l’est avec tous les adultes et les étrangers. Ses frères et sœurs le sont également. À la deuxième séance, sont revenus le père, la mère, B, le cousin et son fils. La disposition des chaises est la même que la fois précédente et B et ses parents ont choisi les mêmes places à savoir la jeune fille coincée entre le père et la mère. Pendant plus de vingt minutes, le même scénario que la fois précédente se rejoue : aucune adhésion verbale de la part de B. Alors que la mère me parle en arabe son mari lui fait remarquer en arabe que cela pourrait gêner ma collègue française et il tente de traduire en français les dires de son épouse. Je saisis alors l’occasion pour rappeler l’essentiel des règles qui définissent le cadre en insistant sur la possibilité de définir, de choisir son espace de parole. À ce moment, B réagit en me demandant s’il lui est possible de rester toute seule avec nous. Nous connotons positivement son souhait d’avoir son propre espace de parole en l’incluant dans la dynamique globale de la famille et celle du respect des sexes et des générations... nous connotons positivement la réponse des parents et du cousin qui s’apprêtent à quitter la salle de consultation pour rejoindre la salle d’attente... Dès qu’elle s’est trouvée seule avec nous, B s’est détendue. Elle a répondu à toutes nos questions avec, de sa part, le désir d’en dire plus. Elle s’est exprimée indifféremment en arabe et en français et est parvenue à bien se faire comprendre dans les deux langues. Nous avons appris qu’elle maîtrise bien la langue arabe littéraire, pour le niveau scolaire de son âge, elle nous a même écrit un texte en arabe. Elle nous a dit qu’elle est malheureuse d’être en France, d’être coupée de ses amis, de sa famille et de rater sa scolarité, elle qui réussissait si bien en Algérie... Elle nous a rappelé qu’elle ne pourra pas parler devant son père, qu’elle est pudique, qu’elle n’a pas l’habitude de s’adresser à lui et qu’elle n’a pas non plus l’habitude qu’il s’adresse à elle... Il s’agit là d’un cas induit par le cadre. Cependant cette induction s’est révélée efficace et sans laquelle B nous enfermait, une fois de plus, dans un mode de fonctionnement dont le code serait déposé ailleurs que dans le cadre de la consultation.
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Par ailleurs la règle de l’espace intime de parole offre une certaine souplesse au cadre et permet qu’un vécu intime ou qu’un mythe personnel ou groupal puissent s’y loger sans que le sujet se sente menacé dans ses relations avec les différents membres de sa famille. Ce vécu ou ce mythe peuvent éventuellement circuler ultérieurement au niveau de l’ensemble du système familial si le sujet réussit à faire un travail d’élaboration à cet endroit et s’il ressent leur énonciation en groupe moins menaçante, moins dangereuse pour lui. Pour B., l’échange entre elle, le père et les adultes s’est avéré possible au bout de la cinquième séance où elle a fait acte de présence par la parole, où elle a exprimé devant son père, sa mère, la psychologue scolaire et nous-mêmes sa solitude en France, sa déception par rapport à sa scolarité, son désir de retourner chez sa grand-mère en Algérie pour continuer ses études et/ou pour continuer tout court, etc. Pour L. (observation n◦ 14) il s’agit d’une affaire qui se règle encore au niveau de l’espace de la fratrie — espace qui semble en lui-même suffisamment délimité — avec possibilité ou non d’introduire, plus tard, les parents. Cet espace concerne à plus d’un titre l’ensemble des membres de la fratrie. Il est « le fond persistant d’une connivence de base ». Les objets qui s’y trouvent sont investis en permanence comme le sont les objets parentaux qui perdurent au-delà de la vie qui vient d’ailleurs souvent les rendre plus présents.
C’est en rapport avec toute la signification qu’il pourrait avoir pour chacun des membres de la fratrie et des étayages multiples qu’il est toujours capable de fournir à ses membres, que l’espace de fratrie pourrait être exploité sur le plan thérapeutique. Cette exploitation, comme ce fut le cas dans l’illustration clinique n◦ 12, pourrait redynamiser le sentiment d’appartenance ou d’affiliation, recadrer le statut de chacun des membres de la fratrie, redistribuer les rôles en fonction de l’âge, du sexe et du statut socioprofessionnel de chacun. Apporter les étayages nécessaires aux membres en difficulté personnelle, en échec scolaire ou ayant des problèmes d’intégration sociale, tout cela ne sera possible qu’à travers un travail d’élaboration en groupe de fratrie, travail qui permet une reconnaissance et une meilleure circulation des fantasmes à l’endroit de la différence des sexes (masculin/féminin, garçons/filles, hommes/femmes), des générations (grands-parents, parents, aînés, cadets, benjamins), des cultures (culture des grands/culture des petits, culture des hommes/culture des femmes, culture traditionnelle/culture moderne, culture des parents/culture du pays d’accueil, métissage culturel...). Ce travail semble nécessaire pour une fratrie qui continue à vivre sous le même toit pendant très longtemps, (les réponses sont unanimes à ce niveau) et qui est traversée, comme je l’ai déjà signalé, par des tensions internes très violentes.
