LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales
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LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales
Depuis les années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collections de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux trans- et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur
Guy Brucy, Pascal Caillaud, Emmanuel Quenson et Lucie Tanguy
Former pour réformer Retour sur la formation permanente (1945-2004)
LA DÉCOUVERTE 9 bis, rue Abel-Hovelacque PARIS XIIIe 2007
S
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ISBN : 978-2-7071-5322-7 Ce logo a pour objet d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des GrandsAugustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.
© Éditions La Découverte, Paris, 2007.
Introduction « L’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet, dans le présent, l’action même. » MARC BLOCH
Guy Brucy
« La formation professionnelle continue, ça permet de rester dans le coup1 ! » À travers cette affirmation en forme de slogan, s’exprime en fait toute une vision du monde ordonnée autour de quelques thèmes récurrents qui paraissent du plus élémentaire bon sens : le monde change, le travail aussi, il faut donc impérativement s’adapter en se formant « tout au long de la vie » ; par ailleurs, les statistiques montrent que les chômeurs et les exclus sont ceux qui ont le moins de qualifications, donc en les formant on les qualifie et on les insère dans l’emploi. La formation se retrouve ainsi au cœur des préoccupations de notre société. En témoignent les sommes considérables d’argent qu’elle met en jeu, le nombre des acteurs qu’elle mobilise, la multiplicité des rôles qu’on lui assigne. Remède miracle, elle est censée accroître la productivité, adapter la main-d’œuvre aux changements technologiques et aux nouveaux modes d’organisation du travail, remédier au chômage, contribuer à maintenir la cohésion sociale. En somme, c’est un domaine d’activités dont les bienfaits, indiscutables, s’imposeraient à tous au point qu’il paraît incongru de 1. Titre d’un document diffusé en décembre 2004 par la CFDT pour faire connaître aux salariés leurs nouveaux droits en matière de formation, supplément à Syndicalisme Hebdo, n˚ 3006, 2 décembre 2004.
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l’interroger. Et, de fait, si elle est l’objet de la sollicitude de nombre d’experts, elle est en revanche rarement considérée par les chercheurs comme un objet digne d’attention2. Le champ de la formation est beaucoup moins exploré que celui de l’école et la majorité des travaux qui lui sont consacrés émanent surtout de sociologues et, de plus en plus, d’économistes, et sont publiés par la revue Formation Emploi, revue du CEREQ (Centre de recherche et d’études sur les qualifications), institution qui se définit comme un organisme d’expertise publique. Objet d’entente sociale, la formation donne rarement lieu à des controverses scientifiques. À de rares exceptions près [Fritsch, 1971 ; de Montlibert, 1991], toutes les études qui s’y appliquent envisagent la formation à partir des propriétés que lui confèrent les institutions. Il est par exemple caractéristique qu’on ait pris l’habitude de baliser son histoire par quelques dates phare qui sont celles des lois. Cette approche par les textes législatifs, fort utile en son temps, est tellement prégnante qu’elle continue d’influencer les plus récentes éditions d’ouvrages devenus des classiques en la matière [Dubar, 2004]. Ainsi, après 1919 (loi Astier), c’est presque toujours l’année 1959 qui constitue le deuxième repère avant la loi de 1971. Comme les mots, les découpages chronologiques ne sont pas neutres et participent à la construction des réalités. Dater, c’est faire advenir. Adopter l’année 1959 après 1919 accrédite l’idée que, entre une IIIe République fondatrice – ne parle-t-on pas de « charte » de l’enseignement technique à propos de la loi Astier ? – et une Ve République modernisatrice, aurait existé une période immobile, impuissante et stérile. Cette chronologie conforte l’image que la République gaullienne 2. Un exemple emblématique : en 2004, un organisme placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale, le Scéren/CNDP, publiait un petit ouvrage qui se proposait de Repenser l’école obligatoire et dans lequel on pouvait lire les contributions d’éminents spécialistes de l’école. Sur les 115 pages qu’il comptait, aucune ne traitait de la formation professionnelle, si ce n’est par le biais d’un chapitre de cinq pages intitulé « Les outils de l’insertion professionnelle » rédigé par Dominique de Calan, représentant de l’UIMM et du MEDEF. SCÉREN/CNDP : SERVICE CULTURE ÉDITIONS RESSOURCES POUR L’ÉDUCATION NATIONALE/CENTRE NATIONAL DE DOCUMENTATION PÉDAGOGIQUE, Repenser l’école obligatoire, Albin Michel, Paris, 2004.
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a voulu donner du précédent régime et d’elle-même. Elle suggère que l’histoire de la formation est une longue et nécessaire évolution dont l’évidence s’imposerait à tous. Y adhérer revient à ignorer ce que furent les conditions mêmes de la genèse du dispositif français et, par conséquent, interdit de comprendre comment des groupes sociaux, voire des individus, sont parvenus à construire des catégories, à élaborer des classements, à ériger une vision de la société qui se sont progressivement imposés au point de devenir les références obligées de tous. Les recherches entreprises par notre équipe3 montrent que la formation n’a jamais été ce lieu de consensus et de reconnaissance de valeurs partagées. L’analyse des documents de première main et les entretiens avec les acteurs de l’époque prouvent, au contraire, qu’elle fut élaborée dans des situations conflictuelles à l’issue longtemps incertaine. Une sociohistoire de la formation implique d’en faire la généalogie pour articuler compréhension du passé et interrogation sur le présent. Elle suppose donc de rompre avec la définition institutionnelle de la formation, car celle-ci est un point d’aboutissement qui masque d’autres réalisations : celles mises à l’écart et celles initialement envisagées qui n’ont pu se développer. Cette démarche, « en faisant resurgir les conflits et les confrontations des premiers commencements, et du même coup, les possibles écartés, […] réactualise la possibilité qu’il en ait été autrement » [Bourdieu, 1993]. C’est pourquoi nous tenterons de reconstruire la façon dont des individus, des groupes, des réseaux ont élaboré leur vision, 3. Cette équipe réunit des chercheurs de disciplines différentes : Guy BRUCY, historien (université de Picardie), Pascal CAILLAUD, juriste (CNRS, MSH Ange Guépin), Emmanuel QUENSON, sociologue (université d’Évry), Lucie TANGUY, sociologue (CNRS-université Paris-X). Elle incluait, jusqu’en 2001, Philippe CASELLA, sociologue (université Paris-X) et Vincent TROGER historien (IUFM de Versailles). Ses travaux ont, outre des publications séparées, fait l’objet de quatre numéros spéciaux de revues : « Les chantiers de la formation permanente (1945-1971) », Sociétés contemporaines, n˚ 35, 1999 ; « Un mouvement social pour la formation permanente », CPC Documents, ministère de l’Éducation nationale, 2000/6 ; « Jalons pour une histoire de la formation professionnelle en France », Travail et Emploi, DARES, ministère de l’Emploi et de la Solidarité, n˚ 86, avril 2001 ; « La formation permanente entre travail et citoyenneté », Éducation permanente, n˚ 149, 2001-4.
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leurs analyses, leur intelligence des situations dans lesquelles ils se trouvaient immergés ; de repérer et d’identifier des lieux, des actions, des intérêts, des oppositions, des refus à partir desquels ces individus, groupes et réseaux ont formulé leurs objectifs et organisé leurs actions ; de suivre le fil des expériences – réussies ou non –, des tâtonnements, des essais, des conflits, des controverses à travers lesquels la formation permanente a pris forme. Prendre au sérieux l’histoire de la formation correspond à une nécessité de la recherche scientifique et, en même temps, aide à clarifier les enjeux du présent. La genèse de la formation permet non seulement de comprendre la réalité mais d’agir sur elle en gardant à l’esprit les contraintes imposées par le passé et les possibles offerts à l’action. Car si « le temps fait autorité […], le devenir n’est voué à aucun accomplissement » [Revault d’Allonnes, 2006, p. 251]. C’est pourquoi nous commencerons par tracer une esquisse générale des conditions dans lesquelles ceux qui devaient apporter des réponses aux problèmes économiques et sociaux, évoqués plus bas, ont mis en place, ici et là, des actions et des dispositifs qu’ils ont progressivement nommés formation.
MODERNISATION ET INJONCTION PRODUCTIVISTE Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France est partie prenante du vaste mouvement d’ouverture des économies occidentales qui va de pair avec une croissance exceptionnelle et l’interventionnisme d’État. Dans ce contexte, le vif sentiment de son retard économique par rapport aux autres pays a été un puissant moteur à la réflexion des élites. Les notions de « retard », de « société bloquée » constituent, avec leurs symétriques « modernisation » et « justice sociale », les thèmes récurrents de la période considérée. Dans ces conditions, la recherche des gains de productivité est alors une préoccupation constante portée par des acteurs très divers dont l’engagement dépendra, conjoncturellement, des lectures politiques qu’ils feront de la réalité. C’est ainsi que, de la Libération jusqu’à l’automne 1947, le consensus productiviste rassemble hauts fonctionnaires keynésiens, patrons modernistes, syndicalistes et partis de la Résistance
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pour fonder une République nouvelle, moderniser l’économie, édifier une plus grande justice sociale et assurer l’indépendance nationale. Tout change à partir de l’automne 1947. L’exclusion des ministres communistes du gouvernement en mai, l’annonce du plan Marshall en juin, les grèves d’une extrême violence qui secouent le pays à l’automne, la scission de la Confédération générale du travail (CGT) en décembre constituent autant d’étapes marquant l’entrée dans la guerre froide. Tandis que se noue la coalition dite de « troisième force », rassemblant les socialistes (SFIO), le Mouvement républicain populaire (MRP) et les radicaux, les communistes sont durablement exclus du pouvoir, les gaullistes du RPF (Rassemblement pour la France) se posent en adversaires intransigeants du régime et le mouvement syndical se retrouve pour longtemps déchiré entre une CGT idéologiquement subordonnée aux thèses du Parti communiste et une CGT-FO anticommuniste. Dans un tel contexte, la productivité fait l’objet d’appréciations contradictoires. Souscrivant à la thèse de la paupérisation absolue de la classe ouvrière4, les militants du Parti communiste français (PCF) et de la CGT dénoncent la productivité comme le « nouveau mot d’ordre des exploiteurs5 », dont le seul objectif est d’augmenter les profits des capitalistes en surexploitant les ouvriers6. En revanche, les élites politiques et économiques considèrent que son augmentation est la condition nécessaire d’une compétitivité améliorée des entreprises en même temps qu’un gage de paix sociale. De leur point de vue, une productivité insuffisante freine la production de biens de consommation et prive les Français d’un mieux-être auquel ils ont droit. Or, en ces temps de guerre froide, les retombées sociales et les bénéfices 4. Cette thèse, défendue par le PCF à partir de 1953, consiste à affirmer que le niveau de vie des salariés subit une aggravation continue. 5. A. SCHANEN, « L’augmentation de la productivité, nouveau mot d’ordre des exploiteurs », Revue des comités d’entreprise, n˚ 16, juillet 1949. 6. Pierre LE BRUN, alors secrétaire confédéral, définit la productivité comme « source d’augmentation de la plus-value et du profit ». Lettre à Robert Buron, secrétaire d’État aux Affaires économiques, publiée dans la Revue des comités d’entreprise, n˚ 26, mai 1950, p. 15.
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politiques qu’on peut attendre d’une croissance dynamique ne sont pas négligeables. D’autant qu’on espère que chaque catégorie de la population y trouvera son compte : de meilleurs salaires pour les ouvriers, des marchés élargis et stables pour les paysans, la pleine reconnaissance de leurs compétences et de leur rôle dans l’entreprise pour les cadres. Mais améliorer la productivité suppose que soient réunies au moins deux conditions : une main-d’œuvre suffisamment nombreuse et qualifiée ; des salariés qui adhèrent au mot d’ordre productiviste. Or ces conditions sont loin d’être remplies. Le premier obstacle sur lequel bute la volonté productiviste est le manque de main-d’œuvre qualifiée. Jusqu’au début des années 1960, la population active est stable et toujours inférieure à 20 millions de personnes. Sans l’apport migratoire, elle diminuerait et il faut attendre l’année 1962 pour que se produise l’infléchissement positif. Insuffisante par ses effectifs, la population active l’est aussi par ses qualifications. Au milieu des années 1950, elle se caractérise par l’absence ou l’abandon précoce des études et par la faiblesse de sa formation professionnelle. Si on mesure cette carence à l’aune des diplômes possédés, on observe que 86 % des actifs n’avaient soit aucun diplôme, soit que le seul certificat d’études primaires. À la même époque, une enquête de l’UIMM (Union des industries métallurgiques et minières), portant sur 17 000 salariés de 400 entreprises de la métallurgie, révélait que 51,2 % des agents de maîtrise et 40,2 % des chefs d’atelier ne possédaient aucun diplôme, pas même le certificat d’aptitude professionnelle (CAP). Or, c’est cette population active réduite et peu qualifiée qui gagne la bataille de la reconstruction et s’engage dans celle de la modernisation qu’elle remportera puisque, entre 1945 et 1975, l’économie française connaît trente années d’une croissance exceptionnelle, régulière et durable. Les gains de productivité en constituent l’un des facteurs décisifs. Entre 1949 et 1969, la productivité du travail par homme/année augmente en moyenne au rythme de 4,5 % à 5 % par an. Ces chiffres placent la France dans le peloton de tête des pays industrialisés, juste derrière l’Allemagne fédérale mais avant les États-Unis et la Grande-Bretagne.
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Cela se paie d’un effort extraordinaire des salariés. Sur les chantiers et dans les ateliers, la recherche de la productivité se solde par l’allongement de la durée du travail7, l’intensification des cadences et la multiplication des accidents. Les salaires ne suivent pas la hausse des prix, loin s’en faut. Dès la Libération, le « cancer de l’inflation » ronge le pouvoir d’achat et active l’agitation sociale sur le thème de la « vie chère ». Le tournant libéral, amorcé dès janvier 1948 avec le plan de redressement, limite l’intervention de l’État et encourage la compétition des entreprises en fonction du seul critère de productivité. Dans ces conditions, le sentiment d’exploitation prédomine et le directeur de Renault lui-même, Pierre Lefaucheux, constate que l’ouvrier « fait son travail, on le lui paie – plutôt mal que bien – et c’est tout. Pour le reste, ce n’est pas une mauvaise boîte […] mais c’est tout de même une boîte et qui l’exploite pour prospérer » [Pigenet, 1992, p. 74]. Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) avait pourtant assorti la reconstruction de promesses sur la rénovation des rapports sociaux. La construction d’une « véritable démocratie économique et sociale », fondée sur une « élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires », constituait l’horizon d’espérance auquel adhéraient tous les partis issus de la Résistance. Un décalage se creuse donc entre les résultats objectifs de l’économie et la perception qu’en ont les classes sociales les plus défavorisées. C’est ainsi que, en 1955, un sondage de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) montre que 52 % des ouvriers estimaient leur niveau de vie inférieur à ce qu’il était en 1939. Cette perception perdure sous la Ve République : les sondages réalisés entre 1958 et 1969 font apparaître la déception engendrée par la politique économique et sociale du gouvernement. Si la modernisation de l’industrie française est favorablement perçue par les élites, seule une minorité de la 7. Certes, la loi du 25 février 1946 avait marqué le retour à la semaine des 40 heures. Mais, dans les faits, les semaines de 48 heures ne sont pas rares. La durée moyenne hebdomadaire du travail s’allonge, passant de 44,8 heures en 1953 à 45,3 heures en 1955 puis à 46 heures en 1957, le recours aux heures supplémentaires pour répondre aux besoins de la production étant admis à hauteur de 20 heures par semaine.
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population se sent concernée8. Surtout, les Français en redoutent les conséquences concrètes dans leur vie quotidienne. Au premier rang de leurs craintes figure la mobilité géographique et professionnelle. En 1967, les trois quarts des personnes interrogées refusent l’éventualité de devoir changer de région, 75 % n’envisagent pas de changer d’entreprise et 80 % refusent d’avoir à changer de métier ou de spécialité [Berstein, 1992, p. 367-370]. La contradiction est donc patente entre le point de vue des salariés et l’idéologie de la modernisation véhiculée, sur des modes différents, par des chefs du personnel des grandes entreprises, des ingénieurs, des universitaires, des militants de l’éducation populaire. Or ces hommes vont jouer un rôle décisif parce que, là où ils se trouvent, mus par de fortes convictions et assurés de la justesse de leur action, ils se comportent en véritables passeurs d’idées et de techniques entre des milieux aussi divers que ceux des entreprises, de l’université, de la culture, du syndicalisme et de la politique. De leur point de vue, libérer les individus des blocages de l’économie, des pesanteurs sociales et des errements idéologiques participe du même combat. Et la formation en est l’arme décisive. Mais pour comprendre comment cette véritable Weltanschauung9 a fini par s’imposer, l’historien ne peut pas ignorer l’espace politique dans lequel elle a pu se déployer et s’institutionnaliser.
LA MISE EN SCÈNE POLITIQUE DE LA FORMATION Dans des contextes politiques très différents, l’injonction productiviste, l’impératif de promotion et la croyance en la formation pour réaliser ces objectifs furent constamment à l’ordre du jour. Et même si, parfois, l’instabilité semble prévaloir, elle n’est pas nécessairement synonyme d’incohérence et de rupture dans les grands projets de fonds [Berstein et Winock, 2004, 8. En 1967, seulement 19 % des Français sont dans ce cas. 9. « Vue métaphysique du monde sous-jacente à une conception de la vie », A. REY (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, t. IV, Le Robert, 2005, p. 2037.
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p. 258-259]. Il est par exemple frappant de noter que des hommes et des équipes ministérielles, très différents et souvent opposés sur bien des questions, partagent les mêmes préoccupations en faveur d’une meilleure efficacité productive. C’est vrai de Pierre Mendès France [1985, 1986], mais aussi du général de Gaulle pour qui la politique de grandeur n’est pas dissociable d’une économie moderne et concurrentielle à la hauteur de ses ambitions internationales [de Gaulle, 1970, p. 167]. Un peu plus tard, dans les conditions politiques de l’après-Mai 68, c’est à l’édification d’une société dans laquelle « chacun des gestes qui concourent à la production [est] plus efficace, parce qu’il incorpore plus de savoir10 », qu’appelle également le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. En réalité, dès les débuts de la IVe République se met en place une politique qui vise à répondre à la triple contrainte que doivent affronter tous les gouvernements de l’époque : assurer la reconstruction et le relèvement de l’économie, tenir communistes et gaullistes à l’écart du pouvoir, apaiser une classe ouvrière marquée par les grèves insurrectionnelles de l’automne 1947 et qui a conscience de ne pas avoir été invitée au partage équitable des fruits de ses efforts. En même temps qu’elle favorise les promotions individuelles plutôt que collectives, fondées sur la réussite personnelle par l’effort solitaire accompli hors du temps de travail, cette politique encourage la mobilité sociale par la promotion. Et, dans sa mise en œuvre, le rôle de l’État est déterminant. Ses réalisations prennent plusieurs formes et concernent différentes catégories sociales. Pour l’essentiel, c’est à travers les systèmes de formation et de promotion internes des grandes entreprises nationalisées comme la SNCF, EDF, GDF, Renault, voire de dispositifs interentreprises comme le CESI (Centre d’études supérieures industrielles) [Lick, 1996] d’une part, et de dispositifs relevant du ministère de l’Éducation nationale d’autre part, que l’État va agir. C’est ainsi que, dès 1947, sont créés les instituts de promotion supérieure du travail (IPST) 10. Déclaration de politique générale, plus connue sous le nom de « Discours de la nouvelle société », prononcée le 16 septembre 1969 devant les députés.
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dans des universités pionnières comme celles de Grenoble ou Nancy ; qu’en 1952 sont ouverts les centres régionaux du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) ; qu’en 1955, sont créés les instituts d’administration des entreprises (IAE) dans certaines universités pour former les cadres et dirigeants d’entreprise. C’est également le sens de l’ouverture des « cours de perfectionnement conduisant à la promotion ouvrière » par l’arrêté du 15 avril 1948. Là encore, l’objectif est clairement affiché : donner à chacun, quel que soit son cursus scolaire antérieur ou sa place dans l’organisation du travail, « la possibilité de s’élever dans la hiérarchie professionnelle par l’acquisition des connaissances théoriques et pratiques indispensables11 ». La création de l’examen spécial d’entrée à l’université (ESEU), par le décret du 27 novembre 1956, participe de cette même politique. En permettant à des non-bacheliers d’entrer à l’université sans le baccalauréat, il marquait une avancée discrète mais bien réelle dans la prise en compte de l’activité professionnelle pour reprendre des études et dans la mise en équivalence du baccalauréat avec d’autres diplômes –notamment professionnels – à une époque où les études supérieures étaient réservées à une élite sociale12. Enfin, symbole fort de cette volonté politique, le projet de facultés ouvrières de culture et de technique, porté par le sénateur Michel Debré dès 1951, s’inspire explicitement du modèle du second concours d’entrée à l’ENA. Il s’agissait de permettre « pour le plus grand bien de l’État et de la justice sociale », la « “promotion” des travailleurs13 ». La juxtaposition, clairement assumée par Michel Debré, des deux termes « facultés » et « ouvrières » vise à utiliser le prestige de l’université pour « frapper un grand coup » en l’associant à un public qui jusquelà en était éloigné. 11. Article 1er de l’arrêté du 15 avril 1948. 12. Moins de 3 % de la population active possédait alors le baccalauréat. 13. M. DEBRÉ, « Proposition de résolution tendant à inviter le gouvernement à créer des “facultés ouvrières de culture et de technique” », JO. Documents parlementaires du Sénat, séance du 1er septembre 1951, annexe n˚ 650, p. 805-806. Le terme promotion est mis entre guillemets dans le texte original.
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Après 1958, le régime gaulliste recueille l’héritage de la IVe République et, profitant de la stabilité du nouveau système politique et d’une conjoncture économique mondiale de forte croissance, le fait fructifier. Il y a intérêt et il s’en donne les moyens. Il y a intérêt parce que l’enjeu politique est majeur pour ceux qui viennent d’accéder au pouvoir. Aux yeux de ses opposants, au premier rang desquels figurent les enseignants et leurs organisations syndicales14, le nouveau régime porte la marque d’un stigmate originel, celui du « coup du 13 mai ». Il lui faut donc convaincre de sa légitimité républicaine. Or la République, c’est la promotion des couches populaires par l’école. Comment mieux démontrer sa fidélité aux principes républicains qu’en affichant la volonté politique d’offrir, par la formation postscolaire, une seconde chance à ceux qui n’ont pas pu saisir la première ? Car, comme l’explique Michel Debré en 1960, pour un « bon républicain », sans la promotion sociale, « il n’est pas de liberté, d’égalité ni de fraternité qui aient un sens15 ». Former pour promouvoir est censé rompre avec le déterminisme des appartenances socio-économiques et, par contrecoup, mettre un terme aux rancœurs qui s’expriment politiquement par le vote en faveur des partis de gauche et notamment du Parti communiste. Et c’est là le second enjeu : neutraliser la fonction tribunicienne de l’adversaire communiste en l’attaquant sur son propre terrain : la promotion des plus démunis. C’est ce qu’explique André Fanton, rapporteur de la loi de 1959, aux députés quand il leur fait observer, en s’en offusquant, que 20 % des Français ont voté pour une « formation politique dont les ambitions sont ouvertement 14. Rappelons que, à cette époque, la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) syndicalise à elle seule 61 % des personnels de l’Éducation nationale et obtient près de 80 % des voix aux élections professionnelles chez les enseignants du primaire et du secondaire. Surtout, elle fut la seule organisation syndicale, suivie par le SGEN, à appeler à la grève générale le 30 juin 1958 contre la prise du pouvoir par le général de Gaulle. 15. M. DEBRÉ, « La promotion supérieure du travail », discours prononcé le 10 octobre 1960 lors de la Journée de la promotion supérieure du travail à Cachan, in DÉLÉGATION GÉNÉRALE À LA PROMOTION SOCIALE, Livre blanc de la promotion sociale, La Documentation française, Paris, 1966, p. 122-125.
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révolutionnaires16 » en dépit des espoirs nés de l’avènement du nouveau régime. Or, conclut-il, « il ne faut plus que la vocation politique de la France soit la vocation de révoltés. […] Tout doit donc être tenté pour rétablir en quelques années l’unité sociale de notre pays. Tout doit donc être tenté. Ce tout peut se résumer en un mot : la promotion17 ». On touche, ici, à un troisième élément de la doctrine gaulliste : l’unité nationale. Il s’agit de rassembler les Français au-delà de leurs divergences idéologiques. Outre qu’elle devient une exigence politique majeure, la valorisation de la dimension promotionnelle de la formation s’inscrit alors pleinement dans le projet d’association capital-travail. De ce point de vue, les gaullistes sont en phase avec les idées développées au même moment par les tenants du christianisme social qui militaient activement pour un changement des rapports sociaux dans les entreprises. En même temps qu’il affiche ses ambitions politiques et sociales, le nouveau régime modifie en profondeur le cadre institutionnel dans lequel s’inscrivent les actions de ceux qui militent en faveur de la formation et de la promotion sociale. En renforçant le poids de l’exécutif et en marginalisant le rôle des parlementaires et des corps intermédiaires, l’« inversion des hiérarchies institutionnelles des IIIe et IVe Républiques » [Berstein et Winock, 2004, p. 156], qui s’opère entre 1958 et 1962, favorise des pratiques qui visent à construire des compromis associant, dans un dialogue direct, les fonctionnaires de l’appareil d’État et les militants des divers mouvements favorables au développement de la formation. À partir du début des années 1960, les conditions politiques sont donc réunies qui vont permettre que le triptyque mobilité-formation-promotion se diffuse 16. Ici, A. Fanton fait visiblement allusion aux élections législatives de novembre 1958, au premier tour desquelles le Parti communiste avait recueilli 19,2 % des suffrages exprimés. En réalité il perdait 1 600 000 voix par rapport aux élections de 1956, soit près du tiers de son électorat. À l’issue du second tour, il n’avait obtenu que 10 députés contre… 150 en 1956. 17. A. FANTON, « Rapport présenté à l’Assemblée nationale, relatif à diverses dispositions tendant à la promotion sociale », in DÉLÉGATION GÉNÉRALE À LA PROMOTION SOCIALE, op. cit., p. 112-115.
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dans l’ensemble du corps social. Cette représentation résistera longtemps à l’expérience contraire qu’en font les salariés.
MOBILITÉ PROFESSIONNELLE ET PROMOTION SOCIALE Les modifications profondes de la structure économique découlant du mouvement de concentration des entreprises, les transformations radicales qui affectent la composition de la population active, le remaniement complet de la géographie industrielle qui se traduit par de nouvelles configurations régionales constituent autant d’éléments faisant apparaître la mobilité professionnelle comme une nécessité qui donnera lieu à un véritable mot d’ordre : mobilité à l’intérieur des entreprises – d’un poste à l’autre, d’un service à un autre –, où la « polyvalence » devient un maître mot ; mobilité hors des entreprises entre les différents secteurs d’activité mais aussi entre les différentes régions. Sur cette toile de fond, la formation est présentée comme l’outil permettant de réaliser ces transformations. À cet égard, l’exemple de l’agriculture a valeur emblématique par l’ampleur des mutations qui l’affectent. C’est, selon Henri Mendras, « l’une des branches de l’économie française dont les progrès de productivité ont été les plus spectaculaires » [Mendras, 1994, p. 33]. Cette immense reconversion a été payée d’une diminution drastique du nombre des exploitations et d’une réduction spectaculaire de la part des agriculteurs exploitants et ouvriers agricoles dans la population active18. Dans un tel contexte, la formation prend deux sens. Le premier consiste à faire apprendre un métier nouveau à toute une population destinée à demeurer dans l’agriculture19. Or, il est révélateur que, dans la marche forcée à la modernisation, soient associées formation et promotion. C’est bien cette double ambition qui préside à la dénomination des centres de formation 18. Entre 1954 et 1975, elle passe de 27 % à 9,5 % de la population active. 19. C’est ce que vise la loi du 2 août 1960 qui prévoit la création dans chaque département d’établissements d’enseignement agricole chargés de dispenser une formation en trois niveaux : futurs exploitants et salariés qualifiés, cadres moyens, techniciens.
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professionnelle et de promotion sociale agricoles (CFPPA), ouverts en septembre 1965 pour faire acquérir aux jeunes agriculteurs une qualification certifiée par un diplôme professionnel (CAP ou BEP) conditionnant l’accès à des prêts bonifiés. Le second consiste à préparer ceux qui devront quitter la terre à se reconvertir. Autrement dit, faire accepter l’exode rural non comme une nécessité subie mais comme une volonté assumée suppose que soit revendiquée et développée une politique de reconversion par la formation et la promotion20. C’est dans cette perspective que sont mis en place des stages dits de préformation destinés à préparer les jeunes ruraux exclus de la terre à entrer dans des centres de formation professionnelle accélérée (FPA) et à se plier aux rythmes et aux contraintes du travail industriel. Ces stages sont pensés comme des actions de « promotion originale qui se proposent de préparer des adultes du monde rural à quitter leur milieu pour entrer soit dans le monde industriel, soit dans le monde para-agricole, soit dans le secteur tertiaire21 ». Les idées de mobilité et de promotion par la formation traversent également les classes moyennes, là où joue sans doute, avec le plus de force, la tectonique sociale. Ainsi, les employés connaissent une expansion de leurs effectifs qui les placent, au début des années 1960, en troisième position derrière les paysans et les ouvriers. Mais, davantage que leur nombre, c’est leur position dans les nouvelles configurations du travail, leurs comportements et leurs ambitions qui les caractérisent le mieux. Présents dans les services des entreprises privées aussi bien que dans les administrations du secteur public de l’État-providence, ils aspirent au mieux-être matériel et culturel. L’école primaire supérieure, le cours complémentaire, le collège technique ou l’ENP ont bien 20. Cette argumentation est très bien exposée par François BLOCH-LAINÉ dans la préface qu’il rédigea pour l’ouvrage de Michel DEBATISSE, La Révolution silencieuse. Le combat des paysans, paru en 1963 : « Vouloir l’exode rural, un exode ordonné, n’est pas seulement la traduction de la vérité ; c’est une position beaucoup plus forte que celle qui consiste à déplorer cet exode et à le freiner, car elle permet d’exiger de la collectivité nationale les moyens de la conversion nécessaire. » 21. Lettre de l’inspecteur de l’Enseignement technique R. Cercelet au ministre de l’Éducation nationale, 22 mars 1966, à propos de la création du centre de formation de Tinténiac en Ille-et-Vilaine. AN 780670, art. 26.
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souvent constitué les premières marches d’une ascension qui, complétée par des formations suivies au CNAM ou dans un institut de promotion supérieure du travail (IPST), les conduit progressivement à la catégorie des cadres. Ces derniers constituent, pour l’ensemble des couches moyennes, le modèle de la réussite sociale. D’abord, à cause de leurs revenus et du mode de vie qui en découle, ensuite par les responsabilités que leur confère leur place dans l’organisation du travail. La contradiction entre le malthusianisme du dispositif de formation initiale et les besoins croissants affichés par les entreprises explique l’importance des cadres formés « sur le tas » par promotion interne. Aussi n’est-il pas surprenant de les retrouver à la pointe de la revendication pour la formation continue qu’ils conçoivent comme une réponse nécessaire à trois ordres de problèmes : l’adaptation aux changements scientifiques et technologiques, la gestion de nouveaux types de rapports sociaux dans les entreprises, la protection de leur emploi et de leur statut. Les ouvriers, eux, sont durablement en marge. Au début des années 1950, les fils d’ouvriers deviennent à 53 % ouvriers à leur tour ; pour la période 1959-1964, ce taux grimpe à 68 % et il est encore de 66 % en 1970. Cette stabilité n’est pas dissociable de l’« hérédité professionnelle » [Noiriel, 1986, p. 201] qui caractérise la génération ouvrière née entre les deux guerres, qui arrive sur le marché du travail au cours des années 1950 et qui va connaître l’essentiel de sa vie active au cœur des trente glorieuses. Cette génération, que Gérard Noiriel a appelée la « deuxième génération » ouvrière et qu’il qualifie de « singulière », est composée d’individus qui, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, ont vécu tous les grands moments du « cycle héroïque » – syndical et politique – du mouvement ouvrier22. L’extrême violence des rapports sociaux qui caractérise ces différents épisodes et le temps relativement court dans lequel ils se déroulent – une vingtaine d’années – constituent pour eux une véritable 22. Le Front populaire en 1936, la grève générale de novembre 1938, le pacte germano-soviétique d’août 1939, les années de l’occupation et la Résistance ; la Libération ; les luttes du printemps et de l’automne 1947 ; la scission syndicale de décembre 1947 ; la guerre froide avec Budapest et Suez en 1956.
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expérience fondatrice collective qui donne tout son sens à la notion de lutte des classes. C’est ce qui explique l’attachement du « noyau central » de cette génération au Parti communiste et à la CGT. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que ce soient les militants de ces deux organisations qui opposent la résistance la plus déterminée à l’introduction des méthodes importées des États-Unis en matière de formation dans les entreprises. Car cette seconde génération peut nourrir des espoirs de promotion au sein de la classe ouvrière, sans chercher à en sortir. Cette espérance passe par l’accession à la catégorie des ouvriers qualifiés. Deux voies permettent alors d’y parvenir : les centres d’apprentissage (CA) et la formation professionnelle accélérée pour adultes (FPA) [Bonnet, 1999]. Les premiers assurent la formation initiale de jeunes de 14 à 17 ans ; la seconde prend en charge des adultes de 18 à 35 ans faiblement diplômés ou dépourvus de qualification monnayable sur le marché du travail. Ces deux institutions constituent des outils efficaces de mobilité professionnelle et de promotion sociale. Pour les fils d’ouvriers dont les espoirs de scolarisation ne dépassent pas le certificat d’études, les CA qui les recrutent à 14 ans, sur concours, au sortir de l’école primaire, représentent la voie royale d’accès au diplôme de l’élite ouvrière : le CAP. Reconnu par les conventions collectives en 1936 et par les grilles Parodi de 1945, ce diplôme permet effectivement d’accéder directement ou très rapidement à des emplois qualifiés en rapport avec la formation initiale [Pelpel et Troger, 1993, p. 168-169]23. De la même manière, les enquêtes effectuées en 1954, 1958 et 1964 montrent que le passage par la FPA a été suivi, dès le premier emploi, d’un accès à la qualification ouvrière pour plus de 80 % des stagiaires interrogés. Autre avantage du CAP : il constitue la base d’une qualification qui ouvre ensuite les portes de la formation continue dans les 23. V. Troger cite l’exemple de la région parisienne où, en 1954, 97 % des élèves qui avaient préparé les CAP de l’électricité, 94 % de ceux de mécanique, 91 % de ceux de chaudronnerie et 61 % de ceux de menuiserie avaient des emplois qualifiés correspondant à leur formation.
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grandes entreprises qui développent ce type d’activité24. Bref, la qualification constitue un avantage certain pour s’adapter aux mutations industrielles et éviter le déclassement. Mais la volonté de promotion va de pair avec la volonté de rester dans la classe ouvrière. Pour cela, ce « groupe central » dispose de réelles capacités d’adaptation et de résistance aux mutations qui affectent la société. Son adhésion aux valeurs fortes du Parti communiste et de la CGT le place en position de refus par rapport aux valeurs et aux méthodes promues par les prosélytes de la formation, à la fois parce qu’elles s’inspirent des valeurs et des méthodes en cours aux États-Unis et qu’elles sont analysées comme les outils de l’exploitation capitaliste. On touche là un facteur décisif d’explication pour comprendre comment seront accueillis les stages de formation importés des États-Unis et les méthodes de psychosociologie sociale perçues comme autant de menaces à l’unité et à l’homogénéité de la classe ouvrière.
MODERNISER AVEC ET CONTRE L’ÉCOLE Compte tenu de son ancrage historique dans la société française, l’école pouvait a priori constituer un élément décisif de cette « mise en jeu des héritages » [Delors, 1991] revendiqué par Jacques Delors pour construire le dispositif de formation des adultes. Or, la manière dont a été perçu son rôle en matière de formation a été constamment ambivalente. D’un côté, on fait appel à elle pour former la main-d’œuvre qualifiée qui fait si cruellement défaut ; de l’autre, on lui conteste toute légitimité à intervenir dans ce champ d’activité. À l’école de la République, il fut beaucoup demandé : absorber la déferlante démographique, apaiser la faim d’éducation, satisfaire aux exigences du monde économique. Quelques chiffres disent l’ampleur des défis relevés par le système scolaire. Défi démographique d’abord puisque, entre 1946 et 1958, la 24. C’est le cas dans l’industrie aéronautique où l’apparition des activités liées aux découvertes spatiales impulse un mouvement d’élévation de la qualification au point que 87 % des salariés sont des OQ pour 13 % d’OS dans les années 1960.
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population enregistre plus de 11 000 000 de naissances dont les premières vagues atteignent l’école primaire à la rentrée 19511952 puis les classes de 6e en 1957-1958. Défi social ensuite : entre 1945 et 1955, la croissance spectaculaire et continue des effectifs des cours complémentaires et des établissements d’enseignement technique prouve que la démographie n’était pas seule en cause puisque ces vagues d’élèves abordant l’enseignement secondaire ne correspondent pas encore à celles du baby-boom. Il y a là l’expression d’une conviction partagée selon laquelle on peut désormais compter sur les études pour assurer la promotion sociale de ses enfants. En témoignent les taux de scolarisation dans le primaire supérieur et le premier cycle du secondaire, qui passent de 20,5 % en 1945-1946 à plus de 25 % en 1950-1951 puis dépassent les 40 % en 1956-1957. Défi économique enfin : les milieux patronaux justifient la nécessité de l’extension de la scolarisation par des arguments d’ordre économique. L’idée s’impose que la formation professionnelle est un investissement dont on peut mesurer les bénéfices par l’élévation des revenus, l’augmentation de la productivité et l’accroissement de la compétitivité. Dans cette logique, nombre de patrons attendent de l’école qu’elle joue son rôle à deux niveaux : en dispensant aux jeunes les enseignements généraux et théoriques sur lesquels viendront ensuite s’appuyer les formations pratiques en entreprise ; en accueillant, en formation continue et hors du temps de travail, les salariés préalablement sélectionnés par les employeurs. Principalement tenu par la puissante UIMM, ce discours est relayé par les responsables politiques qui, aux justifications purement économiques, ajoutent des considérations d’ordre social dans lesquelles la promotion tient le premier rang. La lecture des exposés des motifs des nombreux projets de réforme qui jalonnent l’histoire de la IVe République est, de ce point de vue, très éclairante. Ainsi, en avril 1955, le projet du comité d’étude de la réforme de l’enseignement, présenté par le recteur Sarrailh, consacre les six articles de son titre VIII à l’éducation permanente et au perfectionnement professionnel auxquels il assigne la mission de « conduire à la promotion du travail » et d’aider à « gravir les échelons de la hiérarchie
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professionnelle25 ». Le projet Billères d’août 1956 décrit très précisément les enjeux de ce qu’il appelle l’« éducation postscolaire et permanente » : la mise à jour continue des connaissances par le « perfectionnement professionnel et technique », l’adaptation, la réadaptation et le reclassement des salariés dans les métiers soumis au renouvellement des techniques, la promotion du travail répondant à un « souci de justice sociale ». Mais, en même temps, les discours critiques sur l’école se développent dans des milieux hétérogènes – patronat, syndicats, milieux universitaires – pour des raisons souvent divergentes voire contradictoires. On peut distinguer plusieurs moments importants dans l’histoire de cette contestation. Le courant critique est ancien. Il s’était manifesté dès la fondation des premières écoles techniques à la fin du XIXe siècle. Il trouve un regain d’actualité à la Libération, où, paradoxalement, syndicalistes de la CGT, employeurs et militants de l’Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) se rejoignent dans une commune condamnation des méthodes pédagogiques en vigueur dans les établissements de l’enseignement technique, auxquelles il est reproché d’être coupées de la réalité du travail26. Au cours des années 1950, la critique se déplace sur un autre registre. Elle émane des cadres d’entreprise qui estiment que, l’école étant incapable de donner à tous les enfants des chances et des possibilités égales de réussite, seule une réforme en profondeur du système éducatif allant dans le sens d’une ouverture à la « vie réelle » permettra de construire, ensuite, un système de formation des adultes permettant, « à quiconque le souhaite, une reprise ultérieure des études ou un 25. Article 43 du projet. 26. Ainsi, le projet de loi de la CGT sur la formation professionnelle rend compte, à sa manière, de cette pensée quand il prévoit l’institution de « conseillers techniques » bénévoles désignés « parmi les hommes ou femmes de métier, qualifiés par leur compétence professionnelle », grâce à l’action desquels « la poussière de craie qui menacerait de ternir le beau métier de nos maîtres d’apprentissage sera soufflée par intervalles et l’école sentira souffler l’air du chantier, de l’usine, du comptoir, de la vraie vie professionnelle ». René GIRARD, « La CGT et la formation professionnelle », Servir la France, n˚ 11, février 1946, p. 24-27.
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perfectionnement27 ». L’ensemble de ces critiques reposent pour l’essentiel sur l’idée que l’école, parce qu’elle se veut espace séparé du monde du travail et de la production, est tout autant inapte à prendre en compte les véritables « besoins » des entreprises qu’à assurer l’égalité des chances. Pour les tenants de ce courant, la réforme du système éducatif doit nécessairement précéder toute construction d’un dispositif performant de formation permanente. Elle en constitue le préalable. Mais, dès la fin des années 1950, une problématique inverse commence à être formulée dans les milieux patronaux : c’est par la formation permanente que l’école sera réformée. Ainsi, l’un des plus influents responsables de la chambre de commerce et d’industrie de Paris, qui fut directeur de l’école d’apprentissage Renault au cours de la Seconde Guerre mondiale [Quenson, 2001], estime que c’est en étant « vivifié par l’esprit de l’enseignement des adultes28 » que le système éducatif pourrait être radicalement transformé. Un peu plus tard, des associations occupant des positions stratégiques au croisement de plusieurs mondes – l’université, la recherche scientifique, la haute fonction publique, l’industrie – expliquent qu’un pays moderne doit avoir une véritable politique de la recherche et de la formation permanente, ce qui implique une transformation de tout le système d’enseignement. C’est ainsi que, en 1966, l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique (AEERS), née au milieu des années 1950 des réunions d’un petit groupe de scientifiques au domicile de Pierre Mendès France, déclare dans la résolution finale de son colloque de Caen que « l’éducation permanente n’est pas seulement une fonction nouvelle de l’université ; elle remet en cause la conception de toutes les fonctions de l’université29 ». La problématique initiale – réformer l’école 27. A. LECOMPTE, « La formation, élément essentiel du progrès social », Notre formation, n˚ 11, décembre 1954, p. 8-9. Albert Lecompte est alors le président de la Commission enseignement de la CGC. 28. A. CONQUET, « Le monde des professions et l’éducation permanente », Éducateurs, n˚ 72, 1957, p. 519-522. 29. AEERS, « Les perspectives de l’enseignement supérieur et de la recherche », in L’Éducation nationale, n˚ 807, décembre 1966, p. 23, 26-35.
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pour construire la formation permanente – se trouve définitivement inversée : c’est par la formation permanente que l’école et l’université seront réformées. Au final, l’idée d’un partage des tâches s’est peu à peu imposée : à l’institution scolaire incomberaient l’instruction de base et la socialisation ; à d’autres institutions – notamment à celles liées aux entreprises – reviendrait la mission de former. Encore émergentes à l’époque, ces idées sont aujourd’hui largement partagées, au point d’être intégrées dans les redéfinitions des politiques scolaires. Dans cette nébuleuse d’actions engagées pour faire advenir la formation permanente comme outil de la modernisation, nous avons dû opérer des choix au sein d’une cartographie qui reconstituerait les réseaux d’acteurs et de filiations de pensée qui ont construit cette histoire. Nous avons donc pris le parti de revenir sur les actions qui nous ont paru les plus exemplaires et ce en cohérence avec les engagements professionnels et intellectuels de chacun d’entre nous. Cependant, il faudrait rappeler que les premières actions éducatives en direction des adultes ont été celles de mouvements qui ne réduisaient pas leurs objectifs à la seule dimension professionnelle mais les orientaient, notamment, vers la figure du citoyen. Ils portaient de véritables projets visant la conquête de l’autonomie des salariés par rapport aux pouvoirs économiques et politiques. Ces actions ont constitué autant de possibilités qui ont été évacuées, voire niées, puis oubliées, au profit d’autres finalement subsumées sous l’appellation « formation tout au long de la vie ». Les termes utilisés avant la normalisation consécutive à la loi de 1971 s’ordonnaient autour de la notion de perfectionnement – ce qui supposait l’existence de savoirs déjà là et ne postulait pas l’indigence intellectuelle de ceux auxquels elle s’adressait – et autour de celle d’éducation : éducation populaire, éducation postscolaire, éducation des adultes, éducation professionnelle, éducation permanente, éducation ouvrière. En revanche, au cours de la période qui suit l’application de cette loi, les expressions utilisées se rassemblent plutôt autour de la notion de formation, que celle-ci soit professionnelle, permanente, continue
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ou tout au long de la vie. Cette dispute sur les mots n’est pas neutre. Elle révèle des divergences de points de vue sur les fins à attribuer aux actions de formation. Loin d’être un effet de rhétorique politique ou une concession verbale aux partisans d’un camp déjà vaincu sur le terrain, le titre même de la loi – « La formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente » – est plutôt l’expression condensée et affaiblie d’un certain nombre d’attentes sociales partagées et de contradictions existant entre les différentes significations de ces attentes. Rapportée au contexte dans lequel cette loi a été votée, l’adoption de ce titre prend du coup tout son sens. Le projet qui sous-tend la loi de 1971 n’est plus arrimé à cette utopie qui était celle des militants issus d’une longue tradition de l’éducation populaire née au XIXe siècle, plus orientée vers le développement de la culture et de la citoyenneté que vers la formation professionnelle du travailleur, et jalonnée de réalisations durables ou éphémères, mais toujours importantes, comme les universités populaires, les collèges du travail, les maisons des jeunes et de la culture, les centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA), etc. Ceux-là militaient pour instaurer un dispositif éducatif inscrit dans une logique de continuité et de complémentarité avec l’école. La loi de 1971 rompt avec cette perspective en arrimant la formation continue au code du travail et l’oppose à l’école, jugée trop inégalitaire, en la présentant comme la voie de la « seconde chance ». En invitant à utiliser les acquis de la recherche pour rompre avec les modes de pensée et d’action dominantes, notre démarche voudrait contribuer à rendre audible la voix de ceux qui n’ont pas la parole sur la scène publique. Elle invite aussi à tourner le regard vers l’actualité pour interroger les enjeux contemporains de la formation et, plus largement, pour la penser comme une catégorie éminemment politique. Ce faisant, nous suivons le point de vue de Marc Bloch selon qui « l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent, elle compromet, dans le présent, l’action même ». Dans cette perspective, Lucie Tanguy montre d’abord comment la formation a été constituée comme bien universel au terme d’un mouvement social réunissant des acteurs dans différents
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lieux de la société, des élites dont le noyau était constitué de militants chrétiens qui voyaient dans la formation un puissant outil de changement individuel et collectif. Elle explique comment ils l’ont, chacun dans sa sphère, mise en œuvre sous des formes particulières et ont inventé des dispositifs qui ont façonné la réalité d’une manière durable. Les outils construits alors sont toujours ceux avec lesquels nous pensons aujourd’hui : compétences, niveaux de formation, pédagogie par objectifs, etc. On peut donc légitimement s’interroger, comme elle le fait, sur le rôle et la place de la formation dans l’histoire longue de la société française : ne serait-elle pas, à l’instar de ce que fut l’instruction pour la IIIe République, l’un des piliers de la construction d’un nouvel ordre politique et social. C’est dans une tout autre perspective – collective et non individuelle – que se situent les instituts du travail dont Lucie Tanguy présente ici la genèse, analyse le mode de fonctionnement et caractérise la pédagogie. Ces instituts mirent en œuvre une formation syndicale au sein de l’université à l’initiative d’intellectuels militants chrétiens, dont Marcel David fut le principal animateur. Tous partagent la même croyance en la formation comme instrument de changement des relations sociales du travail. Mais, à la différence d’autres catégories d’élites, ces universitaires progressistes entendent faire accéder les syndicats aux décisions économiques au niveau national comme à celui des entreprises. Contrairement à ceux qui plaident pour des réformes à faire advenir en termes de changement des individus, les fondateurs des instituts du travail inscrivent leur action dans un changement de société où les syndicats deviennent des acteurs centraux. Souvent méconnues, voire complètement ignorées, les idées et les actions des organisations syndicales de salariés dans ce champ d’activité sont étudiées ici par Guy Brucy. Il montre que, pour les syndicalistes, la notion de formation recoupe deux catégories d’activités différentes : la formation syndicale des militants d’une part ; la formation professionnelle de la main-d’œuvre salariée d’autre part. La définition et la mise en œuvre de la première comme les prises de position concernant la seconde relèvent d’un véritable combat politique
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qui engage les valeurs fondatrices de chacune des organisations ainsi que leurs visions de la société à faire advenir. Fait majeur, ce sont les cadres qui furent au cœur de la réflexion et à la source des impulsions à partir des années 1960. Quelle que soit leur appartenance syndicale, ils partagent une idéologie commune de la formation à laquelle ils attribuent un caractère de nécessité et, surtout, la revendiquent comme un droit individuel pendant le temps de travail et sans perte de salaire. Ce faisant, ils annoncent, sur des points essentiels, ce que sera le dispositif issu de la loi de 1971. Emmanuel Quenson montre ensuite que ce nouvel outil destiné en premier lieu aux salariés ne rencontre pas leur adhésion spontanée, comme l’espéraient ses promoteurs. Pour les convaincre, diverses expériences sont menées, dont la principale prend la forme d’une institution tripartite : le CNIPE (Centre national d’information pour le progrès économique). Celuici conjugue la mise en place d’une ingénierie de l’information sur la formation avec une propagande auprès des comités d’entreprise pour leur faire connaître ce nouveau droit qu’ils n’ont pas revendiqué et qui leur est offert. Cette instance a marqué, elle aussi, d’une manière pérenne le monde de la formation puisqu’elle est à l’origine de l’actuel Centre INFFO, institution unanimement connue et reconnue, et largement utilisée aujourd’hui par les professionnels de la formation. Pascal Caillaud analyse comment cette nouvelle activité sociale fit l’objet d’un droit qui s’élabora progressivement d’une manière pragmatique et circonstanciée aux conjonctures politiques, pour l’inscrire dans le code du travail. Parallèlement, elle fut investie pour devenir un lieu exemplaire pour le paritarisme en matière de relations professionnelles en France et, comme telle, occupe une place centrale dans le droit conventionnel élaboré par les « partenaires sociaux ». Ce faisant, elle relève désormais moins du pouvoir d’État que de celui des instances régionales et s’administre sur le mode du contrat à tous points de vue : d’un droit collectif, elle devient un droit individuel qui doit être négocié avant d’être exercé. Le modèle juridique en cours, qui représente le salarié comme un cocontractant de même niveau que l’employeur, remet en cause des
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dispositions du code du travail qui visaient, jusque-là, à compenser l’inégalité entre l’employeur et le salarié, inégalité reconnue comme une des caractéristiques du contrat du travail. Guy Brucy interroge les idées dominantes qui donnent généralement une image peu valorisante du rôle de l’Éducation nationale dans la formation des adultes. Pour ce faire, il revient sur la genèse de la doctrine du « perfectionnement professionnel » visant l’excellence ouvrière et sa mise en œuvre dans les établissements de l’enseignement technique. Il montre comment s’est construit un compromis entre enseignants et employeurs pour mettre en place des cours du soir fondés sur une articulation forte entre formation, certification et promotion. Il analyse enfin comment ce compromis fut progressivement déstabilisé, depuis l’extérieur du système éducatif par les pratiques propres aux entreprises et, à l’intérieur, par les ajustements imposés par les salariés et acceptés, faute de mieux, par les enseignants. Dans un dernier chapitre, Lucie Tanguy revient sur les changements introduits en matière de relations de travail et résumés dans la dernière loi du 4 mai 2004 qui associe l’instauration d’un droit individuel à la formation avec l’institutionnalisation du dialogue social, laissant voir la continuité des réformes impulsées des décennies plus tôt. En définitive, l’analyse de la formation prend sens dans une configuration de mots qui lui sont constamment associés dans les discours et les pratiques : participation, concertation, partenariat, paritarisme, contractualisation. Elle montre ainsi que, par maints aspects, la formation a joué le rôle d’un véritable laboratoire d’expérimentations sociales et politiques, rôle qui lui était conféré par ses promoteurs, J. Delors notamment, de « clé de voûte d’une politique contractuelle… [parce qu’elle est] un domaine de convergence possible » [Delors, 1975].
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La fabrication d’un bien universel
Lucie Tanguy
L’ubiquité comme l’extension de la notion de formation contribuent à lui donner une place équivalente à celle de l’éducation en France. Maints indices incitent même l’observateur à dire que cette notion de formation tend à se substituer à celle d’éducation ou à l’englober. Considérés comme distincts, il y a encore un peu plus de vingt ans, ces deux termes sont, aujourd’hui, souvent employés d’une manière indifférente. Ce glissement d’un mot à l’autre, qui n’est évidemment pas neutre, doit lui-même être examiné. Interroger les mots et les notions que nous utilisons est en effet un impératif de l’analyse sociologique ou historique. C’est un des moyens de comprendre une culture, quelle qu’elle soit – par exemple, ici, celle des inventeurs d’un univers conceptuel qui est devenu maintenant routinier. En outre, comme l’ont expliqué, entre autres, Durkheim, Nisbet, Hughes ou Bourdieu, le nom contribue souvent à faire exister la chose et, dans ce cas, la désignation fait partie du changement social. S’interroger sur les origines d’une notion et de l’activité qu’elle désigne revient ainsi à faire la genèse des problèmes sociaux dont la solution a été pensée en ces termes. Nous allons tenter de montrer que le recours au terme de formation plutôt qu’à celui d’éducation, et plus généralement la construction de la notion de formation elle-même traduisent plusieurs intentions associées, parmi lesquelles : celle de contourner
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l’appareil scolaire et le corps enseignant ; celle de rassembler et mobiliser des milieux sociaux éloignés les uns des autres, et de l’école elle-même, autour d’un projet de société « moderne », orientée vers la croissance économique et la démocratisation, ces deux objectifs étant liés à la diffusion de la connaissance scientifique et technique. Ainsi comprise, la formation est devenue l’objet de croyances collectives au sens durkheimien du terme : des guides d’évaluation et d’action construits par les acteurs sociaux. Comme telles, elles ne peuvent en aucune façon être réduites à des manifestations irrationnelles ou à des représentations déformées de la réalité sous l’influence des intérêts. La formation, au sens général du terme, et la formation permanente en particulier sont représentées comme un bien universel ou, avec une connotation différente, comme un bien commun1, recherché par les principales composantes de la société, l’État, les entreprises, les salariés. Au lieu de prendre la croyance collective en la formation, bien universel, comme une donnée, nous en avons fait un objet d’interrogation. Pour cela, nous avons étudié les processus qui ont abouti à délimiter et à définir cette catégorie générale qu’est devenue la « formation », et non les propriétés qui lui sont attribuées. De fait, on peut dire que la notion de formation désigne une catégorie d’activités sociales irréductibles à d’autres par les lieux où elle s’exerce, les institutions et le personnel qui lui sont attachés, et les fins vers lesquelles 1. Nous avons préféré la notion de bien universel à celle de bien commun, à connotation religieuse. Le combat mené par l’Action catholique contre l’école unique (et la laïcité), dans les années 1930, s’est cristallisé autour de la notion de « bien commun » qui concerne les « pauvres et riches, savants ou ignorants, grands ou petits » alors que l’école unique entend s’attaquer aux divisions sociales et culturelles entre groupes, classes sociales pour former des individus à une même condition d’être humain et de citoyen. En 1960, l’acception religieuse de bien commun est encore vivement ressentie. On en trouve des traces jusqu’aux controverses entre psychologues, sociologues et dirigeants sur « L’application à l’entreprise de la sociologie et de la psychologie » où Alain TOURAINE scandalise son auditoire en déclarant que « ce dont les entreprises françaises et européennes ont besoin, c’est de conflits […] » et que le « bien commun de l’entreprise a peut-être un sens très clair en théologie, mais il n’en a pas dans la vie sociale », Sociologie du travail, 1961, 1, p. 87.
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elle est orientée. Activité spécifique, la formation s’impose aujourd’hui comme associée à l’emploi ; c’est autour de la naturalisation de cette relation que notre investigation s’est organisée. Cette activité a été codifiée par différentes lois, qui subsumaient, unifiaient et standardisaient les pratiques hétérogènes qui leur préexistaient, mais leurs titres ne laissent pas voir les désaccords sur les formes et orientations à leur donner. Ainsi, la loi de 2004 sur la formation tout au long de la vie efface la dualité contenue dans celle de 1971 qui instituait la « formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ». Plus précisément, nous nous proposons dans ce chapitre d’étudier comment et dans quelles conditions l’idée de formation est apparue sur la scène publique en France comme un impératif permettant de réaliser l’intérêt général à un moment donné ; par qui la catégorie « formation » et les activités sociales qui l’ont matérialisée ont été construites ; les définitions pragmatiques qui en ont été données et les outils pédagogiques qui les ont accompagnées. Les lois, accords et institutions donnant existence à la formation ont en commun de la désigner comme nécessaire non pour ce qu’elle est mais pour ce qu’elle fait. Nous montrerons ensuite que cette idée de formation et la mise en place des dispositifs qui la réalisent ont fait l’objet d’un véritable mouvement social dans les années 1950-1960, qui fut à l’origine de leur institutionnalisation dans les années 1970. Un ensemble d’actions collectives ont été, en effet, menées dans cet espace de temps par différentes catégories d’acteurs sur ce même objet mais à des fins différentes. Cette conjonction d’actions a permis de fonder un domaine d’activités représenté, par l’un de ses auteurs les plus emblématiques, J. Delors [1975], comme la clé de voûte de réformes sociales à promouvoir. Au terme de cette réflexion, nous soulignerons la prégnance de cette catégorie « formation » dont les principes organisateurs se sont progressivement imposés comme universels et inspirent maintes réformes scolaires de ces dernières années.
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DES CONDITIONS ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES FAVORABLES (1950-1960) G. Brucy a rappelé plus haut les caractéristiques majeures du contexte dans lequel la catégorie « formation » a été construite en France au cours des années 1950-1960. Nous insisterons, ici, sur celles étroitement liées à notre propos dont, en premier lieu, la recherche d’un accroissement de la productivité économique qui apparaît alors comme un impératif aux dirigeants politiques, aux dirigeants économiques, mais aussi aux hauts fonctionnaires et à de nombreux intellectuels. La bataille pour la productivité est engagée par des hommes d’État. Des institutions et des politiques sont alors mises en place, des missions de productivité sont organisées en direction des États-Unis qui rassemblent des patrons, des ingénieurs, des cadres, des représentants syndicaux, des hauts fonctionnaires, des universitaires (économistes, sociologues et psychologues). Ces missionnaires découvrent que la source de la productivité réside moins dans la rationalisation du travail que dans la mobilisation du facteur humain. L’engouement pour les théories et les méthodes regroupées sous le nom de « relations humaines » s’est traduit par une importation de l’idée de formation nécessaire aux changements recherchés (d’abord sous la forme du TWI, Training Withing Industry2) et plus généralement par l’introduction sous une forme vulgarisée des méthodes de psychologie sociale, de dynamique de groupe, dans les grandes entreprises notamment. Ces années sont également marquées par des luttes sociales et professionnelles de grande ampleur. Le conflit social qui a opposé les mineurs aux représentants de l’État et aux dirigeants des mines en 1963, lors de la fermeture des mines de fer de Lorraine, reste emblématique par sa violence et sa durée (occupation du fond de la mine pendant trois mois), par l’engagement de toutes les catégories sociales d’une collectivité (artisans, 2. Ensemble de méthodes de formation rapide en situation de travail, élaborées aux États-Unis par C. R. Cooley, qui ont été popularisées à des fins de reconstruction des économies européennes.
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commerçants, enseignants, fonctionnaires) dont la cohésion s’était faite autour de l’extraction du minerai et le soutien de l’opinion publique qui voyait dans le mineur le « héros de la reconstruction ». C’est aussi sur ce fond de conflictualité que la recherche de nouvelles relations de travail est perçue comme une nécessité par tous les réformateurs afin de mettre fin à ce régime de confrontation sociale qui, selon des sociologues comme J.-D. Reynaud [1974] et F. Sellier [1981], caractérisait la France durant ce quart de siècle d’après-guerre. Pour faire court, on pourrait dire que le contexte dans lequel émerge la notion de formation est celui d’un combat pour la productivité et la paix sociale au moyen, entre autres choses, de politiques de participation sociale. La recherche en sciences sociales, elle-même, s’est développée dans ce contexte et des courants de recherche y ont trouvé leur inspiration. Durant le quart de siècle qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, maints représentants des sciences sociales entretenaient des relations plus ou moins étroites avec les élites sociales, administratives ou culturelles [Tripier, Abboud, Paradeise, 1985]. L’état des sciences sociales d’alors, la plus grande perméabilité des frontières entre universitaires, hommes politiques de l’appareil d’État, dirigeants d’entreprise et de syndicat ont autorisé certains universitaires à ouvrir de nouveaux domaines d’investigation, à développer des pratiques relativement hétéronomes et à chercher leur légitimité, en dehors de l’université, dans leur apport scientifique à la transformation du monde social et du monde du travail notamment [Tanguy, 2005]. Ils ont placé la formation au cœur de leurs analyses des changements sociaux en cours et ont contribué à la faire apparaître comme le vecteur des politiques à promouvoir. On ne peut comprendre les relations qui se sont tissées entre des représentants des sciences sociales et les milieux professionnels et politiques sans rappeler que les années 1950-1960 sont marquées par une volonté modernisatrice commune aux cadres économiques et politiques de l’État, aux cadres du personnel des grandes entreprises et à la majorité des chercheurs en sciences sociales. Ces rapports de contemporanéité ne
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sauraient pourtant être confondus avec une convergence d’intérêts entre ces différentes catégories. Fait décisif, la rencontre entre des individus épris de réformes et d’actions sur leurs milieux respectifs se réalise dans un contexte singulier, celui de l’après-Seconde Guerre mondiale. La reconstitution des actions qui ont donné lieu à l’existence d’une formation permanente laisse voir comment celleci a pu devenir un lieu et un objet d’entente sociale, de compromis dans des situations éminemment conflictuelles et, par là, permet de comprendre comment les accords sur la formation des salariés revêtent une place aussi centrale dans les politiques d’entreprises et les politiques publiques aujourd’hui. Il apparaît ainsi que si la formation est généralement présentée comme une conquête sociale, elle n’est en aucune façon une conquête ouvrière. Elle résulte plutôt d’actions multiples et durables menées par des élites qui œuvraient dans diverses sphères de la société. Ses pionniers l’ont fait reconnaître comme une nécessité constitutive des changements économiques, politiques, culturels à accomplir durant les vingt-cinq années d’après la Seconde Guerre mondiale. C’est, en effet, dans ces années que la notion de formation est étroitement associée à celle de modernisation : modernisation économique (qui est pensée en termes d’accroissement de la productivité, considéré alors par tous comme un impératif), mais aussi modernisation politique (en instituant un régime de participation) et changements de relations sociales dans les entreprises. Autant d’impératifs qui impliquaient de mettre fin au régime de confrontation sociale qui caractérisait la France dans ces décennies.