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Le libre choix de la langue de communication, la langue d’expression des affects et du vécu familial sans obligation aucune de traduction... Par exemple, la famille peut passer de la langue d’origine au français sans être appelée à faire un choix définitif. Cette règle pourrait renforcer le clivage des langues et des thérapeutes et recouvrir quelque chose d’autre qui serait clivée chez la famille. Elle pourrait introduire une relation particulière entre le thérapeute de la même origine ethnique et la famille et, partant, une relation de soi à soi en maintenant des choses cachées. Ce clivage, ce discours avec soi-même pourraient encourager les membres de la famille à utiliser la langue du pays d’accueil de manière « sèche » et défensive avec un appauvrissement parfois volontaire. Or c’est là même que réside toute la richesse de cette règle. Elle offre la possibilité : • de jouer du cadre non seulement par le choix de la langue mais aussi
par le choix du partenaire ; • de jouer de soi-même en se livrant en aparté à un thérapeute tout en le sommant implicitement ou explicitement de discrétion alors que la famille sait qu’elle se livre tout court dans un cadre préalablement défini ; • de reconstruire ce qui est clivé, donner du sens à ce qui est « creux », « vide », « plaqué » au travers d’une analyse fine du contenu des séances, analyse qui se fait aux frontières des langues et des interlocuteurs. Cette analyse par séquences vidéo révèle, comme l’a pensé Freud, que la langue d’origine relève du surmoi et qu’elle rive souvent le sujet dans un monde intérieur hautement dominé par la censure et le refoulement. Elle peut fonctionner comme une langue-écran empêchant ainsi l’émergence d’une histoire individuelle ou familiale et maintenant l’ensemble dans une relation fusionnelle avec les systèmes de représentations collectives. La langue étrangère, disponible dans le cadre, offre à l’individu et au groupe famille la possibilité de décoller de la charge émotionnelle contenue dans la langue d’origine, de mettre en scène le refoulement imposé, la régression retenue. Elle permet une meilleure approche de conflits intrapsychiques qui seraient inabordables au moyen de la langue dite maternelle. Le clivage linguistique, initialement à l’œuvre, présente des analogies avec le mécanisme du refoulement en ce sens que le passage d’une
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langue à l’autre occasionne souvent l’émergence d’un vécu refoulé. Ce passage inter-langue accompagné souvent par un travail de traduction et d’élaboration collective par le groupe des co-thérapeutes, donne accès au refoulé d’un discours, met la lumière sur ce refoulé en lui injectant du sens. Il permet de repérer ce qui est à l’œuvre dans les situations d’exil quant à la relation aux premiers objets et favorise un travail de secondarisation à ce niveau. Ce travail permet à la famille de réinvestir ces objets sur une nouvelle terre tout en réaffirmant sa loyauté aux valeurs ancestrales. Par ailleurs ce passage inter-langue permet aux membres de la famille, grâce à un travail d’accompagnement et de restitution, d’établir des frontières plus satisfaisantes plus sécurisantes entre le dedans et le dehors, entre leur culture, leur langue d’origine, la culture, la langue du pays d’accueil. De ce fait, elle permet aux membres de la famille d’utiliser, de manière adaptée, la langue d’origine ou la langue d’accueil sans que leur utilisation soit vécue comme un handicap ou une promotion sociale. On voit donc que cette règle constitue un levier thérapeutique, un outil parmi d’autres, qui favorisent un travail d’élaboration d’une grande importance et ce à l’échelle individuelle et à l’échelle du groupe famille. Techniques d’approche
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L’illusion bi ou multiculturelle, bi ou multilinguistique Elle est réalisée par la présence en même temps et dans le même lieu d’un ou plusieurs thérapeutes d’origine étrangère ou de la même origine ethnique que la famille et d’un(e) co-thérapeute originaire du pays d’accueil. J’insiste sur la co-présence de thérapeutes d’origine étrangère et non d’une présence de thérapeutes issus du pays d’accueil et d’interprètes. Si ce confort est difficile à atteindre, on peut recourir à d’autres moyens pour le réaliser. Il s’agit de faire appel à des stagiaires étudiants en psychologie, en psychiatrie qui pourront être impliqués dans le processus thérapeutique. La présence de l’interprète est toujours souhaitée dès lors qu’un seul membre de la famille ne parle pas ou pas suffisamment la langue d’accueil. Son intervention doit être préparée et adaptée aux besoins de l’écoute psychologique. Cette co-présence de thérapeutes, met en présence deux ou plusieurs professionnels, êtres de cultures, capables de communiquer entre eux, de fantasmer entre eux et donc de faire des ponts entre des univers culturels perçus souvent par les familles comme trop hétérogènes et de ce fait incompatibles.
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Elle met en présence, à travers ces personnages, deux ou plusieurs langues vécues comme clivées par les familles ou ayant un rapport dominant/dominé qui a souvent un effet de sidération, d’humiliation chez ces dernières. L’illusion biculturelle, bilinguistique par le truchement des multiples échanges que le cadre permet (entre famille et thérapeutes via ou sans traducteurs, entre thérapeutes, entre enfants et parents...) et par le passage fréquent d’une langue à l’autre laisse entrevoir la possibilité de la mise en place progressive d’un espace transitionnel. C’est l’instauration de cet espace qui permet l’émergence d’une ambivalence dans la relation à l’autre langue, ambivalence qui ouvre la voie à la reconnaissance de l’altérité, de l’autre contenu en creux dans la langue étrangère. Il permet de lever l’effet de sidération et d’écrasement de la langue d’emprunt et partant libère la langue humiliée de l’enfance de cette omnipotence, laquelle langue retrouve ses lettres de noblesse dans la réalité du cadre thérapeutique. C’est à cette condition que l’usage des deux langues obéira davantage à l’économie psychique individuelle et familiale qu’à des contingences socio-économiques ou à l’idéologie qui sous-tend le cadre.