L’ŒUVRE D’ÉLITES RÉFORMATRICES Les élites culturelles inspirées par la philosophie des Lumières ont été parmi les premières à promouvoir des formes d’accès du peuple à la culture et à lutter pour la reconnaissance d’un droit des adultes à l’éducation [Cacéres, 1964 ; Chosson,
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1995 ; Pujol, 1993 ; Terrot, 1983 ; Troger, 20013] et ceci d’une manière particulièrement active dans l’entre-deux-guerres. Des élites professionnelles, pour l’essentiel des directeurs de personnel de grandes entreprises, ont avec la formation promu de nouvelles relations sociales dans l’entreprise, fondées sur la négociation et l’accord [Tanguy, 2001]. Des élites politiques convaincues que leur volonté de changement devait s’appuyer sur les expériences menées par des forces actives en ce domaine et arbitrer en cas de désaccord irréductible pour faire advenir les réformes souhaitées [Casella, 2001]. Des élites syndicales, plus précisément les cadres des trois grandes confédérations de salariés (CFTC-CFDT, CGT, CGT-FO), ont su convaincre les dirigeants de leurs organisations de l’intérêt que représentait la formation continue pour les salariés [Brucy, 1999, 2001]. La période gaulliste, qui s’est réclamée de la concertation et de la participation, permet d’observer sur le vif différentes tentatives de promouvoir un nouveau régime politique où la formation était censée contribuer à substituer une coopération entre les classes sociales aux conflits endémiques qui les opposaient [Guiol, 2001]. Des institutions de médiation La première action collective menée par Bertrand Schwartz et ses collaborateurs du CUCES (Centre universitaire de coopération économique et sociale), à l’occasion de la reconversion industrielle des mineurs de fer de Lorraine, illustre d’une manière particulièrement éloquente comment ces pionniers de 3. Vincent TROGER rappelle comment des frontières traditionnelles vont être partiellement transcendées dans l’engagement pour une éducation des adultes, entre les laïcs et les chrétiens notamment. Il cite l’itinéraire du « leader charismatique de Peuple et Culture, Joffre Dumazedier : sociétaire actif des auberges de la jeunesse, jeune diplômé de la Sorbonne, il donne à vingt-deux ans des cours du soir à de jeunes ouvriers de la banlieue parisienne. C’est à cette occasion qu’il commence à réfléchir à la future méthode dite de l’entraînement mental ». On peut aussi citer comme emblématique de ce type de trajectoires celle de Paul Langevin qui, dans sa jeunesse, a donné bénévolement des cours du soir à l’Association philotechnique en même temps qu’il participait à la création des Éclaireurs de France.
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l’éducation permanente ont, au milieu des années 1960, traduit une situation de conflit industriel aussi long que violent – celui qui oppose les mineurs aux dirigeants des mines – en termes de formation [Tanguy, 1999]. Contrairement aux interprétations faites a posteriori, le recours à la formation pour résoudre un problème d’emploi ne répondait pas à des attentes formulées par les protagonistes du conflit (directeurs des mines ou mineurs eux-mêmes) et encore moins à des besoins toujours invoqués pour justifier l’appel à des actions de formation. Les mineurs étaient en majorité extrêmement réservés et en minorité ouvertement opposés. Les dirigeants des mines étaient indifférents, voire sceptiques, mais « soucieux de gagner du temps ». L’initiative revient au CUCES, et plus précisément à B. Schwartz et ses proches collaborateurs qui ont eu la capacité de comprendre une situation contradictoire, d’en donner une interprétation et de proposer des actions pour résoudre momentanément ces contradictions : actions qui, ici, ont consisté à traduire un problème d’emploi en problème de formation. Ainsi la confrontation initiale a peu à peu donné lieu à des ajustements de conduites entre les mineurs et les formateurs bien que leurs références respectives soient restées fort éloignées. D’une résistance collective qui prenait la forme d’un refus global de toute action liée à une reconversion, ils sont passés à des formes d’actions hétérogènes de défense de l’emploi d’une part et d’actions éducatives et culturelles d’autre part. Cette situation, éminemment ambivalente, a permis au CUCES de façonner des catégories de pensée et d’élaborer des dispositifs d’action qui ont progressivement constitué les fondements d’une doctrine de l’éducation permanente qui entendait faire de tout individu un « agent de changement conscient de sa qualité d’acteur social ». Ces dispositifs ont ensuite été reproduits et appliqués à la reconversion du bassin houiller lorrain, à la sidérurgie, à la région Nord (textile), à celle de Montceau-les-Mines, et transposés dans d’autres régions comme celle de Nantes [Tanguy, 1999]. Des directeurs du personnel de grandes entreprises Les actions menées par la première génération des directeurs du personnel dans les grandes entreprises pour mettre en
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place des pratiques de formation sont, elles, sous-tendues par un souci d’accroître la productivité mais aussi par la volonté de changer les relations de travail en réduisant l’autorité de la hiérarchie, en anticipant les conflits et en facilitant leur résolution par la concertation et la négociation. Pour cela, ils ont agi en médiateurs sur une scène où s’affrontaient des groupes porteurs de rationalités différentes. Ce sont ces cadres qui les ont convaincus du bien-fondé de cette nouvelle donne et qui lui ont conféré les propriétés susceptibles d’en faire un bien commun. Ils ont initié des réformes fondées sur le compromis nécessaire à une coopération dans l’entreprise. Au cœur de ces réformes, la formation a été conçue comme un instrument de réduction des conflits d’intérêts, de positions et de participation à une œuvre commune, celle de la modernisation économique et sociale de l’entreprise. Les problèmes inhérents aux relations sociales dans celle-ci ont ainsi été traduits en termes techniques permettant d’apporter des réponses qui faisaient accord sur le registre de la formation. Ces hommes de la formation se sont en effet présentés comme des techniciens – on dirait aujourd’hui des experts –, artisans d’une politique contractuelle reposant sur le compromis et l’accord. Plus généralement, les cadres du personnel ont été les promoteurs de l’idée de contrat à instaurer au sein des entreprises, idée par ailleurs développée par des intellectuels du syndicalisme chrétien [Vignaux, 1960]. Ils ont fondé et animé les associations, l’ANDCP (Association nationale des directeurs et chefs du personnel), les GARF (groupements des acteurs et responsables de formation) et l’Institut entreprise et personnel, qui ont façonné ce domaine d’activités dans les entreprises. Ce sont les mêmes hommes qui ont fondé les premières institutions de formation au management en France [Tanguy, 2001]. Des experts de la planification Enfin, la représentation de la formation comme instrument de modernisation économique et politique a été généralisée dans cette action publique de l’État qu’est le Plan. Institué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Plan a été un lieu de
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rencontres, d’échanges et d’élaboration de cadres de perception communs entre ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les partenaires sociaux (représentants des salariés et des employeurs), qui a impulsé un développement des relations professionnelles en instituant le dialogue comme mode de régulation souhaitable. Il a ainsi poursuivi une recherche de compromis social, en associant « toutes les forces vives de la nation » à son élaboration, dans une période où les conflits sont aussi nombreux que violents. Il se présente, en effet, comme une forme originale de dialogue entre les principaux acteurs économiques et sociaux – entre le patronat et les syndicats notamment –, susceptible d’opposer à une conflictualité endémique l’élaboration d’un consensus, si ce n’est sur le présent, du moins sur la définition d’un futur en formulant « des choix clairs et des conclusions normatives […] [car] les fins véritables sont les valeurs vers lesquelles nous devons orienter les techniques et faire basculer les mythes4 ». On ne saurait méconnaître que l’ambition de transformer la société française à partir de son économie, en pensant son avenir comme un « composé du probable et du souhaitable, et en projetant une idée plus complète de l’homme », s’est associée à celle de participation sociale et politique. C’est dire que cette entreprise collective de changement qu’est le Plan définit celuici comme un phénomène global, cumulatif, inscrit dans l’histoire5. F. Fourquet [1980], observateur averti, souligne que la création du Commissariat général du Plan a été l’« acte fondamental de l’époque », qui entendait fonder la grandeur de la France sur sa puissance productive. Par les commissions de modernisation auxquelles les principales catégories d’agents économiques devaient participer, le Plan instaurait un instrument d’économie concertée. Il a fait admettre sur la scène publique la nécessité de lier l’éducation à l’économie, promu la 4. Pierre MASSÉ, commissaire général au Plan de 1959 à 1966, l’une des plus grandes figures de cette institution, est l’auteur d’un ouvrage renommé, Le Plan ou l’anti-hasard, qui célèbre cette volonté modernisatrise de la société française. 5. Cette idée donnera lieu, à la fin des années 1970, à la création d’un « Observatoire du changement social ».
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notion de formation, en lieu et place de l’éducation, l’a fait apparaître comme une grandeur mesurable et l’a posée au fondement de la qualification. Les cadres des politiques éducatives menées durant ces quatre dernières décennies trouvent là leurs origines : la modernisation économique suppose une élévation générale du niveau de scolarisation et l’établissement progressif du baccalauréat en norme [Tanguy, 2002]. Les artisans de cette représentation de la formation, vecteur d’une économie compétitive et d’un progrès social qui lui est consubstantiel, ont été des experts : en l’occurrence, les responsables de la Commission de la main-d’œuvre, dont le président entre 1954 et 1970 est Jean Fourastié (ancien élève de l’École centrale, professeur au CNAM, enseignant la comptabilité à l’Institut des sciences politiques, auteur d’un ouvrage sur le retard de productivité pris par la France bien avant la guerre) et le rapporteur Claude Vimont (sous-directeur de l’INED). Bertrand Schwartz (ingénieur du corps des Mines, ancien directeur de l’École des mines de Nancy, directeur du CUCES) est le président d’un groupe de travail chargé d’élaborer la « méthodologie » pour prévoir la répartition des qualifications indispensables à cette économie. Raymond Vatier (ingénieur des Arts et Métiers, président de l’ANDCP [Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel], un des fondateurs des GARF [groupements des acteurs et responsables de formation], présenté plus loin, p. 45), est rapporteur d’un autre groupe de travail, créé au sein de la Commission de la productivité (1964-1965), qui, lui, a pour tâche d’étudier les « obstacles à l’idée de formation et les freins à sa réalisation ». Preuve que cette idée ne s’impose pas par ses seules vertus. L’obstacle majeur est alors supposé être d’ordre subjectif, « on n’y croit pas ». Il convient, en conséquence, de convertir les mentalités, opération qui exige d’élaborer une définition consensuelle de la formation. Elle devient ainsi l’objet d’une représentation publique, un bien universel, qui est tout à la fois : un moyen de développer l’adaptabilité dans un cadre professionnel (dans l’intérêt des entreprises) ; un moyen de promotion et de mobilité professionnelle et individuelle (dans
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l’intérêt des salariés) ; un moyen de dynamiser l’économie (dans l’intérêt national). Le changement radical d’orientation et de définition des politiques éducatives, énoncé ci-dessus, a donc été introduit dans les commissions et le Commissariat général du Plan, et non, comme antérieurement, par le ministère de l’Éducation nationale au regard des débats parlementaires et des actions provenant des agents du système éducatif lui-même [Briand et Chapoulie, 1993]. Ces experts techniciens de la planification défendent leurs points de vue et leurs façons de faire en proclamant que « les chefs d’entreprise pensent l’avenir à milieu culturel et niveau de qualification constants, voisins de ce qu’ils sont dans le présent », alors que les planificateurs anticipent le changement qui, selon Fourastié, sera une « véritable révolution culturelle ». Une génération Bien que mus par des intérêts différents et visant des fins non moins différentes, ces acteurs appartiennent à une génération qui présente un certain nombre de traits communs. Tous ont agi en militants et, au cœur de cette nébuleuse de militants pour la formation, se trouvent des catholiques sociaux. Nombre de ces pionniers de la formation en France ont souligné le rôle des mouvements de jeunesse dans leur socialisation et singulièrement celui des mouvements chrétiens qui ont formé leurs membres à une éthique de l’engagement sans définir a priori le terrain et l’orientation de celui-ci [Duriez, 1994]. La formation est, en effet, une constante de la matrice d’action de ces militants catholiques qui entendaient changer les formes de la vie sociale dans la famille, les quartiers, le travail ou la culture [Chauvière, 2001]. Des hommes d’entreprise, comme Guy Hasson (directeur du personnel des Charbonnages de France), ont eu des formules étendard quand ils assurent que « la formation est conçue comme une arme de combat… un outil de la modernité », ou comme Jean Fombonne (directeur du personnel de Kodack-Pathé, puis de la Compagnie bancaire) qui proclame : « Nous étions en terre de mission. » Ils traduisent
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ainsi cette ambition de construire un futur qui amène le progrès et où l’homme est maître de son histoire. Les promoteurs de la formation ont également en commun d’avoir vécu des expériences qu’ils disent avoir été décisives dans leurs parcours : la guerre (et la Résistance pour beaucoup), la reconstruction, la guerre froide et les divers mouvements de réforme impulsés durant cette période. On peut qualifier certains d’utopistes – ils projettent une société plus juste, plus démocratique – et d’autres de réformateurs pragmatiques qui projettent une société ouverte au dialogue social, à la concertation, à la négociation, soit une société fondée sur l’entente sociale alors qu’ils œuvrent dans une période marquée par des affrontements politiques et sociaux. Ils ont tissé des réseaux entre les différentes sphères où les uns et les autres agissaient, et sont ainsi parvenus à décupler leurs actions. Personnel de l’État, cadres d’entreprise, dirigeants d’institution et d’association qui proposaient des méthodes éducatives sont entrés en relation et, au prix de transactions de toutes sortes, ont acquis une capacité d’initiative, d’innovation et de légitimation. C’est cette inscription dans un vaste mouvement d’actions convergentes (bien que diversement orientées) qui leur a permis de fonder ce domaine d’activité, clé de voûte de réformes sociales. Aussi peut-on dire qu’un mouvement social pour la formation permanente a existé en France dans les deux décennies d’après-guerre et que celui-ci est à l’origine de l’institutionnalisation d’une nouvelle catégorie d’activités dans les années 19706. Tous ces pionniers ont été de véritables innovateurs et des réformateurs de la France des années 1950-1960. Ils ont plaidé 6. Le terme de mouvement social désigne ici une configuration d’actions collectives menées dans un même temps par des catégories d’acteurs différents sur un même objet à des fins différentes. S’il y a contemporanéité d’actions, il n’y a pas nécessairement convergence de celles-ci. Les réformes sociales, notamment d’ordre moral, sont souvent l’objet de tels mouvements. L’analyse de J. GUSFIELD [1976] sur les mobilisations collectives contre l’alcoolisme aux États-Unis illustre bien la fécondité de cette grille d’interprétation. La perspective adoptée par C. TOPALOV [1999] participe de la même volonté de rendre compte des réformes sociales dans une période donnée.
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pour des réformes à promouvoir en termes de changement des individus (et des salariés notamment) plus qu’en termes de changement des structures, l’obstacle à la réalisation des changements souhaités leur paraissant résider de ce côté. Les individus sont, en effet, presque toujours représentés par eux en termes de manques, sous l’angle de la privation des qualités nécessaires à l’accomplissement des changements souhaités : manque de connaissances, manque de capacités d’adaptation, manque de mobilité, manque d’ouverture, d’esprit, d’attitudes, etc. Spontanément interprétée en termes cognitifs, cette perception du salarié en termes de manques qu’il faut combler s’est étendue aux représentations collectives, aux modes de vie, aux cultures de métiers, comme le montrent les politiques de reconversion industrielle. Cette focalisation sur les individus, représentés par leurs manques, dépossédés de leurs ressources effectives, est aujourd’hui exacerbée dans les discours et les politiques qui définissent la formation comme un co-investissement des entreprises et des individus pour acquérir et maintenir les compétences exigées par la recherche d’un accroissement de la productivité du travail. Des exceptions doivent être rappelées, parmi lesquelles B. Schwartz [1994] et M. David [1976], pour qui la formation doit avant tout être collective parce que les situations qui la requièrent résultent de déséquilibres et non d’insuffisances ou de manques de la part des individus. Ce retour sur un passé récent permet ainsi de comprendre pourquoi ceux qui sont spontanément désignés comme les principaux destinataires de ce bien entretiennent un rapport distant voire de retrait à l’égard de celui-ci. De fait, la majorité des salariés (les moins qualifiés et les plus âgés notamment), aujourd’hui comme hier, ne perçoivent pas la formation comme un droit mais plutôt comme une obligation, dans la mesure où c’est l’entreprise qui décide de la forme, des conditions d’accès à ces actions et qui désigne aussi les personnes qui peuvent en bénéficier. Il n’y a pas de mobilisation de la part des salariés en ce domaine parce qu’il n’y a pas d’espace qui rende celle-ci possible.
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Conçue à l’origine comme un puissant instrument de changement et un bien destiné en premier lieu aux plus démunis face à ces changements à faire advenir, la formation apparaît aujourd’hui sous une image inversée : un outil utilisé à des fins d’ajustement ou d’anticipation des mouvements de l’emploi et du travail. Loin d’être associée à la promotion projetée par les discours politiques des années 1960, elle participe activement à une intensification de la sélection opérée entre catégories d’actifs sur le marché du travail et dans l’exercice de l’emploi.
LA MISE EN PLACE D’OUTILS ET DE DISPOSITIFS PÉDAGOGIQUES PÉRENNES Indissociablement liée à des réformes politiques et sociales, à ses débuts, la formation a été simultanément définie par ses différents promoteurs en termes techniques qui neutralisaient ce caractère politique et, du même coup, l’ont représentée comme un bien commun. Ces définitions ont façonné la réalité d’une manière durable puisqu’elles constituent les outils avec lesquels nous pensons encore aujourd’hui. On en donnera trois exemples. Définir la formation en termes de compétences Dès la fin des années 1950, dans le cadre des actions menées par les premiers directeurs du personnel des grandes entreprises, Raymond Vatier, figure centrale dans ce milieu7, donne une définition de la formation, qu’il distingue des actions alors nommées « perfectionnement, recyclage, adaptation, promotion », 7. Ingénieur des Arts et Métiers, auteur de plusieurs ouvrages sur la formation en entreprise, il a longtemps collaboré à la direction du personnel chez Renault. Il est un des fondateurs des GARF en 1954). Il crée, en 1958, le premier centre interentreprises de formation qui deviendra le CESI, assume la présidence de l’ANDCP, est rapporteur d’un groupe de travail dans la commission de productivité du 4e Plan et est le premier directeur (en 1970) de la nouvelle Direction de la formation et de l’orientation continues du ministère de l’Éducation nationale.
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selon les publics auxquels elles s’adressaient, cadres ou exécutants, et selon leurs visées. Il l’énonce en termes de compétence, compétence qui est, dit-il, « la conjonction heureuse des connaissances, des aptitudes et de la bonne volonté » pour maintenir individuellement et collectivement l’ensemble du personnel adapté à l’activité de l’entreprise : « On peut dire que la Formation [avec une majuscule dans le texte] est l’ensemble des actions propres à maintenir l’ensemble du personnel individuellement et collectivement au degré de compétence nécessitée par l’activité de l’entreprise. Cette compétence a trait aux connaissances, aux aptitudes, à la volonté de travailler de chaque personne et de chaque groupe. La compétence est la conjonction heureuse de ces trois termes : connaissances, aptitudes, bonne volonté. Cette compétence n’est jamais définitivement acquise, elle est menacée, elle est toujours à reconquérir et cette reconquête doit se faire parce que le poste change par suite de l’évolution technologique. De plus, le titulaire peut changer de poste et le titulaire lui-même se modifie8. » Définition qui évoque, on le voit, les principes des méthodes de gestion aujourd’hui en usage dans les entreprises, qui lient formation et compétences, et qui explicitent la notion de compétences sur les trois registres du cognitif, de l’action et des comportements (en termes de savoir, savoir-faire et savoirêtre). La littérature consacrée à l’usage de cette notion dans l’école et l’entreprise, et aux transformations qu’elle désigne est trop abondante pour citer des études significatives9. De nature le plus souvent performative, plus rarement analytique et critique [Dupray et al., 2003]10, ces études révèlent le 8. R. VATIER (1958), La Formation et les institutions de l’entreprise, Journée d’études de l’IFPC, archives des GARF. 9. Nous avons nous-mêmes apporté une contribution à ces travaux avant l’inflation qu’ils ont connue dans la dernière décennie. Au risque de pécher par immodestie, nous l’indiquons au lecteur parce qu’elle portait explicitement sur les outils techniques et les procédures élaborés pour la naturaliser. Lors de la publication de l’ouvrage cité, nous ignorions qu’elle était déjà introduite par les responsables de la formation dans les grandes entreprises [Ropé et Tanguy, 1994]. 10. Cet ouvrage collectif, où divers spécialistes de sciences sociales examinent le traitement fait de cette notion par leurs disciplines, est, de ce point de vue, une exception.
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penchant des sociologues à s’emparer de prénotions, utilisées à des fins de résolution des problèmes sociaux, pour les présenter comme des notions expliquant des phénomènes qualifiés de « nouveaux » parce qu’ils n’étaient pas jusqu’alors immédiatement visibles sur la scène publique. Dans les mêmes années, Jean-Léon Donnadieu (directeur du personnel de BSN) crée un service intitulé « Organisation-formation », promeut la notion d’organisation qualifiante (diffusée plus tard par les sociologues du travail) et avance une conception aujourd’hui acceptée, mais alors jugée irrecevable, selon laquelle la formation se définit par ses objectifs et non par ses contenus [Donnadieu, 1999]. Par maints aspects, ces militants de la formation ont été les précurseurs de la pensée managériale qui s’est répandue deux décennies plus tard, en France. Mettre en relation la formation avec l’emploi La représentation de la formation comme instrument de modernisation économique et politique a, on l’a dit, été généralisée dans cette action publique de l’État qu’est le Plan, et les cadres des politiques éducatives, menées durant ces quatre dernières décennies, y ont été affirmés : la modernisation économique suppose une élévation générale du niveau de scolarisation et l’établissement progressif du baccalauréat en norme. Simultanément, la notion de formation a été introduite comme catégorie générale en lieu et place de l’éducation, et des outils ont été construits qui permettent de mettre en relation l’éducation et la formation avec les qualifications et l’emploi : les nomenclatures de niveaux de formation. Elles dirigent les politiques et la perception de la réalité en même temps qu’elles occultent une face de celle-ci. Ces nomenclatures, construites à des fins techniques essentiellement de prévision des flux de population à scolariser par la Commission de la main-d’œuvre durant les IVe (1962-1965) et Ve Plans (1966-1970), reposent sur les postulats suivants : la qualification est au fondement de la hiérarchisation des emplois et la formation est au fondement de la hiérarchisation des qualifications. Bien loin d’être partagés par tous les acteurs, ces postulats ont été âprement discutés à l’époque, notamment par les représentants du monde
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professionnel (y compris par les représentants des employeurs). La formation a alors été posée comme condition première d’accès à l’emploi et une relation d’équivalence a été établie entre des phénomènes jusqu’alors perçus comme distincts et sans liens nécessaires et systématiques : l’emploi et la formation. Pour rendre visible cette relation d’équivalence, il fallait établir des nomenclatures, des classements et des mises en équation ou en correspondance entre ces classements, qui les rendent acceptables, les légitiment en leur donnant un caractère général, celui de grandeurs mesurables : les niveaux de formation allant de VI (les non-diplômés) à I (les diplômés du troisième cycle de l’enseignement supérieur et des grandes écoles), niveaux mesurés par le nombre d’années d’études, indicateur qui abolit toute différence entre les cursus de formation et leurs spécificités. Apôtres du progrès économique et de l’élévation du niveau de formation ainsi défini, les experts du Plan projetaient que, en 1970, 30 % d’une classe d’âge atteindraient le niveau du baccalauréat alors que cette proportion était de 11,5 % en 1960. C’est ainsi que les principes directeurs des politiques éducatives mises en place dans la décennie 1980, et notamment celui érigeant le baccalauréat en norme, ont été institués. Bien que controversée, parce qu’il paraissait alors inconcevable qu’une bachelière accepterait d’être caissière de supermarché, cette vision prospective, qui contenait en elle les déclassements professionnels à venir et aujourd’hui observés à grande échelle, s’est imposée au nom de l’accroissement de productivité recherché11. 11. R. Poignant, rapporteur de la Commission de l’éducation au sein de ces mêmes Plans, fait valoir que ce déclassement relatif pour les individus sera tout bénéfice pour la société et l’économie, « à l’exemple de ce qui existe déjà aux États-Unis où l’absorption des diplômés dans l’économie s’effectue déjà sans difficulté mais dans des emplois qui ne requéraient pas, naguère, une qualification si élevée. Cet exemple montre qu’une économie peut absorber n’importe quel nombre de personnes instruites, à la condition que s’effectue ce « déclassement », déclassement que, d’ailleurs, seuls les anciens ressentiront, car il s’effectuera insensiblement. Les titulaires du BEPC, en France, ne se plaignent pas de ne pouvoir devenir instituteurs, comme ils l’auraient été sous Louis Philippe… ou même au temps de Jules Ferry. Il est certain que cette « surqualification » de la maind’œuvre par rapport aux normes actuelles va devenir un facteur important de la « productivité économique » » [TANGUY, 2002].
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L’idée de formation, synonyme de bien universel, a fini par être partagée au terme d’un long travail de persuasion. Bien qu’élaborées à des fins techniques, les nomenclatures de formation sont progressivement devenues des notions naturalisées, qui sont maintenant utilisées à des fins de connaissance et de description de la réalité sociale par des organismes tels que le CEREQ, l’INSEE et les services d’études statistiques et de prospective du ministère de l’Éducation nationale. Elles ont présidé à des représentations durables du monde social et se sont progressivement imposées comme catégories de perception communes qui guident les politiques publiques mais aussi les comportements individuels. La pérennité de ces nomenclatures traduit la force des représentations et des croyances collectives qui les sous-tendent. Elles résultent de la convergence d’actions menées, durant les années 1960, dans différents lieux de la société et dont le Plan a fait la synthèse. Autant de faits qui sont à l’origine de cette expression nominale, « relation formation emploi », aujourd’hui assimilée à un nom commun désignant une chose établie. La catégorie de niveau de formation elle-même est maintenant utilisée comme une catégorie explicative, qui s’est substituée à celle de catégorie socioprofessionnelle, en usage dans les années 1960-1980, pour rendre compte de la majorité des comportements sociaux et politiques. Ces constructions sociales et symboliques, dont on mesure aujourd’hui les effets, reposaient sur le primat accordé à la productivité dont l’envers, le déclassement des diplômes, était déjà pressenti. Elles enregistraient des pratiques en cours demandant aux salariés un effort de formation sans le reconnaître en termes de salaires et de places dans la division du travail. Inventer et diffuser une doctrine pédagogique Les pionniers de la formation pour adultes se sont tous employés, quels que soient leurs lieux d’action, à inventer des pédagogies qui ont pour caractéristique commune revendiquée de s’opposer aux pédagogies scolaires. Ces dernières ont été stigmatisées sous un certain nombre de qualificatifs plus dépréciatifs que descriptifs. Elles seraient inspirées de théories
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reposant sur un certain nombre de postulats : rôle premier attribué au cours magistral, autorité du maître détenant des connaissances décontextualisées, primauté du raisonnement déductif, méconnaissance délibérée des caractéristiques du public, faible importance accordée aux techniques d’apprentissage. En bref, les pédagogies scolaires auraient été élaborées à partir d’un seul angle, celui de l’acte d’enseigner, occultant celui de l’apprentissage qui lui est nécessairement associé. Les promoteurs de la formation vont inverser cet angle de vue pour définir des pédagogies favorisant l’acte d’apprentissage ; inversion de perspective qui a donné lieu à une floraison d’expériences, d’inventions de méthodes, de techniques, de dispositifs, et matière à diverses formalisations plus qu’à des théories proprement dites. Bien qu’éminemment variées, elles peuvent se rassembler sous le nom de pédagogies actives, dénomination dont tous se réclament quelles que soient les pratiques adoptées. Le caractère pragmatique de ces démarches s’accommode de toutes les variations exigées par les situations, sans déroger au primat accordé à l’apprenant et au processus d’appropriation de connaissances par celui-ci. Sans faire une revue des écrits sur ces pédagogies actives, on rappellera un certain nombre des applications qui en ont été faites dans les lieux cités précédemment. En premier, viennent les « actions collectives » menées par Bertrand Schwartz et son équipe du CUCES, durant les années 1960, qui ont été formalisées en doctrine pédagogique préconisant l’organisation d’actions de formation sous forme de modules dont les objectifs sont explicitement énoncés et validés en termes d’« être capable de » ; l’évitement des lieux scolaires et le choix de lieux de formation proches des lieux de vie ou de travail ; la substitution de formateurs émanant des milieux professionnels à des enseignants ; l’évaluation des formateurs par les stagiaires ; la création de situations pédagogiques à partir de situations concrètes de travail ou de vie des stagiaires ; la prévalence accordée au travail pédagogique de groupe sur le travail individuel. Les actions de formation réalisées dans les entreprises durant les années 1950-1960 relevaient des mêmes principes directeurs et s’en distinguaient par l’absence de toute
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préoccupation de validation liée à l’idée d’une reconnaissance sociale et professionnelle de celles-ci. Ici comme là, la formation se définissait par les objectifs, mais assortie d’une insistance sur les contenus dans les expériences menées par B. Schwartz et dans la méthode d’entraînement mental diffusée par Peuple et Culture, tandis que dans les entreprises « la formation se définit par ses objectifs et non par ses contenus » [Donnadieu, 1999]. Retenons également dans ce florilège d’idées et de pratiques, l’exemple de la méthode d’entraînement mental, élaborée et diffusée par l’association Peuple et Culture. J. Dumazedier, l’un de ses auteurs, la définit par trois caractéristiques principales : « Un entraînement où sont analysées rationnellement des situations réelles de la vie quotidienne, une rationalisation qui procède de la sensibilité à la réflexion en cherchant à transformer progressivement les représentations que se font les stagiaires du problème posé, et enfin une méthode orientée prioritairement vers une meilleure maîtrise par le stagiaire de son environnement social, économique et politique. » La méthode de l’entraînement mental présente ainsi une dimension globale, associant des techniques d’apprentissage élaborées et finalisées à une ambition d’accès à la culture générale qui répondait aux attentes des militants de la formation [Dumazedier, 1963]. Ce souci d’inscrire les actes d’apprentissage dans leurs situations concrètes et de les conduire en considérant l’individu dans sa totalité humaine (englobant les opérations intellectuelles, les émotions ou affects) inspire encore (indirectement ou non) un grand nombre de théories pédagogiques de la formation continue. Au sein de cet agglomérat d’actions très variées, Bertrand Schwartz apparaît comme l’un des principaux fondateurs d’une doctrine de l’éducation permanente qui est devenue une référence commune au monde de la formation. Elle s’est élaborée dans la durée mais les principes majeurs sont, on l’a dit, fixés dès les premières actions collectives menées, au début des années 1960, à l’occasion des grandes reconversions industrielles en Lorraine. L’innovation majeure alors accomplie par B. Schwartz et le CUCES est d’avoir rendu possible un espace
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de réflexion et d’action dans ce domaine, et de contribuer ainsi à l’instituer. Cette expérience a, en effet, servi de creuset à l’élaboration d’une doctrine, visant l’accomplissement individuel, et à l’expérimentation de méthodes et de techniques pédagogiques. Celles-ci ont, en définitive, conçu la formation comme une action individualisée, liée aux parcours professionnels, qui se poursuit tout au long de la vie, s’organise en unités modulaires pouvant faire l’objet de validations réalisées en termes d’« être capable de ». Une théorie de la connaissance liée à l’action s’est ainsi diffusée et a influencé la pédagogie scolaire. À l’origine pragmatiques, localisées et circonstanciées, ces définitions et méthodes ont progressivement irrigué un ensemble de lieux universitaires, associatifs et politiques, et inspiré certains promoteurs de la loi de 1971 pour qui la référence à l’idée d’éducation permanente dans le titre de celle-ci est loin d’être une concession de style12 .
12. Parmi ces lieux, on citera pour exemple l'université où sont venus des hommes du CUCES (parmi lesquels C. de Montlibert (université de Strasbourg), Ph. Fritsch (université de Lyon)), le CNAM (M. Lesne, P. Caspar, G. Malglaive et d'autres), l'administration de l'Éducation nationale (A. Élie, artisan de la mise en place des diplômes par unités capitalisables) mais aussi les milieux de consultants (Quaternaire éducation par exemple). Les idées élaborées dans les années 1960, au CUCES notamment, imprègnent encore fortement le milieu des formateurs et ont été largement diffusées par la revue Éducation permanente. Elle naît en 1969, à un moment où le débat critique sur l'école est très vif. Une sorte de manifeste est publié dans son premier numéro qui proclame la recherche d'un principe unificateur au système de formation. Il sera nommé « éducation permanente » et défini comme un programme nécessitant un « travail de recherche, d'analyse et d'expérimentation pour préciser le contenu et les modalités de cette éducation permanente ». Le parcours suivi par cette revue est très suggestif : de 1969 à 1972, elle est éditée par l'Institut national de formation des adultes (lié au CUCES), puis ensuite par l'Agence pour le développement de l'éducation permanente (ADEP, soutenue financièrement par des crédits publics) jusqu'en 1979, par l'université Paris-Dauphine jusqu'en 1985 (où B. Schwartz et J. Delors ont enseigné) et depuis par une association (en collaboration avec l'université de Genève et le concours du groupe Caisse des dépôts et consignations).
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DE L’ÉDUCATION À LA FORMATION, DES RÉFORMES TRANSVERSALES À LA SOCIÉTÉ Les pionniers de la formation permanente, dont nous avons évoqué quelques figures emblématiques, ont, nous l’avons dit, tissé des réseaux entre les différentes sphères où les uns et les autres agissaient, et impulsé des mobilisations qui ont donné lieu à un vaste mouvement social pour la formation permanente en France qui est à l’origine de l’institutionnalisation de cette nouvelle catégorie d’activité dans les années 1970. Autres mots, autres politiques Tous les promoteurs de la formation considèrent celle-ci comme un facteur de changement, tous partagent une croyance collective dans les vertus libératrices de l’éducation, mais la majorité d’entre eux se défient de l’Éducation nationale et critiquent l’« école » parce qu’elle reproduit les inégalités sociales. Cette critique s’accompagne d’un projet d’instauration d’une éducation des adultes libérée de l’autorité de l’État pour l’ancrer dans la société civile, voire dans un système éducatif englobant l’éducation des enfants et celle des adultes. La loi de 1971 instituant la « formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente » et les trois autres votées simultanément13 font écho, sur un mode mineur, à ces débats et projets. Il nous semble également important de souligner, à l’appui de cette interrogation sur les notions avec lesquelles nous pensons, que ce qui est aujourd’hui appelé « formation professionnelle initiale » était, il y a trente ou quarante ans, nommé 13. L’une a trait à l’« orientation sur l’enseignement technique et professionnel » (que le ministre de l’Éducation nationale alors en exercice, O. Guichard, dit être une « loi d’orientation sur l’enseignement général » puisqu’elle s’applique essentiellement aux collèges et à leur articulation aux lycées professionnels), une autre à l’apprentissage et une troisième au financement des premières formations professionnelles. L’examen simultané de ces quatre projets manifeste une volonté affirmée par le gouvernement et les élus politiques de repenser le système scolaire pour instaurer à terme un système d’éducation généralisée et permanente.
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« éducation professionnelle » ou « éducation technique » par des sociologues comme Antoine Léon14, mais aussi par Pierre Naville (quoique d’une manière moins systématique) ou G. Friedmann. Loin d’être neutres, ces glissements sémantiques expriment, au contraire, on le sait, des changements dans la constitution de la réalité sociale. Lorsque nos prédécesseurs utilisaient le terme d’éducation, de préférence, à l’époque, à celui d’apprentissage arrimé aux entreprises (puisqu’un certain nombre d’entre elles possédait des écoles d’apprentissage, même si les établissements publics, eux-mêmes, se sont appelés centres d’apprentissage jusqu’en 1959), ils se situaient dans ce mouvement social et pédagogique se référant aux principes directeurs énoncés dans le plan Langevin-Wallon ; principes selon lesquels l’enseignement professionnel et technique devait intégrer une composante de culture générale parce que, selon eux, culture générale et maîtrise du métier devaient aller de pair afin que les travailleurs participent à l’héritage culturel de la nation et contribuent à l’enrichir. C’est dire l’intérêt de réflexions qui situent leurs objets dans la durée. Ce type d’approche rend en effet possible une forme de rupture avec l’évidence des choses, qui s’impose à nous lorsque nous restons prisonniers du présent immédiat, et nous met en mesure d’évaluer combien les notions avec lesquelles nous pensons sont dépendantes des cadres sociaux dans lesquels nous sommes immergés. On ne soulignera jamais assez combien les différents lieux où se mettaient en place des actions de formation continue ont été simultanément des lieux de réflexion et d’expérimentation pédagogiques qui ont donné naissance à des doctrines ensuite codifiées et étendues à la formation initiale, voire, d’une manière indirecte, à tous les segments de l’appareil scolaire et à l’université elle-même. Loin de résulter de lois abstraites obéissant à une quelconque nécessité (de rationalisation, de modernisation, etc.), les 14. A. Léon, professeur en sciences de l’éducation, a écrit divers ouvrages sur ce segment de l’appareil scolaire qu’il désigne toujours par le vocable « éducation technique » ou plus tard par « enseignement technique court » [LÉON, 1968].
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séries de changements relevés ici ont été produites par un ensemble d’actions collectives et individuelles. Les catégories d’agents, qui ont œuvré dans des lieux différents, se sont coordonnées grâce à un certain nombre de conventions en réseaux coopératifs et relativement stables dans le temps. La notion de monde, développée par Becker15, permet, ici, d’analyser d’une manière compréhensive et dynamique un ensemble de changements en cours rassemblés sous le terme de formation, qui sont autant de transformations dans l’appareil éducatif. Le développement de la formation continue dans les entreprises, l’organisation des processus de transition de l’école à l’emploi, la mise en place des modes de formation en alternance ont engendré un milieu qui, pour être hétérogène, tend à faire valoir que son activité sert l’intérêt général. Ce monde de la formation s’est, en trente années, développé en termes non seulement de dispositifs, de règles, d’acteurs, mais aussi de points de vue, de représentations qui ont imposé une conception instrumentale des actions éducatives dans leur ensemble. Cette conception inspire très directement les politiques de ces dernières décennies qui ont placé les préoccupations de l’emploi au cœur du système éducatif, sur des modes différents et avec des intensités inégales selon les segments qui le composent. Le caractère général de cette référence est énoncé dans la loi d’orientation de 198916, qui prescrit de conduire 100 % d’une classe d’âge au niveau V minimum. L’objectif ainsi attribué à l’appareil éducatif non seulement opère un déplacement de l’ordre scolaire à l’ordre des qualifications, mais pose le niveau V (mesuré par les diplômes professionnels CAP et 15. Nous utilisons la notion de monde social d’une manière beaucoup plus large que celle donnée par Becker pour qui « le monde social [est] défini comme un réseau d’acteurs coopérant dans l’accomplissement d’activités spécifiques », où les notions de coordination et de coopération sont omniprésentes, et où la dépendance n’est pas concevable hors d’un cadre d’interdépendances. De cette définition, nous ne retenons que l’idée de réseaux sociaux entre acteurs individuels et collectifs, mais non celle de relations d’interdépendance entre catégories d’acteurs qui exclut celles de dépendance, d’exploitation ou d’aliénation [BECKER, 1988]. 16. Loi n˚ 89-486 du 10 juin 1989.
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BEP) comme minimum. La spécificité de la qualification ouvrière (désormais subsumée sous l’appellation « niveau V ») s’est ainsi trouvée niée et présentée comme équivalente à une scolarisation nécessaire, à un moment donné, dans une société donnée. Formuler les politiques éducatives en termes de niveau de formation ou de qualification témoigne de cette volonté, toujours réaffirmée, d’établir des relations d’équivalence entre ces quatre registres différents de la réalité sociale que sont l’éducation, la formation, la qualification et l’emploi. Équivalences qui sont pourtant invalidées par les faits observés, les déclassements professionnels notamment, sur le marché du travail. Condition nécessaire, mais non suffisante, pour accéder à l’emploi, la formation ne garantit pourtant pas l’obtention d’une qualification lui correspondant en termes de niveaux. Celle-ci est définie, aujourd’hui comme il y a cinquante ans, sur les lieux de travail, au terme de rapports de force, et principalement à partir des qualités requises pour tenir les postes de travail. Donner à l’école des objectifs de qualification dénie cet ordre des choses et engendre illusions et désenchantement. Cette croyance en la formation s’est quelque peu affaiblie ces dernières années dans un contexte d’élévation généralisée d’une scolarisation prolongée. Le glissement progressif d’une gestion du personnel instituée en termes de qualifications négociées collectivement vers une gestion définie en termes de compétences validées au sein des entreprises peut être interprété comme une forme d’infléchissement des relations instituées au début des années 1960. Les débats qui ont cours aujourd’hui et les pratiques qui les accompagnent (comme la loi sur la validation des acquis de l’expérience, ou VAE) remettent en cause les conventions établies quarante ans plus tôt, conventions qui n’avaient pas été négociées avec les intéressés (les représentants du monde professionnel) et qui déniaient l’expérience parce que celle-ci ne pouvait, à l’époque, donner lieu à une définition générale. Les déplacements effectués en matière de relations entre l’éducation et le travail, ou la formation et l’emploi sont à l’origine de l’invasion de la notion de compétence dans tout l’espace public. Voyons ce qu’elle désigne et comment elle opère.
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Compétences et certifications Le modèle pédagogique des compétences représente peutêtre l’exemple le plus éloquent de ce changement de perspective pédagogique qui a progressivement pénétré l’institution scolaire depuis la publication de la « charte des programmes » en 199217, ensemble de principes directeurs selon lesquels les contenus d’enseignement de l’école primaire au lycée doivent être redéfinis ; dans ce texte, la notion de compétences est constamment sollicitée18. Ce modèle pédagogique revêt sa forme la plus accomplie dans les lycées professionnels, segment de l’appareil éducatif le plus proche de la formation continue, et corrélativement à l’institutionnalisation des relations entre l’école et l’entreprise. Les lycées professionnels ont été le lieu d’élaboration et d’expérimentation de la matrice des idées, méthodes, catégorisations et nomenclatures qui président, sous des formes variées, à l’énoncé des contenus d’enseignement, à leur programmation et à leur évaluation, si ce n’est à leur transmission. L’extension de ce modèle aux autres segments de l’école est indissociable des pratiques d’évaluation aujourd’hui généralisées [Bureau et Marchal, 2005]. Quelles que soient 17. « Le programme ne doit pas être un empilement de connaissances. […] Il doit à chaque niveau faire la liste des compétences exigibles impliquant l’acquisition de savoirs et savoir-faire correspondants. […] Le programme définit explicitement les compétences terminales exigibles en fin d’année, de cycle ou de formation et y associe les modalités correspondantes » [ROPÉ et TANGUY, 2000]. 18. Parmi ceux-ci, nous citerons les référentiels construits à l’initiative d’administrateurs de l’Éducation nationale, au sein d’instances tripartites, les CPC (commissions professionnelles consultatives), chargées de définir les diplômes. Cette méthode, qui s’appuie sur des définitions précises et utilise une terminologie fixée et des principes de classement systématisés, est présentée et revendiquée par ses adeptes comme scientifique, au sens positiviste du terme, parce qu’elle privilégie la description des savoirs ou des actions, la définition des relations qui existent entre eux et la mesure de leurs effets. De fait, tous les référentiels existants, référentiels d’emplois ou référentiels de diplômes, sont construits selon une même démarche qui fait l’objet, depuis le début des années 1980, d’une réglementation, sorte de discours sur la méthode qui codifie ce qui relevait antérieurement d’un empirisme circonstanciel. Cette réglementation prescrit que tout diplôme soit explicitement défini par un référentiel et que ce référentiel soit lui-même déduit du référentiel d’emploi auquel ce diplôme est supposé conduire [ibid.].
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leurs formes, elles s’accompagnent toutes de la mise en place de dispositifs techniques, de procédures de catégorisation, de nomenclatures et de classements construits sur le même modèle, à partir d’un découpage entre les domaines des savoirs et des savoir-faire. Les carnets d’évaluation introduits, en 1990, dans l’enseignement primaire, en même temps que la division de ce cursus en cycles, ne comportaient pas moins de cinquante items pour chaque cycle. Pratiques qui commencent à être introduites dans l’université dans le cadre de la mise en place du LMD (licence, master, doctorat) afin de faciliter la circulation des étudiants en Europe, de permettre ainsi une comparaison et d’établir des équivalences dans la perspective des ECTS (European Credits Transfer System). Toutes les grilles d’évaluation poursuivent la même préoccupation : procéder à partir de critères objectivés et mesurer la capacité à faire une opération ou une tâche déterminée dans une situation donnée. Loin de se réduire à leurs seuls caractères techniques, ces pratiques génèrent d’autres cadres de perception de l’acte éducatif et d’autres modèles cognitifs. La prévalence donnée à la méthodologie est supposée être un gage de scientificité, d’efficacité et aussi d’équité. La rationalisation ainsi recherchée, d’ordre éminemment instrumental, fondée sur l’idée d’évaluation des acquisitions dans des situations données au moyen de la notion d’« être capable de », grâce à des outils qui permettent de les vérifier, a trouvé une application extensive dans le monde des entreprises qui s’emploient à délivrer leurs propres certifications. Les nouvelles formes de certifications, instituées depuis le milieu des années 1990, appelées certificats de qualifications professionnelles (CQP), délivrées par les commissions paritaires de l’emploi, sont construites à partir de cette méthode des référentiels. Ici comme là, il s’agit de valider les capacités d’accomplir des tâches données dans des situations données. Les changements en cours, en matière de certification, proviennent, pour l’essentiel, d’initiatives du monde de la formation et restent apparemment méconnus des sociologues de l’éducation. La loi de modernisation sociale (2002), qui entérine de nouveaux modes de certification, représente pourtant un véritable basculement des institutions et des pratiques instaurées depuis
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plus d’un demi-siècle en termes de lieux, d’instances, d’acteurs, de pratiques, telles que celles de validation des acquis de l’expérience [Brucy, 2000]. Certes, ces questions font aujourd’hui débat et sont l’objet d’études, mais la majorité d’entre elles visent plutôt à accompagner la mise en place des dispositifs et procédures nécessaires à leur réalisation plutôt qu’à analyser la portée et les significations des déplacements qui s’opèrent ainsi, d’une manière progressive, des institutions publiques vers des institutions dont les statuts restent à caractériser. La centralité attribuée à la notion de compétence dans le système de formation devient plus intelligible dès lors qu’on observe l’usage de cette même notion et des changements qu’elle véhicule dans les entreprises. Depuis la fin des années 1980, des transformations parallèles se réalisent dans les grandes entreprises en matière d’affectation, de classification, de promotion et de rémunération, rassemblées elles aussi sous l’étiquette de compétence. La gestion par les compétences se réalise là aussi au moyen de référentiels construits selon la même logique que pour ceux utilisés dans l’enseignement technique et professionnel, et à partir des mêmes catégories de savoirs, savoir-faire et savoirêtre dont la possession se mesure toujours en termes d’« être capable ». Les compétences, ainsi définies comme des savoirfaire validés, sont considérées comme des propriétés instables qui doivent toujours être soumises à objectivation et validation dans et hors de l’exercice du travail. La diffusion de cette notion dans les différentes sphères de la société a pour corollaire son traitement par diverses sciences sociales et humaines, l’économie, le droit, l’ergonomie, et non plus seulement la sociologie et la psychologie [Dupray, Guitton, Monchâtre, 2003]. Mais, alors que tous les discours sociaux proclament la nécessité, pour tout individu, d’acquérir les qualités requises pour répondre aux impératifs d’adaptabilité, de mobilité d’une « économie de la connaissance », les moyens mis en œuvre pour évaluer les élèves ou les salariés, aujourd’hui comme hier, s’appliquent à apprécier et classer leurs performances à un moment donné, et non pas « leurs capacités d’adaptation à toutes les faces de l’activité humaine », comme le disait P. Naville il y a plus de cinquante ans [Naville,
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1945]. Idée que l’économiste Amartya Sen reprend en d’autres termes dans sa réflexion sur les inégalités [Sen, 2000]. Une offre de formation individualisée La professionnalisation de l’enseignement supérieur est un autre exemple non moins significatif des changements inspirés des conceptions expérimentées dans le monde de la formation. La réforme des études supérieures nommée LMD à partir des trois diplômes qui certifient les différentes étapes d’un parcours universitaire (licence, master et doctorat) en est un autre. Souvent énoncée en chiffres qui mesurent la durée de ces étapes, trois, cinq, huit (années), elle est justifiée par la nécessité d’harmoniser les cursus universitaires européens. Pour ce faire, un système de mesure des études a été mis en place, les ECTS (European Credits Transfert System), qui est supposé permettre la mobilité d’un pays à l’autre. Les particularités nationales (de contenus d’enseignement mais aussi d’organisation des filières) se trouvent ainsi subsumées dans des catégories générales, celle du temps qui permet d’établir facilement des comparaisons et des équivalences entre des réalités a priori incomparables. Autrement dit, cette réforme procède de la même logique technique et instrumentale qui a présidé à la fabrication de la nomenclature des niveaux de formation au sein du Plan. Ici comme là, les taxinomies instituées et les quantifications qu’elles permettent autorisent un rassemblement de modes d’enseignement aussi éloignés les uns des autres que ceux délivrés dans les universités ou par l’enseignement à distance, qui est explicitement préconisé dans le décret LMD19. Cette réforme de l’offre de formation dans l’enseignement supérieur emprunte et consacre ce fondement de la doctrine de la formation permanente : un parcours individualisé, composé de modules qui s’agencent au gré du choix des individus (ou des circonstances) et qui sont validées 19. Le programme e-learning de la Commission européenne, qui entend favoriser l’« interconnexion des espaces et campus virtuels, la mise en réseau des universités, écoles, centres de formation et au-delà des centres de ressources culturelles », communication de la Commission e-learning, Penser l’éducation de demain, 24 mai 2000.
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en unités sommables. Fait nouveau, qui mérite d’être souligné, les cursus universitaires définis à partir de corpus de savoirs disciplinaires, par les producteurs de ces savoirs eux-mêmes, les enseignants chercheurs, sont démembrés au profit de modules considérés comme des unités interchangeables sans considération des effets possibles sur les apprentissages intellectuels. La standardisation de ces formations pédagogiques pour toutes les disciplines et sur tous les territoires (comme si l’offre y était équivalente) présuppose, en face, un acteur rationnel, doté d’une conscience calculatrice, capable d’adopter une stratégie appropriée à la situation dans laquelle il se trouve. Discutable lorsqu’il s’applique à un individu engagé dans une vie professionnelle et usager de la formation permanente, ce raisonnement devient totalement abstrait appliqué aux étudiants commençant des études supérieures. La standardisation et la simplification de ce type d’organisation occultent ses orientations instrumentales qui s’imposent avec plus ou moins de force selon les ressources économiques et culturelles de l’individu. Faits non moins nouveaux, les modalités de décision et de mise en application de cette réforme sont imposées par des procédures sans débat national préalable. Promue par des directives ministérielles, relayées par les présidents d’universités, cette réforme s’implante dans l’urgence par transactions et ajustements entre les enseignants, afin de conserver des positions acquises. Le débat pédagogique ou, en l’occurrence, politique sur le sens des changements ainsi opérés a laissé place à un pragmatisme de circonstance. Pour clore, nous dirons que toutes les transformations évoquées affectent, d’une manière ou d’une autre, l’appareil scolaire dans ses fondements historiques, en réduisant notamment l’autonomie qu’il avait acquise.
RENVERSEMENT ET REFONTE ? Au moment où l’accès à la formation tout au long de la vie est proclamé comme un droit individuel, en France, et susceptible de le devenir dans la majorité des sociétés de l’Union
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européenne, le retour sur un passé récent éclaire certaines zones laissées dans l’ombre par le débat public. Partageant le point de vue de l’historien Marc Bloch, nous proposons d’examiner une hypothèse, dont la démonstration ne peut être totalement administrée à ce jour : la mise en place de la formation et les propriétés qui lui ont été conférées ne peuvent-elles pas, par certains aspects, être comparées à la création de l’école obligatoire et au développement de la scolarisation à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ? Certes, et nous le soulignons, ces homologies sont le résultat de processus et de chaînes de relations très différents : ils doivent à ce titre faire l’objet d’études empiriques susceptibles de faire ressortir les spécificités respectives. Mais il nous paraît primordial de ne pas perdre de vue le « parallélisme des transformations sociales », car l’une des tâches des sciences sociales consiste à mettre en évidence « l’orientation commune à toutes les transformations des relations humaines, non seulement dans une sphère particulière mais dans toutes les sphères […] bien que nous ne disposions pas toujours des outils conceptuels nécessaires pour le faire » [Elias, 1970]. L’éducation et la formation ont été construites comme des instruments et des piliers d’un changement d’ordre social d’envergure mais d’orientation différente. L’éducation a été pensée comme le vecteur d’un futur à faire advenir par le registre politique, tandis que la formation est, depuis ses débuts, plus fortement arrimée au registre économique. Le glissement sémantique de la notion d’éducation à celle de formation recouvre, entre autres choses, la différence de statut occupé par ces deux domaines d’activité qui s’adressent à des publics différents définis par leur position dans le cycle de la vie. L’éducation ainsi que le lieu où elle s’accomplit, l’école, se sont constitués, en France, au terme de conflits politiques qui lui ont imprimé des marques de neutralité et laïcité, lesquels sont toujours objet de mobilisations sociales pour défendre des points de vue contre d’autres. La formation est une activité où se fait l’accord, où la coopération entre acteurs se réalise sans heurts importants. Cet accord s’est construit, partiellement, dans le malentendu mais aussi dans une acception de l’intérêt
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général associée à la définition d’une économie compétitive, d’une modernisation de la société, de la mise en place d’institutions de participation et de dialogue social dans un contexte de recherche de réduction des conflits sociaux et politiques. À la différence de l’école qui a été une affaire d’État, la formation a progressivement été élaborée comme l’affaire des « partenaires sociaux », mais sous l’impulsion et le contrôle constants de l’État. Sans pouvoir, ici, brosser un tableau comparatif de ces deux institutions qui reposerait sur des argumentations éprouvées, faute de recherches empiriques disponibles, nous nous limiterons à repérer quelques dimensions potentiellement significatives. L’organisation de l’école élémentaire avec sa juridiction, qui répartissait les tâches entre l’État, les départements et les communes, avec la mise en place d’un corps d’inspection et l’unification des programmes et des méthodes, remonte aux années 1830-1840. Les thèmes, aujourd’hui débattus, de la décentralisation, de la liberté d’enseignement, de la manière de gérer l’action pédagogique et d’inciter les enseignants à engager certaines rénovations ont fait l’objet d’âpres luttes tout au long du XIXe siècle. L’organisation scolaire alors adoptée s’est plus ou moins maintenue au prix d’adaptations réalisées par les grandes réformes qui jalonnent, notamment, l’entre-deux-guerres et l’après-Seconde Guerre mondiale. Cette école (primaire et secondaire) fut, en réalité, l’application d’un programme politique, celui de la République [Nique, 1990]. Programme qui exigea une forte mobilisation des hommes politiques mais aussi des nouveaux corps enseignants constitués, instituteurs, professeurs, inspecteurs et universitaires chargés d’enseigner la science de l’éducation à l’université, comme l’a montré J. Gautherin [2002]. La troisième République « pédagogisait » la France, selon l’expression de Pécaut citée par cette auteure. Ces mobilisation et fédération autour d’un programme politique qui impliquait un engagement dans une mission dont les acteurs avaient une conscience aiguë évoquent le mouvement social pour la formation permanente dont nous avons dessiné les contours, bien que celui-ci soit resté très en deçà du premier. Mais les différentes catégories d’élites qui ont milité pour cette
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nouvelle donne l’ont fait dans des lieux variés, en vue de finalités diverses et parfois éloignées. Les mobilisations qu’ils ont impulsées, orientées, dirigées ont pu converger autour de quelques idées générales, telles que celles de « modernisation », de participation, et revêtir des sens différents selon qu’il s’agissait d’institutions de promotion sociale, d’associations de directeurs de personnel dans les entreprises ou d’élites de l’administration étatique. Convergences et équivoques qui ont permis, dans une conjoncture historique donnée, celle d’après le conflit social de 196820, l’édiction d’une loi qui institue un droit de la formation, ou plutôt les fondations de ce droit inscrit dans le code du travail et non dans celui de l’éducation, par exemple. Pour clore momentanément, nous dirons que la formation tend à prendre une place centrale dans la société française d’aujourd’hui. À la fois instrument de réformes en profondeur dans le monde du travail, inspiratrice des transformations dans l’appareil éducatif et lieu de production des changements en matière de rapports entre gouvernants et gouvernés, et, plus généralement, comme nous le montrerons dans le dernier chapitre, de mode de gouvernement. Sur toutes ces dimensions, elle s’oppose à l’éducation promue par les républicains au XIXe siècle comme pilier de la construction d’un nouvel ordre politique et d’unification nationale. Laissant ouverte cette question d’interprétation des changements transversaux en cours dans notre société, nous soulignerons certains faits, eux, parfaitement établis. La formation permanente, promue comme un bien collectif et un instrument de réformes, se révèle avoir été un principe actif de rationalisation et de modernisation des entreprises, recherchées par les décideurs économiques et politiques. Mais, aujourd’hui, elle ne 20. Le paradoxe de l’instauration d’une loi sur la formation continue, au lendemain d’un conflit social sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, né dans les universités et porteur d’une critique radicale du système éducatif, n’a guère retenu l’attention des observateurs. Ce déplacement de lieu, de l’école vers la formation des adultes, traduit, entre autres choses, la force acquise par les réformateurs pour utiliser une situation conflictuelle, sans réponses adaptées aux questions posées, pour faire aboutir leurs projets. Cet aspect de l’avènement de la loi de 1971 reste à étudier.
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peut être dissociée de son revers : les changements dans les rapports salariaux se traduisent par une intensification de la vulnérabilité des salariés sur le marché du travail, où la sélection entre les différentes catégories de population, jeunes ou plus âgées, hommes ou femmes, ouvriers ou employés ou cadres, s’effectue au nom de la formation sous ses différentes formes, le diplôme, les certifications professionnelles, les validations de compétences, etc. Cette actualisation était, on l’a dit, virtuellement contenue dans le mode de construction de cette catégorie d’activité, des institutions qui l’ont encadrée et dans la loi qui l’a inscrite dans le code du travail. À aucun moment, les artisans de cette « invention » n’ont œuvré pour attacher au droit à la formation sa reconnaissance dans les grilles de qualifications et le classement professionnel. Non seulement la formation continue s’avère plus inégalitaire que la formation initiale21, mais elle reste étrangère aux cadres de perception de la fraction des salariés les plus démunis sur le marché de l’emploi. Le glissement de la notion d’éducation vers celle de formation traduit l’instrumentalisation accrue dont l’institution scolaire est l’objet. Il minore les autres fonctions que remplit tout système éducatif : socialisation des nouvelles générations à la citoyenneté notamment, transmission des savoirs et de la culture, préparation des individus à tenir une place dans la division sociale et technique du travail, etc. Celles-ci s’ordonnent suivant une hiérarchie variable selon les moments de l’histoire. Les tensions inhérentes à leur ordonnancement font l’objet de disputes récurrentes. L’infléchissement d’orientation aujourd’hui manifeste était préconisé voici près de quarante ans par l’OCDE. Il fut alors qualifié de « catastrophe » par le sociologue allemand Darhrendorf, qui rappelait que le système éducatif doit être avant tout un « lieu où s’élabore la rationalité cognitive d’une société moderne » [Krais, 1995].
21. Elle entérine les inégalités manifestes à la sortie de l’école et les approfondit puisque les taux d’accès des cadres à la formation continue sont bien supérieurs à ceux des ouvriers non qualifiés.
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L’exacerbation du rôle accordé à la formation, pour résoudre les problèmes de compétitivité économique, d’emploi, de cohésion sociale, dans les discours sociaux et politiques, la fait exister en pratique mais aussi dans les discours savants comme facteur explicatif. La majorité des études menées aujourd’hui dans ce domaine font apparaître la formation comme condition première d’accès à l’emploi, en occultant les rapports sociaux qui président à cette relation entre titres et places. Les inégalités sociales apparaissent ainsi résulter des inégalités scolaires converties en inégalités de formation. Inversion de schémas de pensée qui abandonnent toute référence à des changements structurels et laissent accréditer l’idéologie d’individus responsables de leur situation. Les théories de l’acteur, dans lesquelles la formation s’est insérée, ont pénétré toutes les sphères de la société et ont nourri la négation de l’omniprésence des effets de classe dans la société française, que les sociologues de l’éducation, avec P. Bourdieu et J.-C. Passeron, avaient réussi à repousser [Chapoulie et al., 2005].
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Entre autonomie et intégration, la formation syndicale à l’université (1955-1980)
Lucie Tanguy
Inclure la formation syndicale dans une genèse de la formation permanente paraît à première vue une confusion de genre qui touche à l’hérésie. La formation syndicale ne présente, il est vrai, aucune sorte de parenté avec la notion de formation telle qu’elle est communément admise aujourd’hui : la formation professionnelle continue. Historiens et sociologues ont pour règle de méthode de rompre avec la définition institutionnelle qui est un point d’aboutissement qui ne laisse plus voir d’autres réalisations : celles mises à l’écart et celles initialement envisagées qui n’ont pu se développer. L’implantation d’une formation destinée aux responsables des trois grandes confédérations syndicales (CGT, CFDT, CGT-FO) dans l’université s’avère pourtant, à l’examen, prendre place dans ce vaste mouvement social pour une formation, vecteur de réformes sociales, qui vient d’être décrit. Tel est le point de vue qui sous-tend ce chapitre. Pour le justifier, il nous faut esquisser, au moins sommairement, les cadres sociaux et politiques dans lesquels cette innovation s’accomplit. Elle ne se réalise pas sur un terrain vierge. La formation syndicale a été initiée par le mouvement ouvrier lui-même. Les syndicats ont été les premiers à impulser
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des actions destinées à diffuser doctrines et stratégies en leur sein afin d’affermir leur cohésion. En atteste la création du Centre confédéral d’éducation ouvrière (CCEO) en 1932 par la CGT et des Écoles normales ouvrières par la CFTC, à partir de 1925. Les pratiques mises en place à cet effet se sont progressivement cristallisées et ont donné lieu à des règles et des normes qui sont transmises dans des dispositifs particuliers. La formation, ou plutôt l’éducation ouvrière (mot originellement utilisé) est ainsi devenue une activité spécialisée qui s’accomplit dans les écoles syndicales. Elle s’est développée après la Seconde Guerre mondiale pour offrir à un public élargi des cursus de formation gradués. L’action des organisations syndicales a, ensuite, été consacrée et élargie par l’édiction des lois qui reconnaissent un droit à la formation pour les travailleurs exerçant une responsabilité syndicale ou se destinant à le faire. Les lois du 23 juillet 1957, instaurant le congé d’éducation ouvrière, d’une part, et du 28 décembre 1959, « tendant à favoriser la formation économique et sociale des travailleurs appelés à exercer des responsabilités syndicales », d’autre part, ont constitué les cadres juridiques et politiques que les syndicats ont utilisés pour affirmer leur pouvoir face à l’État1. La création du premier Institut du travail, en 1955, a précédé, elle aussi, la reconnaissance d’un droit à la formation syndicale et contribué, nous l’avons montré ailleurs, à son avènement [Tanguy, 2006]. Marcel David, lui-même, principal fondateur de ces instituts, s’est efforcé de définir la formation qu’il inventait par différence avec les formes déjà établies, l’éducation des adultes, l’éducation populaire, l’éducation permanente et bien sûr avec la formation professionnelle continue. En les définissant comme des lieux de formation supérieure des syndicats, il leur conféra leur identité. La formation syndicale implantée dans l’université à la fin des années 1950 peut être vue comme une expérience de démocratisation du savoir, qui 1. Loi n° 57-821 du 23 juillet 1957, « Loi accordant des congés non rémunérés aux travailleurs en vue de favoriser l’éducation ouvrière » ; loi n° 5961481 du 28 décembre 1959 « tendant à favoriser la formation économique et sociale des travailleurs appelés à exercer des responsabilités syndicales ».
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tentait d’établir des liens entre pensée et action politique mais d’une manière très différente de celle adoptée, dans ces mêmes années, par des intellectuels convaincus que l’accès à la connaissance pourrait bouleverser le monde. Cette formule expérimentée à l’université de Strasbourg a ensuite été diffusée sur tout le territoire. On dénombre aujourd’hui onze instituts, dont deux sont nationaux et les autres régionaux. Ils ont participé au mouvement d’institutionnalisation de la formation syndicale. Leurs actions se sont déployées parallèlement à celles impulsées par le ministère du Travail, corrélativement à un train de réformes en faveur du monde du travail effectuées dans les années 1950-1960. D’orientations très différentes, les unes et les autres visaient à constituer les syndicats en interlocuteurs responsables dans l’accomplissement des nouvelles fonctions qui leur étaient conférées : participation à des activités de représentation ou à des responsabilités au sein des organismes tels que la Sécurité sociale, les conseils d’administration des entreprises nationalisées, les comités d’entreprise, etc. Examinée sous ces deux faces, l’institutionnalisation de la formation syndicale apparaît éminemment ambivalente, comme nous allons le voir. Nous rappellerons d’abord comment elle a été considérée par le ministère du Travail et les dirigeants politiques, comme un instrument d’intégration des organisations syndicales, cherchant à les détacher du terrain revendicatif pour les inscrire dans des institutions sociales et les faire adhérer à une politique de participation. Nous retracerons ensuite les processus de création des Instituts du travail et mettrons en scène leurs fondateurs, des universitaires, au premier rang desquels Marcel David, professeur de droit, qui se sont présentés comme des missionnaires de la cause syndicale. Puis, nous exposerons les principes organisationnels sur lesquels repose cette institution ainsi que les caractéristiques de la pédagogie qui s’y est développée sous l’autorité conjuguée des universitaires et des syndicats. Nous soulignerons enfin le caractère équivoque des convergences d’actions qui ont fait advenir ces instituts : l’élaboration de politiques de participation sociale d’une part et l’affirmation
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d’une autonomie syndicale d’autre part. Ce caractère équivoque est inhérent à la notion de formation, qui a subsumé des acceptions fort différentes, pour finalement revêtir les attributs d’un bien commun, terme dont nous avons noté antérieurement les connotations religieuses.
ASSOCIER LES SYNDICATS À LA MODERNISATION DE LA FRANCE (1950) Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’accroissement de la productivité économique est, nous l’avons dit, un impératif qui s’impose autant aux dirigeants politiques qu’aux dirigeants et aux personnels des entreprises. La bataille pour la productivité est, on l’a vu, engagée dès 1945 par des hommes d’État comme Jean Monnet, et des institutions sont mises en place à cet effet : le Comité national de productivité (CNP) en 1950, où les syndicats sont représentés, l’Association française pour la productivité (AFAP), qui reçoit des fonds importants pour organiser des missions de productivité aux États-Unis, et en 1953 le Commissariat général à la productivité (CGP). Une véritable mobilisation est alors lancée au moyen de multiples actions, allant de la législation au changement des comportements et des attitudes au travail, qui présentent l’accroissement de la productivité comme une « panacée ». A posteriori, elles ont été comparées à des « croisades » destinées à « gagner les larges masses » à cette politique. L’accent, alors mis sur l’importance du « facteur humain » (soit concrètement sur « les relations humaines, l’intéressement des salariés, la psychotechnique, la psychosociologie… »), donnait une représentation presque exclusivement psychologique de la productivité, et la formule « la productivité est un état d’esprit » (répétée à satiété) aboutissait à développer une mystique qui n’a pas été sans provoquer quelques mécomptes2. 2. Cette critique de la politique de productivité, mise en œuvre dans les années 1950, est extraite du « Programme d’études et de recherches de productivité présenté par la Commission productivité du 4 e Plan d’équipement », 27 pages. AN 760121, art. 64.
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Le ministère du Travail a très vite pris place dans cette campagne et d’une manière propre à créer un « climat de productivité », en organisant des missions sur les problèmes humains et sociaux s’adressant les unes exclusivement aux syndicats, les autres, plus rares, aux organisations ouvrières et patronales réunies. Il entendait ainsi lever les entraves mises à la mobilisation collective pour atteindre les objectifs économiques recherchés par le climat de luttes sociales particulièrement intenses au cours de la décennie 1945-1955. Il soulignait, dès 1952, la nécessité de réunir au sein des « missions » des représentants syndicaux, des techniciens, des psychotechniciens, médecins, experts et représentants de l’administration. Le programme arrêté pour cette année-là prévoit 18 missions et 234 participants, et se classe, par ces chiffres, juste après celui du ministère de l’Industrie qui, lui, prévoit 56 missions avec un total de 645 participants3. L’action du ministère du Travail est, de fait, dans une très large mesure orientée par l’attention accordée aux organisations syndicales ouvrières « dont le rôle est d’une importance capitale au point de vue social et politique pour promouvoir l’esprit de productivité ». La formation ouvrière représente un chapitre essentiel de cette action, puisque l’accord de coopération économique prévoit, dès 1952, l’attribution d’un crédit de 1,1 million de dollars « sur les 30 millions de dollars accordés à l’ensemble du programme productivité du gouvernement français pour cette année4 ». L’initiative de ces formations peut revenir aux syndicats mais leur contrôle, leur financement et leur réalisation appartiennent au ministère du Travail. Les accords d’assistance technique américaine au gouvernement français stipulaient, il est vrai, explicitement l’intéressement des syndicats ouvriers aux programmes de productivité.
3. AN 760121, art. 117. La majorité des études consacrées à la productivité et aux missions du même nom portent sur celles organisées par le ministère de l’Industrie [Barjot, 2000 ; Barjot et Réveillard, 2002]. 4. À titre de comparaison, on notera que le crédit de formation accordé à la formation et au perfectionnement des directeurs et cadres d’entreprise, dans le même accord, est de 0,713 million de francs, AN 760121, art. 73.
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Cette attente rencontre la volonté du ministre du Travail qu’est Paul Bacon, en exercice de 1950 à 1962, dont le nom est attaché à la mise en place de la Sécurité sociale et à la politique de participation. Ancien jociste, très lié à la CFTC, élu député MRP, il partage cette conviction des organisations catholiques que la formation est le meilleur vecteur des transformations sociales à instaurer dans le cadre d’un régime politique libéral [Béthouart, 1999]. Il apparaît aujourd’hui comme un de ces grands réformateurs de la France d’après-guerre qui a promu, avec d’autres, et dans un contexte historique favorable, un ensemble de réformes sociales en faveur du monde du travail. Il a utilisé le programme de productivité pour tenter d’introduire un régime de relations professionnelles où la coopération entre ouvriers et employeurs se substitue à leur confrontation. Les missions organisées en direction des syndicats, dits libres (CGT-FO, CFTC et CGC), visent à leur faire découvrir la puissance du mouvement ouvrier dont les directions sont formées dans les mêmes établissements d’enseignement que ceux des cadres d’entreprise et des spécialistes des sciences sociales. L’organisation et le fonctionnement de ces syndicats, assistés de bureaux d’études, sont montrés comme autant de facteurs qui instituent des conventions collectives en « véritables codes de rapports entre employeurs et salariés dans les entreprises5 ». Des missions à caractère plus technique, comme la formation de comptables syndicalistes par exemple, visent, elles, l’acquisition de techniques et de dispositions à participer aux organismes de consultation dans les entreprises. Car, est-il répété, il ne s’agit pas de former des techniciens ou des experts proprement dits mais de « les [syndicalistes] placer à la hauteur des discussions qu’ils doivent avoir avec les chefs d’entreprise6 ». Parallèlement à ces missions aux États-Unis, le ministère du Travail attribue des subventions aux confédérations syndicales pour assurer la formation de leurs militants et pour créer des bureaux d’études qui les assistent sur le plan de l’information et de l’analyse. CFTC, CGT-FO, CGC ont bénéficié de ces subsides 5. AN 760121, art. 122. 6. AN 760121, art. 65.
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octroyés par le plan Marshall. La CGT en a été exclue pour refus de participer à la politique de productivité. À côté de cette aide accordée aux syndicats représentatifs (au sens alors donné à ce terme), le ministère du Travail participe à la création et au financement d’organismes spécialisés dans l’étude des questions de productivité, en rapport avec les relations de travail dans les entreprises, parmi lesquels : le CIERP (Centre intersyndical d’études et de recherches de productivité), créé en 1951 au retour d’une mission interprofessionnelle d’étude aux États-Unis, le BIEIC (Bureau intersyndical d’études de l’industrie cotonnière), devenu BIEIT (Bureau intersyndical d’études de l’industrie textile), le CADIPPE (Comité d’action pour le développement de l’intéressement du personnel à la productivité des entreprises)7. Les diverses actions menées par ce ministère, durant les années 1950, en direction du monde du travail et notoirement en direction des syndicats ont, en pratique, défini l’éducation ouvrière comme un élément nécessaire à une politique économique tournée vers l’accroissement de la productivité mais aussi à une politique de participation sociale. Les lois de 1957 et de 1959 apparaissent ainsi résulter d’un consensus puisqu’elles consacraient, de fait, des pratiques en cours en les élargissant. Tous les indicateurs de mesure des actions menées dans le cadre de la politique de productivité placent celles du ministère du Travail loin derrière celles du ministère de l’Industrie et de l’Énergie8. Mais ces mesures ne peuvent rendre compte des effets durables que ces actions ont imprimés aux relations sociales du travail et singulièrement aux relations entre État et syndicats en France. Ainsi, lorsque les crédits de 7. Cet aspect de l’action du ministère du Travail est plus longuement étudié par Paula Cristofalo dans le cadre d’une thèse en cours sur « Syndicalisme et expertise » à l’université Paris-X-Nanterre. 8. D’une enquête lancée par l’AFAP en 1952, il résulte que le ministère de l’Industrie et de l’Énergie a organisé 35 % des missions groupant 41 % des participants, alors que le ministère du Travail et de la Sécurité sociale a, à la même date, organisé 10 % des missions qui ont regroupé 12 % des participants, Actions et problèmes de productivité. Premier rapport du CNP, 1950-1953, p. 57-61.
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l’assistance américaine ont pris fin, en 1960, le ministère du Travail s’était doté d’une autorité lui permettant d’imposer aux organisations professionnelles patronales les règles éprouvées durant la décennie précédente et d’assurer le relais des financements accordés aux organismes de formation, d’études ou de recherches syndicales. À la fin des années 1960, la mise en application du droit à la formation sociale et économique se présente comme une de ces innovations qui résultent de nombreuses « convergences équivoques » dont l’histoire est faite [Rosanvallon, 2004] : un droit dont les syndicats peuvent revendiquer la paternité au même titre que les réformateurs politiques d’après-guerre qui y voyaient un moyen de tempérer la radicalité de l’action collective. Les uns et les autres ont tenté d’utiliser ce droit à des fins sociales plus générales. Le ministère du Travail a considéré la formation syndicale comme un instrument d’intégration de ces organisations en les détachant du terrain revendicatif pour les inscrire dans les institutions sociales et les faire adhérer à une politique de participation. Les syndicats s’en sont servis pour développer leur autonomie sur des modes spécifiques revendiqués par chacun d’eux : la CFDT pour acquérir les compétences nécessaires à sa participation dans les instances paritaires, et la CGT pour étendre sa capacité d’encadrement idéologique de la classe ouvrière9. Audelà de ces différences d’orientation, les syndicats ont conjugué leurs actions pour faire reconnaître leur vocation naturelle à occuper le premier rang dans cet espace éducatif, à définir celle des instituts du travail en deuxième place, à éliminer toutes les organisations ne respectant pas les règles et les positions acquises. Au terme de cette mobilisation, la coalition syndicale est parvenue à contrôler l’exercice de la formation sociale et économique des travailleurs et son financement dans les limites du budget accordé.
9. Les archives consultées ne contiennent pas de documents relatifs à des situations permettant d’observer aussi nettement la position de la CGT-FO.
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LA CRÉATION DES INSTITUTS DU TRAVAIL La création des instituts du travail représente, de toute évidence, une innovation majeure à une époque où des barrières quasi étanches séparent le monde universitaire et le monde du travail. La très grande majorité des acteurs impliqués, directement ou non, dans cette innovation participaient à ce projet collectif d’édifier une société où la démocratie ne s’exercerait plus seulement dans la cité mais s’étendrait à l’entreprise. L’inscription d’une formation ouvrière dans l’université est un aspect de l’œuvre sociale accomplie dans le sillage de la Résistance qui, selon Paul Bacon, se résume « par l’unanimité de la Libération qui n’est qu’éphémère mais qui explique tout. Au départ, on tenait tous à la même chose, les lois sont prêtes depuis plusieurs mois qui ont permis de faire voter telle loi par Croizat, telle autre par Mayer » [Béthouart, 1999, p. 85-87]. Les positions syndicales à l’égard de cette initiative qui rencontrait pourtant leurs attentes restèrent elles aussi éminemment ambivalentes. M. David, principal fondateur de cette institution, a longuement rapporté les attitudes de méfiance, puis de réserve et enfin d’adhésion hésitante des confédérations ouvrières au projet de formation universitaire qu’il élaborait à leur intention. La CFTC10 était acquise à ce projet présenté par un intellectuel chrétien dont elle connaissait l’engagement auprès des comités d’entreprise en Alsace et qui, plus généralement, intégrait déjà la formation dans sa doctrine. Mais la CGT et la CGT-FO lui manifestaient cette prévention qu’elles entretenaient envers toute initiative extérieure prise « pour leur bien ». La création des instituts du travail à des fins d’éducation ouvrière supérieure prend ses racines dans cet ample mouvement de réformes qui caractérise ce quart de siècle d’après-guerre. Elle a, en effet, été soutenue par un ensemble de réformateurs qui 10. En 1964, la CFDT, issue d’une âpre lutte de déconfessionnalisation menée au sein de la CFTC, se présente comme seule légitime [GEORGI, 1995]. La minorité qui s’y est opposée conserve le nom de CFTC et revendique depuis son droit d’accès aux Instituts du travail.
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voyaient dans cette institution en devenir un moyen d’intégration du syndicalisme et de la classe ouvrière, dans le régime de participation sociale qu’ils préconisaient. Le soutien actif apporté par le Bureau international du travail (BIT), assorti de réserves sur l’orientation donnée à la formation ouvrière, en est une illustration. Rappelons que cet organisme a été créé contre un ordre révolutionnaire possible après la Première Guerre mondiale par différents protagonistes, émanant les uns du monde syndical réformiste et les autres des États impliqués dans la conférence de Versailles. Tous combattaient le même ennemi, le socialisme révolutionnaire, pour lui opposer une démocratie et des méthodes réformatrices [Bonvin, 1998]. Dès sa création en 1919, l’OIT (Organisation internationale du travail) inscrit dans sa Constitution une obligation de tâches éducatives, sous trois formes principales : la formation professionnelle, le perfectionnement des cadres dirigeants d’entreprise et l’éducation ouvrière qui vise à développer dans les « classes laborieuses » les capacités nécessaires pour leur permettre de participer aux réformes sociales. En 1956, elle met en place un programme d’éducation ouvrière qui comprend un ensemble d’actions allant de l’organisation de séminaires, de colloques, d’envois d’experts pour former des instructeurs à l’octroi d’allocations d’études, la fabrication et la diffusion de manuels, ainsi qu’à la poursuite de travaux de recherche, etc. Cette préoccupation était présente dès 1922, puisque la Revue internationale du travail lui consacre une rubrique régulière sous le titre « Éducation ouvrière ». Un train de réformes sociales du travail La création des instituts du travail se réalise également dans une période qui, par maints aspects, peut être considérée comme capitale pour la vie politique française. Elle enregistre, en effet, un train de réformes en faveur du monde du travail, parmi lesquelles le système de protection sociale et de relations du travail qui caractérisent ce pays. Certes, les grandes transformations consécutives à la Libération résultent, pour une large part, de l’action et de la pression du Parti communiste, du
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général de Gaulle mais aussi des gouvernements dits de « troisième force » où des syndicalistes chrétiens ont fait aboutir des projets de réformes préparés dans la Résistance. Ces acteurs ont, selon B. Béthouart, laissé des empreintes de leur action, pourtant de courte durée, dans l’édifice juridique qui dessine la condition ouvrière de ces années d’effervescence. L’une des figures symboliques de cette composante sociale et politique qui joue un rôle majeur sur la scène publique est sans doute Paul Bacon, qui a soutenu activement l’édification des instituts du travail. La trajectoire de Paul Bacon incarne les principaux traits propres aux syndicalistes chrétiens qui accèdent aux fonctions politiques dans la décennie d’après-guerre : toutes sont scandées par leurs passages dans l’action catholique, le plus souvent à la JOC (Jeunesse ouvrière catholique), à la CFTC et dans la Résistance. La JOC, qui s’est constituée à la fois comme un corps représentatif, une école et une offre de services, joue un rôle décisif dans la socialisation des jeunes issus, pour la majorité, de milieux populaires. C’est en son sein que tous apprennent à raisonner et à agir ensuite selon la « méthode des cas », commune aux organisations catholiques. Ces modèles de trajectoires et les socialisations qui leur sont liées sont celles des pionniers des instituts du travail. Elles inspirent les orientations des actions qui y sont menées et, notamment, cet esprit de « servir », ici, un public et une cause. Évoquer les figures des hommes politiques qui occupaient les ministères sociaux où étaient promues des lois très populaires sur les allocations familiales, les régimes spéciaux, le système de la représentation proportionnelle à la Sécurité sociale, les délégués du personnel et les comités d’entreprise permet de comprendre qu’un projet de formation des militants syndicaux ait pu recevoir l’adhésion des hommes des ministères dont sa création juridique dépendait : le ministre du Travail et de la Sécurité sociale (P. Bacon) et le directeur de l’Enseignement supérieur (G. Berger). Un mouvement pour une démocratie politique et sociale La création des instituts du travail a également partie liée avec un mouvement qui œuvre au renouveau de la démocratie
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par la participation aux institutions économiques et sociales, et qui se développe à la fin des années 1950. Plus généralement, elle ne peut être comprise qu’en l’inscrivant dans un tableau des principaux faits et mouvements sociaux et politiques qui caractérisent la IVe et les débuts de la Ve République. Parmi eux, nous retiendrons la croyance relativement partagée par un courant hostile au libéralisme économique et au communisme, selon laquelle les syndicats constituent le principal sujet historique capable de transformer radicalement la société et non les partis politiques guidés par des idéologies périmées (au premier rang de celles-ci, le marxisme). S’y ajoute une croyance collective beaucoup plus ancienne (dépassant le courant évoqué ci-dessus) dans les vertus d’émancipation de l’éducation, qui inspire tout un ensemble d’initiatives sur l’éducation des adultes à développer sous ses différentes formes et dans différentes perspectives. La formation économique et sociale nécessaire aux syndicats pour assumer leurs nouvelles fonctions et la mission qui leur revient prend place dans ce courant d’idées et de projets. La question d’un renouvellement radical de la démocratie et de la participation du citoyen se trouve alors placée au centre du débat public. L’idée selon laquelle la démocratie doit s’exercer dans l’entreprise comme dans la cité est fortement discutée, mais le caractère autoritaire et hiérarchique du milieu industriel s’y oppose. Les comités d’entreprise apparaissent alors comme un moyen permettant d’associer les travailleurs aux responsabilités de la gestion. André Philip, de religion protestante, illustre bien ce courant d’idées largement partagées par les chrétiens engagés que nous avons présentés ci-dessus : seuls les syndicats sont en position de faire changer la société [Philip, 1955]. Bien que fort éloignée de ces thèses, nous mentionnerons l’action du Club Jean-Moulin (CJM) qui proposait des réformes substantielles dans la vie politique et intellectuelle française, et diffusait un certain nombre d’analyses et de propositions qui ont présidé à l’élaboration du projet de la « nouvelle société » promu par Jacques Chaban-Delmas et de celui appelé plus tard « dialogue social », dont la figure de proue est, selon M. Crozier, Jacques Delors [Crozier, 2002].
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Composé en majorité de cadres supérieurs et de hauts fonctionnaires, le Club Jean-Moulin était plus préoccupé par la démocratie politique que par la démocratie sociale11. Pourtant, la question sociale l’a mobilisé par l’intermédiaire de personnalités provenant majoritairement de la CFTC (qui étaient membres du comité directeur) : Eugène Descamps, secrétaire de la Fédération de la métallurgie, devenu secrétaire général de la Confédération en 1964, Marcel Gonin, secrétaire général de la Fédération de la Défense nationale et membre du Conseil confédéral, Paul Vignaux, secrétaire général du SGEN, animateur du groupe « Reconstruction » qui œuvre à la déconfessionnalisation de la CFTC, et personnalité marquante dans l’élaboration de la doctrine de la CFDT. S’y ajoute le nom de Pierre Le Brun, secrétaire confédéral de la CGT (ancien fondateur de l’UNITEC, organisation de résistance des ingénieurs et techniciens). Ces syndicalistes ont amené le CJM à militer pour la section syndicale d’entreprise qui leur paraissait être le chaînon manquant d’une économie organisée, concertée et partenariale [Andrieu, 2002]. De fait, ce club n’a cessé de souhaiter l’avènement de « partenaires syndicaux dont on [ait] stimulé la force et affirmé l’indépendance pour qu’ils soient capables de contracter ». Enfin, on ne saurait oublier que la mise en place de la plupart des instituts du travail se situe également dans l’ère gaulliste (d’après 1958) qui a promu le mythe de la promotion sociale. Autant d’idées et de discours favorables à l’implantation des instituts, qui les ont constamment obligés à affirmer leur identité et leurs finalités : une promotion collective et non la promotion individuelle. Ces deux finalités venaient d’être placées au cœur du nouveau dispositif législatif (par les lois du 31 juillet 1959 et du 28 décembre de la même année), lui-même associé à une politique de participation sociale impliquant 11. Ce club « groupe depuis mai 1958 quelque trois cent cinquante membres – fonctionnaires, journalistes, ingénieurs, syndicalistes, professeurs… – qui croient à la démocratie et pour des raisons de principe et par bon sens historique. Par un travail collectif, ils entendent à la fois proposer des réponses aux problèmes que l’actualité rend brûlants et repenser les structures de la démocratie à l’heure de la plus haute civilisation industrielle » [CLUB JEAN-MOULIN, 1961, quatrième de couverture].
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l’adhésion d’une classe ouvrière opérationnelle et intégrée [Guiol, 2001]. Le nombre de publications consacrées à ces distinctions, promotion sociale, promotion individuelle et promotion collective, témoignent de l’acuité des débats et du caractère contradictoire des actions menées. L’ambivalence de cette notion de promotion sociale et du programme politique de participation qui lui est associé a rendu possible sa traduction en termes de formation. Elle a aussi contribué à façonner l’espace dans lequel les premiers instituts se mettent en place. L’adoption du congé d’éducation ouvrière (1957), en discussion depuis deux années, a permis à ce qui n’était encore qu’une entreprise incertaine de prendre forme et de s’inscrire dans l’université. Le premier institut du travail acquiert ainsi un statut respectable pour tous les adversaires de ce nouveau droit qui fit l’objet de vives oppositions. Facteur d’intégration pour les uns et d’affirmation d’une force adverse pour les autres, l’éducation ouvrière est, dans les deux cas, comprise comme une catégorie politique. Un ensemble de conditions se trouvent donc réunies pour que les projets d’individus singuliers, comme M. David, H. Bartoli et d’autres, puissent prendre forme et donner naissance à une institution universitaire. Leur rappel permet d’expliciter ce qui est souvent désigné par la notion de contexte, notion floue par excellence, qui peut, on le voit, être concrètement appréhendée par un ensemble de relations qui vont de l’échange à l’évitement mais qui toutes contribuent à orienter l’action. Elle fait entrevoir que l’action des fondateurs des instituts du travail s’est progressivement façonnée dans un espace de possibles avant de prendre la forme qui s’est matérialisée dans celle qui existe encore aujourd’hui.
DES UNIVERSITAIRES MISSIONNAIRES DE LA CAUSE SYNDICALE
Les trajectoires des acteurs de cette nouvelle institution, qui peuvent être qualifiés d’exemplaires, trouvent sens dans la notion de « génération sociale » dont sociologues et
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historiens ont montré la fécondité [Noiriel, 2003 ; AttiasDonfut, 1988]. Nés dans l’entre-deux-guerres, les pionniers des instituts du travail (universitaires et syndicalistes) ont vécu le « cycle héroïque » du mouvement ouvrier. Amorcé au tout début des années 1930, le processus d’homogénéisation et de stabilisation de la classe ouvrière se poursuit et s’accentue jusque dans les années 1950. Désormais fixée, la maind’œuvre ouvrière développe des stratégies de mobilité sociale ascendante pour accéder à la catégorie des ouvriers qualifiés qui constitue la figure emblématique du groupe. Enfin, l’identité collective de cette génération se construit, pour une large part, en référence aux valeurs et aux discours de la CGT et du Parti communiste (sans nécessairement les adopter). Non seulement leurs noms restent attachés, dans la mémoire ouvrière, aux souvenirs du Front populaire, de la geste des FTP (Francs-tireurs et partisans, branche communiste de la Résistance) et des grèves insurrectionnelles de 1947, mais ils sont également associés aux « conquêtes », aux « acquis » – le statut des mineurs ou des dockers, les congés payés, la sécurité sociale – garantis par la loi. Cette génération est peu nombreuse (moins de 20 millions d’actifs) mais elle aura pour tâche de gagner la bataille de la reconstruction et d’engager celle de la modernisation. La mobilisation intensive des salariés constitue la toile de fond sur laquelle des intellectuels engagés vont se mettre au service des organisations syndicales, en leur apportant les connaissances économiques et juridiques jugées nécessaires au développement de leurs actions collectives. Des universitaires atypiques À de rares exceptions près, les fondateurs des instituts du travail sont des chrétiens qui ont été engagés dans la Résistance ou dans les mouvements qui en sont issus, et qui entendent réaliser les projets de réformes qui y ont été forgés. Au premier rang, Marcel David, Henri Bartoli, Gérard Destanne de Bernis, François Sellier, Henri Hatzfeld, puis François Babinet, Jacques Freyssinet, André
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Lacornerie et d’autres12. Les premiers appartiennent à cette génération née autour des années 1920 et ont en commun une expérience de la Résistance où s’élaborent des projets de transformation de la société. Les seconds, nés juste avant la Seconde Guerre mondiale, héritent des idées développées dans la Résistance et sont engagés dans la lutte contre les tortures et la guerre en Algérie. Tous sont des universitaires atypiques, majoritairement formés dans les facultés de droit et engagés dans des mouvements de militants catholiques, les premiers autour des « équipes sociales » et de la CFTC, les seconds autour de la JEC ou des paroisses universitaires. Selon eux, le caractère social de leurs expériences de chrétiens l’emportait sur tout autre, religieux notamment, et pouvait facilement être mobilisé dans des actions de type laïque. Ils évoquent ces expériences comme des lieux de socialisation à l’action militante plutôt qu’à la pratique religieuse, parce qu’on y pratiquait un christianisme horizontal exprimé dans cette formule : « Je trouve Dieu dans mes relations avec mes frères. » Leur condition de chrétiens a favorisé la mise en place et le fonctionnement des instituts du travail pour faire cohabiter des organisations syndicales dont la division était à son paroxysme. Ces chrétiens étaient en effet engagés mais pas membres de partis, donc moins partisans, plus dignes de confiance et plus enclins à l’écoute de chacun, disposition acquise, dit H. Bartoli, par la « pratique de l’examen de conscience qui implique une remise en cause de soi » [Tanguy, 2006]. Mais la réussite des actions menées pour instituer une formation des cadres du syndicalisme dans l’université ne saurait se comprendre si l’on ne dit pas que Marcel David, comme Raymond Vatier dans le domaine des entreprises et comme Bertrand Schwartz dans celui des institutions de promotion du travail, est un entrepreneur intellectuel inscrit dans le champ scientifique. Il cultive des réseaux dans le milieu politique (par le biais de l’ENA, de relations avec des hommes d’État comme 12. M. David évoque les figures des premiers universitaires qui ont collaboré avec lui ainsi que celles des responsables syndicaux et des stagiaires dans Témoins de l’impossible [DAVID, 1982].
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P. Bacon, A. Gazier ou des hauts fonctionnaires (du cabinet de M. Debré)), dans des institutions étatiques (telles que le Plan, le Conseil d’État, etc.) ainsi que dans les institutions internationales (il fut conseiller auprès du BIT), lesquels ont donné une légitimité à son projet de transformation sociale du monde. Nombre de ces chrétiens, œuvrant dans le domaine de la formation, pensent qu’ils ont une mission sociale en milieu ouvrier. Ils adhèrent à une vision marxisante, alors très diffusée, qui se réfère à la théorie de l’aliénation plutôt qu’à celle de l’exploitation. Une grande partie d’entre eux considéraient que travailler avec la CGT relevait d’une nécessité peu discutable, entre autres choses parce qu’elle était le syndicat le plus représentatif en milieu ouvrier, mais ils nourrissaient une hostilité profonde à l’égard du communisme des pays de l’Est, à l’exception de la Yougoslavie. Des directeurs influents Les premiers universitaires qui créent les instituts du travail, les dirigent et y enseignent sont des professeurs formés dans les facultés de droit. Ils sont agrégés en droit (ou histoire du droit) ou en sciences économiques et détiennent, de ce fait, le pouvoir mandarinal attaché à cette fonction et à ce statut. Cette propriété leur conférait une liberté d’action qu’ils ont utilisée pour réaliser des projets qui étaient totalement hétérodoxes. Ils ont recruté les premières générations d’assistants (jusqu’aux années 1980 environ). L’organisation de l’université leur a permis de recruter de jeunes militants, faiblement titrés, mais attirés par l’originalité de l’institution et d’autant plus prêts à accepter un emploi faiblement rémunéré, exigeant une grande disponibilité, que cet emploi leur apparaissait comme une réalisation de soi. La création des instituts du travail dans les universités a donc été rendue possible par une conjonction de facteurs externes et internes parmi lesquels celui qui pourrait de prime abord paraître le moins favorable, le pouvoir des professeurs : des professeurs entreprenants, influents, capables de trouver des financements d’origines diverses, car « à l’époque on était assistant d’un professeur, pas de l’université… » Ces
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rapports hiérarchiques, sous couvert de positions personnelles à un moment où le petit nombre d’enseignants permanents ne permettent pas de parler d’un corps. Un recrutement fondé sur la militance Durant les dix premières années environ, le recrutement des enseignants reposait sur l’engagement social plus que sur des titres. Tous étaient titulaires d’une licence, le plus souvent en droit, et la sélection du public des stagiaires relevait de la seule initiative des directions syndicales. Ces principes qui dirigeaient l’action quotidienne (et qui ont dû, plus tard, être infléchis) peuvent être lus comme les compromis indispensables au fonctionnement d’une institution bicéphale, universitaire et syndicale : « servir la cause » (terme communément utilisé par les premiers universitaires). Tous partageaient cette caractéristique, quels que fussent leur statut dans l’université et la position sociale qui leur était assortie, d’être des intellectuels engagés au service de la classe ouvrière, convaincus d’aider les plus démunis en leur apprenant à découvrir et à dire le vrai. Ils se distinguaient fortement en cela de ceux qui se réclament de la science et revendiquent l’autonomie de la pensée universitaire [Noiriel, 2003, p. 147171]. Ils se démarquaient aussi, à quelques exceptions près, des théoriciens révolutionnaires qui croyaient que la rupture qu’ils souhaitaient introduire dans l’ordre de la connaissance bouleverserait l’ordre du monde. Les enseignants, professeurs ou assistants, encadraient les sessions de formation mais n’assuraient qu’une part variable des enseignements, l’autre revenant à des intervenants appelés en tant qu’experts des questions traitées. Des personnalités prestigieuses, attirées par l’originalité de cette institution et curieuses de s’adresser à un public de syndicalistes, ont, durant les premières années, enseigné dans ces instituts : Pierre Laroque (fondateur de la Sécurité sociale, conseiller d’État), André Philip (économiste, homme d’État), Claude Gruson (directeur général de l’INSEE), Jean Ripert (Commissariat général du Plan), Simon Nora (sous-directeur au ministère des Finances)
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ainsi que des personnalités universitaires telles que G. LyonCaen, P. Ricœur, G. Duveau, etc. Des hommes d’État ont soutenu leur initiative : Paul Bacon, d’abord en tant que ministre du Travail, qui dès 1955 s’engage à subventionner les instituts du travail, et notamment celui de Strasbourg avant même que celui-ci ne soit ouvert13, et après lui Albert Gazier ainsi que Gaston Berger (philosophe chrétien et directeur de l’Enseignement supérieur). Des ouvriers reconnaissants mais sans révérence Mais comment les trois confédérations ouvrières sont-elles progressivement devenues des partenaires actives des universitaires à partir de positions initiales ? Plutôt favorables pour la CFTC/CFDT (au niveau de ses dirigeants tout au moins14) puis très critiques ensuite ; plutôt méfiantes et revendicatives et finalement coopératives pour la CGT ; ou encore plus pragmatiques pour la CGT-FO [David, 1982]. Quelques constantes doivent néanmoins être rappelées ici : la volonté d’indépendance de chaque confédération et l’affirmation d’un pouvoir syndical face aux universitaires ; le contrôle étroit du développement et de la marche des instituts ; l’hostilité à l’affirmation d’un pouvoir universitaire indépendant doté d’une liberté d’initiative à l’égard des pouvoirs publics, qui aurait pu décider du développement des instituts sur le territoire. La première génération de syndicalistes se présente comme des travailleurs manuels qui témoignent d’une bonne volonté 13. « Paul Bacon au téléphone confirme qu’une somme de 20 000 000 francs est imputée au ministère du Travail pour subventionner les instituts du travail de Lille, Paris et Strasbourg. Il prévoit 7 000 000 à 10 000 000 francs pour Strasbourg… Je te confirme que le ministre a été formel quant aux engagements qu’il avait pris vis-à-vis de toi ou de Thé Braun… » (Lettre de Lebescond, responsable de la formation syndicale à la CFTC, à M. David, 25 novembre 1955, Archives de l’institut du travail de Strasbourg.) 14. Une lettre de Lebescond du 22 décembre 1954 à Marcel David montre que cette adhésion n’a pas été immédiatement acquise puisque, à cette date, « les membres de la Commission confédérale de formation restent réticents à voir l’université s’occuper des questions de formation même à l’échelon supérieur… » (archives de l’institut du travail de Strasbourg).
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pour apprendre les connaissances et les méthodes du travail intellectuel qui leur font défaut, mais aussi comme des syndicalistes qui n’oublient pas qu’ils sont des hommes d’action et que l’action ne se réduit pas à une application de savoirs. Les références au groupe, aux échanges d’expériences montrent que cette formation universitaire a dû très vite composer avec cette forme de connaissance incorporée qui trouvait là l’occasion de s’affirmer. Les syndicalistes se mettent en scène avec tous les attributs des travailleurs manuels ordinaires : l’éloignement du travail intellectuel dans ses contraintes matérielles (rester assis, écouter sur des temps longs) et psychologiques (faire un exposé argumenté devant les autres, etc.), un besoin de repos, une perception d’alternance des temps de travail et des temps libres qui sont pensés comme des temps de détente, de récupération et non des temps libérés pour des pratiques culturelles qui exigent, elles aussi, de la tension psychique. Les pionniers des instituts du travail, tout comme les mouvements d’action collective catholique (JOC, JAC, etc.), considèrent la formation comme un vecteur essentiel de la reconquête de la fierté de soi, de la construction du milieu par lui-même et de la constitution d’une élite dirigeante des organisations qui ont pour mission de transformer la société dans sa totalité. Universitaires et syndicalistes partagent cette conception de leur mission sous des modes différents certes, et qu’il faudrait rappeler. Celle-ci sous-tend la coalition qui est au fondement de cette institution et qui lui confère un statut particulier, qualifié aujourd’hui de marginal.
UNE PÉDAGOGIE HYBRIDE RELEVANT D’UNE DOUBLE AUTORITÉ Les pionniers de la formation permanente se sont tous employés, quels que soient leurs lieux d’action, à inventer des pédagogies qui ont pour caractéristique commune revendiquée de s’opposer aux pédagogies scolaires. La pédagogie élaborée et mise en œuvre dans les instituts représente, elle, une véritable innovation qui rompt avec celles instituées ici ou là.
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La pédagogie n’est pas neutre Analyser une forme singulière de pédagogie suppose une définition préalable de l’usage qui est fait, en la circonstance, de cette notion. Suivant la définition donnée par Basil Bernstein [1969, 1975], elle est entendue comme un ensemble de processus qui vont de la sélection des savoirs à enseigner à leur organisation en cursus, à leur transmission par des agents spécialisés, jusqu’à leur évaluation. Les formes prises par ces différents processus peuvent subir quelques variations d’un institut à l’autre puisque, nous l’avons dit, ces instituts sont éminemment pluriels. Les différentes phases distinguées dans la pédagogie obéissent pourtant à des principes stables. La sélection des savoirs à enseigner s’opère en termes de questions à comprendre ou de problèmes à résoudre. Quels que soient les thèmes (les relations professionnelles, la protection sociale, la recomposition du salariat, l’Europe sociale, etc.), leur sélection et leur inscription dans une session de formation relèvent de l’initiative des syndicats. Mais la définition des contours des thématiques retenues s’élabore, elle, au terme d’une concertation entre les enseignants universitaires spécialisés dans ces questions et les représentants des syndicats qui auront la responsabilité de cette action de formation. C’est à ce moment que les questions posées sont transcrites en termes juridiques, économiques ou sociologiques. La dualité observée dans la sélection et l’organisation des savoirs à enseigner se manifeste également au moment de la transmission, moment où universitaires et syndicalistes, également présents tout au long de la session, interviennent tour à tour, tantôt comme premier acteur, tantôt comme second, s’écoutant dans un silence approbateur ou réservé ou interagissant chacun sur son registre. On ne saurait s’en tenir à ces seules catégories d’acteurs parce que, dans la pédagogie des instituts du travail, l’acteur principal est le groupe de syndicalistes. Il ne peut d’aucune façon être comparé à un groupe d’étudiants car il vient en formation pour acquérir des savoirs dont il a éprouvé le manque, mais aussi pour apporter ceux qu’il a acquis et qu’il entend échanger avec les autres qui,
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comme lui, assument des fonctions de représentation dans l’entreprise ou en dehors. La pédagogie des instituts comporte, en effet, une séquence séparée, de durée variable, mais qui occupe une place importante dans toute session de formation : une mise en commun des connaissances acquises et de leur application possible dans l’action collective. L’objectif recherché est, ici, la constitution d’un savoir de groupe, un savoir qui naît dans l’action militante, qui est mis à l’épreuve de situations de rapports de force et qui s’exprime dans ce moment privilégié de réflexion commune sur des textes, des situations réelles ou possibles et dans la restitution publique qui en est faite en présence des enseignants universitaires et du responsable syndical. C’est à ce moment que peut s’opérer une synthèse entre les cadres d’analyse et les connaissances transmis par les deux catégories d’enseignants d’une part et les savoirs d’expériences apportés par le groupe. Les travaux de groupe se déroulent autour d’une mise en situation que les syndicalistes sont appelés à rencontrer dans l’exercice de leurs fonctions, ou encore autour de problèmes relativement complexes devant donner lieu à une réflexion collective et à des propositions d’actions alternatives, ou encore d’une manière plus classique autour d’exercices visant à illustrer des sujets traités en cours. Les supports de cet apprentissage de groupe sont divers mais jamais très éloignés des situations ordinaires vécues par ces militants syndicalistes. De cette présentation, il ressort que les catégories binaires en usage, théorie et pratique, pour désigner les savoirs enseignés dans une institution s’adressant à une population d’adultes particulière, des militants syndicalistes, sont extrêmement réductrices dès lors qu’il s’agit de comprendre ces formes hybrides composées de connaissances scientifiquement établies, de savoirs d’expériences acquis individuellement dans des cadres collectifs, et de savoirs de groupes qui s’organisent en corpus énoncés sous forme de doctrine partisane mais toujours corrigée à l’épreuve des faits. La primauté accordée au terrain, à l’action, aux expériences dans l’acquisition de connaissances est caractéristique des milieux faiblement scolarisés. La valorisation qu’ils font de la pratique sous toutes
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ses formes occulte un certain nombre de traits communs à des métiers par ailleurs très éloignés : la qualification y revêt un caractère complexe et composite ; elle recouvre une très grande variation d’expériences, de lieux, de milieux ; des compétences non codifiées, non transmissibles dans un rapport pédagogique y sont exigées. Pour ces populations, qui vont paradoxalement des artistes aux syndicalistes, le socle durable de la professionnalisation s’ancre dans la pratique, dans une communauté d’expériences qui réunit des individus dont les trajectoires diffèrent fortement selon les générations. Les plus âgés ont, pour l’essentiel, forgé leur identité syndicale dans l’action conflictuelle tandis que les plus jeunes l’ont fait dans l’action représentative au sein d’instances de régulation des relations de travail. Une activité collective À la lumière de ces remarques préliminaires, il apparaît que la pédagogie élaborée et mise en œuvre dans les instituts du travail représente une véritable innovation. Elle institue la formation comme une activité collective accomplie par la coopération/confrontation/opposition d’enseignants universitaires, de syndicalistes et d’experts spécialistes (hauts fonctionnaires notamment) sur des phénomènes sociaux qui font problème à un moment donné pour les organisations syndicales. Elle transforme ainsi les rôles pédagogiques conventionnels par l’alternance d’acteurs provenant de lieux professionnels aussi éloignés. Une telle pédagogie génère naturellement une désacralisation du savoir universitaire et rend potentiellement possible la constitution d’un savoir de groupe. Les stagiaires eux-mêmes sont considérés comme des acteurs à part entière de leur formation. L’introduction d’une évaluation écrite et l’usage qui en a été fait durant les premières années témoignent de la liberté d’esprit de ces syndicalistes devant l’institution, empreinte de respect mais exempte de déférence. Les syndicalistes se présentent là comme des gens qui savent ce qu’ils ne savent pas et qu’ils devraient savoir, qui attendent qu’on les considère tels qu’ils sont, sans habitudes du travail intellectuel,
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mais pas handicapés, des gens qui ont des droits et des connaissances éprouvés par la pratique. La pédagogie des instituts introduit des formes de travail intellectuel qui sollicitent l’implication individuelle tout en veillant à la constitution d’un groupe par l’alternance de séquences de cours, de réflexions en commun et d’exercices individuels. Enfin, le temps pédagogique institué épouse les propriétés du temps de travail productif : durée hebdomadaire longue (qui a suscité une pétition pour finir le stage le samedi midi, puis plus tard le vendredi soir) et intensité. Irréductible aux autres formes existantes, la formation donnée en instituts du travail a produit des effets difficiles à estimer parce que relevant de différents registres. De toute évidence, ces instituts ont été de véritables laboratoires. Ils ont édifié un modèle d’apprentissage en groupe visant la constitution d’un savoir de groupe. À la fin des années 1980, les dirigeants des trois confédérations syndicales s’accordent pour reconnaître que les instituts du travail ont fourni un modèle pédagogique qui a été mis en œuvre dans les écoles syndicales elles-mêmes [Blondel et al., 1991]. Tous reconnaissent aussi que cette institution universitaire a initié les syndicalistes à l’économie, et notamment à la macroéconomie (pratiquée dans le Plan auquel ils participaient), au droit, mais aussi aux grandes questions de politique sociale. Ils qualifient cette formation de supérieure et spécialisée, pour la distinguer de celle qu’eux-mêmes organisent. Selon des représentants de la CFDT, ils n’ont pas seulement été des lieux d’apprentissage à l’administration de la Sécurité sociale et autres institutions, mais aussi des lieux où ils ont acquis les outils cognitifs nécessaires à l’élaboration de politiques en matière de protection sociale, à la compréhension des mécanismes de la naissance de l’Europe, de la coopération internationale.
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INSTITUTS DU TRAVAIL ET ÉCOLES SYNDICALES, DES RAPPORTS AMBIVALENTS
La loi du 23 juillet 1957 et celle du 28 décembre 1959 ont constitué les cadres juridique et politique d’un nouvel espace d’action des organisations syndicales avec et face à l’État. Leur mise en application a été l’objet et le lieu de disputes entre acteurs politiques (ministres, élus nationaux ou locaux), hauts fonctionnaires de l’administration du ministère du Travail et syndicats. Chacun de ces protagonistes a tenté d’interpréter et d’utiliser ces lois en vue de fins les dépassant. Instituts du travail et écoles syndicales sont entrés en concurrence dans cet espace : en termes financiers, puisque les uns et les autres émargent à la même enveloppe budgétaire, dont les modalités de répartition ont échappé à leur contrôle ; et idéologiques, puisque les uns et les autres s’adressent au même public : les militants. Au-delà de leurs différences d’orientation, les syndicats ont conjugué leurs actions pour faire reconnaître leur vocation naturelle à occuper le premier rang dans cet espace éducatif, à définir celle des instituts du travail en deuxième place, à éliminer toutes les organisations ne respectant pas les règles et les positions acquises. Les instituts du travail, rattachés aux universités, sont restés sous contrôle syndical, puisque toute ouverture d’un nouvel institut de ce type doit être soumise à l’examen d’une commission paritaire pour qu’il soit inscrit sur la liste des organismes agréés. C’est là que les syndicats ont pu opposer leur veto à l’initiative d’universitaires ou d’hommes politiques qui ne s’est pas conformée aux conditions imposées par eux pour s’inscrire dans un espace relevant de leur autorité. En 1967, la demande de création d’un centre de formation ouvrière dans l’institut du travail de Nancy est refusée parce qu’elle n’a pas été préalablement négociée avec les organisations syndicales et que la composition de son conseil d’administration comprend « la présence du directeur du Centre européen d’administration des entreprises, de représentants des syndicats agricoles et de deux représentants des
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employeurs, personnalités qui n’ont pas à contrôler les activités de formation ouvrière15 ». Plus généralement, CFDT/CFTC, CGT et CGT-FO, les trois organisations ayant autorité sur les instituts du travail ont mis leur veto à toute tentative de création de tels instituts dans des universités qui mettait en cause l’équilibre du compromis établi : la formation syndicale de base aux organisations syndicales elles-mêmes et la formation supérieure aux instituts du travail. Au nom de ce pacte, les syndicats ont justifié leur droit à contrôler l’implantation géographique de ces instituts en « fonction des besoins ». Les tentatives de mise en place, dans les années 1960, de nouveaux instituts du travail à Rennes, Montpellier, Bordeaux, Toulouse, avec le soutien du ministère du Travail, ont été repoussées car, dit le représentant de la CGT, « on ne peut accepter que, sous le masque d’une prétendue “neutralité”, on essaie d’amener les militants de la CGT, envoyés dans les instituts, sur des positions de collaboration de classes contraires à l’orientation même de notre confédération. Nous sommes en droit de souhaiter que les universitaires dans les instituts se situent globalement en faveur du mouvement syndical et du monde du travail, par-delà ses diversités… Cette collaboration constitue, selon nous, un pas vers le dialogue nécessaire entre le monde ouvrier et le monde universitaire, amorce d’un cheminement convergent des intellectuels et des militants syndicaux16 ». L’agrément a été refusé à l’institut de Picardie dont la forme juridique était contestée et dont le conseil d’administration non seulement n’était pas paritaire mais admettait des personnalités politiques en son sein17. 15. Procès-verbal de la réunion du 12 septembre 1967, de la commission chargée de donner un avis sur la liste des centres et instituts d’éducation ouvrière ou de formation syndicale, ouvrant droit au congé éducation, AN 1984 0268, article 5. 16. René DUHAMEL, « La participation de la CGT aux instituts du travail », Le Peuple, n˚ 756, août 1966. 17. Procès-verbal de la réunion du 20 septembre 1972, de la commission chargée de donner un avis sur la liste des centres et instituts d’éducation ouvrière ou de formation syndicale, ouvrant droit au congé éducation, AN 1984 0268, article 5.
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Tous ces exemples montrent le pouvoir acquis par les organisations syndicales au cours de ces années 1960-1970 pour contrôler l’application de la loi sur le congé éducation, contrôle qui s’est traduit par une limitation des organismes habilités à délivrer cette formation : les écoles syndicales elles-mêmes et les instituts du travail. La carte géographique des instituts du travail que nous connaissons aujourd’hui résulte, elle aussi, des décisions prises conjointement par le ministère du Travail et les cinq centrales syndicales représentatives de l’époque. Cette mise en perspective historique ne suffit évidemment pas à rendre compte de l’évolution de l’institution et des formes qu’elle revêt au présent. Le projet originel s’est progressivement effrité malgré la pérennité de l’institution dont l’activité connaît des formes variables allant d’une connaissance et appropriation collective du droit du travail à un programme qui ouvre sur la validation des acquis des militants, lequel s’inscrit dans un mouvement de professionnalisation transversal à la société d’aujourd’hui. Parallèlement à l’affaiblissement de leur nombre d’adhérents, les tâches de représentation des syndicats, dans l’entreprise et dans un grand nombre d’instances économiques et sociales, n’ont cessé de croître. L’institutionnalisation des syndicats, ainsi comprise, entraîne nécessairement une certaine intégration sociale et politique, et, d’une manière concomitante, un recul de leur autonomie entendue, elle, comme une séparation d’avec les institutions et l’affirmation d’un monde en soi et antagoniste [Pernot, 2005]. Les formations accomplies dans les instituts ont pu contribuer à l’intégration du monde ouvrier corrélativement à l’institutionnalisation des syndicats eux-mêmes, mais on ne peut, pour autant, conclure qu’elles soient explicitement orientées vers une intégration ou vers l’acquisition de rôles de représentants éloignés des salariés et encore moins vers ceux de prestataires de services.
CONCLUSION Par maints aspects, la création des instituts du travail s’inscrit dans le mouvement social pour une formation permanente,
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dont nous avons reconstitué ailleurs les principales actions qui ont conféré à la formation d’un ensemble d’attributs la faisant apparaître aujourd’hui comme un bien universel recherché par toutes les composantes de la société : l’État, les entreprises, les salariés. Elle valide également cette proposition, contestée par les fondateurs des instituts du travail : la formation n’est pas une conquête ouvrière mais la résultante d’actions multiples et durables d’élites œuvrant dans diverses sphères de la société. Pour la majorité des élites évoquées plus haut, la formation est un principe d’action qui se situe dans le registre cognitif et dans celui des attitudes et des représentations. Elle est utilisée comme un moyen de faire adhérer tous les membres d’une organisation ou de la société aux objectifs affichés de celle-ci : la coopération, la participation, la négociation aux lieu et place de la confrontation sociale et politique qui caractérisait les décennies d’après-guerre. Des travaux cités précédemment, il ressortait également que les chrétiens et plus spécialement les catholiques sociaux se trouvaient au cœur de cette nébuleuse de militants pour la formation. Les fondateurs des instituts partagent ce trait de parenté avec les différentes catégories de pionniers de la formation en France. L’appartenance aux milieux chrétiens est ici plus accusée qu’ailleurs. La quasi-totalité des premières générations d’universitaires qui ont fait exister les instituts y viennent, on l’a vu, en chrétiens missionnaires de la cause du mouvement ouvrier. Cet engagement apparaît, a posteriori, comme une condition nécessaire à l’édification d’une institution destinée à des syndicats qui, au départ, nourrissaient une suspicion à son égard. Les universitaires ont dû accepter de renoncer à leur autonomie pour faire entrer les syndicats à l’université, considérée par eux comme liée à un État oppresseur. Ils ont dû négocier avec eux des règles qui instituent un pouvoir syndical s’exerçant à tous les niveaux du fonctionnement de cette institution, y compris au quotidien de l’activité de formation. En cela, la formation instituée dans les instituts du travail se distingue radicalement de celle promue par les élites politiques et professionnelles œuvrant dans l’appareil d’État ou dans les entreprises, lesquels plaidaient pour des réformes à faire advenir
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en termes de changements des individus (et des salariés notamment) plus qu’en termes de structures. Les fondateurs des instituts, eux, ont inscrit leur action dans un projet de changement de société dont les syndicats étaient les acteurs principaux. Quelles que soient les acceptions données à ce changement, celui-ci impliquait toujours un accès du monde du travail aux centres de décision économiques et politiques, par l’intermédiaire des syndicats. La référence à un changement de société revêtira des contenus différents selon les contextes régionaux où sont implantés les instituts et les dynamiques économiques et sociales qui les caractérisent. Le cas de la région grenobloise est, sous cet angle, particulièrement intéressant parce qu’il illustre comment, dans une période de luttes sociales intenses (les années 1960) déclenchées par des changements de politiques d’entreprises, les universitaires ont pu être étroitement associés à ces luttes par les relations qu’ils avaient tissées avec les syndicats de salariés, les élus des collectivités locales et avec les associations d’éducation populaire dans le cadre des actions de promotion collective dispensées dans et autour de l’Institut d’études sociales. Les pères de ces instituts se distinguent totalement des autres catégories de pionniers de la formation qui justifiaient la construction de dispositifs de formation permanente sur une critique radicale de l’appareil scolaire puisqu’ils ont, à l’inverse, plaidé pour les implanter dans les universités au nom d’une nécessaire extension de leurs missions envers un public d’adultes. Ce faisant, ils préconisaient des réformes de cellesci puisque l’intégration de ces instituts supposait une restriction du pouvoir administratif et pédagogique universitaire. Les instituts du travail occupent donc une place singulière dans cette configuration hétérogène qu’est la formation permanente. Plus qu’une exception dans l’ensemble des institutions de formation, les instituts se présentent comme une institution hétéronome dans l’université. Hétéronomie qui est attachée à l’histoire du mouvement ouvrier en France qui s’est bâtie, dit Michel Hastings, « contre le consensus, sur un certain partage du monde. Il a sublimé quelques lignes de fracture essentielles à sa définition. Son identité s’est affirmée dans une symbolique
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de guerre civile […] [ce faisant il a aussi fait reconnaître] que le droit à la discorde est le fondement essentiel de la démocratie. […] Le risque est grand aujourd’hui de dissoudre l’exception militante dans l’aspiration actuelle au consensus » à ce moment où « toute une idéologie du brouillage politique parle d’équilibre, de centre et de réconciliation », le devoir de vérité impose au chercheur de ne pas participer à son insu à la « pacification et normalisation des mémoires et à la neutralisation du passé » [Hastings, 1996]. La formation instituée dans les instituts du travail emprunte aux différentes expériences préexistantes, aux idées et projets débattus sur la scène publique, et constitue pourtant une véritable innovation. Comme beaucoup d’innovations, elle résulte de cette « convergence équivoque » d’intérêts et d’actions qui permettent la réalisation de réformes. Comme le souligne P. Rosanvallon [2004], les « moments réformateurs » se sont souvent constitués, en France, à partir de résonances et d’ambiguïtés. C’est « lorsque les utopies des uns se superposent aux calculs des autres » que des possibles s’ouvrent parfois : les conditions de la conquête du suffrage universel offrent un bel exemple de ce type d’équivoque productive. L’institutionnalisation de la formation syndicale, au sein ou hors de l’université, en est un autre.
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La formation au travail : une affaire de cadres (1945-1970)
Guy Brucy
Témoignant à l’occasion du vingtième anniversaire de la loi de 1971, le secrétaire du secteur « Formation » de la CGT affirmait que l’accord du 9 juillet 1970 « résultait d’une longue lutte des travailleurs, victimes de l’insuffisance de formation professionnelle1 ». Si le devoir premier du chercheur est de se comporter en « chasseur de mythes » [Elias, 1991], il convient d’interroger cette affirmation. Et pas seulement par souci de rigueur historique, mais pour éviter que les syndicalistes ne règlent leur action dans le présent sur le souvenir d’une illusion, car « les mythes finissent toujours par se venger » [Elias, 1991a]. Or, quand il plonge dans les archives, l’historien constate que, entre 1969 et 1971, la presse syndicale consacre relativement peu d’articles aux problèmes de formation [IsambertJamati, 1998]. Il observe par ailleurs que, après la promulgation de la loi de 1971, dans les entreprises, les travailleurs ne se sentent guère concernés par un droit auquel seuls les cadres semblent porter de l’intérêt. Au même moment, les responsables syndicaux déplorent le peu d’attrait des militants pour ces 1. Formation Emploi, n˚ spécial, « La formation professionnelle continue (1971-1991), n˚ 34, avril-juin 1991, p. 44.
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questions, au point que, dans une publication de la CFDT, on pouvait lire que « la formation professionnelle n’est pas un objectif revendicatif réel, si tant est qu’il puisse l’être un jour2 ». Aussi est-il nécessaire de se poser quelques questions élémentaires : quand les syndicalistes parlaient de formation, de quoi parlaient-ils exactement ? Quels problèmes considéraient-ils comme importants, voire prioritaires, à résoudre ? Quelles solutions leur apportaient-ils ? Comment se positionnaient-ils par rapport aux discours et aux actions des promoteurs de la formation en entreprise ?
DÉFINIR LA FORMATION DES MILITANTS : UN COMBAT SÉMANTIQUE ET POLITIQUE
Le langage syndical de la formation est, dès la Libération, polysémique. Quand les responsables de la CGT et de la CFTC parlent de « formation », ils pensent d’abord à deux catégories d’activités bien distinctes : la formation professionnelle de la main-d’œuvre ouvrière d’une part ; la formation syndicale des militants d’autre part. Pour désigner cette dernière, ils utilisent, selon les confédérations, trois expressions différentes : « éducation syndicale », « éducation ouvrière », « formation syndicale ». Cette diversité de dénominations révèle des enjeux et des luttes qui, bien que portant sur un espace commun d’activités, le dépassent largement. Elle invite donc à connaître les conditions dans lesquelles elles ont été produites et les usages qui en ont été faits. Au sein de la CGT, jusqu’à la scission de décembre 1947, coexistent deux conceptions3. Les majoritaires proches du Parti 2. « Formation professionnelle : pour la définition d’une stratégie », Chimie-Militants, n˚ 11, mai 1972, p. 13-18. 3. Il convient également de signaler qu’à Grenoble se développa au même moment une expérience intéressante au sein du Centre d’éducation ouvrière de l’UD-CGT de l’Isère qui, contestant la ligne du CCEO de G. Vidalenc sans pour autant se ranger sur les positions des majoritaires, développa, sur la base d’une alliance soudée dans la Résistance entre ouvriers et intellectuels, une expérience originale de formation des militants et mit en œuvre la méthode dite de l’entraînement mental.