L’écoute et l’utilisation du matériel culturel comme levier thérapeutique Il stimule l’association libre et, ce, sans prétention de l’interpréter psychanalytiquement. L’écouter comme il vient, comme il se construit dans la tête du patient, de la famille, ayant comme seule référence la culture dont est issu ce patient, cette famille. L’objectif est de permettre l’émergence de la dimension individuelle, idiosyncrasique du discours bien au-delà de sa forme culturelle qui est souvent toute faite, préformée, voire défensive. C’est à ce moment que toute intervention dans le champ psychodynamique devient opérationnelle. Dans l’utilisation du matériel culturel comme levier thérapeutique j’insisterai sur deux points qui me semblent importants dans ma démarche. Le premier concerne l’une des fonctions de ce matériel culturel à savoir sa capacité à étayer des vécus psychiques individuels ou de groupe. En effet, dans ma pratique clinique, la valeur associative de ce matériel est incontestable dans la mesure où les personnes s’appuient sur les représentations culturelles pour exprimer quelque chose de leur intimité, de leurs conflits intrapsychiques. Le recours à ce matériel culturel se fait de la part des patients soit de manière alternative, c’est-à-dire dans un mouvement de va-et-vient entre la dimension collective et la dimension idiosyncrasique soit il se fait de manière co-émergente avec la subjectivité des patients. Le matériel dont il est question concerne
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aussi bien l’ensemble des croyances aux djinn, au Walî, à la magie, au mauvais œil, que l’ensemble des valeurs et normes culturelles qui servent d’organisateurs pour le groupe famille. Quelle que soit sa nature, ce dernier apparaît comme l’élément véhiculaire de cette subjectivité. Il facilite son émergence et la rend accessible à un travail d’élaboration grâce à l’intervention des thérapeutes à ce niveau. La majorité des cas cliniques que j’ai résumés dans ce travail découle de la même logique de lien avec le matériel culturel, matériel qui ne semble certes pas interprétable mais qui ne m’empêche pas de m’interroger sur la fonction qu’il remplit au sein du groupe famille ou au niveau individuel. C’est par le truchement du recadrage de la ou des fonctions de ces représentations culturelles, recadrage qui se fait avec beaucoup de précaution, qu’on replace les problèmes de la famille à l’intérieur de celle-ci en la décollant ainsi de ces objets persécuteurs externes, véritables obstacles à tout travail d’élaboration. Le second point sur lequel je souhaite insister concerne la limite d’appel de ce matériel culturel. Sur ce point mon attitude reste très respectueuse des personnes et des familles qui sont à ma consultation, c’est-à-dire à l’écoute de leur disposition psychique et mentale à faire appel ou pas à des représentations collectives dans un contexte d’alliance thérapeutique. Il est certes fréquent de voir arriver ce matériel pendant les séances et, ce, de manière continue, discontinue ou très ponctuelle. Cependant cette arrivée dépend plus des contingences du cadre que de mon acharnement à vouloir faire valider la culture dans la compréhension et le traitement de la souffrance familiale. Il est vrai que pour certains patients la présence du thérapeute sur ce terrain semble plus que nécessaire pour les amener à exprimer ce qui leur est singulier. Mais cette présence ne se fait ni intensive, ni intrusive, ni manipulatrice, car je reste persuadé que mettre trop l’accent sur le culturel nous fait courir le risque de passer à côté de choses fondamentales pour les patients et leurs familles. Parmi ces choses fondamentales on peut citer le désir de ces personnes de décoller de ces systèmes de représentations culturelles et de prétendre à un changement à ce niveau, de prétendre à une autonomie par rapport à un groupe ethnique fortement aliénant, d’être écoutés à l’endroit des blessures causées par l’exil à ces différentes phases... L’exil n’est-il pas le témoin de ce mouvement de changement alors que nous risquons de dire aux patients de rester les mêmes ? Paradoxes qui pourraient entraver le travail de décryptage, d’élaboration et de transformation des paradoxes liés à l’exil dont j’ai parlé précédemment. Au même titre que je mets une limite à l’accompagnement du matériel culturel, je m’impose une interdiction à manipuler ce matériel sur un
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versant magico-religieux. En d’autres termes je ne me permets pas de prendre la place du chaman, du taleb, du guérisseur pour fabriquer des objets, lire une protection ou proposer un rituel thérapeutique traditionnel à l’attention des familles qui me consultent. Ce rôle étant dévolu à d’autres personnes bien identifiées par les patients, le prendre serait un acte de toute-puissance de ma part qui consisterait à tout maîtriser dans l’univers de croyances (idiosyncrasique et collective) de mes patients. Cet acte risque d’introduire une contrariété complémentaire dans la vie psychique de ces derniers. La double démarche de soin dont j’ai parlé précédemment rappelle que nous devons être plus humbles à ce niveau et accepter le fait qu’aussi confusionnel soit-il le patient reconnaît la fonction de ses partenaires dans le soin tout en distinguant les espaces d’intervention.
La construction et l’utilisation thérapeutique du génogramme Parce qu’il permet de dresser la carte de la structure familiale, de recueillir des informations à propos des différents membres et de l’ensemble de la famille, d’indiquer les relations familiales, le génogramme offre la possibilité de travailler sur le double plan vertical et horizontal, synchronique et diachronique. Il met l’accent sur la nature des liens intra (couple, fratrie) et inter-générationnels (parents, enfants) dans le cadre de la famille nucléaire conjugale tout comme il met en évidence le type de relations qui existe entre les enfants et les grands-parents, la famille d’ici et la famille de là-bas. Ces relations mettent l’accent sur les différences culturelles à tous les niveaux générationnels et sur les conflits qui en découlent. Il aide à repérer le vécu de la temporalité chez la famille en termes de phases (autrefois, maintenant et futur), c’est-à-dire en termes de périodes qui prennent la date de l’immigration comme moment crucial à partir duquel se construit le roman familial. Ce roman révèle, entre autres, les événements clefs et les changements importants dans la vie familiale ainsi que les traumatismes qui en découlent. Il localise les lieux de la souffrance individuelle et collective à l’endroit de l’identité, de la filiation, de l’appartenance et de l’intégration... À travers tout ce qu’il est capable de mettre en jeu, le génogramme se présente comme un outil complémentaire pour aider la famille à identifier certaines difficultés et à s’engager dans le processus thérapeutique.
L’appel des rêves et l’induction imaginaire À titre indicatif, je rappellerai ceci : j’ai toujours été frappé par la pauvreté de la dimension imaginaire et onirique chez les familles ou
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les sujets singuliers au profit d’un discours opératoire, événementiel qui masque toute la vie affective. Il s’agit souvent de récits d’événements écran dont l’énonciation préserve les consultants de la blessure narcissique et du vécu abandonnique introduits et aggravés par le contexte de la transplantation. Il y a une sorte de mémoire en rupture et d’imaginaire bloqué par rapport aux origines et à l’histoire individuelle et familiale. L’appel des rêves ainsi que l’induction imaginaire par la composition et le récit de contes à partir de l’histoire familiale ou de contes issus de la culture d’origine vont amener les membres de la famille à sortir progressivement de leur état défensif et à se mettre à parler de leur intimité. Cependant l’apparition d’une véritable activité onirique et d’un début de fantasmatisation en groupe est tributaire du niveau de confiance que la famille accorde au cadre en tant que conteneur/contenant de ses secrets et en tant que pont possible entre le dedans et le dehors. Une fois la confiance établie les sujets passent alors de l’acte de souvenir à l’acte de mémoire avec la possibilité de transformation et de création.
L’association libre Elle permet à chacun d’associer librement sur le dire, le faire des membres qui composent le cadre ainsi que sur son propre dire et faire. Nous reconnaissons à cette technique des limites inhérentes à la réalité humaine à savoir que tout ne peut pas être dit ou fait et qu’il existe des secrets inviolables, sorte de besoin vital de conserver des choses pour soi que les thérapeutes ou quiconque d’autre n’ont le droit de toucher.
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L’utilisation de la vidéo Elle peut être exploitée de deux manières : • soit comme un moyen de feed-back présenté à la famille d’une séance
sur l’autre ou de manière plus espacée et en fonction du besoin ; • soit comme un outil de travail très précieux pour les thérapeutes.
Elle est surtout utilisée par les thérapeutes, après les séances, vu la densité du contenu et vu le choix délibéré des langues d’expression. Son utilisation permet d’avoir une meilleure appréciation des séances et d’analyser, après coup, le contenu des discours qui s’énoncent à la frontière de deux langues et parfois en direction de deux personnes appartenant chacune à une (ou plusieurs) réalité(s) culturelle(s) différente(s).
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Conclusion En guise de conclusion à cette partie, je peux dire que la présentation de certaines règles tout comme la présentation de certaines techniques d’approche n’obéissent à aucun ordre chronologique d’énonciation ou d’utilisation. Ce sont les thérapeutes qui décident l’ordre dans lequel ils annonceront ces règles à la famille et ce sont eux également qui décideront du moment où ils devront faire intervenir telle ou telle technique. La qualité de l’alliance thérapeutique joue ici un rôle primordial tout comme la qualité du lien entre les différents co-thérapeutes et la mise en commun de la capacité créative.
A PPLICATION Bien que la majorité des demandes concerne des patients d’origine immigrée donc vivants des moments de rupture très importants capables de déclencher chez eux des crises d’identité par perte de repères internes/externes et par une double appartenance souvent clivée, il n’en demeure pas moins que ces migrants présentent des tableaux cliniques très variés. Les cas présentés dans ce travail démontrent que toutes les sémiologies cliniques ont trouvé leur place dans le ce cadre thérapeutique. Qu’il s’agisse de troubles psychotiques, de troubles névrotiques, de troubles psychosomatiques, de troubles du caractère ou de délinquance chez un membre de la famille..., le dispositif clinique s’avère disponible et capable de contenir, de limiter l’ensemble du groupe familial, le couple, la fratrie et de les aider à symboliser. Bien que les situations de crises aiguës tels que les conflits dans le couple, dans la fratrie, dans le groupe famille s’exprimant souvent à travers la séparation, l’échec scolaire, la fugue, la délinquance, la toxicomanie, semblent les plus motivantes en matière de soins, il n’en demeure pas moins que d’autres symptômes moins spectaculaires (troubles du sommeil, dépressivité...) arrivent à déclencher une demande d’aide psychologique. Par ailleurs ce dispositif pensé pour des familles en situation d’exil donc pour des sujets vivant les bouleversements liés aux chocs culturels et aux phénomènes d’acculturation, il pourrait convenir à des sujets « assimilés » de courte ou de longue date dans un pays d’accueil. Même certaines familles originaires du pays d’accueil trouveraient écho avec ce cadre sachant que ces familles ont du mal à suivre la cadence du changement socioculturel chez elles, autour d’elles et qu’elles n’osent jamais exprimer leur malaise par rapport à la civilisation, leur nostalgie
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pour un temps révolu, de peur d’être maltraitées par les dispositifs thérapeutiques. En témoignent souvent les consultations et thérapies individuelles, de couples ou de familles d’origine française où les personnes se sentent autorisées, avec nous co-thérapeutes, à parler de leurs difficultés à adhérer aux valeurs et normes actuelles de leurs groupes et à exprimer plutôt leurs tendances à se référer à des normes reconnues par les autres comme dépassées. Dans ce cadre le recours à la magie, la possession, la divination... ne sont pas des choses rares dans leurs récits. Il pourrait également favoriser un travail de liaison et de construction chez des familles (couple, fratrie, groupe famille) vivant dans des contextes socioculturels en pleine mutation. Cette mutation s’accompagnant souvent de chocs culturels et de déstabilisation au niveau des repères (anciens/nouveaux, individuels/collectifs, idiosyncrasiques/culturels), pourrait déclencher des tensions et des conflits graves à différents niveaux des liens au sein de la famille. Les pays du Maghreb, d’Asie ou la Turquie constituent des exemples de ces contextes socioculturels en plein changement.