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communiste défendent le principe d’une « éducation syndicale » qui vise la formation idéologique des militants dans une optique marxiste-léniniste. Portée par Jean Bruhat et Marc Piolot, cette conception est en rupture avec la ligne du Centre confédéral d’éducation ouvrière (CCEO), alors dirigé par Georges Vidalenc, membre de la minorité Force ouvrière (FO), qui promeut l’« éducation ouvrière ». Enfin, à la CFTC, on parle de « formation syndicale », doctrine qui, comme nous le verrons, est proche, par plus d’un aspect, de l’« éducation ouvrière ». CFTC et CGT-FO : former des militants pour négocier Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les syndicalistes doivent répondre à une double injonction : reconstruire leurs organisations en les dotant de militants capables d’encadrer l’afflux de nouveaux adhérents4 ; disposer de représentants munis d’un minimum de compétences pour siéger dans les nouvelles institutions nées de la Libération5. Dans ces conditions, la formation des militants revêt le caractère d’une urgente nécessité. Mais, de cette formation, tous n’ont pas la même conception. L’« éducation ouvrière » (FO) comme la « formation syndicale » (CFTC) visent deux objectifs : se doter de véritables techniciens de la négociation collective ; préparer les futurs gestionnaires d’une société à faire advenir. La formation de militants capables de tenir leur place, face aux patrons, dans les négociations collectives participe à la construction de ce que, à la CFTC, Charles Savouillan6 appelle 4. Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT, annonçait 5 500 000 adhérents pour 1945. Selon les calculs effectués par A. Prost, la CGT n’aurait alors compté que 3 800 000 adhérents [PROST, 1994]. De son côté, à son XXIe congrès (15-18 septembre 1945), la CFTC revendiquait 700 000 adhérents. 5. Comités d’entreprise, comités mixtes à la production, comités de gestion des usines sous séquestre, comités de lutte contre la vie chère, conseils d’administration des caisses de Sécurité sociale, etc. 6. Ouvrier ajusteur, figure de la Résistance en Savoie, Charles Savouillan devient à 24 ans secrétaire général de la Fédération CFTC de la métallurgie en décembre 1944, puis membre du bureau confédéral de 1948 à 1951. Il est, avec Paul Vignaux, l’un des principaux fondateurs du groupe Reconstruction.
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la « force contractuelle ». Pour mesurer l’importance de cette approche, il convient de rappeler que, à cette époque, la reconnaissance d’un droit collectif des salariés face aux employeurs et son appui sur l’action de l’État sont récents puisque c’est le gouvernement de Front populaire en 1936 qui fit s’accomplir les avancées décisives dans ce domaine. D’autre part, le Conseil national du patronat français (CNPF) adopte une stratégie essentiellement défensive qui privilégie le recours au pouvoir politique au détriment de la recherche du dialogue avec les organisations syndicales ; mais, en même temps, l’État prend des initiatives allant dans le sens du compromis social, comme le montre la loi du 11 février 19507. Enfin, l’existence du syndicalisme dans l’entreprise n’est toujours pas reconnue ; il faudra attendre 1968 pour que ce soit chose faite. Dans un tel contexte, toute négociation collective suppose que les salariés soient suffisamment armés pour faire pencher le rapport de force en leur faveur. « Cette notion de force, écrit Savouillan en 1949, est essentielle. Dans le débat où se confrontent leurs points de vue, chacune des parties tend à faire prévaloir son intérêt, sa conception ; elle s’emploiera donc à faire pression sur l’autre partie avec une énergie matérielle (nombre, ressources, situation économique, etc.), intellectuelle (formation, argumentation) et morale (puissance de conviction, de sacrifice, de volonté d’aboutir, validité des revendications ou des refus…). C’est cette pression aux multiples aspects qui constitue la force contractuelle de chaque partie8. » Dans cette perspective, « le meilleur militant n’est pas celui qui est capable de parler le plus longtemps et le plus fort9 », mais celui qui, passé maître dans l’art de la discussion, sera capable d’argumenter pour faire prévaloir l’intérêt des salariés. À Force ouvrière comme à la CFTC, on cherche de toute évidence à rompre avec la figure du militant révolutionnaire incarnée 7. Cette loi rétablit la libre négociation des salaires, confie à l’État la fixation du SMIG, introduit la notion de conventions collectives étendues à l’ensemble des entreprises membres des syndicats patronaux signataires. 8. Ch. SAVOUILLAN, Reconstruction, novembre-décembre 1949. 9. D. WURMSER, « Les Américains et nous », Force ouvrière, n˚ 235, 29 juin 1950, p. 9.
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par les communistes, pour faire émerger celle du « technicien » capable de maîtriser les problèmes économiques complexes pour affronter les patrons sur leur propre terrain. À cet égard, un article de Force ouvrière de juin 1952, significativement titré « À temps nouveaux, syndicalistes nouveaux10 », résume très clairement cette position : « Si nous voulons contester les arguments de nos adversaires, État et patrons, nous devons être capables, au même titre qu’eux, de connaître les rouages compliqués des entreprises et des industries. Si nous voulons contrôler la production, nous devons faire la preuve que nous possédons la compétence nécessaire pour faire ce contrôle. Les méthodes empiriques du “jour le jour” sont périmées. L’action prend une forme nouvelle. Le syndicaliste est, en 1952, un technicien qui, pour comprendre les problèmes du travail, doit constamment se tenir au courant des fluctuations de l’économie et embrasser les problèmes toujours plus complexes posés par le progrès qui marche à pas de géant. Mais le syndicaliste est un technicien qui prend position. Il ne lui est pas indifférent que tel problème soit résolu de telle façon ou de telle autre. À la différence de l’ingénieur, du spécialiste qui présentent à un patron des solutions techniques en laissant à ce patron en dernière analyse le bénéfice du choix, le syndicaliste a pour rôle plus difficile de faire le choix lui-même, de forcer son interlocuteur à accepter la solution en démontrant sa possibilité et son utilité. Cette solution est souvent contraire aux intérêts personnels du patron et celui-ci réfléchira s’il sait que le représentant syndical a derrière lui une force résolue et bien organisée. » Le fondement de cette stratégie repose sur la conviction qu’existe la possibilité d’une coexistence pacifique entre le capital et le travail. Il s’agit donc de former des syndicalistes capables de mettre en œuvre des compromis entre le patronat et la classe ouvrière organisée dans le syndicat. Or, ceci n’est possible qu’à une double condition : que le syndicat soit suffisamment 10. Ed. QUESTERBERT, « À temps nouveaux, syndicalisme nouveau », Force ouvrière, n˚ 335, 12 juin 1952, p. 11.
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puissant et capable d’administrer la preuve de son efficacité ; qu’il se dote de délégués représentatifs, reconnus compétents par la masse des salariés et aussi par l’employeur qui, dans la logique de relations sociales pacifiées, veut avoir la garantie que les accords conclus ne seront pas remis en cause par la base. Cette nécessité d’avoir des militants compétents et reconnus suppose qu’ils soient formés à cette fin. Mais l’« éducation ouvrière » ou la « formation syndicale » visent au-delà. Elles sont aussi un moyen de repérer et de dégager une élite dont la production s’inscrit dans une stratégie à plus long terme : former les futurs gestionnaires d’une société à faire advenir. Considéré sous cet angle, le militant est bien davantage qu’un technicien de la négociation collective. Sa formation implique l’acquisition d’une véritable culture. Celle-ci se définit avant tout, à la CGT-FO et à la CFTC, comme la capacité à penser par soi-même. Être cultivé, écrit le responsable de la formation à la fédération CFTC de la chimie, c’est « avoir des idées personnelles, être capable de porter un jugement motivé sur les faits, sur les événements, sur ce qu’on voit, sur ce qu’on entend11 ». Dans cette perspective, le syndicat est à la fois un lieu d’éducation populaire et de promotion sociale où se constitue l’élite des militants venus y acquérir la « science de [leur] malheur », comme le souhaitait Fernand Pelloutier12. C’est par le savoir, explique-t-on à FO, que le travailleur, opprimé au travail, peut accéder à des responsabilités dans la cité et, ce faisant, reconquérir l’estime de soi13. Ainsi comprise, la formation des militants réclame un effort d’instruction, définie comme l’« extension de la raison populaire ». 11. Jean-Marie KIEKEN, Une méthode de travail, janvier 1958. 12. « Que manque-t-il à l’ouvrier français ? […] Ce qui lui manque, c’est la science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est de pouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups », F. PELLOUTIER, « Le musée du Travail », L’Ouvrier des deux mondes, n˚ 14, avril 1898, p. 209. 13. « Une éducation ouvrière bien comprise provoquera l’acquisition de connaissances. Le savoir permettra la prise de responsabilités plus grandes ; l’acceptation des responsabilités sociales, d’une activité sociale est une compensation pour le travailleur opprimé à l’usine par la machine et la hiérarchie. Elles lui rendent sa propre estime », T. OTTAVY, « Promotion ouvrière. Éducation et promotion sociale », Force ouvrière, n˚ 562, 29 novembre 1956, p. 12.
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Elle suppose que soit respectée l’autonomie de chaque individu, et développé son esprit critique. Par conséquent, elle « repoussera les dogmes quels qu’ils soient. Elle refusera d’endoctriner, elle cherchera à susciter la curiosité, à jeter les bases du savoir. Une éducation ouvrière bien comprise devra faire naître l’homme en même temps que l’homme de société, l’homme de la communauté, l’homme social14 ». À la CFTC comme à la CGT-FO, l’accès à la culture générale constitue donc un élément déterminant de la formation des militants. On touche là un point de divergence majeure avec la conception de l’« éducation syndicale » développée au même moment par la CGT, qui remet fondamentalement en cause l’ordre capitaliste et s’inscrit explicitement dans une perspective d’affrontement « classe contre classe ». CGT : former des combattants de la lutte des classes La compréhension des conceptions cégétistes en matière de formation des militants nécessite de rappeler que, au cours des années 1950, les orientations de la confédération s’inscrivent dans le cadre d’une subordination idéologique aux thèses du Parti communiste15 et, au-delà, du « camp socialiste ». Ses actions se structurent autour de deux points forts : la lutte revendicative menée dans une logique d’affrontement intransigeant « classe contre classe », à la fois contre le patronat et l’État ; l’opposition résolue aux États-Unis, considérés comme « fauteurs de guerre », en conformité avec les directives de la Fédération syndicale mondiale (FSM)16. 14. Ibid. 15. Michel Dreyfus a pu parler de la CGT comme la « fille aînée du Parti communiste » [DREYFUS, 1995]. Cependant, il serait erroné de réduire son histoire à celle d’un alignement inconditionnel aux thèses du PCF. Ainsi, Jacques Girault a montré comment Benoît Frachon a eu la volonté de préserver une réelle marge d’autonomie au mouvement syndical [GIRAULT, 1989]. 16. Constituée à Paris en octobre 1945, la FSM subit une scission en janvier 1949 quand les confédérations nationales favorables au plan Marshall et opposées au communisme la quittèrent pour constituer la Confédération internationale des syndicats libres (CISL). La FSM fut présidée jusqu’en 1969 par le cégétiste Louis Saillant, ancien président du Conseil national de la Résistance.
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Dans ce cadre-là, la formation des militants est conçue comme une des armes du combat de classe. Son enjeu majeur est de préserver l’autonomie de la classe ouvrière et son unité idéologique, « sociologique et ontologique » [Georgi, 2005], dans une double perspective : celle, quotidienne, de la lutte revendicative ; celle, plus lointaine, d’une transformation révolutionnaire de la société sous la direction du Parti communiste. De ces données découlent les caractéristiques de l’« éducation syndicale », qui la différencient de l’« éducation ouvrière » de la CGT-FO ou de la « formation syndicale » de la CFTC. La dimension culturelle est clairement minorée au profit de la dimension idéologique. Si les cégétistes n’ignorent pas l’importance de la culture générale, ils considèrent cependant qu’elle constitue « un problème différent, dans ses buts et dans les méthodes à employer, du problème urgent qu’est la formation idéologique des militants17 ». Il est par exemple significatif que l’expérience des universités populaires soit critiquée au motif que leur « erreur fondamentale » ait été d’avoir voulu instruire le peuple plutôt que de former des militants du mouvement ouvrier18. C’est également ainsi que s’explique la défiance manifestée à l’égard des mouvements d’éducation populaire auxquels on reconnaît bien volontiers les efforts qu’ils déploient pour diffuser la « culture parmi les masses19 » mais auxquels est déniée toute compétence pour former les militants. En fait, l’« éducation syndicale » vise à ce que les militants assimilent les principes fondamentaux de la théorie marxiste et s’approprient les positions déterminées à tous les échelons de l’organisation – syndicat, fédération, confédération – lors de ses congrès. 17. M. PIOLOT, « Les problèmes de l’éducation au sein du mouvement syndical », Servir la France, n˚ 41-42, novembre-décembre 1948, p. 65. 18. J. BRUHAT, « L’éducation syndicale et la formation des cadres », Servir la France, n˚ 28, août 1947, p. 32-37. 19. J. BRUHAT, « Comment organiser une école de cadres syndicaux », Servir la France, n˚ 22, janvier 1947, p. 10-13.
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Deuxième caractéristique qui découle de la précédente : la formation des militants ne saurait être confiée qu’à des militants. C’est donc au syndicat, et à lui seul, qu’il appartient d’en définir les contenus, d’en déterminer l’organisation et d’en contrôler la mise en œuvre. Il y va de la pureté doctrinale des enseignements. Ces tâches sont considérées comme trop importantes pour être confiées à d’autres personnes qu’aux responsables des Unions départementales à qui il revient « de préparer les programmes et de veiller à leur application ». Chaque stage a un directeur « choisi parmi les dirigeants syndicaux », qui est à la fois administrateur, gestionnaire, coordinateur pédagogique et professeur principal. Les méthodes pédagogiques découlent directement de ces principes et s’inspirent des modèles scolaires les plus traditionnels. Le cours magistral, dont on recommande qu’il ne dépasse jamais plus d’une heure et quart, est la règle. Sur ce point, les cégétistes sont peu réceptifs aux innovations pédagogiques mises en œuvre en d’autres lieux. Ainsi, ils se défient de l’« entraînement mental » que développent au même moment les militants de Peuple et Culture et le CEO de Grenoble. S’ils reconnaissent qu’il y a « bien des choses » à en retenir, ils estiment que le maniement de cette méthode est « très délicat » et redoutent qu’elle comporte un « danger terrible d’abstraction » conduisant à une « scholastique desséchante20 ». Cette crainte de l’abstraction révèle en creux un autre souci des cégétistes : unifier la théorie et la pratique en ce que J. Bruhat appelle une « synthèse vivante et efficace de l’expérience et des connaissances21 ». Ils se méfient constamment de la « théorie pure » tout en dénonçant les « dangers du praticisme ». L’objectif n’étant pas de former « des académiciens, mais des combattants » de la lutte des classes, une formation trop théorique aboutirait à couper les militants de leur base ouvrière en ignorant, par une attitude dédaigneuse de « grand seigneur », les revendications quotidiennes des travailleurs. Mais la méfiance à l’égard de la théorie n’implique pas pour autant une 20. J. BRUHAT, « L’éducation syndicale et la formation des cadres », op. cit. 21. J. BRUHAT, « Comment organiser… », op. cit.
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survalorisation de l’expérience. La formation réduite aux seules exigences pratiques est également dénoncée comme insuffisante dans la mesure où elle risquerait de produire des « praticiens et non des dirigeants ». Au total, l’« éducation syndicale » mise en œuvre dans la CGT se réclame d’une dialectique entre savoir et action, où la « doctrine, née de la pratique, revient à la pratique pour l’enrichir22 ».
LES SYNDICATS FACE AUX PROMOTEURS DE LA FORMATION EN ENTREPRISE
La question de la formation professionnelle des ouvriers est profondément inscrite dans l’histoire du mouvement syndical français. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, elle fut à l’ordre du jour des débats de la toute jeune CGT. Elle soulevait de nombreuses interrogations à l’origine de vives controverses concernant les finalités – formation initiale ou perfectionnement ? –, les publics visés – jeunes ou adultes ? –, la nature des savoirs à transmettre, la pédagogie à mettre en œuvre. Ces discussions retrouvent leur actualité au lendemain de la Libération. Perfectionnement volontaire et promotion ouvrière Dès l’automne 1944, les syndicalistes considèrent que la formation professionnelle fait partie intégrante des problèmes politiques et sociaux que la nation doit affronter dans la perspective de la construction d’une nouvelle organisation sociale. Les discours confédéraux opèrent une identification explicite entre l’intérêt de la classe ouvrière et l’intérêt national. Ce dernier dépendant de l’accroissement de la production, CGT et CFTC participent sans réserve au consensus productiviste. Ainsi, le Centre confédéral d’études économiques (CGT) s’est doté d’une Commission de la productivité qui déclare qu’il est « nécessaire de créer dans le pays tout entier un climat 22. J. BRUHAT, « L’éducation syndicale et la formation des cadres », op. cit.
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favorable à ce développement de la productivité ». Pour y répondre, il faut une main-d’œuvre qualifiée qui manque cruellement. Lors du congrès de la Fédération CGT de la métallurgie de mars 1946, le responsable chargé du rapport sur les questions de formation professionnelle l’exprime sans détours : « Le problème de la formation professionnelle ne se sépare pas de la production. Être en infériorité sur ce point serait compromettre gravement le succès final23. » Le même discours est tenu par la CFTC qui, lors de son XXIe congrès de 1945, insiste sur « la nécessité, pour la reprise et la prospérité de notre économie et la qualité de sa production, de l’emploi d’une maind’œuvre professionnelle qualifiée ». Dans les entreprises, les militants déploient une intense activité pour mobiliser les salariés autour des mots d’ordre productivistes. Des « conférences d’usine » sont organisées, au cours desquelles les questions de formation professionnelle figurent en bonne place à côté de l’état d’avancement de la production et de l’analyse des besoins en matières premières24. Et quand la puissante Fédération CGT de la métallurgie organise une « parade de la production », elle souhaite faire de cette journée une « démonstration de la volonté de produire encore mieux et plus, en affirmant l’utilité du développement de l’éducation professionnelle, afin d’avoir les ouvriers et les ouvrières qualifiés indispensables pour réaliser, précisément, la production voulue25 ». Qu’entendent-ils exactement par formation professionnelle ? À la CGT comme à la CFTC, cette expression englobe la formation initiale des jeunes – désignée par le terme « apprentissage » – et celle des salariés déjà au travail. Concernant ces derniers, trois notions sont alors nettement distinguées par les cégétistes : la formation professionnelle accélérée, la rééducation professionnelle, le perfectionnement volontaire. 23. DENÈFLE, Rapport sur la formation professionnelle et l’apprentissage XVe congrès de la Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, Issy-lesMoulineaux, 12-16 mars 1946. 24. La Vie fédérale, n˚ 3, juin 1947. 25. FÉDÉRATION DES TRAVAILLEURS DE LA MÉTALLURGIE , Bulletin fédéral, n˚ 3, août 1946.
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La première consiste « à recruter et former, en quelques mois, des manœuvres spécialisés, pour les jeter immédiatement dans le compartiment de la production qui en a besoin26 » ; la seconde s’adresse à « ceux qui veulent finir d’apprendre leur métier et à ceux qui sont obligés ou veulent changer de métier. Elle vise à l’acquisition complète de ce métier27 ». Dans les deux cas, il s’agit de former dans les délais les plus brefs – généralement six mois – la maind’œuvre qu’exige le contexte très particulier de la « bataille pour la production ». Le recours fréquent à la métaphore militaire signale le caractère d’urgence et l’enjeu politique de ce type de formations qui constituent bien, dans l’esprit des syndicalistes, une « nouvelle bataille à gagner » où seront jetées « aux points névralgiques […] des troupes sinon aguerries, du moins suffisamment entraînées28 ». Le « perfectionnement volontaire » vise, lui, un tout autre objectif : élever la qualification ouvrière par l’acquisition de nouvelles connaissances techniques, théoriques et pratiques, contrôlées par des examens et validées par des diplômes. L’insistance mise sur son caractère volontaire indique la somme d’efforts et de sacrifices qu’il suppose de la part de celui qui s’y engage. C’est précisément cette aptitude à l’effort individuel qui est valorisée comme seule capable de faire émerger une élite ouvrière fidèle à sa classe d’origine, en dégageant « ceux qui ont le goût de l’effort, le culte de la persévérance, la volonté de poursuivre une ascension pénible, sans céder à aucun attrait autre que la reconnaissance par les pairs des connaissances acquises par un travail personnel librement recherché29 ».
26. R. GIRARD, « La CGT et la formation professionnelle », Servir la France, n˚ 11, février 1946, p. 24-27. 27. Ibid. 28. DENÈFLE, Rapport sur la formation professionnelle et l’apprentissage, XVe congrès de la Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, Issy-lesMoulineaux, 12-16 mars 1946. 29. R. et H. CANCET, « La promotion ouvrière », Servir la France, n˚ 28, août 1947, p. 24-31.
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Car, pour les syndicalistes, la dimension individuelle du perfectionnement volontaire n’est pas contradictoire avec sa dimension collective. Au contraire. Elle n’a même de sens que conçue comme participation à l’effort collectif en amenant chaque individu « à la place où il rendra d’une façon certaine son maximum, à la grande satisfaction de l’intéressé et pour le profit de l’économie nationale30 ». Or, amener l’individu à la place qu’il mérite suppose que la formation ne soit pas dissociée de la « promotion ouvrière ». Celle-ci est fondamentale pour comprendre que, dans l’esprit des cégétistes, le perfectionnement ne saurait se limiter à quelques privilégiés mais, au contraire, devait s’ouvrir largement à l’ensemble des salariés, à « tous les travailleurs de bonne volonté », quelles que soient leur formation initiale et leur place dans la hiérarchie du travail. Concrètement, la « promotion ouvrière » permet d’aboutir à des changements de catégories en fonction du mérite individuel mesuré par le niveau des connaissances acquises pendant les cours de perfectionnement, contrôlées et validées par des examens « rigoureux et intègres » ou par des essais professionnels. Cette approche pose la question de savoir qui décide des promotions. Dans le contexte des années de la Libération, toute promotion individuelle qui s’effectue selon des critères fixés par le seul employeur est a priori suspecte aux militants. Aussi exigent-ils la transparence de ces critères et le contrôle collectif des promotions. Dans la métallurgie, ils envisagent même d’obliger les employeurs dont les entreprises occupent plus de 100 salariés à ouvrir des cours de perfectionnement professionnel contrôlés par les comités d’entreprise ou par les inspecteurs du travail assistés des organisations syndicales. Ils demandent qu’à l’issue de la formation soit remis un « certificat sanctionnant l’aptitude des candidats à une catégorie professionnelle correspondant à leur rééducation ou perfectionnement » de manière à ce que, au moment d’opérer des recrutements, il soit fait appel, de préférence, « à égalité de compétence, aux lauréats des cours de perfectionnement ». 30. Ibid.
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En fait, la question de la formation professionnelle des adultes n’était pas, à leurs yeux, dissociable de celle de la formation initiale des jeunes ouvriers et de la configuration que devrait prendre un système d’enseignement à inventer pour une France socialiste, système dont le plan Langevin-Wallon traçait déjà les grandes lignes. On a un aperçu de ce que souhaitaient les cégétistes dans le domaine d’une possible articulation entre formation initiale et formation continue, à travers le projet qui fut remis aux différents groupes parlementaires en mars 1947 et qui visait explicitement à refondre complètement le dispositif mis en place par la loi Astier (25 juillet 1919). Au cœur de ce projet, un principe – celui de la collaboration entre l’État, les syndicats ouvriers et les organisations patronales – et une volonté : mettre fin à l’« exploitation lucrative et honteuse » des besoins de formation. Concrètement, ils proposent la création d’un service public de la formation professionnelle, relevant de la compétence de l’État et des ministères de l’Éducation nationale ou du Travail. En même temps, dans le cadre d’une conception adéquationniste largement partagée à l’époque, les auteurs du projet souhaitent mettre en place un système harmonisant les niveaux de qualification par profession, les besoins du système productif et les flux de formés. Sur ces bases, l’ancienne architecture des Comités départementaux de l’enseignement technique est remplacée par un système calqué sur le modèle d’organisation de la CGT elle-même : interprofessionnelle et par branche d’activité. La taxe d’apprentissage serait remplacée par une taxe de formation professionnelle dont le taux fut fixé à 2,5 % du montant des rémunérations servies par « tout employeur quel qu’il soit31 ». Une Caisse nationale autonome de la formation professionnelle, administrée par un conseil dont les membres seraient nommés par les ministres de l’Éducation nationale, du Travail et des Finances, répartirait les fonds collectés entre les différents organismes de formation. Remis aux différents groupes parlementaires le 14 mars 1947, le projet de 31. René GIRARD, « La formation professionnelle et la CGT », L’Enseignement public, n˚ 5, janvier 1946, p. 7-8.
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loi ne sera jamais examiné. Moins de deux mois plus tard, les ministres communistes étaient chassés du gouvernement. Si pertinentes qu’aient été les idées des syndicalistes ouvriers et si fort leur engagement, rien, désormais, ne prévaudra contre le rapport des forces politiques. Le modèle américain et la question de la productivité allaient désormais constituer des points de divergence majeurs divisant les organisations syndicales et surdéterminant leurs conceptions de la formation. Des divergences majeures : la productivité et le modèle américain À partir de 1947, la CGT d’un côté, la CGT-FO et la CFTC de l’autre produisent sur les questions de formation des analyses antagonistes à la source desquelles se trouvent d’une part l’irréductible contradiction qui oppose les tenants intransigeants de la lutte des classes aux défenseurs de la collaboration de classes ; d’autre part l’ancrage de chacune de ces organisations dans l’un des deux camps qui se partagent le monde : URSS d’un côté, États-Unis de l’autre. Les syndicalistes chrétiens se reconnaissent dans les courants de pensée, fort anciens, qui prônent la réconciliation du capital et du travail, et prêtent une oreille attentive aux projets d’association et de participation. La CGT-FO, quant à elle, se situe sur un autre plan. Il s’agit, dans le contexte d’une période de croissance exceptionnelle, de réaliser une société plus égalitaire par la répartition équitable des bénéfices de la croissance et par l’accès plus juste de toutes les catégories sociales à l’éducation. Par conséquent, « il faut produire pour pouvoir répartir et consommer pour que la production non écoulée n’entraîne pas le chômage32 ». 32. R. BOTHEREAU, « Les travailleurs doivent bénéficier de l’augmentation de la productivité », Force ouvrière, n˚ 227, 4 mai 1950, p. 6-7. L’une des photographies illustrant l’article de Bothereau représente des ouvriers en chaussures travaillant à la chaîne et comporte la légende suivante : « À l’usine de chaussures Nunn-Busch de Milwaukee, nos représentants ont constaté qu’une heure suffit à l’ouvrier américain pour accomplir le travail qu’un ouvrier français fait en deux heures et demie. Aussi ont-ils émis l’espoir de voir bientôt appliquer en France les méthodes et les techniques qui, en rendant plus efficace le travail des ouvriers, améliorent leur pouvoir d’achat. »
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Mais cette adhésion au modèle productiviste s’accompagne d’une exigence de participation des travailleurs à la gestion du système. Dans cette perspective, le rapport des militants de la CGT-FO à la productivité peut donc se résumer en une formule : la productivité oui… mais avec le consentement des travailleurs. Et, pour obtenir ce consentement, les syndicalistes ont retenu de leurs voyages aux États-Unis33 l’importance des relations humaines dans le fonctionnement des entreprises. Pour le secrétaire de la Fédération des ingénieurs et cadres : « La productivité, c’est d’abord un climat34 ! » Et il explique qu’au pays du taylorisme s’opère une « véritable révolution mentale » qui résulte de la coopération entre les patrons et les « professeurs de Harvard ». Se faisant le propagandiste de ce qu’il nomme sans détours, la « méthode à éviter les grèves », il démontre aux membres du Comité national de l’organisation française (CNOF) que désormais, « dans une industrie américaine bien organisée, on note un contremaître ou un chef d’atelier sur son comportement social, son côté humain, son art de commandement, avant même sa valeur technique ». À l’opposé de ce point de vue, les cégétistes considèrent que la lutte des classes est une réalité incontournable, indissolublement liée à l’existence de deux classes sociales aux intérêts fondamentalement contradictoires. Enracinée dans le processus d’exploitation de l’homme par l’homme, elle est consubstantielle au mode de production capitaliste. Dans ces conditions, et au regard de la théorie marxiste de la plus-value, l’association du capital et du travail est une aberration, voire une trahison quand elle est le fait d’organisations syndicales. Si la contribution de la classe ouvrière à la « bataille de la production » avait un sens entre 1944 et 1947 parce 33. Au cours de l’année 1950, trois équipes comprenant des militants FO – notamment J.-B. Tomas (Fédération gaz électricité), R. Richard (secrétaire de la Fédération des ingénieurs et cadres), J. Cucuel des VRP – se sont rendues aux États-Unis pour étudier les « facteurs techniques et humains à l’origine de la haute productivité américaine ». La relation de leur expérience figure dans « Une équipe de productivité aux USA », Force ouvrière, n˚ 228, 11 mai 1950, p. 10. Article non signé. 34. C’est le titre d’un article publié par R. RICHARD dans le journal Force ouvrière, n˚ 232, 8 juin 1950, p. 6-7.
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qu’elle s’exerçait dans des conditions politiques favorables à ses intérêts, il n’en va plus de même dans la période suivante : la productivité est désormais considérée comme « source d’augmentation de la plus-value et du profit capitaliste35 ». Dans les entreprises et sur les chantiers, les militants trouvent sans peine de quoi alimenter cet argumentaire critique en confrontant les discours productivistes à la réalité vécue par les salariés. En choisissant des exemples dans le textile ou le bâtiment, ils montrent que l’amélioration de la productivité se traduit par l’intensification du travail et l’augmentation du nombre des accidents, tandis que stagnent les salaires nominaux36. Comment, dans ces conditions, ne pas condamner, en même temps que la productivité, les méthodes qui sont censées la faire progresser ? Qu’elles aient déjà été utilisées avant la guerre ou qu’elles aient été importées des États-Unis à l’occasion des missions de productivité, toutes suscitent une virulente opposition de la part de la CGT qui y voit l’une des manifestations de l’offensive du « savoir américain », destinée à briser l’autonomie et la combativité de la classe ouvrière. Ainsi, l’ensemble des méthodes regroupées sous le terme de « relations humaines » sont condamnées comme une « mystification hypocrite37 » destinée à « corrompre idéologiquement et matériellement les travailleurs38 ». De la même manière, le syndicat CGT des psychotechniciens dénonce le TWI (Training Within Industry) comme une « entreprise de catéchisation de la classe ouvrière39 ». Dans ce cadre d’analyse, les stages de perfectionnement apparaissent doublement dangereux. En suscitant 35. Lettre de Pierre Le Brun, secrétaire confédéral, au secrétaire d’État aux Affaires économiques, Robert Buron, publiée dans la Revue des comités d’entreprise, n˚ 26, mai 1950, p. 15. 36. J. ÉLOI, « La position de la Fédération nationale des travailleurs du bâtiment, des travaux publics et des matériaux de construction sur la productivité », Revue des comités d’entreprise, n˚ 47, février 1952, p. 37-49. E. AUBERT, « Les bienfaits de la productivité capitaliste dans le textile », Revue des comités d’entreprise, n˚ 85, mai 1955, p. 45-49. 37. SYNDICAT NATIONAL DES PSYCHOTECHNICIENS CGT, « Psychotechniciens et travailleurs », Revue des comités d’entreprise, n˚ 94, mai 1956, p. 47-58. 38. Ibid. 39. Ibid.
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l’adhésion individuelle des salariés aux valeurs de l’entreprise, ils détournent au profit des employeurs les capacités d’initiative, d’invention et de créativité des ouvriers ; en valorisant, par des primes, l’individualisme au détriment du collectif, ils les divisent. Et c’est bien là, aux yeux des cégétistes, le danger principal : faire perdre aux ouvriers « la conscience du lien objectif qui les relie les uns aux autres et les rassemble dans une seule classe indépendamment de leurs particularités individuelles40 », risquant ainsi de leur faire oublier « jusqu’au sentiment de leur appartenance de classe41 ». À la CGT-FO, en revanche, la notion de « promotion ouvrière » s’inscrit dans un projet politique global reposant sur le rêve d’un compromis social-démocrate à la suédoise. Promotion ouvrière et compromis social-démocrate : le projet de la CGT-FO En acceptant la logique du système capitaliste, les syndicalistes de Force ouvrière renoncent momentanément au primat de la question de la propriété privée des moyens de production pour privilégier la lutte contre les inégalités de revenus et d’accès au savoir et à la culture dans un contexte de forte croissance. De cette conception du progrès social découle celle de la « promotion ouvrière », définie comme un ensemble de conquêtes comprenant à la fois l’augmentation du pouvoir d’achat par de meilleurs salaires, l’amélioration des conditions de la vie quotidienne, la garantie du plein emploi, la juste répartition des bénéfices de la croissance, l’organisation d’un système de retraites décentes. C’est dans ce cadre général que s’inscrivent la « promotion professionnelle ou promotion du travail » d’une part ; et la « promotion sociale » d’autre part.
40. A. BARJONET, « Le sens véritable de l’association “capital-travail” », Revue des comités d’entreprise, n˚ 48, mars 1952, p. 9-12. 41. Ibid.
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La promotion du travail n’est, selon ce raisonnement, que l’une des voies par lesquelles l’ouvrier peut accéder à un niveau supérieur d’humanité. Cela suppose que, dans les entreprises, soient démocratisées les méthodes de recrutement du personnel d’encadrement de façon à permettre à ceux qui n’ont pas de diplômes d’accéder au plus haut niveau de la hiérarchie du travail : « En un mot il faut permettre à l’ouvrier de devenir contremaître, technicien, ingénieur, s’il en a les qualités42. » Or, la promotion suppose la formation professionnelle qui n’a elle-même de sens qu’inscrite dans et précédée par une « solide formation générale ». Autrement dit, l’accès à la qualification professionnelle requiert préalablement une culture générale. Celle-ci consiste à donner aux salariés un socle de connaissances théoriques suffisamment consistantes pour les rendre capables, plus tard et selon leur propre choix, de recevoir « une formation complémentaire, une formation professionnelle, une spécialisation […] un perfectionnement ultérieur continuel43 ». Le dernier maillon de la chaîne de la promotion est la « promotion sociale » qui, au-delà de la sphère du travail, doit permettre la participation directe des salariés à la vie économique de la nation et, plus largement, à sa vie politique, tant il est évident, pour les militants de Force ouvrière, que « la vie ne s’arrête pas aux portes de l’usine et que la façon dont les hommes vivent et dont leurs familles sont pourvues devrait être la seule finalité44 ». Ces analyses s’enracinent dans l’histoire de la social-démocratie européenne. Ainsi, la participation des salariés à la gestion des entreprises pour améliorer la productivité et la situation matérielle de la classe ouvrière ; la revendication d’une démocratie économique et sociale où les syndicats collaborent à la direction et au contrôle de l’économie tant au niveau national qu’à celui des entreprises trouvent leur source dans les écrits des 42. T. OTTAVY, « La promotion. Promotion professionnelle ou promotion du travail », Force ouvrière, n˚ 554, 4 octobre 1956, p. 12. 43. Ibid. 44. T. OTTAVY, « Promotion ouvrière. Éducation et promotion sociale », Force ouvrière, n˚ 562, 29 novembre 1956, p. 12.
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penseurs autrichiens et allemands du début du XXe siècle45. Aussi n’est-il pas surprenant que l’« exemple suédois46 » soit régulièrement invoqué dans les colonnes de Force ouvrière. On y exalte les vertus de l’École populaire supérieure de Brunnsvik où, au côté des syndicats, « collaborent étroitement les groupements coopérateurs, les partis à programme social et divers autres groupements d’activité culturelle ». Du point de vue des responsables de la CGT-FO, l’intérêt d’une telle institution réside dans sa capacité à fournir aux organisations syndicales des militants « mieux instruits, plus réfléchis, plus capables d’assumer les responsabilités de gestion que le monde ouvrier réclame ». Au total, au cours de ces années, les différentes organisations syndicales affichent, en matière de formation, des positions contradictoires qui relèvent d’un véritable combat politique engageant les valeurs fondatrices de chacune d’entre elles, ainsi que leurs visions de la société à faire advenir. Quand les uns concevaient la formation comme une arme du combat de classe, les autres la pensaient comme outil de cogestion de l’entreprise pour un meilleur partage des fruits de la croissance. Quand les uns se défiaient de la promotion comme d’un poison mortifère pour l’unité de la classe ouvrière, les autres l’envisageaient comme l’idéal, enfin réalisé dans et par le travail, de l’école républicaine. Les chances pour que s’opère une convergence entre ces différents points étaient donc faibles et, par conséquent, la probabilité que se construise une position commune face au patronat quasiment inexistante. En revanche, au sein des confédérations ouvrières, c’est dans les syndicats de cadres que les questions de formation vont peu à peu émerger comme possible lieu d’entente et comme source d’unité d’action.
45. Notamment Otto BAUER, La Marche au socialisme, Librairie de l’Humanité, Paris, 1919 ; Rudolf HILFERDING, Rapports sur les tâches de la social-démocratie, Congrès de Kiel, 1927 ; Fritz NAPHTALI, La Démocratie économique, ses raisons, son chemin et ses buts, Berlin, 1928. 46. C’est le titre d’un article de G. VIDALENC : « Ce qui est possible en matière d’éducation ouvrière. L’exemple suédois », Force ouvrière, n˚ 251, 26 octobre 1950, p. 11.
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LE TOURNANT DES ANNÉES 1960 : LES CADRES PRENNENT L’INITIATIVE L’attention particulière accordée aux questions de formation n’est pas nouvelle chez les cadres. Leur position dans la hiérarchie du travail les incite à « se tenir au courant » des évolutions scientifiques et technologiques. Mais cette revendication, qui a longtemps rencontré la résistance des employeurs, prend une dimension nouvelle au début des années 1960. Confrontés aux bouleversements de leur environnement de travail, ils vont définir le « perfectionnement » comme outil de sauvegarde de leur emploi menacé. Ce faisant, ils participaient au mouvement des « élites réformatrices » qui militaient pour promouvoir la formation et, en même temps, s’inscrivaient dans le cadre des politiques d’emploi « globales et coordonnées » [Vincent, 2004], mises en œuvre au cours de la même période. La formation des cadres : un enjeu décisif pour les multinationales Au cours des années 1950, les cadres47 sont rares. Et le phénomène marquant de la décennie suivante est justement le début de leur accroissement numérique : en 1954, cadres supérieurs et moyens (enseignants exclus) représentent 6 % de la population active, 10 % en 1968 et 14 % en 1975. Parmi eux, prédominent encore les autodidactes qui ont accédé au statut de cadres par promotion interne : en 1968, une enquête de l’INSEE montrait que 70 % des cadres supérieurs et 33 % des personnes déclarant la profession d’ingénieur n’avaient pas dépassé le stade du baccalauréat. C’est dire que la question de la carrière était, pour eux, centrale. Inscrits, comme les ouvriers, dans le rapport salarial de subordination, ils s’en distinguent cependant radicalement par 47. Dans l’espace de cette contribution, il n’est pas possible d’entrer dans les débats quant à la définition de la catégorie « cadres ». Il convient, cependant, de préciser que, dans le terme « cadres », j’englobe les ingénieurs, ainsi que les cadres techniques, administratifs et commerciaux des entreprises ; en revanche, j’en exclus les cadres de la fonction publique.
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la délégation d’une part de pouvoir que leur accorde l’employeur. De ce point de vue, ils occupent une position stratégique qui explique que leur conversion à l’idéologie de la modernisation soit, pour le patronat des grandes entreprises, un des éléments clés de la réussite des politiques industrielles parce que non seulement leurs compétences techniques et leurs capacités d’encadrement de la main-d’œuvre, mais aussi leur adhésion aux valeurs et aux finalités de l’entreprise concourent de façon décisive à l’efficacité productive. Et les grandes entreprises l’ont bien compris pour qui la formation des cadres constituait alors un enjeu majeur. Elle était, selon François Ceyrac, « le secret de la productivité, donc de la compétitivité. Car, ajoute-t-il, la formation ce n’est pas de la philanthropie, cela vise l’efficacité48 ». Ce n’est donc pas par hasard si les plus importantes actions de formation interne étaient non seulement organisées par les multinationales du pétrole49, mais quasi exclusivement réservées aux seuls cadres, au point que promouvoir la formation « pour tout le monde, depuis le manœuvre jusqu’à l’ingénieur, surtout le manœuvre », c’était commettre une « profanation ». Or cette politique de formation n’était pas dissociable d’une politique de promotion interne soigneusement contrôlée par les directions d’entreprise dont elle constituait le « cœur du système de management » et, au même titre que la formation, le « jardin secret50 ». On comprend, dans ces conditions, la longue résistance patronale à la généralisation de la formation pour tous et son introduction dans les conventions collectives. Ainsi, les propositions avancées en mai 1952 par les patrons de la chimie ne comportaient aucun article consacré à la formation ou à la promotion51. Et, quand ils apparaissent, ces thèmes sont assortis de restrictions 48. Entretien de l’auteur avec François Ceyrac, 29 janvier 1999. 49. Ibid. Fait significatif : quand, à la fin des années 1950, les responsables de la Fédération CFTC de la chimie menaient des recherches sur la formation des militants, c’est à partir de documents du trust pétrolier BP qu’ils travaillaient pour appréhender la méthode TWI. 50. Ibid. 51. Convention collective nationale des industries chimiques, proposition patronale, 15 mai 1952 et 18 juillet 1952. Archives fédérales CFDT, 1 F 598.
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significatives comme c’est le cas dans l’avenant « collaborateurs52 » d’octobre 1952 qui mentionne que, « dans la mesure du possible53 », des facilités leur seront accordées pour leur permettre de compléter leur formation professionnelle et d’accéder à la documentation utile au maintien de leurs connaissances. En juin 1955, la formation n’apparaît toujours pas dans l’avenant « ingénieurs et cadres ». Il faut attendre la révision de la convention collective en septembre 1962 pour qu’il soit enfin fait mention d’un projet concernant le « recyclage professionnel54 ». C’est que, entre-temps, les cadres se sont mobilisés pour revendiquer un véritable droit individuel à la formation. Cette mobilisation s’explique par les conséquences de la politique de restructuration de l’appareil productif promue au même moment par le gouvernement. Celui-ci encourage les concentrations d’entreprises et favorise la constitution de groupes de grande taille réputés capables de soutenir la concurrence internationale. Cette « mue décisive » [Eck, 1988] des structures de l’économie française pose brutalement aux cadres la question de leur statut dans l’entreprise et les confronte à des politiques de gestion du personnel où l’on n’hésite pas à licencier un cadre ancien pour le remplacer par un jeune recruté au sortir de l’école. Prenant conscience de la fragilité de leur position, ils se tournent vers les syndicats ouvriers qui les courtisent, à l’exemple de la CGT où René Le Guen explique qu’« en adhérant à la CGT un cadre ne se mutile pas55 ». Il est d’ailleurs significatif que les revues syndicales leur consacrent des numéros spéciaux ou des dossiers aux titres révélateurs : « Un cadre estil vieux à 35 ans56 ? » ou : « Rester toute sa vie un créateur57. » 52. Ce terme désignait les employés, techniciens, dessinateurs et agents de maîtrise. 53. Version du 30 octobre 1952. 54. « Projet de dispositions relatives au recyclage professionnel des cadres », publié dans L’Information des cadres (CFTC), 15 septembre 1962. Archives fédérales CFDT, 1 F 611. 55. Propos rapportés par A. Jaeglé (un des responsables cadres de la CGT), entretien avec l’auteur, 19 avril 2001. 56. Options. Revue mensuelle de l’UGIC, n˚ 2, novembre 1965. 57. Cadres et profession (Organe des ingénieurs et cadres CFDT), n˚ 203, février 1966.
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La nouvelle donne syndicale Premiers ébranlements qui signalent un changement d’attitude chez les cadres : les mouvements sociaux auxquels ils participent aux côtés des ouvriers. Ce fut le cas en octobrenovembre 1959, à l’usine Thompson-Houston de Bagneux, où on les vit faire grève à 80 % pendant plusieurs demi-journées [Benguigui, 2005]. Lors de la grève des mineurs du printemps 1963, l’engagement des ingénieurs, qui soutinrent le mouvement dès le début, constituait également un changement notable dans un milieu où la coupure entre ouvriers et cadres était très marquée. Mais c’est le conflit qui éclate chez Neyrpic à Grenoble en décembre 1962 qui marque le plus les esprits. Cette entreprise se caractérisait par la place importante des activités d’études et la forte proportion d’ingénieurs, de techniciens, de dessinateurs et d’agents de maîtrise58. Par ailleurs, Neyrpic se singularisait par une politique des relations humaines influencée par les idées du CADIPPE59 qui y organisait des stages pour enseigner les méthodes visant à pacifier les rapports de travail. Enfin, un accord y avait été signé qui accordait un certain nombre d’avantages sociaux, parmi lesquels la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise. Et c’est précisément la rupture unilatérale de cet accord par un nouveau patron qui déclencha la grève de 1962. Dès le début du conflit, les agents de maîtrise dénoncèrent la contradiction entre les idées de collaboration inculquées lors des formations et la réalité des pratiques de la nouvelle direction60. Illustrant ainsi 58. Sur 3 000 salariés, on dénombrait 300 ingénieurs, 250 dessinateurs, 250 agents techniques, 250 agents de maîtrise, 400 employés administratifs et 1 600 ouvriers. À cet ensemble s’ajoutaient les 150 ouvriers, 300 ingénieurs et cadres, et les 500 agents techniques de la SOGREAH (Société grenobloise d’études hydrauliques), bureau d’études autonome mais lié à Neyrpic dont il faisait partie intégrante. 59. Comité d’action pour le développement de l’intéressement du personnel à la productivité des entreprises. 60. « Cette façon de faire est contraire aux principes inculqués par nos éducateurs lors de nos stages de formation psychologique et de formationmaîtrise », texte d’un tract cité par P. Belleville dans Une nouvelle classe ouvrière [BELLEVILLE, 1963].
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l’« alliance inédite […] entre ouvriers, techniciens et ingénieurs » [Balazs, Faguer, Rimbert, 2004], la grève Neyrpic acquit valeur de symbole au plan national. Elle s’inscrivait dans un ensemble de mouvements qui confortaient les théoriciens de la « nouvelle classe ouvrière » [Belleville, 1963 ; Mallet, 1963] dans la pertinence de leur thèse. Du comportement des ingénieurs de la Thomson-Houston, Serge Mallet déduit que les barrières traditionnelles entre ouvriers et ingénieurs ont disparu, la « hiérarchie technique » ayant, selon lui, remplacé la « hiérarchie sociale » [Benguigui, 2005, p. 279-283]. De la même façon, Pierre Belleville tire du conflit chez Neyrpic la conclusion que les « ingénieurs, étudiants, chercheurs découvraient qu’ils étaient des salariés comme les autres, payés pour un travail qui, avant tout, devait rapporter des bénéfices » [Belleville, 1963]. En conjonction avec celles qui, sur le plan politique, agitent au même moment la galaxie de la « nouvelle gauche », ces idées amènent le monde syndical à s’interroger sur la position des cadres dans le champ social et, du même coup, sur leur place dans les structures confédérales. Formaient-ils un groupe autonome ayant ses revendications propres ? Constituaient-ils une composante de la classe ouvrière élargie ? N’étaient-ils, au contraire, que les auxiliaires dévoués du patronat ? Concernant les cadres, le paysage syndical s’organise alors autour du « quadrille » [Mouriaux, 1984] CGC, CFTC, CGT, CGT-FO, constitué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans lequel la CGC constitue la force dominante. Or, c’est précisément en ce début des années 1960 que celle-ci connaît un premier grand conflit interne, tandis qu’à la CGT comme à la CFTC/CFDT les organisations de cadres vont jouer, dans des conditions et avec des résultats différents, un rôle déterminant pour infléchir la ligne des centrales [Benguigui, 2005, p. 279-283]. De cet ensemble d’événements se dégagent quelques traits saillants qui permettent de mieux comprendre dans quelles conditions les cadres vont pouvoir apparaître, à l’intérieur des centrales ouvrières, comme forces de proposition sur les problèmes de formation et comment leurs idées vont s’y diffuser.
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Premier constat, ce sont des militants en rupture avec les orientations jusque-là dominantes dans leur organisation qui sont à l’avant-garde du mouvement. Que les divergences portent, comme à la CGC, sur la hiérarchie des salaires, le rôle de la planification ou la réforme de l’entreprise ; que le conflit mette en cause l’orientation de fond comme la déconfessionnalisation à la CFTC ; que les oppositions renvoient, comme à la CGT, à des analyses politiques divergentes sur la place des classes moyennes dans la société ; dans tous les cas, elles reflètent un mouvement d’ajustement des organisations à une nouvelle donne politique et sociale, mouvement porté par des hommes qui n’hésitent pas à affirmer des points de vue discordants par rapport à la doxa de l’organisation. C’est ainsi que, en impulsant le redémarrage de l’UGIC, René Le Guen participe à l’aggiornamento engagé au sein du PCF et de la CGT à l’égard des techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs et cadres61. L’enjeu n’est pas mince puisqu’il s’agit de faire passer ces catégories du statut d’« éléments sociaux parasitaires » à la dignité de « couche salariée intermédiaire62 ». Dans un cadre idéologique très différent, Edmond Maire symbolise quant à lui le mouvement de basculement sociologique qui s’opère dans la Fédération CFTC de la chimie par l’arrivée massive des cadres aux postes de direction, évolution concomitante d’une redéfinition de la classe ouvrière dont E. Maire étend les limites à « tous les salariés qui sont à la fois exploités matériellement et frustrés moralement », ce qui inclut les 61. Déjà, en décembre 1959, le secrétaire général Benoît Frachon, expliquant que les cadres « commencent à tirer des conclusions de l’expérience qu’ils font de l’exploitation dont ils sont victimes eux aussi », avait conclu sur la nécessité de les syndiquer à la CGT, B. FRACHON, « D’importants changements chez les techniciens et cadres », Tribune des cadres. Bulletin d’information des techniciens des chemins de fer, 15 décembre 1959. Cette thématique avait été reprise en 1961 au XXXIIe congrès confédéral par Marcel Caille qui insista sur la nécessité pour la CGT d’inventer des formes spécifiques d’organisation pour intégrer les techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs et cadres. 62. M. THOREZ, « Nouvelles données sur la paupérisation », Cahiers du communisme, juillet-août 1955, p. 803-826 ; Cl. QUIN, Classes sociales et union du peuple de France, Éditions sociales, Paris, 1976. Cités par BOLTANSKI [1982, p. 255].
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techniciens, les ingénieurs et les cadres, même si, précise-t-il, « ces travailleurs n’ont pas conscience de cette appartenance63 ». Deuxième constat : ces militants travaillent dans les grandes entreprises du secteur public et, de manière plus large, dans les secteurs qu’on peut caractériser comme étant les vecteurs de la croissance : pétrochimie, énergie, construction électrique, etc. Ainsi, à la CGC l’aile contestataire qui, derrière le secrétaire général Gilbert Nasse, s’oppose au président André Malterre est essentiellement constituée par des militants de l’EDF, du pétrole, de l’énergie atomique et des assurances64. À la CFTC, ce sont les chimistes65 qui jouent un rôle pionnier dans la construction de véritables fédérations d’industrie regroupant ouvriers, employés, techniciens et cadres, et qui manifestent un intérêt ancien pour les questions de formation. À la CGT, ceux qui vont impulser à partir de 1961 le mouvement de rénovation de l’UGIC appartiennent, eux aussi, aux mêmes branches : Roger Pascré est le secrétaire général de la Fédération de la chimie, René Le Guen, secrétaire général du Groupe national des cadres, est ingénieur à Gaz de France, Jean Grosvalet est ingénieur à la CGE, Marc Descottes est ingénieur EDF. Troisième constat : la formation émerge comme un thème revendicatif suffisamment rassembleur pour produire de l’unité d’action entre les organisations. Si, jusqu’au début des années 1960, les salaires, les retraites, la fiscalité et la sécurité sociale constituaient les revendications principales des organisations de cadres, le « perfectionnement » s’affirme progressivement et finit par s’imposer comme thème fédérateur. En réalité, il était apparu beaucoup plus tôt, dès mai 1949, et avait déjà réuni dans un projet commun de convention collective sept organisations de la chimie, appartenant pourtant à des camps idéologi63. E. MAIRE, Pour une recherche syndicale. Rapport d’organisation, XIIe congrès de la FIC, 7-9 octobre 1960. 64. G. Nasse lui-même dirige l’Union nationale des cadres et de la maîtrise EDF. En septembre 1969, il crée l’Union des cadres et des techniciens (UCT) qui va s’implanter principalement dans les branches du pétrole et de l’énergie. 65. La Fédération regroupe alors les salariés de la chimie lourde, du pétrole, de la parachimie, des matières plastiques, du caoutchouc, du verre et de la pharmacie.
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quement opposés : outre la CGC, trois appartenaient à la CGT, trois à la CFTC66. Les syndicalistes s’accordaient alors pour demander que les employeurs mettent à la disposition des cadres la documentation nécessaire pour « maintenir et développer leurs connaissances ». Ils réclamaient également de pouvoir assister à toutes les manifestations scientifiques ou techniques « utiles à leur développement professionnel » et exigeaient que les déplacements nécessités par ces manifestations « n’entraînent ni réduction des congés, ni réduction des salaires ou appointements ». Mais c’est à partir du début des années 1960 que sont véritablement posés des actes décisifs car, entre-temps, la question de la sécurité de l’emploi était devenue une préoccupation des cadres. En mars 1960, la Fédération des syndicats d’ingénieurs et cadres – CFTC (FFSIC) présente un Avant-projet de convention collective nationale concernant le perfectionnement des ingénieurs et cadres67 ; tandis que, du côté de la CGT, le thème « Formation et perfectionnement » fait l’objet d’un des trois groupes de travail mis en place pour préparer la conférence nationale des ingénieurs, cadres et techniciens du 11 mai 196368, qui marquera véritablement la renaissance de l’UGIC69.
66. Il s'agit de la Fédération des industries chimiques CGT (FIC-CGT), la section fédérale des « mensuels » de la FIC-CGT, le Syndicat national des ingénieurs et cadres des industries chimiques CGT, la Fédération française des syndicats des industries chimiques CFTC, la Fédération française des syndicats d'employés, techniciens et agents de maîtrise CFTC, la Fédération des ingénieurs et cadres CFTC, la CGC. Archives fédérales CFDT, 1 F 598. On note l'absence de la CGT-FO. Elle s'explique sans doute par le refus de ses militants de travailler en commun à la fois avec les cégétistes à cause de leur proximité avec le Parti communiste et avec la CFTC à cause de ses attaches confessionnelles. 67. Avant-projet de convention collective nationale concernant le perfectionnement des ingénieurs et cadres. Chapitre II, Des cours de perfectionnement et de mises à jour. Archives FUC-CFDT, 1 F 38. 68. Conférence tenue à la veille du XXXIV e congrès confédéral (12-17 mai 1963). 69. L’UGIC rénovée tient son premier congrès les 15 et 16 mai 1965. Si on s’en tient à une stricte chronologie, il s’agit en réalité du 3 e congrès : le premier s’est tenu les 24 et 25 avril 1948, le 2e les 9 et 10 décembre 1950. Aucun congrès n’a eu lieu entre décembre 1950 et mai 1965.
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C’est, enfin, la publication dès le deuxième numéro de la nouvelle revue de l’UGIC – Options (syndicales, économiques, sociales) – d’un dossier spécial consacré au problème du perfectionnement des cadres70, suivi peu après de la présentation d’un Projet de loi sur le perfectionnement continu71. Les cadres, précurseurs de la loi de 1971 Le discours des cadres syndicalistes s’organise autour de la thématique du « changement ». Leur argumentation se déploie sur fond d’idéologie de la modernisation qui suppose un mouvement perpétuel des sciences et des techniques, imposant de se maintenir constamment à la pointe des connaissances. Leur place dans l’organisation du travail et la variété des fonctions qu’ils y occupent – commandement, conception, gestion, communication, formation – justifient à leurs yeux la nécessité de s’adapter en permanence aux « mutations » de toute nature qui affectent continûment le monde de la production et, plus largement, la société tout entière. D’où le postulat selon lequel la formation permanente serait une « exigence de la société industrielle moderne72 ». Formation initiale et expérience accumulée au travail sont alors pensées comme les composantes d’un capital scientifique, professionnel et culturel qu’il convient d’entretenir, faute de quoi il se dévalorise et entraîne la disqualification de son propriétaire. Ce raisonnement était déjà présent à la fin des années 1940. Ce qui change à partir du début des années 1960, c’est la mise en rapport de la revendication d’un droit au perfectionnement pour tous les cadres avec la défense de leur emploi.
70. Options, n˚ 2, novembre 1965. Le titre de la première de couverture est : « Un cadre est-il vieux à 35 ans ? » Le dossier était réalisé par André JAEGLÉ, Guy PALMADE, Claude DUBOIS, Michel HINCKER, André RICHEL et Maurice WULFMAN. 71. Texte publié intégralement dans Cadres information, n˚ 8, mars 1967, 9 pages. 72. Cadres et profession (Organe des ingénieurs et cadres CFDT), n˚ 203, février 1966, p. 4-5.
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Dans cette configuration nouvelle, le perfectionnement est censé procurer à ceux qui en bénéficient des avantages décisifs sur le marché du travail. À ce titre, il représente une véritable assurance emploi à une époque où les premières envolées du chômage alimentent l’angoisse des cadres qui découvrent que ni le diplôme acquis en formation initiale, ni l’expérience et le dévouement mis sans compter au service de l’employeur ne les protègent de l’éviction prématurée de l’entreprise. Ils en tirent la conclusion que la formation permanente pourrait constituer un atout pour conserver leur emploi. Dans ces conditions, elle ne saurait plus être réservée à une minorité de bénéficiaires choisis par l’employeur en fonction de leur attachement aux intérêts de l’entreprise, mais étendue à tous les cadres et revendiquée comme un droit. Le lien entre formation et emploi prend donc une consistance très forte, et le perfectionnement devient une composante essentielle de ce que la CGT-FO appelle une « politique active de l’emploi ». C’est pourquoi les cadres conçoivent l’ajustement permanent de leurs connaissances comme une anticipation et non comme une soumission aux évolutions scientifiques et technologiques. Car, comme l’affirme la revue Cadres et profession, « la mobilité ne doit pas être subie, mais assurée positivement73 ». C’est tout le sens des critiques qu’ils adressent aux employeurs, accusés de limiter les objectifs des stages de recyclage à « rattraper le progrès sans y participer74 ». C’est là aussi un point de désaccord important qui les oppose aux représentants du CNPF lors des négociations qui aboutirent à la création de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), puisque le refus de la délégation patronale de reconnaître un lien de principe entre la formation et l’emploi fut à l’origine d’un incident qui faillit interrompre les discussions75. 73. « Pour une politique active de l’emploi appliquée aux ingénieurs et cadres », Cadres et profession, n˚ 217, juin-juillet 1967, p. 4-5. 74. Options, n˚ 2, novembre 1965, op. cit. 75. A. Jaeglé rapporte que, devant les résistances de Marcel Meunier, représentant le CNPF, la CGT menaça de rompre les négociations si un tel lien n’était pas reconnu.
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C’est dans cette perspective que les cadres prennent conscience que les mots utilisés pour désigner les différentes actions de formation ne sont pas neutres et qu’ils sont l’enjeu d’une véritable « bataille d’idées76 ». La manière de dire la formation contribuant à la faire exister, ils éprouvent le besoin de stabiliser le langage en s’attaquant à un travail de redéfinition et de classement du vocabulaire77. Refusant l’idée selon laquelle le « recyclage » suffirait à faire face à une perte d’emploi, ils placent ce type d’activité au plus bas niveau de la hiérarchie des formations. Pour les cadres CFDT, c’est un « mot affreux78 » qui désigne le « rafraîchissement de connaissances précédemment acquises » ; pour ceux de la CGT, il n’est qu’une « rustine à mettre sur l’emploi79 ». Trois critiques lui sont adressées : son extrême spécialisation – les cégétistes parlent de « recyclage surspécialisateur » –, sa durée trop courte, l’absence de promotion qui s’ensuit. De manière générale, les cadres estiment qu’il n’est qu’une réponse étroitement technique80 et à courte vue, apportée par les employeurs qui condamnent ainsi les salariés à un « réflexe de défense immédiate » pour sauver leur emploi81. C’est pourquoi ils lui préfèrent la notion de « perfectionnement ». En fait, le terme même de « perfectionnement » est ambigu car il recouvre deux réalités contradictoires : ce peut être une formation choisie volontairement par le salarié pour atteindre l’excellence et se promouvoir socialement82 ; mais ce peut être 76. A. Jaeglé, ibid. 77. C’est dans les documents préparatoires au 1 er congrès de l’UGIC (1518 mai 1965) qu’on trouve les traces du travail effectué dans ce domaine par les cadres CGT. 78. « Rester toute sa vie un créateur », Cadres et profession, n˚ 204, mars 1966, p. 8. 79. A. Jaeglé, ibid. 80. L’UGIC donne l’exemple des cadres administratifs spécialisés en gestion par ordinateur qui sont recyclés à chaque sortie d’un nouveau matériel IBM. 81. Cette analyse est développée dans le document préparatoire au congrès de l’UGIC (15-18 mai 1965), publié dans Options, n˚ 2, novembre 1965, p. 32. 82. « Pratiquement, le besoin de perfectionnement a son origine dans le désir légitime de promotion » explique le document préparatoire au congrès de l’UGIC, op. cit.
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aussi une formation subie parce que imposée par l’employeur sans contrepartie ni garantie de promotion. Selon la perspective adoptée, c’est toute la conception du perfectionnement et les conditions de sa mise en œuvre qui s’en trouvent affectées. En effet, dans un cas le champ des possibles est largement ouvert et suppose qu’une importante marge de décision soit laissée au salarié ; dans l’autre, le champ des possibles est strictement circonscrit à l’intérêt de l’entreprise et commandé par l’employeur. Aussi les syndicalistes critiquent-ils le perfectionnement tel qu’il est pratiqué dans les entreprises, pour son caractère élitiste et borné à la seule sphère professionnelle. Les cadres de la CFDT lui reprochent de n’être qu’une simple « mise à jour des connaissances » et une « amélioration des capacités en exercice83 », tandis que leurs collègues de la CGT en dénoncent le caractère sélectif qui n’ouvre les formations qu’à un nombre « extrêmement limité » de bénéficiaires soigneusement choisis par la direction des entreprises, conférant ainsi à la formation le « caractère d’un cadeau qui place moralement le cadre sous la dépendance du “bienfaiteur”84 ». En revanche, dans la définition qu’ils en donnent, les syndicalistes assignent au perfectionnement des finalités qui dépassent largement le seul domaine du travail. Ils séparent très clairement ses fonctions culturelles de ses fonctions professionnelles. Cette distinction est particulièrement bien exprimée dans le projet de loi de l’UGIC-CGT qui identifie trois catégories d’actions de formation : celles qui visent à « mettre à jour, consolider, étendre ses connaissances générales », pour « contribuer à l’élévation du niveau culturel, dans son ensemble, de la personne » ; celles qui ont pour objectif de faire « acquérir des connaissances plus approfondies dans un domaine spécifique […] lié à l’activité professionnelle » ; celles, enfin, qui sont dispensées « en vue d’une reconversion85 ». 83. « Rester toute sa vie un créateur », Cadres et profession, n˚ 203, février 1966, p. 5. 84. Document préparatoire au congrès de l’UGIC-CGT (15-18 mai 1965), publié dans Options, n˚ 2, novembre 1965, p. 32. 85. Article 1 du projet de loi de l’UGIC-CGT. La même distinction était opérée par le projet de la FFSIC-CFTC de 1960.