CONCLUSION GÉNÉRALE
ce travail ait ciblé une population particulière, des migrants issus de cultures maghrébines, il n’en demeure pas moins que la clientèle de nos consultations couvre une grande diversité ethnique : familles originaires de Turquie, du Sud-Est asiatique, de l’Europe de l’Est, d’Afrique, des Comores... Leurs configurations familiales et leurs problématiques se recoupent à tel point qu’on oublie souvent leurs origines ethniques. Ainsi, les développements faits dans les parties précédentes, plus particulièrement celles en rapport avec l’exil, pourraient trouver un large écho chez chacune de ces familles. Aussi bien la groupalité psychique, l’étayage fréquent des formations idiosyncrasiques sur les représentations culturelles, que l’exil en tant que trauma et en tant qu’agent de changement, ces derniers ont pu trouver leur haute signification dans la clinique individuelle, du couple, de la fratrie et du groupe famille dans son ensemble. Cependant, ce qui culmine comme notion fondamentale, dans ce travail auprès de toutes ces familles, c’est la notion de rupture. C’est le vécu, l’expérience de rupture qui prennent place dans l’univers affectif des membres de la famille et qui se traduisent à travers les types de liens que ces derniers entretiennent avec leur environnement immédiat et lointain. Cette notion trouve son plein sens dans l’expérience de l’exil. En tant que trauma, ce dernier provoque un choc qui ébranle la continuité de la vie, du temps qui la construit. Ce temps ébranlé ne peut plus fournir les conditions de l’expérience intersubjective, interpersonnelle continue. Il plonge souvent les familles fragiles dans une logique de répétition de la rupture, de son moment inaugural. Ce temps est figé et, à travers lui, se construit une attitude de déni, de désaveu des événements présents qui
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ne peuvent plus faire sens. L’évocation nostalgique du pays de l’enfance et de ses objets chers ainsi que le refus de la différence culturelle entre les générations rappellent une tentative de détruire le temps en procédant ainsi par une confusion des catégories spatio-temporelles. La différence entre le passé, le présent et le futur est annulée au profit d’une confusion entre passé idéalisé, présent et futur. Ces derniers concourent à la réalisation ultime de ce passé idéalisé. Tel Janus, dieu aux deux visages, la famille regarde souvent le passé et l’avenir en essayant de faire tenir dans un même instant le regret et l’espérance. Dans une telle position l’accès au présent est barré et la saturation est assurée par les fantômes de l’absence. Cette rupture, ce temps figé, découlent également de l’exil en tant que moment de convergence, sur la famille, de messages contradictoires en contradiction provenant à la fois du pays d’origine et du pays d’accueil. Ces messages accentuent chez elle le vécu du non-lieu et du hors temps. Aussi le recours à l’instantané, sans anticipation, sans travail de lien permanent entre le passé, le présent, le futur apparaît comme un mécanisme de défense contre l’angoisse désorganisatrice. Le clivage, l’idéalisation, le déni accentuent le caractère excessif de cet instantané et marquent de manière significative les lieux de la rupture. Certes ce fonctionnement touche davantage les parents. Mais, comme je l’ai démontré, les frontières ne sont pas si épaisses entre les parents et les enfants. Grâce aux processus de transmission de vécus psychiques d’inconscients à inconscients, à l’inter-fantasmatisation entre les membres de la famille, à la communication implicite/explicite, analogique/digitale, les enfants reproduisent à leur manière ces expériences de rupture qu’ils projettent sur leurs parents, sur le pays d’accueil (ses institutions), sur le pays d’origine de leurs parents, sur les langues, sur la scolarité, sur la société... Face à ces vécus de rupture qui déstabilisent l’équilibre familial et entravent l’épanouissement de ses membres, le cadre thérapeutique proposé permet un travail de construction. Par définition cette construction est rétroactive en même temps qu’elle est anticipatoire. C’est vers cette logique que le cadre cherche à amener la famille : faire des liens entre le passé, le présent et le futur, inscrire l’ensemble dans la vie. Par l’intermédiaire des règles et des techniques qui le fondent, il aide la famille à prendre conscience de l’évolution de ses objets internes même si ses objets externes (pays d’origine, valeurs, normes...) n’évoluent pas au même rythme. Pour ce faire il l’aide à élaborer sur ce qui est enkysté, fétichisé, clivé, à faire des ponts entre des univers vécus comme inconciliables. Bref il l’aide à s’inscrire dans la durée, dans la continuité