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Dire ce que devrait être la formation, c’est aussi définir les conditions dans lesquelles elle devrait se réaliser. C’est poser la triple question du temps, du financement et du contrôle. La question du temps est décisive car elle engage deux visions contradictoires de la formation. Pour l’entreprise, « contrôler le temps c’est contrôler la productivité du travail et les coûts de production » [Pezet, 2004]. Par conséquent, tout temps soustrait à la production est du temps « perdu » et, même si on considère la formation comme un investissement, l’idéal est qu’elle se déroule en dehors du temps de travail. Toute différente est la vision des cadres. Beaucoup d’entre eux ont fait la dure expérience des cours du soir86. Ils en connaissent le prix en termes de sacrifices financiers et les conséquences souvent désastreuses sur la vie privée. Aussi exigent-ils que le temps de la formation soit assimilé à celui de la production et rémunéré comme tel. Le lien entre travail et formation s’en trouve ainsi renforcé. Leur expérience les a également convaincus que, dans les entreprises qui mettent en place des actions de formation, les décisions quant au contenu et à l’organisation dépendent de la seule volonté de l’employeur, et ils savent aussi que, quand des facilités sont accordées aux salariés pour se former, l’initiative appartient toujours au patron et dépend de son bon vouloir. La seule façon de sortir de cette situation était de créer un espace de pouvoir qui rende possible l’implication des salariés en leur conférant une part d’autonomie dans le choix de leur formation. Il s’agissait donc de revendiquer un droit nouveau : le droit individuel – et non global, comme le souhaitait le patronat – à la formation pendant le temps de travail sans perte de salaire87. Les solutions préconisées pour utiliser ce temps sont différentes selon les organisations. Les cadres de la CFTC 86. Sur cette question, voir infra, G. BRUCY, « L’action de l’Éducation nationale : un passé impensé (1920-1970) ». 87. Le projet de la CGT est résumé dans le titre de la résolution « sur le perfectionnement et l’emploi », adoptée lors du IIe congrès de l’UGIC : « Le perfectionnement doit être organisé pendant le temps de travail, sans perte de salaire et sous contrôle syndical. »
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distinguent trois catégories de cours – formation générale et professionnelle obligatoire ; programme optionnel obligatoire ; cours facultatifs – et proposent que les cours obligatoires soient dispensés pendant une période, fractionnée ou continue, de deux semaines tous les trois ans. L’UGIC avance l’idée d’un « crédit perfectionnement » qui, sur la base de vingt-quatre journées de formation par an, autoriserait par cumul l’obtention d’une année complète de formation au bout de douze années. En ce qui concerne le financement du dispositif, les deux projets posent le principe de la participation des entreprises. La CFTC propose de la calculer sur la base de 1 % de la masse des rémunérations versées aux ingénieurs et cadres, tandis que la CGT préconise le versement d’une « taxe de perfectionnement » gérée par un Fonds national du perfectionnement des cadres. Enfin, la gestion et le contrôle du système seraient assurés, dans le projet CFTC, par une Commission paritaire nationale interprofessionnelle et des Commissions paritaires nationales professionnelles ; dans celui de l’UGIC, par un Conseil supérieur du perfectionnement composé d’un nombre égal de représentants des organisations syndicales de salariés, d’employeurs et de l’université à laquelle est attribué un « rôle prioritaire ». Au-delà de ces différences, les cadres ont donc bien constitué au début des années 1960, dans leurs organisations respectives, une force de proposition capable de produire de véritables projets qui posaient l’essentiel des principes qui seront mis en œuvre, dix ans plus tard, par la loi.
CONCLUSION Considérée sous ses différents aspects, la formation ne fut jamais l’objet d’une définition consensuelle de la part des syndicats ouvriers. Si tous la considéraient comme un outil utile, voire comme un bien, chacun en construisait sa propre représentation. Dans la continuité d’une tradition ancrée dans l’histoire du mouvement ouvrier, aucune organisation n’est restée muette sur cette question. Qu’il s’agisse de la formation de
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leurs militants ou, plus largement, de celle de la classe ouvrière dans son ensemble, toutes ont produit des idées, construit des projets, engagé des actions, chacune en fonction de son propre système de valeurs et dans des contextes politiques changeants qui surdéterminèrent leurs prises de position. Il en résulte que le mot « formation » recouvrait des conceptions et des pratiques très diverses, voire contradictoires. Pour reprendre une terminologie chère à Jacques Delors, on pourrait dire que, en ces années de guerre froide, elle appartenait davantage au domaine des « divisions irréductibles » qu’à celui des « convergences possibles ». À cette grande hétérogénéité s’ajoute le fait que les préoccupations des syndicats au cours de ces années n’étaient pas principalement dévolues à la formation. Par conséquent, poser la question de son rôle en termes de victoire d’une « longue lutte de la classe ouvrière » a peu de sens et appauvrit singulièrement la réalité. En revanche, chez les syndicats de cadres, la formation fut assez tôt l’objet d’une préoccupation partagée. De ce point de vue, leur action s’inscrivait dans le mouvement plus large des « élites réformatrices » [Tanguy, 2004], agissant dans les champs professionnel, culturel et politique. C’est donc en tant que minorité active qu’ils agirent dans les confédérations ouvrières88. Mais, en prenant l’initiative, les cadres de la CGT et de la CFTC imposèrent leurs propres conceptions dans un domaine d’activité peu investi par les syndicats ouvriers. Dans ces conditions, on s’explique mieux que leurs propositions, très précises, en matière de financement et de gestion de la formation aient pu ensuite apparaître comme des anticipations fondatrices capables de se diffuser dans l’ensemble du corps social. Un fait, souvent ignoré, mais confirmé par plusieurs acteurs de l’époque, est très révélateur de cette réalité : en 1968, au moment de la négociation du protocole de Grenelle, Jean-Louis Moynot (CGT) et François Lagandré (CFDT) rédigèrent un 88. Par exemple, à la fin des années 1960, les 140 000 cadres syndiqués à la CGT représentent 6 % des 2 300 000 adhérents de la confédération. Encore faut-il préciser que ces chiffres concernent l’ensemble des cadres adhérents à la CGT : ceux de l’UGICT et aussi ceux de la fonction publique membres de l’UGFF (Union générale des fédérations de fonctionnaires).
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texte indiquant qu’il fallait ouvrir des discussions sur la formation des cadres et des techniciens, discussions à partir desquelles pourrait s’engager, ensuite seulement, une réflexion pour l’ensemble des salariés. La priorité était donc bien initialement accordée aux cadres et ce n’est qu’ensuite que l’ordre des priorités fut inversé89.
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Informer pour faire adhérer (1971-1976)
Emmanuel Quenson
Les recherches consacrées à la compréhension des conditions sociales, historiques et économiques qui ont favorisé l’émergence de la formation professionnelle des adultes ont mis en évidence l’engagement de certains hommes politiques, syndicalistes, hommes d’entreprise, institutions paritaires, mouvements culturels et associatifs divers. Le long cheminement de cette catégorie de l’action sociale a ainsi été souligné, démontrant les différentes réalités qu’elle a pu prendre en passant de l’éducation permanente, destinée à promouvoir un enseignement culturel, social et citoyen pour des adultes ayant prématurément quitté l’école, à la formation professionnelle continue, visant à préparer les salariés aux changements de la sphère économique et des emplois, jusqu’à la formation permanente, tentant une synthèse entre les deux réalités précédentes. Néanmoins, ces recherches ne se sont pas encore intéressées aux actions entreprises par certains protagonistes – artisans de la « nouvelle société » promue par Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre (1969-1972), et investis dans les travaux du Commissariat général du Plan – pour promouvoir par l’information la nouvelle législation sur la formation, et particulièrement pour convaincre les salariés d’utiliser le congé-
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formation1. Ces acteurs considèrent, en effet, que le manque d’informations des salariés, des représentants syndicaux dans les comités d’entreprise, des employeurs et des organismes de formation peut mettre un coup d’arrêt définitif à cette conquête sociale. C’est pour éviter cette issue qu’ils ont participé à la création et au développement d’une institution spécialisée dans la diffusion d’informations – appelée le CNIPE (Centre national d’information pour le progrès économique), devenu depuis le Centre INFFO –, qui se situe à un niveau intermédiaire entre les dispositifs et les bénéficiaires, et entre l’État et les acteurs du monde du travail2. Pour ces protagonistes, l’information sur la formation répond à des préoccupations politiques qui vont bien au-delà de la simple transmission de renseignements pratiques au monde du travail. Dans la lignée de l’accord de juillet 1970, l’information représente, de leur point de vue, une des pierres angulaires d’une nouvelle organisation de la société où les divisions sont atténuées, mais surtout où les relations professionnelles se caractérisent par des compromis plutôt que par des conflits. La structure tripartite du conseil d’administration du CNIPE, permettant d’associer aux décisions des représentants du gouvernement, des syndicats et des organisations patronales, atteste que l’information, comme la formation, doit, selon la conception des relations sociales qu’ils défendent, être décidée par une politique contractuelle entre les pouvoirs publics et les organisations syndicales de salariés et d’employeurs. Mais ce nouveau régime de relations professionnelles va se heurter aux divergences entre syndicats. Les représentants de la CFDT, de la CGT-FO, de la CFTC et de la CGC ont soutenu l’idée que l’information doit permettre aux salariés de devenir acteurs de leurs parcours de formation pour augmenter leurs 1. Créé par l’accord national interprofessionnel du 9 juillet 1970 et repris par la loi du 16 juillet 1971, le congé-formation permet aux salariés de partir en formation sur le temps de travail, alors qu’auparavant la formation devait se dérouler sur le temps de repos. 2. Cette étude repose très largement sur les archives de Bernard Pasquier (présenté plus loin) et de longs entretiens avec lui. Je le remercie très vivement pour sa collaboration.
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connaissances sociales, civiques et culturelles, et améliorer leur position professionnelle. Les représentants de la CGT y ont vu, quant à eux, une manifestation de la politique mise en place par les élites pour intégrer les ouvriers dans la société capitaliste et menacer l’homogénéité de la classe ouvrière en faisant la publicité de dispositifs qui pouvaient favoriser la promotion individuelle aux dépens des promotions collectives. À la place, ils ont défendu l’orientation de l’information vers des formations permettant d’accéder à un diplôme afin de participer à la protection des salariés les plus fragilisés par la crise économique et sociale qui s’annonçait.
D’UNE CAMPAGNE POUR LA PRODUCTIVITÉ À L’INFORMATION ÉCONOMIQUE Les premières années du CNIPE sont consacrées à l’information économique dans le cadre de la politique de productivité. Les destinataires de cette campagne sont les organisations professionnelles et les syndicats. Puis l’information s’étend à la population française dans son entier, et particulièrement aux cadres qui sont désignés comme les principaux vecteurs dans les entreprises de la politique de modernisation économique et sociale du pays. La création du CNIPE, le 2 avril 1968, par un décret du Premier ministre sous la dénomination de Centre national d’information pour la productivité des entreprises3, est conditionnée par la volonté du gouvernement, et de certains gaullistes de gauche, parmi lesquels Jacques Baumel, Gilbert Grandval, Olivier Guichard, Jean-Marcel Jeanneney, de mettre fin à la division des services de promotion de la productivité, qui étaient jusque-là constitués de l’AFAP (Association française pour l’accroissement de la productivité) et d’un service de la productivité rattaché au Commissariat général du Plan, en créant une seule structure dépendant exclusivement de ce dernier. 3. Le CNIPE prend le statut d’une association régie par la loi de 1901 placée sous la tutelle administrative et financière du Commissariat général du Plan et du ministère de l’Économie et des Finances.
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Créée en 1953 par le Commissariat à la productivité, l’AFAP, qui deviendra en 1964 le CNAP (Centre national pour l’accroissement de la productivité), est un organisme de droit privé qui contribue à la mise en œuvre du plan Marshall par l’organisation de missions d’études aux États-Unis sur le monde productif et par la diffusion de techniques et de modes d’organisation de la production auprès des responsables économiques et des industriels français. C’est notamment cet organisme, par l’intermédiaire des Centres professionnels et régionaux de productivité, qui a diffusé dans les entreprises, et auprès des organisations d’employeurs et de salariés et des centres de formation une des applications de la psychologie industrielle, le TWI (Training Within Industry), visant notamment à former les individus à des activités par la décomposition des tâches. La nouvelle structure est chargée de « fournir aux entreprises les informations répondant aux besoins pratiques de leur gestion et à en favoriser leur utilisation4 ». Elle doit également « aider les organisations professionnelles d’employeurs à diffuser auprès de leurs adhérents les informations qui leur sont nécessaires en matière économique » et « aider les organisations syndicales de travailleurs à développer leurs efforts d’information et de formation économiques » sous la forme d’une participation financière. Mais, par rapport aux services de productivité du Plan qui avaient contribué, dès 1953, à la formation économique des délégués syndicaux dans les comités d’entreprise – à l’exception de ceux de la CGT, leur centrale étant opposée à la promotion de la productivité sur les crédits du plan Marshall –, le CNIPE réintroduit ce syndicat (le plus représentatif des ouvriers) dans les organisations bénéficiaires de cette aide financière. Il représente donc une institution intermédiaire se situant entre le gouvernement et l’ensemble des syndicats pour conduire des actions d’information économique à destination du milieu du travail. Nommé par arrêté ministériel, son conseil d’administration est d’ailleurs constitué d’un commissaire du gouvernement, de représentants du patronat (CNPF, CGPME, CCI, FNSEA) et des centrales syndicales 4. Décret du 2 avril 1968 portant création du CNIPE.
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(CGC, CFDT, CGT-FO, CGT, CFTC, FEN), d’administratifs et de personnes qualifiées. Parmi les nombreuses publications syndicales financées par le CNIPE, la CGT a réalisé un lexique des concepts économiques sous la forme de fiches techniques dans la Vie ouvrière, l’hebdomadaire de la centrale syndicale. Elle a aussi édité un bulletin bibliographique appelé Sélection d’informations économiques et sociales, et des ouvrages sur les jeunes ouvriers et la formation syndicale des militants. De son côté, la CFDT a publié le mensuel Études économiques, des dossiers sur les problèmes d’emploi et la gestion financière d’un syndicat, et des fiches sur les firmes multinationales. Enfin, la CGC a édité un bulletin économique. Pour autant, si la nécessité d’augmenter le niveau des connaissances économiques des salariés et des syndicalistes est partagée par de nombreuses forces politiques et sociales, l’orientation politique de l’information, les institutions chargées de la délivrer et les moyens à engager trouvent des réponses très différentes. Principalement, deux conceptions se distinguent : celle d’une information pluraliste favorisant la coopération des syndicalistes et des chercheurs universitaires, qui est disponible dans des centres de documentation en sciences sociales du travail ou accessible par le média télévisuel, et celle d’une information encadrée par le gouvernement à destination du monde du travail, dont la production et la diffusion sont assurées par le CNIPE à partir de 1970. Un objet de controverses La première conception de l’information économique et sociale est représentée par l’INDIT (Institut national de documentation et d’information du travail), fondé en 1965 par l’institut du travail de Sceaux [Tanguy, 2006] à l’initiative de Marcel David (universitaire et fondateur de l’Institut des sciences sociales du travail, institut universitaire composé de trois parties – la formation, la recherche et la documentation –, géré en partenariat avec les confédérations pour former leurs militants). Association régie par la loi de 1901, l’INDIT est financé
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par le ministère du Travail et géré par un conseil d’administration où sont représentés l’État, l’université et les syndicats de salariés. Il est présidé par le gaulliste Jacques Chazelle, ancien élève de l’ENA, conseiller des Affaires étrangères et ancien directeur du cabinet de Gilbert Grandval (Union démocratique du travail), ministre du Travail dans le gouvernement Pompidou (1962-1966). J. Chazelle deviendra futur directeur du CNIPE au début des années 1970. Son origine est à trouver, d’une part, dans la volonté de certains syndicalistes de disposer d’un instrument de connaissance et de recherche sur le travail et le salariat leur permettant d’élaborer et de promouvoir un point de vue indépendant sur les questions économiques et sociales de cette période5. Elle s’inscrit, d’autre part, dans le droit-fil de la politique conduite par le ministère du Travail et le Premier ministre pour concrétiser la participation. Mais cette expérience est de courte durée. Seulement deux ans après sa création, les réserves émises par les services administratifs, l’annulation de la subvention accordée par le ministère du Travail et les débats contradictoires entre centrales syndicales se conjuguent pour conduire à sa fermeture. Au début des années 1980, cette conception des syndicats en matière d’information et de recherche connaîtra une nouvelle matérialisation dans la création, par le premier gouvernement de gauche, de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales) [Terray, 2003]. Un autre exemple de cette conception de l’information économique et sociale se développe à la même période dans un centre de documentation annexé à l’institut du travail de Grenoble. En 1965, à la suite d’un colloque portant sur les questions d’emploi, organisé par des universitaires et des syndicalistes lors d’un conflit social dans une grande entreprise de la région, un centre de documentation économique et sociale voit le jour, en même temps qu’un Comité départemental de défense de l’emploi et des libertés syndicales. Ce centre, qui publiera un bulletin bimestriel jusqu’à la fin des années 1980, est dirigé par un conseil d’administration où sont représentés 5. L’INDIT a publié une revue spécialisée intitulée Les Cahiers du travail.
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toutes les centrales syndicales, des universitaires et des élus locaux. Une autre illustration de cette manière d’envisager l’information dans les domaines économique et social par la voie de la collaboration entre syndicalistes et représentants de l’université à des fins de formation des travailleurs est fournie par la Télépromotion rurale [Flageul, 1972]. Cette expérience, placée sous la tutelle du ministère de l’Agriculture et financée par le Fonds de la formation professionnelle et de la promotion sociale, s’est développée entre 1966 et 1972 dans l’Ouest de la France. Les organisations professionnelles agricoles régionales et l’université, représentée par un professeur d’université, ont conjointement œuvré pour proposer aux agriculteurs des programmes télévisuels de sensibilisation aux questions socioéconomiques du monde rural et de formation des représentants des organisations professionnelles. La seconde conception de l’information économique et sociale est celle qui s’est développée au CNIPE et qui a succédé aux publications syndicales qu’il finançait jusqu’alors. Elle a été élaborée dans une des commissions du Commissariat général du Plan qui, dans le cadre du Ve Plan (1966-1970), a attaché davantage d’importance aux questions de modernisation de la société par rapport à la planification précédente qui s’intéressait essentiellement aux aspects économiques et industriels [Tanguy, 2002]. Conformément aux orientations défendues par Jacques Chaban-Delmas, l’information économique devient un mode d’adaptation obligé au changement. Elle est requise pour assurer le développement industriel et la croissance économique, et pour améliorer la compétitivité des entreprises. Elle est aussi directement associée au progrès social puisqu’elle est censée favoriser des relations professionnelles moins conflictuelles que par le passé, fondées sur la coopération entre les partenaires sociaux. Les travaux du Plan expliquent que les blocages de la croissance proviennent en grande partie du faible niveau des connaissances économiques de la population. Ils reprennent pour partie les critiques émises dans plusieurs rapports et articles, relayées par certains responsables politiques, sur le monopole
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de l’INSEE en matière de prévision économique et d’information, et sur la centralisation des institutions d’État. Pour les membres de cette commission, l’apparition d’une presse spécialisée dans la gestion d’entreprise6 n’a pas réussi à compenser le désintéressement des médias sur l’économie et l’inadaptation de leur mode de communication aux nouvelles composantes de la société française (mouvements associatifs, ménages actifs urbains, jeunes). La responsabilité des partis politiques est aussi soulignée pour l’insuffisance des informations économiques qu’ils proposent. Enfin, les informations délivrées par les organisations syndicales sont incriminées pour leur manque d’objectivité. Le rôle de l’État ne peut donc plus être celui de se contenter de financer leurs publications par l’intermédiaire du CNIPE. Du côté du monde du travail, le Plan propose de développer la formation économique de l’encadrement – qui est à cette époque encore constitué de nombreux autodidactes formés « sur le tas » – parce qu’il considère que ce groupe professionnel est celui qui devra adapter dans les entreprises les changements scientifiques et techniques, mettre en place les nouvelles méthodes de gestion des hommes et accompagner les évolutions organisationnelles qui s’ensuivront (direction par objectifs, délégation des pouvoirs, extension des activités de gestion, décentralisation). La formation économique apparaît comme l’instrument adéquat pour doter les cadres de nouvelles connaissances utiles à la modernisation des entreprises. L’idée qui prévaut pour développer une information économique et sociale susceptible d’élever le niveau général de la population, et spécifiquement celui des cadres, est d’en confier la responsabilité à l’État. Le ministère de l’Éducation nationale est ainsi chargé de développer l’enseignement de l’économie et de la gestion dans les lycées, les universités et les grandes écoles [Chessel, Pavis, 2001]. En 1968, dans un contexte de début 6. L’Expansion, créé en 1967 par les journalistes Jean-Louis Servan-Schreiber et Jean Boissonnat, est le premier magazine à vulgariser l’économie et la gestion auprès d’un lectorat constitué principalement de cadres et de dirigeants d’entreprise progressistes.
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de massification de l’enseignement supérieur, est créée la FNEGE (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises). Plusieurs cursus d’enseignement de la gestion voient aussi le jour dans les grandes écoles de commerce et d’ingénieurs. De son côté, le Premier ministre, par l’intermédiaire du Commissariat général du Plan et du ministère de l’Économie et des Finances, prend la tutelle du CNIPE qui diffusera des informations économiques auprès des entreprises, des syndicats, des comités d’entreprise et des centres de formation7. Cette mission d’information économique et sociale est confiée à Martine Bidegain (épouse de José Bidegain, patron réformiste, premier président du CNIPE), ancienne présidente de la MNEF (Mutuelle nationale des étudiants de France) de 1962 à 1964, proche de la CFDT et du PSU (Parti socialiste unifié créé en 1960), qui avait été recrutée par l’INDIT en 1965 pour conduire une activité de recherche et de communication orientée vers l’international. Les méthodes d’information sont propices à une certaine vulgarisation des connaissances. Une pédagothèque rassemblant des ouvrages et des documents économiques est créée. Des manifestations et des débats entre experts sont organisés. Un jeu d’initiation à l’économie est édité. Des entretiens filmés sont réalisés avec les économistes Jacques Attali et Alain Cotta. Un périodique intitulé Le Diagnostic du comité d’entreprise informe les représentants du personnel sur les droits et les pouvoirs des comités d’entreprise. Des programmes et des techniques pédagogiques d’information économique sont diffusés aux organismes de formation. Des informations économiques sont délivrées aux médias. La conception de l’information économique adaptée au CNIPE diffère donc très largement de celle qui s’exerce au même moment dans les instituts du travail ou dans l’expérience de la télé-promotion rurale. Elle n’est pas conçue comme un lieu de rencontre entre syndicalistes et universitaires, destiné à 7. Courrier de Jacques Chaban-Delmas adressé à José Bidegain, président du CNIPE, daté du 18 septembre 1970.
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produire des connaissances pluralistes sur le monde du travail, l’évolution des emplois et les reconversions professionnelles. Elle est plutôt mise au service d’un projet politique du gouvernement qui consiste à créer dans le monde du travail une conscience collective favorable au développement économique du pays, et qui vise à susciter une adhésion à un nouveau modèle social fondé sur la participation de toutes les forces syndicales à la réforme des relations professionnelles dans l’entreprise. Pour conduire ce projet, il faudra que cette institution se dote de personnels et de dirigeants convaincus de sa pertinence. Des prosélytes de la communication Une bonne connaissance de l’emploi, de la formation, du droit du travail, des méthodes de gestion du personnel et des outils de la communication, et un engagement dans un militantisme plus syndical que politique (principalement à la CFDT) sont les principaux dénominateurs communs des personnels du CNIPE. Un niveau d’études élevé pour l’époque (licence, diplôme d’études supérieures en psychologie, sociologie, sciences économiques, sciences politiques, droit) et des expériences professionnelles dans la recherche appliquée, l’enseignement, la formation, le journalisme de presse écrite ou d’audiovisuel et dans la gestion d’entreprise constituent aussi d’autres atouts importants pour y travailler. Ces salariés (53 agents en 1970, 135 en 1972) sont en général recrutés par cooptation dans les réseaux qui se construisent alors dans le milieu de la formation des adultes. Les réseaux des associations ou des syndicats représentent également des sources efficaces de recrutement. Dans les portraits qui suivent, les parcours de trois responsables de haut niveau de cet organisme sont présentés. Bien qu’issus de milieux sociaux différents (le patronat réformiste, le syndicalisme des cadres, le syndicalisme paysan), ils ont travaillé dans différents lieux qui ont assuré, à des degrés divers, la promotion de la formation dans une visée de diminution des clivages sociaux dans les entreprises et la population.
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José Bidegain Président du conseil d’administration du CNIPE (19701974), José Bidegain dirige une entreprise familiale produisant des chaussures, implantée dans le Sud-Ouest. Membre du CNPF (Conseil national du patronat français), il est délégué général de la Fédération nationale de l’industrie de la chaussure et président du CJP (Centre des jeunes patrons). Dans sa jeunesse, il s’investit dans les mouvements chrétiens où il occupe plusieurs responsabilités. Ancien Éclaireur de France, il est un des leaders de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne). Au sein de l’ACJF (Association catholique de la jeunesse de France), organisation coiffant toutes les branches des jeunesses d’action catholique et haut lieu du nouveau catholicisme français, il côtoie Michel Debatisse, dirigeant de la JAC (Jeunesse agricole catholique), puis du CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs), artisan de la modernisation de l’agriculture dans les années 1960. Il y rencontre aussi Eugène Descamps, secrétaire général de la CFTC (1961-1964), puis secrétaire général de la CFDT (1964-1971). De 1959 à 1964, leurs familles respectives se côtoient au cours des périodes estivales. Ces rencontres sont l’occasion pour chacun d’entre eux de dresser un bilan de leurs actions dans leurs sphères d’action respectives (le patronat, le syndicalisme chrétien, le mouvement paysan) et de conforter une doctrine commune fondée sur les théories du christianisme social, mais aussi sur la nécessité de réformer la société par la participation des salariés à l’entreprise, l’implication des paysans dans la définition de leur avenir et la recherche d’une autre alternative au capitalisme que le communisme. Au sein du CNPF, José Bidegain figure parmi les principaux acteurs de la réforme de l’entreprise. En tant que président du CJP, il s’oppose au conservatisme patronal et encourage une modernisation des relations professionnelles par l’association de toutes les composantes, notamment syndicales, aux grandes orientations de l’entreprise. Il défend la reconnaissance du « fait syndical » à travers la création d’une section syndicale d’entreprise permettant la représentation et l’expression des
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salariés. Cette position lui coûtera en 1965 une exclusion du comité exécutif du CNPF. Après mai 1968, il sera réintroduit dans les rangs et le CJP sera reconnu comme membre à part entière du syndicat patronal [Weber, 1986]. Sur le plan politique, il se rapproche du PSU au moment où celui-ci défend le modernisme technique et la rationalité économique sous l’impulsion de son secrétaire national Michel Rocard. Il représente pour certains commis de l’État, au rang desquels figurent notamment François Bloch-Lainé (inspecteur de Finances, président de la Caisse des dépôts et consignations), inspirateur du débat sur la réforme de l’entreprise [Bloch-Lainé, 1963], et Jacques Delors (militant CFTC de la Banque, catholique de gauche, conseiller pour les Affaires sociales au Plan de 1962 à 1969, secrétaire général de la Délégation à la formation professionnelle et à la promotion sociale de 1969 à 1972) [Delors, 2004], une sorte de contrepoids réformiste face aux patrons conservateurs pour les questions sociales et de modernisation de l’entreprise. Cette position peu orthodoxe par rapport à son milieu professionnel lui vaut d’occuper en 1968 la présidence de la Commission de l’information économique du VIe Plan au sein de laquelle se décide la création du CNIPE. Il y défend le développement de la formation professionnelle pour adapter les salariés aux situations d’emploi créées par les évolutions technologiques et préparer leur reconversion dans une nouvelle activité professionnelle. Il considère aussi que la formation peut améliorer la qualification des salariés exécutants par des actions formelles et ciblées sur des objectifs précis [Pasquier, 2003]. Robert Cottave Le parcours de Robert Cottave, secrétaire général de la Fédération des ingénieurs de la CGT-FO, est marqué par des engagements singuliers qui le distinguent des militants de sa centrale syndicale. Alors que la plupart des membres du bureau confédéral redoutent la révolution à la suite des événements de mai 1968, incitent à la conclusion d’accords sur le terrain, sont indisposés
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par les positions autogestionnaires de la CFDT et dénoncent l’encouragement à la grève de la CGT, il participe aux manifestations aux côtés de Georges Séguy, secrétaire général de la CGT (1967-1982), et d’Eugène Descamps, de la CFDT. Son engagement dans les Commissions économiques et sociales du Commissariat général du Plan atteste aussi de la distance critique qu’il entretient avec la CGT-FO qui ne montre que peu d’enthousiasme face à la « nouvelle société » et aux influences du cléricalisme moderniste dont elle est porteuse. C’est dans ces lieux de réflexion et de débats qu’il va soutenir l’organisation de la formation dans les universités par un système tripartite constitué de l’Éducation nationale, des centrales syndicales et des organisations patronales. De son point de vue, cette formation, qu’il qualifie de « permanente », doit d’abord concerner un public prioritaire : celui des ingénieurs et des cadres. Elle représente un droit à la culture générale permettant aux salariés qualifiés d’accéder à des connaissances supplémentaires en mathématique, gestion, économie et en sciences humaines. Elle doit organiser une passerelle entre le droit à la culture et le droit du travailleur à se former pour préparer sa promotion professionnelle et sociale, et renforcer ses libertés personnelles et son autonomie sur le marché du travail. Ce n’est qu’après plusieurs années d’expérimentation que cette formation pourra s’étendre aux autres catégories de personnel. La priorité qu’il revendique dans l’accès des cadres et des ingénieurs à la formation converge avec la stratégie qui lui a été assignée par André Bergeron, secrétaire général de la CGT-FO (1963-1989), consistant à élargir la structure sociale des adhérents en direction des catégories professionnelles les plus qualifiées du privé. En effet, depuis la scission d’avec la CGT de décembre 1947, l’implantation du syndicat se situe essentiellement parmi les employés de la fonction et du secteur publics, le privé étant très faiblement représenté à l’exception du tertiaire.
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Entretenant des liens d’amitié et de proximité idéologique avec le couple Bidegain (il a fait la connaissance de Martine Bidegain au début des années 1960 dans le militantisme syndical étudiant), il accepte, en 1969, la proposition de José Bidegain de devenir le conseiller de Jacques Chazelle, directeur du CNIPE et ancien président de l’INDIT. Après le départ de celui-ci, il accède au poste de directeur délégué et développe l’information sur la formation et le congé-formation au sein d’un service spécifique qui prend la dénomination de département « Formation permanente ». Bernard Pasquier Enseignant d’histoire et de géographie (1954-1959), Bernard Pasquier a été responsable du département « Formation permanente » du CNIPE de 1971 à 1975, puis directeur technique du Centre INFFO de 1976 à 1979. En tant que formateur (1961-1964), puis directeur (1965-1970) d’un institut de formation autogéré regroupant des militants impliqués dans des processus de réflexion, mais aussi d’action, l’IPA (Institut de promotion de l’agriculture jusqu’à 1964, puis Institut promotion animation), il participe à la modernisation des entreprises des industries agricoles et alimentaires en organisant la formation des cadres et des syndicalistes agricoles de la JAC et du CNJA, et celle des administrateurs des organismes agricoles, dans une démarche de promotion sociale et collective d’une population destinée à rester dans le monde agricole. Pour former l’encadrement à des relations sociales apaisées et le sensibiliser à la dynamique de groupe, il s’appuie sur les méthodes du Training Within Industry (TWI). Il contribue aussi à la reconversion des paysans qui devront quitter la terre et accéder à l’emploi dans l’industrie ou le secteur tertiaire en mettant en place des stages de formation8.
8. Dans les années 1960, 150 000 travailleurs par an quittent l’agriculture pour travailler dans un autre secteur économique. La modernisation de l’agriculture supprimera, jusqu’à la fin des années 1970, environ 2,5 millions d’emplois.
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Proche de la CFDT, il a collaboré, en tant que personne qualifiée choisie par l’INSEE, aux travaux du Commissariat général du Plan, où il a défendu la création du congé-formation. Il a aussi été un membre actif du groupe « Initiation économique » du Centre d’études prospectives de Gaston Berger, organisme qui a soutenu le développement de la formation économique, sociale et citoyenne des Français. De son point de vue, le congé-formation peut limiter la formation aux seuls stages si les acteurs du système économique et social se contentent d’adopter une vision restrictive de ce dispositif. Le congé-formation doit permettre aux salariés d’accroître leurs connaissances et leurs compétences par une combinaison de formations informelles en situation de travail et de formations formelles (stages de recyclage et de perfectionnement) [Pasquier, 2003]. Cette conception, qu’il nomme comme Robert Cottave « formation permanente », s’inscrit dans une tentative de dépassement des deux grandes acceptions de la formation que sont la formation professionnelle continue et l’éducation permanente. Elle vise à établir, pour tous les salariés sans exclusive, une zone d’autonomie leur permettant de disposer de temps pour se former, quels que soient la nature et le contenu des formations. Elle n’envisage pas seulement la formation dans un but strictement professionnel, mais la considère comme un apprentissage qui doit s’étendre aux activités sociales, citoyennes et culturelles. Les protagonistes les plus importants du CNIPE ont donc tous appartenu aux mouvements réformateurs des années 1960. Sympathisants ou membres d’organisations politiques et syndicales de la gauche modérée, ils ne défendent pas une transformation radicale de la société. Ils aspirent à un projet d’intégration des travailleurs dans les entreprises et la société de consommation. Ils défendent de fait une association du capital et du travail qui pourrait prendre la forme de relations professionnelles fondées sur la concertation. Ils souhaitent aussi que l’augmentation des savoirs économiques des salariés, permise par la formation, stimule la productivité et la croissance, mais leur permette, dans le même temps, d’accéder à de nouvelles connaissances dans les domaines civiques, sociaux et culturels.
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CONVERTIR LES SALARIÉS À LA FORMATION C’est à partir de 1971 que le CNIPE se consacre à l’information sur les droits et les devoirs consacrés par la loi du 16 juillet 1971. Impulsée par le Premier ministre et discutée ensuite avec les organisations professionnelles signataires des accords du 9 juillet 1970, cette orientation est décidée par le conseil d’administration d’avril 1971 qui considère que le domaine de la formation professionnelle et de l’emploi est un champ d’information socio-économique relevant de la vocation générale de cette institution. Conformément à la loi de 1971 qui inscrit la formation en dehors de la sphère d’intervention du ministère de l’Éducation nationale, c’est une instance interministérielle dépendant directement du Premier ministre – la DFP (Délégation à la formation professionnelle) – qui est le pilote des discussions au sein du conseil d’administration. Le nouvel objectif du CNIPE correspond à l’idée que l’information représente une des principales conditions pour que le congé-formation ne reste pas une simple intention de l’État et des partenaires sociaux, sans application dans la réalité. Pour les protagonistes engagés dans cet organisme, les salariés doivent être considérés comme des acteurs rationnels capables de faire des choix et de les assumer, dans leur vie aussi bien professionnelle que personnelle. L’information sur la formation doit contribuer à faire du salarié l’acteur de la construction de sa qualification et de sa progression professionnelle. Ainsi, pour Bernard Pasquier : « Il était attendu du congé-formation qu’il bouscule les cours du soir et du samedi, et qu’il permette enfin à ceux qui le souhaitent de se donner leur itinéraire de formation » [Pasquier, 2003]. Mais les salariés ne peuvent prendre ces initiatives qu’à la condition de disposer d’un « système d’information pluraliste », « clé du système de formation » [Pasquier, 1976], leur permettant d’appréhender leurs droits dont le cadre institutionnel et juridique peut leur sembler complexe. De plus, « pour que l’information sur la formation soit utilisable, elle doit être immergée dans la vie quotidienne. Elle ne peut être séparée d’une information sur la vie
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de travail, sur l’évolution de l’entreprise, des emplois et des métiers […] » [Pasquier, 1973]. C’est la même idée, qui consiste à penser que l’individu peut, en étant informé, maîtriser son avenir professionnel, qui est à l’origine de la création en 1970 d’une autre institution, l’ONISEP (Office national d’information scolaire et professionnelle). Cet organisme d’État – placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale – est chargé de délivrer des informations dans les établissements du second degré et du supérieur sur les filières d’études en fonction de leurs débouchés professionnels, afin de contribuer à l’orientation des jeunes dans les secteurs économiques et les métiers les plus demandeurs de main-d’œuvre. La filiation de cet organisme provient, là encore, des travaux du Commissariat général du Plan qui visent à mettre en adéquation les structures et les effectifs du système éducatif avec l’offre de travail. Cet interventionnisme d’État cherche à consolider les réformes du système éducatif des années 1960 (allongement des études obligatoires, démocratisation de l’enseignement secondaire, scolarisation des formations professionnelles, articulation des contenus d’enseignement en fonction des besoins de l’industrie) en influant sur les choix de scolarisation et de formation professionnelle initiale des jeunes et des familles pour les orienter vers les prévisions de personnels de l’économie. Dans le cadre du CNIPE, l’activité d’information, effectuée par le département « Formation permanente », dont la première dénomination est celle de « groupe Accord » pour montrer son lien de parenté avec l’accord interprofessionnel de 1970, vise principalement deux objectifs. Le premier consiste à informer les salariés, les entreprises et les comités d’entreprise sur les domaines institutionnels et juridiques de la loi. À cet effet, une assistance technique, sous la forme de diverses prestations, est fournie aux institutions et aux organisations susceptibles de la mettre en œuvre. Le second objectif vise à susciter des demandes de formation des salariés qui peuvent être indépendantes de l’offre existante – se limitant bien souvent à des problématiques de reprise d’emploi ou de qualification professionnelle strictement liées à
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l’entreprise – en présentant les diverses utilisations possibles du congé-formation par les salariés. Il s’agit de montrer que ce droit ne se réduit pas à accompagner les choix de promotion ou de reconversion induits par les transformations de l’emploi, du travail et des entreprises, sous l’effet des changements de conjoncture économique. Il peut être aussi d’assurer le développement personnel des salariés et l’acquisition de nouvelles connaissances en les initiant à des activités qu’ils pourront accomplir en dehors du travail proprement dit. Le congé-formation peut dès lors être appréhendé comme une occasion de consacrer du temps pour pratiquer des activités culturelles, sociales ou encore civiques. Le but poursuivi consiste donc à intéresser les salariés à la formation, à ouvrir leur champ des possibles, pour qu’ils prennent conscience que le congé-formation est un nouvel espace de liberté permettant l’accès à une multitude d’expériences dépassant le travail et l’entreprise. Cette manière d’appréhender la formation s’est aussi développée au sein du ministère de l’Éducation nationale au début des années 1980, sous l’impulsion d’A. de Peretti, dans les formations de maîtres selon la méthode de la « pédagogie différenciée » [Ropé, 1994]. L’objectif de ces modules était aussi de permettre aux stagiaires d’explorer diverses voies de formation intellectuelle indépendamment des savoirs disciplinaires afin de susciter leur intérêt pour la formation. Mais tous les représentants des syndicats présents au conseil d’administration du CNIPE n’adhèrent pas à cette manière d’appréhender la formation et de la promouvoir. Si les représentants de la CFDT, de la CFTC et de la CGC estiment que l’existence de cette institution se justifie pleinement, ceux de la CGT, déjà assez réservés sur la concertation entre patronat et syndicats de salariés, vont considérer que les prestations proposées ne permettent pas de modifier en profondeur l’état du rapport inégal des forces dans l’entreprise entre les salariés et les employeurs, et de s’affranchir des contraintes structurelles pesant sur les salariés souhaitant bénéficier des nouvelles dispositions du droit de la formation.
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Un dispositif de propagande Tradition et modernité se conjuguent dans les supports d’information diffusés. Pour sensibiliser les salariés, le matériel de propagande est constitué de diapositives, d’affichettes et de divers annuaires détaillant la nature et le contenu des stages de formation agréés ouvrant droit à une prise en charge et à une rémunération. En mars 1972, 300 000 exemplaires d’un guide d’utilisation du droit individuel au congé-formation – intitulé « Vos droits au congé-formation » – sont distribués avec le concours du secrétariat général du Comité interministériel de la formation professionnelle et de la promotion sociale. Une équipe de publicitaires en a assuré la réalisation d’après les illustrations d’un auteur de bandes dessinées : Raymond Poïvet [Dupouey, 1998]. La même année, deux revues (Actualités de la formation permanente, Inffo Flash) voient le jour pour délivrer des informations juridiques et recenser les pratiques de formation des entreprises. Sur les premiers Actualités de la formation permanente, les numéros figurent en gros caractères, pour signifier au lecteur la pérennité de la revue en dépit du caractère temporaire du CNIPE. Le titre de cette publication est aussi révélateur de la volonté d’opérer une synthèse entre la formation professionnelle et l’éducation permanente. En dépit des critiques de Jacques Chazelle sur son manque de valeur juridique, Jacques Delors défend ce choix parce qu’il permet de préparer les salariés et les entreprises au caractère permanent de la formation. S’ajoutent à ces informations des réunions avec des dirigeants d’entreprise et des délégués syndicaux, où sont présentés les acteurs de la formation, les financements, le contenu des actions et les méthodes pédagogiques. Un service spécialisé répond aussi à leurs demandes en matière juridique. Pour compléter les informations financières et comptables émises par les pouvoirs publics, plusieurs études juridiques, économiques et sociologiques sont publiées. Elles permettent d’établir un suivi des politiques d’entreprises en fonction des emplois, des branches et des régions.
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Pour assurer la promotion du congé-formation, le CNIPE va aussi utiliser des moyens de communication plus modernes, parmi lesquels le média audiovisuel, parce qu’il est perçu comme celui qui sensibilisera le plus grand nombre de salariés et qui sera susceptible de réduire la distance entre les dispositifs théoriques et les besoins concrets des travailleurs. Pour toucher les salariés en dehors de l’entreprise, des campagnes d’information télévisuelles et radiophoniques sont diffusées dans les médias selon la même méthode que celle utilisée par la Télépromotion rurale. La production de plusieurs films est aussi décidée pour mettre en scène l’expérience de salariés ayant bénéficié d’un congé-formation ou d’entreprises intégrant dans leur politique du personnel la nouvelle législation sur la formation. En direction des salariés, la série de films intitulée « Huit travailleurs parlent de la formation » représente un exemple significatif de cette démarche qui consiste à démontrer par l’écriture audiovisuelle que la formation s’adresse à tous les personnels, quels que soient leur sexe, leur âge et leur catégorie socioprofessionnelle. Le scénario de cette série, qui est à chaque fois identique — un salarié est face à des choix professionnels –, s’appuie sur la croyance que la formation est d’abord un acte individuel avant de s’inscrire dans des logiques et des contraintes collectives. Le film intitulé « Louis, ouvrier du bâtiment de 45 ans », dans lequel un salarié aborde son expérience de formation par apprentissage, illustre ainsi cette conception de la formation permettant d’abord la mobilité professionnelle et géographique d’un individu. D’autres films abordent la formation sous l’aspect de l’adaptation personnelle et de la reconversion de salariés face aux évolutions des entreprises. C’est le cas du film intitulé « Suzanne, monitrice de formation âgée de 30 ans », qui traite de l’importance de la formation pour préserver l’emploi dans une entreprise qui a procédé à d’importants licenciements. C’est également le cas du film « Michel, menuisier de 27 ans, ancien salarié agricole », qui raconte son itinéraire personnel de reconversion professionnelle. D’autres films s’attachent à lever les obstacles des salariés vis-à-vis de la formation. Le film « Paul, employé d’assurances » illustre les
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réticences d’un salarié par rapport à la formation. D’autres productions traitent de la formation du point de vue culturel ou sous l’angle du rattrapage scolaire. Ainsi, le film « Claude, jeune chaudronnier de 20 ans » exprime le désir d’un jeune ouvrier de dépasser la formation purement professionnelle pour s’inscrire dans une formation plus globale, plus culturelle. En direction des entreprises, la démarche est pratiquement similaire. Elle vise à démontrer par l’intermédiaire du média audiovisuel que la formation peut concerner toutes les entreprises. Dans cette veine, un film traite des réflexions engagées dans une structure de taille moyenne sur l’opportunité de recourir à la formation pour assurer son développement. La conception très didactique et pédagogique d’un autre film cherche à lever les réticences liées à la complexité de la démarche de formation. Il dissèque le processus de l’entrée en formation en proposant plusieurs séquences s’étendant de la recherche des besoins au choix de l’organisme, en passant par le rôle de la commission de formation du comité d’entreprise. Animer par un réseau Les prestations et services du département « Formation permanente » sont conçus après consultation de plusieurs responsables de personnel et de formation, de représentants des syndicats, de membres des comités d’entreprise et de responsables des organismes publics d’information. Leur expertise des relations sociales dans l’entreprise est supposée aider à trouver des réponses pertinentes aux préoccupations et aux besoins des salariés. Cette méthode de travail est très différente des modes d’action traditionnels de l’État, souvent normatifs et centralisés, dans la mesure où elle s’apparente plus à l’animation et à la coordination d’un réseau de professionnels recueillant la demande à la source qu’à la simple réalisation d’informations standardisées, comme l’ONISEP peut le faire en direction des élèves et des familles. Plusieurs phases interdépendantes composent cette méthode. En premier lieu, les projets sont mis à l’étude en concertation avec les partenaires identifiés qui vérifient leur
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intérêt et leur adaptation auprès des utilisateurs finaux. Puis ils sont élaborés et négociés sur la base des réactions des différents membres du réseau. Après finalisation, ils sont distribués pour informer les salariés. La durée de vie et le contenu des prestations varient en fonction de la nature des besoins identifiés. Ainsi, les informations vont progressivement inclure des données sur la condition salariale (salaire, carrière, conditions de travail). De même, un service d’information par téléphone va voir le jour pour renseigner les salariés. Les documents audiovisuels d’aide à la formation vont aussi connaître des formes et des contenus différents en fonction des avis enregistrés dans les entreprises. Le modèle d’organisation et le mode de relations établi avec le monde du travail par le département « Formation permanente » s’opposent au modèle administratif. Dans cette structure légère, la méthode utilisée se veut très réactive aux besoins et aux critiques des partenaires extérieurs. La carrière des salariés – qui se perçoivent bien souvent comme des militants de la formation et qui cherchent à mettre en pratique l’autogestion – ne dépend pas d’une organisation administrative centralisée, ce qui leur confère une certaine liberté d’action et de pensée dans la définition des objectifs, le suivi des réalisations, leur mise en œuvre et les ajustements ponctuels à effectuer. De multiples centres décisionnels permettent d’éviter toute normalisation des contenus et des méthodes d’information. Actuellement, la mise en place de la VAE (validation des acquis de l’expérience)9 dans les universités montre certaines similitudes avec le développement de l’information sur la formation [Ropé, 2005]. Là aussi, de nombreux centres décisionnels apparaissent sur le territoire, dont les formes d’organisation et les normes de fonctionnement sont loin d’être homogènes. L’évaluation des expériences professionnelles des candidats et 9. La VAE a été instaurée par la loi dite de « modernisation sociale » de 2002. Elle permet, sur la base de trois années d’expérience professionnelle ou salariée ou bénévole, l’obtention totale de tout diplôme universitaire, professionnel ou général.
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les modes de délivrance des diplômes qui en résultent diffèrent d’une université à l’autre, ce qui risque d’ailleurs de menacer la valeur nationale du diplôme. Les agents de la VAE se vivent aussi comme des militants. Ils considèrent qu’ils ont à promouvoir un nouvel ordre des choses, où la formation n’est plus indispensable pour obtenir un diplôme. En cela, ils défendent une conception très différente de celle des enseignantschercheurs, qu’ils perçoivent comme les représentants de la « forme scolaire » et de l’administration, contre lesquels le secteur de la formation s’est traditionnellement constitué. Un « antagonisme limité » entre les syndicats La concertation entre les représentants de l’État, les syndicats patronaux et de salariés, voulue par les protagonistes de cet organisme, n’est restée le plus souvent qu’une simple intention, suivie de peu d’effets tangibles. Dès la création du CNIPE, un profond désaccord est apparu entre les syndicats sur l’objectif de sa mission. La CFDT, la CGT-FO, la CFTC et la CGC ont considéré que l’information économique des salariés et celle du grand public représentaient une ressource utile, et jusqu’alors inexploitée, pour faire évoluer les connaissances économiques des salariés. De leur côté, les représentants de la CGT ont toujours fortement récusé l’intérêt même de cet organisme – tout en acceptant de siéger à son conseil d’administration – en raison de sa filiation avec la politique de concertation. Ils ont aussi défendu la nécessité d’une information économique pluraliste. La position de Jean Magniadas, responsable du Centre confédéral d’études économiques et sociales de la CGT, membre de plusieurs commissions sociales du Plan et administrateur du CNIPE (1969-1974), est à cet égard explicite : « Il n’y a pas de consensus sur les données économiques. Dans ces conditions, l’information ne peut être pluraliste. Ceci exclut donc une action directe du CNIPE dans la diffusion d’une information officielle fondée sur un arrière-plan doctrinal contestable. » Les divergences entre les syndicats n’ont pas cessé quand le CNIPE s’est orienté vers l’information sur la formation permanente. Les représentants de la CFDT, de la CGT-FO, de la
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CFTC et de la CGC ont soutenu cette évolution parce qu’ils considéraient que les salariés et les élus des comités d’entreprise étaient demandeurs d’informations, et que surtout leur implication permettrait de contrebalancer les orientations des dernières lois sur la formation, plus avantageuses pour les entreprises que pour les salariés. En revanche, la CGT a continué à assimiler le CNIPE à une entreprise visant à associer le capital et le travail, un « lieu d’antagonisme limité avec des possibles à explorer, mais limités par les moyens », selon l’expression de Jean Magniadas. Plus fondamentalement, les critiques de la CGT concernent les effets probables de la formation sur les salariés. En premier lieu, elle redoute que la formation encourage la promotion individuelle aux dépens de la promotion collective. En deuxième lieu, elle craint que l’engagement massif des militants dans la formation individuelle ne les détourne du travail de mobilisation des salariés sur le terrain. Enfin, elle critique l’orientation du CNIPE vers la promotion des formations citoyennes et culturelles, considérant que l’essentiel des efforts doivent être faits en direction des formations favorisant l’adaptation des salariés aux évolutions des emplois. Pour les représentants de la CGT, la formation et l’information qui en est faite ont donc pour fonction une visée strictement professionnelle. Elles doivent aider les salariés à se prémunir du chômage et faciliter leur reconversion sur le marché du travail, en leur permettant notamment d’obtenir un diplôme reconnu dans les conventions collectives. Fort logiquement, les représentations patronales défendent une opinion très différente. Outre le fait qu’elles apprécient le travail effectué par le CNIPE parce que la tutelle étatique et la concertation entre les partenaires sociaux garantissent, de leur point de vue, une certaine neutralité de l’information sur la formation, elles considèrent que les prestations doivent être résolument orientées vers les salariés, et spécifiquement les cadres, qui pourront, de la sorte, disposer de renseignements pratiques utiles à leur entrée en formation. Ces représentants souscrivent donc à la croyance, en cours dans cette période, qui veut que l’information et la formation permettent aux salariés de progresser dans l’entreprise.
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Les positions divergentes des administrateurs n’ont donc pas permis à un réel consensus d’émerger sur la question de l’information sur la formation. Il est peut-être regrettable qu’un minimum d’idées et de positions communes n’aient pu réellement advenir de cette première ingénierie de l’information sur le congé-formation. Si tel avait été le cas, ce dispositif aurait pu profiter d’une publicité plus unanime et représenter, pour davantage de salariés, une alternative par rapport aux politiques des entreprises trop souvent orientées vers le court terme et qui n’ont pas réussi à réduire les inégalités d’accès à la formation.
LE CENTRE INFFO : UN LIEU D’EXPERTISE Institution conçue dès sa création pour ne se maintenir que le temps nécessaire à la promotion du congé-formation dans le monde du travail, le CNIPE va évoluer de manière importante, au milieu des années 1970, avant d’avoir réellement achevé sa mission. De l’information des salariés dans une perspective de « formation permanente », incluant des formations professionnelles, culturelles et citoyennes, sa mission va se transformer en celle d’informer les experts de la formation professionnelle continue. Des actions dirigées vers les chômeurs Au contraire de la formation professionnelle continue dont le développement a été garanti par la participation financière obligatoire des entreprises, le congé-formation a souffert, dès son apparition, de ne pas disposer de moyens financiers suffisants. Cette situation n’a pas favorisé son essor dans des entreprises qui ne percevaient pas toujours l’intérêt des formations culturelles et citoyennes dont le CNIPE faisait la promotion. De leur côté, les salariés n’ont pas toujours été informés du fonctionnement du congé-formation et ont hésité à se saisir de ce dispositif par crainte de voir leur rémunération diminuée, voire de perdre leur emploi à l’issue de la formation.
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De plus, dans un contexte marqué par l’effondrement de pans entiers de l’économie, le congé-formation n’a plus représenté une priorité pour le gouvernement par rapport aux actions de lutte contre le chômage. De fait, l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi) a pris en charge l’information des chômeurs sur le droit à la formation afin de rationaliser leur orientation vers des dispositifs appropriés. Les CPNE (Commissions nationales paritaires de l’emploi) ont agréé des stages dans une visée directement utilitariste et instrumentale pour reclasser et reconvertir les salariés. En inscrivant la formation professionnelle des adultes dans le droit du travail, la loi de 1971 rendait cette situation prévisible10. L’accroissement du nombre de participants à des actions de formation a donc plus résulté des mesures publiques de régulation de l’emploi et des stages de formation professionnelle décidés par les employeurs que de l’utilisation du congé-formation. Sans être remis en cause dans sa capacité technique à traiter l’information sur la formation grâce à l’usage de moyens audiovisuels maîtrisés par des personnels devenus progressivement des spécialistes de la communication, le CNIPE a dû s’adapter à cette nouvelle situation qui s’est traduite par une réduction de moitié des subventions du Commissariat général du Plan, l’obligeant à diminuer son budget annuel de 12 à 6 millions de francs, à partir de 1975, et à se séparer d’une grande partie de ses salariés, qui sont passés de 135 à 87 entre 1972 et 1975. Pour une institution tirant l’essentiel de ses ressources du budget de l’État, cette décision, qui a résulté des arbitrages budgétaires du ministère des Finances sous la pression de la Commission des finances de l’Assemblée nationale et de celle du Sénat, a entraîné de fortes interrogations sur son avenir. Les alternatives de maintien ou de fermeture ont d’ailleurs été envisagées, avant que les cabinets de Pierre Messmer, Premier ministre (1972-1974), et de Jacques Chirac, Premier ministre (1974-1976), n’arbitrent en faveur de sa sauvegarde. À ces incertitudes, il faut ajouter que le contexte institutionnel dans lequel s’était développée cette institution s’est modifié 10. La loi de 1971 sera intégrée dans le livre IX du code du travail en 1973.
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à partir de 1974. D’une tutelle bienveillante à son égard et préservant son autonomie d’action, la Délégation à la formation professionnelle et à la promotion sociale – qui a perdu son caractère interministériel pour dépendre uniquement du ministère du Travail – a pris le contrôle du CNIPE et souhaité mettre fin à l’organisation autogérée de ses différents départements. De l’expérimentation à l’institutionnalisation En 1976, le CNIPE est devenu le Centre INFFO11 (Centre pour le développement de l’information sur la formation permanente). Bien plus qu’une nouvelle dénomination, ce changement marque une rationalisation de ses activités et une modification de son public de destination. L’information économique est abandonnée. Celle des salariés sur le congé-formation est supprimée pour éviter le double emploi avec les observatoires régionaux d’emploi formation (OREF) qui en ont désormais la charge sous la responsabilité de la Délégation régionale de la formation professionnelle. Il en est de même pour le conseil en formation qui revient à l’ADEP (Agence pour le développement de l’éducation permanente). Le reste des activités consiste à suivre les effets de la loi sur la formation professionnelle continue en effectuant des études sur les politiques publiques d’emploi et de formation afin d’informer les experts de ces domaines. Pour permettre la réalisation de ces travaux et accroître ses ressources propres, le CNIPE a dû adopter une politique commerciale en direction de financeurs extérieurs à l’État, ce qui a accru sa dépendance vis-àvis de la demande. Une autre activité réside dans l’information des promoteurs de la formation par l’intermédiaire des OREF qui sont, d’après Jacques Legendre, secrétaire d’État auprès du ministre du Travail et de la Participation en 1978, les « entreprises, organismes de formation, professions et pouvoirs publics locaux », et les organisations d’employeurs et de salariés. Ce changement 11. Décret 76-203 du 1er mars 1976 du Premier ministre.
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revient à accentuer le caractère centralisé du Centre INFFO en réduisant son rôle à l’émission d’informations institutionnelles provenant des services de l’État. Ces évolutions ont condamné la promotion du congéformation en tant que droit ouvrant un nouvel espace de liberté pour les salariés, mais aussi les citoyens, leur permettant d’accéder à des formations culturelles, sociales et civiques. Elles ont aussi réduit l’originalité de cette institution. En devenant un organisme administratif comme un autre, réduit à la réalisation d’études et de prestations informatives pour des experts, elle a cessé de contribuer à la création d’un lien social direct entre les salariés et la formation. De même, ces évolutions ont marqué la fin de l’expérimentation de la politique de concertation en matière d’information sur la formation.
CONCLUSION L’examen des premières années du CNIPE a permis de souligner que, au tournant des années 1960-1970, l’information sur le congé-formation a été utilisée, par certains réformistes de gauche, comme un moyen privilégié pour faire advenir une nouvelle réalité sociale marquée par des structures sociales plus fluides, une coopération entre partenaires sociaux et une administration moins rigide. Anticipant les difficultés probables de ce nouvel espace de liberté des salariés pour s’imposer dans les entreprises, ils ont imaginé qu’une information attractive et directement appréhendable dans le monde du travail créerait une forte mobilisation. Ce rôle conféré à l’information est le signe que la nouvelle donne que représentait la formation devait vraisemblablement exister en dehors de la perception immédiate des salariés et qu’elle ne se diffusait pas dans les entreprises autant que ses promoteurs l’attendaient. Durant cette courte période, l’information sur la formation a aussi consisté à faire émerger des rapports plus indépendants entre l’État et la société civile. Par son statut d’association, sa durée de vie éphémère et les modalités de son fonctionnement
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interne très influencées par l’autogestion, le CNIPE a fait entrer dans les faits une certaine déconcentration administrative des services publics, se distinguant des administrations traditionnelles. Mais l’idée de faire de l’information sur la formation un objet de dialogue et de concertation entre forces sociales opposées devant aboutir à des compromis durables et profitables aux salariés a, quant à elle, produit des résultats mitigés. Si les centrales patronales et la majeure partie des organisations syndicales ont soutenu les orientations successives de cet organisme – parce qu’elles répondaient à leurs attentes sur la participation des salariés dans les entreprises par la voie du consensus –, la CGT s’est montrée, de son côté, nettement plus hostile à l’égard de cette expérience, qui impliquait de dialoguer avec les représentants de l’État et du patronat pour élaborer des compromis. En outre, de son point de vue, l’information sur la formation ne permettait pas aux salariés de disposer d’une assurance suffisante pour maîtriser davantage leurs carrières professionnelles. Enfin, le CNIPE est, à certains égards, emblématique d’une certaine manière d’envisager les réformes sociales en les conditionnant au changement des individus. Selon cette croyance, que l’on retrouve d’ailleurs exprimée dans des termes très proches dans les dispositions sur la VAE de la loi de modernisation sociale de 2002 et dans la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social, le salarié est capable de lui-même d’améliorer sa qualification, de faire des projets de carrière et de décider de ses évolutions professionnelles, s’il dispose d’un ensemble d’informations techniques et pratiques sur la formation. Force est de constater que les contraintes multiples pesant sur les salariés dans le monde du travail viennent considérablement nuancer, voire contredire la plupart du temps, cette affirmation.
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La construction d’un droit de la formation professionnelle des adultes (1959-2004)
Pascal Caillaud
Reprenant les dispositions de l’accord national interprofessionnel signé le 20 septembre 2003 par les représentants des employeurs et des salariés, la loi du 4 mai 2004 relative à la « formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social » modifie de nombreuses dispositions du code du travail. Elle fait notamment évoluer le régime juridique du plan de formation et introduit de nouveaux dispositifs comme le « droit individuel à la formation » et le contrat de professionnalisation dans le livre IX de ce code, inspiré à l’origine par la loi du 16 juillet 1971. Celle-ci, « portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente », est, pour les juristes, couramment considérée comme l’acte fondateur du droit de la formation professionnelle continue en France [coll., La Formation professionnelle, 2004]. Pourtant, dès la IIIe République, la loi Astier du 25 juillet 1919 institua des cours de perfectionnement pour les adultes souhaitant bénéficier d’une formation destinée à parfaire leur qualification. Le préambule de la Constitution de 1946 fit ensuite de la formation professionnelle un « principe politique, économique et social particulièrement nécessaire à notre temps », la nation
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devant en garantir l’égal accès pour les adultes. Une proposition de loi relative à l’« organisation de la formation professionnelle » fut même déposée devant le Parlement par le gouvernement Queuille, sans toutefois dépasser ce stade de la procédure parlementaire. Y figuraient notamment des dispositions relatives au contrôle de la formation et la présence de qualifications pour sanctionner les différentes formes de formations (apprentissage, promotion ouvrière, reclassement professionnel et formation accélérée)1. Avec la Ve République, la formation des adultes devint l’objet d’une grande politique dite de « promotion sociale ». La loi du 31 juillet 1959, complétée en décembre 1959 par une loi sur la formation syndicale et en décembre 1961 par une loi sur l’éducation populaire, permit aux travailleurs de suivre des cours de perfectionnement en dehors de leur temps de travail [Luttringer, 1998]. Les moyens de cette politique furent renforcés en 1963 avec la création du Fonds national de l’emploi, affecté notamment au financement des formations de conversion ou d’adaptation pour les salariés menacés dans leur emploi. En 1966, la loi du 3 décembre fit de la formation professionnelle une « obligation nationale » et posa les bases du congé de formation. Enfin, la loi du 31 décembre 1968 définit les modes de rémunération des stagiaires. Ainsi, la loi de 1971 ne crée pas ex nihilo un droit de la formation continue sur un champ en friche : un système juridique complet existait déjà, dont il conviendra de présenter les caractères juridiques déterminants. Amendé à plusieurs reprises par des lois ou des accords nationaux interprofessionnels successifs, ce système ne fut toutefois guère modifié dans ses fondements. À travers l’étude juridique des principaux textes législatifs et réglementaires, ayant trait à la promotion sociale et la formation professionnelle, nous essaierons de démontrer comment le dispositif juridique de formation des adultes s’est progressivement déplacé vers le droit du travail sans que rien le prédispose à cela. Il s’agira de présenter d’abord l’extrême 1. JO. Documents parlementaires. Assemblée nationale, 1949, n° 7037, p. 649-669.
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fluctuation des textes et l’imprécision juridique des notions centrales qu’ils portent en eux. Nous constaterons également que, au fil des textes, le système de formation des adultes va progressivement se libéraliser par une relativisation progressive du rôle de l’État et le recours à des techniques juridiques particulières, comme les conventions. Dans un second temps, nous analyserons le phénomène d’intégration de la formation professionnelle continue dans le giron du droit du travail, phénomène qui se caractérise par deux manifestations : d’une part, la recherche d’un statut pour la personne en formation, recherche qui s’oriente progressivement vers l’existence ou non d’un contrat de travail, comme critère distinctif ; d’autre part, le rôle croissant des partenaires sociaux du secteur privé dans la création du droit de la formation professionnelle et la gestion du système, au détriment de l’État et des organisations syndicales d’enseignants. Dès lors, il convient de se demander si l’accord de 2003 et la loi du 4 mai 2004 s’inscrivent dans cette évolution ou si on doit y voir une véritable réforme d’un dispositif juridique plus que trentenaire. Selon les déclarations de la partie patronale signataire de l’accord de 2003, c’est une réforme profonde du système qui fut adoptée2. La même tonalité se retrouve dans le propos des pouvoirs publics [Fillon, 2005]. Par ailleurs, le titre même de la loi abonde en ce sens puisque la « formation professionnelle tout au long de la vie » se substitue dans les textes à l’« éducation permanente », expression sur laquelle aucune des lois, ni aucun des accords adoptés entre 1971 et 2004 n’étaient revenus. Ainsi, au-delà de ces déclarations et de ces apparences, il importe de se pencher sur le contenu de cette nouvelle législation afin d’en dégager les caractères et de vérifier s’ils sont si différents de ceux des textes précédents.
2. « L’accord du 20 septembre 2003 sur la formation professionnelle est un accord historique qui marque un “grand pas en avant” pour toutes les entreprises et pour tous les salariés ». Site du MEDEF.
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LES FLUCTUATIONS DES PREMIERS TEXTES (1959-1971) Avant d’entrer dans l’analyse du mouvement d’intégration du droit de la formation professionnelle des adultes dans le droit du travail, il nous paraît important de présenter deux éléments caractéristiques du dispositif législatif qui se construit progressivement dans les années 1960. D’une part, il s’agit du caractère éminemment flou, sur le plan juridique s’entend, des notions fondamentales des lois de 1959, 1966 et 1971 que sont la promotion sociale et la formation professionnelle continue. D’autre part, on observe de la part des législateurs de l’époque et des gouvernements à l’origine de ces textes (les lois de 1959, 1966 et 1971 furent toutes les trois adoptées par des majorités parlementaires gaullistes et des gouvernements respectivement dirigés par Michel Debré, Georges Pompidou et Jacques Chaban-Delmas) une volonté de relativiser le rôle du ministère de l’Éducation nationale, puis à travers lui, celui de l’État, dans le système juridique traitant de la formation des adultes. Or il nous semble que ces imprécisions des concepts et le recours à des instruments juridiques relativisant la place de l’État sont des facteurs ayant contribué à l’attraction du droit de la formation professionnelle des adultes vers le droit du travail. Des notions aux contours juridiques incertains Comme le souligne J. Monod, dans un article publié dans la revue Droit social, quelque temps après la promulgation de la loi du 31 juillet 1959 [Monod, 1959], peu d’expressions ont un contenu aussi juridiquement imprécis que celui de « promotion sociale ». Cette imprécision apparaît dès l’origine des débats portant sur ce texte puisque, dans l’exposé même des motifs du projet de loi, le gouvernement se garde bien de définir cette notion. Tout au plus en décrit-il l’objet : « Offrir aux travailleurs des facilités nouvelles de formation et de perfectionnement, en vue de faciliter leur accès à un échelon supérieur dans le cadre de leur profession, ou de les réorienter vers une activité plus conforme à leurs aptitudes réelles et à leurs aspirations […] ; favoriser une promotion collective en conférant
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des facilités plus larges aux travailleurs dans le domaine de l’éducation ouvrière, permettre en particulier à ceux qui sont appelés à exercer des fonctions dans les organismes à caractère institutionnel d’acquérir la formation économique et sociale nécessaire à l’exercice de ces responsabilités. » Si la notion de promotion est alors déclinée tantôt comme individuelle, tantôt comme collective, puis professionnelle et enfin sociale, ajoutant ainsi à une confusion des termes qui rend forcément le juriste un peu plus perplexe, on est surtout en droit de se demander ce que le terme même de promotion signifie. La loi du 31 juillet 1959 est elle-même marquée de ce sceau de l’incertitude. En effet, si le titre du texte précise qu’il s’agit de « dispositions tendant à la promotion sociale », cette notion disparaît dès l’article 1, pourtant présenté comme une proclamation de principe. Certains parlementaires, notamment le député socialiste Cassagne, relèvent cette lacune, constatant que « le projet contient souvent l’expression promotion sociale, mais n’indique pas de façon précise ce qu’elle représente ». Aussi ce dernier propose-t-il à l’Assemblée nationale un amendement destiné à combler ce manque : « La promotion sociale est un ensemble de mesures qui tendent à donner aux travailleurs, quels que soient leur niveau culturel et social et leur position dans la hiérarchie professionnelle, des possibilités multiples et permanentes d’acquérir un complément de formation notamment dans les domaines professionnels, technique et économique, ou en matière de culture générale, sociale et syndicale ; ce complément de formation est essentiellement destiné à permettre aux intéressés de mieux utiliser leurs aptitudes et d’occuper des positions sociales meilleures et plus conformes à leurs goûts et leur vocation. L’ensemble des mesures visées ci-dessus peuvent résulter aussi bien de l’initiative privée, patronale ou syndicale que de l’action des pouvoirs publics et notamment des établissements d’enseignement relevant des ministères du Travail et de l’Éducation nationale. » À la demande du rapporteur du texte, l’amendement est rejeté par l’assemblée au motif, d’une part, qu’il ressemble plus à un exposé des motifs qu’à une disposition légale, d’autre part, qu’il reprend des dispositions figurant ultérieurement dans le texte.
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C’est donc de promotion du travail qu’il va finalement être question dans le texte même de la loi de 1959. Cette dernière est alors définie ou plutôt caractérisée par divers éléments constitutifs que l’on pourrait présenter comme : – des outils : la promotion du travail est assurée par la mise à disposition des travailleurs de moyens de formation et de perfectionnement ; – des objectifs : il s’agit de faciliter l’accès des travailleurs à un poste supérieur ou une réorientation vers une activité nouvelle ; – des composantes : la promotion du travail prend la forme de la promotion professionnelle (destinée à former des travailleurs spécialisés ou qualifiés) et de la promotion supérieure du travail (qui vise à offrir aux travailleurs les moyens d’acquérir des connaissances et la méthode indispensable aux ingénieurs et techniciens supérieurs, aux chercheurs et aux cadres supérieurs des activités économiques et administratives) ; – un public extrêmement étendu, puisque tous les travailleurs sont potentiellement concernés par cette loi, y compris les agriculteurs, les artisans, les travailleurs familiaux, les militaires ayant servi en Algérie… auxquels la loi fait spécialement mention ; – des autorités chargées de mettre en œuvre la promotion sociale, parmi lesquelles figurent au premier rang les établissements de l’Éducation nationale, les centres de formation du ministère du Travail, du ministère de l’Agriculture… et l’initiative privée sans que celle-ci soit réellement déterminée. La priorité semble donc accordée aux émanations directes de l’État. Tel quel, ce texte souffre de trois maux. Il apparaît d’abord que, au moment où cette loi est adoptée, la question des moyens reste en suspens : « Sans crédits relativement importants, ce texte ne sera qu’une série de promesses décevantes », peut-on relever dans la littérature juridique de l’époque [Monod, 1959]. Ensuite, cette loi présente tous les caractères symptomatiques de la hiérarchie des normes [Kelsen, 1996] voulue par les rédacteurs de la Ve République. Certes, les principes très généraux du
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système juridique créé apparaissent dans la loi elle-même mais les modalités d’application relatives à la mise en œuvre de la promotion sociale sont renvoyées à des décrets du pouvoir réglementaire, conformément aux articles 34 et 37 de la nouvelle Constitution qui, rappelons-le, n’a pas encore fêté son premier anniversaire3. Si l’arsenal des décrets semble être important (une partie des décrets pris instituent les structures administratives et financières de la promotion sociale, les autres impliquant tous les départements ministériels), le recours à la voie réglementaire se fait évidemment par nature, hors du débat public et parlementaire. Ce phénomène est renforcé par les conditions d’approbation de la loi de 1959, ellemême adoptée au cœur de l’été, en trois semaines pour six lectures entre le Sénat et l’Assemblée nationale. Enfin, sans définition précise de la notion de promotion sociale, on pouvait également s’interroger sur la conception qu’on allait en retenir. Cette incertitude sur le contenu juridique de la notion pourtant centrale de la loi du 31 juillet 1959 est-elle à l’origine de son dépérissement progressif dans les textes ? Sans qu’il soit possible de trancher catégoriquement cette question, on est amené à constater que la loi du 3 décembre 1966 ne traite que de façon latérale de la promotion sociale. À l’époque, les glossateurs du texte relèvent que la loi de 1966, en jumelant, dans son article 1, promotion sociale et formation professionnelle, met en parallèle deux notions aux fondements psychologiques différents [Droit social, 1965] au détriment de la première notion – finalement toujours indéfinie – et au profit de la seconde qui se matérialise plus facilement, pour les parlementaires, dans la question de la formation des jeunes, la formation à plein temps des adultes. Ainsi, « l’idée même de promotion sociale se restreint à un contenu purement professionnel » [Droit social, 1967], au point que les interventions dans les
3. Article 34 : « La loi détermine les principes fondamentaux de l’enseignement, du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale. » Article 37 : « Les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire. »
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débats parlementaires traitent indistinctement de formation ou de promotion4. Qui plus est, l’apparition du chômage dans un certain nombre de branches et les fermetures d’entreprises transforment une partie des débats à l’Assemblée nationale, les questions d’acquisition d’un métier grâce à la formation devenant alors récurrentes5. Considérée comme nécessité économique, sociale et politique, la formation professionnelle est présentée au Parlement comme une question n’ayant jamais été envisagée dans son ensemble, la loi de 1959 n’ayant traité qu’un aspect du problème : « La formation des adultes va prendre ces prochaines années une importance a peu près aussi grande que la formation des jeunes6. » Comme le relève également le secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, Pierre Laurent, « la tentative faite en 1959 pour jeter les bases d’une politique de promotion sociale ne pouvait, et n’a pu, apporter de réponse satisfaisante à un problème d’une beaucoup plus large portée. […]. Une véritable politique de formation professionnelle doit normalement inclure, avec la souplesse désirable, les objectifs professionnels de tout l’appareil éducatif du pays, qu’il relève des pouvoirs publics ou des collectivités semi-publiques ou privées, ainsi que les objectifs de promotion, de perfectionnement et d’éducation permanente » [Laurent, 1967]. Dans ce contexte, la loi du 3 décembre 1966 fait de la formation professionnelle une obligation nationale (expression sur laquelle nous reviendront ultérieurement) ayant pour objet de favoriser l’égal accès des jeunes et des adultes aux différents
4. « La formation et la promotion sont à ce point attachées à la nation que mépriser leurs exigences revient à renier ces principes », M. DEBRÉ, JO. Débats parlementaires. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3140. 5. P. HERMAN, rapporteur du projet : « Aider les personnes touchées par les reconversions, celles qui ont besoin d’une réadaptation, voilà deux problèmes importants que tendent à résoudre certaines dispositions du présent projet de loi », JO. Débats parlementaires. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3143. 6. M. DEBRÉ, discours introductif, JO. Débats parlementaires. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3139.
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niveaux de la culture et de la qualification professionnelle, et d’assurer le progrès économique et social. On soulignera, d’une part, que, comme la promotion sociale en 1959, la formation professionnelle est une notion qui n’est guère juridiquement définie. D’autre part, elle présente même, pour certains auteurs, une certaine ambiguïté dont l’origine est à retrouver dans les débats parlementaires. En effet, la formulation retenue semble résulter d’un compromis entre la volonté du gouvernement et celle de la Commission des finances de l’Assemblée nationale qui souhaitait faire de la formation professionnelle une « obligation nationale en vue de permettre le libre développement des personnalités dans le cadre de l’activité professionnelle et de favoriser le progrès économique et social » [Vallon, 1966]. Malgré ces incertitudes, on constate que les grandes lignes de l’article 1 de la loi de 1966 sont reprises par la loi du 16 juillet 1971 portant organisation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente. En tant que composante de la formation professionnelle permanente, la formation professionnelle continue constitue une « obligation nationale », formulation qui, sans être celle utilisée pour définir la sécurité sociale (obligation de solidarité nationale), reprend les termes de la loi de 1880 sur l’enseignement primaire. Cette expression prend d’autant plus de sens qu’au même moment le Conseil constitutionnel intègre dans les dispositions à valeur constitutionnelle le préambule de la Constitution de 1946 qui fait notamment de la formation professionnelle un « principe politique, économique et social particulièrement nécessaire à notre temps », la nation devant en garantir l’égal accès pour les adultes7. Dans cette optique, la participation de toute la société à cette obligation est requise : l’État, les collectivités locales, les établissements publics et établissements privés d’enseignement, 7. Décision n˚ 71-44 DC, loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, Recueil, p. 29 ; RJC, p. I-24 ; Journal officiel du 18 juillet 1971, p. 7114.
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les organisations professionnelles, syndicales, familiales et les entreprises. Son objet est lui-même large. Il est d’abord professionnel puisqu’il s’agit d’adapter les travailleurs (et pas les seuls salariés) aux changements des techniques et des conditions de travail. Cette loi poursuit aussi un but « citoyen » : la formation professionnelle continue vise à favoriser la promotion sociale de ces travailleurs par l’accès aux différents niveaux de la culture et de la qualification professionnelle, et leur contribution au développement culturel, économique et social. De fait, on constate que les dérives utilitaristes relevées en 1966 sont reprises dans la loi de 1971, la promotion sociale n’apparaissant que comme finalité de la formation professionnelle. Celle-ci tend également à englober un vaste public : le formé est un « travailleur », adulte ou jeune « engagé dans la vie active ou qui s’y engage8 », qui doit avoir quitté la formation initiale. La conception de la vie des individus retenue par la loi de 1971 oppose donc clairement une première période que l’on a vocation à passer en formation initiale et une seconde consacrée à l’activité professionnelle et ouvrant le bénéfice des mécanismes de formation continue. Parmi de multiples raisons, cette distinction juridique explique probablement le faible engagement du service public éducatif dans la formation continue. Elle présente surtout un certain caractère artificiel : combien de salariés se sont retrouvés dans des salles de classes aux côtés d’élèves en formation initiale, à suivre une formation sanctionnée par un diplôme dit de formation initiale9 ? 8. Terminologie née dans les années 1970 et reprise par la loi du 4 juillet 1990 créant le droit à la qualification professionnelle et la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 proclamant le droit à faire valider ses acquis de l’expérience. 9. Selon la Cour de cassation, cette distinction conserve sa pertinence puisqu’elle limite l’obligation de l’employeur d’adapter les salariés à leurs emplois : « Si l’employeur a l’obligation d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leur emploi, au besoin en leur assurant une formation complémentaire, il ne peut lui être imposé d’assurer la formation initiale qui leur fait défaut », Soc., 3 avril 2001, Revue de jurisprudence sociale, 6/01, n˚ 731.
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L’analyse juridique des définitions de la promotion sociale et de la formation professionnelle montre surtout qu’il s’agit de ce que les juristes qualifient de « droits objectifs », c’est-à-dire des droits proclamant des principes mais non invocables directement devant les tribunaux, comme le sont des droits dits subjectifs. En quoi le caractère très vague et général de cette conception de la formation peut-il présenter un intérêt ? Tout simplement, un texte très général devient souvent ce que les « utilisateurs » d’un système juridique veulent en faire, parfois au détriment de la volonté initiale du législateur. C’est ainsi que les intentions de ce dernier ont sensiblement été altérées par les évolutions ultérieures qui ont déplacé le « champ de gravité » du dispositif de la formation professionnelle continue. De fait, la disposition principale du système juridique, voté en 1971, n’est plus la définition de la notion de formation professionnelle continue mais celle des actions de formation. Or l’acte de former alors défini ne se caractérise pas en raison d’un aspect pédagogique et de transmission de connaissances mais parce qu’il peut être financé par des fonds collectés10. Cette conception purement financière de la notion d’action de formation a contribué ultérieurement à transformer la notion d’action de formation en « inventaire à la Prévert ». C’est ainsi qu’y fut intégré en 1991, à la demande des partenaires sociaux, le bilan de compétences11. Y fut également inscrite par le législateur la validation des acquis de l’expérience12. Or, si un bilan de compétences ou une validation des acquis de l’expérience sont en lien direct avec la formation professionnelle continue (ils sont souvent le prélude à une action de 10. La loi du 17 juillet 1978 transforme une liste d’actions de formation pouvant bénéficier d’une contribution de l’État en liste exhaustive des « actions de formation entrant dans le champ d’application des dispositions relatives à la formation professionnelle continue » et pouvant à ce titre être imputées sur la participation des employeurs à leur contribution annuelle à la formation professionnelle continue. 11. Article 16.I. de la loi n˚ 91-1045 du 31 décembre 1991, JO. Lois et décrets du 4 janvier 1992. 12. Article 136 de la loi n˚ 2002-73 de modernisation sociale du 17 janvier 2002, JO. Lois et décrets du 18 janvier 2002.
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formation), si on leur reconnaît en pratique des effets formateurs, peut-on parler stricto sensu d’actions de formation [Caillaud, 2003] ? On note ainsi que, au début des années 1970, formation professionnelle continue et promotion sociale apparaissent comme des notions certes centrales dans un arsenal législatif pourtant complet visant la formation des adultes, mais des notions étroitement imbriquées, non distinguées et surtout juridiquement indéfinies, ce qui a pu contribuer à dénaturer la philosophie qu’elles portaient en elles, au profit d’une vision purement utilitariste. De la coordination étatique à la politique contractuelle Avec la loi du 31 juillet 1959, apparaissent dans le droit de la promotion puis de la formation des mécanismes juridiques particuliers mis à la disposition du développement de la promotion sociale. Leur importance est telle qu’ils vont survivre aux évolutions législatives des années 1960 et surtout caractériser la construction d’un système juridique complet de formation continue, contribuant à relativiser le rôle de l’État sur ces questions. Dès 1959, le gouvernement manifeste la volonté de coordonner l’action des départements ministériels intéressés à la promotion sociale. Cet objectif interministériel s’était déjà manifesté dans la procédure parlementaire puisque le projet de loi avait été confié à l’Assemblée nationale à une commission spéciale ad hoc, et non une commission traditionnelle dont le champ de compétences pouvait être considéré comme correspondant à un ministère particulier. Cette volonté interministérielle s’est traduite dans la loi par la création d’un Comité de coordination de la promotion sociale ayant pour objet de formuler toutes les propositions utiles pour l’application de la loi, donner son avis sur les projets de décrets, procéder aux études générales concernant notamment les programmes et méthodes adaptés aux besoins et aux perspectives de la promotion sociale, et surtout chargé d’apprécier l’emploi des crédits et le bilan annuel des résultats obtenus.
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Or, sur ce dernier point, la politique coordonnée voulue par le législateur de 1959 s’est heurtée à d’importantes difficultés entre 1962 et 1966 puisque la Délégation générale à la promotion sociale n’a pu, semble-t-il, imposer son autorité – faute de soutien du Premier ministre auquel elle était pourtant rattachée – aux administrations des ministères traditionnels qui refusèrent de lui rendre compte de l’emploi de l’utilisation des crédits du Fonds national de la promotion sociale [Droit social, 1967]. Il apparaît ainsi que chaque ministère impliqué, notamment l’Éducation nationale et les Affaires sociales, a cherché à préserver sa totale autonomie et surtout ses crédits. Une solution, envisagée dès 1965 pour remédier à ce dysfonctionnement majeur, aurait été de créer un véritable ministère d’État de la Formation professionnelle et de la Promotion sociale, hypothèse qui fut discutée jusqu’au dernier moment lors de la constitution du dernier cabinet Pompidou en 1967 [Droit social, 1967]. Une telle « innovation » dans l’organisation de l’État fut finalement écartée par la loi du 3 décembre 1966 au profit de la création d’un Comité interministériel de la formation professionnelle et de la promotion sociale et d’un Groupe permanent de hauts fonctionnaires à qui fut confiée la tâche de préparer et de suivre les décisions du comité. Cette coordination fut également étendue au niveau régional, par la création de Comités régionaux de la formation professionnelle, de la promotion et de l’emploi et de Groupes régionaux permanents de la formation professionnelle et de la promotion sociale [Casella, 1998]. Qui plus est, au sein de ces organes étatiques et régionaux, la loi renforça finalement la position de l’Éducation nationale par rapport aux autres ministères : la vice-présidence du comité était attribuée au ministre de l’Éducation, la présidence du groupe des hauts fonctionnaires fut confiée au secrétaire général de ce même ministère et la vice-présidence de chaque groupe régional permanent fut assumée par le recteur compétent. Mais cette prééminence de l’Éducation nationale n’est qu’une apparence puisque, dans le même temps, les lois de 1959 et de 1966 créent et renforcent un mécanisme juridique
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amené à devenir une des caractéristiques principales du système de formation professionnelle émergeant et surtout à complètement reconsidérer la place de l’État dans son ensemble au sein de ce système : les conventions. En effet, la loi de 195913 prévoit déjà l’existence de conventions juridiquement conclues entre l’État et des centres de formation, et déterminant la nature de l’aide apportée à ces centres par les pouvoirs publics et, en contrepartie, les modalités du contrôle exercé sur ceux-ci. Cette technique fut reprise par la loi de 1966 non sans que sa philosophie fasse l’objet de discussions au cours des débats parlementaires. Certains députés de la majorité de l’époque (M. de Tinguy et M. Boscary-Monservin) craignirent que les conventions ne soient un moyen pour l’État d’affirmer son emprise sur les centres dispensant des cours privés14. Or, pour le gouvernement, le mécanisme des conventions n’a pas pour but de renforcer l’autorité de l’État mais, au contraire, d’assurer un minimum de coordination dans un système de formation des adultes qui se libéralise progressivement. Selon M. Debré, « à partir du moment où il est indispensable d’avoir une politique moderne en matière de formation professionnelle et où il est nécessaire de faire un effort considérable en faveur des adultes, personne ne peut refuser de chercher ce qu’on appelle l’économie de moyens en même temps que l’harmonisation de la politique qui sera suivie par les différents organismes, chacun dans sa spécialité. C’est dire que le système des conventions est destiné à la fois à respecter cette finalité et à faire en sorte que les divers organismes publics ou privés soient progressivement soumis à une discipline dont le seul objet est de faire mieux et pour le bien de tous15 ». Ainsi, le recours au contrat permet justement de mettre juridiquement sur un pied d’égalité les parties qui le signent alors qu’une loi fixant autoritairement les droits et obligations de
13. Articles 6 et 8. 14. JO. Débats. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3172 et s. 15. JO. Débats. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3172 et s.
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chacun aurait au contraire pu être interprétée comme la traduction d’une volonté de mainmise de l’État sur l’initiative privée. Plus largement, au-delà de la seule question de ces conventions, c’est toute la place de l’État qui est progressivement reconsidérée dans ce système juridique émergeant de formation professionnelle des adultes et ce jusqu’en 1971. À l’origine, la loi de 1959 accordait la priorité à l’État dans le développement de la promotion sociale (« Les mesures nécessaires [à la promotion sociale] sont mises en œuvre soit par les établissements relevant du ministère de l’Éducation nationale, soit par des centres collectifs de formation d’adultes relevant du ministère du Travail, du ministère de l’Agriculture ou d’autres départements ministériels […] »), le secteur privé n’ayant finalement qu’une importance résiduelle dans les principes fixés par le texte (« soit par l’initiative privée concourant à cet effort »). Or cette place prépondérante des institutions publiques est reconsidérée avec l’article 2 de la loi de 1966 puisque dorénavant l’État, les collectivités locales, les établissements publics, les établissements d’enseignement publics et privés, les associations, les organisations professionnelles, syndicales et familiales ainsi que les entreprises concourent à l’assurer. Dans cette architecture, la part de chacun est finalement clairement envisagée par le législateur, comme le montre l’exposé des motifs de la loi : « S’il appartient à l’État de conduire la plupart des actions de formation aboutissant à divers niveaux de qualification professionnelle, les organisations professionnelles et syndicales et les entreprises sont davantage en mesure de prendre en charge, avec l’aide et sous le contrôle de l’État, les actions de perfectionnement, d’adaptation et de recyclage. » Une forme de concurrence est finalement établie entre les actions publiques et les actions privées, favorisées par le système des conventions [Droit social, 1967]. Ainsi le souligne M. Debré au cours des débats : « Encore une fois, cette loi est imprégnée de libéralisme. » Il rappelle également qu’« il n’est pas question de lier à la notion d’obligation nationale celle de monopole de l’État. Il est vrai que le ministère de l’Éducation nationale […] qui demain, par la force des choses, prendra une
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part croissante dans la formation des adultes ne peut pas ne pas être un élément essentiel pour tout ce qui concerne la conception générale de l’enseignement technique et de la formation professionnelle. Mais nous avons pris grand soin de marquer la responsabilité d’autres collectivités, d’autres organismes de l’État, qu’il s’agisse d’organismes publics ou privés. Nous reconnaissons à l’État une double responsabilité : celle de construire et d’enseigner, et celle de stimuler les initiatives privées16 ». La loi de 1971 reprenant cette architecture juridique, fondée sur la coordination et le recours aux conventions, on constate alors que, sur le plan des textes, le système de formation et de promotion se libéralise à partir de 1966, et reconsidère la place de l’État pour la mettre ainsi sur un pied d’égalité avec l’initiative privée. Or, dans le même temps, les préoccupations sur le statut des personnes en formation et la place accordée aux organisations syndicales de salariés vont contribuer à faire évoluer le droit de la formation professionnelle des adultes vers le droit du travail, contribuant encore plus sur le plan juridique à relativiser la place de l’État dans son ensemble et, par là même, celle plus particulière de l’Éducation nationale.
UN SYSTÈME JURIDIQUE FONDÉ SUR LE DROIT DU TRAVAIL (1971-2004) En distinguant en 1971 les publics de la formation professionnelle continue selon leur soumission ou non à un lien de subordination juridique, le législateur a contribué à faire entrer le droit de la formation professionnelle continue dans le giron17 du droit du travail, mouvement conforté par son intégration ultérieure dans un des livres du code du travail. Or, en tant que branche du droit du travail, le droit de la formation professionnelle 16. JO. Débats. Assemblée nationale, 8 octobre 1966, p. 3172 et s. 17. Giron étant entendu dans son sens figuratif de « lieu, société où l’on est accueilli, protégé », Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition.
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continue a non seulement donné une grande légitimité aux partenaires sociaux pour construire et gérer le système de formation continue, mais il a également favorisé un mouvement d’attraction de la formation vers le contrat de travail, celui-ci devenant le cadre déterminant les conditions de départ en formation de l’individu. Quel statut pour la personne en formation ? Dès 1959, la question du statut des bénéficiaires de la promotion du travail apparaît comme un véritable souci pour les rédacteurs de la loi relative à la promotion sociale. Plusieurs dispositions en témoignent. Ainsi, l’article 11 de la loi du 31 juillet 1959 envisage pour les travailleurs bénéficiant de la promotion professionnelle et de la promotion supérieure du travail la possibilité soit d’une prise en charge et d’une rémunération par l’État, soit d’indemnités accordées en compensation des pertes de salaires occasionnées par une éventuelle interruption du travail. Surtout, l’article 11 précise qu’un décret déterminera les facilités qui seront accordées aux travailleurs pour leur permettre de suivre des cours de perfectionnement et des stages de formation. Or, parmi ces facilités, l’exposé des motifs évoque notamment l’octroi d’un certain nombre d’heures comprises dans le temps de travail et l’éventualité d’un congé suspendant l’exécution du contrat de travail avec garantie de réemploi au retour d’une formation à plein temps [Monod, 1959]. Progressivement, les problèmes posés par la conciliation entre l’exécution d’un travail salarié et la possibilité de suivre une formation vont donc orienter le législateur vers la création de mécanismes portant sur le contrat de travail, articulé autour de ses deux voies. Ces préoccupations sont toujours présentes lors du vote de la loi du 3 décembre 1966. Celle-ci dispose d’abord que les conventions signées dans le cadre de la loi peuvent prévoir une indemnisation des travailleurs qui effectuent des stages de formation ou de promotion placés sous le contrôle de l’État, possibilité également offerte aux travailleurs indépendants. Surtout, l’article 11 de la loi précise que ces travailleurs ont
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droit à un congé correspondant à la durée du stage d’un maximum d’un an, un décret d’application devant déterminer les conditions d’ouverture de ce droit. Or, au moment où éclate le mouvement de mai 1968, ce décret n’avait toujours pas été pris. Il faut donc attendre l’accord du 9 juillet 1970 consécutif aux négociations de Grenelle pour que soient envisagées les conditions d’accès à un congé de formation, accord dont les dispositions sont reprises par la loi du 16 juillet 1971. En distinguant les salariés des demandeurs d’emploi, l’accord de 1970 et la loi de 1971 font donc de l’existence d’un contrat de travail un des pivots du droit de la formation professionnelle, contribuant à l’enracinement de celui-ci dans le droit du travail. La voie normale du départ en formation est dorénavant organisée autour de la suspension du contrat de travail : le salarié, demandeur, ne se trouvait pas en mesure d’effectuer la prestation de travail convenue. Pour autant, l’entreprise demeurait sollicitée pour organiser elle-même des actions au bénéfice de son personnel18. En opposition à la philosophie du congé de formation, ces actions reposent sur l’initiative de l’employeur. Le départ en formation s’analyse alors comme un ordre : le salarié étant considéré comme exécutant sa prestation de travail, son refus constitue une insubordination, toujours selon les principes gouvernant le droit du travail. Cette conception binaire du départ en formation a progressivement été reconsidérée. D’une part, à partir d’un unique congé de formation prévu en 1971, on a vu se développer une multitude de congés ayant chacun son objet ou son public particulier sans que soit modifié le principe de la suspension du contrat de travail : le congé examen, le congé des salariés en contrat à durée déterminée (loi du 12 juillet 1990), le congé bilan de compétences (loi du 31 décembre 1991), le congé 18. Ce cas de figure est envisagé dès 1971 mais seulement sous l’angle d’un moyen pour l’entreprise de s’acquitter de son obligation de contribuer au financement de la formation professionnelle continue.
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validation des acquis de l’expérience (loi du 17 janvier 2002)… D’autre part, c’est en 1978 que les actions de formation organisées par l’employeur ont été intégrées dans le code du travail sous la dénomination de plan de formation. Toutefois, cette intégration s’est ensuite opérée au détriment de la conception initiale de 1971. En effet, en 1991 apparaît, dans le plan de formation, le co-investissement (renforcé en 2000), prévoyant qu’une partie de la formation initiée par l’employeur puisse être effectuée hors temps de travail. En 1994 est également créé le capital de temps de formation, mécanisme permettant de financer des actions du plan par des contributions normalement allouées au congé individuel, dès lors que le salarié est à l’origine de son départ en formation. Cette distinction plan de formation/congé de formation a donc tant évolué que l’on est en droit de se demander si elle conserve sa pertinence hormis de toujours répondre à une logique de financement (plan et congé sont financés à partir de deux contributions distinctes de l’entreprise). Une troisième voie apparaît aujourd’hui, se détachant de l’initiative individuelle d’une des parties au contrat pour s’orienter vers un départ en formation concerté entre l’employeur et le salarié, sous la forme d’un « droit individuel à la formation » (article L. 933-1 et suivants du code du travail). Pour autant, rien ne semble venir contester ce mouvement d’enracinement de la formation professionnelle continue dans le droit du travail. Paradoxalement, pour les demandeurs d’emploi, la notion de contrat de travail est aussi devenue centrale en matière de formation. À partir de la fin des années 1970, s’est ainsi développé le constat que les difficultés des demandeurs d’emploi étaient dues à un niveau de formation faible ou obsolète et à un manque d’expérience. Par conséquent, après avoir uniquement exploré la voie des stages (stages Granet en 1975, stages pratiques en entreprise en 1977, TUC en 1984, SIVP en 1985), les dispositifs destinés à la formation des demandeurs d’emploi ont été, en partie, orientés vers la création de contrats spécifiques (contrat de qualification, contrat d’orientation, contrat d’adaptation…) dont la double vertu était à la fois de permettre
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à un individu de suivre une formation mais également de le remettre au travail. L’influence du droit du travail a donc été déterminante puisqu’elle s’est manifestée par une « normalisation », sur le modèle du contrat de travail également, de la présence du demandeur d’emploi en formation dans une entreprise. Négocier et représenter : la compétence des organisations de salariés et d’employeurs De façon curieuse, le texte de la loi de juillet 1959 est muet quant aux rôles des syndicats de salariés et d’employeurs dans le développement de la promotion sociale. Certes, une loi de décembre 1959 sur la formation syndicale est adoptée mais elle vise les syndicalistes comme public du dispositif et non acteur de celui créé pour l’ensemble des travailleurs. Il faut attendre 1966 pour voir les organisations syndicales de travailleurs entrer dans le mécanisme mis en place par la loi du 3 décembre de cette année-là : la politique de formation professionnelle, coordonnée au niveau de l’État, comme nous venons de le voir, devient également une politique concertée avec les organisations professionnelles d’employeurs et de travailleurs. Dans cette optique est ainsi créé un Conseil national de la formation professionnelle, de la promotion sociale et de l’emploi, destiné à améliorer la connaissance des besoins et l’étude des moyens les plus propres à les satisfaire, à la recherche des évolutions imposées par les progrès techniques et les transformations économiques et sociales. Ce Conseil rassemble ainsi les représentants des pouvoirs publics et ceux des milieux professionnels intéressés [Droit social, 1967]. Mais c’est surtout en prévoyant l’ouverture de négociations sur la formation professionnelle que le protocole de Grenelle en 1968 va conférer aux organisations professionnelles un rôle déterminant dans le système de la formation professionnelle en France, leur donnant une dimension dépassant la simple concertation. La première conséquence a été de favoriser un mode spécifique de construction du droit de la formation professionnelle continue. L’engagement de négociations interprofessionnelles
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débouchant sur l’accord national interprofessionnel du 9 juillet 1970, dont les principales dispositions sont reprises par la loi du 16 juillet 1971, a inauguré une règle non écrite : l’intervention préalable des partenaires sociaux à toute grande réforme législative est devenue une obligation sociale, sans avoir jamais été une contrainte juridique. Après 1971, nombreuses sont les illustrations de ce principe19. A contrario, le législateur semble ne pouvoir engager seul de réformes d’ampleur que lorsqu’elles ne visent pas spécifiquement les salariés20. À défaut, il s’expose à une réaction forte des partenaires sociaux. Ainsi, la loi quinquennale pour l’emploi du 20 décembre 1993 n’a pas respecté ce principe bien qu’elle ait tenté d’apporter d’importantes réformes : remise en cause de l’agrément des organismes paritaires, développement des mesures de formation en alternance, création du capital de temps de formation… Les partenaires sociaux répondirent par l’accord interprofessionnel du 5 juillet 1994 maintenant les contrats de formation en alternance dans leur forme initiale, créant les Organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA) et affirmant leur compétence en matière d’apprentissage. La loi du 4 février 1995 reprit les principales dispositions de cet accord. Ce principe non écrit d’antériorité de la négociation sur la loi semble toujours conserver sa pertinence21. 19. Avenant du 9 juillet 1976 sur les conditions de rémunérations du CIF et sur la consultation des représentants du personnel, repris par la loi du 17 juillet 1978 ; accords du 21 septembre 1982 portant sur le financement du CIF et la création des FONGECIF ainsi que l’accord du 26 octobre 1983 relatif à l’insertion des jeunes et à l’alternance, repris par la loi du 24 février 1984 ; accord du 3 juillet 1991, consacrant notamment le droit au bilan de compétences et le coinvestissement, traduit par le législateur dans la loi du 31 décembre 1991. 20. Ordonnance du 26 mars 1982 destinée à faciliter l’insertion sociale des jeunes de 16 à 18 ans en leur assurant une qualification ou loi du 7 janvier 1983 transférant aux régions une compétence de droit commun en matière de formation professionnelle. 21. Ainsi, la timidité de la loi du 17 janvier 2002, dont on attendait de grands développements annoncés par le Livre blanc de N. Pery, s’explique en réalité par l’état des négociations de « refondation sociale » engagées sur le thème de la formation. Devant aboutir avant le vote définitif de la loi (qui a fortiori aurait transcrit les dispositions d’un éventuel accord), ces discussions ont été suspendues à l’automne 2001.
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Construction paritaire au niveau interprofessionnel, le droit de la formation professionnelle continue est également devenu un objet de négociations régulières au niveau de la branche et de consultation des institutions représentatives du personnel au niveau de l’entreprise. C’est ainsi que la loi Rigout du 24 février 1984 a prévu une obligation quinquennale de négociation au niveau de la branche sur les priorités, les objectifs et les moyens de la formation professionnelle (article L. 933-2 du code du travail), obligation qui fut à l’origine d’un nouvel élan dans la conclusion d’accords dans le domaine de la formation professionnelle [Guilloux, 1986]. À cela, s’ajoute l’obligation de consulter le comité d’entreprise sur les orientations de la formation professionnelle en fonction des perspectives économiques et de l’évolution de l’emploi (L. 933-1), sur le bilan du plan de formation de l’année achevée et le plan à venir (L. 933-4), sur le programme pluriannuel de formation (L. 933-4)… Au-delà de la construction et de la négociation du système juridique de formation professionnelle, le rôle des partenaires sociaux se caractérise sans aucun doute par la place qui leur est accordée dans la gestion de ce système. L’institution de cette gestion paritaire n’est curieusement pas une création des partenaires sociaux mais du législateur de 1971, ce qui peut apparaître comme un paradoxe dans un droit principalement construit par la négociation interprofessionnelle [Lindeperg, 2000]. Mais cette intention s’est progressivement traduite au fil des années par une complexification dans l’administration de ce système22… Ce faisant, un effet indirect a été donc été de reléguer au second plan les organisations syndicales du monde de l’éducation, comme la FEN et aujourd’hui la FSU qui, si elles sont consultées, n’ont pas la place des cinq grandes confédérations de salariés, que ce soit dans la construction normative du droit 22. La loi quinquennale pour l’emploi du 20 décembre 1993 a tenté de rationaliser le système en favorisant les regroupements des organismes de collecte et de gestion des fonds. Les effets de ce texte ont été sensibles mais ces organismes paritaires collecteurs agréés se combinent encore de telle façon entre eux (OPCA de branches, régionaux, nationaux interprofessionnels…) qu’il reste toujours difficile de s’y retrouver.
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de la formation professionnelle ou dans la gestion de ce système23. Aujourd’hui on constate toujours des manifestations de ce particularisme : ainsi l’UNSA-Éducation (ex-FEN) et la FSU n’ont-elles chacune qu’une voix consultative au sein de la Commission nationale de la certification professionnelle créée par la loi de modernisation sociale24. Or, la question des certifications n’est-elle justement pas l’interface des questions d’éducation, de formation et d’emploi ?
ENTRE MORCELLISATION ET INDIVIDUALISATION DU DROIT DE LA FORMATION
La première étape de l’introduction de la « formation tout au long de la vie » dans le droit français est le vote de la loi de modernisation sociale du 17 février 2002, dont un chapitre consacré au développement de la formation professionnelle continue généralise à l’ensemble des diplômes et titres à finalité professionnelle la possibilité d’une obtention, en totalité, par la validation des acquis de l’expérience. Analysée comme une voie d’accès aux diplômes, comme la formation initiale, la formation continue ou l’apprentissage, cette technique repose sur l’inversion du lien entre reconnaissance des connaissances, des aptitudes et des compétences et exercice d’une activité professionnelle. Ce faisant, on observe ainsi que la France se situe dans la logique exprimée par le mémorandum et la communication de la Commission européenne sur « l’éducation et la formation tout au long de la vie », lesquels prônent la reconnaissance et la valorisation de l’apprentissage non formel : 23. « Si le droit à la formation des adultes avait choisi une autre voie en s’adressant par exemple centralement aux citoyens et non aux salariés, aux collectivités publiques et non pas aux entreprises, s’inscrivant de la sorte dans une autre perspective que celle du droit du travail, ceux-ci [les représentants de salariés et d’employeurs] n’auraient pas été plus fondés à intervenir que ne fut la FEN à participer aux négociations de 1970 », J.-F. NALLET, « Le droit de la formation, une construction juridique fondatrice », Formation et emploi, n˚ 34, 1991. 24. Arrêté du 3 mai 2002, JO. Lois et décrets, 5 mai 2002, p. 8968.
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peut, en effet, être validée toute activité professionnelle salariée, non salariée ou bénévole, en lien avec la certification convoitée. Or, si le texte lui-même ne mentionne à aucun moment la formation tout au long de la vie, ne lui donnant ainsi aucune reconnaissance juridique, les débats parlementaires se déroulent sous les auspices de cette notion, qu’il s’agisse des interventions du gouvernement, de la majorité et de l’opposition de l’époque25. Ce n’est donc qu’en 2003 et 2004 que la formation tout au long de la vie entre véritablement dans l’ordre juridique français, sous la forme d’abord d’un accord national interprofessionnel signé entre les partenaires sociaux, puis de la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social. Lorsque furent respectivement signés et votés l’accord de 1970 et la loi du 16 juillet 1971, les dispositifs créés traduisaient l’esprit de la « formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente » mise en place : le rôle central des partenaires sociaux, un système financé par les seules contributions des entreprises, une articulation des départs en formation autour de l’exécution du contrat de travail (temps de travail pour le plan de formation, congés rémunérés pour le CIF)… dans un contexte de faible chômage où le développement culturel, économique et social est l’une des priorités du nouveau système. La suppression de l’« éducation permanente » dans le code du travail et sa substitution par la « formation professionnelle tout au long de la vie » impliquent nécessairement un changement de philosophie du nouveau dispositif de formation continue. Pour autant, il serait erroné de considérer que l’on assiste là à un bouleversement. Certains traits majeurs du système antérieur demeurent.
25. Assemblée nationale, troisième séance du 11 janvier 2001, JO. Débats parlementaires, 12 janvier 2001, p. 300 et s.
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« La formation professionnelle tout au long de la vie » : quelle signification juridique ? Lorsque, à la fin de l’année 2000, la partie patronale dépose un projet à la table des négociations, il s’agit d’un « accord relatif à l’adaptation du dispositif de la formation professionnelle », dans lequel la locution « formation tout au long de la vie » n’apparaît pas. Après interruption, les négociations reprennent alors début 2003 dans un contexte complètement différent : la majorité politique a changé après les présidentielles et législatives de 2002, et le paysage syndical tend à se recomposer26. Le 20 septembre 2003 est signé, par l’ensemble des organisations patronales comme de celles de salariés, un accord national interprofessionnel « relatif à l’accès des salariés à la formation tout au long de la vie professionnelle ». Cette expression – « tout au long de la vie professionnelle » – est apparue au cours de la première phase de négociations, non dans les projets d’accord présentés par le MEDEF, mais dans la proposition de la CFDT de créer un passeport formation pour chaque salarié, outil considéré comme une « nouvelle garantie tout au long de la vie professionnelle du salarié », et devant servir d’une entreprise à l’autre. La dénomination retenue par l’accord n’est donc pas celle communément entendue : l’adjectif professionnelle est joint à la vie et non à la formation, comme on aurait pu s’y attendre. Il apparaît donc clairement que les partenaires sociaux portent plus d’attention au public concerné (les salariés) et la période au cours de laquelle ce public sera amené à se former (toute la vie professionnelle) que sur la nature même de la formation qui peut être entendue de manière plus vaste. Plusieurs éléments témoignent de cette intention des rédacteurs de l’accord. D’une part, il s’agit de l’attention portée à diverses catégories spécifiques de salariés (demandeurs d’emploi, jeunes, femmes, sans qualification…) afin de viser un maximum de personnes au 26. En effet, le premier volet de la loi du 4 mai 2004 relatif au dialogue social instaure le principe de l’accord majoritaire, modifiant ainsi les règles de la négociation collective.
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cours de leur vie professionnelle. L’objectif est que « chaque salarié soit en mesure, tout au long de sa vie professionnelle, de développer, de compléter ou de renouveler sa qualification, ses connaissances, ses compétences et ses aptitudes professionnelles » (article 5). D’autre part, les partenaires sociaux focalisent moins leur attention sur le caractère professionnel de la formation que sur l’objectif d’« individualiser les parcours de formation et le développement de la formation en situation professionnelle » (article 22). Pour cette raison, ils demandent aux pouvoirs publics de faire évoluer la notion d’action de formation en élargissant sa définition légale et de considérer comme imputables sur les fonds collectés les modalités d’action du tutorat et de la formation en situation professionnelle, l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication… Le législateur ne s’est pas encore engagé sur cette voie malgré les nombreux rapports et réflexions sur ce sujet [CCPRAFPC (Comité de coordination des programmes régionaux d’apprentissage et de formation professionnelle continue, 2004]. Mais la « formation tout au long de la vie professionnelle » des partenaires sociaux ne fut pas retenue par le législateur de 2004 qui lui préféra la « formation professionnelle tout au long de la vie ». La loi du 4 mai 2004 insère la « formation professionnelle tout au long de la vie » à de multiples endroits du livre IX du code du travail, intégrant cette notion dans l’ordre juridique français27. Les travaux préparatoires de la loi ainsi que les débats parlementaires ne sont pas d’un grand secours pour déterminer le contenu juridique de la notion de formation professionnelle 27. Le titre même du livre IX « De la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente » devient « De la formation professionnelle continue dans le cadre de la formation professionnelle tout au long de la vie ». C’est ensuite l’article L. 900-1 qui est modifié dans le même sens. La « formation professionnelle tout au long de la vie » remplace la « formation professionnelle permanente » comme obligation nationale. Quant à l’ancienne rédaction de l’alinéa deux du même article (« la formation professionnelle continue fait partie de l’éducation permanente »), elle disparaît simplement du code du travail.
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tout au long de la vie, bien que leur utilité soit en théorie d’éclairer les dispositions législatives obscures. Comme ce fut le cas en 1971 quand fut introduite l’expression « éducation permanente » dans le code du travail, la notion même de formation professionnelle tout au long de la vie, consacrée par la loi du 4 mai 2004, n’a pas fait l’objet de beaucoup de discussions, les parlementaires se concentrant surtout sur les mécanismes nouvellement créés (droit individuel à la formation, professionnalisation…). On relève toutefois la volonté du député Christian Paul de modifier la notion par un déplacement de l’adjectif « professionnelle ». À ses yeux, il conviendrait de parler de formation tout au long de la vie professionnelle car « c’est de la vie professionnelle qu’il s’agit et non de la formation initiale ou de l’accès au savoir pouvant intervenir au-delà de la vie professionnelle […]. Ensuite nous ne précisons pas formation professionnelle parce que la formation ne se limite pas à celleci ». Cet amendement reprenait la formulation retenue par les partenaires sociaux dans l’accord sans que ce point soit même mentionné. En outre, un autre amendement du même parlementaire proposait de ne pas faire disparaître la notion d’éducation permanente du code du travail en intitulant le livre IX : « De la formation tout au long de la vie dans le cadre de l’éducation permanente et de la formation professionnelle continue » ! Pour ce député, la nouvelle rédaction du livre IX enterre une idée forte de la législation française en matière sociale, celle de l’éducation permanente, concept plus global que celui de formation professionnelle continue, qui inspirait les politiques publiques de formation depuis des années 1970 : « Si l’idée de formation tout au long de la vie a un sens répandu au sein de l’Union européenne, celle d’éducation permanente est plus large puisqu’il ne s’agit pas de mobiliser au profit des salariés les moyens de la formation professionnelle au sens classique du terme mais bien d’autres, notamment ceux de l’Éducation nationale. » La majorité parlementaire et le gouvernement ont rejeté ces amendements au motif, d’une part, que « l’objet du texte se limite à la formation professionnelle » et, d’autre part, que « la formulation de la formation tout au long de la vie est celle
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utilisée par les textes européens et doit être à ce titre maintenue » ! Par ailleurs, il ne s’agit pas aux yeux du ministère de choisir entre la formation tout au long de la vie et l’éducation permanente, la première de ces notions venant se substituer à la seconde, « pratiquement plus utilisée en France depuis les années 1990 » [Fillon, 2005]. On constate donc, au travers de ces quelques échanges parlementaires, que les débats ne font apparaître aucune définition précise de la formation professionnelle tout au long de la vie ni même aucune volonté de définir cette notion, la formulation étant retenue dans la loi du seul fait de sa consécration par une résolution du Conseil européen ! De la branche professionnelle à la région Du point de vue des acteurs, les partenaires sociaux sont confirmés dans la place centrale qu’ils occupent au cœur du dispositif. Ils possèdent toujours leur pouvoir normatif à travers les accords nationaux interprofessionnels (comme celui du 20 septembre 2003) mais surtout avec le renforcement de la négociation collective de branche sur les objectifs et les moyens de la formation professionnelle. De quinquennale, celle-ci devient triennale. Par ailleurs, le champ de la négociation s’élargit. Celle-ci portera aussi sur la définition des objectifs et des priorités de formation que prennent en compte les entreprises dans le cadre du plan de formation ou du droit individuel à la formation (article L. 934-2). Enfin, l’accord prévoit le renforcement des compétences de très nombreuses institutions paritaires présentes dans le système de formation professionnelle français (CPNE, COPIRE et CPNFP) [Luttringer, 2005]. D’autre part, l’importance des questions de financement demeure un des traits déterminants du dispositif de formation continue. Ainsi les partenaires sociaux demandent-ils aux pouvoirs publics d’élargir le champ des actions de formation imputables sur les fonds collectés dans les entreprises. Par ailleurs, c’est tout un chapitre de l’accord, retranscrit par le législateur dans la loi de 2004, qui se concentre sur les dispositions financières.
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Mais, au-delà de ces principes devenus traditionnels du droit de la formation, les partenaires sociaux doivent composer avec une nouvelle institution et surtout un nouvel échelon territorial : la région. Le droit de la formation professionnelle a également subi en France les effets des diverses lois de décentralisation votées avec une certaine régularité décennale28. Aujourd’hui, la compétence des régions dans ce domaine est donc réputée de droit commun : c’est à elles qu’il revient d’élaborer en toute autonomie leur politique de formation continue et d’apprentissage, de définir leurs propres priorités, d’arrêter le choix de leurs actions, dans le respect toutefois du cadre législatif et réglementaire élaboré au niveau national. En outre, la compétence résiduelle qui restait à l’État après 1983 a disparu avec la loi relative aux libertés et responsabilités locales du 13 août 2004. On assiste donc à un mouvement émanant de l’État et des régions visant à régionaliser, d’une part, les modes d’élaboration des dispositifs de formation, d’autre part, les champs d’application de ces dispositifs. Dès lors, est-on en mesure de dire qu’il existe encore un droit national et professionnel de la formation ou ne devrait-on pas parler de « droits régionaux de la formation professionnelle », soulignant ainsi l’existence de corpus juridiques différents mais également des droits subjectifs différents pour les individus selon le lieu où ils résident ou travaillent sur le territoire national29 ? C’est à ce contexte nouveau que les partenaires sociaux essaient de s’adapter en prévoyant notamment dans l’accord du 20 septembre 2003 le « développement de partenariats régionaux et de contrats d’objectifs » (article 20) visant à coordonner les voies de formation initiale, d’apprentissage, de professionnalisation et de formation continue… c’est-à-dire les composantes d’une véritable formation tout au long de la vie. L’enjeu 28. Loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État ; loi quinquennale sur le travail, l’emploi et la formation professionnelle du 20 décembre 1993, et loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité. 29. Il suffit de se rendre sur les sites Internet des diverses régions pour accéder aux documents relatifs à la formation professionnelle et constater que chacune propose des dispositifs particuliers.
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est de taille pour des organisations dont la structure est fondée sur la notion de branche professionnelle nationale et non sur des unions régionales en capacité de négocier. L’individualisation de l’accès à la formation Mais si la place des partenaires sociaux et l’importance des questions de financement restent essentielles dans l’ancien dispositif comme dans le nouveau, celui créé en 2003 et 2004 modifie considérablement les perspectives sur le rôle du salarié, sa place et l’investissement auquel il lui faudra consentir pour suivre une formation professionnelle [Maggi-Germain, 2005]. « Les parties signataires du présent accord se donnent pour objectif de permettre à chaque salarié d’être acteur de son évolution professionnelle […] et d’être en mesure d’élaborer et de mettre en œuvre un projet professionnel qui tienne compte non seulement des besoins en qualification de son entreprise ou, plus généralement, de ceux du monde économique, mais aussi de sa propre ambition de développer ses connaissances, ses compétences et ses aptitudes professionnelles » (préambule de l’accord). Qu’il s’agisse de l’accord ou de la loi, l’avènement juridique de la formation professionnelle tout au long de la vie consacre une transformation du rôle du salarié, aujourd’hui appréhendé comme un individu informé et responsable de ses choix, à qui il revient d’investir dans sa formation alors qu’il s’agissait jusque-là d’un rôle réservé à la seule entreprise. L’un des traits déterminants du droit du travail, dans lequel s’intègre le droit de la formation professionnelle continue, est pourtant de considérer que le contrat de travail met en relation deux parties inégales : l’employeur qui a besoin de maind’œuvre pour l’activité de son entreprise et le salarié qui a un besoin vital de travailler. Nombreuses dispositions du code du travail visent donc à corriger le droit commun des contrats pour rectifier cette inégalité : droit des licenciements, principe de faveur selon lequel on considère que le doute profite au salarié, droit au mensonge légitime qui permet à une femme enceinte de cacher son état de grossesse au cours d’un entretien
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d’embauche… Or il nous semble que les mécanismes mis en place par la loi de 2004 reviennent sur cette conception pour promouvoir le modèle juridique d’un salarié cocontractant de même niveau que l’employeur. Trois éléments nous semblent attester de ce fait. Du cadre collectif à l’accord individuel. – L’accord de 2003 et la loi de 2004 ne comportent aucune disposition touchant au CIF, dont le principe est toujours d’organiser, à l’initiative du salarié, une suspension rémunérée du contrat de travail pour partir en formation. En revanche, ces textes se concentrent sur les dispositifs nécessitant l’initiative de l’employeur (plan de formation) ou son accord indispensable (le nouveau droit individuel à l’information)30. Or, qu’il s’agisse du plan de formation ou du nouveau DIF, les dispositions du livre IX (articles L. 932-1 et suivants, et L. 933-1 et suivants du code du travail) prévoient dorénavant des situations d’engagement contractuel individuel écrit entre l’employeur et le salarié sur les modalités d’exécution de la formation. Dans le cadre du plan de formation, trois types d’actions sont dorénavant distinguées : les actions de formation d’adaptation au poste de travail, les actions de formation liées à l’évolution des emplois ou participant au maintien dans l’emploi et les actions de développement de compétences. Concernant les deux derniers membres de cette typologie, il est maintenant prévu qu’une partie de la formation pourra conduire le salarié à dépasser la durée légale ou conventionnelle du travail, ou se dérouler hors du temps de travail effectif. Dans les deux cas de figure, de telles situations dont l’initiative revient à l’employeur nécessitent l’accord écrit du salarié individuellement. Il y a donc bien un engagement contractuel. Cette contractualisation est toutefois encadrée. D’une part, le refus du salarié de participer à des actions de formation réalisées dans ces conditions ne constitue ni une faute ni un motif 30. Rappelons que, dans le cadre du CIF, s’il est nécessaire de solliciter de son employeur une autorisation d’absence, celui-ci ne peut la refuser, il ne lui est possible que de la reporter dans des limites fixées par la loi.
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de licenciement. Mais, au-delà des textes, il sera très difficile de vérifier si l’accord donné par le salarié ne l’a pas été sous une contrainte de fait (menaces de licenciement économique ultérieur, de placard…). D’autre part, si l’engagement du salarié est défini (consacrer un certain nombre d’heures hors temps de travail à la formation, suivre cette dernière avec assiduité et satisfaire aux évaluations prévues), la nature des engagements souscrits par l’entreprise est beaucoup moins contraignante31. Une faible contrainte caractérise les engagements de l’employeur : 1) une priorité d’accès aux postes limitée à un an ; 2) des fonctions devant être disponibles ; 3) des fonctions devant correspondre aux connaissances acquises. Or, sur ces deux derniers éléments, il est nécessaire de rappeler que l’employeur est seul juge des capacités d’un salarié à satisfaire les exigences de l’emploi [Yung-Hing, 1986]. Dès lors, il est à craindre que la « prise en compte des efforts accomplis » spécifiée par l’article L. 932-1.IV soit le seul enjeu des engagements de l’employeur pour se manifester sous la forme d’une prime ponctuelle, comme le prévoient déjà plusieurs conventions collectives [Caillaud, 2004]. Le nouveau DIF présente de semblables caractères. Il se manifeste sous la forme d’un droit individuel à la formation d’une durée de vingt heures par an cumulables sur six ans. La mise en œuvre de ce droit relève de l’initiative du salarié en accord avec son employeur. Comme dans le cadre des nouvelles dispositions du plan de formation, un accord écrit est alors signé entre eux et porte notamment sur le choix de l’action envisagée, auquel l’employeur peut s’opposer. À ce titre, on doit d’ailleurs s’interroger sur l’usage des mots « droit individuel », alors qu’il ne s’en agit manifestement pas d’un puisque sa mise en œuvre est contractuelle. 31. L’article L.932-1.IV prévoit que de tels engagements « portent sur les conditions dans lesquelles le salarié accède en priorité, dans un délai d’un an à l’issue de la formation, aux fonctions disponibles correspondant aux connaissances ainsi acquises et sur l’attribution de la classification correspondant à l’emploi occupé. Ces engagements portent également sur les modalités de prise en compte des efforts accomplis ».
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Qu’il s’agisse du plan de formation ou du nouveau DIF, on constate que les modalités de départ en formation d’un salarié sont amenées à faire de plus en plus l’objet de contrats écrits individuels alors que, jusque-là, il s’agissait de l’apanage des conventions collectives de branche, parfois des accords d’entreprise. D’une certaine façon, le cadre collectif, caractère de la « formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente », fait place, en matière d’accès à la formation, à des accords individuels entre le salarié et son employeur, caractère de la nouvelle « formation professionnelle continue dans le cadre de la formation professionnelle tout au long de la vie ». Cette mise sur un pied d’égalité des deux parties au contrat suppose que le consentement du salarié soit libre et éclairé. L’accent a donc été mis sur l’information de ce dernier. Un libre consentement du salarié garanti par l’information. – Afin de « permettre à chaque salarié d’être acteur de son évolution personnelle » (préambule), l’accord de 2003 consacre entièrement son premier chapitre à l’« information et l’orientation tout au long de la vie » de ce dernier. Quatre outils sont particulièrement développés. D’abord, l’accent est mis sur l’entretien professionnel et le bilan de compétences dont l’objet est de contribuer à l’élaboration, pour le salarié concerné, d’un projet professionnel pouvant donner lieu, le cas échéant, à la réalisation d’actions de formation. Ensuite, les partenaires sociaux consacrent le passeport formation, dont l’objet est de permettre au salarié d’être en mesure d’identifier et de certifier ses compétences et ses aptitudes professionnelles acquises par la formation initiale ou continue ou par son expérience. Par ailleurs, les signataires de l’accord s’engagent à développer l’information des salariés et des entreprises sur le dispositif de validation des acquis de l’expérience et en favoriser l’accès de tous salariés qui le souhaitent dans le cadre d’une démarche individuelle. Enfin, chaque branche professionnelle doit définir par accord les missions et les conditions de mise en place d’un Observatoire prospectif des métiers et des qualifications afin d’accompagner les entreprises dans la définition de leur politique de formation et les salariés dans l’élaboration de leurs projets professionnels.