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c’est-à-dire dans la vie. C’est dans la mesure où elle s’inscrit dans la durée, où elle arrive à jouer avec la temporalité que la famille est vivante et qu’un moment de sa vie (l’immigration, la guerre...) peut devenir souvenir (et non traumatisme). C’est à cette condition également que chacun, dans la famille, peut évoluer sans cesse et peut construire, à son rythme, son histoire interne. Ce vécu de rupture ainsi que le travail de construction m’amène à relativiser mon propos dans la mesure où de familles maghrébines immigrées ou de familles immigrées tout court, je n’ai révélé qu’un tableau noir. Ce dernier pourrait faire penser que l’univers de l’immigration est uniforme et qu’il n’est que problématique. Ceci n’est certainement pas le fond de ma pensée ni le reflet de la réalité. En effet l’immigration a ses générations. En dehors de la deuxième, de la troisième, la première génération pourrait se subdiviser en plusieurs sous-groupes : par la date de l’immigration, l’âge actuel des parents, le niveau d’instruction et de culture des parents, le statut socioprofessionnel et économique de ces derniers... Toutes classifications confondues, je n’ai parlé que de celles que j’ai rencontrées dans mon cadre professionnel. Bien que les processus et les mécanismes dévoilés par les crises me semblent partagés par l’ensemble de ces familles, il n’en demeure pas moins que la majorité de celles qu’on ne voit pas dans le champ de la clinique fait preuve d’une grande adaptabilité et d’une grande capacité à intégrer le changement, à gérer les différences culturelles internes et à faire preuve d’une grande créativité. Même celles concernées par ce travail clinique disposent d’une grande capacité de réorganisation, voire de résilience. Les tuteurs de cette résilience se retrouvent aussi bien au niveau du pays d’accueil qu’au niveau du pays d’origine. En effet, le fait d’être sur les deux lieux, permet à ces familles de disposer d’une variété d’étayage qui leur permet d’être toujours en capacité de rebondir. Il suffit d’activer chez eux ces tuteurs de résilience pour qu’une dynamique de changement se mette en processus. Ces tuteurs peuvent être des personnes (familles d’origine, enfants...), des projets (construction d’une maison au pays...), ou des projections de fantasmes, d’idées (liberté, égalité, solidarité...). Le cadre thérapeutique peut également jouer ce rôle de tuteur de résilience plus particulièrement lorsque d’autres professionnels sont impliqués dans la mobilisation du réseau primaire et secondaire autour de la famille (Yahyaoui, 2000, 2006). Ces mouvements mobilisables relativement vite rappellent que l’immigration constitue un contexte favorable à l’épanouissement personnel dans lequel le migrant apparaît comme un conquérant du moi. Cette conquête se fait dans les champs du groupe et de la culture. Elle tend
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vers une certaine autonomisation et subjectivation de soi. C’est le sujet qui cherche à se frayer une parcelle d’autonomie par rapport au groupe, à ses représentants et à ses représentations. Le contexte d’indécidabilité en tant que troisième voie oblige les remaniements psychiques nécessaires à cette conquête du moi. Ainsi prendre les migrants pour des victimes serait ignorer ce mouvement inhérent au projet migratoire et aux champs des possibles qu’il permet pour les individus et les familles, c’est également ignorer les richesses du double lieu et les étayages latents ou manifestes qu’il offre. Par ailleurs, à travers les familles que j’ai rencontrées, j’ai essayé, autant que faire se peut, de mettre l’accent sur certaines spécificités de fonds et de formes. Cependant il m’a été souvent révélé que chaque fois que j’insistais sur une spécificité je dévoilais une ressemblance avec les systèmes de représentations du pays d’accueil. Ce qui provoque souvent la déception de mes stagiaires professionnels qui ne viennent à ma rencontre que pour découvrir ce qui leur semble spécifique aux familles maghrébines ou aux familles migrantes en général. Aussi je souhaite que ce travail permette les recoupements et les passages d’une culture à l’autre, qu’il offre un champ où la rencontre avec l’autre devient possible. Je souhaite qu’il ouvre à la fois sur la reconnaissance du semblable et le respect de la différence. Enfin, en mettant l’accent sur le culturel, en valorisant les représentations collectives dans le cadre thérapeutique je souhaite avoir mis la lumière sur la dimension idiosyncrasique et intersubjective pouvant aider à comprendre et à aider le sujet, le couple, la fratrie et la famille dans son ensemble et à intégrer leur demande comme l’expression d’une souffrance singulière. En montrant le glissement incontournable de la représentation culturelle vers l’expérience intra et intersubjective, je souhaite avoir donné l’occasion de se rendre compte des pièges que peut renfermer toute forme de ghettoïsation culturelle ou ethnique des patients qui nous consultent. Malgré ses lacunes, ses zones de faiblesse je souhaite que ce travail apportera quelques réponses aux interrogations des professionnels des pays d’accueil mais également aux chercheurs et cliniciens des pays d’accueil et d’origine. À ces derniers je souhaiterai que les informations, les réflexions et le dispositif proposés ici puissent contribuer à enrichir leur pratique et à avancer leurs recherches.