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Manifestement, la volonté des partenaires sociaux est de renforcer les outils d’information du salarié afin que celui-ci puisse être théoriquement en mesure d’avoir tous les éléments avant de s’engager individuellement dans une formation. Où sont passées les garanties collectives dans ces mécanismes ? Elles ne semblent plus être la priorité des négociateurs. Les syndicats dont l’objet est de défendre les intérêts professionnels et collectifs des salariés ne sont visés par l’accord et par la loi que comme négociateurs et gestionnaires du système. Certes, le préambule de l’accord affirme donner un rôle essentiel aux institutions représentatives du personnel dans l’entreprise mais ce rôle ne concerne que l’information des salariés. Qui plus est, c’est surtout l’information du comité d’entreprise qui est renforcée, notamment par l’obligation de le consulter sur la mise en œuvre du DIF. Mais il ne s’agit que d’une consultation de cette institution dont l’avis ne lie pas l’employeur. Les représentants du personnel n’ont aucune possibilité de s’opposer à une politique de formation de l’entreprise qu’ils jugeraient préjudiciable. Leur seul rôle est d’éclairer le salarié sur le choix individuel qu’il fera. N’assiste-t-on pas, dans ce contexte, à la promotion de principes qui régissent le droit de la consommation plus qu’à ceux du droit du travail ? Une transposition du droit de la consommation. – Accords écrits individuels du salarié pour de nombreux modes d’accès à la formation, information individuelle du salarié par la création d’outils spécifiques et par les institutions représentatives du personnel… Ne s’agit-il pas du modèle consumériste où le citoyen s’engage individuellement dans l’achat de biens ou de services, une fois qu’il a été informé des risques encourus, notamment par les associations de consommateurs ? Cette transposition pourrait paraître abusive si l’accord de 2003 et la loi de 2004 n’avaient pas introduit dans le droit de la formation professionnelle un mécanisme propre à celui du droit de la consommation : la possibilité de se rétracter de son engagement dans un délai maximum après avoir donné son consentement. Ce que les lois Scrivener et Neiertz ont créé pour la vente par démarchage, pour le crédit… apparaît aujourd’hui dans les
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dispositions du code du travail relatives au plan de formation. Ainsi l’article L.932-1.III prévoit-il que « les actions de formation ayant pour objet le développement de compétences salariées peuvent se dérouler hors temps de travail, en application d’un accord écrit entre le salarié et son employeur, qui peut être dénoncé dans les huit jours de sa conclusion » ! Ce mécanisme a-t-il toute sa place en droit du travail ? On ne peut s’empêcher de penser que les conditions particulières de la relation de travail risquent de rendre inopérante cette garantie pour le salarié. Certes, la loi prévoit que cette dénonciation ne constitue ni une faute ni un motif de licenciement. Mais ne risque-t-on pas de voir des employeurs remettre en cause leur confiance envers les salariés qui seront considérés comme versatiles car revenant sur leur décision ? Ce qui fonctionne dans les relations juridiques ponctuelles entre un citoyen et un organisme de crédit ou de vente peut-il se transposer dans une relation juridique dont la pérennité est un des traits déterminants (le contrat à durée indéterminée reste toujours le modèle de relation contractuelle de travail) ? En distinguant les salariés des demandeurs d’emploi, la loi du 16 juillet 1971 a fait de l’existence d’un contrat de travail un des pivots du droit de la formation professionnelle contribuant à l’enracinement de celui-ci dans le droit du travail. Le modèle de 1971 – plan de formation sur le temps de travail et CIF suspendant le contrat de travail – semble voler en éclats, concernant le plan de formation (co-investissement, capital temps formation). Depuis quelques années, il est ainsi de plus en plus demandé au salarié d’investir dans sa propre formation professionnelle. Dans la loi Fillon de 2002, ce sont les salariés en contrat à durée déterminée qui peuvent être amenés à financer de la formation professionnelle en reversant une partie de leur prime de fin de contrat à un OPCA, bien que cette prime soit communément dénommée prime de précarité, puisqu’elle sanctionne une non-proposition d’un CDI à l’issue d’un CDD. Pour la première fois, un texte juridique contraint des salariés à investir un élément de salaire dans la formation professionnelle.
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Avec l’accord de 2003 et la loi de 2004, c’est du temps personnel qu’il est demandé au salarié d’investir dans la formation sur le modèle du co-investissement créé en 1991 et 2000 : cent vingt heures sur six ans dans le cadre du droit individuel à la formation, cinquante heures par an pour les formations liées à l’évolution de l’emploi du plan de formation, quatre-vingts heures par an pour les formations de développement de compétences de ce même plan. Comme nous venons de le voir, le salarié doit absolument consentir à investir de son temps personnel dans une formation. Mais comment susciter ce consentement ? Qu’il s’agisse du plan ou du DIF, l’accord de 2003 et la loi de 2004 prévoient (ce que ne faisaient pas les textes de 1991 et 2000) que le temps passé en formation hors temps de travail fasse l’objet d’une rétribution financière. Cette allocation de formation versée par l’entreprise est un montant égal à 50 % de la rémunération nette de référence du salarié concerné. À première vue, le nouveau droit de la formation professionnelle continue semblerait marqué par un investissement conjoint du salarié et de l’entreprise dans ce nouveau dispositif. Mais, pour cette dernière, les propos doivent être sérieusement nuancés. D’abord, parce que cette allocation ne revêt pas le caractère d’une rémunération au sens du code de la Sécurité sociale, et n’est donc pas soumise au versement de certaines charges sociales. D’autre part, le montant de cette allocation versée au salarié est imputable sur la participation obligatoire de l’entreprise au développement de la formation professionnelle continue. En réalité, on constate que l’investissement de l’entreprise présente des caractères juridiques qui peuvent la traduire en une opération financière « blanche » pour elle. En revanche, c’est au salarié qu’il peut être dorénavant demandé d’investir du temps dans la formation professionnelle. L’investissement du temps personnel dans ces parcours de formation, caractère de ce nouveau droit de la « formation professionnelle tout au long de la vie », ne se ferat-il pas au détriment de la vie sociale et familiale des individus ? Or ces préoccupations étaient au cœur de la notion d’« éducation permanente », aujourd’hui juridiquement disparue. Certes, ce temps fait l’objet d’une compensation financière
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qui peut avoir pour effet de susciter l’adhésion d’un certain nombre de salariés de bas salaires. Mais n’a-t-on pas constaté que ce sont ces derniers que l’on n’envoie jamais suivre une formation ? Enfin, pourquoi susciter cet investissement individuel ? Comme l’exprime l’article 22 de l’accord du 20 septembre 2003, il s’agit de favoriser l’individualisation des parcours de formation. Ainsi, la notion de parcours, jumelée à celle de sécurité sociale professionnelle, prend-elle de plus en plus d’importance dans les textes et les discours portant sur la formation professionnelle [Le Digou, 2001 ; Cahuc et Kramarz, 2004 ; CERC, 2005 ; Guigou, 2005]. Notion sans réelle définition juridique, le parcours est un concept venant du discours des praticiens et il appartiendra au juriste de lui donner consistance [Maggi-Germain, 2005]. Ces notions de « parcours » ou de « sécurité sociale professionnelle » apparaissent en réalité comme les véritables évolutions d’importance de la formation continue. Le système actuel dépend aujourd’hui du statut juridique de l’individu en formation (salarié, demandeur d’emploi, indépendant…), à chaque statut correspondant un dispositif particulier. Une des évolutions sous-jacentes à l’introduction de ces nouveaux concepts aurait pour conséquence de faire de la formation un droit réellement personnel [Santelman, 2001], et non plus l’accessoire d’un statut, droit qu’il serait possible d’exercer à tout moment de sa vie, quelle que soit sa situation juridique. Non transférable, le nouveau « droit individuel à la formation » est, à cet égard, une occasion manquée !
CONCLUSION Progressivement construite dans les années 1960, consacrée dans les années 1970, la filiation du droit de la formation avec le droit du travail semble être aujourd’hui contestée par plusieurs mouvements [Caillaud, 2003] qui, pour certains, peuvent peutêtre conduire à reconsidérer la place de l’Éducation nationale dans le système juridique de formation professionnelle continue.
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Le premier émane du juge et des partenaires sociaux, et se manifeste par le développement, dans le champ de la formation professionnelle continue, de techniques contractuelles directement inspirées du droit civil (DIF, accords individuels du plan de formation) Dans un second temps, dans le cadre du développement d’une politique d’« éducation et de formation tout au long de la vie », la formation professionnelle continue tend à être réenvisagée sous l’angle d’une obligation nationale, selon la formule retenue par les lois de 1966 et 1971. Dans cette perspective, des réflexions visent à mettre en parallèle la place de la formation aujourd’hui et celle de la sécurité sociale en 1945. Les mécanismes proposés se fondent sur la notion de droit de tirage social : « Droits de tirage car leur réalisation dépend d’une double condition : la constitution d’une provision suffisante et la décision de leur titulaire d’user de cette provision. Droits de tirage sociaux puisqu’ils sont sociaux aussi bien dans leur mode de constitution (abondement différé de la provision) que dans leurs objectifs (utilité sociale) [Supiot, 1997]. Il s’agit d’un droit non opposable directement par le salarié à son employeur [Morin, 2000], comme le serait un droit subjectif, mais un droit destiné « à jouer entre le travailleur et la société sur le mode des autres droits sociaux » [Lyon-Caen, 1992]. Enfin, un dernier mouvement, émanant des pouvoirs publics, se matérialise par l’élaboration en 2000 du code de l’éducation, dont l’objectif est de regrouper l’ensemble des dispositions relatives au système éducatif. Ce code ne se borne donc pas aux seuls enseignements du ministère de l’Éducation nationale mais comprend les formations organisées sous la responsabilité ou le contrôle d’autres ministères. Dans une telle architecture juridique, n’ont vocation à demeurer dans le code du travail que les dispositions qui sont en lien direct avec la relation de travail des personnes en formation, avec les droits collectifs des salariés… les dispositions traitant des questions de formation professionnelle au sens strict relevant quant à elles du code de l’éducation. Tel est le cas de la loi du 16 juillet 1971 relative à l’enseignement technologique, des dispositions issues des lois de décentralisation ou de la loi de modernisation
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sociale du 17 janvier 2002 sur la validation des acquis de l’expérience. Dans une telle perspective, changeant de filiation, une partie du droit de la formation professionnelle continue ne serat-il pas soumis à des techniques juridiques directement inspirées du droit de l’éducation tel qu’il existe actuellement, techniques principalement empruntées au droit public ? Dès lors, l’Éducation nationale n’a-t-elle pas un rôle à jouer si ce dernier mouvement devait s’annoncer déterminant dans l’évolution du droit de la formation professionnelle continue.
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Un passé impensé : l’action de l’Éducation nationale (1920-1970)
Guy Brucy
Les rares travaux concernant le rôle de l’Éducation nationale dans la formation professionnelle des adultes concourent souvent à en donner une image peu valorisante. Si tous s’accordent à dire qu’elle fut pionnière et qu’elle disposait d’« atouts incontestables » [Prost, 1981, p. 607], la vision qui prédomine est essentiellement négative. Conditions d’accès difficiles, abandons nombreux, méthodes inadaptées, incapacité à répondre aux sollicitations des employeurs constituent autant d’éléments à charge versés au dossier. De plus, les évolutions qui ont marqué ce champ d’activités depuis une trentaine d’années n’ont fait que renforcer cette vision et la justifier : les entreprises y détiennent l’essentiel du pouvoir ; l’Éducation nationale n’y occupe qu’une place mineure. Un vocabulaire, des modes de raisonnement, une certaine manière de poser les problèmes ont fini par s’imposer au point d’apparaître comme « objectifs », « naturels » et « nécessaires ». Bref, la vision des vainqueurs semble l’avoir définitivement emporté. Reste que l’historien doit retrouver la trace des vaincus. Et d’abord montrer que ces derniers ont existé et agi. Or, l’action de l’Éducation nationale dans le champ de la formation des
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adultes a d’abord été celle de l’Enseignement technique. Il convient donc de revenir sur la genèse d’une doctrine – le perfectionnement professionnel – et sur ses implications concrètes : des cours dispensés dans les écoles techniques, une validation par l’examen, la certification par un diplôme spécifique – le brevet professionnel – qui se donne comme celui de l’excellence ouvrière. Ce dispositif et les valeurs qu’il portait, propres à l’école républicaine, étaient-ils acceptables par le monde de la production ? La question mérite d’être posée, d’autant plus que l’Enseignement technique représentait un potentiel de formation dont il semblait difficile de se passer. Surtout à une époque où la recherche constante d’une meilleure productivité imposait le développement d’une main-d’œuvre hautement qualifiée. Un compromis entre enseignants et employeurs était-il possible ? Je montrerai qu’il le fut et que l’Enseignement technique s’appuya alors sur son expérience des relations avec les entreprises pour créer des espaces de connivences où allaient pouvoir se déployer de véritables politiques d’établissement. C’est dans ce cadre-là que l’Éducation nationale utilisera le pouvoir que lui conférait le financement des cours, publics et privés, pour introduire de l’ordre dans des pratiques quelque peu confuses, pour contrôler les conditions matérielles et pédagogiques de la formation, et tenter d’imposer son modèle fondé sur une articulation forte entre formation, validation, certification et promotion. C’est précisément sur ce dernier point que le risque de déstabilisation du compromis était le plus grand. Et c’est bien là qu’apparut la contradiction principale avec les employeurs. Car, si ceux-ci pouvaient accepter de coopérer avec l’Éducation nationale pour lui confier la production des qualifications dont ils avaient besoin, pouvaient-ils se laisser déposséder de leur pouvoir de contrôle sur l’utilisation qu’ils en feraient dans l’entreprise ? Si tel avait été le cas, c’est toute la logique du rapport salarial qui en aurait été bouleversée. Nous verrons qu’il n’en fut rien. Jamais les employeurs ne s’engagèrent à reconnaître les acquis de la formation.
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Dans ces conditions, le dispositif initialement promu par la Direction de l’enseignement technique avait-il encore une pertinence opérationnelle ? Subverti de l’extérieur par les pratiques propres aux entreprises et de l’intérieur par les ajustements que lui imposent salariés et enseignants, il se trouvait singulièrement affaibli. Rien, désormais, ne prévaudrait contre la logique de soumission aux exigences de rentabilité des utilisateurs de la main-d’œuvre ainsi formée.
PERFECTIONNER LES SALARIÉS EN COURS DU SOIR Au commencement était le « perfectionnement ». Pendant près d’un demi-siècle, on ne parlait pas de « formation » mais de « perfectionnement » pour évoquer la formation professionnelle continue des adultes1. Cette notion apparaît officiellement dans l’article 37 de la loi Astier qui stipule que « des cours professionnels ou de perfectionnement sont organisés pour les apprentis, les ouvriers et les employés du commerce et de l’industrie ». Elle ressurgit, sept ans plus tard, dans le décret de création du brevet professionnel (BP) le 31 mars 19262, diplôme auquel elle ne cessera plus d’être associée par la suite. Qu’entend-on alors par « perfectionnement » ?
1. C’est le terme utilisé en juillet 1970 dans le titre de l’accord national interprofessionnel portant sur « la formation et le perfectionnement professionnels ». 2. Bulletin administratif, t. CXIX, 1926, p. 70-71. Plusieurs autres décrets viendront modifier, pour le préciser, le texte initial, au point que ce dernier sera rapidement oublié et que celui auquel on va se référer constamment par la suite est le décret du 1er mars 1931. Même un haut fonctionnaire aussi averti qu’Hippolyte Luc, directeur de l’Enseignement technique, signera des documents où il est écrit que « le brevet professionnel a été créé par le décret du 1 er mars 1931 ». Rapport à Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale, précédant les projets d’arrêtés de création des BP d’ajusteur, tourneur, fraiseur, mécanicien, 12 juin 1935.
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Former, certifier, promouvoir Le terme « perfection » est emprunté au latin perfectio qui signifie « complet achèvement ». Perfectionner, c’est rendre meilleur, améliorer, faire acquérir plus de qualités. Le perfectionnement est un processus dynamique de progression qui conduit d’un état d’inachèvement vers un état de complétude dans un domaine particulier. C’est bien ainsi que, des années 1920 aux années 1960, les employeurs et la Direction de l’enseignement technique (DET) conçoivent le perfectionnement professionnel. Les mots utilisés et les définitions des diplômes le montrent. Alors que le CAP « établit l’aptitude à commencer à exercer la profession », le brevet professionnel (BP) « établit la maîtrise absolue de cette profession3 » et est défini comme ce qui sanctionne les « capacités pratiques et théoriques de l’ouvrier ou de l’employé4 ». Les mots clés sont « aptitude » et « capacité ». Le perfectionnement étant le processus par lequel un ouvrier passe de l’état où il est « apte à… » à celui où il est « capable de… » Rappelons qu’avant la Première Guerre mondiale le diplôme destiné à sanctionner la formation initiale des apprentis s’appelait certificat de capacité professionnelle (CCP)5. Très vite, cette appellation fut contestée par les milieux professionnels – essentiellement l’artisanat – qui estimaient qu’un jeune qui vient d’achever sa formation n’est qu’un « demi-ouvrier » qui ne saurait prétendre au salaire de l’« ouvrier complet ». Ce dernier se définissait par ses capacités acquises après de longues années d’expérience. Celle-ci n’était d’ailleurs pas discutée. Assimilée à l’accumulation de situations de travail productif, elle était implicitement mesurée par l’ancienneté dans un métier, dont la durée variait selon les professions et les régions. Elle constituait le critère qui différenciait le « demiouvrier » de l’ouvrier ayant la « pleine possession de son 3. Lettre de L. Chachuat, conseiller de l’Enseignement technique et président du jury du CAP à l’IPET de Lyon, 31 décembre 1948. AN F 771328. 4. Article 1 du décret du 31 mars 1926. 5. Le CCP fut institué par le décret du 24 octobre 1911.
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métier ». Le débat portait plutôt sur la question de savoir si ce critère était suffisant ou non. La DET considérait que l’expérience seule ne pouvait suffire à définir l’ouvrier hautement qualifié et qu’il fallait la compléter et l’enrichir par une « instruction », théorique et pratique, dispensée sous forme de cours dans les écoles techniques, validée par un examen et certifiée par un diplôme : le brevet professionnel (BP). Cette position s’explique par le fait qu’à ce moment-là – nous sommes au début des années 1920 – la DET mène un combat décisif. La loi Astier vient d’être votée. Le CAP est officiellement le diplôme qui sanctionne trois années de cours professionnels pour les apprentis. Il s’agit alors d’imposer le modèle qui prévaut déjà dans les écoles techniques6 et qui vise à articuler en un tout cohérent formations pratique et théorique, validation par l’examen et certification par le diplôme. L’enjeu en est la formation « méthodique et complète » de travailleurs qualifiés, de citoyens éclairés et d’hommes capables d’exploiter toutes les virtualités de leur intelligence [Brucy, 1998]. Autrement dit, la DET considère que l’individu n’est pas réductible à sa seule dimension économique et que toute formation, y compris professionnelle, doit prendre en compte les dimensions citoyennes et culturelles. C’est dans ce cadre-là que s’inscrit la politique du perfectionnement qui prolonge, en la complétant, celle de la formation initiale. Car il s’agit de construire un véritable cursus dans lequel les cours professionnels débouchant sur le CAP et les cours de perfectionnement préparant au BP constituent les deux degrés successifs de la formation professionnelle des ouvriers et des employés. Dans cette perspective, l’ouvrier hautement qualifié est celui qui, en plus de l’expérience professionnelle, a cumulé « au minimum cinq ans d’études théoriques et pratiques7 », puisque la préparation du BP exige que le 6. Écoles nationales professionnelles (ENP) et écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI). 7. H. Luc, directeur de l’Enseignement technique, rapport rédigé en juin 1935 pour la création des BP d’ajusteur, tourneur, fraiseur et mécanicien.
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candidat ait suivi les cours de perfectionnement « pendant deux ans au moins8 ». En posant cette condition, la DET conférait au temps de l’étude une dignité égale au temps de l’expérience. C’était une révolution d’autant plus forte qu’en même temps elle affirmait qu’il appartenait à l’école, et non à l’entreprise, de dispenser et de valider les savoirs constitutifs du perfectionnement. Et elle en revendiquait explicitement la responsabilité dans le cadre de ses propres établissements. Aussi, le décret de 1926 prescrit-il d’organiser les cours de perfectionnement « à l’école publique d’enseignement technique9 ». C’est également dans ces établissements que devaient se dérouler les épreuves d’examens10 sous le contrôle de jurys mixtes composés d’enseignants et de représentants de la profession, comprenant un « nombre égal de patrons et d’ouvriers ou d’employés11 ». Enfin, la DET ne dissociait pas le perfectionnement de la promotion dans la hiérarchie du travail. Le lien entre les deux avait pour elle un sens politique fort. Dans le contexte social agité des années 1920, le perfectionnement participe de la conviction selon laquelle un ouvrier qui voit s’ouvrir des espérances de promotion est moins enclin à se révolter devant les injustices sociales. Autrement dit, la promotion individuelle par le perfectionnement professionnel constitue une des clés de la pacification des rapports sociaux. C’est ce qu’exprime l’ancien sous-secrétaire d’État à l’Enseignement technique, Gaston Vidal, quand il explique qu’« il n’y aura de véritables progrès de la classe ouvrière que par le progrès de l’individu dans sa profession12 ». Antidote à la lutte des classes, le perfectionnement récompensé par la promotion s’inscrit également dans le droit-fil de la morale de l’effort individuel, au cœur des valeurs méritocratiques de l’école de la République. C’est toute la question de la reconnaissance du perfectionnement par les employeurs qui s’en trouvait posée. 8. Article 4 du décret du 31 mars 1926. 9. Ibid. 10. Article 3 du décret du 31 mars 1926. 11. Ibid. 12. G. Vidal, intervention à la Semaine du travail manuel (27-31 octobre 1925).
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Le diplôme de l’excellence ouvrière Au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans un contexte de pénurie et d’important turn-over de la maind’œuvre qualifiée, le perfectionnement puis la promotion de ceux qui étaient jugés comme les meilleurs dans leur métier et comme les plus dignes de confiance dans leur comportement à l’égard de la direction s’inscrivaient dans les politiques de rétention et de fidélisation de la main-d’œuvre pratiquées par les grandes entreprises de la métallurgie, des constructions mécaniques, électriques, automobiles, navales ainsi que par les compagnies de chemins de fer. En confiant aux ouvriers hautement qualifiés les travaux les plus délicats exigeant une très grande maîtrise du métier, en les promouvant à des postes d’encadrement subalterne, ou encore en en faisant des « instructeurs13 » chargés de la formation initiale des apprentis, on leur ouvrait, de fait, de véritables perspectives de carrière. Une politique promotionnelle était ainsi clairement affichée à la Compagnie des chemins de fer du Paris-Orléans qui organisait des cours de perfectionnement d’une durée de trente mois, permettant aux agents d’accéder aux grades de contremaître principal, de chef mécanicien ou de contrôleur de traction. Ces cours comportaient des enseignements généraux, théoriques et pratiques14. Aux usines métallurgiques SaintJacques de Montluçon, on considérait qu’il était impératif de former des « cadres sérieux d’agents connaissant bien leur métier et attachés à l’usine qui les a formés », et, ajoutait-on, « les avantages immédiats ou lointains auxquels ils peuvent prétendre sont, au reste, de nature à les y retenir15 ». 13. C’est sous ce terme qu’étaient généralement désignés les salariés chargés d’assurer les formations pratiques et théoriques des jeunes apprentis dans les grandes entreprises qui avaient mis en place des écoles internes. 14. Le perfectionnement des mécaniciens comprenait : composition française, éléments de mécanique et de physique, électricité, technologie générale et du matériel roulant. Étude de la combustion et des combustibles. Conduite des locomotives. 15. Intervention du directeur des cours de perfectionnement des usines Saint-Jacques de Montluçon, à la Semaine du travail manuel (27-31 octobre 1925).
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Les pratiques en usage dans ces grandes entreprises étaient donc en phase avec la volonté politique de la Direction de l’enseignement technique. Mais elles demeuraient limitées aux secteurs industriels les plus en pointe, confrontés à la concurrence internationale et à d’importantes transformations technologiques et structurelles. Pour la masse des entreprises françaises, le problème ne se posait même pas. C’est dans le contexte politique et économique des lendemains de la Seconde Guerre mondiale que l’idée selon laquelle ceux qui se perfectionnent doivent en obtenir une reconnaissance va se trouver réactivée. Fait significatif, les mots changent : en même temps qu’apparaît la « promotion ouvrière », le lien est officiellement établi avec le perfectionnement par l’arrêté du 15 avril 1948 qui institue des « cours de perfectionnement conduisant à la promotion ouvrière16 ». Fondés exclusivement sur le volontariat – ils ont lieu en dehors des heures de travail et ne sont pas rémunérés –, ces cours ont pour objectif de « donner, quelle que soit la fonction ou la formation antérieures, la possibilité de s’élever dans la hiérarchie professionnelle par l’acquisition des connaissances théoriques et pratiques indispensables ». Le public visé est large : manœuvres et ouvriers spécialisés pour la préparation d’un CAP ; ouvriers qualifiés pour l’accession aux emplois nécessitant un BP ; techniciens et agents de maîtrise ; maîtres-artisans et compagnons des entreprises artisanales. La conséquence de cet élargissement se lit dans l’appellation des cours qui changent de nom à partir d’avril 1950 : on parle désormais de « promotion du travail17 ». En revanche, et contrairement au décret de 1926, le texte de 1948 reste muet sur les lieux d’accomplissement des formations : écoles ou entreprises ? Il ne le précise pas. Mais 16. Article 1 de l’arrêté du 15 avril 1948. Ce texte est signé par le secrétaire d’État à l’Enseignement technique, le radical André Morice, alors membre du gouvernement Robert Schuman (MRP), au pouvoir depuis le 22 novembre 1947. 17. Circulaire du 5 avril 1950.
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dans l’esprit de ses concepteurs, les deux étaient concernés18. Dans ces conditions, le dispositif promu depuis les années 1920 par la DET s’impose rapidement comme la référence en matière de perfectionnement, et son diplôme – le BP – est reconnu comme la certification de l’excellence ouvrière. Son succès est attesté par les demandes de création émanant d’employeurs qui l’estiment indispensable pour distinguer ceux qui doivent posséder un « fonds de connaissances scientifiques, techniques et pratiques dépassant de beaucoup le niveau moyen professionnel19 ». De manière générale, le patronat considère le BP comme un diplôme pivot autour duquel pourraient s’organiser des carrières professionnelles. Et ceci se vérifie aussi bien dans les métiers du tertiaire que dans le bâtiment ou la métallurgie. Ainsi, au milieu des années 1950, la Société de comptabilité de France estime que « le professionnel qualifié qui assure son perfectionnement peut prétendre gravir les échelons hiérarchiques propres au personnel comptable de l’entreprise20 ». Dans le bâtiment, où la logique des métiers imprègne fortement les grilles de classifications ouvrières, la filière CAP-BP pour le recrutement des chefs de chantier est valorisée au détriment des filières scolaires BEI-BT21. Le même raisonnement prévaut 18. S’expliquant quelques années plus tard sur ses intentions, André Morice précisera que « le but poursuivi était de permettre à un certain nombre de travailleurs volontaires de recueillir, soit sur le lieu de travail, soit dans des établissements d’enseignement technique judicieusement choisis, le complément de formation intellectuelle et manuelle leur permettant de s’élever dans la hiérarchie professionnelle », A. MORICE, « La promotion du travail en France », L’Enseignement technique, n˚ 2, avril-mai-juin 1954, p. 11-16. 19. Demande de création d’un BP de gemmologie formulée par le Comité régional d’Île-de-France d’apprentissage dans la bijouterie, joaillerie, diamants et pierres précieuses, 10 décembre 1959. Archives nationales F 770 482. 20. Journée d’études du 24 novembre 1956 consacrée aux « Besoins des professionnels de la comptabilité. Leur formation, leur spécialisation, leur perfectionnement ». Archives nationales, F 770482. 21. Le BEI (brevet d’enseignement industriel) sanctionnait quatre années d’études dans les collèges techniques (de la 4 e à la 1re industrielle) ; le BT (brevet de technicien) nécessitait trois années d’études supplémentaires après le BEI ou deux années après l’obtention du diplôme d’élève breveté des ENP.
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dans la métallurgie où, en octobre 1955, la Commission de la formation professionnelle de l’UIMM propose que la filière CAP-BP conduise l’ouvrier qualifié à des postes d’agent de maîtrise et d’agent technique. Fait significatif de l’importance qu’on lui accorde, le BP sert de référence à la construction des diplômes scolaires de haut niveau, comme le brevet de technicien. Dans la métallurgie, les contenus du BT « métaux en feuilles » seront élaborés en prenant pour référence le BP de chaudronnier et les représentants des employeurs considéraient que le BT n’était pas supérieur au BP « en valeur absolue22 ». Dans l’esprit des professionnels, le BP était donc bien classé à parité avec les diplômes les plus prestigieux de l’Enseignement technique. Avec la loi de juillet 1959 sur la promotion sociale23, le dispositif conçu par la DET reçoit sa consécration et se présente désormais comme une structure hiérarchisée en six niveaux répartis en trois degrés, couvrant l’ensemble des formations, depuis celles s’adressant aux ouvriers spécialisés (niveau I) jusqu’à celles concernant les ingénieurs et les cadres supérieurs (niveau VI) en passant par les ouvriers qualifiés, hautement qualifiés, les agents techniques, techniciens et techniciens supérieurs24. En une trentaine d’années, l’Enseignement technique a donc élaboré une véritable doctrine du perfectionnement professionnel et mis en place les outils de son accomplissement. Il convient, maintenant, d’en examiner le fonctionnement réel.
22. Réunion de la CNPC de la métallurgie du 20 octobre 1955. Archives nationales F17bis 29779. 23. Voir la contribution de Pascal Caillaud, « La construction d’un droit de la formation professionnelle des adultes (1959-2004) », dans le présent ouvrage. 24. Instruction du 22 décembre 1959 sur « Les principes et organisation de la promotion sociale dans le cadre de l’Éducation nationale » adressée par le ministre de l’Éducation nationale, André Boulloche, aux recteurs et aux inspecteurs d’académie, AN 900234, art. 1. On remarque que la structuration des niveaux est l’inverse de celle qui est élaborée, au même moment, par les experts de la Commission de la main-d’œuvre du IV e Plan qui finira par s’imposer à l’ensemble des administrations. L’Éducation nationale n’abandonnera sa propre nomenclature qu’en 1967.
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L’ACTION DE LA DIRECTION DE L’ENSEIGNEMENT TECHNIQUE Au cours des années 1950-1960, l’action de la Direction de l’enseignement technique prit, concrètement, plusieurs formes. Par le biais des financements qu’elle accordait, elle contribua à mettre de l’ordre dans un champs d’activités quelque peu confus. Sollicités par les employeurs qui en reconnaissaient la compétence et l’efficacité, ses établissements mirent en place de véritables politiques volontaristes de développement des cours de perfectionnement et furent conduits à gérer des flux importants qui placèrent le ministère de l’Éducation nationale très largement en tête de tous les autres ministères. La mise en ordre scolaire L’arrêté du 15 avril 1948 fut suivi de l’inscription, au budget de l’Enseignement technique pour 1949, d’une somme de 119 millions de francs25 strictement réservée aux cours de perfectionnement. Dès l’année suivante elle passait à 200 millions de francs, soit une augmentation de 68 %, et allait croître régulièrement pour atteindre 844 375 000 francs26 en 1959 puis 1 296 millions francs en 1960. Comparé à d’autres ministères, celui de l’Éducation nationale était, de loin, le mieux doté. La DET dispose là d’un puissant outil qu’elle utilise pour mettre de l’ordre dans des pratiques souvent confuses, parfois douteuses, et pour imposer ses propres normes de fonctionnement. Son pouvoir est d’autant plus grand que, sur l’ensemble de la période 1949-1965, elle fut le principal contributeur. Un sondage effectué pour l’année 1955 dans les budgets ordinaires de 179 cours, privés et publics, sur l’ensemble des académies, montre que la DET est le financeur majoritaire dans plus de la moitié des cas (96 sur 179). La même enquête, effectuée, cette fois, au niveau des 25. Les subventions sont alors exprimées en « anciens francs ». Le « nouveau franc » a été créé en janvier 1960. À partir de cette date, 1 franc était égal à 100 « anciens francs ». 26. Cette somme ne tient pas compte des 116 955 000 francs attribués par le Premier ministre au titre du dernier trimestre 1959.
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dépenses ordinaires de 147 cours privés, montre que les frais de fonctionnement de près de la moitié d’entre eux (73 sur 147) sont couverts par les subventions de l’Éducation nationale27. La DET avait donc le pouvoir de subordonner l’ouverture des cours et l’allocation des subventions à l’aune du respect d’un minimum de règles financières et pédagogiques dont l’application était contrôlée, sur le terrain, par les inspecteurs de l’Enseignement technique. Ce pouvoir, elle l’exerce dans plusieurs domaines. Elle va mettre fin à la confusion entretenue entre cours professionnels et cours de perfectionnement. Au regard des textes officiels, la différenciation devait s’opérer en fonction de l’âge et du statut des bénéficiaires ; du caractère obligatoire ou non de leur fréquentation ; du diplôme préparé. Dans les pratiques quotidiennes, la distinction n’était pas aussi tranchée et les critères discriminants beaucoup plus flous. Ainsi le CAP pouvait être préparé en cours de perfectionnement par des adultes dépourvus de toute formation initiale. Dans un tel cas, il s’agissait moins de « perfectionnement » au sens strict que de formation initiale, à une époque où le nombre de salariés détenteurs d’un diplôme était extrêmement faible28. En fait, seuls le statut – apprenti ou salarié – et l’âge – inférieur ou supérieur à 18 ans – constituaient des repères fiables. Encore fallait-il qu’ils soient respectés. Une pratique, qui semble avoir perduré jusqu’au milieu des années 1960, consistait à mêler des adultes en formation continue et des jeunes en formation initiale dans des cours dits de « promotion sociale29 » pour en gonfler les effectifs et percevoir les subventions en conséquence. Il est révélateur qu’une circulaire soit encore nécessaire trente-trois ans après la loi Astier, pour rappeler la définition des cours professionnels30. 27. Résultats obtenus à partir du dépouillement systématique des fiches de demandes de subventions adressées par les directeurs des cours à la DET. AN 900 234, art. 1-5. 28. Voir supra, chapitre introductif. 29. En juillet 1965, l’inspecteur principal René Cercelet constate, après une visite au CET des Métiers des vins et spiritueux de Paris, que plus de la moitié des « auditeurs » des cours de promotion sociale était « constituée par des élèves à plein temps du collège », AN 780670, Art. 6. 30. Circulaire n˚ 2029/7 du 26 mars 1952, AN F 17bis 6667.
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La DET va également introduire plus de rigueur dans des modes de gestion souvent opaques, en obligeant les responsables des cours à produire des états précis de l’utilisation des ressources dont ils disposaient. Dans la mesure où les cours pouvaient bénéficier de quatre sources de financement – taxe d’apprentissage, subventions attribuées par l’organisme gestionnaire, allouées par la profession et accordées par l’Éducation nationale –, il était fréquent de jouer sur la nature de ces fonds en omettant de distinguer ceux qui étaient propres à l’établissement de ceux qui étaient affectés spécifiquement aux cours d’adultes. Mais c’est surtout sur les effectifs que les inspecteurs de l’Enseignement technique vont exercer le contrôle le plus vigilant. Leur action donnera lieu à une véritable guérilla administrative qui s’explique par les incidences financières qui découlaient de l’écart entre effectifs affichés et effectifs réels. Il convient en effet de rappeler que, dans les établissements, les personnels de direction et d’administration percevaient des indemnités dont l’importance variait en fonction du nombre d’inscrits31. Les rémunérations des professeurs étaient, quant à elles, calculées selon le niveau des publics – ouvriers, employés, cadres moyens d’une part ; cadres supérieurs d’autre part – et la nature des cours : théoriques ou pratiques. Dans les cours privés, le problème se posait différemment. Si la DET n’avait légalement aucun pouvoir pour réglementer les rémunérations, elle pouvait toutefois examiner les dépenses inscrites à ce titre dans les budgets et moduler son aide en fonction de ces dépenses dans les cas où ces dernières s’écartaient trop des règles en vigueur dans les établissements publics. On comprend donc que le décompte des effectifs ait été une source de conflits incessants et l’objet d’investigations quasi permanentes de la part de l’administration. L’utilisation abusive du terme « auditeurs » permettait de comptabiliser plusieurs fois le même public. Aussi, la DET prescrivit-elle de 31. Au début des années 1950, les directeurs percevaient une indemnité fixe à laquelle s’ajoutait une indemnité dite « proportionnelle ». Les personnels des services de la comptabilité percevaient une indemnité globale égale, au maximum, aux deux tiers de la rémunération du directeur.
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distinguer entre inscrits, auditeurs physiquement présents et auditeurs libres. Or les écarts entre ces différentes catégories étaient parfois très importants, dus aux déperditions enregistrées d’une année sur l’autre et aux variations quotidiennes de grande amplitude liées à l’inégale assiduité des salariés32. Souvent, les inspecteurs suggèrent des regroupements ou, dans les cas extrêmes, font suspendre ou fermer les cours. Surtout, le taux de réussite aux examens constitue la sanction suprême. En faisant de ce critère la mesure de l’efficacité réelle des formations, l’administration centrale conditionne leur survie au respect des valeurs et des normes qui sont celles de l’Éducation nationale. Au cours de cette période, l’action de la Direction de l’enseignement technique ne se limite pas à l’imposition de normes ; elle met également à la disposition de la formation continue des salariés le réseau de ses établissements, de leurs équipements et de leurs enseignants. Enseignants et employeurs : des espaces de connivences Dès la promulgation de l’arrêté du 15 avril 1948, la DET avait autorisé l’ouverture des cours de perfectionnement dans l’ensemble des écoles qu’elle contrôlait. Ce n’était pas rien quand on connaît le maillage du territoire par ce dispositif dont la configuration résultait d’une politique de développement poursuivie avec ténacité depuis le début des années 1920. Au milieu des années 1950, le réseau public d’écoles techniques et professionnelles comprend sept écoles nationales d’arts et métiers (ENAM), 28 écoles nationales professionnelles (ENP) et établissements assimilés, 203 collèges techniques auxquels s’ajoutent 21 écoles de métiers et, surtout, 904 centres d’apprentissage33. Au total, la DET mettait 32. Après une visite au CET de Saint-Ouen, l’inspecteur note que, ce jourlà, sur les 16 salariés inscrits au CAP de chaudronnier, un seul était présent. Dans le cours de préparation au CAP de dessinateur industriel, il dénombre 331 inscrits mais seulement 55 auditeurs présents et 8 auditeurs libres. Rapport du 5 janvier 1964. AN 780670, art. 6. 33. Chiffres donnés, pour 1954-1955, par L’Enseignement technique et la formation professionnelle, ouvrage édité par le ministère de l’Éducation nationale [BODÉ, 2002].
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donc au service de la promotion ouvrière un potentiel de 1 163 établissements auxquels il convient d’ajouter 151 sections technologiques qui, si elles ne sont pas des écoles à proprement parler, n’en constituent pas moins des lieux capables de recevoir des adultes en cours du soir. Dans la réalité, l’effort principal semble avoir été fourni par les collèges techniques et les ENP. Ainsi, sur la période 19561960, plus de la moitié d’entre eux s’impliquèrent directement dans les cours de perfectionnement puis de « promotion sociale » contre moins d’un centre d’apprentissage sur quatre (195 sur 904). Géographiquement, les académies de Paris, Lille et Strasbourg forment le trio de tête avec, respectivement, 92, 55 et 27 établissements accueillant des formations. Sept académies – Grenoble, Caen, Aix-Marseille, Poitiers, ClermontFerrand et Bordeaux – constituent un groupe central avec un nombre d’établissements compris entre 17 et 11. Enfin, les académies de Montpellier, Besançon, Dijon, Toulouse et Nancy ferment la marche avec un maximum de 9 écoles pour les deux premières et seulement trois pour Nancy. Mais l’Enseignement technique, c’est aussi un réseau d’inspecteurs, de directeurs et de professeurs qui ont su tisser, localement et nationalement, des relations étroites avec les milieux professionnels. Jurys d’examens, comités départementaux, commissions nationales consultatives constituent autant d’« espaces de connivences » [Lemercier, 2005] au sein desquels ont pu se construire des rapports de confiance et, parfois même, se nouer des liens d’amitié qui, le moment venu, vont faire que les employeurs se tournent spontanément vers les écoles techniques quand ils éprouvent le besoin d’obtenir une main-d’œuvre qualifiée. Les industriels mobilisent alors les acteurs économiques et politiques régionaux pour monter des dispositifs de formation, et trouvent du côté de l’Éducation nationale des interlocuteurs attentifs qui ont la volonté manifeste de répondre favorablement et rapidement à leurs sollicitations. L’exemple de la Seine-et-Marne est emblématique de ce type de démarche. Regroupés en une Union des industriels, les employeurs de ce département manifestent dès le début des années 1960 la volonté de créer des cours de promotion sociale
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« partout où les besoins se font sentir », et ce à tous les niveaux, notamment en direction des ouvriers spécialisés34. Leur confiance à l’égard de l’Enseignement technique est exprimée par leur vice-président qui tient à « réaffirmer combien il était souhaitable de se servir des établissements existants pour aider à l’extension et au développement de la promotion sociale35 ». C’est par la section locale de l’AFDET36 que se nouent les premiers contacts entre le président de la Commission de la formation professionnelle de l’UIMM, le président de l’Union des industriels et l’inspecteur principal de l’ET. Deux mois plus tard, les mêmes personnes se retrouvent avec le préfet, le maire de Melun, le président du Conseil général, l’inspecteur d’académie, l’inspecteur de l’Enseignement technique et les membres du bureau de l’Union des industriels pour jeter les bases d’une véritable « planification » des actions de formation dont les écoles techniques publiques vont être le support. Les industriels s’engagent à aider au développement des cours existants, à ouvrir des cours nouveaux « en pleine entente avec l’autorité académique ». Professeurs du technique et ingénieurs des entreprises collaborent pour assurer les enseignements. L’Union des industriels, l’État et les professionnels participent chacun pour un tiers au financement. Au nom du ministère de l’Éducation nationale, l’inspecteur Cercelet s’engage, de son côté, à soutenir « au maximum » ce qu’il qualifie d’« essai cohérent de développement de la promotion sociale ». La conclusion du rapport qu’il adresse au ministère est significative de la nature des relations nouées entre les différents partenaires : « Je veux souligner combien les relations entre les milieux industriels et l’administration académique sont confiants, le souci, aussi, des industriels de voir se développer 34. Rapport de R. Cercelet au directeur des études et de la formation professionnelle du MEN, 12 juillet 1962, AN 780 670, Art. 8. 35. Ibid. 36. Association française pour le développement de l’enseignement technique. Fondée en 1902 et reconnue d’utilité publique en 1936, l’AFDET rassemble des personnalités politiques, des chefs d’entreprise, des hauts fonctionnaires, des inspecteurs, des chefs d’établissement et des enseignants. Elle constitue un puissant groupe de pression en faveur de l’enseignement technique.
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les établissements d’Enseignement technique, l’appui total de Monsieur le Préfet, l’excellente impression que je retire d’une telle confrontation37. » Même sollicitation des entreprises et même rapidité de réaction de l’Enseignement technique quand cinq organisations d’employeurs38 demandent l’ouverture de cours au CET de Coulommiers en juillet 1963. L’inspecteur principal observe avec une évidente satisfaction que les organismes professionnels mettent à disposition du matériel et que la conception des cours est « excellente ». Tous ces éléments justifient, à ses yeux, qu’un avis très favorable soit « prononcé dans l’immédiat » et qu’une subvention supérieure à celle demandée soit accordée39. Les exemples de ce type abondent40. Au total, on est frappé par la grande diversité et la grande souplesse des dispositifs mis en place pour essayer de répondre au plus près des demandes des employeurs. Car, si officiellement l’Éducation nationale ne connaissait que deux catégories de cours – ceux, publics, organisés dans les établissements de l’Enseignement technique et les « autres cours » –, dans la réalité la gamme des dispositifs était extrêmement variée. L’organisation la plus simple était celle de l’établissement scolaire complètement autonome, gérant lui-même son budget, organisant ses cours et définissant sa propre pédagogie. À l’opposé, le rôle de l’école pouvait se réduire à n’être qu’un support pédagogique qui prêtait ses enseignants, ses salles et ses équipements 37. Rapport du 12 juillet 1962, op. cit. 38. Chambre syndicale du commerce et de la réparation automobile, Association pour la formation professionnelle du transport, Syndicat national des transporteurs routiers, marchands réparateurs du machinisme agricole de Seineet-Marne, Coopérative agricole du nord-est de la Brie. 39. La subvention sollicitée était de 4 828 francs, l’inspecteur propose 5 000 francs. 40. En octobre 1963, le directeur du LT de Champagne-sur-Seine fait état des « sollicitations pressantes » dont il est l’objet de la part d’un groupement d’employeurs pour ouvrir des cours s’adressant à des manœuvres et à des OS en vue d’une accession ultérieure aux CAP, et à des ouvriers qualifiés déjà titulaires des CAP pour préparer des BP. Rapport d’opportunité, non daté [vraisemblablement fin octobre 1963] et lettre du président L. Lacagne au directeur du LT, 17 octobre 1963. AN 780 670, art. 8.
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à des organisations d’employeurs41 qui géraient le budget et dont la tutelle était parfois jugée « humiliante42 » par les chefs d’établissement. Entre ces deux extrêmes existait tout un éventail de possibilités : cohabitation des deux systèmes précédents, collaboration plus ou moins étroite avec des municipalités, des entreprises singulières, des organisations d’employeurs, des organismes consulaires, des syndicats ouvriers, des associations privées ou d’éducation populaire. Tout au long de cette période, l’Enseignement technique a manifestement tenu une place éminente dans la construction d’un dispositif de formation qui réponde aux attentes des employeurs. Que ce soit par les subventions qu’il attribue aussi bien aux cours privés qu’aux cours publics, par la mise en ordre qu’il opère et par l’implication de ses personnels qu’il encourage, c’est à tous les échelons – administration centrale, corps d’inspection, chefs d’établissement, enseignants – qu’il exerce son action. Des politiques volontaristes d’établissement Les cours de perfectionnement s’inscrivaient parfois dans l’histoire des établissements, témoignant ainsi d’une longue tradition de formation professionnelle pour adultes. L’exemple du lycée technique de Puteaux est, à cet égard, significatif. Déjà en 1930, cet établissement, qui était alors une EPCI communale, accueillait autant d’adultes en cours du soir (280) que d’élèves le jour. Devenu collège technique, il compte, au début des années 1950, 475 élèves en formation initiale, 95 apprentis en cours d’apprentissage et 140 « auditeurs » en cours de perfectionnement dont la majorité (126) est répartie dans les formations d’ouvriers qualifiés et de chefs d’équipe et seulement 14 en formations de techniciens. Dix ans plus tard, l’établissement scolarise 700 élèves, auxquels s’ajoutent 100 élèves du 41. C'est ainsi que procèdent le Comité métallurgique de Champagne, la Société industrielle d'Amiens, celle de Saint-Quentin, la société Sud-Aviation ou encore la Fédération des industries mécaniques et transformatrices des métaux (FIMTM) qui, à Tours, organise au CET public des cours de préparation aux BP de la mécanique, administrés par l'Institut de gestion des entreprises. 42. Résultat de l’enquête menée par J. CARTAILLER, op. cit. AN 780 670, art. 8.
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CET annexé, 150 apprentis des cours professionnels et 680 adultes en cours de promotion sociale43. En 1963, l’adjonction d’un centre associé du CNAM porte les effectifs inscrits en promotion sociale à 1 400 personnes alors que ceux de formation initiale ne totalisent toujours que 700 élèves. Ces chiffres disent, à eux seuls, l’impact de la formation continue dans la vie et le budget de certains établissements. Les effectifs potentiels à former44 peuvent parfois atteindre des dimensions telles que les directeurs se retrouvent à la tête d’une véritable entreprise publique de formation. Dans ces conditions, l’organisation matérielle des cours se heurte au manque de place et suppose la mise en œuvre d’un véritable dispositif s’étendant à plusieurs établissements, publics et privés. C’est ainsi qu’à la fin des années 1960 le directeur du LT de Puteaux dirige un ensemble pédagogique qui mobilise trois établissements de l’Éducation nationale et deux de l’industrie privée45. À partir des années 1960, on assiste à un double mouvement : les effectifs d’adultes s’accroissent au point, dans certains cas, de dépasser ceux des élèves en formation initiale ; les cours mis en place visent des niveaux de plus en plus élevés de la hiérarchie des diplômes46, ce qui entraîne une sorte de 43. 365 dans les formations du 1er et du 2e degré (ouvriers qualifiés, hautement qualifiés, agents techniques, techniciens), soit près de 54 % ; 315 dans les cours de niveau IV bis (cycle préparatoire aux formations de techniciens supérieurs ou de cadres), soit 46 %. 44. Au LT de Champagne-sur-Seine, une première estimation fait apparaître que, en dehors des usines Sovirel et Schneider-Westhinghouse qui regroupent à elles deux plus de 5 000 salariés, neuf autres entreprises intéressées par les cours représentent plus de 4 000 ouvriers. Rapport d’opportunité, octobre 1963. AN 780 670, art. 8. 45. En plus du LT lui-même, il s’agit du lycée Paul-Langevin de Suresnes et du CET de la carrosserie de Puteaux d’une part ; de l’Institut français du pétrole de Rueil-Malmaison et de l’Institut de recherches de la sidérurgie de Saint-Germain-en-Laye d’autre part. 46. C'est ce qu'explique le directeur du LT de Puteaux au sous-directeur des Relations professionnelles du ministère : « Dès maintenant il paraît intéressant d'observer que la création de nouveaux enseignements, à un niveau comparable à celui de certains cours du CNAM, serait conforme à l'évolution de nos cours de promotion sociale qui se développent “vers le haut” », lettre du 27 octobre 1962, dossier Puteaux, AN 780 670, art. 8.
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division du travail entre les lycées techniques qui se consacrent aux formations de niveaux supérieurs et les CET davantage tournés vers les formations d’ouvriers qualifiés, de chefs d’équipe ou d’agents techniques. Ainsi au LT de Puteaux, quand s’ouvrent les cours du CNAM, les formations de niveau I (ouvriers ou employés spécialisés sans qualification) ont complètement disparu ; celles d’ouvriers qualifiés (niveau II) ne représentent plus que 13,5 % des effectifs ; celles d’agents techniques près de 11 % (150 personnes) et celles de techniciens 3,5 % (50 salariés). En revanche, le centre du CNAM représente à lui seul 72 % des effectifs de la promotion sociale avec 1 010 inscrits dont plus de la moitié en cycle préparatoire (niveau IV bis), et plus de 45 % en formation de techniciens supérieurs ou cadres (niveau V). Désormais, la progression sera constante : 1 421 auditeurs en 1964-1965, 1 532 en 19651966 et 1 683 en 1966-1967. Cet exemple n’est pas unique. Au lycée technique Raspail à Paris, les effectifs de l’ensemble des cours de promotion sociale passent de 641 auditeurs en 19621963 à 1 083 en 1965-1966 : les effectifs des CAP croissent de 21 % entre 1963 et 1966, tandis que ceux des sections de techniciens supérieurs triplent au cours de la même période. On observe la même évolution au lycée Diderot où, en novembre 1962, est mis en place un véritable dispositif de sélection pour recruter des salariés en formation « au niveau des programmes » des BTS électronique et électrotechnique. Globalement, l’Enseignement technique gère des flux très importants. Entre 1949 et 1965, les effectifs passent de 12 000 inscrits à plus de 300 000, avec une nette inflexion à partir de 1959. Ces chiffres placent le ministère de l’Éducation nationale très largement en tête de tous les autres ministères dispensateurs de formation. Entre 1963 et 1965, il représente, à lui seul, une part qui oscille entre 71,5 % et 67,57 % de l’ensemble des effectifs des cours de promotion sociale. Il devance le ministère du Travail dont les effectifs varient entre 11,9 % et 11,7 % de l’ensemble, et celui de l’Agriculture (10,4 %- 9 %) ; six autres ministères, dont celui de l’Industrie, se partageant au cours de la même période des effectifs compris entre 6 % et 7 % de l’ensemble.
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Mais la reconnaissance, par les employeurs, des compétences des enseignants et l’existence d’espaces de connivences entre eux n’impliquent pas pour autant des relations quotidiennes pacifiées, exemptes de contradictions et indemnes de tout conflit. Car la réalité vient souvent démentir les déclarations de principes et désavouer les meilleures intentions. Ressurgissent alors des divergences majeures quant à la conception de la formation et à sa reconnaissance sociale.
RÉALITÉS ET LIMITES DE LA FORMATION Au premier rang de ces réalités figurent les conditions concrètes dans lesquelles les salariés suivent les cours. Il est parfois de bon ton d’accuser les enseignants de ne pas y avoir été attentifs, coupés qu’ils étaient de la vie réelle selon leurs détracteurs. Qu’en était-il exactement ? Le coût humain de la formation La loi du 31 juillet 1959 prévoyait des « mesures propres à encourager la promotion sociale47 ». En réalité, seuls les ministères de l’Agriculture, du Travail et des Anciens Combattants promulgueront des décrets et des circulaires précisant que les stages de perfectionnement, de reconversion ou de formation à plein temps seraient rémunérés sur la base du SMIC et d’indemnités complémentaires. Le ministère de l’Éducation nationale limitera sa production à une indemnité compensatrice pour perte de salaire pour les seuls cours de promotion supérieure du travail. 47. « Les conditions de prise en charge et de rémunération par l'État des travailleurs bénéficiant de la promotion professionnelle et de la promotion supérieure du travail, ainsi que le régime des indemnités accordées aux intéressés, notamment en compensation de leurs pertes de salaires pour suivre les stages de formation, les cours de perfectionnement ou les cours à plein temps, seront déterminés par voie réglementaire. Les mêmes textes indiqueront la mesure et les conditions dans lesquelles l'État supportera les charges résultant des précédentes dispositions. Un décret déterminera également les facilités qui seront accordées aux travailleurs pour leur permettre de suivre des cours de perfectionnement ou des stages de formation », section III, article II de la loi.
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En revanche, les autres cours – ceux des 1er et 2e degrés, de l’ouvrier qualifié au technicien – ne feront l’objet d’aucune mesure. Certes, des facilités peuvent leur être accordées, mais l’initiative en est laissée au bon vouloir des seuls employeurs. Au début de la décennie 1960, on estime que 90 % de ceux qui suivent des cours de promotion sociale le font hors de leur temps de travail et ne bénéficient d’aucune facilité. Par conséquent, c’est toujours sur la base du volontariat et à leurs frais que les salariés, dans leur immense majorité, viennent en cours. À ces contraintes viennent s’ajouter celles qui, découlant du fonctionnement ordinaire des établissements, rendaient difficile voire impossible leur utilisation pour la promotion sociale en journée. Les formations se déroulaient donc le soir entre 18 heures et 22 heures, le samedi toute la journée et même le dimanche matin entre 10 heures et 12 heures. À une époque où la durée hebdomadaire du travail ne cesse de s’allonger48, suivre des cours de promotion sociale relève de l’exploit : « Quelle est la situation du jeune ouvrier de la région parisienne qui travaille, en moyenne, quarante-cinq heures par semaine à l’atelier, qui vient trois soirs suivre des cours théoriques, qui vient le samedi pour les cours pratiques ? S’il fait chez lui le travail personnel indispensable, cela veut dire qu’il est pris plus de soixante heures chaque semaine et que toute autre activité culturelle (cinéma, théâtre, lecture, musique) lui est pratiquement interdite ainsi d’ailleurs que toute véritable vie familiale. Je m’incline mentalement bien bas dans les classes que je visite le soir, à 22 heures, devant ceux qui, d’un bout de l’année scolaire à l’autre, viennent chercher chez nous la possibilité de s’élever49. » Enfin, les temps de formation sont très longs. La durée moyenne pour un ouvrier qualifié titulaire du CAP qui veut devenir technicien supérieur est alors estimée à neuf années : deux à trois ans pour obtenir le BP ou un diplôme d’agent technique ; la même durée pour atteindre le diplôme de technicien 48. Elle passe de 44,8 heures en 1953 à 45,3 heures en 1955 puis à 46 heures en 1957. 49. Intervention du directeur du LT du Perreux au séminaire de 1962 sur la promotion sociale, AN 780670, art. 8.
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et au moins trois ans pour accéder au titre de technicien supérieur. Autant dire que ceux qui y réussissent constituent une minorité, douée « d’un tempérament et d’une volonté exceptionnels50 ». Au quotidien, enseignants et chefs d’établissement sont confrontés à ces réalités. Contrairement à une idée reçue trop souvent répétée, ils n’y restent pas insensibles et s’efforcent d’organiser leurs cours et d’ajuster leur pédagogie au mieux des intérêts des salariés. À cet égard, la gestion de l’emploi du temps constitue un point fondamental. Les enseignants doivent offrir aux salariés le maximum de temps d’études sans pour autant perturber la formation initiale des élèves dont ils ont aussi la responsabilité. La fin des sessions annuelles est un autre problème, à la solution duquel les directeurs essayent d’apporter, là encore, beaucoup de souplesse. La grande majorité d’entre eux mirent en place un système de « clôture échelonnée » qui, même dans les cours aux effectifs squelettiques, ne pénalisait pas les candidats à l’examen au nom du principe qu’il fallait à tout prix préserver la « seule possibilité de promotion qu’auront jamais » ces salariés51. Aménager les examens en leur enlevant leur caractère scolaire pour les adapter à des adultes fit également partie des préoccupations des enseignants. Ceux-ci considéraient que l’élévation régulière du niveau des épreuves et la mise en concurrence avec des élèves en formation à plein temps étaient incompatibles avec la réalité des conditions dans lesquelles les salariés suivaient les cours. Dans plusieurs établissements, des réflexions furent engagées pour rendre les examens compatibles avec les obligations des salariés, comme au LT Raspail où les professeurs préconisèrent le découpage des épreuves en plusieurs « certificats » dont l’ensemble formerait le diplôme complet52. C’était, avant 50. R. Cercelet, rapport au ministre. 51. Ibid. 52. Procès-verbal de la réunion du Comité de perfectionnement du 2 juin 1962. Dans une lettre à l'inspecteur R. Cercelet, le directeur du LT de Puteaux, s'interroge : « Pourra-t-on concevoir et réaliser un examen d'un type nouveau, suffisamment dégagé du “bachotage” et compatible avec les obligations professionnelles – et familiales – des candidats ? », 30 octobre 1962.
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l’heure, la formule des unités capitalisables. Enseignants et chefs d’établissement n’ont donc pas été indifférents aux conditions très difficiles dans lesquelles les salariés se formaient et ils ont essayé d’y suppléer. Mais ils n’avaient aucun pouvoir sur ce qui se passait dans les entreprises et qui dépendait de la seule autorité des employeurs. Ces derniers, on l’a vu, sollicitaient les établissements de l’Enseignement technique pour répondre à des besoins de formation qui, selon leurs déclarations, étaient très importants. Au-delà des souhaits ainsi exprimés, il convient de connaître quelles conditions ils créaient, de leur côté, pour alléger les efforts et compenser les sacrifices de toute nature consentis par ceux de leurs salariés qui suivaient les cours. Surtout, il faut s’interroger sur la manière dont ils reconnaissaient les qualifications ainsi acquises dans les cours du soir. Initiative des salariés et déni de reconnaissance des diplômes Sur la base d’une enquête menée par l’inspecteur René Cercelet en mars 196253 auprès des cours subventionnés par l’Éducation nationale, on peut reconstituer un panorama des réalités à l’échelle d’une partie du territoire national dans plus d’une centaine d’entreprises54. Deux constats majeurs s’imposent. En premier lieu, l’aide aux salariés est loin d’être une pratique courante. Ainsi, les formations à temps plein, rémunérées totalement ou partiellement, sont quasiment inexistantes puisqu’elles ne concernent que trois entreprises sur 102. D’autre part, les entreprises où la liberté est donnée aux salariés de suivre des cours pendant certaines heures de travail, ces heures étant rémunérées en totalité ou en partie, sont minoritaires (47 cas sur 102) tandis que dans 28 autres elles ne sont pas rémunérées du tout. Seulement 53. Rapport adressé au ministre de l'Éducation nationale, 6 avril 1962 AN 780670, art. 18. 54. Un tiers d’entre elles étaient situées en province (deux dans le Nord, neuf dans l’Est, douze dans la région alpine, trois dans l’Ouest) et le reste à Paris et dans la région parisienne.
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14 cas ont été repérés dans lesquels des avantages, tels que transports gratuits, achat de livres, prêt gratuit de documents, paiement des frais de scolarité, bourses ou primes pour réussite à l’examen, étaient accordés aux salariés. Les entreprises n’accordant aucun avantage de quelque nature que ce soit représentent un gros tiers des réponses. Second constat, décisif celui-là, le lien entre formation et promotion n’est avéré que dans moins d’un cas sur quatre. On constate également que les entreprises qui rémunèrent les heures de formation et donnent en même temps de la promotion ne représentent que 18 cas sur 102 tandis qu’une récupération financière des heures passées en cours n’est obtenue en fin d’année, et seulement en cas de succès à l’examen, que dans 6 cas. Bref, les formations suivies à l’initiative des seuls salariés ne donnent généralement pas lieu à reconnaissance de la part des employeurs, encore moins les diplômes. Dans la réalité, les situations sont très hétérogènes, y compris à l’intérieur d’une même entreprise. Les avantages sont fréquemment distribués en fonction du niveau des formations suivies par les salariés et, surtout, en fonction de l’intérêt immédiat qu’elles présentent pour l’employeur. Ainsi, la préparation aux BP, notamment ceux de tourneur, fraiseur, mécanicien d’usinage particulièrement recherchés, donne souvent lieu à des primes supplémentaires d’assiduité et de réussite55. Le directeur du CET de Malakoff note que la Compagnie des compteurs de Montrouge « semble avantager ceux de ses employés qui visent des spécialités qui l’intéressent ». À la SNCF, une distinction est clairement établie entre les agents qui suivent des cours « sur l’initiative de la SNCF » et ceux qui suivent des cours « de leur propre initiative56 ». Dans le premier cas, les salariés perçoivent intégralement leur salaire même quand il s’agit de formations à plein temps ; dans le second, l’attribution d’avantages 55. C’est le cas dans les industries mécaniques et navales de la région nantaise ainsi que chez Merlin-Gerin et Neyrpic à Grenoble. 56. Lettre de la direction du personnel de la SNCF, mars 1962, AN 780 670, art. 19.
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particuliers est laissée à l’appréciation du chef de service. Ces observations sont corroborées par celles des enseignants qui remarquent que les employeurs ont souvent un point de vue « trop étroitement utilitaire » qui privilégie la pratique au détriment de l’enseignement général. Le statut des salariés constitue aussi un élément à prendre en compte pour saisir la manière dont sont accordées les facilités. Dans les industries mécaniques et navales de la région nantaise, les salariés payés à l’heure bénéficient d’une demi-heure de formation chaque soir, non rémunérée, et d’une prime trimestrielle révisable en fonction de l’assiduité aux cours et des résultats obtenus, tandis que les mensuels bénéficient, eux, d’une demi-heure toujours rémunérée57. Les politiques de promotion sont également très variables. Il apparaît que la force du lien entre formation et promotion augmente à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie. Les rapports font généralement état de promotions obtenues « dans la mesure du possible » pour les salariés reçus au CAP, alors que les titulaires d’un BP sont beaucoup mieux traités. Par exemple, une entreprise de la région de Nantes leur « donne l’assurance de recevoir la qualification P3 à 24 ans et leur assure également l’entrée sur titre à ses cours de perfectionnement » pour accéder à des postes de techniciens ou de maîtrise58. Mêmes avantages accordés à la position hiérarchique aux Houillères nationales, où la promotion est la règle pour tous les salariés reçus à l’examen d’agent technique. Mais la pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans un contexte d’expansion économique joue en faveur des salariés les mieux formés. Ces derniers n’hésitent pas à quitter un employeur qui refuse de reconnaître les qualifications nouvellement acquises. C’est le constat opéré par le directeur du LT d’Angoulême qui cite l’exemple de trois jeunes soudeurs employés chez un petit fabricant de machines agricoles de Barbezieux, qui ont quitté leur emploi pour s’embaucher à l’usine Westinghouse où leur 57. Rapport du directeur du LTE Livet de Nantes, 6 avril 1962, AN 780 670, art. 19. 58. Ibid.
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salaire mensuel a doublé59. Dans certaines régions, les employeurs l’ont bien compris, qui assurent, « même par anticipation60 », des promotions au sein des entreprises. Mais ces cas demeurent rares. On peut donc se demander pourquoi les salariés persistaient à venir en cours et quels bénéfices ils en espéraient ? Il est évidemment difficile de répondre à une telle question pour la bonne raison que les intéressés n’ont que très rarement eu la parole pour pouvoir s’exprimer. Cependant, on peut en avoir une idée par les enquêtes auxquelles procédaient certains chefs d’établissement et, indirectement, à travers ce qu’affichaient les écoles techniques pour promouvoir leurs cours. Le grand renversement (début des années 1960) Les conditions difficiles et le déni de reconnaissance ne sont pas sans conséquences sur les comportements des salariés. Elles sont de deux sortes : le manque d’assiduité en cours ; le manque d’intérêt pour le diplôme. L’assiduité est un problème qui condense et révèle les contradictions auxquelles sont confrontés employeurs, enseignants et salariés. Les premiers exigent d’avoir un contrôle des salariés par le biais d’un « carnet d’assiduité » dont l’usage était recommandé par l’Association pour la promotion du travail. Pour les enseignants, ce contrôle relève d’un travail statistique qui a une incidence directe sur leurs propres rémunérations. Mais, en le faisant, ils prennent le risque de se heurter à la résistance des salariés. Car ces derniers refusent souvent, au moment de leur inscription, de donner le nom et l’adresse de leur employeur, et s’opposent à l’utilisation du carnet d’assiduité. Leur résistance s’inscrit dans un « désir 59. Rapport du directeur du lycée technique d’Angoulême, 3 avril 1962, AN 780 670, art. 19. 60. Rapport du directeur du CET d’Audincourt sur les industries mécaniques, 20 mars 1962, AN 780 670, art. 19. Au Groupe des Mines d’Oignies, « il n’est plus possible d’avoir une promotion sans être passé obligatoirement par les cours de promotion sociale », selon le rapport du directeur du lycée LouisPasteur d’Hénin-Liétard, 15 mars 1962, AN 780 670, art. 19.
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d’anonymat61 » qui s’explique principalement62 par la volonté de préserver leurs chances futures de promotion en se ménageant la possibilité de changer d’entreprise une fois la formation achevée. Quoi qu’il en soit, les enseignants observent que l’assiduité est à l’image de l’intérêt que les employeurs portent à la formation et proportionnelle aux avantages que les salariés en retirent. Tous s’accordent pour constater que « la meilleure formule qui donne une assiduité à 100 % » est celle qui consiste à offrir des stages à temps complet avec maintien du salaire. Mais le manque de reconnaissance de la part des employeurs a aussi une autre conséquence : la dévalorisation du diplôme. Les enquêtes faites à l’époque dans plusieurs établissements montrent que, dans la majorité des cas, l’obtention d’un diplôme ne constituait pas la priorité des salariés qui venaient en cours. Conscients que leurs chances de réussite étaient oblitérées par les conditions dans lesquelles ils préparaient l’examen et que, de toute façon, ils n’en retireraient pas d’avantages particuliers, ils ajustaient leurs ambitions en conséquence. En 1963, au LT de Puteaux, la préparation d’un diplôme officiel n’est mentionnée que dans 10 % des réponses comme une motivation à venir en cours. Quand elle figure, elle n’apparaît que comme une possibilité à laquelle on ne croit guère : « Le cours d’électronique industrielle a un rapport direct avec mon travail. C’est pour cela que je me suis inscrit. Peut-être pourra-t-on se présenter au brevet de technicien, mais cela me semble presque impossible en raison de la multitude des matières à l’examen », explique un stagiaire. De leur côté, les enseignants constatent que le diplôme pèse de peu de poids dans la plupart des entreprises. Il n’est pas nécessaire de l’obtenir pour changer d’emploi et les exemples 61. J. CARTAILLER, op. cit. 62. D’autres raisons expliqueraient, selon les enseignants, ce « désir d’anonymat » : outre qu’il manifesterait le besoin de se sentir libre de tout contrôle, voire de tout paternalisme de la part de l’employeur, il constituerait une protection car retourner à l’école, c’est prendre le risque de l’échec et on « ne veut pas que l’entourage, les camarades de travail, l’employeur sachent que l’on suit des cours où on risque de ne pas réussir ».
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abondent qui montrent que des salariés viennent en cours « juste le temps qu’il faut » pour se préparer à des essais professionnels qui leur permettront de passer d’OS à P1, puis P2, etc. L’objectif visé est souvent moins la mobilité interne que la mobilité interentreprises, comme le montre l’exemple de ce jeune Algérien, manœuvre au service de nettoiement de la ville du Perreux, qui suit des cours pour pouvoir être embauché comme soudeur chez Citroën « à un salaire double de celui qu’il touchait ». Or, note le directeur du LT, « ceci se réalise sans la sanction d’un examen officiel63 ». Du coup, c’est toute la fonction des cours qui s’en trouve changée : on les fréquente moins pour obtenir un diplôme sans utilité immédiate que pour acquérir des savoirs pratiques directement utilisables à court terme. Ces observations sont confirmées, à l’échelle nationale, par l’inspecteur Cercelet qui, à l’issue de son enquête de mars 1962, estime que les auditeurs qui ne bénéficient d’aucune facilité pour suivre les cours ne sont présents en moyenne sur l’année que 50 % du temps, tandis que le succès aux examens est de 20 % du nombre des inscrits. Il relève également que, parmi les auditeurs à présence régulière, seule une minorité se présente effectivement aux examens. Les catégories « ouvriers hautement qualifiés, agents techniques et techniciens » représentent environ 10 % de l’ensemble des auditeurs et enregistrent des résultats encore plus faibles. En revanche, quand existent des aides, la fréquentation des cours grimpe à 95 % du temps et la réussite aux examens se situe entre 50 % et 60 % des inscrits ; et ces taux se vérifient quels que soient les niveaux. Les enseignants, confrontés à une réalité sur laquelle ils n’ont pas de prise puisqu’elle dépend de l’employeur, adaptent leurs objectifs à ces contraintes. Ils prennent donc le parti de dissocier les cours proprement dits de la préparation aux examens. Et, de fait, celle-ci n’est bientôt plus l’essentiel de leur activité64. La manière même dont sont rédigés les documents 63. Intervention au séminaire de 1962 sur la promotion sociale, AN 780670, art. 8. 64. Le directeur du LT de Puteaux estime que « la préparation des examens ne compte que pour un quart dans les cours [qu’il] organise ».
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publicitaires témoigne de cet ajustement. Souvent, la préparation à « certains examens officiels » ne figure que comme un objectif parmi d’autres et vient en dernière position derrière le perfectionnement, l’adaptation des connaissances à l’évolution des sciences et des techniques, l’approfondissement d’une spécialité. Quand figurent des intitulés de diplômes, ce n’est souvent que pour fixer une référence en termes de niveau65. En juin 1962, le directeur du LT Raspail souligne qu’« une fois de plus » de « très nombreux » salariés fréquentent les cours pour « leur perfectionnement technique » et n’éprouvent pas le besoin de se présenter à un examen. Et il note que « chacun pense qu’il s’agit d’une forme de promotion très intéressante66 ». Il semble bien que, dans la plupart des établissements, on se rende à l’évidence : les cours « rendent service67 » à ceux qui les suivent mais l’obtention du diplôme n’en constitue pas l’objectif principal. Et le directeur du LT du Perreux conclut : « Ceci nous fait dire que nous remplissons notre rôle même si reste blanche la belle page de statistiques que nous réclame l’Administration68. »
CONCLUSION En créant un dispositif de perfectionnement professionnel fondé sur la formation « méthodique et complète » de l’homme, du travailleur et du citoyen, les promoteurs de 65. Par exemple, l’Association philotechnique de Bois-Colombes propose des « cours d’enseignement général du niveau du certificat d’études primaires des adultes » ; des cours d’enseignement commercial « du niveau des CAP » d’aide-comptable, employé de bureau, sténodactylographie, mécanographie ; des cours d’enseignement industriel « du niveau des CAP » d’ajusteur, tourneur, fraiseur ; des cours « du niveau de brevet professionnel » de dessinateur en construction mécanique, électronicien, monteur électricien, monteur-câbleur en électronique. 66. Rapport au Comité de perfectionnement des cours de promotion sociale, 2 juin 1962, AN 780670, art. 8. 67. L’expression est employée par le directeur du LT municipal du vêtement de Paris dans son rapport du 5 mai 1962. AN 780670, art. 8. 68. Séminaire de 1962 sur la promotion sociale, AN 780670, art. 8.
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l’Enseignement technique public visaient à affranchir les salariés d’une trop forte dépendance à l’égard du pouvoir économique. Or, ce qui se passe dans l’entreprise influence directement ce qui se joue à l’école, non seulement pour les salariés mais également pour les enseignants. Demandeurs de formations que la plupart d’entre eux ne pouvait pas ou ne voulait pas assumer, les employeurs sollicitèrent l’Enseignement technique dont ils reconnaissaient les compétences par une longue histoire partagée. Les enseignants répondirent favorablement à leurs demandes et se mobilisèrent au service d’une cause qui leur paraissait digne des valeurs portées par le monde éducatif depuis le début du siècle. Une sorte de pacte implicite était ainsi scellé : les uns contribuaient à la formation de la main-d’œuvre sans remettre en cause la division du travail ; les autres en partageaient les coûts. Mais, dans tous les cas, les employeurs gardaient le contrôle de l’organisation du travail et de l’utilisation des qualifications dans l’entreprise : jamais ils ne s’engagèrent sur une quelconque automaticité de la reconnaissance. Ce faisant, ils contribuèrent à déstructurer ce qu’ils avaient participé à construire. Dans ces conditions, les salariés en formation ajustent leurs ambitions et leurs comportements aux bénéfices qu’ils savent pouvoir en attendre. Quand la reconnaissance de la formation est explicite, prévisible et avantageuse, à savoir obtenir un diplôme pour accéder à un poste plus qualifié et obtenir une rémunération plus intéressante, ils inscrivent leur action dans la logique de l’Éducation nationale : formation, validation, certification. En revanche, quand ces conditions ne sont pas réunies, leur implication est moindre et l’obtention du diplôme ne constitue pas pour eux un objectif prioritaire. De leur côté, les enseignants en viennent à considérer que leur mission consiste moins à délivrer des diplômes qu’à offrir la possibilité aux salariés de s’élever dans la hiérarchie professionnelle ou de faire face aux aléas du marché du travail. Dès lors, leurs pratiques réelles entrent en contradiction avec la doctrine officielle de l’institution éducative et c’est toute la philosophie de la formation telle que l’avait élaborée la DET entre les deux guerres qui
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en est affectée. La rupture entre formation et certification est, de fait, entérinée. Et elle se manifeste au plus mauvais moment pour l’Éducation nationale. D’abord, parce que ces années sont celles où l’Enseignement technique doit faire face à une hausse spectaculaire de ses effectifs en formation initiale et où la gestion des personnels se caractérise par une sous-estimation chronique des besoins qui engendre une pénurie constante d’enseignants. Ensuite, parce que c’est précisément à partir de 1959 que le technique perd son autonomie en étant intégré au système éducatif général. Or, c’est sur sa puissance que reposait l’action de l’Éducation nationale en matière de formation. À ces causes internes s’ajoutent des causes externes. Les années 1960 sont celles de la montée en puissance des promoteurs de la formation en entreprise. C’est tout un monde qui se constitue hors de l’école et, souvent, contre elle. Fortement critiquée, elle se trouve, à la veille de la loi de 1971, dans une position contradictoire : on reconnaît volontiers la puissance de son potentiel de formation mais, en même temps, on lui dénie toute autorité en la matière. Événement symbolique de sa disqualification : les représentants de l’Éducation nationale sont absents des négociations qui s’ouvrent en mai 1969 et qui aboutiront à l’accord du 9 juillet 1970 sur « la formation et le perfectionnement professionnels ». Ils n’y avaient pas été conviés. S’insurgeant contre cette exclusion, les syndicalistes de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) s’interrogèrent sur le sens qu’allait prendre, désormais, la formation des salariés : allait-elle « contribuer à l’émancipation effective des travailleurs ou, au contraire, [à] leur adaptation plus efficiente aux seuls besoins de l’entreprise et de l’économie capitaliste69 ? »…
69. L. Astre, « L’accord du 9 juillet 1970 », L’Enseignement public, novembre 1970, p. 26.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BODÉ G. (2002), L’Enseignement technique de la Révolution à nos jours, tome II : 1926-1958, volume I : Textes officiels, INRPEconomica, Paris. BRUCY G. (1998), Histoire des diplômes de l’enseignement technique et professionnel (1880-1965), Belin, Paris. LEMERCIER C. (2005), « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n˚ 52-2, p. 88-112. PROST A. (1981), L’École et la famille dans une société en mutation, tome IV de l’Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, Nouvelle Librairie de France, Paris.
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De la négociation entre interlocuteurs sociaux au dialogue social entre partenaires
Lucie Tanguy
Parmi les réformes sociales et politiques dont la formation a pu être un instrument, celle concernant les relations de travail est, sans doute, l’une des plus remarquables. On essaiera, ici, de le montrer en esquissant une généalogie des idées et des pratiques qui ont façonné les accords interprofessionnels relatifs à l’accès des salariés à la formation tout au long de la vie professionnelle (2003) ainsi que la loi sur la formation professionnelle tout au long de la vie et le dialogue social (2004)1, au cours des trente dernières années. Sans pouvoir reconstituer tous les maillons de la chaîne des actions qui ont abouti à ces derniers textes, on mentionnera les moments les plus décisifs qui permettent d’observer sur le vif les trois principales catégories d’acteurs qui définissent les relations de travail en France : des hommes politiques, dont Jacques Delors a été la figure de proue, des représentants des organisations professionnelles patronales et des syndicats de salariés. Dans cette longue trame, dont les conjonctures historiques vont être exclues pour des raisons d’économie de texte, on 1. Accords interprofessionnels des 20 septembre et 5 décembre 2003, et loi du 4 mai 2004.
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retiendra les accords interprofessionnels de 1970 et la loi de 1971 qui ont fait de la formation un lieu de constitution du paritarisme et un exemple accompli de ce régime social parce que la gestion de son financement relève d’organismes où employeurs et salariés sont coprésents. Contrairement à l’opinion établie qui présente la loi comme une résultante des accords qui la précèdent, on montrera comment, au lendemain d’un conflit social sans précédent dans la France d’aprèsguerre, J. Delors a pu, avec les représentants du patronat et des salariés qui poursuivaient leurs propres projets, promouvoir la formation comme la « clé de voûte d’une politique contractuelle » parce qu’elle est un « domaine de convergence possible », tandis qu’il n’y a aucun accord possible, en France, entre le patronat et le syndicat « dans le domaine du pouvoir dans l’entreprise et dans la société » [Delors, 1975]. Trente ans plus tard, ce programme se concrétise dans la loi du 4 mai 2004 qui associe l’instauration d’un droit individuel à la formation avec l’institutionnalisation du « dialogue social » laissant voir la continuité des réformes impulsées des décennies plus tôt. Le sens du terme de dialogue social varie avec le statut de ses utilisateurs. Il est aujourd’hui intégré dans le vocabulaire du monde professionnel et politique pour nommer un objectif recherché qui n’est le plus souvent désigné qu’en creux : instituer des relations entre des groupes aux intérêts divergents et éviter des oppositions susceptibles de détourner les « forces vives » d’actions concertées dites être dirigées vers un intérêt commun. Les formes et procédures utilisées à cet effet évitent d’expliciter un contenu par trop ambivalent. Le caractère polymorphe de ce terme et sa plasticité sont des attributs des catégories de pensée qui visent à faire communiquer des acteurs pour coordonner leurs activités. Par maints aspects, le dialogue social peut être considéré comme une catégorie politique liée aux changements de modes de gouvernement des États, mais aussi des organisations professionnelles, pour signifier la substitution du contrat à la loi comme principe de fonctionnement et de légitimité. En définitive, cette notion prend sens dans une configuration de mots qui lui sont constamment associés dans les
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discours et les pratiques : participation, concertation, partenariat, paritarisme, contractualisation. Plutôt que de s’essayer à la définir, tentative dénuée de pertinence, on s’appliquera à suivre les principales étapes de constitution d’un régime de relations de travail fondé sur la recherche d’une autonomisation des organisations professionnelles relativement à d’autres instances (politiques notamment), qui entraîne un glissement de hiérarchie de la loi vers le contrat comme principe de fonctionnement et de légitimité.
UNE CONSTRUCTION MYTHIFIÉE DU DROIT À LA FORMATION L’action menée par le ministère du Travail dans les années 1950-1960 pour associer les syndicats à la modernisation de la France visait déjà, on l’a vu, à les instaurer en interlocuteurs au sein des institutions de concertation créées dans les mêmes années. Le droit, pour les syndicats, à une formation économique et sociale naît dans ce contexte où chacun des protagonistes en présence peut en revendiquer la paternité : les syndicats mais aussi les réformateurs politiques d’après-guerre qui y voyaient un moyen de tempérer la radicalité de l’action collective, de passer d’un régime de confrontation sociale [Reynaud, 1975 ; Sellier, 1984] à un régime de négociations et de lutter contre le communisme en pleine guerre froide. Le domaine d’activités ouvert par les lois sur la formation économique et sociale des syndicats (1957 et 1959), et par un train d’autres réformes favorables au monde du travail accomplies durant les mêmes années résulte donc d’un projet de régime politique. Il jette les prémisses de celui qui s’est progressivement institué sous le nom de dialogue social, non plus entre interlocuteurs sociaux revendiquant leur autonomie, mais entre partenaires sociaux. L’expression « partenaires sociaux », qui serait née, selon B. Palier, dans les années 1950, « appelait les représentants du travail et ceux du capital à réfléchir et décider ensemble au sein des conseils d’administration de la Sécurité sociale, instaurant ainsi une gestion dite paritaire qui s’opposait à la fois à une gestion privée et à une gestion étatique.
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Le choix de ce mode de gestion entendait permettre une meilleure intégration politique et sociale des travailleurs mais aussi, et simultanément, une émancipation des travailleurs en les responsabilisant » [Laroque, 1946]. La promulgation de la loi de 1971 portant la création de la « formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente » s’opère, on l’a montré, sur la base d’un mouvement social pour la formation permanente qui intégrait une grande variété d’acceptions de celle-ci. La loi en question a subsumé, codifié et unifié un ensemble de pratiques éminemment hétérogènes qui lui préexistaient. Au-delà des formes concrètes qu’elle revêt ici ou là, on soulignera ici que la formation a été conçue par ses promoteurs comme un vecteur susceptible de développer un domaine d’actions négociées par les représentants du patronat et des salariés, et, ce faisant, de les aider à agir en partenaires. On s’appliquera, ici, à interroger cette idée programmatique à la lumière d’une analyse des processus d’élaboration des accords interprofessionnels de 1970 et de la loi de 1971, et les rapports qu’entretiennent ces deux moments fondateurs entre eux2. En premier lieu, on soulignera le primat de la loi sur les accords : succédant chronologiquement aux accords interprofessionnels, elle remplit pourtant les vides laissés par ceux-ci. La chronologie des faits repérables entre mai 1968 et juillet 1971 laisse voir que les deux parties intéressées n’avaient qu’une faible capacité à émettre des propositions en matière de formation professionnelle continue mais elles affichent, en revanche, un réel intérêt pour la formation initiale [Jobert et Tallard, 2001]. Curieusement, l’accord qui a pour titre « Accords sur la formation professionnelle et le 2. La reconstitution des événements et des actes qui y président, réalisée au moyen d’archives (Guy Métais) et d’entretiens auprès de responsables importants de ces organisations (G. Métais et R. Vatier (pour les instances étatiques), F. Ceyrac (pour le CNPF), J.-L. Moynod (pour la CGT), fait voir que les opinions établies sur ces questions occultent des faits qui peuvent expliquer la faiblesse du régime paritaire en France, le recours à la formation pour le réactiver, mais aussi l’état des politiques d’entreprise et les positions des syndicats en la matière.
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perfectionnement » (1970) est lui aussi, pour une large part, consacré aux formations initiales : le préambule leur est entièrement consacré ainsi que quatorze articles sur les quarante que comporte l’accord. Seul le chapitre portant sur les modalités d’obtention des autorisations d’absence pour formation totalise un nombre d’articles aussi grand. Le poids accordé aux questions d’enseignement et de formation des jeunes, ainsi que la mobilisation effectuée sur elles sont autant de signes qui manifestent la propension à poser les problèmes de formation au travers du prisme scolaire, à associer l’idée de formation continue à celle de formation initiale, et à penser l’introduction de celleci dans le cadre d’une réforme du système éducatif. Enfin, l’examen des différents textes réglementaires, dans leur chronologie et leur contenu, ne laisse aucun doute quant à la prédominance de la loi sur les conventions puisque les lois de 1966 et de 1968 définissaient déjà l’architecture de la loi de 1971 dans ses principes fondateurs. Le seul espace laissé libre pour la négociation portait sur le financement du congé de formation dont le principe était déjà inscrit dans la loi de 1966 (mais n’avait pas été suivi de décret d’application) ; les institutions paritaires (fonds d’assurance formation, conventions, avis des comités d’entreprise sur les plans de formation) ont, elles aussi, été introduites par la loi. Les seules références au paritarisme dans les accords de 1970 concernent le rappel des missions attribuées aux Commissions paritaires de l’emploi créées lors des accords de 1969, et la création, au niveau national, du Comité paritaire pour la formation et le perfectionnement. Autant de faits qui problématisent les thèses généralement admises sur les rapports entre accords interprofessionnels et lois sur la formation professionnelle continue, et sur l’instauration du paritarisme dans ce domaine. De fait, tous les syndicats reconnaissaient, dans les années 1970, que leur méconnaissance de cette question les empêchait de s’approprier les nouveaux droits ainsi créés. C’est pour suppléer à ce manque que le CNIPE (devenu Centre INFFO) fut créé et développa des campagnes d’information auprès des salariés et des comités d’entreprise notamment (voir le texte d’Emmanuel Quenson, dans ce même ouvrage).
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Loin d’être deux moments d’un même processus, accords et lois apparaissent plutôt comme des actes à la fois complémentaires et concurrents. L’inscription du droit de la formation dans le champ des relations professionnelles et avec elle l’institutionnalisation du paritarisme apparaissent ainsi comme des créations de l’État [Vincent, 1997]. L’intervention de l’État en ce domaine s’inscrit dans la politique de concertation déjà impulsée dans le plan (où J. Delors a animé diverses commissions), lieu où les représentants des syndicats et des employeurs se sont familiarisés avec la prévision économique, de l’emploi et de la formation qui lui ont été liées. Les dispositifs de politique d’emploi, où la formation occupe une des premières places, ont ainsi été créés par l’État, baptisés « contractuels » alors que les contractants n’étaient pas « demandeurs » parce que étrangers aux points de vue qui les sous-tendent. Jusqu’au milieu des années 1960, les dirigeants de la confédération CGT affichent une certaine défiance à l’égard de la formation professionnelle, comme l’illustre cette mise en garde des militants envers les formations offertes par le Centre interentreprises ouvert à l’initiative de la direction de Renault en 1963 : « Les charmes et les illusions du capitalisme libéral sont plus dangereux pour la classe ouvrière que l’ignorance : si déplorable que ce soit, il vaut mieux un cadre ignorant des réalités économiques et sociales qu’un cadre qui, se figurant initié à une politique profitable aux ouvriers mais méconnue d’eux, se coupe de la classe ouvrière et bascule plus ou moins inconsciemment du côté patronal 3. » Aux mêmes dates, la CFTC-CFDT se montre, elle aussi, essentiellement préoccupée par la formation des jeunes, mais plus ouverte aux initiatives d’entreprises parce que la formation est partie intégrante de sa matrice d’action [Chauvière, 2001]. L’enquête effectuée en 1973-1974 auprès de 380 salariés, sous la direction de Marcel David (1976), fait ressortir que les salariés : perçoivent la formation comme émanant de la direction du 3. Le Peuple, 1963, n˚ 677, cité par OFFERLÉ, 1976. Cette position publiée dans un organe d’expression politique de la confédération n’est pas partagée à tous les niveaux, comme le montre G. Brucy, chapitre 3.
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personnel des entreprises, défendue par les syndicats et neutre politiquement ; voient le droit des travailleurs à l’éducation comme découlant d’une prérogative du patronat ; méconnaissent l’action des organisations syndicales dans l’élaboration des dispositions afférentes à l’accord interprofessionnel de juillet 1970. C’est dire que, jusqu’aux années 1970, les questions de formation ne sont pas inscrites dans la vie professionnelle des salariés et que leurs organisations syndicales les abordent d’une manière hésitante et contradictoire. Jusqu’à cette date, les entreprises ne sont guère plus investies en ce domaine et des témoins avertis, tels que Guy Métais (secrétaire du Groupe permanent des hauts fonctionnaires et collaborateur direct de J. Delors dans celui-ci) et Raymond Vatier (cofondateur des GARF, du CESI et premier directeur à la Formation continue au ministère de l’Éducation nationale), l’affirment sans réserve : […] à l’époque (en 1966) c’est largement l’initiative de l’État, les partenaires sont à ce moment-là associés, même sans qu’ils le demandent, j’allais dire obligatoirement… ils n’étaient pas très en avance, c’est le moins qu’on puisse dire… Arrivent les accords de Grenelle, à la fin de la conclusion des accords, Pompidou fait observer qu’il n’y a rien dans ces accords qui intéresse spécialement les cadres et quelqu’un lui a soufflé « mettez une phrase sur la formation ». C’est la seule chose que vous trouvez dans les accords de Grenelle alors que tout le monde dit que ce sont les accords de Grenelle qui ont lancé la formation… Les syndicalistes étaient très habitués à parler d’emploi, ça l’emploi c’était leur job, ils étaient à l’aise et puis n’oubliez pas qu’ils ont été entraînés par le fait qu’ils avaient négocié notamment l’assurance chômage depuis des années. En revanche, au niveau le plus élevé des confédérations, ils ont mis du temps à comprendre les problèmes de formation… Mais quand les organisations d’employeurs et de salariés ont vu qu’au niveau du gouvernement on commençait à parler de formation à un niveau élevé avec Pierre Laurent (secrétaire général à l’Éducation nationale) et ensuite avec J. Delors et d’autres… On connaît bien ça dans les entreprises, c’est le problème de l’interlocuteur, quand vous avez dans une réunion dure, pour engager l’avenir, une partie quelconque qui envoie un interlocuteur de haut niveau, en face ils se sentent obligés d’envoyer des gens de haut niveau. On a vu apparaître des gens très importants, du
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côté des employeurs il y avait F. Ceyrac qui allait devenir le président et du patronat français. À partir du moment où il y avait Ceyrac, la CFDT ne pouvait pas envoyer n’importe qui, la CGT a envoyé Krasucki avec un jeune, je crois que c’était un ancien séminariste, Moynot, c’était l’intelligence même ce garçon, extrêmement brillant et, du côté FO, il y avait un garçon que je connaissais parce qu’il était PTT d’origine comme moi, qui était extrêmement fonceur, qui est R. Louet. On a eu une équipe de négociateurs d’un niveau extrême, ce qui a permis de s’en sortir (entretien avec G. Métais, 15 octobre 19964).
R. Vatier5 porte le même regard sur le contexte dans lequel accords et lois sont élaborés. Lui aussi souligne le rôle décisif qu’ont joué des hommes d’État convaincus par leur expérience antérieure de la nécessité d’instaurer un droit à la formation face à des interlocuteurs démunis de capacités de proposition en ce domaine. Mais parmi ceux-ci, certains portent plus d’intérêt aux incitations gouvernementales que d’autres : On s’est mis au travail sur la protection de l’emploi et on a débouché en février 1969 sur un texte concernant les garanties de l’emploi. Le deuxième thème, la formation continue, n’était pas très porté, sauf par la CFDT, et on négociait à petits pas là-dessus, il y avait déjà un certain nombre de choses dans les dispositifs de 1966. Alors Delors a dit : « Écoutez, je sais que vous devez négocier, j’ai à modifier des choses, nous allons pondre des textes pour harmoniser cela. J’aimerais mieux que cette loi vienne dans la foulée de l’accord que vous devez conclure, mais je vous avertis que si vous ne l’avez pas fait (« il leur a dit ça ») moi je sors mes textes, il faut bousculer les choses… » (entretien avec R. Vatier, 4 octobre 1996).
Ces témoignages sont corroborés par deux des négociateurs eux-mêmes, F. Ceyrac qui conduisait les représentants du CNPF (Conseil national du patronat français) et J.-L. Moynot 4. Ces extraits d’entretiens avec G. Métais et R. Vatier ont déjà été publiés dans un compte rendu de recherche : « Reconversion industrielle et conversion culturelle dans un bassin minier de Lorraine au milieu des années 1960 », CPCDocuments 98/10, ministère de l’Éducation nationale, p. 72-73. 5. Son rôle dans la mise en place de la formation au sein des entreprises est décrit dans [TANGUY, 2001].
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qui participait aux côtés de Krasucki à l’élaboration des accords interprofessionnels de 1970. F. Ceyrac, cofondateur avec G. Villiers du CRC (Centre de recherches et d’études des chefs d’entreprises), s’est intéressé à la formation des chefs d’entreprises dans l’esprit diffusé par les missions de productivité au retour des États-Unis. Il s’engage sur le terrain de la formation, qui était, dit-il, le « désert de Gobie » avant 1968, afin de négocier les mutations d’organisation du travail avec les syndicats. La loi de 1966 ne répondait, dit-il, ni aux attentes des employeurs, ni à celles des salariés. Les négociations furent difficiles parce que les représentants des syndicats, démunis de propositions, se réfugiaient dans la défensive et le patronat se montrait tout aussi méfiant. Elles furent, selon lui, l’œuvre d’individualités : lui-même, Roger Louet (responsable de la CGT-FO), Henri Krasuki (CGT), A. Jaeglé (UGICT-CGT), R. Tarnaud (CFDT), et d’experts du CIERP (Centre intersyndical d’études et de recherches de productivité). En arrière-plan, mais jouant le premier rôle, Jacques Delors, dont les négociateurs (représentant les employeurs et les salariés) ont dénoncé les pressions exercées sur eux pour aboutir à des accords qui devaient précéder la loi : À l’époque, la formation était considérée comme un art majeur réservé à une petite élite des entreprises de haut vol et qui regardait le chef d’entreprise et non le patronat. Moi je voulais avoir un système global et contractualisé. Les patrons m’ont accusé de vouloir syndiquer la formation. Je découvrais alors le « fond de la mer », les multinationales du pétrole faisaient de la formation pour la productivité alors que moi je voulais faire de la formation du manœuvre et de l’OS (ouvrier spécialisé) jusqu’aux cadres. C’était de la profanation pour les maîtres du pétrole qui prenaient leurs ordres outre-Atlantique… L’accord, de notre point de vue, c’était une audace… 1968, c’était l’ébranlement, il fallait éviter à tout prix que ça recommence. Avec la formation on pouvait conduire le changement par l’adaptation du personnel6.
6. Entretien fait par Guy Brucy auprès de F. Ceyrac, le 29 janvier 1999.
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Jean-Louis Moynot, ingénieur diplômé de l’École supérieure d’aéronautique, cadre syndiqué et militant à la Fédération de la métallurgie, arrive à la confédération CGT en 1967 et participe aux négociations de Grenelle et à celles qui suivent. Lui aussi mentionne le faible intérêt accordé aux questions de formation, domaine des enseignants et des cadres dans la CGT, l’imposition du paritarisme, totalement étranger à la doctrine de cette organisation, et la méconnaissance des enjeux attachés à la formation professionnelle continue et à l’éducation permanente : Le problème de la formation était jusqu’alors porté par le SNETPCGT (Syndicat des enseignants de lycées professionnels) avec Charles Ravaud d’une part et l’UGICT (Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens, créée en 1963 au sein de la CGT7) d’autre part… Nous avions très peu d’idées sur cette question, ce qui était très discuté c’est la place de l’Éducation nationale, devait-elle chapeauter tout cela ?… Nous étions dans l’erreur, c’est évident qu’il fallait faire avec les patrons et ne pas compter sur l’Éducation nationale8… Ceyrac a été l’homme clef, H. Krasucki venait de la doctrine socialiste mais après 1968 il a été pour une réinsertion de la CGT dans la négociation… Delors intervenait auprès du patronat, il avait une certaine complicité avec les syndicats, il a joué le jeu avec les contrats de progrès dans les entreprises publiques, on hurlait à la collaboration de classes. Il sentait que le gouvernement Chaban-Delmas était menacé… On n’était pas demandeurs du paritarisme, il a été injecté dans la loi. H. Krasucki disait que pour faire de la bonne formation professionnelle on avait besoin des patrons… On n’était pas très sensibles à la dimension culturelle mais Delors si, il était au mouvement « Vie nouvelle » et sous influence du personnalisme. On n’était pas contre l’éducation permanente mais on considérait 7. Les témoignages d’autres négociateurs de ces accords, représentant les différents syndicats et, dans leur majorité, cadres d’origine, confirment tous le rôle joué par cette catégorie dans la genèse d’un droit à la formation, [LESCURE, 2004]. 8. J.-M. Joubier, responsable de la formation à la CGT dans les années 1990, cite, dans le même débat organisé par le GEHFA, qu’un mémorandum signé du 10 juillet, remis par cette organisation au Premier ministre, défendait la construction d’un grand service public de la formation autour de l’Éducation nationale [LESCURE, 2004, p. 122-123].
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que la culture est du ressort de la politique et de l’idéologie, et n’est pas un terrain qui se partage avec les patrons9. On négociait la formation professionnelle et on voulait obtenir la possibilité pour un salarié de choisir sa formation10.
Tous ces témoins, représentants d’organisations que tout séparait à cette date, où la conflictualité sociale était à son paroxysme, confirment qu’ils ont été amenés à négocier sur un terrain qui leur était inconnu, qu’ils l’ont fait sous la contrainte en vue d’une loi déjà préparée. Les propos rapportés ci-dessus exposent, parfois d’une manière vive, les conditions d’élaboration d’un accord, réalisé dans la hâte et l’ignorance, qui est néanmoins devenu emblématique. Ils corroborent l’interprétation que nous avons avancée : la formation est devenue objet de négociation sur injonction d’hommes d’État dans le cadre d’une politique de pacification et de « modernisation » des relations sociales après la grève générale de mai 1968 et le mouvement social qui l’a conduite.
UN PARITARISME SANS PARITÉ L’usage inflationniste du terme paritarisme a contribué à faire exister une représentation partisane des relations professionnelles. Le terme lui-même, constamment associé à celui de partenaires (et non plus d’interlocuteurs) sociaux, occulte ce fait premier que le paritarisme recouvre une asymétrie de positions ainsi qu’une disparité de ressources et de pouvoir. Construit comme instrument d’une politique contractuelle, il s’est étendu durant ces dernières années corrélativement aux changements 9. Ce témoignage ne rend pas compte de la diversité des points de vue existant au sein de la CGT d’abord, et encore moins entre les organisations syndicales, ce que rappelle Jean-Claude Quentin, s’appuyant sur les déclarations faites par Antoine Faesch (un des négociateurs des accords pour la CGT-FO) à l’occasion du dixième anniversaire de la loi de 1971 : « Les signataires entendaient non seulement assurer la liberté de détermination du salarié lui-même, mais aussi et surtout favoriser la mise en œuvre d’un système d’éducation permanente amélioré qui, prolongeant l’enseignement de base, permettrait aux hommes et aux femmes une plus grande égalité des chances » [LESCURE, 2004, p. 113]. 10. Entretien du 16 février 2001.
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apportés à la hiérarchie des normes instituées par les lois, les conventions et les accords [Bocquillon, 2001]. La prévalence antérieurement accordée à la loi sur les conventions et les accords reposait sur la reconnaissance du lien de subordination qui fonde le droit du travail. Le paritarisme et le droit conventionnel qu’il fabrique postulent des positions symétriques entre les acteurs qui codifient les règles professionnelles. Celles-ci sont alors considérées comme émanant de contrats entre égaux. Ce régime de relations sociales du travail bâti, on l’a dit, sur la négociation a progressivement triomphé sur celui dit de la « confrontation sociale » qui caractérisait ce pays. De fait, une grande partie de l’activité syndicale est désormais consacrée à la négociation et à la concertation. Alors que celle-ci était plutôt considérée, jusqu’aux environs de la fin des années 1970, comme un sous-produit de la lutte sociale qui permettait de conclure les conflits en enregistrant les rapports de force entre employeurs et salariés, elle se déroule aujourd’hui « à froid » et devient une activité institutionnalisée à l’exemple de la majorité des pays anglo-saxons. Cette inversion de régime n’est pas indépendante du phénomène communément nommé « crise du syndicalisme », qui révèle, selon certains observateurs, des caractéristiques structurelles du syndicalisme en France, parmi lesquelles un faible taux de syndicalisation qui a oscillé autour de 20 % entre 1950 et 1970, avec des poussées liées aux grands basculements politiques conjoncturels des années 1920, 1936 et de la Libération. Si les syndicats français ont perdu plus de la moitié de leurs adhérents durant ces deux dernières décennies, leur place institutionnelle s’est considérablement renforcée dans le même temps : ils siègent dans un nombre de plus en plus important d’organismes ; leur caractère représentatif a été étendu d’abord par la loi de 1982, puis par celles de 1985 et de 2004 qui comportent l’obligation annuelle de négocier dans les entreprises. Ce paradoxe, une institutionnalisation croissante concomitante d’un affaiblissement du nombre d’adhérents et de légitimité, constitue le fait majeur à prendre en considération. La fonction de représentation tend à devenir une sorte de métier, évolution parallèle à un mouvement plus général de spécialisation des
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fonctions sociales, qui est accentuée par l’importance du turnover des adhérents et qui oblige le noyau stable à se spécialiser pour assumer l’activité institutionnelle de l’organisation syndicale. Selon P. Rosanvallon, la confiance des salariés et l’appui du droit suffiraient aujourd’hui à un petit nombre de militants pour jouer leur rôle face aux directions d’entreprise ; le syndicat serait à la fois un mouvement social, une association, une institution quasi publique et une organisation prestataire de services [Rosanvallon, 1988, p. 40 et s.]. En bref, l’institutionnalisation du syndicat engendre une multiplication des tâches de représentation dans l’entreprise et dans un grand nombre d’instances économiques et sociales qui absorbent l’essentiel du temps des militants et des permanents, dans le secteur privé comme dans le secteur public. Les délégués du personnel, les délégués syndicaux, les membres des comités d’entreprise et des comités d’hygiène et de sécurité constituaient, au milieu des années 1980, une population d’environ 400 000 personnes, soit un nombre équivalent à celui des représentants politiques (conseillers municipaux, généraux, régionaux et députés) ; s’y ajoutaient près de 12 000 administrateurs syndicaux dans les caisses primaires d’assurance maladie et dans les caisses d’allocations familiales, et environ 10 000 conseillers prud’homaux [Rosanvallon, ibid.]. Cette participation à des fonctions économiques ou sociales de l’État, ou de gestion d’institutions collectives risque d’enfermer les syndicats dans un rôle institutionnel, ce que G. Groux et R. Mouriaux expriment dans une formule lapidaire : un « syndicalisme sans syndiqués » [1994]. À l’examen des faits, la réalité se révèle plus complexe parce que le terme syndiqué recouvre au moins trois groupes différents : les adhérents (qui paient leurs cotisations et dont le nombre décroît le plus fortement), les militants (qui ont une activité dans l’organisation et dont la diminution est moins accentuée) et les permanents (qui sont souvent caractérisés comme professionnels) [Bevort et Labbé, 1992]. Pourtant, la thèse de la professionnalisation du syndicalisme, étroitement liée à l’institutionnalisation, ne résiste pas à l’examen, fait par G. Ubbiali, des origines, des itinéraires et du rapport à l’activité militante des permanents de la
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CFDT et de la CGT, qui s’avèrent très hétérogènes [Ubbiali, 1997]. L’évolution du syndicalisme, ainsi brossée à grands traits, a pour effet de concentrer les tâches de représentation sur un noyau de militants voire de permanents. Ces tâches obéissent à une hiérarchie des fonctions consacrée par l’histoire du mouvement ouvrier, qui place au premier rang la condition salariale, c’est-à-dire l’emploi, les salaires, la protection sociale, la promotion. L’expérience de J.-C. Quentin (secrétaire confédéral de la CGT-FO) l’illustre bien : « […] lorsque j’ai pris mes fonctions de secrétaire confédéral, on m’a tout de suite confié le secteur de la formation professionnelle, considéré comme secondaire et convenant parfaitement à un débutant […]. Par la suite je me suis vu confier les questions de l’emploi et de l’assurance chômage, la confédération commençait à prendre acte de l’importance réelle de la formation » [Lescure, 2004, p. 113]. Arrivée tardivement, elle reste, on l’a dit, une affaire de spécialistes, du côté des employeurs comme des syndicats. Situation qu’un permanent, responsable de la formation dans la Fédération du bâtiment à la CGT, évoque ainsi : Jusqu’ici la formation était une affaire de spécialistes, souvent prise en charge par des enseignants. Au niveau confédéral, tous les responsables viennent du monde enseignant. Il ne faudrait pas que les militants deviennent des spécialistes mais dans la formation professionnelle il y a obligation de s’approprier la technicité pour ne pas toujours dire non… quand on est dans dix OPCA ou un OREF11 le directeur peut faire accepter n’importe quoi, on sait bien qu’ils sont toujours très proches du patronat… moi, quand je suis arrivé à ce poste en 1989, mon prédécesseur m’a donné les dossiers sans m’expliquer, j’ai mis cinq ans à comprendre le dispositif, le financement, les croisements, on doit s’appuyer pour cela sur les services techniques de l’OPCA. Dans le secteur, il y a 11. OPCA : Organisme paritaire collecteur agréé. Créés par les partenaires sociaux dans chaque branche, les OPCA sont chargés de collecter et de mutualiser les contributions versées par les entreprises pour la formation continue. OREF : Observatoire régional emploi formation.
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environ 200 militants qui travaillent sur la formation initiale et continue, il faudrait au moins 300 personnes sur la formation continue parce qu’il y a 48 sièges à pourvoir et plus de 200 sièges dans la formation initiale12.
Un paritarisme gestionnaire n’est donc pas un partage de pouvoir. Le rôle effectif des syndicats y reste limité puisque l’initiative est une prérogative des employeurs et/ou de l’administration : les contenus de négociation sont largement définis par eux, l’information est une ressource inégalement partagée et la mise en œuvre des décisions relève d’un seul partenaire. Pour cet ensemble de raisons ajoutées à la division syndicale, la formation reste aujourd’hui un terrain pacifié par défaut d’investissement de syndicats affaiblis et mobilisés sur des questions plus immédiatement vitales, comme l’emploi13.
LA FORMATION : UN LABORATOIRE D’EXPÉRIMENTATIONS SOCIALES ET POLITIQUES
La dernière loi consacrant cette fonction s’insère dans trente années de réformes appliquées aux relations de travail. Le changement de nom, formation tout au long de la vie, et l’introduction de notions et idées élaborées dès les premières expériences et expérimentations (comme celle de parcours ou de 12. Entretien du 9 septembre 2005. 13. Trente ans après la loi, l’un des négociateurs des accords de 1970, représentant la CGT, considère que « le premier effet le plus important de [ceux-ci] est sans doute la mise en œuvre de la formation sur le temps de travail. Il s’agit d’une révolution culturelle dont on mesure mal les conséquences… Le deuxième est la mise en place d’un dispositif très lourd et très complexe fondé sur trois principes porteurs de fortes limites : un paritarisme qui fait la part belle aux employeurs ; une obligation de financer et non de former ; un dialogue social à l’entreprise réduit de fait à la simple consultation des institutions représentatives du personnel et [troisième effet]… la formation va aux formés et un nombre important de salariés en sont exclus… [parce que] la politique du patronat a toujours globalement considéré la formation comme une variable d’ajustement dans la gestion des ressources humaines et… pas comme un droit de tout salarié à l’épanouissement personnel et à l’élévation des qualifications… » [LESCURE, 2004, p. 103].
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projet) de la formation permanente, d’outils (ceux présidant à la validation des compétences et des acquis d’expériences) et de dispositifs de consultation ou de concertation sont autant d’indices de transformations dont la portée n’est pas encore mesurable. Ajouté au droit de congé pour suivre une formation (CIF), le droit individuel à la formation est potentiellement source de changement d’attitude des salariés envers celle-ci. Le CIF, dont le nombre n’a cessé de s’étioler dans le temps pour des raisons financières, et les modalités de définition et d’exécution des plans de formation dans les entreprises n’ont, en effet, pas permis aux salariés et à leurs organisations de s’approprier le bien qui leur était offert. Les premières analyses de juristes font ressortir le caractère incertain et indéterminé du DIF. L’absence de garantie de transférabilité de ce droit d’une entreprise à une autre d’une part, la dépendance de l’exercice de ce droit, en termes de durée et d’objet, à l’accord de l’employeur limitent, en effet, l’acception d’un droit attaché au salarié et laissent l’idée d’un partenariat supplanter le principe de subordination qui fonde la définition de la relation salariale dans le code du travail. Le droit à la formation tout au long de la vie est encore, disentils, un droit en formation en devenir qui reste aujourd’hui incertain et indéterminé [Caillaud, Laborde, Maggy-Germain, 2004]. La configuration dessinée par les accords de 1970 et la loi de 1971 a généré une attitude distante, voire de retrait, des principaux destinataires à l’égard de la formation. De fait, la majorité des salariés, aujourd’hui comme hier, ne perçoivent pas la formation comme un droit mais plutôt comme une obligation, dans la mesure où c’est l’entreprise qui décide de la forme, des conditions d’accès à ces actions et qui désigne aussi les personnes qui peuvent en bénéficier. Il n’y a pas eu de mobilisation de la part des salariés en ce domaine parce qu’il n’y avait pas d’espace qui rende celle-ci possible. La configuration définie par les accords interprofessionnels de 2003 et la loi de 2004 contient-elle ces possibilités ?
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Sans répondre à cette question dans sa globalité, on notera que les organisations syndicales ont intégré la formation dans leurs doctrines et leurs stratégies sous des modes différents. On citera l’exemple des deux confédérations dont les points de vue sur la formation divergent de longe date : la CGT et la CFDT. La CGT est passée d’une défiance (durant les années 1950-1960) à une adhésion sceptique après 1970, en incluant l’idée de formation dans une perspective générale de lutte pour l’emploi et contre les inégalités et ces toutes dernières années, l’intégrer dans un programme prospectif définissant un « nouveau statut de travail salarié14 ». Il propose d’instaurer une « sécurité sociale professionnelle » qui substituerait à une vision réparatrice de l’indemnisation du chômage et du droit sur les licenciements un droit de l’individu tout au long de sa vie qui le libère de sa dépendance au devenir et à la gestion de telle ou telle entreprise. Le droit à la formation tout au long de la vie vient juste après celui de l’emploi et avant celui « à la reconnaissance (qualification, salaire), au déroulement de carrière, au maintien du pouvoir d’achat15 ». Arrimée à l’emploi, depuis 1971, la formation est maintenant considérée comme partie intégrante d’un ensemble de droits collectifs interdépendants à défendre face au chômage mais aussi face aux tendances générales à l’individualisation qui travaillent notre société. Héritière des mouvements catholiques, la CFDT a, on l’a dit, toujours placé la formation dans sa matrice d’action. Réalisée dans l’école ou sur les lieux de travail, celle-ci est toujours parée, au moins potentiellement, de vertus émancipatrices. L’association entre les trois termes, formation professionnelle continue, dialogue social et politique contractuelle, constamment faite par les dirigeants de ce syndicat, exprime d’une manière condensée sa doctrine en matière d’action collective et ses préférences pour un régime social où la négociation et la 14. À l’appui de ce changement de démarche, il est rappelé que « la première attente des salariés concerne la négociation, d’après le sondage CSA-CGT (2002) ». 15. Le Peuple, n˚ 1551, 12 décembre 2001.
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coopération prévalent sur la contestation et la projection d’un ordre social radicalement différent16. Pour ouvrir sur des recherches à venir, on dira que la formation tend à prendre une place centrale dans la société française d’aujourd’hui. À la fois instrument de réformes en profondeur dans le monde du travail, inspiratrice des transformations dans l’appareil éducatif et, aussi, lieu de production (à côté d’autres) des changements de mode de gouvernement [Gauvin, 1999]. La création des institutions de formation professionnelle, l’instauration des lois qui encadrent ce domaine d’activités et les politiques publiques qui s’y appliquent constituent autant d’aspects significatifs des pratiques de gouvernement privilégiées depuis une vingtaine d’années en France. Ce domaine d’activités s’avère être un exemple du mode de gouvernement par contrat, où la région17 (ou plus spécifiquement le Conseil régional) devient l’acteur central qui tisse des contrats d’objectifs, avec les branches professionnelles et autres groupes d’intérêts organisés sur le territoire, en matière de formation. Par la mise en place de PRDFPJ (plans régionaux de développement de la formation professionnelle des jeunes), qui inclut l’enseignement professionnel, l’apprentissage, les actions de formation destinées aux 16-25 ans déclarés sans qualification à la sortie de l’appareil scolaire, les contrats d’insertion des jeunes, l’État s’est, en effet, attaché à instaurer des procédures de constitution et de mise en relation des différents groupes d’intérêts 16. Plus généralement, la CFDT fait sienne cette vision diffusée par les organismes internationaux et européens (parmi lesquels les textes de la Commission européenne) selon laquelle la « formation tout au long de la vie » engloberait la formation initiale jusqu’à maintenant majoritairement accomplie dans l’école en France. Lors d’un récent colloque organisé par ce syndicat, qui avait pour titre « La formation tout au long de la vie, levier de la réforme de l’école », A. Thomas, secrétaire confédérale de la CFDT, responsable des questions de formation initiale et continue, y déclarait : « Après l’accord national interprofessionnel (ANI) et la loi de mai 2004 sur la formation tout au long de la vie, la loi d’orientation sur l’école présente une opportunité historique pour faire progresser la construction de la formation tout au long de la vie », Syndicalisme hebdo, 2004, n˚ 3000, p. 13. 17. La loi quinquennale du 20-12-1993, relative au travail, à l’emploi et à la formation professionnelle, transfère la formation professionnelle des jeunes aux Conseils régionaux, compétence étendue aux adultes non salariés depuis 2002.
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présents dans l’espace régional. Mais la loi ne fait que poser le cadre des interactions entre acteurs et institutions concernées par la politique de formation des jeunes : instances étatiques régionales, collectivités locales, organisations professionnelles patronales et salariés, entreprises, etc. Le caractère procédural de la loi laisse possible une grande variété d’arrangements locaux [Lascoumes, 2003]. Dans le domaine de la formation professionnelle des salariés actifs, la loi est encore moins contraignante puisqu’elle laisse l’initiative aux « partenaires sociaux » et ne fait que donner des bornes à celle-ci. L’ubiquité comme l’extension de la notion de formation contribuent, nous l’avons vu, à lui donner une place équivalente à celle de l’éducation, mais pour révéler des fonctions et des sens différents. La première était indissociable de la construction d’une citoyenneté au sein d’une nation, la seconde est étroitement liée à la redéfinition de la condition salariale au sein d’une Europe en construction. Ce changement peut être vu comme un miroir du mouvement de démocratisation participative, impliquant de plus en plus largement la société civile, et entraînant une forme de dépolitisation que P. Rosanvallon nomme l’« impolitique ». L’inflation actuelle des discours sur la formation tout au long de la vie n’est pas sans rappeler ceux tenus sur l’éducation des adultes au cours des deux décennies qui précèdent la loi de 1971 en France. Les analyses qui en ont été faites montrent que ces discours reposaient, à quelques variantes près, sur les mêmes thèmes que ceux célébrés aujourd’hui par la Commission européenne [Forquin, 2002]. Ils restent, aujourd’hui comme trente ans plus tôt, essentiellement programmatiques et prescriptifs, et la valeur juridiques des notions qu’ils portent est difficilement identifiable : lifelong education ou lifelong learning, et leurs corrélats nécessaires, learning society, « société cognitive », « société d’apprentissage », sont le plus souvent pris comme une expression du réel et non pour ce qu’ils sont, des discours programmatiques. Mais, alors que les hommes18 18. Rappelons que les positions de pouvoir dans ce monde étaient, jusqu’à ces toutes dernières années, quasi exclusivement tenues par le genre masculin.
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(universitaires ou politiques, d’origines géographiques diverses), qui plaidaient, dans les années 1960-1975, pour l’avènement d’une ère de l’éducation permanente, se rassemblaient autour de l’UNESCO et préconisaient des politiques d’éducation et de formation répondant à des demandes collectives et mettant en œuvre des programmes et des dispositifs éducationnels fortement institutionnalisés, les politiques actuelles sont davantage orientées vers la demande et la responsabilité individuelles des apprenants. On ne saurait donc sous-estimer les changements qui se produisent au niveau des programmes européens et des législations nationales encadrant les pratiques de formation, parmi lesquels : l’individualisation, le déplacement du temps de travail vers le temps de vie personnelle. Corrélativement, le rôle des pouvoirs publics dans l’organisation, la gestion et le financement du système d’éducation et de formation perd de l’importance, au profit de modèles de partenariat et de partage de responsabilités. Toutes impliquent un déplacement de l’autorité de l’État vers une diversité d’acteurs de la vie économique et politique. Elles sous-tendent l’inscription de la notion de dialogue social, et des mécanismes institutionnels producteurs de références communautaires que cette notion désigne, dans l’ensemble de l’espace européen, dont la paternité reviendrait, pour une large part, à J. Delors [Didry, Mias, 2005]. C. Gobin observe que cette locution a été introduite dans « le discours des Communautés européennes par les socialistes français durant l’exercice de la présidence du Conseil des ministres par la France pendant le premier semestre de 1984 » [Gobin, 2007]. Les notions de « partenaires sociaux » et « dialogue social » ont ensuite formé un système lexicosémantique pour caractériser les relations socioprofessionnelles paritaires et tripartites organisées à cet échelon supranational. Le changement de régime de relations professionnelles (en vue d’un changement de système social) est, on l’a vu, préconisé de longue date en France par J. Delors. Appliqué à l’échelon européen, ce processus de fabrication du consensus social acquiert une légitimité auprès de nombreux syndicats européens, de leur confédération (la CSE, Confédération européenne des syndicats)
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et d’organisations internationales comme l’OIT (Organisation internationale du travail). Le caractère polymorphe de cette notion favorise la plasticité de son usage dans le cadre national comme européen, mais son introduction dans le projet de traité constitutionnel, à côté du principe de démocratie représentative et de celui de démocratie participative, indique bien les visées de ses promoteurs : en faire un principe de fonctionnement de la vie sociale et politique de l’Union19. On voit ainsi que le programme annoncé par J. Delors, il y a une quarantaine d’années, et dont la formation constituait l’esquisse, s’est progressivement institué à l’échelle européenne, changement majeur dont les effets restent à étudier au plus près des situations concrètes et pas seulement au niveau des textes et des institutions. D’ores et déjà, on remarquera, avec C. Gobin, qu’instituer le dialogue social en système revient à réfuter une démocratie fondée sur la reconnaissance du pluralisme de projets politiques qui s’affrontent et se confrontent. Le caractère éminemment politique de la formation, véritable laboratoire d’expérimentations sociales et politiques, se découvre ainsi après quarante années d’exercice.
19. Titre VI, article I-47, « Principe de la démocratie participative », al. 2 : « Les institutions entretiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile » ; et article I-48, « Les partenaires sociaux et le dialogue social autonome », al. 1 et 2.
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Table des matières
Introduction Guy Brucy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Modernisation et injonction productiviste . . . . . . . . . . . . . . . . 8 La mise en scène politique de la formation . . . . . . . . . . . . . . 12 Mobilité professionnelle et promotion sociale . . . . . . . . . . . . 17 Moderniser avec et contre l’école . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 1 La fabrication d’un bien universel Lucie Tanguy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Des conditions économiques et politiques favorables (1950-1960) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 L’œuvre d’élites réformatrices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 Des institutions de médiation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Des directeurs du personnel de grandes entreprises . . . . . . . 38 Des experts de la planification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Une génération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 La mise en place d’outils et de dispositifs pédagogiques pérennes . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Définir la formation en termes de compétences . . . . . . . . . 45 Mettre en relation la formation avec l’emploi . . . . . . . . . . . 47 Inventer et diffuser une doctrine pédagogique . . . . . . . . . . . 49 De l’éducation à la formation, des réformes transversales à la société. . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Autres mots, autres politiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Compétences et certifications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 Une offre de formation individualisée . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
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Renversement et refonte ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 2 Entre autonomie et intégration, la formation syndicale à l’université (1955-1980) Lucie Tanguy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Associer les syndicats à la modernisation de la France (1950). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72 La création des instituts du travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 Un train de réformes sociales du travail . . . . . . . . . . . . . . . . 78 Un mouvement pour une démocratie politique et sociale . . 79 Des universitaires missionnaires de la cause syndicale . . . . 82 Des universitaires atypiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Des directeurs influents. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Un recrutement fondé sur la militance . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 Des ouvriers reconnaissants mais sans révérence . . . . . . . . 87 Une pédagogie hybride relevant d’une double autorité . . . . 88 La pédagogie n’est pas neutre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Une activité collective. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 Instituts du travail et écoles syndicales, des rapports ambivalents. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 3 La formation au travail : une affaire de cadres (1945-1970) Guy Brucy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Définir la formation des militants : un combat sémantique et politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 CFTC et CGT-FO : former des militants pour négocier . . 103 CGT : former des combattants de la lutte des classes. . . . 107 Les syndicats face aux promoteurs de la formation en entreprise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110 Perfectionnement volontaire et promotion ouvrière . . . . . 110 Des divergences majeures : la productivité et le modèle américain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 Promotion ouvrière et compromis social-démocrate : le projet de la CGT-FO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 Le tournant des années 1960 : les cadres prennent l’initiative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
TABLE DES MATIÈRES
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La formation des cadres : un enjeu décisif pour les multinationales . . . . . . . . . . . . . . 121 La nouvelle donne syndicale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124 Les cadres, précurseurs de la loi de 1971 . . . . . . . . . . . . . 129 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136 4 Informer pour faire adhérer (1971-1976) Emmanuel Quenson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 D’une campagne pour la productivité à l’information économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 Un objet de controverses. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 Des prosélytes de la communication . . . . . . . . . . . . . . . . . 148 Convertir les salariés à la formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 Un dispositif de propagande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Animer par un réseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 Un « antagonisme limité » entre les syndicats . . . . . . . . . 161 Le Centre INFFO : un lieu d’expertise . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Des actions dirigées vers les chômeurs. . . . . . . . . . . . . . . 163 De l’expérimentation à l’institutionnalisation. . . . . . . . . . 165 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 5 La construction d’un droit de la formation professionnelle des adultes (1959-2004) Pascal Caillaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 Les fluctuations des premiers textes (1959-1971) . . . . . . . . 174 Des notions aux contours juridiques incertains . . . . . . . . . 174 De la coordination étatique à la politique contractuelle . . . 182 Un système juridique fondé sur le droit du travail (1971-2004) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186 Quel statut pour la personne en formation ? . . . . . . . . . . . 187 Négocier et représenter : la compétence des organisations de salariés et d’employeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190 Entre morcellisation et individualisation du droit de la formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 « La formation professionnelle tout au long de la vie » : quelle signification juridique ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 De la branche professionnelle à la région . . . . . . . . . . . . . 198 L’individualisation de l’accès à la formation . . . . . . . . . . . 200 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
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6 Un passé impensé : l’action de l’Éducation nationale (1920-1970) Guy Brucy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211 Perfectionner les salariés en cours du soir . . . . . . . . . . . . . 213 Former, certifier, promouvoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214 Le diplôme de l’excellence ouvrière . . . . . . . . . . . . . . . . . 217 L’action de la Direction de l’enseignement technique . . . . . 221 La mise en ordre scolaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 Enseignants et employeurs : des espaces de connivences. 224 Des politiques volontaristes d’établissement . . . . . . . . . . 228 Réalités et limites de la formation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 Le coût humain de la formation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 Initiative des salariés et déni de reconnaissance des diplômes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234 Le grand renversement (début des années 1960) . . . . . . . 237 Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 7 De la négociation entre interlocuteurs sociaux au dialogue social entre partenaires Lucie Tanguy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 Une construction mythifiée du droit à la formation . . . . . . 247 Un paritarisme sans parité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 La formation : un laboratoire d’expérimentations sociales et politiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266
Composition : Compo Sud Achevé d’imprimer en septembre 2007 par l’Imprimerie France Quercy à Mercuès. Dépôt légal : octobre 2007. N° d’impression : Imprimé en France
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