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INDEX
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
A acculturation antagoniste 184 actes de violence 209 délictueux 209 affiliation 152, 231 aînité 139, 141 ambiguïté 186, 191, 193, 206 angoisse de castration 82, 83, 85, 96 de persécution 207 A NZIEU D. 214 appareil psychique familial 50 appartenance 152, 179, 202, 236 apprentissage 205, 206 arabo-musulman(e) communauté 41 famille 45 monde 43 valeur 12 assimilation 170 attaque du lien 191 AUBERTEL F. 194 autonomisation 244 autorisation 205, 206
B B ATESON G. 224
B OUHDIBA A. 74, 82, 157, 159 B RUSSET B. 153
C cadre thérapeutique 4, 35, 242, 243 C AILLOT J.-P. 228 C AMILLERI C. 163, 164 capacité de rebondir 243 C AROLL L. 56 changement 210, 243 clivage 5, 110, 204, 207 linguistique 232 C OLLOMB H. 226 communautaire 23 communauté 34 communication 210 paradoxale 5 communication paradoxale 5 complexe fraternel 128, 153 conflits intrapsychiques 232 conjugalité 110 conquérant du moi 243 Coran 15, 16 couple 72, 79, 101, 241 croyances 9, 22 culpabilité 23, 94
256
I NDEX
D D ECHERF G. 228 D ECOBERT S. 214 dedans/dehors 49, 93 défenses familiales 194 démystification 206 déni 5, 201, 204 de la temporalité 203 dépressivité 18 désir de changement 109 deuil 93 deuxième génération 208 D EVEREUX G. 7, 8, 24, 179, 216–219, 224, 225 diagnostic 23 différence culturelle 8, 184, 203, 210, 213, 215 des sexes, des générations et des cultures 210 différenciation 103 disqualification 96, 193 djinn 14, 23 double appartenance 179, 211, 213 démarche 35 lieu 244 dysfonctionnement 209
E école 209 École de Palo Alto 221 effet de cascade 209 E IGUER A. 38 élaboration nostalgique 168 endogamie 48 endopsychique 85 enfant castrateur 182 manqué 182 enveloppes culturelles 4 psychiques 5
environnement 209 espace de manipulation 207, 209 potentiel 184 étayage 86, 101, 241, 244 ethnique 9 exil 4, 5, 93, 209, 242 expérience de la perte 94 interpersonnelle continue 241 intersubjective 241 extrajection 199, 204
F famille 209 élargie 89 fantasmes 53 F EDIDA P. 45 F ERREIRA P. 45 filiation 183, 236 fonctions d’étayages 210 fratricide 113 fratrie 10, 111, 209, 231, 241 F REUD S. 7, 43, 102, 109, 154, 214, 232
G génogramme 236 G HAZALI A.H. 70, 71 groupalité 4, 9 psychique 34, 35, 241 groupe 11 d’appartenance 4, 35 famille 156, 210, 241
H H ADITH 10 handling 208 héritage culturel 179 H OCHET A. 191 holding 208
257
I NDEX
homéostasie 8, 85 du groupe 12, 23 honneur 55 hors temps 242 hospitalité 40, 43
de groupe 212 fraternel 119 intersexuel 85 social 210
M I
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
I BN K HALDOUN 54 idéalisation 5, 168, 199, 204 identification 50 projective 153 identité 167, 170, 236 idéologie 202 idiosyncrasiques 241 imaginaire 12 collectif 22, 40 immigration 135 inceste 128 indécidabilité 193, 213, 244 injonctions paradoxales 204 intégration 170, 190, 205, 208, 236 scolaire 208 intergénérationnel 180, 185, 210, 224 intersubjectivité 3 intrajection 204 intrasubjectivité 3 introjection 210 islam 13, 43
J jalousie/rivalité 136 JANKÉLÉVITCH V. 168, 171 JASPERS K. 170, 171
Maghreb 9, 12, 228 maghrébin 9, 12 magie 17 maison 50–53 mariage arrangé 88, 89 mauvais œil 17 mécanisme de défense 204 mère 211 messages paradoxaux 194 métaphore corporelle 52 migrant 20, 209 Mille et Une Nuits 82 modernistes 162, 185 mystification 193 mythes 54 familiaux 45
N narcissisme familial 202 NATHAN T. 225, 226 N EFZAOUI 82 névroses post-traumatiques 96 Nikah’ 61 non-lieu 242 non-reconnaissance 201 nourriture 20, 41
O K K AËS R. 8, 173, 225, 226
L lien de consanguinité 39
object presenting 208 objet nostalgique 168 organisateur culturel 3, 151 culturel et psychique 210, 212 psychique 22, 34 socioculturel et psychique 5
258
I NDEX
P païen 34 paradoxe 193, 205 de l’immigration 204 parentalité 110 parentification 184 passage à l’acte 209 passage inter-langue 233 paternalité 173 paternalo-fraternelle 141 pays d’accueil 88, 208 d’origine 208 polygamie 78, 82 processus d’intégration 204 procréation 160 prohibition de l’inceste 38 projet migratoire 53 psychologie clinique interculturelle 3, 215, 226 psychopathologie 59
R reconnaissance 182, 206, 231 refus scolaire 208 relations intrafraternelles 149 repères 210 représentation collective 85 culturelle 5, 7, 34, 43 religieuse 34 répudiation 82 résilience 243 rigidification 199, 201, 210 rituels 180 ROHEIM G. 7, 215, 216, 224 RUFFIOT A. 59 rupture 242
sentiment d’appartenance 231 sexualité 79 Shaïtan 62, 63 solidarité 39 sorcellerie 17 Sourate 9 stress acculturatif 95 subjectivation de soi 244 Sunna 28 symptôme 19 psychosomatique 102, 106
T temporalité 243 thérapie 23 familiale 227 T ILLON G. 48 traditionalistes 162, 185 transgénérationnel 180, 183 transmission 172, 179, 184, 242 travail psychique 169 troisième différence 8 troubles du comportement 208 sexuels 34
U Umma 11
V violence 110 vulnérable 110
W Walî 13 WATZLAWICK P. 221 W INNICOTT D.W. 8, 183, 226
S sacré 34 secret 43
Y YAHYAOUI A. 20, 213, 223, 243
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION Du questionnement à la clinique
2
De la clinique à la recherche : axes et hypothèses générales de travail
4
Cadre théorique
5
Public concerné
6
1. Représentations religieuses, socioculturelles et groupalité psychique Représentations religieuses et groupalité Représentations socioculturelles et groupalité À propos de quelques croyances, 13 • Croyances et contexte migratoire, 18 • Cycle de vie et liens communautaires, 19 2. Fonctions de ces croyances dans l’homéostasie groupale Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
1
7 9 12
21
Croyance et sacré
21
Croyances et organisateurs psychiques
22
Croyances et homéostasie du groupe
23
Illustrations cliniques Discussion, 34
24
3. Organisateurs religieux, socio-culturels et psychiques de la famille
37
La prohibition de l’inceste : une délimitation des frontières de la famille
37
Silatu El arhâm : une solidarité incontournable
39
L’hospitalité
40
260
TABLE
DES MATIÈRES
Le respect du secret familial Secrets et roman familial, 44 • Secrets ou voile sur la famille, 45
43
L’endogamie
48
L’habitation et l’habitat interne La maison : une métaphore corporelle, 50 • Métaphore corporelle, habitat interne et exil. La question du double, 52 • Conclusion, 54
49
L’honneur familial
55
Organisateurs socioculturels et besoin de l’économie psychique familiale Attaques internes/externes et buts des défenses familiales, 57 • Thèmes de l’inter-fantasmatisation familiale, 57
57
4. Représentation du nikah et du couple
61
L’obligation de mariage dans l’islam
61
Adam et Ève ou la dimension mythique du Nikah. L’image originelle du couple
62
Le couple au risque de l’exégèse : le couple dans la Sunna ou l’inégalité confirmée des sexes
66
Le couple dans le Fiqh. Une dichotomie déclarée des univers homme/femme
68
Ghazali et son traité sur le Niqa’h
70
La représentation des sexes, du couple dans l’imaginaire et l’inconscient du groupe Quelques variations sur l’homme, 72 • Variations sur les femmes, 75 • L’état amoureux, le couple et le sacré, 76 • L’état amoureux. Une tentative à deux de négation de l’environnement, 77 • La nécessité d’un couple groupe ou « grouple », 78 • Le couple et la dyade originelle, 80 • Le couple et la triangulation œdipienne, 80 • Le couple face à « la femme au pénis » et à l’homme au phallus de Priape, 82 Conclusion 5. Le couple à l’épreuve de l’exil
72
85 87
Le regroupement familial, une expérience solitaire pour le couple Impacts des mariages arrangés, 88 • L’exil : une situation anxiogène, 93 • Impact de l’environnement : une autre conscience de soi et du partenaire, 93
88
Le regroupement familial : crise et reconstruction
94
TABLE
DES MATIÈRES
De l’usage de quelques défenses dans le couple Du reproche à la violence verbale. La décharge pulsionnelle, 101 • Le recours au symptôme psychosomatique, 102 • Fonctions du symptôme psychosomatique dans le couple, 102
101
Conclusion
108
6. Le groupe-fratrie : « frère et sœur pour le bien, pour le pire et pour toujours »
111
Figures de fratrie dans l’islam Le fratricide comme acte fondateur, 112 • Essau et Jacob. Un fratricide manqué, 113 • Joseph et ses frères. Une prohibition intégrée, 115 • Moïse et Aaron ou les liens de complémentarité, 117 • Commentaire, 117
112
Figures de fratrie dans l’imaginaire collectif Présentation générale de vingt-quatre contes maghrébins, 120 • Les complexes fraternels à travers les contes, 121 • Commentaire, 128
120
Conclusion
132
7. Le vécu quotidien de la fratrie
Dunod – La photocopie non autorisée est un délit
261
135
Quelques figures de fratrie au Maghreb Le frère aîné : un substitut paternel doublement intégré, 137 • La sœur aînée : une seconde mère, 142 • Le benjamin : le roi et la bête de somme, 145
135
Quelques figures de fratrie en milieu maghrébin Le frère aîné : un être absent ou rigide, 147 • La sœur aînée : un refuge possible, 148 • Le benjamin : une bête de somme, 149
146
Conclusion
151
8. Le groupe-famille : de la représentation traditionnelle aux configurations récentes
155
Représentation de la famille au Maghreb Configuration familiale, 156 • La mère à travers le conte, le proverbe et la vie quotidienne, 157 • L’univers des enfants, 160 • Le père : entre épouse et enfants, 161
156
Mutation sociale et rapports intergénérationnels Conflits et stratégies de dépassement, 162 • Conclusion, 165
162
262
TABLE
DES MATIÈRES
9. Rupture culturelle et configuration familiale
167
Le migrant et son double
168
Une conscience d’identité douloureuse et exaltée
170
Relations intrafamiliales : de la position de chacun par rapport à la loi La place du père, 173 • La mère : sa place dans la famille et son rapport avec la loi, 175 • La place des enfants dans la configuration familiale, 177 Conflits culturels et conflits de générations : à propos de l’équilibre familial La tradition au quotidien, 180 • Les liens inter et transgénérationnels, 181 • L’aire de l’expérience culturelle, 183 • L’exercice du lien, 185 10. Paradoxes de l’immigration et défenses familiales
172
179
189
L’ambiguïté du lien : assignation à domicile via interdit de séjour Du côté des pays d’origine, 190 • Du côté des pays d’accueil , 191
189
Quelques défenses familiales Le clivage : la scissure interne, 194 • L’idéalisation, 199 • Le déni, 201
194
Paradoxes de l’immigration et processus d’intégration : genèse de la violence et des conduites à risque Chez les parents, 204 • Chez les enfants, 205 • Discussion, 209 11. Thérapie familiale : le cadre interculturel
204
213
À propos de la notion de cadre
214
Apports des ethnopsychanalystes Géza Roheim et les bases de l’ethnopsychanalyse, 215 • Georges Devereux et l’ethnopsychanalyse comme cadre de référence, 216
215
Les apports de l’approche familiale L’approche familiale systémique, 221 • L’approche familiale analytique, 223
220
Écoute du groupe familial en situation d’exil : le cadre interculturel
223
Description et règles Description du dispositif, 226 • Règles qui définissent ce cadre, 227 • Techniques d’approche, 233 • Conclusion, 238
225
Application
238
TABLE
DES MATIÈRES
263
CONCLUSION GÉNÉRALE
241
BIBLIOGRAPHIE
245
INDEX
255
TABLE DES MATIÈRES
259